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Full text of "L'Astrée"

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A  /<<     .jMrvcUrva, 

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lastre02urf 


fi> 


L'A  S  T  RE  E 

DE     MESSIRE 

HONORE  DVRFE; 

MARQVIS  DE  VERROME; 
Comte  de.  Chafteau-  Neuf,  Baron  de 
Chafteau-Morand,  Cheualier  de  T  Ordre 
deSauoye,&c. 

OV 

T^i^    P  LPS  I  EVI^S   HISTOIRES    ET 

fout  fer  forme  s  de  Bergers  &>  d'autres  font 

dcdmts  les  dîners  ejfccls  de  ïbon- 

nefre  ^Amitié. 

SECONDE    PARTIE. 

Reucuë&  corrigée  en  cette  dernière  Edition.' 

DEDIE'E  ^V  KOT. 


,jr,3^ 

^4? 

^JfViH?^ 

W  Vftw 

A   PARIS, 

Chez  la  veufue  Olivier  de  V 

akennej?; 

rue  fainft  Iacques,àla  Vi&oire, 

deuant  S.Seuerin. 

M.    DC.   XXX. 

«4 ne  Pi^iriLEGZ  pr  j^oT. 


cv 


\ 


L'AVTHEVR 

AV      BERGER 

CELADON. 

'Est  \>ne  ef  range  hu- 
meur la  tienne,  Céladon > 
que  de  cacher  auec  tant 
de  peine  y  &  d' opiniâtre- 
té a  ta  Bergère, &  de  de- 
(îrer  auec  tant  de  pajsionque  toute  l'Eu- 
rope [cache  où  tu  esy  c^  ce  que  tu  fais.  Il 
Vaudroit  bien  mieux y  cerne  femble  ?non 
Berger  ,  que  ta  feule  Aflree  le  fçeufty 
&  que  le  refle  de  l'Vniuers  ïignoraft\ 
car  laytoufiours  ouy  dire  que  les  facrif- 
ces  d'Amour  fe  font  en  fecret  &  auec 
filence .  Tu  moppofes  des  raifons  qui 
pourroient  ejîre  receuables  en  \n  autre 
focle,  mais  certes  en  celuy  ou  nous  font- 

A  ij 


mes  on  ferirapluftoft  de  ta  peine  qu  on  ne 
Voudra  imiter  ta  fidélité.  Ne  dis-tu  pas y 
que  ton  Amour  ne  peut  iamais  ejîre  fans 
le  rejpeff&fans  l  obeïffance?  Que  la  for- 
tune te  peut  bien  priuer  de  tout  contente- 
ment y  mais  non  pas  te  faire  commettre 
chofe  qui  contreuienne  à  la  volonté  de  cel- 
le que  tu  aymes  y  ou  au  deuoir  de  celuy  qui 
Veut  fe  dire  Amant  fans  reproche?  Que 
les  peines  &  les  tourmens  que  tufoujfres 
ne  font  que  des  tefmoignages  glorieux  de 
ton  amour  parfait  et  Qujtu  milieu  des  plus 
cruels fupplices  tu  iouys  d\n  bien  extrê- 
me, fc.achant  que  tu  fais  ce  que  doit  faire 
\n  Vray  Amant  ?  Et  bref  que  la  Vie  fans 
la  fidélité  ne  te  peut  eftre  qùodieufe  >  au 
lieu  que  ta  fidélité  fans  la  Vie ,  teft  de  for  ~ 
te  agréable  que  tu  es  marry  derteftre  de  fia 
mort ,  pour  lai  fer  à  lapoïlerité  \n  honno- 
rable  exemple  de  confiance  &  d'Amour? 
Ah  Berger ,  que  ï aage  où  nomfommes  ejl 
bien  contraire  à  ton  opinion  \  Car  on  dit 
maintenant  qu  aymer  comme  toy^  ce  fiai- 


mer  à  la  Vieille  Gauloife  >  &  comme 
faifoient  les  Cheualiers  de  laTable-ronde$ 
ou  le  beau  ténébreux.    Qtfil  ny  a  plus 
dArc  des  loyaux  Amants ,  nyde  cham- 
bre de  ffendu'è  pour  reccuoir  quelque  fruiEb 
de  cette  inutile  loyauté}  Que  fi  toute  sf ois 
il  y  a  encores  quelques  chambres  qui  fe 
puisent  atelier  dejfendub'Sy  elles  le  font 
feulement  à  ceux  qui  aiment  comme  tu 
faiBs)  pour  chaflimentde  leur  peu  de  cou- 
rage ,  &  pour  preuue  de  leur  peu  de  bon- 
ne Fortune  :  Et  bref  que  ton  tient  au- 
tour d'huy  des  maximes  a  Eftat  d*  Amour 
bien  differetes^  âfçauoir  qu  aimer  £>  touyr 
delachofe  aymee,  doiuent  ejire  des  acci- 
dents inséparables  :  Quedc fer  uir fans  re- 
rompence font  des  tefmoignages  de  peu  de 
mérites.  Que  dt  languir  longuement  dans 
le  fein  à  vne  mefme  Dame3c  eft  en  couloir 
tirer  l'amertume  y  après  en  auoir  eu  toute 
la  douceur. Que £  obéir  a  celles  quel  on  ai- 
me ,  en  ce  qui  nous  efloigne  de  lapoffefiion 
du  b  ien  defire>  c'eft  imiter  ceux  qui  Vont  â 

A  if, 


contYepied  deleurchdjfe.  Qued'aymeren 
diuers  lieux /eft  efire  Amant  auije  &pre- 
uoyant  :  Que  défi  donner  tout  à  \ne ,  cejl 
fi  faire  deuorer  a  Vn  cruel  animal ,  &•  qui 
n  a  point  de  pitié  de  nous.  Et  bref,  que  le 
change  eji  laytaye  nourriture  d  yne  amour 
parfaite  &  accomplie.  Or  confidere,  Ber- 
ger, comment  tu  dois  efperer  de  treuuer 
quelque  iuge  fauorable  parmy  ces  perfon- 
nespteoccupez^,  d,  Vne  opinion  fi  différente: 
Et  fi  tu  m' en  croit  ne  te  laijfe  voir  qu'à  ton 
AÏtree,  &  te  tiens  caché  à  tout  autre. 
Mais  quoyl  tu  re]ette  mon  confiil,&  pour 
toute  rai  fin  tu  me  tefjpons  que  tu  t  es  de  for- 
te dediéàla gloire  d '  AJiree ,  que  les  fiecles 
&  les  opinions  deshommes pouuans  chan- 
ger en  bien y  aufii  bien  qu  en  mal,  tu  défî- 
tes qu'à  l'aduenir  on  tecognoijfe  quelle  a 
efié  la  beauté,  &  la  %ertu  d\flree  3  par  les 
ejfccis  de  ton  amour ,  &  var  les  tourments 
que  tu  auras  endure^  ï  aduoile,  mon  Ber- 
ger^ ce  que  tu  dis,  &  quil peut  efire  que  les 
zAmants  retiendront  à  cefie  perfection 


mi  ils  mefyrifent  maintenant  :  mais  far  ce 
que  ce  pendant  iiyenaura  piujieurs  quit& 
pourront  blafmer  >  mets  en  ta  mémoire  ce 
nue  ie  te  yay  dire  >  afin  de  leur  refondre 
s  il  en  efl  de  befoin. 

Accorde  leur  d'abord  fans  difficulté 
que  y entablement  tu  aymes  à  la  façon  de 
ces  Vieux  Gaulois  quils  te  reprochent >ain- 
fi  que  tu  les  yeux  enfùiure  en  tout  le-r-efle 
de  tes  actions  :  comme  ils  le  pourront  a'ifè- 
ment  recognoiflre  s'ils  conjïderenty  Quelle 
efl  ta  religion  %  Quels  font  les  Dieux  que  tu 
adores  :  Quels  les  Jacrifices  que  tnfak>  &* 
bref  quelles  font  tes  moeurs  &  tes  couflu- 
mes,&que  ces  bons  Vieux  Gaulois  efloient 
des  personnes  fans  artifices  >  qui  penfoient 
eftre  indignes  d'ynhomme d'honeur de iu- 
rer&  nobferuer  point  fon  ferment.  Qui 
n  auoient  point  la  parole  différente  du 
cœur:  Qui  efiimoient  que  £  Amour  ne  pou- 
uoit  eftre  fans  le  refleB  y  &  fans  la  fidéli- 
té'<>  Qui  cherchoient,  rentrée  du  Temple 
d'Amour  par  celuy  de  ï honneur  :  &  celuy 


de  l'honneur  par  celuy  de  la  vertu.  Et  bref 
qui  méprifoient  &  leur  Vie  &  leur  con- 
tentement propre  >  pour  ne  tacher  en  rien 
la  pureté  de  leur  affection  Que  quant  à 
toy  ayant  efiè  nourry  &ejleuè  parmy  ces 
honorables  perfonnes  >  tu  ne  peux  fans 
blafme  contreuenir aVne  fi  bonne  nourri- 
ture. Que^  s  ils  Veulent  aimer  comme  ceux 
qui  Vont  mflruity  tu  les  feruiras  de  gui- 
de très-  affeuree  :  Que  s'ils  veulent  conti- 
nuer en  leur  erreur  y  comme  ils  ont  faifi 
iufques  icy  >  eyicor  ne  leur  fer  eus  tu  point 
inutile ,  puis  que  prenant  tes  actions  au  re- 
bours y  ils  pourront  tirer  de  cette  forte  vn 
parfaicl patron  de  leur  imperfection. 


•«?«5mS 


>(5TS6t3St 


TAB  LE     DES 

H  I  S  T  OIR  E  S 

CONTENVES  EN  LA 

SECONDE      PARTIE 

d'Aftrée  ,  de  Médire 
Honoré  d'Vrfc.    ' 


Iftoire  de  Celidee,  Thamyre  & 
don. 

Harangue  du  Berger  Calidon. 

Refponcede  la  Bergère  Celidee. 

Rcfponce  du  Berger  Thamyre. 

Refponce  du  Berger  Palemon. 

Iugemenc  de  la  Nymphe  Lconide. 

Hiftoire  de  Palinide,  &  de  Circene. 

Hiftoire  deParchenopéiFlorice,&  Dorinde. 

Oraifon  à  la  DeeiTe  Aftree. 

Hiftoire  de  Damon,  &  de  Madonthe. 

DerTydeDamon  àTherfandre, 

Hiftoire  de  Galachee. 

Tombeau  du  Berger  Céladon. 

Hiftoire  de  Doris,  &  Palemon. 

Hiftoire  du  Berger  Adrafte. 

Iugemenc  de  la  Nymphe  Leonide. 

Hiftoire  d'Vrface,  &  d'Olymbre. 

Suitcedel'hiftoirede  Lindamor. 

Suitcede  Thiftoire  de  Celidee. 

Hiftoire  de  la  ialoufïe  de  Lycidas. 

** 


Cali- 
3P 
17 
5>4 

112. 

114 
^4 

347 

37* 

4*7 

Hs 

672. 
68$ 

7h  2. 

747 
784 

Su 


TABLE  DES  HISTOIRES 

HiftoiredePlacidie.  84^ 

Hiftoire  d'Eudoxe ,  Valentinian  Se  Vrface.  888 
Requefte  qui  le  prefente  au  confeil  des  iix  cens,  de- 
mandant le  poifon.  5^55 
Demande  d'Vrface,  1000 
Demande  d'Olymbre.  1001 
Iugement  du  Confeil  des  fîx  cens.                      ioe$ 

TABLE    DES    LETTRES. 
Lettre  à  la  plus  aymee  &  belle  Bergère.  16$ 

Lettre  de  Dorintheà  Hylas.  271. 175. 274 

Lettre  de  Florice  à  Hylas.  288.2^4.504.507 

Lettre  de  Hylas  àFlorice.  25? o.  25? 2 

Lettre  de  Damon  àMadonthe.  378.454 

Lettre  de  Therlandre  àMadonthe.  400 

Lettre  d'Aftree,  à  Céladon.  foo.foi.fOL 

Lettre  de  Céladon  à  la  Bergère  Aftrcc.  606 

Lettre  de  Lindamor  à  Leonide.  745) 

Lettre  de  Lindamor  à  Galathee.  7j2 

Lettre  de  Leonide  à  Lindamor.  761 

Lettre  d'Eudoxe  à  Vrface.  9$°97S 

TABLE    DES    POESIES. 
Amour  ne  bruile  plus.  24 

Amour  qui  dans  mon  cœur.  {40 

Amour  grand  artifai,.  541 

A  vous  fage  Adamas.  $66 

Bel  aftre  flamboyant.  219 

Belle  de  mes  defîrs.  248 

Belieondede  Lignon.  711 

Ces  vieux  rochers  tous  nuds.  750 

Ce  pendant  que  Madame.  5>oo 

Doux  Zcphir  que  ie  vois.  199 

Dorinde  femocquade  vous.  2.44 

Dans  les  triftes  recoins.  jzo 


TABLE  DES    POESIES, 

Elle  fuit  &  fuyant.  ipS 

Epitaphed'vn  homme  heureux.  1008 

Fille  de  l'air.  6 

Iamais  contre  les  Rocs.  5>°9 

l'eftois  pour  mon  malheur.  9  t-S 

L'eguilledequadran.  17* 

Le  Temple  d'amitié .  33° 

La  belle  dont  l'Amour.  608 

MonPenkr3hépourquoy.  171 

Mon  efprit  eombatu.  735 

Onde  qui  fouleuez.                 .  729 

PalTantfitut'enquieTSo  3?4 

Precipices,rochers.  728 

Quelle  Aurore  iamais.  4r 

Quoy  vousay-îeoffencee.  1571 

Quand  Hylasapperceut.  15?  1 

Quineladmireroit.  338 

Qujenuieuxdemonbien.  387 

Quand  ie  vois  vn  amant.  642 

TABLES    D'AMOVR. 

Qui  veut  cftre  parfait  Amant.  316 

TABLES  D'AMOVR    FALSIFIEES. 

Que  ieviue,  &:  qu'on  le  poflede.  785 

Riuiereque  faccrois.  568 

Sontce,Peintres  fçauans.  33^ 

Siluandre  qui  te  plains.  546 

Si  i'ay  me  autre  que  vous.  6iç 


E  X  T  R  A  I  C  T      Dr 

Priuileve  du  Roy. 

PA  r  Lettres  patentes  &  Priuilege  de  fa  Maiefté, 
feellees  du  grand  feau  de  cire  jaulne ,  Il  eft  per- 
mis à  Marie  Beys  veufue  ,  Olivier  de 
Vakennes,  Tovssainct  dv  Bray,  ôc 
François  Pomeray,  Marchands  Libraires  à 
pariSjd'imprimer ,  faire  imprimer,  vendre  &  débi- 
ter pendant  le  temps  &  terme  de  dix  ans  prochains 
&  confecutifs.  L'a  s  t  r  e  e  de  Mefsire  Honore' 
r>'V  R  F  E ',  Marquis  de  Vemr*e\  cheudlter  deV  Ordre  dû 
âeSanoye,  &c.  Et  tres-exprelTes  inhibitions  &  def- 
fences  font  faites  à  tous  autres  Libraires  &  Impri- 
meurs de  ce  Royaume  d'imprimer  ledit  liure  ,  à 
peine  de  trois  mille  liures  d'amende,  confiscation 
des  exemplaires ,  &  de  tous  defpens ,  dommages  de 
interefts  enuers  ladite veufue ,de  Varennes, 
d  v  B  R  a  y  ,  &  ledit  P  o  m  e  R  A  Y.  Voulant  que 
mettant  ledit  Extraie!;  au  commencement  ou  a  la 
fin  de  chacun  exemplaire  défaits  Hures,  lefdites  let- 
tres foient  tenues  àlacognoiifance  de  tous  nos  fu- 
jets,  ainfi  qu'il  eft  plus  au  long  déclaré  par  lefdites 
lettres. 

Acheué  d'imprimer  le  20,  tour 
d*dAouft\6l<x 


LASTREE 

DE  MESSIRE 

HONORE'    D'VRÇE' 
SECONDE  PARTIE. 

LIVRE     PREMIER. 

A  L  v  n  e  éftoit  des-ja  pour  la 
deuxieûne  fois  fur  le  milieu  de 
fon  cours ,  depuis  que  Céladon 
efchappé  des  mains  de  Galathée, 
&  notant  fe  prefenter  deuant  les  yeux  de  la 
Bergère  Aftrée,  pour  obeïr  au  commande- 
ment qu  elle  luy  en  auoit  fait,  s'eftoit  renfer- 
mé dedans  fa  caUerne.  Et  quoy  que  trois  mois 
fuiTent  des-ja  prefque  écoulez  depuis  le  iour 
de  fa  perte,  fi  eil-ce  cjue  le  déplaifir  que  fa  Ber- 
gère en  reffentoit,  eitoit  encore  fi  vif  en  fon 
ame  5  que  quelque  prudence  qui  fuft  en  elle, 
elle  ne  pouuoit  toutesfois  le  cacher  à  ceux  qui 
voûtaient  y  prendre  garde.  Et  fembloit  que  le 
i,  Partie.  A 


ï  La  IL  partie  d'Astre!.' 
Ciel,  par  vne  iuftc  punition  5  refufàft  à  fa  dou- 
leur le  remède  que  le  temps  a  de  couftume 
de  rapporter  a  tous  ceux  qui  ont  plus  de  fujed 
de  fe  douloir  :  car  au  lieu  d'adoucir  les  ai- 
preurs  de  fes  ennuis,  tous  les  îours  elle  dé- 
couuroit  de  nouuelles  occaiïons  de  regret.  Et 
quand  fa  mémoire  3  diuertie  ailleurs  par  les 
compagnies  qui  la  venoient  vifiter  3  ceffoit 
quelquesfois  de  luy  reprefenter  les  caufes  de 
les  déplaifîrs,  fes  yeux  en  échange  par  tout 
cù  ils  s'addreffoient  3  ne  voyoïent  que  des 
ob'j  ects  tellement:  ennuyeux,  que  pour  ne  les 
voir  elle  demeurou  le  plus  fouuent  dans  fa 
cabane.  Mais  ce  qui  îaffiîgeoit  dauantage, 
c'eftoit  qu'elle  eftoîc  priuée  de  cette  confo- 
lation  3  qui  fe  trouue  encore  parmy  les  plus 
grandes -infortunes.  le  veux  dire,  qu  elle  ne 
pouuoit  rqetter  le  fujeft  de  fa  faute  que  fur 
elle-mefme  3  ny  trouuer  les  moyens  de  soi 
exeufer  de  quelque  biays  qu  elle  peuft  tourner 
cet  accident.  Et  ne  faut  douter  qu'il  luy  en 
euft  efté  entièrement  împollïble  de  continuer 
fa  vie  furchargée  de  tant  d'ennuis,  fi  l'amitié 
de  Diane  &  de  Pîiiliis  ne  luy  euft  aydé  à  les 
(apporter;  la  prefence  de  la  perfonne  aimée 
eftant  l'vn  des  plus  fouuerains  remèdes  que 
la  trifteffe  pfiiffe  receuoir.  Aufll  ces  chères 
amies  n'en  eftant  pas  ignorantes,  auoient  vn 
fi  grand  foin  de  cette  Bergère  ,  que  dés  la 
pointe  eiu  îour  lVue  ou  l'autre ,  &:  bien  fou- 


L  ï  V  R  E     PREMIER.  X 

lient  toutes  deux  la  vendent  trouuer ,  àc 
comme  par  force  l'arrachoient  de  fa  cabane, 
&:  la  conduifoient  par  les  endroits  les  plus 
reculez,  dé  peur  que  la  veuë  de  ceux  eu  elle 
fouloit  voir  Céladon,  ne  luy  renouuellaft  la 
mémoire  de  fa  fafcheufe  perte.  Et  puis  à 
l'enuy  s'cftudioient  à  qui  ,  pour  la  diuertir 
luy  feroit  vn  meilleur  conte ,  ou  propoferoit 
quelque  agréable  jeu  pour  parler  plus  douce- 
ment le  refte  de  la  iournée:  de  forte  qu'en 
ddpit  de  la  fortune  ces  gentilles  Bergères  def- 
roboienc  touiiours  quelques  heures  au  déplai- 
fir  d'Àftrée,  pour  le-s  mettre  envn  meilleur 
vfage. 

Siluandre  d'autre  cofté  feignant  de  recher- 
cher Diane  par  gageure,  en  deuint  de  telle  for- 
te amoureux,  qu'il  feruit  longuement  d'exem- 
ple a  tous  ceux  de  fa  contrée  5  &:  leur  enfeigna 
à  fes  defpens  ,  qu'Amour  ne  fouffre  guère 
qu'on  fe  mocque  de  luy  :  car  il  rencontra  en 
cette  Bergère  tant  de  caufes  d'amour,  qu'il 
efloit  tout  cironné  de  l'auoir  veue  fî  long 
temps  fans  l'auoir  aimée.  Et  quoyque  la  ga- 
geure, qui  eftoit  caufe  de  la  naiiïancede  fon 
affection ,  fut  le  commencemeut  de  fon  mal, 
fi  ne  s'en  p  aignoit-il  point,  puis  que  fans 
ofFenfer  Diane,  elle  luy  donnoit  la  liberté  de 
luy  raconter  fes  pallions  ;  la  violence  de  fon 
amour  citant  telle,  que  s'il  euft  elle  forcé  de 
la  cacher,  il  luy  euft  elle  impoflible  deviure. 

A   ij 


4       La  II.  partie    d'Astre  i. 
Et  toutcsfois  quand  il  fe  rappeiloit  en  foy- 
mefme,  il  connoiffoit  bien  qu'il  auoit  faitvn 
changement  fore  defaduantngeux  :  fe  fouue- 
nant  de  quel  heur  il  eitoit  accompagné,  lors 
que  maiitre  abfolu  de  fes  penfées  il  difpofoit 
tout  feul  de  fa  vie  &:  de  fes  deiïeins.  Combien 
de  fois  voulut-il  auec  laraifon  défaire  les  pre- 
miers noruds  dont  il  fe  fentoit  lier  en  ce  ncu- 
ueau  femager  Combien  de  fois,  voyant  que 
la  raiicn  y  eftoit  inutile,  vouluiî-il  les  rompre 
auec  la  force  dVne  violente  reiolutionî  Mais 
autan:  de  fois  qu'il  s'y  eifaya,  autant  de  fois 
reconnut-il  que  c'eit  en  vain  que   l'homme 
s'efforce  centre  les  ordonnances  du  Ciel ,  de 
&r  que  celuy  eftleplns  auiféqui  fçait  mieux  y 
ployer  &  conformer  fa  volonté.  Cesconfide- 
rations  efto.ient  caufe  que  quand  il  ne  pouuoit 
eftre  auprès  de  fa  Diane,  comme  le  matin  &  le 
foir,  il  eftoit  bien  ayfede  fe  retirer  de  toute 
compagnie,  tant  parce  qu'il  iugeoit  toute  autre 
ennuyeufe ,  ne  pouuant  îouyr  de  celle  qu'il 
defîroit,  que  pourauoir  plus  de  loifir  de  con- 
fulter  en  foy-mefme librement,  eV îuger  quelle 
eftoit  la  volonté  du  Ciel,  5c  par  quelle  voye 
il  pourroit  mieux  paruenir.  Et  combien  qu'il 
reconnut  plus  d  impofïïbilité  à  la  pourfuitte 
de  fon  affection  cjue  d'apparence  de  la  pou- 
noir  continuer,  ii  ne  pouùoit-il  ïamais  pren- 
dre conclnfion  qu'a  l'auantage  de  fon  Amour. 
Que  s'il  faifoit  deiTein  de  s'en  retirer,  ô  que 


Livre    premier"  j 

fon  cœurfe  faifoit  promptement  paroiftre  def- 
obeïifant!  Que  s'il  cfioic  d'aduis  de  le  conti- 
nuer, quelles  peines  &  quels  martyres  ne  pre- 
uoyoït-il  point  ?  Que  ferons-nous  donc  en 
fia,  diibit-il,  Siiuanare,  puis  que  la  pourfuitte 
ôc  la  retraitte  nous  font  également  impoffi- 
bles?  FaiibiiSj  difoit-il,  en  fe  refpondant,  ce 
que  le  Ciel  veut  que  nous  faillons.  Pourquoy 
peut-on  îuger  que  les  Dieux  l'ayent  faicïe  ïî 
belle  3  ïînon  pour  eftre  aimée  de  ceux  qui  la 
verront  ?  Et  puis  que  de  pourfinure  &  de  nous 
retirer  il  nous  cil  également  impoiïible ,  eli- 
fons  pour  le  moins  des  deux  celuy  qui  eft  plus 
félon  la  volonté  du  Ciel  &  félon  la  vofhre. 
Eilant  iî  belle  il  ordonne  qu  elle  foit  aimée,  8c 
quant  a  moy  ie  confentiray  plnftoft  à  me  re- 
tirer de  la  vie  que  de  fon  -feruice.  Que  faut-il 
donc  que  nous  connaîtrons  dauantage  3  puis 
que  le  Ciel  &:  noftre  volonté  appreuuent  vne 
fi  bonne  refolution  ? 

De  fortune  quand  il  tenoit  ces  difcours  en 
foy-mefme,il  fe  trouuafurle  bord  de  la  dé- 
lectable riuiere  deLignon  vis  à  vis  de  ce  ro- 
cher, qui  eftant  frappé  de  la  voix,  refpond  fi 
intelligiblement  aux  derniers  accents.  Cela 
fut  caufe  qu'après  que  ces  penfées  ;luy  eurent 
longuement  roulé  parl'cfpnt,  prefque  com- 
me reucnant  dvn  profond  fommeii  :  Mais 
pourquoy,  dit-il y  nous  allons  nous  ccnfom- 
mans  2c  çrnbroiiillans  en  ces  contrariété^ 

A    ijj 


6  La  II.  partie  d'Astree] 
Echo  qui  habite  en  ce  rocher,  fi  nous  Ten  en- 
queron^,  nous  en  dira  bien  ce  qu'elle  en  a  ouy 
de  la  bouche  meimede  ma  Bergère,  qui  efl 
TOracle  le  plus  certain  que  îepuiiïe  confulter. 
Et  lors  releuant  la  voix  il  luy  parla  de  cette 
forte  : 


ECHO. 
STANCES. 


FI  l  l  i  de  tait  qui  nefeaurois  rien  taire, 
De  ces  rochers  hofttffe  fol it aire. 
Ou  vont  les  cris  que  ievais  cfmouuant?     Au 
vent. 
Et  quel  crois-tu  que  ce  cruel  martyre^ 
^ue  plein  £  Amour  mon  cœur  va  conceuant, 
Deutenne  enfin  aux  maux  que  te  Couffin?  Pire, 

IL 

£>ue  fer  oit donc  cet  œil  qui  me  de  far  me 
pzr  fa  douceur  de  toute  forte  diarme^ 
Et  qui  promet  m1  aimer  infiniment7.     Il  ment. 

Mais  s'ilejl  vraj  quil  mente,  quel  remède 
Nous  faudra-/ il  pour fort tr  p?omptement 
ï>e cet  abus  qui  trompeur nous pojfede7.    Cède. 


Livre    premier.'  7 

III. 

Comment?  céder  vn  tel  bien  a  quelque  au- 
tre, 
£hi  Amour  ordonne  en  ejfeclqui  foit  ncflrc! 
Qui  plus  que  moy  voit-tllc  volet 'iers  ?  Vn  tien. 

Vn  tiers,  Echo,  cejtvn  cruel  langage, 
Mais  s  il  eft  vray  quelle  ayme  mieux  vn  tiers y 
L^#  heu  d'a?nour  qu'auroit  vn  grand  coura- 
ge    Rage- 

IV. 

Nymphe  qui  fents  dedans  ces  roches  creujes 
£>uel  efl  le  mal  des  peines  amour  eu fes, 
N\turay-ie  donc  iamais  allégement  \  le  ments. 
Comment,  Echo,  neft-ce point  vn  blafphtme, 
De  taceufer  &  dire  que  tu  ment  s  ? 
Ce  que  i'enteds  eji-ce  bien  ta,  voix  mefme  ?  Ai- 
me. 

V. 

Cejl  bien  ta  voix  qui  frappe  mes  oreilles \ 
Mais  cefecret,  Nymphe  qui  me  concilies, 
V  as-tu  y  dis-moy,  de  ?na  Diane  cuy  ?      Guy. 
Mais  de  faymer,  heUs  !  ccflpeu  de  chofe% 
Si  d'elle  aymé,  d'elle  ie  ne  iouy, 
Tout  vn  tel  heur  quejî-ce   quon  me  pro- 
pofe?      Ofe. 

VI. 

Le  Ciel  neircy  de  tempefîe&  d'orage 
Ne  peut  cfcjjïoy  mabatre  le  coulage, 

  m 


S        La  II.  partit;   d'As  trie." 

Mon  cœur  ne  craint  tout  ces  ejlonnemens.  Ne 
ments. 
le  ne  ment  s  point,  ny  ne  fuis  téméraire  : 
fapprens  d' 'Amour  ces  beaux  enfeignemens% 
Faut-il  bien  plus  pour  vn  Ji  grand  myjle* 
re  ?     Taire. 

VIL 

Je  me  tairay,  plujloji  ma  voix  prepei 
Sônfpirera  ma  mort  que  ma  pensée. 
Amant  fecret  corne  Amat  'valeureux.  Heureux. 

Heureux  cent  fois  ay  me  de  cette  belle: 
<J*rfais  d'oufçais-tu  quefon  cœur  généreux 
Sera  vaincu  fi  ie  luy  fuisfidelle  ?       D'elle. 

Encore  que  le  Berger  n'ignoraft  point  que 
c'eftoit  luy-mefme  qui  fe  refpondoit ,  &:  que 
l'air  frappé  par  fa  voix  rencontrant  les  conca- 
uitezdela  roche  efroit  repouilé  à  fes oreilles: 
fi  ne  lailîbk-il  de  refTentir  vne  grande  confa- 
lanon  des  bonnes  refponfes  qu'il  auoit  re- 
ceuës,  luyfemblantque  rien  n'efrant  conduit 
par  le  hazard  3  mais  tout  par  vne  tres-fage 
prouidence  .,  ces  paroles  que  le  rocher  luy 
auoit  renuoyées  aux  oreilles  n'auoient  efté 
prononcées  par  luy  à  deffein,  mais  par  vne 
feerctte  intelligence  du  démon  qui  l'aimoit, 
&qui  les  luy  auoit  m ifes dans  ia  bouche:  Et 
en  cette  opinion  il  fbiuoit  la  couf ruine  de 
ceux  qui  aimenr3  qui  d'ordinaire  fe  flattent  en 


Livre   puîmier!!  j 

ce  qu'ils  défirent,  &  trouuent  des  apparences 
d'efpoir  où  il  n'y  a  apparence  deraifon.  Apres 
auoir  remercié  le  génie  de  ce  rocher  &  les 
Nymphes  de Lignon,  il  faifoit  deifein  daller 
entendre  (a  B  ergere  au  carrefour  de  Mercure, 
parce  que  c'eftoit  par  là  qu'elle  auoit  accoutu- 
mé d'aller  chez  Aftrée,  &  il  luy  fembloit  que 
l'heure  en  approchoit  3  la  moitié  du  lour  cirant 
défia  palTée  :  mais  lors  qu'il  en  vouloit  prendre 
le  chemin ,  il  vid  affez  près  de  luy  la  Nymphe 
Leonide,  &le  gentil  Paris,  qui  ayant  oiiy  fa 
voix  auoient  tourné  leurs  pas  vers  luy,  tant 
pour  fç  auoir  des  nouuelles  des  Bergères  , 
Aftrée,  Diane  3  Phillis,  que  pour  auoir  le  plai- 
fir  de  fa  compagnie:  car  encore  que  Paris  con- 
nufl  bien  1  affection  qu'il  portoita  Diane,  fî 
ne  laiffoit-il  de  l'aimer  &  de  l'eftimer  beau- 
coup, ne  pouuant  croire  que  cette  fage Ber- 
gère le  deuil  ïamais  préférer  à  luy  à  caufe  de 
la  grandeur  d'Adamas  ,  qui  pour  fa  quali- 
té de  grand  Druyde  eftoit  après  Amans  ,  le 
plus  honoré  par  toute  cette  contrée  5  igno- 
rant qui  ne  fçauoit  pas  que  l'Amour  ne  fe 
mefure  iamais  à  l'aune  de  l'ambition  ny  du 
mente,  mais  à  celle  de  l'opinion  feulement. 
Silu.indre  qui  eftoit  plein  de  ciùiîité  comme 
ayant  efté  riourry  parmy  les  efcoles  des  Pho- 
eenfès  &  Maffilicns ,  encore  que  la  venue  de 
Paris  ne  luy  fut  gueres  agréable  ,  fçachant 
bien  qu'Amour  le  cpnduiibit  parmy  les  bois, 


ïô  La  IL  partie  d'Astreè! 
&:  vn  Amour  encore  qui  eiroit  à  fon  dela- 
uantage,  ne  îailla  de  s'auancer  vers  luy  &  vers 
la  Nymphe  pour  les  laitier,  le  ne  vous  de- 
mande pas,  luy  dit  Leonide  en  foufriant  , 
quelles  eftoient  les  pcnfées  qui  vous  entre- 
tenoient  en  ce  lieu  folicaire ,  fçachant  allez 
que  celles  qui  vous  accompagnent  ne  fbnc 
gueres (ans Diane: mais  ie  voudrois  bien  fça- 
uoirdevouspourquoy  vous  les  préférez  a  fa 
veuë  ,  &:  quelle  elt  l'occaiîon  qui  les  vous 
rend  plus  douces  que  fa  prefence.  le  ne  mcray 
point,  dit -il  ,  Madame  ,  que  ces  agréables 
penfées  dont  vous  me  parlez,  ne  m  ayent  te- 
nu fidelle  compagnie  ,  aufTi  bien  en  ce  lieu 
retiré  qu'elles  font  par  tout  où  ie  me  trouue 
eiloigné  de  Diane ,  mais  que  ie  les  tienne  plus 
chères  que  le  bien  de  fa  veuë ,  permettez-moy 
ie  vous  fupplie  de  vous  dire  qu'encor  que  par 
raiibn  cela  deuroit  eftre  ,  toutesfois  ie  ne  l'ay 
point  encores  pu  obtenir  fur  moymefme. 
Que  fi  vous  me  voyez  icy  fans  elle,  ce  n'en; 
que  pour  palTer  plus  doucement  en  la  com- 
pagnie de  mes  imaginations  les  heures  que 
fon  repas  me  contraint  de  perdre  loing  d'elle  : 
&  d'effecl  lors  que  vous  eftes  arriuée  lem'a- 
cheminois  au  carrefour  de  Mercure ,  parce 
quevoicy  le  temps  qu'elle  part  de  fa  cabane 
pour  aller  vers  Aftrée ,  &  ie  faifois  defTein  de 
l'y  accompagner.  Nous  fommes  venus ,  ref- 
pendit  Lecnide ,  auec  refolution  de  donner 


Livre    premier"  k 

le  refte  du  iour  à  ces  belles  Bergères,  mais 
quand  cela  ne  feroit  pas,  nous  penfenens  de 
taire  vne  faute  qui  ne  feroit  pas  légère  ny  peu 
defagreable  à  l'Amour,  fi  nous  retardions  vo- 
ftre  voyage  ic'eft  pourquoy,  Berger,vous  nous 
y  conduirez,  6c  par  les  chemins  nous  direz  s'il 
vous  plaift,  pourquoy  vos  penfées  vous  de- 
uroient  efke  plus  chères  quelaprefenccmef- 
me  de  celle  qui  les  fait  naiflre.^  puis  que  quant 
à  moy  ie  le  trouue  tant  efloigné  de  raifon 
que  ie  ne  fçaurois  me  figurer  que  cela  puiiïc 
eftre. 

A  ce  mot  Siluandre  pour  luy  obeïr,  leur 
ayant  fait  prendre  vn  fentier,  qui  trauerfant 
vn  grand  pré  abrcgeoit  de  beaucoup  le  che* 
mm,  repnntainfi  la  parole.  Ce  que  vous  rae 
demandez,  grande  Nymphe ,  neft  pas  difHcile 
d'eftre  entendu  pourueu  qu'il  foit  pris  com- 
me il  doit  eftre,  parce  qu'il  eft  bien  certain 
que  les  yeux  font  les  premiers  qui  donnent 
entrée  à  l'Amour  dans  nos  âmes.  Que  il 
quelquesvns  font  deuenus  amoureux  en  oyant 
raconter  les  beautez  &  les  perfections  des  per- 
ionnes  ab fentes,  ou  ça  efté  vue  Amour  qui 
n'a  pas  efté  de  durée  ny  violente  (  citant  plu- 
ftoft  vne  peinture  d'Amour  que  vne  vrave 
Amour  )  ou  l'eiprit  qui  l'a  eonceuë  a  c 
que  grand  deffaut  en  iby-mefme,  doutant 
que  l'ouye  rapporte  auiTi  bien  les  faufïetez 
que  les  ventez  ,  &:  le  jugement  qui  le  ùk 


h  LaIIPartie  d'Astree,1 
fur  vn  rapport  incertain  ,  ne  fçatiroic  dire 
bon  ny  procéder  d Vne  ame  bienpofée  :maîs 
tout  ainfi  que  ce  qui  produit  quelque  chofe 
neft  pas  ce  qui  la  nourrit  ce  qui  la  met  après 
en  ùl  perfection,  fe  mcfmc  deuens-nous  di- 
re ueTAmour  3  parce  que  fî  nos  agneaux  naïf- 
fent  de  nos  brebis  ,  &  qu'au  commencement 
ils  tirent  quelque  légère  nourriture  de  leur 
laid 3  ce  neft  pas  toutesfois  ce  laid  qui  les 
met  en  leur  perfection,  mais  vne  plus  ferme 
nourriture  qu'ils  reçoiuent  de  l'herbe  dont 
ils  fe  pâlirent  :  AuiTi  les  yeux  peuuent  bien 
commencer,  &  eileuer  vne  îeune  affection, 
mais  lors  qu'elle  eft  creuë,  il  faut  bien  quel- 
que, chofe  de  plus  ferme  &  de  plus  folide, 
pour  la  rendre  parfaide  ;  èc  cela  ne  peut  eftre 
que  ta  connoiiïànce  des  vertus,  des  beautez, 
des  mentes ,  &  d  vne  réciproque  affedion 
de  celles  que  nous  aimons.  Or  quelques  vnes 
de  ces  connoiiïànces  prennent  bien  leur  origi- 
ne des  yeux,  mais  il  faut  que  famé  par  après  fe 
tournant  fur  les  images  qui  luy  en  font  demeu- 
rées au  rapport  des  yeux  ôc  des  oreilles ,  les  ap- 
pelle a  la  preuue  du  iugement,  &  que  toutes 
chofesbien  débattues  elle  enfaife  naiftre  la  vé- 
rité. Que  fi  cette  venté  eft  à  noftre  aduanta- 
ge ,  elle  produit  en  nous  des  penfées  dont  la 
douceur  ne  peut  eftre  efgallée  par  autre  for- 
te de  contentement  que  par  lefïed  des  met 
penfées.    Que  fî  elles  font  feulement 


Livre  p'r'imihb^  rç 

àcluantageufes pour  la  perfonne  aimée,  elles 
sentent  fans  dente  noftre  affection,  mais 
auec  violence  &  inquiétude  :  &  c'eft  pourquoy 
il  ne  faut  point  douter  que  l'abfence  n  aug- 
mente l'Amour ,  pourueu  toutesfois  qu'elle  ne 
foit  pas  fi  longue  que  les  images  receues  de  la 
choie  aimée  fe  puiffent  effacer,  foit  que  l'A- 
mant efioigné  ne  fe  reprefente  que  les  perfe- 
ctions de  ce  qu'il  aime,  parce  qu'Amour  qui 
eiî  ruzé  &  cauteleux  ne  luy  a  peint  que  ces  ima- 
ges parfaictes  en  la  fantaifie,  foit  que  l'enten- 
dement eftantdefîa  bleffé  ne  vueille  tourner 
fa  veuë  que  fur  celles  qui  luy  plaifent ,  fbic  que 
lapenféeen  femblables  choies  adioufie  touf- 
iours  beaucoup  aux  perfections  de  la  perfon- 
ne aimée:  tant  y  a  que  celuy  véritablement 
n'a  point  aimé,  qui  n'augmente  ion  affection 
eftant  eiloignée  de  ce  qu'il  aime.  Quant  à 
moy,  refpondit  Leonide,  feuffe  fait  vn  iu- 
gement  bien  différent  au  voftre,  ayant  tout- 
lours  oiiy  dire  eue  fabfence  eil  la  plus  gran- 
de &  plus  dangereufe  ennemie  d'Amour. 
La  preftncjs ,  répliqua  le  BergerJ'eit  fans  com- 
paraifon  beaucoup  dauantage,  comme  nous 
l'apprend  tous  les  leurs  noftre  expérience:  car 
pour  vne  Amour  qui  fe  change  entre  les  per- 
sonnes abfentes,  nous  voyons  qu'entre  les  pre- 
fer.tesil  yen  a  plus  de  cent  :  &  de  plus  pour 
montrer  combien  la  prefence  eftplus  contrai- 
re à  l'Amour  3  iî  nous  celions  d'aimer  eftant 


*4  La  IL  partie  dAst^el 
abicnts  ,  c'eft  fans  violence  6c  fans  effort,  & 
n'y  a  point  d  autre  changement  fïnon  que  la 
mémoire  fècouure  peu  a  peu  d'oubly^  com- 
me vn  feu  de  fa  propre  cendre  :  mais  quand  vn 
Amour  fe rompt  en  prefence,  ce  n'eit  ïamais 
uns  efclat3  ny  fans  vn  extrême  effort,  voire 
(&  qui  eftvn  grand  te fmoignage  de  ce  que  îe 
dis) (ans faire  naiftre  des  cendres  de  l'Amour 
efceinte  vne  hayne  plus  grande  encore  que  n'a 
d'té  cette  Amour.  Et  cela  procède  de  cette  rai* 
fon.  L'A  niant  eu  ou  aim  é,  ou  hay ,  ou  indiffè- 
rent: su  eft  aimé,  d'autant  que  i abondance 
foule  incontinent,  l'Amour auffi  toit  fe  perd 
en  prefence,  eflaiît  outragé,  s'il  faut  dire  ainfi, 
de  trop  de  fui  eu  rs:  s'il  eit  hay,  d'autant  qu\i 
toutes  hcuresil  reçoit  de  nouuellesconnoiflari- 
ces  de  hayne ,  il  eft  impoiTible  qu'entre  tant  de 
coups  il  n'y  en  ait  queiqifvn  qui  perce  fes  ar- 
mes pour  fortes  quelles  foient,  &  qui  le  con- 
traigne y  eflant  plufieursfois  redoublé  de  quit- 
ter toute  forte  de  ceflence  :  que  s'il  eft  indiffè- 
rent 3  lors  qu'il  continué  ion  Amcur.fe  voyant 
à  toute  heure  mefprifé  ,  il  faut  quil  foit  fans 
courage,  mais  s'il  n'en  a  point,  comment  re- 
nflera-t'il  aux  continuels  outrages  qu'il  en  re- 
ceura  :  Au  lieu  qu'en  l'abfence  les  faueurs  re- 
ceuès  ne  pcuuent  eflxe  de  celles  qui  foulent 
par  leur  abondance  ,  puis  qu'elles  ne  font 
qu 'attifer  les  defîrs-,  6z  la  connoiffance  de  la 
hayne  5    ne  venant  en  nofhre  ame  que  par 


Livre  p  r  e  m  i  t  k.  ï  j 

fouye ,  il  y  a  bien  de  la  différence,  &  les  coups 
en  font  bien  moindres  que  ceux  que  nous  re- 
celions par  la  veue  ,  de  force  que  les  bleffures 
en  font  beaucoup  moins  cuifantes  ,  &  les 
fuiets  de  mefpris  neftant  fi  ordinaires  ny 
fi  difficiles  à  (apporter,  ceft  fans  doute  que 
labfence  eft  beaucoup  plus  propre  à  confer- 
uer  vne  affection  que  n'eft  la  prefence.  Ia- 
uoue  3  ayant  confideré  ce  que  vous  dittes  ,ret 
pondit  la  Nymphe  ,  qu'il  eft  vray  ,  &  qu'en 
prefence  il  furuient  plufienrs  occafîons  qui 
ruinent  l'Amour  ,  defqu elles  l'abfence  eft 
exempte.  Mais  fi  ne  fçauriez-vous  me  per- 
fuader  qu'en  voyant  ce  que  ion  aime  l'on 
n'augmente  d'affection  beaucoup  plus  qu'en 
ne  le  voyant  pas,  parce  que  l'amour  fe  nour- 
nffant  des  faneurs  &  des  careffes ,  celles  que 
Ton  reçoit  en  prefence  font  beaucoup  plus 
grandes  &  plus  fenfibles  que  les  autres.  le 
çroyoïs,  adioufta  le  Berger,  aucir  défia  fatis- 
fait  à  cette  demande,  mais  puis  qu'il  vous 
plaift  d'en  aùoir  plus  de  claires  raifons  3  il  faut  3 
Madame  3  que  l'effaye  de  vous  en  donner. 
Nous  auons  défia  dit  que  g  eft  par  les  yeux  que 
l'Amour  commence ,  mais  ce  n'eft  pas  toutes- 
fois  des  yeux  qu'elle  naift ,  ny  cent  font  point 
ceux  qui  la  produifent:  la  beauté  &  la  bon- 
té eftans  connues  font  fans  plus  celles  qui 
Juy  donnent  naiffmee  en  nous  :  or  la  con- 
noiffance  de  la  beauté  vient  bien  par   les 


M  La  IL  partie  d'Astre  £ 
yeux,  mais  depuis  qu'elle  eft  en  noftre  ariiej 
nous  nauons  plus  affaire  de  nos  yeux  pour 
i aimer  a  i'aduemr:  ce  que  vous  lugerez  arfé- 
ment  fi  vous  auez  iamais  aimé  quelque  cho- 
fe:  car  rentrez  en  vous  meimes ,  &  confide- 
rez  fi  vous  perdriez  cette  Amour  encore  que 
vous  perdifliez  les  yeux  :  fi  cela  n'eft  point, 
vous  allouerez  que  les  yeux  ne  conferuent 
donc  pas  voftre  Amour.  Pour  la  connoiffan- 
cede  ïabonté.elleeftproduicleou  des  actions 
ou  de?  paroles  \  qui  toutes  deux  ont  bien  be- 
foin  de  prefence  pour  eftre  connues  ,  mais 
après  nullement  :  car  cette  connoiflance  fe 
conferue  dans  les  fecrets  cabinets  de  la  mé- 
moire, fur  laquelle  noftre  amefe  repliant  ap- 
perçoit  ce  qu'elle  y  a  mis  en  reterue.  Or  ic 
croy,  Madame,  que  vous  fçauez  bien  que  plus 
nous  auons  de  connoiffance  de  la  perfection 
de  la  chofe  aimée,  plus  aufïi  noftre  Amour 
s'augmente.  Mais  qui  ne  fçait  que  les  trou- 
bles mouuemens  des  fens  empefehent  infini- 
ment la  clarté  de  l'entendement  ,  &que  com- 
me aux  cotrepoids  d'vne  horloge  l'vn  ne  peut 
monter  que  l'autre  ne  defeende;  aufïi  quand 
les  fens  sVfleuent,  l'entendement  sabaiire,& 
fe  releue  au  contraire  quand  les  fens  font 
abaiiTez?  Que  s'il  eft  ainfi, ne  m'auoikrez-vous 
pas  qu'en  l'abfence  l'entendement  de  celuy 
qui  aime,  agira  beaucoup  plus  parfai dément, 
que  quand  tranfporté  par  les  obie&s  qui  fe 

prefentent 


Livre    premier;  \y 

prefentent  à  (es  yeux  ,  il  ne  peut  faire  autre 
chofe  que  regarder ,  defirer  &  foufpirer  ?  Que 
d  iamais  vous  auez  voulu  penfer  profondé- 
ment à   quelque  chofe  ,    fouuenez  -  vous , 
Madame  ,  fi  la  fage  nature  ne  vous  a  pas  ap- 
pris de  mettre  la  main  fur  vos  yeux  3    afin 
que  la  veuë  ne  diuertift  les  forces  de  l'en- 
tendement ailleurs,  &  par  cette  raifon  vous 
concluërez  félon  ce  que  iay  dit.     Que  fî 
l'Amour  s'augmente  par  la  connoifTance  de 
la  perfection  aimée  ,  puis  que  nous  l'auons 
beaucoup  plus  grande  eftans  abfents ,   c'efï 
lans  difficulté  que  nous  aimons  dauantage 
efloignez  que  prefens.Maiss'ileltainfi,  inter- 
rompit Paris  ,  d'où  procède  que  tous  les 
Amans   défirent   auec   tant  de  paillon  la 
veuë  de  celles  qu'ils  aiment?   Del'ignoran- 
ce  ,  refpondit  Siluandre ,  il  n'y  a  perfon- 
ne  qui  fe  puiffe  attribuer  le  nom  d'Amant  5 
qui  en  luy  mefme  n'ait  cette  opinion,  que 
fon  Amour  eft  fi  grande  qu'il  efi:  impoffible 
quelle  puiffe  augmenter.    Que  s'il  a  cette 
créance,  mal-aifément  rechercheroit-il  les 
moyens  de  l'accroiftre  s'il  penfe  qu'elle  ne 
puilfe  eftrcaccreuë,  &  pour  ce  fans  recourre 
a  cette  profonde  connoifTance  il  fe  contente 
de  celle  que  fes  yeux  de  moment  à  autre  luy 
peuuent  donner  :   Mais,  ô  grande  Nymphe, 
combien  y  at'ilde  différente  de  ces  Amours 
que  les  yeux  nourrirent  à  celles  que  lW 
2.  Part,  g       --* 


iS  La  II.  partie  dAstr.ee! 
ten dément  produit?  Autant  fans  doute  que 
l'ara e  eft  plus  capable  d'aimer  que  le  corps, 
de  autant  que  l'entendement  a  plus  de  con- 
noiffince  que  les  yeux.  Et  toutesfois  d'au- 
tant que  ceux-là  mefme  ne  peuuentpaseitre 
toufiours  auprès  de  celles  qu'ils  aiment  ,  il 
faut  qu'eiloignez  d'elles  ,  &en  leur  apart,  ils 
entretiennent  ces  images  que  par  leurs  yeux 
Amour  leur  a  mifes  en  la  fantaifie.  Que  fi 
Ton  leur  demandoit  iî  cet  efloignement  a 
diminué  leur  affection ,  ie  m'affeure  qu'il  n'y 
a  celuy  qui  ne  confefTaft  qu'elle  s'en  eit  aug- 
mentée 3  &:  que  c'eft  vn  accroiffement  de 
defir  ,  &  non  pas  vne  diminut  on  :  &  de 
taàSt  auec  quelle  violence,  &:  auec  quel  tranf- 
port  les  reuiennent-ils  voir  î  II  cft  tel.  Ma- 
dame )  que  bien  qu'auant  que  s'eftre  fepa- 
rez  ils  euffent  iuré  que  leur  Amour  eftoit 
paruenuë  au  fupréme  degré  d'aimer  ,  & 
que  rien  ne  pouuoit-eftre  adioufté  à  la  gran- 
deur de  leur  affection  ,  maintenant  la  con- 
noiilant  accreuë  en  font  vn  îugement  bien 
différent  ,  &:  leur  femble  quautresfois  ils 
ont  fait  vn  grand  outrage  à  celles  qu'ils 
ont  aimées  ,  de  les  auoir  auparavant  fi  peu 
aimées  ,  tant  cette  briefue  abfence  augmen- 
mente  i' Amour  par  la  contemplation  de  la 
beauté.  Puis  qu'il  eil  ainfî,  adiouita  Paris, 
ie  m'eflonne  que  vous  ne  vous  efloignez  de 
Diane  afin  de  l'aimer  dauantage.    I'aydes-u 


Livre    premier^  19 

dix  ,  refpondit  Silnandrc  ,  que  îe  le  deurois 
faire,  mais  que  ie  ne  l'ay  encore  pu  obtenir 
for  moy.  Et  cela  vien  t,  gentil  Paris,  de  ce  que 
nous  fommes  homra  es .  c'eit  à  dire ,  que  nous 
ne  fommes  pas  par  faicts,  &  que  l'imperfection 
de  l'humanité  ne  peut  cftre  oftée  tout  à  coup: 
nous  fommes  bien  raifonnables,  maisauiTîy 
a-t'il  quelque  chofe  en  nous  qui  contrarie  à 
la  raifon,  autrement  il  n'y  au  roi  t  point  de  vi- 
ces :  &  c'eit  cette  partie  de  laquelle  ie  n  ay 
pu  encore  obtenir  ce  poinft  dont  vous  par- 
lez ,  car  les  fens  font  infiniment  puilfans  en 
celuy  qui  aime,  &quoy  quel'ame  foit  celle 
qui  aime,  fï  eît-ce  qu'au  ec  les  beautez  de  l'â- 
me elle  aime  auiTi  celles  du  corps  :  ëc  bien 
fouuent  tout  ainfi  qu'auec  les  fens  corpo- 
rels elle  fent  les  chofes  corporelles  &  fe  plaifl: 
au  gouft,  aux  fenteurs  &auxattouchemens; 
de  mefme  aimant  anec  les*mefmes  fens, 
elle  fe  plaift  de  voir  ,  d'oùyr  &:  de  toucher 
ce  qu'elle  aime  ,  ne  pouuant  faire  diuoree 
dauec  eux  ,  &:  feparcr  Ton  plaifir  du  leur, 
luy  femblant  que  c'eit  leur  faire  tort  deioùyr 
feule  de  ces  contentemens,  dont  ils  onteflé 
les  commencemens.  Et  tcutesfois  ii  elle  ne 
recherchoit  que  fa  perfection  comme  elle  y  eft 
obligée  par  la  raifon,  elle  deuroit  reietter  bien 
loing  ces  coniîderations';  puis  que  la  nature 
nous  a  feulement  donnélesfens  pour  instru- 
ments ,  par  lefquels  noftre  ame  receuant  les 

B    « 


2o       La  Ii  partie  d'A'strîi. 
cfpeces  des  chofes  vient  à  leur  connoiffance, 
mais  nullement  pour  compagnons  de  fes  plaj- 
firs&  félicitez  comme  trop  incapables  dvn  fi 
grand  bien. 

Ces  difeours  euffent  bien  continue  da- 
uantage,  fi  de  fortune  eftant  près  du  carre- 
four de  Mercure  ils  n  euffent  oiiy  chanter 
Phillis  :  elle  eftoit  affife  auec  vne  autre  Ber- 
acre  au  pied  d Vn  arbre  cependant  que  leurs 
brebis  à  l'ombre  de   quelques  taillis  rumi- 
noient  toutes  refferréesenfemble-,  attendant 
que  le  chaud  fuftvn  peu  abbatu  pour  retour- 
ner au  pafturage.    Auffi  toft  que  Siluandre  en 
oiiyt  la  voix,  il  tourna  la  tefte  de  fon  celte ,  & 
l'ayant  reconnue  la  deftourna  fi  prompte- 
ment ,  que  Leonide  ne  fe  peut  empefeher  d'en 
foufnre.    Qujauez-vous  oiiy ,  luy  dit  -elle ,  & 
qu  auez-vous  veu  qui  vous  ait  fi  prompte- 
ment  feictourrfer  ëc  détourner  la  telle  .'I  ay 
veu,  dit -il,  Madame,  celle  que  îe  ne  verray 
ïamais  fans  regret  :  car  c'eft  Plnllis  la  plus 
cruelle  ennemie  que  îe  puiffe  auoir  ,  puis 
qu'elle  eft  la  caufe  de  mon  feruage.    En  ce 
melme  temps  Lydias,    qui  paffant  chemin 
fans  voir  Leonide  ny  la  compagnie  ,  fuiuoit 
vn  fentier,    qui  couuert  d'vne  grande  haye3 
l'cmpefchoit  de  voir  Se  d'eftre  veu ,  fut  tout 
eftonné  que  le  chemin  de  la  Nymphe  venant 
trauerfer  le  fien  ,  il  ne  fe  donna  garde  qu'il  je 
vit  tout  auprès  d'elle  :   La  ialoufie  <jui  lç 


Livre    premier!  '21 

feparoît  de  la  frcquentation  de  chacun ,  lny  fai- 
foit  fiiyr  Siluandre  encore  plus  que  les  au- 
tres :  mais  à  ce  coup  la  nullité  le  contraignit  de 
faliier  Leonide  &  Pans ,  &  de  les  fiiiure  en 
eftant  requis  &  de  l'vn  de  de  l'autre  ,  cuoy 
qu'au  commencement  il  enayaft  d'auoir  con- 
gé auec  quelques  mauuaifes  exeufes.  Mais 
Leonide  qui  l'aimoit  à  caufede  Céladon.,  le 
prefîa  de  forte  qu'il  fut  contrainct  d'aug- 
menter la  trouppe ,  &  Paris  qui  fur  tout  defî- 
roit  de  fçauoir  où  eftoit  Diane ,  luy  deman- 
da s'il  ne  connoilîbit  point  celle  qui  efloit 
affife  auprès  dePhillis  fous  ce  grand  arbre.  Luy 
qui  n'y  auoit  point  encore  pris  garde,  met- 
tant la  main  fur  fes  fourcils  &  s'arreftant  vri 
peu  pour  les  regarder,  refpondit  que  c'eftoit 
Aftrée,  ôdors  reprenant  le  chemin  il  oiiit  que 
Leonide  continuant  le  difeours  qu'elle  auoit 
commencé  auec  Siluandre ,  parloit  de  cette 
forte:  Et pourquoy 5  Berger,  eftes  vous  tant 
ofFenfé  contre  cette  Bergère  ,  encore  qu  elle 
foit  caufe  que  vous  aimez  3  puis  qu'elle  l'efè 
auffi  que  vous  eftes  deuenu  plus  honnefte 
homme  ?  Car  ie  m'affeure  que  vous  m'auoiïe- 
rez  que  l'Amour  à  cette  puiflanced'adioufter 
de  la  perfection  à  nos  âmes  •  s'il  eft  ainfi,  l'obli- 
gation que  vous  luy  auez3nedoit  pas  eftre  pe- 
tite, î'auoiieray  bien  ,  refpondit  le  Berger, 
que  véritablement  ie  croy  que  fans  Phiilis  iç 
a'euffe  ïamais  aimç  3  mais  ie  ne  la:iïeray  de 

B  M  ' 


Zt,         L  A  1 1.  P  A  R.  T  I  E    D*A  S  T%  Z  E." 

dire  qu'elle  eftcaufequeiene  luis  plus  mien  ,' 
que  ic  fers,  &  que  îay  perdu  ma  liberté.  Que 
fi  cette  liberté  ne  fe  peut  acheter  pour  quel- 
que prix  eue  ce  foit^enedois  pas  eftre  plus 
fon  obligé  de  m'auoir  peut-eftre  rendu  vn  peu 
plus  honnefte  homme,  qu'offenfé  contre  elle 
de  ce  qu'elle  m'a  fait  perdre  cette  chère  &  de- 
firable  franchife.  Mais  ne  mettez-vous  point 
en  compte ,  adioufta la  Nymphe,que  vous  ac- 
querrez peut-eftre l'amitié  de  celle  que  vous 
aimez ,  &  pour  vne  fi  belle  entreprife  vne  ame 
bien  née  comme  la  voftre ,  peut-  elle  regretter 
quelque  perte  que  ce  foit,  ou  fe  plaindre  de 
la  penbnne  qui  enefteaufe  r  Vne  ame  bien 
née,  repiiqua-ril ,  ne  fe  peut  louer  de  celle 
qui  eft  caufe  de  la  feruitude  ,  pour  quelque 
efperance  de  bien  quelle  lny  puifTe  donner: 
car  enfin  le  feruice ,  quoyque  plus  ou  moins 
honteux,  eft  toufiours feruice.  D'abord  qu^ 
Lycidas  oiivt  nommer  Phillis  3  il  demeura 
beaucoup  plus  attentif,  mais  quand  il  oùyt 
lafiutte  dudifeours,.  &  des  répliques  du  Ber- 
ger, il  creut  que  véritablement  il  l'aimoit  3  ôc 
ne  fçachant  fi  bien  couunr  fa  ialoufîe  qu'il 
euft  dciiré,  il  ne  fepûtempefcherde  luy  di- 
re :  Et  quoy ,  Berger,  aimez-vous  bien  autant 
cette  Bergère  que  vous  en  faites  femblant? 
Siluandre  qui  fans  penfer  à  Lycidas  auoit  par- 
lé de  cette  forte  àLeonide,  connoiiTant  bien 
que  la  îaloufie  luy  faifoit  faire  cette  deman- 


Livre  premier'  S$ 

de,  ponrle  mettre  plus  en  peine,  nevoulutle 
nier  ny  l'auoiïer ,  mais  luy  dit  feulement. Dit- 
tes-moy,Lycidas5  qu'en penfcz  vous? Ievoy, 
refpondit-il,  tant  de  feintes  par  tout  que 
mon  iugement  feroit  trop  incertain.     Puis 
doneques,  adioufra  Siluandre,  quemesdifll- 
mulations  empefehent  le  iugement  que  vous 
en  pourriez  faire  3  dittes-moyievousfupplie, 
qu'eft-ce  que  vous  en  délirez  :  Mes  defirs ,  ref- 
pondit  Lycidas,  font  fort  peu  confiderables  en 
ce  qui  dépend  de  vous,  de  quilesadionsme 
font  indifférentes ,  de  forte  que  îe  m'en  re- 
mets bien  à  vous  mefme.    Puis  donc ,  conti- 
nua Siluandre,  que  vous  ne  m'en  voulez  dire 
voftre  volonté,  s'il  y  a  quelque  chofe  enmoy 
qui  vous  deplaift  ,  vous  n'en  deuez  aceufer 
que  vous  feul ,  &  le  Ciel  qui  le  veut  ainfi  3  & 
vous  armer  de  patience.   Lycidas  vouloit  ref- 
pondre,  &  peut-eitre  reuft  fait  trop  aigre- 
ment, îiLeonidequilepreuoyoïtneren  enfl 
cmpefché  auec  exeufe  qu'elle  vouloit  oûyr 
ce  que  Phillis  chantoir.carelleen  eftoit  défia 
affez  près  pour  oiiyr  fes  paroles.,  qui  eftoknt 
telles  : 


B 


Hï) 


*4         LaIL   PARTIE   D  A  S  T  R  1 1, 

SONNET 
CONTRE   LA    1ALOVSIE. 

A  M  o  v  r  ne  brusleplus ,  ou  bien  ilhrusli 
en  vain, 
Son  carquois  efi  perdu ,  fès flèches  font  froifées, 
II  afes  dards  rompus,  leurs  pointes  efmoufées^ 
Et  fin  arc  fans  vertu  demeure  dans  fa  main. 

Ou  fans  plus  eftre  Archer  cTvn  méfier  in~ 

certain  _ 
Il  fi  laijfe  emporter  a  plus  hautes pensée  sy 
Ou  fes  flefehes  ne  font  en  nos  cœurs  addrefées] 
Ou  bien  au  lieu  d'amour  nous  bleffent  dt 

defdain. 

Ou  bien  s  il  faicl  aimer,  aimer  ceft  autre 
chofe 
£>ue  ce  nef  oit  iadisy  &  les  loix  quilpropofi 
Sont  contraires  aux  loix  qu'il  nous  donnoith 
tous*. 


Car  aimer  ejr  hayr  ceft  maintenant  le 
mefme, 
Puis  que  pour  bien  aimer  il  faut  ejïre  ialoux; 
Jjjhu  fe  ton  aime  ainfi,  te  ne  veux  plus  qu  on 
m  aime* 


Livre    phimier!  £y 

Siluandre,  qui  auoic  fait  defTeinde  donner 
jutant  de  îaloufie  à  Lycidas  qu'il  luy  feroit 
poflible ,  voyant  que  Phillis  attentiue  à  ce 
qu'elle  charitoi^&Aftréeauxpenfees  que  ces 
paroles  renouuelloient  en  fa  mémoire  ,  ne 
f  renoient  garde  à  Leonide,  ny  à  eux,  s'auança 
courant  vers  elle,  &  fe  îettant  à  genoux ,  &  luy 
furprenant  la  main  la  luy  baifa,  puis  fe  rele- 
liant  laduernt  de  la  venue  de  la  Nymphe  &c 
de  Parii.  Elle  n'eut  loifir  de  fe  courroucer  à 
luy  de  cette  outrecuidance,  parce  que  Leonide 
fe  trouua  fi  proche  qu'elle  fut  contrainte  de  fe 
leuer,  pour  luy  rendre  l'honneur  qu'elle  luy 
deuoit.  A  quoy  Siluandre  la  prenant  fous  le 
bras  la  voulut  aider,  mais  elle  le  repouffa  du 
coude,  voyant  mefme  Lycidas  de  la  com- 
pagnie: ce  qui  ne  fit  vue  légère  bieffure  en 
en  lame  de  ce  Berger  îaloux,  qui  voyant  bien 
que  Phillis  l'auoit  apperceu,  eut  opinion  qu'el- 
le l'euft  repoulTé  de  cette  forte  ,  parce  que 
c  elïoit  en  fa  prefence.  Mais  après  que  les  falu- 
tations  faictes,  &  rendues  d'vn  cofré&  d'au- 
tre, chacun  eut  pris  place  fous  ce  grand  arbre. 
Siluandre  qui  auoit  refolu  de  donner  cette 
îournée  à  la  ialoufie  de  Lycidas ,  fe  remettant 
à  genoux  deuant  Phillis  :  Et  bien ,  belle  Bergè- 
re, luy  dit-il ,  îufques  à  quand  ordonnez- vous 
que  nofire  guerre  dure  ?  quel  terme  auez-vous 
eftably  à  mes  feruices  ?  combien  de  temps  en- 
core prendrez-vous  plaifir  aux  trauaux  que 


z6  La  II.  partie  d'Astrer 
vous  me  faie"les  foufRir?  Il  ne  fera  pas  taay 
pour  le  moins  fi  l'endure  la  peine ,  fi  ie  fers, 
de  fi  vous  mefunnontez,  que  vous  foyez  en- 
tièrement exempte  de  trauail&i  defoliatude: 
car,  ou  vous  employerez  contre  moy  tous 
vos  artifices,  toutes  vos  armes,  &  toutes  vos 
forces,  ou  fans  doute,  la  victoire  demeurera 
mienne.  Phillis  qui  entendoit  bien  que  ce 
Berger  vouloit  parler  de  la  gageure  qu'ils 
auoient  fai&e,  à  qui  fe  feroit  mieux  aimer  à 
Diane ,  receuoit  ces  paroles  comme  elles 
deuoicnt  eitre  entendues:  mais  Lycidas  qui 
penfoit  que  cette  gageure  n'auoit  efté  înuen- 
tée  que  pour  couunr  leur  affection,  les  pre- 
noit  tout  autrement  qu'elle  ,  dequoy  elle 
s'apperceut  aifément  ,  îettant  à  tous  coups 
les  yeux  fur  luy,  &  pour  luy  ofier  cette  opi- 
nion, refpondit  a  Siluandre  de  cette  forte: 
T3erger,  Berger,  fouuenez-vous  que  fi  mon 
ennemy  eftoit  tel  qu'il  me  falluit  pour  le 
vaincre  y  rapporter  tant  de  peine ,  &  luy 
oppofer  tant  d'efforts,  il  ne  vous  reffembie- 
ro:t  point,  &  ce  ne  feroit  pas  contre  Siluandre 
que  faurois  fait  la  gageure  dont  vous  voulez 
parler ,  car  contre  luy  il  me  fuffit  de  dire  ;  le 
veux  vaincre.  Siluandre  qui  reconnut  bien 
le  deiTein  de  Phiilis,  pour  le  contrarier,,  luy 
reipondit  :  Perfonne  ne  peut  ignorer  ce  que 
vou.pouuez,  mais  Siluandre  en  fera  encore 
moins  ignorant  que  tous  les  autres  Bergers 


Livre    premier  ^7 

de  Lignon,  puis  qu'il  a  fî  fouuent  reflenty 
les  effc6b  de  voftrc  beauté.  Si  cela  eit,  ré- 
pliqua la  Bergère,  il  vous  cil  donc  aduenu 
comme  à  ceux  qui  s'éblouifTent  au  Soleil,  fans 
que  le  Soleil  s'en  apperçoiue.  Ah  !  refpondit 
incontinent  le  Berger,  qui  void  le  Soleil  de 
vos  yeux,  &  volontairement  ne  s'y  éblouyt 
comme  moy,  n  eft  pas  digne  de  le  voir.  le  ne 
fçay  adioufîa  Phillis,  rougirTant  de  ces  paroles, 
quel  peut  eftre  voitre  deiTein  en  me  parlant 
de  cette  forte ,  mais  îe  fuis  bien  affeurée  que 
nofire  MaiitrefTe  fera  aduertie  de  vos  fein- 
tifes,  &:  parce  que  c'eit  dans  peu  de  iours  que 
nous  deuons  receuoir  l'ArreiT:  de  npftre  ga- 
gcure>ie  m  affeure  que  ces  paroles  vous  coûte- 
ront cher,  &  que  vous  fçaurez  combien  eft 
cuifante  vue  trop  tardiue  repentance .  Ne 
croyez  point,  dit-il,  Bergère,  que  iamais  ie  me 
repente  de  vous  auoir  affeurée  de  l'affe&ion 
que  ie  vous  porte,  puis  qu'au  contraire,  ie 
dois  auoir  plus  de  regret  d'auoir  fî  longue- 
ment vefeu  fans  le  vous  auoir  déclaré  ,  que 
ie  ne  dois  craindre  de  mal  de  ce  dent  vous 
me  menacez.  Phillis  connoiiïbit  bien  qu'il 
femocquoit,  ôcAftrée  aufîi,  mais  cela  ne  la 
pouuoit  fatisfaire  pour  le  foupçon  que  telles 
paroles  faifoient  Viaiftre  en  Lycidas:  qui  ce- 
pendant confîderant  la  peine  où  elle  en  eiloit, 
fe  fortifîoit  toufîours  dauantage  en  fon  opi- 
nion. Enfin  elle  luydit:  le  penfe ,  Siluandre, 


iS  La  II.  Partie  d*Astree.\ 
que  c'eft  par  gageure  que  vous  me  voulez  dé- 
plaire en  me  tenant  ces  paroles  ,  ou  bien  que 
vous  les  venez  eftudier  icy  pour  les  fçauoir 
mieux  dire  quand  vous  ferez  auprès  de  voiîre 
Maiftreffe.  Si  cela  eftoit -,  interrompit  Aftrée, 
il  vaudroit  mieux  que  tout  à  fait  il  vous  parlai! 
comme  fi  vous  efliez Diane,  que  non  pas  de 
vous  entretenir  par  perfonne  empruntée.  Ce 
m'eit  tout  vn,refponditSiluandre,  pourueu 
que  ie  luy  faffe  entendre  la  qualité  de  mon 
affe&ion,  &  lors  qu'il  s'y  preparoit  :  le  vous 
coniure,  dit  Phillis,  par  la  perfonne  du  monde 
que  vous  aimez  le  plus ,  de  me  laiffer  en  repos, 
&  que  vous  vous  contentiez,  que  ie  fçayplus 
devoftre  affection  que  vous  ne  m'en  fçauricz 
dire.  Lesadiurations,  dit-il  3  font  trop  fortes 
pour  y  contreuenir,  &la  déclaration  que  vous 
me  faites,  trop  auantageufe  pour  ne  m'en 
contenter-,  c'eft  pourquoy  ie  me  tairay  puis 
que  vous  le  voulez  ainiî.  Vous  m'obligerez  en 
cela  ,  dit  la  Bergère,  car  ie  ne  puisfouffrir  vos 
paroles,  &  plus  encoresfî  faifant  voftre  deuoir 
vous  allez  aider  à  Diane  que  i'ay  biffée  bien 
empefehée  à  la  porte  de  fa  cabane,  après  Flo- 
rette  fa  chère  brebis,  qui  fe  meurt.  Si  vous  me 
le  commandez,  répliqua  Sjluandre,  &  que 
vous  vueilliez  auoir  foing  8e  mon  troupeau 
iufques  à  mon  retour,  ie  leferay.  S'il  ne  faut 
que  cela,  dit  Phillis,  ie  vous  le  commande,  &: 
veux  bien  prendre  garde  au  troupeau  fur  k* 


-    Livre    premier.  2.9 

quel  vous  vous  excufcz.  Lors  Siluandre  com- 
me s'il  n'euft  ofé  contreuenir  à  ce  quelle  luy 
ordonnoit ,  après  auoir  fait  vne  grande  reue- 
rence  à  la  Nymphe  ,  &  à  Pans,  6c  puis  à  toute 
la  troupe,  s'en  alla  courant  où  eitoit  Diane, 
taillant  Phillis  la  plus  contente  du  monde  de 
fon  départ ,  &  au  contraire  Lycidas  le  plus  ja- 
loux Berger  de  tous  ceux  de  cette  contrée. 
Car  encore  que  les  difeotrs  de  Siluandre  luy 
euffent  dépieu,  fi  efVce  que  les  inquiétudes 
qu'il  remarquait  en  Phillis,  luyeftoient  bien 
plus  cuifantes:  mais  le  commandement  de  la 
coniuration  qu  elle  luy  auoit  faifte  par  la  per- 
fonne  qu'il  aimoit,  rbffençoient  bien  dauan- 
tage  :  mais  quand  il  fe  reprefentoit  qu  elle 
auoit  receufes  brebis  en  garde,  cette  action  le 
touchoit  au  cœur  encore  plus  viuement,  & 
toutesfois  la  pauuie  Bergère  auoit  mieux  aimé 
prendre  cette  peine ,  que  de  fouffrir  dauantage 
les  paroles  qu'elle  penfoit  eftre  tant  ennuyeu- 
fes  à  Lycidas.  Voila  comme  quelquesfois  nos 
deiTeins  ont  des  effects  tous  contraires  à  nos 
intentions. 

Cependant  Siluandre  approchant  de  la  ca- 
bane de  fa  Bergère,  vit  que  Phillis  ne  luy  auoit 
point  menty  :  car  Diane  eftoit  afiife  en  terre, 
&  tenoit  fa  cherc  brebis  en  fen  giron,  comme 
fi  elle  euft  efté  morte.  Quelquesfois  elle  luy 
fbuffloit à  la bouche,&:dautresfois luy  mettoit 
dufel  dedans,  mais  fans  effecl:,  parce  qu'elle  ne 


\6  La  II.  partis  b'Astkee" 
reuenoit  point  fi  toit  de  fon  aiToupifTement^ 
quelle  ne  retombait  comme  elle  eitoit  enter- 
re, après  auoir  tourné  longuement,  dont  la 
Bergère  eftoit  fort  '  en  peine,  pource  que 
c  eitoit  celle  qu'elle  aimoit  le  plus.  Et  lors 
quelle  en  eitoit  plusdefefperée,  &que  peut- 
eitre  elle  accufoit  quelquvne  de  fes  voifînes 
de  fbrtilege,  &  de  l'auoir  regardé  de  mauuais 
œil ,  Siluandre  s'enîpprocha ,  &  après  falloir 
Cdùée,  il  luy  demanda  ce  qu  elle  faifoit  en  ter- 
re :  Vous  le  pouuez  voir,  luy  dit-elle ,  Gins  que 
ie  le  vous  die  5  iivous  regardez  en  quel  eitat 
eft  machcreFlorette.  LeBerger  fe  mettant 
lors  a  genoux,  la  confidera  attentiuement, 
puis  luy  toucha  les  oreilles,  luy  regarda  la  lan- 
gue deffus  &  deflbuSjla  leua  fur  les  pieds,  &  en 
fin  luy  boucha  les  nazeaux  auec  les  doigts 
pour  l'empefcher  de  refpirer  :  mais  foudaïn 
qu'il  la  laiilà  en  liberté  après  auoir  à  demy 
eiternué,  elle  recommença  fes  tours,  &:  ks 
continua  iufques  à  ce  qu'elle  fe  laiiîa  choir. 
Siluandre  alors  ayant  bien  reconnu  fon  mal, 
fe  tournant  tout  îoyeux  vers  Diane  :  Ne  vous 
fafchez  point ,  luy  dit-il,  ma  belle Maiitreifc, 
vofere  chère  Florette  fera  bien  toft  guene,  de 
fon  mal  ne  procède  point  de  fortilege ,  mais 
pluftoft  de  l'ardeur  du  Soleil,  qui  luy  ayant 
offenfé  le  cerneau,  d'où  procède  la  fource  des 
nerfs ,  luy  donne  ce  mal ,  que  nous  nommons 
Auertin.  Le  temps,  fans  doute,  la  guenroit 


Livre    premier..  31 

fins  autre  remède,  mais  parce  qu'elle  langui- 
roit  trop,  fi  vous  me  donez  le  loifïr  îe  connois 
vue  herbe  3  &  l'en  ay  veu  dans  ce  pré  le  plus 
proche,  qui  pour  certain  la  rendra  faine  incon- 
tinent. Comment,  rcfpondit  la  Bergère,  toute 
ioyeufe  de  ces  bonnes  nouuelles, fi  îe  vous  don- 
neray  ce  loifïr  \  n'en  doutez  nullement,  elle 
m'efi  trop  chère  pour  ne  rechercher  fa  gueri- 
fon  par  tous  les  moyens  qu'il  me  fera  poffible; 
pour  vous  en  rendre  preuuc,ie  veux  aller  auec 
vous  pour  en  cueillir  &  recônoiftre  cette  herbe, 
afin  de  vous  exempter  de  cette  peine,  fi  1  en  ay 
affaire  vne  autrefois.  le  receuray ,  dit-il,vn  dou- 
ble contentement  fi  vous  venez:  l'vn  de  vous 
rendre  cet  agréable  feruice,  attendant  que  ma 
fortune  me  donne  les  moyens  de  vous  en  faire 
vn  meilleur  :  &  l'autre  d'eflre  auprès  de  vous, 
qui  eft  bien  le  temps  le  mieux  employé  de 
toute  ma  vie.  A  ce  mot  laiffant  cette  brebis  en 
garde  de  ceux  qui  eftoient  en  fa  cabane ,  ils 
vont  cueillir  cette  herbe,  non  pas  que  durant 
le  chemin  Diane  ne  rçmerciafl:  le  Berger  de  la 
bonne  volonté  qu'il  luy  faifoit  paroiftre  :  Et 
parce  que  Siluandre  en  la  venant  trouuer, 
auoit  remarqué  par  hazard,le  lieu  où  cette  her- 
be eftoit;  il  en  trouua  incontinent,  &en  ayant 
amatTé  vne  bonne  poignée  la  pila  entre  deux 
cailIoux,&  s'en  retournant  en  preflaleius  auec 
les  deux  mains  dans  les  oreilles  de  la  brebis, 
qui  ne  Teuftphifioft  bien  auant  dans  l'oreille 


]£         Lï    fi.  PARTIE     d'AsTRe£ 

qu  elle  fc  leua  fecciiant  vn  peu  la  telle,  &  après 
auoir  eflernué  deux  ou  crois  fois  fe  print  à 
beeler  comme  fi  elle  euil  appelle  fes  com- 
pagnes, &puis  commença  de  baiffer  le  nez 
contre  terre  pour  cercher  a  manger  ?  mais  Sil- 
uandre  la  prenant  fur  fon  col  la  remit  en  fon 
eflable,  &  dit  à  Diane,  quelle  ne  la  biffait 
point  fortir  de  tout  le  îour,  parce  qu'encore 
que  ce  mal  en  quelques-vnes  procédait  quel- 
quesfois  des  herbes  qui  les  enyurent ,  toutes- 
fois  que  le  mal  de  la  fienne  à  ce  coup  n  eiloit 
caufé  que  du  Soleil  ,&c  qu'il  falloit  empefcher 
qu'elle  n'en  fuit  pas  fi  toit  retouchée.  Diane 
ne  fe  contentant  pas  d'auoir  veu  laguenfonde 
fa  chère  brebis,  &  de  connoiitre  ï herbe  de 
veuë,  voulut  encore  fçauoir  le  nom.  Elle  a 
diuers  noms ,  refpondit  Siluandre,  quelques- 
vns  lappellent  Orual ,  d'autres  la  Toute-bon- 
ne, &  nos  Myres  Scarlée:  mais  pourquoy 
n'auez-vous  autant  de  cunoiîté  de  conferuer 
tout  ce  qui  eil  à  vous?  Quand  îevoy  le  mat 
apparent,  dit-elle,  de  ce  qui  non  feulement  eft 
mien,  mais  à  qui  que  ce  foit,  1  en  donne  le  re- 
mède le  plus  prompt  que  ie  puis.    Pleuit  à 
Dieu,  refpondit  le  Berger,  que  vous  miTiez 
auffi  véritable  que  fefpreuue  que  vous  elles  le 
contraire:  Il  ne  faut' pas,  répliqua  Diane  en 
fouf-nant5que  vous  effaciez  l'obligation  que 
ie  vousay  pour  le  falut  de  ma  chère  Florette, 
en  rn  irnuriant  de  cette  forte,  6c  vaut  mieux 

que 


Livre    premie£  35 

ime  nous  allions  chercher  mes  compagnes,  qui 
fans  douce,  feront  en  peine  de  moy.  A  ces 
dernières  paroles,apres  auoir  ramailë  ion  trou- 
peau, elle  le  chaiîadu  coite  du  carrefour  de 
Mercure,  plus  aife  de  la  guenfon  de  fa  brebis 
quelle  ne  le  pouuoit  dire,  ôc  par  le  chemin  elle 
apprit  que  Leonide  &  Paris  effoient  auec  les 
Bergères  quelle  cherchoit,&  peu  après  elle  les 
vit  tous  quivenoient  droit  à  elle,  parce  que 
Pans  eftant  en  peine  du  déplaifir  de  Diane, 
auoit  efté  caufeque  toute  la  troupe  s'achemi- 
noit  vers  elle,  pour  effayerfi  on  pourroit  don- 
ner quelque  fecours  au  mal  de  fa  brebis  :  Mais 
lors  qu'ils  la  virent  deloing,  ils  s'arrefterent, 
penfans  oivqu'elle  fuit  guérie,  ou  morte,  &  de 
fortune  ce  fut  îuftement  au  carrefour  de  Mer- 
cure, où  quatre  chemins  venoicht  aboutir:  ôc 
parce  que  la  baze,  fur  laquelle  le  Terme.de 
Mercure^  s'efleuoit,  eftoit  rehauffée  de  trois 
degrez,  ils  suffirent  tout  à  l'entour,  &  iettant 
la  veuë qui  deçà  qui  delà,  Leonide  apperceut 
venir  du  cofté  de  Montverdun  deux  Bergers 
&vne Bergère,  qui  fembloient  n'élire  gueres 
d'accord,  parce  que  ks  adtions  qui  fe  faifoient 
des  bras  &  de  tout  le  refte  du  corps  môtroient 
bien  qu'ils  difputoicnt  auec  paillon:  mais  fur 
tout  la  Bergère  les  repouffoit  &  efloignoit  d'el- 
le, tantoft  l'vn,  tantoft  l'autre,  fans  les  vou- 
loir efeoutèr.  Quelquesfois  ils  s'arreftoient^ 
la  retenoient  par  fa  robbe, comme  s'ils  i'euiTciK 
z.Part.  G 


34  La  IL  partie  d'Astrel 
voulu  foire  iuge  de  leur  différent  ,  mais  elle 
tout  à  coup  frappant  de  force  des  mains  fur  les 
deux  coilez  de  fa  robbe  qu'ils  tenoiert  ,  la  leur 
faifoit  lafeher,  &  puis  s'enfuyoit  iufques  à  ce 
qu'ils  l'euilent  atteinte.  Etn'eufi  cité  que  quel- 
quesfoisils  fe  iettoient  à  genoux  deuant  elle, 
d'autres -foisluy  baifoient  les  mains  auec  foub- 
million  pour  la  retenir,  onenit  iugé  à  fa  fuitte 
qu'ils  luy  vduloient  faire  quelque  force.  Et 
pource  qu'ils  s'approchoient  du  carrefour, 
fans  fe  prendre  garde  de  laboiine  compagnie 
qui  y  eftoit,  Leonide  les  montra  à  toute  la 
trouppe,  pour  feauoir  s'il  y  auoit  perfonne  qui 
les  reconnuit.  le  les  ay  veu  bien  fouucnt, 
refpondit  Lycidas ,  ils  fe  tiennent  dans  le  ha- 
meau plus  proche  de  Montverdun  ,  encores 
qu'ils  nef  oient  pas  originaires  de  ce  lieu  la, 
mais  eftrangers  que  la  fortune  de  leurs  pères  a 
contraint  de  fe  venir  loger  en  cette  contrée ,  &: 
fî  vous  vifks  iamais  vne  beauté  nailTante,  don- 
ner vne  grande  efperance  de  perfection,  il 
faut  que  vous  voyez  le  vifage  de  la  Bergère: 
que  il  vous  pouuez  faire  en  forte  qu'ils  vous 
racontent  le  durèrent  qui  efi  entr  eux  ,  îe 
nïaiïeure  que  vous  pafferez  agréablement  le 
refte  du  uur-  car  ils  font  tous  deux  amoureux 
de  cette  Bergère,  &:  elle  qui  eft  offenfée  contre 
tous  deux,  ne  veut  ny  de  l'vn  ny  de  l'autre.  le 
me  rencontray  il  y  a  quelque  temps  de  Tau- 
Cj£  collé  de  Lignon,  en  lieu  où  l'ouys  de  leur 


Livre    primiez  $] 

bouche  mefme  leur  difpute,  qui  félon  mcn 
iugcmeîit  n'eft  pas  petite. LaBergere  s'appelle 
Celidée ,  &  ce  Berger  qui  eft  plus  grand,  &  que 
vous  voyez  à  main  droite,  fe  nomme  Tha- 
myrey&  l'autre  Calidon.  A  peine  Lycidas 
auoit  finy  ces  paroles  que  ces  étrangers  fu- 
rent fi  proches,  que  chacun  peut  remarquer  à 
voir  Celidée  5  que  Lycidas  auoit  dit  la  venté, 
parce  que  l'efclat  de  fon  vifage  eftoit  iî  grand, 
qu'il  attiroitles  yeux  de  chacun,  &  quoy  qu'il 
y  eu  il  quelque  défaut  en  fa  beauté ,  on  m- 
geoit  bien  que  le  temps  y  rapporteroit  la  per- 
feclion  neccifaire.  Cependant  que  chacun  s'a- 
mufoit  à  la  confiderer,  Leonidedefirsufe,  à 
caufede^  paroles  de  Lycidas,  de  fçauoir  leur 
différend  s'auança  vers  elle,  &  après  l'auoir  fa- 
liiéc,  la  pria  au  nom  de  toute  la  trouppe,  de 
s'aifeoir  fur  les  degrez  du  Terme,  pour  y  palier 
vue  partie  du  chaud,  fous  l'ombre  des  Sico- 
mores  qui  eftoient  plantez  aux  quatre  coftez 
des  chemins  :  elle  qui  eftoit  courtoife,  &  qui 
f  ;auoit  bien  le  refpe cl  qu'elle  deuoit  à  la  Nym- 
phe, &  qui  outre  cela  eftoit  bien  ayfe  d'euiter 
les  importunitez  des  deux  Bergers,  obéit  li- 
brement à  la  volonté  de  Leonide,&  lors  qu'ils 
vouloicnt  prendre  leurs  places ,  Diane  arri- 
ua  ,  gui  embraifée  parla  Nymphe,  &f  faliiée 
de  Par;s,  fe  mit  parmy  cette  bonne  compa- 
gnie. Lycidas  cependant  qui  nepouuoit  fup- 
porter  Siluandre  auprès  de  Phillis,  le  voyant 

C    îj 


\6  LÀ  II.  partie  d'Astrée: 
reuenu,  fc  déroba  de  la  trouppe  fans  qu'on  s'en 
prinft  carde,  &  s'enfonçant  dans  lebois,  s'en 
alla  feul  entretenir  fes  triftes  penfées.  Et  lors 
Leonide  ayant  fait  aiTeoir  Celidée  auprès  d'el- 
le ,  &:  Aftrée  de  l'autre  cofté,  Diane  fe  mit  près 
de  l'efrrangere,  &  Pans  auprès  d'elle  :  &  parce 
que  Phiilis  auok  pris  place  au  cofté  de  la  tnfte 
Aftrée,  Siluandre  demeura  debout  auec  Tha- 
myre  ScCahdon,  d'autant  que  s'ils  fe  fuffent 
affis  autour  du  Terme,  ils  euffent  tourné  le 
dos  à  ces  belles  Bergères,  &neuffent  pas  eu  le 
bien  de  les  voir,  d'autant  que  ce  cofté  là  eftoit 
trop  eftroit:  Pans  &  Phiilis  eftoient  en  partie 
aflisfur  les  coftezqm  tournoient,  mais  ils  ne 
laiilbient  de  voir  &  parler  aux  autres  en  fe 
panchans  quelque  peu.  Eflans  de  cetre  forte 
arrangez,  la  Nymphe  qui  connoiiïbit  bien  que 
lahonte  empeïchoit  Celidée  de  parler,  afin  de 
la  raifenrer,  rompit  de  cette  forte  le  filence. 
Encore,  belle  Celidée,  que  de  veuë  vous  ne 
fuiriez  point  connue  de  nous,  fi  eft-eeque  le 
bruit  de  voftre  beauté  n'a  pas  laiiîé  de  venir 
iufques  à  nos  oreilles,  nous  donnant  la  curiofi- 
té  de  fçauoj'r  qui  vous  eftes,&  quelle  eft  voftre 
fortune  :  Lycidas  nous  a  appris  en  partie  le 
différent  qui  peut  efrre  entre  vous  &  ces  deux 
gentils  Bergers,  mais  parce  qu'il  y  en  a  qui  le 
racontent  de  diuerfe  façon,  nous  ferions  bien 
ânes  d'en  fçauoir  la  venté  par  voftre  bouche 
rnefme.  Madame, jxfpondit  l'eftrangere,vou$ 


Livre    premier'  37 

auez  trop  de  courtoifie,  de  vouloir  prendre  la 
peine  d'efcouter  l'hiftoire  de  nos  diiTentions,  & 
fi  en  cela  ie  connoifîbis  qu'il  y  allait  de  vofïre 
feruice,  ie  le  ferois  librement,  encore  que  ce  ne 
feroit  pas  fans  peine  pour  ledéplaifïrque  me 
rapporte  la  fouuenance  des  chofes  paifees: 
mais,  grande  Nymphe,  cela  n'eftant  pas,  ie 
vousfupplie  de  m'en  décharger,  &  permettre 
que  Ion  vous  entretienne  de  quelque  meilleur 
difeours.  Madame ,  interrompit  incontinent 
Calidon,  ayez  agréable,  puis  que  cette  Bergère 
ne  daigne  tourner  fes  penfées  fumons,  que  ie 
vous  raconte  ce  que  vous  auez  deiïré  fçauoir 
d'elle,  &  veux  bien  que  ce  foit  en  fa  prefence,  & 
en  celle  de  Thamyre;afin  qu'ils  me  démentent 
fuc  ne  dis  la  vérité.  Grande  Nymphe ,  dit  in- 
continent Thamyre,  d'autant  quei'ay  le  plus 
grand  întereft  en  cet  affaire,  il  eft  plus  raifon- 
nable  que  vous  l'oyez  de  ma  bouche.  Si  cela 
eftoit,  adiouflaCelidée,  ceferoit  àmoy  à  par- 
ler, puis  que  vous  elles  tous  deux  coniurez 
contre  moy.  Cela  n'eft  pas  raifonnable,  dit 
Calidon:  car  fî  vous  efres,  ô  belle  Celïdée, 
contre  nous  deux,  nous  ne  laiflbns  pas  d'eftre 
tous  deux  à  vous.  Et  quant  àThamire,  il  fçaic 
bien  que  fi  celuy  à  qui  Ton  fait  le  plus  de  tort* 
doit  auoir  lapermifllon  de  fe  plaindre,  c'eft  à 
moy  à  vous  dire,  ô  grande  Nymphe,  l'extrême 
offénfeque  Ton  me  fait,  puisque  la  belle  Ce- 
lidée  m'offenfe  en  me  r efufànt,  &  Thamire  mç 

C    hj 


38      La  II. Partie    d'Astrpe," 
voulant  rauir  ce  que  l'Amour  m  bidonne,  Si 
que  luy-mefme  ma  donné.  Si  vous  confériez, 
refpondit  Thamire,que  celuy  doit  parler  à  qui 
Ton  fait  plus  de  tort,  laiffez  parler  Thamire, 
qui  fe  plaint  de  Celidée ,  comme  de  celle  qm 
l'ayant  aiméjnelaime  plus,  ôcdeCalidon, 
comme  la  perfonne  du  monde  qui  luy  eft  la 
plus  ob1igée,&  la  plus  ingrate.  Et  moy,  répli- 
qua Celidée ,  ie  me  plains,  grande  Nymphe, 
d'élire  la  butte  des  importunitez  de  tous  les 
deux,  &  qu'il  femble  qu'Us  ayent  fait  deffein  de 
me  voir  plufloft  morte  que  de  me  laiiTer  en  re- 
pos: de  forte  que  fi  le  plus  mterefle  doit  eitre 
celuy  a  qui  l'on  doit  permettre  de  parler,qu'ils 
fe  taifent  feulement ,  &  me  laiflent  la  parole  li- 
bre. Cette  difpute  eut  duré  longuement  entre 
eux  ,fîLeonide  en  fouf-nant  n'y  cuit  mis  fin: 
mais  leur  ayant  impofé  filence  ,  elle  leur  pro- 
pofa  que  puis  qu'ils  ne  pouuoienc  élire  d'ac- 
cord à  qui  feroit  le  premier,  il  eftoit  à  propos 
de  le  tirer  au  fort.  Sur  quoy  chacun  ayant  mis 
fon  gage  dans  le  chappeau  de  Siluandre,  ils  fu- 
rent tirez  par  Leonide  :  le  premier  fut  celuy  de 
Thamire ,  l'autre  de  Calidon ,  &  le  dernier  de 
la  Bergère:  ceft  pourquoy  chacun  iettant  ks 
yeux  fur  Thamire ,  après  vne  grande  reueren* 
ce,  il  commença  de  parler  âinû  : 


Livre    premier^  59 


HISTOIRE    DE    CE  L  IDEE, 

T  H  A  M  Y  R  E      ET     CaLYDON. 

PVis  qu'il  a  pieu  au  grand  Tantatcs,  de 
m'cllire  peur  vous  raconter  les  diflen- 
nens  qui  font  entre  nous  3  ieprotefte  qu'enco- 
ics  que  ce  Toit  la  couiîume  des  personnes  in- 
terellées  5  de  ne  dire  que  ce  qui  eft  à  leur 
aduantage ,  le  ne  celeray  ny  ne  déguiferay  rien 
de  la  venté,  à  condition  qu'il  me  fera  permis 
par  après  d'alléguer  a  part  mes  raifons,  quand 
chacun  aura  déduit  lesiiennes.  Sçachezdonc, 
grande  Nymphe,  qu'encores  que  nous  foyons 
Calydon  &  moy  demeurans  dans  ce  proche 
hameau  de  Montverdun,  nous  ne  fommes  pas 
toutesfoisde  cette  contrée,  nos  pères  &:  ceux 
d'où  ils  font  defeendus,  font  de  ces  Boyens, 
qui  iadis  fous  le  Roy  Belouefe  fouirent  de  la 
Gaule,  &  allèrent  chercher  nouuelles  habita- 
tions de  la  les  Alpes,  &:  qui  après  y  auoir  de- 
meuré pluiîcurs  fiecles,  furent  en  fin  chaffez 
par  vn  peuple  nommé  Romain  hors  des  villes 
bafties  Se  fondées  par  eux,  &r  parce  cjiriî  y  en 
eut  vne  partie;qui  efbns  priuezde  leurs  biens, 
s'en  allèrent  outre  la  foreft  Hircinie  ,  où  les 
Boyens  leurs  parcns&  amis  s'efloienr  eitablis 
du  temps  de  S 'goueze  5  &  d'autres,  cho;lîrcnr 
pkïitoil  ce  reueair  en  leur  ancienne  patrie; 

C     UÏ) 


40  La  IL  partie  d'Astrel 
nos  ancef  très  rcuindrcnt  en  Gaule ,  &  en  fin 
par  mariage  fe  logèrent  parmy  lesSegufîcns, 
Or,  fage  Nymphe,  ie  vous  ay  voulu  faire  en- 
tendre cecy3  afin  que  vous  puifiiez  mieux  îu- 
ger  quelle  doit  eftre  l'amitié  de  Calidon  &  de 
moy  3  puis  qu'eftans  tous  deux  Boyens3  tous 
deux  parens3&i  tous  deux  dans  vn  pays  eftran- 
ger3  il  y  auoit  pluiïeurs  occafions  qui  nous  cofltt- 
uioientà  nous  aimer.  Aufli  l'auoùeray  libre- 
ment que  le  lay  toujours  affectionné  comme 
mon  fils  :  îe  puis  vfer  de  ce  no  m3  puis  que  le  luy 
ay  rendu  les  afliftâces  &  offices  dVn  bon  pere3 
l'ayant  ncurry  &  efleué  auffi  foigneufemét  que 
l'amitié  de  foxi  pere,qui  eftoit mon  oncle, l'euit 
pu  délirer  de  moy3lors  qu'il  eftoit  encore  fi  en- 
fant qu'il  nepouuoit  auoir  prefque  conoiflànce 
du  bien  nydumal.  Cette  belle  Celidée  efloit 
nourrie  tout  auprès  de  ma  cabane,  par  la  fage 
Cleomene,  5c  quoy  qu'elle  fuft  en  aage  cù  il 
n'y  auoit  pas  apparence  qu'elle  pûit  donner  de 
l'Amour  (  car  elle  n'auoit  pas  encore  atteint  la 
neufiefme  année) fi  faut-il  que  l'auoiïe  que  Ces 
actions  enfantines  me  pleurent,  &  que  dés  lors 
me  fentât  touché  d'vne  façon  inaccoutumée, 
iemeplaifoisà  fes  propos,  &  aux  petits  jeux 
qu'elle  faifoit  :  de  fonc  qu'encores  que  1  euiTe 
vn  fiecle  pour  le  mollis  plus  qu'cllede  ne  hiSbis 
de  me  louer,  comme  fi  i'euffé  elle  de  fon  aage  : 
Çôbien  de  fois  luy  ay-  le  fouhaitté  en  ce  temps- 
là  ^nquâte  ou  foixâte  Limes  de  celles  qu'il  me 


Livre  primiu!  4Ï 

fembloit  auoir  trop  pour  elle ,  &  elle  trop  peu 
pour  moy  ?  &;  combien  de  fois  voyant  qu'il 
eftoit  împoflîble  ,  &  que  fon  aage  venoit  à 
pied  de  plomb  3  &  le  mien  s'en  alloit  à  tire 
d'aillé,  ay-ie  voulu  me  retirer  de  cette  vai- 
ne affeftion  ?  mais  ne  lepouuant  faire ,  6c  vne 
lune  s'efcoulant  après  3quoy  que  trop  'lente- 
ment félon  mes  fouhaits,  elle  paruint  enfin 
iufques  à  laage  de  dix  ans ,  qu'elle  commença 
de  donner  vne  fi  grande  efperance  de  fabeauté 
que  îe  n'auois  plus  de  honte  d'aimer  vn  en- 
fant, fepouuantdiredés-lors  la  pi  us  belle  fille 
du  hameau  :  ie  me  reflbuuiens  que  fur  ce  fuiet 
ie  fis  ces  vers: 


SONNET 
D'VNE   IEVNE   B  E  A  V  T  E' 

/~\  Velle  Aurore  iamais  d'vn  beau  iour 
V^,^        deuancierey 
Euft  U  (èwplusjemé  de  rafes  rjr  de  lys  ? 
Ou  quels  nouueaux foleils  de  rayons  embellis, 
Furent  iamais  fi  beaux  commançant  leur  car* 
riere  ? 

Des  qu'on  ta  veu paroijlre  aux  rays  de  ta, 
lumière, 
Totts  les  autres  foleils fqudainfQnt  défaillis  >     j 


4i       LaII.Paktie   d  AsTKi.il 
Ou  près  d'eux  pour  le  moins  demeurent J/pallis, 
Qu'ils  ne  retiennent  rien  de  leur  clarté  pre- 
mière. 

Jïuelfra  le  Mïdy  ctvnjîbel  Orient  ? 
Iepreuoy  dés  icy  que  le  Ciel  tout  riant  ^ 
Et  qui  ne  vit  iamais  <vne  ^Aurore  fi  belle , 

Se  promet  dyen  brufter  les  hommes  &  les 
Dieux  : 
t^émour  ou  rends  fon  cœur  an/si  doux  que  fa 

yeux, 
Ou  nos  yeux  ou  nos  cœurs  infenjibles pour  elle. 

Et  parce  que  ie  preuoyoïs  bien  que  cette 
beauté  feroit  veiïe  de  plnïîeurs ,  &  que  mon 
cœurneferoitpasle  feul  qui  en  brufleroit  de 
defir  3  ie  m  e  refolus  d'occuper  pour  le  moins  le 
premier  fon  ame,  {cachant  bien  qu'il  y  a  dou- 
ble difficulté  de  paruenir  en  vn  lieu  fî  difficile 
de  fby-mefme  5  &  qu'il  nous  eft  deffendu  par 
quelqu'vn  qui  le  tient  comme  fien*.  confide- 
rant  que  fon  aage  n'eitoit  encore  capable  dVne 
ferieufe  affection,  l'ciïayay  de  la  gagner  par  des 
actions  enfantines,  iuy  parlant  toutesfois  d'A- 
mour ,  de  paiTion ,  de  defir ,  &:  de  flamme  : 
Non  pas  que  ie  cr enfle  qu'elle  en  pûtreffen- 
tir  enecres  quelque  chofe,  mais  pourl'acco- 
uVimer  feulement  a  ces  paroles ,  qui  offencent 
ordinairement  dauantage les  oreilles  des  Ber- 


L  I  V  R  E   V  R  E  M  I  E  R.'  4$ 

gères  ,  que  les  cffcCts  mefme.  le  continuay 
cette  vie  plus  dVn  an.;  durant  lequel  toutesfois 
ieluy  defrobois  quelque  baifer,  quelquesfois 
ie  luy  mettois  la  main  dans  le  fein  feignant  de 
me  îoiier  afin  que  cette  couftume  me  feruiil  à 
l'aduenir  prefque  comme  dvne  polie  filon.  Et 
{ans  mentir  ,  grande  Nymphe,  ie  ne  trauaillay 
pas  en  vain  :  car  eflant  paruenue  en  laage  de 
onze  ans, elle  commença  de  m'aimer,ce  difbir- 
elle ,  comme  fon  père,  &:  augmentant  de  iour 
à  autre.elle  me  iuroit  qu'elie  m'aimoit  plus  que 
ion  père  ny'que  fon  frère,  de  enfin  auant  que 
les  douze  ans  fuffent  accomplis ,  elle  m'aimoit 
plus  que  tout  ce  qui  eftoit  au  monde.  Et  quand 
îelapreifois,  &queie  luy  difois  quelle  m'ai- 
moit en  enfant,  Se  que  ce  n'eftoit  pas  d'A- 
mour :Si  fais,  difoit- elle,  d'Amour:  &  en 
effect  laage  en  quoy  elle  eftoit,  priuée  de  tou- 
te malice ,  m'eufl:  permis  de  l'engager  à  toute 
forte  de  preuue  de  bonne  volonté ,  il  ie  neuf- 
fe  eu  deiîein  de  l'efpoufer ,  lors  qu'elle  euft  cl  te 
vn  peu  plus  auancée.  Mais  cette  considéra- 
tion ,  &  celle  auiïi  de  la  véritable  affection  que 
ie  luy  portois,  aflbupit  en  moy  toute  mauuai- 
lè  volonté.Et  parce  que  fa  (implicite  me  faiioïc 
craindre  qu'elle  ne  fufl  deceue  de  quelque  au- 
tre,voyant  délia  plufieurs  qui  la  recherchoient, 
leneluyreprefentoisiamais  que  i'eftime  que 
chacun  fait  de  la  confiance  &  de  la  fidélité , 
combien  l'on  mefprrfoit  celles  qui  aiment 


44  Ï-A     II.  PARTIE    d'AsTREE 

diuerfes  perfonncs ,  combien  les  Bergers  font 
ordinairement  trompeurs  &  infideiles,  & 
combien  il  fefalî  oit  peu  fier  en  leurs  paroles  y 
voire  que  c'eftoit  faute  de  les  cfcouter:  Et  lors 
qu'vn  îour  elle  me  refpondit  :  Mais  fi  c'eft  fau- 
te, il  ne  faut  donc  pas  que  ie  fouffre  que  vous 
me  parliez  comme  vous  faites.  le  vis  bien  qu'il 
y  auoit  encore  de  l'enfance  en  elle >  puis  qu'elle 
neconnoiflbitpasmondelTein,  &pour  ce  ie 
luy  fis  vnlong  difcours  de  l'amitié  3  luy  repre- 
fentant  que  nous  n'eftions  en  ce  monde  que 
pour  aimer,  que  fans  cette  vertu  il  n'y  auroit 
point  de  plaifir  en  la  vie,  que  c'eftoit  elle  qui 
rendoit  toutes  les  amertumes  douces,  &  tou- 
te! les  peines  ay  fées  ;  qu'vne  perfonne  qui  vit 
fansAmoureil  miferable,  parce  quelle  n'efl 
aimée  de  perfonne;  qu'elle  voyoit  bien  que 
fa  mère  auôit  aiméfon  père,  &  que  fa  tante 
de  mefme  auoit  choifi  fon  oncle  5  mais  que 
celles  qui  en  aiment  plus  d Vn,  eftoiëtblafmées 
&  mefprifées  de  chacun,  parce  que  n'eftant 
particulièrement  à  perfonne,  perfonne  ne- 
floit  particulièrement  à  elles.  Et  quoy ,  me 
repliquoit-elle,  les  Bergers  font-ils  auflî  obli- 
gez de  n'aimer  qu'vne  Bergère  cllsy  font  fans 
doute  obligez ,  luy  difois-ie,&  d'effeâ:  ne 
voyez-vous  pas  que  ie  n'aime  que  vous  ?  Mais, 
adicufta-elle,  auantqueiefuiTenée  naimiez- 
vous  rien  ?  &:  quand  ie  mourrois3ceiTeriez-vous 
d'aimer  quelque  chofe  ?  le  ne  pus  m'empef- 


Livre   phtmiêr"  4^ 

cher  de  rire  de  cette  naïue  demande ,  &c  pour 
luy  rdpondre  :  Sçachez,  ma  belle  fille  3  luy 
dis-ie ,  qu'auant  que  vous  fu fiiez  née  3  mon 
Amour  ne  teftoit  pas  encores ,  que  quand 
vous  vîntes  au  monde  mon  Amour  y  vint 
auecvous3  &que  fi  vous  mourez  auant  que 
moy,  elle  s'enfermera  dans  voftre  tombeau. Et 
fi  vous  mourez  auant  que  moy ,  continua-elle, 
efl-ilnecefiaire  que  l'en  fafie  de  mefme  ?  &  fï 
celaeft,  apprenez-moy  3  mon  père ,  ie  vous 
fupplie,  comment  il  faudra  que  ie  faffe  pour 
enclorre  mon  Amour  en  voftre  cercueil,  Ma 
fille,  luy  dis-ie  en  foufnant ,  parce  que  îefms 
nay  auant  que  voftre  amitié  3  il  n'eftpasrai- 
fonnable  qu'elle  meure  aufîî  toft  que  moy3 
mais  me  furuiuant3  il  faut  qu'au  lieu  que  vous 
aimez  a  cette  heure  ce  que  vos  yeux  vous  font 
voir  de  moy ,  qu'alors  vous  en  aimiez  ce  que 
la  mémoire  vous  en  reprefentera ,  &  par  ainfî, 
vousfouuenantde  Thamire,  vous  l'aimerez, 
&:  ayant  mémoire  de  luy  vous  n'en  aimerez 
Jamais  d'autre  3  luy  donnant  aulTi  bien  toute 
voftre  volonté  lors  que  vous  vous  reilbuuien- 
drezdeluy,  que  vous  deuez  faire  à  cette  heu- 
re que  vous  le  voyez.  Maiscomment,diibit- 
ellc3  toute  eftonnéc,  aimeray-ie  vn  mort  ? 
Quelquesfois  que  vous  me  baifez  3  &  que  vous 
me  chatouillez ,  ou  me  mettez  la  main  dans 
le  iein,  iï  ie  vous  demande  pourquoy  vous 
le  faites,  vous  me  refpondez  que  c'eft  parce 


T46       La  II.  partie  D'AstIle-b? 

que  vous  m'aimez  :5c  faudra-t'il  3  fi  ie  vous  AU 
me  citant  mort,  que  îe  vous  en  faire  de  mel- 
mer  MabcllefiUe,  iuy  dis-ie,  Ja  prenant  en- 
tre mes  bras,  &  la  battait,  les  Bergères  pour 
preuue  de  l'amitié  nedoiuenc  pas  fauter  au  col 
des  Bergers  quelles  aiment,  ny  leur  faire  les 
raréfiés  dont  vous  parlez,  c  eft  allez  qu'elles  les 
fouffrent.  Et  quoy,  mercpiiqua-t:elk .,  eft-  ce 
vn  tefmoignage  de  bien  aimer  que  de  fourTrir 
d  eftre  baifée  ce  carerTée  de  cette  forte  2  C'en  eft 
vnfans  doutejuy  dis-ie,  &  c  eft  pourquoy  elles 
ne  le  doiucntfourrfir  linon  de  ceux  quelles  ai- 
ment. Et  quelle  conno:iîince  de  leur  Amour 
nouspeuuent  donner  les  Bergers?  Celle,  luy 
dis-ie3  quevouspouuczauoirde  moy,  quand 
k  vous  baife 6c  quand  îe  prends  plaifa  a  vous 
carelIér;De  forte,me  reipondit-elle:que  quand 
cuelqu'vn  me  voudra baifer  ou  le  îciier  de  cet- 
te forte  auec  moy,  :e  connoiitray  incontinent 
qu'il  m'aimera. 

le  vous  raconte  les  naïuetez  de  cette  Bergè- 
re. arin.Madame.que  vous  connoilnez  mieux, 
&  ce  quelle  qualité  eitoit  l'amitié. qu'elle  me 
ponoit,  fcaucc  quel  foing  îe  l'ay  eileuée,s'|} 
fir.t  dire  3  non  rouit  en  Amant,  mais  en  Père, 
&  quelle  cil  l'obligation  qu'elle  me  doit  auoir, 
de  ce  qu'en  vn  aage  fi  peu  fin ,  îe  ne  l'ay  point 
aimée  ftialicieufcment  :  car  vous  iugezbien  par 
ces  dern  an  d  es  &:  répliques ,  quel!  e  n'auoit  pas 
vn  efpnc  qui  m'euft  pu  refiffer  ny  refufer  quoy 


Livre    premier"  47 

que  feufle  voulu  d'elle.  Peut-eftre  en  les  con- 
fiderant  vous  efionnerez-vous  que  îe  trouuaf- 
f  e  en  vn  aage  fi  tendre,  quelque  chofe  qui  me 
pûft  arrefter3moy5dis-ie3  qui  déformais  de- 
uois  repaiihe  mon  efprit  de  quelque  viande 
plus  iolide:  Mais  fi  vousplaift  de  vous  fouue- 
nir  que  l'Amour  efî  toufîours  enfant,  &  que 
laieunefTefur  toute  choie  luy  plaift  ,  vous  ju- 
gerez bien  que  puis  qu'il  fall oit  que  l'aimaiTe, 
il  ny  auoit  rien  qui  îtift  fi  conucnable  a  vne 
pure  &  fincere  affection  que  B  mienne ,  que 
cette  beauté  innocente  &  fans  malice.  Et  à  la 
vérité  le  reconnois  bien  que  ce  n'eftok  pas 
moyquien  auoit  fait  affection,  mais  le  Ciel 
qtumelafaifoiraimerpar  force  :  car  par  plu- 
f  leurs  fois  ie  voulois  m'en  efloigner,  &me  re- 
prefentois  tout  ce  que  la  raifon  me  pouuoit  op- 
pofer ,  mais  c'eftoit  comme  retoucher  vne 
playe  bien  enuenimée,cela  ne  me  feruant  qu'à 
augmenter  mon  mal  ,  qui  enfin  paruint  à  vne 
extrême  grandeur. 

Or  en  ce  temps ,  Calydon  reuint  de  la  pro- 
uirice  des  Boiens,  &  pouuoit  auoir  dix-huict 
ans  ou  enuiron  :  Il  cftoit  grand  plus  que  l'ordi- 
naire de  fon  aage,  il  auoitla  taille  belle  ,levifa- 
ge  des  plus  agréables  pour  vn  teint  clair-brun, 
au  refte  le  difeours  bon,eV  la  façon  plus  releuée 
que  fa  condition  peut-eftrenerequeroit  pas, 
mais  toutesfois nullement gloneufe  ny  méfiée 
de  mefpris.    I!  faut  que  fauoue  ?  que  quand  ic 


48  La  ïl.  Partie  d'Astree' 
le  vis  teU'augmentay  de  beaucoupl'amitié  que 
ie  luy  auois  portée  :  car  auparauant  fi  îe  l'auois 
aimé,  ce n'auoit  erré  qu'en  confîderation  delà 
proximité  qui  eitoit  entre  nous  3  &  pour  la 
recommandation  que  mon  oncle  m'en  auoit 
faite  mais  quant  à  fon  retour.ie  le  trouuay  tant 
aimable.,  qu'il  efr  certain  que  ie  mis  en  iuy  tout 
ce  qui  me  refroit  d'amitié3&  parce  que  n'ayant 
iamais  eitémarié.ien'auois  point  d'enfans  ie  fis 
refolution  de  luy  remettre  après  moy  tous  mes 
trouppeaux&tous  mes  pafturages,  qui  peut- 
eftre  ne  font  pas  à  defdaigner.  Et  afin  de  l'obli- 
ger à  quelque  réciproque  bienvueillance  en- 
vers moy,ieneme  contentay  pas  d'auoir  fait  ce 
deiTem  en  moy-mefme.  mais  ie  le  luy  declaray 
6c  le  fis  fçauoir  à  tous  mes  par  ens  ôcvoifins.  Et 
parce  que  ie  préuis  bien  que  demeurant  en  ma 
cabane  5  il  efroitimpoiTible  qu'il  ne  vift  la  bel- 
le nourriture  de  la  fige  Cleontine ,  ôC  que  peut 
citre  îllaimeroit  fans  fçauoir  mon  intention, 
ielakiydisauectres-exprerTes  deffences  de  ne 
la  regarder  que  comme  frère.  Auec  mille  fouf- 
miil-ons  de  mille  fermens,  il  me  îura  qu'en  cela 
ny  qu'en  toute  autre  chofe  il  ne  me  defobeïroit 
iamais ,  ny  ne  feroit  chofe  qu'il  penfaft  me  def- 
plaire.Et  toutesfois  la  Lune  n  auoit  point  enco- 
re paracheué  vn  cours  entier  3  que  le  voila  tant 
efpns  de  Celidée ,  que  n'ofant  le  déclarer  ny  à 
elle  ny  a  moy,  nya  autre  qui  me  le  pût  du'e, 
après auoirlanguy  quelque  temps,  il  fut  con- 
traint 


Livre    f  r  e  m  i  1  i ]  49 

{raina  de  fe  mettre  enfin  au  lift.  Penfez  , 
Madame,  quel  eftoit  le  regret  que  iauoisde 
fon  mal,  &:  quelle  la  peine  que  l'en receuois, 
ne  pouuant  y  trouuer  remède.  On  luy  vit 
aulfi  toft  les  yeux  enfoncez ,  &  le  teint  iau- 
ne,  &  pour  le  dire  en  vn  mot,  il  deuint  û 
maigre  &  fi  changé,  qu'il  n'eftoit  pasrecon- 
noifïable.  le  le  fis  voir  aux  plus  fçauants  & 
expérimentez  de  toute  cette  contrée,  ôdors 
que  la  réputation  me  faifoit  connoiftre  le 
nom  de  quelqu'vn  ,  îe  ne  plaignois  ny  la 
peine,  ny  la  defpenfe  de  l'enuoyer  quérir.  Il 
n'y  euft  Vacie  en  la  contrée  à  qui  îenefiffe 
faire  facrifice  pour  appaifer  Tautates,Hefus, 
Tharamis,  &  Belenus^  fi  de  fortune  Caly don 
les  auoit  ofFenfez  :  il  n'y  euft  Eubage  de  qui 
ie  ne  demandante  les  augures ,  &  l'opinion  ; 
il  n'y  euft  Barde  que  ie  ne  pnaffe  de  venir 
chanter  près  de  fon  lia,  pour  fçauoir  fi  quel- 
que harmonie  pourroit  point  preualoir  paf 
deflus  la  mélancolie  qu'il  cachoit  en  fon 
ame.  Bref  il  n'y  euft  fage  Sarronide  qui  à 
ma  requefte  ne  le  vint  vifiter  ,  &  luy  don- 
ner quelque  précepte  contre  l'ennuy  ,  & 
quelque  graue  confeil  contre  la  tnfteiTe. 
Mais  tout  cela  ne  me  profita  de  rien  ,  non 
pas  mefme  les  pleurs  que  l'amitié  que  leluy 
portois,  m'arrachoit  des  yeux  par  force,  lors 
que  îe  le  priois  &  coniurois  accoudé  fur  fon 
ha ,  de  me  dire  le  fuieû  de  fon  mal  :  Enfin 
2,.  Part.  D 


jo  La  IL  partie  d'Astrel 
languiffant  de  cette  forte ,  fans  que  les  remèdes 
que  nous  luy  donnions  ,  luy  fiiîent  aucun 
crFect ,  de  fortune  vn  vieux  Myre  de  mes  amis 
feachant  le  defplaifir  que  fauois  de  la  perte 
de  Calydon  ,  me  vint  trouuer  pouraueefes 
figes  propos  me  confoler  en  cette  cuiiante 
affliction  3  &  après  qu'il  m'euft  reprefenté 
toutes  les  confiderations  que  la  prudence  hu- 
maine euft  pu  faire  :  Enfin,  me  dit-il,  reii- 
gnez  Calydon  ,  &  voftre  volonté  entre  les 
mains  deTautates,  &  croyez  fi  vous  le  faites 
fans  feintife  ,  que  vous  en  receurez  plus 
d'ayde  &  de  foulagement  que  vous  n'en 
fçauriez  efperer  de  tous  les  hommes.  Ec 
lors  qu'il  fut  prefl  à  partir ,  il  voulut  voir  Caly- 
don :  Nous  allafmes  donc  tous  deux  en  fa 
chambre ,  où  il  luy  parla  quelque  temps  ,  &  le 
confidera  fort  longuement  :  il  remarqua  les 
geites ,  fes  actions  :  luy  toucha  lepoulx  5  bref  le 
tourna  de  tous  coftez  pour  reconnoiftre  fon 
mal ,  &  après  auoir  demeuré  plus  de  deux  heu- 
res au  près  de  luy  :  Mon  enfant,  luy  dit-il,  re- 
iouiiîez  -  voifs ,  &  foyez  certain  que  vous  ne 
mourrez  pas  encores  de  cette  maladie ,  &  que 
i'enay  veu plufieurs  atteints  de  mefme  mal, 
mais  îe  n'en  vis  encor  jamais  mourir  vn  feul. 
En  fortant  hors  de  la  chambre  il  m  e  tira  à  part, 
&:  me  tint  ces  propos:  Laage  que  îay  vefeu, 
encor  que  ie  ne  l'ay  pas  tout  bien  employé ,  ii 
eft-ce  qu'il  ne  m'a  pas  elle  entièrement  inutile^ 


Livre  premier!  )i 

fuav  bien  conté  depuis  que  ie  nafquis,  il  ne 
s'en  faut  pas  trois  lunes  que  trois  fie  cl  es  ne 
ïbient eïcoulez  :ilyena  plus  de  deux  que  ie 
fais  la  profelTion  de  Myre ,  &  puis  que  Tau- 
rates  la  voulu  ainfi  ,  ce  n'a  pas  efté  fans  quel- 
que bonne  réputation:  de  forte  que  i'ay  touf- 
jours  efté  employé  en  toutes  les  maladies  des 
principaux  de  cette  contrée)  vciredesBoiens, 
des  Eduoismefmes  des  Sequanois,  &  Allcbro- 
ges,  ce  que  ie  ne  vous  dis  que  pour  vous 
faire  entendre  que  la  longue  expérience  que 
i'ay  eue  des  maladies,me  fait  parler  auec  beau- 
coup p  us  d'affeurancede  celle  de  Calydon  , 
qu'vn  plus  ieune  que  moy  ne  pourrait  pas  fai- 
re. Ievousdirav  donc  que  le  mal  qu'il  a,  ne 
procède  pas  du  corps ,  mais  de  l'efprit  ;  &  fi  le 
corps  en  eft  atteint  5  c'efti  caufe  de  Feftroicle 
vnion  qu'il  a  auec  l'efprit  malade  ,  qui  luy 
faitreflentircommefienle  mal  qui  n'efi:  pas- 
de  luy,  tout  ainfi  que  les  amis  reifentent  le 
mal  &  le  bien  lvn  de  l'autre.  Et  cuoy  que 
cette  efpece  de  maladie  ibitfort  fafcheufc,  fi 
eft-ce  quelle  neft  pas  fi  dangereufe  que  celle 
du  corps,  parce  qu'il  n'y  en  a  point  de  i'ame 
qui  foit  incurable,  pourecque  cette ame  eilant 
{pir]tuelle3nclt point fuiette a corruption,ny  à 
diffolution  de  parties,  mais  feulement  à  chan- 
ger de  qualité,  laquelle  foit  bonne,  foitmau- 
uaife,  s'acquiert  par  l'habitude,  &  cette  habitu- 
de par  vne  volonté  opiniaftre,  ficeftau  bien^ 

D   ij 


Jt  La  II.  PARTIE    D*  À's  T  R  E  E7 

conduitte  par  vn  fain  iugement,  &fic'efta?J 
mal,  par  vn  iugement  dépraué.  Or  d'au- 
fane  que  le  iugement  eft  rendu  malade  par 
la  mefconnoiiTance  de  la  venté  ,  auffi  -  tcft 
qu'on  la  luy  fait  reconnoiftre,  il  eft  remis  en 
fon  premier  eftat.  Et  quoy  que  la  volonté 
retienne  auffi  les  reffentimens  de  cette  mau- 
uaiTe  habitude  quelque  temps  après  la  con- 
noiilance  de  la  vérité,  fi  eft-ce  qu'enfin  elle 
la  pert  ,  &  reprend  celle  de  la  vertu  ;  par- 
ce que  tout  vice  eftant  mal ,  &  tout  mal 
eftant  entièrement  oppofé  à  la  volonté  3  il 
(l'y  a  point  de  doute  que  tout  vice  reconnu 
ne  foit  hay.  le  vous  dis  ces  chofes  3  afin  que 
vous  ne  defefpericz  point  de  la  guerifon  de 
ce  ieune  Berger  5  de  qui  ie  penfe  auoir  fort 
bien  reconnu  la  maladie  :  car  foit  à  fon 
poulx  inégal ,  fans  luy  rapporter  autre  acci- 
dent ,  foit  à  fa  foible  voix  furprife  bien  fou- 
uent  par  des  demy-foufpirs ,  foit  à  fesyeux* 
qui  fembîent  nager  dans  l'humidité  ,  foit  à 
la  lanteur  dont  fa  paupière  fe  hauffe  &  s'a- 
bat :  bref,  à  la  triftefie  qui  eft  peinte  en  fon 
vifage,  &  a  ce  continuel  iilence,  ie  îuge  qu'il 
eft  paiTionnément  amoureux  en  lieu  qu'il  n'o- 
fe  déclarer,  ou  dont  il  eft  mal- traic-lé.  Auffi- 
reft  que  ce  Myremetintce  langage,  quelque 
démon  me  mit  en  Tefpnt,  que  c'eftoit  fans 
doute  de  la  belle  Celidée,  &  qu'àcaufede  la 
deffence  que  ie  luy  en  auois  faite ,  il  ne  l'ofoit 


Livre    premier."  53 

idire  \  &*  parce  que  ce  Myre  me  voyoït  penfîf 
au  lieu  de  me  refioiiir  de  Tes  nouuelles  ,  il 
m'en  demanda  loccafion,  &  luy  ayant  ref- 
pondu que îecraignois  plus  qu'auparauant  de 
le  perdre  ,  parce  que  fa  guerifon  ne  dépendant 
plus  des  remèdes  que  ie  luy  pourrais  faire  don- 
ner ,  mais  d'vne  peribnne  inconnue,  ou  peut- 
dire  ennemie,  &  fans  raifon,  ie  ne  voyois 
qu'il  y  eult  fuiet  de  refïoiïiffance  pour  moy.  A 
toute  chofe,  me  dit- il  ,  la  prudence  peut  re- 
médier ,  exceptéà  la  mort,c'eftpourquoyne 
doutez  point  que  tant  que  Caly  don  fera  en  vie, 
ie  ne  trouue  quelque  remède.  Quanta  ce  que 
vousdittesquelaperfonne  qui  le  peut  guenr 
vous  eft  inconnue ,  ie  la  defcouuriray  bien, 
pourueu  que  vous  me  donniez  duloifir  d'élire 
auprès  de  luy  quelques  îours.  Il  ne  faut  pas, 
luydis-ie,  que  vous  efpenez  de  le  tirer  de  fa 
bouche.  Ce  n  eft  pas,  dit-il,ce  que  ie  pretens  : 
au  contraire,  il  fe  fautbien  donner  de  garde  de 
luy  en  faire  fem  blant  :  car  cela  nous  ofleroit  le 
moyen  de  la  connoiftre ,  &  lors  que  nous  fçau- 
rons  qui  elle  eft,  ne  doutez  point  que  nous 
n'en  venions  bien  a  bout  :  car  il  n'y  a  courage  fî 
farouche  quine  s'appriuoife  aux  careiTes  d'A- 
mour ,  pourueu  que  la  prudence  y  apporte 
l'artifice  necetlaîre. 

Mais,  grande  Nymphe,  ie  raconte  peut-eftre 
trop  par  le  menu  cet  accident,  (î  bien  que  pour 
abréger ,  ie  vous  diray  qu'il  demeura  fept  ou 

D   u) 


54  La  IL  partie  d'Astre  e." 
huïâ  burs  au  cheuet  du'lict  de  Calydon,&  me 
confeilla  cependant  de  faire  en  forte ,  que  tou- 
tes les  leunes  B  ergeres  de  noftre  ham  eau  &  d'a- 
lentour le  viniTent  vifiter  feparéinent-fbus  pré- 
texte que  la  triitciîe  citant  ion  plus  grand  mal, 
il  falloir  le  refioùir  par  les  diuerniîemens  des 
compagnies.  Et  quant  a  luy,il  luy  tenoit  touf- 
iours  le  bras,  &  fans  faire  femblant  de  rien  luy 
touchoit  le  poulx,  pour  connoiftre  quand  il 
prendroit  quelque efmotion.  De  fortune  Ccli- 
dée  en  ce  temps-la  auoit  fait  vn  voyage  auec 
Cleontine,  où  elle  demeura  cinq  ou  fix  iours; 
cela  fut  caufe  qu'encores  qu'elle  fuit  l'vnede 
nos  plus  prochaines  voifînes,elle  vint  nous  vi- 
fiter des  dernières  car  chacun  regrettoit  de  for- 
te ce  Bercer,  &  îe  faifois  tant  de  pitié  à  tous 
ceux  qui  fçauoient  mon  defplaiiïr  ,  qu'il  n'y 
auoit  celuy  qui  refufaftd'enuoycr  ou  fa  feeur, 
ou  fa  fille  chez  moy.  Enfin  eilans  prefque  de- 
fefperez  de  reconnoifire  par  ce  moyen  ce  que 
nousdefinonsde  deicouurir,  voicy  que  l'on 
nous  vint  aduerur  que  Celidée  ef toit  à  la  por- 
te. De  fortune  alors  le  Myre  luy  tenoit  le  bras, 
&:fon  poulx  eftoit  plus  repofé  qu'il  n'auoit  efté 
detoutleiour  :  mais  quand  il  oùyt  le  nom  de 
de  Celidée,  incontinent  il  s'efmeut  &:  com- 
mença de  s'eileuer,  comme  s'il  euft  eu  vne 
tres-ardante  fiéure,  &  puis  tout  à  coup  fe  re- 
mettantenfon  premier  eftat,  ne  demeuroit 
pas  long-temps  fans  eftre  agité  de  nouueau.Le 


Livre    premier!  yy 

Myrc  qui  eitoit  auiféje  regarde  entre  les  yeux, 
&  les  luy  voit  plus  vifs  6c  ardans  que  de  cou- 
ftume,  &  comme  eftincellans,  la  couleur  luy 
vint  au  viiàge,  bref  il  reconnut  vn  fi  grand 
changement,  qucprcfqueiîne  vouloir  atten- 
dre que  Celidéefuît  entrée  pour  en  eftre  plus 
affeuré ,  &  toutesfois  quand  elle  fut  à  la  porte 
delà  chambre 5  quand  elle  entra,  quand  elle 
s'approcha  de  luy ,  &  quand  elle  luy  parla ,  les 
changemens  de  lbn  pouîx  &  de  (on  vifage 
cftoient  fi  différents,  que  qui  que  c'euit  eité  s'en 
fuit  pris  garde,  &  pour  ce  me  tirant  à  part: 
ÂmyThamire,medit-il,ce  n'eit  pas  Celidée 
qui  eil  entrée,  mais  la  femme  de  Calydon,fi  tu 
veux  qu'il  viue.O  Dieux.'  quel  iurfaut  me  don- 
nèrent ces  paroles  /  îe  demeuray  fans  refponfe, 
<k  fut  très  à  propos  que  le  Myre  continuait  de 
me  parler:  car  il  nfeufieftéimpoffible  de  pro- 
noncer vn  mot.  Enfin  eitantreuenu  vn  peu  en 
moy-mefme,  ie  luy  demanday  fi  en  l'eitat  où  il 
citoùyl  feroit  a  propos  de  le  marier  II  fera  bien 
toit  remis,  dit  il,pourueu  que  vous  faifiez  en 
forte  que  cette  fille  luy  donne  quelque  con- 
noiifance  d'amitié,  &:  cependant  vous  pourrez 
parler  à  Cleontine ,  qui  citant  fage  de  connoifi- 
fant  l'auantage  delà  Bergère,  n'a  garde  de  refu- 
fer  ce  party, 

CeMyre  partit  de  cette  forte,  me  laiffant 
fans  doute  plus  malade  que  celuv  qui  cftoït  au 
lia.  Pourroisic  bien  vous  reprefenter,  Mada- 

D   ni] 


$6        L  A  1 1.  F  A  RT  I  E    D'A  s  t  r  e  eT 

me,  de  quelles  contrarierez  mon  ame  fut  com- 
battue ?  ie  n  eftime  pas  que  celâ-fè-puifTe  5  puis 
qu'en  veriré  îe  crois  que  l'entendement  m'euil 
tourné  iî  ie  ne  m'y  fufle  promptement  refolu, 
D'vn  coite  l'Amitié  me  demandoit  Çelidée 
pour  Calydon,  d'autre  cofté  l'Amour  me  def- 
rendoit  de  la  donner.  Mais,  medifeit  l'Amitié, 
Cal  y  don  mourra  il  tu  ne  la  luy  donnes3ôdl  n'y 
a  point  de  remède  que  celuy-h.  Et  TAmour 
reipondoit  :  Et  comment  penfes-tu  de  pouuoir 
viuretoy-mefme,  iîtunelapoiredes  :  Dont, 
difoit  Y  Amitié,  eft-ce  ainfi  que  tu  te  laiiîes  fur- 
monter  à  vne  vaine  paillon  3  &:  veux  pluiroil 
que  de  luy  contrarier,  contreucniraux  loix  de 
la  raiibn  ?  Mais  quelle  raiibn,  diibit  TAmour, 
te  peut  commander  que  tu  meures  pour  faire 
viure  quelqu  autre  ?  ne  faut-il  pas  appeller  cela 
brutalité  PEit-ilpofîîble ,  repliquoit  l'Amitié , 
que  tu  ne  coniideres  pas  que  Calydon  eir  îeu- 
ne ,  &  par  confequent  cnyn  aage  qui  ne  peut 
relifter  à  fes  paillons  l  &r  toy  quia  défia  pafle 
ces  premières  fureurs  de  la  ieimefïè  ,  veux- 
tu  te  montrer  aufii  foible  que  luy?  ou  pour 
mieux  dire,  veux-tu  acheter  vn  peu  de  plai- 
iir  qui  fe  parlera  preique  aufîî  promptement 
qu'il  aura  eité  receu,  par  la  miferable  &  éter- 
nelle mort  de  Calydon?  Ah  /  change,  chan- 
ge de  defftin,  &coniidere5  non  pas  quel  tu 
es  5  mais  quel  tu  deurois  eflre,  efeoute  les  re- 
proches que  le  père  de  ce  ieune  Berger  te  fait  : 


Livre    premier.  57 

Eft-ce  ainfi ,  Thamirc  ,  que  ni  maintiens  la 
promeffe  que  tu  me  fis,  lors  qu  auec  mon  der- 
nier foufpir  te  tenant  la  main  entre  les  mien- 
nes, pour  marquer  noilre  amitié,  îe  te  recom- 
manday  cet  entant  dans  le  berceau ,  &  que  tu 
Hirasquetiï  l'aurois  toute  ta  vie  aufli  cher  que 
s'il  eftoitforty  de  ton  corps,  tant  pour  la  re- 
commandation que  îe  t'en  faifois,  que  pour  la 
mémoire  des  bons  offices  que  tu  auois  receu 
de  moy,  lors  que  ton  père  ieune  en  mou- 
rant, te  laiffa  encore  ieune  entre  mes  mains? 
Souuiens-toy  que  îen'ay  ïamais  efté  ton  com- 
pétiteur en  Amour,  nyque  ie  nay  iamais ba- 
lancé, fî  pour  quelque  léger  plaifïr  ie  telaiffe- 
rois  perdre  la  vie.  N'achette  point  vn  repen- 
tir fi  chèrement  ,  repentir,Thamire,  qui  hon- 
teux t'accompagnera,  fans  doute,  dans  lé 
tombeau  auec  mille  fortes  de  remords  ,  qui 
feront  la  vengeance  dVnacte  tant  indigne  de 
ces  anciens  Boyens,  dont  tu  te  vantes  d'eftre 
iifu. 

Il  faut  que  ïe  Tauoue  ,  ces  considérations 
peurent  tant  fur  moy,  que  ie  me  refolus  de  me 
priuer  de  Celidée,  pour  la  donner  à  Calydon. 
Mais,  Madame ,  combien  me  trouuay-ie  em- 
pefché,  lors  que  ie  voulus  l'exécuter?  Premiè- 
rement, afin  que  ce  ieune  Berger  reprit  fa 
première  fente ,  ce  fut  par  luy  que  ie  voulus 
commencer,  &  luy  ayant  déclaré  la  connoif- 
fance  que  l'auois  de  fon  mal3  &  la  volonté  que 


58  La  IL  tartie  d'Astres' 
fauois  dy  pouruoir,  cf abord  il  me  le  rria^ 
mats  en  fin  auec  les  larmes  aire  yeux  il  l'a- 
uoiia,&:en  mefme  temos  me  demanda  par- 
don ,  auec  tan:  d'apparence  de  regret  ,  que 
fans  doute  la  connoùïance  que  l'en  eus,  fit 
que  ie  luy  remis  toute  la  faute  qu'il  auoit  com- 
mise contre  moy ,  voyant  bien  que  s'il  auoit 
erré,  ç 'auoit  efté  par  force.  Mais  lors  que  l'en 
voulus  parler  a  Celidée ,  ce  fat  bien  où  ie  trou- 
uay  de  la  difficulté:  car  non  feulement  elle 
ne  faim  oit point,  mais  elle  le  haiïîbit ,  &:  fal- 
lait bien  que  cette  inimitié  vint  de  nature, 
puis  qu'il  n'y  auoit  fujeft  quelconque  appa- 
rent de  luy  vouloir  mal,  les  bonnes  conditions 
de  ce  Berger  eftans  telles,  qu'elles  deuoient 
pluiloft  donner  de  l'amour  que  de  la  haine. 
Et  toutesfois  bien  fouuent  que  nous  en  auions 
parlé  enfemble,elle  m'auo;t  toufiours  dit, que 
Calydon  feroïc  le  dernier  qu'elle  aimeroit. 
Or  a  ce  coup  que  i'eftois  refolu  de  luy  faire 
cette  ouuerture,  li  contraire  a  fa  volonté  &  à 
la  mienne ,  &  fi  différente  des  difeours  que  ie 
luy  auoistouiiours  tenus,  ie  fus  fort  en  fufpens 
par  où  ie  deuois  commencer  :  en  fin  ie  penfay 
qu'il  eftoit  a  propos  de  l'y  embarquer  peu  à 
peu  :  car  de  luy  d;re  tout  à  coup  qu'elle  aimait 
Calydon  ,  ie  iugeois  bien  que  ie  ne  l'obtien- 
dras pas  aisément  d'elle,  tant  pour  famine 
qu'elle  me  porto ir,  que  pour  le  peu  d'inclina- 
tion qu'elle  auoit  a  faimcr.  l'en  vfay  donc  de 


Livre    premiel  f $ 

cette  forte ,  parce  que  l'aage  luy  ayant  donné 
plus  de  connoiiTance  quelle  ne  fouloit  auoir, 
il  ne  falloit  plus  traitter  auec  elle  comme  auec 
vn  enfant.  le  luy  reprefentay  le  déplaifîr  que 
i'auois  du  mal  de  ce  Berger,  combien  fa  vie 
•  m'eftoit  chère ,  6c  en  fin  que  ie  n'aurois  ia- 
maisplaifir  fi  ie  le  perdois,  que  lesMyres,  6c 
tous  les  plus  fçauans  me  difoient  que  fon  mal 
ne  procedoit  que  de  triltefTe  ,  mais  que  ne 
icachant  quel  en  eftoit  le  fujecl: ,  ie  nepouuois 
que  prier  tous  ceux  qui  m'aimoient,  de  s'eftu- 
dier  à  le  refiouyr,  ou  à  reconnoiftre  la  fourec 
de  fon  mal,  6c  qu'elle  eftant  celle  que  faimois 
&honoroisle  plus,  elle  eftoit  en  quelque  for- 
te obligée  plus  que  tout  le  relie  du  monde  ,  de 
rechercher,  à  ma  confideration,  laguenfon  du 
Berger:  que  cela  eftoit  caufequeiela  coniu- 
rois  par  toute  noftre  amitié,  de  le  voir  le  plus 
fouuent  qu'elle  pourroit ,  &:  dejoiier  6c  parTer 
le  temps  auec  luy3  afin  de  le  diuertir  de  cette 
mélancolie  qui  le  faifoit  mourir.  Elle  qui  vé- 
ritablement m'aimoit,  me  promit  de  le  faire 
toutes  les  fois  quelle  auroit  la  commodité, 
6c  en  erTec~t  riy  manquoit  point ,  dont  ie  re- 
çeuois  d'vn  codé  du  contentement ,  mais 
de  l'ancre  tant  d'ennuy,  que  ie  ne  fçay  com- 
ment ie  pouuois  viute.  I'auois  eu  opinion  que 
la  ramiliarité  qu'elle  auoit  auec  luy,rengage- 
roit  à  quelque  bien-vucillance ,  6c  qu  après 
il  feroit  plus  ayfc  de  changer  cette  amitié 


éo  La  II.  PARTIE  d'  A  s  t  r  e  e." 
en  Amour3&  elle  qui  auoit  vn  autre  dcffc'm3 
fit  bien  ce  qu'elle  m'auoit  promis ,  mais  ne 
changea  point  de  volonté;  cela  toutesfoisne 
lailîàpasde  profiter  aCalydon,  qui  receuant 
ces  viiîtes  de  ces  carefles,  fous  l'efpcrance  que 
ie  luy  auois  donnée  beaucoup  plus  aduanta- 
geufement  pour  fes  defirs,  que  fa  fortune  ne 
requeroit,  en  peu  de  temps  commença  de  fe 
remettre ,  &:  quoy  qu'il  ne  fuit  pas  guary  entiè- 
rement, fîvoyoït-onvn  grand  amendement 
en  fon  mal:  Et  parce  qu'elle  s'en  ennuyoit, 
6c  que  ie  voyois  bien  que  mon  deffein  n'a- 
uoit  pas  eu  l'effccl:  que  ie  m'eftois  propoie,  ie 
penfay  qu'il  la  falloit  obliger  d'vn  autre  collé. 
le  m'adreffe  donc  à  Cleontine,  luy  déclare 
l'amitié  que  ie  portois  à  Calidon,  la  volonté 
que  l'auois  de  luy  donner  après  moy  tous  mes 
troupeaux  &  mes  pafrurages  3  luy  mets  dé- 
liant les  yeux  la  qualité  de  la  perfonne  du 
leune  Berger,  fa  bonne  naillarce,  fes  vertus; 
bref;,  l'amitié  qu'il  portoit  àCelidée,  &  n  ou- 
bliay  chofe  que  ie  pus  penfer  pouuoir  auan- 
cer  cette  alliance.  Voyez,  grande  Nymphe, 
fi  ie  n'y  marchois  pas  de  bon  pied ,  &  s'il  n'a 
pas  occafion  d'eilre  obligé  à  Thamire?  Cleon- 
tine qui  îugea  ce  party  auantageux  pour  fa 
nourriture  ,  me  remercia  de  la  volonté  que 
fauoispourCelidée,  &deflors  me  donna  pa- 
role, que  tout  ce  qu'elle  y  pourroit,  feroit  em- 
ployé en  faueur  de  Calydon  3  mais  que  la 


Livre    premier'  8i 

ic une  Bergère  auok  vne  mère  qui  Faimoit  in- 
finiment, &:  fans  laquelle  elle  n'en  pouuoic 
difpofer,  quelle  luy  en  parleroit,  &:  que  ce- 
pendant elle  y  difpoieroit  Celidée  le  plus  qu'il 
luy  (croit  pofTible.  Voyez  5  Madame  3  quelle 
eftoit  ma  miferable  fortune;  le  recherchois 
auec  tous  les  artifices  que  îe  pouuois  rnuenter, 
de  me  priuerdu  feul  bien  qui  me  peut  rendre 
la  vie  agréable,  &preuoyois  bien,  quequoy 
qu'il  m'en  amuait,ie  n'en  pouuois  auoir  du 
contentement.  Si  l'obtenois  ce  que  ie  recher- 
chois pour  Calydon,  quelle  vie  pouuois-ie 
efperer  ?  Et  fi  ie  ne  l'obtenois  point,  combien 
m'affligeoit  ledéplaifir  &  la  peine  de  ce  Ber- 
ger, qui  ne  m'eftoit  pas  moins  cher  que  s'il 
euft  efté  mon  enfant  ?  Eftant  donc  en  cet 
eftat,  que  ie  ne  fçay  fi  ie  dois  nommer  mort, 
ou  vie  3  après  auoir  eu  la  refponfe  de  Cleonti- 
iie ,  vn  iour  que  ie  trouuay  Celidée,  parce  que 
ie  ne  viuois  plus  fi  familièrement  auec  elle  que 
ie  foulois,  ie  luy  dis  :  Ma  belle  fille ,  Gleontine 
m'a  déclaré  vn  defTein  qu'elle  a  3  il  me  femble 
que  vous  ne  le  deuez  point  reietter;  &:  crai- 
gnant qu  elle  ne  me  demandait  ce  que  c'eftoit, 
ie  feignis  d'eftre  preïTé  de  quelque  affaire,  èc 
ainfi  la  laiiTay  fort  en  doute  :  Mais  ie  partis 
auec  bien  plus  de  peine,  car  quelque  effort  que 
ie  fiife  contre  ma  volonté ,  fi  ne  la  pouuois-ie 
déraciner  de  mon  ame:  &  toutes  les  fois  que  ie 
me  reprefentois  Celidée  entre  les  bras  de  quel- 


'6z  La  IL  partie  dAstree' 
que  autre,  il  faut  que  fauoiie  que  le  n  auois 
point  allez  de  refolution  pour  iouitenir  feu* 
lement  cette  pcnféc.  Voyez  quel  lefuiTe  de- 
uenu  fî  ce  mariage  euit  eu  Terrect,  que  véri- 
tablement îe  recherchoispourle  falut  dcCa- 
lydon/ 

Il  aduint  donc  que  Cleontine  croyant  que 
ce  que  1  auois  propole  eitoit  aduantageux  pour 
Celidée ,  la  tirant  à  part ,  le  luy  propofa ,  de 
auant  que  luy  en  demander  fon  aduis ,  luy 
dit,  quel  eftoit  le  fîen,  &  afin  de  le  fortifier 
dauantage,  luy  fît  entendre  quelle  m'auoit 
cette  obligation ,  puis  que  ç'auoit  efté  moy 
qui  luy  en  auois  parlé.  CetteBergere,  Mada- 
me, vous  pourrait  dire  mieux  que  ie  ne  fçau- 
rois  faire,  quel  furfaut  elle  receut  de  ces  pa- 
roles, &  meime  quand  elle  fçeut  que  cette 
propofition  vcnoit  de  moy;  tant  y  a  que  ce 
fut  tout  ce  qu'elle  pûft  que  de  celer  fa  colère 
en  prefence  de  Cleontine  3  à  laquelle  ayant 
refpondu  fort  modérément  3  &toutesfois  au 
plusloingde  fapenfée,  elle  remit  cette  refo- 
lution à  fon  iugement,  &  à  la  volonté  de  fa 
mère,  à  laquelle  ellenecôtreuiendrok  iamais; 
puisfe  retira  en  fon  apart ,  où  ie  croy  qu  elle 
ne  parla  pas  mal  à  moy.  Enfin  eltant  refolue 
d'cfpoufer  pluftofl  le  cercueil,  queCalydon, 
elle  me  vint  trouuer.  le  iugeay  bien  d'abord 
que  ie  lavis,  qu'elle  auoit  quelque chofe  qui 
la  troubloit:  car  les  yeux  luy  trerabloient  dans 


Livre    premier.'  6$ 

b  tefte ,  elle  auoit  les  (ourdis  froncez,  &:  la 
couleur  plus  haute  que  de  couftume,  mais  ie 
ne  me  figurois  pas  qu'elle  fuit  tant  offenfée 
contre  moy,  ne  croyant  que  Cleontine  luy 
cuit  dit  que  cela  vinit  de  moy.  I'eitois  de  for- 
tune ieul  au  pied  de  ce  gros  Orme,  qui  tout 
feul  au  milieu  prefque  de  la  plaine  deMont- 
verdun,  eil  pôle  fur  le  grand  chemin  ;  aufll 
toit,  que  ie  lapperceus,  ieme leuay^&luy  ten- 
dant la  main  comme  ie  fouiois,  ie  fuseiionné 
quelle  recula  le  bras,  &  me  regardant  d'vn 
œil  plein  de  courroux  :  Comment,  me  dit- 
elle,  Thamire,  ofes-tu  tendre  la  main  à  celle 
que  tu  as  dennée  a  vn  autre?  Ne  te  conten- 
tes-tu pas  de  m'auoirabufée,  tant  que  l'inno- 
cence de  mon  aage  l'a  pu  (apporter î  Ou  il 
tu  penfes  d'eftre  lï  fin  &c  diîTimulé,  &  il  tu 
me  crois  défi  peu  d'efprit,que  n'eftâtplus  en- 
fant, ienepuiife  connoiltre  tes  rufes&  ta  per- 
fidie ?  Et  parce  que  furpns  de  louyr  parler  de 
cette  forte,  elle  vid  queie  ne  luy  refpon  dois 
point:  Ah:  nonThamire,  ne  penfe  plus  de 
me  pouuoirabufer  par  tes  paroles,  ny  par  tes 
aiTeurances  d'amitié,  ie  fuis  deuenuë  plus  ma- 
licienfe;  &  pleuft  à  Dieu  que  ie  leuiïè  tout 
iours  efié.'  ie  n'aurois  pas  pour  le  moins  tant 
d'occaiîons  de  me  plaindre  de  toy  maintenant. 
Mais ,  viença  ,  ingrat,  &:  cruel  :  (ouy  ie  te  puis 
appellet  ingrat,  ayant  iî  ingrattemét  oublié  les 
raifons  que  tu  auoisde  rn'aimer;  2c  ie  te  puis 


64  La  II.  partie  d'Astrel 
dire  cruel  auec  raifon  ,  n'ayant  point  eu  de 
prié  de  la  miferable  vie  que  ta  malice  m'a 
préparée)  viença  donc  ingrat  de  crueh  qu  as- 
ru  reconnu  en  moy  qui  t  ait  donné  occafiori 
de  me  traitterde  cette  forte?  Y  auoit-il  quel- 
que ancienne  inimitié  entre  nos  Pères,  que 
tu  ayes  voulu  venger  fur  moy?  t'ay-ie  voulu 
faire  mourir?  ay-ie  parlé  contre  toyDou  con- 
tre tes  amis?  ou  bien  t'ay-ie  manqué  de  pa- 
role ,  ou  d'amitié  ?  ou  as-tu  reconnu  en  moy 
quelque  défaut  qui  t'aye  conuié  à  me  quitter? 
ou ,  ne  îuges-tu  point  maintenant  que  îe  ne 
fois  aflez  belle  5  ou  allez  riche ,  ou  aiîez  auifee? 
Mais  quand  ce  feroit  pour  venger  ton  père, 
la  vengeance  que  tu  pouuois  prendre  fur  vne 
fille,  eft5ce  me  femble,  bien  digne  de Tha- 
mire.  Que  fi  îe  t'ay  voulu  faire  mourir,  pour- 
quoy  ne  m'oftes-tu  la  vie  tout  à  vn  coup,  au 
lieu  de  me  remettre  entre  les  mains  de  cet 
ennemy,  auec  lequel  ie  remourray  tous  les 
momens?  Que  fi  ie  n'ay  pas  aflez  de  beauté 
ny  de  vertu  pour  t'arrefrer;  6c  bien  Thamire, 
va  à  la  bonne  heure  en  chercher  quelque  au- 
tre qui  en  ait  dauantage.  Mais,  helas!  pour- 
quoy  ordonnes-tu ,  que  pour  pénitence  de  la 
faute  de  la  nature ,  ie  fois  remife  entre  les 
mains  de  celuy  que  la  nature  mefme  me  fait 
abhorrer  ?  laïfïe-moy  en  la  liberté  que  tu  m'as 
trouuée ,  lors  que  par  tes  malices  tu  as  com- 
mencé de  m'abufer,  de  te  contente  du  regret 

qui 


qui  m'accompagnera  toute  ma  vie  de  nauoir 
f^eupiuftollreconnoiftreton  defTein.  Que  fî 
^  ie  t'ay  manqué  d'amitié  ,  l'atioiie  que  tu  es 
iufte  d'en  faire  de  mefme  :  mais,  Thamire, 
reproche-le  moy,  dy-moy  en  quoy  fay  failly  ? 
Ah!  àc  dénaturé  Berger,  tu  es  muet,  &  ne 
parles  point,  eft-ce  de  honte,  ou  de  l'offenfe 
que  tu  m'as  fai£te?  ny  l'vn  ny  l'autre  ne  te 
fçauroit  toucher  à  mon  occafion  ,  mais  tu 
fonges  quelque  nouuelle  malice  contre  cette 
peu  fine  Celidée,  afin  de  fouler  la  mauuaife 
volonté  que  tu  luy  portes:  Mars, va,  perfide 
&defloyal  Thamire,  &te  rdlbuuiens  que  tu 
as  fait  plus  pour  moy  que  tu  ne  penfes:  car 
par  cette  action  ie  fuis  hors  de  l'opinion  que 
i  auois  d'eftre  aimée  de  toy  ;  connoiflance  qui 
me  dégageant  de  ta  tyrannie,  inempefchera 
de  me  remettre  iamais  fous,  celle  d'homme 
du  monde.  Et  ne  penfes  pas  que  ie  fois  pour 
cela  a  Calydon,  car  déformais  la  mort  me 
fera  plus  chère,  que  le  plus  aimable  Berger  de 
cette  contrée ,  &  que  ce  fouuenir  te  demeure 
en  lame  pour  vn  regret  éternel:  Auflî  ne  le 
te  dis-fe  qu'à  cette  intention  ,  &  m'aflèure 
que  les  Dieux  feront  tropiuftes  pour  me  re- 
fufer  cette  vengeance.  En  me  voulant  donner 
à  Calydon,  tu  t'es  priué  à  iamais  de  la  plus 
vraye  &  entière  affection  que  iamais  Berger 
ait  acquife,  &  de  laquelle  il  ne  faut  plus  que 
tu  ayes  efperance,  finon  lorsque  lefeuvni- 
a.Part  E 


'66       La  II.  partie    d'Astree! 
uerfel  en  bruflant    l'vniuers   rallumera  cet 
amour  en  nioy  :  Et  fi  le  te  dis  vray,  qu'il  n'y 
point  d'hommes  pour  moy  en  terre  3  mais 
des  monfcres  cruels  qui   me  deuorent  :  Ny 
point  de  Dieux  au  Ciel  pour  prendre  pitié  de 
mes  peines ,  mais  feulement  des  fupplices  & 
des  enfers.   Et  à  ce  mot  oftant  de  fon  col  vne 
chaîne  de  paille  treffée,  que  ie  luyauois  don- 
née ,  &  me  la  prefentant,  &moy  fans  y  penfer 
la  tenant  dVne  main  :    Et  pour  te  donner 
quelque  alTeurance  de  ce  que  ie  dis,  foit  ainfi, 
dit-elle  ,  (  en  tirant  de  violence  cette  chaine) 
noftre  amour  rompue,  &  demeure  à  iamais 
telle,   que  cette  chaine  que  feus  de  toy,  & 
qui  en  fut  le  Symbole,  demeurera  à  iamais 
en  deux  pièces.    Elle  n'euft  pluftoft  proféré 
cette  parole  quelle  s'encourut  auec vne  par- 
tie de  la  chaine,  dont  le  refteme  demeura  en 
la  main ,  tant  hors  de  moy  que  ie  ne  pu  luy 
dire  vn  mot  d'exeufe ,  ny  faire  vn  pas  pour  la 
future.    I'aiioûie ,  Madame,  que   ces  repro. 
ches  me  touchoient  bien  viuement ,  &  que 
repaiTant  par  ma  mémoire  auec  combien  de 
raifon  Celidée  m'auoit  parlé  de  cette  force, 
ie  îugeois  qu'elle  eftoit  exempte  de  blafme, 
&moy  coubable  entièrement.  Toutesfois  ie 
fus  encor  aiTez  fort  pour  demeurer  ferme  en 
la  refolution  que  i'auois  faicte  pour  le  con- 
tentement de  Calydon.   Mais  qu'en  aduint- 
il  ?  Le  Berger  feachant  que  i'enauois  parlé  à 


Livre  premier  -  6j 
Cleontine,  oy an t  le  bruit  commun  de  leur 
mariage,  parce  qu'il  fut  incontinent  efpan- 
ché  par  tout,  ne  s'eitonna  pas  beaucoup  de 
Voir  que  fa  Bergère  ne  le  venoit  vifîterque 
quand  Cleontine  le  luy  commandoit,  iugeant 
qu'elle  ledeuoit  faire  ainfi,  puis  qu'on  partait 
du  manager  de  forte  qu'en  peu  de  nui&s  il 
reprint  fa  première  fanté,  &r  fortit  hors  du 
liâ,d>î.  peu  après  de  la  cabane.  Cependant  Ce- 
lidée  ne  s'endormit  pas,2c  n'ayant  plus  d'efpe- 
rance  qu'en  la  tendre  amitié  de  fa  mère, 
voyant  bien  que  l'auois  gagné  Cleontine,  d'a- 
bord qu'elle  la  vid,  fe  îettant  à  genoux  la  fçeut 
de  forte  attendrir  qu'elh  luy  promit  qu  elle 
ne  feroit  iamais  mariée  contre  fa  volonté. 
Celidée  plus  contente  de  cette  affeurance^que 
de  bonne  fortune  qui  luy  pûft  arnuer,  fait 
tant  que  nous  en  fommes  aduertis ,  ne  luy 
femblant  pas  qu'elle  euft  obtenu  entièrement 
ce  quelle  defïroit,  s'il  n'eftoit  fçeu  de  nous. 
Il  feroit  bien  mal-ayfé  dédire,  grande  Nym- 
phe ,  fî  i'en  fus  plus  marry  ou  plus  content  : 
car  d Vn  coflé  ie  craignois  que  Calydon  ne  re- 
tombait en  l'eftat  d'où  il  ne  faifoit  quefbrtir, 
&de  l'autte,  mon  contentement  n'eftoit  pas 
petit,  de  fçauoir  queperfonne  ne  poffederoit 
Celidée.  Mais  lors  que  ie  vis  que  le  Berger;  en- 
cor  que  trifte,  ne  laiiToit  pas  toutesfois  de  fe 
bien  porter,  i'auoùequeie  fus  infiniment  con- 
tent de  la  refiftâceque  la  Bergère  auoit  faite3& 

E   i) 


68      La  II.  partie   d'Astre  t! 
lôiiois  en  mon  ame  fà  prudence  &:  fa  fermeté  ! 
car  îè  penfois  que  tout  ce  qu'  elle  en  auoit, 
jxdbyk  que  pour  fe  conferuer  toute  à  moy, 
ne  penfant  pas  que  le  defpit  qu'elle  m'auoit 
fait  paroiftre,  fuit  affez  fort  pour  arracher  en- 
tièrement l'amour  qu'elle  m'auoit  portée  :  de 
forte  que  reuenant  en  moy-mefme  ,    ie  re- 
connus le  tort  que  i'auois  eu ,  non  pas  de  me 
feparer  d amitié   d'auec  elle:  (car  ie  n'auois 
iamais  eu  cette  intention,  ny  n'auois  iamais 
efperé  d'obtenir  cela  fur  moy  )  mais  de  l'a- 
uoir  voulu  facrifier  à  la  fanté  de  Calydon. 
C'eft  ainfî  qu'il  faut  nommer  l'acte  que  ie  vou- 
lois  faire,  confîderant  de  plus  que  le  Berger 
oyant  ce  fécond  refus,  n'en  eitoit  pas  mort ,  ie 
m'en  difois  encore  plus  coulpable ,  puis  que 
ce  n'eftoit  pas  de  fa  vie  dont  il  s'agiffoit,  mais 
de  fon  plaifîr  feulement  :    Et  repaifant  ces 
coniïderations  fouuent  par  mon  efpnt ,  ie  ne 
me  donnay  garde  que  mon  Amour  deuint 
plus  violente  qu'elle  n'auoit  elle ,  &:  cela  fut 
fort  ayfé5pourceque  n'ayant  cédé  cette  belle 
à  Calydon ,  que  pour  luy  conferuer  la  vie,  &: 
voyant  qu'il  viuoit  encor  qu'elle  ne  fuit  pas 
fienne,  voire  qu'il  n'en  euit  point  d'efperan- 
ce,  ie  penfay  que  toutes  les  raifons  que  i'a- 
uois eues  de  la  quitter,  n'ayans  plus  de  lieu, 
ie  pouuois  librement  reprendre  les  melînes 
erres  que  i'auois  laiffées  à  fon  occafion.  En 
cette  délibération  ie  trouue  la  Bergère, je  luy 


Livre    tkiuiik.  69 

fkis  entendre  la  raifon  qui  m'a  contraint  de 
traitter  de  cette  forte  auec  elle,  &  celle  qui 
maintenant  me  rappelle  a  fou  feruice  ,  la 
fupplie  &:  conjure  d'oublier  la  faute  que  la 
raifon  m'auoit  fait  faire  :  bref,  îe  n  y  oublie, 
ce  me  femble,  choie  qui  puirTe  feruir  à  ma 
caufe  :  mais  îe  la  trouue  changée  ,  de  (brie 
qu'il  n'y  a  excufe  qui  ne  me  foit  inutile,  elle 
fè  roidit  contre  les  raifons ,  &  demeurant 
opiniaftre,  ne  m'a  voulu  depuis  regarder  dVn 
bon  oeil  De  fortune,  cependant  que  ie  par- 
'lois à  elle,  Calydon  furuint,  qui  penfant  auoir 
en  moy  vn  bon  fécond  ,  s'auanca  pour  luy 
en  dire  quelque  chofe  ,  mais  quand  il  ouyt 
mes  paroles,  ïamais  homme  ne  fut  plus  efeon- 
né  :  Il  n'ofa  pas  d'abord  me  reprocher  la 
mauuaife  foy  dont  ie  l'auois  abufé,  mais  après 
auoir  fait  plufîeurs  exclamations ,  &:  s'eitant 
retiré  deux  ou  trois  pas  pliant  les  bras  l'vn 
fur  l'autre  fur  foneftomach:  O  Dieux.'  dit- 
il  ,  en  qui  déformais  faut-il  efperer  de  la 
preud'hommie  ?  celuy  qui  m'a  eileué  ,  celuy 
que  l'appellois  mon  père ,  8c  qui  îufques  icy 
m'en  auoit  rendu  les  offices,  c'eït  luy-mefme, 
dis-ie,qui  me  met  le  glaïuedans  le  cœur,  te 
qui  me  pouffe  dans  le  tombeau.  le  luy  refpcn- 
dis  affez  froidement ,  en  luy  reprefentant  les 
confiderations  qui  m'auoient  fait  quitter  Ce- 
lidée ,  &  celles  qui  ne  ramenoient  à  elle  : 
mais  d'autant  que  l'Amour  le  tranfportoïc 

E   m 


7o  La  II. Partie  dAstree! 
auec  violence ,  ie  ne  croy  pas  qu'il  y  euft 
reproche  que  ie  ne  receuffe  de  luy  fur  ce 
fujecl:.  Mais  la  Bergère  le  mocquantde  nous: 
Ne  débattez  point, dit-elle,  à  qui  doit  eflre 
Celidée:  car  vous  n'y  aurez  ïamais  part  ny 
lvn  ny  l'autre  :  Vous,  dit-elle,  s'adrefifant  à 
Calydon  ,  parce  que  iamais  elle  ne  vous  a 
aimé  :  Et  vous,  continua- t'elle,  fe  tournant 
vers  moy  ;  pour  vous  eftre  rendu  indigne 
de  l'Amour  qu'elle  vous  portoit.  Et  à  ce 
mot  nous  ballant  tous  deux  bien  confus, 
nous  nous  feparaûnes  ,  6c  à  fi  bonne  heure, 
que  depuis  ce  Berger  n'eft  plus  rentré  dans 
fa  cabane ,  &  s'eft  retiré  auec  l'vn  de  fes  pa- 
rens ,  fans  luy  en  dire  toutesfois  le  fujecl:. 
Plus  de  trois  Lunes  fe  font  pafTées  depuis 
cette  feparation  ,  &  iamais  quelque  pour- 
fuitte  que  luy  ny  moy  ayons  fçeu  faire,  nous 
nations  peu  tirer  vne  bonne  parole  d'elle  ; 
au  contraire  plus  elle  nous  voit  obit  nez  à 
l'aimer ,  plus  elle  s'opiniaitre  à  nous  hayr^ 
mefaifant  bien  connoiftre  par  la  preuuequel 
Prothée  elt  l'efprit  dVne  îeune  femme  ,  &: 
combien  il  cft  difficile  de  l'arreiter.Et  toutes- 
fois  ie  ne  puis  diminuer  l'affection  que  ie  luy 
porte;  tant  soi  faut,  elle  augmente  de  îour 
à  autre  de  telle  façon,  que  fi  elle  la  connoif- 
foit ,  il  n'y  a  pas  apparence ,  que  puis  que 
autresfois  elle  m?a  aimé  fous  l'opinion  que 
ie  l'aimois ,  quelle  n'euft  beaucoup  plus  d V 


Livre    premier.'  yï 

mour  pour  moy  maintenant,  qui  en  ay  in- 
finiment dauantage  pour  elle  que  ie  n'auois 
pas  en  ce  temps-là,  ny  que  n'en  peut  auoir 
perfonne  qui  l'aime  iamais. 


E   in) 


73 


L   E 

DEVXIESME    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Partie     d'Astre  e. 


I  n  s  t  paracheua  Thamyre  de 
raconter  ce  que  la  Nymphe  Leo- 
nide  auoit  defké  fçauoir  ,  &:  s'e- 
fiant  teu  pour  quelque  temps: 
Or  3  Madame,  continua-t'il,  nous  nous  fom- 
mes  de  fortune  rencontrez  au  fortir  de  la 
riuiere  de  Lignon  3  auec  cette  Bergère,  ôc 
parce  que  l'Amour  continue  autant  en  nous 
que  le  defdain  en  elle  3  nous  venions  tous 
deux  luy  prouuant  par  les  meilleures  raifons 
que  nous  pouuons  ,  qu'elle  en  deuoit  ai- 
mer l'vn  ou  l'autre  ,  &C  quant  à  moy  îe  di- 
fois  que  c'eftoit  de  moy  de  qui  elle  deuoit 
faire  choix  :  &  an  contraire  Calydon  ,  que 
i'ay  tant  obligé  par  toute  forte  de  bons  offi- 
ces 3  fouftient  opiniâtrement  que  c'eft  de 
luy.    Et  quoy  que  ie  fçache  bien  queyoftre 


74         L  A  IL  P  A  R  T  I  E    D'A  S  TK  E  t. 

entendement  peut   beaucoup    mieux  corn* 
prendre  mes  renions  que  ie  ne  les  fçaurois 
déduire  ,  fi  eft-ce  que  pour  mettre  vne  fin 
à  ces  longues  diiTentions(car  déformais  nous 
fommes  la  fable  de  no'ftre  hameau  )  pleuft 
à  Dieu  5   grande  Nymphe,  que  vous  vou- 
luiTiez  aulli  bien  oiiyr  nos  raifbns  de  nos 
bouches  mefmes ,   &  ordonner  ce  qui  vous 
feffibleroit  eftre  îufte  3  comme  librement  ie 
me  ibufmettroîs  à  voftre  iugement  :  ce  fe- 
roit  vneœuure  digne  de  vous3  &de  laquel- 
le les  Dieux  vous  fçauroient  gré  ,  &  nous 
vous' demeurerions  infiniment  obligez.  Leo- 
nide  alors  l'ayant  remercié  de  la  peine  qu'il 
auoit  prife  de  leur  raconter  les  caufes    de 
leur  débat  ,  laiTeura  que  fi  luy  &  ceux  qui 
auoient  intereft,la  îugeoient  capable  de  ce 
qu'il  luy  demandoit,  elle  s'ofFroit  librement 
d'en  dire  fon  aduis  lors  qu'ils  auroient  pro- 
mis de  l'obferuer:  car  autrement  ce  ne  fe- 
roit  que  fe  trauailler  en  vain.    Thamyre  fe 
iettant  à  genoux  :1e  vous  remets  3  ô  grande 
Nymphe ,  dit-il,  non  feulement  ma  vie  &: 
ma  mort  D  mais  tout  le  contentement  &  le 
defplaiïîr  que  i'auray  ïamais  &  durant  ma 
vie,  &:  après  ma  mort.    Queûiecontreuiens 
à  ce  que  vous  ordonnerez  ,  ie  veux  que  nos 
Druydes  me  déclarent  indigne  d'aiTifter   à 
leurs  facrifices  ,  &  me  foient  deffendus  nos 
boccages  facrez  ,  &  nos    chefnes   celeûes. 


Livre    devxiïsml  7y 

Et  moy,  refponditCalydon,  ïamais  ne  me 
puilfe  cftre  falutaire  le  Guy  de  l'an  neuf,  ôc 
i\  îe  rencontre  quelquesfois  l'œuf  falutaire , 
foufflé  des  ferpens,  îe  prie  Tauratcs  quilles 
anime  de  forte  contre  moy  ,  qu'ils  ne  me 
laiffent  iamais  en  repos ,  &  que  m'ayant  en- 
tortillé &  les  iambes  &  les  bras  de  cent  tours, 
leur  venin  ne  m'ait  percé  le  cœur,  fi  îe  ne  re- 
çois voftre  iugement,  comme  venant  d'vn 
grand  Dieu  ,  &  fi  ie  ne  l'obferue  tant  queie 
viuray.  Et  parce  que  Celidéenedifoitmot: 
Et  vous,  belle  Bergère,  dit  Aftrée,  n'auez- 
vous  point  de  volonté  de  vous  defcharger 
de  Timportunité  que  vous  receuez  de  ces  deux 
Bergers ,  vous  remettant  au  iugement  de  cet- 
te grande  Nymphe  ?  le  voudrais  bien,  refpon- 
ditla  Bergère  en  eftre  deliurée ,  mais  ie  crains 
de  tomber  en  vnplus  grand  mal,  &  ne  faut 
point  douter  que  la  hayne&:  Tofrenfe  n'ayent 
vne  fi  grande  force  fur  moy,  que  ie  ne  remet- 
trais le  hazard  de  ce  iugement  à  perfonne,  fi 
les  Dieux  cette  nuict  ne  m'auoient  aduertie  en 
fonge  delefaire.car  la  plus  grande  partie  eftoit 
défia  efcoulée ,  lors  qu'il  m'a  femblé  que  mon 
père ,  qu'il  y  a  défia  long-temps  qui  eftmort, 
m'ouuroit  Teftomach  ,  en  fortoit  le  cœur 
ôc  le  iettoit  comme  ii  c'euft  eité  vne  pierre 
auec  vne  fonde,  par  deçà  Lignon  ,  &  puis 
me  difoit  ces  morts:  Va,  mon  enfant, delà  la 
fatale  nuiere  de  Lignon3  tu  trouuerasce  cœur 


yG      La  II  Partie  d'astre^ 

qui  te  tourmente  fi  fort  3  au  repos  où  il  doit  de- 
meurer îufques  à  ce  que  tu  me  viennes  trouner, 
le  me  fuis  efueillée  en  furfaut,  &cela  a  elle 
caufe  que  îe  me  fuis  refoluë  de  parler  la  riuiere, 
auec  efperance  de  trouuer  le  repos  qui  ma  efté 
promis. 

Vous  deuez  donc  dire  certaine  ,  Mada- 
me 3  dit-elle  ,  s'addreiTant  à  Leonide  3  que 
ie  nay  garde  de  defobeyr  à  vos  comman- 
demens,  puis  que  ce  font  les  Dieux  qui  me 
parleront  par  voitre  bouche.  Cela  eftant , 
adioufta  Leonide  ,  ie  vous  promets  à  tous 
trois  que  ie  donneray  vn  îugement  aufli  équi- 
table que  ie  le  voudrois  receuoir  en  fcmbla- 
ble  &  plus  grande  occafion  :  &  afin  que  ic 
fte  fois  deceuë  en  mon  opinion ,  Paris  &  ces 
gentilles  Bergères,  &  Siluandre  m'en  diront 
leur  aduis  auant  que  l'en  die  quelque chofe;  Et 
pour  ce,  dit-elle  fe  tournant  vers  Calydon, 
dittes-nous  pour  quelles  raifons  ilvousfemble 
que  Celidée  doiuc  eflre  voitre,  non  pas  à  Tha- 
myre,  qui  la  fi  longuement  poffedée  &  efle- 
uée comme  fîenne  rLe  Berger  alors  fe  releuant, 
après  auoir  fait  vne  grande  reuerençe,  prit  h 
parole  de  cette  forte; 


Livre  btvxÏESMï."         jjx 


HARANGVE    DV   BERGER 

C  A  L  Y  D  O  N. 

A  M  o  v  r  3  grand  Dieu  qui  par  ta  puifTan- 
ce  mas  rauy  toute  'celle  que  la  raifon 
fouloitauoirfur  ma  volonté  ,  efcoute  la  fup- 
plication  d'vne  des  plus  fidelles  âmes  qui  aie 
ïamaisreflenty  la  puiffance  que  la  beauté  a  par 
ton  moyen  fur  le  cœur  des  hommes  ,  èc 
nrinfpire  de  forte  les  paroles  &  les  raifons,  que 
tu  m'as  fi  fouuent  reprefentées^lors  que  laffé  du 
mefpris  de  Celidée,  ie  me  fuis  voulu  retirer  de 
fon  fe  rince:  Que  cette  grade  Nymphe  efmeuè 
de  leur  force  ordonne  auec  toy3  que  celle  à  qui 
tu  m'as  donné  6:  qui  ma  efté  donnée  par  celuy 
qui  y  auoit  l'vn  des  plus  grads  mterefts,  me  foie 
confcruéeS:  maintenue,  &:  contre  le  mèfpris 
de  cette  belle  ,  &  contre  lauthorité  &  la  vio- 
lence de  celuy  quimelaveutrauir.  Fentens^ 
ô  grande  Nymphe ,  cette  diuinité  que  fay  re* 
clamée  qui  me  promet  fon  affiftance-,  non  feu- 
lement en  guidant  ma  langue,  mais  en  gra- 
uant  mes  paroles  en  vos  cœurs  auec  la  pointe 
de  les  meilleurs  traicls.  AufTi ,  Madame.,  fi  ce 
neftoit  cette affeurance  qu'il  me  donne,  com- 
ment ofer  ois -l'eouurir  la  bouche  pour  parler 
contre  la  perfonne  du  monde  à  qui  x  ay  le 


y%  La  II.  partie  d'Asthee] 
plus  d'obligation?  car  fauciïe  que  Thamyre 
pour  fon  bon  naturel  m'a  plus  obligé  que  le  pè- 
re qui  m'a  donné  naiflance^puis  que  fans  auoir 
eu  le  contentement  du  marage  ,  il  a  fupporté 
tous  les  ennuys  Se  toutes  les  foîlicitudes  que  la 
nourriture  des  enfans  peut  donner^&enfemble 
celles  que  laconduitte  des  trouppeaux  3  &  des 
pafturages  rfvn  orphelin  dansleberceau(car  ce 
fut  en  cet  aage  que  ie  luy  fus  remis  )  peut  rap- 
porter à  qui  en  reçoit  la  charge.  Il  n'a  efpargné 
ny  peine,ny  defpence  pour  m'efleuermy  foin, 
ny  prudence  pour  me  faire  inftruire  :  de  forte 
qu'auec  beaucoup  de  raifeme  le  puis  appeller 
mon  père,  &:  il  me  peut  nommer  fon  enfant, 
puis  que  1  ay  receu  de  luy  tous  les  offices  que 
ces  noms  requièrent.  Et  auciiant  que  ie  luy  ay 
ces  obligations,  comment  oferois-ie  ouurir  la 
bouche  contre  luy  fans  encourir  le  nom  d'in- 
grat, fî  cette  difpute  dependoit  maintenant  de 
moy  ?  I'aimerois  mieux  eftre  dans  le  tombeau 
de  mes  pères,  &  que  mon  berceau  m'euft  feruy 
de  cercueil,que  fi  cette  aélion  dependoit  de  ma 
volonté,  onme  veitoppofa  à  celle  de  Tha* 
myre,  Thamyre  qui  m'a  fait  tel  que  ie  fuis, 
Thamyre  à  qui  ie  dois  tout  ce  que  ie  vàux3bref 
ce  Thamyre,  au  feruice  duquel  quand  i'aurois 
defpendu  tous  les  iours  de  ma  vie,  encore  ne 
fçaurois-ie  auoir  fatisfait  à  la  moindre  partie  de 
ce  que  ie  luy  dois.  Mai  s5helasl  ie  m'en  remets  à 
luy  mefme3cet  Amour  qui  me  commande,luy 


Livre  devxiesme^  79 

Commande  àuffi  :il  vousdira  s'il  eft  poflîble  que 
le  cœur  qu'il  a  viuement  touché,luy  puiffe  def- 
obeyr  en  quelque  chofe.  S'il  efpreuue  que  cela 
n'eft  point3ie  le  coniure  par  cet  Amour  mefme 
qui  a  tant  de  puiifance  fur  ion  ame,  de  me  par- 
donner la  faute  que  le  commets  par  force  3  & 
qu'il  me  permette  de  dire  que  toute  forte  de 
raifon  ordonne-,  queCelidee  me  doit  aimer3ôc 
quiln'yaperfonnequemoy  qui  puiife  iufte? 
ment  la  prétendre  iienne . 

Car  pour  le  premier  poin£t,que  refpodraCe- 
hdécfi  ie  l'appelle  deuant  le  throfne  d'Amour, 
&  fi  en  prefence  de  cette  équitable  compagnie 
ie  me  pleins  à  luy  de  cette  forte  ?  Cette  belleDô 
grand  Dieu,qui  fe  prefente  deuât  toy,  c'eil  cel- 
le-là mcfiiie  que  tu  m'as  commandé  d'aimer  & 
deferuir,  fouslesefperancesquetu  as  accou- 
tumé de  donner  à  ceux  qui  te  fument  :  fi  dés  le 
commencement l'ay  contrarié  à  ta  volonté ,  ii 
depuis  ie  n  ay  point  continué,  &"  fi  ie  ne  me  re- 
fous pas  de  paracheuer  ma  vie  en  ton  obeiilan- 
ce  ;  ô  Amour3qiii  lis  dans  mon  cœur,  voire  qui 
de  ta  main  mefme  y  cCcns  tous  mes  deffeins* 
cruftiemoy  comme  panure,  &:  empruntant 
contre  moy  la  foudre  du  grâd  Tharamis3efcra- 
fe  ma  te/te  comme  celle  d'vn  perfide:  Mais  fi  la 
vérité  refpôd  âmes  paroles>&:fi  ïamais  perfon- 
ne  n'aima  tant  que  moy  3  comment  foufrres-tu 
qu'elle  trompe  mes  efperances,  qu'elle  defdai- 
gne  tes  promelîes  ^  &  quelle  fe  mocque  damai 


**\ 


80  "La  II.  partie  d'Astrei 
que  tu  me  fais  endurer  pour  elle  ?  Aufïï-tôft 
que  ie  la  vis  îe  l'aimay ,  &  ne  faim ay  point  plu- 
fioft  que  me  donnant  entièrement  a  elle,  ie  ne 
retins  de  moy  que  la  volonté  feule  de  l'adorer. 
Mais  peut-eftre  cette  affection  luy  a  efté  incon- 
nue, iay  raconté  mon  mal  aux  bois  reculez, 
aux  antres  fàuuages^ou  bien  aux  rochers  :  Nul- 
lement, ô  Amour5eile  a  ôùy  mes  plaintes,  elle 
aveu  mes  pleursxlle  a  fçeu  mon  arre£lion  3  vil 
peu  par  ma  bouche)  dauantage  par  celle  dé 
Thamyre5de  Clorine  &  de  mes  amis,  mais 
beaucoup  plus  par  F erfeét  de  ma  pafïion.  Ne 
m'a-t'elle  point  veu  dans  le  ii£t  de  la  mort  pour 
elie? Ne  m'a-t'elle  point  tendu  la  main  com- 
me me  retirant  du  tombeau  5  voire  du  nombre 
des  morts,  enmedifant  iVyCalydon^tes  pré- 
tentions ne  font  pas  toutes  defefperées  ?  Et 
pourquoy  ayant  défia  fouffert  les  plus  afpres 
douleurs  qui  deuancent  la  mort ,  m  a-elle  rap- 
pelle du  repos  que  le  cercueil  me  promettoit, 
fî  c'eftoit  fon  deifein  de  me  laiiTer  remourir 
fans  pitié  ?  Comment  fa  cruauté  n  eftoit-  elle 
point  faouléed'vne  mort?&falloit-il  que  pour 
t'auoir  obey ,  &:  l'auoir  adorée  5  ie  fuite  par 
elle  condamné  àvn  fécond  trefpas?  Elle  dira 
peut-efîte,  qu'il  faut  que  ie  la  mefure  à  mort 
aulne,  &:  que  ie  confidere  ,  que  comme  ie 
n'aurois  pas  la  puiilance  de  quitter  l'affection 
que  ie  luy  porte  pour  la  mettre  en  vne  autre, 
quedemefme  efhnt  engagée  ailleurs  elle  ne 

s'en 


Livre    devxiesme.  8i 

s'en  peut  diitraire  pour  m'aimer.  O  Amour  / 
ce  ne  font  que  paroles,  ce  ne  font  qu'excu- 
(es,  quelle  montre  le  contract  de  cet  A  mouri 
&fi  tu  ne  le  iuges  incontinent  faux,  îe veux 
bien  eftre  condamné.  Elle  n'a  iamais  aimé  que 
le  Berger  Thamyre,  à  ce  quelle  dit,  mais  îe  dis 
bien  dauantage  3  car  iefouftiens  qu'elle  n'a  ia- 
mais  aimé  ce  Thamyre.  Elle  Fa  aimé.  En  quel 
temps  Amour?  Lors  qu'elle  n'eftoit  pas  capa- 
ble d'aimer  5  elle  Ta  aimé  lors  quelle  auoit  les 
mains  &  le  cœur  empefchéenfespouppées5&: 
que  fes  defïrs  ne  pouuoient  outrepaffer  les  plai- 
fîrs  de  les  habiller  5  de  les  bercer ,  ou  de  les  en- 
tretenir. N'eft-elle pas  ignorante  d'Amour, 
ô Amour.'  fi  elle  appelle  les  opinions  d'vn 
telaage  Amour  ?  Et  d'effect  fi  elle  auoit  aimé 
ce  Thamyre  ,nel'aimeroit-elle  point  encores? 
Quoyrtelles  affections  font  peut- eftre  comme 
les  habits  defquels  on  fe  defpoiiille,  quand  on 
veut,  ou  quand  on  s'en  ennuyé.  Ah  !  puiflànc 
Dieu  3  combien  ignore-t'elle,ou  pluftoft  com- 
bien .mefprife-t'eiie  ta puiffance  ?  N'eft-cepas 
l'vne  de  tes  principales  ioix,  Que  l'Amant  qui 
peut  feulement  penfer  que  quelque  iour  fon 
Amour  finira,  fait  déclaré  coulpable  :  mais  ce- 
luy  qui  le  pourra  defîrer  ,  foit  tenu  pour  fier 
ennemyî  Et  quelle  fera  donc  eftimée  cette 
Bergère,  qui  n'a  pasfeulcrnent  pu  penfer, voire 
qui  ne  l'a  pas  feulement  defîré,  mais  qui  en  ef- 
fet* s'eft  retirée  de  l'Amour  qu'elle  portoit ,  ce 
2.  Part .  F 


8i  La  II.  partie  d'Astrel 
difoit-elle,  àfonThamyre?  Diras-tu,  grand 
Dieu,  qu'elle  ait  iamais  efté  véritablement  des 
tiennes  ?  la  reconnoiftras-tu  pour  telle  ?  &  per- 
mettras-tu qu'elle  îoiiiffe  du  priuilege  qu'elle 
prétend ,  &  qu'elle  m'oppofe  rMais  foit  ainiî 
que  ta  bonté  qui  fur paffe  de  beaucoup  toutes 
les  bontez  de  tous  les  autres  Dieux, puis  qu'elle 
recourt  a  toy ,  &  puis  qu'elle  te  prend  pour  fon 
Azile  5  luy  permette  de  îoiiir  du  bénéfice  des 
vrais  Amants  3  6c  que  par  ainfi  aimant  Tha- 
myre,  elle  ne  foit  point  obligée,ie  ne  veux  pas 
dire  de  m'aimer  3  mais  non  pas  feulement  de 
tourner  les  yeux  vers  moy-.que  me  refpondra- 
t'ellc  maintenant,  qu'elle  auoiie  elle  mefme  de 
n'aimer  plus  ThamirerDe  quelle  exeufepour- 
ra-t'elle  couunr  fon  im pieté  ?'&  pourquoy  di- 
ra-t'elle  qu'elle  ne  veut  point  obeyr  ?  &  quelle 
raiibn  t'empefchera5  ô  Diea,  qui  te  fais  refpe- 
deratousles  Dieux,  de  ne  lailfer  impunie  la 
de  [ebey  (Tance  de  cette  Bergère  ?  Quoy  donc  ? 
elle  fera  la  feule  qui  te  mefpnfantne  reffentira 
point  quelles  font  tes  vengeances,  moy  le  fcul 
qui  tadorarit  ne  reilentiray  point  les  effecb  de 
ta  bonté  accoutumée  ? 

Iepenfe,  ô  grande  Nymphe 3  que  Celidée 
cftâflt  de  cette  forte  acculée  deuant  le  throfne 
de  ce  grand  Dieu,  pourra  mal  -  aifément  réf. 
pondre,ny  éuiter  d'eftre  condamnée  a  me  ren- 
dre autant  de  contentement  que  fay  eu  pour 
elle  de  peines  &  de  trauaux,  3c  à  me  donner 


Livre    devxhsme!  83 

amour  pour' amour,  &:  recenoir  defir  pour 
defir,  (ans  que  Thamyre  puiffe  s'y  oppoler 
pour  Ton  intereft  particulier  ? 

Car  que  peut-ul  prendre  en  ce  que  libre-" 
ment  il  a  donné,  &  pour  fatisfaire  a  ce  qu'il 
deuoir  ,  &  dont  volontairement  il  s'en:  def- 
poùillé  à  mon  auantage?  Tant  s'enfaut qu'il 
melapuiiTedebattre  par  quelque  raifon  qu'il 
vueille  s'imaginer.,  qu'au  contraire  il  feroit  plu-' 
ftoft  obligé  de  me  la  maintenir  enuers  tous  Se 
contre  tous  3  puisquec'eiïde  luy  de  qui  îe  la 
tiens.     Mais,  dira-nl  :ie  te  l'ay  donnée  fans  te 
deuoir  rien  &:de  pure  &:  franche  volonté:pour- 
quoy  ferais  1e  obligé  à  cette  garantie  ?Et  quoy 
Thamyre,  appeliez- vous  cela  de  pure  &  fran- 
che volonté,  a  quoy  vous  venez  d'auouer  de- 
uantvoitreiuge3quevous  auez  efté  forcé  par 
lesraifons  que  vous  vous  eftes  vous  mefmes 
alléguées  auant  que  de  me  laremettre  l  n'auez- 
veuspa<  défia  iugé  que  pour  l'alTeurance  que 
mon  pereaeucen  vous,  peur  la  prière  qu'il 
vousahute  en  la  mort,  &  pour  l'amitié  qu'il 
vous  atoufîours  fut  paroiftre,vous  creuiles  de 
me  deuoir  iauuer  la  vie  en  vous  defpoùillant  à 
mon  aduantcige,  de  la  poiîcfTion  de  cette  belle 
CelidécrEt  appellerez-vouspure  &franche  vo- 
lonté ce  que  vous  aucz  efté  contraint  de  faire 
pour  vousacquiter  de  tant  d  obbgationsOEit-ce 
ainfî  qu'en  payant  vos  debtes  vous  auez  opi- 
nion d'obliger  vos  créanciers  :  Fauoiic,  grande 

'-    F    ij        - 


R4  La  II.  partie  d'Astree.' 
Nymphe,  qu'il  fait  bon  prefter  à  Thamyre^ 
parce  qu'il  ne  paye  pas  feulement  le  principal, 
mais  porté  dvn  courage  généreux  rend  en- 
femble  l'intereA,  qui  tefmoignequ'il  n'ell  point 
ingrat  :  mais  îe  nie  tout  àfait-qacBrcette  action 
il  n'y  eut  rien  qui  l'y  pût  obliger  que  fa  volon- 
té: Et  toutesfois  foit  ainfi que  fa  feule  volonté 
l'y  ait  obligé,  2c  que  ce  foit  pour  fc  fatisfaire  à 
foy-mefme:  contreuenant  à  reffect  de  cette 
volonté  ne  ccntreuient  -il  point  à  fa  propre  fa- 
tisfaélion'Que  s'il  met  en  ligne  des  obligations 
que  ie  luy  ay,  le  don  qu'il  m'a  fait  de  Celidée, 
appellera-t'il  cela  pure  &  franche  volonté,  puis 
que  ce  qui  m  oblige  à  luy,  ceft  ce  qui  le  def- 
poûiiledelachofe  qu'il  prétend?  Et  par  ainfî 
s'il  regarde  ce.qu  il  a  deu  a  la  mémoire  de  men 
pere,s'il  confidere  ce  qu'il  deuoit  à  foy-mefme, 
&  s'il  tourne  les  yeux  fur  l'obligation  dent  il 
m'a  voulu  lier,  il  verra  que  cette  action  n'a 
point  elle  de  pure  &  franche  volonté,  mais 
que  pour  le  regard  de  mon  père  ce  n'a  efté  que 
rendre  fidelle^ent  ce  que  l'on  auoit  remis  en 
les  mains,  &"  en  cela  il  s'eft  montré  homme  de 
bien,  de  plein  de  prud'hommie,  de  ne  nier 
point  vne  debte  dont  l'obligation  nefîoit 
qu'en  fa  mémo  ire.  Et  pour  fon  regard  ,  il  a 
efté  véritablement  iufte  de  payer  il  franche- 
ment, &  uns  le  le  faire  demander  3  le  tri- 
but a  quoy  le  parentage  qui eftoit  entre  nous 
&:  l'amitié  qu'il  me  portoit,  l'auoient  obligé: 


Livre    devxiesme*  8? 

Et  pour  le  mien ,  ce  n'a  efté  qu'vn  argent  qu'il 
m'a  voulu  prefter  en  nia  neceflîté,  afin  que  îe 
îuy  en  rende  autant  &  plus  grande  fomme, 
quand  il  me  la  demandera,  &  qu'il  en  aura 
affaire.  Et  en  ce  dernier  poindt  il  s'eft  fait  pa- 
roiftre  bon  mefnager^puis  que  la  vie  des  hom- 
mes eftant  fî  remplie  de  miferes  &"  d'infortu- 
nes, c'efl  faire  bien  prudemment  que  de  ren- 
dre redeuables  des  perfbnnes  qui  ne  foient  in- 
grates. Que  fik  manque  à  ce  deuoir,  qu'il  fe 
plaigne  alors  de  moy,  &  m'appelle  mefeon- 
noiffant ,  mais  qu'il  ne  die  pas  aufli  quevolon- 
tairement  il  m'a  remis  Celidée,  puis  qu'il  y 
eftoitobligé  par  la  bonne  foy  de  fa  propre  con- 
fideratioh,&:  par  les  règles  de  la  prudence  hu- 
maine j  de  force  que  tant  s'en  faut  qu'il  me  la 
puiiTe  débattre,  qu'il  eft  mefme  obligé  de  me 
la  maintenir  contre  tous  ceux  qui  m'en  vou- 
draient empefeher  la  poffefïion. 

Dieu  en  foit  tefmoin,  mon  perc  (  tel  vous  ap- 
pelleray-ie ,  fî  vous  ne  me  le  defïendezje  reire 
de  ma  vie)Dieu  me  foit  tefmoin,  dis-ie,  li  le  ne 
meurs  de  regret  qu'il  falle  que  ie  vous  contra- 
rie en  cette  ocçafîon .  Mais  dittes  vous-mefrne 
en  quel  eftat  vous  m'auez  veu  ,  &  combien  i\ 
s'en  ctt  peu  fallu,  fans  voftre  afïif  tance.que  l'A- 
mour ne  m  air  rauy  la  vie,&:  puis  confériez  que 
c  eft  Amour  qui  me  force  à  vous  rendre  ce  def- 
plaifir,  voire  m'y  contraint  de  forte  que  ie  n'ay 
pas  la  volonté  libre,  &  qu'il  m'eft  impofubie  de 

F    îij 


16  La  IL  partie  d  Astree] 
vouloir  que  ce  qu'il  luy  plaiit.  Que  s'il  m  ad- 
vient ïamais  defortirdevoscommandemens 
pour  quelqu  autre  occalîon  que  ce  puiiîe  eftre, 
6  Dieux /ne  difpofez  point  autrement  la  fin  de 
mes  iours3que  comme  celle  du  plus  ingrat  qui 
ait  iamais  vefeu.  Mais,monpere.encequeie 
fuis  forcé5pardonnez  a  ma  foiblefle^ôc  m aydèz 
à  me  plaindre  a  vous,  de  vous  mefme:Cariï e- 
Ites-vouspas  la  caufe  de  cette  Amour  \  Pour-  ' 
quoy3puifque  cela  dépendoit  de  vous,  me  rap- 
pellaites-vous  d'entre  les  Boiens,  auant  que 
vous  euflîez  efpoufé  Celidee  ?  Pouurez-vous 
penfer  que  vous  appartenant,  ie  n'euiTe  pas 
quelque  lîmpathie  auec  vous,&  que  par  ainli  1! 
y  auoit  du  danger  que  ie  ne  laimaile  ?  Mais,  di- 
rcz-vous.ie  tepenioisiibiennay  que  te  com- 
mandant comme  ie  fis  de  ne  l'aimer  point  a  tu  • 
t'en  empefeherois,  £c  me  rendrais  ce  relpect  de 
ne  la  regarder  que  comme  ta  fœur.  Et  com- 
ment5fageThamyre5eit-il  pofTîble  que  vous  ne 
vous  lovez  pas  reiTouuenu  de  l'imprudence  de 
laicunelfe  r  Cvcuec'eftle  naturel,  non  feule- 
ment de  ceux  qui  font  en  tel  aage,mais  généra- 
lement de  tous  les  hommes  de  s'efforcer  con- 
tre les  chofes  défendues?  &  me  défendre  de 
l'aimer  auant  que  ie  l'enfle  veuë.5  qu'eftoit  -  ce 
autre  choie  que  m'en  donner  la  volonté  par- 
les oreilles,  auant  qu'elle  me  fuit  venue'  par  les 
yeux  ?  Qu'eïtoit-ce:.  fînon  efueiller  mes  deux 
&me  faire  tout  eftineeller  de  feu,  çomni 


Livre    devxiesme.  87 

caillou  qui  eft  frappé,  &  qui  auparauant  cftoit 
froid,  Sdans  apparence  de  chaleur.' Mais,  me 
duez-vous,  ne  te  permis-ie  pas  del'aimer  com- 
me ta  fœur,  afin  que  bornant  de  cette  forte 
tes  defirs,  tu  n  offençaffes  ny  toy  ,  ny  moy: 
toy  en  ne  te  contraignant  pas  trop  5  &moy 
en  n'outrepalTant  point  les  limites  que  îe  t  a- 
uois  ordonnées? 

O  grande  Nymphe  ,  confiderez  îe  vous 
fupphe,  quel  commandement  eft  celuy-cy. 
Thamyre  me  met  deuant  les  yeux  vne  beau- 
té infinie  3  me  permet  de  la  prattiquer,  me 
commande  de  l'aymer  ,  mais  il  veut   que 
mon  amour  n  outrepaffe  point  cette  borne, 
&  que  ie  la  renferme  fous  vne  amitié   de 
frère.    O  Dieux  /  &  quel  m'eftime  -ni  ?  Cet 
Amour  qui  rempliiîant  cet  vniuers,  enrem- 
pliroit  encore  fans  nombre  ,  fi  fans  nombre 
il  y  auoit  des  vniuers ,  cet  Amour  qui  gou- 
uerne  &  les  hommes  &  les  D:eux  ,  &qiudif- 
pofe  d'eux  &  de  leurs  affections  à  fa  volonté, 
&:  qui  ne  fe  gouuerne  à  la  volonté  de  per- 
fonne,  fera  donc  renfermé  dans  les  limites 
qu'il  me  prefeript  &  m'ordonne?  Mais  quelle 
opinion  auoit-il  conceuë  de  moy  ?  penfoit  -  il 
que  l'euife  plusde  puiflance  que  leshommes  ny 
les  Dieux,  voire  que  tout  l'vniuers:  Il  me  ce- 
uoit  pour  le  moins  mefurer  à  luy-mefme,8c  s'il 
auoit  pu  contenir  fes  affections  dans  quelques 
bc  mes ,  me  commander  d'en  faire  de  tneûne , 

F    liij 


88  La  II.  partie  d'A  s  trie: 
&  non  pas  ayant  efprouué  fa  propre  im- 
puiiTance  &  le  trop  grand  pouuoir  de  ce  Dieu3 
me  commander  chofe  qu'il  n'-auoit  pu  obfer- 
uer,  encorquefonaage,  fa  fageiTe  &  fa  pru- 
dence deuoient  bien  pouuoir  dauantage  en 
luy,  que  la  ieuneffeôc  inexpérience  qui  eftoit 
en  moy. 

Il  fe  plaindra  peut-eftre,  que  îe  ne  luy  ay  pas 
porté  le  refpect  queieluy  deuois  3  &  auquel  les 
oflîces  de  père  qu'il  m'a  rendus,  me  pouuoient 
obliger.  Helas  !  qu'il  fe  relîouuienne  que  c'eft 
par  force  5  &:  mefme  qu'il  ne  peut  fe  plaindre 
que  le  ne  luy  aye  porté  tout  celuy  qu'il  pou- 
uoit  defirer,  puis  que  l'auois  pluitoft  efleude 
mourir  que  de  luy  en  faire  rien  paroiitre,  nyà 
perfonne  quelconque.  La  peine  qu'il  eut  à  def. 
couunr  mon  mal,  quand  l'eftois  entre  les  bras 
de  la  morr5rend  alTez  de  preuue  de  ce  que  ie  dis. 
QueiîcefageiVIyre,  parrufe&par  prudence 
le  reconnut  a  mon  poulx&auxchangemens 
de  mon  vifage ,  helas .'  s'il  fe  plaint  de  cela,  qu'il 
loue  auparauan t  ie  refpect  que  ie  luyrendois  de 
vouloir  pluitoft  mourir  que  de  le  defcouurir,& 
qu'après  il  blafme  la  nature  de  ce  qu'elle  ne  m'a 
auflibien  donné  le  pouuoir  de  commander  à 
mes  mouuemensinterieurs-qu'a  ma  langue  & 
à  mes  actions.  Et  que  toutes  ces  confîderations 
nerempefehent  point  de  îuger  fainement  de 
ce  qu'il  doit  au  fait  qui  fe  prefente  :  Luy  qui  n'a 
iainais  par  le  pafïe  donné  connoiflancecjuela  " 


Livre    devxiesmi."  89 

paillon  eut  quelque  pouuoir  fur  fa  preua  hom- 
mie  ny  furfon  iugemcnt,voudroit-ilbienace 
coup  leur  faire  vn  fi  grief  outrage  1  Pourquoy 
les  mefmes  raifons  qu'il  s'eft  reprefentées  lors 
qu'il  me  donna  cette  belle  Bergère,  ne  le  con- 
traindroient-elles  de  m'en  tailler  la  poiTefTion  ? 
Le  deuoir  qu'il  auoit  à  l'amitié  &  à  la  confian- 
ce de  mon  père,  n'eft-il  pas  le  mefme  encor  à 
cette  heure  qu'il  eftoit  en  ce  temps-là  ?  Et  luy 
n'eft-il  pas  le  mefme  Thamyre  qu'il  eftoit 
quand  il  me  la  donna,  &moy  le  mefme  Ca- 
lydonqui  nereceut  la  vie  que  le  mal  m'auoit 
prefque  oftée  5  qu'aux  conditions  queCelidée 
feroit  mienne  ? 

I'auoùe  que  iamais  homme  n'eut  plus  d'obli- 
gation à  vahomme5  que  iamais  parent  ne  re- 
ceut  de  meilleurs  offices  d'vn  parent,  ny  que 
iamais  enfant  n'a  eu  plus  de  preuue  de  l'amour 
de  fon  père ,  que  l'en  eus  &  receus  de  Thamy- 
re, lors  que  fe  priuant  deCelidée  il  m'en  a 
voulu  rendre  poiTeiTeur  :  mais  maintenant 
qu'il  me  la  veut  rauir,  ne  me  permettra-t'il  pas. 
de  dire  que  iamais  homme  ne  fut  plus  outragé 
d'vn  homme ,  que  iamais  parent  ne  receut  de 
plus  grandes  indignitez  d'vn  parent-,  nyque 
iamais  enfant  ne  fut  plus  tyranniquement 
traitté  d'vn  père,  que  Calydon  de  Thamyre? 
De  forte  que  toutes  les  obligations  que  îe  luy 
puis  auoir  eues  par  le  paffé,  font  maintenu: 
changées  en  autant  d'orrenfes.  Carqu'ay-ic  à 


90      La   IL  partie    d'Astree' 
faire,  Thamyre,  que  vous  ayez  eu  le  foin  de 
mon  enfance,  la  peine  de  m'efleuer,  &r  les  tra- 
uaux  de  la  confeniation  de  mes  troupeaux  & 
pafturages?  Quay-ie  à  faire  que  vous  m'ayez 
chery,  que  vous  m'ayez  faïc   foigncufement 
initriure,  que  vous  m'ayez  eileu  pourvpftre 
fils  ex  fucceifeur  :  &bref,  que  pour  me  rendre 
h  vie  que  l'Amour  eftoit  preft  de  me  rauir, 
vous  vous  foyez  pnué  de  la  plus  chère  chofe 
que  vous  puiiïiez  auoir,  &  me  l'ayez  donnée, 
fi  la  reprenant  à  cette  heure  vous  me  prépa- 
rez vne  mort  mille  fois  plus  defefperée  que  la 
premiereD&  fi  fans  la  poiTeiTion  de  ce  que  vous 
merauiiTeZjles  biens,  l'inftruction,  ny  la  vie  ne 
me  font  de  nulle  confideration  ?  Souuenez- 
vous3fage  Thamyre,  que  reprendre  par  force  la 
chofe  donnée,orîenfe  plus  celuy  qui  l'areceuè, 
que  fi  l'on  la  luy  auoit  relufée  ;  &  ne  trouuerez 
point  effrange  qu'en  fernbîable  action  îe  me 
plaigne  de  vous ,  e\r  que  le  die  que  cette  feule 
offenfe  efface  toutes  les  obligations  queie  puis 
vous  auoir  :  Afin  que  cela  ne  (oit,  îoigm  z-vous 
auecques  moy,  &:  auoiiezles  paroles  que  ie  vay 
dire  de  voftrepartàCelidée:  Et  vous.  Bergè- 
re, efcoutez-les  comme  fi  elles  eftoient  profé- 
rées de  fa  bouche.  Comment ,  ma  belle  fille, 
vous  dit-il,  eft-ii  pofîible,  puis  que  les  mentes 
deCalydon  &  fon  affection,  de  qui  la  gran- 
deur ne  vous  peut  eftre  inconnue  ,  n'ont  pu 
obtenir  de  vous  cette  grâce  Je  le  vous  faire  a> 


Livre    devxiisme!  91 

mer,  qu'au  moins  la  pncre&rdtrqite  recom- 
mandation que  îe  vous  en  ay  faiete  foit  de- 
meurée morte  en  vos  oreilles,  6c  fans  effect  en 
voflre  ame  ?  Ne  m'amez-vous  pas  tant  de  fois 
promis  que  l'amitié  que  vous  me  portiez  efloit 
telle,  quelle  me  donnoit  toute  puiiTance  fur 
vous  ?  S'il  eft  ainfi,pourquoy  n'eftes-vous  véri- 
table, ce  pourquoy  voulez-vous  me  mettre  en 
doute  de  cette  amitié,  en  me  réfutant  l'effecl 
de  vos  paroles  ?  vous  ay-ie  propofé  quelqu  vn 
qui  ne  méritait  d'eitre  aimé  l  efl-ce  vne  per- 
fonne  inconnue ,  ou  qui  foit  fans  parens  6c 
amis  ?  Peut-eltre  'n'y  a-t'il  dans  toute  la  con- 
trée Bergère  qui  n'eftimaft  fdn  amitié  luy  eftre 
aduantageufe.  Cleontine  la  fage  le  iuge  ainir, 
auiïi  fait  bien  voflre  mère ,  encore  que  pour 
eftre  trop  tendre  mère,  elle  ne  veut  vous  com- 
mander ce  qu'elle  void  que  vous  n'auez  pas 
agréable.  Mais ,  direz-vous  peut-eftre  ,  c'eit 
vous  que  i'aime,Thamyre,ôcn'en  puis  aimer 
vn  autre.  C'eit  à  vous  feulque  îe  me  luis  don- 
née, c'eit  à  vous  que  l'ay  laillé  toute  puiifance 
fur  moy,  horfmis  celle  de  donner  ma  volonté 
à  quelqu'autre, 

Dieu  fçait ,  ma  belle  fille,  il  cette  déclaration 
ni  eft  agréable,  6c  s'il  y  a  rien  fous  le  Ciel  qui 
me  puiiTe  plaire  dauantage:  mars  Il  vous  m  ai- 
mez, puis  qu' vne  des  principales  conditions 
d'vn  vray  Amant,  eft  de  chenr  plus  l'honneur, 
deh  chofe  aimée,  que  fa  propre  confenunon. 


<?z  La  II.  partie  d'Astree." 
pourquoynevous  efforcercz-vous  de  confer- 
ucrM'honneur  de  ce  Thamyre  que  vous  aimez, 
voire  pourquoy  refuferez-vous  d'aimer  ce 
cher  Thamyre  3  fous  le  nom  de  Calydoo,  puis 
que  Calydon  n'en:  quVn  autre  moy-mefme, 
te  pourfon  corps  il  neft  différent  que  de  figu- 
re du  mien  ?  car  nous  fommes  fi  proches3  que 
d'ailleurs  on  nous  peut  tenir  pour  mefme 
chofe.  Pourfon  ame,  ie  l'aime  de  forte  que 
noftre  amitié  montre  bien  noftre  iîmpathie: 
de  puis  qu  entre  les  amis  toutes  choies  font 
communes,  l'aimant  comme  ie  fais,  ie  nay 
rien  à  quoy  il  n'ait  part  aufTi  bien  que  moy  : 
de  forte  que  fi  fay  voftre  affection  comme 
vous  dites ,  ne  faut-il  pas  de  neceflité  qu'il  y 
participe?  Et  ne  faut  point  qu'en  cela  vous 
vous  plaigniez  5  difant  que  ie  vous  manque  de 
foy,  en  vous  changeant  pour  vn  autre  :  car 
mon  deffein  n'eft  point  d'aimer  iamais  autre 
que  vous>  vous  eftes  le  commencement,  &: 
ferez  la  fin  de  mon  affection.  Mais  puis  que  le 
deftin  me  défend  de  vous  poffeder,  ayant  efté 
contraint  de  vous  donner  à  vn  autre,  par  les 
loix  du  deuoir  &  de  la  nature  ;  penlez,  ma 
belle  fille 3  quel  contentement  cerne  fera  de 
vous  voir  à  celuy  que  fay  efleué ,  que  l'ay 
initruit ,  que  l'aime,  de  que  fay  choifi,  non  pas 
feulement  pour  fucceffeur,  mais  pour  com- 
pagnon en  tous  les  biens  que  le  Ciel  6e  lafor- 
tune  m'ont  donnez^"  me  donneront  à  l'adue- 


Livre    devxiesme."  93 

nir.  Vous  eftes  aufli  bien  obligée  à  cccy  par 
noftre  amitié,  que  îe  le  fuis  par  ledeuoir,puis 
que  fî  vous  pouuez  refufer  ce  que  vous  con- 
noiffcz  que  îe  délire,  &  que  le  deuoir  me  com- 
mande de  defîrer  j  quelle  force  dira-ton  que 
l'Amour  a  furvoftre  ame?  Aimez  donc  Ca- 
ly don,  fî  ïamais  vous  auez  aimé  Thamyre,  re- 
ccuez-le  pour  Thamyre  ,&:  faictes-vous  pa« 
roiftre  en  vne  feule  action,  &:  Amante  ,&  re- 
ligieufe  enuers  les  Dieux,  qui  fans  doute, ne 
m'eufTent  point  donné  la  liberté  de  me  def. 
poiïiller  de  vous  contre  mon  vouloir,  s'ils  ne 
lauoient  ainiî  refolu  dans  leurs  deftins  in- 
faillibles. 

Grande  &  fage  Nymphe,  ces  paroles  que 
Thamyrc  a  proférées,  ou  a  deu  proférer  ,  ôc 
dont  1  ay  feruy  d'infiniment.,  font  ce  me  fem- 
ble  &  fî  véritables  &  fî  dignes  de  luy,  que  vous 
en  remettant  le  îugement  entier,  îe  m'alTeure 
qu'il  ne  m'en  dédira  point.  C'efl:  pourquoy 
après  vous  auoir  Juré  par  Tautates  que  Caly- 
don  aime,  &  qu'il  n'y  eut  ïamais  vn  plus  vé- 
ritable Amant  que  luy,  ie  n'adioufteray  point 
d'autres  raifons  aux  fiennes,  mais  feulement 
remettant  &:  ma  vie  &  ma  mort,  entre  vos 
mains,  ie  pneray  tous  nos  Dieux,  qu'ils  vous 
foient  auiTi  îuftes,  que  vous  mêle  ferez. 

Calydon  acheua  de  cette  forte,  au ec  vne 
grande  reuerence,  &  fè  rapprochant  de  Celi- 
dée,  fe  remit  à  genoux  deuant  elle,  attendant 


94  La  II.  partie  d'Astree! 
ce  qu  on  vouloit  refpondre  à  ce  qu'il  auoit 'dit." 
Et  lors  Thamyre  s'auanca ,  maisLeonide  luy 
dit,  que  c'eftoità  Celidée  à  parler  la  première, 
puis  que  Calydon  auqit  touché  en  premier 
lieu  ce  qui  la  concernoit.  Cela  fut  caufe  que  le 
Berger  le  remettant  enfa  place,  Celidée  par  le 
commandement  de  la  Nymphe,  rougiffant 
dvne  honnefte  honte,  prit  ainiî  la  parole: 


RESPONSE     DE      LA 

Bergère     Celidee. 

IE  fuis  fî  peu  accouftumée,  grande  Nym- 
phe, à  parler  du  fujed  qui  fe  prefente,  &: 
mefme  en  fi  bonne  compagnie,  que  vous  ne 
deuez  point  douter  de  la  îuihce  de  ma  caufe, 
encor  que  vous  me  voyez  rougir,  ou  que  îc 
parle  auec  vne  voix  tremblante ,  en  bégayant 
prefque  à  chaque  mot.  Que  lî  îe  n'eftois  affeu- 
rée  que  la  raiibnque  l'ay  de  n'aimer  point  ce 
Berger,  eft  fï  claire  d'elle-méfme,  qu'elle  n'a 
befoin  d'artifice  pour  eftre  mieux  veue  de 
vous,  le  n'aurois  pas  la  hardiefte  d'ouunr  la 
bouche  pour  ce'  fujecl:,  fçachant  bien  que  ce 
feroit  inutilement ,  tant  pour  le  défaut  d'efpnt 
qui  eft  en  moy,  que  pour  la  trop  grande  élo- 
quence qui  eft  en  Calydon,  qui  a  parlé  de 
forte  qu'il  a  bien  fait  paroiftre  qu'il  eftoit  au 
rebours  de  moy,  puis  qu'il  mendie  de  foible^ 


Livre    devxiesme!  9j 

raifons  feulement  pour  accompagner  l'abon- 
dance de  fes  paroles,  &:  moy  îe  ne  cherche 
que  des  paroles  a  mes  raifons,  en  ayant  tant, 
&  de  (i  fortes ,  que  pour  peu  que  îe  vous  les 
puifle  déduire,  ie  tiens  pour  certain  que  vous 
connoiftrez  que  ceft  auec  raifon,  que  n'ayant 
iamais  aiméCalydon,  ie  ne  dois  point  com- 
mencer àcecte  heure,  ny  continuer,  ou  pour 
mieux  dire,  renouueller  l'affection  que  l'ay 
portée  aThamyre,  puis  que  l'ay  tant  d'occa- 
iion  du  contraire. 

Mais  par  cil  commencera)7 -ie?  &  qui  eft- 
ce  qu  en  premier  lieu  ie  dois  alléguer  ,  ou  à 
quelle  diurne  puiffance  faut-il  que  ie  recoure 
pour  eftre  aiîlftée  en  ce  périlleux  combat 
où  kfuis  attaquée,  non  par  l'Amour,  mais 
par  ces  monftres  d'Amour  ?  périlleux  com- 
bat véritablement  le  puis-ie  nommer,  puis 
que  tout  mon  heur  &  mon  malheur  en  dé- 
pendent: cV  monftres  d'Amour  font-ils  bien, 
puis  qu'ils  fe  veulent  faire  aimer  par  force, 
&  contraindre  d'aimer  &  de  hayr  à  leur  vo- 
lonté. 

l'ay  ouy  dite  a  nos  fages  Druides  que  ce 
grand  Hercules  que  nous  voyons  efleué  fur 
nos  Autels  auec  la  m  affilé  en  la  main,i'efpaule 
chargée  de  la  peau  du  Lyon ,  &  auec  tant  de 
chaînes  d'or  qui  luy  forcent  de  la  bouche,  qui 
tiennent  tant  d'hommes  attachez  par  les  o- 
reilleS;  fut  îadis  vn  grand  Héros,  qui  par  fa 


$6  La  II.  partie  d'Astree" 
force  &  valeur  domptoit  les  monftres,  &par 
fon  bien  dire  attiroit  chacun  à  la  venté.  De  qui 
doneques  en  cette  extrême  necefïïté  dois-ie 
pluftoit  requérir  l'aide  que  de  ce  grand  Héros? 
Et  d'autant  plus  librement,  qu'ayant,  à  ce  que 
l'ay  ouy  dire  ,  aimé  vne  de  nos  Gauloifes ,  fans 
doute,  il  ne  refufera  point,à  fa  confîderation5le 
fecours  quiluy  fera  demandé.  C'eft  donc  à  luy 
que  ie  recourray,  afin  qu'il  dompte  ces  efprits 
monftrueux,  ôc  qu'il  defliede  forte  ma  langue 
que  ie  puiife  vous  déduire  mes  raifons,  ouplus- 
tofi  qu'il  les  vous  die  luy-mefme  auec  ma 
voix.  Par  ta  valeur  doneques,  ie  te  prie,  &par 
la  belle  Galathée,  noftre  Pnnceiîe,  ô  grand 
Hercule ,  ie  te  conjure  que  tu  me  deliures  de 
ces  monftrueufes  Amours,  &  éclairciffes  de 
forte  à  celte  grande  Nymphe  la  raifon  que 
1  ay  de  me  conferuer  fans  aimer  ny  Thamyre, 
nyCalydon,  que  l'en  puifle  receuoir  vn  iufte 
&fauorable  îugement. 

Et  pour  commencer,  à  quoy  penfes-tu ,  Ga* 
lydon,quand  tu  m'appelles  deuant  cetAmour, 
duquel  tu  fais  ton  luge  &  ton  Dieu  ?  Crois-tu 
que  s'il  efl:  le  Dieu  de  ceux  qui  fe  plaifent  à 
leur  perte ,  fon  pouuoir  s'eitende  fur  nous, 
qui  mefme  âuons  honte  que  fon  nom  foit  ert 
noftre  bouche,  voire  qu'il  frappe  nos  oreilles? 
vne  fille,  Calydon,  de  qui  les  actions,  &toufc 
le  refrede  la  vie  ont  tcuiioursfaitparoiftre  le 
mcfpris  qu'elle  fait  de  cet  Amour,  eft  main- 
tenant 


Livre    devxiésme."  97 

tthant  appelléc  par  toy  deuant  fonThrofne* 
pour  en  receuoir  Je  iugcment*  Et  que  dois-tu 
attendre  pour  refponié  de  moy,  finon  que 
d'autant  qu'Amour  l'ordonne  ainiî,  îe  ne  le 
veux  pas  taire?  C'eii  bien  a  propos  pour  me 
conuaincre  de  défaut,  de  m'appellcr  deuanc 
celuy  qui  n'  cil  que  défaut.  Ne  penfe  point, 
Berger,  que  pour  ma  defenfe  l'vfe  d'excufe 
cnuers  luy  ny  enuers  toy,  tarit  que  tu  ne  m'al- 
légueras point  de  meilleures  raifons  que  celles 
de  fes  ordonnances  :  car  tant  s'en  faut  que  le 
Vueille  nier  de  n'y  auoir  point  contrcuenu, 
que  iefais  gloire  de  les  auoir  defdaignées.  Mais 
ie  te  fupphe,  quand  iauray  obferué  ce  qu'il 
ordonne,  quand  ie  me  feray  contrainte  de 
Viure  félon  fa  volonté,  quelle  giorieufe  recom* 
penfe  en  dois-ie  attendre  ?  Voila,  dira- ton  de 
moy,  pour  tout  payemët  de  mes  peines,  voila 
h  fille  de  toute  la  contrée  la  plus  amoureufe. 
O  beau  &  honorable  tiltre  pour  vne  fille  bien 
née,&quidefire  parler  fa  vie  fans  reproche! 
Ne  m'appelles  donc  ,  ô  Berger,  deuant  ce 
Throfne  de  qui  ie  ne  veux  reconnoiftre  la 
puiffance,  &  de  laquelle  ie  me  déclare  dés 
maintenant  ennemie. 

Que  li  tu  veux  que  ie  te  refponde;  allons 
tous  deux  deuant  la  Vertu  ou  la  Raifon, 
&  certes ,  ie  penfe  qu'à  laquelle  que  tu  te 
vueilles  foufmettre,  il  ne  faut  point  que  nous 
allions  que  deuant  cette  grande  Nymphe,  qui 
2, Part.  ~  G 


98      La  II. Partie    d'Astres! 
prend  la  peine  d'efeouter  nos  différents.  Ce 

fera  donc  deuant  cette  Raifon  3  &  cette  Vertu, 
que  îe  refpondray  à  ce  que  tu  as  dit,  qui,  ce 
me  femble,  fe  peut  rapporter  à  trois  poinfts; 
à  fçauoir  que  îe  te  dois  aimer,  parce  que  tu 
m'as  aimée,  &  que  ie  lay  feeu  ;  parce  qu'en  ta 
maladie  les  faueurs  que  tu  as  receuës  de  moy, 
&: qui  ont, dis-tu,  efîé  caufe de taguerifcn,m'y 
ont  obligée  ;  &  en  fin  parce  que  Thamyre  m'a 
donnée  a  toy. 

Mais,  Madame,  pour  éclaircir  toutes  ces 
cho Ces ,  ne  luy  commanderez- vous  pas  qu'il 
me  refponde,afin  que  par  fa  bouche  vous  tiriez 
la  connoiiTance  de  la  vérité?  le  te  demande 
donc,  Caiydon,  au  ec  quel  attrait  la  première 
fois  que  tu  commenças  de  m  aimer, donnay-ic 
nailfance  à  ton  Amour  ?  tu  ne  refponds  point. 
A  ce  mot  voyant  qu'il  fe  taifoit  :  Madame,  dit- 
elle,  s'adreiîant  a  laNymphe ,  commandez- 
luy ,  s'il  vous  plaift,  qu'il  me  refponde.  Et 
Leonide  le  luy  ayant  ordonné  :  Vous  me 
faicles ,  dit-il ,  vne  demande  que  vous  pouuez 
aufli  bien  refoudre  que  moy  :  mais  puis  qua 
vous  la  voulez  fçauoir  de  ma  bouche ,  ie  vous 
diray,  que  la  faueurque  ie  receus  de  vous,  ne 
fut  autre  que  de  vous  laiifer  voir  a  moy  au  fa- 
enfice  qui  fe  fie  le  lïxiefme  de  la  Lune.  Eftois- 
ie  la  feule  fille ,  adioufta  Ceîidée,  qui  alliiby 
à  ce  facnfice  ,  &  toy  le  feul  Berger  du  ha- 
meau qui  y  fuit?  Toutes  les  Bergères  du  vil- 


Livre    devxiesme^  99 

3age,  rcfpondit-il ,    &  prefque  tous  les  Ber- 
gers y  eftoient.    Et  comment  ,  répliqua  la 
Bergère,  fis-ie  vne  feule  action  particulière 
pour  t'atnr<:r ,  de  pour  acquérir  ton  affection? 
Tant  s'en  faut  ,  refpondit  Calydon  ,  &  en 
cela  vous  deuez  reconnoiitre  que  cette  amour 
cil  ordonnée  du  Ciel  ,    &  prefque  deibnée 
entre  nous  ;  vous  ne  tournaftes  pas  mefmes 
les  yeux  vers  moy ,  &  toutesfois  aufli  toit, 
que  îe  vousvey,  ie  vousaimay,  comme  for- 
cé par  vne    puiiîance  intérieure ,  à  laquelle 
il  m'eftoit  impoflible  de  refifter.  Mais,  peut- 
eftre  ,   adioufta  la  Bergère  ,   lors  que  ie  re- 
connus d'eftre  aimée,  ie  conferuay  cette  bon- 
ne volonté  auec  artifice  ,  &  fallay  augmen- 
tant auec  des  faueurs.    Il  ne  faut  point,  in- 
terrompit incontinent  le  Berger ,  que  vous 
vous  donniez  cette  gloire,  mon  arïeâion  efl 
née  ,  fans  que  vous  y  ayez  rien  rapportée, 
elle  a  continuée  fans  vous ,  &  s'eft  augmen- 
tée fans  vous  ,  j'entends  fans  que  vous  y 
ayez  rien  dauantage  contribué,  linon  d'eftre 
vous-mefmes.    Au  contraire,  dés  la  premiè- 
re fois  que  vous  la  reccnnoiiîrez,  (car  fans 
"vous  l'anoir  defccuuert  auec  mes  paroles, 
iJay  bien  fçeu  que  vous  y  prifies  garde,) 
quel  mauuais  vifage  ne  receus-ie  point  de 
vous  ?  &  depuis  quelle  connoiffance  de  mau- 
uaife  volonté  ne  m'auez- vous  point  donnée? 
de  forte  que  fi  véritablement,  comme  vous 

9  s 


ioo  La  II.  partie  d'Astre  tl 
dites,  ie  fuis  monftrc  d'Amour,  ie  le  fuis,  pour» 
ce  que  ceft  choie  monftrueufe,  quVn  Amant 
puiife  fi  longuement  conferuer  fon  affection 
parmy  tant  de  rigueurs  &  d'occafions  de  hai- 
ne :  car  ie  puis  dire  que  iamais  vne  feule  de  vos 
actions  n'a  deu  auoir  autre  nom  pour  mon  re- 
gard queceluy  de  rigueur  &  de  haine,  fi  ce 
n'eft  en  apparence,  lors  que  durant  ma  mala- 
die vous  me  vinftes  voir,  afin  de  conferuer  ma 
vie,  mais  auec  vn  cruel  deffein  de  me  faire  vne 
autrefois  mourir  plus  cruellement.  Alors  la 
Bergère  contiuua  de  cette  forte  : 

Vous  oyez ,  grande  &  fage  Nymphe ,  par  la 
bouche  mefme  de  Calydon,  que  s'il  ma  ai- 
mée ie  n'y  ay  contribué  du  mien,  finon  d'eftre 
telle  que  ie  fuis,  6c  contre  cela  quel  remède 
pouuois-ie  inuenter  ?  Mais  que  me  refpondra- 
t'il,  fi  maintenant  deuant  le  throfhe  dclaRai- 
fon'ieluy  dis  :  Puis  Berger,  que  îene  confenty 
limais  à  tes  recherches,  pourquoy  veux-tu  que 
je  participe  à  la  peine  &àla  honte  de  l'erreur 
que  tu  as  faicte':  Celle  que  fans  vengeance  1  ay 
foufferte  îufques  îcy  de  tes  împortunitez,  ne  te 
doit  elle  lutfire  ?  tu  m'as  aimée,  dis-tu ,  &  pour 
cette  amour  ie  t'en  dois  rendre  vne  autre: 
maisefeoute  ce  quelaRaifon  te  dit,  tu  as  ai- 
me Celidée,  Se  en  l'aimant  tu  l'as  offenfée,  de 
quelle  autre  recompenfe  te  doit-elle  que  la  hai- 
ne f  &  îi  eit  vray,  Berger,  que  ne  voulant  pren- 
dre de  toy  la  vengeance  qui  euit  eité  raifonru^ 


Livre    devxiesme*  ioi 

ble3  ie  me  contentay  de  te  hair  en  mon  ame  3 
te  pardonnant  le  ref  te,  pour  l'amitié  que  Tha- 
mire  te  portoit.  Que  fi  comme  tu  dis,  l'ay  fçeu 
ton  amour  par  tes  pleurs  &  ta  maladie ,  ce  ne- 
ftoit  pas  m  obliger  dauantageàt'aymer,mais 
à  te  hayr  plus  cruellement. 

Et  dy-moy,  Calydon,  puis  queThamire  a. 
tant  pris  de  peine  comme  tu  dis,  de  te  faire 
bien  înftruire,  en  quel  lieu  de  la  terre  as  tu  ap- 
pris qu'il  fuft  bien  feant  a  vne  fille  telle  que  ie 
fuis  d  aymer,  &:  de  fouffrir  d'eitre  aymée  ? 
Que  fi  cefte  opinion  n'eft  en  lieu  du  monde 
que  parmy  ceux  qui  tiennent  le  vice  pour  ver- 
tu, ne  m'offenfes-tu  pas  infiniment  3  de  re- 
chercher de  moy  ce  qui  ei'l  contraire  à  mon 
deuoir  ?  Tu  m'as  aymée  5  dis-tu,  par  ce  que  tu 
ne  ten  es  peu  empefcher  :  Et  mon  amy3  quand 
ce  feroit  m'obliger  que  de  m'aymer ,  quelle 
obligation  te  pour  rois -je  auoir  fi  tu  fais  ce  que 
tu  ne  peux  t'empefcher  de  faire  ?  Tu  t'excufes 
enuers  Thamire,  de  ce  que  tu  m'aymes ,  en- 
cor  qu'il  ne  le  vueille  pas,  parce  dis-tu  que  tu 
n'es  pascoulpable  de  ce  que  tu  fais  par  force; 
que  fi  ta  penfes  eftre  exempt  du  blafme  en  er- 
rant par  force,  &  comment penfes- tu efire  di- 
gne de  recompenfe,  fi  par  force  tu  fais  quelque 
chofe  qui  autrement  meriteroit  quelque  reco- 
gnqiiTance  ?  ou  déclare  toy  coulpable  enuers 
Thamire, ou ceiTe de  demander  recompenfe 
de  tcxnferuice  forcé.  Mais  auiTi  fi  tu  m'as  aimée 

G    iij 


ïoï  La  II.  PARTIE  d'astrel 
en  defpit  de  moy,  en  fuis-ie  puniffable?  teri 
ay-ie  prié,  t'en  ay-ie  donné  les  occafîons  ?  Tu- 
dis  que  non.  Cette  amour  m'a-elle  rapporte 
quelque  contentement  ou  quelque  aduanta- 
ge?  Et  fuis-ie  deuenuë  plus  belle,  plus  ver- 
tueufe,  ou  meilleure  ?  s'il  ne  m'en  e/t  reuenu 
quede  la  peine,  ô  Dieux.'  &oùeftton  iuge- 
ment,Calydon ,  de  me  demander  recompen- 
fe  au  lieu  dechaftiment?  oupluftoft  quelle 
efFronterie  e(t  la  tienne ,  d'auoir  la  hardieffe 
deuant  cette  grande  Nymphe  de  requérir  des 
grâces  &  des  loyers  de  moy,  au  lieu  de  deman- 
der pardon,  &  te  repentir  de  tes  fautes. 

le  voy  bien  que  tu  me  veux  dire  que  ie  ne 
deuois  te  maintenir  en  erreur^  fi  ie  tenois  pour 
telle  l'amour  que  tu  m'as  portée,  ny  te  donner 
des  paroles,  pour  te  retenir  en  vie,  lors  que 
ton  mal  eftoit  preft  à  venger  l'offenfe  que  tu 
m'auois  raidie.  Mais,  Calydon ,  n  auray-ie  pas 
fuject  de  t'appeller  ingrat, &  méconnoilTans 
du  bien  que  ie  t  ay  fait,  puis  qu'outre  la  plainte 
&le  reproche  que  tu  m'en  fais,  tu  le  prends 
encore  tout  autrement  que  tu  ne  dois  ?  Où  fut 
iamais  le  coulpablequi  trouuaftfon  iuge  trop 
doux?  où  fut  iamais  loffenfeur  qui  fe  plaignit 
qu'au  lieu  de  vengeance  il  ait  receu  des  bien.- 
Eats  &  des  courtoifier  ?  Quoy  donc  ?  parce 
queie  n'ay  pas  voulu  ta  mort,ie  fuis  coulpable 
de  ta  vie,  parce  qu'au  lieu  de  me  venger  de  tov, 
ïm  ay  eu  pitié ,  &  t  ay  fait  des  faueurs ,  tu 


Livre    devxiesme"  ïcJ 

maccufes,  de  me  veux  faire  chaftier.  Iugez, 
Madame,  comme  il  a  l'entendement  bleflè5&" 
comme  il  prend  la  raifon  a  contre-poil.  Mais 
ne  te  fafche  point, Berger.,  ne  m'aceufe,  ny  ne 
me  loue  de  cette  aclion  :  car  îe  n'en  dois  auoir 
louange  ny  blafme  3  puisque  celle  dont  tu  te 
plains  fut  vne  de  ces  actions  forcées  que  tu  dis 
ne  deuoir  eftre,ny  recompenfées,  ny  punies. 

L'amitié  que  le  portois  à  Thamyre,qui  m'en 
auoit  requife  par  toutes  les  plus  obligeantes 
conjurations  dont  il  fe  pûft  aduifer,  en  fut  la 
caufe.  Tufoufris,  Calydon,  de  ce  que  fay  dit 
que  l'amitié  que  îe  portois  à  Thamyre,m  auok 
obligée  a  traitrer  ainfi  auec  toy,  parce  qu'il  te 
femble  que  celle  qui  peu  auparauant  s'eft  dé- 
clarée fî  forte  ennemie  d'Amour,  ne  deuroit 
pas  auoiïer  maintenant  que  l'Amour  eut  cette 
puiilance  fur  fon  ame.  Mais,  Berger,  tu  te 
trompes,  fî  tu  penfes  qu'eftant  ennemie  d'A- 
mour, ie  le  fois  touresfois  de  l'amitié  y  ou  de 
cette  verçu  qui  fait  emmer  les  chofes  comme 
elles  doiuent  eftre  pnfes.  I'ay  ony  dire,  gran- 
de Nymphe,  qu'on  peut  aimer  en  deux  for- 
tes: l'vne  eft  félon  la  raifon,  l'autre  felcn  le 
defir.  Celle  qui  a  pour  fa  reigle  la  raifon^on  me 
l'a  nommée  aminé  honnefte&vertueufe,& 
celle  qui  fe  laiiTe  emporter  à  fes  deiîrs, Amour. 
Par  la  première  ,  nous  aimons  nos  parens5 
noftre  patrie,  &  en  gênerai  de  en  parnculier 
tous  ceux  en  qui  quelque  vertu  relirt:  par  l'an- 

G    inj 


Ï04  La  II.  partie  d'Astres] 
tre,  ceux  qui  en  font  atteints  font  tranfporter 
comme  dVnc  fleure  ardente  ,  bc  commettent 
tant  de  fautes ,  que  le  nom  en  eu  aufll  diffamé 
parmy  les  perfonnes  d'honneur  que  l'autre  eft 
eftimable  &  honorée.  Or  fauoùeray  donc 
fans  rougir,  que  Thamyre  a  efté  aimé  de  moy: 
mais  incontinent  l'adioufteray  pour  fa  vertu. 
Que  fî  Calydon  me  demande,  comment  îe 
puis  difeerner  deux  fortes  d'affection  ,  puis 
qu'elles  prennent  quelquesfois  l'habit  l'vne  de 
l'autre  "<  îe  luy  refpondray  que  la  fage  Cleonti- 
ne  m'enfeignant  comment  fauois  à  viure 
parmy ,1e  monde, me  donna  cette  différence 
de  ces  deux  affections  :  Ma  fiileD  dit- elle ,  l'aage 
qui  par  l'expérience  ma  fait  connoiftre  plu- 
iieurs  chofes  ,  m'a  appris  que  la  plus  feure 
connoiffince  procède  des  effech  :  ceft  pour- 
quoy  pour  difeerner  de  quelle  façon  nous 
fommes  aimées,  ccnlîderons  les  aérions  de 
ceux  qui  nous  aiment:  fî  nous  voyons  quel- 
les foient  déréglées  &  contraires  à  l^raifon ,  à 
la  vertu,ou  au  deuoir,  fuyons-les  comme  hon- 
teufes  :  fi  au  contraire  nous  les  voyons  modé- 
rées, &:  n'outrepaffant  point  les  limites  de 
rhonefteté,  &:  du  deuoir,  cheriffons-les,  &  les 
eftimons  comme  vertueufes. 

Voila,  Berger,  la  leçon  qui  m'a  fait  corn 
noinrequeiedeuoïschenr  l'affection  de  Tha- 
myre s  tVfuyrla  tienne:  car  quels  effecls  m'a 
produits  celle  de  Calydon  *  Il  ne  faut  point 


Livre  d'evxïesme!  ïoÇ 

les  particularifer  encore  vnefois,  puis-,  Mada- 
me, qu'il  ne  les  vous  a  point  cachez.  Des 
violences,  des  tranfports ,  &:  des  defefpoirs 
donc  elle  eft  toute  pleine 3  ne  furent  iamais, 
ce  me  femble,  des  effefts  de  la  vertu.  Que 
fi  nous  confiderons  celle  de  Thamyre-,  qu'y 
remarquerons -nous  que  la  vertu  mefme  ? 
Quand  a  il  commencé  de  m'aimer  ?  en  vne 
faifon  qu'il  n'y  auoit  pas  apparence  que  le 
vice  l'y  pûft  conuier.  Comment  a-il  con- 
tinué cette  amitié?  en  forte  que  Thonnefteté 
ne  s'en  fçauroit  offenfer.  Mais  enfin  pour- 
quoy  s'en  eft-il  defpoiiillé  ?pour  les  confidera- 
tions  qu'il  vous  a  déduites  luy  mefme.  Que 
fi  en  tout  cela  la  raifon  ne  paroiû,  voire  fi  elle 
ne  parle  par  tout,  ie  m'en  remets  à  voftre  iu- 
gement,  Madame.  Tant  y  a  que  ces  confide- 
rations  me  firent  receuoir  l'amitié  de  Thamy- 
re,  ôcreietter  celle  de  Calydon  3  &que  cette 
amitié  fans  plus  me  contraignit  de  voir  ce 
Berger  quand  il  fut  malade  5  de  luy  don- 
ner des  paroles  pour  remède  de  fon  mal  3 
tant  pour  fatisfaire  àThamyre  ,  qu'àlacom- 
paffion  naturelle  que  nous  devions  tous  auoir 
les  vns  des  autres.  Que  fi  en  aimant  Tha- 
myre  fay  failly  3  &  bien,  Calydon,  pour  te 
fatisfaire  ie  l'auoùeray,  &  m'en  repentiray, 
auec  proteftation  de  n'aimer  plus  Thamyre, 
ny  de  retomber  iamais  en  femblable  faute, 
ipais  que  pour  cela  ie  doiue  efïre  obligée  à 


ïoé      L  a  1 1.  p  a  *  t  i  e  d'A  st  *  e  £ 

t'aimer ,  îene  le  crois  pas  :  car  ce  feroit  mecha- 
ftier  dVn  erreur  en  m'en  faifant  commettre 
vn  autre  encore  pire. 

Tu  diras  contre  ma  deffenfe ,  qu'ayant  don- 
né toute  puiiTance  àThamyre  fur  moy5qui  m'a 
par  après remife en  tes  mains,  il  ne  me  doit 
élire  permis  de  contredire  a  la  difpofition  qu'il 
en  a  faite.  Mais  efcoute  la  plaifante  conclufion 
que  tu  fais  :  le  te  choifîs  pour  mon  mary,  donc 
l'ayant  efté  quelque  temps  tu  me  peux  donner 
à  vn  autre.    Il  faut  que  tu  fçaches,  Calydon  3 
quelaraifonpour  laquelle  k'donnay  à.  Tna- 
myre  toute  puiffance  fur  moy,  fut  parce  que  ie 
raimay5&  l'aimay  d'autant  qu'il  m'aima^  par 
ainfi  s'il  a  quelque  pouuoir  fur  moy ,  c'efc  par- 
ce qu'il  ma  aimée  :  mais  fi  cen'eit  que  pour 
cette  occasion  5  ne  fçay-tu  pas  que  la  caufç 
neitant  plus,  l'effett  n'y  peut  eftre  ?  fi  bien 
que  s'il  ne  m'aime  plus,  il  n'a  plus  de  pouuoir 
fur  moy. 

Mais',  me  diras-tu,  il îurequ  il  continue  de 
t'aimer ,  &  que  c'eft  la  raifon,  &  non  pas  fau- 
te d'amitié,  qu'il  fait  qu'il  te  remet  à  vn  au- 
tre, lete  refpondray,  Berger  y  que  ie  n'en 
croy  rien,  &  toutesfois  fi  la  raifon  peut  ce- 
la fur  fon  amitié  ,  pourquoy  trouuerras  -  tu 
effrange  que  cette  mefme  raifon  ait  autant 
de  force  fur  la  mienne  ,6c  m'empefche  de  le 
faire  rEft>il  raifonnable  que  faime  ce  que  la 
nature  §r  la  raifon  me  deffendent  d'aimer  ?  La 


Livre  devxiesme;  107 

nature  me  le  deffend ,  qui  dés  l'heure  que  ie  te 
vis  me  mit  dans  le  cœur  vne  fi  grande  contra- 
riété ,  &:  hayne  fecrette  que  ie  ne  me  pus  em~ 
pefcher  de  defaprouuer  tout  ce  que  ie  voyois 
qui  te  contentoit.  Sois  certain,  Calydon  ,  que 
ce  n'efi:  point  pour  te  mefprifer  ce  que  l'en  dis3 
mais  feulement  pour  la  vérité.  le  choiiiray 
toufiours  pluftoft  de  repofer  dans  le  tombeau, 
que  de  viure  auec  toy  3  non  pas  que  ie  ne  re~ 
connoiffe  bien  que  tu  mérites  vne  meilleure 
fortune:  mais  parce  que  ie  ne  croy  pas  que  la 
mienne  (bit  en  ton  amitié,  &:  que  la  nature  me 
retire  de  toy  auec  tant  de  violence  (1ms  quel- 
que caufc.Or  fi  cela  eft,comme  ie  ne  te  l'ay  ia- 
mais  caché,pour  quel  fuiet  me  peux-ru  préten- 
dre titnncy  puis  que  la  nature  me  le  deffend,'^ 
la  raifon  auftî  qui  ri eft  ïamais  contraire  àlam- 
ture?Vy  en  repos3Calydoh5&  fi  tu  ne  m  aimes 
point,  ne  vueille  par  ton  opiniâtreté  ,  rendre 
deux  perfonnes  mal-hcureufes  :  car  enfin  tu  ne 
le  ferois  gueres  moins  que  moy.  E  t  fi  tu  m'ai- 
mes, contentes -toy  de  la  peine  que  tu  me 
donnes  par  ton  amitié,  fans  vouloir  me  fur- 
charger  d'vne  autre  infupportable,  en  me  con- 
traignant de  t'aimer.  Et  fois  certain  que  Li- 
gnonpeut  retourner  à  fa  fource  beaucoup  plus 
aifément3que  tu  ne  partnenduis  à  l'aminé  de 
Celidée. 

Or, Madame 3  voila-la  refponfe  que  iepui 
faire  aux  mauuaiies  rouons  de  Calydon .  mais 


ro8  La  II.  Partie  d'Astol 
maintenant  il  me  refte  vn  plus  dangereux 
ennemy  à  combattre y  &  qui  moppofebien 
des  armes  plus  fortes,  &  m'offenfe  auec 
des  coups  plus  cuifans.  C'eft  de  cet  ingrat 
Thamyre  dont  ic  parle  :  ce  Thamyre  qui 
véritablement  a  efté  aimé  de  moy ,  &  de 
qui  i'ay  creu  d'eftre  aimée  autant  que  per- 
ionne  le  fçauroit  eftre .  Mais  3  helas  /  que 
me  demande-il  maintenant?  peut  -  il  croire 
en  vie  celle  qu'il  a  remife  entre  les  mains 
du  plus  cruel  ennemy  qu'elle  euft  ?  Peut-  il 
efperer  encor  quelque  amitié  de  celle  qu'il  a 
fi  indignement  outragée?  par  quelle  raifon 
me  peut-il  demander  que  ie  l'aime?  Eft-ce 
parce  qu'il  m'a  aimée  3  ou  que  ie  l'ay  aimé? 
Cela,  Madame,  bon  en  ce  temps-la  3  mais 
maintenant  que  de  fa  volonté  il  a  cefTé  de 
m'aimer ,  &  que  par  force  il  m'a  contrain- 
te de  ne  l'aimer  plus,  pourquoy  me  vient- 
il  reprefenter  le  temps  parTé,  qui  n'efl:  plus, 
&:  qui  ne  peut  reuenir  ?  temps  de  qui  lame- 
moire  m'oblige  plus  à  la  hayne  enuers  luy3 
que- non  pas  au  defîr  qu'il  fuit  encore,  puis 
que  ie  reconnois  maintenant  qu'il  le  meri- 
toit  Ci  peu?  le  Fauoue,  ie  l'ay  aimé  :  mais 
tout  ainfi  que  me  donnant  à  vn  autre  ,  il 
m'a  montré  par  effeét  qu'il  ne  m'aimoit  plus  : 
qu'il  ne  trouue  pas  effrange  ,  puis  que  mon 
amitié  procedoit  de  la  Tienne  ,  que  ie  n'en 
aye  plus  pour  luy.    Pourquoy  a -il  coupé 


Livre   devxiesme.  109 

l'arbre  donc  il  defiroit  auoir  le  fruift?  Il  m'a 
fait  plus  d'outrage  que  ie  ne  luy  en  fais,puis 
qu'il  a  efté  le  premier  offenfeur,  &;  toutes- 
fois  l'en  fuis  fatisfaite,  ie  ne  m'en  plains  pas, 
&:  s'il  m'en  doit  de  retour,  ie  l'en  quitte  de 
bon  cœur  ,  &:  qu'il  ne  me  recherche  plus 
d'vne  chofe  impofîlble.  Qu'eft-ce  qu'il  vien  t 
me  demander?  nefcait-il  pas  que  tant  que 
noftre  amitié  a  efté  mutuelle,  l'ayeftéàluy, 
&:  il  a  efté  i  moy  ,  &  en  ce  temps-la  il  a  pu 
difpofer  de  moy  par  les  loix  de  l'amitié,  com- 
me d'vne  chofe  fïenne  ?  Que  s'il  m'a  donnée  à 
Calydon,  par  quelle  raifen  me  peut  il  plus 
prétendre  fienne  1  s'il  a  quelque  affaire  de 
moy,qu'il  recoure  à  celuy  a  qui  il  m'a  cédée, 
&  s'il  peut  me  r'auoir  de  luy  ,  qu'il  reuien- 
ne  à  la  bonne  heure,  ie  verray  après  ce  que 
i'auray  à  faire  :  mais  s'il  l'en  refufe  ,  qu'il  ne 
fe  plaigne  plus  de  moy,  ny  ne  me  deman- 
de plus  l'amitié  qu'il  a  quittée  :  mais  que  feu- 
lement il  fe  reflbuuienne  de  ne  donner  vne 
autresfois  ce  qu'il  pen fera  luy  eftrenecefïaire. 
Il  m'a  facrfiée  à  ce  qu'il  dit  ,  pour  la  fan  té 
de  Calydon,  montrant  en  cela  qu'il  l'auoit 
plus  cher  que  moy.  Et  bien  à  la  bonne  heu- 
re,mais  ne  fe  contente  -il  pas  que  fon  fàcrifice 
ait  efté  receu ,  &  que  fon  cher  Calydon  ait 
efté  rappelle  au  tombeau  ?  Ou  bien  veut -il 
retirer  ingrattement  comme  facrilege  ce  qu'il 
a  voiié  aux  mânes  de  fon  frère  ?  Oite,Tha- 


no  La  II.  partie  d'Astrei 
myre,  cette  penfée  de  ton  ame3le  Ciel  t'en  pu" 
mroit ,  &  ne  faut  que  tu  efperes ,  puis  que  l'ay 
efté  offerte  pour  ie  falut  de  Calydon,  que  je 
vueille  ïamaisplus  merabaifier  aux  hommes. 
Et  à  la  venté ,  ayant  efté  fi  mal  traitté  de  celuy 
que  l'eftimois  plus  que  tous  les  hômes3ce  feroïc 
vne  grande  imprudence  de  me  remettre  en- 
tre les  mains  de  ecluy  qui  m'a  fçeu  fi  mal  con- 
duire. Quoy,  Thamyre3  me  voudrois-tu  en- 
cor  r'auoir,  afindelauuerlavievne  autresfois 
aquelqu'vndetesparensou  amis  :ne  me  re- 
cherches-tu maintenant  que  pour  me  confer- 
uerdenneiurquesàce  que  Calydon  retombe 
malade  :  Contente-toy  que  la  difpcfition  que 
tu  fis  vne  fois  de  moy,  reduifit  ma  vie  à  tel  ter- 
me, que  fi  tu  délires  mer'auoirpourle  falut 
de  ceux  que  tu  chens  plus  que  moy  :  tu  dois 
eftrealleuréque  ie  délire  auec  plus  de  raifon 
mecenferuer  a moy-me(me,pour  me  mainte- 
nir la  vie  que  l'aime  beaucoup  plus  que  celle 
dVn  autre  à  qui  tu  me  veux  donner.  Mais  ne 
fois  pas  glorieux  de  m'auoir  reduitte  à  l'extré- 
mité domieparle  :  car  fii'ay  pleuré  ton  départ, 
icmeris3Thamyre:deton  retour.  Voila,dis-ie 
en  nioy-mefmc3celiiy  qui  a  fair  fi  peu  de  conte 
demen  amitié,  qu'il  a  plus  aimé  le  contente- 
ment d'autruy  que  ma  vie  propre:  le  voila,  ce 
libéral  du  bien  d'autruy,qui  regrette  les  larmes 
aux  yeux  j  la  prodigalité  q»'il  en  a  faite.  Q 
Dieux  :  combien  eftes-vous  îulie^  puis  qut 


Livre    devxiesme!  m 

ni'ayantveucorfenferparces  deux  Bergers,&: 
connoiffantmon  innocence  vous  auez  pris  ma 
prote&ion,  &m  aucz  Vengée  par  mes  ennemis 
mefmes/  Quels  defplaifirs  ne  reçoit  point  ce 
perfide  ,  par  celuy  mefme  à  qui  il  m'a  voulu 
donner  î  Et  quelles  peines  ne  reiTent  point  cet 
importun  periecuteur  de  mon  iepos,par  celuy 
meime  qui  luy  a  donné  tout  le  croie}  qu'il  pré- 
tend iiir  moy,  maintenant  qu'il  fe  veut  defdirc 
de  cette  impertinente  donnation/Quine  veut 
point  en  eux  le  bras  de  Tharamis ,  &:  qui  ne  re- 
connoift  en  leur  viel'effec~t  de  la  vengeance  di- 
uinePQue  fî  cette  connoiiTance  elt  ii  claire, 
comment  dois-ie  douter.  Madame,  querecon- 
noirîant  le  iugement  que  les  Dieux  en  ont  fait 
par  la  punition  qu'ils  leur  ont  ordonnée ,  vous 
ne  ratifiez  en  terre  maintenant  par  voftre  fen- 
tence5ce  que  dans  les  Cieux  ils  ont  deiia  iugé 
fur  ce  différent? 

Ainfî  finit  Celidée,  &  faifant  vne  grande  rc- 
uerence  a  la  Nymphe,  donna  connoiifance 
qu'elle  ne  vouloir  parler  dauantage  :  qui  fut  eau* 
fe  queLconide  commenda  à  -rhamyre  de  dire 
fes  raifons ,  à  quoy  fatisfaifahnl  commença  de 
parler  ainfî  • 


ni      La  ILpartie  d'Astreè 
RESPONSE     ÔV     BERGER 

T  H  A  M  y  R  E. 

f  A  Ce  que  ie  vois,  grande  Nymphe  ]  il 
*/"jLm5eft  aduenu  comme  à  celuy  qui  for- 
ge  &  trempe  auec  vne  grande  peine  le  fer 
qu'vn  autre  luy  met  après  dans  le  cœur, car 
ayant  efleué  ce  Berger  &:  cette  Bergère  auec 
tout  le  foing  qu'il  m'a  efîé  pofïîble  3  leur 
ayant  apris,  s'il  faut  dire  ainfî,  de  parler  & 
de  viure  parmy  le  monde  ,  à  quoy  fe  fer. 
uent-ils  maintenant  de  ce  que  ie  leur  ay  en- 
feigné,  finon  l'vn  à  me  rauir  le  coeur  ,&  l'au- 
tre à  me  percer  de  tant  d'offenfes ,  qu'il  ne  me 
refte  nulle  efperance  de  vie  que  celle  que  fat- 
tens  de  voftre  fauorable  iugement  ?  Et  bien  ie 
fuis  la  butte  de  l'ingratitude  &  de  la  mefeon- 
noilfance  :mais  encore  que  ces  bleffures  foient 
fî  fenfibles  3  lî  aime-ie  mieux  en  eftre  l'orTenfé 
que  Toffenfeur,  &  voir  en  moy  les  coups  de 
la  main  d'autruy,qu'en  autruy  ceux  de  la  mien- 
ne, tant  ie  fuis  eilcigné  naturellement  de  cet 
erreur  infâme  3  &  ennemie  de  la  focieté  des 
hommes.  Il  aduiendra  peut-eftre  que  recon- 
noiiTant  la  faute  que  vous  commettez  tous 
deux,  vous  en  aurez  du  regret  ,  &  vous  re- 
pentirez de  l'outrage  que  ie  reçois  de  vous  en 

efchange' 


Livré    bevxiesmé.  nj 

fcfchange  des  bons  offices  que  vous  aùouez* 
cTauoir  receu  de  moy  :  Et  lors  ces  paroles  plei- 
nes d'artifices  dont  vous  vous  armez  a  ma  rui- 
ne, feront  employées  aux  iuftes  reproches 
que  ie  vous  deurois  faire  maintenant ,  fi  ie  ne 
vous  aimoisencoresl'vn&:  l'autre,  &  fi  cette 
affedhon  que  ie  vous  porte,  ne  furrnontoit  de 
beaucoup  les  iniures  que  vous  me  faites.    Or 
fus  3  mes  enfans ,  ie  vous  les  pardonne,  fay 
bien  fupporté  iufques  icy  vos  ieunelTes,ie  n'ay 
pas  moins  de  force  maintenant ,  ny  moins  dé 
volonté  de  les  exeufer  à  l'aduenir  :  mais  recon- 
hoiffez-lc ,  &mc connoiifez 5  auoiïez-le5&: di- 
tes que  pour  pardonner  de  lî  grandes  mefeon- 
noiflances3il  ne  falloit  pas  vne  moindre  amitié 
que  la  mienne. 

le  voy  bien  à  Madame  ,  que  ie  parle  aux 
fourds,  &"  que  ie  confeille  des  rochers  D  qui 
nefeoutent  point  mes  paroles ,  fi  n'ay-ie  pu 
m'empefeher  auant  que  de  venir  aux  raifons 
de  donner  cela  à  l'affection  que  ie  leur  por- 
te ,  afin  d'eflfayer  cette  voye  plus  douce  &: 
plus  honorable  pour  eux  ,  que  celle  de  la 
contrainte  de  voftre  iugement  :  mais  puis 
qu'ils  demeurent  obftinez,  vfcfls  du  fer  &:  du 
feu  en  leurs  playes ,  puis  que  les  deux  remèdes 
y  font  mutiles. 

Voicy  donc  les  meilleures  raifons  queCaly- 
don  allègue  :  Tu  m'as  donné  Gelidée ,  &  tu 
dîôis  obligé  de  me  la  donner  par  laffcurarîse: 
2.  Part.      "~~    •  H 


ri4  La  II.  Partie  d  A  s  t  r  e  e! 
que  mon  père  a  eue  en  toy,  par  l'amitié  que  ru 
m'a  ï  portée,  &  par  1'efpoir  que  tu  as  eu  de  m  o- 
bliger  a  toy.  Et  tu  m'offenfes  dauantage  de  la 
vouloir  retirer  après  m  e  l'auoir  donnée ,  que  fi 
tu  me  l'enfles  refufée  dés  la  première  fois.C'eft, 
ce  me  femble,  grande  Nymphe,  tout  ce  que  ce 
Berger  a  voulu  dire  aucc  vne  fi  grande  abon- 
dance de  paroles,  &  contre  la  raifon ,  &  contre 
luv  mefme,&  contre  moy. 

Ingrat  Berger ,  tu  te  veux  preualoiràmon 
defaduantagedemabonté,  de  de  la  pitié  que 
i  ay  eu  de  toy  .Tu  dis  que  ie  t'ay  donnéCelidée, 
&  pourquoy  te  lay-ie  donnée  ?  eftok-ce  point 
que  ie  m' ennuyaiïe  d'elle,  ou  ieu.ement  pour 
fauorifer  ton  piaifir  :  Nullement,  dis  tu  3  mais 
pour  te  fauuer  la  vie:  tu  m'es  donc  obligé  de  la 
vie:  &  tfcft-  tu  pas  bien  ingrat  de  la  vouloir 
ofter  à  celuy  qui  te  l'a  conieruée  ?  Que  fi  ie  te 
1  ay  donnée  pour  te  maintenir  en  vie5quel  tore 
te  fais-ie  de  te  l'a  demander  maintenant  que  ie 
vois  tavie  aiTeuréerMais^diras-ru/nefuis  gue- 
ry,  c'a  elle  pour  l'efperan  :e  que  l'ay  eue  que 
Celidéemedemeureroit  :Et  qu  importe-corn- 
me  que  tu  ibis  reuenu  en  (anréjpourueu  que  tu 
ne  fois  plus  en  danger  ?  La  courtoifîe  &  la  dif- 
cretion  nous  enfeignent,  que  quand  nous  nous 
femmes  ferais  en  noftre  neceflicé  de  ce  qui  eit 
ànosamis,nousleleur  rendions  auec  des  re- 
mercient ens.  Tu  es  bien  loin  de  cette  courtoi- 
fie  à:  de  cette  diicretion,  puisque  t'ayant  don- 


Livre    devxip.sme.  itj 

ïré  Pefpcrancedes  bonnes  grâces  de  Celidée.,  & 
la  fanté  t'eftant  reuenué  par  Ion  moyen, 
maintenant  tu  la  veux  prétendre  tienne ,  &: 
cherches  par  tes  paroles  d'en  trouner  des  pré- 
textes pour  couunr  ton  ingratitude.Mais  peut- 
eftreildira3Madarne,  que  fi  ie  la  retire..;  il  re- 
tombera aux  mefmesaccidens,&:  auxmefmes 
dangers  de  fa  vie  qu'il  a  tfié.  Nullement)  gran- 
de Nymphe,  nous  fanons  veu  par  expérience  : 
careitant  affairé  que  Celidée  ne  fera  ïamais 
fienne3  îleftbiendeuenu  vn  peu  plus  mélan- 
colie qu'il  n'eftoit  pas  :  mais  on  n'a  point  veu 
d'apparence  qu'il  fuit  en  danger  de  (a  vie  5  de 
c'efl  ce  qui  a  caufé3que  connoiilant  qu'il  ne  s'a- 
giiïbitplusdefavie,mais  de  fon  plaifir  feule- 
ment) l'ay  penfé  que  mon  contentement  me 
deuoit  eftreauffi  cher  que  le  fien,&:  que  l'occa- 
fion  eftant  pafTée, pour  laquelle  ie  luy  auois  ce- 
dé  Celidée,  ie  pouuois  la  retirer  fans  i'offenfer. 
Mais  foit  ainfi  qu'il  y  ait  encore  du  danger  pour 
luy,  il  y  enaauffipourmoy  ,  &  de  telle  forte 
que  la  mort  m' eft  plus  affeurée  que  la  vie  fi  ie 
fuis  priué  de  cette  belle.  Iugez,  Madame ,  fi  par 
toute  forte  de  deuoir  il  n'eft  pas  obligé  a  faire 
autant  pour  moy  que  l'ay  fait  pour  luy,s'il  croit 
que  i'ave  deu  luy  remettre  CelidéeD  afin  de  luy 
fauuer  la  vie,  àcaufe  que  fon  père  m'a  aimé,&: 
me  la  recommandé  à  fa  mort^pourquoy  ne  iu- 
ge-il  qu'il  eft  obligé  à  me  la  remettre,  mainte- 
nant qu'il  s'agît  de  ma  conferuation  pour  les 

H  -i| 


Ù6  Là  ÎI.  PARTIE    D'ASTREL 

mefmesrefpe&s  de  l'amitié  que  fon  père  ma 
portée,potir  la  recommandation  qu'il  ma  faite 
de  luy.  Puis  qu'il  n'y  a  point  de  doute  que  fi  ce- 
la m'a  pu  obliger  en  fon  endroit  à  quelque  de- 
uoir,  cette  meimeconfideration  le  rend  encor 
plus  mon  redeuable,  ôî  par  ainfî  fi  l'amitié  que 
iay  porrécà  Calydon  m'a  obligé  d'auoir  foing 
defavie,peut-il  croire  que  pour  nem'eftremé- 
connoilîantjilne  foit  obligé  d'en  auoir  encor 
dauantage  de  la  mienne  ?  Que  fi  comme  il  l'a- 
uouë,ielaluy  ayremife,  pour  l'obliger  à  me 
rendre  defemblables  offices,  foit  en  manecef- 
fité,foit  quand  ie  les  lui  demandcray3pourquoy 
ne  les  fait-il  à  cette  heure  que  ie  l'en  requiers,  &: 
qu'il  fçait  bien  (  l'ingrat  qu'il  efl  )  que  ie  ne  puis 
viure  s'il  me  les  refufe  ?  N'eft-il  pas  de  mauuai- 
fe  foy  s'il  me  les  nie?n'eft-il  pas  ingrat  s'il  ne  me 
les  rend 3  &  n'eft-il  pas  indigne  defe  dire  fils  de 
celuy  qui  m'a  tant  aimé3puis  qu'il  croit  que  cet- 
te am  itié  m'a  obligé  à  me  pnuer  de  la  choie  du 
monde  que  iay  eue  la  plus  chère?  &neme- 
rite-il  pas  que  ie  le  defauoiie  pour  parent ,  puis 
qu'ilafipeuderefientimentdema  mort  qu'il 
voit  toute  certaine,  voire  ne  le  dois-ie  pas  nier 
mon  amy3puis  qu'en  mon  extrême  neceflité  ie 
ne  reçois  pas  les  offices  que  ie  luy  ay  rendus  :  de 
bref  ne  le  dois-ie  pas  tenir  pourrie  plus  cruel 
ennemyqueie  puilîe  auoir,  puis  qu'il  pour- 
c halle  contre  ration,  ôcauectant  de  violence 
de  me  donner  la  mort  > 


JLlVRE     DEVXlESMï."  llj 

Le  fouuenir  des  ingratitudes ,  receuès  des 
perfonnes  qui  nous  font  obligées,  nous  donne 
des  defplaifirs  tant  infupportables,  qu'il  m'efï 
impoiïîble  de  refpondre  au  long  à  ce  Berger 
qui  m'a  tant  offenfé.  le  vous  diray  donc,Mada- 
me,en  peu  de  mots,  que  fi  pour  lny  auoir  cédé 
Celidée  3  il  m'eft  obligé  de  la  vie  a  ie  luy  quitte 
cette  obligation, &  veux  bien  qu'il  ne  m'en  ait 
point  3  pourueu  qu'il  me  quitte  ma  Bergère. 
Et  pour  montrer  qu'il  eft  hors  de  tout  dan- 
ger 3  il  ne  peut  nier  qu'il  n'y  ait  plus  d'vne 
Lune  qu'il  a  eu  le  refus  de  Celidée.  Elle  luy  a 
dit:Ienevousaimerayiamais3  elteluy  a  fait 
fçauoir  que  fa  mère  luy  auoit  promis  de  ne  la 
marier  iamais  contre  fa  volonté ,  &  en  mefme 
temps  luy  a  uiré  que  le  Ciel  &  la  terre  fe  raf- 
fembleroient  pluftoft  qu  elle  s'vnift  d'affection 
auec  luy  :  toutesfois  vous  le  voyez,  il  ne  vit 
pas  feulement  ,  mais  tafche  d  ofler  la  vie  à 
celuy  qui  la  luy  a  conferuée.Que  fi  ie  fuis  affai- 
ré &  luy  auffij  que  Ce  i  Jée  ne  fera  jamais  fi  en- 
ne:  n'eft-ilpas  le  plus  ingrat  &  mefconncif- 
fant  homme  du  monde,de  me  vouloir  ernpef- 
cher  que  ie  ne  l'obtienne  ?  Il  n'y  a  plus  d'efpe- 
rance  pour  luy,  &pourquay  ne  veut-il  point 
qu'il  y  en  ait  pour  moy  ?si\  délire  qu'vn  autre 
poiTedece  bien  pluftoft  que  moy,  peut-on  voir 
vne  ingratitude  femblable  à  la  fienne  ?&  puis- 
leauoir  tort  de  clore  les  yeux  à  toutes  les  con- 
fiderations  qui  nourroient  eftre  à  fon  aduanta 

H    hj 


*i8  La  IL  partis  d'Astree^ 
ge,  puis  qu'il  en  a  fi  peu  ace  qu  il  me  doit  î  le 
luy  ay  donné  ce  qui  eftoit  à  moy ,  &  il  ne  me 
veut  laiiTer  ce  qui  n'eft  a  luy .  le  luy  ay  fauué  la 
vie  en  me  defpoiiillant  de  ce  que  i'auois  de  plus 
cher, 5c  il  me  la  veut  rauir  en  me  refufant  ce  qui 
ne  futnvne  fera  iamais  fien.MaiSvgrandeNym- 
phe,  toutes  ces  difputes  entre  luy  &  moy  font 
bien,<:emefemble,  hors  de  propos:,  puis  que 
fon  mal-heur  6c  la  trop  grande  amitié  que  ie 
luy  ay  portée,  nous  ofte  à  tous  deux  ce  bien 
que  nous  nous  refufons  l'vn  à  l'autre.  Quel 
droit  y  as-tu,  Calydon,  puis  quelle  ne  t'aime 
point?  nul  autre,  diras-tu,  fiïion  celuy  de  mon 
affection 3  6:  du  don  que  tu  m'en  as  fait.  Mais, 
Berger ,  comment  y  ,peux-tu  prétendre  pour 
ton  affection, puis  que  tu  vois  affez  qu'elle  la  re- 
fufe  6c  la  defdaigne  î  5c  comment  pour  le  don 
quetuasreceudemoy,  puis  que  ie  ne  t'ay  pu 
remettre  autre  chofequela part  que  l'y  auois? 
Or  tout  ce  qui  eftoit  mien  dependoit  de  fa  vo- 
lonté, que  fi  cette  volonté  s'eft  retirée  de  moy, 
quel  puuuoir  m'y  refte-il  ?  Tu  n'y  as  donc  rien 
Berger,  6c n'y  dois  rien  prétendre.  Voyons 
maintenat  quel  eft  le  droit  que  i'y  puis  deman- 
der. O  Dieux/  qu  il  feroit  grand,  s'il  n'y  auoit 
point  eu  de  Calydon  au  monde  :  car  vne  ami- 
tié d'enfance,vn  foin  fi  longuement  continué, 
vne  recherche  fi  pleine  d'honnefteté,  &  depuis 
vne  affection  fi  violente  -  6c  vne  fi  longue  pof-. 
feffion  de  fes bonnes grâces  ne  rendroienr  ma 


Livre   dt. vxiesme.  119 

caufc  que  trop  forte  3  fi  Calydon  n'cuft  point 
cfté3  ou  fi  citant  il  eut  cité  fans  yeux,  ou  ayant 
des  yeux  s'il  les  eut  conduits  comme  la  raifon 
luvordonnoit. 

rauoiie5belleCelidée(&:ie  l'auoîic  les  lar- 
mes aux  ycux,&  le  regret  au  profond  du  cœur) 
fauoiie,  dis-ie,  que  vous  auez  plus  de  raifon  de 
vous  plaindre  de  moy^que  ny  vos  paroles D  ny 
les  miennes  ne  fçauroient  reprefenter  :  le  con- 
feife  que  iamais  aminé  ne  recêutvn  plus  grand 
effort, que  celuyque  la  vofire  a  fouffert  de  mon 
imprudence.  Mais  qui  doit  fupporter,  voire 
vaincre  les  plus  grandes  dirnculteZ;lmon  ccluy 
qui  en  a  la  force  &  le  courage  ?  Et  bien.,  k  vous 
ay  fort  outragée ,  mais  ne  deuez-vous  deuiai- 
gner  cette  offen fe,p ou r  montrer  que  véritable- 
ment vous  m'aimiez? Quelle  preuuede  voltre 
amour  ne  m'auez- vous  autresfois  promife  ? 
Qu'elt-ce  que  vous  ne  m'auez  point  dit  qu'elle 
furmontreroit  \  le  vous  fomme  maintenant 
de  voltre  parole  5  &  fi  vous  vous  en  defdit- 
tes,  &:  que  voltre  iugement  altéré  par  l'of- 
fenfe  ,  ordonne  autrement  qu'à  mon  aduan- 
tage,  l'appelle  de  vous  à  vous  mcfmesjors 
que  vous  receurez  les  aduis  de  voitre  A- 
mour,  auflibicn  que  maintenant  vous  n'ef- 
coûtez  que  ceux  du  dépit.  Et  comment  me 
vouliez  vous  rendre  preuue  de  voltre  bonne 
yolonté,  fi  quelque  femblable  occafibnnefe 
fuit  offerte  ?  Quoy  donc,  tant  que  ie  vous 

H   ijii 


h6  La  1 1  p  rt i e  d'A stIee! 
euiîeobligée  par  feruices,  par  affections  &par 
routes  ferres  de  deuoirs,  vous  eufiîez  continué 
de  m'aimerj  appeliez -vous  cela  vne  preuue 
d'affe&ion3oupluftoftn'eft-cepas  vne  recon- 
noiirance  a  obligation?  Ilfalloitpour  me  ren- 
dre tefmoignage  de  voftre amitié»  que  ce  fuit 
en  vne  occaiîon  cù  vous  euiîiez  fuiecr  de  me 
haïr  :1a fortune  à  voulu  que  cette-cy  fe  foitpre- 
fentée^i'enayàlaverité  du  regrçt,  mais  puis 
qu  elle  eft  auenuc,y  a  t'il  apparence  que  vous  ne 
lareceuiez  pas,  ou  que  vous  puiffiez  vous  dedi- 
ïcdccë  que  vous  m'auez  tant  de  fois  promis/* 
Quoy  donc3  vous  ferez  peut-eftre  de  ces  per- 
ibnnes3quilomg  du  péril  fe  vantêtdene  crain- 
dre, &a  la  première  rencontre  de  l'ennemy  fe 
vont  cacher  fans  reilftance  ?Mais,  direz -vous', 
comment  efpcres-tu  Thamyre.de  receuoir  les 
fruits  que  l'amour  produit  li  imprudemment? 
pu  en  as  couppé  l'arbre,  tu  le  deuois  pour  le 
moins  conferuer  &  non  le  rendre  vn  tronc  in- 
utile, fitufaifoisdefleuidetenpreualoir  ?  Ha 
belle  Celidée!peimettez-moy  de  vous  dire  que 
mille  pluftoft  couppé  ma  vie  que  cette  chère 
plante  d'Amour,  &  que  quand  le  l'eulle  entre- 
pris il  m'eufteftéimpôfïîble.  Ettoutesfois  foiç 
ainfi5quemon  imprudence  lait  couppée,  ne 
fçauez-vous  pas  que  le  Myrthe  eft  l'arbre  d'A- 
meurjv  pourquoy  le  voulez-vous  changer  en 
Çiprés ;  Le  Myrthe  eft  de  cette  nature;que  plus 
a  cil  couppe  ,  &  plus  il  reiette  de  diuerfes 


Livre   devxiesme;  ïix 

branches.  Que  ie  voye  donc  cet  effedt  en 
voftre  ame ,  afin  que  ie  croye  que  véritable- 
ment c'a  efté  vn  arbre  d'Amour ,  &  non  pas 
vnc  plante  funefte. 

Mus  ie  veux  que  la  faute  que  i'ay  commife 
en  vous  quittant  foit  tres-grande,vous  femble- 
t'il  que  mon  erreur  puiile  vous  donner  per- 
mifllon  d'en  commettre  vne  femblable?  Si 
vous  le  iugez  ainfi,  il  n'y  a  point  de  doutc,que, 
comme  en  m'eiloignant  devous3  vous  prenez 
fuject  de  vous  efloigner  de  moy;  de  mefme  en 
retournant  vers  vous,  ie  ne  vous  conuie  de 
vous  en  retourner  vers  moy  3  ou  bien  vous 
auouerez  que  vous  n'auéz  des  yeux  que  pour 
les  mauuais  exemples ,  &  demeurez  aueugle 
pour  les  bons.  Donc  vous  vous  laifTerez  plus 
emporter  à  l'offenfe  qu'à  la  fatisfac~tion,&vous 
confentirez  qu'auprès  de  vous  le  mal  ait  l'a- 
uantage  par  deffus  le  bien  ?  Cette  refolution 
eft  indigne  de  lame  de  Celidée3qui  ne  promet 
par  fa  veuë  que  toute  douceur. 

Mais  vous  dittes ,  que  vous  ayant  donnée  a 
Calydon3  fi  i'ay  affaire  de  vous,  c'eft  à  luy  à  qui 
il  faut  que  ie  vous  demande.  Cette  reiponfe 
me  mettroit  bien  en  peine  pour  le  peu  de  bon- 
ne volonté  que  i'ay  reconnue  en  ceBerger5fi 
ie  ne  vous  auois  ouy  dire  qu'il  m'eftoit  impof- 
fible  de  vous  donner  à  luy.  Or  l'affaire  eft  par- 
uenuc  en  ce  poin£t  qu'il  faut  que  vous  foyez 
ou  à  luy  ou  à  moy  :  que  fi  vous  niez  d'eftre 


en       La    II.  partie    dAstree' 
mienne  ,  à  caufe  de  cette  imprudente  dona- 
tion, &bienCelidée,  pour  n'eftre  à  Thamy- 
re,  vous  ferez  a  Calydon:  voyeziice  change- 
ment vous  eft  plus  agréable.   Que  fi  au  con- 
traire vous  refufez  d'eftre  a  Calydon,  vous  ne 
pouuez  nier  que  vous  ne  foyez  à  moy,  puis 
qu'ayant  el^  mienne,  &  la  donation  que  l'en 
auois  fai&e  n'ayant  point  eu  d'effe&,  toute 
forte  dedroict  ordonne  que  la  çhofe  donnée 
reuienne  à  fon  premier  poifeileur.  Et  vous  dé- 
liez vous  offenfer,  comme  il  femble  que  vous 
faicles ,  de  ce  que  le  vous  ay  facnfiée  pour  la 
fonte  de  Calydon  ,  puis  que  les  Hoïhes  que 
nous  offrons  aux  Dieux  ,  font  toufiours  les 
choies  les  plus  entières  de  parfaiétes  que  nous 
ayons.  Et  ne  penfez  pas  pour  cela  fî  îe  conti- 
nué' de  vous  aimer,queié  fois  iacriiege,ny  que 
ie  profane  les  chofes  fain&es  &  facrées,  puis 
que  nous  aimons  bien  les  Dieux  mefmes,  voi- 
le c'eft  le  plus  grand  commandement  qu'ils 
nous  facent  que  de  les  aimer  :   que  fi  outre 
cette  amitié,  ie  délire  de  vous  poiTeder,  ne 
croyez  point  que  ie  commette  cffenfe,ny  con- 
tre eux,  ny contre  vous,  puisque  nous  na- 
tions rien  qui  ne  foit  a  eux,  5: que  dorefna- 
uant  ie  nevousaimeray  pas  feulement,  mais 
vous  adoreray  aucc  toute  forte  de  dcuoir  &'  de 
fubmiflion.  Et  pour  Dieu  ne  me  demandez 
plus  iniques  à  quand  îevous  regarderay,  &fi 
cène  fera  point  pour  vous  employer  encores  a 


Livre   devxïesmïb"  125 

là  gucrifon  de  quelque  autre  :  "car  véritable- 
ment fï  îe  defire  de  vous  r'auoir,  c'eit  bien 
pour  le  falut  de  quelqu  vn3  mais  pourceluy 
feulement  de  ceThamirequeCelidée  a  tant; 
aimé,  qui  auoiïant  fa  faute  ne  lavent  plus  pré- 
tendre fîenne  par  autre  raifonque  par  celle  de 
fon  extrême  afïecT:ion)&  qui  ne  voulant  entrer 
en  autre  îugement  auec  elle  qu'en  celuy  de 
l'Amour,  feiette  à  fes  genoux  3  & protefte par 
tous  les  Dieux  de  n'en  bouger  iamais  qu'il 
n'ait  perdu  la  vie,  ou  recouuré  le  bon-heur 
encor  aimé  deCelidée. 

A  ce  mot 3  il  fe  ietta  en  terre,  &  luy  em- 
braflant  les  ïambes,  luy  arroufoit  le  giron  auec 
fes  larmes ,  dont  prefque  toute  la  compagnie 
fut  efmeue,  rrîefme  Celidée  pour  ne  luy  en 
donner  connoiffance ,  luy  mettant  vne  main 
contre  le  vifage,  tourna  la  tefte  de  l'autre  cofté. 
Alors  la  Nymphe  voyant  qu'ils  nevouloient 
rien  dire  dauantage  fe  leua,  &  tirant  Paris ,  les 
Bergères,  &  Siluandre  à  part,  leur  demanda  ce 
qu'il  leur  fembloït  de  ce  différent.  Les  aduis 
furent  diuers ,  les  vns  panchans  d'vn  codé,  & 
les  autres  d'vn  autre,  :  en  fin  toutes  chofes 
ayans  efté  longuement  débattues,  après  que 
chacun  fe  fut  remis  en  fa  place ,  elle  prononça 
fon  jugement  de  telle  forte: 


Î24      La  IL  partie   ç'Astrei' 


IVGEMENT   DE    LA  NYMPHE 

L   5  O   N  I   D    £. 

TR  o  i  s  chofes  fe  prefentent  à  nos  yeux* 
fur  le  différent  de  Celidée  5  Thamyre  &: 
Calydon  :  la  première/ Amour:  la  deuxiefme> 
le  deuoir:  &  la  dernière,  l'offenfe.  En  la  pre- 
mière nous;  remarquons  trois  grandes  arre- 
ftions?  en  "la.  deuxiefme,  trois  grandes  obli- 
gations: &en  la  dernière,  trois  grandes  iniu- 
res.  Celidée  dés  le  berceau  a  aime  Thamyre, 
Thamyre  a  aimé  Celidée  eftant  des-ja  auan- 
ce  en  aage,  &  Calydon  Ta  aimée  dés  fa  îeu- 
nefTe.  Celidée  a  eïté  obligée  a  la  vertueufe 
affection  de  Thamyre,  Thamyre  l'a  efié  à  la 
mémoire  du  père  de  Calydon,&  Calydon  aux 
bons  offices  de  Thamyre.  Et  en  fin  Celidée  a 
cfté  fort  offenfée  de  Thamyre  quand  il  la 
voulue  remettre  à  Calydon ,  de  Calydon  na 
pas  moins  offenfe  Thamyre  &  Celidée  -,  Tha- 
myre en  luy  refufant  la  mefme  courtoriîe  qu  il 
auoitreceuë  de  luy,  &:  Celidée  en  la  recher- 
chant contre  fa  volonté  ,  &:  luy  faifant  perdre 
celuy  qu  elle  aimoit.  Toutes  ces  chofes  lon- 
guement débattues  ce  bien  çonfiderées,  nous 
auons  connu  que  tout  ainfi  que  les  chofes  que 
la  nature  produit,  font  toufîours  plus  par- 
faites que  celles  qui  procèdent  de  fart  :  de 


LlVKE      DEVXÏESMÊ.'  UJ 

mcfme  l'Amour  qui  vient  par  inclination,  eft 
plus  grande  &  plus  eftimable  que  celles  qui 
procèdent  dudeffeinou  de  l'obligation.  Da- 
uantage ,  les  obligations  que  nous  receuonsen 
noftre  perfonne  mefme,  eftans  plus  grandes 
que  celles  que  la  confîderation  d'autruy  nous 
reprefente,  il  eft  certain  qu'vn  bien-faict  obli- 
ge plus  que  cette  mémoire:  &ren  fin  l'offenfe 
mellée  auec  l'ingratitude  eft  plus  griefue  que 
celle  qui  feulement  nous  offenfe,  il  n'y  a  per- 
fonne qui  n'auoùe  celuy-la  eftre  plus  puniffa- 
ble,  qui  les  commet  toutes  deux.  Or  nous 
connoiiTons  que  l'amour  de  Thamyre  pro- 
cède d'inclination,  puis  qu'ordinairement  cel- 
les qui  font  telles,  font  réciproques,^:  qu  aufTi 
aimant  Celidée,  il  en  a  efté  aimé  :  ce  qui  n  eft 
pas  aduenu  a  Calydcn ,  de  qui  l'infertile  af- 
feclion  n'a  rien  produit  que  de  la  peine  &  du 
mefpris.  De  plus,  les  bons  offices  que  Calydon 
a  receus  de  Thamyre,  le  rendant  plus  fon  obli- 
gé que  xhamirene  le  peut  eftre,  à  la  confîde- 
ration de  lbn  on;le  :  mais  au  contraire, l'offerne 
de  Calydon  entiers  luy,  eftant  méfiée  d'ingra- 
titude, eft  beaucoup  plus  grande  que  celle  que 
Calydon  en  reçoit,  puis  que  Thamyre  la  peut 
prefque  couurir  du  nom  de  vengeance  ou  de 
chaftiment.  Ceftpourquoy,  en  premier  lieu, 
nous  ordonnons  que  l'amour  de  Calydon 
cède  à  l'amour  d  Thamyre.  que  l'obligation 
de  Thamyre  foit  cftimée  moindre  que  celle 


Il6  LA    IL  PARTIE     DÀSTREE." 

de  Calydon  ,  &  l'offenfe  de  Calydon  plus 
grande  que  celle  deThamyre.  Et  quant  a  ce 
qui  concerne  Thamire&Celidée,  nous  décla- 
rons que  Celidée  a  plus  d'obligation  à  Thamy- 
re3  mais  que  Thamyre  l'a  plus  offenfée,  d'au- 
tant qu'il  l'a  aimée  auec  tant  d'honnefteté ,  & 
efleuée  auec  tant  de  foin,  qu'elle  ieroit  ingrate, 
fi  elle  ne  s'en  tenoit  obligée  :  mais  l'offenfe 
qu'il  luy  a  faicte  n'a  pas  elle  petite,  lors  qu'au 
dcfaduantage  de  fon  affection,  il  a  voulu  fatis- 
faire  aux  obligations  qu'il  penfoit  auoir  à  Ca- 
lydon. Et  toutesfois,  dautât  qu'il  n'y  a  offenfe 
qui  ne  foit  vaincue  par  la  perfonnequi  aime 
bien:  nous  ordonnons,  de  i'aduis  de  tous  ceux 
qui  ont  ouy  auec  nous  ce  différent,  que  l'a- 
mour de  Celidée  furmontera  l'offenfe  qu'elle 
a  receude  Thamyre,  &que  l'amour  que  Tha- 
myre luy  portera  à  l'aduenir  furpalTera  en 
efchange  celle  que  luy  a  porté  Celidée  îufques 
icy  :  car  tel  eft  nofire  îugement. 

Tel  fut  le  iugementdeLeonide,qui  depuis 
fut  fuiuy  de  tous  trois,  encor  que  le  pauure 
Calydon  en  receut  tant  de  déplaifir3que  n'euft 
efté  la  connoiffance  que  depuis  il  eut  du  def- 
dain de  Celidée,  il  n'y  a  point  de  doute  qu'il 
ne  l'eultpeufupporter:  mais  fon  mal  en  cette 
occafion  luy  ferait  de  remède,  lors  que  dvn 
îugementvnpeu  plusfain3il  peut  confiderer 
quelle  obligation  il  aueit  à  Thamyre,&:  quelle 
çftoit  ft  folie,  de  vouloir  eftre  aimé  par  force 


Livre    devxiesmfJ  117 

cb  Celidée.  Tcutcsfois  cette  confide ration 
n'eut  guère  de  force  en  luy  pour  le  com- 
mencement 3  parce  que  les  premiers  mou- 
uemens  furent  trop  grands  en  luy,  fc voyant 
tout  a  coup  defeheu  de  fes  efperances  :  ce 
que  la  Nymphe  preuoyant  bien,  afin  d'e- 
uiter  les  regrets  &  les  pleurs  de  ce  Berger, 
auili-toit  qu  elle  eut  prononcé  les  dernières 
paroles  de  fon  rugement  elle  fe  lcua,  y  eftant 
mefme  conuiée  par  la  muet  qui  s  apprechoir, 
ne  reftant  gueres  plus  de  îour  qu'il  luy  en 
falloir  pour  le  retirer  chez  fon  oncle.  Apres 
auoir  donc  faliié  ces  belles  Bergères,  elle  &: 
Paris  prièrent  Siluandre  de  les  conduire  îuf- 
ques  hors  du  bois  de  Bonlieu,  craignant  de 
ne  fe  pouuoir  pas  bien  demefler  de  quelques 
fen tiers  entrelarTez  ,  parce  qu'il  eitoit  trop 
tard,  ne  voulant  permettre  a  ces  honn elles 
Bergères  de  l'accompagner  pour  cette  occa- 
lion.  Elles  fe  feparerent  donc  de  cette  for- 
te, &  peu  après  la  Nymphe  &  Paris  liccime- 
rent  aulîi  Siluandre ,  ayant  paffé  le  Pont  de 
la  Bouter  elle ,  &:  continuant  leur  voyage,  ar- 
riuercnt  chez  Âdamas  qui  eftoit  preii  afoup- 
per.  Siluandre  d'autre  côfté  reprenant  ion 
chemin,  laiiïaa  main  gauche  Bonîieu,  Tem- 
ple dédié  alabonneDeeïTe,  eu  elle  cil  ieruie 
auec  honneur  &  deuotion  par  les  Veitales 
&  charles  fllies  Druides,  fous  la  charge  de  la 
vénérable  Chrifante,  ce  pâflà  dan?  vn  bois  il 


11S  La  II.  partie  d'Astree.' 
touffu,  qu'encores  que  la  Lune  fuft  des-ja  le- 
uée ,  ôc  qu'elle  efclairaft,  fî  nepouuoit-il  qua 
peine  voir  le  chemin  par  où  il  paiîoit.  Il  eiï 
vray  que  fes  pènfées  quelquesfois  luy  oftoient 
auflî  bien  la  veuë  que  l'efpefleur  des  arbres, 
parcequetout  rauyen  la  penfée  de  Diane,  U 
ne  voyoit  pas  mefme  les  chofes  fur  lefqueÛes 
fes  yeux  fe  tournoient;  Et  de  fortune,  ayant 
choppé  contre  la  racine  dvn  gros  arbre,  il 
reuint  en  luy-mefme ,  &  voulant  prendre  le 
chemin  de  fon  hameau  ,  parce  qu'il  s'en  eftoit 
vn  peu  deftourné,  fans  y  penfer,  il  paruint 
en  vn  lieu  du  bois ,  où  les  arbres  pour  eftre  ra- 
res luy  biffèrent  voir  la  Lune.  Elle  auoit  paffé 
le  plein  de  quelques  iours,  &  ne  laiffoic  toutes- 
fois  d'efclairer,  de  forte  que  le  Berger,  ou- 
bliant tout  autre  deffein,  fe  ietta  à  genoux 
pour  l'adorer  ,  parce  que  la  conformité  des 
noms  de  Diane  &:  d'elle  ,  luy  commandoit 
d'aimer  cet  Aftre  fur  tous  ceux  qui  paroif- 
foient  dans  les  Cieux.  L'ayant  donc  adorée, 
&fa  Bergère  en  elle,  il  fe  releua,&  tenant  les 
yeux  hauiTez  vers  elle,  il  luy  parla  de  cette 
forte: 


SONNEt. 


Livre    devxiesm^  i£§ 


SONNET. 

RAPP  ORT     DE     DI  ANE 

A       LA       L  V  N   E. 

BE  I.   A$tre  flamboyant ,  qui  dans  vn  Ciel 
flerain 
EfcUire2de  la  Nuict  le  tôfagè  effroyable, 
Ne  vous  ojfenjez  point  fi  te  vous  dis  jembla* 

ble 
x^i 'la  belle  qui  tient  mon  cœur dedans  fa  main. 

Comme  vous  chafleme??t  elle  s  arme  le  fein 
De  tant  de  cruauté^  quelle  en  efl  redoutable, 
Et  quiconque  la  voit-,  Acieon  mif érable, 
Deuoréde  deflrs  va  £  abritant  en  vain. 

Tous  les  feux  de  la  Nui  Jt  vous  cèdent  en  lu* 
miere, 
Et  des  belle  s, Di  a  ?ie  efl  touflours  la  première, 
Rien  ne  trompe  vos  coups  ,    rien   ri  cuite  fes 

yeux* 

Bref,  vous  vous  reflflemblez>,non,  elle  efl  plus 
cruelle, 
Carvn  Enâimion  vous  fit  lai  (ferles  deux, 
OHais  nul  Endimion  ne  fle  lionne  pour  elle, 
2.  Fart.  I 


ijo      La  IL  partie    d'Astree.' 

O  Dieux  /  s'efcna-t'il  alors,  &quefera-ce 
donc  de  toy  Siluandre  ,  puis  qu'il  n'y  a  poinc 
d'Endimion  pour  elle?  feroit-il  pollible  que 
la  Nature  qui  s'efl:  pleuë  en  cet  ouurage ,  fi 
ïamais  de  tous  ceux  qui  luy  font  fortis  de 
la  main  ,  elle  en  a  eu  quelquvn  d'agréable  ? 
Eft-il  pollible,  dis-ie,  quelle  ait  donné  tant 
de  beauté  à  cette  Bergère ,  pour  ne  luy  don- 
ner point  d'Amour?  Quoy  donc?  il  n'y  au- 
ra que  les  yeux  qui  loùyiTent  d'vne  chofe  fi 
rare  ?  Et  pourquoy  ne  permettent  les  Dieux 
que  iî  nos  cœurs  en  reçoiuent  les  plus  grands 
coups',  nos  cœurs  aufli  en  refTentent  le  plus 
grand  contentement?  L ont-ils  faicte  libelle 
pour  n  eitre  point  aimée  ?  ou  fi  nous  l'ai- 
mons,, l'ordonnent-ils  feulement  pour  nous 
confirmer  ?  Ah  :  le  voy  bien  qu'ils  me  refpon- 
dent  que  fi  cette  beauté  a  efté  produite  pour 
eftre  aimée  ,  cdl  pour  fa  propre  gloire  &; 
pour  le  dommage  de  ceux  qui  l'aimeront 
comme  moy.  Cette  penfée  i'arrefta  fi  court, 
qu'en  cédant  de  marcher ,  après  l'auoir  long 
temps  roulée  dans  ion  elpnt,  il  profera  telles 
paroles  : 


Livre    d  e  v  x  i  e  s  m  eJ  131 


SONNET. 
X^V'IL     N'Y     A     CONSID^ 

RATION      QJV  I      LEMPESCHE 

d'aimer  fa  Maiftrcffe. 


MOn  penfer,  hé1,  pourquoy  me  viens-tu 
figurer, 
Jguil  ne faut  que  ie  ï aime  y  &  quelle  e fi  peur 

vn  mitre  ? 
Si  ce  fi pour 'vn  mortel-,  ne  peut-elle  efirenofire* 
Et  fi  cefi  pour  vn  Dieu  ne  lapuis-ie  adorer? 

Si  cefi  pour  vn  Mortel ,  qui  feauroit  me- 
furer, 
Entre  tous  les  mortels,  fon  amour  a  ma  fiame  ? 
Et  fi  cefi  pour  vn  Dieu  ,   Ce  peut-il  voir  vnc 

ame , 
gui  d'vn  z>ele plus fainci  lapuijfe  reuerer? 

Mais  que  nous  vaut  cela  fi  cette  ame  cruelle, 
Ne  daigne  regarder  ceux  qui  meurent  pour  elle? 
H  Amour  ou  laRaifon  la  forceront  vn  tour. 

Enfin  elle  aimer  a,  puis  que  nul  ne  ï  cuite, 
Jguefi  cefi  par  Rai  [on,  gagnons-la  par  mérite  $ 
Et  fi,  cefi  par  Amour,  gagnons-la  par  Amour, 


132     La  II.  partie    d'Astre  il 

La  Lune  alors.,  comme  fi  c'euft  elle  pour  le 
conmer  a  demeurer  dauantage  en  celieu,fenv 
bla  s'allumer  dvne  nouuelle  clarté,  &  parce 
qu  auant  que  de  partir,  il  auoit  mis  fon  trou- 
peau auec  celuy  de  Diane ,  &  qu'il  s'aiîeuroît 
bien  que  fà  courtoifie  luy  en  feroit  auoir  le 
foin  necelTaire,  il  fe  refolut  de  paffer  en  ce  lieu 
vne  partie  de  la  nuicl,fuiuant  fa  couftume  :  car 
bien  fouucnt  fe  retirant  de  toute  compagnie, 
pour  le  plaifîr  qu'il  auoit  d'entretenir  fesnou- 
uelles  penfées  3  il  ne  fe  donnoit  garde  que 
s'efrant  le  foir  efgaré  dans  quelque  vallon  re- 
tiré ,  ou  dans  quelque  bois  folitaire,  le  îour  le 
furprenoit  aiiant  que  la  volonté  de  dormir, 
rattachant  ainfi  le  foir  auec  le  matin  par  fes 
longues  &  amoureufes  penfées.  Se  laiiTant 
donc  à  ce  coup  emporter  ace  mefme  deffein, 
fuiuant  fans  plus  le  fentier,  que  fes  pieds  ren- 
contraient parhazard,il  s'eiloigna  tellement 
de  fon  chemin,  qu'après  auoir  formé  mille 
chimères  3  il  fe  trouua  en  fin  dans  le  milieu  du 
bois,  fans  fe  reconnoiïtre.  Et  quoy  qu'à  tous 
les  pas  il  choppaft  prefque  contre  quelque  cho- 
fe,  fi  ne  fe  pouuoit-il  diflraire  de  fes  agréables 
penfées.  Tout  ce  qu'il  voyok,  &  tout  ce  qui 
fe  prefentoit  deuant  luy5  ne  feruoit  qu'à  l'en- 
tretenir en  cette  imagination.  Si,  comme  i'ay 
dit  5  il  bronchoit  contre  quelque  chofe  :  le 
trouue  bien  encores,  difoit-il3  plus  de  ccn- 
tranetez  à  mes  defirs.  S'il  oyoit  trembler  les 


Livre    devxiesm^  i^ 

fucilles  des  arbres,  efmeues  par  quelque  foufle 
de  vent  :  O  que  ie  tremble  bien  mieux  de 
crainte,  difoit  ilD  quand  ie  fuis  près  d'elle,  & 
que  ie  luy  veux  dire  les  véritables  pallions 
qu'elle  penfe  eitre  feintes  /  Que  s'il  leuoic 
quelquesfois  les  yeux  en  haut  3  confiderant  la 
la  Lune,  il  s'efcnoit: 

La  Lune  an  Ciel ,  &  ma  'Diane  en  terres. 

Le  lieu  folitaire,  le  filence,  &  l'agréable  lu- 
mière de  cette  nuift,  euffent  elle  caufeque  le 
Berger  eut  longuement  continué ,  &  fon  pro- 
menoir, &le  doux  entretien  de  fes  penfées, 
fans  que  s'eftant  enfoncé  clans  le  plus  ripais  du 
bois,  il  perdit  en  partie  la  clarté  de  la  Lune 
qui  eftoit  empefehée  par  fes  branches ,  &  par- 
les fueilles  des  arbres,  &:  que  reuenant  en  luy- 
mefme,  voulant  fortirde  cet  endroit  incom- 
mode, il  n'eut  pas  fî  toil  ictté  les  yeux  d'vn 
cofté  &  d'autre  pour  choifir  vn  bon  fentier, 
qu'il  ouytquelqu'vn  qui  parloit  auprès  de  luy. 
Encor  qu'il  s'entretint  en  ce  lieu  feparé  de 
chacun  pour  eftre  tout  à  luy-mefme,  fi  ne 
laiiTa-t'il  d'auoir  la  curiofité  de  fçauoir  qui 
eftoient  ceux  qui  comme  luy  paflbient  les 
nuicts  fans  dormir,  s'aifeurant  bien  qu'il  falloit 
que  ce  fuit  quelqu'vn  atteint  de  mefme  mal 
qu'il  eftok ,  faifant  bien  paroiftre  en  cela  qu'il 
cft  vray  que  chacun  cherche  fonfemblabk,  de 

I    uj 


134  La  II.  Partie  d'Astree! 
que  la  curioiîté  a  principalement  va  tres- 
grandpouuoir  en  amour,;  puis  qu  ayant  vn  fi  . 
doux  entretien  que  celuy.de  fes  penfées,  pour 
leiqueiiesilmefprifoit  toutes  chofes^horfrms 
laveuë  de  Diane,il  eftoit  toutesfois  content  de 
les  interrompre, pour  apprendre  des  nouuelles 
de  ceux  qu'il  ne  connoiflbit  point.  Les  quittant 
donc  pour  quelque  temps ,  &  donnant  cela  à 
fa  cunofité3iî  tourna  fes  pas  du  cofté  où  il  oyoit 
parler,  ScfelaiiTant  conduire  par  la  voix  à  tra- 
ucrs  les  arbres  &  les  ronces  qui  s'efpeiTiiïbient 
dauantage  en  celieù,ïl  ne  fe  ruft  auancé  quinze 
ou  vingt  pas  qu'il  fe  trouua  dans  le  plus  obfcur 
du  bois  allez  près  de  deux  ho  m  es,  qu'il  luy  Rit 
impofîîble  de  reconnoiiîre,  tant  pour  l'obfcu- 
rité  du  lieu,  que  pource  qu'ils  auoient  le  dos 
contre  luy.il  vid  bien  toutesfois  à  leurs  habits, 
que  i'vn  efloit  Druide  ,  &  l'autreBerger.  Ils 
eltoient  affis  fous  va  arbre  qui  abreuuoit  fes 
racines  dans  la  claire  onde  dvne  fontaine,  de 
qui  le  doux  murmure  &  la  frefeheur  les  auoit 
conuiez  à  palier  en  ce  lieu  vne  partie  de  la 
nuicc.Et  lors  que  Siluandre  eitoit  plus  defireux 
de  les  connoifax.il  ouyt:  quel'vn  d'eux  refpô- 
dit  à  l'autre  de  cette  forte  :  Mais ,  mon  père, 
c  eu  vne  chofe  effrange,  5c  que  îe  ne  puis  affez 
admirer,  que  celle  que  vous  me  dktes  de  cette 
beauté,  puis  que  felon  voitre diicours ,  il  fau- 
drait auoùer  qu'il  y  en  a  d'autres  beaucoup 
pïusfcarfeiftes  que  celle  de  maMaiitreiïe:  ce 


Livre    devxiïsme."  13J 

que  ic  ne  puis  croire  fans  l'offenfer  infiniment. 
Car  s'ilcftoit  vray,  il  faudroic  de  mefme  dire 
que  la  fîenne  ne  ferok  pas  accomplie,  puis 
qu'on  ne  doit  tenir  pour  telle  la  beauté  qui  en: 
moindre  que  quelque  autre  :  crime,ce  me  fem- 
ble,  de  ieze  Majefté ,  foit  contre  ma  Mailtreffc, 
foit  contre  l'Amour.  Il  ouyt  alors  que  le  Drui- 
de luyrefpondoit:Monenfant,vousne  deuez 
nullement  douter  de  ce  que  ie  vous  dis ,  ny  le 
croyant  craindre  d'offenfer  fa  beauté  ny  voftrc 
Amour,  &  ie  m'afifeure  que  ie  la  vous  feray  en- 
tendre en  peu  de  mots.  Il  faut  donc  que  vous 
{cachiez que  toute  beauté  procède  de  cette  fou- 
ueraine  bonté,  que  nous  appelions  Dieu  Ar  ^ue 
c'eftvn  rayon  qui  s'eilance  de  luy  fur  toutes 
les chofes  créées:  Et  comme  le  Soleil  que  nous 
voyons,  efclaire  l'air ,  l'eau  &:  la  terre  d'vn 
mefme  rayon ,  ce  Soleil  Eternel  embellit  atifll 
l'entendement  Angélique,  l'ame  raifonnable, 
&fa  matière:  mais  comme  la  clarté  du  Soleil 
paroilt  plus  belle  en  l'air  qu'en  l'eau,  &en 
leau  qu'en  la  terre,  de  mefme  celle  de  Dieu 
eft  bien  plus  belle  en  l'entendement  Angéli- 
que qu'en  l'ame  raifonnable,  &  en  l'ame  qu'en 
la  matière.  AufTi  difons-nous  qu'au  premier  il 
a  mis  les  Idées,  au  fécond  les  raifons,  &au 
dernier  les  formes. 

Il  vouloir  continuer  lorsque  leBerger  l'in- 
terrompit de  cette  forte:  Vous  vous  cfleuez 
vn  peu  trop  haut,  mon  pere,&  ne  regardez  pas 

I    iiij 


jjj£  La  II.  partie  d'Astreï;' 
à  qui  vous  parlez  :  i'ay  l'efprit  trop  pefant  pour 
voler  a  la  hauteur  de  voftre  difcours:  toutes- 
fois  .  iî  vous  me  fai&es  entendre,  que  c'eft  que 
l'entendement,  que  i'ame5&:  que  la  matière 
dont  vous  parlez  peut-eftrey  pourrois-ie  com- 
prendre quelque  chofe.  Mon  enfant  ,adioufta 
leDruide,  les  rntendemens  Angéliques,  font 
ces  pures  intelligences,  qui  par  laveuë  qu'ils 
ont  de  cette  fouueraine  beauté,  font  embellies 
des  Idées  de  toutes  chofes:  l'ame  raifonnable 
eft  celle  par  qui  les  hommes  font  différents 
des  brutes,  &  c'eft  elle-mefme,  qui  par  le 
difcours  nous  fait  paruenir  à  la  connoiffancë 
d^  chofes  ,  &:  qui  à  cette  occafion  s'appelle, 
raifonnable.  La  matière  eft  ce  qui  tombe  fous 
les  fens  5  qui  s'embellit  par  les  diuerfes  formes 
que  ion  luy  donne,  6c  par  là  vous  pouuez  ju- 
ger, que  celle  que  vous  aimez  peut  bien  auoir 
en  perfection  les  deux  dernières  beautez  que 
nous  nommons  corporelle  &  raifonnable  ,  & 
que  toutesfois  nous  pouuons  dire  fans  l'offen- 
fer,  qu'il  y  en  a  d'autres  plus  grandes  que  la 
iienne.  Ce  que  vous  entendrez  mieux  par  la 
comparaifon  des  vafes  pleins  d'eau  :  car  tout 
ainfi  que  les  grands  en  contiennent  dauan- 
tage  que  les  petits ,  &  que  les  petits  ne  laifTent 
d'eftre  aufTi  pleins  que  les  plus  grands ,  de 
mefme  faut-il  dire  des  chofes  capables  de  recc- 
uoir  la  beauté:  car  il  y  a  des  u.bf tances  qui  pour 
leur  perfection  en  doiuent  receuoir  félon  leur 


Livre  devxiesme.'  137 

nature  beaucoup  plus  que  d'autres,  qui  tou- 
tesfois  ne  fe  peuuent  dire  imparfaites, ayant; 
autant  de  perfecton,  qu'elles  en  peuuent  rc- 
ceuoir:&  c'eft  de  celles -cy  que  fera  voftrc 
maiftreffe,  que  fans  offenfe  vous  pouuez  di- 
re parfaiéte,  &  auoiier  moindre  que  ces  pu- 
res intelligences  dont  ie  vous  ay  parlé.  Que 
fi  toutesfbis  vous  ne  vous  laifliez  emporter 
aux  folles  affections  de  la  ieunefîe  impru- 
dente 3  faifant  peu  de  conte  de  cette  beauté 
que  vous  voyez  en  fon  vifage,  vous  mettriez 
toute  voftre  affection  en  celle  de  fon  efprit,  qui 
vous  rendrait  aulïï  content  &  fatisfait  que 
1  autre  iufques  icy  vous  a  donné  d'occafions 
d'ennuy  ,  de  peut  -  eftre  de  defefpoir.  Il  y 
a  long- temps  5  refpondit  le  Berger,  quei'ay 
oiiy  difeourir  fur  ce  fuiet ,  mais  les  defplai- 
firs  que  l'ay  foufferts  m'en  auoient  oflé  la 
mémoire. 

le  me  fouuiens  à  cette  heure  qu'il  y  auoit  vn 
de  vos  Druydes  qui  tafchoit  de  prouuer  qu'il 
n'y  auoit  que-  l'efprit,  laveiie  3  &:  l'oiiyequi 
deuflent  auoir  part  en  l'Amour,  d'autant, 
difoit-il  D  que  l'Amour  n'eft  qu  vn  deiîr  de 
Beauté,  &  y  ayant  trois  fortes  de  beauté  , 
celle  qui  tombe  foubs  la  veiie  de  laquelle  il 
faut  tarifer  le  rugement  à  l'œil,  celle  qui  cil 
la  harmonie,  dont  l'oreille  eft  fulement  capa- 
ble., &:  celle  enfin  qui  eft  en  la  raifon  ,  que 
l'efprit  feul  peut  diicerner  :  il  s'enfuie  que  ic^ 


i;8  La  II.  partie  d'Astre  e[ 
yeux,  les  oreilles,  &  les  efprits  feuls  en  doi- 
uent  auoir  la  îoiiiiTance  .  Que  fi  quelques 
autres  fencimens  s'y  veulent  meiler',  ils  ref- 
femblent  à  ces  errrontez  qui  viennent  aux 
nopees  fans  y  eftre  comnez.  Ha,  mon  enfant  / 
adioufia l'autre  ,  que  ce  Druyde  vous  appre- 
noit  vne  doctrine  entendue  peut-eftre  de  plu- 
fieurs5  mais  fuiuie  fans  doute  de  peu  de  per- 
ibnnes.  Et  c'eit  pourquoy  il  ne  faut  point 
trouuer  effranges  les  ennuis  &  les  infortu- 
nes qui  arnuent  parmy  ceux  qui  aiment  : 
car  Amour  5  qui  véritablement  eft  le  plus 
grand  &:  le  plus  faint  de  tous  les  Dieux  3  fe 
voyant  ofFenfé  en  tant  de  fortes,  par  ceux  qui 
fedifentdesfiens.,  &nepouuant  fupporter  les 
iniures  qu'ils  luy  font,  foit  en  contreuenant 
à  Ces  ordonnances ,  foit  en  profanant  fa  pureté^ 
les  chaihe  prefque  ordinairement ,  afin  de  leur 
faire  reconnoiitre  leur  faute:  car  toutes  ces  la- 
loufies.tous  ces  defdains3tous  ces  rapports  tou- 
tes ces  querelles,  toutes  ces  infidelitez  ,&  bref 
tous  ces  defnoikmens  d'amitié,  que  penfez- 
vous,  mon  enfantjque  ce  foient  que  punitions 
de  ce  grand  Dieu  ?  Que  fi  nos  deiirs  ne  s'eilcn- 
d  oient  point  au  delà  du  difeours ,  de  la  veiïe3& 
de  l'oùycpourquoy  ferions-nous  ialoux?pour- 
quoy  defdaignez  :  pourquoy  douteux?  pour- 
quoy ennemisrpourquoy  crahisr&  enfin  pour- 
quoy ceffenons-nous  d'aimer  &:  d'eftre  a;mez, 
puis  que  la  polTeiTion  que  quelque  au  ti  e  peur- 


Livre  d  evxiesmeî  __  *3Îî 
roît  auoir  de  ces  chofes  n'en  rendroit  pas  moin^ 
drenoftre  bon-heur? 

Alors  Siluandre  oiiit3qu  auec  vn  grand  fouf- 
pir,  le  Berger  l'interrompit  ainfi  :Helasi  mon 
pere,que  voltre  difcours  femble  eftre  véritable 
pour  tous  ceux  qui  aiment  iînon  pour  moy-.car 
mon  amitié  a  efté  tant  honnefte,qu'il  n'y  a  cha- 
fte  Veftale  qui  s'en  fut  pu  offenfer ,  &  quand 
l'Amour  feroit  le  plus  feuere  iuge  de  tous 
les  Dieux,  fi  fuis-ie  tres-affeuré  qu'il  ne  fçau- 
roit  trouuer  fuiet  de  reprendre  mon  affe- 
ction, &  toutesfois  quel  Amant  a  iamaisefté 
plus  rigoureusement  traiôté  que  ie fuis? Mon 
enfant,  dit-il,  il  y  a  plufieurs  chofes  qui  font 
différents  effe&s  félon  les  fuie&s  qu'elles  ren- 
contrent: Et  la  règle  qui  eft  droifte  ,  n'eft 
pas  feulement  pour  tirer  vne  ligne  fembla- 
ble,  mais  bien  fouuent  pour  faire  connoiftre 
ce  qui  ri'eft  pasdroidt.  Les  defaftres  aufli  que 
Vous  reffentez,  cncores  qu'en  d'autres  on  les 
doiue  appeller  punitions  ,  en  vous  toutes- 
fois,  nous  les  nommerons  des  tefmoigna- 
ges,  &  des  efpreuues  d'Amour  &  de  vertu: 
qui  enfin  reiïiïiront  de  telle  iorte  à  voftre 
aduantage,  que  vous  pourrez  dire  auec  rai-, 
fon,  que  vous  rf enfliez  efté  affez  heureux,  (ï 
vous  n'euflkz  efté  trop  mal-heureux.  Et  ce- 
pendant fo.yez  certain  que  voftre  Maiftreffe 
n'eft  pas  à  fe  repentir  de  fa  faute,  cv  du  tort 
quelle  vous  a  fait, 


aà 


140       Là  II.  Partie  d'Astreï" 

A  ce  mot-'  parce  qu'il  eftoit  défia  tardai  fêle- 
ua  pour  s'en  aller ,  &  prit  le  Berger  par  la  main, 
quilefuiuant5luy  refpondit:  le  vous  fupphe, 
mon  père,  &  vous  coniure  par  toute  l'amitié 
que  vous  me  portez,  de  ne  me  direiamais  plus 
quemamaiitreife  ait  failly  ,  ny  moins  qu'elle 
m'ait  fait  quelque  tort  :  car  outre  que  cela  ne 
peut  eiîre,puis  qu'elle  a  le  pouuoir  de  difpofer 
plusabfolument  de  moy  que  moy  mefmes,en- 
cores  ofFenfez-vous  la  plus  parfaite  perfonne 
queiarmislaNatureak  produite,  &  me  def- 
obligezplus  pat  telles  paroles  que  ne  me  peut 
eftre  agréable  faiTiftance  que  îe  reçoy  de  vous 
enl'eftatoùiefuis. 

Siluandre  qui  efcoutoit  attentiuement  leur 
difcours,  àc  confîderoit  le  plus  particulier emét 
qu'il  luy  eitoit  poflible  leurs  actions,  ne  peut 
toutesfoislesreconnoiftre  empefché  de  l'obf- 
curite  du  lieu,  qui  encores,  qu'efclairé  de  quel- 
ques rayons  deLune,demeuroit  fombre  pour 
l'efpeifeur  des  arbres  de  la  fontaine.  Et  quoy 
qu'il  luy  femblaft  bien  de  reconnoiftre  leDruy- 
de^  fi  ne  s'en  pouuoit-il  affeurer,  le  voyant  feu- 
lement par  derrière;  pour  le  Berger,  il  le  mef- 
connoiiîbk  tout  a  fait-,  bien  qu'il  euft  quelque 
même  ire  d'au  oirotiv  autresfois  vne  femblable 
voix.  Cette  incertitude  donc  fut  caufe  qu'il  les. 
luiuit,  efperant  que  la  clarté  de  la  Lune  les  luy 
fcrôit  reconnoiftre  hors  du  bois  :  mais  parce 
qu'il  s'en  tenoit  efloigné,  pour  n'eftre  apperceu 


Livre    devxiesml  141 

cTeux3il  nefe  prit  garde  qiril  les  perdit  entre  les 
arbres3&  ne  fçeut  depuis  deuiner  qu'ils  efloient 
deuenus  :  dequoy  fort  ennuyé,  il  ne  ceffa  de  les 
chercher  j  que  la  plus  grande  partie  delanuicT: 
ne  fuft  efcoulée.  Le  trauail  &:  le  fommeil  enfin 
le  contraignirent  de  choifir  Milieu  pour  repo- 
fer  :  ne  fçachant  bonnement  par  où  s'en  re- 
tourner en  fon  hameau. 


I 


*43 


L   E 

TROISIESME    LIVRE 

DE     LA     SECONDE^ 

Partie     d'Astre  e. 


\Œfâ  Or  s  que  Siluandre  s'endormit  ; 

^^  la  nuid  eftoit  défia  tant  auancée, 
qu'il  ne  s'efueilla  que  le  Soleil  ne 
5  fuft  fort  haut  :  Et  au  contraire  3 
le  Berger ,  quilanuiclauoit  difcouru  auec  le 
Druy de  3  fut  auiïi  matineux  que  l'Aurore  :  Et 
parce  que  le  lieu  de  fa  demeure  eftoit  près  déjà, 
de  fortune fe  promenant  félon  fa  couftume3ii 
apperceut  Siluandre  endormy  3  &  defïreux  de 
ie  connoiftre  (  parce  que  depuis  plus  d'vnmois 
qu'il  faifoitfeiouren  ce  lieu  ,  il  n'y  auoit  ren- 
contré Bercer  de  fa  connoiiTance)  il  s'appro- 
cha doucement  de  luy  :  mais  il  n'eait  point 
pluftoft  îetté  l'œil  defïùs,  qu'il  le  reconnut 
pour  l'vn  de  fes  plus  grands  amis  3  telle  con- 
noiiTance luy  filt  venir  les  larmes  aux  yeux 
pour  le  fouuenjr  de  fa  vie  pailee  :  &:  fe  reti- 


14?  La  II.  partie  d'Astree! 
rant  quelques  pas  en  arrière,  &:  fe  couuranc 
dVn  gros  arbre  pour  rieftre  apperceu  de  luy,  fî 
de  bonne  fortune  il  s  efueilloit,  il  le  coniîdera 
quelque  temps  fort  attentiuement,&:  dit  enfin 
dyne  voix  affez  baffe.  Très-cher  amy,  &  très- 
fidelle  compagnon  Siluandre,que  ta  rencontre 
m'apporte  de  plaifir  &  d'ennuy  /  car  noftre 
amitié  ne  veut  pas  que  la  trifteffe  où  ie  vis5 
m'empefche  de  mereiîoiiir  en  te  voyant:  Si 
toutesfois  cette  veùe  me  remet  en  la  mémoire, 
Theureufe  vie  que  l'ay  patTée  depuis  que  l'eus 
ta  connoiffance  3  iufques  à  la  cruelle  fenten- 
ce  que  ma  Bergère  prononça  contre  moy. 
Sentence  dont  ie  ne  puis  me  reffouuemr, 
que  plein  de  regret  ie  n'appelle  la  mort  à 
mon  fecours  ,  efprouuant  bien  véritable  ce 
que  l'on  dit,  qu'il  n'y  a  rien  de  fî  miferable 
que  celuy  qui  perd  le  bon-heur  poffcdé.Mais 
qui  pourroit  fans  larmes  auoir  la  mémoire 
de.  ma  félicité  paffee  ,  Se  la  veùe  de  ma  mi- 
fax  prefente  ?  A  ce  mot  il  fe  teut ,  Se  croi- 
fant  les  bras  fe  retira  encores  deux  ou  trois 
pas 3  parce  qu'il  le  vit  remuer,  Se  en  mefme 
temps  fe  tourner  d'vn  cofté  fus  l'autre  ,  di- 
fant  affez  haut:  Ah /belle  Bergère,  comment 
cruellement  traictcz-  vous  ce  pauure  Berger? 
L'eftranger  connut  bien  qu'il  dormoit,  mais 
ne  (cachant  de  quel  Berger  il  vouloit  parler, 
il  s'approcha  de  luy,  Se  luy  regardant  le  vi- 
fage,  le  viî  tout  couuert  de  pleurs,  qui  trou- 

uoient 


Livre    troi'siesme.  14^ 

woient  paffages  fous  les  paupières ,  quoy  qu'el- 
les fuffent  cloies.  Il  iugea  lors  que  c'eftoit  de 
luy  mefme  de  qui  il  entendoit  parler  5  ce  qu'il 
trouuaforteftrange,  fereffouuenantque  fon 
humeur  auoic  toufiours  efté  fi  contraire  à 
l'Amour,  qu'outre  le  furnom  d Inconnu,  on 
le  nommoit  bien  fouuentle  Berger  fans  affe- 
ction :  mais  confiderant  la  force  qu'vne  beauté 
peut  auoir ,  il  creut  enfin  qu'il  n'auoit  non  plus 
efté  exempt  desbleflures  d'Amour  que  les  au- 
tres Bergers  de  fon  aage:  Et  fe  confirma  da- 
uantage  en  cette  opinion  3  fe  reflbuuenant  de 
ce  qu'on  luy  au  oit  dit  de  la  gageure  de  luy  de 
de  Phillis.  Cette  confideration  luy  fit  dire 
en  le  regardant:  Ah.'  Siluandre  3  que  tu  es  à 
cette  heure  peu  capable  de  confeiller  autruy, 
puis  que  tu  es  auiîi  neceflîteiiXja  ce  que  ie  vois, 
de  bon  confeil.qne  nul  autre  :pour  l'amitié  que 
ieteporte,iefupplie  Amour  qu'il  te  foitplus 
pitoyable  qu'il  ne  m'a  point  efté  3  &:  qu'il  don- 
ne à  tafortune  vn  tour  plus  heureux  qua  la 
mienne.  A  ce  mot  fe  reculant  doucement,  il 
fe  retira  au  lieu  de  fa  demeure  :  mais  il  ne  fe  fut 
pluftoftaflisfurleborddefon  lidt,<  que  reue- 
nantàpenferàla  rencontre  qu'il  auoit  fai&e, 
il  fe  reprefenta  l'amitié  que  Siluandre  luy  auoit 
toufiours  portée, 'la  grande  familiarité  qui 
auoit  efté  entr'eux,  &  comme  la  fortune  le 
luy  auoit  amené  le  premier  en  ce  lieu.  Eft- 
ce  point ,  difoit-il  3  pour  donner  commen- 
*.Part.  K 


146        LaII.Partie    dAsîrjee.' 
cernent  à  vue  plus  douce  vie,  &  qu'elle  foit 
déformais  laffe  de  me   tràuaillcr  :  Cela   ne 
peut-efire  ,  difoit-il,  puis  que  rien  ne  me  fçau- 
roit  rendre  moins  miferabie  que  îe  fuis,  fi- 
non  la  feule  mort,  &  qu'il  y  a  plus  de  for- 
tes de  peines  que  de  puiflance  pour  les  fup- 
porter.     Seroit-ce  point  peut-eftre,  que  le 
Ciel  preuoyant  la  fin  de  mes  îours  ait  con- 
duit vers  moy  Siluandre,  l'vn  de  mes  plus 
grands  amis,  pour  en  fon  nom  &  de  tous  les 
autres  me  venir  dire  le  dernier  adieu  \  Cette 
penfée  le  retint  quelque  temps,  enfin  elle  fut 
caufe  de  le  faire  relîoudre  à  chofe  qu'il  n'euft  îa- 
mais  penfé,  qui  eitoit  d'eferire  à  (a  MaiftreiTc, 
parce  que  le  rigoureux  commandement  qu  el- 
le luy  auoit  fut  en  le  bannififant  de  fa  prefence, 
luy  en  oftoit  la  hardi  elle  :  mais  penfant  alftu- 
rément  que  fes  iours  eftoient  près  de  leur  fin.il 
iugea  a  eitre  obligé  de  ne  partir  point  de  cette 
vie,  fans  prendre  congé  d'elle  en  quelque  for- 
te.  Il  prend  donc  la  plume,  il  efent  de  raye  plu- 
fieurs  fois  la  mefme  chofe,  approuue  ce  qui  au- 
parauant  il  a  defapprouué,  &;  enfin  luy  eferit  ce 
que  cent  fois  il  auoit  effacé,&  après  auoir  plié  la 
lettre,  met  au  deiTus  ^^AUplm  belle  ey  plus  ai- 
mée Bergère  dePvmuers.  Etreprenantle  che- 
min par  où  il  efïoit  venu,  retourne  où  il  auoit 
laitfe  Siluandre,  &  Rapprochant  doucement 
de  luy,  auant  que  de  luy  mettre  cette  lettre  en 
la  main  3 la  baifant  deux  ou  trois  fois  :  Ha!  trop 


Livre    troisiisme^  147 

heureux  papier,  dit-il ,  fi  ton  bon-heur  te  porte 
entre  les  mains  de  celle  de  qui  dépend  tout 
mon  contentement ,  touche  luy  fi  viuementle 
cceur,que  fi  la  compaflion  n'ypeut  trouuer  pla- 
ce, le  fouuenir  du  paffé,  &  le  tefmoignage  de 
la  miferabie  vie  que  îe  fay  ,  la  contraignent  de 
croire  ,  qu'encores  quelle  foit  entièrement 
changée  enuers  moy,  toutesfois  mon  affection 
ne  le  fera  iamais  enuers  elle.  Et  toy.  Siluandre, 
dit-il  ,  fe  tournant  vers  fon  amy  ,  &:  la  luy  met- 
tant dans  la  main,  fi  ton  Amour  te  permet  d'a- 
uoir  encordes  yeux  pour  voir  la  beauté  de  celle 
à  qui  ce  papier  s'addreffe,  donne  le  luy,  Ber- 
ger D  îetefupplie,  &  fay  ce  bon  office  à  ton 
amy  ,  comme  le  dernier  qu'il  efpere  ïamais  ' 
receuoir ,  ny  de  toy,  ny  d'autre.  Il  difoit  cela 
fur  l'opinion  qu'il  auoit  de  ne  pouuoir  longue- 
ment continuer  fa  vie  de  cette  forte.  Ainfi  fe 
partit  ce  Berger,  tant  affligé  qu'il  s'en  alla  les 
bras  pliez  fvn  dans  l'autre,  &  les  yeux  con- 
tre terre,  îufques  en  fa  demeure,  &:  très  à  pro- 
pos pour  n'eftre  apperceu  de  Siluandre,  qui 
s'efueilla  en  mefme  temps.  Et  parce  que  le 
Soleil  eftoit  défia  fort  haut,  il  regardoit  de 
quel  cofté  il  prendroit  fon  chemin  pour  s'en 
retourner,  lors  que  frottant  fes  yeux  pour 
en  chaffer  entièrement  le  fommeil ,  il  y  por- 
ta la  main ,  où  le  Berger  luy  auoit  mis  la  lettre. 
Son  eftonnement  fut  grand,  lors  qu'il  la  vît, 
mais  beaucoup  plus;  quand  il  leutà  qui  elle 

K    i) 


148  La  1 1.  V  A  R  T I  E    D'AsTREt 

s'addreifoit.  Dors-ie3  difoit-il.,  ou  fi  ie  veiller 
cil-cc  en  fonge  ou  en  efreét  que  ie  vois  cette 
lettre  r  &  lors  la  confiderant3  ie  ne  dors  point, 
continuoit-il 3  il  eft  tout  certain  que  ie  veille  3 
&;  que  ie  tiens  en  la  main  vne  lettre  qui  s'ad- 
dreffe  a  la  plus  belle  &  plus  aimée  Bergère  de 
l'Vniuers.  Mais  fî  ie  ne  dors  point  3  pour- 
quoynefçay-ie  quime  l'a  donnée  >  L'auois-ie 
quand  ie  me  fuis  endormy  \  ie  ne  l'auois  point, 
&  faut  de  neceffité  que'  durant  mon  fom- 
meil  quelquVn  me  Tait  mife  dans  la  main.  Et 
cela  pourroit  bien  eftre  ,  car  qui  eft  celuy 
d'entre  tous  les  Dieux  qui  n'a  point  aimé  les 
beautezdela  terrer1  Amour  mefme3  qui  eft 
celuy  qui  bleffe  les  autres ,  n'en  a  pas  elle 
exempt:  De  forte  qu'il  femble  qu'ils  iugent  nos 
Bergères  plus  belles  que  leurs  DeelTes.  Et 
pourquoy  ne  croiray  -  ie  pas  que  quelqu'vn 
des  immortels,  ou  quelque  Faune  &dcmy- 
Dieu  ayant  veu  cette  belle  Diane  n'en  foit 
deuenu  amoureux/'  6c  lorsfe  taifant  &  ren- 
trant vn  peu  en  luy-mefme  :  Mais  que  vay- 
ie  recherchant,  diibit-il3  qui  luy  a  eferit  cette 
lettre:  vovonsla:  fans  doute  elle  nous  le  fera 
mieux  fçauoir  que  tout  autre:  &:  dcfpliantle 
papier 5  il  la  leut  du  commencement  mfqu  a 
la  fin  :&  lors  qu  il  y  trouuoit  quelque  chofe 
femblabîe,  a  ce  qu'autres  fois  il  auoit  penfc 
(  comme  bien  fouuent  diuerfes  perfonnes 
tombent  en  vnmefmefujet  3  fur  vne  mefme 


Livre    troisiesme.  149 

conception)  il  y  mcttoit  la  pointe  du  doigt 
derTus  ,'&  entrouuant  vnc  autre  il  ie  marqiioit 
de  mefme:  mais  quand  il  leutà  la  fin  de  la 
lettre,  le  plus  infortuné  comme  le  plus  fidelle 
de  vos  feruiteurs.  O  S  s'eferia-t  il ,  il  n'en  faut 
plus  douter  ,  ç  eft  rnoy  fans  doute  qui  ay  fait 
cette  lettre  :  &c  faut  par  neceffité  que  le  dé- 
mon qui  a  foucy  de  ma  vie ,  ayant  \tù  les 
penfées  de  mon  ame  les  ait  efcnttes  en  ce 
papier,  afin  de  les  faire  voir  à  Diane.  Et  de  fait 
il  n  y  a  point  de  beauté  qui  puifle  caufer  de 
fi  violentes  pafîions  que  celles  que  1  e  lis  icy  ,  fi 
ce  n  cft  celle  dema  maiftreffe  :  &  il  n'y  a  point 
d'Amant  qui  foit  capable  de  conceuoir  tant 
d'affection ,  fî  ce  n'eft  Siluandre  fde  forte  qu'il 
ne  faut  plus  mettre  en  doute,  que  cette  lettre 
s  addreiTant  à  la  plus  belle  &  plus  aimée  Ber- 
gère de  l'vniuers  ie  ne  la  doiue  donner  à  Dia- 
ne: &  qu'eftant  eferitte  par  le  plus  fidelle  & 
plus  infortuné  Amant,  ce  ne  foit  par  Siluan- 
dre, infortuné;  d'autant  qu'il  aime  la  plus 
belle  Bergère  de  l'vniuers,  &  que  cette  Ber- 
gère s'eft  rencontrée  la  moins  fenfible  à  l'A- 
mour de  toutes  celle  qui  doiuent  eftre  aimées. 
Siluandre  s'alloitains  perfuadant  que  cette  let- 
tre s'addreflbit  à  Diane,  &  defirant  qu'elle  vid 
de  quelle  forte  il  eftoit  traitté  ,  après  auoir  re- 
mercié fon  fauorable  démon,  duquel  il  pen- 
foit  auoir  receu  ce  bon  office  ,  il  prit  le  ch  m  in 
qui  luyfembla  le  plus  court  pour  retourner  en 

K    u) 


r  JO  L  A   I  I.  P  A  P.  T  I  £   D'A  S  T  R  E  E.' 

ion  hameau,  auecdeffeinquefien  y  allant  il 
nerencontroit  Diane ,  il  fe  mettroit  en  quefte 
d'elle  aufii-toit  qu'il  auroit  difné .  Et  de  fait  ne 
l'ayant  point  trouuée,  fe  defpefchant  le  plus 
promptement  qu'il  pût  du  repas,  il  fortit  fon 
trouppeaude  l'eftable  qui  l'appelloit  comme 
ayant  trop  attendu,  6c  prit  le  fentier  qui  con- 
duifoità  la  fontaine  des  Sicomores,  efperant 
d'apprédre  la  de  fes  nouuelles.En  quoy  il  ne  fut 
point  deceu  :  car  efîât  arnué  à  l'entrée  de  la  gra- 
de prairie  qui  la  touche,  &:  eftendant  la  veùe  de 
tous  coftezjil  luy  fembla  de  la  voir  auec  Aftrée, 
affife  à  l'ombre  de  quelques  bluffons.  Amour 
le  rendit  incontinent  deiireux  d'oiiyr  leurs  dif- 
cours,  fans  eftre  apperceujuy  fe  m  blant  qu'elles 
eitoient  fort  attentiues  à  leur  ouurage.  Et  pour 
venir  à  bout  de  fon  deffein,  fe  remettant  dans 
le  bois  d'où  il  fortoit ,  il  alla  fuiuant  les  arbres 
îufques  près  du  lieu  où  elles  cftoient  fi  dou- 
cement, que  fans  élire  apperceu  il  pouuoit 
oiiyr  tout  ce  qu'elles  difoient,  ayant  laiffé  fon 
trouppeau  vn  peu  derrière  dans  les  bois,fous 
la  garde  de  fes  chiens.  En  ce  mefme  temps 
Aftrée  parloit  de  cette  forte  à  Diane.  C'eft 
fins  doute  que  Phyliis  ne  mérite  pas  que 
vous  preniez  cette  peine,  &:  moins  encores 
de  porter  ces  beaux  cheueux.  Et  faut  que 
iauoiie  que  le  me  feris  en  quelque  forte  tou- 
chée de  ialoufie,  quoy  que  ie  naye  point  fait 
de  gageure  auec  elle,  comme  Siluandre:  car 


Livre    troisiïsme  r^i 

ie  ne  voudrais  pas  qu'elle  ny  pcrfbnnc  du 
monde  euft  meilleure  parc  en  vos  bonnes 
grâces  que  moy.  Belle  Ailréc,refpcndit Diane, 
c'eft  moy  qui  dois  defirer  de  vous  la  fàlieur  de 
voftrc  amitié ,  ce  que  Je  fa  y  de  telle  forte  3  que 
ie  ne  cederay  iamais  à  perfonne  en  cette  vo- 
lonté, non  pas  mefme  à  cette  Phyllis  dont 
vous  parlez,  &  qui  me  donnera  t  bien  plus 
de  fuict  de  ialouiie,  fi  ie  neconnoilTois  qu'il 
eft  bien  raifonnable,  que  mon  affeétiôn  vous 
foit  connue  autant  que  la  iienne ,  auant  que 
vous  m'aimiez  autant  que  vous  l'affection- 
nez. Ma  fœur ,  luy  répliqua  Aftrée,  vos  mé- 
rites furpaffent  de  tant  tous  les  autres  3  qu'ils 
ne  vous  rendent  point  fubiecte  pour  eilre 
aimée  à  la  loy  commune.  Et  toutesfois,ref- 
pondit  Diane  3  combien  m'a  t'il  fallu  demeu- 
rer auprès  de  vous3  auant  que  d'auoir  obte- 
nu ce  bon-heur  ?  Fauoue,  dit  Aftrée  3  que  fay 
elle  aueugle  de  vous  auoir  veucD  &  ne  vous 
auoir  particulièrement  aimée  iufques  îcy,  cù 
il  faut  confelTer  que  nous  ne  fommes  point 
maiftreiTes  de  nos  volontez,màis  quelque  plus 
haute  puiffance  qui  en  difpofe  comme  il  luy 
plaift.  Diane  en  foufriant  &  baiffant  douce- 
ment les  yeux ,  luy  refpondit  :  Vos  paroles.,  ma 
fœur  ,me  feraient  rougir ,  fi  ie  n'eftois  du  tout 
à  vous:  mais  cette  volonté  qui  me  rend  telle, 
me  les  fait  receuoir  pour  des  faueurs5  encores 
que  venant  de  quelque  autre  ie  les  deuffe  tenir 

K    inj 


I)  2  L  A  1 1.  P  A  R  T  I  E    D'A  ST\EE.' 

pour  des  mocqueries.  Vous  offenfefiez,  dit 
incontinent  Ailrée ,  &  l'amitié  que  ie  vous 
porte  ,  &  celle  que  vous  m'auez  promife. 
•/;Vefi,adioui1:a  Diane ,  trop  fain&e  &  trop 
facrée  pour  l'offenfcr  ,  &  par  ainiî  ie  croira  y 
pour  vous  obeyr&  pour  mon  contentement, 
que  ce  font  des  louanges  que  toutesfois  ie  n'a- 
uoùeray  iamais  procéder  de  venté,  mais  de 
l'amitié  que  vous  me  portez,  qui  fait  voiries 
chofes beaucoup  plus  grandes  que  véritable- 
ment elles  ne  font,  ainiî  que  le  verre  mis  dé- 
liant les  yeux.  Si  vous  ne  me  voulez  tenir ,luy 
refpondit  Aftrée  ,  pour  perfonne  de  peu  de 
iugement,  croyez  que  c'efl:  &  vérité  &:  ami- 
tié. LVne  ou  l'autre ,  adioufta  Diane  ,  ne 
peut  me  contenter  infiniment  :  car  quant  à 
la  venté  ie  l'efume ,  &:  pour  voftre  amitié  ie 
la  defire  par  deffus  toute  chofe.  Et  à  ces 
mors,  ouurant  les  bras  l'vne  Se  l'autre,  &fe 
les  îettant  au  col,  s'embraiîerenc&baiferent 
auec  vne  fi  entière  affection,  que  Siluandre 
qui  les  voyoit ,  defira  plufieurs  fois  d'eftre 
Afirée ,  pour  receuoir  telles  faueurs ,  au  nom 
de  qui  que  ce  fuit.  Apres  elles  fe  r'afîirent  ,  & 
fe  remettant  à  l'ouurage  qu'elles  auoient  laiiTé, 
il  luy  fembîa  qu'elles  le  nommoient.  Cela  fut 
caufe  que  pour  le  mieux  efeouter,  il  s'approcha 
dauantage d'elles,  S^palTantlaveue  entre  les 
fueilles  &  les  branches  du  buifïbn,  il  vid  que  fa 
Maiflreflè  faifoitvn  braffcletde  fes  cheueux: 


Livre    troisiesme.  153 

qu  il  reconnut  aifément,  tant  pour  ce  qu'il  en 
auoit  ouy  dire  àAftrée,que  d'autant  qu'il  n'y 
auoit  Bergère  fur  les  riucs  de  Lignon  ,  qui 
leseult  femblables.  Et  Ion  qu'il  commençoit 
d'eftre  îaloux  que  quelque  autre  les  portait 
que  luy,  luy  femblant  que  fa  feule  affection  les 
pouuoit  mériter,  îicuyt  qu'Aftrée  difoit:  Sil- 
uandre ne  fera  pas  fans  îaloufie  quand  il  verra 
ion  ennemie  plus  fauonfec  que  luy.  le  crois, 
refpondit  Diane,  que  ce  n'a  eité  qu'a  cette  in- 
tention qu'elle  me  les  a  demandez.  le  le  penfe 
aufïï,  .adiouftaAftrée?  mais  vous  faictes  tore 
au  Berger,  &:  fîvous  fauonfez  l'vn plus  que 
l'autre ,  vous  manquez  à  voflre  parole,  ayant 
promis  le  contraire.  Ny  leur  gageure,  répliqua 
Diane,  ny  F aduantage  que  ie  fais  aPhiilis  ne 
font  pas  de  grande  importance,  outre  que  le 
Berger  ne  m'en  a  point  requis.  Etparvoiire 
foy,  dit  alors  Siluandre;  fe  faifant  voir  a  l'im- 
pouruetie,  s'il  vous  en  fupplie,  les  luy  accorde- 
rez-vous?  Les  Bergères  furent  toutes  iurpn- 
fes  l'oyant  parler,  &leureftormement  fut  tel, 
qu'elles  demeurèrent  long  temps  fans  dire 
mot,&ne  faifoient  que  fe  regarder  l'vne  &: 
l'autre,  parce  qu'elles  craignoient  qu'il  euft 
ouy  les  dife ours  qu'elles  auoient  tenus  quelque 
temps  auparauant  qu  il  arriuait. 

En  fin  Aftrée  fut  la  première  qui  reprenant 
la  parole,  luy  dit:  Etquoy  Siluandre,  voitre 
diicretion  vous  a  t'eile  permis  d'efeouter  les 


154  La  IL  partie  d'astrel 
iecret  d'autruy  ?  e\:  auez-vous  eu  fi  peu  de 
reipectà  voftre  MaiftreiTe,  lors  qu'elle  ne  vou- 
loir eftre  ouye  que  de  moy  ?  îe  ne  fçay,  refpon- 
dic  Siluandre,  de  quels  fecrets  vous  m'accufez: 
maisfî  fais  bien,  que  la  cunoiîté  qui  nïa  con- 
duit îcy,  n'a  efté  que  pour  ouyr  de  la  bouche 
de  ma  Maiftreffe  mes  propres  fecrets  :  c'eft 
d'elle ,  &  non  de  moy,  que  ie  les  dois  appren- 
dre, &  fuis  très -ma  rry  d'y  eftre  ardu é  fi  tard, 
puis  que  les  paroles  que  1  ay  ouyes  ne  m'ont 
appris  autre  chofe  que  les  nouuel'lesde  ce  braf- 
felet  dédié,  encore  qu'auec  ïniuftice ,  àPhillis. 
Vous  ne  deuez  point,  refpondit  Aftrée,  eftre 
marry  deneftre  arriuépluftoft,  puisque  vous 
n'euiîiez  fait  vne  moindre  offenfe  de  defrober 
ainfi  les  fecrets  de  voftre  MaiftreiTe ,  que  ce- 
luy  qui  vola  le  feu  du  Ciel  :  &  par  raifon  vous 
n'en  dcuriez  pas  attendre  vn  moindre  chafti- 
ment. 

Ce  ne  fera  iamais ,  refpondit  Siluandre,  la 
crainie  du  fupplice  qui  m'empefchera  d'auoir 
cette  cunohté:  car  l'eftimede  forte  le  moyen 
de  luy  rendre  preuue  de  mon  affection ,  que 
toutes  fortes  de  peines  me  font  douces  pour  ce 
fujeft:  Et  comment  ;  luy  dit  Aftrée,  luy  en 
penferiez-vous  rendre  tefmoignage  par  cette 
voye  ?  le  le  vous  diray,  belle  Bergère  ;  refpon- 
dit Siluandre.  Neferoit-ce  pas  luy  en  rendre 
vn  tres-afleuréj  fi  fçachât  ce  qu'elle  defire  eftre 
fecrets  ie  le  celois,  &que  par  ainfî  il  ne  fuft 


Livre  thoisiesmf^  i^ 
moins  fecrct  .qu'il  eftoit,  auant  que  îe  l'eufTe 
içeu,  puis  qu'au  fîecle  où  nous  fommes.  Ton 
ne  dit  pas  feulement  tout  ce  que  l'on  fcait,mais 
auiTi  tout  ce  qu'on  s'eft  imaginé  i  En  cela,refpô- 
dit  Aftrée,  vous  feriez  paroiftre  vne  grande 
difcretion.  Mais  plus  encores,dit-il,  vne  grande 
afre&ion.  Pour  la  difcretion,  adiouftaAitrée,ie 
l'auoue  :  mais  pour  l'affection ,  ie  m'en  remets 
à  celle  à  qui  elle  s'adreffé.  Aufli ,  répliqua  le 
Bergerie  dis-ie  pour  elle:  Etvoudrois,  puis 
qu'il  a  fallu  que  Siluandre  toutesfois  tant  enne- 
my  de  l'Amour 5  aime  de  adore  maintenant 
quelque  chofe ,  que  pour  le  moins  fon  amour 
fut  recônuë.  Et  lors  s'adreffant  à  la  belleDiane, 
il  continua.  Mais  d'où  vient,  ma  belle  Maiitref- 
fc,  que  vous  ne  refpondez  rien  à  ce  que  îe  dis,& 
qu'il  femble  que  mes  difeours  ne  vous  touchet 
point?  le  crois,  refpondit  Diane ,  que  c'eft  le 
defplaifîr  que  ie  reffens  des-ja  de  ne  deuoir  plus 
cftre  voftre  MaiftrefTe  que  douze  ou  quinze 
iours.  Si  cette  douleur,  dit  le  Berger,  procède 
de  cette  playe,  vous  y  pouuez  aifément  remé- 
dier, obligeant  autat  Siluandre  par  vos  faueurs 
à  continuer  le  fenuce  qu'il  vous  rend,  que  véri- 
tablement vos  beautez&vos  perfections  m'y 
ont  contraint  îufques  icy.  Ah  !  Siluandre, 
refpondit  Diane,  ne  parlons  plus  de  faueurs  ny 
de  feruice:  le  terme  des  trois  mois  de  voftre 
feinte  efhnt  paffé.  Ce  vous  feroit  trop  de  peine 
de  forcer  plus  long  temps  voftre  naturel. 


i;6       La   II.  partie    d'Astree.' 

Belle  Bergère,  refpondit  Siluandre,  n'en 
fuctes  point  de  difficulté  pour  la  ccnfideration 
de  ma  peine  :  car  ce  m'eft  tant  de  plaifir ,  de 
faire  feruice  à  vne  perfonne  fi  pleine  de  mérite, 
que  quand  mon  naturel  feroit  encorcs  beau- 
coup plus  contraire  a  l'Amour,  fi  ne  laifferois- 
ie  de  le  continuer  auec  contentement.  Quand 
celaferoit,  dit  Diane  en  ibuf-  riant,  vous  n'au- 
riez accordé  quauec  vne  des  parties  :  car  enco- 
ics  que  voftre  naturel  y  conlentift,  vous  ne  dé- 
liez ïamais  efperer  que  îe  m'y  accorde  pour 
i'intereftquei'y  ay.  Ces  paroles  touchèrent  de 
forte  au  cœur  de  Siluandre,  connoiflant  com- 
bien il  y  auort  peu  gagné  fur  fa  volonté,  que  ne 
pouuant  cacher  le  defplaifir  qu'il  en  reiîentoit, 
fon  vifage  par  vn  changement  de  couleur  le 
defcouunt .    Dequoy  Aftrée   sapperceuant  : 
Vous  eft-il,  luy  dit-elle  ,  furuenu  quelque  dé- 
faillance de  cœur  2  II  eftbien  mal-ayfé  ,  répli- 
qua le  Berger,  que  ces  cruelles  paroles  de  ma 
MaiftrelTe  ne  m'affligent  :   mais  ne   croyez 
pourtant  que  le  cœur  ïamais  me  defraille,quoy 
quelle  &  le  Ciel  puiiTent  ordonner  de  mon 
contentement ,  &  de  ma  vie.  N'eft-cc  point, 
refpondit  Aftrée,  témérité  pluftoft  que  coura- 
ge ,  qui  vous  fait  desfier  deux  telles  puiiTances  ? 
Ce  neft, répliqua leBerger,  ny courage,  mais 
vne  très-véritable  &  tres-fidelle  amour  qui  me 
fait  parler  de  cette  forte.  Tels  eftoient  leurs 
difcours3  par  lefquels  Diane  connoiiToit  que 


Livre  troisiesme]  157 
Véritablement  elle  eftoit  aimée.  Siluandrepre- 
uoyoit  beaucoup  de  peine  &  peu  d'efperance, 
&:  Aftrce  wgeoit  qu'Amour  iettoit  en  leur 
ame  les  fondemens  avne  très-belle  &  longue 
amitié.  Et  quoy  que  tous  trois  euiTent  diuerfes 
penfées,  ii  furent-elles  toutesfois  véritables, 
comme  nous  dirons  cy-apres.  Mais  interrom- 
pant la  fuittede  ces  difcours-,  &:  s'adreiTant  à 
Diane:  I'ay  fçeu,  dit  Siluandre,belleMaitreffe, 
que  lebrafieletquevousfaic~tes  devoscheueux 
a  elle  promis  à  Philiis,  pour  vous  racheter  de 
fon  împortumté.  Si  cela  eft,  vouseftes  obligée 
defauonfer  Siluandre  autant  comme  elle,&: 
afin  que  l'on  ne  vous  croye  point  eftre  partia- 
le, vous  nous  deuez  traitter  également  (tou- 
tesfois l'affeétion  que  vous  faiâes  naiftre  en 
mon  ame  pour  receuoir  égalité  de  quelque 
autre.)  Et  pourquoy  non,  refpondit  Aftrée, 
prenant  la  caufe  de  Philiis  contre  luy,  iî  tou- 
tes deux  procèdent  d'vne  mefme  caufe  ?  Les 
mefmes  grains  produifent  bien  de  différais 
efpics?  ôcpourquoy,  luy  dit-il3ne  voulez- vous 
auoùer  qu'encores  que  la  caufe  de  noftre  af- 
fection foit  femblable  3  toutesfois  les  effects  en 
puiffent  eftre  différents?  L'expérience,  répli- 
qua Aftrée,  me  l'apprend:  car  celle  de  Philiis  a 
obtenu  ce  qui  fera  refufé  à  la  voftre.  Cela, 
refpondk  le  Berger,  n'eft  pas  défaut  d'amour, 
mais  de  fortune:&  toutesfois  puis  que  la  goutte 
d'eau  tombant  plufieurs  fois  fur  le  rocher  Je 


tj8  La  II.  partie  d'Astre  i. 
cane  par  fiïccefficn  de  temps,  pourquoy  ne 
dois-ie  efperer  que  mon  Amour  &  mes  prières 
longuement  continuées,  pourront  bien  autant 
fur  la  dureté  de  cette  belle  ?  Et  lors  fe  îettant  a 
genoux  denant  elle  3  après  l'auoir  quelque 
temps  confiderée,  ou  pluiloft  adorée. 

Si  i5 Amour,  luy  dit-il^  belle  Maiftrefle,  a 
quelque  intelligence  auec  la  beauté,  &  iî  les 
prières,  qu'on  dit  efire  filles  de  Iupiter,  luy  font 
tomber  les  foudres  de  la  main,  ièroit-il  pofii- 
ble  que  l'extrême  affection  de  Siluandre,  & 
les  tres-ardantes  fuppiications  qu'il  vous  fait, 
ne  puiffent  obtenir  de  la  part  d'Amour  entiers 
voftre  beauté,  &r  de  la  part  du  grand  Dieu  en- 
tiers voitre  ame  ,  autant  de  iaueur  que  lafoible 
amitié  &  l'importumté  de  Phrllis  ont  des-ja 
obtenu  de  vous  "<  Si  cela  eft,  auec  raifon,  îe  di- 
ray  que  pour  eftreaimé,il  ne  faut  pointai- 
mer,  ny  pour  vaincre  la  dureté  d'vne  ame 
vfer  de  prières,  mais  feulement  feindre  &  im- 
portuner. 

Siluandre  adioufta  plufîeurs  autres  fembla- 
bles  paroles,  par  lefquelles  ces  Bergères  s'al- 
loitnt  touliours  dauantage  affeurant  de  l'A- 
mour qui  prenoit  naiiTance  en  luy:  Et  Aftrée 
qui  reconnoiffoit  que  la  volonté  de  Diane 
n'eftoit  point  trop  eilo'gnée  d'accorder  à  Sil- 
uandre ce  qu'il  demandoit ,  fe  les  voulut  obli- 
ger tous  deux  par  vn  mefme  office:  &  ainiî 
adicuibnt  fes  prières  à  celles  de  Siluandre,  elle 


Livre    troisiesme.1  159 

fit  en  forte  que  le  brafTciet  dédié  aPhillis,  fut 
donné  au  Berger,  auec  promeiTe  toutesfois 
qu'il  ne  le  garderoit  que  iufques  a  la  fin  du  ter- 
me qu'il  la  deuoit  feruir,qu'  elle  penfoit  deuoir 
finir  dans  peu  de  iours.  A  quoy  après  quelque 
difficulté  le  Berger  s'accorda,  le  reifouuenant 
que  le  terme  qu'il  la  deuoit  feruir  par  feinte,  fc 
paracheueroit  bien  toit,  mais  que  celuy  qui  la 
deuoit  feruir  a  bon  efcient,  dureroit  autant  que 
celuy  de  fa  vie.  Il  feroit  mal-aifé  de  raconter 
les  remerciemens  de  Siluandre  :  mais  plus  en- 
cores  le$coDtentement  qu'il  en  reiTentit,  &: 
fuffira  de  dire  que  luy-mefme,  qui  autresfois 
auoit  tant  mefpnfé  lesfaueurs  d'Amour^  qui 
ne  fe  pouucit  figurer  qu'en  femblables  folies 
(car  telles  les  fouioit-il  nommer)  on  pûffc 
trouuer  quelque  forte  de  contentement;auoiïa 
en  cette  ocaiïon  qu  il  n'y  auoit  point  de  féli- 
cité égale  à  celle  que  cette  faueur  luy  faifoit 
reflcntir.  Et  lorsque  par  des  paroles  confufes 
en  fa  ioye,  il  lalloit  reprefentant  le  mieux 
qu'il  luy  eftoit  poiTible,  il  fembîa  qu'Amour  la 
luy  vouluft  rendre  plus  entière,  faifant  arriuer 
la  Bergère  Phillis  :  Carfî  celuy  ne  fe  peut  dire 
heureux  de  qui  le  bon-heur  n'eït  conni^  de 
perfonne,  il  s'enfuit  que  plus  l'heur  que  Ton 
poffede  cil  connu  ,  l'on  eit  aufli  plus  heu- 
reux, &  encore  plus  lors  que  ce  bien  ne  pro- 
cède pas  de  la  fortune,  mais  du  mérite.  AuiTi- 
tofî  que  Siluandre  la  vid,  il  courut  vers  elle,  ôc 


itfo  La  IL  partie  d'Astrze.' 
kiy  montrant  le  bras  où  il  anoit  des-ja  fait 
attacher  le  bien-heureux  braflelet,le  luy  pâflbit 
deuant  les  yeux ,  &  luy  demandoit  :  Quelles 
arres  font  celles-cy  de  ma  prochaine  vi&oire  ? 
Phillis  qui  venoit  de  chercher  Lyadas  pour  le 
defir  quelle  auokde  lefortir  defaialoufîe,  &c 
qui  ne  l'auoit  fçeu  trouuer,  sVn  reuenoit  fi 
triftc&  iî  laffée,  qu'il  ne  luy  fut  pas  mal-ayfé 
de  contre-foire  la  courroucée,  ny  neceiTaire  de 
changer  de  vifige,pour  tefmoigner  le  defplai- 
lïr  que  cette  foueur  luy  rapportoit.  Et  parce 
que  le  Berger  l'importunoit  fort,nc?fl.  pas  en 
cette  action  comme  ellefeignoit:  mais  d'au- 
tant que  c'eftoit  de-luy  de  qui  Lycidas  eftoit 
îaloux,  elle  luy  dit,  le  plus  rudement  qu'elle 
pûft  :  Les  arres  que  vous  montrez, le  font  plus- 
toft  de  voftre  peu  de  mérite,  que  de  voftre 
prochaine  vic~toire,&i  c'eit  ainil  que  pour  ren- 
dre les  charges  iuftes,  on  a  de  couftume  de  fai- 
re. Et  comment  l'entendez-vous,  refpondit  le 
Berger  ?  ieveux  dire,  rcpliqua-t'elle,  que  du 
cofté  qui  eft  trop  léger  on  met  quelque  chofe 
de  pefln  t  pour  contre-balancer  l'autre,  iufques 
à  ce  que :  e  voyage  foit  finy,  mais  eftans  arnuez 
Ton  defeharge ,  &  la  balle  demeure  toufiours 
de  fon  poids.  Audi  îufques  à  ce  que  nous  ayons 
acheué  voftre  terme,  Diane  va  fàgement  par 
Ces  faueurs  appefantiffant  le  cofté  qui  eft  le 
plus  léger,  mais  après  elle  iugera  fans  auoir 
égard  a  la  pefanteur  de  mon  affection:  ôc  a  la 

légèreté 


Livre  troisïesme?  161 
légèreté  de  voftre  peu  de  mérite  ,  de  lors  Dieu 
fçait  à  qui  fera  cette  prochaine  vidoire  dont 
vous  parlez.  Siluandre  en  fouf-riantjuy  refpô- 
dit.  C'eftbien  mieux  la  couftume  des  mifera- 
blcs  d'eftre  enuieux,&  d'amoindrir  par  leurs 
paroles  le  bien  d'autruy,  qu'ils  eftiment  infini- 
ment. 

Phillis,  fans  répliquer  paffa  outre,  &  vint 
vers  les  deux  Bergères  3  aufquelles  elle  vfa  d'a- 
bord  de  tant  de  reproches,qu'ilfembloitqu  el- 
les luy  eufTent  fait  vne  très-grande  offenfe.  Et 
parce  que  Diane  reiettoit  le  tout  deffus  Aftrée, 
&  qu'Aftrée  ne  s'en  pouuoit  bien  exeufer, 
Siluandre  prenant  la  parole  pour  toutes  deux, 
&  s'adreffant  à  Diane,  luy  dit  :  Confiderez, 
ma  Maiftreffe,  comme  Amour  eft  prudent,  de 
auec  combien  de  fageffe  il  conduit  les  actions 
de  ceux  qu'il  luy  plaift.  Vous  auez  creu  iuf- 
ques  îcy  que  Phillis  vous  aimoit,  &  ie  ne  fçay 
qui  n'y  euft  efté  en  quelque  forte  deçeu  par  fes 
feintes. 

Amour  qui  reconnoift  l'intérieur  des  ames^ 
afin  de  vous  détromper,  a  efté  caufe  que  vous 
m'auez  fauonféde  fes  cheueux,  non  pas  feule- 
ment pour  marque  de  mon  affe&ion,  mais  en- 
core pour  fairedefcouurirà  cette  trompeufe, 
la  fauffetéde  la  fienne  parfaialoufie:  car  s'il 
eït  impoflible  que  deux  contraires  foient  en 
mefme  temps  en  mefme  lieu,  il  eft  encores 
plus  que  l'Amour&  la  laloufie  foient  en  vn 
2.  Part.  L 


162,       La  II.  partie    dAstrie! 
mefme  cœur.  Ce  qui  faifoit  tenir  ces  propos  à 
Siluandre,  c'eftoit  pour  tourmenter  dauanta- 
ge  Phillis  :  parce  que  fçach.mt  la  îaloufie  de 
Lycidas,  il  ne  faifoit  nul  doute  qu'il  ne  la  mift 
fort  en  peine .  en  luy  propofant  que  l'Amour 
ne  pouuoit  eftre  auec  la  laloufie.  Aufli  elle  qui 
fe  fentoit  toucher  fiviuement.,  ne  peut  s'em- 
pefcher  de  luy  refpondre.  Quelle  raifon,  Ber- 
ger, auez-vous  pour  fouitenir  vne  fi  mau- 
uaife  opinion  ?  Celle,  dit-il,  qui  vous  la  de- 
uroit  faire  auoiïer,  fivous  auiez  pour  le  moins 
quelque  connoiifcnce  de  la  raifon.  L'Amour 
n'eft-ce  pasvndeiir,  cV  tout  defir  n'elt-il  pas 
de  feu ,  &  la  îaloufie  n'efr-ce  pas  vne  crainte, 
&  toute  crainte  n'eft  elle   pas  de  glace?  &: 
comment  voulez-vous  que  cet  enfant  gelé  foit 
né  dVn  père  lî  ardent?  Des  cailloux,  refpon- 
dit  Phillis,  qui  font  froids  on  en  void  bien  for- 
tir  deseftincellesqui  font  chaudes.  Il  eft  vray, 
répliqua  Siluandre  ,  mais  iamais  du  feu  ne 
procéda  le  froid.  Et  toutesfois,reprmt  Phillis, 
du  feu  mcfme  procède  bien  la  cendre  qui  eft 
froide.  Ouy,  adicufta  le  Berger,  mais  quand 
la  cendre  eii  froide,  le  feu  n  y  eft  plus.  A  cette 
réplique  Phillis  demeura  troublée,  &  plus  en- 
cores  quand  Diane   prenant  la  parole.    De 
mcfme,  dit-elle,  quand  la  froide  ialoufîe  nailr, 
il  faut  que  l'Amour  meure.  Ma  MaiftrefTe, ré- 
pliqua Phillis,  îe  ne  doute  point  que  mon  en- 
nemy  n'ait  la  victoire^iyant  vn  fi  bon  fécond 


Livre    t&oisiesme"  i5$ 

que  vous  eftes.  Et  fe  tournant  vers  Aflrée  :  & 
vous,  belleBergere,  continua-t'elle,  vous  ne 
poiiiiez  éuiter  le  blafme  de  mauuaiie  amie,  fî 
me  voyant  attaquée  par  eux  deux  vous  ne 
prenez  ma  defenfe.  Afïréeluyrefpondit  froi- 
dement, le  tiens  pour  chofe  fi  véritable  que 
la  ialoufie  procède  de  l'Amour,  que  pour  ne 
mettre  cette  opinion  en  doute,  îe  n'en  veux 
point  difputer,  de  peur  d'eftre  contrainte  (  fi 
les  répliques  me  défaillent)  d'auouer  qu'eftant 
ialoule  îe  n  ay  point  aimé,  comme  le  vous  voy 
forcée  de  confeiler  qu'eftant  ialoufe  de  Dia- 
ne ,  vous  ne  l'aimez  point,  ou  pour  le  moins 
qu'eftant  en  doute,  il  la  ialoufie  procède  de 
1  amour,  veus  n'eftes  bien  affeurée  fi  veus 
aimez  Diane.  Que  îe  baife  les  mains,  dit 
Siluandre,  de  cette  belle  &  véritable  Bergère^ 
que  fans  égard  de  perfonne,  elle  a  paix  à 
mon  aduantage,  auec  tant  de  venté.  Aflrée 
refpondit  :  Si  vous  m'eftiez  obligé  ce  feroit 
vn  tefmoignage  que  pour  vous  fauonfer,  fa- 
uois  déguifé  la  vérité  ,  puis  que  l'en  n'eft 
point  obligé  à  celuy  qui  dit  vray,  non  plus 
qu'a  celuy  qui  nous  paye  vne  debte  à  laquelle 
il  efttenu.  Vous  auriez  raifon,  refpondit  Sil- 
uandre, fi  Ton  prenoit  toutes  chofes  à  la  ri- 
gueur :  mais  puis  qu'au  iîecle  où  nous  femmes, 
il  y  a  fi  peu  de  perfonnesquiiimplement  fui- 
uent  la  vertu,  il  faut  auoùer  que  nous  fem- 
mes obligez  à  ceux  de  qui  nous  reffentons  les 

L    ij 


&4  La  II.  partie  d'Astreê! 
biens-faits,  encores  qu'ils  y  foient  tenus.  Mais 
que  direz-vous  3  interrompit  Phillis  5  au  con- 
traire de  l'expérience  que  nous  faifons  tous  les 
iours  ?  le  connois  vn  Berger,  qui  ayant  longue- 
ment aimé,  eft  enfin  tombé  en  vne  îaloufie, 
qui  luy  ayant  duré  quelque  temps  ne  la  pas 
empefché  de  continuer  ion  amitié  longuemét 
après.  Oferez-vous  dire  que  c'eftoit  vn  feu 
efteintqui  produife  cette  cendre?  Il  n'eft  pas 
impoffible,  refpondit  Siluandre,  qu'eltant fam 
on  deuienne  malade^  qu'après  la  maladie,on 
retourne  en  fanté,  ny  quVn  feu  foit  efteint,  & 
puis  rallumé,  Et pourquoy  vne  amitié  ayant 
bruflé  quelque  temps  ne  fe  peut-elle  ef  teindre 
par  cette  froide  îaloufie;  &  la  îaloufie  perdue, 
pourquoy  ne  deuiendra-t'elle  auffi  ardente 
qu'elle  fut  iamais  ?  Mais  il  ne  peut  eftre  que  la 
fan  té  &  la  maladie ,  que  le  feu  ardent  &  la  cen- 
dre froide,  foient  en  mefme  temps  en  mefme 
fujefl:  :  6c  pour  ne  perdre  tant  de  paroles  pour 
efclaircir  dauantage  cette  venté ,  voyons  quels 
font  les  effeéts  de  l'Amour  &:  de  la  îaloufie,  & 
nous  pourrons  iuger  par  eux  fi  tes  caufes  dont 
ils  procèdent  ont  queique  conformité  enfem- 
ble.  Quels  dirons-nous  donc  les  effe&s  d'A- 
mour i  vn  defir  extrême  qui  fe  produit  en  nos 
âmes, de  vcirlaperfonne  aimée,  delà  feruir, 
&de  luy  plaire  autant  qu'il  nous  eft  poflible. 
Et  ceux  de  ia  îaloufie ,  quels  font-ils  ?  N'eft-ce 
point  vne  crainte  de  rencontrer  celle  qu'on  a 


Livre    troisiesme.  i6y 

aimée ,  vne  nonchalance  de  luy  plaire  ,  &  vn 
mefpns  de  la  feruir  ?  Et  qui  pourra  croire  que 
ces  effeéts  fi  côtraires  procèdent  d Vne  mefme 
caufe.^Sicela  eit,neraut-ii  pas  auoiïerque  la 
nature  feveut  deftruire,  pius quelle  fait  pro- 
duire à  vne  mefme  chofe  fon  contraire  ?  Pliillis 
vouloit  refpôdre3mais  elle  alloit  bégayant  fans 
fçauoir  par  où  commencer  :  dequoy  Diane  ne 
fe  pouuoit  empefeher  de  rire ,  ayant  des-ja  pris 
garde  a  la  îaloulîe  de  Lycidas.  Et  pour  la  met- 
tre encore  plus  en  peine  prit  expreffément 
ainfî  la  parole.  La  ialoufie  eft  fans  doute  ligne 
d'amour,  tout  ainfi  que  les  vieilles  ruines  font 
tefmoignages  des  anciens  baitimens  :  eitans 
d'autant  plus  grandes  que  les  édifices  en  ont 
elle  fuperbes  &  beaux.  AuiTï  crois-ie  qu'vne 
petite  Amour  ne  fut  ïamais  fuiuie  d'vne  gran- 
de ialoufie  :  mais  comme  nous  n'appelions 
pas  ces  ruines  des  baitimens,  de  mefme  la  ia- 
loufie ne  peut  élire  nommée  Amour.  Et  fe- 
Ion  que  le  puis  îuger  de  mon  humeur,  fi  i'ai- 
mois,  il  ne  feroit  pas  en  mon  pouuoir  d'élire 
ialoux.  Et  que deuiendrez-vous  donc,  refpon- 
dit  Phillis  ,  fi  celle  que  vous  aimeriez  en  ai- 
moitvn  autre?  Son  ennemie,  rcfpondit  Dia- 
ne, ie  veux  dire  que  la  hayrois:  ce  n'eft  pas 
que  ie  ne  preuoye  bien  que  cet  accident  me 
rapporteroit  vn  extrême  defplaifir,  mais  plus 
pour  auoir  efté  trop  longuement  deceuc,  que 
trop  promptement  oubliée.   Et  fi  ce  Berger 

L    iij 


166      La  II.  partie    d'Astrïl 
deuenoit  ialoux  de  vous  ,  demanda  Phillis, 
qu'en  feriez  vous  ?    I  en  vf:rois    tout  ainfi5 
adioufta  Diane ,  que  s'il  ne  m'aimoit  plus. 
Mais  fi  vous  definez  ,  continua  Phillis,  qu'il 
vous  aimait  encore,  quel  chemin  tiendriez- 
vons?  Celuydu  précipice,  refpondit  Diane: 
car  ie  me  îugerois  digne  de  finir  miferable- 
ment:  ii  l'aimois  vne  perfonne  que  ie  fçeuffe 
ne  m  aimer  pas.    Ah.'  Diane,  dit  Phillis,  que 
vous  parlez  librement  :  Et  vous ,  Phillis,  répli- 
qua D  iane,  que  vous  difputezpaffîonnément/ 
Que  fi  vous  auez  affaire  de  quelque  remède 
pour  ce  mal,   ou  prenez  celuy  que  ie  vous 
donne,  ou  vous  armez  de  patience  pour  fup- 
porter  tous  les  defplaifirs  qui  vous  en  vien- 
dront: &ifoyez  affairée  qu'ils  ne  feront  pas 
petits. 

Ainfî  alioientdifcourant  ces  belles  &fages 
Bergères,  auec  Siluandre.  Et  parce qu'Aitrée 
connut  que  fi  ces  propos  connnuoientdauan- 
tage,  ils  pourroient,  peut-eftre,  amener  quel- 
que altération ,  elle  les  voulut  interrompre: 
&  ne  le  pouuant  faire  plus  à  propos  qu'en  fe 
leuant,  elle  feignit  de  fe  vouloir  promener,  & 
a:nfi  prenant  Diane  d'vnc  main,  &  Phillis  de 
l'autre,  elle  fe  leua ,  difant  qu'elles  auoient  de- 
meuré trop  longuement  en  ce  lieu,  &:  qu'il 
feroit  bon  de  fe  promener.  Lors  Siluandre 
vo  ulant  aider  à  fa  Maiftrefle ,  laifla  choir  fans 
y  penfer  la  lettre  qui  luy  auoit  eilé  mife  la 


Livre    troisiesme.  \6y 

nuiéldans  la  main.  Ec  parce  que  Phillis  auoit 
toufîcurs  l'œil  fut  luy,  elle  ne  fut  pas  pluilcft 
à  terre  quelle  la  relcùa,  fans  que  le  Berger 
s'en  appcrçeuft  :  6:  la  portant  vers  Aftrée,vcu- 
Io:t  la  lire,  auantque  de  la  luy  rendre,  mais 
foudain  qu'elle  Se  h  trille  Bergère  ietterent 
les  yeux  defliis,  il  leur  fembia  de  voir  de 
fefenture  de  Céladon.  Cette  représentation 
touclia  fi  viuement  Aftrée,  qu'elle  fut  con- 
trainte, laiffant  Diane  atiec  Siluandre,  de  ti- 
rant Phillis  après  elle,  de  saffèoir  a  terre,  cù 
Phillis  s'eftant  mife  à  genoux,  &  luy  voyant 
le  vifage  tout  changé:  Qifeft  cecy,  maferur, 
luy  dit-elle,  &  quel  eft  le  mal  qui  vous  eft  fi 
promptement  furuenu  ?  Mon  Dieu,  ma  foeur, 
refpondit  Aftrée,  quel  tremblement  de  ge- 
noux m'a  furprife  1  &  en  quel  trouble  m'a 
mife  la  veuë  de  cette  lettre:  N'auez-vous  point 
pris  garde,  dit-elle,  à  la  façon  de  cette  eferi- 
ture,  &  combien  les  traits  en  font  femblables 
à  ceux  démon  pauure  Céladon  ?  Et  pour  cela, 
refpondit  Phillis  (qui  nedefiroit  pas  que  Sil- 
uandre fe  prit   garde  de  ce  trouble)  faut-il 
vous  eftonner  de  cette  forte  ?  ceft,  peut-eftre, 
véritablement  vne  de  (es  lettres,  qui  eft  tom- 
bée entre  les  mains  de  Siluandre,  &  qu'A- 
mour vous  veut  rendre  comme  chofe  qui 
vous  eft  dette.    Helas  i  ma  ferur,  rèfponqiç 
Aftrée,  cette nuift  mefme  il  ma  femblé  c!e  le 
voir  fi  trille  &rpafle,  que  ie  m'en  fuis  efu ailée 

L    îiij 


16$  La  II.  partie  d'Astree.' 
en  furfaut.  Elle  voulok  continuer,  quand  Dia- 
ne &  Siluandre  furuindrent,  bien  en  peine  de 
la  voir  fi  toft  changée  de  vifage.  Mais  Phillis, 
qui  en  toute  façon  vouloit  cacher  cette  furprife 
au  B  erger,  fit  vn  figne  à  Diane,  &  puis  sadref- 
fant  à  Siluandre:  Berger,  luy  dit-elle,  Aftrée 
voudroit  bien  pouuoir  parler  librement  à  Dia- 
ne, fi  Siluandre  n'yeftoit  pas, ou  s'il  n'eftoit 
pas  Berger.  Mon  ennemie, refpondit-il,  noftre 
haine  n'cft  point  fi  grande  quelle  me  face 
manquer  de  difcretion  enuers  Aftrée:  outre 
que  ie  fçay  bien  qu'il  n'eft  pas  raifonnable  ,  que 
les  Bergers  oyent  tous  lesfecrets  des  filles.  le 
me  retireray  donc  dans  ce  bocage  voifin,  at- 
tendant que  vous  m'appelliez  :  &  a  ce  mot  fai- 
fant  vne  grande  rcuerence  à  Diane,  il  fe  retira 
fous  ces  arbres  qu'il  leur  auoit  montrez  :  &; 
pour  ne  demeurer  oifif,  prenant  fon  coufteau 
fe  mit  à  découpper  l'efcorce  des  arbres,  ce- 
pendant que  Diane  Rapprochant  d'Aftrée 
apprit  de  la  bouche  de  Phillis  le  trouble  où 
l'auoit  mife  la  veuë  d'vne  lettre  que  Siluan- 
dre auoit  laiffé  choir  pour  la  relïemblance 
qu'elle  auoit  à  l'efcnture  de  Céladon.  Et  lors  la 
luy  montrant,  après  qu'elle  l'eut  longtemps 
confiderée.  Ce  feroit,  dit  Diane,  vne  très- 
bonne  nouuelle  que  celle  que  Siluandre  fans  y 
penfcr  vous  auroit  donnée,  fi  Céladon  auoit 
efcnt  cette  lettre,car  fans  doute,que  cette  efcn- 
ture  eftnouuellement  faidte,  &:  qu'il  femble 


Livre    troisiesme.  169 

quelle  vient  d'cftre  efcritce  à  l'heure  mefme: 
De  forte  que  fi  c'en:  Céladon  ,  foyez  fèure 
qu'il  n'eit  pas  mort.  Mais  voyons  ce  qu'il  y  a 
dedans,  peut-eflre  y  apprendrons  -  nous  da- 
uantage:  &:  lors  la  déployant  elles  virent  qu'elle 
eftoit  telle  : 


A    LA   PLVS    AIMEE  ET  PLVS 

bille  Bergère    de  l'vnivers, 
le  plus  infortuné  &  plus  fidelle  de  fes 
feruitenrs  enuoy e  le  falut  que  la 
fortune  luy  dénie. 

MOn  extrême  affettion  ne  co'tfentir a  la- 
mais  que  ie  donne  le  nom  de  peine  &  de 
fupplice  ace  quevoftre  commandement  ma 
faict  repentir  ,  ny  ne  fouffrira  iamais  ,  que  la 
plainte  fine  de  cette  bouche,  qui  na  eftc '  defi- 
née  que  pour  voflre  louange.  Mais  elle  me  per- 
met trabien  de  dire  que  ïeflat  ou  ie  fuis.quvn 
autre  trouueroit  peut-eflre  infupportable  ,  me 
contente  ,  dJ  autant  que  ie  fçay  que  'vous  le 
voulez,  ejr  t  ordonnez,  ainfi,  Ne  faites  donc 
point  de  difficulté  dleflendre  plus  outre  encor> 
s  il  fe  peut ,  vos  commandements  ,  ej?  ie  conti- 
nuera)/ en  mon  obeijfance ,  afin  que  fi  durant 
ma  vie  ie  riay  pu  vous  affeurer de  ma  fidélité, 
les  charnu  s  Eli  fée  s  pour  le  moins  ,  ]&  les  âmes 
bien-heur eufe s  qui  y  font ,  reconnoiffent  que  ie 


170      La  II.  Partie  d'Astrel' 

fuis  le  plus  fiai  Ut ,  comme  le  plus  enfortum  de  i-e  s 

fcrutteurs. 

Ah .'  ma  fœ  ur,  interrompit  Afcrée ,  que c'en; 
bien  Céladon  qui  a  efcfit  ces  paroles  :  ie  le 
reconnois  à  la  façon  d'efenre  &  déparier  :  mais 
y  a-t'il  long-temps  ?  Elle  n'eft  point  dattée,  re£ 
pondit  Diane,  qui  la  tenoit  entre  les  mains? 
mais  à  l'efcriture  ie  iugerois,  comme  ie  vous 
ay  dit,  quelle  eft  fort  frefche:  &  de  faitvoi- 
cy  encore  de  la  pouffierc  qui  tient  contre  Tan  - 
cre.  Mifœur,  adioufta  Phillis  ,  ceqiôl  fau- 
droit  fçauoir  de  Siluandre,  ma,;s  aucc  difcre- 
tion ,  c'eft  le  lieu  ou  il  l'a  trouuée ,  ou  qui  la 
luy  a  donnée  .  Si  vous  pouuez  ,  refpondit 
Diane,  saddrefTant  à  la  mite  Bergère  ,  re- 
mettre vn  peu  voftre  vilage  ,  afin  qu'il  n'y 
connoiiïe  point  de  changement,  îemaiïeure 
que  nous  fçanrons  de  luy  tout  ce  que  nous  vou- 
drons. Et  parce  qu'il  vous  feroit  difficile  de  le 
pouuofr  faire  fî  promptement,  ie  m'en  vay 
feule  luy  en  parler ,  £c  puis  vous  nous  viendrez 
trouuer.  A  ce  mot  elle  s'en  alla  vers  Siluandre, 
qui  s'eftoit  arrefté  au  premier  arbre  qu'il  auoit 
trouuépourvgrauer  auecia  pointe  d'vn  cou- 
fteau  les  chiffres  de  fa  MaiiTreiTe  &  de  luy  :  mais 
avant  du  temps  de  refte,  &  rencontrant  par  ha- 
fardvne  pierre  afïlz  tendre  au  pied  de  l'arbre, 
il  y  graua  vn  quadran  dont  l'efguille  tremblan- 
te tournoit  du  coiié  de  la  Tramontane  auec  ce 


Livre  tr  oisiesme.  171 

mot-.I'EN  S  VIS  TOVCHE'.  Voulant 

fignifier  que  toutainfî  que  l'éguille  du  quadran 
efhnt  touchée  de  l'Aimant  fe  tourne  toufiours 
de  ce  cofté-la,  parce  que  les  plus  fçauants  ont 
opinion,  que  s'il  faut  dire  ainfî  ,  l'Elément  de 
la  Calamité  yen;  ;  par  cette  puilTance  naturelle, 
qui  fait  que  toute  partie  recherche  de  fe  rdbin- 
dreàfontour;  demefmefoncœur  atteint  des 
beautez  de  fa  MaiftreiTe ,  tournoit  înceiTam- 
ment  toutes  fes  penféesvers  elle.Et  pour  mieux 
faire  entendre  cette  conception,  il  y  adioufta 
ces  vers  : 


MADRIGAL. 

L'Esgville  du  quadran  cherche  la  Tra- 
montane 
Touchée  auec  ï  Aimant-. 
Mon  cœur  a-tp.  touche  des  beautez  de  ~Diane* 
Lâcher che  inceffamment. 

Lors  qu'elle  aborda,  il  paracheuoit  d'y  gra- 
uer  leurs  chiffres  :  &  la  voyant  venir  s'en  alla 
tout  ioyeux  vers  ellejuy  difant:  Quel  bonheur 
eft  celuy  qui  vous  ameine  vers  moy,  ma  belle 
Mairtrefleflleft,  refpondit-elle,  encore  plus 
grand  que  vous  ne  le  penfez ,  puifque  ie  ne 
viens  pas  feulement  vous  trouuer,mais  ie  laiiTe 
pour  vous  les  deux  plus  grandes  ennemies 


1J2,         LA  IL  PARTIE    D'A  STR.EE." 

que  vous  ayez.  Si  eft-ce  ,  refpondit-il  ,  que  ic 
crains  bien  dauantage  vos  coups.  Mes  coup,dit 
la  Bergère,  n  offenfent  point,  ou  s'ils  offenfent, 
ce  ne  font  que  ceux  qui  le  veulent  ainfi.  Il  efi 
vray,  adioufta  le  Berger  ,  qu'ils  n'offenfent 
que  ceux  qui  le  veulent,  mais  c'eft  la  raifon 
auffi  pourquoy  il  y  en  a  tant  de  bleflez:  car 
tous  ceux  qui  vous  voyent,  défirent  d'en  re- 
ceuoir  les  bleffures.  Les  coups  ,  répliqua 
Diane  3  qui  font  defirables  ne  doiuent  point 
élire  redoubtez.  Vos  bleffures  ,  refpondk 
Siluandre,  font  defirées,  &  non  defirables, 
&  font  redoutables ,  &  non  redoutées.  Que 
fi  l'ay  dicl  que  ie  le  craignois ,  ça  elle  plus- 
toit  pour  montrer  ce  que  ie  deuois  faire,que 
ce  que  ie  faifois.  le  m'en  remets,  dit  la  Bergère, 
à  ce  qui  en  d\,  &memocque  bien  de  vous, 
iï  vous  connoilTez  voltrc  bien  que  vous  ne  le 
fuiuiez:  mais  pour  changer  de  difeours,  dittes- 
moy  B  erger,ie  vous  prie  ;de  qui  eft  cette  lettre, 
&àquielles'addreffe?  Siluandre  ne  fçachant 
comme  il  l'auoit  perdue,  luyrefponditainfi: 
Mon  cœur,  &  vos  yeux  quand  ils  fe  regardent 
dans  quelquefontaine,vous  refpondrontpour 
moy  quelle  s'addrelTe  à  vous ,  comme  à  la  plus 
aimée  &  plus  belle  B  ergere  de  lVniuers  :  &  vos 
ngeurs,  &  mon  affedtion,  vous  rendront  tef- 
moignage  qu  elle  vient  de  moy  le  plus  infortu- 
né comme  le  plus  fidelle  de  vos  feruiteuo. 
Mm»  luy  dit  Diane  (&  en  ce  mefine  temps 


Livre  troi^iesme.1  17$ 
Aftrée  &  Phillis  arriuerent  )  fi  cette  lettre  vient 
de  vous,  pourquoyne  l'auez-vous  pas  efcn- 
te  ?  Parce, dit- il,  quei'ay  trouué  vn  meilleur 
Secrétaire  que  ie  ne  fuis  pas:  &  faut  par  force 
que  1'auoîie  qu  elle  doit  bien  auoir  quelque 
chofe  de  furnaturel  ,  puifque  i'y  ay  trouué 
mes  conceptions  fans  l'auoir  efcrite  ,  &  que 
la  tenant  prefque  tout  a  cet  heure  entre  les 
mains ,  ie  la  voy  entre  les  voftr es,  fans  la  vous 
auoir  donnée.  Mais  le  démon,  quipourmoy 
en  a  efté  le  Secrétaire,  me  la  defrobée  ,  ou 
pluftoftrauie,  voyant  que  i'eftoistrop  paref- 
feux  à  la  vous  prefenter,  &  toutesfois  mon 
deflein  n'eftoit  que  d'attendre  que  vous  fuffiez 
feule.  Et  comment  l'en  tendez- vous,  refpon- 
dit Diane?  Penfez-vous  qu'en  particulier  ie 
vueille  receuoir  des  papiers  que  ie  refiife  en 
gênerai  ?  Ce  n'eftoit  pas  5  répliqua  le  Ber- 
ger, pour  voftre  considération,  mais  pour 
la  mienne,  que  i'auois  fait  ce  deflein,  aimant 
mieux  receuoir  vn  refus  de  vous  fans  tcC- 
moing,  que  non  pas  duant  les  yeux  démon 
ennemie  :  mais  à  ce  que  ie  voy  ,  celuy  qui 
auoit  pris  la  hardiefle  de  refaire  pour  moy, 
à  bien  fçeu  trouuer  l'addrefle  pour  la  vous 
faire  voir.  le  reçoy,  dit  Diane,  voftre  excu- 
fe ,  à  condition  toutesfois  que  vous  me  direz 
qui  a  efté  voftre  Secretaire.Cettenuiâ:,refpon- 
dit  le  Berger,  après  auoir  longuement  penfé  & 
repenfé  à  ma  vie ,  ie  me  fuis  endormy  dans  vn 


4  La  IL  part  ied'Astkel 
bois  qiun'eft  pas  loin  d'icy3  de  le  matin  a  mon 
refueil3  lemefuistrouuéla  lettre  en  la  main. 
D'abord  i'ay  elle  fort  eiïonné  :  mais  l'ayant 
leiie,  1  ay  bien  reconnu  que  le  démon  qui  m'ai. 
me ,8s:  qui  prend  la  peine  demaconduitte  .  li- 
lant  en  mon  imagination  ces  m  efm  es  penfées, 
les  a  eferittes  dans  ce  papier,  pour  les  vous  re- 
prefenter. 

Philiiscuieftoitaccorte  3  voyant  que  Diane 
ne luy  refpondoit  rien  , luy  demandas'il  fçau- 
roitbien  trouuer  le  chemin  de  ce  bois.  Non 
pas3dit-il5s'il  n'y  a  que  vous  qui  vueillez  y  aller: 
mais  s'il  plaii't a  maMaiftreilè  iely conduiray, 
&:  m'affeure  que  les  arbres  qui  mont  où  y  pres- 
que toute  la  nuitt3  racontent  encores  mes  dif- 
cours  entr'eux.  Aftrée  defïreufedevoircelieu 
fit  figne  de  l'œil  a  Diane  qu  elle  le  prit  au  mot  : 
qui  tut  cauie  que  la  Bergère  après  auoir  de- 
mandé s'il  y  auoit  arîez  de  îour  pour  aller  &  re- 
ucnir.&:  ayant  fçeu  qu'oiïy3le  pria  deles  y  con- 
duire toutes.    Le  Berger,  qui  eftoit  plein  de 
courtoiiie  3  &:  qui  outre  cela  ne  deiîroit  rien 
auec  tant  de  paflion,   que  de  faire  feruice  à 
îa  belle  Diane  5  s'offrit  fort  librement  de  leur 
en  montrer  le  chemin  :  de  forte  que  Diane  fe 
tournant  vers  les  Bergères,  afînde  mieux  ca- 
cher le  deflein  d'Aftrée3  les  pria  fort  particuliè- 
rement de  vouloir  luy  donner  le  refte  de  la 
iournée  A'de  prendre  la  peine  de  faire  ce  voya- 
ge auec  elle  :  qu'en  efchange  elles  pourroient 


Livre  troisiesme..  ij^ 
vn'autresfois  difpofer  d'elle  auec la  mefme  li- 
berté. Aftrée,  qui  eitoit  bien  aifc  que  Siluan- 
dre crcuft  que  Diane  eftoit  la  caufe  de  ce  def- 
fein,  refpondit  qu'elle  la  fuiuroit  touliours  par 
tout  où  elle  voudroic  :  Qç  ainfi  n'attendant 
plus  de  fe  mettre  toutes  en  chemin ,  que 
pour  ne  fçauoir  à  qui  remettre  la  garde  de 
leurs  troupeaux,  quclques-vns  de  leurs  voi- 
iïnsarriuerent,qui  s'en  chargèrent  librement, 
&  lors  Siluandre  prenant  vn  fentier  ,  qu'il 
iugea  le  plus  court,  fe  min;  deuant  pour  les 
conduire. 

Tant  que  le  chemin  fut  eftroi£t&mal-aifé 
Siluandre  marcha  touiîours  le  premier -.mai? 
foudain  qu'ils  furent  entrez  dans  les  prez  donc 
les  nues  de  Lignon  font  prefque  par  tout  em- 
bellie?, il  attendit  les  Bergers  \&  voulut  ai- 
der a  fa  Maiftreiïè.  Elle  qui  auoit  défia  de  l'au- 
tre codé  Phillis  qui  s'eftoit  mife  entre-elle  6c 
Aftrée ,  &  les  tenoit  foubs  les  bras ,  receut  le 
Berger  de  bon  cœur  pour  ne  fe  laffer  tant ,  par 
la  longueur  du  chemin,  &  luy  donnant  le  bras 
gauche,  vous ,  dit-elle,  Siluandre  ,  le  vous 
tiens  pour  me  feruir  en  ce  voyage ,  &  vous 
Phiilis  pour  eflre  ma  compagne.  Phillis  qui 
eftoit  bien  21k  de  faire  parler  Siluandre  peur 
defennuyer  Ja  compagnie  :  &  qui  outre  cela 
ne  vouloit  qu'vn  mot  tant  à  fon  aduantage, 
fut  prononctrpar  Diane  fans  eftre  remarqué, 
s'addreiTanr  au  Berger,  luy  demanda  que  luy 


176  La  II.  partie  d'A s tr.ee" 
fembloit  de  cette  faucur  ?  Qu'elle  eftplus  gran- 
de  que  nous  ne  mentons,  refpondit  Siïuan- 
dre.  Mais,  répliqua  Phillis,  commentrece- 
ucz-vous  la  différence  qu'elle  met  entre  nous? 
Comme  vn  fideile  feruiteur  reçoit  ce  quieft 
agréable  à  fa  Maiftrefle.  Ce  n'eft  pas  3  ad- 
îoufta  la  Bergère,  ce  que  îe  vous  demande: 
mais  fi  voyant  la  grande  faueur  que  voflre 
maiftrefle  me  fait  5  vous  qui  mefpnfez  fi  fort 
la  ialcufie,  n'en  auez  point  de  reflentiment: 
le  voy  bien ,  dit-il  ,  que  vous  mefurez  mon 
affection  à  la  voflre,  puis  que  vous  penfez 
que  chofe  qui  plaife  à  ma  belle  Maiftrefle 
me  puifle  eftre  ennuyeufe.  Et  quand  cela  ne 
feroit  pas ,  l'aurois  trop  peu  de  connoiflance 
d'Amour  3  fi  îe  ne  receuois  pour  très-grande  la 
faueur  quelle  vient  de  me  faire  à  voftre  def- 
aduantage.  Diane  foufrit  oyant  cette  refponfe: 
&  Phillis5qui  attendoit  tout  ie  contraire3en  de- 
meura fi  furprife,  que  s'arreftant  tout  court, 
elle  confidera  quelque  temps  le  Berger:  mais 
luy  recommençant  a  marcher  :  Phillis,dit-il,ce 
rire  n'eft  qu'vne  couuerture  de  voftre  peu  de 
réplique:  aufii  ne  vous  ay-ie  pu  iufques  icy 
faire  entendre3ny  par  mes  paroles  3  ny  par  mes 
aCtions,vn  feul  des  mifteres  d'Amour,  quelque 
peine  que  i'y  aye  mife.  Mais  ie  n'en  aceufe  que 
ie  défaut  de  voftre  amitié.  Si  c'eft  auec  l'enten- 
dement:.dit  Phillis,  que  nous  entendons,  il  fou- 
droit  m'aceufer  pluftoft ,  fi  ie  n'entends  pas 

ces 


Livre  troisiesme!  \jy 

ces  myfteres  ,  d'auoir  peu  d'entendement, 
que  non  pas  peu  d'amitié  ,  puis  que  l'intel- 
ligence n'eft  pas  en  la  volonté  :  vous  vous 
trompez,  refpondit  le  Berger 3  &  voicy  vn 
de  ces  myfteres  qui  vous  font  inconnus,  &r 
dont  il  ne  faut  aceufer  3  ny  voftre  entende- 
ment ,  ny  voftre  volonté  ,  mais  cecte  belle 
*  Diane.  Et  comment,  dit  Diane,  me  voulez- 
vous  rendre  coulpable  de fignorâce  de  Phillis? 
le  ne  vous  en  îuge  pas  coulpable ,  belle  Mai- 
ftixfle,repliquaSiluandre3mais  îe  disque  vous 
en  elles  la  caufe5ainfî  que  me  l'a  déclaré  vn  an- 
cien Oracle,parlequel,continua-il,fe  tournant 
vers Phillis,i  apprens que ie  fuis  plusaimé  de 
noftre  Maiftrefte  que  vous.  Aftrée  qui  îufques 
alors  n'auoit  point  parlé  :  Voicy ,  dit-elle,  les 
difeours  plus  obfcurs  -,  &  les  raifons  les 
plus  embrouillées  que  ioiïys  ïamais.  Si  vous 
me  donnez  le  loifir,  refpondit  Siluandre,  de 
m'efclaircir,  iemaffeure  que  vous  l'allouerez 
comme  moy.  Et  pour  le  vous  faire  mieux  en- 
tendre ,  ie  dis  donc  encor  vne  fois,  que  le  fu jet 
pour  lequel  Phillis  ne  comprend  les  myfte- 
res de  ce  grand  Dieu  d'Amour,  ceft  parce 
qu'elle  naime  pas  afleza&que  de  ce  defFaut  d'à- 
mitié,iln'en  faut  point  aceufer  fa  volonté.mais 
Dian^  feulem  en t  j  ainfi  que  nous  l'apprend  cet 
ancien  Oracle  ,  par  lequel  ie  connois  que 
ie-  fuis  plus  aimé  d'elle  que  Phillis  :  &  en 
voicy  la  raifon.  Lors  que  vous  defirez  defça- 
z.  Part.  M 


i-*S  La  II.  partie  d'Astr. ee.' 
noir  qu'elle  eft  la  volonté  d  vn  Dieu  ,  à  qui 
vous  addreiTez-vous  pour  l'apprendre:  C  cil 
fans  doute,  refpondit -Phillis,  a  ceux  qui  font' 
Preilrcs  de  leurs  Temples  &  qui  ont  accou- 
tumé de  feruirà  leurs  autels.  Et  pourquov, 
adioufta  le  Berger,  ne  vous  addrellez-vous 
pluitoft  à  ceux  qui  font  les  plus  fo.uants, 
que  non  pas  aux  miriiftres  de  ces  Temples, 
qui  le  plus  fouuent  font  ignorants  en  toute 
autre  choCè?  Parce  ,  reipondit-elle,  que  cha- 
que Dieu  fe  communique  plus  librement  a 
ceux  qui  font  initiez  en  fes  myfteres  5  &  fa- 
miliers autour  de  fes  autels  ,  qu'aux  eflran- 
gers ,  encores  qu  ils  foient  fçauints.  Voyez, 
reprit  alors  Siluandre  5  quelle  eft  la  force  de 
la  venté  ,  puis  qu'elle  vous  contraïnct  mef- 
me  de  la  dire  contre  voirre  intention:  car  fi 
vous  n'entendez  pas  les  myfteres  d'Amour, 
neft-ce  pas  ligne  que  vous  luy  elles  étran- 
gère: puis  que  vous  auouez  que  les  Dieux  fe 
communiquent  plus  librement  a  ceux  qui 
feruent  leurs  Temples,  &  leurs  autels  ?  Mais 
comment  peut -on  feruir  les  temples  &  les 
autels,  d'Amour,  fmon  en  aimant  *  Le  iacri- 
fice  feul  des  coeurs,  cil  celuy  qui  plaift  a  ce 
Dieu.  Ne  voyez-vous  donc,  Pbillis  ,  que  ii 
vous  ignorez  ces  myfteres ,  ce  n'efl  pas  faute 
d'entendement  3  mais  d'Amour^  Et  quand  ce- 
la feroit,  relponditPhillis  (ce que  ie  naucuc- 
ray  jamais)  comment  aceufenez-vous  Diane 


Livre    troisiesme."  179 

du  dcrïaut  de  mon  amitié  ?  Efl-ce  peut-dire 
quelle  ne  ibit  pas  affez  belle,  ou  que  les  me- 
ntes luy  défaillent  pour  fe  faire  aimer  r  Voi- 
cy,  reipondit  froidement  Siluandre, vn  fécond 
myftçr*  de  ce  Dieu,  qui  n'dl  pas  moindre 
que  celuy  que  ie  viens  de  vous  expliquer. 
Diane  a  a  nul  défaut,  ny  de  beauté  ,  ny  de 
mente  :  d  autant  qu'en  chofefi  parfaire  qu'elle 
de,  il  n'y  en  peut  point  auoir,  non  plus  qu'en 
voiire  volonté  :  car  il  ne  tient  pas  à  vous  que 
vous  nel'aimiez  beaucoup,  &  que  vcftrc  A- 
mour  n'efgale  les  p  crfe&ions  que  vous  re- 
marquez en  elle:  mais  il  vous  cft  impoflîble, 
parce  qu'elle  ne  vous  aime  pas ,  fuiuant  cet 
Oracle  dont  ie  vous  ay  parlé .     Iadis  Venus , 
voyant  que  fon  fils  demeuroit  fi  petit,  s'en- 
quift  des  Dieux  5  quel  moyen  il  y  auoit  de  Je 
faire  croiilre  :  à  quoy  il  luy  fut  refpbndu  qu'elle 
luy  fift  vn  frère,  &  qu'il  paruiendroit încon- 
tînemr  à  fa  iufle  proportion,  mais  que  tant 
qu'il  feroit  feul ,  il  ne  croiflroit  point.    Et  ne 
voyez- vous  pas,  Philiis,  que  cette  fentence  efî 
donnée  contre  vous,  &en  ma  faueur?  carfî 
voiire  Amour  demeure  petit  &  prefque  Nain, 
c'cfl  qu'il  n'a  point  de  frère.    Que  fi  au  con- 
traire le   mien   furpaffe    toutes    les    chofes 
plus  hautes  ,  c'efl  que  cette  belle  Diane  luy 
en  a  fait  vn  qu'il  aime  ;  qu'il  honore,  voi~ 
re  puis-ie  dire,  qu'il  adore.    Et  croyez  vous, 
répliqua  Phillis ,  que  vous  foyez  plus  aime 

M   ij 


180  La  II.  partie  d'Astre  t. 
d'elle  que  ie  ne'  fuis?  Il  n'en  faut  non  plus 
douter,  refpondk  le  Berger,  que  de  la  vérité 
irefme.  Les  Dieux  ne  mentent  iamais,  les 
Oracles  font  les  interprètes  de  leurs  volontez  : 
&  comment  oferez-  vous  taxer  l'Oracle  de 
menfonge  ?  Non,  non,Phillis ,  puis  que  faune 
cette  belle  Diane  plus  que  vous  ne  l'aimez,  ne 
doutez  point  qu  elle  ne  m'aime  aufil  dauanta- 
ge  :  autrement  les  Dieux  fcroient  âcs  abu- 
feurs  3  8c  non  pas  des  Dieux.  On  fe  trompe, 
adiouftaPhillis,  bien  fouuent  en  l'intelligence 
des  Oracles.  Il  eft  vray ,  refpondit  Siluandre, 
mais  quand  cela  eft ,  Teuenement  contraire  le 
defcouure  incontinent,  &  ainfi  on  ne  demeu- 
re pas  longuement  abufé  :  mais  de  celuy  dont 
ie  parle,  nou^refTentons  &  vous  &c  moy,l'efret 
il  conforme,que  ce  feroit  impieté  d'en  douter, 
puis  que  quoy  que  vous  vueiliez,  vous  ne  poll- 
uez rendre  voilre  amour  fi  grande  que  la 
mienne.Et  voicy  ce  qui  le  confirme  encore  da- 
uantage.  N'eft-ce  pas  vue  commune  opinion, 
qu'il  faut  aimer  pour  eftre  aimé'Et  quoy,inter- 
rcmpitPhillis,  vous  penfez  en  aimant  beau- 
cou  p3  vous  foire  beaucoup  aimer?  Si  ie  voulois3 
dit  le  Berger ,  vous  expliquer  encor  ce  my Itère 
d'amour,  peut-eftre  feriez-vous  auiïi  prompte 
àl'auoiier  eue  vous  l'auez  elté  à  m'interrom- 
pre  :  &  toutesfois  ce  n'eft  pas  ce  que  ie  voulois 
dire  5  mais  feulement  que  fi  pour  fefaire  aimer 
il  faut  aimer,  il  n'y  a  point  de  doute,que  Diane 


Livre    troisiesme.  181 

qui  me  contraint  de  l'aimer  a'uec  tant  d'affe- 
ction, ne  m'aime  ardemment.  Phfllis  demeu- 
ra muette,  nefçachantque  refpondre  au  Ber- 
ger ,  qui  à  la  venté  deffendoit  trop  bien  fa  eau- 
fe.  Aitrée  Rapprochant  de  l'oreille  de  Diane  : 
Ne  me  croyez  ïamais  pour  veritable,dit-elle  le 
plus  bas  quelle  pût,  fi  ce  Berger  en  feignant 
ne  s'efl  laifle  prendre  à  bon  efcient ,  &  s'il  n'a 
fait  comme  ces  enfans  qui  paflant  tant  de  fois 
le  doigt  autour  de  la  chandelle  pour  fe  ioiier, 
qu'enfin  ils  s'y  bruflent.  Dianeluy  refpondit: 
celapourroiteftre,  fi  ïeftois  aufli  capable  de 
brufler  qu'il  le  pourroit  eftre  d'eftre  bruflé  : 
quefî  toutesfoisil  a  fait  la  fau:e5  la  peine  en 
Coït  à  luy  :  car  quant  à  moy ,  ie  ne  pretens  pomt 
y  participer.  Ces  propos  à  l'oreille  euffent 
continué  dauantage  5  fi  Philiis  qui  efbit  entre- 
deux ne  les  euft  interrompus ,  leur  reprochant 
qu'elles  tenoient  le  party  de  Siluandre.  Ce 
n'eft  pas  cela  5  refpondit  Diane  3  mais  nous 
difons  bien  que  vous  ne  deuez  plus  dilputer 
contre  luy ,  car  il  en  fçait  trop  pour  vous.  Si 
veux-ie  encor ,  dit-elle ,  fçauoir  de  luy  com- 
ment il  entend  5  que  ce  que  vous  auez  dit  au 
commencement  eft  plus  à  fon  aduantage  que 
au  mien  :  parce  que  ie  ne  puis  corn  prendre  que 
ce  ne  me  foit  plus  d'honneur  5  puis  que  vous 
m'eflifez  pour  eftre  compagne.  A  vous,  refpon- 
dit le  Berger,  l'honneur,  &  à  moy  l'amitié. 
Non,  non,  répliqua  la  Bergère,  ce  nom  de 

M    iij 


r8z,  La  IL  partie  d'Astree. 
compagne  eft  plein  d'aminé  &  d'honneur, 
car  il  fignifie  prefque  vue  autre  nous  mefmes, 
Sim'auouerez-vous ,  refpondit  Siluandre  3 
que  l'amitié  &  la  flatterie  ne  peuuent  non 
plus  eftre  enfemble  que  deux  contraires  :Or 
û  la  perfonne  du  monde  que  vous  aimez 
le  plus,  vous  venoit  dire  que  vous  eftes  auffi 
parfaicte  qu'vne  Deeffe  ,  ne  iugeriez-vous 
pas  que  ce  feroit  flatterie,  &  quelle  ne  vous 
aimeroit  point  l  Et  pourquoy ,  pauure  abu- 
fée  que  vous  eftes ,  ne  faites -vous  vn  mefme 
iugement  de  Diane  ,  lors  qu'elle  vous  dit, 
que  vous  eircs  fa  compagne,  c'eft  àdire,ain- 
il  que  vous  l'expliquez  vous  mefme  ,  fem- 
blable  à  e  le,  puis  que  fes  perfections  la  re- 
leuent  de  forte  par  dciTus  toutes  les.  fem- 
mes ,  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  différence  des 
hommes  aux  Dieux  ,  que  de  vous  a  elle  ? 
Aueug1e  Phillis,  ne  voyez- vous  point  que 
cette  douce  parole ,  qui  vous  aggree  iî  fort 
n'eit  qu'vne  pure  flatterie  ,  dont  ma  belle 
Maiftrefle  vfe  enuers  vous  ,  pour  reconnoi- 
ftre  en  quelque  forte  la  foible  amitié  que 
vous  luv  portez;  car  ne  pouuant  vous  aimer, 
elle  veut  vous  contenter  par  ce  moyen. 
Vous  prenant  deneques  pour  compagne  , 
c'eit  fîgne  de  flatterie,  &  cette  flatterie  de 
peu  d'amitié  :  &  au  contraire  me  prenant 
pour  feruiteur,  e.le  montre  la  bien-veillance 
qu'elle  me  porte,  puis  que  îe  fuis  capable  de 


Livre    troisîismï.  »?3 

cette  faueur,  s'il  y  a  quelque  mortel  qui  le 
{oit.  O  outrecuidence  !  s'eferia  Phiilis  :  O 
Amour  !  refpbndit  Siluandrc.  Et  quoy  :  ré- 
pliqua la  Bergère  ,  vous  penftz  donc  cftrc 
cligne  de  fèruir  celle  de  qui  les  mentes  ou- 
t repartent  toutes  les  choies  mortelles  ?  Les 
plus  grands  Dieux  ,  adiouftâ  le  Berger,  font 
feruis  par  des  hommes,  &  fe  plaiient deleur 
voir  rendre  ce  deuoir,  '&" cette  reconnoirlàn- 
ce.  Et  pourquoy,  (i  ie  fuis  homme  ;  com- 
me ie  penfe  que  vous  ne  doutez  pas,  ne  me 
voulez- vous  pas  permettre  que  ie  férue  Bc 
adore  ma  Deeife,  mefme  ayant  elle  efleu  à 
ce  faincl  deuoir  par  elle  mefme  ;Phillis  ayant 
quelque  temps  fans  parler  conilderé  les  rai- 
fons  deSiluandre,  toute  confufe  ne  fçauoit 
queluy  refpondre,  luy  femblant  que  vérita- 
blement Diane  faifoit  plus  de  faueur  au  Berger 
qu'à  elle  :  &  pource,  luy  addreffant  fa  parole  : 
Mais  ma  MaiitrefTe ,  luy  dit-elle,  quand  i'ay 
bien penfé à  ce  que  mon  ennemy  me  dit,  ie 
trouue  qu'il  a  raifon>&:  que  véritablement  vous 
le  fauorifez  dauantage:  feroit-il  poiTibie  que 
vous  l'euiTiez  fait  a  deffein  f  il  cela  eitoit, 
iaurois  bien  occafïon  de  me  plaindre  ,  &: 
de  trouuer  mauuais  qu'a  mes  defpens  il  fuft 
tant  aduantagé  par  deflus  fon  mente.  Ievoy 
bien,  refpondit  froidement  Diane  j  que  l'opi- 
nion a  plus  de puiiïance  fur  vous  que  la  vérité  : 
&  que  ctil  par  elle  que  vous  efics  conduire. 

M   iiij 


184  La  I  Impartie  d'Astrel 
Il  n'y  a  pas  prefque  vn  moment  que  vous  eftiez 
gloneuie  de  la  faueur  auec  laquelle  le  vous 
auois  préférée  à  Siluandre  :  &  voila  qu'inconti- 
nent cetce  opinion  eftant  changée  vous  vous 
pla'gnezdu  contraire  ;  de  forte  quei'ay  bien  à 
craindre  que  voftre  amitié  de  mefme  ne  foit 
toute  en  opinion.  Et  comment.ma  belle  Mai- 
irreffe,  dit  Siluandre5en  pournez-vous  douter, 
puis  qu'elle  ne  dit  pas  vn  mot  qui  ne  vous  en 
rende  tefmoignage?  Ne  voila  pas  vne  belle 
amour  que  la  voftre3  Phillis5qui  vous  fait  trou- 
uer  les  a  étions  de  voftre  Maiftreffe  mauuaifes  ? 
Et  fi  elles  font  a  mon  defaduantage  ,  dit  la  Ber- 
gère, voulez-vous  que  ie  les  trouue  bonnes? 
L  faudroit  bien  eftre  fans  fentiment.  Non  pas 
cela 3  répliqua Siluandre,  mais  auoir  plus  d'a- 
mour  que  vous  n'auez-pas.  Et  quoy  3  ne  vou- 
driez-vous  point  que  Diane  fe  conduifift  à  vo- 
ftre volonté  f  Pleuft  à  Dieu  5  dit  -  elle ,  i'aurois 
pour  le  moins  autant  d  aduantage  fur  vous 
qu'il  femble  qu'elle  vous  en  donne  fur  moy. 
Mais  fi  cela  cftoit,adiouftaleBerger3dittes-moy 
Philis  qui  feroit  de  vous  deux  la  maiftraiffe,  & 
qui  le  feruiteur  <  En  venté,  Bergere5ie  ne  pen- 
fe  pas  que  vous  ayez  efté  efgratignée  de  la 
moindre  de  toutesles  armes  d'Amour.  Aftrée 
qui  efcoutokleur  différent  fans  parler  3  fut  en 
fin  contrainte  de  dire  à  Diane:  le  penfe,  fa- 
ge  B- rgerc ,  qu'enfin  ce  Berger  oftera  du 
du  toutlaparolea  Pfaillig:  mais  pluftoft  l'A- 


Livre   troisième.  iSj 

mour  ,  refpond:t  Siluandre,  car  iufques  icy 
elle  a  penfé  quelle  aimoit ,  &  maintenant  elle 
voit  le  contraire. 

Ces  belles  Bergères  alloient  de  cette  forte, 
trompant  la  longueur  du  chemin.  Et  parce 
que  c'eftoit  fur  le  chaud  du  îour  ,  oc  que  le 
Soleil  eftoit  en  Ta  plus  grande  force  ,  elles 
demandèrent  à  Siluandre,  s'il  y  auoit  beau- 
coup de  chemin  îufqu'au  lieu  où  il  les  vou- 
loit  conduire  ,  &  ayant  fçeu  qu  elles  n'en 
auoient  encore  fait  la  moitié  ,  elles  refolu- 
rent  de  s'arrefter  à  la  première  fontaine  ; 
ou  fous  le  premier  bel  ombrage  qu'elles  ren- 
contreroient  :  car  Siluandre  leur  dit  qu'elles 
en  trouueroient  vne  bien  -toft  3  eu  mefme 
il  y  auoit  vn  cerifier  tout  chargé  de  fruicts. 
En  cette  refolution  3  elles  redoublèrent 
leurs  pas  :  mais  la  rencontre  qu'elles  firent 
de  Laonice ,  de  Hylas,  de  Tyrcis ,  de  Ma- 
donte  ,  &  de  Therfandre  3  les  arrêtèrent 
quelque  temps.  Ces  Bergères  &  Bergers  al- 
loient fe  promenans  enfemble,  cherchans  les 
frefehes  ombres  ,  &:  les  agréables  fouvees 
des  fontaines ,  parce  qu'eftans  eitrangers,6c 
n'ayans  nul  trouppeau  à  garder  3  ils  n'em- 
ployoient  le  temps  qu'à  paffer  leur  vie  le  plus 
doucement  qu'il  leur  eftoit  poflible.  Et  ayant 
ce  iour  là  fait  deffein  de  ne  s'abandonner 
point,  ils  s'alloient  promenant  contremont  la 
douce  de  délectable  riuiere  de  Lignon.  Or  cette 


r86  LaII.Partie  d'Astree. 
troupe  s'eftant  rencontrée,  Hylas  iaiflam  in- 
continent Laonice  s'en  vient  vers  Phillis  :  & 
quoy  quelle  fçeufl  fine,  iï  falut-il  quelle  laii- 
iailAftrée&: Diane:  dequoy Siluandre  ne  fut 
point  marry,  luy  femblant qu'il  poiTedoit  plus 
abiblument  fa  Maiirreile.  Tvrcis  qui  apper- 
ceut  A/tréc  toute  feule,  car  Theifondre  con- 
duifoit  Madame  3  après  iuyauoîr  fait  la  rcue- 
rence,  s'offrit  de  luy  aider.  Elle  qui  efîimcit 
infiniment  la  vertu  dé  ce  Berger,  outre  qu'il 
luy  fembloit  que  leurs  fortunes  auoient  beau- 
coup de  conformité,  le  receiit  fort  volontiers: 
de  forte  que  chacun  auoit  compagnie,  finon 
Laonice3qui ,  comme  fay  dit  autresfois,  nour- 
riflbit  en  ion  ame  vn  ii  extrême  deiîr  de  ven- 
geance contre  Phiilis  &:  Siluandre,  que  tout 
ion  defTein  eftoir  de  trouuer  quelque  bonne 
occafionde  leur  nuire.  Et  pour  venir  a  bout 
de  fon  entrepnfe  ,  elle  alloit  efpiant  toutes 
leurs  actions,  &  efeoutoit  le  plus  qu  elle  pou- 
uoit  leurs  difcours,  principalement  quand  elle 
voyoït  qu'ils  parioii  nt  bas ,  &  en  fecret  ,  Se 
qu'elle  remarquoit  a  leurs  geftes  que  c'eftoit 
auec  affection.  Elle  auoit  des- ja  cCté  caufe  en 
partie  de  la  lalouiîe  de  Lycidas,  &  depuis  auoit 
beaucoup  appris  des  nouuelles  de  Siluandre, 
oc  des  autre  s  Bergères:  plus  tcutesfois  par  fes 
foupçons,  que  par  toute  autre  chofe,  mais  à 
cette  rencontre  elle  en  reconnut  bien  da- 
uantage  ,    &  y  deuint  ïi  fçauante  ,   comme 


Livre    troisiesme.  187 

nous  dirons,  quelle  en  fçeut  prefque  autant 
qu'eux  mefmes.  Audi  n'y  ayant  perfonne 
en  la  compagnie  qui  ibupçonnaft  le  delTein 
quelle  auoit ,  elle  les  efeoutoit  librement 3 & 
s'en  approchoit  fans  qu'ils  s'en  donnaient 
garde.  Elle  donc  n'ayant  rien  qui  la  diuertit 
après  auoir  confîderé  tous  ces  Bergers  ôc 
Bergères,  fe  vint  mettre  le  plus  près  quelle  y 

pûft  de  Silnandi  e ,  qui  conduifoit  Diane ,  par- 
ce que  c'eftoit  celuy  à  qui  elle  vouloit  le 
plus  de  mal  5  &  ayant  des-ja  quelque  opi- 
iron  de  cette  amour ,  elle  defiroit  auec  paf- 
fiôn  d'en  difeounr  dauantage.  Diane  qui  n'a- 
uoit  point  de  defTein  fur  Siluandre  3  quoy 
quelle  luy  vouluft  plus  de  bien  qu'au  refte 
des  Bergères  de  Lignon  D  ne  fe  foucioit  point 
que  fes  paroles  fuflènt  ouyes  :  &  Siluandre 
n'y  prenoit  pas  garde 3  parce  que  du  tout  at- 
tentif à  ce  qu'il  difoit  à  fa  MaiftrefTe  3  il  ne 
voyoit  prefque  le  chemin  par  où  il  paflbit, 
qui  fut  caufe  que  Laonice  les  pûft  efeouter 
ayfément.  Or  ce  Berger,  auiTi-toft  qu'il  fe 
vid  feul  près  de  Diane  :  Et  bien  5  ma  belle 
MaiftrefTe,  luy  dit-il ,  quel  iugement  ferez- 
vous  de  Phillis  &  de  moy  ?  QucPhillis,  refpon- 
dit-elle,  eft  la  perfonne  du  monde  qui  fçait 
le  plus  mal  mentir,  &:  que  Siluandre  eft  le 
Berger  que  ie  vids  iamais  qui  diffimule  le 
mieux  :  car  û  eft  certain  que  vous  contrefaites 
mieux  le  pafïïonné  que  perfonne  du  monde. 


i88  La  IL  partie  d'à  s  trie. 
Ah:  Bergère,  reprit  Siluandre,  qu'il  eftayfé 
de  contrefaire  ce  que  Ton  rerTent  véritable- 
ment. Voila  pas,  répliqua  Diane,  ce  que  îe  dis? 
jamais  ie  neuffe  creu  que  pour  vne  feinte  paf- 
fion  ,  Ton  euit  peu  controuuuer  des  paroles  &r 
des  actions  fî  approchantes  du  vray.  Ahî  Dia- 
ne ,  continua  le  Berger,  combien  font  mes 
actions  &  mes  paroles  împuiiTantes  à  déclarer 
la  vérité  de  mon  affection:  iï  vous  pouuiez 
aufïi  bien  voir  mon  cœur  que  mon  vifage, 
vous  ne  feriez  pas  ce  ingénient  de  moy:  car  il 
faut  enfin  que  îevous  auoiie,  la  gageure  de 
Philiis  auoirbieneftécaufe,  que  ce  Berger  (ie 
ne  fçay  fi  ie  dois  dire  heureux  ou  malheureux  ) 
a  eu  plus  fouuent  [honneur  d'eftre  près  de 
vous  :  mais  que  ie  me  fois  arrefté  aux  bornes 
de noitre gageure:  ah/  belle MaiftrefTe,  ne  le 
croyez  pas,  vous  auez  trop  de  perfections,  & 
i'ày  eu  trop  de  commodité  de  les  recon- 
noifîre,  pour  ne  les  aimer  que-  par  femblant. 
Le  Ciel  me  foit  tefmoin,  &  Tcn  attefte  les 
Deïtezde  ces  lieux  folitaires,que  ie  vous  aime 
auec  vne  aufli  véritable  affection  comme  il  elî 
vray  que  ie  fuis  Siluandre. 

Ce  qui  eftoit  caufeque  le  Berger  parloit  de 
cette  forte,  c'eftoit  qu'il  voyoït  bien  que  dans 
peu  de  îours  le  terme  des  trois  mois  finiufbit,&' 
qu'après  il  In  y  feroit  beaucoup  plus  difficile 
de  l'entretenir  de  fon  affection,  reconnoiflant 
allez  l'humeur  de  cette  B  ergere  :  de  forte  qu'il 


Livre    tRôisiesme^  189 

fe  rcfolutde  preuenir  ce  temps  :&quoyque 
cela  rapporta  peu  à  fon  defTein,  fi  ne  luy  fut-il 
du  tout  inutile:  car  il  commença  d accoutu- 
mer fa  Bergère  à  femblables  difcours,  qui, 
peut-eitre,  n'efl:  pas  vn  des  moindres  artifices 
dont  vn  Amant  auifé  fe  doiue  feruir,  d'autant 
que  la  couftume  nous  rend  les  chofes  ayfées, 
qui  du  commencement  nous  eftonnent ,  de 
que  nous  îugeons  prefque  impofTïbles.  Diane 
oyant  ces  paroles,  encore  qu'elle  îugea  bien 
qu'elles  eftoient  véritables  3  ii  ne  fit-elle  fem- 
blant  de  les  croire  :  mais  continuant  comme 
elle  auoit  commencé:  & cecy,  dit-elle, Berger, 
me  fortifie  encore  plus  en  l'opinion  que  fay 
conceuë  de  vous  :  &  pour  vous  tefmoigner 
que  le  dis  vray,  regardez  auec  quelle  froideur 
ie  vous  efeoute  &  vous  refponds  :  car  fi  fauois 
autre  créance  de  vos  paroles,  foyez  certain 
que  le  premier  mot  que  vous  m'en  auez  dit, 
euft  efté  le  dernier  que  i  eufîe  efeouté.  Siluan- 
dre  vouloit  refpondre,  mais  il  en  fut  empefché 
par  vne  rencontre  qu'ils  firent.  Aftrée  &  Tyr- 
cis  ail  oient  les  premiers:  Phillis  &  Hylas  après, 
puis  Madontc  &  Tcrfandrc,  &:  en  fin  Diane  àç, 
Siluandre,  6c  après  eux  la  malicieufe  Laonice. 
Suiuantde  cette  forte  lefentief  que  Siluandre 
leur  auoit  montré ,  ils  approchent  fans  faire 
beaucoup<He  bruit  d'vn  fort  agréable  bocage 
qui  cftoit  fur  leur  chemin.  Et  parce  que  les 
difcours  d'Aftrée  &  de  Tyrcis  n'efioient  pas 


t$o  La  II.  partie  d* Astre e. 
de  ceux  qui  arr  eurent  toutes  forces  de  l'efprit, 
comme  n'eitantque  des  chofes  indifférentes-, 
ils  prirent  garde  que  dans  le  plus  efpais  de 
1  ombrage ,  il  y  auoit  trois  Bergères  auec  le 
gentil  Pans,  fils  d'Adamas.  Pour  les  Bergè- 
res ,  elles  eftoient  inconnues  a  Aitrée.  Quant 
à  Paris .  il  s  eftoit  depuis  quelque  temps  rendu 
fi  familier  parmy  toute  cette  trouppe,  à  caufe 
de  i  amour  qu'il  porto:t  a  Diane  ,  qu'il  n  y 
auoit  celle  de  tout  leur  hameau  qui  ne  le  re- 
connuft,  voire  qui  ne  l'aimait  Auftl  'pour 
fe  rendre  plus  agréable,  toutes  les  fois  qu'il  ve- 
noitvoirfaM^itreik,  il  prenoit  les  habits  de 
Berger,  comme  l'aydit,  &auecvne  houlette 
en  main,  viuck  parmy  cette  troupe,  com- 
me s'il  euft  elle  de  mefme  condition,  tant 
l'amour  a  de  force  à  defpoùiller  les  âmes 
mefmcs  plus  genereufes  de  toute  ambition. 
Et  parce  qu'a  Theure  que  cette  trouppe  vint 
en  ce  lieu  l'vne  des  Bergères  chantoit,  Aftréc 
&Tyras  s'arrefterent  tout  court,  &:  fe  tour- 
nant vers  ceux  qui  venoient  après  eux,  leur. 
firent  ligne  daller  doucement:  mais  d'autant 
(,;ne  fa  chanfon  eftoit  prefque  finie ,  îjs  n'ouy- 
\  ent  que  ce  dernier  couplet  : 


Livre    troisiesme."  r$r 


MADRIGAL, 

aVor  ?  vous  ay-ie  offensée, 
D'cffect  ou  de  pensée? 
DejjaHl  ne  peut  efire, 
Si  mon  p enfer  ta  fait,  il  efi  vn  traijtre. 

Cette  Bergère  auoitlavoix  fi  douce,  que 
toute  la  trouppe  furuenuë  fut  bien  marrie 
qu'elle  eut  fi  toit  açheué  :  mais  Hylas  qui  auok 
quitté  Phillis,  pour  s'en  approcher  dauanta- 
gc,  neuf!  pluiîofl:  îetté  les  yeux  defius  qu'il 
les  recorinuft.  Que^fï  quel qu  vn  euftprïs  garde 
à  luy,  il  euft  bien  veu  à  fon  a&ion ,  que  ces 
Bergères ae  luy  eftoient  pas  inconnues:  tou- 
tesfois  pour  ouyr  ce  qu'elles  diroient,il  fè 
contraignit  le  plus  quil  luy  fut  po fil ble.  Il 
ouyt  donc  que  cette  dernière  ,  après  auoir 
chanté:  Or  fus,  dit-elle,  gentil  Berger,  puis 
que  nom  auons  fetisfàic  a  voitre  curioiîté, 
acquittez- vous  de  la  promeiTe  que  vous  nous 
auez  faiétc.  Ienevousdefdiray  ïamais,  refpon- 
dit  Pans,  de  chofequi  foit  en  ma  puiiTance: 
&:  lors  prenant  vne  harpe  que  ces  Bergères 
auoient3  il  chanta  fur  cet  infiniment  de  cette 
forte  : 


192* 


La   IL  partie   d'Astree. 


CHANSON. 


aVAN  d  Hjlas  apperceut  les  yeux 
De  ih'dlis  fia  belle  Maifilrelfie, 
Voiir-on  en  cor  telle  Deejfe 
^Ailleurs,  dit-il,  que  dans  les  Cieux  ? 

II 

Phillis  £vn  efclat  rougijfant 
Oyatit  ces  mets  deuint plus  belle  ; 
En  vain  cette  beauté  nouuelle 
Rend,  dit-iUvofilre  œil  plus  puijfant. 
III. 

Bile  a  vn  gracieux  fioufiris 
Keceuant  cette  flatterie  : 
Cejfez, ,  luy  dit-il ,  je  vous  prie, 
C^efi  fiait,  enfin  Hylas  efipyû. 

if: 

(JMais  s  il  plaint ,  dit-elle,  a  ï infant 
Sa  liberté,  qui!  la  repreine$ 
Vous  efiles,  dit-il,  moins  humaine 
En  pardonnant  au  en  furmontant. 

r. 

Lien  trop  aymahle  ejr  trop  cher, 
Dont  le  captif  craint  au  on  le  lafiche^J, 
Heureux  Amant  puis  au  il  tefajches, 
£uand  tu  vois  au  on  te  veut  laficher. 

Il  femblou 


Livre    troisiesme.'  195 

Il  fembloit  que  ces  étrangers  attendiiTent 
auec  impatience  la  fin  de  cecce  chanfon  pour 
demander  qui  eftoit  Phillis  &  Hylas.  Si  vous 
auez  quelquesfois  ouy  parler  de  cette  plaine  de 
Foreft,  refpondit  Paris,  &  particulièrement 
de  l'agréable  nuiere  Lignon,  il  ne  peut  eftre 
que  vous  n'ayez  ouy  le  nom  de  la  belle  Ber- 
gère Diane,  &  d' Aftrée.  Or  cette  Phillis  dont 
vous  me  demandez  des  nouuelles,  eft  leur 
plus  chère  compagne.  Quant  a  Hylas  ,  ie  ne 
vous  en  puis  dire  autre  chofe,  finon  qu'il  eft 
effranger,  mais  de  la  plus  gracieufe  &  plus 
heureufe  humeur  que  l'aye  ïamais  pratiquée, 
car  il  ne  s'ennuye  ïamais  au  feruice  d'vne  Ber- 
gère, la  quittant  toufîours  hui&  iours,  à  ce 
qu'il  dit,  auant  que  de  s'y  defplaire.  N'elt-il 
pas  (adioufta  Tvne  de  ces  eftrangeres)  d'vn 
heu  qui  s'appelle  Camargue  ,  qui  eft  en  la 
prouince  des  Romains?  &luy  ayant  refpondu 
qu'ouy:  Il  fuffit,  continua-t'elk ,  que  vous 
nous  ayez  dit  fon  nom,  &le  lieu  d'où  il  eft: 
car  pour  toutes  fes  autres  conditions,  nous  les 
auons  autresfois  appnfes  à  nos  defpens ,  ôt 
après  s'eftre  teuë  quelque  temps,  elle  reprit 
de  cette  forte: 


2.  Part,  N 


194      La  II.  partie    d'Astree. 


HIS  TOIRE    DE    PA  LINICE 

ET      DE      CïKCENE. 

IE   ne  trouueray   iamais  eftrange ,  gentil 
Berger,  tant  que  Tauray  mémoire  de  Hylas, 
d'ouyr  dire  que  lapluf-part  des  chofes  confifte 
en  l'opinion.   Puis  que  n'y  ayant  rien  de  ïî 
contraire  que  le  vice  &  la  vertu,  Se  ceftui-cy 
prenant  l'vn  pour  l'autre,  il  nous  montre  que 
véritablement  l'opinion  eft  celle  qui  met  le 
prix  à  toutes  chofes.  Et  certes,  c'eft  bien  le  plus 
înconftant  de  tous  les  efprits  qui  ayent  iamais 
eu  quelque  opinion  d'eftre  amoureux,  Se  qui 
auec  plus  d'opiniaftres  raifons  eiTaye  de  prou- 
uer  que  c'eft  vertu  de  changer  5  ou  pluftoft 
que  d'aimer  en  diuers  lieux 5  ce  n'eftpas  in- 
conftance:  6c  ne  faut  point  croire  qu'il  en 
parle  contre  ce  qu'il  en  croit,  parce  que  vérita- 
blement c'eit  félon  foncœur.  le  me  fouuiens 
queftant  venu  de  Camargue  a  Lyon  3  il  fe 
laiifa  renfermer  dans  le  Temple  parmy  les 
filles 3  la  veille  d'vne  Feftc,  &  n'euft  efté  la 
compaiTion  quePalinice  eutdeluy  ( c'eft  ainiî 
que  celle-cy  de  mes  compagnes  fe  nomme, 
dit-elle,  montrant  celle  qui  eiioit  plus  près  de 
Pans;  il  n'y  a  point  de  doute  que  facuriofité 
euft  efté  bien  rudement  punie.  Mais  elle  re- 
connu îlTant  que  fa  faute  eftoit  procedée  d'im- 


Livre  troisiesme]  m* 
prudence,  &non  de  malice,  en  le  defguifant 
d'vn  voile  le  fit  fertir  hors  du  Temple,  &  l'a- 
mena îufques  en  fon  logis  qui  eftoit  dans  la 
demy  Me  que  le  Rofne  6c  l'Arar  font  auprès 
de  l'Athenéc.  A  la  vérité,  cette  courtoifîe  fut 
bien  allez  grande  pour  obliger  Hylas  a  reuoir 
Palinice  :  mais  fa  moderne  auffi  eftoit  bien 
vne  bride  affez  forte ,  pour  empefeher  que 
tout  autre  que  Hylas  ne  luy  euft  parlé  d'A- 
mour: toutesfoisil  n'attendit  pas  la  troifiefme 
vifite ,  fans  luy  en  dire  fon  opinion.  Car  le 
lendemain  qu'il  vint  chez  elle  ce  fut  auec  au- 
tant de  familiarité,  que  s'il  euft  efté  toufiours 
nourry  auprès  d'elle.  Vous  m'auez,  luy  dit-il 
d'abord,  conferuéla  vie:  il  efl  bien  raifonna- 
ble  quelle  foie  employée  à  voftre  feruice: 
auffi  le  veux-ie  faire,  quand  ce  ne  feroit  que 
pour  neftre  point  ingrat  ;  vous  auffi  pour 
ne  fouiller  la  première  faueur  que  vous  m'a- 
uez faidte,  receuez  l'offre  que  ievous  fais  de 
mon  feruice  ,  &:  ne  croyez  point  qu'il  y  ait 
perfonne  au  monde  qui  vous  puiffe  plus  ai- 
mer que  moy,  ny  qui  en  ait  plus  de  volon- 
té. Ma  compagne  qui  n'auoit  pas  accoutu- 
mé d'ouyr  de  femblables  harangues,  pour  le 
commencement,  luy  refpondit  affez  froide- 
nient,  mais  voyant  qu'il  continuoit,  elle  s'en 
fafcha,  ne  pouuant  fupporter  qu'il  luy  tint  ce 
langage.  En  fin  quand  par  la  continuation  de 
fa  vif  ites,  elle  recornu  t  fon  humeur,  elle  ne 

N  ij 


r?5     La  II.  partie   d'Astree.' 
faifoit  plus  qu'en  rire3  dequoy  il  ne  s'offençoic 
point  :  car  il  a  cela  de  bon,  que  tout  ainfi  qu'il 
vit  librement  auec  tout  k  monde,  il  eftbien 
ayfe  qu'on  en  face  de  mefme  auec  luy. Toutes- 
fois  cette  Amour  alla  croiflànt  de  forte  que 
ma  compagne  s'en  trouua  ennuyée:  non  pas 
que  véritablement  Hylas  ne  foit  perfonne  de 
mérite 3  &  qu'il  n'ait  des  perfections  qui  font 
dignes  d'efire  aimées:  mais  elle  eftant  vefue5 
&  ne  faifant  pas  deffein  de  fe  marier,  cette  re- 
cherche ne  pouuoit  que  luy  eftre  fort  def-ad- 
uantageufe.  En  ce  mefme  temps  il  fembla  que 
le  Ciel  euft  pitié  de  palinice,  luy  donnant  vne 
compagne,  &  bien-toit  deux,  pour  luy  ayder  à 
porter  vn  fi  pefant  fardeau,    palinice  auoit  vn 
frère  qui  cltoit  feruiteur,  il  y  auoit  long  temps, 
deCircéne,  dit-elle  (  montrant  l'autre  de  Ces 
compagnes  qui  eftoit  auprès  d'elle  :  )  &  parce 
que  le  refpect  a  plus  de  puifTance  fur  les  cœurs 
qui  aiment  bien,  Clonan  (tel  eft  le  nom  du 
frère  de  palinice  )  n'auoit  point  encor  eu  la 
hardie/Te  de  le  dire  à  cette  belle  Circéne.  Elle 
d'autre  cofté  eftoit  encor  trop  îeune  pour 
prendre  garde  aux  aérions  qui  luy  en  pou- 
uoient  donner  connoiffance  j  fi  bien  que  Clo- 
rian  brufloit  bien  deuant  faDeeffe:  mais  (on 
facnrice  eftoit  inutile,  n'eftant  pas  connu  de 
celle  a  qui  il  l'offroit.  Hylas  cependant  conti- 
nuoit  devoir  palinice;  &  parce ,  à  ce  qu'il  dir3 
que  l'vn  des  premiers  préceptes  de  la  prudence 


Livre    troisiesme.'  ijy 

<F  Amour,  c'eft  d'acquérir  les  bonnes  grâces  de 
tous  ceux  qui  attouchent  ou  d'amitié  ou  de 
parentage  à  la  perfonne  aimée,  il  fît  tout  ce 
qu'il  pull  pour  eftre  amy  de  Clorian:  ce  qui 
luyfutfort  ayfé,  pourceque  ce ieune homme 
eftoit  courtois  &  bien  nay ,  &  de  fon  cofté 
auoit  ce  mefme  deffein  d'eftre  aimé  de  tous. 
Mais  d'autant  que  Hylas  eftoit  plus  fin  &  plus 
ruzé,  foit  pour  auoir  plus  voyagé,  foit  pour 
auoir  plus  d'aage,  il  fe  contenta  de  feindre  ce 
que  Clorian  fit  a  bon  efeient:  ôcparainfî  il  ne 
fut  fon  amy  que  comme  le  commun ,  au  lieu 
que  l'autre  faimoit  comme  fi  ç  euft  efté  fon 
frère.  Pour  le  moins  ce  qui  s  en  enfuiuit  en 
donna  connoiffance  :  car  Clorian  augmentant 
de  iour  à  autre  en  fon  affection  entiers  Cyrcé- 
ne,  fans  la  luy  ofer  faire  fçauoir  par  fes  paroles, 
Hylas  en  fin  s'en  print  garde  de  cette  forte. 
Cyrcéne  eftoit  partie  pour  aller  voir  fon  père., 
qui  eftoit  tombé  malade  en  vne  ville  du  cofté 
des  Allobroges  dans  le  pays  des  Sebufiens,  &:  fa 
maladie  fut  telle  que  iamais  il  n'en  releua  de- 
puis: cela  fut  cauie  qu  elle  demeura  long  temps 
hors  de  noftre  ville  ,  &:  que  par  confequent 
Clorian  ne  la  voyoït  point.  Et  parce  qu'à  ce 
que  i'ay  ouy  dire,  il  n'y  a  rien  qui  foulage  plus 
celuy  qui  aime  bien,  que  de  penfer  en  la  per- 
fonne aimée  ,  Clorian  fe  retiroit  bien  fou- 
uent  en  vne  maifon  qu'il  auoit  dans  l'enceinte 
mefme  ae  la  ville,  fur  le  haut  de  cette  montée 

N    iij 


198  La  II.  partie  d'Astree! 
qui  va  du  codé  des  Sebufîens.  De  ce  lieu  on 
void  leRofne  dvncofté3&de  l'autre  l'Arar, 
de  quand  on  veut  eftendre  la  veuë  on  void  du 
coftéduRofnelaforeitdeMars  ditte  d'Eneu. 
Que fî les  arbres efleuez n'empefehoient l'œil, 
il  n'y  a  point  de  doute  qu'il  s'eftendoit  plus  de 
ce  cofté  là  que  de  tout  autre.  Quand  on  fe 
tourne  vers  le  Temple  de  Venus ,  on  void 
iufques  aux  monts  desSegufîens.  Quand  on 
regarde  t'Arar,onvoid  iufques  aux  Sequanois. 
Et  quand  on  eftend  la  veuë  entre  le  Rofrie ,  &: 
l'Arar,  vous  voyez  iufques  aux  affreufes  mon- 
tagnes des  Allcbroges  3  par  delà  la  plaine  des 
Sebu/îens.  Que  s'il  n'y  auoit  quelques  rochers 
qui  s'oppofent ,  on  verroit  mefme  iufques  aux 
Secuiïens3  parce  qu'outre  que  le  lieu  eft  fort 
releué,  encor  y  a-t'il  vne  tour  qui  eftmerueil- 
leufe  pour  fa  hauteur,  au  fommetde  laquelle 
il  y  a  vn  cabinet  ouuert  des  quatre  coftez ,  afin 
qu'on  puiiTe  plus  aifémët  îouyr  de  la  beauté  de 
cette  veuë.  C'eftoient  en  ce  lieu  que  Clorian 
fe  retiroit  d'ordinaire  :&:  quand  il  fepouuoit 
defrober  des  compagnies  il  montoit  en  fa 
tour  :  &  de  là  iettant  les  yeux  fur  la  plaine  des 
Sebufiens3il  demeuroit  commerauyenfapen- 
fée,qui  ne  fe  diuertifToit  ïamais  de  Cyrcéne, 
quelque  objectqui  fe  prefentaft  àfesyeux.  Il 
aduint  que  Hylas  eftant  fort  familier  auec  luy, 
comme  ievous  aydit,  ne  le  trouuant  point 
dans  le  bas  du  logis,  fe  douta  bien  qu'il  eitoit 


Livre    troi'si  esme."  rp.9 

au  haut  de  cette  tour,  &  parce  qu'il  eftoit  en 
peine  de  qui  fbn  compagnon  eftoit  amou- 
reux (  car  il  connoiiïbit  bien  que  ces  folitudes, 
de  ces  longues  penfées  ne  pounoient  procéder 
d'autre  chofe  que  d'Amour  )  il  monta  les  de- 
grez  le  plus  doucement  qu'il  pût:  &  trouuant 
la  porte  entr'  ouuerte,  il  le  vid  accoudé  fur  la 
feneftrequi  regardoitdu  cofté  des  Sebufiens, 
tellement  rauy  en  fa  penfée,  qu'il  n'euft  pas 
oiiy  tonner,  tant  s'en  faut  qu'il  euft  pu  pren- 
dre garde  au  bruit  qus  fit  Hylas  en  ouurant  la 
porte  &  en  entrant;  &  de  fortune  il  parloit 
alors  fi  haut  que  Hylas  pûft  ouyr  ces  paroles  : 


SONNET. 
IL    PARLE    AV    VENT. 

DO  v  x  Zephir  que  ie  vois  errer  folaftre- 
ment 
Entre  les  crins  aigus  de  ces  plantes  hautaines, 
Et  qui  pillant  de  s  fleurs  le  s  plus  douces  haleines, 
Auec  ce  beau  larcin  vas  tout  ï  air  far  fumant. 

Si  iamais  la  pitié  te  donna  mouuemenU 
Oublie  en  mafaueur  icy  tes  douces  peines  : 
Et  ien  va  dans  le  Jem  de  ces  heureufes  plaines, 
Ou  mon  malheur  retient  tout  mon  contentement» 

N   iiij 


zco      La  II.  partie    d'Astrel 

p%  mais  porte  auec  toy  les  amoureuses  plaintes 
£)ue  parmy  cesforejh  iày  trijkmet  empreintes, 
Seul  ejr  dernier  pi aijir  entre  mes  de  (plaisirs. 

La  tu  pourras  trouuerfw  dés  leur  es  iumelles 
Des  odeurs   ej?  des  fleurs  plus  douces  ejr  plus 

belles  : 
A  fais  rapporte-le  s-mûy  pour  nourrir  mes  defirs* 

le  vous  y  prends  Clorian  ,  dit  Hylas,  luy 
iettant  le  bras  au  col,  &  le  baifant  à  la  ioiie, 
ie  confeffe  que  vous  elles  le  plus  fecret  Amou- 
reux qui  fut  iamars,mais  fi  ne  pouuez-vous 
plus  vous  cacher  à  moy.  Ny  en  cette  occafion, 
dit  Clorian,  après  l'aiioir  quelcme  temps  con- 
fîdcré,nyen  nulle  autre,ie  ne  me  cacheray  ia- 
înais  a  vous.  le  le  reconnoiitray  bien,  luy  dit 
Hylas,  fi  vous  m'auoùez  librement  ce  qu  aufîi 
bien  ie  fcay  des-ja.  Etqueft-ce,  refpondit-il3 
que  vous  voulez  fçauoirde  moy?  le  ne  vous 
demande  plus ,  répliqua  Hylas,  quel  eitvoftre 
mal,  mais  feulement  de  qui  il  procède.  Ah.' 
Hylas ^  dit-il,  auec  vn  grand  ibufpir,  vous 
auez  raifon  de  ne  me  demander  point  quel  il 
eft,  car  vous  le  ingérez  aifez  quand  vous  fç  au- 
rez qui  en  eft  la  caufe.  Et  pleuft  aux  Dieux 
que  vous  pûfTïez  auffi  bien  m'y  rapporter 
du  foulagement  comme  l'en  defefpere  ,  & 
comme  librement  ie  (ansferay  àvoitre  curio- 
fité.  Et  à  ce  mot  s  eflanc  affis  fur  vn  petit  lict3 


Livre   troisîesme-  201 

Zc  le  prenant  par  la  main ,  il  luy  fit  tout  le  dit 
cours  de  fon  affection ,  luy  difant  9  combien  le 
refpeft  qu'il  auoit  porté  à  Cyrcéne  3  eftoic 
grand  3  puis  qu'il  n'auoit  ofé  luy  déclarer  l'A- 
mour qu  il  luy  portoit. 

Lors  que  Hylas  oùyt  le  nom  de  Cyrcéne ,  il 
luy  fembla  bien  de  l'aiioir  oiiy  nommer  autre- 
fois, fans  toutesfois  s'en  pouuoir  bien  fouuenir, 
cela  fut  caufe  qu'il  luy  demanda  laquelle  c'e- 
ftoit  de  toutes  celles  qu'il  auoit  veiies.  Puis  que 
vous  n'en  connoiiTez  point  le  nom,  refpond 
Cîorian,  il  faut  croire  que  vous  ne  l'aurez  ia- 
mais  veiie  ,  fa  beauté  eftant  telle  3  qu'il  efl:  im- 
poflîble  qu'elle  foit  veiie  fans  qu'on  n'en  de- 
mande le  nom  3  &  que  l'Amour  n'en  engraue 
en  mefme  temps  le  vifage  bien  auant  dans  le 
cœur  :  &  à  la  vérité  quand  ie  conte  en  quel 
temps  vous  eftes  venu  en  cette  ville,  iepen- 
fe  que  vous  ne  la  pouuez  auoir  veiie.  Farriuay, 
adioufta  Hylas,  la  veille  de  la  dernière  fefte 
qu'on  chommoit  à  Venus.  Clorian  alors  après 
auoir  quelque  temps  penfé  Juy  refpondit  qu'il 
ne  la  pouuoit  auoir  veiie  que  ce  îour-là,  parce 
quelle  partit  le  lendemain  pour  aller  vers  fon 
père,  qui  eitoit  malade  dans  la  prouinec  des 
Sebufîens,  d'où  elle  n'efloit  depuis  reuemie.  Et 
bien,  dit  Hylas,  &  pour  eftre  fîjbelle  penfez- 
vous  qu'elle  ne  vueille  pas  eftre  aimée  ?  Quoy 
donc3  croyez-vous  qu'il  n'y  ait  que  les  laides 
qui  vueiïlentfouffrk  de  Tertre?  Tant  s'en  faut 


2o£  La  II.  Partie  d'Astr'ee* 
fi  quelques-vnes  s'en  doiuent  offenfer  quand 
on  le  leur  dit,  ce  font  les  laides ,  parce  qu'il  y  a 
apparence  que  Ton  fe  mocque  d'elles.  le  ne 
penfe  pas,  refpondit  Clorian  D  qu'elles  s  en  • 
offenfent  pour  eftre  belles:  mais  oiiy  bien  pour 
e/jtrehonneftes.  Comment,  adioufta  Hylas3 
qii'vne  femme  pour  honnefte  quelle  foir  fe 
piaffe  fafcher  d' eftre  aimée  ?  Ah  :  Clorian  mon 
amy5  reflbuuenez-  vous  que  la  mine  qu'elles  en 
font  quand  on  leur  dit ,  n'eft  pas  pour  eftre 
marries  qu'on  les  aime  3  mais  pour  eftre  en 
doute  qu'il  ne  foit  pas  vray.  Et  d'efFeâ:  où  eft 
lafcmme3quieftantbienafTeuréederaffe&ion 
dvn homme,  ne  s'en  eft  enfin  fait  paroiftre 
tres-contente,  &  ne  luy  en  a  rendu  des  tefmoi- 
gnages:Non,non,Clorian5de  toutes  les  actions 
que  nous  faifons,  après  celles  qui  conferuentla 
vie,  il  n'y  en  a  point  de  plus  naturelle  que  celle 
de  l'Amour.  Et  tenez-vous  les  femmes  pour 
tant  ennemies  de  la  nature,qu  elles  hay lient  ce 
qui  eft  naturel  ?  le  veux  vous  donner  confeil, 
encor  que  vous  ne  me  le  demandiez,  &  fi  vous 
le  fuiuez  vous  verrez  bien  toft  que  ie  ne  fuis 
pas  apprentif  en  femblables  chofes.  Faites 
fçauoir  a  Cyrcéne  que  vous  l'aimez  ,  &  cela  le 
le  plus  promptement  que  vous  pourrez;  car 
pluftoft  elle  le  fçaura,  pluftoft  aufli  en  fera- 
t'elle  afîeurée,  de  tant  pluftoft  elle  vous  ai- 
mera. Il  n'y  a  point  de  doute  qu'au  com- 
mencement elle   tourna  la  tefte  à   cofté , 


Livre  troisiesme!  205 
quelle  vous  dira  qu'elle  ne  veut  point  qu'on 
luy  parle  d'Amour,  quelle  feindra  d'eftre  en 
colère ,  &  de  ne  vouloir  plus  parler  à  vous: 
mais  continuez  feulement  ,  &  fi  vous  y 
elles  bien  affidu  ,  foyez  aiTeuré  que  vous 
l'emporterez. 

Lors  quelles  nous  font  ces  refponfes,  & 
qu'elles  refufent  l'affection  que  nous  leur  pre- 
fentons,  elles  me  font  reilbuuenir  decesMy- 
res,quiayans  vifité  les  malades , refufent  en 
tendant  la  main,  l'argent  que  Ton  leur  prefen- 
te.  I'ay  plus  d'aage  que  vous,  i'ay  vn  peu  cou- 
ru du  monde,&  fur  tout  l'en  ay  aimé  plufîeun: 
cela  me  donne  l'authorité  de  vous  en  parler 
plus  librement,  8c  vous  ne  le  deuez  point  trou- 
uer  mauuais  :  foyéz  certain  que  iamais  honteux 
Amant  n'eut  belle  amie ,  &  que  c'eft  fait  de  l'a- 
moureux quieftrefpectueux.  Il  faut  que  celuy 
qui  veut  faire  ce  meftier,  ofe,  entreprenne, 
demande,  &fupplie,  qu'il  importune,  qu'il 
preffe,  qu'il  prenne,  qu'il  furprenne  ,  voire 
qu'il  rauifTe.  Et  ne  fçauez-vous.Clonan^om- 
mela  femme  efl  faite  ?  Efcoutez  ce  qu'en  dit  ce 
grand  Oracle  qui  de  noftre  temps  a  parlé  de  là 
les  Alpes. 


T98         L  A  IL   P  A  RT  I  E   D'A  STREe! 


MADRIGAL. 

EL  L  e  fuit  y  &  fuyant  elle  veut  qùon  ï at- 
teigne $ 
Refufe,  ejr  refufant  veut qu on  tait  par  effort  ,• 
Combat,  &  combattant  veut  qùon  f oit  le  f  lus 

fort: 
Carainfifon  honneur 'ordonne  quelle  feigne. 

Celuy  qui  n'a  pas  le  courage  de  viure  de 
cette  forte,  conseillez -luy  feulement  qu'il 
prenne  vn  autre  mcffier  que  celuy  d'Amour, 
car  il  n'y  fera  ïamais  Ton  profit.  le  veux  donc 
conclure  ,  Clorian  3  que  non  feulement 
vous  deue2  auoir  la  hardie/Te  de  luy  décla- 
rer voftre  intention  3  mais  deuezefperer  pour 
certain  qu'elle  vous  aimera3  pourueu  que  vous 
l'aimiez. 

le  ne  fçaurois,  gentil  Berger ,  vous  redire  au 
long  les  confeils,  ny  les  raifons  de  Hylas:  car  à 
ce  queiay  depuis  fçeu  par  Palinice  3  a  qui  fon 
frère  les  a  plufieurs  fois  racontées ,  il  fe  faifoit 
bien  paroiftre  mailtre  paifé  en  femblables  cho- 
fes.Tant  y  a  que  la  conclufion  fut,d'autant  que 
Clorian  nauoït  pas  la  hardieffe  de  déclarer  à 
cette  belle  fille ,  laffeclion  qu'il  luy  portoit, 
qu  aufîi-toft  qu'elle  feroit  de  retour  (  ce  qui  de- 
uoiteftre  dans  peu  de  îours)  Hylas  en  porte- 


Livre  troisiesme*  2,oy 

roit  la  parole.  Ce  qu'il  accepta  librement  de 
faire,  parce, difoit-il3qu'il  s'en  obligeoit  deux  en 
vn  coup,  a  fçauoir  Cionan enluy  rendant  ce 
bon  office,  &  Cyrcéne  en  luy  portant  de  fi 
bonnes  nouuelles.  Il  aduint  donc  que  quelque 
temps  après  ma  compagne  retourna  en  lavillc: 
de  quoy  que  la  mort  de  Ton  père  l'eut  contrain- 
te de  porter  le  dueil,  &que  la  tnirefle  de  fon 
ame  accompagnait  fort  bien  l'habit  qu'elle 
^uoit,  fîeft-ce  que  ce  defplaifir  n'auoit  point 
amoindry  fa  beauté,  tant  s'en  faut  il  luy  auoit 
adiouftéienefçay  quelle  douceur  au  vifage, 
qui  efmouuoit  tous  ceux  qui  la  voy oient,  ôc 
d'Amour,  d'vne  certaine  attrayante  compaf- 
fion,  qui  la  ren doit  beaucoup  plus  aggreable. 
Hylas  pour  fatisfaire  à  ce  qu'il  auoit  promis,  ne 
fçeut  pas  pluftofl  fon  retour  qu'il  rechercha 
curieufement  les  moyens  de  la  voir;  à  quoy 
Palinice  luy  feruit  beaucoup,  parce  que  fon  frè- 
re l'en  auoit  prié.  Elle  qui  ne  fçauoit  point  leur 
deifein,  &  qui  croyoit  que  ce  ne  fuft  que  par 
curiofîté,  fut  bien  aife  de  contenter  fon  frère 
quoy  qu'il  luy  fafchafr  fort  de  traîner  cet  hom-3 
me  après  elle.  Et  de  fortune  il  fe  prefenta  vne 
bonne  occafîon,  caria  mère  de  Circéne  vou- 
lant faire  quelque  facrifice  aux  Dieux  Mânes 
pour  fon  mary,y  comriaPalinice,commervne 
de  ks  meilleures  amies.  Elle  y  alla,  &  auec 
elle  Hylas;  mais  voyez  s'il  n'eit  pas  aufTi  bon 
amy,  que  ridelle  Amant:  ilnereuitpasfî  toit 


lo6       La  IL  partie  d'Astree. 
Cyfcéne  qu'il  en  deuint  amoureux  :1e  dis,reuit, 
parcequeiettantl-esyeux'deiTus,  il  fe  reflbu- 
u.int  qu'il lauoit  veiie  autresfois  dans  le  Tem- 
ple de  Venu s,lors  que  Palinice  lefauua:  &  par- 
ce que  dés  lors  il  lauoit  trouuée  fort  a  fon  gré, 
lés  premières  flammes  fe  rallumèrent  aifé- 
mentencecœur,  qui  eft  aufïi  fufceptible  de 
l'Amour,  que  le  foulfre  le  peut  eftre  du  feu  .La 
confiderant  donc  quelque  temps  fort  attenti- 
uement ,  il  fe  ramenteut  peu  a  peu  que  Cyrcé- 
ne  eftoit  celle  qu'il  auoit  veiie  dans  le  Temple, 
&  de  laquelle  ils  auoient  demandé  le  nom  à 
Palinice:  &fe  reprefentant  alors  la  grâce  qu'el- 
le eut  à  chanter,  &  tout  ce  que  l'Amour  luy  fift 
conceuoir  à  cette  première  veiie,  il  oublia  de 
forte  tout  ce  qu  îlauoit  promis  aClonan,  qu'il 
ne  penfaplus  qu'a  faire  l'office  pour  foy  mef- 
me.  Voyez  combien  il  eft  dangereux  d'em- 
ployer vn  fécond  en  femblables  affaires.il  s'ap- 
procha d'elle3&  après  l'auoir  falùée,&que  com- 
me pleine  de  ciuiiité  elle  luy  eut  rendu  fon  fa- 
hit,  parce  que  c'eftoit  dans  le  Temple,  il  fe  mit 
fur  vngenoùil  au  plus  près  d'elle  qu'il  pût,  &: 
fuiuantfon  humeur,  fe  panchant  vn  peu  fur 
l'autre,  il  luy  parla  de  cette  forte  :  le  voy  bien, 
belle  Cyrccne,que  voftre  veiie  m'eft  fatale, & 
qu'cftant  venu  îcy  pour  affilier  à  vn  de  vos  fa- 
crifices,  vous  y  ferez  auffi  à  vn  des  miens.  Elle 
qui  n'auoit  jamais  veu  cet  homme,ny  oiiy  par- 
ler de  luy,  le  regarda  quelque  temps  au  vifage , 


Livre  troisiesme.1  207 - 

&  le  coniiderant  vn  peu  ,  connut  bien  qu'il 
eiloit  eftranger ,  flirt:  au  langage ,  fuft  à  l'habit, 
parce  qu  encores  qu'il  le  portail  comme  les  au- 
tres de  la  ville,  fi  eft  -  ce  qu'il  eftoit  bien  aifé  à 
connoiftre,  d'autant  que  les  eftrangers,  quoy 
qu'ils  fe  defguifent  de  nos  habits,  ont  toufiours 
quelque  air  différent  de  ceux  de  noftre  con- 
trée :&  me  femble  que  les  Francs  ont  moins 
cette  différence  que  tous  les  autres.  Et  parce 
queCyrcénene  connoiflbit  point  Hylas,  elle 
creut  qu'il  la  prenoit  pour  quelque  autre  ,  &£ 
cela  fut  caufe  qu'après  auoir  arrefté  quelque 
temps  fes  yeux  fur  luy ,  elle  fe  tourna  froide- 
ment d'vn  autre  cofté ,  fans  luy  refpondrc  ;  de- 
quoy  neftantpasfatisfait,  il  la  tira  par  vn  des 
plisdefarobbe. 

Et  quoy  la  belle,luy  dit-il,vous  ne  me  refpon- 
dez  nonplusquefîieneparlois  point  à  vous  : 
AufTi  crois-ie,ditCyrcéne5que  voflre  parole 
ne  s'addreffe  pas  à  mov,ou  que  vous  vous  mef- 
contez:car  qu'eft-ce  que  vous  me  dites  de  veite 
fatal  c3&  de  voftre  facrifice  \  Ce  n'eft  point,  dit- 
il,  à  autre  qu'a  vous  que  ie  parle,  &  ne  vous 
prens  point  pour  autre  que  pour  vous  mefme  : 
c'eftadire,  pour  la  plus  belle  &  plus  aimable 
que  ie  vis  ïamais  ,  &  de  qui  la  première  vetie  a 
faillydemecoufterlavie,  6c  la  féconde  me  la 
rauira  fans  doute,  fi  ie  ne  vous  trouneà  cette 
heure  auili  douce  &  fauorable  quePalinice  me 
lefiR  en  ce  temps-la.  Et  qu  eft-ce,  dit- elle,  que 


2,o8  La  II.  partie  d'Astkee; 
Palinice  fit  pour  vous?  Elle  mefàuua  la  vie^ 
reipondit-il  3  lors  que  macuriofité  m'engagea 
dans  le  remple,ia  nuict  auant  la  feile  de  Venus, 
&:  que  vofhre  veiie  m'y  retint  plus  que  îe  ne  de- 
uois.  le  n'ay  point  de  mémoire,  dit  Cyrcéne, 
de  vous  y  auoir  veu.  Cela,  répliqua  Hyias, 
n'empefche  pas  que  ie  ne  vous  aime  3  &  qu'au 
lieu  d'affilier  à  voftre  facrifice3  comme  i'ay 
penféde  faire,  vous  n'aiMiez  à  celuy  qu'A- 
mour vous  fait  de  moy  ;  en  quoy  toutesfois  ie 
m'elumeray  bien-heureux ,  fi  l'acquiers  quel- 
que part  en  vofrre  amitié.  le  voy,  dit-elle,  que 
vous  elles  ellranger,  &:  que  vous  ne  me  con- 
noiiTez  pas  ;  &  croy  encores  mieux  que  mon 
amitié  vous  eft  fort  indifferente.Et  à  ce  mot  elle 
fe  tourna  d'vn  antre  collé  ,  &:  il  luy  aduint  à 
propos  qu'vne  defes  compagnes  entra  dans  le 
Temple,  à  laquelle  feignant  de  quitter  fa  place 
par  courtoiiîe,  elle  fe  retira  au  plus  près  de  fa 
mère  qu'elle  pût,  &  durant  tout  le  relie  du  fa- 
crifice,  elle  ne  voulut  s'approcher  de  luy.  Mais 
Hylas  n'eltoit  pas  homme  pour  s'arreller  en  fi 
beau  chemin. 

Il  trouua  donc  par  le  moven  de Palinice,  ce- 
luy d'entrer  chez  Cyrcéne.,  &:  pour  conclufîon 
s'y  rendit  lî  familier  5  faifant  toufiours  croire  à 
Clonan  que  c'eftoit  a  fon  occalîon  qu'il  dc- 
meuroit  plus  auec  elle  qu'en  tout  autre  lieu. 
Mais  ce  n'eftoit  pas  allez  pour  l'humeur  d'Hy- 
las  de  tromper  fon  amy  3  &:  d'aimer  Palinice  &: 

Cyrcéne, 


Livre    troisiesme.  209 

Cyrcéne,  fi  vn  foir  que  nous  nous  allafmes 
promener,contre-mont  l'Arar ,  il  ne  m'en  euft 
dit  autant  qu'aux  autres,  fans  qu'il  euft  prefque 
connoiflance  de  mon  nom. 

Hylas  quieftoitauxefcoutes,  commeie  vous 
ay  dit,  ne  pût  s'empefcher  ,  quoy  que  ce  fut 
contre  ion  defifein  5  de  fe  montrera  elle, &:  de 
luy  dire  tout  à  coup.  Et  quoy,  belle  Florice, 
auez-vous  opinion  que  ce  fut  de  voftrenom 
queiefufTe  amoureux?  Hylas  fe  repentit  bien 
de  s'eftre  fait  voir  fans  y  penfer  3  mais  cçs 
eftrangeres  furent  bien  plus  eftonnées  ,  le 
voyant paroiftre  tant  inopinément: quoy  que 
d'abord  elles  le  regardèrent  par  deux  fois  auant 
que  de  le  reconnoiitre  3  a  caufe  du  changement 
d'habits. 

MaisAftréeenfut  tres-aife,  qui  s'ennuyoic 
infiniment  que  le  long  difcours  de  cette  étran- 
gère luy  retardait  le  contentement  qu'elle  et 
peroit  de  la  fin  de  fun  voyage.  Elle  fit  femblanc 
toutesfois  d'en  eftre  bien  marrie  3  afin  de  faire 
comme  les  autres  3  qui  tous  enfemblefe  firent 
voir.  Au  contraire  Hylas  feignant  d'auoir  in- 
terrompu à  deffein  Florice,  s'en  courut  l'em- 
braiTer,&:  puis  faliia  les  autres  deux  :  &  enfin  re- 
tournant vers  elle:  Et  bien  belle  difcoureufe, 
dit-il  5  ne  ceiTerez-vous  iamais  de  renouueller 
mes  playes  ?  Fauois  opinion,  dit-elle,  de  chan- 
ter vos  louanges  :  &  depuis  quand  les  efhmez- 
vous  autres  ITay  de  tout  temps,  dit-il ,  accoa- 

1.  Part ,  O 


2io  La  IL  partie  d'Astree." 
iiumcd'appeller  chaque  chofeparfonnom  :& 
n'eft-ce  pas  rebleifer  que  de  remettre  le  fer  dans 
des  vieilles  cicatrices  ?  Et  y  a  t'il  vn  fer  plus 
tranchant  que  la  veiie  de  vos  beautez,&  le  fou- 
uenir  de  mes  premières  Amours  ?  O .'  dit  Flo- 
ricc,  loffenfen'eft  pas  grande  fi  ie  ne  vous  fay 
que  cette  playe,&vous  ne  deuez  pas  auoir  peur 
d'en  mourir  5  puis  que  vous  en  fçauez  de  fi  bon  s 
remèdes.  Cela  feroit  bon,refpondk  Hylas ,  fi 
toute;  les  bleflures  fe  gueniîbient  par  des  re- 
mèdes femblables  :  mais  n'entrons  point  fi  toft 
en  ce  difeours ,  &  me  dittes  quel  bon  defiein 
vous  conduit  en  ce  lieu?  Ceneft  pas,  refpon- 
ditFlorice,  celuy  de  vous  y  voir.  Si  vous  efliez, 
adioufta Hylas,  auffi  courtoife  que  Vous  m'e- 
1res  obligée  3  cette  confideration  auroit  bien 
alTez  de  force  pour  vous  y  conduire, vous  ayant 
afTez  fait  de  feruices  à  toutes  pour  vous  laif- 
fer  la  volonté  de  me  reuoir:  mais  ie  voy  bien 
que  i'ay  femé  vne  terre  ingratté,  &  qui  ne  rend 
pas  la  peine  qu'on  y  prend.  Quelquesfois.rcf- 
ponditCyrcéne,  pource  que  le  laboureur  eft 
mauuais,  ôc  la  graine  mal-choifie  &  mile  hors 
de  faiibn,  le  bon  terroir  rapporte  des  ronces  au 
lieu  de  bled:  prenez  garde  que  quelqu'vne  de 
ces  chofes  ne  foit  caufe  de  l'infertilité  donc 
vous  nous  blafmez. 

le  fçay  bien5dit-il,Cyrcéne,que  comme  vous 
auez  toufiours  eu  beaucoup  de  beauté  pour 
vous  faire  aimer3de  mefmc  vous  n'aueziamais 


i 


Livre   troisiesme-  zu 

eu  faute  de  defdain  pour  mefprifer  ceux  qui 
vous  ont  adorée.  Etmoy,ditPalinice3  îefçay 
encore  mieux,que  comme  vous  auez  toufiours 
efré  tres-fcrtile  ennouueauxdefirs  &  nouuel- 
les affeftions, demefme  vousn'aueziamais  euv 
faute  de  paroles  pour  accufer  autruy  de  voftre 
faute.  Alors  Hylas  fe  reculant  deux  ou  trois 
pas  :  C  eft trop3dit-il3d'auoir  à  combattre  con- 
tre trois,  les  plus  vaillans  mefmc  ne  le  veu- 
lent entreprendre  contre  deux.  A  ce  mot, 
Aftrée,  Diane,  Phillis,  &  le  refte  de  leur  troup- 

pe  arriuerent,  &  furent  caufe  que  cette  difpute 
priftfin,  -    L     " 


o  n 


L   E 

QVATRIESME    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Partie     d'Astre  e. 


'Estoit  la  couftumc  des  Ber- 
gers de  Lignon,  de  ne  rencontrer 
iamais  effranger  ,  fans  luy  offrir 
toute  forte  d'afïiltance  3  leur  fem~ 
blantqueles  loix  de  Fhofpitalité  le  leurcom- 
mandoient  ainfi.  Cette  couftume  conuia 
Aftrée,  Diane, &  toute  leur  compagnie,  de 
faire  ces  mefmes  offres  à  ces  belles  étran- 
gères, &  après  leur  demander  la  caufedeleur 
voyage.  A  quoy  Florice  refpondit  pour  tou- 
tes :  queftant  enuoyées  en  cette  contrée,  par 
l'ordonnance  d'vn  Dieu  qui  leur  auoitdefFen- 
du  d'en  dire  encores  l'occafion  ,  elles  n  ofe- 
roient  luy  defobeyr  ,  que  cela  eftoit  caufe 
qu'elles  ne  pouuoient  leur  fatisfaire  :  &:  s'eftant 
cnquife  qui  eftoient  ces  Bergères ,  &:  ayant 
fçeu  de  Phillis  leurs  noms.,  Florice  s  addref- 

O    ii) 


ii4       La  I1.Parti£    dAstree! 
fane  à  Aftréc.    Iauoiie ,  dit-elle  3  que  l'ay  efté 
aueugle  de  ne  connoiftre  pas  que  vous  eitiez 
la  Bergère  Aftrée,  de  qui  la  beauté  ne  poll- 
uant fe  renfermer  en  vn  fî  petit  pays  que  les 
Forefts  3  remplit  de  fa  louange  toutes  les  con- 
trées d'alentour  :  mais  vous  deuez ,  ce  mefem- 
ble ,  receuoir  pour  exeufe  qu'admirant  &  vous 
&  Diane  3  le  demeurois  comme  efbloiïye  & 
confufe de  trop  de  lumière:  Et  ie  commence 
de  bien  efperer  de  noftre  voyage,  puis  que  d'a- 
bord nous  auons  fait  la  plus  heureufe  rencon- 
tre que  nous  eufïions  pu  defirer.    Aftrée  plei- 
ne de  ciuiiité ,  luy  refpondit  au  ce  les  plus  hon- 
n elles  paroles  qu'il  luyfutpofïïble,&:  après  s'e- 
ftreembraifées&baifées,  Hylasles  interrom- 
pant: Etquoy,  Flonce,  dit-il,  que  vous  fem- 
ble  de  nos  villages?  Viftes-vous  iamais  rien  de 
fi  beau  parmy  les  artifices  de  vos  villes,  &:  n'ay- 
ie  point  eu  raifon  de  vous  quitter  toutes  pour 
ces  belles  Bergères  ,  puis  que  la  fimplicité 
de  mon  humeur  5  ôc  de  mon  efprit  a  bien 
plus  de  fympathie  auec  leur  beauté  natu- 
relle, qu'auec  les  rufes  &  fineffes  dont  vous 
vfez  dans  vos  villes  ?  Si  iamais  vous  auez 
difpofé  vos  actions  ,  dit  Flonce  3  auec  iuge- 
ment ,  l'auoiie  que  c'a  efté  cette  fois ,  non 
pas  pour  la  conformité  des  humeurs  qui  peut 
dire  entre  ces  belles  Bergères  &:  vous  :  car 
en  cela  vous  feriez  trop  différents  3  mais 
parce  que  Hylas  ayant  efté  toute  fa  vie  vo- 


Livre    qvatriesme'.  i*j 

lage  en  l'affe&ion  qu'il  a  portée  aux  antres 
beaurez  ,  deuiendra  fans  doute  confiant  à 
ce  coup ,  il  pour  le  moins  la  perfection  de 
la  beauté  a  puifTance  de  le  foire  :  &  quant  à 
moy  îe  le  crois,  puîs  que  ne  voyant  rien  de 
mieux  en  quelque  autre  lieu  où  il  puïflè  aller  , 
s'il  a  de  la  raifon  il  fera  contraint  de  t'arrcfter 
icy.    C'eft  a  moy  à  refpondre  ,  dit  Phillis  ,  car 
Hylas  cil  mon  feruiteur:  <$c  toutesfois  ie  ne 
reipondray  pas  de  la  fidélité,  puis  que  regar- 
dant voltre  vifage  qu'il  a  aimé;,  &  depuis  celle 
d'aimer,  ie  tiens  que  ce  n'eft  pas  la  beauté  qui 
le  rend  amoureux.    Et  que  pourroit-ce  donc 
eflre  ?  interrompit  Hylas.  Vne  imprudente  hu- 
meur dechanger,refponditFiorice?&:  vne  cer- 
taine légèreté  d'efpnt,  qui  ne  le  laiiîe  ïamais 
vingt-quatre  heures  en  m  efme  opinion.  Vous 
eftes  partie,  répliqua  Hylas,  leiugement  que 
vous  en  faites  cil  fufpecl:.    le  vous  aiTeure  ,  ref- 
pondit-elle,  que  fi  vous  croyez  que  ie  fois  par- 
tic  offenfée ,  ie  vous  remets  librement  l'iniure, 
plus  obligée àvoltre changement queie n'eufle 
receu  de  fatisfaction  de  y  dire  confiance.  Et  û 
vous  me  dites  partie  pour  prétendre  quelque 
chofe  en  vous,  croyez ,  Hylas  3  que  ie  quitte  de 
bon  cœur  ma  prétention  à  qui  la  voudra,  & 
qu'il  m'obligera  plus  en  la  receuant ,  que  ie  ne 
penferay  de  luy  auoir  fait  de  l'auantage  ?  en  h:y 
faifant  cette  donation.  Vous  auez  raifon  ,  ref- 
ponditHylas,à  moitié  choleré,  de  faire  ce 

O    ù'ij 


%lé  LA  IL  PARTIE   tfAsTREL 

cette  forte  vos  prefens  de  moy  ,  car  vous 
en  pouuez  difpofer  aufïï  librement  que  des 
eltoilles. 

CependantParis  s'cftôit addrefle  à  Diane,  & 
après  l'auoir  faliiée:  C'eftbien,  dit-il,  la  plus 
heureufe  rencontre  que  l'euife  pu  deiîrerque 
celle  de  vous  auoir  trouuée  icy  où  ie  l'efperois 
le  moins.  Elle  l'eft  pour  moy  3  dit  Diane, 
puis  qu'elle  nous  donne  le  bien  de  voitre 
compagnie  ,  fi  ce  n  eit  que  ces  belles  eftran- 
geres  nous  la  rauiifent.  Elle  foufntàcemot 
{cachant  bien  que  Pans  Faimoit ,  de  forte  qu'il 
nauoit  garde  de  la  quitter  pour  quelque  au- 
tre que  ce  fut.  Que  fî  ce  foufris  donna  du 
contentement  à  Pans,  il  fit  bien  vn  contraire 
effe£tenSiluandre3  qui  n'ignorant  point  l'a- 
mour de  Paris,  nefepûtdeffendre  des  poin- 
tes de  la  ialoufîe,  en  voyant  le  bon  accueil 
qu'on  faifoit  à  fon  riual ,  &:  cette  expérience 
euft  eu  plus.de  force  à  luy  faire  auoiier  que  la 
ialoufîe  procedoit  d'Amour  3  que  toutes  les! 
raifons  qu'euft  *pû  alléguer  Phillis  contre  luy. 
Et  a  la  venté  il  n'y  auoit  rien  qui  pût  3  ce 
luy  fembloit  3  emporcer  quelque  aduantage 
fur  l'ame  altiere  de  Diane,  que  la  grandeur 
du  père  de  Pans.  LaBergere,  qui  auoit  quel- 
que inclination  a  ne  point  hayr  Siluandre, 
y  prit  garde ,  aufïï  fit  bien  Laonice  ,  quoy 
que  le  Berger  difïïmulaft  le  mieux  qu'il  luy 
fut  poffible  :  mais  les  yeux  d'amour  &  de  la 


Livre    qjatriesme^        217 
malice  font  trop  aigus  pour  ne  percer  tous  les 
voiles  qu'on  leur  veut  oppofer.  Et  la  connoif- 
fance  qu'il  leur  en  donnoit  euft  efté  beaucoup 
plus  grande  ,fi  Aftrée  ne  les  euft  feparez  :  mais 
defirant  auec  paffion  de  paracheuer  fon  voya- 
ge 3  elle  rompit  bien-toft  compagnie  à  ces 
eftrangeres,&:fe  remit  en  chemin.  Et  parce 
que  Paris auoit  pris  fous  les  bras  Diane,  Sil- 
uandre  s'en  alla  vers  Phillis,  qui  le  voyant  ve- 
nir. Voila  que  c'eft,  luy  dit-elle,  nous  fommes 
tous  deux  de  furplus,  &  quand  nous  ne  ferions 
point  icy  l'on  nelaifferoitpasde  s'entretenir. 
Acecoup3drtSiluandre,  Tauoue  mon  en- 
nemie que  vous  auez  barre  fur  moy5  &  que  ie 
n'ay  rien  à  répliquer  fur  ce  que  vous  dittes  :  ie 
plie  patiemment  les  efpaules ,  &  paye  de  cette 
forte  le  tribut  de  mon  peu  de  mérite  fans  mur- 
murer. Lors  qu'il  luy  vouloir  refpondre ,  Hy. 
las  furuint,qui  fansfe  foucier  de  ces  eftrange- 
res  s'en  courut  après  Phillis ,  laiflant  Pahnice, 
Cyrcéne  &  Florice,  tout  ainfi  que  s'il  ne  les 
euft  ïamais  aimées.    Diane  qui  admiroit  cette 
humeur,  ne  peut  s'empefeher  d'en  faire  %ne< 
a  Phillis,  qui  de  fon  cofté  le  regardoit  en  pitié, 
& feftimoit  Fvnique  en  fon  efpece ,  après  la- 
uoir  confideré  quelque  temps  de  cette  forte; 
Me  direz-vous  la  venté,  Hylas,luy  dit-elle > 
En  pouuêz-vous  faire  doute,   refpondit-il, 
voyant  combien  îevous  aime,  puisque  pour 
vousfuiure  ie  laiiTe  toutes  celles  que  fay  au 


2r8  La  II.  partie  tfAsTÙH.' 
mées?  Cette  prcuuc ,  continua  Phfllis,  n'eft 
pas  petite:  mais  ie  doute  infiniment  de  c*  que 
ie  vous  veux  demander.  Dittcs-moy  donc7 
auez-vous  aimé  ces  eftrangeres  que  nous  ve- 
nons de  laiiTer  ?  Vous  le  poùtiez  apprendre, 
refpondit-il,  par  les  paroles  de  Flonce.  le  ne 
fais  pas,  dit-elle. cette  demande  fansrarfon:  car 
fi  vous  les  auez  aimées,  comment  les  auez-vous 
fi  toiè  laifTées  en  ce  lieu,  où  elles  font  mefmes 
eftrangeres?  Tout  ainfi,  refponditHylas,  que 
autresfois  i'en  ay  lauTé  d'autres  pour  elles,  de 
rnefme  ie  les  laifïe  maintenant  pour  vous,  &:  ie 
confefTe  bien  que  fi  l'amour  que  îevous  porte 
n'euft  eu  plus  depuiiTance  furmoyque  la  ci- 
uilité,  i'eufTe  efté  en  quelque  forte  obligé  à 
quelque  afiiftance,  mais  ie  vous  aime  tant  que 
ie  ne  puis  auoir  autre  confideration  que  celle 
qui  dépend  démon  amour.  le  ne  nie  pas,  dit 
Phillis,que  vous  ne  m'obligiez  beaucoup:  mais 
ie  vous  admire  en  ce  que  les  ayant  aimées, 
vous  en  faietes  à  cette  heure  fi  peu  de  conte.  le 
lesay  amées,  refponditHylas,  mais  ie  ne  les 
aime  plus,  &:  parce  que  l'amour  me  retenoit 
autresfois  auprès  d'elles,  maintenant  que  cette 
amour  eft  morte  5  elle  ne  le  peut  plus  faire,  &: 
mefemble  qu'en  cela  il  n'y  a  pas  grand  fujecT: 
d'admiration,  ou  demefmeilfaudroit  s'efton- 
ner  de  voir  vn  homme  libre,  lors  eue  la  corde 
qui  le  foui  oit  lier  fe  feroitvfée&  rompue.  le 
crois,  interrompit  Siiuandre,  queHylasna  îa- 


Livre    qvatriesml  219 

mais  aimé  ces  belles  étrangères  :  car  autre- 
ment il  lesaimeroit  encores,  d'autant  que  les 
liens  damour  ne  fe peuuent  ny  vfer  ny  rom- 
pre. S'ils  ne  peuuent  cftre  vfez  ny  rompus, 
refpondit  Hylas,  ils  font  donc  bien  ayfez  a 
deinoiier.  Tant  s'en  faut ,  répliqua  Siluandre, 
tous  les  nœuds  d'amour  font  Gordiens.  Si  cela 
cft ,  dit  Hylas,  i'ay  donc  la  mefme  efpée  de  ce- 
luy  qui  iadis  ne  ks  pouuant  defnoiïer,  les 
couppa,  cane  fçay  bien  que  ie  me  fuis  desfait 
deceuxdeplufieurs. 

Ne  croyez  point,  adioulh  Siluandre,  que 
vous  les  ayez  aimées  :  car  vous  les  aimeriez 
encores.  le  ne  croy  pas,  dit  Hylas ,  ce  que  îe 
fçay  :  c'eft  pourquoy,  fçachant  tres-aiTeuré- 
ment  ce  que  je  dis,  pour  vous  faire  plailir  ie  ne 
le  croiray  pas,  &  vous  pour  ne  m'importurier 
dauantage  demeurez  en  voitre  humeur  mé- 
lancolique ,  fans  m'embroiuller  dauantage  le 
cerueau  de  vos  impertinentes  opinions. 

Phillis  qui  eftoit  diferette,  voyant  que  Hy- 
las releuoit  la  voix  auec  colère ,  luv  dit  pour 
l'interrompre :  Encor  faut-il,  Hylas, que  ie  me 
fafche  contre  vous  ,  de  ce  que  vous  m  auez 
empefehée  de  fçauoir  les  nouuelles  que  ces 
étrangères  auoient  commencé  de  raconter. 
MaMaiitreiTe,refpondit-ii,  faimerois  mieux 
ne  les  auoir  ïamais  aimées,  que  il  elles  eftoient 
caufe  que  vous  eufliez  quelque  mauuaiie  fa- 
tisftction  de  moy.    le  fcay  bien ,  refpondit 


iio  La  II.  partie  dAstrel 
Phillis,  que  l'Amour  que  vous  leur  auez  por- 
tée, &  la  fatisfa&ion  dont  vous  parlez,  ne  vous 
preffent  gueres,  car  puis  que  vous  ne  les  aimez 
plus,  que  vous  peut  importer  de  les  auoir,  ou 
ne  les  auoir  pas  aimées."?  Et  quoy,  ma  belle 
Maiitrefle ,  répliqua  Hylas ,  vous  n  eihmes 
donc  point  les  contentemens  qui  fontpaflez? 
Si  mon  bien  ne  continué ,  dit  Phillis,  le  fouue- 
nir  de  ne  l'auoir  plus  m'afflige,  &:  ne  m'en 
laifle  rien  que  du  regret.  De  forte,  continua 
Hylas,  que  les  feruices  qu'on  vous  à  faits  huiâ: 
iours  après }  font  mis  à  néant ,  voila  qui  ne  va 
pas  mal  pour  Hylas.  Siluandre  prenant  la  pa- 
role pour  Phillis  :  Voftre  Maiitrefle ,  luy  dit-il3 
fte  parle  pas  des  feruices ,  mais  des  contente- 
mens receus:  &:  auant  que  de  vous  en  plain- 
dre 3  il  faut  fçauoir  d'elle,  fi  vos  feruices  font 
mis  en  ce  rang.  Hylas  refpondit  :  Ceux  qui  fe 
desfient  de  leurs  mérites,  peuuent  entrer  en 
cette  doute  comme  vous;  mais  non  pas  moy. 
Siluandre,  qui  feait  que  toute  amour  ne  fe 
peut  payer  que  par  amour,  &quecelleà  qui 
i  ay  addrefle  la  mienne  a  trop  d'efprit  pour  ne 
la  reconnoiitre ,  &trop  de  îugement  pour  ne 
l'eftimer.  Le  Berger  vouloit  refpondre  lors 
que  Phillis  reprit  la  parole.  Femme  Hylas,  dit- 
elle  ,  comme  ie  dois ,  de  ie  reconnois  (es  méri- 
tes poureftre  tres-dignes  d'eitre  aimez,  de  ne 
faut  pas  qu'il  penfe  que  ie  perde  la  mémoire 
de  fes  feruices  ;  car  continuant  de  m'aimer,  ils 


Livre  qvatriesme!  zii 
feront  toufiours  comme  prefens.  Et  fi  cette 
déclaration  luy  eft  agréable  ,  ie  luy  veux  faire 
vne  requcfle,  qu'il  me  doit  accorder,  s'il  ne 
veut  que  l'aye  opinion  qu'il  ne  m  aime  pas 
bien.  Commandez-moy  ,  dit  Hylas,  tout  ce 
qu'il  vous  plaira,  horfmis  deux  chofes5  à  fça-« 
uoir  que  ie  meure,  ou  que  ie  me  départe  de 
l'affeâion  que  ie  vous  porte  :  car  fi  ï eftois 
mort,  ie  ne  vous  pourrois  plus  aimer,  &fi  ie 
ne  vous  aimois  plus,ieperdrois  leplaifirque 
i'ay  d'eftre  aimé  de  vous  :  &  vous,  &  l'Amour 
que  vous  me  portez,  refpondit  Phillis  en  fout 
riant,  ferez  immortels,  fi  vous  ne  mourez  que 
par  ma  volonté:  mais  ce  que  ie  defire,  c'eft 
d'entendre  de  voftre  bouche  ce  que  vous  nous 
auez  empefché  d'apprendre  de  celle  de  Flo- 
rice.  Diane  qui  ouy t  cette  demande ,  &:  qui 
s'ennuyoit  fort  de  la  grande  chaleur  qu'il  fai-* 
foit,  dit:  le  trouue  que  fi  nous  rencontrions 
quelque  lieu  commode  pour  paffer  cette  gran- 
de ardeur  du  Soleil ,  il  y  auroitbien  du  plaifir 
de  donner  vne  heure  d'audience  à  Hylas  :  car 
ie  m'affeure  que  fon  difeours  ne  fera  point 
ennuyeux. 

Aftrée,  qui,  encore  que  fort  defireufe  d'à-' 
cheuer  fon  voyage,  connut  bien  quelle  difoit 
vray,  pour  ne  contrarier  feule  à  la  volonté,  8c 
à  la  commodité  de  tous  les  autres ,  s'approcha 
d'elle,  &  dit  qu'elle  vouloit  efire  de  la  partie: 
De  forte,  adioufta  Hylas,  qu'il  ne  tiendra  qu'à 


Hz,  La  II.  partie  d'Astree.' 
moy,  que  vous  ne  m'efcoutiez:  &  à  la  vérité* 
ie  trois  de  mauuaife  compagnie,  fi  en  me plai- 
lànt  moy-mefme,  ie  n'eftois  bien  ayfe  de  vous 
contenter  :  car  ne  croyez  pas  que  ce  ne  me 
foit  prefque  autant  de  plaifir  de  repenfer  à 
mes  premières  amours,  que  fi  l'eitois  encore  s 
amoureux,  &que  les  mefmes  chofes  fufTent 
prefentes  ,  parce  que  la  pluf-part  des  plaifirs 
d'Amour  font  plus  en  l'imagination  qu'en  la 
chofe  mefme  :  &:  quand  on  raconte  ce  qui  s'efl 
paiTé,  lame  iette  la  veuë  fur  les  images  qui  luy 
en  font  reliées  en  la  fantaifie  5  &  les  void  alors 
comme  fi  elles  eltoient  prefentes.  Et  par  amlî 
pour  le  contentement  de  toute  cette  com- 
pagnie, il  ne  laut  que  trouuer  vn  lieu  commo- 
de où  l'ombre  nous  défende  des  rays  du  So- 
leil. Il  feroit  impolTible,  refpondit  Siluandre, 
qu'en  tout  le  bois  on  pûlt  rencontrer  vne  pla- 
ce plus  commode  que  celle  de  la  fource  de  ce 
petit  ruiiTeau  que  vous  voyez:  car  la  fraifcheur 
de  l'ombre,  ôc  le  doux  murmure  de  l'eau  qui 
coule  parmy  le  grauier,  cornue  chacun  à  s'y 
arrelter  :  &  ce  qui  elt  de  meilleur ,  c'elt  que 
nous  ne  nous  deltournions  point  de  noftre 
chemin.  A  ce  mot  fe  mettant  deuant  au  grand 
pas,  toute  la  troupe  le  fumit,  bien  ay  fe  d'euiter 
l'incommodité  du  chaud.  D'abord  chacun  mie 
les  mains  dans  la  fontaine ,  &  n'y  euft  celuy  qui 
n'en  prift  dans  la  bouche  pour  le  rafraifehir,  &: 
puis  choifilîant  les  places  les  plus  commodes  J 


Livre    qj^atriesm  e.  nj 

ik  s'aflîrcm  tousafentourde  cette  belle  four- 
ce,  horfmis  Siluandre  3  qui  eftant  monté  fur 
vn  grand  cenfier,qui  mefme  leur  faifoitvne 
partie  de  l'ombrage,  leur  iettoit  en  bas  des 
branches  chargées  de  fruicts:  &:  après  en  auoir 
choifi  quelques-vnes  des  plus  belles  ,  les  vint 
prefenter  à  Diane,  qui  en  donna  à  Paris,  &: 
aux  Bergères,  non  toutesfois  lans  en  choifir 
vne  qu'elle  donna  à  Siluandre,  en  luy  difant; 
Tenez  Siluandre,  c'eft  ainfi  que  ie  vous  fais 
part  de  mes  biens.  Pleuft  a  Dieu,  dit-il,  en  la 
receuant  &  luy  baifant  la  main  qu'elle  luy 
tendoit,  que  vous  receufîiez  d  aufïi  bon  cœur 
tout  ce  que  ie  vous  donne  ,  que  cette  part  que 
vous  me  fai&es  m'efl  agréable.  Et  prenant 
place  le  mieux  qu'il  pu ft  auprès  d'elle,  lors  que 
les  cenfes  furent  paracheuées,  Hylas  com- 
mença de  parier  de  cette  forte  : 


HISTOIRE  DE  PARTHENOPE; 
Florice,    et    Dorinde. 

IE  me  fuis  moqué  bien  fouuenten  ma  pen- 
fée,de  ceux  qui  blafment  rinconftance,&: 
qui  font  profelTion  d'en  eftre  plus  ennemis, 
conïîderant  qu'ils  ne  peuuent  eftre  tels  qu'ils  fe 
difentj  qu'ils  ne  fuient  eux-mefmes  plus  in- 


224     LàII.Partiè    d'Astree" 
confîan.?  ,  que  ceux  qu'ils  accufent  de  ce  vice. 
Car  lors  qu'ils  deuiennent  amoureux,  n'eft-ce 
pas  de  la  beauté,  ou  de  quelque  chofe  qu'ils  re- 
marquent en  la  perfonne  qui  leur  eft  agréa- 
ble ?  Or  fi  cette  beauté  vient  à  défaillir,  com- 
me c'eft  fans  doute  que  le  temps  emporte  cet 
aduantage  fur  toutes  les  belles,  ne  font-ils  pas 
inconftans  d'aimer  ces  laids  vifages ,  &:  qui  ne 
retiennent  rien  de  ce  qu'ils  fouloient  eftre, 
finon  le  feul  nom  de  vifage  ?  Si  aimer  le  con- 
traire de  ce  que  l'on  a  aimé  eft  înconftance,  àc 
fi  la  laideur  eft  le  contraire  de  la  beauté,  il  n'y  a 
point  de  doute  que  celuy  conclut  fort  bien,  qui 
fouftient  celuy  eftre  înconftant,  qui  ayant  ai- 
mé vn  beau  vifage,  continue  de  l'aimer  quand 
il  eft  laid.  Cette  confideration  m'a  fait  croi- 
re, que  pour  n'eftreinconitant,  il  faut  aimer 
toufîours 3  &  en  tous  lieux,  la  beauté,  &que 
lors  qu'elle  fe  fepare  de  quelque  fuje&on  s'en 
doit  de  mefme  feparer  d'amitié,  de  peur  de 
n'aimer  le  contraire  de  cette  beauté.  le  fçay 
bien  que  la  vulgaire  opinion  tient  tout  le 
contraire:  mais  il  me fuffit  pour  refponfe,  de 
dire  que  le  peuple  eft  ignorant,  &:  qu'en  cecy 
il  en  rendvne  véritable  preuue.    Ne  trouuez 
donc  eftrange,  ma  MaiïtrefTe,  ny  vous ,  gentil 
Paris  3  fî  vous  racontant  ma  vie  vous  oyez 
pluiieurs  femblables  changemens:  car  ie  fuis 
fifoigneuxde  ne  contreueniràcette  conftan- 
ce3  que  i'ay  mieux  aimé  quitter  toutes  celles 

que 


Livre    qvatriesme.  ii$ 

que  i'ay  aimées  iuiques  îcy  que  de  faillir  en- 
tiers elle. 

Vousauezdes-ja  fçeule  fujectqui  me  fortit 
deCamargues,  quel  fut  mon  voyage  îufques 
à  Lyon,  pourquoy  l'aimay  Palinice  &  Cyrcé- 
ne, bc  lorsque  ïay interrompu  Florice,  elle 
vouloit  raconter  comment  elle  me  furprit: 
mais  parce  qu'elle  a  oublié  des  chofes  qu'il  eft 
iieceflàïre  que  vous  (cachiez,  ie  reprendray  ce 
quelle  a  teu  finement,  &  puis  ie  continueray 
de  vous  dire  le  reftede  ma  vie,  pourueuque 
âous  ayons  affez  de  temps. 

Sçachez  donc,maMaiftreffe,  que  Clorian, 
à  la  venté,  fut  tres-mal  auifé  de  me  donner 
charge  de  parler  à  Cyrcéne  pour  luy ,  puis  que 
ce  n'eft  pas  eftre  bien  confeillé  de  choilîr  en 
cela  vn  amy  qui  foit  plus  honnefte  homme 
que  celuy  qui  l'enuoye,  y  ayant  trop  de  dan- 
ger ,  voire  eftant  prefque  ineuitable ,  que  ce 
mal-auifé  ne  demeure  Amant ,  6c  que  l'autre 
ne  demeure  aimé,  parce  quefï  celle  à  qui  l'on 
sadrefle  a  de  l'efprit,  elle  receura  toufiours 
pluftoft  ce  qui  vaut  le  mieux  :  &  puis  c'eft 
prendre  vn  mauuais  luftreque  de  fe  feruirôc* 
accompagner  d'vn  plus  honnefte  homme  que 
l'on  n'eft  pas.  Il  eft  certain  que  quand  i'allay 
auec  Palinice  trouuer  Cyrcéne  pourClorian, 
mon  deffein  eftoit  de  le  feruiren  amy,  &:de 
rapporter  tout  ce  qui  meferoitpofîible  à  fon 
contentement;  mais  auffi-toft  queie  vis  cette 
2,  Part,  P 


zi6  La  II.  partie  d'Astre^ 
fiile ,  ie  me  reifouuiens  que  l'en  eftois  amou- 
reux depuis  que  ie  l'auois  veue  la  nuict  dans  le 
Temple  :  de  force  que  ie  vids  bien  qu'il  fallait 
que  ie  contreuiniTe  ou  à  1  amitié  ou  a  f  Amour, 
&:  après  que  l'eus  longuement  débattu, &  pour 
l'vn&ipour  l'autre,  à  fçauoir  a  qui  cederoit: 
En  fin  ie  conclus  qu'il  falloir  que  le  nouueau 
venu  quittait  la  place  à  l'autre:  maisie  n'eus 
pas  pluftoft  fait  cette  refoîution,  que  l'Amour 
incontinent  me  reprefenta  qu'il  eitoit  nay  en 
mon  ame,  aiiiiî-toft  prefque  que  i'eftois  nay, 
&  que  l'affection  que  ie  portois  à  Cyrcéne 
auoit  deuancé  celle  que  l'auois  depuis  eue 
pour  Paimice  3  qui  eftoit  caufé  de  l'amitié  de 
Cionari:  &  par  ainli  l'amitié  eftant  venue  long 
temps  après  l'Amour,  fus-ie  iniufte  d'ordon- 
ner qu'elle  cederoit?  Nullement,  cerne  fcm- 
ble,  puis  que  nous  voyons  que  les  Loix  ap- 
preuuent  cette  primogeniture  des  pères  en- 
tiers lesenfans,  &  qu'il  femble  mefmeque  la 
nature  le  vueille  ainlï.  Voila  donc  la  raifon  qui 
me  fit  parler  à  Cyrcéne  de  la  forte  que  Floiïce 
vous  a  dit  :  &  iugez  fi  ie  pouuois  auoir  outre 
cela  plus  d'obligation  au  contentement  de 
quelqu  autre,  qu'au  mien  propre.  Quelle  ne 
m'aille  donc  point  reprochant  que  ie  trahis 
mon  amv:  car  fi  de  deux  maux  il  faut  toufioitrs 
choifir  le  moindre  ;  &  fi  l'homicide  de  foy- 
mefme  eft  plus  grand  que  quelqu'autreque  ce 
foit,  qui  dira,  s'il  n'eft  hors  du  fens,  que  ie  n'ay  e 


Livre  q^và  tries  me]  217. 
bien  fait  de  trahir  pluftoft  vne  aminé  qu'vn 
Amour,  6c  d'auoir  plus  d'égard  à  la  con  fer  na- 
tion de  ma  vie  &de  mon  contentement,  qu'à 
celle  de  Clorian?  Clorian  m'aime,  &  l'aime 
Cyrcéne,  Clorian  me  prie  de  parler  pour  luy 
à  Cyrcéne,  &:  mon  affedion  me  fait  la  mefme 
requefte  pour  mov.  Si  le  ne  fatisfaits  à  Clo- 
rian, l'offenfe  l'amitié  que  îe  luy  porte,  il  ie 
ne  fatisfaits  a  mon  affeclion,  l'offenfe  Cyrcé- 
ne,  &  Hylas.  l'aime  Clorian,  l'aime  aum  Hy- 
las,  &  par  la  vous  voyez  que  ces  deux  amitiez 
pour  le  moins  le  contrepefent  :  car  l'aime  bien 
autant  Hylas  que  Clorian,  voire  euft-il  auec 
luy  tout  le  relie  du  monde  ,  mais  l'Amour 
que  ie  porte  a  Cyrcéne ,  fe  ioignant  à  i'amitié 
que  ie  me  porte,  appefantit  de  forte  ce  cofté 
de  la  balance,  que  ie  ne  tournay  pas  feule- 
ment les  yeux  fur  Clorian,  pour  voir  quel 
eftoit  fon  poids.  le  me  laiiTay  donc  emporter 
a  ce  que  ie  me  deuois ,  &:  pour  vous  montrer 
que  fauois  raifon,  les  Dieux  approuuerent 
mon  deffein  ,  le  fauonfant  tellement  que 
Cyrcéne  après  auoir  efré  recherchée  de  moy 
quelque  temps ,  m'aima  en  fin,  peut-eftre, 
autant  que  ie  l'aimois  :  &:  quand  vous  fçau- 
nez  les  aifeurances  que  l'en  ayreceues,  ie 
veux  croire  que  vous  en  diriez  autant  que 
moy.  Mais  parce  qu'elle  auoit  des  perfonne?, 
à  qui  elledeuoit  donner  de  la  fatisfaétion ,  6c 
particulièrement  a  fa  mère  ,  elle  me  pria  de 

p  11 


22S  La  II.  partie  d'Astree! 
trouuer  bon  quelle  feignift  d aimer Clorian* 
parce  qu'il  y  auok  apparence  de  mariage  en- 
tre eux,  tuant  dVne  mefme  ville,  &  dVne 
mefme  condition:  &de  plus,  Clonan  eftant 
fort  riche,  fa  mere,fans  doute,  auroit  cette  re- 
cherche agréable,  au  lieu  que  fi  la  mienne  eufl: 
elle  defcouuerte  parce  que  Te/tois  effranger, 
êc  qu'on  ne  feauoit  pas mefmes  fi  ie  n'eftois 
point  marié,  elle  l'euft  defapprouuée ,  ôduy 
euir,  peut-efîre,  défendu  de  me  voir. 

le  fuis  tres-ayfe  quelle  m'euftfait  cette  ou- 
iierture ,  d  autant  que  ie  ne  fçauois  plus  auec 
quelles  paroles  ie  deuois  entretenir  Clonan 
plus  longuement  ,luy  ayant  des-ja  dit  toutes 
les  excules  que  ie  pouuois ,  parce  que  luy 
qui  me  voyoït  d'ordinaire  près  de  Cyrcéne, 
feignant  que  c'eftok  pour  parler  pour  luy, 
il  commençoit  d'entrer  en  doute  de  moy, 
voyant  que  ie  nefaifois  rien  à  fon  aduantage. 
le  fis  donc  entendre  à  Cyrcéne  tout  ce  qui 
s'eftoitpafTe  entre  Clonan,  &  moy,  de  la  char- 
ge qu'il  m'auoit  donnée  de  luy  en  parler. 
Mais,  ma  belle  MaiftrerTe,  ie  le  luy  dis  en  me 
mocquantde  luy,  6V le  mefpnfant  bien  fort, 
de  peur  que  Ci  ie  luyeuiTe  reptefenté  fon  af- 
fection telle  que  ie  i'euffebienfçeu  faire,  elle 
n'euft  pris  quelque  enuie  de  l'aimer  :  &:  ie  le  fis 
fieextrement,  queCvrcéne  euft  plus  de  vo- 
lonté encores  de  fe  feruir  de  luy  pour  m'aimer 
auec  moins  de  foupçon,&  me  dit,  que  la  raifon 


Livre  qjatriesme^  229 
qui  luy  en  auoit  fait  faire  choix,  eltoit  que  fa 
mère  le  luy  auoit  bien  fouuent  propoié  pour 
mary,  &  quelle  auoit  bien  reconnu  qu'il  ne 
luy  vouloit  point  de  mal.  le  me  retire  donc 
en  cette  intention  vers  Clorian ,  à  qui  îe  feints 
vn  longdilcoun  pour  luy  faire  trouuer  meil- 
leur ce  que  ie  luy  voulois  dire:  k  luy  raconte 
des  paroles,  des  refponfes,  &.des  répliques 
merueilleufes  que  ie  difois  auoirfaictes  à  fon 
aduantage ,  &  dont  il  n'auoit  pas  eux  dit  vn 
mot  :  &  en  fin  ie  l'affaire  que  la  déclaration 
qu'il  luy  fera  de  fon  affection  luy  fera  agréa- 
ble. Les  renier ciemens  qu'il  me  fit  furent 
grands,  &  plus  encor  les  offres  de  me  feruir  en 
femblable  occafion  3  dont  ie  le  remerciois  de 
bon  cœur ,  ne  defîrant  pas  d'eftre  entre  fes 
mains,  comme  iele  tenois  entre  les  miennes. 

En  fin  il  fe  refout  de  parler  à  Cyrcéne ,  fé- 
lon monaduisj  &fe  prépara  à  cette  rencon- 
tre, auec  autant  de  crainte,  &  de  battement  de 
cœur,  que  s'il  euft  deu  entrer  en  champ  clos 
contre  le  plus  vaillant  Champion  de  tous  les 
Francs.  Si  eft-ce  que  le  courage  que  ie  luy 
donnois  ,  $C  laiTeurance  que  fes  paroles  fe- 
roient  bien  receuës,  luy  firent  en  fin  furmon- 
ter  la  crainte  qui  l'en  auoit  fi  long  temps  em- 
pefché  :  &  trouuant  la  commodité  de  luy  par- 
ler il  luy  dit  fon  intention,  auec  les  meilleures 
paroles  qu'il  pûft  inuenter,  defquelles  la  con- 
çlufîoi?  fut  qu'il  luy  portoit  tant  de  refpect3 

P    u) 


230  Là  IL  Partie  d'Astree.' 
que  fans  movil  n'eufl  iamais  eu  la  hardkfle 
de  luy  déclarer  fou  affection,  encor  quelle  fuit 
fi  îufte ,  8ç  fi  pleine  d'honnefteté ,  ne  tendant 
quà  l'efpoufer,  qu'il  penferoit  bien  qu'autre 
quelle  ne  s'en  fcauroit  offenfer.  A  la  vérité, 
luy  refpondit-elle,  vous  aucz  vn  fort  bon  amy 
en  Hy las,  &:  vous  le  deuez  croire  tel,  &:  le  con- 
feruer  par  tous  les  moyens  qui  vous  feront 
poffibles ,  y  ayant  plus  d'vn  mois  que  conti- 
nuellement il  me  parle  de  vous,  vous  enten- 
drez par  luy  que  îe  ne  fuis  pas  fi  méconnoif. 
fante  que  vous  m'emmez,  &  que  le  fçay  bien 
qu'vne  perfonne  de  voftre  mente  oblige  vne 
fille  quand  il  la  recherche  auec  le  deffein  que 
voftre  amy  ma  affeuré  que  vous  auez.  Cela 
eftant,  vous  deuez  croire  que  îe  viuray  auec 
vous,  corne  le  requiert  vne  fi  honefte  affectïo: 
mais  îe  feray  tres-ay fe  que  Hylas  foit  tefmoin 
de  tout  ce  qui  fe  paffera  entre  nous ,  afin  qu'il 
condamne  celuy  qui  aura  le  tort.  Fabregeray 
ce  difcours,ma  belle  Phillis,  parce  que  fi  îe  me 
voulois  autant  arrefteren  tous  les  autres,  il 
faudroit  vn  fiecle  pour  vous  redire  les  acci- 
dens  qui  me  font  armiez. 

Sçachez  donc  que  depuis  ce  iour ,  voila 
Clonan  tellement  embarqué ,  qu'il  n'y  auoit 
point  de  moyen  de  l'en  retirer:  &  parce  que 
les  parens  commencèrent  de  s'en  prendre 
garde,  il  fallut  que  ie  fiffe  entendre  à  la  mè- 
re, que  Clorian  auoit  deffein  de  lefpoufer, 


I 

Livre    c^vatriesm^  23 

&  que  d'autant  que  i'auois  iugé  ce  party 
n'eftre  point  deiadiuntageux  pour  Cyrcérie, 
l'y  auois  apporté  tout  ce  qui  maudit  eftépoC 
fïblc:  mais  que  n'en  ayant  point  parlé  a  fen 
père  &  a  iamere,  îldeiiroitque  cette  déclara- 
tion fuft  fecrette.  La  mère  de  Cyrccnc  qui 
fçauoitqueClorianefloit  riche,  ex.  bien  appa- 
renté, me  remercia  de  ce  bon  office  :  &  en  fin 
me  pria  que  s'il  auoit  cette  volonté  ,  il  luy 
en  dift  quelque  chofe,  &  qu'elle  le  tiendroit 
iî  fecret  qu'il  luy  plairoit  3  mais  qu'elle  deiiroit 
auoir  cette  fatisfaction  de  luy  ;  ie  l'aiTeuray 
qu'il  n'y  manqueroit  point  :  &  d'effeâ  quel- 
ques lours  après  nous  l'allafmes  trouuer  en 
fon  logis,  où  Clonan  luy  endift  encore  plus 
que  ie  n  auois  fait.  Voila  donc  toutes  chofes 
en  bon  eftat:  car  pour  moy  feftois  bien  venu 
auprès  de  la  mère,  très-bien  auprès  de  Clo- 
nan, mais  mieux  encore  auprès  de  Circéne. 
Or  Voyez  à  quoy  ie  fus  réduit  pour  faire 
femblant  que  ie  n  eftois  point  amoureux  de 
cette  belle  fille ,  i'eftois  contraint  de  quitter 
la  place  à  Clorian  ,  &  de  parler  pour  luy: 
s'il  y  auoit  quelque  compagnie,  ie  me  met- 
trais deuant  eux,  afin  que  fans  eftreveu  Clo- 
rian luy  baifafi:  les  mains ,  mais  ie  mourois 
quand  îevoyoïsque  quelquefois  il  luybaifoit 
la  bouche,  &  toutesfois  cela  eft  bien  forment 
aduenu  en  ma  prefence.  Et  quoy  qu'il  me 
defplûft  beaucoup,  &  plus  encores  à  Cvrcéne, 

P    iiij 


232  La  IL  partie  d'Astril 
fi  nous  y  contraignions-nous  pour  auoir  fujeâ 
de  vmre  priuémenc  elle&moy.  Car  la  mcre 
qui  croyoit  que  ie  n  y  fuife  que  pour  Clorian, 
m'en  donnoit  toutes  les  commoditez  que  ie 
voulcis.  Voire  ie  diray  bien  dauantage ,  ie  luy 
portois  les  lettres  que  Clorian  luy  efcnuoit ,  & 
le  plus  fouuent  ie  foifois  la  refponfe,  &elle  ne 
faifoit  que  la  refaire,  &  Dieu  fçait  fi  ceftoit 
fans  rire,  &fans  bien  pafTer  noftre  temps  a  fes 
defpens. 

le  viuois  donc  de  cette  forte  le  plus  content 
homme  du  monde,  lors  que  la  fortune  voulut 
tourner  la  roiie  tout  à  rebours:  toutesfois  ie 
n'en  eus  pas  tant  de  mal  qu'vn  autre  euft  bien 
pu  receuoir,  ayant  vne , très-bonne  recepte  à 
toutes  ces  maladies.  Les  F  elles  des  Baccha- 
nales  efloient  prefque  paracheuées,  lors  que 
Clorian  &moy  nous  relolumesde  maintenir 
vn  tournoy.  Clorian  fit  peindre  pour  fa  de- 
uife  vne  Cyrcé,  auec  le  vifage  de  Cyrcéne, 
qui  transformoit  par  fes  breuuages  les  com- 
pagnons d'Vlyffe  en  diuerfes  fortes  d'ani- 
maux,auéccemot,  L'AVTRE  AVOIT 
MOINS  DE  CHARMES.  Quanta 
moy,  n'ofant  me  déclarer  comme  luy,  ie 
voulus  vn  peu  déguifer  fon  nom,  &  peignis 
vne  Syrene  &  VlylTe  lié  dans  fon  vaiiTeau, 
auec  ce  mot ,  Q^V  E  L  S  LIENS 
F  A  V  D  R  O I T- 1 L.  le  penfois  auoir  bien 
trauaillé3&  qu'elle  m'en  feroit  infiniment  obli- 


Livre  qvatries^e."  233 
gée,&  voyez  ce  qui  en  aduint.  Il  y  auoitde 
fortune  vne  belle  fille  dans  Lyon,  qui  fe  nom- 
moit  Parthenopé  ,  aflez  voifine  du  logis  ou 
ie  demeurois,  auec  laquelle  toutesfois  îe  n'a- 
uois  iamais  eu  grande  familiarité ,  &  fi  ie 
rien  fçauroisdire  lacaufe:  car  ce  n'efioit  pas 
mon  humeur  d'auoir  de  belles  voifines  (ans 
les  vifiter  :  quand  ie  fus  fur  les  rangs ,  &:  que 
chacun  eut  dit  fon  aduis  de  noftre  entrée  dans 
le  champ ,  les  plus  curieux  voulurent  deuiner 
nos  deuifes. 

Quant  à  celle  de  Clorian,  il  n'y  eut  celuy 
qui  ne  la  deuinafl  ayfément,  le  vifage  deCyr- 
céne  &  l'equiuoque  du  nom  la^defeouurant 
afTez.  Mais  pour  la  mienne,  il  n'y  auoit  per- 
fonne  qui  en  peuft  venir  à  bout.  En  fin  vn 
vieil  Cheualier  qui  eftoit  parmy  les  Dames  fur 
Fefchafaut  où  eftoit  Cyrcéne,  &Parthenopé, 
&:  que  l'aage  difpenfoit  de  veftir  le  harnois, 
refpondit  froidement,  il  eftayfé  de  defcouurir 
fon  intention,  &  lors  s'addreflànt  à  Partheno- 
pé :  C'eft  pour  vous,  la  belle  ,  luy  dit-il,  qu'il 
entre  au  champ.  Elle  rougit,  car  elle  fe  fentoit 
aceufee  à  tort ,  6e  luy  refpondit  comme  fur- 
prife  :  Si  c'eft  pourmoy,  ileft  vrayement  bien 
fecret  de  diflimulé,  puis  qu'il  ne  m'en  a  rien 
dit.  Prenez  garde,  refpondit  Cyrcéne,  qui  fe 
fentoit  piquée ,  que  vous  ne  le  foyez  plus  que 
luy,  en  le  voyant difîimuler  mieux  qu'il  na 
fçeu  faire.  Il  m'eft  ayfé,  rçfpondit  Parthenopé, 


i34  La  IL  partie  dAstr.ee.1 
de  difîimuler  vne  chofe  que  ie  ne  fçay  pas* 
ny  celuy  non  plus  qui  la  dicte  ,  fînon  par 
opinion.  Si  vous  voulezTçauoir ,  refpondit 
le  vieil  Cheualier  ,  qui  me  Ta  faict  iuger 
ainfî ,  ie  le  vous  dirayj  &  ie  m'aiTeure  que 
vous  ferez  vn  îugement  femblable  au  mien. 
le  feraybienaife-jrefpondit-elle,  d'apprendre 
ce  fecret  de  vous  :  vous  voyez,  reprit  alors  le 
vieil  Cheualier  3  qu'il  porte  vne  Sirène  en  fon 
efcu  3  auec  ce  mot ,  quels  liens  faudroit-il.  Il  ne 
pouuoit  vous  nommer  plus  clairement  que  par- 
la peinture  d'vne  Sirène  :par  ce  que  les  anciens 
ont  tenu  que  les  Sirènes  eftoiét  trois  filles  d'A- 
chelois,  &  de  la  Nymphe  Calliope,  &r  fe  nom- 
moient3LigeeJLeucoiie,ôd)arthenopé:&:  vous 
vousappellantParthenopé,  il  eftoit  bien  mal- 
ayfé  qu'il  pûft  vous  faire  voir  plus  clairement 
fon  intention  que  par  vne  Sirène,  &  vn  VI  y  (Te 
lié  à  l'arbre  de  fon  vaiiTeau  3  voulant  entendre 
qu  il  n'y  a  rien  qui  le  pûft  empefcher  de  fe 
donner  à  vous ,  fil  par  vos  faueurs  vous  le  vou- 
liez rendre  voftre.  Alors  toute  la  trouppe  frap- 
pant des  mains ,  s'eferia  :  Ah  l  Parthenopé  y 
vous  nous  l'auez  bien  tenu  fecret ,  mais  il 
vaut  autant  l'auoiier  maintenant  que  de  le 
nier.  Quant  à  moy3  dit-elle,  cem'eft  tout 
vn,  &que  cela  foit  ou  non  3  il  m'importe 
fort  peu.  Vous  ne  vous  fafcherëz  donc  point5 
dit  Cyrcéne,  que  nous  le  nommions  voftre 
Cheualier.    le  ne  m'en  fouciepoint^  dit-elle. 


L  IVRE"  QVATRIÏSM  V.1  H% 

mais  prenez  garde  que  vous  ne  Taccufiez  à 
faux.  Ce  bruit  courut  incontinent  parmy  les 
Dames,  que  feftois  le  Chcualier  de  la  Sirè- 
ne, &Clorian  de  Cyrcéne ,  &  qu'on  verroit 
laquelle  auroit  meilleure  fortune  en  ce  tour- 
noy. Quant  à  moy  ie  n'en  fçauois  rien,  &: 
prenois  bien  garde  que  quand  ie  paflbis  foubs 
fefchaffaut  de  Cyrcéne,  ellemecrioit,  adieu 
Cheualier  dePartenopé,maisiene  fçauois  ce 
qu  elle  vouloit  dire. 

Enfin  le  tournoy  paracheué  chacun  fe retira, 
&:  nous  femblant  d'auoir  bien  fait  noftrc  de- 
uoirClorian  &  moy,auiTI-toi1:  que  nous  fu fines 
defarmez,  &  que  nous  eufmes  changé  d'habit, 
nous  allafmes  chez  Cyrcéne  :  mais  elle  qui 
eftoit  infiniment  picquée  contre  moy ,  ne  me 
&  pas  l'accueil  qu  elle  fouloit  ;  au  contraire 
quand  ie  luy  voulois  parler  elle  ne  me  difoit 
autre  chofe,  finon  laiffez  moy  en  paix,  Cheua- 
lier de  la  Sirène,  &  fe  tournant  de  l'autre  collé, 
auecvne  façon  de  mefpris,  ne  me  refpondoit 
qu  auec  peine. 

I'eftois  tant  innocent  de  ce  quelle  m  accu- 
foit,  que  ie  n'y  fongeois  point,  &  ne  fçauois 
pourquoy  elleme  traittoitde  cette  forte ,  iî  ce 
n'eftqueienemerulîepasbien  acquitté  à  fon 
gré  de  l'entreprife  que  nous  auions  faire  d'e- 
ftrè  les  fouftenans  en  ce  tournoy. 

Mais  ne  me  femblant  pas  que  i'eufle  plus 
mal  fait  que  mon  compagnon  a  c\:  voyant 


ï]6  LÀ  IL  partie  d'Astree! 
qu'elleluy  faifoit  bonne  chère,  ie  ne  fçauois 
qu'en  penfer.  le  me  retire  ce  foir  fans  en  fça- 
uoir  autre  chofe  :  car  ie  ne  pu  tant  faire  que  de 
parler  à  elle  en  particulier:  ie  m'en  vay  donc- 
ques  vnpeumalfatisfait  de  ma  fortune:  mais 
le  lendemain  il  m'aduint  vne  rencontre  qui 
ruynatoutle  relie  de  mes  affaires.  Eftant  le 
matin  dans  le  Temple,  i'y  rencontray  Parthe- 
nopé,  auec  vne  de  fes  tantes:  &  de  fortune 
m5  eftant  mis  auprès  d'elle ,  ie  vis  quelle  me  re- 
garda dVnœil  qui  n'eltoit  point  ennemy.  Elle 
elloit  belle,  &  par  confequent  de  celles  que  par 
les  loix  de  ma  confiance, ie  fuis  obligé  d'aimer. 
Cela  fut  caufë  que  ie  m'approchay  vn  peu  plus 
d'elle  :  &:  lors  que  ie  cherchois  vn  fujet  pour 
parler,  elle  s'approcha  &  feparichavn  peu  de 
mon  collé,  de  me  dit,  comment  vous  trou- 
uez-vous  du  tournoy?  le  dois  faire  cette  de- 
mande, luydis-ie,  aux  belles  Dames  comme 
vous  elles  ,  puis  que  le  iugement  vous  en  de- 
meure, le  ne  vous  demande  pas,  me  dit-elle, 
comment  vous  vous  y  elles  porté  :  car  chacun 
eft  tefmoin  qu'il  ne  fe  pouuoit  mieux,  mais  ie 
fuis  cuneufe  de  fçauoir  lî  vous  ne  vous  elles 
point  trouué  las  de  la  peine  que  vous  y  eulles. 
Puis  que  vous  faites ,  luy  repliquay-ie ,  vn  iu- 
gement fi  aduantageux  pour  moy  ;  feroit-il 
poffible  que  ien  puiffe  reffentir  quelque  pei- 
ne? Nouseftionsenlieuoùles  longs  difeours 
n'elloient  pas  bien  feans  :  cela  fut  caufe  quelle 


Livre    ojy  atriesme]  2.37 

iieme  refponditqu  atiec  vn  foufns ,  &  en  baif- 
fant  la  telle  de  mon  cofté.  Or  les  prières  U 
deuotions  efiant  finies ,  elles  forcent  -hors  du 
Temple ,  &  moy  me  femblant  que  ces  der- 
nières paroles  m'obbgeoient  à  les  accompa- 
gner iiifques  en  leur  logis,  qui  eftoic  fort  pro- 
che de  ce  Temple,  ie  pris  fous  le  bras  Parthe- 
nopé ,  &  par  les  chemins  ie  fceus  l'opinion  que 
chacun  auoit  eue,  queiefuffe  entré  au  tour- 
noy  comme  fon  cheualier.  Quant  à  moy  qui 
eitois  bien  aife  de  couurir  l'affe&ion  que  ie  por- 
tois  à  Cyrcéne,  &"  qui  outre  cela  n  euffe  iamais 
refufé  les  bonnes  grâces  de  Parthenopé,  luy 
refpondis  qu'il  eftoit  vray5ôc  que  n'ayant  ofé  le 
luy  déclarer  par  mes  paroles,  fauois  choifî  cet- 
te voye.  Apres  plufieurs  difcours5  &  que  nous 
fufmes  arriuez  en  fon  logis3elle  ofh  fon  efchar- 
pe  qui  luy  couuroit  la  telle  3  &  la  mit  fur  la  ta- 
ble, &  puis  olla  fon  mafque,  &:  tournant  le  dos 
au  feu  ,fe  chauffoit  en  me  parlant,  &:  ie  connoif- 
fois  bien  qu'elle  n'auoit  point  eu  defagreable  ce 
qui  s'elloit  paifé ,  puis  qu'elle  en  renouuelloit 
toufîours  le  difeours;  &:  plus  ie  voyois  que 
mon  feruice  ne  luy  defplaifo.it  point  3  &  plus 
i'en  deuenois  amoureux.  Enfin  auant  que  par- 
tir ie  pris  cette  efcharpe  qu'elle  auoit  pofée  fur 
la  table,  &  me  la  mis  au  col ,  encor  qu'elle  y  fifl 
vnpeuderefiflance;  mais  ie  luy  disqu'ellant 
entré  le  iour  précèdent  au  tournoy  pour  elle 
fans  auoir  autre  marque  d'elle  que  mon  affe- 


238       La  II.  Partie  d'A strel 

ction,il  eftoitbien  raifonnable  que  l'euffe  celle- 
cy pour  tefmoignage  que ieftois  fiemLa diffi- 
culté qu'elle  en  lit  ne  fut  pas  grande^  par  ainfî 
ie  l'emportay  3  &  l'eu  tout  le  refte  du  îour  au 
col.  Toutesfois  parce  que  îe  ne  voulois  perdre 
Cyrcéne ,  ie  me  contraignis  de  n'aller  point  en 
lieu  où  elle  me  pût  voir:  mais  celuydequne 
me  doutay  le  moins,  qui  eftoit  Clorian,  luy  dit 
fans  autre  deflein  que  de  luy  raconter  de  mes 
nouuelles-,  quefeitoisleplus  content  qui  fut 
ïamais,  pour  les  fauenrs  que  ie  receuois  de  Par- 
thenopé  -,  &  là  deifus  luy  parla  de  cette  efchar- 
pe.  Dieu  fçait  fi  ces  paroles  luy  touchèrent  au 
cœur  :  car  Véritablement  elle  m'aimoit ,  &  tou- 
tesfois elle  n'en  fit  point  de  iemblant.  Mais 
lors  que  i'y  aïlay  le  lendemain ,  fans  que  Clo- 
rian  y  fuit  :  Et  bien,  me  dit-elle,  Cheualier  de  la 
Sirène,  qu'auez  vous  fait  de  voftre  belle  ef- 
charperFaimois  Cyrcéne  beaucoup  plus  que 
Parthenopé,  Ôcne  voulois  point  la  perdre  pour 
fi  peu  d'occafîon  :  cela  fut  caufe  quauec  mille 
fermens,ie  luy  mray,  qu'entrant  au  tournoy,ie 
n'auois  point  penfé  à  ParthenopéDmais  au  nom 
de  Sirène  ieu!ement5auqueladiouftant  vne  let- 
•  tre  on  pouuoit  faire  Cyrcéne.  Mais  5  dit-elle , 
pourquoy  ne  m'en  parlafîes  vous  point?  Parce, 
luy  refpondis-ie,  que  ie  croyois  la  chofe  fi  aifée 
que  ie  penfois  que  vous  le  reconnoiftriez.Et  de 
cette  efcharpe,  adioufta-elle  ,  qu'en  dirons- 
nous  ?  Fauoiïe,  luy  dis-ie3que  ie  la  luy  pris  hier, 


Livre    qvatriesme.*  zj§ 

mais  ce  ne  fut  que  par  manière  d'acquit  3  &; 
comme  defireux  de  mieux  celer  l'affection  que 
ie  vous  porte. 

Elle  demeura  quelque  temps  fans  me  ref- 
pondre,  &  puis  elle  reprit  tout  à  coup  la  parole 
de  cette  forte..  Or  bien  Hylas,i'en  croiray  tout 
ce  que  vous  voudrez,  pourueu  que  vous  me 
contentiez  en  vnc  chofe.  Elle  fera  impoflible, 
luy  dis-ie,  fi  ie  ne  la  fais.  Donnez-moy,  mère- 
pliqua-t'elle ,  l'efcharpe  dont  ie  vous  parle ,  di  ie 
vous  en  donneray  en  efchangevne  autre  qui 
vaudra  mieux. le  fus  en  peine,&eufle  bien  vou- 
lu m'en  exeufer  :  mais  il  me  fut  impofTible ,  de 
oyez  ie  vous  fupplie,  quelle  fut  fa  refolution. 
AufTi-toflqu'ellereutellefelamitau  bras,  de 
m'en  donna  vn€  autre,  qui  fans  mentir  eftoit 
beaucoup  plus  belle,  de  le  iour  mefme fçachant 
que  ie  n  eftois  point  en  mon  logis,  elle  s'en  va 
auec  quelques- vnes  de  fes  amies,.feignant  de  fe 
promener,  de  pafTant  deuant  maporte,  fait  de- 
mander fi  i'eftois  au  logis.  Vn  homme  qui  me 
feruoit,  &qu  elle  connoifToit  bien,  vient  par- 
ler à  elle,  de  luy  dit  que  ie  n'y  eftois  pas.  Nous 
voulions,  luy  dit-elle,  cette  bonne  compagnie 
de  moy  ,  qu'il  vint  au  promenoir  auec  nous: 
mais  fais-nous  vn  plaifir,  va  t'en,  dire  à  Par- 
thenopé  que  nous  l'attendons  îcy  pour  cet 
effed  :  de  afin  que  tu  y  ailles  de  meilleur  cou- 
rage, voila  vneefcharpe  que  ie  te  donne,&  por- 
te-la tout  auiourd'hny  pour  l'amour  de  moy. 


240         LaII.  PARTIE    D'A  S  T  M 

Et  à  ce  mot  elle  luy  mit  au  col  celle  que  1  a- 
uois  eue  de  Parthenopé.  Ce  valet  qui  fe 
fe  ientoit  fort  honoré  de  cette  faneur  -,  l'en 
remercia:  &  pour  luy  obeyr,  s'en  alla  cou- 
rant faire  fon  mefnageà  cette  fille  qui  voyant 
d  abord  fon  efcharpe  au  col  de  cet  homme , 
cuit  opinion  que  ie  la  luy  faifois  porter  par 
mefpris  d'elle:  &  depuis  oyant  la  harangue, 
connut  bien  que  cela  venoit  de  Cyrcéne,  de 
que  ie  la  luy  auois  donnée  :  ce  qui  l'offenfa 
de  forte  que  ïamais  depuis  ie  ne  pus  renouer 
auec  elle  3  &:  moins  encore  auec  Cyrcéne  3 
qui  fe  retira  tout  à  fait  de  moy,  quoy  qu'elle 
viit  bien  que  ie  l'aimois  dauantage  :  mais 
praâiquant  cette  maxime  ,  qu'il  faut  hayr 
ceux  que  Ton  a  ofrenfez  3  fçachant  que  la 
trahifon  qu'elle  m'auoit  faicle  eftoit  très-gran- 
de ,  elle  ne  voulut  iamais  fe  fier  en 
moy. 

le  fus  contraint}  de  retourner  à  Palinice, 
mais  ie  n'y  demeuray  pas  long-  temps  :  car 
le  Printemps  eftant  défia  allez  aduancé  ,  &c 
de  fortune  s'eftant  trouué  cette  année  fort 
beau  ,  vn  iour  ces  belles  Dames  ,  fe  met- 
tant cnfemble  plufieurs  de  compagnie,  vou- 
lurent louyr  de  la  douceur  des  champs  :  & 
pour  y  aller  plus  à  leur  commodité  ,  entrè- 
rent dans  vn  batteau ,  &  remontant  con- 
tremont  le  paifible  Arar ,  parîoient  le  temps 
tantoft  à  la  mufîque  des  initrumens,  tantolt 

à  celle 


Livre   qjatriesme.         ±41 
à  celles  des  voix,  &:  quelquesfois  mettant  pied 
à  terre  3  danfoient  a  des  chanfons  qu'elles  di- 
foient  tour  à  tour.    D  e  malheur,  îe  n'auois  au- 
tre connoifTance  encerte  trouppe  que  celle  de 
Palinice  &  Cyrcéne  :  toutesfois  ie  ne  laifTay  de 
me  mettre  parmy  elles,&:  de  les  entretenir  tou- 
tes,   le  voyois  bien  quelles  fe  demandoient  à 
l'oreille  qui  1  eftois ,  &  que  Palinice  auoit  affez 
d'affaire  a  dire  mon  nom  à  toutes  celles  qui 
s  en  enqueroient:  mais  cela  ayant  duré  quelque 
temps,  ie  fus  incontinent  après  auiTi  connu 
que  perfonne  de  la  trouppe  ;  parce  qu'entrant 
en  difeours  auec  la  première  qui  fe  prefentoit, 
elles  trouuerent  mon  humeur  fi  agréable ,  qu'il 
n'y  en  eut  vne  feule  qui  ne  voulut  eitre  de  mes 
amies. Tant  que  le  batceaualla  contremonr.en- 
cor  que  l' Arar  coule  fi  doucement  ,  que  bien 
fouuent  on  ne  peut  remarquer  de  quel  collé  il 
defeend ,  fi  eft-ce  que  quelquesfois  il  faifoit  vri 
peu  de  bruit  contre  les  aiz,  &  cela  fut  caufe 
qu'on  ne  fe  feruit  que  des  inftrumens:finon 
qu'interrompant  quelquesfois  la  mufique, elles' 
difeouroient  bien  fouuent  aux  defpens  de  ceux 
qui  n'en  pouuoient  mes.  Mais  quand  on  fe  laif- 
fa  aller  au  courant  de  l'eau,  &  qu'on n'oyoït 
plus  qu'vn  petit  gazouillis  que  l'onde  faifoit 
contre  le  batteau  3  comme  glorieufe  de  porter 
vne  fi  belle  charge,  elles  s'affirent  dans  le  fond, 
&là  celles  qui  auoient  la  voix  bonne  ,  chan- 
toient  ce  qui  leur  venoit  en  fantaifie.  Entre  ces 
2.  Part.  Q^ 


%4i  La  II.  Partie  etAstr.ee; 
belles  Dames  il  y  auoit  plufieurs  Cheualiers  & 
enfans  des  Druydes  qui  s'eftoient  mis  parmy 
elles  pour  leur  tenir  compagnie^  palier  le  foir 
plus  agréablement.  Ce  fut  en  ce  lieu  où  la 
première  fois  ie  vis  Teombre.  Cet  homme 
auoit  prefque  pafïe  Ton  Automne  auec  vne  fi 
bonne  opinion  de  luymefme,  qu'il  penfoit 
que  toutes  les  Dames  mouruftent  d'amour 
pour  luy.  Quant  à  moy  ie  ne  pu  ïamais  y 
remarquer  chofe  qui  me  pleuft  :  toutesfois  il 
efl  certain  qui'-  auoit  des  mignardifes  qui  ne 
defplaifoient  point  à  quelques-vnes.  Entre 
les  autres  Flonce,  à  ce  que  ie  crois ,  l'auoit 
aimé  cette  Flonce  à  la  vérité;  eftoit  belle,  de 
pouuoit  conferuer  ce  nom  entre  celles  qui 
font  efhmées  belles.  Elle  eftoit  blanche  de 
blonde,  auoit  tous  les  traiéte  de  vifage  très- 
beaux,maisfiu  tout  les  yeux  iï  doux  &  attrayâs 
quei'auoùe  nen  auoir  ïamais  veu  de  fembla- 
bles.  Elle  auoit  la  taille  fi  belle  ,  &  la  façon  iï 
pleine  de  majefte,  qu'on  pouuoit  aifément  ju- 
ger qu'elle  n eftoit  pas  née  parmy  le  peuple, 
auffi  eftoit-eile  de  cette  race  qui  ie  vante  eftre 
iiïliëdu  grand  Anouifte,  Et  quoy  que  cette 
belle  Dame  fuft  telle,  qu'il  n'y  euft  point  en 
toute  lacontrée,  qui  peut-eftreneluy  deuft  cé- 
der, &  en  mérite ,  3c  en  beauté  :  fî  eft-ce  que 
Teombre,  fuit  pour  le  mal-heur  d'elle  ou  au- 
trement, en  eftoit  p;us  aimé  qu'autre  qui  fuft 
dans  la  ville.    Et  parce  qu'il  y  auoit  défia  quel- 


Livre    qvatriesme!  243 

que  temps  que  cette  amitié  eftoit  commencée, 
&  que  la  continuation  en  eft  quelques  -  fois 
languiflànte.     Teombre  creut  qu'il  la  falloit 
rallumer  par  quelque  ialoufie,  &pourcefujct 
fit  femblant  d'aimer  vne  ieune  fille  nommée 
Dorinde,  qui  auoit  bien  quelque  beauté,  mais 
qui  cedoit  en  tout  à  Florice  .   Or  cette  Do- 
rinde pour  lors  eftoit  partie  pour  aller  chez  vn 
de  fes  oncles  3  &y  auoit  quelques  iours  qu'elle 
eftoit  hors  de  la  ville  .cela  rut  caufe  que  Teom- 
bre pour  continuer  fa  feinte,  quand  ce  fut  à  luy 
à  chanter,  prit  fonfujet  fur  cette  Dorinde,  & 
en  dit  quelquesvers  dont  ie  ne  me  fçauroisfou- 
uenir,  mais  enfin  le  fujet  eftoit  qu'à  fon  départ 
elle  auoit  fait  ferment  d'auoir  toufiours  mé- 
moire de  luy  :  ce  qu'il  tenoit  pour  vn  fi  grand 
heur,  qu'il  n'y  auoit  Dieu  dans  le  Ciel  auec  le- 
quel  il  vouluft  changer  fafortune.La  belle  Flo- 
rice fe  fentic  infiniment  pkquée  de  cqs  propos; 
quiditsenfaprefence,  fembloyent  l'offenfer 
dauantage-.&  prenant  la  parole  comme  fi  c'euft 
efté  en  deflfenfe  de  Dorinde,  qui  en  quelque  fa- 
çon luy  touchoit  d'alliance  ,  elle  luy  refpondic 
de  cette  forte  : 


oj» 


244      La  lï  partie  d'Astkêè 


SONNET. 

DO  rind  E  femocquadevous, 
£)uand  elle  vous  tint  ce  langage-, 
Scachant  bien  qu  on  peut  fans  outrage 
Promettre  toute  chofe  aux fous. 

Ou  la  vanité  de  vofire  ame, 
Vous  fait  vanter  que  lie  la  dit, 
Pour  montrer  d 'amoir du  crédit, 
Autres  dvne fi belle  Dame. 

Mais foit  quelle  ait  fait  ce  ferment 
Pour  chaffervnfafcheux  Amant, 
Promettre  efivn  doux  artifice  : 

Et  quand  en  ïen  deur  oit  punir, 
Elle  aimeroit mieux  lefupplice, 
Que  non  pas  vn  tel fouue?iir. 

Cette  repartie  faite  fi  à  propos  par  Flonce 
me  fut  tant  agréable ,  que  deflorsie  merefolus 
de  l'aimer,  &laioindreà  Palinice,  &:  à  Cyr- 
céne,  Scprefqueen  mefme  temps  coftoyant 
vn  beau  pré,  elles  furent  toutes  d'aduis  de 
mettre  pied  à  terre,  pour  ioiiyr  delà  beauté 
du  lieu,  quelques  vnes  foudain  commencè- 
rent de  chanter  ,  d'autres  de  danfer  à  leurs 


Livre  qvatriesm'e".  245- 
chanfons,  &:  d'autres  de  cueillir  des  fleurs  ,  ou 
de  fe  promener. 

Florice  fut  de  celles  qui  efpanchées  par  le 
pré  faifoient  des  bouquets  &  des  guirlandes. 
Elle  eltoit  alors  afïïfe  fur  les  talons  ,&feparée 
de  la  trouppe,  s'entretenoit  peut-eitre  de  ce 
queTeombrevenoitdedire.  le  m'approchay 
d'elle,  non  pas  pour  m'y  embarquer  du  tout, 
mais  ayant  deux  defTeins ,  Tvn  de  fonder  s'il  y 
feroit  bon  3  &  félon  que  ie  trouuerois  le  paf- 
fage  de  pâffer  plus  outre,  ou  de  m'en  retirer: 
Et  l'autre  penfant  que  Cyrcéne  touchée  de 
cette  ialoufîe,  ne  voudroit  pas  me  perdre,  & 
viendrait  peu  t-eftre  à  quelque  repentir.  Mais 
il  aduint  autrement,  comme  vous  entendrez. 
Mettant  donc  vn  genoiiil  en  terre  pour  luy  par- 
ler plus  aifément,  ie  faifois  femblant  deluy  ay- 
der  à  cueillir  des  fleurs.  Elle  les  prenoit  de  ma 
main  auec  beaucoup  de  ciuilité,  non  toutesfois 
fans  s'eftonner  3  que  ne  l'ayant  iamais  veuë  au- 
parauant  ie  priffe  cette  peine.  le  le  reconnus 
bien,  mais  fans  luy  en  rien  dire,  ie  voulois  at- 
tendre que  fes  paroles  me  donnaient  occa- 
fion  de  luy  faire  entendre  que  leTaimois^flant 
bien  affaire  qu'il  efloit  impoffîble  quiln'ad- 
uintainfi.  Et  ce  qui  me  faifoit  trauter  celle-cy 
auec  plus  de  refpeét.,  c'eftoit  la  grandeur  qu'elle 
tenoit3  qui  à  la  vérité  eft oit  telle  que  ie  n'eus 
iamais  tant  de  crainte  d  aborder  pas  vne  des 
autres  que  l'ay  aimées.    Et  voyez  fi  ie  ne  de- 

Q  Mi 


1±6         LaIL  PARTIE    D*A  STKÏ!.' 

uinepasquelquesfois.  Il-aduint  tout  ainfi  que 
ie  l'auois  penié.  Car  après  auoir  receu  plu- 
iïeurs  fois  les  fleurs  que  ie  cueillois,  enfin  elle 
me  die  que  ieprenois  trop  de  peine  3ôc  que  ie 
l'eihmerois  inciuile  de  permettre  que  ie  conti- 
nuante :  tant  s'en  faut ,  luy  dis-ie,que  cela  foit, 
que  ie  crois  chacun  eftre  obligé  de  vous  ren- 
dre toutes  fortes  de  feruice,  puis  que  vous  af- 
filiez fi  bien  vos  amies  en  leur  abfence-Ne  par- 
lez-vous pas, me  dit-elle 5de  Donnde'rC'eft  cel- 
le-là mefme,  luy  dis-ie5  en  la  perfonfie  de  qui 
vous  auez  obligé  toutes  les  autres.  le  ne  fçau- 
rois,  dit-elle,  fouffrir  la  vanité  de  Teombrc, 
car  vous  voyez  quel  il  eft3  &:  toutesfois  il  pen- 
fe&  dit  que  nous  mourons  toutes  d'amour 
pour  luy.  Il  faudroit  bien,  luy  dis-ie ,  que  les 
Dames  euffent  beaucoup  d'amour  &:  peu  de 
iugement,  &:  me  femble  qu'il  eft plus  propre 
pour  le  remède  d'amour,  que  pour  enfeigner 
l'art  d'aimer.  Florice  alors  me  regardant  auec 
vn  foufris.  le  fuis3  merefpondit-elle,de  voftre 
opinion,  &  de  plus  fi  ie  voulois  aimer  3  ce  fe- 
rait le  dernier  de  tous  les  hommes  que  ie  choi- 
firois.  Ce  feroit  bien  offenfer  les  Dieux  qui 
vous  ont  fute  telle  que  vous  eftesjuydis-ie, 
fi  vous  profaniez  pour  luy  tant  de  beautez.  I  e 
fçay  bien,  me  dit-elle,  qu'il  n'y  a  point  de  beau- 
té en  moy ,  mais  ie  fçay  encore  mieux  que  ie 
n'auray  iamais  amour  pour  luyJDieu  vous  ren- 
de;  luy  -dis-ie3  plus  véritable  pour  luy^que  vous 


I 

Livre  qvàtriesme"  247 
rie  l'eftcs  pas  pour  ce  qui  vous  touche:&  fî  quel- 
que autre  que  vous  tenoit  ce  langage,  il  fero't 
bien  mal-aifé  que  ie  le  (ouffriflè,  mais  a  vous  ie 
ne  pu is  [aire  autre  rciponfe,  finon  que  fi  tous 
les  yeux  qui  vous  regardentDne  vous  voyoient 
telle  que  ie  vous  vois,  ie  pourrois  penfer  que 
Jes  miens  peut  eftre  me  voulurent  tromper: 
mais  puis  qu'ils  font  tous  vn  mefme  rapport > 
ie  veux  croire  que  la  modeftie  eft  celle  qui  vous 
fait  parler  contre  l'opinion  de  tous,  encore  que 
vos  yeux  ne  voyent  pas  différemment  des  no- 
ftres.  le  crois,  dit- elle,  auec  la  venté3  que  mon 
vifagcn'a  rien  qui  puifle  mériter  le  nom  que 
vous  luy  donnczDmais  tel  qu'il  eftm'en  parlons 
plus  :  la  continuation  en  eft  hors  de  faifon  &  de 
peudeplaifïr.  le  vous  obeiray,luy  dis-ie ,  mais 
ce  fera  auec  cette  proteftation  que  ie  ne  pari  e- 
ray  iamais  plus  félon  ma  créance,  &  que  ce  que 
vous  me  deffendez d'auoir  en  la  bouche,ie  lau- 
ray  le  reite  de  ma  vie  au  profond  du  cœur.Nous 
eulllons  continué  5  neuft  eflé  que  les  compa- 
gnes l'appellerait  >  qui  eftoient  délia  entrées 
dans  le  batte  au.  Elle  feleua  donc  fans  me  rei- 
pondre,  &ramaffant  les  rieurs  dans  l'vn  des 
pands  de  fa  robbe,  ie  la  pris  fous  les  bras  5  &  la 
conduifîs  dans  fa  trouppe:  où n'ofant  repren- 
dre le  difeours  que  nous  auions  laiffé,  de  peur 
de  paroiftre  trop  hardy  (cas  c'eft  vntefmoi- 
gnage  de  n'aimer  gueres,  que  d'auoir  trop  de 
hardieffe  en  ces  premières  déclarations  )  ie  rne,  / 


248  La  II.  partie  d'Astree. 
contentay  pour  cette  fois  de  ce  que  ie  luy  en 
auois  dit.  Et  parce  que  la  Mufique  ayant 
quelque  temps  continué  ,  enfin  elle  ceffà 
pour  laiffer  o;iyr  les  voix  de  ceux  qui  chan- 
toient.  Quand  ce  vint  à  mon  rang,  iechantay 
les  vers  que  ie  vous  vay  dire,  pour  arTeurer 
Floricequetout  ce  que  ie  luy  auois  dit  eftoie 
véritable. 


SONNET. 
SERMENS     AMOVREVX. 

BE/Ie  de  mes  dejirs  vous  ejles  le  trejpas, 
Etcefl  vous  toute sf  ois  que  feule  ie  defire, 
ïen  iure  vos  beaux  yeux  que  le  Soleil  admire* 
Etien  iure  mon  cœur,  fur  fris  de  vos  appas. 

ïen  .iure  vos  douceurs  ,  qui  font  tout  mon 
foulas, 
ïen  iure  vos  defdains,qui  font  tout  mon  martyre* 
ïen  tuie  mes  douleurs,  tefmoins  de  voftre  empire^ 
ïen  iure  cesplaifirs,  qùauoirie  ne  puis  pas. 

ïen  iure  les  ^fmours  ,  amoureux  de  vous 

mefme, 
ïen  iure  ces  beauté? ,  qui  font  que  ïon  vous 

aime , 
feniuremes  ejpoirs,  encor  que  bien  petit  s: 


Livre   ^vatriesml        249 
ïen  turc  ces  dejirs  que  vous  mefaicies  naiftre, 
Bref,  ïen  iurepar  vous,  fans  que  te  ne  veux  eflre, 
Encorne  cro?rez,-vous  ce  que  te  vous  en  dis. 

Or,  belle  Phillis ,  voicy  vn  grand  commen- 
cement d'affaires  :  car  depuis  que  l'eus  veu  Flo 
rice,  il  me  fut  impoflible  de  m'en  retirer:  tou- 
tesfois  il  me  fafchoit  fort  de  perdre  Palinice, 
tant  pour  l'obligation  que  ie  luy  auois,  que  par- 
ce que  véritablement  c'eftoit  vne  veufue  qui 
meritoit  d'eitre  ferme.  Outre  que  îauoisdes-ja 
trop  de  regret  de  la  perte  deCyrcéne  :  car  ce 
ieune  efprit  ayant  eftéoffenfé,  fe  roidit  touf- 
iours  contre  toutes  les  raifons  que  ie  luy  pus 
dire:  &  toutesfois  encor  quelle  ne  m'aimaft 
point,  fi  ne  laifToit-elle  pas  d'eftre  fafchéeque 
Florice  me  poffedait  plus  abfolument  qu  elle 
n'auoit  ïamais  pu  faire  ,  luy  femblant  que 
c'eftoit  vn  tefmoignage  defonpeu  de  beauté. 
Et  cela  fut  caufe  qu'elle  me  faifoit  tous  les 
mauuais  offices  qu'elle  pouuoit,  tant  enuers 
Palinice,  dé  qui  elle  auoit  reconnu  l'amour, 
qu'enuers  Florice  ,  pour  qui  mon  affeâion 
n'efloit  que  trop  apparente.  Mais  il  aduint  que 
fes  contrarietez  me  furent  vtiles  3  &:  qu'elle  fit 
plus  pour  moy  que  mes  feruices ,  peut-eitre5 
n'eufîent  peu  faire  de  long  temps  :  Parce  que 
Florice  reconnut  incontinent  que  Cyrcéne 
parloit  auec  paillon,  &:  cela  eftoit  caufe  qu  elle 
ne  luy  adiouitoit  point  de  foy  :  &  au  contraire^ 


zp  La  II.  partie  d'Astree." 
confîderant  mes  aérions  de  plus  près  elle  com- 
mença de  les  trouuer  agréables,  &  peu  à  peu 
de  s'y  plaire.  Et  lors  Amour  prenant  cette 
occafïon,  comme  fin  &  ruzé  qu'il  elt,  iegiiila 
mfenfiblement  dansfon  aine.  Mais  parce  que 
iedefîroisde  conferuerPaimice,  le  ne  tus  pas 
fans  peine.  Et  apprens,  Siluandre,cecy  de  moy, 
dit-il,  fe  tournant  vers  le  Berger,  qu'il  n'y  a 
rien  que  les  femmes  eitiment  dauantâge  que 
ceux  qui  font  amoureux  d'elles  ,  ny  qu'elles 
mefpnfent  dauantâge,  adiouila  Siluandre,que 
ceux  qui  les  delaiffent  pour  quelque  autre.  Ce 
futaufTi,  continua Hy las,  cette  confideration 
qui  me  fît  refoudre  de  conferuer  l'amitié  de 
toutes,  s'il  m'eltoit  pofTible,  mais  ce  fut  en 
vain ,  d'autant  que  Flonce  auoit  trop  de  vani- 
té, &:  trop  bonne  opinion  de  fes  mentes,  pour 
vouloir  vn  cœur  qu'il  falluft  partager  auee 
quelque  autre.  Cette  ame  orgueilleufe  voulut 
eftre  feule  maiftrefle  ,  &  tant  quelle  n'aima 
gueres,  elle  le  fouffnt  :  mais  lors  quelle  refolut 
de  n'aimer  que  moy ,  il  n'en  fallut  plus  par- 
ler: elle  eut  bonne  grâce  vne  fois  qu'elle  m'af- 
feuroit  de  m'aimer.  Mais,  luy  dis-ie,  que  fe- 
rons-nous de  Teombre  (  comme  voulant  le 
luy  reprocher,)  elle  me  refpondit  incontinent 
pour  me  rendre  la  pareille.  Nous  le  donne- 
rons à  Palinice  :  l'entendis  bien  ce  qu'elle  vou- 
loit  dire,  &  dés  lors  îe  luy  îuray  de  n'aimer  ia- 
mais  que  Florice  :  5c  que  fi  elle  vouloit  fe  ban- 


Livre    qvatriesme.         ip 
nir  de  la  veuë  de  Teombre ,  ieluy  promettois 
de  iamais  ne  regarder  Palinicc  :  Non  point, 
dit-elle,  pource  que  vous  m'en  dites,  mais 
parce  que  véritablement  il  me  dcfplaifl  ,  ie 
vous  îure  &  protelle  par  lafoy  que  vous  deuez 
auoir  enmoy,  queiamais  îe  ne  l'aimeray,&: 
que  s'il  efloit  bien  feant  icme  bannirois  de  ta 
veue-  mais  celle  action  me  bleiîeroit   plus 
que  vous  n'en  fç  auriez  aupir  de  fatistaction, 
comme  vous  iugerez  bien  lors  que  vous  le 
considérerez.    Depuis  ce  temps  elle  fe  donna 
toute  à  moy,  &moy  contre  mon  naturel  me 
donnay  de  forte  à  elle  que  ie  me  retiray  de 
toute  autre.    Du  matin  îufques  au  loir  ie  ne 
bougeois  de  fon  logis,  finon  lors  quelle  en 
fortoit,  &  falloit  bien  que   ceux  qui  la  ve- 
noient  vifiter,  futTent  perfonnes  fignalées,  iî 
nous  interrompions  nos  difcours.  Feftois  en 
toutes  fes  paroles ,  &  elle  en  tout  ce  que  ie 
difois  :  &  fembloit  que  nous  ne  fçeuflîons 
faire  vn  bon  conte  ,  fans  nous  nommer  ou 
nous  prendre  l'vn  l'autre  pour  tefmoin.  lu- 
gez  fi  Palinice  &  Cyrcéne  trouuoienrfuje£t 
de  parler.  Cela  fut  caufe  que  nous  en  prenant 
garde  vn  peu  trop  tard,  prefque  toute  la  ville 
eiloit  abbreuuée  de  cette  amour  :  &  d'autant 
que  la  renommée  prend  des  forces  en  allant, 
ou  en  parloit  de  forte  au  defaduantage  de  Flo- 
hce,  qu'en  fin  ce  bruit  paruint  à  fes  oreilles: 
par  le  moyen  de  quelques-vnes  de  fes  amies 


if£      La    II.  partie   d'Astree! 
qui  l'en  aduertirent.  Eile  fe  repentit,  mais 
trop  tard  de  cette  conduitte  auec  fi  peu  de  pru- 
dence^ s'excufoit  en  m'en  parlant,  qu'elle 
nauoit  Jamais  penfé  de  m'aimer  tant  qu  elle 
faifoit ,  &  que  cela  l'auoit  empefchée  de  pren- 
dre garde  à  ces  vifibles  connoiiîances  que  nous 
donnions  de  noftre  bonne  volonté,  mais  qu'à 
l'aduenir  pour  les  cacher  mieux  il  ne  falloit 
plus  que  îe  laviffeque  le  foir3  afin  d'eftouffer, 
s'il  fe  pouuoit,  ce  fafcheux  bruit.  le  m'y  con- 
traignis quelque  temps  pour  luy  complaire: 
mais  parce  qu'elle  ne  s'ennuyoit  guère  moins 
d'eitre  priuée  de  ma  veuë  que  moy  de  Tertre 
de  la  fienne ,   nous  refoluimes  de  chercher 
quelque  moyen  pour  eftre  plus  longuement 
enfemble.  Apres  y  auoir  penfé  quelque  temps, 
elle  me  confeilla  de  faire  femblant  d'aimer 
quelques-vnes  de  celles  qui  la  voyoïent  plus 
familièrement,  afin  que  fous  ce  prétexte  ïc 
puiife  demeurer  auprès  d'elle.  Et  lors  qu  elle 
y  eut  long  temps  refué  :  en  fin  elle  n'en  trouua 
point  vne  plus  à  propos  queDorinde,  tant  à 
caufe  qu'il  y  auoit  quelque  alliance  entre  elles 
qui  lesrendoit  plus  familières,  que  parce  que 
cette  fille  eûoit  allez  belle,  &  non  pas  trop  fine, 
encor  que  depuis  elle  prit  bien  de  l'efpnt  &  de 
la  malice, comme  le  vous  diray.  Et  quoy  qu'el- 
le ne  fuit  pas  fi  belle  que  Florice,  nymefmeiî 
aduanttgée  de  biens  &  d'vne  fuitte  de  grands 
ayeuls,  fi  ne  laiffoit-elle  pas  d'en  voir  beaucoup 


Livre    qvatmesmi!  *y$ 

d'autres  après  elle  qu'elle  outrepaiToit  3  fuft 
pour  (a  beauté,  fuft  pour  fes  mentes. 

Le  îour  que  îe  me  declaray  fon  feruiteur^ 
ce  fut  celuy  que  le  peuple  fefloyoit  pour  la 
reftauration  de  leur  ville  fai&e  fous  Néron, 
après  l'efpouuentable  embrafement,  dont  le 
feu  duCiel  envne  nui£t  l'auoit  mife  en  cen- 
dre. En  cette  commune  refiouyflance, chacun 
s'efforçoit  de  s'habiller  le  mieux  qu'il  luy 
dtoit  poflible,  tant  pour  affilier  aux  facrifices 
qui  fe  faifoient  à  Iupiter  reflaurateur,  &aux 
Dieux  Tutelaires3que  pour  fe  trouuer  aux  jeux 
&:  fpectacles  publics.  Dorinde  defireufe  d'élire 
remarquée,  ne  faillit  de  s'agencer  de  tous  les 
meilleurs  artifices  aneclefquels  elle  penfa  que 
fa  beauté  pouuoit  dire  accreue.  Mais  pour  la 
conclufion  de  ce  iour,  que  vous  diray-ie3  ma 
belle  Phillis  ?  vous  particulanferay-ie  tous  nos 
difcours?  ils  feroient,  peut-dire  ennuyeux,  ôc 
fuffira  que  ie  vous  faiTe  briefuement  entendre, 
que  Dorinde  ne  partit  point  de  l'affemblée 
que  ie  ne  luy  euffe  dit  tant  de  chofes  de  1  af- 
fection que  ie  luy  portois  qu'elle  commença 
de  la  croire:  ce  fut  ce  mefme  îour  que  ie  fis 
amitié  auecvn  ieune  Cheualier  nommé  Pe- 
riandre ,  homme  à  la  venté  ;  plein  de  nulli- 
té 3  de  diferetion  3  &  de  courtoiiie.  Cellui-cy 
m'ayant  veu  près  de  Dorinde  ,  &  trouuant 
mon  humeur  à  fon  gré ,  refolut  de  me  rendre 
fon  amy;  &moy  dejnon  collé  deiîreux  d'à- 


ïft     La  IL  partie   d'Astrel 
uoirdesconnoiiTancescn  ce  lieu,  où  ie  faifois 
deffcin  de  demeurer  longuement,  puis  l'a- 
mour ie  vouloit  ainfi,  ie  le  îugeay  peribnne 
dementeA'fus  bien  ayfe  de  l'auoir  pour  amy. 
Cela  fut  caufe  que  nous  efïans  rencontrez  de 
mefme  volonté,  l'aminé  fut  piuftoit  con- 
tractée entre  luy  &  moy,  que  non  pas  auec 
Donnde,  quoy  que  Flonce  defon  collé  y  rap- 
portait tout  ce  qui  luyeitoitpoiTible,  afin  de 
mieux  diffimuler:  mais  la  pauurette  ne  pre- 
uoyoit  pas  qu'elle  aiguifoit  vn  fer  qui  luy  fe- 
roit  vne  bien  cuifante  blefilire ,  parce  que  mon 
humeur  n'eftantpas  de  voir  quelque  chofede 
beau  fans  l'aimer  peu  à  peu,  îene  me  donnay 
garde  que  leme  trouuay  amoureux  aulTi  bien 
de  Donnde  que  de  Flonce.  Toutesfois  l'ai- 
mois  encores  dauantage  Flonce,  comme  à  la 
venté  plus  belle,  &:  qui  tenoit  plus  de  rang. 
Deux  mois  s'efcoulerent  de  cette  forte,  &:  l'a- 
mitié de  Penandrc  &  de  mov  prit  cependant 
vn  fi  grand  accroiiTement,  que  d'ordinaire  on 
bous  appelloit  les  deux  amis:  &  parce  que  nous 
definons  de  la  conferuer  telle,  afin  de  l'afFer- 
mif  dauantage,  nous  allafmes  au  fepulchre 
des  deux  amants,  qui  eft  hors  de  la  porte  qui  a 
pris  fon  nom  de  la  pierre  couppée,  &  la  nous 
tenant  chacun  d'vne  main,  &de  l'autre  lvn 
des  coins  de  la  tombe  ,  nous  fifmes  fuiuant  la 
cuuftume  du  lieu,  les  fermens  réciproques  dV- 
ne  fidelle  6c  parfaicte  amitié ,  appellant  les 


Livre  qj/atriesme."  itf 
âmes  de  ces  deux  Amants  pour  tefmoins  du 
fcrmeiiE  que  nous  fai fions ,  &pounuites  pu- 
nifleurs  de  celuy  qui  manqueroit  aux  loix  de 
lamitîe.  Apres  cette  proteftation,  quelques 
ïours  fe  panèrent  que  lvn  n'auoit  rien  en  la- 
me qu'il  ne  le  defcouunft  à  l'autre.  Il  aduint 
quvn  matin  (  parce  que  le  plus  fouuent  nous 
couchions  enfemble)  après  auoir  parlé  quel- 
que temps  des  affedions  des  chères  &  belles 
Dames  de  la  ville,  en  faifant  le  iugement  tel 
que  nous  pouuoit  permettre  la  connoiffance 
que  nous  en  auions ,  il  me  demanda  fi  îe  n  ai- 
mois  rien,ôduy  ayant  refpondu  qu  ouy,il  me 
dit  quiuant  que  de  me  demâder  qui  eftoit  ma 
MaiftrelTe,  il  vouioit  me  defcouurir  la  fîenne. 
le  veux  3  luydis-ie,  eflre  le  premier  en  cette 
franchi fe  3  puis  que  vous  auez  efté  le  premier  à 
m'en  parler.  Et  lors  ie  luy  racontay  toute  la 
recherche  que  i'auois  faicte  à  Dorinde  3  depuis 
deux  mois,  fans  luy  parier  en  façon  quelcon- 
que deFlorice  3  tant  parce  que  ie  l'aimois  da- 
uantage,  ce  qu'a  cette  occafîon  iedefîrois  que 
cette  amour  fuit  fecrette,  que  d'autant  que 
ie  fçauois  qu'vn  de  fes  parens  la  recherchoit 
pour  l'cfpoufer.  AufTi  toft  que  ie  luy  eus 
nommé  Dorinde.  Comment,  repnt-il 3  vous 
aimez  Dorinde  3  Dorinde  qui  eft  fille  d'Ar- 
cingentorix  :  c'eft  celle-là  mefme  >  luy  dis- 
ie3  &  vous  affeure  qu'il  y  a  plus  de  fîx  mois 
que  ie  la  recherche.    Ah  Dieu,  s'efctia-t'il, 


ztf  La  II.  partie  d'Asthee] 
comme  l'amour  m'a  cruellement  traicté  :  ô£ 
après  s'eftre  teu  quelque  temps,  ie  vous  iure, 
dit-il,  &  vous  protefte  que  c'eft  la  mefme  à  qui 
l'amour  m'a  donné  il  y  a  long  temps.  Me  pou- 
uoit-il  aduenir  vn  plus  grand  malheur!  Puis 
que  la  mort  m'eftauiïï  douce  que  de  m'en  re- 
tirer^ que  c'eft  offenfer  noftre  amitié  de  con- 
tinuer, le  fus  fort  eftonné,luy  oyant  tenir  ce 
langage  :  car  encor  que  ie  1  aimafle5fi  eft-ce  que 
ie  me  fafchois  de  luy  laiiTer  Dorinde  ,  de  qui 
l'amour  me  chatouilloit  de  nouueaux  defirs  :  àc 
pource  ,  après  auoir  tenu  les  yeux  contre  le 
ciel  du  lict  quelque  temps,  comme  vne  per- 
fonne  interdite 3  enfin  ie  luy  parlay  de  cette 
forte  :  Mon  frère ,  puis  que  cet  amour  eft  née 
en  nous  auant  que  noftre  amitié,  tant  s'en 
faut  que  noftre  amitié  s'en  doiue  plaindre, 
qu'au  contraire  elle  la  doit  tenir  comme  vn 
tefmoignage  de  la  côformité  de  nos  humeurs, 
par  laquelle  nous  auons  efté  pouffez  à  aimer 
vne  mefme  chofe.  Mais  n'y  ayant  point  eu 
d'offenfe  par  le  paffé ,  il  faut  que  noftre  pru- 
dence empefche  qu'il  n'y  en  ait  point  auffi  à 
l'aduenir.  Et  pour  coupper  chemin  a  tout  ce 
qui  en  peut  eftre,  voyons  à  qui  cette  belle  Da- 
me demeurera.  De  penfer  que  noftre  amitié 
nous  la  face  quitter  l'vn  à  l'autre ,  ce  feroit  vne 
tyrannie, &  non  pas  vne  amitié:  de  croire  aufît 
que  nous  puiflions  eftre  amis  &  nuaux ,  c'eft 
vne  folie.  Que  faut-il  donc  que  nous  faftions  ? 

remettons 


Livre    qvatriesmï.         2,77 
remettons  le  tout  à  la  raifon  3  &  voyons  lequel 
elle  aime  le  plus,  &  me  dictes  parle  ferment 
que  nous  auons  fait  fur  la  tombe  des  deux 
Amants,  fîvous  reconnoiilcz  qu'elle  vous  ai- 
me, oc  quel  tefmoignage  elle  vous  en  a  don- 
né. Urne  refpondit:  ie vous  îure,  mon  frère, 
que  ie  ne  vous  mentiray  iamais,  ny  en  cecy,ny 
en  chofe  quelconque  vousvueillez  fçauoirde 
moy,  non  pas  mefme  quand  il  y  iroit  cent  fois 
de  ma  vie.  Sçachez  donc,  qu'il  eftimpoflible 
que  ie  vous  puiffe  affairer  fi  elle  m'aime,  eftant  . 
fi  diferette  que  fa  modeftie  cache  tout  ce  qu  el- 
le en  pourroit  auoir  en  famé.    Or  puis,  luy 
dis-ie,  que  nous  en  fommesen  cet  eftat  (car 
ie  ne  reconnois  encores  rien  en  elle  qui  me 
foit  plus  auantageux  qu  a  vous  )  îurons  par 
noftre  amitié  Tvn  à  l'autre,  &  appelions  à  tou- 
tes les  diuinitez  qui  vengent  plus  rigoureufe- 
ment  le  parjure,  que  le  premier  de  nous  qui 
retirera  plus  d'amitié  d'elle,  &rqui  en  rendra 
plus  de  tefmoignage  à  rautre3la  pofTedera  tout 
feul.  Par  ce  moyen  nous  n'offencerons  point 
noftre  amitié ,  puis  que  la  raifon  fera  celle  qui 
ordonnera  de  cet  affaire,  eftant  tres-raifonna- 
ble  qu'à  celuy  qu'elle  aimera  le  plus ,  l'autre  la 
quitte  &  la  delaiffe.  le  trouue,  refpondit  Pe- 
riandre,  que  voftre  propofition  eft  fort  iufte: 
car  de  s'en  départir  à  cette  heure  ce  feroit  faire 
vn  trop  violent  effort  à  noftre  volonté  :  ce  que 
nous  ne  ferons  pas,  lors  que  celuy  qui  fe  verra 
i.Part.  K 


258       La  II.  partie,  d' Astre e.* 
mefprifé  s'armera  dudefdain  &  du  dcfpit  con- 
tre les  forces  de  l'Amour.   Et  îe  îure  tous  les 
Dieux  de  n'y  contreucnir  jamais. 

Or,  gentil  Paris,  confîderez  quel  eit  le  na- 
turel de  la  pluf-part  des  hommes.  Auant  que 
Penandre  m'euit  déclaré  fon  attention ,  l'ay- 
mois,  certes,  Dorinde,  mais  beaucoup  moins 
que  îe  ne  fis  depuis  :  Se  fembla  que  comme  le 
brafîer  s'augmente  par  l'agitation  du  vent,  de 
mefme  mon  affection  prie  beaucoup  de  vio- 
lence par  la  contrariété  de  celle  de  Penandre. 
Cela  fut  caufe  que  ie  me  donnay  à  elle  plus 
qu'auparauant:  mais  l'ayant  recherchée  quel- 
ques îours  fans  effe£t,  &t  craignant  que  Penan- 
dre, pour  eftre  de  la  ville  ,&  auoir  beaucoup 
dr  parens  des  plus  remarquables  du  lieu ,  ne 
s'auançait  plus  en  fes  bonnes  grâces  que  môy, 
ie  me  refolus  de  le  preuenir,  &  attacher,  com- 
me on  dit ,  de  la  peau  du  Renard  où  deraiiloit 
celleduLyon.  Ierecours  donc  à  la  ruze,  me 
femblant  qu'en  amour  toutes  fineffes  font 
mites. 

le  fis  faire  fecrettement  vn  miroir  de  la 
grandeur  de  la  main  que  ie  fis  enrichir  autant 
qu'il  me  fut  poiïîble,  foit  par  l'efmail  qui  eltoit 
mis  fur  l'or,  foit  par  les  découpures  des  chiffres 
qui  en  augmentoient  &  la  valeur  &  la  beauté, 
&  après  m'eftrefait  peindre  le  plus  au  naturel 
qu'il  fut  poflfible  au  renommé  Zeuxide,  ie  fis 
mettre  mon  portraict  entre  h  glace  &  la  table 


Livre  qvat'riesme.  x^ 
d'or  qui  la  fouftenoit,  (ans  qu'il  y  euft  moyen 
de  louurir,  de  peur  qu'on  ne  vint  à  defcouunr 
mon  artifice.  Et  puis  m'accoftant  d'vne  vieille 
femme  qui  gagnait  fa  vie  a  porter  vendre  les 
dorures  &  pierreries  dans  les  maifons  particu- 
lières, îe  luy  fis  entendre  que  l'auois  enuie  de 
tirer  de  l'argent  de  ce  miroir ,  &  quelle  me 
feroit  plaifir  fi  elle  le  pouuoit  vendre.  Et 
m'ayant  promis  qu'elle  y  trauailleroit,  ie  luy 
dis  que  l'en  auois  promptement  affaire  :  &  que 
fi  elle  fçauoit  queiqu  vne  de  fes  amies  qui  le 
vouluft,  îeluylaiiferois,  à  quelque  prix  que  ce 
fijft.  Elle  me  refpondit  que  iamais  les  chofes 
qui fe  faifoient  a  la hafte  n'eftoient  bien,  que 
toutesfois  elle  tafcheroit  de  m'y  feruir.  De 
cette  forte  elle  s'en  va  auec  mon  miroir:  mais 
elle  ne  fut  pas  pluftofi  fortie  de  mon  logis  que 
ie  la  renuoyay  quérir,  luy  difant  que  quand 
elle  n'en  trouueroit  pas  la  moitié  de  ce  qu'il 
valloit,  elle  le  donnait,  d'autant  que  feneftois 
preflé:  mais  auant  que  de  le  porter  ailleurs, 
allez  chez  Arcingentorix ,  luy  dis-ie ,  fay  fçeu 
qu'il  y  a  vne  fille  qu'il  aime  fort  3  peut-eftre, 
fera-til  bien  ayfe  de  luy  faire  ce  prefent.  le 
vous  îure,  me  refpodit-elle5que  c  eftoit  à  luy  à 
qui  ie  faifois  deffeinde  le  prefenter  auant  qu'à 
tout  autre ,  parce  qu'il  y  a  long  temps  que  ie 
fréquente  en  fa  maifon.  Or3  luy  dis-ie,  allez-y 
donc>&  auant  que  de  le  porter  ailleurs,fçachez- 
moy  dire  ce  que  le  père  ou  la  fille  en  voudront 


tèo     La  II.  Partie    d'A  strie! 

donner.  Il  ne  fert  à  rien  que  ievous  aille  ra- 
contant les  allées  &  venues  de  cette  femme: 
tant  y  a  que  maruze  reùiïit  de  forte  que  Do- 
nnde  l'acheta,  tant  pour  fa  beauté,  que  pour  le 
bon  marché,  n'en  donnant  pas  le  tiers  de  ce 
qu'il  valoit.  Eftant  donc  mes  affaires  ainlî  bien 
difpofées  cinq  oufix  îours  après  que  ie  le  vidsà 
fa  ceinture,  &  qu'elle  le  cheniloitfort,  tant 
pour  fa  beauté,  que  fuiuant  le  naturel  de  plu- 
sieurs, quiayans  nouuellement  recouuré  quel- 
que chofe,  l'ont  beaucoup  plus  chère,  ie  iugeay 
qu'il  eftoit  ncceilàire  de  paracheuer  mon  det 
fein  promptement, parce  qu'il  cftoit  à  craindre 
que  le  verre  eftant  fragile  ne  vint  à  eftre  caffé, 
6c  que  mon  pourtrait  ne  fe  defcouunft.  Pour 
preuenir  donc  cet  inconuenient,  trouuant  Pe- 
handre  en  commodité,  îem'enquis  de  luy  s'il 
n'auoit  rien  auancé  auprès  de  Donnde:  à  quoy 
franchement  il  me  refpondit  qu'il  n'auoit  non 
plus  de  connoiifance  de  fa  bonne  volonté,  que 
le  premier  iour  qu'il  i'auoit  veuë, qu'il  ne  fça- 
uoit  s'il  en  deuoitaccufer  le  naturel  d'elle,  ou 
le  peu  de  mente  qui  eftoiten  luy,  ou  fon  trop 
de  malheur  :  toutesfois  ce  qui  luy  donnoit 
quelque  cfpece  de  contentement,  c'eftoit  de 
voir  qu'elle  traittoit  de  mefme  auec  tous  les 
autres.  N'acculez  point,  luy  dis-ie,  mon  frère, 
nv  voftrepeude  mente,  ny  le  naturel  de  Do- 
nnde, car  vous  mentez  beaucoup  plus  que 
cette  fortune,  &  elle  n'eft  pas  infenfible  aux 


Livre  c^vatriesme!  z6i 
coups  d'Amour:  mais  l'affection  qui  la  pof- 
fede  eit  caufe  de  cette  froideur,  &  entiers  vous 
&  entiers  tout  autre.  Et  afin  de  vous  fortir 
d'erreur,  encor  que  îe  fçache  que  cela  pour  le 
commencement  vous  def  plaira,  fi  ne  laifïèrayr 
ie  de  vous  en  dire  la  vérité.  Soyez  a(Teuré5mon 
frère,  luy  dis-ie  en  l'embraffant,  &  le  baifant  à 
la  îoue,  que  ie  la  pofTede  de  forte  qu'elle  ne 
void  que  par  mes  yeux.  Il  eit  vray  que  ie  ne 
vids  de  ma  vie  vne  plus  fige  ny  plus  difcrette 
Amante  que  celle-là,  car  elle  a  tant  de  peur 
que  fa  paiïion  foit  connue,  que  iamais  en  pu- 
blic elle  ne  tourne  la  veuë  vers  moy,  qu'elle 
n'y  foit  contrainte  par  les  loix  de  la  cmilité: 
mais  lors  que  nous  fommes  en  particulier,  fî 
vous  voyez  les  careffes  extraordinaires  qu  elle 
me  fait,  vous  admireriez  le  commandement 
qu'elle  a  fur  elle-mefme,de  n'en  faire  point  de 
demonftration  ailleurs.  Et  afin  que  vous  ne 
penfîez  pas  que  ce  foitvn  conte  inuenté,  en- 
cor  que  l'amitié  qui  eft  entre  nous  doiue  effa- 
cer toute  telle  mesfiance ,  fi  vous  en  veux-ie 
donner  vne  connoiflance  qui  vous  affeurera 
aiîez  de  tout  ce  que  ie  dis.  Mais  ie  vous  conjure 
par  nof tre  amitié ,  (  puis  que  ce  que  ie  vous  en 
dis  n'eftque  pour  vous  ofter  de  la  tromperie, 
en  quoy  fa  froideur  vous  retient  )  que  vous  ne 
me  defcouuriez  iamais  :  <*ar  cela  ne  vous  pour- 
roit  profiter,  de  feroit  caufe  de  me  ruiner  en- 
tiers elle.  Et  lors  me  l'ayant  iuré,ie  conunuay: 

R   ii) 


x6i  La.  II.  partie  d'Astrel 
Auez  vous  point  pris  garde  à  vn  miroir  qu'elle 
porte  à  la  ceinture  depuis  quelques  icurs  ?  &: 
m  ayant  refpondu  qu'ouy.  Or,  luy  dis -ie, elle 
le  porte  pour  l'amour  de  moy  :  &:  afin  que 
vous  n'en  puiflîez  point  douter ,  la  première 
fois  que  vous  ferez  auprès  d'elle,  caliez  en  la 
glace,  de  en  oftez  vn  petit  papier  qui  cil  entre 
deux,  vous  y  trouuerez  de/Tous  mon  portrait 
il  n'y  a  point  de  doute  qu'elle  fera  bien  marrie 
que  vous  l'ayez  veu  :  mais  l'amitié  que  le  vous 
porte,  m'oblige  de  vous  defcouurir  ce  fecret, 
afin  que  vous  fortiez  de  peine.  Penandre 
m'oyan:  tenir  ce  difcours  demeura  aufTi  im- 
mobile ,  que  s'il  euft  veu  le  vifage  de  Medufe, 
&  après  auoir  quelque  temps  relue  fur  ce  que 
ie  luy  difois,  il  conclud  que  fi  cela  ef  toit,  il  n'y 
auoit  point  de  difficulté  qu'il  me  la  deuoit 
quitter,  &  s'en  retirer  entièrement,  &:  pour  en 
fçauoir  promptement  la  venté ,  encores ,  me 
dit-il ,  que  ie  ne  doute  de  vos  paroles,  fi  feray- 
ie  bien  ayfe  de  me  retirer  de  fon  feruice  auec 
connoiiïancedecaufe,  en  forte  quelle  ne  me 
puiffe  aceufer  de  légèreté.  Il  fort  donc  à  l'heure 
mefme,  ôdava  trouuer  en  fon  logis,  où  de 
fortune  Arcingentorix  ny  fa  femme  nettoient 
point ,  mais  Dorinde  feulement ,  qui  eftoit 
demeurée  pour  entretenir  deux  ieunes  Dames 
qui  l'eftoient  venu  vifiter.  Elle  qui  véritable- 
ment aimoitmkux Penandre,  que  pasvndc 
tous  ceux  qui  la  recherchoient  5  quoy  qu'elle 


Livre    qvatmesme'  2.65 

en  fift  peu  de  dcmonftration  :  aniïi-tof!  qu'el- 
le l'apperceut  elle  l'alla  receuoir  auec  fa  cour- 
roifie  accoutumée.  Mais  luy  qui  eftoit  des- 
ja  preuenu  d'vne  tres-mauuaife  opinion,  111- 
geant  que  tout  ce  quelle  en  foifoit  n'eftoit 
que  par  feinte  ,  commençoit  des-ja  de  luy 
vouloir  mal ,  &  ne  regardoit  toutes  fes  actions 
quaucc  defdain.  Prefque  au  mefme  temps 
qu'il  fut  arriué  ,  ces  Dames  s'en  allèrent.  Et 
parce  que  Dorinde  eftoit  innocente  de  la 
faute  dont  en  fon  ame  il  l'accufoit,  il  s'efton- 
noit  de  voir  la  franchife  dont  elle  traittoit 
auec  luy.  Mais  ne  pouuant  plus  s'arrefter  en 
ce  lieu,  où  il  luy  fembloit  eftretant  indigne- 
ment trahy,  il  voulut  voir  fi  iamais  dit  véri- 
té. Il  luy  prend  donc  fon  miroir,  faifant.fem- 
blantde  le  trouuer  beau  D&  parce  qu'il  eftoit 
debout  &  appuyé  contre  la  table  il  feignit  de 
fe  laifTer  emporter  au  difeours  qu'il  luy  tenoit, 
&  tournant  le  bras,  le  mit  entre  luy  &:  vn  des 
coings.  Au  bruit  que  fit  la  glace  en  fe  rompant, 
il  fit  femblant  de  treiTaillir,  comme  l'ayant 
fait  par  mefgarde^  voyant  que  le  verre  eftoit 
rompu  :  îe  vous  en  demande  pardon,dit-il5ma 
Maiftreffe ,  &  ie  fuis  obligé  pour  reparer  ma 
faute ,  d'y  faire  mettre  vne  autre  glace.  Elle 
luy  refpondit  que  c  eftoit  peu  de  chofe,  &:  que 
cela  ne  meritoit  pas  qu'il  en  prit  la  peine.  Et 
à  ce  mot  elle  tendit  la  main  pour  le  repren- 
dre, mais  luy  ayant  opinion  qu'elle  ne  le  luy 

R    iiij 


2(^4  La  II.  partie  d'Astref..' 
vouloir  laitier,  de  peur  qu'il  nevid  le  portrait} 
qui  y  eftoic,  s'y  opimaftroit  dauantage,  &en 
cette  difpure  il  ofra  toute  la  glace  3  &  enfemble 
le  petir  papier,  &:  lors  il  vid  que  îe  luy  auois  dit 
vray.  Encore  qu'il  cuftbiendes-ja  creu  à  mes 
paroles,  fi  eft- ce  que  voyant  mon  portraicl:  il 
demeura  fi  furpris  qu'il  ne  fçeut  parler  de  quel- 
que temps  :  mais  l'eftonnement  de  Dorinde 
ne  fut  pas  moindre.  Periandrequi  fans  parler 
regardoit  quelquesfois  la  peinture ,  &:  puis  Do- 
rinde coniiderant  l'eftonnement  de  cette  fille 
eut  opinion  que  c'eftoit  pour  mieux  feindre  :& 
par  ce,  tranfporté  d Vn  puiflant  defpit  :  le  ài- 
ray  par  tout,  luy  dit-il,  que  vous  eftes  nompa- 
reille,  foit  a  bien  aimer,  foit  à  effare  fecrerte, 
mais  plus  encores  à  fçauoir  diffimuler.  Penan- 
dre,  luy  dit-elle,  fi  l'eftois  la  première  qui  eufl 
elle  trompée  3  l'aurois  bien  de  la  honte  de  le 
confefïèr,  mais  croyez  en  ce  qu'il  vous  plaira, 
fi  vous  feray-ie  tel  ferment  que  vous  voudrez 
que  l'eftois  aufil  ignorante  de  ce  que  ie  voids 
que  vous  m'en  voyez  eftonnée.  Les  Dieux 
ne  punifTent  ïamais  :  mais  3  dit-il  3  les  fer- 
mens  de  ceux  qui  aiment  :  c  eft  pourquoy  ie 
n'en  veux  point  de  vous  que  ie  fçay  effare 
de  ce  nombre:  mais  d'autant  que  vous  eftes 
la.  première  de  qui  l'humeur  m'a  deceu ,  ie 
veux  laifler  la  place  à  quelque  autre  ,  afin 
que  pour  le  moins  l'aye  ce  contentement  de 
n'eftre  pas  le  dernier  que  vous  tromperez. 


Livre    qjatriesMe.         265 
m'aflcurant  bien  que  vos  froideurs  &  difli- 
mulations  me  donneront  bien  tort  plufieurs 
compagnons.    Et  à  ce  mot  il  s'en  alla  auec 
plus  de  defpit  &  de  cholere  qu'ils  n'en  fai- 
foient  paroiftre  ,  d'autant  que  (a  modeftic 
luy  lia  la  langue.     Dorinde  fit  bien  tout  ce 
qu'elle  pûft  pour  le  détromper  ,   mais  c'e- 
ftoitluyperfuader  dauantage  qu'elle  diffimu- 
loit.    Il  s'en  alla  donc  de  celle  forte  :  mais 
ne  pouuant  fi  toft  fe  départir  de  fon  ami- 
tié, comme  il  eftoit  contrainct,  pour  obfer- 
uer  le  ferment  que  nous  en  auions  faict  3  il 
fe  refolut  de  s'eiloigner,  neiugeant  pas  qu'il 
y  euft  va  meilleur  moyen  pour  vaincre  cet 
Amour  5  que  labfence ,  qui  toutesfois  ne 
luy  feruit  de  guère,  ainfi  que  ie  vous  diray 
cy-apres. 

Me  voila  donc  heureufement  venu  à  bout 
de  mon  deffein ,  ayant  la  place  libre  :  mais 
quand  ie  voulus  aller  voir  Dorinde  5  gentil 
Paris ,  que  ne  me  dit-elle  point  ?  Elle  auoit 
enuoyé  vers  celle  qui  luy  auoit  vendu  le  mi- 
roir 3  &  la  contraignit  de  luy  dire  ,  de  qui 
ellel'auoit  eu3&:  fçachant  que  ç'auoit  efté 
de  moy ,  ie  ne  vous  fçaurois  reprefenter  la 
grandeur  de  fa  cholere.  Perfide  &  trom- 
peur 3  me  dit-elle,  comment  auez-vous  eu 
le  courage  d'offenfer  fi  mortellement  vne 
perfonne  qui  ne  vous  en  a  iamais  donné 
ccçafion  f  comment  après  vne  fi  grande 


166  La  II.  partis  d'Astîi  £e! 
offenfe,  auez-vous  l'effronterie  de  vous  trou- 
uer  deuant  Tes  yeux  ?  le  m'eftois  défia  bien 
préparé  à  fes  reproches  ,  mais  encore  ne  les 
puis  ie  fupporter  fans  rougir,  6c  parce  que  ie 
fçauois  bien  que  de  vouloir  les  arrefter  d  a- 
bord  c'eftoit  s'oppofer  à  la  furie  dVn  tor- 
rent impétueux,  ie  penfay  qu'il  eftoita  pro- 
pos de  laitier  vn  peu  efcouler  fon  lufte  cour- 
rouce auant  que  de  luy  refpondre  ,  &  quand 
elle  euft  dit  tout  ce  que  ie  penfois  qu'elle  euft 
pu  dire,  ie  luy  refpondis  de  cette  forte  :  le  ne 
me  plains  nullement  des  reproches  que  vous 
me  faites:  car  ratioue  que  vous  auez  plus  de 
raifon  d'en  vfer  ainfi  contre  moy ,  que  fi  vous 
faifiez  autrement,  mais  ie  me  plaindray  bien 
auec  fubiecl:  de  l'Amour,  qui  ayant  mis  tant 
de  feux  dans  mon  ame  pour  vous  ,  vous  a 
laiffée  fi  gelée  pour  moy  :  puis  que  s'il  euft 
efîé  îufte  il  euft  en  quelque  forte  alenty  ma 
trop  ardente  affection ,  &  ie  n'euffe  pas  efté 
contraincr  de  vous  offenfer  ,  &:  euft  vn  peu  ré- 
chauffé cette  grande  froideur  qui  vous  fait 
trouuer  fi  mauuaife  la  mfe  auec  laquelle  i'ay 
chaiîe  vn riual  d'auprès  de  vous:  Mais  ie  voy 
bien  que  vous  me  direz  que  ie  fuis  bien  nouice 
en  Amour,  puis  que  ie  demande  la  raifon  en 
ce  qu'il  fait. 

Il  eft  vray  que  ie  vous  refpondray  que  s'il 
cft ainfi,  vous  auegiencore  plus  de  tort,  belle 
Donnde,  de  vous  plaindre  de  mes  actions,  fi 


Livre  qv  a  tri  es  m  e.  167 
citant  produites  par  l'Amour  ,  vous  voulez 
toutesfois  qu'elles  foient  réglées  à  la  raiion. 
I'auoiie  que  l'ay  failly  contre  la  ration  :  mais 
ie  nie  que  ce  foit  contre  l'Amour,  àc  par  ainfi 
receucz  moy,  non  pas  comme  raifonnable, 
mais  comme  amoureux,  &  d  autant  plus  de- 
raifonnable,  que  ie  fuis  plus  vmemcnt  attaint 
&  pofTedé  d'Amour. 

Ces  paroles  proférées  auec  toute  l'affection 
qu'il  m'efîoit  poflible,  firent  enfin  fi  grand 
effort  en  fon  ame  ,  que  quelques  îours  après 
elle  me  remit  toute  lofifenfe  que  ie  luy  auois 
faite  :  &  voyez  comme  le  mal-heur  eft  quel- 
quesfois  profitable,  il  aduint  depuis  que  ce  qui 
auoit  elle  caufe  de  fa  colère,  le  fut  d'augmen- 
ter fa  bonne  volonté:  car confiderant l'artifi- 
ce dont  l'auois  vfé ,  elle  eut  opinion  que  véri- 
tablement ie  l'aimois.  Et  cette  connoiffance 
fut  caufe  que  Teombre  fut  encor  fans  Mai- 
itreiTe,  car  elle  fe  donna  entièrement  à  moy: 
fî  bien  qu'il  fembloit  que  ie  n'aimaiTe  que 
pour  le  faire  hayr  :  Et  toutesfois  faimois  en- 
core beaucoup  dauantage  Florice  que  Dorin- 
de.  Il  eft  vray  que  quand  Donnde  com- 
mença de  me  fauonfcr  plus  que  de  couitume3 
ie  commençay  aufli  de  l'aimer  dauantage  : 
car  rien  n'augmente  tant  mon  affection  que 
les  faueurs. 

Viuant  donc  de  cette-  .forte  auec  toutes 
deux  s  Florice  commença  d'entrer  en  quelques 


Ï6S      La  IL  partie  d'Astrel 
foupçons ,  d'autant  que  le  bruit  commun  de 
cette  affe&ion  eftoit  trop  grand.     Cela  fut 
caufe  qu'vn  iouu  elle  m'en  parla  auec  quel- 
que forte  d'altération  3  &:  moy3  qui  vérita- 
blement l'aimois ,  luy  îuray  tout  ce  qu'elle 
voulut  ,  que  ce  n'eftoit  que  fon  comman- 
dement qui  me  faifoit  voir  Dorinde  3  qu'à 
la  vérité  eftant  auprès  d'elle  3  îe  luy  faifois 
ocprefTément  paroiftre  toute  la  bonne  vo- 
lonté qu'il  m'eftoit  poiïïble,  afin  que  le  def- 
fein  que  nous  auions  fuft  mieux  couuert  : 
que  fi  elle  trouuoït  bon  que  îe  ne  la  vùTe 
plus ,  elle  m'efuiteroit  vne  grande  couru ée  3 
de  fi  elle  fe  regardoit  en  fon  miroir ,  &  qu'a- 
près elle  daignait  ietter  les  yeux  fur  Dorin- 
de, cette  veùe  l'affeureroit  plus  que  toutes 
mes  paroles.    Bref  ieluy  en  feeus  tant  dire» 
qu'enfin  ie  la  remis   en  bonne  opinion  de 
moy  :  fi  falut-il  toutesfois  luy  promettre  que 
ie  luy  donnerois  toutes  les  lettres  que  Do- 
rinde m'eferiroit.   Voyez-vous,  me  dit-elle, 
ne  me  promettez  point  vne  chofe  que  vous 
ne  me  vueillez  tenir  :  car  ce  feroit  me  per- 
dre du  tout,  fi  ie  venois  à reconnoiftre quel- 
que manquement  de  parole.    Iamais ,  luy 
dis-ie,  ie  ne  contreuiendray  à  chofe  que  ie 
promette  à  qui  que  ce  foit ,  mais  moins  à 
Florice,  qu'à  tous  les  Dieux  enfemble.  Nous 
voila  donc  remis  mieux  que  nous  n'auions 
point  efté  :  Et  parce  que  véritablement  ic 


Livré    qV  a  trie  s  me."         Ï69 
thaaois  rien  de  plus  cher  que  Florice;  &que 
toutesfois  ie  ne  laiffois  pas  d'aimer  Donn- 
de  ,  &  de  me  plaire  en  fa  compagnie \j    tC 
mefmes  aux  faneurs  que  ie  rcccuois  délie, 
bien  toft  après  ivfay  dVnc  fi  grande  recher- 
che ,  que  tout  ainfi  que  cette  dernière  re- 
ceuoit  des  lettres  de  moy  ,  de  mefme  m'en 
efcriuoit-t'elle  ;   &  foudain  îe  les  portois  à 
Florice  qui  les  lifoit,  &  les  gardoit  foigneu- 
fement. 

A  ce  mot,  Hylas  voyant  que  Siluandre 
Rapprochant  de  Diane  ,  luy  difoit  quelque 
chofe  à  l'oreille  >  &  qu'après  ils  foufnoient 
enfemble,  interrompit  le  fil  de  fon  difeours 
pour  refpondre  à  ce  qu'il  euft  opinion  qu'il 
auoit  dit..  Vous  nez,  luy  dit-il  ,  Siluandre, 
de  ce  qu'aimant  Florice  ,  toutesfois  le  me 
plaifois  auprès  de  Donnde  ;  vous  en  pouuez 
faire  de  mefme  de  ceux  qui  efloignez  de  chez 
eux ,  paffent  les  nuifts  entières  dans  les  lo- 
gis, où  leurs  îournées  s'addreffent.    Car  fi  le 
rencontre  le  long  du  chemin  qui  me  con- 
duit! aux  félicitez  de  Florice,  quelque  con- 
tentement ou  foulagement  en  la  veûe&con- 
uerfation  de'Dormde,  contreuiendray-ie  aux 
loix  de  la  raifon  fi  îe  les  reçois ,   &'voftre 
aufterité  defnaturée  ordonnera -telle  que  le 
refufe  le  bien  que  les  Dieux  m'enuoyent  ? 
Et  parce  que  Syluandre  ,  pour  ne  l'inter- 
rompre ,  ne  voulut  point  refpondre,  Hylas 


iro       La  IL  partie  d'Astrêe] 
ayant  quelque  temps  attendu,   enfin  voyant 
quil  ne  difoit  mot,  après  auoir hoché  la tcfte; 
reprit  de  cette  forte  le  difcours  qu'il  auoit 
Ltifle. 

Or  voyez  ce  qui  aduint  de  ces  Amours.  La 
conuerfation  ordinaire  que  i?eus  auec  Dorin- 
de,  commença  de  me  la  faire  aimer  dauan- 
tage  :  &:  d'autant  qu'vne  faucur  receiie  de  bon- 
ne volonté  en  attire  vne  plus  grande  ,  elle 
me  donnoit  tous  les  iours  de  plus  clairs  tef- 
moignages  de  fon  amitié ,  qui  fut  caufe  que 
les  lettres  char.geans  aulli  de  ftyle  ,  deuin* 
drent  plus  affe&onnées  que  de  couftume. 
Cela  fut  caufe  que  îe  n'en  donnois  plus  à 
Florice  que  fort  rarement,  ex encores de  cel- 
les qui  auoient  moins  d'apparence  de  bonne 
volonté  j  gardant  finement  les  autres.  le  vef- 
quis  de  cette  forte  quelque  temps  auec  plus 
deplaifirque  ie  ne  fçaurois  raconter  ,  eftant 
bien  veu  de  toutes  les  deux  ,  mais  d'autant  que 
les  Dieux  ordonnent  que  les  plus  grands  con- 
tentemens  des  hommes  foi  en  t  le  plus  aifé- 
ment  altérez,  ôcfe  perdent  plus  facilement, 
ce  bon-heur  ne  me  dura  gueres ,  parce  qu'il  ad- 
uint qu'vn  iour  fouillant  dans  ma  poche  en  la 
prefence  de  Florice  &  de  quelques  autres  de 
fes  compagnes,  elle  y  entreuit  deux  ou  trois 
petites  lettres  pliées  de  la  mefme  forte  qu'e- 
ftoient  celles  que  ieluyauois  données  de  Do- 
nnde.   Elle  foupçonna  incontinent  la  vérité? 


Livre    qvatriesme.  zjl 

auiTI  y  auoit-il  quelques  iours  qneie  ne  luy  en 
auois  point  donné  ,  &  dés  lors  fe  figurant 
qu'elle  eftoit  trompée,  refolutde  me  les  def- 
robcr  :  &  parce  que  le  n'y  prenois  pas  garde, 
elle  les  prit  fort  aifément  dans  ma  poche  ce- 
pendant que  ie  parlois  aux  autres,  qui  mef- 
mesfaifoicnt  tout  ce  quelles  pouuoientpour 
rn  abufer,  &  luy  donner  plus  de  commodi- 
té de  faire  fon  larcin,  ayant  opinion  que  ce 
n'eitoit  que  pour  me  les  faire  chercher.  Elle 
les  prit  donc  fi  dextrement  que  ie  n'en  fen- 
tis  rien  ,  &  les  ayant  cachées  3  quand  ie  m'en 
feray  allée  ,  dit  -  elle  à  vne  de  fes  compagnes, 
vous  luy  pourrez  faire  fçauoir  que  ie  les  ay 
prifes,  fi  vous  voyez  quil  en  foit  trop  en  pei- 
ne :  ce  qu  elle  difoit  pour  m'en  donner  dauan- 
tage.  Elle  partit  incontinent,  &  ne  fut  plu- 
ftoftarriuée  en  fon  logis,  que  fe  renfermant 
dans  fon  cabinet  3  elle  les  ietta  toutes  fur  la  ta- 
ble, &trouua  qu'il  y  en  auoit  cinq,  dont  les 
vnesparoiiToientfraifchementefcrites,  &  les 
autres  de  plus  longue  main.La  première  qu'elle 
prit,  qui toutesfois  eftoit  la  dernière  efcntte, 
îexrouua  telle: 


2-2,      La  II.  Partie  d'Astre^ 


LETTRE    DE   DORINDE 
a    H  y  l  a  s. 

IE  ni  y  trouueray  puis  a  *e  vous  le  voulez 
ainfi  :  aufi  fer  oit-il  bien  mal-aifc que  vous  y 
fufiez>fans  moy  ,fuis  qu:  h  ne  fuis  iamais  fans 
vous.  Lflfais  reffouueneT-voHS  iauoiraufi 
bien  les  yeux  fur  ma  réfutation ,  que  fur  nojlre 
contentement.  £hmnt  a  moy>  lors  que  ie  fcay 
que  vous  voulez,  quelque  chofe  de  moy ,  ie  Cuis 
aueugle  four  toute  autre  confideration.  Cejl 
donc  a  vous  a  y  f rendre  garde fi  vous  m  aime?. 
Et  adieu  tuf  que  s  a  ce  que  ie  voye  celuy  qui  cfi  ai- 
?né  de?noy,ey  qui  ni  aime ,  fi  four  le  moins  les 
Dieux  me  veule?ît  rendre  contente. 

Quelle  penfez-vous  D  ma  belle  Phillis,  que 
deuinc  Florice  quand  elle  leut  cette  lettre  f  Elle 
demeura  tellement  hors  d'elle-mefme  3  qu'elle 
ne  fçauoit  fi  c'eftoit  fonge  ou  non.  Enfin  fans 
dire  vn  feul  mot,elle  mit  lamain  fur  la  premiè- 
re qu'elle  rencontra,  qui  fut  telle. 


LETTRE 


Livre  ojatriesme!         273 
LETTRE     DE     D  ORINDE 

A     H  Y  L  A  S. 

IË  croy  de  voflre  affection  encor,  plus  que^j 
vous  ne  m  en  dînes .  CMais  pourquoi  ne 
maime^-  vous  autant  que  te  vous  aime  ? 
Vous  iureiez,  fans  doute  que  vous  m  aimez,  da- 
vantage. S'il  efl  ainfi ,  pourquoy  riauez,-vous 
aufii  bonne  opinion  de  mon  amitié ',  que^J 
iay  de  la  voflre  ?  Il  ne  fert  à  rien  de  dire 
que  les  femmes  ne  fauent  point  aimer  :  car 
vous  auez,  tant  d  expérience  du  contraire, 
que  vous  efles  le  plus  incrédule  de  tous  les 
hommes ,  fi  par  mes  effecis  vous  ne  croyez  a 
mes  paroles. 

Voicy  la  troifiefme  qu'elle  rencontra.' 


2.  Parc 


Ï74      La  **•  Partie  ^AsTRÊil 
LETTRE   DE   DORINDE 

A     H  Y  LA  S.  - 

15  vous  enuoye  ce  pourtraici  que  vous  aue? 
defiré de  moy  ,  non  pas  pour  vous  faire  per- 
dre personne  que  vous  #ye^  acquife ,  commet 
vous  me  fiftes  autre sf ois  auec  vn  femblabl^j 
présent ,  mais  pour  vous  affeurer  que  vous 
avez,  autant  de  puiffance  fur  celle  qui  le  vous 
enuoye  ,que  fut  la  peinture  mefme  que  ievous 
remets  entre  les  mains.  S'il  mejlot  permis 
ie  ferois  aufi  fouuent  auec  vous  quelle  fera 
heureufe  en  cela  plus  que  moy ,  &  moins  heu- 
reufe feulement  en  ce  quelle  pojfedera  ce  bien 
fans  le  connoiftre ,  que  fans  le  poffeder  ïefrime 
plus  que  ma  vie. 

Iettant  alors  cette  lettre  de  dépit  fur  la  ta- 
ble, &  de  colère  pouffant  les  autres  loing  d'elle, 
elle  fe  recula  dVn  pas,  &  fe  nouant  les  bras 
l'vn  dans  l'autre  3  tint  quelque  temps  les  yeux 
fermez  deffus:&  puis  comme  reuenant  d'vn 
profond  fom  meil,0  Dieux .'  dit-elle,  eft-il  pof- 
fible  que  ce  que  ie  voy  foit  véritable?  Se  peut- 
il  faire,  Hylas,  que  tu  m'ayes  trahy  ?  Eft-il  vray 
quetutefoisfi  long-temps  mocqué  de  moy, 
&  que  xenaye  point  eu  de  veiie  pour  remar- 


Livre  qvatrïesme?  27^ 
quer  tes  trahifons?  Etfe.taifanc  encorcs  pour 
quelque  temps,  tout  à  coup  elle  frappa  des 
deux  mains  fur  la  table  -.Une  fera  pas  vray  per- 
fide, que  ta  trahifon  demeure  impunie,ie  la  de- 
couriray  pour  le  moins  à  celle  pour  qui  tu  l'as 
commencée,  encor  que  tu  l'ayes  paracheuée 
cnmoy,  &  peut-eftre  fe  rendra- t'elle  fage  à 
mes  defpens.Elle  rïeuft  pluftoii  fait  ce  deiîein, 
que  ramaffant  ces  lettres, &  prenant  en  fa  bet- 
te les  autres  que  ie  luy  auois  données,  elle  s'en 
alla  trouuer  Donnde,  la pnad  aller  en  fon  ca- 
binet; où  efiant,  ma  belle  parente,  luy  dit  -  elle 
(car  c  eftoit  ainfi  quelle  la  nommok)  ie  vous 
veux  rendre  vne  preuue  d'amitié  qui  n'eil  pas 
petite:  mais  ie  vous  coniurc-  de  vous  en  feruir 
auec  prudence.  Il  y  a  quelque  temps  queHylas 
vous  recherche^  vous  auez  creu  d'eflre  aimée 
de  luy,  ie  viens  îcy  pour  vous  détromper,  & 
vous  faire  voir  qu'il  vous  abufe.  A  ce  mot  Do- 
rinde  rougit,  &  voulant  en  faire  la  froide.Non, 
non,ditFloricê,ne  penfez-pas,  ma  parente,  de 
mepouuoir  cacher  ce  que  ie  tçay  mieux  que 
vous  :  le  dis  mieux,  car  vous  fçauez  feulement 
voflre  intention,  8c  vous  ignorez  la  Tienne,  au 
lieu  que  ie  les  fçay  toutes  deux.Vrayement,dic 
Donnde,  fi  cela  eft,  vous  elles  bien  fçauante. 
Mais  que  fçauez- vous  demoy  ?Ie  fçay,dit-elle, 
que  vous  l'aimez,  que  vous  luy  auez  enuoyé 
voftre  peinture^  que  vous  receuez  les  affigna* 
tions  qu'il  vous  donne: 

S   i 


ijG       La  IL  partie  d'Astrel 

Dorinde  qui  fe  fende  conuainciie  par  la  vé- 
rité 3  n'ayant  pas  l'effronterie  de  le  nier,  bailla 
les  yeux ,  &  rougiflant  encor  dauantage  3  fe 
mift  de  honte  la  main  fur  le  vifage.  Qu'il  ne 
vous  ennuyé  point  Dorinde  3  continua  -  t'clle 
alors,  que  ces  chofes  me  foient  connues,  & 
au  contraire  5  reiioiiyffez-vous  que  letoutfoit 
tombé  entre  mes  mains,  &:  non  point  entre 
celles  de  quelque  autre  qui  vous  eut  moins  ai- 
mée, &araduenirretirez-vousfï  vous  aimez 
voitre  honneur  5  de  l'amitié  de  cet  homme, 
qui  ne  vous  recherche  que  pour  fe  vanter  des 
faneurs  que  vous  luy  faites ,  2c  à  laduanture 
pour  en  feindre  plus  qu'il  n'y  en  a  pas .  Il  y  a 
eu  autresfois  quelque  familiarité  entre  luy  & 
moy3  cela  a  efté  caufe ,  ce  faut  croire  que  ça 
efté  pour  voftre  bon-heur ,  qu'il  s'efc  addreffé 
à  moy.  le  ne  croy  pas  que  vous  luy  ayez  dit 
vne  feule  parole  qu'il  ne  m'ait  racontée:  &par 
ce  qu'il  feroit  trop  long  de  les  vous  redire , 
voyez  3  luy  dit-elle,  voicyla  plufpart  des  let- 
tres q  ne  vous  luy  auez  cfcnttes ,  que  vous  ferez 
fort  bien  de  bruiîer3afin  qu'il  ne  s'enpuiiîe  pre~ 
ualoir.  Dorinde  les  ayant  prifes  &  reconnus, 
âduoiia  librement  qu'elle  auoit  creu  d'eftre 
aimeedemoy,  &  que  cela  l'auoit  obligée  à 
tout  ce  quelle  auoit  fait  :  mais  qu'à  ladue- 
nir  elle  me  hayroit  au  double  de  ce  qu'elle 
m'auoit  aimé  ,  qu'elle  luy  auoit  vne  infinie 
obligation  de  cet  aduertiflement  ,  &  qu'elle 


Livre  'qvatïùesm^  ^77 
montroit  en  cela  qu'elle  mentoit  d'eftre  ai- 
mée &  ferme  de  tout  le  monde,  puis  quelle 
eftoiefi  bonne  amie.  Et  après  fe  mettant  aux 
iniures  contre  moy,  il  n'y  eut  mal  que  toutes 
deux  n'en  diffent ,  mais  beaucoup  plus  Dorin- . 
de ,  comme  celle  qui  eftoit ,  ce  luy  fembloit,  la 

plus  offenfee.  ' 

OrFlonce  s'eftant  vangeede  moy  lelon  les 
defirs,  s'en  retourna  en  fon  logis,  refoluë  de 
ne  m'aimer  ïamais ,  voire  de  ne  me  voir  iamais 
s'illuy  eftoit poflible,  mais  lors  que  ce  premier 
mouuement  fut  vn  peu  paffé  3  &  qu'elle  vint  à 
fe  remettre  en  mémoire  les  difeoursque  Do- 
rinde  &  elle  auoient  tenus,elle  fe  renouuint  que 
quelque  affeftion  que  i'euffe  eu  pour  Donnde, 
ieneluyauois point  toutesfois parlé  de  l'ami- 
tié que  le  portois  à  Florice,  ny  d'aucune  faueur 
que  i'euffe  receiie  d'elle,  &  tirant  argument  de 
là  3  que  le  l'aimois  encor  plus  que  Dorinde, 
elle  commença  de  fe  repentir  de  m'auoir  fait 
vne  fi  grande  offenfe  3  car  elle  croyoït  bien  que 
fi  i'euffe  defcouuert  quelque  chofe  d'elle  à  l'au- 
tre, quellen'euft  pas'failly  de  le  luy  dire  en 
cette*  occafion.    Et  plus  elle  s'arr eftoit  fur  cet- 
te penfée,  &  plus  elle  ferepentoit  de  fa  prom- 
ptitude: car,  difoit-elle  3  s'il  l'a  veiie ,  l'en  fuis 
caufe,  s'il  l'a  recherchée,  ie  luy  ay  comman- 
dé, fi  elle  fa  aimé,  c'eft  parce  qu'il  eft  aimable, 
s'ilareceules  faueurs  qu'elle  luy  a  faites,  ça 
cfté  au  commencement  pour  mieux  diiïimu- 

S    îfc 


iy$  LaILPartie  d*Ast-reeI 
1er  3  2c  enfin  parce  qu'eftant  ieuneiln'y  en  à 
giieresdefonaageqiurefufent  telles  forcunes. 
Ques'ilmelesadiiîimulées,  c'efr  qu'il  a  creu 
que  îe  m'en  fafcherois,ou  que  ie  les  declarerois, 
&  tout  homme  d'honneur  eft  obligé  de  confer- 
uer  la  réputation  de  celles  qui  l'obligent .  Mais 
qu'il  ne  m'ait  toufîours  aimée  dauantage  quel- 
le,  il  n'y  a  point  de  doute,  puis  que  parmy  tou- 
tes les  faueurs  qu'il  en  a  recèdes,  il  ne  luy  a  ia- 
mais  parlé  de  noftre  amitié.  Ces  penfées  enfin 
la  contraignirent  de  fe  condamner  tout  à  fai£fc 
coulpable  5  &  d'auoir  vn  extrême  repentir  de 
la  faute  qu'elle  auoit  faite ,  luy  laiffant  vn  très- 
grand  deiîr  de  racommoder  ce  qu'elle  auoit 
deffaift. 

Au  contraire  Dorinde  iuftement  animée 
contre  moy,  brûlant  toute  de  courroux  &"  de 
dépit  3  après  s'eftre  noyée  le  fein  de  pleur,  pro- 
fera feule  dans  fon  cabinet  toutes  les  plus  cruel- 
les paroles  que  la  douleur  luy  mit  en  la  bou- 
che: &  de  fortune,  ainfi  quelle  efïuyoit  fes 
yeux,i  arriuay  chez  elle:  &  parce  quelle  m  oiiit 
marcher,  &  quelle  fe  douta  bien  que  ceftoit 
moy  3  elle  courut  pouffer  la  porte  qu'elle  auoit 
taillée  ouuerte  quand  Floriceeftoitfortie  ,&: 
que  depuis  elle  ne  s'eftoit  pas  fouueniie  de 
refermer,  tant  elle  auoit  l'efprit  ailleurs,  mais 
elle  ne  le  pût  faire  fi  promptement  que  ie  ne 
vifle  fes  yeux  encores  rouges  de  force  de 
pleurer:  de  lors  que  ie  m'eftonno.is  &  de  fçs. 


Livre  qvatriesme^  *79 
larmes,  &  de  ce  qu'elle  me  rcfufoit l'entrée, 
elle  r'ouunt  le  cabinet ,  &  m 'appellant  par 
mon  nom  3  &  fe  mettant  fur  l'entrée  :  Et  bien, 
dit-elle  ,  mefehant  &:  traiftre  que  eu  es,  ne  te 
contentes -tu  point  encores  de  tes  perfidies, 
ou  fi  tu  en  deffeignes  de  nouuelles  à  mon 
dommage? 

Et  parce  que  ie  ne  lu  y  refpondois  rien. eftant 
fifurpns  d'eftonnement,  que  ie  ne  pouuois 
parler  :Peut-eftre,  dit-elle,  ingrat  &  perfide, 
voudras-tu  nier  tamefehanceté*  Ah.'  dit-elle, 
en  me  montrant  fes  lettres ,  reflbuuiens-toyà 
qui  tu  as  donné  ces  tefmoignages  de  ma  fa- 
cile créance  3  &:  fois  certain  que  pas  vne  de 
tes  trahifons  ne  m'eft  inconnue,  &:  que  cela 
a  fait  que  tu  n'auras  iamais  vne  plus  cruelle 
ennemie.  Et  à  ce  mot5  me  donnant  de  la  main 
contre  l'efiomach,  me  pouffa  hors  de  la  porte 
quelle  ferma  fur  elle  d'vne  fi  grande  prompti- 
tude que  ie  ne  l'en  pu  iamais  empefeher.  Ceft 
fans  doute,  ma  belle  MaiftreiTe,  que  iem'en 
allay  voyant  qu'elle  ne  mevouloit  point  ou- 
urir  3  le  plus  confus  homme  du  monde,mai's 
de  telle  forte  animé  contre  Florice,  quei'eufîe 
acheté  bien  chèrement  vn  moyen  de luy  fai- 
re defplaifir  :  car  i'auois  feeu  que  c'eftoit  elle 
qui  m'auoit  pris  mes  lettres  :  ie  voyois  a 
cette  heure  qu  elle  les  auok  données  à  Do- 
rindepour  me  defplaire.  le  iugeay  bien  que  ce 
n'eftoitquerenuie,  oupluftoit  la  ialonliç  qui 

S   in] 


2.8o  La  II.  partie'd'Astrel 
luy  auôit  fait  commettre  cette  faute  contre 
noitre  amitié:  &penfant  qu'il  n'y  auroitrien 
qui  luy  fafchafl:  dauaîitage  que  de  voir  que  ie 
l'eufle  quittée  pour  Dorinde ,  ie  me  refîolus 
pardefpitdeme  defpartir  entièrement  d'elle, 
&  de  me  donner  tout  à  fait  à  l'autre.  La  diffi- 
culté eftoit  de  r'appaifer  Dorinde ,  mais  i'auois 
fait  refolution  de  fouffrir  toute  rigueur  5  &:  tout 
defdain  d'elle ,  pluitoit  que  ie  ne  me  vengeafïc 
deFlorice. 

En  ce  deiTein3  après  que  quelques  ioursfc 
furent  efcoulez,  ie  trouuay  moyen  de  fur  pren- 
dre Dorinde  en  fon  cabinet  :  car  le  defplaifir 
qu'elle  auoit  receu  la  faifoit  demeurer  plus  reti- 
rée qu'elle  fouloit.  Et  ayant  pouffé  la  porte 
fur  moy  3  ie  me  iettay  fî  promptement  à 
genoux  quelle  n'euft  pas  le  loifîr  de  s'en  aller, 
&  là  après  plusieurs  pardons  que  ie  luy  de- 
manday  3  ie  luy  declaray  la  vérité  :  à  fçauoir 
que  Florice  m'ayant  longuement  aimé3âfin  de 
tenir  noitre  amitié  plus  fecrette  3  m'auoit  com- 
mandé de  faire  femblant  de  la  rechercher5qu  au 
commencement  ie  l'auois  fait  par  feinte ,  & 
qu'en  ce  temps-là  ie  luy  portois  toutes  fes  let- 
tres: mais  depuis  venant  à  l'aimer  à  bon  ef- 
cient,  que  ie  ne  luy  en  auois  plus  donné.  Ah  ! 
menteur^me  dit-elle,&:  ne  m'a  t'elle  pas  appor- 
té les  dernières  que  ie  t'ay  efcrittes  ?  Il  eft  vray, 
luy  refpondis-ie3  qu'elle  les  a  eues,  mais  ceft 
parce  qu'elle  me  les  a  defrobées  :  &  fi  vous 


Livre    qvatriesme.         28r 
ne  m'en  croyez,  demandez-le  à  celles  qui  luy 
virent  faire  ce  larcin,  &  lome  luy  nommay  les 
deux  qui  l'auoient  veu  ,  &:  qui  me  Taiioienc 
die  :  de  cela  a  elle  caufe  que  fe  voyant  elle- 
mefme  punie  par  fa  propre  inuention ,  elle 
vous  a  déclaré  ce  qu  elle  a  creu  qui  pouuoit 
rompre  noitre  amitié.  Mais  Amour,  neft-il 
pas  bien  îuflede  luy  auoir  fait  fouffrir  le  mal 
qu  elle  vous  auoit  préparé  ?  &  n'eftoit-elîe  pas 
bien  outrecuidée,  depenfer  que  l'on  pûft  faire 
femblant  de  vous  aimer ,  &:  fe  feruir  de  voftre 
beauté  pour  couuhr  l'amitié  qu'on  luy  porte- 
ront le  ne  veux  point  que  les  Dieux  me 
foientiamais  fauorables,fi  le  ne  la  hay  comme 
la  chofe  du  monde  que  ie  croy  la  plus  hay  fia- 
ble ,  &  fî  ie  ne  vous  aime  comme  la  feule  per- 
fonne  de  qui  ie  defîre  les  bonnes  grâces.  Ne 
vueillez  que  cette  îaloufe  obtienne  dauantage 
par  fa  mefdifance  fur  vous, que  mon  affection, 
&:  que  le  defpit  qu  elle  a  eu  d'auoir  elle  def- 
daignée  pour  vous  ne  me  nuife  au  lieu  que 
cette  confideration  me  deuroit  profiter.  le  luy 
tins  encores  quelques  autres  femblables  paro- 
les, auec  lefquelles  ie  n'eus  pas  d'abord  ce  que 
iedefîrois:  mais  ie  la  difpofay  bien ,  de  forte 
qu'après  auoir  vérifié  le  larcin  que  Florice 
auoit  fait  de  les  lettres,  elleme  pardonna,  & 
peu  après  renoiia  noitre  amitié  de  plus  eftroit- 
tes  obligations  encores  que  les  premières  :  ce 
qui  me  retira  de  forte  de  Flonce ,  que  ie  ne 


282  La  II.  partie  d'Astree.' 
faifois  pas  feulement  femblanc  de  l'auoir  ia- 
maisveuë.  Et  en  cela  ie  ne  me  contraignois 
nullement:  car  il  eftoit  tres-veritable  qu'en- 
cores  quelle  fuftplus  belle  que  Dorinde,  & 
beaucoup  plus  releuée,  fî  eft-ceque  ledefpit 
m'auoit  fi  bien  changé  les  yeux  que  cette  beau- 
té ne  rneftoit  point  agréable ,  &:  que  ie  la 
mefpnfois. 

Elle  le  fupporta  quelque  temps,  feignant  de 
ne  s'en  foucier,  &c  s  efforçoit  de  faire  paroiftre 
que  mes  actions  luy  eftoient  indifférentes: 
mais  en  fin  il  fallut  venir  aux  regrets  &  au  re- 
pentir de  m'auoir  perdu:  &:  d'autant  quelle 
fçauoit  bien  que  ie  l'auois  aimée,  &  qu'vne 
affeftion  ne  fe  perd  pas  ayfément,  elle  creut 
que  fî  elle  faifoit  femblant  d'en  aimer  quelque 
autre,  cela  fans  doute  me  r'appelleroit,  &fe- 
roit  reuenir  vers  elle. 

Elle  fit  donc  ce  deffein,  &:  cherchant  en  elle 
mefme  à  qui  elle  fe  pourroit  addreffer  pour  me 
le  faire  croire  plus  ayfément,  elle  n'entrouua 
point  déplus  à  propos  queTeombre,tant  par- 
ce qu'elle  iugeoit  qu'il  feroit  plus  difpofé  à  re- 
ceuoir  de  l'amour,  que  d'autant  que  ie  le  croi- 
roisplufiofijfçachant bien  quelle  enauoit  au- 
trefois efté  aimée.  Elle  commence  donc  de 
faire  bonne  chère  à  Teombre,  luy  parle  ,  & 
montre  de  fe  plaire  à  tout  ce  qu'il  dit  &  qu'il 
fait,  &  quand  elle  void  que  ie  m'en  prens  gar- 
de, c  efHors  qu'elle  enfaitplusde  cas,&  qu'elle 


Livre  qjatriesml  2S5 
a  plus  de  fecrets  à  luydire.  Iéremarquay  in- 
continent ce  rcnouuellemcnt  d amitié,  &:  le 
dis  aDonnde,  qui  ennoit  auec  moy,voyant 
que  Teombre  s'y  rembarquent  :  &:  d'autant 
que  Flonce  ne  voyoït  point  que  îe  reuinili 
comme  elle  s'eitoit  figurée ,  elle  augmenta  les 
faueurs  qu'elle  luy  faifoit,de  forte  quepluiîeurs 
ne  pouuans  approuuer  cette  vie,  le  dirent  à 
fes  parens,  d'autant  que  le  bruit  de  cette  af- 
fection eftoit  fi  grand  qu'il  nefe  pouuoit  plus 
cacher,  à  quoy  elle  auoit  efté  contrainte,  par- 
ce que  pour  me  faire  voir  fes  actions,  il  fallut 
qu'elle  en  fit  de  grandes  dernonftrations  :  & 
qu'au  lieu  de  les  cacher,  comme  c'eft  l'ordi- 
naire, elle  lesdefcouuntalaveuë  de  chacun, 
voire  s'eftudia  de  les  faire  paroiftre,  autre- 
ment elles  m'eurTent  efté  inconnues ,  pource 
que  îe  ne  la  voy  ois  plus  qu'en  public ,  &  bien 
fouuent  encoreftant  encesheux-la,iene  fai- 
fois  pas  femblant  de  la  voir.  Or  fon  père 
eftant  aduerty,comme  1  ay  dit  de  cette  amour, 
l'en  tanfa  infiniment ,  &  plus  encores  fa  mère, 
qui  par  toute  la  contrée  auoit  touiîours  efté 
vn  exemple  d'honneur  8c  de  chafteté.  Elle 
vfa  au  commencement  d'exeufe:  mais  en  fin 
ne  pouuant  plus  fe  couunr,  elle  l'auoiia,  &  dit 
qu'il  eftoit  vray  que  Teombre  la  recherchoit, 
&  qu'elle  ne  pouuoit  pas  empefeher  qu'on 
ne  l'aimait  Mais  la  mère  qui  en  quelque 
force  cjue  ce  fuit  ne  youloit  approuuer  cette 


1S4  La  II.  partie  d'àstrh! 
vie,luy  refpondit  pleine  de  colère  queTeom- 
bre  ne  donnoit  pas  tant  de  connoiffance 
deftre  amoureux  d'elle,  qu'elle  d'eftre  amou- 
reufe  de  luy.  A  cela  Flonce  toute  confufe, 
refpondit  que  Teombre  la  recherchoit  auec 
tant  d'honneur,  quelle  ne  pouuoit  moins  faire 
que  de  receuoir  fon  amitié  de  cette  forte ,  puis 
que  c'eïtoit  pour  l'efpoufer.  Si  cela  eft^refpon- 
dit  incontinent  fon  père,  faictes  qu'il  nous  en 
parle  3  autrement  nous  dirons  que  vous  i'auez 
intenté  pour  vous  sxeufer. 

Elle  qui  véritablement  craignoit  &:  fon  père 
&  fa  mère,  &qui  outre  cela  auoit  toufîours 
vefeu  auec  beaucoup  de  réputation,  penfa 
efire  neceffaire  que  Teombre  tint  quelque 
propos  de  mariage  à  fes  parens,  fans  toutesfo is 
quelle  eutdeifein  de pa(Ter outre,  efperant  de 
rompre  ayfément  le  tout  quand  il  feroit  vn 
peu  aduancé.  Elle  en  parle  donc  à  Teombre, 
qui  plus  content  que  îe  ne  vous  fçaurois  repre- 
fenter,  ne  perdit  pas  vne  heure  de  temps,mais 
tout  incontinent  prie  deux  de  fes  oncles  d'en 
porter  la  parole  au  père  &  a  la  mère  de  Flori- 
ce:  ce  qu'ils  firent,  auec  défi  bonnettes  offres 
qu'ils  furent  receus  comme  ilseuffent  pu  de- 
tirer.  Car  il  eftoit  fort  riche  ,  &  le  party 
n'eftoit  point  defiduantageux  pour  Flonce  : 
ce  qui  eftant  bien  reconnu  &:  confîderé  par 
fes  parens,  ils  ne  voulurent  point  prolonger  le 
tempSj  mais  dés  le  îour  mefine  conclurent  le 


Livre  qJ/atriesme?  28; 
mariage  :  ce  qu'ils  firent  d'autant  plus  libre- 
ment qu'ils  croy oient  que  c'eftoit  la  volonté 
de  leur  fille.  Voila  donc  Florice  accordée  à 
Teombre ,  voila  les  articles  pa^Tez^  ne  falloit 
plus  que  la  prefenter  au  Temple  deuant  le 
Vacie.  Pourrois-ie  bien,  belle  Bergère,  vous 
reprefenter  Teftonnement  de  cette  fille,quand 
elle  feeut  ces  nouuelles  .?  Son  père  penfant 
quelle  en feroit fort  ayfe , voulut  luy-mefmc 
les  luy  dire  :  mais  quand  il  luy  fit  entendre  en 
quel  eftat  eftoient  fes  affaires ,  quoy  qu  elle 
voulut  feindre  ,  fî  fut-elle  contrainte  de  re- 
courre aux  larmes,  dont  le  père  eftonné:  Ec 
quoy,  ma  fille, luy  dit-il,  qu'eft-ce  que  ie  voids? 
Florice  pleure  de  ce  qu'elle  a  defiré  ï  Mon 
père ,  refpondit-elle ,  quand  f aurois  defîré  ce 
que  vous  dites ,  ie  ne  laifferois  de  relTentir  ce 
coup,  qui  me  menace  de  me  feparer  de  vous3 
6c  de  ma  mère,  &:  mefme  m'eftant  aduenu 
tant  inopinément.  Comment,  refpondit  le 
père,  ne  m'en  auez-vous  pas  parlé  la  première^ 
&:  ne  m'auez-vous  pas  fait  entendre  que  vous 
l'auiez agréable  ?  Il  ne  faut  pas,  mon  enfant, 
que  les  chofesqui  font  à  propos  aillent  traî- 
nant, fi  on  en  veut  voir  vne  bonne  fin.  le  vous 
ay  bien  dit,  mon  père,  refpondit  la  fille  toute 
en  pleurs,  que  Teombre  me  recherchoit  de 
mariage,  maisie  ne  vous  ay  pas  difqueie  le 
defîraffe.  Et  n'eft-ce  pas  vous,  adiouira  le  pè- 
re, qui  eftes  caufe  que  Teombre  en  a  parlé? 


i$6  LaILPartie  d'Astree! 
ça  efté,repliqua-t'elle,  parvoftre  comman- 
dement, &  non  pas  de  ma  volonté  :  &  ie 
croyois  que  vous  me  donneriez  du  temps  à 
penfer,  &  à  m'y  refoudre.  C'eft  bien  penfé  à 
vous,  dit-il 3  tout  en  colère,  vous  fçauez  bien 
comme  telles  affaires  fe  côduifent.  Ievoybien 
que  vous  auez  beaucoup  fait  de  mariages  en 
voftre  temps ,  refoluez-vous  que  les  chofes 
eftans  de  cette  forte  auancées  ie  veux  qu'elles 
fe  paracheuent.  Et  quoy  donc?  vous  voulez 
efrre  encore  feaiie  ,  &  donner  occafion  à 
chacun  de  faire  des  contes  de  vous?  voulez- 
vous  pas  auoir  dauantage  de  loifîr  pour  me 
rapporter  encor  vn  peu  .plus  de  honte  ?  Non, 
non,  contentez-vous  Florice,  que  i'ay  rougy 
pour  vous  quand  vos  parens  m'aduertirent  de 
voftre  vie,  &  que  ie  ne  veux  plus  que  cela 
m'aduienne,  fi  ie  puis.  Et  à  ce  mot  la  laiflant 
feule,  s'en  alla  trcuuer  fa  femme,  qui  ayant 
fçeu  tous  ces  difc  ours,  vint  vers  elle  toute  en 
colère,  &luyvfa  de  paroles  beaucoup  plus  ru- 
des encor  es  que  fon  mary,luy  faifant  entendre 
pour  condition  qu'il  n'y  auoit  rien  qui  pûft 
empefcher  l'effed  de  ce  mariage,  que  la  mort, 
ôc  qu'elle  s'y  refolut .  Voila  la  pauure  Florice 
la  plus  affligée  qui  fut  iamais  :  car  outre  qu'elle 
fe  voyoït  priuée  de  moy  pour  furcroift  d'en- 
nuy,  elle  fe  voyoït  entre  les  mains  d'vne  per- 
fonne  qu'elle  n'auoit  ïamais  aimée,  &  qu'au 
contraire,  elle  hayflbit  plus  que  le  tombeau.: 


-Livre  qv  atriesme'  2.87 
lugez  en  quelle  confufion  de  penfée  elle  pou- 
uoit  eftre5&:  combien  elle  auoit  de  diuers  com- 
bats en  (on  ame.  En  fin  elle  refolut  que  la 
mort  feroïc  celle  qui  la  guarantiroit  de  [es  def- 
plaifîrs,  non  pas  quelle  eut  le  courage  de  fe 
donner  du  fer  dans  le  fein  (  car  le  penfer  feule- 
ment de  telle  cruauté  la  faifoit  frémir)  mais 
elle  cfpercit  bien  que  la  vie  ne  fçauroit  luy  de- 
meurer longuement  parmy  tant  de  cruelles 
peines.  Et  voyez  que  c'eftque  l'amour:  Elle 
n  auoit  point  tant  de  regret  de  me  perdre,  ny 
de  fe  voir  à  vne  perfonne  qu  elle  n  aimoit 
point,  que  de  penfer  que  ie  iugerois  mal  de 
Pamitié  quelle  m'auoit  portée.  Car  encor 
quelle  fuit  en  colère  contre  moy,  à  caufe  de 
Dorinde  3  fi  eit-ce  qu  elle  ne  laiflbit  pas  de 
m  aimer,  m'exeufant  mefme  en  ce  que  ie  ne 
l'aimois  plus5  &  s'aceufant  de  ce  défaut  d'ami- 
tié, pour  l'offenfe  qu  elle  m'auoit  faicîe.  Eftant 
en  cette  peine,  elle  refolut  d'auoir  cette  fatis- 
faction  de  foy-mefme,  puis  qu  elle  ne  pouuoic 
euiter  le  mariage  de  Teombre,  de  me  faire 
fçauoir  pour  le  moins,  que  fa  foy  neftoic 
point  changée,  ny  que  fon  affection  ne  feroit 
iamais  autre  que  ie  Tauois  efprouuée.  Sa  lettre 
fut  telle: 


288      La   II.  partie    d'Astree! 


LE  TTRE   DE    FLORICE 

A     H  Y  L  A  S. 

aV  and   vous  verrez,  cette  efcriture, 
peut-cftre  ,  vous  fouuiendreZ-vous  iïen 
auotr  veu  autres-fou ,  lors  que  vous  aymie2  celle 
qui  vous  efcrit)  &  que  vous  auez  tant  offensée. 
Que  s  il  aduie7it ainfi,  quelle  eft  ï amitié  que  te 
vous  ay  portée,  fuis  qu'après  vn  fi  grand  outra- 
g? ,  elle  me  fait  mettre  la  main  a  la  plume ,  pour 
vous  fair?  fçauoir  ïeflat  ou  fe  trouue  celle  que 
vous  auez>  tant  aymée-,&  qui  vous  ayme  encore  s 
plus  que  toutes  les  choses  du  monde,  en  deffitde 
toutes  les  iniures  que  vous  luy  auezfaifte?.  Sça- 
chez  donc  que  fans  y  penfer,  ejr  en  feignant ,  te 
me  vois  toute  a  vn  autre  par  les  rigoureufes  loix 
du  mariage  &  qdil  riy  a  point  d'autre  remède, 
fnon  que  vous  vueilliez  a  cette  heure  celle  que 
vous  aue2  des-j a  voulue  tant  de  fois,  maffeu- 
rant  que  mes  païens  choi front  toufwurs  plufiofl 
voftre  alliance  que  celle  de  Tcombrc,  a  qui ,  helas  ! 
te  fuis  dcjtinéejivous  ne  m  ayme^autant  que  ic 
vous  ajme. 

Lors  que  celte  lettre  me  fut  apportée, i'eftois 
en  peine  du  bruit  qui  couroit  de  ce  mariage  :  &: 
quoy  que  k fuffe,  cerne  fembloit,  fort  refolu 
a  élire  tout  à  Dorinde  y  fî  en>ce  que  ie  ne 

laiiïbis 


Livre    qj/atriesme^        289 
îaifîois  de  reflentir  la  perte  de  Florice.,  car  telle 
cltimois-ie  l'alliance  de  Teombre ,  &  confide- 
rez  la  finelle  d'Amour.  Il  connoifïoit  bien^que 
de  m'attaquer  tout  ouuertemcnt  pour  elle,. il 
y  perdrait  la  peine ,  parce  que  l'eflois  encore 
en  colère  :  il  voulut  donc  me  prendre  d'vn  au- 
tre cofté.    Premièrement 3  il  me  propofe  la 
haine  que  ie  portois  à  Teombre,  combien  peu 
il  mentoit  cet  aduantage,  &  puis  me  représen- 
tant la  beauté  &  les  mentes  de  Flonce  3  me 
faifoit  regretter  que  cet  homme  la  porTedaft, 
me  remettant  en  mémoire  toutes  les  faueurs 
que  l'auoisreceuès  d'elle.  Bref,  il  les  fçeutde 
telle  forte  imprimer  en  mon  ame  que  le^e 
me  donnay  garde  que  i'eftois  plus  amoureux 
d'elle  que  de  Donnde.Si  bien3que  quand  fa  let- 
tre me  vint  entre  les  mains,  l'auoiie'que  tour- 
nant les  yeux  d'vn  fain  iugement  fur  fa  beauté, 
fur  fa  qualité  ,  àc  fur  fes  mentes  ie  reconnus 
que  Tauois  eu  tort  de  l'auoir  quittée  pour  vn 
autre  quivaloit  moins,  &:m'en  repentant  ïe 
fis  defTein  de  retourner  vers  elle.    Il  eft  vray 
que  lifant  le  remède  qu  elle  mepropofbit  pour 
rompre  le  mariage  de  Teombre,  ie  ne  fçeus 
iamais  m'y  refoudre  ,  hayflant  ce  lien  cruel 
plus  que  ie  ne  fçaurois  vous  dire,  non  pas-pour 
le  particulier  de  Florice  :  mais  pour  le  regard 
de  toutes  les  femmes,  me  femblant  qu'il  n'y  a 
point  de  tyrannie  entre  les  humains  iî  grande 
que  celle  du  mariage.  Si  eftois-ie  bien  corn- 
z.Parc.  T 


290      La   II.  partie    b'Astrel 
battu  :  car  d'vn  cofté  Dorinde   ne  mV 
point  dei-agreabie  :   de  l'autre  ie  ne  poui 
io iirrrir  que  Teo m bre  pofledaftFlorice:  i 
fur  tout  ie  ne  voulois  point  l'efpoufer.  Apres 
auoir  longuement  débattu  en  moy-mçfme  ie 
me  refolus  de  renouer  l'amour  qui auoit  efté 
encre  nous,8c  de  faire  ce  que  ie  ponrrois  pour 
empefeher  queTeombre  ne  i'euit  pas.  Et  pour 
mettre  en  effect  cette  penfée  ie  feignis  de  ri a- 
uoir  receu  la  lettre  qu'elle  m'auoit  eferite:  ce 
que  ie  fis  ay  fémenc  3  parce  que  celuy  qui  l'ap- 
porta,  l'auuk  remife  entre  les  mains  d'vn  qui 
eftoit  en  mon  logis,  penfant  qu'il  fultamoy 
-_*ms  -luy  dire  de  la  part  de  qui  elle  venoit ^  & 
ir  hazard  il  me  donna  le  loilir  quand  ie  me 
rois  de  la  lire.     L'ayant  leuë  ie  le  pnay  de 
dire  point  que  ie  l'eufTe  veuë,  mais  que 
l'eitois    des-ja  party ,  &  prenant  la  plume, 
fefcriuis  ainïi  àFlonce: 


LETTRE     DE     HYLAS 

A       F  L  O  R  I   C  Z. 

VO  y  s  mez,  àinc  le  courage  de  vous  don- 
nera Te  ombre  ^  vous  avez,  donc  fi  peu  de 
mémoire  de   (am^ié  de  Hylas,  que  vous  luy 
yueillczxprejerefvn  tel  homme?  Doncquesvous 
au  monde,  pour  h  contenter,  &  moy  pour 
vous  regretter*  0  D;eux  Je permettrez,-vous? 


Livre    qvatriesme.  291 

eu  le  permettant  ne  pumre^-vous  point  cette  in- 
gratte,  ey  me feonnoi  fiant  Florice  ? 

Or  îefaifois  femblant  de  n'auoir  point  re- 
ccu  fa  lettre,  afin  qu'elle  ne  creuft  pas  que  ce 
fulTent  fes  paroles,  mais  mon  amour  feule- 
ment qui  me  faifoit  reuenir  vers  elle,  parce 
que  fi  l'euffe  cité  pouffé  par  fes  prières,  il  eufi: 
fembléque  i'euffe  eu  moins  d'affedtion  qu'el- 
le, ce  que  le  ne  voulois  pas  qu'elle  penfafL 
Quand  elle  receut  ma  lettre,  elle  eut  beaucoup 
de  contentement  de  fçauoir  que  ie  l'aimois, 
&ne  fut  peu  de  la  iîenne,  voyant  que  ie  ne 
l'auois  point  receue  :  elle  me  refcnuit  donc- 
ques,  &me  fit  fçauoir  qu'elle  m'àuoitdes  ja 
aduerty  du  moyen  qu'il  falloit  temr  pour 
l'exempter  de  la  mifere  qui  luy  eftoit  prépa- 
rée. Et  parce  quelle  craignoit  que  fa  lettre  ne 
fuit  perdue  elle  me  la  redifoit  encor.es,  mais 
ians  attendre  Û  refponfe',  ie  fis  femblant  de 
partir  de  la  ville,  feignant  d'y  eftre  contraint 
pournepouuoirfouftenirlaveuë  de  ce  maria- 
ge :  de  afin  quelle  le  creuft  mieux  ,  ie  donnay 
ordre  que  prefque  en  mefme  temps  vne  autre 
lettre  des  miennes  luy  fut  portée.  Elle  eftoit 
telle: 


T    11 


29- 


La   IL  partie    dAstrel 


LETTRE     DE     HYLAS 

a     Florice. 

PVis  quil  efi  impofiiblc  que  Horicc  ne  fuiue 
le  cours  de  fin  mal-heureux  defiin ,  te  fars 
de  cette  ville,  ne  pouuant fioufifrir  <vne  v eue  fi  de- 
plorablepourmoy.  ï  ayme  ?nieux  en  prendre  le 
mal-heureux  fiuccez,  far  me  s  oreilles  que  par  mes 
yeux,  referuant déformais  ceux-cy  pour  pleurer 
<vn  fi  mifierable  accident.  Les  Dieux  vous  c?i 
donnent  autant  de  contentement  que  vous  m  en 
lai  (fez,  peu,  &vcus  le  vueillent continuer  aufiï 
longuement  que  durera  le  cui fiant  régi  et  que  ten 
ay,  ey  qui  m  accompagnera  dans  le  cercueil ,  ou 
me[me  le  meplaindray  devufire  changement ;& 
delà  rigueur  de  ?n  a  fortune. 

Or ,  belle  Phillis ,  îe  luy  efcriuois  de  cette 
forte ,  afin  qu  elle  ne  creuft  pas  que  l'euiTe  re- 
ceu  fa  lettre  3  parce  qu'autrement  ieuffe  eité 
obligé,  iî  le  n  euife  voulu  me  feparer  du  tout 
de  fon  amitié  de  la  demander  en  mariage 3 
&:  i'eulTe  pluftoft  confenty  à  ma  mort  qu'a 
lefpoufer:  non  pas  que  îe  ne  l'eitimarTe  infi- 
niment3  mais  pour  l'extrême  horreur  que  ï'ay 
de  ce  lien3&  l'auois  bien  vne  fî  bonne  opinion 
demoy,que  ie  tenois  pour  certain  quelle  ne 
me  feroit  point  refufée  :  &  de  peur  qu  die  ne 


Livre  qvatriesml  2,93 
fuit  en  peine  de  la  lettre  quelle  m  auoit  eferi- 
te ,  îe  fis  quelle  lny  fuft  rapportée  par  vn  des 
miens,  qui  luy  fit  entendre  que  i'eftois  party 
il  y  auoit  deux  ou  trois  iours  3  &que  d'autant 
qu'il  ne  fcauoit  où  feitois  allé,  il  luy  rendoit 
cette  lettre,  de  peur  qu'elle  ne  fe  perdift.  Elle 
ne  connut  point  quelle  euit  eftéouuerte,  par- 
ce que  la  fermant  auec  de  la  mefme  foye ,  1  y 
auois  mis  le  mefme  cachet,  d'autant  qu'il  y 
auoit  long  temps  que  nous  en  auions  chacun 
vn  femblable:  Elle  reprit  la  letere  en  foufpi- 
rant,  &  puis  s'enquit  pourquoy  ie  m'en  eftois 
allé,  &:  quel  fi  prompt  affaire  m  y  auoit  con- 
traint. Il  luy  refpondit,  ayant  ef té  bien  inftruit 
par  moy,  qu'il  n'en  fcauoit  autre  choie  finon 
qu'il  ne  m'auoit  iamais  veu  fi  trifte  que  i'eftois 
a  mon  départ ,  &:  que  ie  luy  auois  feulement 
commandé  de  l'attendre.  Alors  auec  vn  grand 
foufpir.  Ah!  dit-elle,  fay  peur  qu'il  reuien- 
dra  trop  tard  pour  mon  contentement  :  Et  à 
ce  mot ,  pour  ne  laiifer  voir  les  larmes  qui  luy 
fortoient  des  yeux ,  elle  s'en  alla  de  l'autre 
collé.  A  fon  retour  il  me  raconta  tout  ce 
qu'elle  auoit  dit  &  fait ,  &  il  faut  confeffer  que 
ïcn  eus  pitié  :  mais  il  me  fut  impoflîble  de 
me  refoudre  à  l'efpoufer.  le  me  tins  donc  ca- 
ché tant  que  les  nopees  demeurèrent  à  fe  fai- 
re, &:  d'heure  à  autre  fenuoyois  celuy  qui 
luy  auoit  rapporté  fa  lettre,  pour  apprendre 
desnouuelles.  Enfin  iefçcusqueletout  eftoit 

T  iij 


2$>4  La  II.  partie  d  Astre  e.* 
conclud,  parce  que  Teombre  auoit  tant  de 
volonté  de  l'efpoufer,  qu'il  paflbit  pardeflus 
toure  difficulté.  le  vous  ferois  ennuyeux,  belle 
Maiftreiîe ,  fi  ievous  racontois  tous  les  artifi- 
ces dont  etlevfa,  pour  fe  demefler  de  cette 
confufion:  mais  ie  m'entais,  parce  qu'ils  fu- 
rent tous  inutiles ,  &  vous  diray  qu'en  fin  ne 
pouuant  plus  reculer,  le  foir  auant  que  de 
figner  le  contrait  de  mariage,  elle  m'eferiuit 
telles  paroles: 


LETTRE    DE    FLORICE 

A     H  Y   L  A  S. 

SI  ie  fournis  vous  cnuoyer  ?na  vie  dans  ce 
papier  aufii  bien  que  la  vérité  de  m$n  in- 
tention, ie  ne  me  plaindrais  pas  de  liniustice  dit 
Ciel  qui  madeshnee  a  manquer  h  men  amour, 
ou  a  mon  demir.  Demain  fera  le  dernier  tour 
de  ma  vie,  fi  pour  le  moins  on  doit  appdler  mort 
ce  qui  ranit  toute  efpece  de  contentement.  Si 
Hylas  veut  accompagner  mondejplaifir  du  fie n 
il  peut  me  retirer  du  tombeau ,  &  plus  encores 
s'il  ne  laijfe  pas  de  maymer  toute  mifirable 
que  ie  Cuis. 

Iugez  fi  cette  lettre  me  toucha  viuement, 
ouis  que  véritablement  ie  l'aymois  3   mass 


Livre    qvatriesmi.         *9î 
ne  voyant  autre  remède  à  ce  mal-heur,  que 
de  l'efpoufcr,  l'auoiie  que  mon  affection  ne 
fut  allez  forte  pour  m'en  donner  la  volon- 
té.   En  fin  elle  fut  contrainte  de  ligner  le 
lendemain  3  8c  d'accorder  tout  ce  que  foa 
pere  6c  fa  mère  voulurent  :  mais  auec  des 
regrets  incroyables,  &:  de  fi  grands  trcmble- 
mens,  que  les  iambes  ne  la  pouuoient  foufte- 
nir  :  ny  la  main  couduire  la  plume  dont  elle 
eicriuit  fon  nom.    O  Dieux:  dit-elle,  àvne 
de  fes  compagnes  ;    quelle   cruelle  le  y  cil 
celle-cy ,  qui  ordonne  que  l'innocent  ligne 
mefme  fa  mort  ?    Mais  quand  elle  flit  con- 
duire au  Temple  ,  &  que  de  fortune  elle 
paifa  par  la  mefme   rue  ou  eftoit  mon  lo- 
gis, leuant  les  yeux  contre  les  feneftres,elle 
dit  en  foy-mefme.    Pourquoy,  ô  trop  heu- 
reux logis ,  ne  me  font  les  Dieux  aufll  ra- 
uorables  qu'a  toy,  afin  que  le  fuife  comme 
tu  es  à  celuy  a  qui  îe  foulois  eftre  l   Et  de 
fortune  rn  eftant  mis  à  la  feneftre  que  l'a- 
uois  entr'ouuerte  pour  la  voir  paffer  y  elle 
m  apperceut  :   mais  ,    ô  Dieux  /  quelle  fut 
cette  veue  :  elle  tombe  efuanouye  entre  les 
bras  de  ceux  qui  la  conduifoknt  :  &:  pour 
n'en  faire  de  mefme  ie  fus  contraint  de  me 
mettre  fur  vn  lift ,  d'eti  ie  ne  bougeay  de 
la  piuf- part  du  ionr.    En  fin  la  voila  mariée 
auec  tant  de  pleurs,  que  chacun  en  auok  pi- 
tié :  mais  parce  que  ie  craignois  que  m 'ayant 

T    in] 


196     La  IL  partie   d'Astree! 
veu,ellenecreuftque  i'eufTefait  femblant  de 
m'en  aller,  ie  fis  en  forte,  que  dés  le  foir  mefme 
vndemes  amis  feignant  de  dancer  auec  elle., 
luy  fit  entendre  que  ie  m'en  cftois  allé  pour 
ne  voir  point  ces  mal-hcureufes  nopees,  en  in- 
tention de  ne  reuenir  iamais,mais  que  mon 
affection  auoit  eu  tant  de  force  fur  moy,  qu'il 
m'auoit  efté  impofiible  d'en  demeurer  plus 
long  temps  efloigné  ,  ôc  que  par  mal-heur 
i'efiois  arnué  en  Imitant  le  plus fafcheux que 
i'euiTe  pu  rencontrer,  que  feftois  tellement 
hors  de  moy,  qu'il  m'eitoit  împofTible  devi- 
ure,fi  elle  ne  me  donnoit  quelque  affeurance 
que  fon  amitié  ne  fuft  point  changée.  Elle 
alors  fans  faire  femblant  de  l'auoir  ouy,  tirant 
vnebague  de  fon  doigt  laluymk  en  la  main. 
,  Ce  diamant  3  luy  dit-elle,  l'aifeurera  qu'il  a 
moins  de  fermeté ,  que  l'affection  que  ie  luy 
ay  promife.  Or,  ie  vous  fupplie,  oyez  ce  qui  en 
aduint.  Le  foir  mefme  qu'elle  fe  mit  au  lier ,  & 
à  l'heure  mefme ,  comme  ie  crois ,  que  Teom- 
bre  l'auoit  entre  fes  bras ,  feiïois  couché ,  &  te- 
noisfurmoneftomach  la  main  où  fauoismis 
cette  bague ,  fans  la  remuer  :  toutesfois  ie  ne 
fçay  comment  elle  m'entra  dans  la  chair,  êc 
mefitvne  fi  profonde  égratigneure ,  que  ma 
chemife  en  fut  toute  enfanglantée  :  àc  depuis 
la  marque  m'en  efî  toufiours  demeurée  au 
droit  du  cœur.    O  Dieux.'  m'eferiay-ie  fou- 
da:n  penfant  à  l'outrage  qne  Teombre  me 


Livre    qvatriesme.  197 

faifoit:  Combien  eft  plus  fenfible,  &  de  plus 
longue  durée3i'offenfe  que  l'on  fait  maintenant 
àmonaffeétion? 

le  me  fuis  peut-eftre  arrefté  trop  longuement 
fur  ces  particularitez  :  mais  excu fez  H  y las  qui 
ne  fut  iamais  il  viuement  touché  pour  autre  ,  fi 
ce  n'eft  pour  vous,ma  Maiftreffe,  dit-il,  fe  tour- 
nant vers  Pillis  en  foufriant.  le  n'en  doute,dit- 
elle,  non  plus  que  perfonne  qui  foit  en  cette 
compagnie:  mais  dittes-nous  comment  vous 
laifTaftes  DorindefHylas  alors  reprit  ainfila 
parole. 

Lors  que  feftois  le  plus  empefché  de  m'en 
defmeiler  honneftement  (car  en  effe£t  faimois 
Florice ,  tant  parce  qu'elle  eftoit  plus  bclle3qne 
pour  auoir  reconnu  3ce  me  fembloit  3  queDo- 
rinde  en  aimoit  vn  autre)  il  fembla  que  le  Ciel 
me  voulut  ayder,  me  prefentant  la  meilleure 
occafion  quei'eufTe  fçeu  defirer.Periandre,qui, 
comme  ie  vous  ay  dit,  auoit  elle  contrainét 
de  me  quitter  Dorinde ,  &:  ne  pouuant  fouffrir 
de  me  la  voir  poffeder  3  s'en  eftoit  allé  hors  de 
la  ville,  fut  enfin  contrainét  de  reuenir  pour 
ne  pouuoir  fe  priuer  plus  long- temps  de  fi 
veiïe.  Et  quoy  qu'il  preuit  bien  que  le  regret 
feroitplusgranddc  voir  que  d'oiiyr  dire  no- 
ftre  amitié,  fi  ne  pût-il  s'empefcher  de  reuenir, 
luy  femblant  que  le  bleffé  mefme  a  quelque 
confolation  quand  il  peut  voir  fa  playe.  Et  par- 
ce que  d'abord  il  me  vint  voir,  auiïi-toft  qu'il 


ï$9  La  II.  partie  d'A s t r e ï. 
arriua,  ic  fis  deffeins  de  faire,  comme  on  dk3 
dVne  pierre  deux  coups  ,  à  fçauoir  de  me 
demefler  de  laminé  de  Dorinde  >  &  d'obli- 
ger infiniment  Periandre  à  moy .  Deux  ou 
trois  iours  s'eftans  donc  efcoulez  qu'il  ne  me 
partait  qu'à  mots  interrompus  de  Dorinde, 
nous  trouuant  feparez  de  toute  compagnie , 
ie  luy  tins  ces  propos.  Il  éft  impoflîble, Pe- 
riandre, que  l'amitié  que  ie  vous  porte ,  fouf- 
fre  que  ie  fois  caufe  plus  longuement  de  la 
melancholie  que  ie  remarque  en  voftre  vifa- 
ge.  l'aime  trop  mon  frère  pour  luy  voir  paf- 
fer  vne  telle  vie  à  mon  occafion ,  vous  ne  dou- 
tez point  que  ie  n'aime  Dorinde  5  mais  vous 
deuez  encor  cftre  moins  en  doute  de  l'affection 
que  ie  vous  porte.  Et  pour  vous  en  rendre  vn 
tefmoignagequineferapas  petit,  ie  vous  re- 
mets cette  Dorinde  que  ma  bonne  fortune 
vous  auoit  oftée,  &  veux  bien  qu'à  ce  coup  l'a- 
mitié que  ie  vous  porte  3  furmonte  l'Amour 
que  i'ay  pour  elle.  Receuez-la  donc  Perian- 
dre, de  ma  part  3&foyez  certain  que  i'auray 
moins  de  regret  de  m'en  feparer,  que  de  vous 
voir  triftei  mon  occafion,ou  bien  d'eftre  priué 
de  voftre  prefcnce.Si  iamais  perfonne  condam- 
née aufupplicereceut  du  contentement  quand 
on  luy  apporte  fa  grâce,  vous  deuez  croire  que 
Periandre  en  eut  oyantmes  parens;  &  toutes- 
fois  fadifcretion ,  &  l'amitié  qu'il  me  portoit  la 
luy  firent  an  commencement  refufer:  mais  en- 


Livre    qvatkiesmk  %99 

fin  voyant  que  ic  continuois  en  cette  volonté  » 
il  la  receut  auec  tant  de  rcmerciemens,  que 
îe  fuscontraincldeluydire,  qu  elleluy  eftoit 
luitement  deiïe,  connoiflant  bien  qu  il  l'ai- 
moit  de  forte  qu'il  me  furmontoit  autant  en 
cette  Amour,  que  ma  bonne  fortune  auoit 
furpaiîélaiicnne. 

le  me  retire  donc  peu  à  peu  de  Dorinde, 
&  Penandffc  au  contraire  s'y  aduance  le  plus 
qu'il  pût:  mais  cependant  l'entreprens  Flo- 
nce.    le  trouue  les  moyens  de  parler  à  elle, 
le  l'affeure  de  mon  affection  :  bref,  ie  fais  eri 
forte  que  ïamais  il  n'y  auoit  eu  tant  de  bonnes 
intelligences  entre  nous,  &:  ce  qui  m'y  ayda 
dauantag£  ,  fut  le  peu  d'amitié  qu'elle  por- 
coit  à  Teombre.    Il   eft  vray  qu'elle  auoit 
toufiours  du  foupçon  pour  Dorinde,  fe  ref- 
ibuuenaut  de  ce  qui  s'cftoit  paffe.  Cela  fut  eau- 
fe  que  quelque  temps  après  quelle  creut  de 
m'auoir  bien  rendu  fien ,  elle  me  dit  que  refo- 
lumcnt  elle  vouloit  que  tout  ouuertement  ic 
rompiffe  de  forte  auec  Dorinde,  qu'elle  n'en 
pûftiamais  auoir  doute  :  qu'autrement  elle  vi- 
uroit  toufiours  auec  incertitude  de  mon  ami- 
né, &  qu'elle  aimoit  mieux  s'en  feparertout 
à  fait  que  d'auoir  cette  continuelle  apprehen- 
fion.    le  luy  reprefentay  tout  ce  que  ie  pus 
pour'  ne  rendre  point  de  defplaiiir  a  Dorinde: 
car  elle  vouloit  que  ce  fuit  par  quelque  efpece 
d'affront  que  ie  me  fepara  d'elle  >  mais  par  vne 


JOO         LaII.  PARTIE    D'A  STKHi 

de  mes  raifons  ne  fut  receuë  :  il  fallut  enfin  que 
iemyrefolufTe. 

C'eftoit  lefixiefme  de  la  Lune  de  Iuillet  que 
tous  les  plus  apparais  de  la  ville  vont  auec  les 
Druydes,pour  cueillir  dans  les  forefts  de  Mars, 
qu'ils  nomment  d'Erieu,  le  guy  falutaire  de 
l'anneu,  quand  Florice  pour  la  dernière  fois, 
me  commanda  de  fatisfaire  à  ce  qu'elle  m'a- 
uoit  demandé.  Toutes  les  Daifies  eftoient 
parées3  &  chacun  eftoit  aflemblé  en  l'Athenée, 
lors  que  ie  refolus  de  luy  complaire  :  le  facnfice 
eftoit  paracheué  ,  &  les  refioùyffances  accou- 
Humées  fe  commençoient,  lors  que  tirant  à 
partPeriandre,  afin  qu'il  ne  s'offenfaft  pas  de 
ce  que  ie  voulons  faire ,  ie  luy  dis  que  ie  voyoïs 
bien  que  Dorinde  auoit  toufîours  quelque 
efperance  en  moy,  &  que  cela  eftoït  caufe 
qu'elle  ne  recenoit  pas  fon  feruice  comme 
elle  deuoit,  mais  que  ie  la  voulois  defabufer, 
afin  qu'elle  ne  s'y  arreftaft  plus  ,  &:  foudain 
après  la  voyant  auprès  de  Florice,  &:  au  mi- 
lieu de  la  meilleure  compagnie,  ie  m'appro- 
chay  d'elle  ,  de  après  quelques  propos  com- 
muns, ie  luy  dis  fi  haut  que  celles  qui  eftoient 
à  i'entour  me  peurent  oiiyr.  le  connois  à 
cette  heure,  Dormde  3  que  ce  que  l'on  m'a  dit 
de  vous  cil  véritable.  Et  quoy  (me  dit -elle 
en  foufriant,  &  attendant  toute  autre  refponfe 
de  moy)  que  vous  auez(luy  repliquay-ie)meil- 
leure  opinion  de  vous  queperfonne  du  monde 


Livre    clvatriesme^  jor 

puiiTe  auoir  de  foy-mefme.  Elle  rougit  alors, 
&:  me  demanda  pourquoy  ie  faifois  ce  iuge- 
menc  d'elle  <>  Parce,  luy  dis-ie  ,  que  mefu- 
ranc  les  autres  par  vous,  ainfi  que  vous  ai- 
mez tout  ce  que  vous  voyez  ,  vous  penfez 
auiTi  que  chacun  fok  amoureux  de  vous,  & 
fayf.eu  que  vous  elles  en  cet  erreur  de  moy, 
croyant  que  i'en  meurs  d'Amour.  Mais  ie 
veux  bien  que  vous  fçachiez  que  vous  auez 
trop  peu  de  mente  pour  me  donner  feulement 
lavolontfé  de  vous  regarder  Et  fi  vous  vous 
l'eftes  figuré  autrement,  defabufez-vous,  & 
croye2  que  Hylas  auroit  honte  de  vous  auoir 
aimée,  ou  s'il  auoit  fait  cette  faute  ,  de  la  conti- 
nuer maintenant.  Penfez,  gentil  Paris,  quelle 
deuintDorinde.  Quant  a  moy  pour  n'entrer 
en  plus  de  parole  auec  elle ,  à  ces  derniers  mots 
iem'enallay,  lalaiflantlaplusconfufe  perfon- 
nequifutiamais. 

Depuis  ce  temps,  Flonce  plus  fatisfaite  que 
ie  ne  vous  fçaurois  dire ,  fe  redonna  toute  à 
moy,  &  fi  Teombre  la gardoit  comme  mary, 
ie  la  poiTedois  comme  amy.  MaisDorinde 
animée  à  outrance  contre  moy,  le  refolut  de 
me  rendre  tous  les  plaifirs  qui  luy  feroient  pot 
fibles :  & defcouurant le renoiiement de  l'ami- 
tié  de  Flonce  &  de  moy ,  fit  deflein  de  m  y  tra- 
nerferen  tout.  Et  parce  que  ie  ne  la  voyoïs 
plus ,  encor  que  ce  fut  bien  a  regret ,  car  ie  Tai- 
rnois,  quoy  que  ce  fut  moins  que  jlorice,  elle 


302,  La  II.  partie  d'Astree; 
iugea  que  Peaandre  feroit  vn  bon  moyen  pour 
apprendre  de  nies  ne  miellés.  Elle  commença 
donc  de  faire  cas  de  luy,  &  luy  montrer  meil- 
leur viiage  que  de  couftuine,  &peu  à  peu  fit 
femblant  de  l'aimer  dauantage,  &  alloïc  ainli 
toufiours  augmentant  de  iour  a  autre.  Dequoy 
Periandreauoit  tant  de  contentement  qu'il  ne 
bougeokprefque  g  auprès  d'elle.  Ayant  vef- 
cu  quelque  temps  auec  luy  de  cette  forte ,  elle 
luy  fit  entendre  la  tromperie  dont  fauois  vfé3 
en  mettant  mon  portraict  dans  le  miroir  :& 
afin  qu'il  n'en  pût  douter ,  elle  fit  venir  la  fem- 
me qui  le  luy  auoit  porté.  Bref  elle  luy  fift  ce 
conte  tant  à  mon  defaduantage,  qu'elle  refroi- 
dit en  partie  l'amitié  qu'il  me  ibuloit  porter  5  &: 
cela  eh  defTein  d'auoir  par  fon moyen  quelque 
lettre  de  celles  que  Flonce  m'efcriuoit,  & 
pource  continuant  fon  difeours .  Il  eft ,  luy  di  - 
foit-elle  entièrement  à  Flonce  3  mais  îufques  à 
ce  que  quelque  autre  luy  parlera  deuant  les 
yeux.  Car  c'eft  bien  le  plus  trompeur^  le  plus 
volage  qui  fut  ramais.  Mais,  luy  difoit-elle  ,  en 
luy  tenant  la  main  entre  les  iiennes3me  voulez- 
veus  faire  vn  extrême  plaifir  ?  2c  luy  ayant  ref- 
pondu  qu'il  n'y  auoit  rien  qu'il  ne  fift  pour  fon 
feruice,  elle  le  luy  fit  iurer ,  &  depuis  continua . 
Vous  fçauez  que  rlorice  &  moy  fommes 
amies  &  alliées.  le  ne  fçaurois  croire  quelle 
l'aime.  le  vousfuppliedittes-moyce  que  vous 
en  fçauez.  Defabufez-vous  de  cela  (  luy  dit -il) 


Livre  qvatmesme.'  303 
ie vous  aflèure quelle Paime5& qu'il  ne fe paffe 
i  our  qu'elle  ne  luy  efcriue.  Et  mon  Dieu ,  re- 
pliqua-t'elle ,  me  i  cannez- vous  faire  voir  vnc 
de  tes  lettres  î  Fort  ayfemeiit ,  luy  refpon- 
dit-il,  il  eft  affez  nonchalant  à  les  ferrer.  Et 
en  cela  Periandre  auoit  raifon,  car  vérita- 
blement îe  ne  fcay  que  ie  fay  de  celles  qu'on 
m'efent,  &  quoy  que  pour  en  auoir  perdu 
beaucoup  l'ay  eu  bien  fouuent  du  defplaifîr ,  fi 
ncmepuis-iechaftier  de  cette  nonchallance. 
Or  bien  3  adioufta  Donnde,  ie  verray  bien  fî 
vous  eftes  homme  de  parole  3  &fî  vous  m'ai- 
mez,parce  que  iî  cela  eit/vous  m'en  ferez  auoir 
vnebientoft. 

Auec  cette  refolution,  Periandre3fans  auoir 
efgard  à  noflre  amitié ,  &  penfanty  eière  obli- 
gé, fut  par  le  commandement  de  Dorinde,  fut 
pour  fe  venger  de  la  tromperie  que  ie  luy  auois 
faite,  ne  perdit  le  temps  3  mais  ce  foirmefme 
eilant  venu  coucher  auec  moy,  comme  bien 
fouuentjilauoit  accouftumé3m'en  defroba  vne 
que îauois receiie  en  fa prefence,  & aufïi - toft 
qu'il  pût  entrer  le  matin  en  la  chambre  de  Do- 

Sinde  5  il  la  luy  porta.    Elle  vit  qu'elle  eftoic 
bile; 


204.       La  IL  partie  dAsthee! 
L  E  T  T  RE   DE    FLORICE 

A     H  Y  L  A  S. 

CEÏuy  qui  rieftau  monde  que  four  nojïrefup- 
'plice  s  en  va  demain  hors  de  la  ville.  Si 
vous  venez ,  tout  le  joir  fera  mftre.  Lerefle  du 
trmpsqueiepaffe  ejloignce  de  ce  que  taime^  te 
ne  dis  fas  quil  foit  a  nous. 

Vousfçauez,  gentil  Pans,  que  l'on  n'efcrit 
rien  fur  le  reply  de  femblables  lettres,  de  peur 
qu'eïrans  trouuées^on  ne  reconnoiilepar  celuy 
à  qui  elles  s'addreffent ,  celles  qui  les  efcn- 
uent  ;  cela  fut  caufe  que  Donnde  après  auoir 
mille  fois  remercié  Penandre  fe  retira  dans 
fon  cabinet  3  &  efcnuit  au  deflus  à  Teom- 
bre  3  puis  la  recacheta  auec  de  la  foye  bien 
proprement,  &  la  donnant  à  vnieune hom- 
me des  liens  3  l'initruiiît  de  tout  ce  qu'il  auoit 
à  faire  ,  &r  luy  commanda  de  la  porter  in- 
continent à  Teombre  3  parce  qu  elle  fcauoit 
bien  qu'il  deuoit  s'en  aller  ce  îour-là  hors 
de  la  ville.  Le  ïeune  homme  fît  ce  que  Do- 
nnde luy  auoit  ordonné  ,  &:  iî  dextrement, 
que  cependant  que  Teombre  cherchoit  des 
fïzeaux  pour  coupper  la  foye  il  reifortit  du 
logis  3  &  vint  trouuer  Donnde  >  à  laquelle 

lira- 


Livre  qjatriesme.'  joy 
il  raconta  ce  qu'ii  auoic  faïc}.  Si  le  mary  fut: 
eftonné  voyant  la  lettre  de  fa  femme  ,  de 
plus  encores  lifant  ce  qu'elle  efcnuoit,  vous 
le  pouuez  iuger,  ma  belle  MailtrefTe. 

Tant  y  a  qu'au  lieu  de  s'en  al;er  fcul,  il 
la  contraignit  de  faire  le  voyage  auec  luy  , 
de  non  pas  fans  luy  montrer  la  lettre,  &  luy 
faire  plufieurs  reproches  ,  dont  elle  s'exeufa 
le  mieux  qu'elle  pût  ,  difant  qu'il  y  auoic 
long-temps  que  cette  lettre  eftoit  efcntte  :& 
parce  qu'elle  auoit  reconneu  que  Dorinde 
auoit  efent  ce  qui  eftoit  fur  le  pi  y.  Lors 
que  Tcômbre  luy  refpondit  ,  qu'en  quel- 
que temps  que  cette  lettre  fuit  efcntte  5  elle 
ne  pouuoit  eftre  exeufée  ,  elle  répliqua  qu'e*. 
ftans  filles  &  bonnes  amies  Dorinde  de  elle, 
elles  en  auoient  bien  fouuent  efent  de  fem- 
blables,  fe  conuiant  l'vne  l'autre  à  fe  venir 
vifiter  ,  lors  qu'elles  n'auoient  perfonne 
pour  les  empefeher  de  parler  librement  ,  de 
que  Dorinde  à  cette  heure  eftant  en  choie- 
re  contre  elle,  de  fçachant  qu'il  deuoit  par- 
tir ,  luy  auoit  enuoyé  cet  eferit  -,  de  d'effet, 
difoit-elle  ,  vous  pouuez  bien  iuger  que  ie 
dis  vray  ,  puis  que  le  deflus  de  la  lettre  eft 
eferit  de  la  main  de  Dorinde .  Que  fi  elle 
vouloir  elle  en  pourroit  bien  montrer  plu- 
fleurs  autres  femblables  ,  de  moy  auffi  des 
Tiennes ,  fi  feuffe  efté  aufïi  foigneufe  à  les 
garder  qu'elle  a  efté.  Teornbre  fe  paya  en 
2.  Part.  V 


jo5  La  II.  partie  d'Astre  r. 
quelque  forte  de  cette  exeufe:  toutesfois  elle 
fat  contraincte  d'aller  auec  luy  hors  la  ville, 
&:  n'euitloifir que  d'eferire  vn  mot,  quelle 
laiiîa  entre  les  mains  dVne  fille  en  qui  elle 
auoit  toutes  fortes  d'afTeurancês.  Quant  a 
moy  qui  penfois  quelle fuft  demeurée ,  &:  que 
Teombre  s  en.  fu II  allé  feul,  ie  ne  faillis  point 
fur  le  foir  de  me  trouuer  au  lieu  accouftumé. 
Mais  celte  fille  m'ayant  ouuert  ,  me  donna 
la  lettre  que  Florice  m'eferiuoit  ,  &:  fans  di- 
re vn  feul  mot  me  renferma  la  porte  fi  prom- 
ptement,  que  ie  ne  fen  feeu  empefeher.  Et 
parce  qu'il  faifoit  obfcur ,  &  que  ie  craignois 
qu'en  heurtant  ie  fuffe  oiiy  de  quelquautre, 
après  auoir  attendu  quelque  temps  pour  voir 
fi  elle  r'ouunroit ,  ie  m'en  allay  auec  vne 
grande  apprehenfion  qu'il  n'y  fuft  arriué 
quelque  accident  ,  &  quand  ie  fus  en  mon 
logis  5  i  au  ois  vne  impatience  incroyable, 
d'attendre  de  la  clarté  pour  lire  h  lettre  qui 
m'auoit  cité  donnée.  Enfin  ie  vis  qu'elle 
eiloit  telle. 


I.  IVRE      OVATRIESME^  307 

LETTRE    DE    FLORICE 

A     H  Y  L  A  S. 


C'Ejt  la  plus  cruelle  ennemie  que  tu  auras 
izmais.qui  teferit  maintenant ■-, pour  ta- 
uerùt  que  ny  Dorinde  ,  ny  toy  ,  nattez,  tu 
affeZ  de  mejehante^  pour  la  jmre  mourir , 
&  que  le  Ciel  me  laiffera  ajjez,  de  vie  Pour 
me  vanger  de  tous  deux.  Cependant ,  oublie 
mon  nom ,  comme  tu  as  perdu  le  jouuenïr  des 
faneurs  que  te  tay  fait. 

O  Dieux!  que  deuins-ic  ayant  leu  cette  let- 
tre ?  &  en  quelle  confufîon  de  penféesme  trou- 
uay-ie,  nepouuant  deuiner  pourquoy  Flori- 
ce  m'efcriuoit  de  cette  forte  ?  le  palTay  cette 
mucl  en  me  promenant  par  la  chambre  ,  ôc 
foudain  qu'il  tut  Jour  3  l'enuoyay  vn  des  misns 
pour  faire   en  forte  que  îe  peuiTe  parler  à 
celle  qui  m'auoit  donné  la  lettre  3  mais  îe  ne  le 
pus  de  tout  le  iour.  Le  foir  donc  eftant  venu , 
a'appris  d'elle  tout  ce  que  ie  viens  devons  dire, 
cv  l'opinion  que  Flohceauoit  que  i'euiTe  don- 
né cette  lettre  à  Dorinde,qui  luyfaifoit  croire 
que  fauois  feint  lors  que  ie  m'eftois  retiré  de 
l'amitié  de  Dorinde ,  &  que  ç'auoit  elle  feule- 
ment pour  l'abufer.  le  cherchay  incontinent 

V  i, 


3~o8      La  IL  partie  d'Astre*: 
dans  ma  poche,  &netrouuant  point  ma  let- 
tre ,  ieiugeay  bien  que  Periandre  me  l'aiioir 
defrobée,  ôcfaifant  milleproteibtionsa  cette 
fille  pour  mon  innocence,  le  party  refolu  de 
m'en  venger.  Mais  quand  îe  rencontray  mon   , 
amy ,  &que  d'vnvifage  renfrogné,  ie  me plci- 
gnis  du  larcin  qu'il  m'auoit  fait.  Il  refpondit  en 
fouinant  :  Si  en  cela  ie  vous  ay  defpleu/en  fuis 
marry,ôcvousle  deuez  oublierai  vous  auez 
mémoire  que  vous  me  fiftes  bien  plus  doften- 
fe  en  me  defrobant  Dorinde,  par  l'artifice  d  Vn 
miroir,  que  ie  vous  en  ay  fait  en  vous  pre- 
nant vne lettre.  Mais,  luy  dis-ie,  ie  vous  ay 
rendu  voftreMaiitrelîe,  6c  vous  me  faites  per- 
dre la  mienne.  le  ne  fçay  en  cela  que  vous  dire, 
refpondit-il ,  fmon  que  pour  vous  la  rendre,ie 
luy  diray  le  larcin  que  ie  vous  ay  fait.  I'aimois 
Periandre,  &  peut-eftre  autant  que  pas  vne  de 
ces  Dames.    Cela  fut  caufe  que  ie  receus  ion 
excufe,  iugeant  mefme  que  cefloit  le  moyen 
de  reuenir  aux  bonnes  grâces  de  Florice.     Et 
poutce  conuertiifant  le  tout  en  gauiTene,  nous 
fifmesdelfeind  attendre  le  retour  de  Florice, 
afin  de  la  for  tir  de  l'erreur  où  elle  eftoit.  Mais 
Teombre  qui  eftoit  homme  d'efprit ,  &  qui 
auoit  bien  fait  femblant  de  prendre  pour  paye- 
ment  les  excufes  de  fa  femme  ,fe  refolut  de  de- 
meurer quelque  temps  aux  champs,  afin  de  re- 
connoiftre  mieux  ceux  qui  la  recherchoient,& 
de  quelle  humeur  elle  eftoit,  &  en  cette  deli: 


Livre  ^vatriesme."  309 
beration  s'y  arrefta  fi  long -temps,  que  ce- 
pendant ne  pouuant  demeurer  inutile  5  ie 
vis  Cnfeide  ,  &:  fi  ie  la  vis  ie  Faimay.  Et 
à  la  venté  elle  le  meritoit  3  car  ie  ne  croy 
pas  que  iamais  eflrangere  eut  plus  d'attraits, 
ny  fut  plus  capable  de  donner  de  l'Amour 
qu'elle. 


V    iij 


I  i 


L   E 

CINQV.IESME    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Partie      d'Astrel 


S  t  r  e  e  euft  bien  pris  plâifiî 
au  difcoûrs  de  Hylas  a  ceuft  efté 
en  vnc  autre  faifon  :  mais  le  defiî 
extrême  quelle  audit  d'eitrc  au 
lieu  où  Siluandre  auok  trouué  la  lettre  de 
Céladon  luy  faifoit  foufFrir  auec  impatience 
tout  ce  qui  l'en  deftournoit.  Cela  fut  caufe 
qu'à  la  première  occafion  qui  fe  prefenta , 
elle  fit  ligne  à  Phillis  qu'il  droit  temps  de 
s'en  aller  5  &:  que  le  fejour  luy  cftoit  en- 
nuyeux, &voyantquefa  cornpavgne  ne  Ten- 
tendoitpas,  lors  quelle  vit  que  Hylas  s'arre- 
ftoit  pour  fonger  vn  peu  à  ce  qu'il  auoit  à  dwz 
de  Cnfeide ,  &  montroit  d*en  vouloir  conti- 
nuer le  difcoûrs,  elle  le  prenait,  auec  telles  pa- 
roles. Ien'euiTeiamaispenféque  la  beauté  de 
PfùlUs  euft  eu tant  depuillance  furie  plip  libre 

V  U 


312,  La  IL  partie- d'Astree" 
efpntqui'futiamàîs,  que  de  le  retenir  en  vn 
dïfcours  plus  dVnc  heure.  Et  puis  que  la  ri- 
gueur de  cette  Bergère  n'a  point  de  confédé- 
ration de  la  contrainte  en  quoy  elle  le  re- 
tient, faifon's  nous  paraître  plus  diferettes, 
Scieur  rompant  compagnie ,  donnons  iuy  oc- 
cafion de  cefler.  Âufli  bien  lagrande  chaleur 
qui  nous  a  retenues  en  ce  lieu  eftdcfïa  abbatuè, 
&le  promenoir  dor-e'n-la  fera  plus  agréable 
que  le  dïfcours.  Et  à  ce  mot  elle  te  leua,  &  le 
refte  de  la  compagnie  la  fuiuit,  Se  mefme  Hylas 
prenant  Phillis  fous  les  bras:  le  fuis  bien  aife,dit- 
îl,  ma  MaiftrefTe,  que  les  plus  infenfibles  reffen- 
tentvne  partie  de  la  peine  que  vous  me  don- 
nez, ëcreconnoiffent  l'amour  queie  vous  por- 
te. Il  difoit  ces  paroles  pour  Aftrée,  qu'il  tenoic 
pour  perfonne  quin'euftiamais  rien  aimé.  Et 
voila  comme  noitre  iugement  eft  deceu  bien 
/  fouuent  par  l'apparence.  EtPhillis  le  voulant 
lanTer  en  cette  opinion.  Ceux  qui  aiment 
bien, dit-elle,  n'eflayent  pas  de  rendre  preu- 
ue  de  leur  affection  par  le  rapport  des  perfon- 
nesquine  fçauent  pas  aimer,  mais  par  leurs 
propres  ferme  es.  Et  quant  à  la  patience  que 
vousauezeiiede  parler  iî  longuement,  n'en 
eftes-vous  pas  fur  pavé  par  celle  que  l'ay  eue 
de  vous  efeouter?  C'en,  dit  Hylas,  vnecha- 
fe  infupportable  que  l'arrogance  Se  l'ingrati- 
tude des  Bergères  de  cette  contrée.  Et  parce 
que  Phillis  voulut  fuiure  fes  compagnes  a  il  la 


Livre  cinqj/ie  s  ml1  315 
prit  fous  les  bras,  &:  continuant,  afin  de  ne 
m'eftre  point  obligée  :  Vous  ne  voulez  pas  feu- 
lement nier  ma  patience,  mais  vous  voulez 
encores  que  ie  vous  fois  redeuable  de  ce  que 
vous  nïauez  efcouté.  Quelle  loy  eft  celle-là  ? 
C'en1  celle  que  le  feigneur,  dit-elle,  impofe  à 
fon  efclaue.  Mais  pluftoft  3  dit-il ,  le  Tyran  a 
fon  peuple.  Et  comment,  répliqua  Phillis,  me 
tenez-vous  pour  vn  Tyran  ?  Il  y  a  pour  le 
moins  cette  différence,  queie  rivfe  point  de 
force  ny  de  violence  fur  vous.  Pouuez-vous, 
refpondit  Hylas,  dire  ces  paroles  fans  rougir  ? 
Et  pouuez-vous  penfer,  que  fi  ce  n'eftoit  par 
force, Hylas  demeurait  fi  long  temps  en  voftre 
puiffance?  Et  où  font  mes  liens,  dit-elle,  ou 
font  mes  fers  &  mes  prifons?  Ahl  ignorante, 
ou  trop  diflimulée  Bergère,  dit  Hylas,  vos 
chaînes  font  tellement  indirTolubles,quemoy 
qui  lins,  s'il  faut  le  dire  ainfi ,  la  mefme  fran- 
chife  &  liberté  n  ay  pas  feulement  le  vouloir 
de  m'en  deliurer.  Or  iugez  fi  vos  nœuds 
cftreignent  bien  fort,  puis  que  Hylas  en  eft  fï 
fort  attaché  :  Hylas,  dis-ie,  que  cent  beautez  & 
vnies  8c  feparées,  n'ont  iamais  peu  arreften 
Cependant  Pans  ayant  repris  Diane  fous  les 
bras,  Siîuandre  pour  fa  difcretion  demeura 
fans  party  quelque  temps:  car  il  voulut  bien 
forcer  fon  affe&ion ,  8c  céder  fa  place  à  Paris, 
pour  rendre  ce  deuoir  à  fa  Bergère,  qui  le  re- 
marquant luy  en  fçeut  gré2  d'autant  que  toutes 


314  La  II.  partie  d'Astree." 
ces  honneit es  Bergères  eftoient  bien  ayfes  de 
rendre  toute  forte  de  deuoir  au  gentil  Pa; 
qui  à  leur  confîderation  quittoit  la  grandeur 
où  la  condition  l'auoit  eileué.  Et  de  fortune 
Madonte  eftant  feule,  parce  que  Therfindre 
s'eftoitamuféauecLaonice,  Siiuandre  la  pur 
fous  les  bras,  de  s'auançant  deuant  la  troupe, 
relblut  de  continuer  le  voyage  auec  elle.  Et 
quoy  que  ce  Berger  s'y  fuft-  au  commence- 
ment addrelfé  pour  ne  fçauoir  où  trouuer 
mieux,  il  eft-ce  qu'après  il  en  fut  fort  fatis- 
fait:  car  cette  Bergère  eftoit  belle  &  diferette, 
&auoitdes  traits  devifage,  de  des  façons  qui 
relfembloient  fort  à  celles  de  Diane  ,  non  pas 
qu'elle  fuit  iî  belle  ,  ny  qu'eftant  cnfemble 
.  cette  conformité  fe  puit  bien  remarquer,  mais 
eftans  feparées  ,  elles  auoient  quelque  chofe 
lVne  de  l'autre. 

Or  Siluandre  marchoit  de  cette  forte ,  de  ne 
pouuant  eitre  auprès  de  Diane,  eitoit  bien  ayfe 
de  voir  en  Madonte  quelque  chofe  qui  en  euft 
des  marques,  mais  plusencores,  lors  qu'en- 
trant en  difeours,  il  remarqua  quelques  accens 
&  quelques  refponfes  qui  la  luy  reprefentoient 
encor  plus  viuement.  Cela  fut  caufe  que  de- 
puis ce  îour  il  fe  pîûft  dauantage  en  fa  com- 
pagnie, mais  il  paya  peu  de  temps  après  bien 
cheremët  ceplaiiîr.  Tircis  entrctenoit  Aftréc: 
Paris^iane:  Hylas,Phillis:  de  forte  que  Ther- 
findre rat  contraint,  voyant  fa  place  pnfe  par 


Livre    cinqviisme.  jtj 

Siluandre,  de  s'arrefterauecLaonicc.  Elle  qui 
auoit  toulîours  l'œil  fur  Philli's  &  fur  Siluan- 
dre, remarqua  aflez  ayfémentque  le  Berger 
ne  fe  dcffîaifoit  point  auecMadonte  :  ëcafin 
d'en  fçauoir  dauaritage,  elle  pnaTheriandic 
de  s'approcher  d'eux,  ce  que  la  îaloufie  qu'il 
en  conceuoit  des-ja  luy  rit  faire  ayfément, 
mais  ils  nepeurent  ouyr  que  des  propos  afTez 
communs. 

Ils  ne  marchèrent  pas  vndemy  quart  d'heu- 
re le  long  de  quelques  prez  ,  que  Siluandre 
leur  montra  du  dpigt  le  bois  où  il  les  vou- 
ioit  conduire,  &  peu  après  ayant  paiTé  quel- 
ques hayes  ,  ils  entrèrent  dans  vn  tailllis 
eipais  :  &  parce  que  le  fentier  eftoit  fort  eflroit, 
ils  furent  contraints  de  fe  mettre  a  la  file, 
&:  continuèrent  de  cette  forte  plus  d'vn  traift 
d'arc.  En  fin  Siluandre  ,  qui  comme  con- 
ducteur marchoit  le  premier,  fut  tout  eiton- 
né  qu'il  rencontra  des  arbres  pliez  les  vns  fur 
les  autres  en  façon  de  tonne,  qui  luy  coup- 
poient  le  chemin.  Toute  la  troupe  paiïant  à 
rrauers  les  petits  arbres,  s'approcha  pour  fça- 
uoir ce  qui  l'arreitoit,  &  voyant  qu'il  n'y  auoit 
plus  de  chemin:  Et  quoy,  Siluandre, dit Phil- 
lis^  eft-ce  ainfî  que  vous  conduifez  celles 
qui  vous  prennent  pour  guidée  I'aiioue,  dit 
le  Berger,  que  i'ay  laitlé  le  chemin  par  où 
i'ay  paiTe  ce  matin,  mais  c'eft  qu'il  m'a  fem- 
blé  que  ce! iuy-cy  .eflcic  le  plus  court ,  &:  le 


y6  La  IL  partie  d'Astree! 
plus  beau.  Il  n'eft  point  mauuais  ,  adioufta 
Hylas ,  fi  vous  nous  voulez  conduire  à  la 
chafTe  :  car  îe  croy  bien .  que  voicy  le  plus  fort 
du  bois.  Siluandre  qui  droit  fafché  d'auoir 
perdu  le  chemin  ,  fit  le  tour  de  cette  tonne 
auec  quelque  peu  de  difficulté:  &eftant  par- 
uenu  à  l'autre  collé,  il  fut  plus  eftonné  qu'au- 
parauant  3  parce  que  ces  arbres  qui  eftoient 
amfî  pliez  lesvns  furies  autres,  faifoient  vnc 
forme  ronde  qui  fembloit  vn  Temple ,  &  qui 
toutesfois  n'eftoitque  l'entrée  d'vn  autre  plus 
fpacieux,  dans  lequel  on  entroit  par  celuy- 
cy.  A  l'entrée  il  y  auoit  quelques  vers  que 
Siluandre  s'amufa  à  lire,  dont  toute  la  trou- 
pe qui  Fattendoit ,  fe  fentant  ennuyée  l'ap- 
pella  pluiieurs  fois.  Luy  tout  eftonné  ,  après 
leur  auoit  refpondu,  s'en  retourna  vers  eux, 
fans  entrer  dans  le  Temple  ,  afin  de  les  y 
conduire,  &:  tendant  la  main  à  Diane  :  Ma 
MaiftrefTe,  luy  dit-il,,  ne  plaignez  point  la 
peine  que  vous  auez  prife  de  venir  iufques  îcy: 
car  encor  que  vous  vous  foyez  vn  peu  deitour- 
née,  toutesfois  vous  verrez  vne  merueille  de 
ces  bois:  &  lors  la  prenant  d'vne  main  ,  de 
de  l'autre  pliant  les  branches  des  arbres  le 
.plus  qu'il  pouuoit  pour  luy  faire  partage,  il 
la  conduifit  audeuantde  l'entrée.  Les  autres 
Bergers  &  Bergères  fuiuirent  à  la  file,  defî- 
reux  de  voir  cette  rareté  dont  Siluandre  auoit 
parlé. 


Livre    cinqviesml  517 

Au  dcuant  de  rentrée  il  y  auoit  vn  petit 
pré  de  la  largeur  de  trente  pas,  ou  enuiron,qui 
eftoit  tout  enuironné  de  bois  de  trois  coitez, 
de  forte  qu'il  ne  pouuoit  eftre  apperceu  que 
Ton  n'y  fuit.  Vne  belle  fontaine  qui  prenoïc 
fafource  tout  contre  la  porte  du  Temple,  ou 
pluftoft  cabinet,  ferpentoit  par  fvn  des  coftez, 
&  l'abbreuuoit  fi  bien,  que  l'herbe  fraifche,  &: 
efpaifïe  rendoit  ce  lieu  tres-agreable.  De  tout 
temps  ce  bocage  auoit  efté  facré  au  grad  Hefus, 
Teutates  &  Taramis.  Aufll  n'y  auoit-il  Berger 
qui  euitlahardielfe  de. conduire  fon  troupeau, 
ny  dans  le  boccage,  ny  dans  lepreau:&cela 
eftoit  caufe  que  perfonne  n'y  frequentoit  gue- 
res,  de  peur  d'interrompre  la  folitude&  le  fa- 
cré filence  des  Nymphes,  Pans  &  Egipans: 
l'herbe  qui  neftoit  point  foulée,  le  bois  qui 
n'auoit  iamais  fenty  lefer,&  qui  n'eitoit  froiiTé 
ny  rompu  par  nulle  forte  de  beftail,  de  la  fon- 
taine que  le  pied  ny  la  langue  altérée  de  nul 
troupeau  n'euftofé  toucher,  &ce  petit  taillis 
agencé  en  façon  de  tonne,  ou  pluftoft  de  Tem- 
ple ,  faifoient  bien  paroiftreque  ce  lieu  eftoit 
dédié  à  quelque  Diuinité.  Cela  fut  caufe  que 
tous  ces  Bergers  s'approchans  aucc  refpeftde 
l'entrée ,  auant  que  de  paiTer  outre  y  leurent 
des  vers,  qui  eferis  fur  vne  petite  table  de  bois 
eftoient  attachez  au  milieu  d'vn  fefton  ,  qui 
faifoit  le  tour  de  la  voûte  de  la  porte.  Les  vers 
eftoient  tels:         » 


3i8       La  II.Partie    d'Astrie; 

Loin,  bien  loin,  Profanes  cjpùs:  - 
Qui  nefl  d'un  Çainct  Amour  cjpris, 
En  et  lieu  fmncl   ne  fœiïe  entrée: 

Voicy  le  bcù  tu  chaque  tour, 
Vn  cœur  qui  ne  vît  que  £  Amour, 
Isidore  la  Deeffe  Affréta. 

Ces  Bergers  &  Bergères  demeurèrent  efton- 
nez  de  voir  cette  infcnption,  &fe  regardoient 
les  vns  les  autres ,  comme  le  voulant  deman- 
der fî  quel quvn  de  la  troupe  ne  fçauoit  point 
ce  que  c  eftoit ,  ôc  s'il  n'auoit  poin*  veu  cecy 
autrefois.  Diane  en  fin  s'addreiTant  à  Siluan- 
dre:  Eft-ce  icy  Berger,  luy  dit-elle,  où  vous 
nous  vouliez  conduire?  Nullement,  refpon- 
dit  le  Berger,  deie  ne  vidsde  ma  vie  ce  que  ie 
vois. 

Il  eftayfé  à  cognoiftre,  adioufta  Paris ,  que 
ces  arbres  ont  efté  pliez  comme  nous  les 
voyons  depuis  peu  de  temps  :  car  les  léures 
en  font  encor  toutes  fraifches.  Si  faut-il  que 
nous  fçachions  ce  que  c'efl  :  mais  de  peur 
d'offenfer  laDeïté  à  qui  ceboccage  eft  confa- 
cré,  n'y  entrons  point  qu'auec  refped ,  8c 
après  nous  eftre  rendus  plus  nets  que  nous  ne 
fommespas. 

Chacun  s'y  accorda  ,  fînon  Hylas  ,  qui 
refpondit  que  quant  à  luy  il  n'y  auoit  que 
faire,  c\r  encor  qu'il  penfaft  de  bien  aimer,  que 
toutesfois  Siluandre  luy  auoit  tant  dit  le  con- 


Livre    ciNqviesme.  519 

traire,  qu'il  ne  fçauoit  qu'en  croire:  Sr^uis, 

cl  i  foie-  il,  qu'il  eft  défendu  d'y  entrera  ceux  qui 
ne  font  point  efpris  dvn  laind:  Amour,  îe  fçay 
bien  que  ie  fuis  efpris  d'Amour,  mais  qu'il  foit 
fainc't,  ou  non,  certes  ie  n'en  fçay  rien.  Com- 
ment, dit  Phillis,  en  fouf-nant,  faute  d'amour, 
ô  mon  feruiteur,  fera-t'il  que  vous  nous  fauf- 
ilez compagnie  ?  Quant  a  moy ,  refpondit-il, 
ïcn  ay  bien  très-grande  quantité  à  ma  façon, 
mais  que  fçay-ie  fi  elle  eft  comme  l'entend  ce- 
luy  qui  a  efcrit  ces  vers?  I'ay  toufiours  ouy 
dire  qu'il  ne  fe  faut  point  ioiïer  auec  les  Dieux. 
Or  regarde,  Hylas,  adioufta  Siluandre,  quelle 
honte  tu  reçois  de  ton  imparfaite  aminé  en 
cette  bonne  compagnie.  Vrayement,  refpon- 
dit  Hylas,  tu  as  raifon,  tant  s'en  faut,  fî  tu 
prenois  mon  action,  comme  elle  doit  élire 
pnfe,  tu  m'en  ioiierois.  Car  ne  voulant  point 
contreuemr  au  commandement  de  laDiuini- 
té  qui  s'adore  en  ce  boccage,  ie  fais  paroiftre 
que  ie  luy  porte  vn  grand  refpect,  &  que  ie  la 
reuere  comme  iedois,  au  lieu  que  toy  mefpri- 
fant  fon  ordonnance  t'en  vas  plein  d'outre- 
cuidance profaner  ce  fainct  lieu,  fçachant  bien 
en  ton  ame,  quoy  que  tu  vueilles  feindre,  que 
tu  n'as  pas  ce  fainct  Amour  qui  eft  requis. 
Siluandre  alors  le  taillant  :  le  te  relpondray, 
luy  dit  il,  bien-toft  :  &  lors  auec  toute  la  trou- 
pe ,  après  auoir  puifé  de  l'eau  en  fa  main, 
ôc  s'élire  laué,  ils  taillent  tous  leurs  fouliers, 


320  La  II.  partie  d' Astre e.' 
&  les  pieds  nuds,  entrent  fous  la  tonne:  &£ 
lors  Silnandre  fe  tournant  vers  Hylas  :  Efcoute 
Hylas,  luy  dit-il,  efcoute  mes  paroles,  de  en  fois 
tefmoin.  6^  puis  relifant  les  vers  qui  efloientà 
l'entrée,  il  dit  ayant  les  yeux  contre  leCtel,  & 
les  genoux  en  terre:  O grande Deité/  qui  es 
adorée  en  ce  lieu,  voicy  l'entre  en  ton  fainét 
boccage,  tres-affeuré  que  îe  ne  contreuiens 
point  a  ta  volonté,  fçachant  que  mon  amour 
eit  fi  fainct  &fi  pur  que  tu  auras  agréable  de 
receuoir  les  vœux  &  fuppîications  dvne  ame 
qui  aime  fi  bien  que  la  mienne.  Et  fi  la  pro- 
tefration  que  ie  fais  n'eft  véritable,  punis,  ô 
grande  Deité .'  mon  parjure,  &  mon  outrecui- 
dance. 

A  ce  mot  les  mains  ioin&es  &  la  tefle  nue, 
il  entra  dans  la  tonne,  ôc  tous  les  autres  après, 
horfmis  Hylas.  Le  lieu  eftoit  fpacieux ,  de 
quinze  ou  feize  pas  en  rond,  &  au  milieu  y 
auoit  vn  grand  chefne ,  fur  lequel  s  appuyoït  la 
voûte  que  faifoient  les  petits  arbres,&:  mefmes 
fes  branches  tirées  contre  bas  en  couuroient 
vne  partie.  Au  pied  de  cet  arbre  eftoient  re- 
louez quelques  gazons  en  forme  d'autel,  fur 
lequel  y  auoit  vn  tableau  où  deux  Amours 
eftoient  peints,  qui  effayoientde  s'ofter  l'vn  à 
l'autre  vne  branche  de  Mirte,  &  vne  de'Palme, 
entortillées  enfemble.  Soudain  que  cette  de- 
uote  troupe  fut  entrée ,  chacun  fe  ietta  à  ge- 
noux: ôc  après  auoir  adoré  en  particulier  la 

Deité 


Livre    ci  nqviesmi.'  jiî 

Deïté  de  ce  lieu , Paris  sapprochant  de  l'Ai*- 
tel,  &£iifant  l'office  de  Druide,  ayant  cueilly 
quelques  fueillesde  cheûie  :  Reçoy,  dit-il,  ô 
grande  Deïté,  qui  que  tu  fois  adorée  en  ce  lieu* 
l'humble  reconnoiiîance  de  cette  deuote  trou- 
pe, auec  vne  aûfli  bonne  volonté,  qu'auec 
humilité  &  deuotion  îe  t'offre  ,  au  nom  de 
tous,  ces  fueilles  de  l'arbre  le  plus  aimé  du 
Ciel ,  &  fous  le  tronc  duquel  il  te  plaifl:  que 
l'on  t'honore.  Il  dit,  &  offrant  ces  fueilles,  les 
mit  auec  vn  genoiiil  en  terre  fur  l'Autel.  Alors 
chacun  fe  releua,  &  sapprochant  de  ces  gazons 
pour  voir  le  tableau  qui  eftoit  deifus ,  ils  apper- 
ceurent  deux  Amours,  comme  l'ay  dit,  qui  te- 
nant à  deux  mains  les  branches  de  Palme  &  de 
Mirte  entortillées,  s'efforçoient  de  fêles  ofler 
lVn  à  l'autre. 

Le  peinture  eftoit  fort  bien  faiéte:  car  encor 
que  ces  petits  enfans  fuiTent  gras  &  potelez  \  iî 
ne  laiiToit-on  de  voir  les  mufcles  &  les  nerfs, 
qui  a  caufe  de  l'effort  paroiflbient  efleuez  :  non 
toutesfois  en  forte  que  Ton  ne  reconnut  bien 
que  l'embon-point  empefchoit  qu'ils  ne  pa- 
rurent dauantage.  Ils  auoient  tous  deux  la 
ïambe  droicte  auancée,  &  les  pieds  qui  fe  tou- 
choient  prefquc  lVn  l'autre.  Les  bras  eftoient 
fort  en  auant ,  &  au  contraire  les  corps  en  ar- 
rière ,  comme  s'ils  auoient  appris,  que  plus  vn 
poids  eft  efloigné,  &  plus  il  a  de  pefanteur,  car 
chacun  d  eux  pour  donner  plus  de  pej 


j2i  La  II.  partie  d'Astrie.' 
compagnon,  fe  tient  de  cette  forte,  afin  que 
le  poids  mefme  de  leurs  petits  corps, fauoniait 
d  autant  la  force  de  leurs  bras.  Ils  auoient  les 
vifiges  beaux,  mais prefque  comme  bouffis, 
à  caufe  du  fang  qui  leur  montoit  au  front  pour 
l'effort  qu'ils  laifoient,  ce  que  les  veines  groffes 
auprès  des  temples ,  &  au  milieu  du  front 
tefmoignoient  allez:  ôc le  peintre  auoit  eftéfî 
foigneux,  &  y  auoit  trauaillé  auec  tant  d'in- 
duftrie ,-  qu'encores  qu'il  les  reprefentaft  en 
vne  action  qui  faifoit  paroiftre  que  chacun 
vouloir  vaincre  ;  fi  eit  ce  qu'a  leur  vifage  on 
connoiffbic  bien  qu'il  ny  auoit  point  d'inimi- 
tié entre  eux,  ayant  meiléparmy  leur  combat 
îe  ne  fçay  quoy  de  doux  &  de  riant  aux  yeux, 
de  en  la  bouche  de  tous  les  deux.  Leurs  flam- 
beaux eitoient  vn  peu  à  cofté^où  ilslesauoienc 
laiifé  choir:  &:  de  fortune  eftans  tombez  l'vn 
près  de  Vautre,  les  endroits  qui  eftoient  allu- 
mez, s'eftoient  rencontrez  enfemble,  de  forte 
qu'encores  que  le  refte  des  flambeaux  fuft  fe- 
paré,  les  flammes  toutesfois  des  deux  s'vnit 
fant  enfemble,  n'en  faifoient  quvne,  &:  par 
ce  moyen  ils  efclairoient  enfemble ,  £c  auec 
d'autant  plus  d'ardeur  &  de  clarté  que  l'vne 
adiouiloit  à  l'aurre  tout  ce  qu'elle  en  auoit, 
auec  ce  mot  :    Nos    volontez    de 

M   E    S  M    E     NE     SONT      Qj/VNE.        Leul'S 

arcs  eftoient  îe  ne  fçay  comment  fi  bien  entre- 
laifez  l'vn  dans  l'autre,  qu'ils  ne  pouuoient 


Livre    QjyATRiEskE.  313 

tirer  que  tous  deux  enftmbie  ,  6c  les  car- 
quois qu'ils  auoient  fur  leurs  efpaules,  eftoienC 
bien  pleins  de  flèches  :  mais  a  la  couleur  des 
plumes,  on  cennoiflbit  bien  que  celles  qui 
eftoient  en  l'vn.,  appartenoienta  }'autre3  par- 
ce que  dans  le  carquois  doré  les  flèches  eftoient 
a  plumes  argentées  3  6c  dans  l'argenté  les  do- 
rées. 

Celte  trouppe  euft  demeuré  long  temps 
fans  entendre  cette  peinture  3  fi  le  Berger  Sil- 
uandre  par  la  prière  de  Pans  ne  la  leur  enft 
déclarée.  Ces  deux  amours,  dit-il,  gentille 
troupe,  lignifient  l'Amant  &  l'Aymé.  Cette 
Palme  6c  ce  Mirte  entortillez  $  fïgnifient  la 
viftoire  d'amour,  d'autant  que  la  Palme  eft  la 
marque  de  la  Viftoire5  6c  1  e  Mirte  de  l'Ara  our. 
Doncques  l'Amant  &  l'Aymé  s'efforcent  à 
qui  fera  victorieux ,  c'eft  à  dire  à  qui  fera  plus 
Amant.  Ces  flambeaux  dont  les  flammes  font 
aiTemblées,  &  qui  pour  ce  fuj  eft  font  plus  gran- 
des, montrent  que  l'amour  réciproque  augmé- 
te  l'atfeftion.  Ces  arcs  entrelaiTez  6c  liez  de 
forte  enfemble, que  Ton  ne  peut  tirer  l'vn  fans 
l'autre,  nous  enfeignent  que  toutes  choies  font 
tellement  communes  entre  les  amis,  que  la 
puifTance  de  l'vn  eft  celle  de  l'autre  3  voire  que 
ÎVn  ne  peut  rien  faire  fans  que  fon  compagnon 
y  contribue  autant  du  fîen  :  ce  que  le  change- 
ment des  flèches  nous  apprend  encore  mieux. 
On  peut  encores  connoiftre'par  cette  afTem- 

X    1 


p4  La  II.  partie  d'Astîlee; 
blée  d'arcs  &  de  flammes ,  &  par  cet  efchan^s 
de  flèches  lVriion  des  deuxvolontez  en  vne, 
&;  comme  difent  les  plus  fcauans,que  l'Amant 
&  l'Aimé  ne  font  qu  vn.  De  forte  qu'à  ce  que 
je  puis  voir,  ce  tableau  ne  nous  veut  reprefen- 
ter  que  les  efforts  de  deux  Amans  pour  em- 
porter la  victoire  Tvn  fur  l'autre  3  non  pas 
d'eftre  le  mieux  aimé ,  mais  le  plus  remply 
d'Amour  5  nous  faifant  entendre  que  la>  per- 
fection de  l'Amour  n'eft  pas  d'eltre  aimé,  mais 
d'élire  Amant. 

Que  fi  cela  eiî,  ma  belle  Maiftreffe,  dit-il  5  fe 
tournant  vers  Diane  ;  voyez  combien  vous 
m'en  deuezde  refte.  Fauoiie  librement,  dit- 
elle,  que  de  cette  forte  faime  mieux  eftre  en 
vos  dettes  que  fî  vous  eftiez  aux  miennes.  Hy- 
las  eftoit  à  l'entrée5&:  n'ofoit  pafler  outre5quoy 
qu'il  en  euft  beaucoup  d'enuie,  &  plus  encore 
lors  que  panchant  dedans  la  moitié  du  corps, 
il  vid  l'autel  de  gazons,  &  le  tableau  qui  eftoit 
delTus  :  &  parce  qu'il  ne  lei  pouuoit  bien  voir, 
il  preftoit  l'oreille  fort  attentiue  aux  difeours 
de  Siluandre,  cv  en  mefme  temps  il  ouyt  que  le 
Berger  refpon dit  à  Diane:  le  voybien,  ma 
belle Maiftr elle,  que  vous  ny  moy  nefommes 
peint  reprefentez  en  ce  tableau,  puis  qu'ils 
font  chacun  amant  &  aimé,  &  que  vous  elles 
bien  aimée,  mais  non  pas  Amante,  &moy 
A  niant,  &  non  pas  aimé,  &:  cela  plus  par  mal- 
heur que  par  raifon. 


Livre  cinqviesmiI  jïy 
Il  n'y  a,  dit  Diane  3  différence  entre  nous 
que  des  paroles  :  car  l'appelle  raifon  ce  que 
vous  venez  de  nommer  maUieur:  &  toutes- 
fois  c'eftlamefme  chofe.  Si  toute  la  différen- 
ce, dit-il  ,eftoit  au  mot,  iene  m'en  (bucierois 
gueres,  mais  le  mal  eft  qu'en  effeâ  ce  que  vous 
appeliez  raifon ,  &moy  mal-heur  me  remplit 
de  toute  forte  de  defplaifirs,  &  que  fon  contrai- 
re me  rendroit  le  plus  heureux  Berger  de  l'V- 
niuers.  A  ce  mot  il  fe  tourna  vers  le  tableau3 
&  parce  que  Diane  vouloit  refpondre:  le  vous 
fupplie ,  dit-il  3  ma  belle  MaiftrefTe,  de  ne  me 
donner  dauantage  de  connoiiïance  de  voftre 
peu  de  bonne  volonté,  &  me  permettre  de 
voir  ce  qui  eft  encor  de  rare  en  ce  tableau.  Et 
lors  le  prenant  en  la  main ,  il  leut  ces  paroles 
qui  eftoient  efcritesau  bas  : 


X   iij 


3** 


La   IL  partie    d'Astreé] 


VOICY  LES    DOVZE  TABLES 

DES     LOIX     d'AmOVR,     QV  E     SVR 

peine  d'encourir  fa  difgrace*  il 

commande  a  tout  Amant 

d'obferuer. 


Première  Table. 

\$t  Vi  veut  eflre  parfait!  Amant, 
Il  faut  qùil  ayme  infiniment  : 
L'extrême  Amour  feule  en  eft  digne* 
Aufi  la  médiocrité» 

T>e  trahtfoneflplufloftfigne, 

Que  non  pas  de  f délite- 

Deuxiefme  Table. 

Qdil  ri  ayme  iamais  qu'en  vn  lieu, 
Et  que  cet  Amour  foitvn  Dieu, 
t)ii il  adore  pour  toute  chofe: 
Et  ?i ayant  iamais  qu  vn  object, 
Tous  les  bon-heurs  quilje  propofc^ 
Soient  pour  cet  vniquefuject 

Troifiefme  Table. 

Bornant  en  luy  tous  fesplaifrs, 
gdil  arrejle  tous  Ces  'defirs, 


Livre    cinqviesme.  .       317 
^sfufrulce  de  cette  belle  : 
Foire  quil  ceffe  de  saymer, 
Sinon  que  d"  autant  quay  me  d'elles, 
Ilfe  doit  pour  elle  ej rimer. 

Quatriefme  Table. 
jQue  s'il  a  le  foin  dJcflre  mieux, 
Ce  ne  (oit  que  four  les  beaux  yeux. 
Dent  fon  Amour  a  pris  naif rincer: 
S'il  fouh  ait  te  plus  de  bon-heur* 
Ce  ne  foit  que  pour  l' efyerance^ , 
Quelle  en  receuraplus  a  honneur, 

Cinquicfme  Table. 
Telle  foit  fon  affection* 
Que  me  [me  lapoffefion* 
De  ce  quil  defire  en  fon  ame_j, 
S'il  doit  l'acheter  au  mejpris 
De  fon  honneur  ou  de  fa  Damcj , 
Luy  foit  moins  chère  que  ce  pris. 

Sixiefme  Table. 
Tour fujecl  qui  fe  vienne  offrir* 
^t£il  nepuiffe  iamais  foujfrir 
La  honte  de  la  chofe  aimée  : 
Etfideuant  luy  par  defdain* 
jSvn  me fdifant elle  ejiblafmce* 
Qdjl  meure  ou  la  venge  foudain. 

Septiefme  Table. 

Jguefon  Amour faffe  en  ejfecl, 
£>i£il  iuge  en  elle  tout  pmfajçf, 

X    iiij 


328       La  II.  partie   dAstreï: 
Et  quoy  que  fans  doute  il  ïefiime , 

ix  de  ce  quil  aytâera, 
gtèil condamne  comme  dlvn crime, 

qui  moins  ïeflimera 

Huicliefme  Table. 

Que/pris  d'vn  Amour  violant, 
l\  aiil:  fans  ceffe  bruflant, 
Ej  qtiïl  langmffe,  &  qu  il>fou(pires  » 
Entre  la  vie  &  letrefftaH 
Sans  toute sf  ois  quilpuiffe  dires 
Ce  qtiïl  veut,  ou  qiiil  ne  veut  pas* 

Neufiefme  Table. 

CMefpr if ant fon  propre  feiour, 
Son  amc  aille  viure  £  Amour 
Aufein  de  celle  quil  adores, 
Et  qiien  elle  ainfi  transformé, 
Tout  ce  quelle  aime  ejr  quelle  honores » 
Soit  aufii  de  luy  bien  aimé* 

Dixiefme  Table. 

Jjtàil  tienne  les  tours  pour perdus 
£ha  loing  délie  font  de fpendus, 
7'oute  peine  foi:  embrasée, 
Pour  efire  en  ce  lieu  defiré, 
Et  quil  y  foit  de  lapenfée, 
Si  le  corps  en  ejlfepare\ 


LÏVfcE     CINQVIESME^  )Z$ 

Onziefme  Table. 

gue  la  perte  de  la  rai  fin, 
gue  les  liens  &  lœprifin, 
Tour  elle  enfin  ame  il  chéri  (Je, 
Etfeplaife  à  s  y  renfermer, 
Sans  attendre  de  fin  feruice, 
gue  le  feul  honneur  de  ï aimer. 

Douzicfme  Table. 

griil  ne  fuifféiamaispenfer, 
guefon  Amour  doiuepaffer: 
Qui  d'autre  forte  le  confiille* 
Soit  pour  ennemy  réputé, 
Car  cefide  luyprefter  l  oreille, 
Crime  de  le^eMaieflé. 

Hylasqui  efcoutoit  ce  que  Siîuandrelifoitr: 
lene  croy  point,  dit-il/  Siluandre3  qu  vne feu- 
le des  paroles  que  tu  as  proférées  5  foit  ef- 
critte  au  tableau  que  tu  tiens:  mais  les  ayant 
compofées  il  y  a  long -temps  félon  ton  hu- 
meur mélancolique  3  tu  fains  à  cette  heure  de 
les  lire  pour  leur  donner  plus  d'authonté,  &: 
tromper  plus  aifément  toute  cette  trouppe. 
Cela  feroit  peut-eftrefaifable,  refpondit  Sil- 
uandre ,  s'il  n'y  auoit  icy  que  moy  qui  fceufl 
lire,  &  ficesloix  eftoient  contraires  à  la  rai- 
fon3  ou  aux  anciens  ftatuts  d'Amour.  Si  ce 
<jue  ie  te  reproche  n'eftoit  véritable  ?  adioufla 


330       La  II.  partie  d'Astree] 
Hylas,  tu  m'apporterais  icy  ce  que  tu  tiens  en 
la  main ,  pour  me  le  faire  voir.  Si  tu  iuges  3  ré- 
pliqua Siluandre,  que  ce  fainct  lieu  feroit  pio- 
fané  par  ton  corps  3  à  plus  forte  raifon  dois-le 
penfer  que  ces  fametes  loix  le  feroient  beau- 
coup plus,  fi  par  la  lecture  que  tu  enferois,ton 
ame  enauoit  communication.  Car  ce  n'eft  que 
pour  l'imperfection  quiefî  en  elle  a  que  tuad- 
uoiierois  que  ton  corps  eit  profane,  &  indigne 
d'entrer  îcy.  Toute  la  trouppe  fe  mift  a  rire5  Se 
quoyque  rinconftantvouluft  répliquer,  fine 
fut  il  point  efeouté ,  parce  que  Siluandre  ayant 
remis  le  tableau  fur  les  gazons,  &  baifé  les  deux 
coings  de  cet  autel  rufhque  chacun  fuiuit  Pans, 
qui  trouuant  vne  porte  faite  d  ozier,  pafTa  de  ce 
lieu  en  vn  autre  cabinet  beaucoup  plus  ample. 
Il  y  auoit  au  deiTus  de  la  voûte  de  la  porte  vn  fe- 
fton  où  pendoit  vn  tableau  3  dans  lequel  ces 
vers  eitoient  efents  : 


MADRIGAL 

E  Temple  d "amitié 
S^/Ouure  fans  plus  l'entrée,^ 
Du  [ainci  Temple  iïAjtrce  : 
OÙ  F  Amour  qui  m  ordonne, 
Jje  la fermr toufiours  : 
Comme  iadis  ie  luy  donnay  mes  iour$> 
Feutquores  ic  luy  donne 


Livre   cinovusme!  531 

Lestrijiesnmch 
De  mes  ennuis. 

Aftrée  fut  celle  qui  s'y  arrefta  le  plus  :  fut 
qu'a caule  de fon nom,  il luy  femblaftquelley 
euft  le  plus  d'intereftj  ouqu'oyantparlerdela 
vie  &  des  ennuis ,  elle  penfaft  que  c  ela  fe  deuil 
entendre  de  la  fortune  du  pauure  de  infortuné 
Céladon.    Tant  y  a  qu'elle  confidera  longue- 
ment cette  efcnture3&  cependant  le  relie 
de  la  trouppe  eitant  paffée  plus  outre  3  &  trou- 
uant  vne  voûte  faite  comme  la  première, 
mais  beaucoup  plus  ample ,  d'abord  tous  fe 
iej:tcrentà  genoiiil,  &  ayant  auecfilencc  ado- 
ré la  Deïté  à  qui  ce  lieu  eftoit  confacré  3  Pa- 
ris ,  comme  il  auoit  defîa  faict3  offrit  pour  tou- 
te la  trouppe  vn  rameau  de  chefne  fur  l'Au- 
tel.   Il  eftoit  de  Gazons  comme  l'autre  3  fi- 
non  qu'il  eftoit  fait  en  triangle  ,  &  du  mi- 
lieu fortoit  vn  gros  chefne,  qui  fe  pouffant! 
vn  pied  par  defifusjes  Gazons  auecvn  tronc 
feulement  3  fe  feparoit  en  trois   branches 
dvne  efgalegro(Teur3  ôcfe  hauffant  de  cette 
forte  plus  de  quatre  pieds  :  fes  branches  ve- 
noient  d'elles-mefmesa  fe  remettre  enfemble, 
&  n'enfaifoient  plus  qu'vne  qui  s'eileuoit  plus 
haut  qu'aucun  arbre  de  tout  ce,  boccage  facré. 
Il  fembloit  que  la  nature  euft  pris  plaifir  de  fe 
ioiieren  cet  arbre,ayant  d'vntyge  tiré  ces  trois 
branches  3  &  puis  (1  bien  reunies  (fans  ayde  de 


tfi  La  II.  Partie  d'Astreè* 
l'artifice)  qu'vne  mefme  êfcorce  les  lioit3  & 
les  tenoit  enfemble.  En  la  branche  qui  eftoit  à 
cofté  droit  on  voyoit  dans  l'efcorce ,  H  i  s  v  s , 
&  en  celle  qui  eftoit  à  cofté  gauche ,  Bele- 
Nvs,&cn  celle  du  milieu  T  h  a  r  a  m  i  s  3  au 
tyge  d'où  ces  trois  branches  fortoient  ,  il  y 
auoit  Tavtates,  &  en  haut  où  elles  fe 
reiïniiToient ,  il  y  auoit  de  mefme  ,  Tay- 
tate  s. 

Ces  chofes  qui  eftoient  félon  la  couftume 
de  leur  religion  (  car  ils  adoroient  Dieu  fous 
les  tyges  des  chefhes  )  ne  les  eftonnerent 
point,  mais  fi  fit  bien  ce  qu'ils  apperceurent  à 
main  gauche.  Ceftoit  vn  autre  autel  qui 
eftoit  aufîi  de  Gazons ,  auec  deux  grands  va- 
zes  de  terre  5  dans  lefquels  eftoient  deux  tyges 
de  myrte.  Au  milieu  Ton  voyoit  vn  tableau, 
par  deflus  lequel  les  deux  Myrtes  pHant  les 
branches,  fembloient  luy  faire  vne  couron- 
ne ,  &r  cela  eftoit  bien  reconnu  pour  n'eftre 
pas  naturel:  mais  entortillé  de  cette  forte  par 
artifice.  Le  tableau  reprefen toit  vne  Bergère 
de  fa  hauteur,  &au  plus  haut  du  tableau  il  y 
auoit,  Ceji  la  Deejfe  Ajlrée,  &  au  bas  on  voyoit 
ce  vers  : 

fins  digne  àe  nos  vœux ,  que  nos  vœux  ne  font 
délie. 

Si  toft  que  Diane  ietta  les  yeux  deflus  3  elle 


Livre    cinoviesme!  333 

fe  tourna  vers  Phtllis.  N'auez-vous  iamais  veu 
luy  dit-elle,  mon  feruiteur5  perfonne  à  quife 
pourtraict  reffemble  ?  Philiis  le  confiderant  da- 
vantage. Voila ,  luy  refpondit-ell  e  3  Je  pour- 
traiét  d' Aftrée3ie  n'en  vis  iamais  vn  mieux  fait, 
ny  qui  luy  retîemblaft  dauantage  :  mais3conti- 
nua-t  elle  3  vous  fcmble-t'il  qu'on  ne  l'aie  pas 
voulu  rendre  reconnoiiïable  \  Na-t'elle  pas  en 
la  main  la  mefme  houlette  qu'elle  porte  :  &: 
lors  prenant  celle  qu'Aftréetenoit:  Voyez,  ma 
Maiftreife  ces  doubles  C,&  ces  doubles  A,  en- 
trelaffez  de  mefme  forte  tout  a  l'entour,  de 
comme  l'endroit,  où  elle  la  prend  quand  elle  la 
porte,  eft  garny  de  mefme  façon,&  les  fers  d'en 
bas  decuyure,  aueclesmefmes  chiffres  :  &  le 
fîfflet  qui  eft  en  haut,  reprefentant  la  moitié 
d'vnferpent,  comme  ilfe  tourne  de  mefme. 
Vous  auez  raifon,  dit  Diane ,  mefme  que  îe 
vois  icy  Melampe  couché  à  fes  pieds.  Il  eft 
bien  reconnoilfable  aux  marques  qu'il  porte. 
Voyez  la  moitié  de  la  tefte  comme  il  l'a  blan- 
che &  l'autre  noire,  &  fur  l'oreille  noire  la  mar- 
que blanche.  Si  l'autre  oreille  n'eftoit  cachée,  il 
y  a  apparence  que  nous  y  verrions  la  marque 
noire-,  car  le  peu  qui  s'en  voit  au  haut  de  la 
tefte,  &  au  deffusparoifteftre  blanc.  Voyez 
auffi  cette  marque  blanche  tout  autour  du  col 
en  façon  de  coiier ,  &  Fefchancrure  du  poil 
noir  qui  fe  tournant  en  demy  lune  deifus  les 
cfpaules,  finit  demefmefurla  crouppe  où  le 


334  L  a  1 1.  p  à  ar  i  e  d'A  s  t  r.  ê  e. 
blanc  recommence.  On  n'y  a  pas  mefme  ou- 
blié cette  bande  noire  &:  blanche  tout  le  long 
des  ïambes.  Siluandre  s  approchant  d'elle  ,&: 
moy,  dit-il,  l'y  reconnois  entre  ce  trouppeau  la 
brebis  qu'Aitrée  aime  le  plus.  La  voila  toute 
blanche  iinon  les  oreilles  qu'elle  à  noir  es,le  nez, 
le  tour  des  yeux, le  bout  de  la  queiië,  &  l'extré- 
mité des  quatre  iambes  :  &  afin  qu'elle  ne  fufl  - 
pasmefeonnuë,  regardez  les  nœuds  que  leluy 
ay  veu  porter  plufieurs  fois  a  rentour  des  cor- 
nes en  façon  de  Guirlande.  Aftréc  ovant  tous 
ces  difeours ,  demeuroit  eftonnée  &  muette, 
fans  faire  autre  choie  que  regarder  auec  admi- 
ration ce  qu  elle  vcyoït.  Toutesfois  s'auançant 
près  de  l'Autel^  voyant  plufieurs  petits  rou- 
leaux de  papier  efpars  deffus;  elle  en  prit  vn,&: 
le  deiliant  toute  tremblante,  y  trouua  ces  vers  : 


Trïuc  de  mon  <vray  bien,  ce  bien  faux  me  foulage* 

A  s  s  a  n  t  f  tu  fenquiers  qui  dedans  cc^> 
Boccaq-e 

AÏ  a  don~>;c  ce  portraict, 
S  cache  qu  Amour  t afaicl, 
Qù^ïiué  du  vray  bien,  £vn  bien  faux  m<LJ 
foulage. 

Frefc'di  la  douleur  icluy  tiens  ce  langage, 
Bznny  de  la  moi:iét 


Livre   cinqviesme.        '334 
Pc?  mette^parf  itié , 
p-ir  t mu  c du  vray  bien, ce  bien  faux  me  foulage, 

Confiné  dans  ce  lieu  que  pour  vous  rendre  hom- 


mage, 


le  vous  ay  confacré  : 
Aye^  au  moins  a  gré, 
Que priuédu  vyay  bien,  ce  bien  faux  me  foulage. 


S'il  ne  m 'ef! y  as permis  de  voirvoflre  vif  ave-, 
Ces  beaux  traits  pour  le  moins, 
Seruiront  de  tefmoins, 

<gue  priuédu  vray  bien  ce  bien  faux  me  foulage. 

le  leur  dis,  0  beaux  traits  que  ie  retiens pouy gage, 

£)ue  nul  autre  Amoureux 

Ne  fut  oneflus  heureux, 
Priuc  démon  vray  bien,ce  bien  faux  me  foulage. 

le  les  adore  donc,  non  pas  comme  vne  image, 
Adais  comme  Dieux  très-grands  : 
Car  par  effect  î  apprends, 
Quepriué  du  vray  bien,ce  bien  faux  me foulage # 

Aftrée  eftant  retirée  à  part ,  lifoit  &:  confide- 
roït  ces  vers ,  &  plus  elle  regardent  l'efcriturc^ 
&:  plus  il  luy  fembloit  que  c'eftoit  de  celle  de 
Céladon  :  de  forte  qu'après  vn  long  combat  en 
elle-mefme  ,  il  luy  fut  impoffible  de  retenir 
les  larmes  -?  &:  pour  les  cacher  elle  ftit  con- 


gtf      LaII.Partie    dAstrée.' 

traincte  détourner  le  vifage  vers  l'autre  autel 
Mais  Phiilis  qui  eftoit  auiTi  eftonnée,  qu'au- 
cune de  la  compagnie  ayant  pris  vn  autre  de 
ces  rouleaux  ,1'alla  trouuer  fe  doutant  bien  que 
ce  qui  faifoit  feparer  Aftrée  de  cette  forte ,  ne- 
ftoit  que  ces  peintures  3  &:  ces  eferits,  qu'elle 
mefme  reconnoiffoit  fort  bien  pour  eftre  de 
ceux  de  Céladon  .Et  parce  que  Diane  s'en  alloic 
aufli  latrouuerPhillisluy  fitfignedene  le  faire, 
de  peur  que  Siluandre.,  &r  Paris  ne  la  fuiuiffenr, 
ce  qu'aifément  elle  entendit  :  &  pource  s'en 
retournant  vers  l'image  d'Aflrée,  elleouunt 
quelques  rouleaux  de  ceux  qui  eftoient  fur  l'au- 
tel :  le  premier  qui  luy  tomba  entre  les  mains, 
futeeluy-cy: 


DIALOGVE, 

SVR  LES   YEVX     D'VN    P  O  V  R  T  R  AIC  ï» 

STANCES. 

SO  n  t-c  e  j  Peintre  fçmant,  des  âmes ,  ou 
de  s  fiâmes, 
Jguinaiffantde  ces  yeux  leur  volent  alentour  ? 
Ce  font  fiâmes  d! Amour  qui  confumétles  ames  : 
Ce  font  âmes  fluftofl qui font viure  V  Amour. 

K_Ah  !  qui  ?i  admirera  ce  s  fiâmes  nompareillcs* 
Si  la  vie  &  la  mort  procèdent  de  ce  s  yeux  ? 

Les 


Livre   cinqviesm^  337 

■tes  effecrs  'des  grands  Dieux  fini  -  ce  pas  des 
merueilles-> 
Et  cesfoleils  aufii  nefiont-cepas  des  Dieux  ? 

Les  aimer  comme  humains  ,  cefit  d,onc  erreur 
extrême* 

Tuisquilfautdes  Dieux  reuererle pouvoir  : 
Ne  commandent-ils  pa<s  à  ton  cœur  q%i il  les  aime^ 

Ayant  défia  permis  a  tes  yeux  de  les  voir? 

il  efivray,  mais  mon  cœur  touché  de  reuerence, 
Doit  de  deuotion  non  (X  Amour  s  allumer  : 

Les  Dieux  ne  veulent  rien  outre  nofitre pwffance, 
Efipreuue.fi  tupeuxjes  voir  fions  les  aimer. 

Cependant  que  Diane  pour  amufer  toute 
la  compagnie  alloit  lifant  tout  haut  ces  vers, 
&:  ceux-cy  eftans  finis  en  prenoit 'd'autres  j 
dont  l'autel  eftoitprefquecouuert;  Phillis  s'a- 
dreflTant  à  la  Bergère  Aftree  :  Mon  Dieu  3  ma 
fœur,  luy  dit-elle,  que  ie  demeure  eftonnée  des 
chofes  que  ie  voy  en  ce  lieu  1  Et  moy ,  dit-elle, 
l'en  fuis  tant  hors  de  moy  que  ie  ne  fçayfiie 
dors  ou  fî  ie  veille  :  &  voyez  cette  lettre,&  puis 
me  ditte  ie  vous  fupplie ,  fî  vous  n'en  auez  ia- 
mais  veu  de  femblables.C'eft3refpondit  Phillis, 
de  l'efcriture  de  Céladon  3  ou  ie  ne  fuis  pas 
Phillis.  Il  n'y  a  point  de  doute, répliqua  Aftree, 
&:  mefme  ie  me  reiïbuuiens  qu'il  auoit  eferit  ce 
dernier  vers  : 

2,.  Part.  Y 


338       La  II.  partie   d'Astrîl' 

Piriué  de  mon  vray  bien,ce  bien  faux  me  foulage. 

au  tour  dvn  petit  pourtraïâ  qu'il  auoit  de 
moy  ,  &  qu'il  portoit  au  col  dans  vue  pe- 
tite boiïette  de  cuir  parfumé.  Voyons  ,  dit 
Phillis  5  ce  qu'il  y  a  dans  ce  papier  que  ie 
tiens  en  la  main,  &  que  Tay  pris  au  pied  de 
voftre  image. 

SONNET. 

QV I  ne  iahnireroit  ,  &  qui  riaimercit 
mieux 
Errèrent  adorant  plein  d'Amour  ejr  de  crainte, 
Et  rendre  courrouce?  contre  foy  tous  les  Dieux, 
£)uî  ri  idolâtrer  point  vne  libelle  fainte  ? 

Mais  quefl-ce  que  ie  dis  ?  en  effet  elle  eft peinte, 
La  belle  que  voicy,  ce  ne  font  pas  des  yeux, 
Comme  nous  les  croyons,  cerieneflqùvnefetnte , 
Don:  nous  déçoit  la  main  du  peintre  ingénieux. 

Ce  ne  [on  ',  pas  des  jeux  ,fi  reffens-ie  laplaj  e, 
JOuoy  que  le  trait  fu  il  feint,  toute  sf ois  ejlre  vrayt, 
Fuyons  donc  puis  quainfi  les   coups  nous  en 
fentojis  : 

Ciïïai s  pourquoy  fuirons-nous  Ha  fuite  en  efi 

bien  vaine, 


Livre    cinqviesme!  539 

Si.de fia  bien  auantdans  le  cœur  nous  portons, 
De  ces  jeux  vrais  ou  faux  la  bïeffure  certaine. 

Ah .'  mafocur,  dit  alors  Aftrée3n'en  doutons 
plus  g  c'eit  bien  Céladon  qui  a  efent  ces  vers, 
c'eft  bien  luy  fans  doute  3  car  il  y  a  plus  de  trois 
ans  qu'il  les  rît  fur  vn  pourtraiâ  que  mon  père 
auoit  fait  faire  de  moy ,  pour  le  donner  à  mon 
oncle  Focion.  A  ce  mot  les  larmes  luy  reuin- 
drent  aux  yeux ,  mais  Phillis  qui  craignoit  que 
ces  autres  Bergers  &  Bergères  ne  s'en  apper- 
ceuiTent  j  Ma  fœur3  luy  dit-elle,  voicy  vn  fu  jet 
de  refiouiffance3  c\:  non  pas  de  trifleffe  :  car  fi 
Céladon  a  efenteecy,  comme  ic  le  crois,  il  eiî 
certain  qu'il  n'eft  point  mort,  quand  vous  auez 
penfé  qu'il  fe  foit  noyé. Que  fi  cela  efl3quel  plus 
grand fujet dé  ioye  pourrions-nous  receuoir? 
Ah  .'  ma  fœur3  luy  dit-elle,  tournant  la  telle  de 
l'autre  cofté,&la  pouffant  vn  peu  de  la  main, 
ah  .'  ma  fœur3ie  vous  fupplie  ne  me  tenez  point 
ce  langage. 

Céladon  eiï  véritablement  mort  par  mon 
impr  udence3  &  îe  fuis  trop  mal-heureufe  pour 
ne  lanoir  pas  perdu.Et  îe  voy  bien  maintenant 
que  les  Dieux  nefontpasencor  contents  des 
larmes  que  l'ay  verfées  pour  luy ,  puis  qu'ils 
m'ont  conduitte  icy  pour  m'en  donner  vn 
nouueau  fuiet.Mais  puisqu'ils  le  veulent.iever- 
feray  tant  de  pleurs,que  fî  le  ne  puis  en  lauer  en- 
tièrement mon  offenfe>ie  m'efforceray  pour  le 

Y   1} 


340  La  1 1.  v  a  iÏTi  ï  d'Astre  T. 
moins  de  le  faire,  &  ne  cefferay  que  ie  ne  perde 
ou  la  vie  ou  les  yeux.Ie  ne  vous  diray  pas,replî- 
quaPhillis:que  Céladon  viue: mais  fi  feray  bien 
ques'ilaefcritce  que  nous  lifons.,  il  faut  que 
denecefTitéilnefoitpasmort.  Etquoy ,  dit- 
elle,  mafœur,n'auez-vous  iarriais  oiiy  dire  à 
nosDruydes,  que  nous  auons  vne  ame  qui  ne 
meurt  pas  encor  que  noftre  corps  meurerle  l'ay 
bien  oiiy  dire,refpondit  Phillis  :  Et  n'auez-vons 
pas  bonne  mémoire  de  ce  qu'ils  nous  ont  fi 
ibuuentenfeigné,  qu'il  faut  donner  desfepul- 
tures  aux  morts,  voire  mefmes  leur  mettre 
quelque  pièce  d'argent  dans  la  bouche,  afin 
qu'ils  puirTent  payer  celuy  qui  les  parte  dans  ie 
Royaume  de  Dis  ?  Qujiutrement  ceux  qui 
font  priuez  de  fepukure,  demeurent  cent  ans 
errants  le  long  des  lieux  où  ils  ont  perdu  leurs 
corps  2  Et  ne  fçauez-vous  pas  que  celuy  de  Cé- 
ladon n'ayant  pu  eftre  trouué  ]  eft  demeuré 
fans  ce  dernier  office  de  pitié?  Quefi  cela  eft, 
pourquoy  feroic-il  împoffible  qu'il  allaft  errant 
le  long  de  ce  mal-heureux  riuage de  Lignon, 
&  que  conferuant  l'amitié  qu'il  m'a  toufiours 
portée,  il  euft  encore  pour  fon  intention  les 
mefmes  penfees  qu  autresfois  il  a  eues  ?  Ah  ma 
fœur,  ma  feeur.  Céladon  eft  trop  véritable- 
ment mort  pour  mon  contentement,^  ce  que 
nous  en  voyons ,  n  eft  que  le  tefmoignagede 
fon  amitié,  &:  de  mon  imprudence.Ce  que  i'en 
dis,  refponditPhillis n'eft  que  pour  l'apparen- 


Livre   cinqv-iesme-'  $41 

ce  que  i'y  vois,  &  le  defir  que  i'en  ay  pour 
voftre  repos.  le  le  connois  bien  ,  répliqua 
Aftrée ,  mais,  ma  fœur,  reftouuenez-vous  que 
6  i'auois  d'eu  que  Céladon  fuft  en  vie ,  &: 
qu'enfin  ie  troumffe  qu'il  fut  mort,  il  n'y  au- 
roitnenqui  me  pûft  cqnferuer  la  vie:  car  ce 
feroic  le  perdre  vne  féconde  fois ,  &  les  Dieux 
&  mon  cœur  fçauent  combien  la  première 
ma  conduitte  près  du  tombeau.  Encor  vous 
doit -ce  eftre  du  contentement  ,  refpondit 
Phillis  j  de  connoiftrequelamort  n'a  pu  effa- 
cer l'afFe&ion  qu'il  vous portoit.  C'eft, dit-elle, 
pour  fa  gloire,  de  pour  ma  punition.  Maisplu- 
ftoft,  dit  Phillis  ,  qu'eftant  mort  il  a  veu'claire- 
ment  &  fans  nuage  la  pure  &  fincere  amitié 
que  vous luy  portez,  &  que  mefme  cette  ia- 
loufie  qui  eftoit  caufe  de  voftre  courroux ,  ne 
procedoit  que  d'vne  Amour  très-grande.  Car 
l'ay  oiiy  dire  que  comme  nos  yeux  voyentnos 
corps,  demefmesnos  âmes  feparéesfevoyent 
&reconnoiffent.  Aftrée  refpondit  :  Ce  feroit 
bien  la  plus  grande  fatisfa&ion  que  ie  peu  (Te  re- 
ceuoir:  carie  ne  doute  nullement,  qu'autant 
que  mon  imprudence  luy  a  donné  de  fubieft 
d'ennuy,  autant  la  veuè  qu'il  auroit  de  ma 
bonne  volonté,  luydonneroit  du  contente- 
ment. Car  fi  ie  ne  l'ay  plus  aimé  que  toutes  les 
chofes  du  monde,  &fiie  ne  continue  encores 
en  cette  mefme  affe&ion,  queiamais  les  Dieux 
ne  m'aiment. 

Y  i? 


342.       La  IL  partie  dAstree. 

Ces  Bergères  partaient  de  cette  forte,  cepen- 
dant que  Diane  entretenoit  le  refte  de  la 
trouppe,  lifant  quelquesfois  les  petits  rouleaux 
qu'elles  trouuoient  fur  l'Àuteli/dautresfois  de- 
mandant a  Paris,  Tiras,  &  Siluandre  ce  qu'ils 
iugeoient  de  ces  chofes  II  n'y  a  perfonne  icy , 
dit  Paris,  qui  ne  connoiife  biéque  ce  pourtraicl 
a  efté  fait  pour  Aftrée,&  qui  de  mefme  ne  luge 
qu'il  a  efté  mis  en  ce  lieu  par  quelqu'vn  qui  ne 
l'aime  pas  feulement,  mais  qui  l'adore.  Quant 
à  moy,  dit  Siluandre  ,  ces  chiffres  me  fe- 
roient  croire  que  ce  feroit  Céladon  ,  fi  Cé- 
ladon n'eftoit  point  mort.  Comment ,  dit 
Tircis ,  Céladon  3  ce  Berger  qui  fe  noya  il 
y  a  quatre  ou  cinq  Lunes  dans  Lignon  ?  Ce- 
luy-là  mefme,  refpondit  Siluandre.  Et  fer- 
uoit-il  Aftrée?  adioufta  Tircis.  Au  contraire 
l'ay  oùy  dire  qu'il  y  auoit  tant  d'inimitié  entre 
leurs  familles. 

La  beauté  de  la  Bergère  flit  plus  grande  que 
la  haine,  refpondit  Siluandre  ,  &  me  femble 
que  puis  qu'il  eft  mort,  il  n'y  a  point  de  danger 
de  le  dire.  le  croy,  interrompit  Diane,qu'auiII 
n'y  auroit-il  pas  encor  qu'il  vefquit,  ayant  efté 
fîdifcret,  &  Aftrcefifage.,  que  cette  affection 
ne  fçauroit  auoir  orTenfé  perfonne.  Aftrée  qui 
s'eftoit  teuë  quelque  temps,  oyant ce  que  les 
Bergers  difoient  d'elle,  encore  que  fes  yeux 
ne  fuirent  pas  encor  bien  remis,  ne  pût  s'em- 
peicher  de  leur  refpondre:  Ces  larmes  que  ie 


Livre  cinqviesme.  34^5 
ne  puis  cacher ,  rendront  tcfmoignsge  que 
Céladon  m'a  aimée  ,  puis  que  fa  mémoire 
me  .les  arrache  par  force:  mais  ces  efcntsqui 
font  fur  ces  gazons,  tefmoignentaulTiqu'  A- 
ftiéea  pluftoït  fait  faute  centre  l'Amour  que 
contre  le  deuoir.  Cela  eft  caufe  que  16  ne  fais 
point  de  difficulté  de  l'auoùer  pour  luy  ren- 
dre au  moins  cette  fatisfaction  après  fa  mort, 
eue  mon  honnefteté  n'a  ïamais  permis  qu'il 
euft  receuë  durant  fa  vie.  A  ces  paroles  tou- 
te la  trouppe  s'approcha  d'elle  3  &  Diane  luy 
montrant  les  billets  qu'elle  auoit:  Eft-celàde 
l'efcnture  de  Céladon  ?  C'en  eft  fans  doute, 
refpondit  Aftrée.  C'eft  donc  fîgne  ,  adiou- 
fta  Diane ,  qu'il  n'eft  pas  mort.  A  quoy  Phillis 
refpondit,  c'eft  dequoy  nous  parlions  à  cette 
heure-meime:  mais  elle  dit  que  l'Ame  de  Cé- 
ladon qui  va  errant  le  long  du  riuagedeLi- 
gnonlesaefcrits.  Et  quoy,  adioufta  Tircis  3 
n'a-t'il  point  efté  enterré/  C'eft  la  caufe 3  dit 
Aftrée ,  qu'il  va  errant  de  cette  forte  :  car  on  ne 
luy  a  pas  mefme  fait  vn  vain  Tombeau.  C'eft 
veritablement3rephqua  Paris,  trop  denoncha- 
lance,d'auoir  laiiTé  fî  longuement  en  peine  pour 
vn  deuoir  de  fi  peu  de  momét,  vne  libelle  ame 
que  celle  de  ce  gentil  Berger.  Voila,  dit  Tircis, 
corne  le  foucy  des  morts  touche  le  plus  fouuent 
fort  peihceux  qui  furuiuét:  de  forte  que  i'eftime 
ceux-là  fages,quxd«rantleur  vie  y  pouruoïtnr. 
Et  fans  mentir 3  adioufta  Diane  3  c'eft  chofe 

Y    iïij 


?44  La  IL  Partie  d'Asthîl' 
eftrange  ;  que  ce  Berger  tant  aimé  5  non  feiT 
lement  de  tous  fes  pafens ,  mais  de  toutnoftre 
hameau  j  n'ait  receu  ce  pitoyable  office  que  re- 
çoivent les  moins  aimez.  C'eft  peut-eftre,dit 
Therfandre,  que  les  Dieux  l'ont  ordonné  de 
cette  forte  3  afin  qu'il  n'abandonnait  pas  fi  toft 
ces  iieux  qu'il  auoit  tant  aimez,  &  que  recom- 
penfé  de  Ton  affection,  il  cuft  ce  contentement 
de  demeurer  quelque  temps  près  de  celle  qu'il 
aime. 

Toutesfois,  dit  Tiras,  i'ay  appris  que  tout 
ainiî  que  noftre  corps  ne  peut  demeurer  en 
l'air ,  en  l'eau  ,  ny  dans  le  feu ,  fans  vne  conti^ 
nuelle  p^ine,  parce  queftant  pefant,û  faut 
qu  inceffamment  il  fe  tranaille,  tant  qu'il  eft  en 
ces  elemens  qui  n'ont  rien  de  fi  folide  :  de  mef- 
mc  l'ame  defpoùillée  du  du  corps  ,  n'eftant 
po  "nt  en  fon  propre  clément  ,  tant  qu  elle  de- 
meure entre  nous,  eft  en  vne  continuelle  pei- 
ne ,  iufques  à  ce  quelle  foit  entrée  aux  champs 
Elifîensj  où  elle  trouue  vn  autre  air ,  vne  auti  e 
terre,  vne  autre  eau,  de  vn  antre  feu ,  d'au  ta)  it 
plusparfaicts&rconuenablesà  fa  nature,  que 
ceux  où  nous  fommes  le  font  dauantage  à  nt  >s 
corps  lourds  &  gro (Tiers.  Ce  queiefçay  :  parce 
que  quand  ma  chère  &  tant  aimée  Cleon  fut 
morte ,  le  fus  prefque  en  refolution  de  ne  luy 
donner  point  de  fepulture,  afin  de  retenir  certe 
belle  ame  quelque  temps  auprès  de  moy: 
mais  nos  Dru  y  des  me  fortirent  de  cette  erreur, 


Livre  ctnqviïsme!  345 
me  faifant  entendre  ce  que  ie  viens  de  vous 
dire.  Quant  àmoy;  dit  Siiuandre ,  puis  qu'à 
faute  de  fepulture  on  demeure  quelque  temps 
autour  du  lieu  où  Ton  meurt,  ie  veux  prier 
tous  mes  amis ,  que  fi  ie  meurs  en  cette  con- 
trée, ils  ne  m'enterrent  point,  afin  que  l'aye 
plus  de  loifir  de  voir  ma  belle  Maiftrefle.  Car 
il  n'y  a  contentement  des  champs  Elifiens 
qui  vaille  ce'uy-là ,  ny  peine  qu  vne  amc 
puiffe  fouffrir  pour  n'efïre  en  fon  élément, 
qui  ne  foit  beaucoup  moindre  que  le  bien  de 
la  voir. 

Cela  feroit  fort  bon ,  refpondit  Tircis,  û 
après  la  mort  vous  defpoiiillant  du  corps,  vous 
nelaifliez  point  aufïi  toutes  ces  amours  :  mais 
i  ay  ouy  dire  à  nos  fages ,  que  nos  pallions 
n'eftoient  que  des  tributs  de  i'humanité,&:que 
les  Dieux  nous  auoient  naturellement  donné 
cet  inftinct,  afin  que  la  race  des  hommes  ne 
Vinft  à  défaillir,  mais  qu  après  la  mort,  d'au- 
tant que  les  âmes  font  immortelles^  que  rien 
d'immortel  ne  peut  engendrer,  cet  Amour  fe 
perd  en  elles,  tout  ainfi  que  la  volonté  de  man- 
ger, de  boire,  &rde  dormir.  Et  toutesfois ,  dit 
Siluandre ,  fi  Céladon  a  eferit  ce  que  nous  li- 
fons,  il  n'y  a  pas  apparence  qu'il  ait  perdu 
l'affection  qu'il  portoit  à  cette  Bergère.  Et  qui 
fçait,  refpondit  Tircis ,  fi  les  Dieux  qui  font 
iuftes,  ne  luy  ont  point  voulu  donner  cette 
particulière  fatisfaction  pour  rçcompenfe  de 


34^  La  II.  partie  d'Astkee. 
lavertueufe  &  faincle  amitié  qu'il  a  portée  à 
cette  Bergère?  Si  celaeft,  répliqua  Siluandre, 
pourquoy  ne  dois-ie  efperer  de  trouuer  les 
Dieux  auili  iuftes  &  fauorables  que  luy,  puis 
que  mon  amitié  ne  cède  ny  a  la  henné,  ny  à 
nulle  autre,  foit  en  ardeur,  foit  enverrai'  Mais, 
dit  Aflrée,  files  Dieux  luy  ont  fait  cette  grâce 
que  vous  dites,  ne  feroit-ce  point  impieté  en 
luy  rendant  le  deuoir  de  la  fepulture  de  le  faire 
partir  de  cette  contrée,  &luy  rauirce  conten- 
tement? Nullement,  refpondit  Tircis :  car  la 
grâce  que  les  Dieux  luy  ont  faicte  en  cela,  n'a 
elle  que  pour  foulager  la  peine  que  conti- 
nuellement il  reçoit,  eflant  contraint  de  de- 
meurer fous  vn  Ciel  fi  contraire  a  ion  na- 
turel. 

f  Ces  Bergers  difcouroient  de  cette  forte, 
quand  Phillis  coniiderant  tout  ce  qui  efloit  en 
ce  lieu,  îetta  fa  veuë  fur  vn  endroit  eu  il  y 
auoit  apparence  que  quelqu'vn  fe  fuit  mis  bien 
fouuent  à  genoux  :  car  la  terre  en  auoit  les 
marques  bien  imprimées.  Et  parce  que  cela 
efloit  vis  a  vis  de  l'Autel,  &  qu'elle  y  vid  vn 
rouleau  de  parchemin  attaché  à  vne  hart  ou 
tortis  de  faille ,  elle  s'y  en  alla  pour  voir  ce 
que  cefloit,  &  le  defployant  trouua  ces  pa- 


roles : 


Livre    cinqj/iesme.         347 


ORAISON     A     LA 
Déesse     Astre' e. 

Rande  ejr  toute-puijfante  Deejfe, 
encore  que  vos  perfections  ne  fttif- 
ejire  efgalées  ,  il  ne  faut  que  nos 
facrifices  ne  pouuans  eftre  tels  que 
vous  mérite^,  laifent  de  vous  efire  agréâmes-, 
fuis  que  fi  les  Dieux  ne  receuoient  que  ceux 
qui  font  dignes  deux,  il  faudroit  qu  eux-me{mes 
fuffent  lu  victime.  Or  ce  que  ie  viens  offrir  a 
voftre  Bette ,  cefl  vn  cœur  &  vne  volonté,  qui 
nont  iamaisefte  dédiez  qu  a  vous  feule.  Si  cette 
offrande  vous  e[t  agréable  ,  tourne^  les  yeux 
pleins  de  pitié  fur  cette  a?nequi  les  a  toufiours 
trouueZ  fi pleins  iï  Amour,  &  par  vn  acte  digne 
de  vous ,  fortcz-la  de  la  peine  oh  elle  demeure 
continuellement ,  &  la  mettez,  en  repos  dttqu  î 
fon  malheur,  &  non  fon  démérite  ta  iufquesicy 
1  (lorgnée,  le  vous  requiers  cette  grâce  par  le  nom 
de  Celadm,  de  qui  la  mémoire  vous  dit  plaire, 
ficelle  du  plus  fidelle  &  affectionné  de  vos  fré- 
teur s, peut  iamais  auoir  obtenu  de  voftre  Divini- 
té cette  glorieufe  facisf action. 

Pluilis  faifant  fîgne  de  la  main,  de  appclîâiit 
Aftrée:  Venez  lire,hiy  cuc-elie,  mafeiu3  ce 


348  La  II.  partie  d'Astf.ei.. 
que  Céladon  vous  demande,  &  vous  con- 
noiftrez  que  Tiras  nous  a  dit  vray  :  &:  lors 
s'eitans  tous  approchez  ,  elle  relent  tout  haut 
cette  Oraifon,  qui  ne  fut  pas  fans  qu'Aïtrée 
accompagnait  fes  paroles  de  larmes,  encores 
qu'elle fe  contraignit  leplus  qu'il  luy  fut  pof- 
fible  :  mais  elle  ne  pouuoit  refleurir  ces  def- 
plailîrsauecvne  moindre  demonitration.  Et 
lorsque  Phillis  eut  paracheué:  Vrayement, 
dit  Aiîrée,  îe  fatisferay  à  fa  îufte  demande  :  Et 
puis  que  Ces  parensne  luy  rendent  pas  le  de- 
uoir3  a  quoy  la  proximité  les  oblige,  il  receura 
de  moy  celuy  d'vne  bonne  amie.  A  ce  mot 
fortant  de  ce  lieu  ,  après  auoir  honoré  f  Autel 
des  Dieux,  toute  cette  troupe  retourna  vers 
Hylas,qui  en  les  attendant  n'auoit  point  efté 
oïlïf:  car  les  voyant  tous  attentifs  dans  l'autre 
cabinet  3  il  entra  dans  celuy  où  eitoient  les 
douze  Tables  des  loixdAmour:  eV  quoy  qu'il 
en  redoutait  l'entrée,  fi  eft-eeque  mefpnfant 
la  force  d Amour,  luy  femblant  qu'il  ne  luy 
pouuoit  faire  pis,  que  luy  faire  perdre  fa 
MaiitrefTe,  à  quoy  il  fçauoitde  très-bons  re- 
mèdes, il  entra  à  la  defrobée dedans:  épre- 
nant le  tableau  qui  efïoit  fur  les  gazons,  vou- 
lut rciïbrtir  incontinent  dehors,  croyant  que 
s'il  offençoit  en  y  entrant,  que  moins  il  y  dé- 
ni eureroit,  moindre  aulTi  feroit  fon  offenfe. 
Et  de  fortune  le  prenant  à  la  halte,  &  s'en  re- 
tournant de  mefme,  il  heurta  contre  vn  des 


Livre  qvatmesmb;  349 
Codez  de  l'entrée,  de  telle  forte  que  l'efbran- 
lant,  il  fit  tomber  à  fes  pieds  vne  eferitoire 
que  celuy  qui  auoit  fait  cet  ouurage  tenoit  là 
expreflement  pour  eferire  fes  conceptions, 
quand  il  y  venoit  faire  fes  prières.  Il  le  ramaiïe 
commme  enuoyé  de  quelque  Dieu,  &  fe  re- 
'folut  de  corriger  en  ces  loix  ce  qu'il  y  trouue- 
roit  de  contraire  à  (on  humeur.  En  cette  deli* 
beration  il  les  lit  :  &  incontinent  comme  il 
auoit  l'efpnt  prompt  ,  les  changea  de  cette 
forte: 


TABLES      D'AMOVR 

falfifiées  par  ï inconfiant  Hylas. 

Première  Table. 

V 1  veut  eflre  parfaici  Amant, 
£Hiil  riayme  point  infiniment: 
Telle  amitié  ri  en  eft pas  digne, 
Puis  quau  rebours  l'extrémité, 

De  l'imprudence  efiplufiofifigney 

£hie  non  pas  de  fidélité. 

Deuxiefme  Table. 

gUil  ayme  &  ferue  endiuers  lieux, 
Etcjuil  tourne  toufiours  les  yeux, 


3^o     La  II.  partie    d'Astrel 
îkffm  quelque  nouvelle  chofe  : 
Ayrrnmt  uttfii  divers  objects, 
Jjfâè  les  bon-heurs  qilil  je  propoJLj, 
Soient  avfii  four dîners Jujects. 

Trciiiefme  Table. 

Ne  bornant  ramais  fes  dejirs, 
£>Uil  cherche  far  tout fis  flaifirs, 

lai  fat  toujours  amour  nouuelk  : 
Voire  qiiil  cejfe  de  l'ajmer, 
Sinon  que  d'autant  qitaymc  £  elles, 
Pcurluy  feul  il  doit  ïejhmer. 

Quatriefme  Table. 

%ie  s  il  a  dufein  d'cjlre  mieux, 
Ce  joit  pour  pi  aire  a  tous  les  yeux, 
Des  belles  de  fa  comicijfancc^: 
S'il  (ouhaitte  quelque  bon-heur. 
Cène  (oit  que  peur  te  gérances, 
D\frre  plus  abfolu  feïgneur. 

Cincuiefme  Table. 

Telle  [oitfon  affeclion, 
£h:e  mefme  lapolfefiion 
De  ce  au  il  de  (ire  en  (on  âmes, 
S* il  doit  l'acheter  au  mejpris 
De  (on  honneur  ou  de  fa  Darnes , 
Il  la  vue  Me  bien  a  ce  pris. 


Livre    ci  nqjviesme.^  jyi 

Sixicfme  Table. 

Tour  fujecl  qui  fe  vienne  offrir, 
£hiil  nepuiffe  iamaïs  foujfrir 
Querelle  pour  la  choje  aimée  : 
JOue fi deuant  luy  par  defdain, , 
Ifvn  mefdiÇantellc  eflblafmce , 
£hfjl y  confinte  tout  fiudain. 

SeptiefmeTable, 

£Hie  ï  Amour  permette  en  effaicl, 
Jguefon  iugement foit  parfaicl; 
'Et que  da?i$ fin  ame  il  lejHtne , 
Toute  telle  qu  elle  fera, 
Condamnant  comme  £vn grand  crime, 
Celuyqui  peu  leflimera, 


Huiâiefmc  Tabl 


c. 


^uejprù  iïvn  Amour  ajfez,  lanty 
Il  ri  aille  [ans  cejje  brujlant, 
Ny  qu'il  lavguijfe,  ou  qu  il  fin  frirez , 
En;re  la  vie  &  le  trefhas, 
Mais  que  toufiours  ilpuife  direct , 
Cequil  veut,  ou  qu'il  ne  veut  pas, 

Neufiefme  Table. 

Eflimant fin  propre  fiieur, 
Son  ame  en  foy  viue  d Amour, 
Et  non  en  celle  qu'il  adorer, 
Sans  qu'en  elle  cfimt transformé, 


jfi      La,  IL  partie   d'Ast*». 
Tout  ce  quelle  aime&  quelle  honorer* 
Soitaupde  luy  bien  aimé. 

Dixiefme  Table. 

Jguil  ne  tienne  pas  four  perdus 
Les  tours loing  £  elle  dépendus, 
Ji  lapeine  rieftfurpafiée, 
Parle bienquil  s  eft figure, ■ 
Mais  fe  contente  enfapenfée, 
Si  le  corps  en  eftfeparc. 

Onziefme  Table. 

guilfe  remette  a  U  raifon, 
guefes  liens  &  faprifon. 
Pour  elle  bien-toft  il  finijfe  : 
Mefpnfant  de  's'y  renfermer. 
S'il  n  attend  rien  de  f on  feruice, 
tgue  le  vain  honneur  de  ï aimer. 

Douziefme  Table. 

£)uil'nepuiffeiamaispenferr 
gue  telle  Amour  naitàpajfer: 
Qui  d  autre  forte  le  confeille, 
Soit  peur  ennemy  réputé, 
Car  cefide  luyprefier  ï  oreille, 
Crime  de  le^e  Maiefté* 

Hylas  fe  hafta  le  plus  qu'il  luy  fut  poiïible 
de  changer  de  cette  forte  ces  douze  Tables:  &l 
afin  que  Tes  rayeures  fuflent  moins  connues,  ii 

*  les 


Livre    cinqj-iesme.'  \ft 

ks  effaçoit  aucc  la  pointe  dVn  coufceau:  &  y 

,  ayant:  raclé  va  peu  de  foncngle  les  en  cou- 

uroit,  &  puis  les  poliflbic ,  fuit  auec  longle 

mefme,  fuit  auec  Je  dos  du  coufteau ,  Ôc  en  fin 

efcnuoit  deflus  ce  qu'il  y  auoit  changé  :  ce  qu'il 

fît  fi  promptement  qu'il  eitoit  mal  ayfé  de  le 

reconnoif  ire  ,  &  incontinent  rentrant  dans  le 

cabinet,  mit  le  tableau  en  fa  place,  &  refluait 

auec  la  mefme  diligence,  fans  eftre  apperceu 

de  perfonne  :  ce  qu'il  fit  vn  peu  auparauant  que 

Aftréc  &  le  reite  de  la  troupe  reuint  ;  de  forte 

qu'il  fut  trouué  affis  à  l'entrée,  feignant  de  s'y 

eftre  endormy.  Et  parce  quAftrée  enfortoïc 

la  première  toute  triire3ne  prit  pas  garde  à  luy, 

il  ne  fit  point  aufïi  de  femblant  de  fe  leuer: 

mais  quand  Phillis  qLU  yenoit  après  lapperceut 

en  cette  pofture:  Et  qu  eft-ce>  luy  d:t-elle,Hy- 

las  que  vous  faiftes  icy,  cependant  que  nous 

venons  de  voir  les  plus  grandes  merueilles  qui 

foient  en  toute  la  riue  de  Lignonf  I'ay  vne 

penfée  (  refponditHylas  fe  leuant  froidement, 

&fe  frottant  lesyeux)  qui  me  tourmente  plus 

que  îe  ne  me  fuffe  ïamai,  peu  perfuader.  Et 

quieft-elle?  (ad:oufta  Phillis)  ie  la  vous  diray, 

refpondit  l'inconftant.,  fi  vous  me  promettez 

de  faire  vne  chofedont  levousfupoiieray.  le 

nay  garde,  dit-elle ,  de  m'obliger  de  parole, 

fans  fçauoir  ce  que  vous  voulez.  Vous  le  pou- 

uez  faire,  dit  Siluaandre  en  fouf  riant,  en  y 

adiouftant  les  conditions,  contre  lefquelles  il 

3"  Part,  2 


3^4         LA    II.   PARTIE     D  A  STREL 

n'y  a  pas  apparence  qu'vn  fi  gentil  &  parfaict 
Amant  vous  voulufi  requérir  de  quelque  cho- 
fe,  aiçauoir  qu'il  ne  vous  demandera  rien  qui 
comreuienne  à  l'honneur  dVne  fage Bergère, 
le  le  veux  bien  3  dit  Phillis ,  a  cette  occafion  :  & 
mov,  refpondit  Hylas,  îe  ne  le  veux  qu'a  cette 
condition.  S  cachez  donc ,  ma  belle  Maiftreiïe, 
continuait  il  froidement ,  que  îe  crois  ce  lieu 
cftre  à  la  venté  vn  boccage  facré  à  quelque 
grande  Diuinité  :  car  depuis  que  vous  elles  en- 
trée dedans,  &  que  Siluandre  a  leu  les  loix  que 
l'av  ouyes,  ie  me  fens  tellement  touché  dVne 
puiiTance  intérieure  que  ie  n'ay  point  de  re- 
pos en  moy-meune,mefemblantqueiufques 
icy  1  ay  vefeu  en  erreur,  me  conduifant  con- 
tre les  ordonnances  que  le  Dieu  qui  efl  ado- 
ré en  ce  fainct  lieu  a  fai&es  à  ceux  qui  veu- 
lent aimer.    De  forte  que  ie  fuis  tout  preft 
d'abjurer  mon  erreur,  6V  me  remettre  au  fen- 
tier  qu'il  m'ordonnera:  &  n'y  a  rien  eu  qui 
m  ait   empefché   de  le  faire  cependant  que 
vous  eftiezdans  ce  boccage,  quvne  chofeque 
ie  vous  declareray.     Vous  fçauez,  ma  belle 
Maifireflcj  que  depuis  l'heure  que  vous  & 
mon  cœur  auez  eu  agréable  queHylas  fe  dit 
voftee  feruiteur,  ie  n'ay  point  trouué  en  toute 
cc:te  contrée  vn  plus  contrariant  efprit,  ny 
vue  humeur  plus  ennemie  de  la  mienne  que 
Siluandre.    Car  il  ne   s'eft  ïamais  preienté 
occafion   de  prendre  le  party  contraire  au 


Livre    cinqjtiesme"  35^ 

mien,  que  ce  Berger  ne  l'ait  fait,  voire  bien 
forment  il  en  a  recherché  les  moyens  auec 
-artifice,  comme  en  l'iniiifte  fentence  qu'il 
donna  contre  Laonice ,  parce  que  l'auois  par- 
lé pour  elle,  y  ayant  peu  d'apparence  qu'vne 
morte  fuit  préférée  a  cette  belle  &honnelte 
Bergère.  De  forte  que  repaflànt  ces  chofes  en 
ma  mémoire,  ie  fuis  entré  en  doute,  que  con- 
tinuant cette  volonté  de  me  contrarier,  il  ait 
peut-eltre  leu  les  ordonnances  de  ce  Dieu 
d'autre  façon  qu  elles  ne  font  pas  eferites  dans* 
le  tableau  qu'il  tenoit.  C'eft  pourquoy  ie 
vous  veux  conjurer,  non  feulement  par  la 
promefTe  que  vous  venez  de  me  faire,  mais 
pour  l'honneur  que  vous  deuez ,  foit  a  l'A- 
mour, foit  à  la  Deité  qui  eft  adorée  en  ceboc- 
cage,  que  vous  preniez  la  peine  d'y  rentrer, 
&  de  m'apporter  le  tableau  où  ces  loix  font 
efentes ,  afin  que  les  lifant  moy-mefme ,  ie 
puiffe  fortir  du  doute  où  ie  fuis,  &  après  fuiure 
les  ordonances  que  l'y  trouueray  tout  le  refte 
de  ma  vie.  Cette  requelte,  Siluandre ,  (  conti- 
nua-t'il  s'addrelfantaluy)  elt-elle  înciuile,  de 
contre  l'honnelteté  dVne  fage Bergère?  Nul- 
lement, refpondit  Siluandre,  mais  ie  crains 
qu'elle  foit  plultoft  inutile.  Or  fus,  dit  Hy- 
las,  faifons  vne  autre  promefTe  entre  nous: 
promettez-moy  deuant  cette  troupe,  que  tout 
le  refte  de  voltre  vie  vous  fuiurez  les  corn- 
mandemens   que  vous  y  trouuerez  efents, 

Z   ij 


yjé      La  II.  Partie    D,AsTKËî^ 

&  ie  vous  feray  vn  mefmc  ferment.  le  ne  fe- 
ray,  dit-il,  ïamais  difficulté  de  vous  promettre, 
ny  a  tout  autre  d'obferuer  ce  à  quoy  le  deuoir 
m'oblige  3  y  ayant  long  temps  que  îe  lay  pro- 
mis aux  Dieux.  Vous  me  le  promettez  dencî 
répliqua  Hylas  .le  le  vous  promets,  dit  Siiuan- 
dre,  &C  làns  vous  obliger  à  nulle  prom  elTe  ré- 
ciproque, vousaymant  trop  pour  vous  vou- 
loir rendre  parjure.  Et  moy,  refpondit  Hy- 
las, ie  le  vous  veux  iurer,  &  aux  Dieux  mefmes 
de  ces  lieux,  les  appellant  tous  à  tefmoins,  afin 
qu'ils  puniiïent  celuy  de  nous  deux  qui  y  con- 
treuiendra.  le  vous  affaire,  refpondit  Phillis, 
que  pour  voir  vn  fi  grand  changement  en 
Hylas5ie  veux  bien  luy  taire  voir  ces  douze  Ta- 
bles :  &  lors  rentrant  dans  le  cabinet,  après 
auoir  faitvne  profonde  reuerence,  elle  prit  le 
tableau ,  &  l'apporta  à  l'inconflant,  qui  la  tefte 
nue,  &  mettant  vn  genoiiil  en  terre,  le  reçois, 
dit-il,  ces  facrées  ordonnances,  comme  venant 
d'vnDieu,  6c  apportées  par  maDeeffe,  pro- 
teftant  de  nouueau,&:iurantaux  grands  Dieux 
deuant  ce  boccage  facré,&  prenant  cette  trou- 
pe pour  tefmoin ,  que  toute  ma  vie  ie  les 
obferuerayaufli  religieufement  que  fi  Hefus, 
Tautates,  Taramis  Dieu  me  les  auoient  don- 
nées vifiblement.  Et  lors  fereleuant,  fans  re- 
mettre fon  chappeau,il  baifalebas  du  tableau, 
&  eftant  enuironné  de  toute  la  troupe,  il  com- 
mença de  les  lire  à  haute  voix.  Mais  quand 


Livre  cinqviesme^  ^7 
Siiuandre  ouyt  qu'il  difoit  qu'on  ne  deuoit  pas 
aimer  infiniment.  Ah.'  Berger,  lifez  bien,  luy 
dit-il,  vous  trouuerez autre  chofe.  A  la  peine 
du  liure  ,  dit  froidement  Hylas  ,  &  lors  il 
montra  l'efcriture  àPhillis,  qui  leut  comme 
luy.  Cela  ne  peut  cftre,dit  Siiuandre,  &lors 
s'approchant,il  le  voulut  lire  fans  fe  fier  à  per- 
fonne,&  Hylas  ferrant  le  tableau  contre  fon 
eftomac  :  C'eft  vn  grand  cas,  dit-il,  que  celuy 
qui  a  accouftumé  de  tromper,  à  toufîcurs  opi- 
nion qu'on  l'abufe.  le  me  doutois  bien  que 
vouslifïez  autrement  qu'il  n'eftoit  pas  eferit, 
&  fi  vous  le  voyez  vous-mefme,  l'auoùerez- 
vous  deuant  toute  cette  troupe  ?  Iauciieray, 
fans  doute,  dit  Siiuandre,  la  venté,  mais  per- 
mettez que  îe  la  life.  Il  fuffit  ;  dit  Hylas,  ce  me 
femble,  que  Phillis  l'ait  veuë  ,  &  vous  deuez 
bien  vous  en  fier  à  elle.  le  le  ferois ,  refpondit 
Siiuandre,  fi  elle  vouloir  dire  la  vérité,  mais 
c'eft  par  jeu  ce  qu'elle  dit.  le  vous  iure, dit  Phil- 
lis ,  qu'il  a  leu  comme  il  eft  eferit ,  &  non  au 
contraire.  le  ne  fçaurois,  dit- il,  le  croire  fi  ie  ne 
le  vois.  Or  fi  vous  n'auez  affez  de  le  voir,  dit 
Hylas ,  touchez-le ,  de  lifez-le  vous-mefme, 
pourueu  que  ce  foit  fidellement.  Et  lors  Sii- 
uandre receuant  le  tableau.&iurant  qu'il  liroic 
fans  rien  changer,  il  en  recommença  la  lectu- 
re. Mais  quand  il  y  trouua  ce  que  Hylas  auoit 
ditj  il  ne  fçauoit  qu'en  penfer,  de  plus  encores 
lorsque  continuant  il  trouua  les  couplets  tous 

Z    iij 


3^8  La  II.  partie  d'Asthel 
changez.  Et  bien  3  dit  Hylas,  que  vous  en  fcxn- 
bie,  maMaiftreiTe?  auois-ie  raiion  de  douter 
de  la  preudhommie  de Siluandre ,  puis  qu'il 
lifoit  tout  le  contraire  de  ce  qui  eftoit  efcrit? 
Que  dites-vous  à  cela.  Berger,  difoit-il,  sa- 
dreffànt  à  Siluandre  3  ferez-vous  homme  de 
parole  <  ou  fi  vous  vous  defdirez?  Le  Berger, 
ne  refpondoit  mot,  mais  plus  ef tonné  de  cette 
aduenture  que  de  chofe  qui  luy  fuft  iamais 
aduenuc,  il  alloit  coniîderant  ce  tableau,&:  lors 
Diane  Rapprochant  de  luy  ,  &iettant  laveue 
deiTus, demeura  au  commencement  eftonnéc, 
&  luy  dit  ;  En  bonne  foy,  Siluandre,  ai/ouez  la 
venté,  la  première  fois  que  vous  nous  auez  leu 
ces  vers,  eftoient-ils  efcnts  corne  ils  font  ?  Ma 
belle Maiftrefïe5  dit-il ,  quand  le  lesay  leus,  ils 
eftoient  autres  qu'ils  ne  font.  Et  ne  puis  pen- 
fer  s'il  eftoit  autrement ,  pourquoy  ie  ne  les 
euffe  pas  aufii  bien  veus  qu'à  cet  heure.  Alors 
Diane  prenant  le  tableau  en  la  main,  regarda 
l'efcriture  de  plus  près  :  ce  que  Hylas  apperce- 
uant  &  craignant  que  fa  fineffe  ne  fuft  recon- 
nue'. Or  fus,  Siluandre.dit-il,  il  ne  faut  pas  tant 
de  difcours  :  me  voicy  preft  à  tenir  parole,  & 
vous,  ferez-vous  parjure?  Vous  me  prenez  de 
bien  court ,  dit  Siluandre,  iene  fuis  pas  fans  vn 
gr.md  foupçon  de  tromperie:  car  îefçay  fort 
bien  que  les  loix  que  fay  veuè's  eftoient  telles 
que  ie  les  ay  dites ,  &  maintenant  ie  vois  tout 
le  contraire:  de  forte  que  ie  fuis  fort  en  doute 


Livre    ci-jf oyîiiùi^  tf9 

que  cécy  ne  foit  fuppofé.  Voila  vne  trçs- 
mauuaifc  exeufe  ,  dit  rinconfrahjt  3  &  com- 
ment pourroit-on  auoir  fait  fi  promptement 
vn  autre  tableau?  Cependant  qu'ils  parloient 
ainfî,  Diane  qui  coniîderok  refenture  recoffc. 
nut  qu'encores  que  l'ancre  fuit  femblabie, 
toutesfois  les  traits  des  lettres  ne  feitoicri:  pas 
entièrement,  &  les  regardant  encoresde  plttt 
près ,  &  pafîant  le  doigt  deiius,  Scfecoiïant  le 
parchemin,  vne  partie  des  racleures  Je  l'ongle 
s'en  alla  3  &  lors  oppofant  feferiture  au  So!e?l 
toutes  les  rayeures  s'apparurent  ayfémenr, 
dont  s'eftant  aflTeurée5  Or  fus,  dit  Diane,  vous 
voicy  tous  deux  hors  de  difpute,  car  en  vn 
mefme  lieu  vous  trouuerez  ce  que  vous  cher- 
chez tous  deux.  Vous  Siluandre,  le  lifant  com- 
me il  effoit  efent,  &  vous  Hylas  comme  vous 
fanez  corrigé.  Et  lors  s  approchant  d'eux  elle 
leur  en  montra  la  preuue-.  parce  que  l'oppo- 
fant  au  Soleil,  on  voyok  ayfément  les  en- 
droits où  le  parchemin  auoit  efté  gratté  ;  & 
puis  le  confiderant  de  plus  près  on  remar- 
quoit  quelques- vns  des  premiers  traiéfc  qui 
n'auoient  pu  eftre  affez  bien  effacez.  Il  n'y 
eut  alors  perfonne  de  la  troupe  qui  ne  recon- 
nuft  ce  qu'elle  difoit,  &  fe  mettant  tout  au- 
tour de  Hylas,  dites-nous,Berger,luydifoien:- 
ils,  comment  vous  auez  pu  Eure?  Hylas  fe 
voyant  conuaincu  par  la  prudence  de  Diane, 
fut  en  fin  contraint  dauoùer  la  vérité  ,  non  pas 

Z    nij 


$6C         LA    II.    PARTIE     D'ÀSTfcïE.' 

toutesfois  fins  iurer  piufieurs  fois  que  ce  n'a- 
uoit  efté  que  l unuftice  de  ces  loix ,  qui  l'y 
auoient  pouffe:  car,  difcit-il,  elles  font  bien 
tellement  iniques  3  qu'il  m'a  efté  împoffible 
de  les  fouffnr  fans  les  corriger  ainii  qu'elles 
doiuent  eftre.  Nul  ne  peut  s'empefeher  de  rire 
oyant  comme  il  en  parloit:  mais  plus  enco- 
res  conliderant  l'eftonnement  que  Siluandre 
auoit  eu  au  commencement  :  Et  parce  qu'il  fe 
failbit  tard,  &  que  le  fejour  en  ce  lieu  auoit  efté 
allez  longjPhillis  voulut  rapporter  le  tableau 
où  elle  l'auoit  pris,  mais  tous  les  Bergers  fu- 
rent d'aduis  que  les  vers  fuffent  corrigez  com- 
me ils  eltcient  auparauant ,  &  que  Hy las  pour 
effacer  en  partie  l'offence  quil  auoit  faifte 
d'entrer  en  ce  lieu  qui  luy  auoit  eilé  défendu, 
&  d'auoir  ofe  falfifier  les  ordonnances  d'A- 
mour, feroit  condamné  de  rayer  luy-mefme 
ce  qu'il  y  auoit  efent,  &  de  mettre  a  la  marge 
ce  qu'il  auoit  irayé3ce  qu'il  fit  à  l'heure  mefme, 
plus  diibit-il,  pourobeyr  à  fa  Maiftreffe  pour 
ap paifer  Amour,  le  courroux  duquel  il  ncre- 
doutoit  point  fans  elle  5  ny  auili  Siluandre, 
gueres  auec  elle.    le  ne  vous  contredtfay  ia- 
mais,  refpondit  lmconitant,  tant  que  vous  me 
blafmerezde  trop  de  courage.  Prenez  garde, 
refpondit  Siluandre ,  que  ce  ne  foit  de  pre- 
fomption&  d'infidélité.    Si  ces  dernières  pa- 
roles euffent  elle  ouyes  de  Hylas  a  il  n'y  a 
point  de  doute  qu'il  euft  refpondu  :  mais  eftant 


Livre  cinqviesml  j& 

entré  dans  le  cabinet ,  elles  demeurèrent  faos 
repartie,  &  cependant  toute  la  trouppe  s'ache- 
mina par  vn  petit  fentier  que  Siluandre  auoit 
choiiî,  &:  parce  qu'Aftrée  n'efperoit  plustrou- 
uer  des  nouuelles  de  Céladon  qui  luy  puifTent 
plaire,  elle  eitoit  prefque  en  volonté  de  s'en  re- 
tourner^ pour  ce  fujet  laiffantTircis  elle  s'ap- 
procha de  luy.  Il  me  femble,  luy  dit-elle.  Ber- 
ger, qu'il  eft  bien  tard  pour  aller  plus  outre  5  ô£ 
que  nous  ne  fçaurions  prefque  retourner  en 
nos  cabanes  que  lanuid  ne  nous  furprenne.  Il 
eft  certain3dit  le  Berger,  mais  cela  ne  vous  doit 
empefcher  de  continuer  voftre  voyage ,  puis 
que  vous  en  eftes  fi  près  :  car  aufîi  bien ,  encor 
que  vous  y  vouluiïiez  retourner ,  le  iour  ne 
vous  accompagnera  pas  îufques  à  my-chemin. 
Quanta  ce  qui  eft  de  nos  trouppeaux ,  ceux  à 
qui  nous  les  auons  laifTez  en  garde,  les  recon- 
duiront bien  pour  ce  foir  en  leurs  loges.  Mais, 
dit  Aftrée,comment  coucherons-nous?  Le  lieu 
où  ie  vous  veux  conduire5refpondit  Siluandre, 
n'eftpas  loing  du  Temple  delà  bonne  Decffè, 
&  ie  m'aiTeure  que  la  vénérable  Chrifante  fera 
bienaifede  vous  auoir  ce  foir  pour  hoftefTe. 
Il  faut  fçauoir,  refponditla  Bergère  5  û  mes 
compagnes  l'auront  agréable  :  &  lors  les  ayant 
attendues  en  vn  lieu  où  le  chemin  s'eilargifîbit> 
elle  leur  propofa  ce  que  Siluandre  auoit  pen- 
fé.  Il  n'y  eut  celle  qui  ne  le  trouuaft  fort  à  pro- 
pos 5  puis  qu'aufîi  bien  il  eftoit  impoffible 


J#2         L  A  II.  P  A  R  T  I  E    D'A  5TKE  E.~ 

de  regaigner  de  îour  leurs  hameaux. 

En  cette  refolution  doncques  ils  le  remet- 
tent en  chemin  ,  &:  Sihiandrc  fans  quitter 
Aitrée,  eitant  touiîours  le  premier  &  ayant 
marché  quelque  peu,  luy  monftra  le  bois  eu 
ilauok  trouué  la  lettre  qui  eftoit  caufe  de  ce 
voyage.  Voila  3  dit  Aitrée,  vn  lieu  bien  retire 
pour  y  receuoir  des  lettres.  Vous  le  ingérez 
bien  mieux  tel,  luy  dit- il,  quand  vous  y  ferez  : 
car  c'eftbien  le  lieu  le  plus  fumage,  &:  le  moins 
tiequenté  ,  qui  foit  le  long  des  nues  de  Li- 
gnon.  De  forte,  dit  Aitrée,  qiraucun  ne  l'a 
iceu  eferire  que  vous ,  ou  l'Amour.  Pour  ce 
qui  elt  de  moy,  dit  -  il,  îefçaybien  ce  qui  en 
eft:  Et  quant  a  l'Amour  le  m'en  tais,  carfay 
©uy-chreque  quelquesfois  nous  voulant  îetter 
fes  flammes  dans  ie  cœur ,  il  fe  bruile  luy  mef- 
mefansy  penfer.  Et  qui  fçait  fi  cela  ne  luy  eft 
point  aduenu  par  la  beauté  de  ma Maiftreiîe? 
Que  fî  quelque  chofe  l'a  garanty  3  c'eft  fans 
doute  le  bandeau  qu'il  a  deuant  les  yeux.  Ah  ! 
Siluandre  ?  dit  la  Bergère  ,  ce  bandeau  ne 
l'empefche  gueres  ce  bien  voir  ce  qui  luy 
plaift:  &:  ces  coups  font  fi  îuftes ,  &  faillent  fi 
peu  lbuuentle  but  où  il  les  addrefle,  qu'il  n*y  a 
pas  apparence  qu'vn  aueugle  les  ait  tirez. 
Difcrette  Bergère,  refpondit  Siluandre  ,  i'ay 
veu  vn  aueugle  en  la maifon  de  voftre  père, qui 
fçauoit  auflî  bien  tons  les  chemins  de  deftours 
de  voftïe  hameau,  de  fe  conduifoit  aufli  bien 


Livke    cinqviesme.  3^3 

par  tout  le  logis  que  l'cuife  fçeu  hure,  ayant 
acquis  cela  pat  vne  longue  accoutumance. 
Et  pourquoy  ne  dirions-nous  qu'Amour  qui 
efUepremicL*,3deplus  vieil  de  tous  les  Dieux', 
naît  par  vne  longue  couitume  appris  d'attain- 
dreles  hommes  au  cœur  >&;  pour  montrer  que 
c'eft  plus  par  couitume  que  par  iufteffe3preaçz 
garde  q  ni  ne  nous  vife  qu'aux yeux,&  qu'il  ne 
nous  attaint  qu'au  cœur.Que  s'il  n'eiloit  point 
aueugle,  qu'elle  apparence  y  a  t'il  qu'il  blelTaft 
d'vn  réciproque  Amour  des  perfonnes  trann- 
efgales ,  ou  qu'aux  vnsil  donnafl  de  l'Amour 
pour  des  perfonnes  qui  les  furpafTent  de  tant, 
&  aux  autres  pour  d'autres  qui  leur  iont  tant 
inférieures?  l'en  parle  comme  interdTé  :carà 
moy  qui  ne  fçay  feulement  que  ie  Gais ,  il  a  ùk 
aimer  Diane  de  qui  le  mente  furpaiTe  tous 
ceux  des  Bergères  3  &  a  Paris  qui  eft  fils  du 
Prince  denosDruydes3  il  fait  aimer  vne  Ber- 
gère. Par  vos  mentes,  refpondit  Aftrée3vous 
efgalez  les  perfections  de  Diane,  6c  Diane  par. 
fes  vertus  furpaiTe  la  grandeur  de  Pans ,  £c  par 
ainfil'inefgalitén'elt  point  telle  qu'il  fa' le  par 
là  aceufer  Amour  d'aueuglement.  Siiuandre 
demeura  mueta  cette  réplique,  non  pas  qu  il 
n'euit  aifément  refpondu  ,  mais  parce  qu'il  fut 
marryd'auoir  par  fes  paroles  donné  connoif- 
iance  de  fa  véritable  affection,  &s'en  repen- 
toit ,  craignant  d'offenfer  Diane  fi  autre  qu'elle 
le  fçauoit.    Mais  il  s'efbit  de  fortune  bien 


5(^4  La  II.  partie  d'A  strel 
addrefifé  :  car  Aftréeluy  euft  volontiers  donne 
toute  forte  d'ayde.,  reconnoiiTant  la  pure  &  iin- 
cere  amitié  qu'il  portoit  à  Diane.  AuiTi  le  na- 
aireld'vneperfonne  qui  aime  bien,  cil  de  ne 
nuire  ïamais  aux  amours  d'autruy,  il  elles  ne 
font  preiudiciables  aux  fiennes. 

Et  lors  qu'il  leuoitla  telle  pour  luy  refpondre, 
il  arnua  dans  !e  bois,  qui  fut  caufe  que  (ans  faire 
femblant  de  ce  qu'ils  auoient  dit  :  Voicy ,  luy 
dit-il,  ifàge  Bergère  ,  le  bois  que  vous  auez  tant 
defiré,  mais  îleil  fi  tard  que  le  Soleil  elt  défia 
couché,  de  forte  que  nous  n'aurions  pas  beau- 
coup de  loifir  de  le  vifiter.  Si  nous  y  trouuons, 
dit-elle,deschofesaufli  rares  que  nous  en  auons 
trouuéenceluy  d'où  nous  venons  5  c'eft  fans 
doute  que  le  temps  fera  court ,  puis  qu'à  peine 
pourrons-nous  défia  lire ,  tant  il  efttard.  Il  eft 
vrayque  nous  ne  deuons  pas  plaindre  noftre 
iournée  3  l'ayant  trop  bien  employée  ce  me 
fembie.  Auecfemblabledifcoursils  entrèrent 
dans  le  bois,  eVnefe  donnèrent  garde  que  la 
nuicl  peu  à  peu  leur  ofta  de  forte  la  clarté,qu'ils 
nefe  vovoient  plus ,  &nefe  fuiuoient  qu'à  la 
parole.  Et  lors  s'enfonçant  dauantage  dans  le 
bois,  il  perdit  tellement  toute  connoiiTan.ee  du 
chemin  ,  qu'il  fut  contrainct  dauoiïer  qu'il 
nefçauoitoii  il  efloit.  Cela  procedoit  d'vne 
herbe  fur  laquelle  il  auoit  marché  D  queceux 
de  la  contrée  nomment  l'herbe  du  fouruoye- 
ment,  parce  qu'elle  fait  efgarer  &;  perdre  le 


Livre    cinqviesme]  36$ 

themin  depuis  qu'on  amis  le  pied  deflus,  de 
fe  Ion  le  bru  iâ  commun  il  y  en  a  quantité  dans 
ce  bois.  Que  cela  (bit  ou  ne  foie  pas  vray,  ie 
m'en  remecs  à  ce  qui  en  eft,tant  y  a  queSiluan- 
drefuiuy  de  cette  honnefte  trouppe,  ne  peut 
de  toute  la  nuicl:  retrouuer  le  chemin,  quoy 
qu'auec  mille  tours  &:  deftours  il  allait  prefque 
par  tout  le  bois,  &c  enfin  il  s'enfonça  tellement, 
que  pour  le  fuiure  ils  eftoient  contraints  de  fc 
tenir  par  les  habillemens,  la  nuict  eftant  fi  ob- 
feure  qu  elle  fembloit  expreffement  élire  telle 
pour  empefeher  qu'ils  ne  fortifTent  de  ce 
bois. 

Hylas,  qui  de  fortune  s'eftoit  rencontré  en- 
tre Aftréc&  Phillis:  le  commence,  dit-il,  ma 
Maiftrefle3à  bien  efperer  du  feruice  que  ie  vous 
rends.  Etpourquoy  ,  dit  Phillis  ?  Parce  ,  ref 
pondit-il,que  vous  n'euftes  iamais  tant  de  peur 
de  me  perdre  que  vous  auez,  &:  qu'au  lieu  que 
ie  vous  foulois  fuiure ,  vous  me  fuiucz.  Vous 
auez  raifon,  dit-elle,  &  de  tout  ce  changement, 
vous  en  deuez remercier  Siluandre  ,  eue  toti- 
tesfois  vous  dites  eilre  vofire  plus  grand  enne- 
my.  le  ne  fçay  ,  adioufta  Hylas,  s'il  me  fait 
fouuentde  femblables  offices,  fi  îauray  plus 
d'occafion  de  le  remercier  de  la  faueur  qu'il 
cil  caufe  que  ie  reçois  de  vous  ,  que  de  luy 
reprocher  la  peine  que  ieprens.  Quanta  cehj 
dit  Phillis,  il  faut  que  vous  en  lugiez  après 
auoir  mis  le  plaifir  &  la  peine  que  vous  en  rece- 


566  La  II.  partie  d'Astree; 
ucz  dans  vne  iufte  balance.  le  voudrois  bien5 
ma  MaiftrefTe,  dit  Hyias5que  feule  vous  tinfliez 
cette  balance  3  2c  que  feule  vous  Alliez  ingé- 
nient de  la  pefanteur  de  IVn  &:  de  l'autre  :  car 
encore  que  le  n'y  fuffe  point,  îc  ne  laifferois  pas 
de  m  eu  rapporter  à  ce  que  vous  en  auriez  îugé. 
Chacun  fe  mit  à  rire  de  la  bonne  volonté  de 
Hylas3  6c  Siluandre  qui  foyok,  ne  pût  luy  r ef- 
fondre autre chofefinon : Iauoiïe3 Hylas3  que 
le  fuis  vn  aucugle  3  qui  en  conduis  pluiîeurs  au- 
tres. Mais  le  mal  eft,  ditHylas,  qu  ils  ne  font 
aueugles  que  p  our  s'efrre  trop  fiez  en  vos  yeux. 
Si  vous  n  eufiîez  point  efté  en  la  trouppe ,  ad- 
iouftaSi'uandre,  cetaueuglementne  nous  fuit 
point  aduenu.  Etpourquoy5dit-il,  vous  ay-ie 
peut-  eltre  ofté  les  yeux  ?  Les  yeux3non  3refpon- 
dit  Siluandre,  mais  oiiy  bien  le  moyen  devoir, 
nous  ayant  trop  longuement  entretenus  par 
les  longs  ditcours  de  vos  inconftances  :  &  puis 
par  lesioixj  que  comme  profane  vous  auez  fal- 
iifiée.squieiteneffeclce  qui  nous  a  mis  à  la 
nuict.  Vrayement  Siluandre3refpondit  Hylas3 
tumefaisreirouuenirde  ceux  qui  après  auoir 
trouué  le  vin  trop  bon,  le  blafment  de  ce  qu'ils 
s'en  font  enyurez:  Et  mes  amis  leur  faut-il  dire, 
pourquoy  en  beuuiez-vous  tant'rEt  amySiluan- 
ourquoym'efcoutois-tu  fi  longuement? 
is-ie  attaché  parles  oreillesiTauoisbienen 
ce  lieu  :dit  Siluandrc3des  chaînes  plus  fortes 
que  les  tiennes  :  mais  quoy  que  s'en  foit ,  nous 


Livre  cin^viesme.1  367 
voicy  tellement  cfgarez,  foit pour lanuift,  foie 
pour  auoir  marché  fur  l'herbe  du  fburuoye- 
ment,  qu'il  ne  faut  pas  efperer  de  pouuoir  de- 
meiler  les  petits  fentiers  qu'il  ne  foit  iour,  ou 
que  pour  le  moins  la  Lune  n'efclaire.  Et  qu  eft- 
iî  donc  de  faire  ?  dit  Paris.  Il  faut,  continua  Sil- 
uandreie  repofer  foubs  quelques  vns  de  ces  ar- 
bres .attendant  que  la  Lune  fe  faffe  voir.  Cha- 
cun trouua  cette  refolution  bonne:  auffi  bien 
vne  partie  de  la  nuicl  eftoit  defîa  paiTée*  lors 
rencontrans  vn  arbre  vn  peu  retiré  des  autres, 
ils  choiiîrent  le  mieux  qu'ils  peurent  vn  lieu 
bien  fec ,  &  la  les  Bergers  eftendant  leurs  fayes, 
&:  les  Bergères  s'eftant  couchées  deffus,  ils  fe  re- 
tirent vn  peu  à  coite,  où  tous  enfemble  ils  le 
couchèrent  attendant  que  la  Lune  paruft. 


L   E 


SIXIESME    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Partie     d'Astre  e. 


N  c  o  r  e  s  que  la  nuift  fuit 
défia  bien  fore  aduancée ,  lors 
que  ces  Bergères  fe  couchèrent 
fur  les  mppes  &  fayes  de  leurs 
Bergers  :  fi  eft-ce  qu'eftant  mal  accoutu- 
mées de  dormir  fous  le  Ciel  feulement ,  & 
fur  l'herbe,  &  principalement  la  nuid,  elles 
demeurèrent  long-temps  à  s'entretenir  auant 
que  le  fommeil  les  faifift.  Et  parce  que  l'hor- 
reur de  la  nuidt  leur  faifoit  peur ,  elles  fe 
mirent  &  refferrerent  prefque  toutes  en  vn 
monceau  :  Et  lors  citant  plus  efueillées  qu'elles 
n'eufTent  voulu5Diane,  qui  de  fortune  fetrou- 
ua  plus  près  de  Madonthe  ,  après  quelques 
autres  propos  communs  ,  luy  demanda  quelle 
ertoit  la  fortune  qui  l'auoit  conduitte  en  cette 
contrée.  Sage  Diane  j  f  cfpondic-ellc3  rhîftoi- 
^  Part.  A  a 


3/0  L  A  î  I.    PARTIE    D*A  STREE.' 

re  en  feroit  &  trop  longue  ,  de  trop  ennuyeufe, 
mais  concernez- voas  3  îe  vous  fupplie,  que  ce 
inefme  Amour  qui  -neït  point  inconnu  parmy 
vos  hameaux  ,  ne  iefl  non  pins  parmy  les  Da- 
mes, ôc  les  Cheualiers ,  &  que  c'eft  iuy  qui 
m'areueftuë  comme  vousmepouuezvoir,en- 
corquemanaifTanceme  releue  beaucoup  par 
cleiTus  cet  eftat.  S'il  n'y  arien ,  ditPhillis ,  qui 
vous  en  cmpefche  que  la  crainte  de  nous  eitre 
ennuyeufe ,  ie  refponds  pour  toutes  ,  que  cela 
ne  vous  doit  pas  arrelter  •  car  ie  fçay  qu'il  y  a 
long-temps  que  nous  délirons  toutes  d'enten- 
dre ce  dtfcours  de  vous,  de  il  mefemble  que 
nous  ne  feaurions  trouuer  vn  temps  plus  à 
propos ,  puis  que  voicy  vne  heure  que  nous  ne 
pouuons  mieux  employer,  de  que  nous  fouî- 
mes feules ,  ie  veux  dire  fans  Berger.  Quant  à 
moy,adiouita  Diane,  ce  qui  me  le  fait  deiirer 
plus  particulièrement,  c'eft  que  ceux  qui  nous 
voyent  feparées  IVne  de  l'autre,  me  difent  que 
nous  nous  reiTemblons  beaucoup  :  de  forte  que 
vos  fortunes  me  touchent  comme  fi  elles 
eiïoient  les  miennes,  &:  femble  que  ie  fois  pref- 
que  obligée  de  m'en  enquérir.  Ce  me  fera  touf- 
îours,  dicMadonthe,  beaucoup  de  contente- 
ment de  relfembler  a  vne  telle  beauté  que  la 
yoftre  :  mais  ie  ne  voudrois  pas  pour  voitre  re- 
pos que  vos  fortunes  fuffent  femblables  aux 
miennes.  le  vous  fuis  obligée ,  dit  Diane,  de 
cette  bonne  volonté:  mais  ne  croyez  pas  que 


L  IVRE    SIXIESMEÏ  $jï 

chacun  n'ait  fon  fardeau  à  porter  ,  &:  qui  nous 
cit  d'autant  plus  pefant  que  celuy  des  autres, 
que  celuy- cy  eft  tout  à  fait  fur  nos  efpaules ,  &: 
que  l'autre  ne  nous  touche  que  par  le  moyen 
delacompafîion.  Que  cela  donc  ne  vous  em- 
pefche  de  fatisfaire  à  la  requefte  que  nous  vous 
faifons.  Vous  me  permettez  donc,  refpondit 
Madonthe,de  parler  vn  peu  bas,  afin  de  n'eftre 
point  oiiye  des  Bergers  qui  font  près  de  nous  : 
car  faurois  trop  de  honte  qu'ils  flirtent  tef- 
moins  de  mes  erreursDoutre  que  le  ne  voudrois 
pas  que  Therfandre  me  pull  oùyr,  pour  les  rai- 
fons  que  vous  pourrez  iuger  par  la  fuitte  de 
mon  difeours  :  &:  lors  elle  commença  de  cette 
forte  : 


HISTOIRE   DE    DAMON    ET 

D  E    MADONTHE. 

IL  eft  très  à  propos ,  fage  &  diferete  troup- 
pe ,  que  de  nuid  ie  vous  raconte  ma  vie, 
afin  que  couuerte  des  ténèbres ,  l'aye  moins 
de  honte  à  vous  dire  mes  folies,  telles  faut- 
il  que  ie  nommelesoccaiions,quimefaifans 
changer  l'eftat  où  la  fortune  m'auoit  fait  nai- 
ftre ,  mon  contrainte  de  prendre  celuy  où 
vous  me  voyez.  Car  encor  que  ie  fois  auec 
les  habits  que  ie  porte,  &  la  houlette  en  la 

A  a   i) 


y?z      La  II.  partie  d'Astreï.' 

main,  ie  ne  fuis  pas toucesfois Bergère :mai$ 
née  de  parens  beaucoup  plus  releuez.  Mon 
père,  fuiuant  la  fortune  de  Thierry,  acquit 
vn  ii  grand  crédit  parmy  les  gens  de  guer- 
re ,  qu'il  commandent  en  fon  abfence  a  tou- 
tes fes  armées  ,  non  pas  qu'il  fut  Vifigot  com- 
me luy,  mais  s'eitant  trouué  auec  beaucoup 
d  authonté  parmy  les  Aquitaniens ,  ii&t  tant 
aimé,&  tantfauorifédeceRoy,qu'il  l'obligea 
de  fe  donner  entièrement  à  luy  ,  au  feruice 
duquel, outre  les  biens  qu'il  auoit  de  fes  pre- 
deceffeurs ,  il  en  acquit  tant  d'autres,  qu'il  n'y 
auoit  perfonne  en  Aquitaine  qui  fe  pull  dire 
plus  riche  qu'il  efîoit.  Ayant  vefeu  de  cette 
forte  longues  années,  tout  le  mal- heur  qu'il 
reifentit  ïamais ,  fut  feulement  de  n'auoir  d'au- 
tres enfans  que  moy:  car  encor  que  fa  mort 
fut  violente,  fi  luy  fut  elle  tant  honorable  que 
ie  la  tiens  pourl'vne  de  fes  meilleures  fortunes  ; 
Puis  qu'après  auoir  fait  leuer  le  fiege  d'Or- 
léans, au  cruel  Attile,  enfin  le  pourfuiuant 
îufques  aux  champs  Cathaiauniques,  Thier- 
ry, Merouée,&^tius,  luy  donnèrent  la  ba- 
taille, àrlederfirent,  &  de  fortune  mon  pers 
combatit  ce  iour-là  à  la  main  droitte  de  fon 
Roy ,  qui  auoit  eu  l'aile  gauche  de  la  batail- 
le ,  &  Meroùée  la  droitte.  Et  d'autant  que 
tout  l'effort  d' Attile  fut  prefque  fur  le  coité  de 
Thierry,  après  vn  long  combat,  le  Roy  Vifi- 
got y  fut  tué^monpcreauflip  qui  percé  de 


Livre    sixiesme."  375 

plus  de  cent  coups,  futtrouuéfurlecorpsde 
fon  Roy  où  il  s'eftoit  mis  pour  le  deffendre, 
ôr  pour  receuoir  les  coups  en  Ton  lieu.  Ce  que 
Tornfmond  fon  fucceiTeur,  &  fon  fils,  euft 
tant  agréable,  que  la  bataille  eftant  gagnée, 
il  fit  emporter  fon  père  &  le  mien,&  les  fit  en- 
terrer en  vn  mefme  tombeau  ,  mettant  tou- 
tesfo is  la  chaffe  de  plomb  de  mon  père  aux 
pieds  du fîen ,  y  faifantgrauer  des  inferiptions 
tant  honorables  ,  que  la  mémoire  ne  s  en 
efreindra  iamais. 

Lors  que  mon  peremourut,ie  pouuois  auoir 
îaage  de  fept  ou  huictans  3  &r  commençay  dés 
ce  temps-là  de  reffentir  les  rigueurs  de  la  for- 
tune. CarLeontidas,  qui  auoit  fuccedé  à  la 
charge  de  mon  père ,  &  que  Tornfmond e 
aimoitpardeifus  tous  les  Cheualiers  d'Aqui- 
taine 3  vfa  de  tant  d'artifice  que  ie  luy  fus  re- 
mife  entre  les  mains  ,  &  prefque  rauie  de 
celles  de  ma  mère  3  fous  vn  prétexte  qu'ils 
nommoient  raifon  d'Eftat ,  difant  qu'ayant 
tant,  de  grands  biens  ,  &  de  places  fortes ,  il 
falloit  prendre  garde  que  ie  ne  me  mariaiTe  à 
perfonne  qui  ne  fut  bien  affectionnée  au  fer- 
mée de  Torrifmonde.  Me  voila  donc  fans 
père,  &:  fans  mère ,  priuée  de  IVn  par  la  ri- 
gueur de  la  mort,  &  de  l'autre  parcelle  de  cet- 
te raifon  d'efbt:  toutesfois  la  fortune  me  fut 
fauorable  en  ce  que  ie  rencontray  tant  de  dou* 
ceur  3  &  tant  d'honnefteté  en  Leontidas,  que  ie 

Aa   iij 


?74         L  A  1 1.  PARTIE    D'A  S  T  *  E  E. 

ne  ponuois  délirer  de  meilleurs  offices  que 
ceux  que  ie  receuois  de  luy  5  ne  luy  défail- 
lant rien  que  le  nom  de  père.  Safemmen'e- 
ftoic  pas  de  cette  humeur,  qui  au  contraire  me 
traittoit  fî  cruellement,  que  ie  puis  dire  n'a- 
noir  iamais  tant  hay  la  mort ,  que  ie  luy  vou- 
lois  de  mal. 

Or  le  delîein  deLeontidas  eftoit  de  m'eileuer 
iufques  en  l'aage  deme  marier,  &  puis  de  me 
donnerài'vndefes  nepueux  qu'il  auoit  efleu 
pour  fonheritiei^n'ayant  iamais  pu  auoir  des 
enfans:  mais d  autant  que  la  contrainte  eft  la 
plus  puiiTante  occafion  qui  empeiche  vn  efpnt 
généreux  de  fe  plier  à  quelque  chofe,  il  aduinc 
que  fonnepueu  n'eut  iamais  de  l'amour  pour 
moy3  ny  moy  pour  luy, nous  femblant  que  nos 
fortunes  eftant  limitées  en  nous  mefmes3  nous 
elHonscaufelVn  à  l'autre  de  ce  que  nous  ne 
pouuionsefperer  rien  de  plus  grand,  outre  que 
nous  n'effim  ions  pas  ce  qui  nous  eftoit'  acquis 
fans  peine.  Cefurentdonc  ces  confîderations 
ou  d'autres  plus  cachées ,  qui  nous  empefehe- 
rent  d'auoir  de  l'aminé  f vn  pour  l'autre  :  mais 
lors  que  l'eus  vn  peu  d'aage  il  y  en  eut  bien 
de  plus  grandes.  Car  la  recherche  de  plu- 
fîeurs  ieunes  Cheualiers,  fi  pleine  d'honneur 
&  de  refpect,  me  faifoit  paraître  plus  faf- 
cheuxlemefpris  dontvfoitle  nepueu  deLeon- 
tidas entiers  moy.  Luy  d'autre  codé  picqué 
de  ce  que  ie  le  defdaignois  ,  comme  il  luy 


Livre    sixiesmt.  37? 

(en'ibloit,  fe  retira  5  de  forte  que  ie  ne  le  voyoïs 
plus  que  comme  effranger ,  dont  1e  ne  receuois 
peu  de  contentement.  Et  quoy  que  le  ref- 
pect  que  chacun  portoit  a  Lecntidas  pour  l'ex- 
traordinaire faneur  queTorrifmondeluy  fai- 
(bft,  fuft  caufe  que  plufieurs  nauoienc  pas  U 
hardiefTe  de  fe  déclarer  entièrement  ;iîeft-ce 
qu'il  fe  rencontra  vn  page  allez  proche  de 
Leontidas  3  qui  fermant  les  yeux  a  toutes  ces 
confîderations,  entreprit  de  me  feruir,  quoy 
qu'il  luy  en  pûft  aduenir.  Dés  le  commence- 
ment cen'eftoit  pas  auec  deiîein  de  s'y  embar- 
quer à  bon  efcient,  mais  feulement  pour  ne  - 
lire  pas  oiieux ,  &  pour  faire  paroiîrre  qu'il 
auoit  affezde  mérite,  &  de  courage  ,  pour  fe 
faire  aimer,  &:  pour  aimer  ce  que  l'on  efti- 
moitdeplus  releué  dans  laCour  ;  pouuant  di- 
re fans  vanité,  que  de  ma  condition  il  n'y  auoit 
rien  qui  le  fuit  plus  quemoy.  Et  voyez  com- 
me ceux  qui  blafment  l'Amour  ont  peu  de  rai- 
fon  de  le  faire.  Lors  que  ce  îeune  Cheualicr 
commença  de  me  feruir  3  il  eftoit  homme  fans 
refpect,  outrageux,  violent,  &  le  plus  incom- 
patible de  tous  ceux  de  fon  aage  :  au  refte ,  vif, 
ardant,  Sëficourageux,  que  le  nom  de  témé- 
raire luy  eftoit  mieux  deu  que  celuy  de  vail- 
lant. Mais  depuis  qu'Amour  l'euft  viuement 
touché,  il  changea  toutes  ces  im perfections 
en  vertu,  &:  s'eftudiade  forte  de  fe  rendre  ai- 
lîiabie.qu'il  fut  depuis  le  miroir  des  Cheuahers 

A  a    iiii 


376        La  IL  partie  d'Astre  e. 
deTornfmonde.  Il  s  appelloit  Damon ,  pa~ 
renc aiTez proche  de  Leontidas,  comme  vous 
auezoiiy  dire  ,  &dequileRoynefaifoitpoint 
boniugement  pour  les  raifons  que  îe  vous  ay 
dittes:  toutesfois  lors  qu'il  commença  de  fe 
clianger  ,  le  Roy  aufïï  changea  d'opinion. Mais 
parce  que  Leontidas  eftok  homme  tres-aduifé, 
&:  qui  toute  fa  vie  auoit  fait  profefTion  de  re- 
marquer les  actions  d'autruy,  &  d'en  faire  ju- 
gement -,  il  feprift  bien  tofl:  garde  de  fon  def- 
fein3  quiluy  eitoit  infupportable  5  à  caufe  de 
la  volonté  qu'il  auoit  de  me  donner  à  fon  nep- 
ueu.    Et  pour  coupper  chemin  à  cette  nou- 
uelle  recherche  ,  il  me  deffendit  fi  abfolu- 
ment  dele  voir,  ôduy  en  parla  de  forte,que 
nous  demeurafmes  tous  deux  plus  ofFenfez  de 
luy  que  îe  ne  vous  fçaurois  dire.   Et  fuiuant  la 
couitumedes  chofes  deffenduës,  nous  corn- 
mençafmes  dés  lors  d'auoir  plus  de  defir  de 
nous  voir,  &  fufmes  prefque  plus  attirez  à  l'a- 
mitié l'vn  de  l'autre  que  nous  n'eftions  aupara- 
uant.  Iln'y  arien,  difcrettes  Bergères  ,  qui  me 
contraigne  de  vous  auouer,  ou  denier  ce  que 
ie  vay  vous  dire  :  Si  bien  que  vous  deuez  croire 
que  c'eft  la  feule  venté  qui  m'y  oblige.    Lors 
que  Damon  commença  de  me  rechercher  5 
fon  humeur  m'eitoit  fî  deligreable  que  ie  ne 
le  pouuois  fouffnr  :  mais  depuis  que  Leontidas 
auec  de  fafcheufes  paroles  m'euft  fi  expref- 
fément  deffendu  de  le  voir,  le  doute  qu'il  fit 


Livre    si  xi  es  me.  \yj 

paroiftre  d'auoir de  moy ,  me  defpita  fi  fort, 
que  ie  refolus  de  n'en  aimer  iamais  d'ancre  : 
&  cela  fut  caufe  qu'auec  vn  foin  extrême ,  ie 
l'allois  deftournant  des  vices,  àquoyfon  na- 
turel le  rendoit  enclin  ,  quelquesfois  les  luy 
blafmant  en  autruy,  8c  d'autresfois  luy  difànt, 
que  mon  humeur  neftoit  point  d'aimer  ceux 
qui  en  eftoient  atteints.  Le  formant  de  cette 
forte  fur  vn  nouucau  modelle  ,  lors  que  ie 
connus  les  conditions  de  ceCheualier  chan- 
gées, ie  Faimay  beaucoup  plus  que  s'il  fuft 
venu  me  feruir  auec  ces  mefmes  perfections, 
d'autant  que  chacun  fe  plaift  beaucoup  plus 
en  fon  ouurage  qu'en  celuy  d'autruy.  le  vi- 
uois  toutesfois  fi  difcrettement  auec  luy  qu'il 
ne  pûiî  pour  lors  reconnoiftre  au  vray  fi  ie 
l'aymois,  &  me  tenois  tellement  fur  mes  gar- 
des ,  qu'il  n'auoit  feulement  la  hardieffe  de 
me  déclarer  fa  volonté  par  fes  paroles  :  effeci 
bien  différent  de  ceux  que  fon  outrecuidance 
auoit  accouftumé  de  produire  auparauant-  Ce 
qu'on  pourroit  trouuer  eftrange ,  fi  Amour 
n'auoit  fait  autresfois  des  changemens  beau- 
coup plus  contraires  en  maintes  perfonnes. 
En  fin  luy  femblant  que  tout  le  feruice  qu'il 
me  rendoit  eftoit  perdu  >  fi  ie  ne  fçauois  fon 
intention  3  il  refolut  de  prendre  vn  peu  plus 
de  courage,  &  de  hazarder  cette  fortune.  Et 
parce  qu'il  creut  de  le  pouuoir  mieux  faire 
par  l'efcnture  que  par  les  paroles,  après vne 


378       La  IL  partie    d'Astres." 
longue  difpute  en  fon  efprit,  il  fit  vne  telle 

lettre  : 


LETTRE     DE     D  A  M  O  N 

a     Madonthe. 

C'E  s  t  bien  témérité  d'aimer  tant  de  per- 
fections, mai*  aufi  cefi  bien  mon  diuoir 
de  fertàr  tant  de  mérites  :  Etji  vous  voulez 
e  feindre  t 'affection de  ceux  qui  vous  arment ,  il 
faut  que  de  me  (me  vous  laifie7  les  perfections 
qui  vous  font  âymefc  (y  f  vous  nevouU?  point 
ejbre  aymce.vueilLzaufi  nefre  point  aymable, 
autrement  ne  t  routiez,  e frange  que  vous  [oyez 
defobeye  :  car  la  force  ex  eu  fera  ton (tours  ceux  qui 
feront  cette  offenfe  contre  voflrc  volonté:  puis  que 
la  necefitè  ne  reconnoifrpas  mefme  la  Loy  que  les 
Dieux  nous  irnpofent. 

Mais  quand  il  me  voulut  faire  voir  cette 
lettre,  il  ne  fut  pas  fans  peine,  parce  qu'il  fça- 
uoit  bien  que  le  ne  la  receurois  pas  fans  artifi- 
ce. En  fin  voyez  quelles  font  les  inuennons 
d'Amour.  Il  me  vint  trouuer  ,  fît  femblam 
de  m5 entretenir  des  nouuellesde  laCour,me 
raconta  deux  ou  trois  accidens  fur  ce  fujeâ 
aduenus  depuis  peu,  &  en  fin  me  dit  qu'il  auoit 
reconnu  vne  nouuelle  affection  qui  neftoit 
pas  rente 3  mais  qu'il  craignoit  de  me  la3ire3 


Livp.  e    sixiesme.  579 

parce  que  la  Dame  eftoit  de  mes  amies  ,  &:  le 
Cheualier  de  fes  amis.  Et  quoy,  luy  dis-ie,me 
tenez-vous  pour  lî  peudiferette  que  ie  fje  ici- 
che  taire  ce  qui  ne  doit  pas  eftre  fçeu?  Ce 
rfefl  point  cette  doute ,  me  dit  il  3  qui  m'en 
empefche,  mus  que  vous  n'en  vuallezmal  a 
mon  amy. 

Et  pourquoy  cela,  luy  refpondis  ie,  puis  que 
1  amour  qui  eit  honne (le  Se  pleine  de  refpeâ; 
ne  peut  offenfer  perfonne  2  le  voyoïs  bien, 
gentilles  Bergères,  qu'il  eftoit  en  peine  de  ce 
q u  il  auoit  à  faire  :  mais  ie  ne  penfois  poi at  q  ie 
ce  fuft  pour  fon  particulier,  m  imaginant  que 
s'il  euft  eu  la  volonté  de  m'en  parler  ,  il  Teufl 
fait  dés  long  temps,  en  ayant  eu  diuerfes  com- 
moditez.  Et  cela  fut  caufe  que  ie  l'en  preftay 
plus,  peut-eftre ,  que  ie  ne  deuois.  En  fia  il  me 
dit  que  de  me  dire  les  noms,  c'eftoit  choie  qu'il 
n'oferoit  faire,  pourpiufieursconîiderationsj 
mais  qu'il  m'en  feroit  voir  vne  lettre  qu'il 
auoit  trouuée  cematinmemie.  Etacemot  il 
mit  la  main  dans  fa  poche,  &me  montra  la 
lettre  qu'il  venoitde  m'efenre,  que  fans  diffi- 
culté ie  leus  fans  en  reconnoiiïre  l'cfcriture3 
parce  que  ie  n'en  auois  ïamais  veu  encores. 
Mais  fi  auparauant  fauois  vn  peu  de  volonté 
d'en  fçauuir  les  noms  ,  après  cette  le&ure. 
l'en  eus  vn  extrême  deiir,  ^lorsque  ie  l'en 
preliois  le  pli  s,  ie  le  vis  fouf-nre,  &  ne  me 
dire  que  de  fort  mauuaifes  exeufes.  Et  quoy3 


380  La  II. Partie  d'Astree." 
Damon,  luy  drs-ie,  depuis  quand  eftes-vous 
deuenu  fi  peu  foucieux  de  me  plaire  que  vous 
ne  me  vueillez  dire  ce  que  îe  vous  demande? 
le  crains,  me  refpondit-il,  de  vous  orlenfer  fi 
ie  vous  obeys  :  car  celle  à  qui  cette  lettre  s'ad- 
dreflï  eft  fort  de  vos  amies  ,  comme  îe  vous  ay 
dit.  Vous  me  ferez,  fans  doute,  luy  repliquay- 
ie,  vne  offenfe  beaucoup  plus  grande  en  me 
defobeïffanr.  le  fuis  donc,  me  dit-il,  entre 
deux  grandes  extremitez ,  mais  puis  que  la 
faute  que  îe  feray  par  voftre  commandement 
fera  beaucoup  moindre,  ie  vais  vous  cbevr,  & 
me  prenant  la  lettre,  me  la  relut  tout  haut, 
mais  eftant  paruenu  à  la  fin,  il  s'arrefta  tout 
court  fans  nommer  perfonne.  Voyez,  belles 
Bergères,  que  c'eft  que  l'Amour  .'  Quelques- 
fois  A  porte  les  efprits  les  plus  abaiffez  à  des  te- 
m entez  incroyables,  &  d  autres-fois  fait  trem- 
bler les  courages  plus  relouez  en  des  occafions 
que  les  moindres  perfonnes  ne  redouteroient 
point. 

Damon  en  fert  d'exemple,  puis  que  luy,  qui 
entre  les  plus  effroyables  dangers  des  armes 
pouuoit  eftre  appelle  téméraire,  comme  ie 
vous  ay  dit,  n'auok  la  hardieffe  de  dire  fon 
nom  à  vne  fille,  fille  encores  qu'il  fçauoit  bien 
ne  luy  vouloir  point  de  mal.  Mais  s'il  auoit 
peu  de  courage,  l'auois,  ce  me  femble,  encore 
moins  d'entendement:  car  ie  deuois  bien  con- 
noiftre  à  la  crainte  qu'il  aucit,  que  cela  luy 


Livre    sixiesme.  381 

touchoit,  &  ie  veux  croire  qu'Amour  eftoïc 
celuy  qui  me  bouchoit  les  yeux;  ayant  fait  det 
fein  de  rendre  par  nous  fa  puiffance  mieux 
connue  à  chacun.  Autrement  l'y  euiTe  bien 
pris  garde,  puisque  ie  l'aimois,  &  qu'on  dit 
que  les  yeux  des  Amans  percent  les  murailles. 
Quoy  que  ce  fuit,  l'auoùequeie  n'y  penfois 
point,  &  voyant  qu'il  fe  taifoit:  Et  quoy,  luy 
dis-ie,  Damon,  ncn  fçauray-ie  autre  chofe? 
Vrayement  ie  penfois  auoir  plus  de  pouuoir 
fur  vous.  Tant  s'en  faut,  me  refpondit-il,  que 
mon  filence  procède  de  là:  que  ce  qui  m'em- 
pefche  de  vous  en  dire  dauantage,  c'eiî  que 
vous  pouuez  trop  fur  moy.  Et  toutesfois  ce 
que  ie  vous  en  ay  dit  vous  deuoit  fuffire:  car 
que  puis-ie  vous  en  déclarer,  après  vous  en 
auoir  fait  lire  la  lettre ,  &  ouyr  la  voix  \  Com- 
ment, luy  dis-ie ,  toute  eftonnée,  cft-ce  vous, 
Damon,  qui  l'auez  efcnte?  c'eil  moy,  fans 
doute,  dit-il,  baiffant  les  yeux  contre  terre.  Et 
ie  vous  fupplie,  continuay-ie,  dittes-moy  à  qui 
elle  s'addi-eife.  C'efî,  adioufta-t'il  froidement, 
puis  qu'il  vous  plaift  de  le  fçauoir,  à  la  belle 
Madonthe.  Et  à  ce  mot  il  fe  teut  pourvoir, 
comme  ie  croy,  de  quelle  forte  ie-receuois 
cette  déclaration.  I'auoiie  que  ie  fus  furprife, 
parce  que  i'attendois  toute  autre  refponfe  que 
celle-là  :  &  quoy  que  ie  l'aimaiTe  comme  Je 
vous  ay  dit,  &que  ce  fuft  d'vne  volonté  re- 
folué,  iî  eft-ce  que  Thôneur  qui  doit  toufîours 


382,  La  II.  partie  dAstkei! 
tenir  le  premier  lieu  dans  nos  âmes,  me  fit 
croire  que  ces  paroles  m  brlenfoient.  Etquoy 
eue  îe  reconnuife  bien  que  iauois  elle  caufe 
de  (à  hardieife-j  il  ne  vouius-ie  point  l'exeufer, 
me  fcmblant  que  comme  que  ce  fuit,  il  fe 
deuoit  taire.  Il  eit  vray  qu'Amour  qui  n'elloit 
pas  foibîe  en  moy  tenait  fort  fon  party ,  8£ 
quoy  quil  ne  pu  fi  efrouffer  entièrement  les 
reflentimens  que  l'honneur  me  donnoit  31î 
les  adouciiîbit-ii  infiniment.  En  fin  ie  luy 
refponciis  ainfi:  Mal-ayfément,Damon3  euiTè- 
ie  attendu  cette  trahifcn  de  vous,  en  qui  ie 
rif  afleurois  comme  en  moy-mefme:  mais  par 
cette  action  vous  m'auez  appris  qu'il  ne  fe 
faut  ramais  fier  en  vn  îeune  homme,  nyen 
vne  perfonne  téméraire.  Toutesfois  îene  vous 
accule  pas  entièrement  de  cette  raute,  l'en  fuis 
coulpable  en  partie,  ayant  vefeu  par  le  paffé 
auec  vous  de  la  forte  que  îay  fait.  Voftre  ou- 
trecuidance fera  caufe  que  îeferay  plus  aduilec 
à  i'aduenir,  &:  pour  vous,  &pour  tous  les  au- 
tres qui  vous  reffembleront.  Si  vous  appeliez 
ti  ahifon3  me  rcfpondit-il,  de  vous  auoir  plus 
a  m  ce  que  n'auez  penfe,  ic  confeife  que  vous 
tïtes  trahie  de  moy,  &r  que  vous  le  ferez  de 
cette  forte  tant  que  ie  viutay,  fçachant  bien 
que  ny  vous  ny  perfonne  du  monde  ne  fçau- 
rt  it  le  figurer  la  grandeur  de  mon  affection:  8t 
fi  vous  croyez  que  ma  ieunelTe  menait  don- 
ne la  volonté .  &  ma  témérité  la  hardieffe  >  ie 


LlVfcE     SIXIESME.  }8j 

Biaintiendray  contre  tous  les  hommes,  que 
iamais  vieillefle  ne  fut  plus  prudente  que  cette 
icuneffe,  nv  prudence  plus  fage  que  cette  té- 
mérité que  vous  blafmez  en  moy.  Que  fi  l'ay 
faiilv  comme  vous  dites ,  &  que  vous  en  (oyez 
couipâble,  ce  n  efl  pas  pour  la  façon  dont  vous 
auezvefcu  au  ce  moy  :  mais  parce  queftant  fî 
belle,  vous  vous  elles  rendue  iî  pleine  de  per- 
fection ,  quil  eft  impoflîble  que  tous  ceux 
qui  vous  verront,  ne  commettent  lesmefmes 
fautes  que  vous  me  reprochez.  Et  toutesfois 
le  ne  fçay  quel  démon  ennemy  de  mon  con- 
tentement ,  vous  met  à  cette  heure  des  opi- 
nions en  lame  fi  contraires  à  celles  que  vous 
venez  de  me  dire.  Et  il  faut  bien  que  ce  foie 
pour  mon  mal-heur  5  que  vous  les  ayez  fî 
prompternent  oubliées:  ne  m'auez-vous  pas 
dit  que  l'Amour  norfençoit  perfonne?  Si  cela 
eit  3  pourquoyle  iugez- vous  à  cette  heure  au- 
trement contre  moy'  Mais  fî  ces  paroles  ne 
vous  contentent ,  voicy  Damon  deuant  vous, 
qui  vous  offre  l'eftomach,  voire  ce  mefme 
cœur  qui  vous  adore,  afin  que  pour  vousfatis- 
ture  vous  luv  donniez  tel  chafbment  quil 
vous  plaira  ,& s'il  en  refufevnfeul  (fînon  la 
defciiie  que  vous  luy  pourriez  faire  de  vous 
finur)  il  veut  que  vous  le  teniez  pour  le  plus 
traifrre  qui  fut  iamais,  &  le  plus  indigne  de 
tous  les  hommes  d  eftre  honoré  de  vos  bonnes 
grâces.  Si  ie  vous  ay  dit,  luy  rcfpondis-ie,  que 


3#4  La  ii.  partie  d'Astree! 
l'on  ne  s'offençoit  point  (Tertre  aimée,  \y  ay 
adioufté  le  refpect  &  l'honnefteté.,  a  quoy  l'on 
cit  obligé  :  &  quand  vous  vous  fufiiez  contenté 
de  me  rendre  preuue  de  voftre  bonne  volonté 
par  ce  refpect  feulement ,  &  non  point  par 
l'outrecuidance  de  vos  paroles,  l'euiTe  eu  au- 
tant d'occafîondevous  aimer,  que  l'en  ay  de 
vous  haïr.  Car  pourray-ie  bien  dcuter  à  l'ad- 
uenir  que  Damon  ne  recherche  ma  honte, 
puis  qu'il  a  eu  la  hardiefle  de  me  le  dire  luy- 
mefhie?  Quelle  me  penfcz-vous,  Damon., 
pour  croire  que  fans  vengeance  îe  fouffre  ces 
iniures  ?  n'auez-vous  point  de  mémoire  du 
père  que  fay  eu  ?  n'auez-vous  point  reconnu 
quelle  vie  a  elle  la  mienne  ?  Et  combien  Tay 
eu  de  foin  de  me  conferuer,non  feulement 
telle  que  îe  dois  dire,  mais  en  forte  que  la 
mefdifance  n'eut  occafîon  de  mordre  fur  mes 
actions  :  Reffouuenez- vous  que  fi  vous  n'auez 
ny  mémoire  ny  îugement  pour  ce  que  ie  vous* 
dis,  l'en  ay  affez  pour  tous  deux,  &  que  fî  vous 
continuez,  vous  me  donnerez  fuject  de  vous 
rendre  du  defplaifîr  par  toutes  les  voyes  que  ie 
fçauray  inuenter.  Madame  5  me  refpondit-il 
incontinence  laiffez  de  mettre  en  auant  con- 
tre moy  toutes  les  fortes  de  peine  que  vous 
pourrez  imaginer.  Celuy  qui  a  peu  fupporter 
l'effort  de  vos  yeux,  ne  fçauroit  craindre  ce- 
luy de  tout  le  refte  de  l'Vniuers.  Ce  ne  feront 
que  des  tefmoignages  de  mon  affedion^  qui 

me 


Livre    sixiesme]  38; 

me  feront  d'autant  plus  chers,  qu'ils  tendront 
plus  de  preuue  que  vous  elles  aimée  de  Da- 
mon:  Et  ne  penfez  plus  que  ie  vous  mefcon- 
noiiTe  ,  ny  ceux  dont  vous  eftes  defcenduë. 
Vos  vertus  font  trop  grauées  en  mon  ame,  &c 
iay  trop  d'obligation  a  ceux  qui  vous  ont  mife 
au  monde  pour  en  perdre  la  mémoire  :  mais  ïî 
ie  ne  vous  ay  offenfée  que  par  la  parole  &  non 
par  le  deiTein  que  iay  eu  de  vous  rendre  du 
îeruice,  laiiïbns-la.  Madame,  cette  fafcheufe 
parole,  oublions-la:  commandez-moy  que  ie 
(bis  muet,  pourueu  qu'il  foit  permis  a  mon 
ame  de  vous  adorer,  ie  veux  bien  ne  parler  îa- 
mais:  Mais  fi  vous  redoutez  fi  fort  que  ie  vous 
die  que  ie  vous  aime,  &fï  vous  croyez  que 
cela  importe  tant  à   cette  réputation  dont 
luftement  vous  eftes  fî  foigneufe  ,  ne  voyez- 
vous   pas  que  vous  vous  allez  procurer  vn 
extrême  defplaifir,  puis  que  viuant  auec  moy 
comme  vous  me  menaiTez,  il  fera  impoiïible 
que  mon  affection  ne  fe  manifefte  à  chacun, 
&  par  ainfî  ce  que  ie  vous  dis  en  particulier 
fera  public  par  tous  ceux  de  cette  Cour:  & 
ne  ferez^vous  pas  plus  offenfée  de  l'ouyr  de 
la  bouche  de  chacun ,  &:  en  public  que  de  la 
mienne  en  particulier  ?  Auantque  d'ordonner 
ce  qu'il  vous  plaift  faire  de  moy,  ie  vous  fup- 
plie,  Madame,  confîderez ce  que  ievous  dis, 
&  de  plus  que  fî  ie  ne  faux  point,  vous  n  auez 
point  de  raifondemepunir.  Et  fivous  eftes 
2. Part.  Bb    - 


^%6     Xa  II.  Partie    d'Astrel 
otfenféca  &:  que  ma  faute  vous  defplaife,  pour- 
quov  vous  voulez-vous  faire  plus  de  tort  en  la 
publiant  à  tout  le  monde  ? 

Il  feroitbienmal-ayfé,  fages  Bergères,  de 
vous  redire  toutes  les  raifons  que  Damon 
m'allégua:  carie  tfpuys  iamais  mieux  parler: 
rauoiic  toutesfois    que   l'efprouuay  bien  en 
cette  occafion  que  le  confeil  eft  tres-bon  de 
ceux  qui  difent,  qu'on  ne  doit  iamais  déclarer 
fon  arre  cciomà  vue  Dame,  quauparauant  on 
ne  Tait  obligée  à  quelque  forte  de  bonne  vo- 
lonté.  Car  lors  que  l'offenfe  qu'elle  penfe  re- 
ceuoirpar  telle  déclaration,  la  veut  eiloigner, 
cette  bonne  volonté  qui  la  tient  attaçhée,rem- 
pefche  de  la  pouuoir  faire  ,  &:  luy  fait  efeouter 
par  force  telles  paroles,  voire  en  fait  faire  vn 
jugement  plus  fauorable.  le  l'efprouuay,  dis- 
ie,  a  cette  rois,  puis  qu'il  me  fut  impoilible  de 
m'en  feparer,  encore  que  îe  reflentiire  i  iniure 
que  l'en  receuois  :  au  contraire  auant  que  de 
mettre  fin  a  nos  difeours ,  îe  confentis  d'aftre 
aimée  &  ferme  de  luy,  pourueu  que  ce  fuit 
auec   honneur-  &:  difcretion.     Et  parce  que 
Leontidas  auoit  continuellement  les  yeux  fur 
nous ,  îe  luy  commanday  de  ne  me  voir  plus 
fî  iouuenr,  de  de  diiTimuler  mieux  qu'il  n'a- 
uok  fait  par  le  palTé,  afin  de  tromper  cet 
homme.    le  me  fouuiens  qu'en  ce  temps-là, 
d'autant  que  Leontidas,  encor  que  grand  & 
fage  Capitaine  ,  ne  laiiloit  toutesfois  de  fe 


LlVR  E      S  I  XI  ESMîl  587 

îaiiTer  poflcder  à  l'amour  de  quelques  femmes, 
qui  feignant  de  l'aimer,  tiroient  de  fon  bien 
roue  ce  qu'elles  pouuoient,  &cn  cachette  en 
fàuorifoient  d'autres  :  il  fit  des  vers  qu'il  m'en- 
noya,  &:  parce  que  nous  craignons  que  les 
lettres  venant  à  fe  perdre  nos  noms,  ne  fiiTeiit 
reconnoiftre  ce  que  nous  defînons  qui  fuie 
tenu  caché,  îe  l'appelloismon  frère,  &  il  me 
nommoit  fa  feeur.  Iepenfeque  îe  me  refïou- 
uiendray  encores  des  vers  dont  îe  vous  parle. 
Il  mefemble  qu'ils  efroient  tels  : 


SONNET. 

QVT  E  N  v  1 B  vx  de  mon  bien^  il  parle  eu 
quil  blafybeme^ , 
£>uil  remarque  a  nos  jeux  ce  quil  penfe  eftre 

en  nous, 
g»  il  connoiffe  en  effeci  que  te  ne  Cuis  moy- 

mefri(u> ,  _ 

Sinon,  ma  fœur,  entant  que  le  ne  fais  qu  a  vous. 

£)ue  dUvn  œil  importun  il  nous  "veille  ja- 
loux, 
£)ue  fur  nos  actions  la  mefdifance  il  ferne^  : 
il  peut  bien   m'efloigner  de  mon  bien  le  plus 

doux, 
Mais  non  pas  empefeber  quenfin  ie  ne  vous 
ayme^j. 

Bb    ij 


j83     La  IL  partie   d'Astreé; 
CMalgré  tous  ces  dificours  contre  nous  in- 
uente^, 

Malgré  tous  cesfoupçcns  qui  nous  ont  tourmen- 
tez, 

Me  fine  dans  le  cercueil  iefay  <vœu  d'eftre  voftrei 

Mais  ce  faficheux  ^Argus ,  ne  fer  oit-il  pas 
mieux, 
Nous  lai  fiant   en  repos   d'employer  tous  fies 

yeux, 
L^4  garder  la  beauté  quil  paye  pour  vn  autre  ? 

Mais  pour  reuenir  à  ce  que  îe  vous  difois, 
depuis  ce  iour  Damon  fe  régla  de  forte  à  ma 
volonté  3  que  ie  ne  puis  nier  que  le  n'euffe  de 
l'Amour  pour  luy.  Auill  eftoit-il  tel  qu'il 
eftoit  bien  mal-ayfé  de  ne  l'aimer  point 5  Si 
mefme  connoiffant  combien  l'afre&ion  qu'il 
me  portoit  luy  auoit  fait  changer  de  vices  en 
vertus.  Et  parce  que  pour  tromper  les  yeux 
de  Leontidas,  nous  ne  nous  parlions  plus  que 
par  rencontre ,  &  fort  peu  fouuent  en  pre- 
fence  de  quelquVn  3  pluiieurs  eurent  opinion 
que  le  courage  généreux  de  Damon  n'auoit 
pu  ibuffrir plus  longuement  les  defdains  dont 
f au  ois  vie  enuers  luy ,  6c  qu'il  s'eftok  retiré 
de  mon  amitié,  &  Leontidas  mefme  y  fur 
trompé,  encore  que  fa  femme  qui  eftoit  infi- 
ni ent  foupeonneufe,  l'affeuraft  tou/iours  du 
contraire.  Et  parce  qu'il  deiîroit  paflîonné- 


Livre    sixiesxMe!!  389 

ment,  comme  îe  vousay  dit,  de  me  donner 
à  fon  nepueu,  pour  contenter  fon  efprit,  il 
penfa  de  mettre  près  de  moy  vne  femme  qui 
prit  garde  à  mes  actions,  fans  en  faire  fem- 
blant.  Elle  fe  nommoit  Leriane  ,  &  des-ja 
eftoit  bien  fort  aduancée  en  [on  aage ,  tou- 
tefois dVne  humeur  afTez  complaifante ,  mais 
au  refle  la  plus  fine  &:  rufée  qui  fut^iamais. 
Pour  ce  coup  ie  n'eus  pas  la  veue  fi  bonne  que 
Damon  :  car  d'abord  qu'elle  me  fut  donnée, 
il  defcouurit  ledefTein  de  Leontidas,  &  paire 
que  ie  la  trouuois  de  bonne  compagnie ,  & 
quelle  faifoit  tout  ce  qu  elle  pouuoit  pour  me 
plaire,  ie  ne  pouuois croire  quelle  eufl  cette 
mauuaifé  intention  :  Et  d'autant  que  conti- 
nuellement il  me  difoit  qu'elle  me  trompe- 
roit,&que  iem'en  priffe  garde,  nous  fifmes 
refolution  de  ioûer  au  plus  fin.  Et  puis  qu'il 
ne  dependoit  pas  de  noftre  yolonté  3  de 
l'efloigner  de  nous  3  nous  penfafmes  qu'il 
eftoit  à  propos  de  faire  femblant  que  fa  com- 
pagnie nous  eftoit  tres-agreable.  Par  cet  arti- 
fice nous  auions  opinion  de  l'obliger  à  ne  nous 
rendre  point  tous  les  mauuais  offices  qu'elle 
pourroit,  &  de  faire  paroiftre  à  Leontidas  que 
nous  n'auions  point  de  déflein,que  nous  ne 
voulufïïons  bien  qu'il  fçeuft. 

O  que  nous  cuflions  efté  aduifez ,  fi  nous 
eufîions  mis  en  efFeâ  cette  délibération  !  Mais 
oyez,  gentilles  Berger cs3  ce  qui  en  aduint. 

Bb   ii) 


590  La  II.  partie  d  Astkfe.' 
Lenane  voyant  la  bonne  chère  que  ie  luy 
fàifoiSj  fe  montroit  iidefireufede  me  plaire, 
qu'en  fin  ie  vins  à  l'aimer  infeniiblement,  & 
elle  d'autre  colté  prenant  garde  aux  recher- 
ches queDamon  luy  faifoit,  creut  ayfement 
qu'il  l'aimoit,  &  cette  créance  iointe  à  la  beau- 
té &:  aux  perfections  de  ce  îeune  Cheuah'er, 
conuierent  bien-toft  Lenane  de  l'aimer,  de 
forte  qu'il  n'y  eut  que  le  pauure  Damon  qui 
ne  fe  trompa  point,  &  toutesfois  ce  fut  luy 
qui  paya  plus  chèrement  nos  erreurs.  Et  quoy 
qu'il  reconnu!!  bien  dés  le  commencement 
ce  que  ie  vous  dis,  fi  ne  m'en  peut-il  empef- 
cher.  Il  me  fouuiendra  le  refte  de  ma  vie  des 
paroles  dont  il  vfa,lors  qu'il  me  dit  :  Ma  fœur, 
me  dit-il  3  vous  aimez  Leriane ,  mais  fouue- 
nez-vous  qu'elle  ne  le  mente  pas,&  que  ie 
crains  que  vous  n'y  preniez  garde  trop  tari 
Elle  a  vn  tres-mauuais  detîein  5  £c^nuers 
vous ,  &  entiers  moy  ?  car  la  femme  de  Leon- 
tidas  ne  vous  l'a  donnée  que  pour  vous  efpier, 
&r  croyez  que  véritablement  la  bonne  chère 
que  vous  m'auez  commandé  de  luy  frire,  luy 
a  donné  occaiion  de  croire  que  ie  l'aimois, 
&:  que  cette  opinion  eft  caufe  qu'elle  ne  me 
veut  point  de  mal.  Tant  mieux,  luydis-ie, 
mon  frère,  en  fouf-riant,  ie  fçay  bien  que 
vous  ne  ferez  pas  amoureux  d'elle,  pour  le 
moins  ie  vous  afleure  que  ie  n'en  feray  ja- 
mais îaloufe:  &  cependant  la  bonne  volonté 


Livre    si  xi  es  m  b.  $91 

quelle  vous  portera,  la  retiendra  peut-eftre 

m  deuoir ,  ôc  l'emp 
taire  tout  le  rr  it.  Dieu  vue] 

me  dit-il,  ma  four,  iuknne  cou 

voas  *u  cor- 

:  cette  afféâion  i  tic  fin  :  car 

:  impofii 

ne  chère,  &  ie  voyant 
ce  quelle  ne  tera  point    Elle  ne 
prendra,  peut-elire,  pas  par  force,  lu; 
D:eu  vueille  ,  me  rep  iqua-tll,  eue  ie 
mauuais  deuiri,  &  qu'elle  ne  fâffe  pas  quel- 
que choie  de  pire  encores  que  ce  que  vous 
dictes,  le  vis  bien  que  cette  femme  îuy  eltoit 
importune,  mais  ie  ne  rugeay  iamais  qu'elle 
euft  de  l'Amour,  2c  penfois  que  toutes  les 
recherches  nettoient  que  pour  mieux  taire  la 
complaiîànte.    Et  parce  quencores que Leon- 
tidas  me  fit  toute  la  bonne  chère  qu'il  luy 
eibit  poiTible,  fi  eft-ce  que  le  mauuais  trait- 
tement  que  ie  receuois  de  ta   femme  ,  me 
farbit  palier  vne  vie  fort  ennuyeuie.    le  rel- 
pondis  a  Damon,  qu'il  deuoit  çonfiderer  la 
miierable  vie  que  ie  faiiois  :    que  ie  nauois 
contentement  que  de  luy  ;  nv  confoladon 
quedeLeriane:   eue  ie  crovois  bien  que  lin- 
tendon dcLeontidas,  2c  de  la  femme,  aûoit 

■  en  mettant  Lerianc  auprès  de  mr- 
m'auoir  donné  vn  elpion,  mais  que  ie  ci- 
bien  aufli qu'ils  pourroienjt  ie  tromper,  &  que 

Bb    ii.j 


§yi  La  II.  partie  d'Astree." 
cette  femme  fe  fentoit  tellement  obligée  aux 
carefïès  que  îe  iuy  auois  faictes,  que  îe  connoil- 
fois  bien  que  véritablement  elle  m'aimoit3  & 
en  fin  qu  a  la  longue  il  perdroit  la  mauuaife 
opinion  qu'il  auoit  d'elle  3  parce  que  la  prati- 
quant dauantage ,  il  connoiitroit  que  c'eftoit 
vne  perfonne  d'honneur.  Damon  ne  fçeut 
faire  autre  chofe,  voyant  a  comme,  i'en  eitois 
abufée,  que  de  plier  les  efpaules,  &:  dcpu's  ne 
m'en  ofa  plus  parler,  de  peur  de  me  defplaire. 
Et  voyez  combien  la  bonne  opinion  que  nous 
auons  dvne  perfonne ,  a  de  force  fur  nous  :  ie 
voyoïs  bien  la  recherche  qu'elle  faifoit  à  Da- 
mon 3  &  ne  pouuois  m'imaginer,  que  ce  fuit  à 
mauuaife  intention,  me  figurant  que  tout  ce 
qu'elle  enfaifoit,n'eitoitquepourme  complai- 
re. O  que  le  vifage  difïïmulé  de  la  preud'hom- 
mie  couure,  &  nous  fait  mefcônoiitre  de  vices: 
Et  cela  eftoit  caufe  que  quelquesfois  Damon 
receuoit  mauuaife  chère  de  moy9  me  femblant 
qu'il  ne  traittoit  pas  auec  Lenane  comme  il 
deuoit,  puis  que  ie  luy  auois  dit  que  iePaimoiSj 
&  que  c'eftoit  la  moindre  chofe  qu'il  deuil  fai- 
re pourmoy^quede  faire  cas  de  ceux  dont  ie 
cheriiïbis  l'amitié.  Ce  que  Damon  reconnoif- 
foit  bien,  &  ne  s'en  ofoit  plaindre,  de  peur  de 
faire  pis  :  mais  feulement  nourriffoit  en  fon 
ame  vne  fi  cruelle  haine  contre  elle,  qu'a  pei- 
ne la  pouuoit-il  cacher.  Au  contraire  Lenane 
augmentait  de  iour  à  autre  de  telle  forte  çettç 


Livre  sixiesme.  •  393 
affe&ion  qu'elle  luy  portoit ,  qu'enfin  voyant 
qu'il  ne  faifoit  pas  femblant  de  la  reconnoiftre, 
ellenefepût  empefcher  de  luy  efcnre  vne  let- 
tre fi  pleine  de  pafIion5queDamon  ne  pouuant 
plus  diflimuler,  luy  enoftafî  bien  toute  efpe- 
rance  3  quelle  ne  perdit  pas  feulement  l'amour 
qu'elle  luy  portoit  :  mais  en  fa  pi  ace  y  fit  naiftre 
vne  fi  grande  hayne  qu'elle  iura  fa  perte.  Que 
û  elle  euft  pu  prouucr,  en  l'accufant  à  Léon- 
tidas.ee  qu'elle  fçauoit  denoftre  afFec~hon3il  n'y 
apoint  de  doute  qu'elle  l'euft  fait  :  mais  noftre 
bon-heur  fut  tel  que  quelque  familiarité  qui 
euft  elle  entre-nous ,  ie  ne  luy  en  auoisiamais 
parlé  que  fort  peu.  Il  eft  vray  que  ie  l'ay  depuis 
reconnue  allez  fine  &  malicieufe  pour  croire 
que  s'il  ne  luy  êuft  falu  que  quelque  preuue, 
elle  ne  s'y  fuit  pas  arref  rée  :  parce  qu'elle  n  euft 
ïamais  manqué  d'inuention  :  mais  vn  des  prin- 
cipaux fujets  qui  l'empefcha  5  ce  fut  ce  que  i'ay 
iugé  depuis  qu'elle  euft  crainte  que  Dam  on 
neuft  gardé  des  lettres  qu'elle  luy  auoit  eferit- 
tes  3  &  que  par  ce  moyen  Leontidasl' euft  re- 
connue pour  vne  tres-mauuaife  femme  >  & 
toutesfois  cette  confideration  ne  pouuoït  en- 
cor  eftre  afifez  forte  pour  l' empefcher,  parce 
qu'elle  euft  pu  dire  qu'elle  auoit  fait  femblant 
d'aimer  Damon  pour  le  conuier  de  nefefiep 
plus  en  elle  :  &  fans  doute  Leontidas  &  fa 
femme  l'euffent  creue  ,  ayant  conceu  vne  fi 
bonne  opinion  d'elle  qu'ils  ne  penfoient  pas 


324      La  II.  Partie  d'Astree! 
qu'il  y  euft  Matrone  en  Grade  plus  fage  que 
Lenane. 

Mus  iifauois  eu  tort  en  l'amitié  que  ie  luy 
portois3  Damcnne  fe  peut  excuferqu  il  n'aie 
iailly  en  cette  action:  car  s\]  m' euft  monftré 
la  lettre  quelle  luy  auoit  ef.rtte  iln'ya  point 
de  doute  qu'il  m1  euft  fortie  d'erreur  ,  &que 
nous  ne  fu  liions  pas  tombez  aux  mal-  heurs  eu 
nous  nous  viimes  depuis  :Et  ce  qui  l'en  empef- 
çha,  comme  ie  penie,  ce  fut  la  cruelle  refponce 
qu'il  luy  auoit  faite,  d'autant  qu'il  eut  peur  que 
ie  la  yifTcj&luy  en  feeuffe mauuais  gré.Tant  y 
a  qu'il  mêle  tint  ii  fecret  que  ie  n'en  fç eus  rien 
pour  lors. 

Or  Leriane  ayant  fait  deiîein  ,  comme  ie 
vous  difoi>3defe  venger  de  ce  Cheualier3iugea 
qu'il n  y  auoit  point  de  moyen  plus  propre  que 
celuy  que  ie  luy  en  donnerois.Et  (cachant bien 
que  vivant  familieiementauecmoy3il  ne  pou- 
uoit  pas  eftre  qu'il  ne  s'en  prefentaft  quelque 
bonne  occaiion3  elle  fe  rendit  fi  fofgneufe  de 
me  voir,  &:  de  mefuiurc,  que  ie  la  pouuois  dire 
l'ombre  qui  accompagnoit  mon  corps.  Et  par- 
ce qu'elle  auoit  vn  efprit  vif3é\r  qui  entroit  pref- 
quedanslesintentionsde^peiibnnesj  elle  re- 
connu: que  Therfandre  maimoit.  le  dis  ce 
mefme  Therfandre  que  vous  voyez  qui  eft  en 
ccheuauccmoy.  Il  ne  faut  pas  qucie  vous  eue 
ce  qui  eft  de  la  perfonne3  puis  que  vous  le 
voyzi3  (âges  Bergères:   mais  oiiy   bien  de 


Livre    sixiesmï.  39? 

quelle  condition  il  eft.  Sçachez  donc  que  fou 
père  ayant  fuiuy  le  mien  en  tous  (es  voyage* 
de  guerre,  ils  furet  enfin  tuez  tous  deux,  le  iour 
que  Thierry  mourut*  &  parce  que  ceftuy  cy 
auoit  elle  nourry  petit  enfant  dans  la  maiion 
de  mon  père,  il  auoit  conceu  vneii  grande  aile- 
etion  pour  moy ,  que  la  différence  de  nos  con  - 
ditions,  ne  le  pûtpasempefcherdeme  regar- 
der d'autre  forte  quil  ne  deuoit.  Et  l'en  pou- 
uois  bien  eftre  caufe  fans  y  penfer  :  car  la  gran- 
de inégalité  c:ui  eftoit  entre  nous,me  faifoit  re- 
ceuoirtousfesferuices,  non  pas  comme  dvn 
amant ,  mais  comme  d Vn  domeftique,  le  lieu 
d'où  il  eftoit  ne  luy  pouuant  donner  par  raifon 
vne  plus  grande  prétention  pour  mon  regard. 
Mais  Amour  3  qui  faifoit  naiftre  fes  penfées  en 
ion  ame,  d'autant  qu'il  eft  au  eu  gle,  peut  fans 
reproche  en  produire  de  plus  defraifonna- 
bles ,  &  par  ainfi  luy  faifoit  conceuoir  des  efpe- 
rances  qui  eltoient  du  tout  efloignées  de  la  rai- 
fon.   Toutesfois  Leriane  qui  3  plus  fine  que 
moy ,  auoit  ietté  les  yeux  fur  luy  ,  &  auoit 
fort  bien  reconnu  fon  intention  ,  le  iugea  vn 
fujettres-r#bpre  pour  commencer  fa  vengean- 
ce. Elle  f;auoit  bien  que  de  toutes  les  amertu- 
mes d'Amour ,  il  n'y  en  auoit  point  de  fi  diffi- 
cile que  la  ialoufie  3  ny  quifuft  recède  plus  ai- 
fémentenvneamequiaime  bien.  Elle  com- 
mence donc  de  fe  rendre^miliere  auec  luy3lu -ju- 
rait paroiiïre  beaucoup  de  bonne  volonré  3  luy 


jc>6  LaII.Partiï  dAsîree! 
offre  toute  forte  d'afnftance  en  tout  cequife 
prefentera;  bref  peu  à  peu  l'attire  au  près  de 
moy3  &  luy  donne  commodité  de  me  voir ,  & 
de  parler  à  moy  :  Mais  voyant  que  fa  modefiie 
Tempefchoit  de  me  déclarer  fa  volonté, elle  re- 
folut  de  luy  en  donner  le  courage,  &  auec  ce 
deiTein,vn  iour  quelle  le  trouuaa  propos,apres 
quelques  difcours  efloignez,  &:  qu'elle  fît  venir 
fur  ce  qu  elle  luy  vouloit  dire5elle  luy  fit  enten- 
dre qu'elle  &  moy  nous  errions  fouuent  efton- 
nées  dele  voir3fans  qu'il  euit  encores  fait  choix 
de  quelque  maiïtrefle,  &  que  ic  difois  queie 
n'enpouuoisiugerlacaufe:carde  dire  que  ce 
fuit  faute  de  volonté  3  l'aage  où  il  eftoit  r>e  le 
pouuoit  permettre:  que  ce ruft  faute  de  coura- 
ge 3  encores  moins,  puis  qu'il  auoit  rendu  trop 
deteimojgnage  de  ce  qu'il  eltoit,&:que  la  con- 
noiflance  qu'il  auoit  de  luy  mefme ,  luy  dcuoit 
donner  aftez  d'afleurance  de  pouuoir  acquérir 
les  bonnes  grâces  de  la  plus  belle  de  cetteCour: 
tellement  que  ie  n'en  voyois  autre  occafîon,  fi- 
non  qu'il  ne  trouuoit  rien  digne  de  luy.  Ther- 
fandre  qui  croyoit  ce  qu'elle  difbit,  &  qui  fe 
fentoit  toucher  fendroit  le  plus  fenfible  de  fon 
ame.  Helas, ma  fille.' luy  dit-il,  en  foufpiranc 
(car telle  eftoit  l'alliance  dont  il  la  nommoit) 
helas  :  que  Madame  &vous  auez  peu  remarqué 
ânes  actions  3  puis  que  vous  n'auez  reconnu  ma 
folie.  l'aime,  mais  helas  !  1  aime  en  tel  lieu , 
cjiul.vaut  mieux  le  taire  pour  n'eitre]eitimé 


Livre    sixiesmi-  327 

infenfé,  quele  dire  pour  efperer  tant  foie  peu 
d  allégement.  Cette  ruzée  de  Leriane,  qui 
fçauoit  bien  ce  qu'il  vouloic  dire,  feignant  de 
ne  l'entendre  pas  ,  le  tourna  de  tant  décollez, 
qu'elle  luy  arracha  le  nom  de  Madonthe,  de 
la  bouche,  mais  auec  tant  d'exeufes,  qu'elle 
ïugea  bien  qu'il  reconnoiilbit  ion  outrecui- 
dance, &  qu'il  falloit  luy  donner  du  coura- 
ge pour  continuer  fon  deiîein.  Ceit  pour- 
quoy  d'abord  elle  luy  dit,  quelle  ne  trouuoit 
point  tant  d'inefgalité  entre  luy  &"  moy,  que 
cela  l'en  deuil:  retirer.  Que  fi  la  fortune  m'a- 
uoitfauorifée  de  beaucoup  de  biens ,  &  d'eftre 
née  de  ces' grands  ayeuls  dont  ie  tirois  mon 
origine  ,  qu'il  auoit  tant  de  vertus,  que  s'il 
cftoit  moindre  en  fortune ,  il  m'eftoit  efeal  en 
mérite.  Elle  m 'auoit  feint  tout  le  difeours  pré- 
cèdent qu'elle  difoit  que  nous  auions  eu  en- 
femble ,  &  m'en  auoit  attribué  la  plus  grande 
partie ,  pour  luy  donner  la  hardieffe  de  fe  dé- 
clarer: &  maintenant  pour  luy  donner  coura- 
ge de  continuer ,  elle  en  inuente  vn  autre aufîî 
peu  véritable,  luy  difant  quelle  auoit  bien  re- 
connu aux  paroles  que  ie  luy  auois  dittes  de 
luy  plufîeurs  fois,  que  ie  Teftimois,  voir e  que 
lei'aimois,  autant  queie  me  fentois  impor- 
tunée de  Damon.  EUenementoit  pas  enco- 
re qu'elle creut mentir:  car  il  eftoit  vray  que 
ie  l'aimois  autant  que  iîeftois  importunée  de 
Damon  jEtpourleluyperfuadermieux,  Juy 


55S         L  A    1 1.  P  A  R  T  I  £    D*A  STRE!.' 

diCoit  que  bien  fouucnt  quand  il  s'appro^ 
choit  de  moy ,  ic  difois  ,  me  tournant  vers 
elle , que  pour  le  moins  Damon ifuft  changé  en 
ïherjfândrc  Et  fut  ce  difcours  elle  s'eiiendoit 
le  plus  qu'elle  pouuoit  en  des  louanges  quelle 
difoit  de  hiy,&  qu'elle  feignoit  de  redire 
après  moy,  &  pour  la  fin  luroit  que  iene  trou- 
uois  rien  de  mauuais  en  luy  >  que  le  trop 
grand  refpeét  qu'il  me  portoit,  afin  que  par 
ce  moyen  il  luit  plus  hardy ,  de  perdit  la  gran- 
de apprcheriiion  qu'il  auoit  pour noiîre  in e lé- 
galité. 

Ayant  donc  ietté  de  cette  forte  les  fonde- 
ments de  fa  trahifon  ,  elle  vouait  fonder  ma 
volonté ,  me  parlant  quelquesfois  de  Damcn: 
ce  comme  fi  c'euft  efté  par  mefgarde,  elle  y 
meiloittoufiours  quelque  chofe  a  la  louange 
de  Therfandre.  Ce  que  le  n  entendois  point: 
car  ie  n'aille  ramais  tourné  les  yeux  fur  luy,  Se 
voyant  quei'en  parfois  comme  d'Vne  perfon- 
ne  indirrerente,elie  eut  opinion  que  peut-eftre 
en  receurois-ie  les  lettres,  fi  elles  m'eitoient 
n  ces  bien  à  propos.  Le  iour  de  Tan  appro- 
chait, où  l'en  a  de  couftume  de  fe  donner  l'vn 
à  /autre,  des  petits  prefens,que  nous  nom- 
mons les  eftreincs.  Elle  penfa  que  des  gans 
rarfumez  qu'elle  auoit  recouurez,feroient  pro- 
pres pour  m'en  faire  voir  vne.EUeaiTeura  donc 
Therfandrc  de  m'en  donner ,  &  fous  cette  ef- 
perance ,  en  re  tire  vne  de  luy,  qu'elle  met  daji  s 


Livre    sixiesmï.  >?5> 

vn  des  doigts  du  gand,  év  prend  fi  bien  fen 
temps   qu'en  la  meilleure  compagnie  cù  elle 
me  voit,  elle  prcfentefesëftreines.  De  fortune 
Damony  eitoit:&  parce  qu'elle  eut  crainte  la 
rencontrant  du  doigt  que  le  n'en  donnaiTe  con- 
noiiîancc  à  chacun ,  elle  me  dit  qu  vne  couftu- 
res'dioit  decoufuë,  &  qu'elle  ïaracommode- 
roit  :&  à  ce  mot  me  ganta  celuy  cù  la  lettre 
eftoit,  laiffant  l'autre  entre  les  mains  de  ceux 
qui  le  vouîoient  fennï  :mais  quey  qu'elle  m'en 
euftaduertie  lors  que  ie  rencontray  le  papier, 
ie  nepusm'empefcherde  demander  que  c'e- 
ftoit :  a  quoy  elle  refpondk  que  c'eftoit  la  cou- 
fture  qui  auoit  iafché  quand  elle  les  auoit 
eflayez.    Quanta  moy  qui  n entendois  point 
cette  fin eiTe,  ie  repliquay  que  ce  n'eftoit  point 
cela.   Eile  auec  vne  afîeurance  incroyable: 
Vous  ne  faites  que  refuer  ,  maMaiirreflea  me 
dit  elle,  car  c'eftoit  ainfi  qu'elle  menommoit , 
c'eH m  oy- me  fine  qui  iay  defeoufu fans  y  peu- 
fer.    I  e  iugeay  bien  que  c'eftoit  chofe  qu'il  fal- 
loit  dilTimuler  en  fi  bonne  compagnie  :mais 
f  cfrois  trop  îeune  pour  le  fçauoir  îaire,  de  for- 
te que  Damon  qui  auoit  les  yeux  fur  nous ,  ne 
s'en  apperçeut:  &alaveritéi,eftoisexcufable, 
fi  ie  les  fçauois  fi  peu  cacher.    Damon  qui 
auoit  de  l'Amour  ,  &  qui  fçauoit  par  expé- 
rience combien  cette  paillon  rend  les  per- 
fonnes  ingenieufes  ,  mgea  bien  incontinent 
qu'il  y  auoit  vne  lettre  5  mais  il  ne  pûc  deuiner 


400*  La  1 1.  v  a  n  t  i  e  d'Astrêe. 
dequiceftoit:  car  pour  Therfandre  il  ne  l'en 
euftïaœais  foupçcnné  :  Toutesfois  ce  qu'il  en 
vid  depuisjluy  fie  croire  quecelle-cy  venoit  de 
luy  3  comme  k  vous  diray.  Quant  à  moy  en- 
cores  que  ie  voululTe  viure  comme  ie  deuois, 
il  ne  laifîbis-ie  d'auoir  vn  extrême  defîr  de 
fçauoir  ce  qu'il  y  auoit  dans  ce  gand,  &  cela  fut 
caufequeieme  retiray  le  pfaffoft'que  je  pus 
pour  le  voir  :ôc  lorsque  ie  fus  feule,  ie  fors  le 
papier,  &  le  defpliant3  ie  trouue  qu'il  y  auoit 
telles  paroles: 


LETTRE    DE    THERSANDRE 

a  Madonthe. 

CO  m  m  e  contraincf,  &  non  pas  commej 
m  en  eftimant  digne ,  ie  prens  la  hardie f 
fe ,  Madame ,  de  me  dire  vojlre  tres-humble^J 
feruikurj  s 'il  fallait  que  vous  fuyiez,  feulement 
feruie  de  ceux  qui  font  dignes  de  vous-,  ilfau- 
droit  aufi  que  ceux-là  feuls  eujfent  le  bon-heur 
de  vojire  veu'é.  Car  encor  que  nous  nen ayons 
les  mérites ,  nous  ne  laiffons  d'en  receuoir  les 
defrs ,  qui  nous  font  d 'autant  plus  insupporta- 
bles quils  font  moins  accompagnez*  de  tejpe- 
rance.  Mais  fi  l Amour  continuant  en  vous 
.  Ces  ordinaires  miracles  ,  vous  rendoit  agréa- 
ble vne  extrême  affection*  Madame,  ie  me- 

ftimerou 


Livre    sixiesme."  401 

fnmeroù  tres-keureux ,  vou*  feriez,  fortfidelle- 
ment  fer  nie.  Carie  fcay  bien  que  iamais  perfon- 
nenevarukndraa  la  grandeur  de  mapafion, 
encore  que  tous  les  cœurs  je mirent  ensemble  pouf 
vous  aimer  cjr  adorer. 

Les  flatteries  de  cette  lettre  me  pleurent5mais 
venant  de  la  part  de  Therfandre  3  i'en  eus  hon- 
te,ne  voulant  cru  vne  telle  perfonne  euftla  har- 
die/Te détourner  les  yeux  fur  moy3  pour  ce  fu- 
)et.  Fenfus  offenféq contre  Leriane,  &:  trou- 
uant fort effrange quelle m'euit fait  voir  cette 
lettre ,  ie  confultay  longuement  en  moy-mef- 
me  3  fi.  ie  m'en  deuois  plaindre  à  elle ,  ou 
bien  n'en  faire  point  de  femblant.  le  refo- 
lus  enfin  de  luy  dire  que  ie  l'auois  iettée  au 
feu,  fans  la  lire:  parce  que  fi  l'en  euffe  fait 
des  plaintes ,  peut-eftre  m'en  euit-elle  dit  da- 
uantage,&  l'en  vouloisfuyr  les  occafions5tant 
pour  en  amortir  le  bruit  entièrement  ,  que 
pour  n'auoirfuiet  d'efloigner  Leriane  de  moy, 
de  qui  l'humeur  m'eftoii  tres-agreable.  Et  tou- 
tesfois  ie  connoiffois  qu'elle  auoit  eu  tort,  mais 
ma  ieunerTe  ,  &  l'amitié  que  ie  luy  portois ,  me 
contraignirent  de  ioublier5&:  de  chercher  mcC- 
me  desexeufes  àfa  faute.  Lors  qu'elle  reuint 
de  là  à  quelques  iours ,  &  n'ayant  pas,  com- 
me- ie  crois,  la  hardieffe  de  me  voir  fî  toit 
après  ce  beau  ménage,  ôc  parce  que  ie  ne 
voulus  porter  les  gands  qu'elle  m'auoit  don- 
2.  Pan,  Ce 


402.        La  IL  partie  d'Astree. 
nez  3  ayant  opinion  qu'ils  venoient  de  Thcr 
jfandre  auiïl  bien  que  la  lettre,  elle  me  de- 
manda que  i'en  auois  faict.    le  les  ay  donnez 
luy  dis-ie ,  d'autant  qu'ils  n'eftoient  pas   bien 
pour  ma  main.    Et  du  papier,  dit -elle,  qui 
etioit  dedans,  qu'en  auez-vous  faict?  le  l'ay 
îetté  au  feu  ,  luy  refpondis-ie  :  eftoit-cc  quel- 
que chofe  d'importance  \  Vous  ne  l'auez donc 
point  leu  ,  me  dit-elle  ?  de  luy  ayant  refpon- 
du  que  non,elle  continua,qu'elle  en  eftoit  tres- 
aife  ,  parce  qu'elle  auoit  eicé  trompée   par 
vne  perfonne  en  qui  elle  fe  hoit  :  mais  qu'elle 
-loiioit  Dieu  que  le  feu  eut  nettoyé  la  faute. 
Et  qu'efloit-ce,  luy  demanday  -îe?  Vous  ne 
le  fçaurez  pas  de  moy,  dit-elle,  cV  vous  allai- 
ré  que  depuis  qu^e  l'ay  lceu  ce  que  ceÛojt 
(qui  ne  fi:  que  depuis  vne  heure)  îe  mourais 
de  peur  que  ne  la  leuffiez  ,  &  venois  pour 
vous  en  empefeher.    Cette  fine  femme  pen- 
fa  bien  toutes-fois  que  îe  Tauois  leué,  mais 
connoiilant  par  ce  que  îe  luy  en  dilois ,  que 
îe  n'elcois  pas  encor  bien  difpoféeàcc qu'elle 
vouloir,  elle  creut  eftre  neceiTaire  demeiaif- 
fervne  bonne  opinion  d'elle>&  de  feindre  auflî 
bien  que  moy.    Et  parce  qu'elle  fçauoit  que 
l'aimois  Damon,elle  en  aceufe  cette  bonne  vo- 
lonté ,  &  penfa  qu'elle  ne  pouuoit  mieuxbaftir 
fon  defTein  que  des  ruynes  de  l'amitié  que  îe 
portoisaceCheuaher.  Cela  fut  eau  fe  quelle 
tourna  tout  fon  efprk  à  la  ruyner:&  d'autant 


Livre  sîxÎESMfe.  405 

quelle  connoitïbit  bien  que  ie  n  au  ois  pas  mau- 
uaife  opinion  de  moy,  elle  fe  figura  que  Fa- 
mine que  Dam  on  me  portoir  3  eftoit  caufe 
que  ie  l'aimois.  Elle  fie  donc  deffein  de  me 
mettre  en  doute  de  luy3  ne  iugeant  point  qu'il 
y  euft  vn  meilleur  moyen  que  la  îalouiîe,  d'au- 
tant qu  vn  cœur  généreux  relient  plus  le  mef- 
pns  que  toute  autre  orfenfe  :  &  quoy  que  la  ia- 
loufiepuiffe  procéder  de  diuerfes  caufes ,  tou- 
tesfois  la  principale  eiiquand  l'amant  voit  que 
la  perfonne  aimée ,  en  aime  vn  autre,  prenant 
cette  nouuelle  affection  pour  vn  tefmoignage 
de  mefpris  d'autant  qu'il  mge  que  comme  celle 
qu'il  aime  mente  toute  fon  amour ,  de  mefme 
il  doit  aufïireceuoir  toute  la  fienne,  fi  pour  le 
moins  elle  l'eftime  autant  qu'elle  eft  eftimée 
de  lny  ,  &:  ne  le  faifant  pas  il  l'attribue  au 
mefpris. 

Mais  quand  elle  voulut  exécuter  ce  deffein, 
elle  n'y  trouua  pas  vne  petite  dirnculté3  d'au- 
tant que  ce  Cheualierneregardoitfemmedu 
monde  que  moy3  outre  qu'il eftoit  neceffaire 
que  Lenane  euft  toute  puiiTance  fur  celle  de 
quiellcmerendroitialoufe,  afin  de  la  condui- 
re à  fa  volonté:  &  de  plus  qu'elle  fuit  fecrette3 
&  belle ,  &  de  telle  condition ,  qu'il  y  euft 
apparence  qu'elle  méritait  d'élire  aimée.  Il 
eftoit  bien  difficile  de  trouuer  toutes  ces  qualî- 
tez  enfemble  en  va  mefme  fujet.  Mamelle 
qui  auoit  vnefpritquinetrouuoitiamaisrien 

Ce   ï) 


404  La  îï.  partie  dAstree] 
d'impofïible  3  après  auoir  cherché  quelques 
iours en  vain,  fe  refoluc de  fuppleer  par  la  fi- 
neiTe  au  deffaut  dVne  niepee  qu  elle  nourrit 
{oit.  C'eftoit  vne  ieune  fille  qui  s'appelloit 
Ormanthe,  ie  dis  ieune  d'aage  &:  d'efpnt ,  qui 
auoit  le  vifage  alTez  beau,  mais  fi  defnuée  de 
ce  vif  efpnc ,  qui  donne  de  l'amour  3  que  peu 
de  perlonnes  la  îugeoient  belle.  Leriane  tou- 
tesfois  eut  opinion  qu'elle  l'inftruiroit  de  forte, 
qu  cù  la  nature  defailloit  5  fon  artifice  donne- 
rait vn  fî  grand  fecours  3  que  tout  reiiiTiroïc 
àfonaduantage.  En  ce  deffein  elle  tire  à  part 
Ormanthe  3  la  tance  du  peu  de  foing  qu'eue  a 
d'elle  mefme,  qu'elle  deuroit  auoir  honte  de 
voir  toutes iescopagnes  aimées  &  feruies  D  qui 
eftoient  beaucoup  moins  belles  qu  elle  n'e- 
ftoit  pas,  &  qu'elle  n'auoit feeu  encor es  obli- 
ger le  moindre  Cheualier  à  l'aimer  ,  que  ce- 
la procedoit  de  fa  nonchalance  3  &  de  fon  peu 
d'efpnt,  que  quant  à  elle,  fi  elle  ne  fevou-* 
bit  refoudre  à  mieux  faire  ,  quelle  la  ren- 
uoyeroit  vers  fa  mère,  parce  que  demeurant 
dauantage  dans  la  Cour,  elle n y feroit autre 
chofe  qu'y  deuenir  vieille  fille.  Ormanthe 
qui  craignoit  que  fa  mère  la  mal-trai&afl: ,  fi 
Lenane  la  renuovoit  de  cette  forte  ,  les  lar- 
mes aux  yeux ,  fe  îette  à  fes  genoux  ,1a  fup- 
plie  de  luy  vouloir  pardonner  les  fautes  que 
elle  auoit  faittes ,  &  luy  promet  qua  laduenir 
elle  s'eltudiera  de  luy  donner  plus  deconten: 


Livre    sixiesml  4^î 

tcment.    Leriane  qui  vit  v'n  fi  bon  commen- 
cement en  fon  deiîein,  continua  :  Mais  voyez- 
vous,  Ormanthe,  toutes  ces  larmes ,  Se  tou- 
tes ces  proteftations  feront  enfin  inutiles  ,  Ci 
ie  vois  que  vous  ne  changiez  de  façon  de  vi- 
ure.    Toutes  vos  compagnes  tont  fermes,  & 
vous  efies  la  feule  qui  ne  l'eftes  point.  Pen- 
fez-vous  que  ie  fois  fans  defplaifir ,  quand  le 
vois  toutes  les  filles  de  la  Cour  recherchées, 
&  eflimées,  de  quand  nous  allons  au  prome- 
noir, que  chacune  a  fon^Cheuaîier   qui  lu  y 
ayde  à  marcher,  voire  quelques  -  vnes  deux  ou 
trois5qui  fe  preflent  à  qui  occupera  leurs  coftez, 
&  que  vous  eites  toute  feule  fans  que  perfonne 
daigne  feulement  tourner  les  yeux  vers  vous? 
chacun  en  parle  comme  il  luy  plaiit:maisne 
croyez  point  que  ce  foit  à  v offre  aduantage, 
Quclques-vns  qui  voyent  voftre  vifage  eflre 
plus  beau  que  celuy  de  plufieurs  de  vos  com- 
pagnes defquelles  on  faict  cas,  difent  que  fi 
vous  n'eftes  point  recherchée,  c'eft  que  vous 
efies  pauure,  d'autres  que  vous  auez  quelque 
deffaut,  ou  en  voftre  race,  ou  en  voffre  per- 
fonne.   Et  en  venté  ce  n'eft  que  pour  voftre 
nonchalance ,  &  pour  vne  façon  fauuage  &: 
humeur  rnftique  qui  vous  fait  fuyr  de  cha- 
cun.   Et  de  fait ,  ie  fçay  que  Damon  a  eu 
deiTern  de  vous  aimer:  ie  le  fçay,  parce  qu'il 
m'en  a  faict  parler  par  quelques -vns  de  fes 
amis ,  &  toutesfois  il  n'a  iamais  fçeu  trouuer 

Cç  ïij 


406         L  A  1 1.    PAHIE    D'A  STKEE. 

les  moyens  de  s'approcher  de  vous,  tant  vous 
elres  peu  accoftable  ,  &  tant  cette  lotte  hu- 
meur, &:  façon  retirée  luy  en  a  ofté  la  com- 
modité. Et  Dieu  fçait  lï  en  cette  Cour  il  y  a 
Cheualier  de  plus  de  mente  ,  &  lî  vous  ne 
feriez  pas  la  fille  la  mieux  fei'uie  8:  la  plus 
honnorée,  li  ce  bien  vous  aduenoit.  Que  iî 
cette  bonne  fortune  fe  prefentoit  à  quelques 
autres  de  vos  compagnes,  5c  de  quel  courage 
feroit-ellereceuë  ,  &  de  quelle  induftrie,  &  de 
quel  artifice  n'vferoient  -  elles  point  pour  le 
polTeder  entièrement?  Or  le  vous  diray  donc 
encore  cette  fois  pour  toutes ,  que  fi  vous  vou- 
lez, Orm an the,  que  îe  vous  retienne  plus  lon- 
guement en  ce  heu,ie  délire  que  vous  donniez 
autant  de  fujetaDamonde  vous  aimer,  que 
vous  luy  en  auez  donné  du  contraire,  &  ne 
craignez  que  les  faueurs  que  vous  luy  ferez, 
foientveuës  de  quelque  autre:  car  le  delTein 
qu'il  a  de  vous  elpoufer ,  couurira  aiTez  tout  ce 
qu'on  en  fçauroit  penfer  à  fon  defaduantage. 
Telle  fut  la  leçon  que  Leriane  fift  à  cette  îeune 
fille,  qui  ne  tomba  point  en  vne  terre  în- 
gratte,  d autant  que  Ormanthe  qui  de  {on 
naturel  eitoit  d'humeur  libre  de  fans  feintife, 
n'ayant  plus  de  bride  qui  la  retint,  tant  s'en 
faut ,  ayant  les  inftruclions  de  Leriane  qui  l'y 
pouflbient,  faifoit  depuis  ce  îour  tant  d'extra- 
ordinaires careffes  à  Damon ,  que  luy  &  tous 
ceux  qui  les  voyoïentj  endemeuroient  eiion- 


Livre    sixiesme]  '407 

nés.  Et  ces  chofes  pafferent  fi  auant,  queie 
commençayd'enoùyr  quelque  bruit,  &  cela 
par  l'artifice  de  Leriane,  qui  par  le  moyen  de 
Thcrfandre  le  taifoit  dire  en  lieu  d'cùie  le  pou- 
uois fçauoir.  Et  afin  que  l'eulTe  moins  de  foup- 
çon  que  ce  fuft  vne  tromperie  3iamaisTher£m- 
dren'en  parloit.,  mais  il  le  taifoit  dire  par  fes 
amis.    Ettoutesfois  îe  ne  pouuois  croire  que 
Damon  aimait  mieux  cette  lotte  fille  quemoy, 
puis  que  fa  beauté,  ce  fembloit,  n'efgaloit  pô'nt 
celle  de  mon  vifage,  ainlî  que  mon  miroir 
m'afTeuroit  3  fur  lequel  la  voyant  ie  îettois  bien 
fouuent  les  yeux  pour  en  faite  comparaifon. 
De  plus,quand  ie  me  reffouuenois  de  ce  que  fe- 
fïois,  &  quOrmanthe  eftoit,  ie  ne  pouuois 
m'imaginer  qu'il  fift  choix5en  me  defdaignant, 
d'vne  perfonne  qui  eftoit  fi  peu  de  chofe  au 
prix  de  moy.    Ce  que  cette  malicieufe  recon- 
noifiant  bien,  voulut  me  tromper  auec  vn  plus 
grand  artifice.    Il  y  auoit  vne  vieille  femme 
qui  eftoit  tante  de  Leriane,  qui  auoit  toute  fa 
vie  vefcn  auec  beaucoup  d'honneur  &  de  ré- 
putation.   Leriane  fit  en  forte,  par  la  voye  de 
Therfandre,  que  cette  bonne  vieille  fut  aduer- 
tie  des  carefles  que  Ormanthe  faifoit  à  Damon, 
qui  eftoient  telles ,  que  quaj  îd  elle  les  fçeut,elle 
n'eut  repos  qu'elle  n'en  vint  aduertir  Leriane, 
de  elle  qui  fçauoit  fa  venue,  fetrouna  exprefle- 
ment  dans  ma  chambre,afin  queie  ville  quand 
elle  iuy  en  parleroit.Leurs  difeours furet  longs, 

C  c    iiil 


40S  La  II.  partie  d'Astree. 
&les  branflemens  detefte,  Se  la  colère  que 
ie  remarquay  en  elles  ,  me  donna  volonté, 
quand  cette  bonne  femme  fut  partie ,  defça- 
uoir  ce  que  c'eftoit.  Elle  feigait  de  vouloir 
&nepouuoir  me  le  taire,  ôc  demeura  quel- 
que temps  fons  refpondre.  Enfin  parce  que 
ie  l'en  preiïbis  par  l'amitié  que  ie  luy  por- 
rois,  elle  me  dit:  Voyez-vous,  maMaiftref- 
fe  (c'eftoitainfi  qu'elle  mappelloit)  Damon 
penfe  eftre  fin,  &  il  ne  prend  pas  garde  que 
ie  fuis  encore  plus  fine.  Il  croit  en  feignant 
de  vous  aimer,  que  ie  ne  verray  pas  l'affe- 
ction qu'il  porte  à  Ormanthe.  Cette  ruze  fc- 
roit  bonne  fi  ce  n'eftoit  point  ma  niepee, 
mais  cela  me  touche  trop  pour  n'auoir  les  yeux 
bien  clairs  en  femblables  affaires  -.outre  qu'il  fe 
laifle  tellement  emporter  au  delà  de  toute  pru- 
dence, qu'il  faudrait  bien  eftre  aueuglepour 
n'y  prendre  garde.  le  penfe  que  plus  de  mille 
perlbnnes  m'en  ont  aduertie:  de  voila  cette 
bonne  femme  qui  ne  rn  eft  venue  trouuer  que 
pour  me  dire  qu'ils  viuent:  de  forte  que  cha- 
cun en  parle  fi  defaduantageufement  pour  fa 
petite  niepee,  qu'elle  ne  me  le  pût  celer,  8c 
que  mefme  ie  ne  fuis  pas  exempt  du  blafme 
de  le  fourrnr ,  puis  qu'elle  eft  fous  ma  char- 
ge, l'en  ay  tancé  plufieurs  fois  Ormanthe,  mais 
ie  penfe  qu'il  l'a  enforcelée.  le  ne  fçay  quant  à 
moy  quel  gouft  il  y  trouue:  car  encor  qu'elle 
fgit  maniepce ,  ie  diray  bien  qu'il  n'y  a  pasvne 


Livre    sixiesme!  4°9 

fille  plus  lotte  5  ny  plus  incapable ,  ce  me  fem- 
ble  de  donner  de  l'amour  que  celle-là.  O  que 
ces  paroles  me  furent  fafcheufes  &:  difficiles  à 
fupporter  fans  en  donner  connoifiance  .'  le  me 
retiray  en  mon  cabinet  où  cette  ruzée  me  fui- 
uit ,  eflant  trop  expérimentée  en  femblables 
accidens  pour  ne  reconnoiftre  pas  ceux  que  fes 
paroles  auoient  caufezenmoy.  Et  parce  que 
le  mefiois  entièrement  en  elle  3  aufïi-tofïque 
if  lavis  feule  près  de  moy3  il  me  fut  împoiTi- 
ble  de  retenir  les  larmes  3  &  en  fin  de  ne  luy 
dire  tout  ce  que  îufques  alors  îe  luy  auois  celé 
de  noftre  affection.  Dieu  fçait  fiLeriane  re- 
ceut  vn  extrême  contentement  de  cette  dé- 
claration, &;  quoy  que  tout  fon  deffein  ne  ten- 
dit qua  mcdiuertirde  l'amitié  deDamon,  fi 
connut-elle  bien  qu'il  n'eftoit  pas  encor  temps 
de  donner  les  grands  coups  3  &  qu'il  la  falloit 
affoiblir  dauantage  auant  que  l'entreprendre. 
Et  pour  le  pouuoir  mieux  faire ,  elle  me  voulut 
donner  vne  créance  bien  contraire  à  ce  qui 
eftoit  de  la  vérité,  à  fçauoir  qu'elle  eftoit  fort 
amie  de  ce  Cheualier  :  ce  qu  elle  faifoit  pour 
m'ofter  toute  méfiance.  Elle  me  parla  donc  de 
cette  forte  :  I'auoue.,  ma  Maiftreffe  3  que  vous 
m'auez  fortie  d'vne  extrême  peine,  &  toutes- 
fois  k  ne  voudrois  pas  auoir  achetté  mon  re- 
pos à  vos  defpens.  Si  i'euffe  penfé  qu'il  vous 
aift  aimée3  le  n'euffe  ïamais  eu  peur  qu'il  euft 
çourné  les  yeux  fur  ma  niepce  pour  l'armer, 


4*o      La  II.  partie    d'Astree] 
Damon  a  trop  deiugemcnt  pour  vous  changer 
à  vn  autre ,  &  m efm e  qui  van t  h  peu.   C e  n  cil 
qu'vne  humeur  de  îeunefTe  qui  l'a  efloignede 
vous,  il  reuicndra  bien  toit  a  ion  deuoir,  & 
ne  faut  pas  que  cela  vous  fe  pare  de  ion  amitié. 
Il  a  beaucoup  de  mente,  il  eft  plein  de  coura- 
ge, &:  uns  mentir  perfonne  ne  le  void  qui  ne 
ieiuge  digne  dVne  bonne  fortune.  Toutesfois 
îene  fuis  pas  en  doute  que  cette  action  ne  vous 
afflige,  &ne  vous  donne  autant  de  defplaiiir, 
que  iî  c'eftoit  quelque  plus  grande  îniure,  &: 
ceft  parce  qu'Amour  eft  vn  entant ,  qui  s'of- 
fenfede  peu  dechofe.  Mais,  maMaiftrcile,  ne 
vous  en  tourmentez  point  Hauàotage.  Si  vous 
voulez  vfer  du  remède  que  ie  vous  donneray, 
vous  ferez  tous  deux  bien-toit  guéris.  N'auez- 
vous  iamais  pris  garde  qu  vne  trop  grande 
clarté  efbloiiyt,  &  que  le  trop  de  bruit  em- 
pefched'oùyr:  Peut-eitre  aulTi  trop  d  amitié, 
que  vous  luy  auez  fait  paroiftre,  a  rendu  moin- 
dre fon  affection.   Quant  a  moy,  ie  le  crois  fa- 
cilement, fçacham  ailcz  que  ces  îeunes  efpnts 
font  ordinairement  fujeds  a  telle  chofe,  ou 
pourfe  croire  trop  affeurezde  ce  qu'ils  poffe- 
dent,  ii  bien  qu'ils  deuiennent  nonchalans,  ou 
pour  mcfpnfer  ce  qu'ils  ont  fans  peine,  6:  en 
abondance ,  qui  leur  donne  de  nouueaux  de- 
iîrs.   Mais  il  laut  vfer  en  ce  mal  (  comme  en 
tout  ancre  ;  de  fon  contraire.   le  fuis  certaine 
que  ii  vous  feignez  de  vous  retirer  vn  peu  de 


Livre    sixiesme,  411 

luy,  vous  le  verrez  incontinent  reuenirà  fon 
deuoir,  &  vous  crier  mercy  de  fa  faute.  Vous 
croyez  bien,  ma  Mai  (trèfle,  que  fi  îe  ne  vous 
aimois,  îe  ne  vous  ucndrois  pas  ce  Langage. 
Aufli  vous  donne-ie  lemefme  confeil,  qu'en 
femblable  accident  levoudrois  prendre  pour 
moy.  La  conclufion  fut  que  cette  fine  àc  ma- 
licieufe  fe  feeut  tellement  defguifer  que  ie 
luy  promis,  après  plufieurs remerciemenN de 
me  feruir  de  ce  remède.  Qr  le  deffein  qu  elle 
auor,  eftoitde  faire  l'vn  de  ces  deux  efTe£b. 
OuDamon,  difoit-elle  en  elle-mefme,  glo- 
rieux de  fon  naturel,  fe  voyant  defdaigner 
auec  plus  de  defpit  que  d amour,  fe  retirera 
offenfé  des  adions  de  Madonthe  :  ou  bien 
ayant  plus  d'amour  que  de  defpit ,  elTayera  de 
regagner fes bonnes  grâces  s'efloignant dOr- 
manthe.  Si  le  premier  aduient,  fauray  obtenu 
ce  que  îeveux:  fi  c'eit  le  dernier,  l'acquerray 
vue  fi  grande  créance  auprès  de  Madonthe, 
lors  qu  elle  aura  efprouué  mon  confeil  eftre  il 
bon ,  qu'après  l'en  difpoferay  entièrement  à 
ma  volonté.  Et  il  aduint  que  Damon  con- 
noiffant  quelque  froideur  en  moy,  &  nca 
polluant  acculer  autre  chofe  que  les  carefles 
qu'Ormanthe  luy  faifoit,  le  retira  peu  à  peu 
d'elle,  &  la  fuvoit  comme  s'il  euft  efié  fille 
&  elle  homme.  Lenane  s'en  prit  garde  auiîi 
bien  que  moy,  &:  pour  ne  perdre  vne  fi  bonne 
occafîon,  vn  lour  que  nous  en  parlions  feules 


4ii       La  IL  partie    d  Astref! 
dans  mon  cabinet 5  elle  me  demanda  fi  fon 
confeil  n'auoit  pas  eftébon  ,  &  fi  a  faduenk  ie 
ne  la  croirois  pas  ?  Et  luy  ayant  refpondu 
quouy,  elle  continua:  Or3  ma  MaiitreiTe  3  il 
faut  que  nous  fartions  comme  ces  bons  Mede  - 
cinsj  qui  ayans  bien  préparé  les  humeurs  par 
quelques  légers  remèdes,  les  chaffent  après 
tout  à  fait  par  de  plus  fortes  médecines.    le 
vous  veux  dire  vn  artifice  dont  l'ay  veu  vler  à 
celles  qui  fe  méfient  d'aimer.    Il  n  y  a  rien 
eu  vn  Amant  reiTente  plus  que  les  coups  de  la 
laloufie^  ny  qui  l'efueille  mieux,  &  le  faiTe  plus 
promptement  reuenir  à   fon  deuoir.  le  fuis 
d'aduis  que  Damon  en  efpreuue  quelque  cho- 
fe.  Vous  verrez  comme  il  reuiendra  à  fon  de- 
uoir, &  comme  il  feiettera  à  vos  pieds,  &f  re- 
connoiitra  l'offenfe qu'il  a  fai&e.  le  me  mis  à 
fouf-nre  oyant  ces  paroles  3  ne  me  femblant 
pas  que  îe  peuife  obtenir  cela  fur  moy  :  Tou- 
tesfois  repaifant  par  ma  mémoire  combien  le 
confeil  quelle  m'auoit  des-ja    donné  efioit 
reiïflî  a  mon  contentement,  îe  merefolus  de 
la  croire  encores  ace  coup:  Mais, luy  dis  ie3 
de  qui  fera-ce  que  nous  nous  feruirons  en  cecy? 
C'eftoitàce  paffage  que  cette  ruzée  m'atten- 
doit  il  y  auoit  long  temps ,  parce  qu'elle  ne 
m'oioit  propofer  Therfandre ,  à  caufe  de  ce 
qui  s'eitoit  paffé:  &:  toutesfois  c'eftoit  où  elle 
vouloit  que  le  vinife  de  moy-mefme.    Elle 
me  refpondic  donc  de  cette  forte:  Vous  auez 


Livre    si  xi  es  me.1  415 

raifon ,  ma  Maiftreflc,  de  faire  cette  demande, 
&  il  y  faut  bien  auifer  :  eau  à  tel  vous  pourriez- 
vous  addreiTer,  qui  par  après  en  feroit  fon  pro- 
fit ,  &  pourroit  nuire  à  voftre  réputation  :  de 
forte  que  le  conclus  qu'il  faut  que  ce  foit  vn 
homme  de  qui  vous  puilTiez  difpofer  abfoluë- 
l  ment,  &  qu'il  foit  au  prix  de  vous  de  fi  peu  de 
coniîderation ,  que  quand  vous  voudrez  vous 
en  retirer,  il  n'ait  la  hardieffe  de  s'en  plaindre, 
ou  s'en  plaignant  3  qu'au  lieu  d'eftre  creu, 
chacun  fe  mocque  de  luy.  Et  à  ce  mot  baiflant 
les  yeux  en  terre  ,-  après  s'eftre  teu  quelque 
temps,  &  fe  grattant  le  derrière  de  la  tefte, 
feignant  d'en  chercher  vn ,  elle  releua  les  yeux 
tout  à  coup  fur  moy,  ôcme  dit:  Maispour- 
quoy  cherchons-nous  bien  loing  ce  que  nous 
auons  fi  près  ?  Qui  fçauroit  eftre  meilleur  que 
Therfandre?  Vous  en  ferez  tout  ce  que  vous 
voudrez,  &  il  n'oferoit  fouffler:  tant  s'en  faut 
qu'il  s'ofe  plaindre,  outre  qu'il  eft  fi  diferet  3  de 
il  plein  de  bonne  volonté^  que  îe  ne  croy  pas 
qu'il  s  en  puifTe  rencontrer  vn  qui  foit  plus 
propre  à  ce  pour  quoy  nous  le  demandons. 
Lors  qu'elle  me  nomma  Therfandre,  ie  me 
refTouuins  de  ce  qui  s'eftoit  paffé ,  &:  iugeay 
bien  qu'elle  me  le  propofoit  pluftoft  qu'vn  au- 
tre, pource  qu'elle  l'aimoit,  mais  auffi  ie  con- 
nus bien  que  fa  condition  ôc  fa  prudence 
eftoient  telles  qu  il  les  falloit  pour  exécuter  la 
refolution  que  nous  aiaons  pnfe.  Et  quoy  que 


4r4  La  II.  partie  d'Astrîl 
mon  courage  aider  refufaft  de  tourner  me« 
yeux  ilir  vn  homme  de  fi  peu,  fi  eft-ce  que  l'af- 
fection que  ieportois  a  Damon,  qui  comme 
que  ce  fuit  me  donnoit  la  volonté  de  le  rap- 
peller ,  me  ht  en  fin  condefcendrc  à  ce  que 
voulut Leriane.  le  cômmençay  donc  défaire 
plus  de  casdeTherfandre,  &de  parler  quel- 
quefois à  luy,  mais  îe  mourois  de  honte,quand 
le  prenois  garde  que  quelqu'vn  me  voyoït. 
Damon  de  qui  l'affection  efloit  extrême,  s'ap- 
perccut  incontinent  de  ce  changement,  parce 
que  Leriane  auoit  dit  a  Therfandre  que  la 
difcretion  auec  laquelle  il  m  auoit  ferme,  auoit 
eu  tant  d'effedt  qu'en  fin  îe  l'aimois  autant 
qu'il  m  auoit  aimée  ,&  la  moindre  apparence 
qu'il  en  remarquoit,  luy  en  faifoit  croire  au 
double,  d'autant  que  ï auois  accouftumé  de 
viure  fi  différemment  auec  luy  que  les  moin- 
dres paroles  luy  eitoient  de  très-grandes  fa- 
ueurs:  &cela  fut  caufe  qu'il  commença  de  fe 
releuer  plus  quevde  couftume,  de  fe  porter 
plus  haut  qu'il  ne  fouloit ,  abufé  des  vaines 
efperances  qu'il  fe  donnoit ,  &  des  mentenes 
de  cette  femme.  De  forte  que  Damon  apper- 
ceut  bien-toit  cette  bonne  chère,  &  repartant 
par  fa  mémoire  tout  ce  qu'il  auoit  veu,  fe  ref- 
fouuint  de  la  lettre  qu'il  m'auoitveu  receuoir 
dans  les  gands,  &de  là  tirant  plufieùrs  def- 
aduantageufes  conclufions  &  contre  luy  &r 
contre  moy,  il  creut  en  fin  que  par  la  folhci- 


Livre    six  lis  MI.  41  y 

fetiondcLcnane,  iaiïois  receu  le  fcruicc  de 
Therlandre,  &  oublié  ton  arfeclion  :  &  après 
auoir  fopparté  ce  defplaiiïr  quelque  temps, 
pour  voir  h  îe  ne  changeois  point,  en  fin  n'en 
ayant  plus  le  pouuoir,  il  refolut  de  me  faire 
quelques  reproches.  Et  parce  que  Leriane 
eitoit  toufiouis  auprès  de  mov,  il  luyfut  im- 
polfible  de  me  parler  que  dans  la  chambre 
meimedeLeontidas.  Il  prit  donc  l'occaiîon, 
lors  que  fortant  de  table  feftois  eiloignée  de 
cette  femme, &:  parce  qu'il  vid  bien  qu'il  n'au- 
roit  pas  beaucoup  de  loiiir,  il  me  dit  :  Eitcc 
que  vous  vueillezque  ie  meure,  ou  que  vous 
ayez  tait  dciTeind'efprouuer  combien  vne  per- 
fonne  qui  aime  peut  fupporter  des  rigueurs?  le 
luyrcfpondis  froidement:  voitremort  ne  me 
touche  non  plus  que  mes  rigueurs  vous  peu- 
uent atteindre:  il  me  vouloit  refpondrè,  mais 
Lcnane  furuint,  parce  qu'elle  s'eitoit  pnfe  gar- 
de de  ces  propos, &:  par  fa  prefence  contraignit 
Damon  de  fe  taire,  outre  que  me  tournant 
vers  elle  ie  luy  en  oftay  le  moyen.  Cette  rulee 
me  regarda,  me  faifant  ligne  que  c'eftoitvrx 
crfect  de  noftre  deffem:  &  puis  sapprochant 
de  mon  oreille,  Ne  voicy  pas,  dit-elle,  vn  bon 
commencement?  Il  faut  continuer,  &  vous 
verrez  que  ie  111V  entends.  Ah  /  la  malicieu- 
fe ,  elle  auoit  ration  de  dire  qu'elle  s'y  enten- 
doit,  mais  c'eitoit  à  me  rendre  la  plus  mal- 
heureufeperibnneqLu  fat  Jamais.  le  contint** 


4i6  La  II.  partie  d'Astree." 
donc,  fage  Bergère,  &:  ne  daigne  pas  feulement 
me  tourner  du  cofté  de  ce  Cheualier,  qui  fortit 
de  lafale  fi  hors  de  luy-mefme,  qu'il  fut  plu- 
lïeurs  fois  preft  à  fe  mettre  fon  efpée  dans  le 
corps,  «Sciecroy  que  fans  ledeiTein  qu'il  auoit 
de  faire  mourir  Theriandre,  il  euir  exécuté 
contre  luy-mefme  cette  eitrange  refolution. 
Et  ce  qui  fempefcha  de  ne  mettre  prompte- 
inent  la  main  fur  Theriandre,  fut  la  crainte 
qu'il  eut  demedefplaire,fçachant  bien  qu'il  fe- 
roit  vne  grande  playe  a  ma  réputation,  fi  fans 
autre  fujecl:  il  fattaquoit.  Cela  fut  caufe  que 
avant  vn  peu  rabattu  de  fa  furie,  il  alloit  re- 
cherchant quelque  occafion,  lors  qu'il  rencon- 
tra Ormanthe,  qui  félon  fa  couftume  luy  vint 
fauter  au  col.  Luy  qui  neftoit  pas  en  bonne 
humeur  la  repouiîa  vn  peu,  &:  luy  dit  qu'il 
s'eftonnoit  qu'elle  n'euft  point  de  crainte  du 
iugement  que  chacun  pourroit  foire  de  fem- 
blables  actions.  Et  de  qui,  refpondit-elle ,  me 
dois-ie  foucier,  pourueu  que  vous  l'ayez  agréa- 
ble? Quand  ce  ne  feroit  de  nul  autre,  répliqua 
Damon,  encor  deunez-vous  craindre  Lena- 
ne.  DeLeriane,dit-elle  en fouf- riant,  ah/  Da- 
mon,  que  vous  eftesdeceu,  îe  ne  fçaurois  luy 
faire  plus  de  plaifir  que  de  faire  cas  de  vous.  Le 
Cheualier  qui  feauoit  bien  que  Leriane  luy 
vouloit  mal ,  oyant  ces  paroles,  fe  douta  in- 
continent de  quelque  trahifon,&:  pour  l'aue- 
rcr  la  tirant  à  part,  la  pria  de  luy  dire  comment 

elle 


Livre   sixiesme."  417 

elle  le  fçauoit.  Ormanthc  qui  eiloit  peu  fine* 
&:qui  outre  cela penfok  bien  s'exeufer  en  re- 
iettant  le  tout  fur  fa'tante,  luy  raconta  tout  au 
long  les  difcours  deLenane,  &  le  commande- 
ment quelle  luy  enauoit  fait. 

Damonqui  droit  aduifé,iugea  après  y  auoir 
vn  peu  penfé ,  a  quel  dtflein  elle  l'auoit  fait, 
&vid  bien  alors  que  le  changement  de  mon 
amitié  n'eltoit  procédé  que  de  l'opinion  que 
j'auois  conceuë  qu'il  aimait  cette  fille.  Et  pour 
ne  luy  en  donner  connoiffance,  il  la  laiflà  fai- 
sant femblant  d  auoir  affaire  ailleurs,  bien  relb- 
lu  de  me  le  dire,  quelque  empefehement  que 
Leriane  y  peuit  donner.  Et  il  fembla  que  la 
fortune  luy  en  voulut  offrir  lacomm©dité  :  car 
ce  mcfme  iour  Tornfmond  voulut  aller  à  la 
chaffe  :  &  parce  que  laRoync  auoit  accoutu- 
mé de  l'y  accompagner,  ie  montay  à  cheual 
comme  ie  relie  de  mes  compagnes,  &  allât 
mes  en  troupe  îufques  a  laflcmblée  :  mais 
quand  nous  fufmes  au  laiffé-courre,  &  que  Tort 
euft  donné  les  chiens,  le  cerf  eftant  lancé  fans 
fe  faire  battre  laiffa  librement  fon  buiffon,  de 
prenant  vne  grande  campagne  emmena  à 
perte  de  veue  toute  la  chaife  après  luy.  Ce  fut 
alors  que  nous  nous  feparafmes3  &  que  les 
cheuaux  plus  viftes  laifferent  les  autres  derriè- 
re. Damon  qui  effoit  bien  monté  auoit  touf- 
feurs l'œil  furmoy,  &  me  voyant  vn  peu  fe- 
parée  de  mes  compagnes,  &  iugeant  par  la 
a.  Part,  Dd 


418  La  II.  Partie  d'Astrel 
route  que  ie  prenois  Fendroit  où  ie  deuors  paf- 
fer ,  il  me  gagna  les  deuants,  Se  feignit  que  ion 
cheual  luy  eftant  tombé  deiïùs,luy  auoit  bielle 
vne  ïambe,  &pour  en  donner  plus  de  créan- 
ce, il  fouilla  tout  vn  cofté  de  la  tefte,de  l'efpau- 
le  de  de  la  cuiiTe  de  fon  cheual,  ayant  aupara- 
vant dôné  quelque  commifTionàfonEfcuyer, 
pour  l'efloigner  de  luy.  Et  racontoit  a  tous 
ceux  qui  paffoient  en  ce  lieu  l'inconuenient 
qui  luy  eftoit  arnué ,  &:  leur  montroit  la  route 
que  la  chaire  auoit  pnfe ,  leur  difant  que  ie 
Roy  eftoit  prefque  feuL  Mais  lors  que  ie  paf- 
fay ,  il  me  trauerfa  le  chemin ,  &  prenant 
mon  cheual  par  la  bride,  Farrefta ,  quoy  que 
ie  ne  le  voulnffe  pas,  dont  certes  ie  fus  vn  peu 
furprife,  craignant  que  l'amour  ne  le  porta*! 
à  quelque  indiferetion.  Mais  ayant  peur  que  il 
ie  luy  montrois  vn  vifage  eftonné ,  il  ne  prie 
plus  de  hardieiîe,  ie  fis  de  neceiTité  vertu ,  & 
luy  dis  dVne  voix  aiTez  forte:  Et  quelt  cecy 
Damon?  depuis  quand  auez-vous  pris  tant 
d  outrecuidance  que  de  m'ofer  interrompre 
mon  chemin?  Laneceiïité,  me  refpondit-il, 
qui  n'a  point  de  Loy,  me  contraint  de  com- 
mettre cette  faute.  Que  fi  vous  îugez  après 
m'auoir  ouy  qu  elle  mérite  chailiment,ie  vous 
promets  qu'au  partir  de  voftrc  prefence  ie  le 
feray  tel  que  vous  en  ferez  fatisfai&e.  Et  lors 
leuantles  yeux  en  haut:  ODieux  .'dit-il,  qui 
voyez  les  cachettes  des  âmes  plusdiflimulees: 


Livre    six  iYs  m  ï]  419 

oyez  ce  que  vaydire  à  cette  belle  3&  fi  ie  ne 
fuis  véritable  ,  ô  Dieux  !  vous  nèfles  point 
miles  fi  vous  ne  me  punifiez  deuant  fes  yeux. 
Et  lors  fe  tournant  vers  moy  :  le  ne  veux 
pointa  cette  heure,  continua- t'il,  ny  m'excu- 
fer,  ny  vous  aceufer,  belle  Madonthe ,  pour  le 
choix  qu'il  vous  a  pieu  taire  a  mon  defaduan- 
tage  deTheriandre,  mettant  en  oubly  tant 
de  fermens  lurez,  &  tant  de  Dieux  appeliez 
pour  tefmoins:  mais  ie  me  plaindray  bien  de 
ma  fortune  ,  qui  n'a  voulu  que  f  ewtaflè  le 
mal-heur  que  fauois  preueu.  Dés  queLeria- 
ne  s'approcha  de  vous,  il  fembla  que  quelque 
Démon  me  predifoit  le  mal  qu'elle  me  deuoit 
pourchafTer  :  Vous  fçauez  combien  de  fois 
nous  auions  refolu  de  ne  nous  fier  en  elle: 
mais  mon  mauuaisdeflin  plus  fort  que  toutes 
nos  refolutions  ,  vous  fit  changer  de  penfée, 
&  a  voulu  que  vous  l'ayez  aimée.  Puis  que 
vous  enauezeu  du  contentement,  encorque 
l'en  aye  fouffert  le  plus  cruel  tourment  qu'v- 
ne  amepuifle  refTentir.,  fen  lotie  les  Dieux.» 
&  les  fupplie  qu'ils  le  vous  continuent.  Si  efi> 
ce  qu'il  m'efl  impoilïble  de  vous  laifier  plus 
long  temps  en  doute  de  ma  fidélité ,  &  quoy 
que  ie  fçache  que  ce  fera  inutilement ,  éc 
que  vous  n'en  croirez  rien3  fi  vous  diray- 
ie  la  malice  auec  laquelle  elle  a  ruiné  mon 
bon-heur.  Et  en  ce  lieu  il  me  raconta  l'a- 
mour que  Leriane  luy  auoit  portée,  les  re- 

Dd   i) 


420  La  II.  partie  d'Astre!; 
cherches  qu'elle luy  auok  faictes,  comment  il 
l'auoit  rerufée,  &  l'e^œreme  haine  qui  eftoit 
née  en  elle  de  ce  refus  :  oblpour  vérifier  ce  qu'il 
difoit,il  me  remit  en  mefme  temps  les  lettres 
qu'elle  luy  en  auoit  efcrites ,  &  continuant  foa 
difcoursmedit  lesconfeils  quelle  auoit  don* 
nez  à  Ormanthe  de  le  carefTer,  afin  de  me  faire 
croire  qu'il  en  eftoit  amoureux  5  me  faifant 
entendre  comme  il  lauoit  fçeu ,  &  en  fin  il 
adiouïta:  Or  cette  ame  trauerfée  ,&  pleine  de 
malice,  n'a  tenu  conte  de  l'honneur  jde  fa 
niepee,  afin  de  me  nuirc,&  de  vous  faire  aimer 
Therfandre,  ce  qu'elle  fçauoit  bien  ne  pou- 
uoir  aduenir  qu'en  merauiflant  l'honneur  de 
vos  bonnes  grâces. Mais,  ô  Dieux!  eft-ilpofTi- 
ble  qu'elle  y  foit  paruenuë?  Mais,  ô  Dieux/ 
eft-il  pofTible  que  l'endoute,  après auoirveu 
receuoir  des  lettres  dans  des  gands ,  &  après 
auoir  veu  la  peine  que  vous  prenez  de  faire 
bone  chère  a  vn  homme  tant  indigne  de  vous? 
Mais  quels  plus  feurs  tefmoignages  puis-ie 
auoirque  vos  paroles,  pour  connoiftre  que  ie 
fuis  miferable,  que  ie  fuis  condamné,  &  que  ie 
fuis  perdu?  Or  bien,Madonthe,  puisque  ma 
*  mauuaife  fortune  eit  caufe  que  ce  généreux 
courage  que  l'ay  toufiours  reconnu  en  vous, 
s'eit  non  feulement  fouillé  de  l'inconftance, 
mais  dVn  choix  encore  qui  eit  fi  vil  &:  hon- 
teux, il  ne  fera  pas  vray  que  ie  furuiue  voffoc 
amitié,  &  veux  faire  paroiftre  que  i'ay  allez 


1 
Livre    sixiisme!  4Z 

d'amour  pour  lauer  voftre  ofFcnfe  de  mon 
fang.  Si  ie fus eftonnée  doiïyr cette  trahifon, 
vous  lcpouuez  iuger,  fage Diane,  puis  queie 
ne  luy  fçeus  refpondre  de  quelque  temps:  de 
lors  que  ie  comrnençois  de  reprendre  la  paro- 
le ,  de  que  ie  voulois  luy  donner  toute  la  fuis- 
faction  qu'il  euil  fçeu  délirer,  ie  vis  que  la 
chaiTe  reuenoit  à  nous,  de  qu  elle  ef  toit  des-ja  (i 
proche,  que  pour  n'eltreveuê'  feule  auecDa- 
mon,  ie  fus  contrainte  de  partir  fans  auoir  le 
loifïr  de  luy  dire  que  ce  peu  de  mots  :  La  vérité 
fera  toufîours  la  plus  forte.  Et  foudain  frap* 
pant  mon  cheual  de  la  houfline,  ie  me  icttay 
dans  le  bois ,  bien  marne  de  n'auoir  pu  luy 
refpondre.  Que  iî  i'eulTe  ofé  luy  commander 
demefuiure  ie  l'eiirTe  fait,  mais  l'eus  peur  que 
quelqu'vn  ne  nous  rencontrait  enfemble:  de 
forte  que  i'aimay  mieux  remettre  à  vne  meil- 
leure occafion  la  déclaration  que  ie  luy  voulois 
faire,  outre  qu  encores  voulois-ie  lire  les  lettres 
qu'il  m'auoit  données  pour  voir  s'il  m  auoit 
dit  vray. 

Or  oyez,  ie  vous  fupplie,  de  quelle  forte 
les  rencontres  font  conduites  par  les  Dieux, 
quand  ils  fe  veulent  mocquer  de  noftre  pru- 
dence. I'auois  efleu  le  lendemain  pour  fortir 
de  peine  le  pauureDamon,  &ce  fut  ce  iour 
qui  le  mit  en  fa  dernière  confufion,  le  ne  vous 
diray  pas  quelle  fut  la  nuiâ:  qu'il  paffà  :  car  on 
peut  croire  ayfémcnt  que  ce  fuft  fans  repos: 

Dd   iij 


412  La  IL  partie  d'Astrel' 
tant  y  a  que  le  ioureftant  venu,  il  fort  de  fa 
chambre ,  &  voyant  que  c'eftoit  l'heure  que 
l'auois  accoultumé  de  me  leuer,  il  fe  vint  pro- 
mener en  vne  galerie  5  de  laquelle  il  voyoit 
3uand  on  ouuroit;  la  porte  de  ma  chambre ,  à 
eifein  d'y  entrer  auifi-toil  qu'il  fçauroit-que 
îe  ferois  hors  du  lift.  Mais  de  fortune  ce  îour 
ie  m'efueillay  fort  tard,  tant  à  caufedu  trauail 
de  la  chaiTe,  que  pour  m'eftre  le  foir  amufée  à 
lire  les  lettres  de  Leriane  qu'il  m'auoit  don- 
nées, &  faut  .que  i'auoùe  que  l'y  leus'des  du- 
plications indignes  du  nom  de  fille,  &:  entre  les 
autres  en  la  conclufion  de  l'vne  il  y  auoit  ces 
mefmes  mots  :  Receuez ,  ô  beau  &  trop  aima- 
ble Damon3  les  prières  de  celle  qui  fe  donne 
à  vous,  fans  autre  condition  que  d'eftre  voftre: 
Que  iî  ce  n'eft  par  Amour,  ce  foit  au-moins 
par  pitié.  Certes,  l'eftonnement  que  i'en  eus 
fut  grand:  mais  plus  encore  lemefpnsque  ie 
conceus  de  ces  paroles.  Il  fut  tel,  que  de  defpit 
dauoir  erré  fi  vilainement  trompée,  ie  ne 
pus  clorre  l'eril  de  long  temps  après  rneitre 
mife  au  lich  Mais  cependant  qus  Damon, 
comme  ie  vous  ay  dit5fe  promenoitdans  cette 
galerie,  Leriane  qui  l'auoit  veu  en  ce  lieu3 
voulut  efTayer,  il  vn  Amant  peut  mourir  de 
defplaifir  :  car  ayant  trouué  en  mefme  temps 
Therfandre,  elle  le  conduifit  à  vne  feneftre 
baife  au  deiîous  de  celle  où  elle  auoit  veu  que 
Damon  s'appuyoit  quelquefois  eftant  las  de 


Livre    sixiesme,  42,$ 

fe  promener,  &  ayant  remarqué  qu'il  y  eftoit 
•à  l'heure  mefme,  feignant  de  parler  bas  elle 
tint  allez  haut  tels  propos  à  Therfancfre.  Afin 
que  vous  connoifiicz,  mon  frère,  que  Madon- 
the  vous  aime  véritablement ,  &  qu'elle  fe 
mocque  de  tous  les  autres  qui  ont  opinion 
ifeftre  aimez  d'elle,  hyer  elle  me  commanda 
dés  qu'elle  fut  reuenue  de  la  chaffe,  de  vous 
donner  cette  bague  qu'elle  a  fait  foire  exprés 
pour  vous,  toute  femblable  à  celle  que  vous  luy 
auezveu  porter  il  y  a  long  temps, &  vous  prie 
de  l'aimer,  &  delà  porter  pour  l'amour  d'elle 
pour  fy mbole  de  voftre  amitié,  &  pour  faiTeu- 
rance  que  déformais  fa  volonté  ne  différera 
non  plus  de  la  voftre  que  cette  bague  de  celle 
qu'elle  retient.  O  Dieux:  quelle  trahifon .'  Eft- 
îl  polîible  qu'vn  efprit  humain  en  ait  cité  l'in- 
uenteur?  Car  il  eftoit  certain  que  i'auoisvne 
bague  femblable  à  celle  qu'elle  luy  donnoit,  de 
qu'il  y  auoit  long  temps  que  ie  la  portois,  &: 
cette  malicieufe  l'auoit  fait  fectettement  con- 
trefaire auec  deffein  d'en  commettre  cette 
xnefchanceté.    Damon  qui  eftoit  comme  ie 
vous  ay  dit,  accoudé  fur  la  feneftre  haute, 
oyant  la  voix  de  cette  femme  la  reconnut  in- 
continent, &preftantplusattentiuement  l'o- 
reille, ouyt  les  paroles  que  ie  viens  de  vous 
dire.   Et  parce  qu'à  deflein  elle  fortit  le  bras 
hors  de  la  feneftre  pour  faire  voir  la  bague  à 
Damon  3  il  reconnut  bien  qu'il  eftoic  vray  que 

Dd   iiij 


424  La  II.  parité  d'Astrte.' 
j'en  auoisvnc  fcmblable:  &  cependant  qinJ 
tafchoit  de  la  bien  reconnoirtre,  il  ouytquc 
Therfandre  luyre(pondoit:  le  îure  par  tous 
nos  Dieux  que  cette  fàueur  m'eft  tant  agrea- 
ble3  queie  veux  bien  que  Madonthe  ne  m'ai- 
me iamais3iîiene  l'emporte  dans  mon  cer- 
cueil, pour  marque  que  îe  fuis  à  elle,  &que 
c'efi  la  plus  chère  chofe  que  iauray  iamais,  & 
à  ce  mot  il  la  prit,  la  baifa  diuerfeslbis,  &en 
fin  fe  la  mit  au  doigt. 

SiDamonfut  tranfporté3&  s'il  auoitfuject 
de  fortir  hors  des  limites  du  deuoir5ie  vous  le 
laifle  a  penfer,  fage  Bergère:  &  toutesfois  il 
eut  tant  depouuoirfurfa  colère  ,  qu'il  ne  fie 
nyne  dit  chofe  qui  peut  en  donner  connoif- 
fance ,  de  peur  que  quelqu  vn  ne  s'en  apper- 
ceuil,&ne  l'empefchaft  d'exécuter  fon  deffein. 
En  mefme  temps  la  Roy  ne  s'en  alloit  au  Tem- 
ple pour  affilier  aux  facnfices  qui  fe  faifoient 
prefque  tous  les  matins.  Et  parce  que  la  femme 
deLiontidas  ne  labandonnoit  gueres,  îe  la 
fuiuis,  comme  les  autres  Dames  de  la  Cour: 
dequoy  Damon  n'eftant  aduerty  que  nous  ne 
raflions  des-ja  en  nos  chariots,  il  monta  à  che- 
nal 3c\:  nous  atteignit  lorsque  nous  entrions 
xians  le  Temple:  Voyez  quel  malheur  fut  le 
noftre.  Taiiois  refolu  de  receuoir  fes  exeufes, 
&  de  l'affeurer  que  îe  l'aimoïs,  quelque  de- 
monftration  que  feutre  faicte  du  contraire,  &C 
pour  témoignage  de  mes  paroles  1e  voulois 


Livre    si'xusme.  42.J 

rompre  toute  forte  d'amitié  auec  Lcriane,  &: 
toute  familiarité  auec  Therfandre  ,  &  ne  cher- 
chois  que  l'occafion  de  le  pouuoir  dire  à  Da- 
mon:  mais  abufé  de  la  trahifon  que  Leriane  ve- 
noit  de  luy  fairejors  qu'il  me  vit,ce  fut  auec  vu 
vifage  fi  renfrongné,&  tenant  fi  peu  de  conte 
du  falut  que  îe  luy  fis ,  que  véritablement  i'en 
demeuray  offenfée ,  ne  fçachant  point  le  der- 
nier fujet  qu'il  en  auoit.Et  toutesfois  me  repre- 
f entant  la  ialoufie  que  le  luy  auois  donnée, 
quelque  temps  après  îel'en  exeufay.  Nous  en- 
trafmes  dans  le  Temple, où  les  facrifices  furent 
commencez,  durant  lefquclsie  pris  bien  garde 
de  fois  à  autre  qu'il  me  regardoit,  mais  dVn  œil 
il  farouche  qu'il  tefmoignoit  bien  qu'il  êftoit 
fort  tranfporté.  Or  oyez,  îe  vous  fupplie,  iuf- 
ques  où  cette  paffion  l'emporta,  lors  que  les 
boities  furent  offertes,  que  chacun  auec  plus 
de  zèle  &  de  deuotion  faifoit  d'vne  voix  baffe 
&  à  genoux  fes  prières,  il  fe  releua  dans  le  mi- 
lieu du  Temple,  &  haufiant  la  voix,  il  profeÀ 
relies  paroles  :  O  Dieu .'  qui  es  adoré  dans  ce 
fainét  lieu  par  cette  deuote  affemblée ,  fi  tu  es 
î  ufte,  pourquoy  ne  punis- tu  l'ame  la  plus  perfi- 
de &  la  plus  cruelle  de  toutes  celles  qui  font  au 
monde  :  le  t'en  demande  îuiticeen  fa  prefen- 
ce,  afin  que  fi  elle  a  quelques  defenfes,  elle  les 
allègue:  mais  fi  cela  naduient  point,  ie  diray 
que  tu  es  iniulte  ou  impuiflant. 
Vous  pouuçz peiiier,  fage  Bergère  3  quelle  ie 


■416  La  II.  Partie  d'Astrh; 
deuins,  &  quelle  peur  i'eus  qu'en  fon  tranfpore 
il  n'en  dit  dauantage  ,  ou  fit  reccnnoifîre  que 
c'eftoit  de  moy  de  qui  il  padoit.Toute  Paffenfc- 
blée  tourna  les  yeux  fur  luy,  tan  t  pour  fa  voix 
qui  eiloit  pleine  de  terreur  &  d'efpouuante- 
ment ,  que  pour  cette  façon  de  faire  3  du  tout 
inaccoutumée.  Mais  lny  fans  en  faire  fem- 
blant,  après  s'eftre  remis  a  genoux,  laiffa  pa- 
raçheuer  le  facnfice.  Dieu  fçait  fi  cela  fit  faire 
de  diuers  iugemens  a  plufieurs  :  Et  il  fut  très  à 
propos  pour  moy  que  le  voile  que  i'auois  fur 
le  vifage  3  empefehaft  que  Ton  ne  me  vid  :  car 
on  euft  fans  doute  reconnu  à  ma  rougeur5que 
c'eltoit  de  moy  de  qui  il  fe  plaignoit:  &  fes 
amis  &  fes  païens  trouuerent  cette  prière  hors 
defaifon  3  &  n'attendoient  la  plus-part  que  la 
fin  du  facnfice  pour  luy  en  dire  leur  aduis. 
Mais  ils  furent  bien  deceus, d'autant  que  fe  per- 
dant parmy  la  foule  il  fe  defroba,  fans  que  per- 
fonne  s'en  prit  garde  :  &  fe  retirant  en  fon 
logis  après  auoir  donné  ordre  à  fes  affaires 
le  plus  promptement  qu'il  pût ,  il  m'eferi- 
uit  vne  lettre  ,  qu'il  mit  en  fa  poche 3  &  re- 
prenant la  plume ,  efcriuit  ces  paroles  à 
Therfandre. 


Livre   sixiesmé,  417 


DEFFY     DE     D  AMON 
a    Theksandre. 

SI  l'offenfe  que  iay  recette  de  voàf,  neftoit 
de  celles  qui  ne  peuuent  ejlre  effacées  qu'a- 
ucc  le  fang ,  ie  ne  defirerois  pas  Tberfandre,  de 
'vous  voir  feul  auec  l'ejpée  en  la  main.  Mais ne. 
pouuant  cjtre  fatisfaiff  d'autre  forte,  &  [ca- 
chant bien  que  vojlre  courage  ne  vous  rendit 
ïamais  plus  lent  au  combat qu 'al 'offenfe 'je  vous 
tnuoye    cet  homme  que  vous  connoijjez,  bien 
eflre  a  moy ,  &  qui  vous  conduira  ou  ie  vous 
atiens  fans  autres  armes  que  celles  que  nous  for- 
tons  ordinairement  au  co/té,  vous  promettant 
en  foy  de  Cheualier  que  ïy  fuis  feul ,  &  que  vous 
naurt  7  a  vous  garder  de  personne  que  de  moy 
qui  juu  D  A  M  0  N. 

Il  commandai  vn  ienne  homme  des  fi  en  s, 
nommé  Halladin,  qu'il  auoit  nourry  5  &  qu'il 
aimoit  fur  tous  ceux  qui  le  feruoient  3  fut  pont 
fon  affeftion,  fut  pour  l'entendement  qu'il  a- 
uoit.qu'en  diligence  il  luy  menai!:  vn  cheual  le 
long  des  rempart  s  de  la  ville  ,  fans  que  perfon- 
ne  le  vift ,  &:  qu'il  en  pnft  vn  autre  pour  le  fut- 
ure :  Halladin  n'y  faillit  pas,  &  ainfi  eftant  tous 
deux  fortis  dehors,  Damon  laiiTe  le  grand  chc~ 


4^8  LaII.Partie  dAstree.1 
mm, Payant  choifi  vn  lieu  commode  pour  fon 
'defTeinJeplus  reculé  du  paflàge  commun,  il 
découure  fon  intention  à  Halladin:  Finftniiâ 
de  ce  qu'il  doit  faire,  &  enfin  donne  ce  qu'il  ef- 
critiTherfandrc.  Ce  îcune  homme  defireux 
de  feruir  fon  mailtre  félon  fes  commendemens 
trouue  Thcrfandre,  &  fart  fi  à  propos  fon  mef- 
fage  que  perfonne  ne  Yen  prit  garde.  Mais 
pourquoy  perdrois-ie  plus  de  paroles  en  ce  fu- 
jet  ?  Therfandre  s'y  en  va  :  ils  mettent  lamain 
a  fefpée .  Damon  eft  vainqueur,  &  laide Ther- 
fandre efuanouy  fur  la  place  auec  trois  grands 
coups  dans  le  corps.Il  cft  vray  qu'il  n'eftoit  gue- 
remieux:toutesfoisileut  allez  de  force  pour 
prendre  la  bague  que  Leriane  auoit  donnée.& 
remontant  à  cheual,  commanda  à  Halladin  de 
le  fuiure. 

Quant  à  mcy  qui  voulois  en  toute  façon 
contenter  ceCheualicr,  après  toutesfois  lauoir 
tancé  de  fon  imprudence,  ie  Fallois  cherchant 
de  l'œil  parmy  les  autres ,  &  demeuray  vn  peu 
eftonnéedeccqueie  ne  le  voyois  point  3  ne 
fongeant  au  malheur  qui  eftoit  arriué,  lors 
qu'après difner 3  ainfi  que  quelques- vnes  de 
mes  compagnes  &:  moy  nous  promenions  fur 
lefoirdansvniardin,  ievis  arnuer  Halladin, 
qui  s'eftant  addrefTé  à  moy,  me  demanda  iî 
Leriane  ri  eftoit  point  près  de  la,  &  l'ayant  faic 
a;  relier,  il  luy  addreiïa  fa  parole  en  cette  forte: 
Leriane,  mon  maiflrc  auifcaitbïen  le  cor 


Livre   sixiesme.'  4x9 

tcmcncquc  vous  receurez  des  nouuelles  que 
fay  à  vous  dire,  m  a  commandé  de  les  vous 
raconter,  non  pas  pour  amitié  qui  foit entre 
vous,  mais  pour  celle  qu'il  fçait  que  Madon- 
the  vous  porte.  Et  lors  il  nous  raconta  par  le 
menu  tout  ce  que  ie  viens  de  vous  dire  de  ce 
combat  :  puis  continuant;  Lors  qiùl  fut  re- 
monté à  cheual  ,  dit-il  3  &  queieluy  vis  pren- 
dre les  lieux  plus  efloignez  de  la  fréquentation 
du  peuple,  ie  m'en  eftonnay,  car  il  eftoit  fore 
blcité,  &  ne  pus  m'empefeher  de  luy  dire, qu'il 
mefembloit,  que  le  plus  neceffaire  eftoit  de 
trouuer,  quelque  bon  Myre  pour  penfer  fes 
playes.  Il  me  refpondit  froidement  :  Nous  le 
trouuerons  bien-tofî  ,  Halladin  3  n'en  fois 
point  en  peine,  l'eus  opinion  qu'il  difoit  vray, 
&  de  cette  forte  iê  le  fuiuis  quelque  temps5non 
fans  peine  toutesfois  3  en  luy  voyant  perdre 
vnefi  grande  abondance  de  fang.  Enfin  il 
paruint  fur  les  riues  du  fleuue  de  Garonne  3 
en  vn  lieu  où  du  riuage  releué  par  quelques 
rochers  on  voyait  le  courant  de  l'eau  3  qui 
dVne  extrême  furie  le  venoit  rompre  contre, 
&  la  hauteur  eftoic  telle  qu  elle  faifoit  peur. 
Eftant  arnué  en  cet  endroit  il  voulut  [mettre 
pied  à  terre.,  mais  il  eftoit  fî  afFoibly  de  la  per- 
te du  fang ,  qu'il  fallut  que  ie  luy  ay  daiTe  à  des- 
cendre. Et  lors  s'appuyant  contre  le  dos  d'vn 
rocher,  il  fortit  de  là  poche  vn  papier  ,&  me 
le  tendant  3  il  me  dit.    Cette  lettre  sadreffe 


450  La  IL  partie  d'Astree. 
à  labelleMadonthe:  ne  fay  faute  de  laluy  don- 
ner :  &  fortant  du  doigt  la  bague  qu'il  anoit 
oftée  a  Therfandre  Donne  la  luy  auii^me  dk- 
il,  &  1  affeure  de  ma  part  que  la  mort  m'eft 
agréable,  puis  que  îeluy  ay  pu  rendre  tefmoi- 
gnagequeielameritoismieux  qneceluy  à  qui 
elleiauoit  donnée.  Et  puis  que  mon  efpéea 
ofté  du  monde  celuy  qu'elle  en  auoit  iugé  di- 
gne^ que  fa  rigueur  oite  la  vie  à  celuy  de  qui 
l'affection  lapouuoit  mériter,  coniure  la  par  la 
mémoire  de  ceux  defquels  elle  a  pris  naiffance, 
&r  par  fon  propre  mérite,  &:  l'amitié  qu'elle 
m'auoit  promife  ,  de  ne  la  donner  ïamais  plus 
à  perfonne  de  qui  l'amour  luy  foit  honteufe,  & 
qui  ne  la  fçache  bien  conferuer.  le  receus  la 
lettre  &  labague,qiulme  tendoif.mais  voyant 
qu'il  n'auoit  plus  la  force  de  fe  fouitonir,  àc 
qu'il  deuenoit  pafle ,  îe  le  pris  fous  les  bras,  Se 
luy  dis  qu'il  deuoit  faire  paroiitre  plus  de  cou- 
rage 3  &:  prendre  vne  autre  refolution  5  fans 
titre  de  cette  forte  homicide  de  foy-mefme:  & 
fortant  mon  mouchoir ,  ie  le  voulus  mettre 
contre  vne  de  fes  bleffures  qui  eftoit  la  plus' 
grande  5  &  par  laquelle  il  perdoit  plus  de  fang , 
mais  meToltant  de  furie  d'entre  les  mains:Tay 
toy3  Hailadim,  me  dit-il,  &  ne  me  parle  plus  de 
viure,  maintenant  que  ie  ne  le  puis  aux  bonnes 
grâces  de  Madonthe  :  &  lors  eftendant  mon 
mouchoir  fous  fa  bleflure  5  il  receut  le  fang  qui 
en  fortoit,  &  le  voyant  prefque  plein  me  le 


Livre    sixiesme,  451 

tendit,  &  me  dit  telles  paroles.  Fay  moy 
paroiftre  en  cette  dernière  occaiïon  ,  que  la 
nourriture  que  îe  t'ay  donnée,  &  l'eflection 
que  fay  faite  de  toy,n'a  point  efté  fans  rai- 
foti  :  Et  foudain  que  îe  feray  mort  ,  porte 
ma  lettre  &:  cette  bague  à  Madonthe,  &  ce 
mouchoir  plein  de  fang  à  Leriane  ,  &  dy 
luy, que  puis  qu'elle  n'a  pu  fe  faouler  de  me 
faire  mal  tant  que  iay  vefeu  ,  ie  luy  enuoyc 
ce  fang,  afin  qu'elle  en  palTe  fen  enuie.  Com- 
ment, luy  dis-ie,  Seigneur,  queievous  voye 
mourir  pour  des  femmes  qui  ne  le  mentent 
pas  ?  PiuftofL  ii vous  me  le  commandez,  ie 
leur  mettray  ce  fer  dans  le  cœur,  &  leur  feray 
reconnoiflre  qu'elles  font  indignes  qu'vn  tel 
Clieualierfoittraitte  pour  elles  de  cette  forte. 
Voyez  quelle  fut  la  force  de  fon  affection: Il 
eftoit  réduit  a  telle  extrémité ,  qu'à  peine  pou- 
uoit-il  parler ,  &  tout  ce  qu'il  pouuoit  faire , 
c'eftoit  de  fe  fouftenir  appuyé  contre  le  rocher: 
mais  lors  qu'il  m'oiiyt  tenir  ce  langage  ,  il  fe 
Jeua  de  furie ,  mit  la  main  à  l'efpée  ,  &  m'euft 
fans  doute  tué  fi  ie  ne  me  fuffe  fauué  de  vi- 
teffe  :  &  voyant  qu'il  ne  me  pouuoit  atcaindre; 
Eft-cc  donc  ainfi,  m'efcria-t'il,  mefehant  & 
deiloyalferuiteur,  que  tu  parles  indignement 
delà  plus  parfaite  Diane  du  monder  Sois  cer- 
tain que  fî  la  vie  me  demeurait,  tu  ne  mour- 
ras ïamais  que  par  ma  main.  Et  lors  reuenant 
fur  le  lieu  où  il  eftoit  défia,  &  fentant  que  h 


4?i  La  II.  partie  d'Astree; 
foiblefôcommençoitdclefai/ir,  il  eut  peu* 
comme  ie  puis  mger,  que  venant  à  s*cfua- 
noùyr,  ie  le  fifle  emporter  en  lieu  où  il  fuit 
penfé  contre  fa  volonté.  Cela  futcaufe  que 
le  hairant  d  approcher  le  rocher  efearpé,  il 
s'eferia  ,  Vous  perdez  auiourd'huy ,  ô  belle 
Madonthe ,  celuy  de  qui  l'affection  pouuoit 
feule  eftre  digne  de  vos  mentes.  O  Dieux, 
quel  tranfport.'ô  Dieux,  quelle  Manie!  ie  le 
\is  qu'il  fe  îetta  la  te/te  première  dans  ce  fleu- 
ue^e  courus  pour  le  retenir,  cV  a  la  venté  ie 
fus  fi  prompt  que  ie  le  pris  par  l'vn  des  pan  s  de 
ion  lioqueton  :  mais  le  branle  qu'il  s'eftoit 
donne  eut  tant  de  force ,  qu'au  lieu  de  le  re- 
tenir il  m'emporta  auec  luy  dans  lariuicre, 
où  il  faut  que  l'aduouë  que  la  crainte  de  Ja 
mou  me  fit  oublier  le  foing  que  i'auois  de 
le  fauuer  :  &  ainii  allant  au  fonds  3  ie  fis  ce 
que  ie  pus  pour  reuenir  fur  l'eau,  &  gagner 
après  le  bord  ,  ou  l'arnuay  fi  las?  &  eftonné 
àc  ce  danger,  que  ie  ne  fçeus  remarquer 
que  deuint  le  corps  de  mon  pauure  maiftre, 
le  demeuray  quelque  temps  léseras  croifez 
regardant  le  cours  du  fleuue  :  mais  voyant  que 
s'en  eftoit  fait,  ie  remontay  au  mieux queie 
pus  ce  nuage,  &me  femblant  d'eftre  obligé  de 
fatisfaire  aux  derniers  commendemens  qu'il 
m'auoit  faits,  ie  ramafTay  &  fa  lettre ,  &c  fa 
bague ,  que  i'auois  mife  en  terre  quand  ie  luy 
auois  voulu  eftancher  fes  playes ,  &:  prenant 

mon 


vLïvble    sïxiesme»'  '433 

mon  mouchoir  ie  viens  les  vous  prefenter, 
C'efl  à  vous  3  Madame  ,  me  dit-il  3  que  cette 
lettre  &  cette  bague  font  deuës,  &  n'en  ayez 
point  d'horreur:  encor  qu'elles  foient  tachées 
defang:carc'eftduplus  noble  &:  du  plus  gé- 
néreux qui  fortit  iamais  d'vn  homme.  Et  c'èft 
à  toy,  dit -il 3  saddreffant  à  Leriane,  qu'eft 
deu  ce  mouchoir  que  ie  te  veux  donner  5  iaou- 
les-en  ta  rage  3  &  te  relTouuiens  que  fi  iamais 
les  Dieux  ont  elle  iuftes3  ils  puniront  ta  mef- 
chanceté.  A  ce  mot  il  luy  ietta  aux  pieds  vn 
mouchoir  tout  plein  de  &ng-,  &  fe  mettant  aux 
cris  s'en  alla  comme  defefperé,  fans  qu'on  pûc 
tirer  autre  parole  de  luy. 

Il  ne  faut  point  que  ie  m'arrefte  à  vous  dire, 
fi  ce  ménage  me  toucha  viuement:  carilfe- 
roit  impofTible  de  le  pouuoir  reprefenter  3 
tant  y  a  que  toute  hors  de  moy  on  me  ra- 
mena dans  ma  chambre  3&:  de  fortune  ieren- 
contray  qu'on  rapportoit  Therfandre  qui 
n'eftoit  encore  lans  fentiment.  Quand  ie  fus 
reuenue  en  moy-mefme3  &  que  d'vn  efprit 
vn  peu  plus  raffis  3  l'eus  ietté  les  yeux  fur  la 
bague  que  Halladin  m'auoit  apportée  3  il  me 
fcmbla  de  voir  celle  que  ie  portois  ordinaire- 
ment, &  les  approchant  fvne  de  l'autre 3  ien'y 
trouuay  autre  différence  3  finon  que  celle-cy 
eftoit  vn  peu  plus  neufue  &  plus  grande,  le  ne 
fçauois  penfer  pourquoy  elles  auoient  elle  fau 
tes  fi  femblables,ny  qui  l'auoit  donnée  à  Ther- 
2,  Part,  E  e 


434      La  II.  partie  d'à  s  t  \  e  e." 
fandre:  Enfinieleus  la  lettre  qu'il  m'efcnuolr. 
qui  fetrouua  telle: 


LETTRE    DE     DAMON 

a  Madonthl 

MAdame,  puis  que  la  comtoiffances 
que  vous  euftes  hier  de  ma  véritables 
ïif::rion ,  &  de  la  malice  de  Leriane  ,  au 
lieu  de  tri 'ejlre  fauorable ,  a  fans  plut  ejlé  eau- 
Ce  de  vous  faire  fauorifer  dauantage  vnes 
ferfonne  qui  en  estant  indigne  ,  renomiellant 
far  vne  bague  les  afeurances  de  la  bonnes 
volonté  que  vous  luy  aue?  promise  ;  ie  me 
refus  de  vous  faire  voir  par  mes  armes  ques 
celuy  a  qui  vous  faites  ces  faueurs,  riejl  capa- 
ble de  les  concerner  co?ttre  celuy  a  qui  vous  les 
refit  fez>  imufiement.  Et  que  fi  elles  fe  pôuuoient 
acquérir  far valeur  ou  par affection,  il  ri  y  au- 
ra t  perfonne  qui  le  s  deufipretendre  que  moy.  Et 
tutesfoisiugeantque  ie  ne  mérite  deviure  ,puis 
jttë  i-kj  le  courage  d' aimer  celle  qui  me  mefirifes 
pour  vn  homme  de  fi  peu  de  valeur ,  file  fort  des 
armes ,  comme  ie  tien  fuis  point  en  doute  ,  fis 
tourne  a  mon  aduantage ,  ie  vous  promets  que 
la  veue  que  vous  aurez,  de  m  oy,  ne  vous  donnera 
iamais  de fir  de  vengeance  four  vous  auoir  oflé 
voftre  cher  Therfandre^  oh  le  fer*  l'eau  ejr  le 


Livre  six iesmb'  45  ? 

fiu  ne  feront  pas  capables  de  faire  mourir  <v?t 

pu  [érable. 

Ces  paroles,  quin'eftoient  pleines  que  d'vn 
extrême  tranfport5me  firent  vne  effrange  bief- 
furc  en  lame  :  car  ie  fus  faille  dvn  fi  grand 
defplaifir  que  ie  ne  vous  fçaurois  dire^nyce 
que  ie  dis ,  ny  ce  que  ie  fis.  Tant  y  a  que  me 
mettant  au  lia,  ie  faillis  de  perdre  l'entende- 
ment ,  me  femblant  à  tous  coups  que  Da- 
monmepourfuiuoit,  8: fur  tout  ce  mouchoir 
plein  de  fang  me  reuenoit  deuant  les  yeux  :  de 
forte  qu'il  falloit  qu'il  y  euft  toufiours  quel- 
qu'vn  auprès  de  moy  pour  me  r'affeurer.  Le- 
nanequine  penfoit  pas  que  ie  fceuiTe  toutes 
fes  malices  3  voulut  viure  comme  de  couftume 
auec  moy  :  de  pour  mieux  feindre  s'en  vint 
toute  efplorée  au  cheuet  de  monlict  :  mais  fou- 
dam  que  ie  l'apperceus  3  il  faut  que  l'auouë 
que  ie  n'eus  point  aiTez  de  force  fur  moy  pour 
diiTimuler  la  hayne  que  ie  luy  portois:  aufîi 
me  fembloit-il  inutile ,  puis  que  Damon  eftoïc 
mort.  Ofte-toyd'icy,  luydis-ieD  mefehante 
&  perfide  créature.  Ofte-toy  d'icy  pefte  des 
humains ,  &:  ne  viens  plus  autour  de  moy  pour 
continuer  tes  malices  &  tes  trahifons  3  &:  croy 
que  fi  fauois  la  force ,  auffi  bien  que  la  volonté, 
ie  t'eftranglerois  de  .m  es  mains  3  &  me  faou- 
lerois  de  ton  cœur.  Ceux  qui  efloient  dans 
la  chambre  3  ignorant  le  fujet  que  fauois 

Ee    îj 


43V  La  IL  partie  d'Astre  t. 
de  luy  parler  de  cette  forte  3  demeurèrent  infî- 
niment  ef tonnez:  mais  elle  qui auoit lefprit  le 
plus  prompt  en  fes  malices  qui  fut  ïamais  3  for- 
çant de  ma  prefence  îoignoit  les  mains,  plioit 
les  efpaules ,  &  leuoit  les  yeux  en  haut ,  &  leur 
difoit  d'vne  voix  balfe ,  que  i'eftois  hors  de 
moy,  &queierefuois  (ce qu'ils  creurent  aifé- 
mentpour  m'auoir  defîa  oiiy  dire  quelques  pa- 
roles mal  à  propos  )  &fortit  de  ma  chambre 
auec  cette  excufe.  Cependant  Theriandre  re- 
uint  en  fanté,  car  les  coups  qu'il  auoit  ne  fe 
trouuerent point  mortels,  ôda  perte  du  fang 
fans  plus  eftoit  celle  qui  l'auoit  fait  efuanoùyr. 
Et  de  mefme  en  ce  temps-là  fauois  repris  mon 
bon  fens,  &  commençay  de  m'enquerir  de 
ce  que  l'on  difoit  par  la  Cour  de  moy.  le  fçeus 
de  ma  nourrice  qu'il  m'aimok  comme  fon  en- 
fant, chacun  en  parloit  félon  fa  paffion  :  mais 
que  tous  en  gênerai  me  blafmoient  de  h  mort 
de  Damon3  &:  que  Ton  tenoit  pour  certain  que 
Leriane  auoit  dit  beaucoup  de  nouuelles  à 
Leontidas3&àfafemme3&en  mefme  temps 
îe  vis  entrer  Therlandre  dans  ma  chambre.  Si 
venue  me  donna  vn  grand  furfaut  3  &ne  vou- 
loïs  point  parler  à  luy  lors  qu'il  fe  ietta  à  ge- 
noux deuant  mon  lift,  &me  voyant  tourner 
la  tefte  a  cofté  :  Vous  auez  raifon  3  me  dit  -il  3 
Madame,  de  ne  vouloir  point  regarder  la  per- 
fonne  du  monde  la  plus  indigne  de  voflre 
Vcue:  car  fauouë  que  ie  mente  moins  cet  hon* 


Livre    sixiesme!  437 

neur  qu'homme  qui  viue3  pour  vous  auoir 
donné  tant  de  fujcrs  de  hayne.  Mais  s'il  vous 
plaift  d  oiiyr  ce  que  ie  viensvous  declarcr.peut- 
eftre  ne  me  iugerez  vous  point  tant  coulpable 
que  vous  faites  maintenant-,  &  parce  que  ic  luy 
refpondois  auec  beaucoup  d'aigreur ,  &  que  ie 
nevouloisluydonnerloiflrdeparler,manour- 
riflc  m'en  reprit,  me  difant  que  ie  deuois  l'ef- 
couter,  parce  que  s'il  n'auoit  failly  il  n'eftoit  rai- 
fonnabledeletraitterde  cette  forte  :  &  que  s'il 
auoit  fait  faute  3  ie  le  pourrois  auec  plus  de  rai- 
fon  bannir  de  ma  prefence  après  l'auoir  oiiy. 
Et  bien,  luy  dis-ie,  que  penfez- vous  qu'il  vueil- 
le  alléguer  ?  ie  le  fçay  aufïi  bien  que  luy.  Il  dira 
que  l'affe&ion  qu'il  m'a  portée  le  luy  a  fait  fai- 
re: mais  qu'ay-ie  affaire  de  cette  affe6tion5fi  elle 
m'eft  dommageable?  le  n'accuferay  pas,  me 
dit-il3  Madame3  feulement  cette  affection  dont 
vous  parlez,  encores  peut-eftre  qu'enuers  quel- 
que autre  cette  excufe  ne  feroit  pas  trouuée  fî 
mauuaife  que  vous  la  dites  :  mais  ie  vous  diray 
de  plus  3  queïamaisperfonnenefut  plus  fine- 
ment trompée  que  vous  &  moy  l'auons  eftez 
parLeriane.  Et  fur  cela  il  reprit  toute  l'hiftoi- 
reque  ie  viens  de  vous  faire  3  de  quelle  forte 
elle  luy  donna  courage  de  me  regarder3de  par- 
ler à  moy  3  d'afpirerà  mes  bonnes  grâces  5  les 
faueurs  controuuées  qu'elle  luy  portoit  de 
ma  part,  les  inuentions  contre  Damon,les  rap- 
ports que  par  fon  moyen  elle  me  faifoit  faire 

Ee    iij 


4"(8  LaII.  partie  d'A str.ee, 
de  l'amitié  feinte  de  luy  &  d'Ormanthe  3  par 
qui  fa  tante  auoit  elle  aduertie  de  ce  que  ie 
vous  ay  dit:  bref  le  prefentdelabague  qui  auoit 
efté,  commeilcroyoit3le  fujet  du  combat  de 
Damon&deluy.  Et  enfin  il  continua  de  cette 
forte.  Or,  Madame.,  îugez  s'il  eft  polfible  que 
telles efperances ne trounaffent  place  dans  la- 
me la  plus  prudente  &  aduifée  qui  fut  iamais, 
puisque  celuy  qui  vous  verra,  fans  fouhakter 
ce  bon-heur,  pourra  auec  raifon  eftre  acciifé 
de  défaut  de  îugement^  &  plus  encorey  eftant 
attiré  par  les  rapports  &  par  les  artifices  de  Le- 
nane  3  de  qui  fay  penfé  vous  deuoir  dire  la 
perfidie  ,  afin  que  vous  preniez  garde  à  la  der- 
niere  mefehanceté  quelle  vous  a  faite ,  &:  à 
moyauflTi.  Lors  il  me  fit  entendre  que  cette 
malicieufe  femme,  voyant  bien  qu  elle  ne  pou- 
uoitplusmabufer,  ny  luy  aufli ,  &:  de  plus  fe 
fentant  rudement  menaîfée  par  Leontidas  c\r 
fafemme,  qui  luy  reprochoientlepeude  foin 
qu  elle  auoit  eu  de  m oy,  afin  de  s'exeufer,  auoit 
dit  tout  ce  quelle  auoit  fçeu  imaginer  de  pire 
de  nous,  leurfaifant  entendre  que  faimois  &: 
eftois  aimée  de  tant  de  perfonnes,  que  quand 
elleprenoit  garde  a  lvn  3  l'autre  la  deceuoit ,  & 
entre  ceux  quelle  auoit  nommez,  Damon  & 
Therfandre  n  auoient  pas  efté  oubliez.Dequoy 
Leontidas  eftoitde  forte  en  colère  ,  &  plus 
encore  fa  femme,  foït  contre  moy,  fon con- 
tre luy3  qu'il  auoit  penfé  eftre  à  propos  de 


Livre    sixiesme]  459 

m'en  aduertir,  afin  que  l'y  donnafle  le  meil- 
leur ordre  que  ie  poiUTois.  Et  aprcsil  adioufta 
tantdefupplications,  en  me  demandant  par- 
don de  l'offenfe  qu'il  auoit  Êiice  de  m'ofer  ai- 
mer, &  me  fit  tant  de  proteflatïons  de  viure  à 
l'aduenir  comme  il  deuok  ,  que  ie  fus  con- 
trainte, par  l'aduis  mefme  de  ma  nourrice ,  de 
luy  pardonner. 

Mais/ fages  Bergères  3  ie  vous  raconteray 
maintenant  l'vne  des  plus  grandes  mefehance- 
tez  qui  fut  iamais  ii  mentée  contre  vne  perfon- 
ne  innocente.  le  vous  ay  dit  qu'Ormanthe 
auoit.,  par  le  commandement  deLeriane,  ren- 
du toutes  les  pnuautez  qu'elle  auoit  pu  à  Da- 
mon.  Il  faut  que  vous  fçachiez  qu'elle  n'eftoit 
point  fî  laide,  ny  luy  fî  degoufté  qu'enfin  ûs 
n'eavinfifent  aux  plus  eftroittes  faueurs:  telle- 
ment quelle  deuint  enceinte.  La  pauure  fille 
le  déclara  incontinent  à  cette  malicieufe  ,  qui 
au  commencement  en  fut'eftonnée  -.mais  re- 
uenant  foudain  àfes  malices  accouftuméeSjeile 
fit  deifein  de  fe  feruir  de  cette  occafion  pour 
faire  croire  à  Dam  on  que  i'aurois  eu  cet  enfant 
deTherfandre  :  &  pource  elle  deffendit  tres- 
expreirementàOrmanthe  de  ne  luy  en  rien  dit 
re,ny  àperfonnedu  monde:  ôc  deilors  parce 
que  le  ventre  commençoit  à  luy  grommelle  luy 
enfeigna  comme  elle  fe  deuok  habiller  pour 
couunr  cette  enfieure  portant  des  robbes  vo- 
lanteSj  ou  froncées  au  corps.   Mais  quand  elle 

Ee    irij 


44°  La  IL  partie  d'Astree; 
fçeut  que  Damoneftoitmort,  &  que  toutes 
chofes  eftoient  changées,comme  vous  auez  en- 
tendu, elle  refo lut  de  ne  perdre  pas  cette  belle 
inuention  3  &  de  s'en  feruir  à  ma  ruyne.  Voi- 
cy  donc  ce  qu'elle  fît.  Depuis  l'accident  deDa- 
mon,  i  auois  prefque  touliours  tenu  le  lict,  fi- 
non  l'apres-difnéc  que  ie  me  leuois,  &  me 
renfermois  dans  mon  cabinet  où  ie  demeurois 
iufquesàneuf&  dix  heures  du  foir  /entrete- 
nant toute  feule  mes  penfées,  fans  que  per- 
fonne  fçeut  que  l'y  fuiTe,finon  ma  nourrice ,  de 
quelques  filles  qui  me  feruoient  3  aufquelles  ia- 
uois  deifendu  d'en  parler  à  perfonne  du  mon- 
de. Et  parce  qu'on  euft  pu  trouuer  eftrange 
que  îen'allois  plus  chez  la  Royne,  fi  l'on  euft 
fçeuqueien'euilepointeudemal,  ie  feignois 
d'eftrefort  malade  :&  pour  tromper  les  Méde- 
cins ,  ie  ne  me  plaignois  point  de  la  fiéure 
ny  d'autre  maladie  reconnoiffable  :  mais  quel- 
quesfois  de  la  migraine,  du  mal  de  dents3  de 
la  colique  &  femblables  maux.  Et  d'autant 
que  quelques -vnes  de  mes  amies  m'en- 
uoyoientvifiter,  n'ayant  pas  la  hardieiTe  d'y 
venir  elles  mefmes  pour  ne  defplaire  à  Leontr- 
das  6c  a  fa  femme,  quiauoientvn  grand  pou- 
noir  près  du  Roy  Se  de  la  Royne  3  i'auois  com- 
mandé à  ma  nourrice  de  faire  mettre  vne  fille 
dans  mon  licl:,  qui  receuoit  les  mcf&ges  pour 
moy  :8c  feignant  que  le  mal  l'empefcnoit  de 
parler  ,    ma  nourrice  feifoit  les  refponces. 


Livre    six ie s  me.  441 

Les  feneftres  qui  eftoient  bien  fermées  3  &  les 
rideaux  bien  tirez  empefchoient  que  la  clarté 
ne  pouuoit  entrer  dans  la  chambre,  de  forte 
qu'il  n'y  auoit  perfonne  qui  s'en  prift  garde. 
OrLenanefut  aduertie  parfaniepce,  que  ie 
ne  faillois  point  toutes  lesapres-difnéesdeme 
renfermer  de  cette  forte,  parce  que  ie  ne  hayt 
fois  point  Ormanthe,  encor  qu'elle  fnft  en  par- 
tie rinftrument  démon  mal,connoitfant  bien 
qu'elle  n'y  auoit  rien  fait  de  malice:  fi  bien 
qu'elle  eftoit  toufiours  demeurée  parmymes 
filles  :  &  à  cette  fois  mefme  elle  déclara  à  Le- 
riane  ce  que  ie  vous  viens  de  dire,  plulloft  par 
ma  fimplicité  que  par  malice.  Mais  fa  tante  qui 
ne  fongeoit  qu'à  me  ruiner  entièrement  de  ré- 
putation, voire  à  me  faire  perdre  la  vie,  de 
peur  que  ie  ne  declaraffe  à  Leontidas  les  mef- 
chancetez  qu'elle  auoit  faicte ,  penfa  d'auoir 
trouué  vn  bon  moyen  pour  paruenir  a  la  fin  de 
fes  defirs.  Et  parce  qu'elle  auoit  fçeu  que 
Therfandre  m'auoit  dit  tous  les  artifices  dont 
elle  auoit  vfé  contre  Damon&  contre  moy5 
elle  tourna  en  haine  mortelle  toute  la  bonne 
volôté  qu'elle  luy  auoit  portée.  Et  d'autât  qu'il 
n'y  eut  ïamais  vn  efprit  plus  plein  de  ruze  de 
de  malice  que  celuy  de  cette  femme,  elle  penfa 
de  fe  venger  tout  à  coup  deTherfandre&  de 
moy  :  &  voicy  les  moyens  qu'elle  tint  :  Elle 
demanda  à  Ormanthe  depuis  quand  elle  pen- 
foit  eftre  enceinte  :  &  après  auoir  conté  elle 


442-  La  II.  partie  d'Astree.' 
trouua quelle  eftoit  dans fon  neufîefme  mois, 
dont  elle  fur  tres-ayfé ,  &  après  luy  auoir  don- 
né bon  courage, &  commandé  airelle  tint  bien 
fecret  fon  gros  ventfe,  elle  luy  dit  quauffi-toft 
qu'elle  fen droit  quelques  tranchées,  elle  l'en 
fit  aduertir,  &  que  cependant  le  plus  ibuuent 
quelle  pourroit ,  elle  fe  mit  dans  mon  lict  en 
ma  place  pour  receuoirles  mefïàges,  ainiî  que 
ie  vous  ay  dit.  Et  baitiiTant  fa  trahifon  la  drf- 
fus,  elle  vint  trouuer  la  femme  deLeontidas, 
qui  retirée  de  toute  compagnie ,  regardoir 
l'eftat  des  affaires  de  famaifôn.  Et  après  s'eitre 
mife  à  genoux  deuant  ci  e5  la  fupplia  de  luy 
vouloir  pardonner  la  nonchalance  dont  elle 
auoit  vfé  en  ce  qui  me  concernoit.  Et  parce 
qu'eile  connoiiToit  bien  que  cette  Dame  eftoit 
plus  offenfée,  à  caufe  de  mon  bien,  que  pour  la 
perte  qu'elle  failbit  de  moy,  d'autant  qu'il  n'y 
auoit  plus  d'apparence  que  fon  nepueu  me 
deuit  4f>oufer,  veu  l'opinion  que  l'on  auoit 
de  Damon ,  elle  adioufta  ces  paroles.  Que  s'il 
vous  plaif  ^Madame,  me  remettre  en  vos  bon- 
nes grâces  5  ie  vous  donneray  vn  moyen  in- 
faillible &  tres-iufte  pour  rendre  voftre^  tous 
les  biens  de  Madonthe.  Cette  Dame  oyant 
cette  proportion  tant  félon  fon  humeur  s'a- 
doucit vn  peu,  &  fans  luy  refpondre  aux  autres 
pomets  qu'elle  auoit  touchez,  elle  luy  dit:  Et 
quel  moyen  auez-vous  pour  effectuer  ce  que 
votb  dictes  r  le  le  vous  dirayenpcu  de  rncts^ 


Livre  -si  xi  ism  e.  441 

refpondit  cette  mefchante :  mais auec  condi- 
tion, Madame,que  vous  me  pardonnerez  1  ot- 
fcnfe  nouuellc  que  îe  vous  declarcray,  fi  vous 
iugez  qu'il  y  ait  de  ma  faute.  Et  luy  ayant  com- 
mandé qu'elle  parlait  hardimet,Lenane  reprit 
la  parole  ainfr.  Madonthe  (en  laperfonnede 
laquelle,  Madame, Dieu  a  bien  fait  paroiftre 
qu'il  vous  aimoit,  puis  qu'il  n'a  voulu  permet- 
tre qu'elle  entrait  en  voftre  maiibn)  eft  la  plus 
miferable  &:  perdue  fille  d'Aquitaine,  &  fa- 
uoiie  que  le  n'euffj  iamais  penfé  qu'vne  icu- 
nefle  telle  que  la  Tienne  euft  pu  fi  bien  decc- 
uoir  ma  vieilleiTe  :  &  toutesfois  il  eft  certain 
que  fa  façon  modefte ,  fa  froideur,  cette  mine 
altiere ,  &  bref,  les  honorables  ayeuls  dont  elle 
eftokiiîuë,  &plus  encores  les  bons  exemples 
qu'elle  auoit  de  vous,  m'ont  tellement  abufée, 
que  l'euffe  refpondu  auec  autant  d'alfeurance 
de  fa  pudicité  que  de  la  mienne  propre:  Et 
toutesfois  îe  viens  de  defcouunr  qu'elle  elt  en- 
ceinte.  Madonthe  eft  enceinte,  interrompit 
cette  bonne  Dame  toute  furpnfe  :  Ouy,  Ma- 
dame ,  refpondit  Lenane  ,&fiic  vous  diray 
de  plus,  qu'elle  eft  prefte  d'accoucher.  Ahî 
la  miferable  qu'elle  eft  3  répliqua  telle ,  & 
comment  s'eft-elle  de  tant  oubliée  ?  &  com- 
ment n'y  auez-vous  eu  l'œil?  Ah.'  il  fon père 
viuoit,  en  quel  lieu  de  la  terre  euiteroit-elle 
ion  iufte  courroux  !  Qujl  eft  heureux  d'eftre 


444  La  II.  partie  d'Astre  i. 
mortauant  qu'elle  ait  fait  vne  fi  grande  honte 
àfarace:  Mais  de  qui 3  &  comment  le  fçauez- 
vous?  Madame,  dit-elle,  ie  vous  fupplie  tres- 
humblement  de  me  pardonner,  &de  croire 
queie  n'ay  pas  efté  fi  nonchalante  en  la  charge 
que  vous  m'auez  donnée  d'auoir  foin  de  la 
conduitte,  comme  i'ay  efté  deceue  de  la  bonne 
opinion  que  fauois  d'elle  :  veulepeu  d'appa- 
rence qu'il  y  auoit  qu'elle  deuft  aimer  vne  per- 
fonne  de  fi  peu  que  Therfandre  :  &:  l'auoiie  qne 
la  îaloufie  a  les  yeux  plus  clairs-voyans  que  la 
prudence ,  puis  que  Damon  s'eftoit  bien  ap- 
perceu  de  cette  amour  que  ie  n'auois  iamais 
veuë.  En  fin  ie  l'ay  fçeu  par  le  moyen  d'vne 
fàge  femme  3  à  laquelle  elle  s'eft  adreiTée  pour 
faire  perdre  fon  enfant.  Mais  la  bonne  femme 
qui  eft  vertueufe5&qui  ne voudroit  commettre 
vne  telle  mefchanceté,  luy  a  refpondu  qu'il  ne 
fe  pouuoit  3  parce  que  l'enfant  eftoit  entière- 
ment formé ,  voire  prcft  à  fortir ,  mais  qu'elle 
ne  fe  mit  pas  en  peine,  qu'elle  la  feroit  accou- 
cher fi  promptement  que  perfonne  n'en  fçau- 
roit  rien.  Or  cette  femme  a  eu  peur  quelle  ne 
fe  mesfift:  c'en:  pourquoy  elle  m'en  eft  venue 
aduertir,  m'ayantveuë  dés  long  temps  auprès 
d'elle,  afin  que  l'y  pnffe  garde.  Et  parce  que 
i'eftois  en  peine  de  fçauoir  qui  en  eftoit  le  pè- 
re, ie  luy  ay  demandé  fi  elle  n'en  pouuoit 
foupçonner  perfonne.  Mal-ayfément ,  m'a 
t'elle  dit;  fi  ce  n'eft  Therfandre  :  car  à  toutes  les 


Livre    sixiesme.'  445; 

fois  qu'elle  regardoitfon  ventre,  &  qu'elle  fon- 
geoit  au  danger  où  elle  eftoit,  elle  ne  difoic  au- 
tre chofe  finon  :  Ah.'  Therfandre,  que  ton 
amitié  me coufte  1  cela  méfait  iuger  que  c'en: 
luy.  Or,  Madame,  confiderez  comment  ie 
pouuois  me  garder  de  ceftuy-cy,  eftant  do- 
mcftiqueôc  homme  de  fi  baffe  qualité  au  prix 
d'elle,  que  ie  n'euffe  ïamais  penféqu'  elle  y  cuit 
daigné  tourner  les  yeux.  Mais  puis  qu'elle  s'eft 
rendue  indigne  de  voltre  alliance  ,  il  faut 
quelle  foi.t  punie  comme  elle  mente  3  &  vous 
deuez  croire  que  Dieu  l'a  decette  forte  abandon- 
née pour  la  faire  feruir  d'exemple  aux  autres 
de  fon  aage.  Cependât  vous  deuez  vous  acqué- 
rir les  biens  que  la  fortune  luy  auoit préparez 
auec  fi  peu  de  mérites.  Et  en  voicy  le  moyen  : 
Vous  fçauez,  Madame,  que  par  nos  loix,  toute 
fille  qui  manque  à  fon  honnefteté,  cil  con- 
damnée à  mourir  par  le  feu.  Nous  la  conuain- 
crons  de  cette  faute  fort  ayfément,  comme 
vous  pouuez  penfer  ,  puis  quelle  en  a  des 
tefmoignages  dans  le  ventre;,  defquelselle  ne 
fe  peut  desfaire:  Et  parce  que  celles  qui  font 
ainli  condamnées,  ne  perdent  pas  feulement 
la  vie,  mais  le  bien  au  fil,  qui  eft  acquis  au  Roy, 
il  faut  le  luy  demander  des  premiers  :  car  il  n'a 
garde  de  le  vous  refufer.  En  ce  mefme  temps 
Leontidas  entra  dans  le  cabinet,  &  trouuant 
Leriane:  Eft-il  poffible,  dit-il  à  fa  femme,  que 
vous  ayez  le  courage  de  voir  cette  perfonne 


44^  La  IL  partie  d'Astrie^ 
qui  cft  caufe  de  tout  le  defplaiiîr  que  nous 
auomr  Sa  femme  Rapprochant  de  luy,  défi- 
rcufe  d  auoir  mon  bien  le  tira  contre  vne  fe- 
fïeilre5&  commença  de  luy  raconter  ce  qu'elle 
vendit  d'apprendre:  &quoy  qu'il  fuft  gene- 
;  oc  plein  d'honneur,  fi  le  tourna-t'eile  de 
tant  de  coftez  qu'en  fin  il  s'accorda  à  tout  ce 
quelle  voulut:  &ainfi  r'appellant  Lenanequi 
fe  tcnoit  vn  peu  efloignée ,  il  iuy  commanda 
de  dire  la  venté,  &  far  tout  de  ne  rien  mettre 
en  auât  qu'elle  ne  peuit  veriiier.Elle  plus  aflTeu- 
rée  qu'il  ne  fepeut  croire,  reprit  d'vn  bout  a 
l'autre  tout  le  difeours  qu'elle  auoit  des-ja  fait 
a  fà  femme,  &  en  fin  concludque  s'il  ne  fe 
vouloir  aiTcurer  en  ce  qu'elle  difoit,  qu'il  luy 
donnait  vne  fage  femme,  pourueu  qu'elle  ne 
ïuil  point  connue  de  moy,  &  qu'elle  me  feroit 
toucher  à  elle,  &  qu'il  en  pourroit  apprendre 
]a  venté  par  fon  rapport.  Leontidas  trouua 
cette  preuue  fort  bonne ,  &:  dés  le  lendemain 
luy  en  enuoya  vne.  Il  aduint  que  ce  îour  la,  fa 
niepee  par  ion  commandement  s'eftoit  mile 
en  ma  place  dans  le  lia,  &pour  empefeher 
que  ma  nourrice  ne  fe  prift  garde  de  ce  qu'elle 
vouloit  faire,  elle  dit  à  la  femme  de  Leontidas 
qu  elle  l'eniioyau  quérir ,'  fous  prétexte  de  luy 
demander  de  mes  nouuelles.  De  cette  forte 
ma  chambre  demeura  fans  aucune  perfonne 
qui  euit  du  lugement ,  iî  bien  que  Leriane  en- 
trant dedans auec  cette  fage  femme3 Payant 


Livre    si  xi  es  m  t.  447 

bien  inftruit  Ci  nicpcc  de  ce  quelle  auoit  à 
dire:  die  s'approcha  d'elle,  ôcluy  dit:  Mada- 
me, îe  vous  auois  promis  de  vous  amener  vne 
perfonnequi  vous  foulageroit  en  voftremal: 
1e  vous  tiens  parole  a  ce  coup  :  car  vous  ne 
deuez  rien  craindre  tant  que  vous  aurez  celle 
queie  vous  ameine.  Ormanthe  contrefaifant 
fa  parole,  refpondit  fort  bas  3  elle  foit  la  bien- 
venue. Ne  trouuercz-vous  pas  bon.  Mada- 
me, dit  la  bonne  femme,  que  îe  fçache  en 
quel  eftat  vous  eftes  ?  le  le  veux  bien,  refpon- 
di:  Ormanthe.  Elle  Ce  mit  donc  incontinent 
fous  le  tour  du  lie!,  &  paffant  les  mains  furie 
ventre  d'Ormanthe,  fit  ce  qu'on  a  accoutu- 
mé en  femblables  occafions,  &:  de  fortune 
l'enfant  remuai  de  forte  que  cependant  qu'el- 
le la  touchoit,  les  douleurs  prindrent  cette 
pauure  fiUe,  qui  fut  fi  fort  préfixe  de  Lena* 
ne ,  &  par  la  fagç  femme ,  qu'en  moins  de 
deux  heures  elle  accoucha  fans  bruit ,  &  fans 
que  perfonne  dans  le  logis  s'en  prift  garde, 
tant  la  pauure  Ormanthe  fe  contraignit.  Le- 
riane  qui  vid  la  chofe  reiiiTir  fi  bien  3  félon 
fondelR-in,  donnant  diuerfes  commiflions  à 
deux  filles  qui  eitoient  dans  ma  chambre,  fit 
fi  bien  qu'elle  demeura  feule  :  &  foudain  y 
ayant  pourueu  de  longue-main,  fit  bien  ban- 
der fa  mepee,  de  fans  que  la  fage  femme  s'en 
prift  garde  la  fît  leuer  vne  heure  après,  cepen- 
dant qu'elles  cenoient  auprès  du  feu  le  petit 


44S  La  II.  partie  d'Astree! 
enfant.  Et  pour  paracheuer  fa  trahifon  elle 
porta  l'enfant  auec  la  fage  femme  à  Leontidas 
tout  a  defcouuert,  eftant  bien  ayfe  que  chacun 
le  viil  fortir  de  ma  chambre  3  &:  de  mon  logis. 
le  l'oùys  bien  crier  du  cabinet  où  l'eftois  :mais 
ne  me  doutant  en  façon  du  monde  de  cette 
mefehanceté  3  ie  ne  voulus  me  deitourner  de 
mes  triftes  penfées.  Elle  s'addreffa  première- 
ment à  la  femme  de  Leontidas ,  &  auec  le 
tefmoignage  de  celle  qui  auoit  accouché  Or- 
manthe,  elle  luy  donna  vne  telle  affeurance 
que  l'enfant  eftoit  mien ,  qu'elle  le  creut  & 
Leontidas  aufîi.  Mais  pour  couunr  encores 
mieux  cette  trahifon,  elle  dit  à  cette  Dame 
quelle  la  fupplioit  de  fe  contenter  d'auoir 
mon  bien  ,  &:  que  fi  elle  me  vouloit  conteruer 
la  vie,  elle  s'afTeuroit  que  ie  ne  ferois  point  de 
difficulté  3  veu  la  faute  que  l'auois  fai&e,  de  le 
luy  donner,  de  me  renfermer  pour  le  refte  de 
mes  iours  entre  les  filles  Druides,  ou  Veitales. 
Que  ce  feroit  vne  œuure  très- agréable  à  Dieu 
de  me  fauuer  la  vie  pour  ne  diffamer  point  vne 
fî  bonne  &  honorable  famille  que  la  mienne  : 
qu  encores  que  TeuiTe  commis  vne  fî  grande 
faute,  elle  ne  pouuoit  toutesfois  oublier  l'a- 
mitié qu'elle  rnauoit  portée,  cependant  que  ie 
viuois  félon  mon  deuoir  :  &  que  c'eftoit  la 
feule  occafion  qui  luy  faifoit  faire  cette  prière. 
Lafemme deLeontidas  qui  n'auoit  pas deffein 
fur  ma  vie,  mais  fur  mon  bien  feulement,  y 

confentic 


Livre    sixnsMf.  449 

cbnfentit  fans  grande  difficulté:  maisLcôriti- 
das  qui  eftoit  homme  d'honneur,  &qui  n'y 
tournoie  point  les  yeux,  fut  longtemps  au- 
parauant  que  de  s'y  accorder.  En  fin  l'impor- 
tunitédefafemme,  ioinâe  aire  feintes  larmes 
deLeriane53de  fouuemr  qu'il  tut  de  quelques 
obligations,  dont  mon  père  Fauoit  autres-fois 
lié,  le  vainquirent  :  fî  bien  qu'ils  donnèrent 
charge  à  Lenane  de  me  perfuader  ce  qu'elle 
leur  auoitpr  ope  fé. 

Or  le  deifein  de  cette  mab'cieufe  créature, 
n'eftoit  pas  celuy-la,  mau  e:ie  eut  peur  que  û 
fur  l'heure  i'euffe  eftévifîtée,  l'on  n'euft  trop 
ayfément  reconnu  que  îe  n  aùois  point  fait 
d'enfant,  de  forte  qu  elle  defira  ce  faire  en  fa- 
çon que  quelques  iours  s'efcouiafftnt ,  après 
lefquels  la  connoiiTance  n'en  fuit  pas  fî  afîeu- 
rée.  Et  pour  rendre  la  chofe  plus  vray-fem- 
blable,  elle  fupplia  Leontidas  &  fa  femme  de 
luy  donner  quelques- vns  pourvoir  l'eftat  où 
i'eirois  :  ce  qu'ils  firent  3  commandant  à  vne 
vieille  Damoifelle,  &àvnvieil  Cheualierqui 
eftoit  de  leur  maifon ,  &  aufquels  ils  auoient 
beaucoup  dafTeurance,defuiuréLeriane.  Elle 
auec  la  fage  femme,  après  auoir  mis  l'enfant  à 
nourrice,  les  conduit  dans  ma  chambre  ^'ap- 
proche du  li£t:  mais  lors  qu'elle  n'y  trouue 
perfonne,  clic  fait  de  reftonnée3el:e  le  defeou- 
ure  ,  &  leur  montre  les  marques  d'vn  accou- 
chement^ feignant  de  nefçauoiroù  felfois, 
2,  Part.  Ff 


4jc  La  II.  partie  d'Astree, 
me  cherche  fans  faire  bruit,  &  en  fin  me  trouue 
en  mon  cabinet.  Elle  les  appelle,  &: fans  que 
i'y  priiTe  garde  me  montre  par  le  trou  de  la 
ferrure,  feftois  pour  lors  couchée  de  mon 
long  fur  vn  petit  liftj  &  auois  la  main  fous  la 
telle,  refuant  au  miferable  accident  de  Da- 
mons à  la  réputation  qui  m'en  eftoit  demeu- 
rée ,  de  forte  qu'à  mon  vifage  on  pouuoit  re- 
connoiftre  les  triftes  reprtfentations  de  ma 
penfee.  Cette  mefchanre  leur  fit  croire  que 
c  eftoit  de  mal  &  de  lafTitude  que  ie  demeurois 
de  cette  forte  :  ce  qu'ils  creurent  ayfémenc 
pour  les  apparences  qu'ils  en  auoient  veucs: 
&:  trompez  de  cette  forte,  s'en  retournèrent 
faire  leur  rapport.  Cependant  Leriane  eilant 
demeurée  feule  auec  la  fage  femme,  fit  chan- 
ger les  linceuls  de  mon  lier  ,  &  tout  ce  qui  me 
pouuoit  donner  cônnoiffancc  de  ce  qui  s'y 
eftoit  paiîé,  &  contentant  fort  bien  cette  bon- 
ne femme  la  licentia,  après  l'auoir  conjurée 
de  n'en  parler  point,  mais  de  bien  remarquer 
le  iour  ôc  l'heure,  afin  qu'en  temps  &  lieu  elle 
s'en  peufî  refTouuemr,  &  après  elles  partirent 
de  mon  logis.  Ma  nourrice  y  reuint  quelque 
temps  après,  ayant  toufiours  efté  retenue  par 
la  femme  de  Leontidas,  &  ne  trouuant  rien 
de  changé  dans  ma  chambre,  ne  s'eftonna 
d'aune  choie  que  de  ne  voir  point  Orman- 
thé  dans  mon  îiGt  :  mais  penfant  qu'elle  eii/è 
eu  quelque  affaire ,  elle  n  en  fit  plus  grande 


Livre    sixiesme"  4?ï 

recherche.  La nui£t  eftant  venue ,  &  l'heure 
que  l'auoisaccouftumé  de  me  coucher,  ie  fis 
comme  de  couftume,  &  me  repofay  iufques 
au  lendemain  fans  entrer  en  nulle  douce.  Ce- 
pendant Leriane  baftiffoit  de  merueilleufes 
harangues  en  mon  nom,  difant  à  Leontidas 
ôc  à  fa  femme  que  ie  les  fuppliois  tres-hum- 
blement  d'auoir  pitié  de  moy,  qu'ils  auoient 
ma  vie  &  ma  mort  entre  les  mains ,  que  ie 
me  donnois  à  eux,  &queie  nevoulois  plus 
qu'vne  maifon  retirée,  pour  me  renfermer 
en  lieu  où  perfonne  ne  me  vift  :  Qujmfîi- 
toft  que  ie  ferois  en  eftat  de  marcher,  ie  leur 
Viendrois  demander  pardon  de  la  faute  que 
i'auois  commife ,  &  requérir  permiiTion  de 
me  retirer  du  monde.  Bref,  fages Bergères, 
cette  femme  conduiiîtiî  bien  fa  mefchanceté, 
que  fïx  femainesfepafferent,  durant  lefquel- 
les  Ormanthe  fe  remit  en  eftat,  qu'on  n'euft: 
iamais  iugé  à  la  voir  quelle  euft  fait  vn  en- 
fant: Et  feignant  d'auoir  eu  quelques  affaires 
chez  elle,  reuint  plus  belle  qu'elle  n'auoit  ia- 
mais efté.  Leriane  l'auoit  fî  bien  inftruite,  que 
quand  ie  luy  demanday  pourquoy  elle  s'en 
eftoit  allée  fans  m'en  parler,  elle  me  refpon- 
dit  qu'elle  n'ofa  pas  heurter  à  la  porte  de  mon 
Cabinet ,  &:  qu'elle  croyoic  que  ce  ne  feroit 
que  pour  deux  ou  trois  iours ,  &  par  ainfî 
pcnfoit  d'eftre  pluftoft  reuenuë  que  ie  n>u- 
rois  pris  garde  qu  elle  feroit  partie.  le  receus 

Ff  i) 


4^  La  II.  partie  d* Astre e! 
cette  excufe,  &:  luydis  feulement  qu'elle  n'y 
retournait  plus  fans  me  demander  congé, 
Or  ces  chofes  eflans  en  cet  eftat,  Leriane  ne 
craignant  plus  qu'on  la  peuft  conuaincre  de 
menfonge,  refolut  d'acheuer  fon  mal-heureux 
deffein:  Elle  auoitdeux  coufinsgermatfisqui 
portoient  les  armes,  de  qui  s'eltoient  acquis  en 
toutes  les  armées  où  îlsauoient  eflé,  la  répu- 
tation de  tres-vaillans  Cheualiers.  Ils  eftoient 
frères,  fi  grands  &  forts,&:  fî  adroits  aux  armes, 
qu'il  n'y  auoit  perfonne  dans  la  Cour  de  Tor- 
nimonde  qui  les  égalait.  Au  refle  ilseftoient 
pauures,&  n'auoient  autre  efperance  que  celle 
d'eftre  héritiers  de  Leriane.  Elle  qui  faifoit 
deffein  de  fc  feruir  de  leur  couragejes  obligeoit 
par  des  prefens,&:par  fes  paroles  leur  faifoit 
entendre  qu'ils  deuoient  efperer  d'auoir  fon 
bien  :  ce  qui  les  lioit  de  forte  qu'il  n'y  auoit 
commandement  qu'elle  leur  fît,  qu'ils  n'ef- 
favaffent  d'exécuter.  Apres  s'eftre  affeurée  de 
leur  volonté,  elle  commença  de  changer  de 
difeours  en  parlant  a  Leontidas,  &  à  fa  femme, 
difant  que  ie  reprenois  courage,  que  ie  ne  par- 
lois  plus  de  me  retirer  du  monde,que  l'oubkois 
ce  que  ie  leur  deuois  :  bref,  quelques  iours  eftâs 
cfcoulez,elle  leur  dit  qu'il  ne  falloit  plus  rien 
efperer  de  moy  que  par  force,  que  ie  niois 
tout  ce  qui  s'eftoit  paffé,  &  en  difant  cecy,elle 
fcignoit  d'eftre  tant  offenfée  contre  moy, 
qu'elle  auoiioit  que  i'eftois  indigne  du  bien 


Livre    sixi'esme]  453 

qu'ils  me  vouloicnt  faire.  Et  parce  que  la  fem- 
me de  Leontidas  afpiroit  toufiours  à  mon 
bien:  mais  comment,  luy  dit-elle,  la  pourrez- 
vous  conuaincre  maintenant  ?  Nous  auons, 
dit-elle,  de  bons  tefmoins  ,  mais  quand  cela  ne 
feroit  pas,  puis  que  la  vérité  eft  pour  nous,  i'ay 
des  perfonnes  à  moy  qui  le  maintiendront 
par  les  armes  contre  tous  ceux  qui  fouftien- 
drontle  contraire  :■&  vous  fçauez,  Madame, 
quedeschofesqui  fontdouteufes,  &dont  les 
preuues  ne  font  pas  fufman tes,  on  en  tire  la  ve- 
nté par  les  armes.  Leontidas  qui  eftoit  homme 
de  courage ,  &  qui  eftoit  entré  en  colère  de  la 
malice  dont  il  penfoit  que  i'auois  vfé:  non, 
non,  dit-il  3  ie  fuis  trop  certain  qu'elle  a  failly: 
ce  fera  moy  qui  l'accuferay ,  &  qui  le  main- 
tiendray  contre  tous.  Lerianequi  eftoit  tres- 
afleurée  de  fes  deux  germains,  &qui  vouloit 
fur  toutfe  faire  paroiftre  affectionnée  a  Leon- 
tidas, fe  tournant  vers  fa  femme  :  Madame, 
luy  dit-elle,  i'aimerois  mieux  mourir,  que  de 
voir  les  armes  à  la  main  de  mon  feigneur  pour 
ce  fujecl:,  ievous  fupplie  le  deftourner  de  ce 
deffein,  ou  bien  ievous  protefte  de  ne  m'en 
méfier  plus.  Fay  Leotaris,  mon  germain,  &r 
fon  frère,  qui  prendront  cette  charge  :  &  à  la 
vérité,  il  eft  plus  à  propos  que  ce  foient  eux, 
parce  qu'il  ne  feroit  pas  bien  feant  de  deman- 
der le  bien  de  celle  que  vous  aceuferiez.  Leon- 
tidas perlîftoit  en  cette  volonté,mais  fa  femme 

Ff  ii) 


4J4  La  II.  Partie  d'Astris.' 
qui  ne  le  vouloir  point  voir  en  ce  danger,  & 
qui  iugeoit  bien  qu'il  n'eftoit  pas  à  propos 
qu'il  fufl:  mon  accufateur,  &r  qu'il  demandait 
en  mefme  temps  mon  bien  au  Roy5  fit  en 
forte  qu'elle  obtint  de  luy  qu'il  laiiTeroit  faire 
auxparens  de  cette  femme.  Ayant  pris  cette 
refolution,  Leriane parle  aLeotaris,  luy  pfxu 
met  tout  fon  bien,  luy  palTe  vne  affeurance 
par  efcrit:  bref,  l'oblige  de  forte  que  luy  &;  fon 
frère  euffent  entrepris  contre  le  Ciel,  tant  s'en 
faut  qu'ils  euffent  fait  difficulté  de  s'armer 
contre  moy.  Leriane  affeurée  de  ce  cofté,  & 
fonftenuë  de  l'opinion  de  plufieurs,  mefme  de 
l'authonté  de  Leontidas,  fe  prefente  deuant  la 
Royne,  m'accufe,  s  offre  de  vérifier  ce  qu'elle 
dit  3  &  reprefente  la  chofe  fi  vray-femblable 
que  chacun  la  croit.  Et  de  peur  que  Therfan- 
dre  ne  defcouunt  les  ruzes  &:  malices  dont 
elle  auoit  vfé  par  le  paffé  a  elle  dit  qu'il  cft 
père  de  l'enfant ,  afin  qu'il  ne  peuft  porter 
tefmoignage  contre  elle.  LaRoynequi  effoit 
vnePnnceffe  pleine  d'honneur  8f  de  vertu,  la 
conduit  deuant  le  Roy,  &:  îoignant  fes  prières 
aux  accufaticns  de  cette  mefchante  femme, 
requiert  que  ie  fois  punie  félon  les  rigueurs 
des  loix.  Leontidas  eft  appelle  5  qui  affiliant 
laRoyne  fit  les  mefmes  fupplications ,  pour 
la  honte  qu'il  en  receuoit  :  cet  acte  ayant  efté 
commis  en  fa  maifon.,ôc  fa  femme  en  mefme 
temps  fupplia  la  Royne  de  luy  faire  donner 


Livre    sixiesme.  457 

mon  bien,  ce  que  le  Roy  accorda  librement. 
Et  toutesfois  ce  bon  Prince  fe  fouuenant  àcs 
femices  que  mon  père  auoit  faits  à  Thierry 
fon  pcre ,  n'eftoit  pas  fans  defplaifir  de  mon 
defaftre.  La  première  nouuelle  que  i'en  fçeus, 
fut  que  les  foldats  de  la  iuftice  fe  vindrent 
faifirde  moy,  &:  cachetrerent  machambre3& 
mon  cabinet ,  &  en  mefme  temps  me  con- 
duirent  deuant  le  Roy,  fans  m'en  dire  le  fu- 
jeft.  Dieux  .'  quelle  deuins-ie  quand  i'oùys  les 
paroles  de  Leiiane  :  le  demeuray  fans  pou- 
uoïr  proférer  vn  feul  mot  fort  longtemps: 
en  fin  eftant  reuenue  à  moy,  ie  me  iettay.à 
genoux  deuant  la  Roy  ne,  la  fuppliay  de  ne 
croire  point  cette  mefehante  femme:  que  ie 
luy  iurois  par  tous  les  Dieux  qu'il  n'en  eftoit 
rien,  qu'il  n'y  auoit  preuue  que  ie  ne  fiffede 
ma  pudicité,&:  que  par  pitié  elle  prit  la  caufe 
dVne  innocente.  Le  Roy  fut  plus  efmeu  de 
mes  paroles  que  la  Royne ,  fuft  qu'il  euft 
plus  de  mémoire  des  feruices  de  mon  père, 
fuft  que  ma  ieuneffe,  &:  mon  vifage  le  tou- 
chaflent  de  pitié,  tant  y  a  que  fe  tournant 
vers  Leriane:  fi  ce  que  vous  propofez,  dit-il, 
n'eft  point  véritable  ,  ie  vous  promets,  par 
l'ame  de  mon  père  ,  que  vous  fouffrirez  la 
mefme  peine  que  vous  préparez  aux  autres. 
Sire,  dit-elle,  tres-affeurément  ie  prouueray 
ce  que  ie  dis ,  oc  par  tefmoins,  &:  par  les  ar- 
mes. Tous  les  deux,  dit  le  Rov,  vous  font 

Ff  iiij 


45^  La  IL  partie  dAstkie! 
accordez.  Et  lors  nous  fatfant  feparer,  ie  fus 
remife  en  feure  garde,&Therfandre  aufli:  Et 
fur  ordonné  que  les  tefmoins  nous  feroient 
reprefentez.  Voila  donc  la  fage  femme  &  la 
nourrice  a  qui  on  auoic  remis  l'enfant  d'Or- 
manthe3qui  rendent  tefmoignage  de  ce  qu'el- 
les fçauent.  Voila  le  vieil  Cheualier,  &  laDa- 
moiielie  dont  ie  vous  ay  parlé  qui  en  font  de 
mefme.  Elle  produit  outre  cela  diuerfes  per- 
fonnes  qui  auoicnt  veu  ibrtir  cet  enfant  de 
mon  logis:  bref, les preaues  elloient  telles.que 
fi  Dieu  n'euft  eu  foin  de  mon  innocence,  il  n'y 
a  point  de  doute  que  ieuffe  efté  condamnée. 
De  fortune  les  luges  eftans  dans  ma  chambre, 
&me  lifant  les  depofitions  fai£tes  contre  moy3 
ie  ne  fçeus  que  faire  en  cette  affliction  3  que  de 
re courre  aux  Dieux  3  &:  leuant  les  yeux  au 
Ciel,  iem'efcriay:  ô Dieux tout-pui (Tans/  qui 
Liez  dans  mon  cœur,  &  qui  fçauez  que  ie  ne 
fuis  point  atteinte  de  ce  dont  ie  fuis  accufée5 
foyez  mon  fupport,  ôc  déclarez  mon  innocen- 
ce. Et  lors  comme  infpirée  de  quelque  bon 
Démon,  ie  me  tournayvers  la  cheminée,  & 
addreiTant  ma  parole  aux  luges:  Si  ces  accu- 
fations3leur  dis-ie3  font  véritables ,  ieprie  les" 
Dieux  que  ie  nepuiffe  plus  refpirer,  &  fi  elles 
font  fauffes,  ie  les  requiers  que  ce  charbon 
ardantne  mepunfe  point  bruiler.  Et  foudain 
mebai0ant,ieprinsvn  gros  charbon  du  feu5 
&:  le  tins  fans  me  bruiler  auec  la  main  nire 


Livre   sixiesme-  457 

fi  long-temps  qu'il  s'y  efteignit  prefque  en- 
tièrement. Les  luges  eftonnez  de  cette  preu- 
ue  3  voulurent  toucher  le  charbon  pour  fça- 
uoir  s'il  eftoit  chaud  ,  mais  ils  en  retirèrent 
bien  promptement  la  main  :  Et  après  qu'il 
fut  prefque  efteint ,  comme  ie  vous  difois  , 
ils  vifiterent  ma  main  pour  voir  s'il  s'yauoit 
point  d'apparence  de  bruflure .  Mais  ils.  n'y 
en  trouuerent  non  plus  que  fî  iamais  il  n'y 
euft  eu  du  feu.  S'ils  en  furent  eftonnez,  vous 
le  pouuez  penfer  :  tant  y  a  qu'ils  en  firent  le 
rapport  au  Roy  ,  qui  ordonna  que  Leriane 
en  feroit  aduertie  3  pour  voir  fi  cette  preuue 
de  mon  innocence  luy  feroit  point  changer 
de  difeours.  Mais  au  contraire,  elle  dit  que 
quelque  recepte  auoit  empefché  que  le  feu 
ne  m'auoit  offenfé  :  &:  que  les  tefmoins 
qu  elle  prefentoit,  eftoient  irréprochables.  Et 
que  cette  preuue  du  feu  feroit  peut-eftre  re- 
ceuable  fî  elle  efîoit  ordonnée  par  les  luges, 
&  non  pas  procedée  de  ma  feule  volonté  qui 
la  rendoit  fufpe&e  de  beaucoup  d'artifice. 
Bref,  fages  Bergères,  elle  fçeut  de  telle  for- 
te fouftenir  fa  fauffeté  ,  que  toute  la  faueur 
que  le  Roy  me  pût  faire  ,  fut  d'ordonner  5 
que  le  tout  fe  verifieroit  par  les  armes  ,  &c 
que  dans  quinze  iours  nous  donnerions  des 
Cheualiers  5  qui  combattroient  à  outrance 
pour  nous, 

Les  nouuçlles  de  tout  ce  que  ie  vous  ay 


458  La  II.  Partie  d'Astree" 
raconte,  furent  incontinent  efpanchées  par 
toute  l'Aquitaine,  de  forte  que  ma  mère  les 
entendit  aufli  bien  que  les  autres  ,  &  parce 
que  Leriane  auoit  produit  tant  de  tefmoinsj 
elle  creut  ,  comme  faifoient  aufli  prefque 
tous  ceux  qui  en  oyoient  parler,  que  vérita- 
blement i'auo is  commis  la  faute  dont  fefiois 
aceufée:  &  comme  celle  qui  auoit  toufiours 
vefeu  auec  toute  forte  d'honneur,  elle  en  re- 
ceut  vn  fi  grand  defplaifîr  qu  elle  en  tomba 
malade,  et  ayant  delîa  de  l'aage,  ne  pût  re- 
fîfter  longuement  au  mal  5  de  forte  qu'elle 
mourut  en  dix  ou  douze  iours,  auecfimau- 
uaile  opinion  de  moy  ,  qu'elle  ne  voulut  ia- 
mais  enuoyer  me  voir ,  ny  m'affifter  en  ma 
uiftirlcation.  Voyez  comme  les  Dieux  me 
voulurent  affliger  en  diuerfes  fortes.  Car  ce 
coup  me  toucha  plus  viucment  que  ie  ne  vous 
Xçaurois  dire.  Me  voila  donc  fans  père  &: 
fans  mère,  &  delaifTéc  de  tous  ceux  qui  me 
connoifïbient,  voire  blafmée  vniuerfellement 
de  chacun.  Faiiouë  que  ie  fus  plufieurs  fois 
en  délibération  de  me  précipiter  d'vnefene- 
neftre  en  bas  pour  fortir  de  tant  de  peines  : 
car  ie  n'auois  que  ce  feul  moyen  de  me  faire 
du  mal.  Mais  les  Dieux  me  conferuerent  auec 
efpoir  que  mon  innocence  feroit  enfin  con- 
nue :  me  reprefentant  que  fi  ie  mourois  ,  ie 
laiiTerois  toute  l'Aquitaine  en  cette  mauuaife 
opinion  de  moy.    Mais  lors  que  Leriane  offrit 


Livre    sixiesme.  4Ç9 

Leotans&r  fon  frère;  &  que  Therfandre  ny 
moy  ne  peufmes  nommer  perfonne  ;  tant  par- 
ce que  nous  ne  nous  y  eftions  point  préparez, 
que  d'autant  qu'il  n'y  auoit  homme  qui  vou- 
lu/1 entrer  au  combat  fur  vne  mauuaife  que- 
relle ,  comme  il  croyoit  celle-cy  :  il  faut  auoùer 
que  îe  demeuray  fort  eftonnée  3  &  qu'alors 
plus  que  iamais  ie  regrettay  le  pauure  Dam  on  , 
m'affeurant  bien  que  s'il  cuft  e/té  en  vie  ie 
n'euffe  pas  efté  fans  Cheualier.  Therfandre 
d'autre  cofré  qui  ne  pouuoit  défendre  que 
fa  caufe  ne  pût  offrir  que  de  combattre  Leo- 
taris  &  fon  frère  l'vn  après  l'autre.  Mais  le 
terme  eftant  pafTé ,  le  Roy  pour  nous  faire 
quelque  grâce  nous  donna  encores  hui£t 
iours5  &  ceux -là  eftant  cfcoulez,  ilenadiou- 
ira  pour  tout  delay  trois  autres,  à  la  fin  def- 
quelsnous  fufmes  conduits  dans  le  camp,  moy 
toute  veftuë  de  dueil,  &:  fans  autre  compa- 
gnie que  celle  des  gens  de  Iuftice  :  au  con- 
traire Leriane  toute  triomphante  &:  accom- 
pagnée de  plufieurs,  futmifefurvn  autre  ef- 
chaffaut  vis  à  vis  de  celuy  où  feftois.  De/ia 
Leotaris  &  fon  frère  eftoient  dans  le  camp  ar- 
mez &  mon:ez  à  l'aduantage  ,  faifant  d'au- 
tant plus  les  vaillans  qu'ils  croyoient  nauoir 
à  combattre  que  Therfandre,  parce  que  nous 
n'auions  pu  trouuer  autre  que  luy,  d'autant 
que  Leontidas,  qui  eftoit  fauorifé  du  Roy3  fît 
paroiftre  de  tenir  le  party  de  Leriane  pour 


4&o  La  IL  partie  dAstkee] 
lbffenfe  qu'il  difoit  auoir  reccuë.  Et  que  ceux, 
qui  autresfois  portez  camour  euiTent  entre- 
pris pour  moy  cent  combats  femblables  5  en 
eftoient  refroidis  par  la  créance  qu'ils  auoient 
que  îe  les  auois  tous  defdaignez  pour  Ther- 
fandre.  Voyez  combien  vne  faufTeté  eftdit- 
iîcille  à  eftre  reconnue  quand  elle  eft  fine- 
ment defguifée.  Enfin  voicyTherfandrcqui 
entre  dans  le  camp,  refolu  de  les  combat- 
tre tous  deux  5  (cachant  bien  que  la  iuitice 
eltoit  de  fon  collé.  Il  fut  ordonné  par  les 
luges,  que  fî  durant  le  combat  quelque  Che- 
ualier  fe  prefentoit  pour  moy  il  feroit  receu, 
&  que  Leotaris  de  fon  frère  pouuoient  ,  ou 
enfemble,  ou  feparément,  combattre  Ther- 
fandre  s'ils  le  vouloient.  Ces  deux  frères 
auoient  du  courage  ,  ôc  eftoient  perfonnes 
d'honneur  ;  de  forte  qu'ils  vouloient  le  pren- 
dre lVn  après  l'autre  :  mais  Lenane  leur  .dit 
qu'elle  ne  le  vouloir  pas,  de  forte  que  ne  luy 
ofant  defplaire  3  ils  coururent  tous  deux  con- 
tre luy.  Penfez  ,  fages  Bergères ,  en  quel 
eftat  ie  deuois  eftre  ?  le  vous  aiTeurequei'e- 
ftois  tellement  hors  de  moy  queie  ne  voyois 
pas  ce  queïe  regardois.  En  ce  temps  le  So- 
leil ,  fuiuant  la  couftume  ,  fut  cfgalement 
partagé  :  les  detfenfes  ordinaires  furent  fai- 
tes 3  &  le  commandement  effent  donné  , 
les  trompettes  fonnerent.  Therfandre  qui 
véritablement  a  du  courage  ,  remettant  fa 


Livre    si'xiesme.  461 

confiance  en  la  iuftice  des  Dieux3  donne  dt^- 
efperons  à  fon  cheual,  bien  couuert  de  fon 
efeu  3  &  frappe  de  fon  bois  le  frère  de  Léo- 
tans  fur  lequel  il  le  rompt  fans  effeâ:  :  mais 
luy  atteint  en  mefme  temps  des  deux  lances, 
cft  porté  par  terre  auec  la  feelle  entre  les 
ïambes.  Leriane  voyant  vn  fi  grand  aduan- 
tage  pour  les  fiens,  eftoit  pleine  de  conten- 
tement, &  au  contraire  le  mourois  de  peur. 
Therfandre  fe  voyant  en  telle  extrémité,  ne 
perdit  point  l'entendement:  mais  courant  à 
fon  cheual,  luy  ofta  la  bride  auant qu'ils fuf- 
fent  reuenus  à  luy.  L'animal  qui  eftoit  cou- 
rageux fe  fentant  fans  felle  &  fans  bride  ,  fe 
met  à  courre  par  le  camp  3  &:  comme  fi 
Dieu  l'eut  infpiré,  fe  ioinâ  à  Leotaris  3  ôc 
à  fon  frère,  &:  commence  à  coups  de  pieds, 
de  à  coups  de  dents,  de  les  afTailliriî  furieu- 
fement,  qu'au  lieu  d'attaquer  Therfandre s 
ils  furent  contraints  de  fe  deffendre  de  fon 
cheual  :  Cela  les  amufa  quelque  temps, par- 
ce qu'ils  ne  le  peurent  tuer  il  toit  qu'ils  p en- 
fuient, à  caufe  de  la  légèreté  &:  des  coups 
qu'il  leur  donnoit  :  enfin  ils  en  vindrent  à 
bout,&  animez  contreTherfandre  pour  cet- 
te ruze  refoluren:  de  finir  promptement  le 
combat:  &  pource  s'addreffant  tous  deux  à 
luy  3  il  ne  pût  faire  autre  chofe  que  fe  met- 
tre auprès  de  fon  chenal,  qui  eftoit  mort  en 
Tvn  des  bouts  du  camp ,  ce  qui  luy  feruk  beau- 


462,         L  A  I  I.  V  A  K  T  I  E    D'ASTRE!. 

coup,  d'autant  que  les  chenaux  de  fesenne- 
œis  ayant  frayeur  du  mort ,  ne  s'en  vouloienc 
approcher  qu'auec  peine  ,  &  cela  mena  le 
combat  à  vne  grande  longueur  :  enfin  Léo- 
taris  voyant  qu'il  n'en  pouuoit  venir  a  bout, 
fe  refolut  de  mettre  pied  a  terre,  cequefon 
frère  fit  anffi,  &  taillant  aller  leurs  cheuaux 
par  le  camp,  s'en  vmdrent  tons  deux  contre 
Therfandre  3  qui  certes  fit  tout  ce  qu'vn  hom- 
me pouuoit  foire ,  mais  ayant  en  tefte  deux 
des  plus  forts  &  courageux  Cheualiers  d  A- 
quitaine  ,  il  luy  fut  impoffible  de  faire  lon- 
gue refiitance.  Il  cftoit  donc  défia  blefféen 
diuers  lieux  3  &auoit  tant  perdu  de  fang,qu'il 
n  auoit  plus  la  force  de  fe  défendre  longue- 
ment, lors  quelesDïeuxeurentpirédemoy, 
&  firent  prefcnter  a  la  barrière  du  camp  vn 
Cheualier  qui  demanda  d'entrer  pour  défen- 
dre, cV'moy  &  Therfandre.  Elle  luy  fut  in- 
continent ouuerte  ,  &  parce  qu'il  vid  bien 
que  Therfandre  eftoit  réduit  à  l'extrémité,  il 
pouffe  lbn  cheual  furieufement  contre  eux: 
mais  lors  qu'il  leur  fut  auprès  il  s'arrefta  fans 
lés  attaquer 3  &  leur  cria,  celiez,  Cheualiers, 
d  offenfer  plus  longuement  les  loix  de  Che- 
ualene,  &  vous  addrefîez  à  moy  ,  qui  fuis 
enuoyé  fi  à  propos  pour  vous  en  punir.  Lco- 
taris  &  fon  frère  oyant  cette  voix  fe  recule- 
rent-bien  eftonnez  de  fe  voir  a  pied ,  craignant 
qu'il  ne  fe  vouluft  feruir  de  faduantage  qu'il 


Livre    sixiesmé.  465 

auoit  de  fon  chcuaL  Et  pourcc  ils  fc  mirent 
à  courre  vers  les  leurs  :  mais  l'effranger  fe 
mie  au  deuant,  &leur.dit:  le  veux  que  vous 
teniez  cerre  courtoifie  de  rrioy  ,  &  non  pas 
de  voffre  viteffe  Se  légèreté  :  montez  a  vo- 
ffre  aifc  à  cheual5  &  ne  croyez  point  queie 
me  vueille  preuaîoir  contre  vous  du  mien. 
Tous  ceux  qui  virent  ces  deux  genereufes 
actions,  eftimerent  infiniment  l'effranger  : 
mais  îe  ne  ponuois  m'en  contenter  3  mefem- 
blant  que  contre  ceux  qui  fouftenoient  vne 
fi  mefehante  trahifon  3  c'eftoit  vne  grande 
feutc  de  n'vfer  de  toute  forte  d'aduantage  , 
&  mefme  puis  qu'elles  en  auoient  vfé  de 
cette  forte  contre  Therfandre.  Mais  le  Che- 
ualïer  auoit  vne  autre  confideration  3  ne  iu- 
géant  pas,  que  ce  qu'il  blafmoit  en  autruy 
luy  fuit  honorable.  Cependant  que  ie  pen- 
fois  à  ce  que  ie  vous  ay  dit  ,  ie  vis  Leotans 
&:  fon  frère  à  chenal  3  qui  fans  fe  reflbuuenir 
de  la  courtoifie  receuë  ,  vindrent  l'attaquer 
tous  deux  a  la  fois,  mais  ils  trouuerentbien 
vn  bras  plus  fort  que  celuy  de  Therfandre. 
Sages  Bergères ,  ie  ne  vous  fçaurois  parti- 
culanfer  ce  combat  3  car  i'auois  l'efprit  tant 
aliéné  3  qu a  peine  le  voyois-ie.  Il  fuffira 
de  vous  dire  que  l'effranger  fit  des  preuues 
&  de  force ,  &  de  valeur  fi  memeilleufes ,  que 
Lenanediioitquec'efroit  vn  Démon,  &  non 
point  vn  homme  mortel.  Enfin  après  auoir 


464  La  IL  Partie  b  Astrée! 
quelque  temps  combattu,  ie  vy  bien  qu  enco- 
res  qu'il  fuft  feul  ,  il  auoit  toutesfois  quelque 
aduantage  fur  eux  :  car  pour  Thefaridre  il 
cftoit  tombé  de  foiblefïe  &  ne  fe  pouuoit  re- 
leuer  de  terre.  Etcequilefitconnoiftreà  tous 
ceiixquilesregardoient,  ce  fut  vn  coup  qu'il 
donna  au  frère  de  Lcotaris  d' vne  telle  force 
qu'il  luy  fepara  la  texte  de  deffus  les  efpaules . 
Leotans  voulut  venger  fon  frère:  mais  l'cftran- 
ger  n'ayant  plus  i faire  qu'a  luy>  le  mena  de 
forte,  &le  bleffa  en  tant  d'endroits  que  de 
foiblefïe  pour  le  défaut  du  fang,  il  fe  laiffa 
choir  du  cheual  en  terre  3  &  d'vne  fî  lour- 
de cheutte,  que  frappant  de  la  telle  la  pre* 
miere  il  fe  tordit  le  col  de  la  pefanteur  du 
corps-ôc  des  armes.  L'eftranger  mettant  pied 
à  terre,  &  voyant  qu  il  effoit  mort,  le  prend 
par  vn  pied,  le  traine  hors  du  camp,  &fon 
frère  de  mefme,  puis  s'addreffantàTherfan- 
dre  l'ayde  à  fe  releuer ,  &:  le  met  à  cheual  fur 
vn  de  ceux  des  morts ,  &  reprenant  le  fien, 
demande  aux  luges  s'il  auoit  rien  plus  a  fai- 
re :  &:  luy  ayant  refpondu  que  non,  il  requière 
que  ie  fois  mife  en  liberté  :  ce  qui  fut  ordon- 
né à  l'heure  mefme.  Il  s'en  vint  doncàmoy, 
&  me  demanda  s'il  pouuoit  me  rendre  quel- 
que autre  feruice.  Deux  encores,  luy  dis-ie, 
Tvn  que  vous  me  conduifiez  chez  moy,  en 
m'oftant  de  la  tyrannie  de  ceux  qui  m  ont 
rauie  à  ma  mère  ,  de  l'autre  que  vous  me 

faflïez 


Livre    sixïesm^  fyj 

FaiTiez  fçauoir  à  qui  i'ay  l'obligation  de 
ma  vie,  &:  de  mon  honneur.  Pour  vous 
dire  mon  nom,  me  refpondit-il,  c'eit  vne 
grâce  que  îe  vous  demande  de  ne  m'y  vou- 
loir point  contraindre.  Pour  vous  condui- 
re où  vous  voudrez  ,  il  n'y  a  rien  qui  m'en 
puille  empefcher,  pourueu  que  cefoitprom- 
ptement. 

Cependant  que  ces  chofes  fe  pafToient  de 
cette  forte  tant  à  mon  aduantage  en  ce  lieu, 
les  Dieux  voulurent  bien  faire  connoiftre  que 
iamais  ils  n'abandonnent  l'innocence.  Car  il 
aduint  que  ma  pauure  nourrice  n'ayant  pas  le 
courage  de  me  voir  mourir  ,  croyant  pour 
certain  que  Therfandre  ne  fçauroit  reîlfter 
contre  ces  deux  Cheualiers  ,  s'eftoit  renfer- 
mée dans  ma  chambre,  pleurant &faifant de 
fî  pitoyables  regrets-,  qu'il  n'y  auoit  perfon- 
ne  qui  n'en  fu ft  efmeuë.Ormanthe  qui  auoit 
receu  d'elle,  &:  de  moy  toutes  les  courtoifies 
qu'elle  pouuoit  defîrer  en  fut  efmeuë,  parce 
qu'elle  efloit  fort  peu  fine  ,  elle  ne  peut 
s'empefeher  de  dire  que  fa  tante  luy  auoit 
afleuré  que  ie  ne  mourroïs  point ,  mais  que 
feulement  elle  vouloit  que  ie  luy  fufTe  obli- 
gée de  la  vie  ,  afin  que  ie  luy  fiffe  plus  de 
bien.  Ah  .'  mamie,  luy  dit  ma  nourrice  ,  il 
n'y  a  point  de  doute  que  noftre  maiftreiïè 
efi  morte  3  fi  Therfandre  ne  demeure  victo- 
rieux, &  que  le  Roy  giefme,  félon  les  loix, 
2.  Part.  G  g 


'^■66  La  II.  partie  dAstkeî.; 
nelafçauroit  fauuer.  Comment  ,  dit  Or- 
manthe ,  Madame  fera  brûlée  ?  Il  n'y  a  poinc 
de  douce  5  refpondic-elle.  Ahimiferableque 
ie  fuis  ,  répliqua  cette  fille,  comment  cft-ce 
que  les  Dieux  me  pardonneront  à  ïamais  fa 
mort?  Et  comment,  en  elles -vous  coulpa- 
bks?  adioufta  ma  nourrice.  Ahl  ma  mère, 
refpondit  Or  manthe,  fi  vous  me  promettez 
de  n'en  rien  dire,  ie  vous  raconteray  vn  eftran- 
gc  accident:  6c  ma  nourrice  le  luy  ayant  pro- 
mis, elle  luy  dit  que  ç'auoit  elle  elle  qui 
auoit  fait  cet  enfant ,  &  luy  redit  tout  ce  que 
ie  viens  de  vous  raconter.  Mamie,  dit  in- 
continent ma  nourrice  ,  allons,  allons  toli 
fauuer  la  vie  à  tant  de  gens ,  &  croyez  que 
Dieu  vous  en  fçauragré  :  de  de  plus,  ie  vous 
ferayauoir  de  Madame  tout  ce  que  vous  vou- 
drez. Voyez  comme  la  vérité  fe  defcouure. 
Cette  fille  fuiuit  ma  nourrice, qui  pour  abré- 
ger, s'addreffaiit  hardiment  à  la  Royne,  luy 
fait  entendre  tout  ce  que  ie  vousay  dit ,  de  for- 
tune au  me  fine  temps  que  le  C  heualier  étran- 
ger parloit  à  moy. 

La  mefehanceté  de  Leriane  eftant  donc 
defcouuerte  par  les  armes  ,  &  par  la  confu- 
fion  de  cette  fuie,  le  Roy  commanda  qu'el- 
le fuft  mife  dans  le  feu  qui  auoit  efté  prépa- 
ré pour  moy  :  quelques  reproches  qu'elle  pût 
faire  à  fa  niepee  ,  difant  ,  que  ma  nourrice 
1  auoit  trompée ,  &  que  la  fille  n'cftoitpas  en 


Livre  sixiesml  467 

aage  de  porter  tefmoignage,  &  moins  con- 
tre elle  que  contre  tout  autre  3  parce  qu'elle 
1  auoit  rudoyée  &  chaftiée  de  fes  vices.  Mais 
toutes  fes  defenfes  turent  de  nulle  valeur  3 
&  la  vérité  fut  allez  connue  de  chacun  3 
tant  pour  les  particularitez  que  cette  fille  en 
difoit  ,  que  pour  le  rapport  de  la  fage  fem- 
me qui  auoùa  de  ne  l'auoir  ïamais  veuë  au 
vifage.  Et  parce  que  chacun  battoit  des 
mains  ,  &  que  le  peuple  ayant  fceu  les  ma- 
lices de  Leriane  ,  commençoit  de  luy  iet- 
rer  des  piètres 3  le  Roy  commanda  quelaiu- 
liice  en  ifaft  faite,  &  fe  voyant  prefte  à  eitre 
icttée  dans  le  feu,  elle  fe  refolut  de  duc  la 
vérité  3  touchée  de  la  mémoire  de  tant  de  mef- 
chancetez.  Elle  demande  donc  d'élire  oiïye, 
&  déclare  toutes  fes  trahifons,  m'en  deman- 
de pardon,  &  puis  volontairement  fe  iette 
elle  mefmc  dans  le  feu,  où  elle  finit  fa  vie 
au  contentement  de  tous1  ceux  qui  auoient 
oiiy  fes  malices. 

Cependant  que  ces  chofes  fe  demelloientje 
Cheualier  qui  m'auoit  deliurée  ne  voulant 
cftre  connu  ,  à  ce  que  ie  penfe  3  fe  retira 
fans  que  perfonne  s'en  prift  garde  ,  &  moy 
ne  le  trouuant  point  iedemeurayauec  beau- 
coup de  defplaifir  pour  le  peu  de  remercie- 
ment que  ie  luy  auois  fait,  le  fis  tout  ce  que  ie 
pûspourenfçauoirdesnouuelles:  mais  il  me 
fut  impofTiblç   d'en  apprendre  iufques  au 

Gg   ï) 


4^8  La  II.  partie  d'Astîi; 
lendemain  qu'vn  homme  du  pays'quifauoiè 
rencontré  ,  ôc  auquel  il  auoic  parlé  me  vint 
orouuer  de  fa  part ,  &  me  fit  entendre  que 
s'il  n'euft  efté  prelTé  de  partir,  il  cufl:  atten- 
du tant  qu'il  m'euft  pieu,  pour  me  condui- 
re où  ie  luy  auois  commandé ,  mais  qu'il 
auoit  promis  à  vne  Dame  de  l'a  (Mer  en  vne 
affaire  qui  Femmenoit  du  cofté  de  la  ville 
de  Gergouie  :  que  s'il  en  reuenoit ,  &  que 
i'eulfe  affaire  de  Ton  feruice ,  on  pourroit 
fçauoir  de  fes  nouuelles  au  Mont  -d'or ,  & 
que  pour  élire  reconnu  ,  il  ne  changerait 
point  la  marque  qui  eftoit  en  fon  efcu .  Et 
luy  demandant  quelle  elle  eftoit  ,  parce  que 
le  tour  précèdent  l'eftois  ii  eftonnée  que  ie 
n'y  auois  pris  garde  ,  il  me  refpondit ,  que 
c'eftoit  vn  tygre  qui  fe  repaiifoit  d'vn  cœur 
humain  :  auec  ces  mots,  TV  me  donnes 

LA    MORT,     ET     IE     SOVSTIENS      TA 
V  I  E. 

Or,  diicrettes  Bergères,  il  faut  que  Fabbre- 
ce  ce  long  difcours ,  il  fut  ordonné  que  ie 
fortiroisdes  mains  de  Leontidas,  à  caufe  que 
la  femme  auoit  demandé  mon  bien,  &  que  ie 
ferois  remife  en  ma  liberté ,  &  lapauure  Or- 
manthe  pour  n'auoir  efté  pouffée  à  tout  ce  qui 
s'eftoitpaiféquepar  l'artifice  de  fa  tante,  fut 
renfermée  dans  des  maifons  deftinées  à  fèm- 
blables  punitions ,  où  telles  femmes  viuent 
auec  toute,  forte  de  commodité ,  fans  toutes- 


Livre    sixiesme*  469 

fois  en  pouuoir  iamais  fortir.  le  vous  vay  fa:- 
rcvn  récit  effrange:  I'auois  toufiours  infini- 
ment aiméDamon ,  &  fa  mémoire  depuis  fa 
mort  m'eftoit  demeurée  fi  viue  en  Famé  ,  que 
ie  I'auois  ordinairement  deuantles  yeux  :  mais 
depuis cetaccident,  &:  que  l'eus  veu  ce  Che- 
ualier  eitranger  3  ie  ne  fçay  comment  iecom- 
mençay  de  changer  toute  cette  première  affe- 
ction en  luy  :  &quoy  que  ie  ne  l'eufTe  point 
veu  au  vifage3.il  faut  que  i'auoiïe  queie  l'ai- 
may  :  de  forte  que  iepouuois  dire  que  feftois 
amoureufe  d'vn  vifage  armé,  &  fans  lecon- 
noiftre.  le  ne  fçay  fi  l'obligation  que  ie  luy 
auois  en  eftoit  caufe  3  où  fi  fa  valeur  &  fa  cour- 
toifîe ,  où  fa  bonne  façon  m'y  contraignirent  : 
tant  y  a  que  véritablement  3  ie  n'ay  pu  aimer 
depuis  ceiour,  que  ce  Cheualier  inconnu,  Et 
pour  preuue  de  ce  que  ie  dis-,  après auoir at- 
tendu quelque  temps  :  ôc  voyant  que  ie  n'a- 
uois  point  de  fes  nouuelles,  ie  me  refolus  de 
prendre  le  chemin  de  Gergouie  &  du  Mont- 
d'or  :  3c  après  auoir  vn  peu  confulté  ce  def- 
fein,  ie  ledeclarayà  Therfandre,  qui  m'of- 
frit toute  afïiftance.  Et  ie  m'addreiTàv  ;->lu- 
itoftà  luy  qu'à  tout  autre,  parce  que  depuis 
le  iourqti il auoit  combattu  il  s' eftoit  entière- 
ment donné  à  moy  :  Etqueplufieurs  fois  ie 
luy  auois  oûy  dire,  qu'il  defiroit  infiniment  de 
connoiftrece  vaiilantCheualier  qui  nous  ai- oit 
fi  bien  fecourus,    Feignant  donc  de  vouloir 

Gg   uj 


4-»o  La  IL  PARTIE  D'A stkel 
viiîrer  mon  bien  ,  ie  dreffe  mon  train  ,  jc 
fors  de  la  Cour  ,  &:  m'en  viens  chez  moy, 
où  me  demeflanc  de  cet  embarras  ,  ie  ne 
prens  que  ma  nourrice  pour  toute  compa- 
gnie 3  &  Therfandre  pour  me  défendre ,  &r 
nous  mettons  fur  le  chemin  du  Mont- d'or. 
C'èit  vn  pays  extrêmement  rude  ôc  mon- 
tueux  3  chargé  prefque  en  tout  temps  de 
neiges  &  de  glaçons  ;  ma  pauure  nourrice 
y  mourut  ,  de  lors  que  ie  la  faifois  enter- 
rer 3  de  que  i'eftois  merueilleufement  en 
peine  pour  eftre  feule  auec  Therfandre  ,  ie 
rencontray  Tyrcis  ,  &  Hylas  ,  &  Laonice, 
defquels  la  compagnie  me  fut  tant  agréa- 
ble 3  que  pour  ne  la  perdre  ie  me  refolus 
de  nf  habiller  en  Bergère  ,  comme  vous  me 
voyez  ,  &  Therfandre  en  Berger  :  &  après 
auoir  demeuré  quelque  temps  dans  ces 
montagnes  3  penfant  y  trouuer  quelques 
nounelles  de  celles  que  ie  cherchois  >  ie  me 
refolus  de  venir  auec  eux  en  ce  pays  ,  puis 
que  par  l'Oracle  il  ^ur  efroit  commandé  de 
s'y  acheminer  :  6c  penfay  auili  puis  que  ie 
m'approchois  de  Gergouie  ,  que  ie  pourrois 
peut-eflre  trouuer  ce  Cheualierà  quifay  tanç 
d'obligation. 

Madonthe  alloit  de  cette  forte  racontant 
fa  fortune ,  &  non  fans  mouiller  fon  vifage  de 
pleurs  3  cependant  que  Paris  &  les  Bergers 
difeouroient  cnfemble  ,&  ne  fe  nouuancfi  toft 


Livre    sïxiesme".  471 

endormir  pour  eftre  tous  attaints  de  ce  mal 
defprit ,  qui  far  tous  les  antres  eft  ennemy  du 
fommeil.  Car  Tyrcis  mefme  aimoit  fa  Clcon 
morte,  quoy  qu'il  n'euft  plus  cf  elperance  de  la 
reuoir:  Se  parce  qu'entre  tous  il  n'y  en  auoit 
point  qui  fuit  plus  libre  que  l'inconftant  Hylas5 
c  eftoit  aufli  celuy  qui  portoic  auec  moins 
d'incommodité  fon  amour.  Et  de  fortune 
Tyrcis  ayant  la  penlee  en  fa  chère  Cieon, 
ne  pût  s'empefeher  de  foufpirer  fort  haut, 
6c  en  mefme  temps  Siluandre  en  fît  de 
mefme.  Voila,  ditHylas,  deux  foufpirs  bien 
differens.Et  comment  l'entendez-vousrdit  Pa- 
ns, le  l'entends  ainfi3&  m'imagine  que  Siluan- 
dre fouffic  de  cette  forte  pour  efteindre  le  feu 
qui  le  brule3&  Tyrcis  pour  rallumer  celuy  qui 
la  brûlé  autresfois.  Hylas  parle  fort  bien ,  dit 
Tyrcis,  quand  il  dit  qu'il  s'imagine  telle  chofe  : 
car  aufli  n'eft-ce  quvne  pure  imagination 
d'vne  ame  qui  iae  fçait  pas  aimer.  Et  vous  aufli 
Tyrcis,  refpondit  Hylas,  me  reprochez  que  ie 
nefçay  pas  aimer  rie  penfois  qu'il  n'y  euft  que 
ce  fantaftique  Siluandre  qui  deuit  auoir  cette 
opinion.  Si  chacun3  dit  Tyrcis,  iugeoit  auec  la 
raifon3vous  mefme  le  croiriez  comme  nous. 
Commentj  dit  Hylas,fe  relenant  fur  vn  coude3 
que  pour  bien  aimer  il  faut  idolâtrer  vnemor- 
texommevous?  Si  vous  fçauiez  bien  aimer y 
adioufta  Tyrcis  3  il  n'y  a  point  de  doute  que 
fi  vous  auiezvne  rencontre  aufli  malheureuii 

G  g   m] 


47*  La  II.  partie  dAstr.ee; 
que  la  mienne,  vous  y  feriez  obligé  par  le  de 
uoir.  Et  quoy ,  répliqua  l'inœnitant,  on  ver- 
roit  Hylas  amoureux  dvn  tombeau?  &  fi  ia- 
uois  laiouyflance  de  mes  amours ,  comme  en- 
fin tout  amant  la  defire,  qu'en  naifiroit-il  3 
Tyrcis,  que  des  cercueils-  Quant  à  moy,  Ber- 
ger 3  îe  ne  veux  point  de  tels  enfans  3  &  par 
confequent  n'aimeray  iamais  telles  maiftref- 
fcs.  Mais  venons  a  la  raifon  :  Quel  contente- 
ment 3  de  quelle  fin  propofez-vous  à  voftrc 
amour?  Amour,  dit-il ,.  en;  vn  fi  grand  Dieu5 
qu'il  ne  peut  rien  délirer  hors  de  foy-mefme  :  il 
eft  fon  propre  centre;  &n  aiamais  defTein  qui 
ne  commence  &  finiiTe  en  luy.  Et  partant, 
Hylas  -,  quand  il  le  propofe  quelque  contente- 
ment, c'eft  enluy-mefmedoùilne  peut  for- 
tir,  dtantvn  cercle  rond,  qui  par  tout  a  fa' fin 
6c  fon  commencement  3  voire  qui  commence 
où  il  finit,  fe perpétuant  de  cette  forte , non 
point  par  l'entremife  de  quelque  autre,  mais 
par  fa  feule  &  propre  nature.  Cefl  bien  Druy- 
fer3  dit  Hylas ,  en  fe  mocquant ,  mais  quant  à 
moy,  îecroy  que  tout  ce  que  vous  venez  de 
de  dire  font  des  fables,  auec  lefquelles  les  fem- 
mes endorment  les  moins  ruzez.  Etqueft- 
ce,  Hylas  ,  dit  Tyrcis ,  qui  te  femble  plus 
eiloigné  de  la  vérité  ?  Toutes  leschofesque 
vous  venez  de  dire  ,  refpondit  i'inconftant3 
font  de  telle  forte  hors  d'apparence,  queiene 
fjaurois  marquer  celle  qui  l'cft  dauantage. 


Livre    sixiîsme!  473 

Qu\Amour  ne  defire  rien  hors  de  foy-mefme> 
tant  s'en  faut  on  void  le  contraire ,  puis  que 
nous  ne  defirons  que  ce  que  nous  nations  pas. 
Si  vous  entendiez,  refponditTyrcis,  de  quelle 
forte  par  l'infinie  puiflance  d'amour  deux  per- 
fonnes  ne  detuennent  qu'vne,  e\r  vne  en  de- 
uient  deux,  vous  connoiftriez  que  l'Amant  ne 
peut  rien  defïrer  hors  de  foy-mefme.  Car 
aufli-toft  que  vous  auriez  entendu  comme  l'A- 
mant fe  transforme  en  l'Aimé,  &  l'Aimé  en 
l'Amant  ,  &  par  ainfi  deux  ne  deuiennent 
qu'vn,  &:  chacun  toutesfois  eftant  Amant  &c 
Aimé ,  par  confequent  eft  deux  ,  vous  com- 
prendriez, Hylas,  ce  qui  vous  eft  tant  difficile, 
&  auoiïeriez,  que  puis  qu'il  ne  defire  que  ce 
qu'il  aime,  de  qu'il  eft  l'Amant  &  l'Aimé,  fes 
defirs  ne  peuuent  fortir  de  luy-mefme.  Voicy 
bien ,  dit  Hylas,  la  preuue  du  vieux  prouerbe, 
QuVn  erreur  en  attire  cent.  Car  pour  me  per- 
fuader  ce  que  vous  auez  dit ,  vous  m'allez  figu- 
rant des  chofes  encores  plus  impofïibles,  à  fça- 
uoir,  que  celuy  qui  aime,  deuient  ce  qu'il  ai- 
me, &parainfi  le ferois donc Phillis.  Lacon- 
clufion,  dit  Siluandre,  n'eft  pas  bonne  :  car 
vous  ne  l'aimez  pas ,  mais  fi  vous  difiez  qu'en 
aimant  Diane,  ie  me  transforme  en  elle ,  vous 
diriez  fort  bien  :  Et  quoy,  dit  Hylas,  vous  eftes 
donc  Diane  ?  Eç  voftre  chappeau  auffi  n'eft-il 
point  changé  en  fa  coiffure,  &  voftre  nippe 
en  fa  robbe?  mon  chappeau,  dû  Siluandre, 


474     La  II.  partie    d'Astree! 
n'aime  pas  fa  coiffure.    Mais  quoy?  dit  Vin- 
confiant,  vous  deuriez  donc  vous  habiller  en 
fille:  car  il  nefl  pas  raifonnable  qu'vne  frge 
Bergère  comme  vous  elles,  fe  defguife  de  cette 
forte  en  homme.    Il  n'y  eut  perfonne  de  la 
troupe  qui  fe  peufl  empefcher  de  rire  des  pa- 
roles de  ceBerger,  &  Siluandre  mefme  en  rit 
comme  les  autres  :  mais  après  il  refpondit  de 
cette  forte:  Il  faut,  s'il  m'cft  poflible,  que  le 
vous  forte  de  l'erreur  où  vous  elles.   Sçachez 
donc  qu'il  y  a  deux  parties  en  l'homme:  IV- 
ne,  ce  corps  que  nous  voyons ,  &  que  nous 
touchons:  &:  L'autre,  l'ame,  qui  ne  fe  void ,  ny 
ne  fe  touche  point,  mais  fe  rcconnoift  paries 
paroles  &  par  les  aérions,  car  les  actions  ny  les 
paroles  ne  font  point  du  corps ,  mais  de  l'ame, 
qui  toutesfois  fe  fert  du  corps  ccmme  d'vn 
infiniment.  Or  le  corps  nevoid  ny  entend: 
mais  c'efl  lame  qui  fait  toutes  ces  chofes  :  de 
forte  que  quand  nous  aimons,  ce  n'eft  pas  le 
corps,  qui  aime, mais  l'ame,  &ainfî  ce  nefl 
que  l'ame  qui  fe  transforme   en  la  chofe  ai- 
mée, 6c  non  pas  le  corps.  Mais,  interrompit 
Hylas,  l'aime  le  corps  aufli  bien  que  l'ame  :  de 
forte  que  fi  l'Amant  ne  fe  change  en  l'Aimé, 
mon  amedeuroitfechager  aufli  bien  au  corps 
de  Phiilis  qu'en  foname.  Cela,  dit  Siluandre 
feroit  contreuenir  aux  loix  de  la  nature  :  car 
l'ame  qui  eft  fpintuelle,ne  peut  non  plus  deue- 
mr  corps,que  le  corps  deuenir  ame  :  mais  pour 


Livre    sixiesme.  47? 

cela  le  changement  de  l'Amant  en  l'Aimé  ne 
laiife  pas  de  fe  faire.  Ce  n'eft  donc  qu'en  vnc 
pâme, dit Hylas,  qui  eft  lame,  &qui  par  con- 
iequent  eft  celle  dont  ie  me  fbuciele  moins.  En 
cela  vous  faictes  paroiftre,  ditSiluandrc,  que 
vous  n'aimez  point ,  ou  que  vous  aimez  contre 
laraifon:  car  l'amené  fedoit  point  abaiffer  a 
ce  qui  eft  moins  quelle,  &c'eftpourquoyon 
dit  que  l'amour  doit  eftre  entre  les  égaux,  a 
fçauoir  lame,  aimer  lame  qui  eft  fon  égale,  & 
non  pas  le  corps  qui  eft  fon  inférieur,  &  que  la  ' 
nature  ne  luy  a  donné  que  pour  infiniment. 
Or  pour  faire  paroiftre  que  l'Amant  dément 
l'Aimé,  &  que  fi  vous  aimiez  bien  Philiis,  Hy- 
las  feroit  Philiis,  &  lî  Philiis  aimoit  bien  Hylas, 
Philiis  feroitHylas ,  oyez  que  c'eft  que  lame: 
car  cen'eft  rien,  Berger,  qu'vne  volonté,quV 
ne  mémoire,  &  qu'vn  entendement.  Or  files 
plus  fçauans  difent  que  nous  ne  pouuons  aimer 
que  ce  que  nous  connoiffons,  de  s'il  eft  vray 
que  l'entendemét  &  la  chofe  entendue  ne  font 
qu'vne  mefme  chofe,  il  s'enfuit  que  l'entende- 
ment de  celuy  qui  aime,eftlemefme  qu'il  ai- 
me. Que  fi  la  volonté  de  l'Amant  ne  doit  en 
rien  différer  de  celle  de  l'Aimé ,  &  s'il  vit  plus 
par  la_penfée qui  n'eft  qu'vn  erfe&de  lame- 
moire  ,  que  par  la  propre  vie  qu'il  refpire ,  qui 
doutera  que  la  memoire,i'entendemet&  la  vo- 
lonté eftant  changée  en  ce  qu'il  aime,  fon  ame 
qui  n'eft  autre  chofe  que  ces  trois  puifTances3 


47^  La  II.  partie  d  Astrie! 
ne  le  foit  de  mefme  ?  Par  Thautates,  dit  Hylasj 
vous  le  prenez  bien  haut,  cncor  que  l'ayelono- 
temps  dtc  dans  les  efcoles  des  Mafiihens ,  ii 
ne  puis-ie  qu'à  peine  vous  fuiure.  Si  eft-ce,dit 
Siluandre,  que  c'eftparmy  eux  que  i'ay  appris 
ce  que  ie  dis.  Si  auez-vous  eu  beau  m'em- 
broîiiiler  le  cerueau  par  vos  difcours,dit  Hylas, 
vous  ne  fçauriez  pourtant  me  montrer  que 
l'Amant  fe  change  en  l'Aimé,  puis  qu'il  en 
biffe  vne  partie,  qui  cil:  le  corps.  Le  corps,  dit 
Siluandre,  n'eft  pas  partie,  mais  infiniment  de 
l'Aimé ,  &  de  faiâ  iî  l'ame  eiloit  feparee  du 
corps  de  Phillis,  ne  diroit-on  pas,  voila  le  corps 
de  Phillis  ?  Que  fi  c'eft  bien  parler  que  de 
dire  ainfî,  il  faut  donc  entendre  que  Phillis  eft 
ailleurs,  &  ce  feroit  en  cette  Phillis  que  vous 
feriez  transformé,  fi  vous  fcauiez  bien  aimer,&: 
cela  eftant  vous  n'auriez  point  de  defîr  hors  de 
vous-mefme  :  car  comprenant  toute  voftre 
amour  en  vous,  vous  affouuiriez  aufli  en  vous 
tous  vos  defîrs.  S'il  eftvray,  dit  Hylas,  que  le 
corps  ne  foit  que  l'initrument  dont  fe  fert 
Phillis,  ie  vous  donne  Phillis,  &:  laiffez-moy  le 
refte,  &  nous  verrons  qui  fera  plus  content  de 
vous  oudemoy:  Et  pour  la  fin  de  noflre  dif- 
ferent,il  fera  fort  à  propos  que  nous  dormions 
vnpeu.  Et  à  ce  mot  fe  remettant  en  fa  place, 
ne  voulut  plus  leur  refpondre.  Ainfî  peu  a  peu 
toute  cette  trouppe  s'endormit  horfmis  Sil- 
uandre, qui  véritablement  efpns  d'vne  très- 


Livre    sixiesmï^  477 

Violente  affection,  ne  peut  clorre  l'oeil  de  long 
temps  après. 

Cependant,  ainfi  que  ie  vous  difois,Madon- 
the  aiioit  racontant  fa  fortune  a  ces  belles  Ber- 
gères :  &:  parce  qu'vne  grande  partie  de  la  nuiëfc 
eitoit  des-) a  paffée  ,  peu  à  peu  le  fommeil 
s'cfcoula  dans  les  yeux  dePhillis&  d'elle:  Mais 
Aftréequi  ne  pouuoit  dormir  alloit  entrete* 
nant  Diane,  qui  de  fon  cofté  reconnoiiTant 
l'extrême  affection  deSiluandre^commençoit 
de  l'aimer,  quoy  que  cette  bonne  volonté  priffc 
rvaiffance  aiTezinfenfîblement,  car  elle-mefme 
ne  s'en  prenoit  garde.  Au  commencement  ce 
ne  fat  qu  vne  connoiiTance  de  fon  mente  3 
(  aufll  eft-il  neceffaire  de  connoiltre  auant  que 
d'aimer)  depuis  fa  conuerfation  ordinaire,  luy 
fît  trouuer  fa  compagnie  agréable.  Et  en  fin  fa 
recherche  auec  tant  de  difcretion&derefpecl: 
le  luy  fit  aimer  fans  nul  deffein  toutesfois3  d'à- 
uoir  de  l'amour  pour  luy.  Aftrée  qui  auoit 
toutes  fes  penfées  en  Céladon  ne  pouuant  fî 
toftclorre  l'œil,  voyant que Phiilis & Madon- 
the  eftoient  endormies ,  &:  croyant  de  n'eftre 
efeoutée  de  perfonne,  parloir  de  cette  forte  à 
Diane.  Véritablement,  ma  fœur,  il  faut  auoiier 
qu'vne  imprudence  attire  beaucoup  de  peines 
après  elle,  &  que  quand  vne  faute  eft  faicte,  i\ 
faut  beaucoup  de  fageife  pour  la  reparer.  Con- 
fierez, ie  vous  fuppiie,  combien  celle  que  l'ay 
commis  en  L'amitié  de  Céladon  m'a  rapporté 


478  La  II.  partie  dAsîree; 
&me  rapportera  d'ennuis,,  puis  que  ie  ne  fçau- 
rois  fournir  que  ma  penfée  efpere  de  m'en 
voir  ïamais  exempte,  finon  par  la  mort,  &  en- 
corcsnepenfe-ie  pas  que  iî  après  la  mort  on  a 
connoiiTance  de  ce  qui  s'eft  paiTé  en  cette  vie, 
(  comme  pour  certain  îe  croy  que  l'on  a  )  ie 
n'aye  dans  mon  tombeau  mefme,  le  regret  d'a- 
uoir  commis  cette  offenfe  contre  la  fidélité  de 
Celadon3  &  cependât  voyez  à  quoy  cette  faute  v 
m'a  portée.  Voila  cette  amour  qu'auectant  de 
peine  &  de  Oing  i'ay  tenue  fi  longuement  ca- 
chée^ que  ie  ne  voulois  pas  mefme  eftre  con- 
nue à  ma  chère  compagne  ,  la  voila,  dis-ie,  à 
cette  heure  defcouuerte  parmoy-mefme  à  des 
perfonnes  effranger  es,  &  qui  ne  me  font  obli- 
gées d'aucune  forte  dedeuoir.  Ah/ que  fî  ie 
reuenois  au  bon-heur  que  fay  perdu  ,  ie  me 
conduirois  bien3ce  me  femble,auec  plus  de  pru- 
dence. Mafœur,  refpondit Diane, la foibleffe 
humaine  a  cela  de  propre.,  quelle  ne  reconnoic 
prefque  ïamais  fa  faute  que  quand  elle  en  ref- 
ient le  mal,  d'autât  que  les  Dieux  veulent  feuls 
eifre  eftimez  parfaicts&  fages.  De  forte  qu'il 
ne  faut  point  que  vous  croyez  que  fî  la  perte 
que  vous  auez  faicte  de  Céladon,  ne  fuft  adue- 
nuéde  cette  façon,  c'eufr  efté,  fans  doute,  de 
quelque  autre:  car  il  n'y  a  rien  de  ferme,  ny 
d'enneremét  arreltéparmy  les  hommes.  le  ne 
dis  pas  que  la  prudence  ne  puiiTe  efloigner,  di- 
ucrrir  ou  amoindrir  yn  peu  ces  accidens  :  mais 


Livre    s  :  x  i'e  s  m  e?  479 

troyez-mov,  ma  fcrur,  il  faut  en  fin ,  que  par  la 
preuue  nous  connoifiïons  que  nous  fommes 
hommes,  c'cft  à  dire  ,alicc  beaucoup  d'imper- 
f  celions.  Si  voyons-nous 3  refpondit  Aftrée, 
plufieurs  perfonnes  qui  paffent  plus  doucemét 
leur  vie  que  d'autres,  ou  de  qui  pour  le  moins 
les  actions  ne  font  point  au  veu&au  fçeu  du 
public,  &  fans  aller  plus  !oing3  l'auoiie  que  vous 
auez  eu  du  mal  heur  en  Philandre  :  mais  qui 
eft-ce  qui  vous  le  peut  reprocher  ?  Ah  :  ma 
fœur,  refpondit Diane,  il  n'y  a  rien  qui  nous 
faffe  de  plus  rudes  reproches  de  nos  fautes 
que  la  connoiilance  que  nous  en  auons  nous- 
mefrnes.  Il  eft  vray3  répliqua  Aftrée3  fi  m'a- 
uoiierez-vous  5  que  tout  ainfî  que  le  bien  que 
nous  poffedons  eft  plus  grand  quand  il  eft 
connu:  de  mefme  aulTi  le  mal  3  dont  chacun  a 
connoiifance,  eft  bien  plus  cuifant.  De  là  vient 
qu'auec  tant  de  foin  chacun  s'efforce  de  cacher 
les  incommoditez  qu'il  fouffre,&  qu'il  y  en  a 
bien  fouuent  qui  aiment  mieux  les  auoir  plus 
grandes,  &  qu'elles  foient  cachées  de  fecret- 
tes.  Or5  ma  feeur,  ie  vous  aime  trop  pour  ne 
vous  aduertir  d'vne  chofe3  où,  ce  me  fem- 
ble,  vousdeuez  apporter  tous  les  remèdes  de 
voftre  prudence.  Et  puis  qu'il  n'y  a  perfon- 
ne  qui  nous  efeoute,  îe  penferois  vfer  de  trahi- 
-fon ,  fi  ie  ne  vous  defcouurois  ma  penfée.  Car 
le  fçay  fort  bien  ,  que  fi  autres-fois  l'eufTe 
auant  mon  malheur  rencontré  vne  amie  qui 


480  La  II.  partie  d'Astrèe! 
m'euit  parlé  fi  franchement,  ie  ne  ferois  pas 
en  la  confufion  où  ie  me  trouue.  Ma  feeur, 
refpondit  Diane  ,  voicy  vn  tefmoignage  de 
noftre  amitié  &  de  voftre  bonté.  Vous  m'o- 
bligez infiniment  de  médire  non  feulement 
cette  fois ,  mais  toufiours  ce  qui  vous  femblera 
de  mes  actions,  &  mefme  en  particulier,  com- 
me nous  fommes  à  cette  heure,  que  tout  dort 
autour  de  nous. 

Encores  que  ces  deux  fages Bergères  euffent 
opinion  de  n'eftre point ouyes,fi eftoient-elles 
bien  fort  deceuës:  carLaonice  qui  eftoitde  la 
compagnie 5  encor  qu'elle  feignit  de  dormir 
oyant  que  ces  Bergères  difcouroient  entre 
elles,  leur  tendoit  l'oreille  plus  attentiuemcnc 
qu'il  luyeftoit  poiTible,defireufe  outre  mefure 
d'apprendre  de  leurs  nouuelles,  afin  de  leur 
rapporterai!  defplaifir,  fuiuant  le  deiTein  qu'el- 
le en  auoit  fait.  D'autre  cofté  Siluandre  voyant 
tous  fes  compagnons  endormis,  &  oyant  par- 
ler ces  Bergères,  reconnut,  ce  luyfembla,  la 
voix  de  Diane,  &  defireux  d'entendre  leur 
difeours  fe  defrobaleplus  doucement  qu'il  luy 
fut  pofTible  d'entre  ces  Bergères,  ce  qu'il  fit 
ayfément ,  parce  qu'ils  eftoient  fur  leur  pre- 
mier fom  m  eil,&fe  tramant  peu  a  peu  fur  les 
mains  &  fur  les  genoux  vers  le  lieu  où  eftoient 
les  Bergères,  fit  de  forte  qu'elles  ne  l'oiiyrent 
point  approcher.  Et  parce  que  leur  murmure 
lalloit  guidant,  il  ne  sarrefta  qu'il  ne  peuft 

bien 


Livre    s  t  x  i  e  s  m  t.  481 

bien  di (cerner  la  voix  de  chacune,  &  de  fortu- 
ne il  y  arnuaaumefrne  temps  qu'  Afïrée  re- 
prenoïc  la  parole  de  cette  forte  : 

Vous  refïbuuenez-vous  des  propos  que  ie 
Vous  ay  dits  auiourd'huy  à  l'oreille  quand  Sil- 
uandre difputoit  auec Phillis ?  N'eft-ce pas,  dit 
Diane,  de  l'amitié  de  ce  Berger  enuers  moy  ? 
de  celamefme,  refpôdit  Aftrée:  Or  continua- 
t'elle,  il  faut  que  vous  fçachiez  que  depuis  ie 
l'ay  bien  mieux  reconnue  parlesdifcours  qu'il 
m'a  tenus  :  de  forte  que  vous  deuez  attendre 
pour  ehofe  très-certaine  vne  extrême  aiiecT:ion 
de  luy.  Que  il  elle  vous  eft  def-agreable,  il  faut 
que  de  bonne  heure  vous  l'efloignez  de  vous, 
&encor  ne  fçay-ie  ficela  y  profitera  beaucoup, 
puis  que 'ces  humeurs  particulières,  comme  en: 
celle  de  ce  Berger,  ne  fefurmontent  pasayfé- 
ment,  eftant  de  telle  nature  quelles  s'efforcent 
plus  opiniaftremét  contre  ce  qui  les  contrarie: 
Que  fi  elle  vous  plaifi  il  faut  y  vfer  dvne  très- 
grande  difcretion,afin  quelle  ne  foit  reconnue 
d'autre  que  de  vous.  Ma  fœur,  refpôdit  Diane, 
après  auoir  quelque  temps  penfé  à  ce  qu'elle 
luy  difoit,  vous  me  faites  trop  paroiftre  d'à- 
initié  j  pour  vous  tenir  quelque  chofe  cachée, 
le  vous  veux  donc  parler  à  cœur  ouuert,  mais 
auec  fupplication  que  ce  que  ie  vous  diray,  ne 
foit  ïamais  redit  ailleurs,  non  pas  mefme  à 
Phiilis,fi  cela  n'offenfe  point  l'amitié  qui  efl 
entre  vous.  le  croirois,  refpondit  Aftrée,  vfei: 
i.Parr.  Hh 


4$ 2,     La  II.  partie   dAstrel 
dvne  grande  trahifon,  &  eftre  indigne  délire 
aimée  de  ypas^pfi  le  faifois  paît  à  quelqu  vn 
dVn  fecre.t  que  vous  m'auriez  fié  :  de  quant  à 
ce  qui  concerne  Phillis,  foyez  feure  3  ma  fœur, 
que  tout  amfique  ie  ne  feray  ïamais  chofe  qui 
puifïe  bleiTer  l'amicié  que  ie  luy  porte ,  dz 
mefmene  me  fera-t'eile  ïamais  ofFenfer  celle 
que  ie  vous  ay  îurée.  Ce  n'eftpas,  dit  Diane, 
que  ie  fois  en  doute  de  la  difcretion  de  Phillis, 
mais  c'eft  que  fi  ie  pouuois,ie  me  cacherois  à 
moy-mefme.  Et  à  ce  mot  s'eftant  teuë  pour 
quelque  temps,  elle  recommença  ainfi:  Lors, 
mafœur,  queie  perdis  Philandre ,  comme  ie 
vous  ay  raconté,  le  defplaifir  m'en  fut  fi  knii- 
blc,  qu'après  l'auoir  plaint  fort  long  temps,  ie 
fis  refolution  de  n'aimer  ïamais  rien,&  de  pai- 
fer  de  cette  forte  le  refte  de  ma  vie  en  vn  éter- 
nel veufuage.  Car  encor  que  Philandre  ne  fu(i 
pas  mon  mary,  fi  crois-ie  que  fans  doute  il 
l'euft  efté  s'il  euft  furuefcuPhilidas.  En  cette  re- 
folution ievous  puisiurer  auec  vérité  que  fay 
vefeu  iufques  icy  autant  infenfible  à  l'amour, 
que  fi  ie  n'euife  point  eu  d'yeux  ny  d'oreilles, 
pour  voir  ny  oiiyr  ceux  qui  fe  font  prefentez. 
Amidor,  coufin  dePhilidas,  en  peut  rendre 
preuue,  qui  encor  que  d'vne  humeur  volage, 
ne  laiiToit  d'auoir  des  parties  aflez  recomman- 
dâmes pour  fe  faire  aimer,  &  qui  auant  qu'ef- 
poufer  AVarante,  m'a  plufieurs  fois  reprefenté 
la  volonté  de  fon  oncle,  voire  celle  dePhilidas, 


Livre    sïxiesme!  '483 

8:  offert  de  me  prendre  à  toutes  les  conditions 
que  ie  luy  voudrois  dôner  :  Tefmoin  le  pauure 
Nicandrc:  îe  l'appelle  pauure,  pour  l'effran- 
ge refolution  que  mon  refus  luy  fit  prendre  : 
Et  bref,  tefmoins  tous  ceux  qui  depuis  ce  iour 
là  ont  eu  la  volonté  de  m' aimer.  Tant  y  a  que 
la  mémoire  de  Fhilandre  m'a  îufques  à  ce  iour 
de  telle  forte  défendue  de  femblables  coups, 
que  ie  ne  puis  îurer  n'auoir  pas  mefmes  eu  en 
penfée  que  cela  peut  eftre.Mais  il  faut  confèfTer 
que  depuis  la  feinte  recherche  de  Siluandre3  ie 
me  fens  beaucoup  moins  changée  3  &  vous 
fuppliede  confiderer  ce  que  ievay  vous  dire: 
le  fçay  que  ce  Berger,  au  comencement  pour 
le  moins,  ne  m'a  ferme  que  par  gageure;  & 
toutesfois  dés  qu'il  a  commencé,  l'ay  eu  fa 
recherche  agréable ,  &  au  contraire  ,  ie  fçay 
que  le  gentil  Paris  m'aime  véritablement,  &: 
que  pourmoy  il  laifle  la  grandeur  de  fa  naïf- 
fance  :  &  toutesfois  3  quelque  mérite  que  ie 
reconnoiffe  en  luy,  il  eft  impofïible  qu'il  faiTe 
naiftre  en  moy  tant  foit  peu  d'amour,  &  pro- 
tefre  que  toutes  les  fois  que  ie  le  confîdere, 
ôc  que  ie  me  demande  de  quelle  volonté 
ie  fuis  enuers  luy  ,  ie  trouue  que  ce  n'eft 
point  d'autre  forte  que  s'il  eftoit  mon  frè- 
re. D'en  trouuer  la  raifon ,  il  m'eft  impofTi- 
ble:  mais  tant  y  a  que  cela  eft  très- vérita- 
ble. Or ,  ma  fœur,  fnedisque  faime  d'autre 
façon  Silnandre,  ne  croyez  pas  pour  cela  que 

Hh    fj 


484  La  II.  Partie  d'Astree." 
ie  fois  cfpnfe  d'amour  pour  luy,  mais  ouy  bien 
queie  reflens  les  mefmes  commencemés,  que, 
fi  i'ay  bonne  mémoire,  ie  reffentois  à  lanaïf- 
fance  de  l'amitié  dePhilandre.  Et  qu  eft-ce5ma 
fœur,  refpondit  Aftrée,  qui  vous  plaift  le  plus 
en  luy?  Premièrement,  dit  Diane,  ienevoy 
point  qu'il  ait  iamais  rien  aimé,  &c  cela  ne  fe 
peut  pas  attribuer  àvne  ftupidité  d'entende- 
ment ,  veu  qu'il  montre  bien  le  contraire  par 
fes  difeours.  Et  pius  il  fe  foufmet  ie  ne  fçay 
comment,  &  me  donne  vne  fi  abfoluë  puifTan- 
ce  fur  fa  volonté,  qu'il  ne  dit  iamais  parole 
qu'il  ne  craigne  de  m'offenfer.  Outre  cela,  ccft 
vne  difcretion  toufiours  continuée  que  toute 
fa  vie,  &  ne  voyez  rien  en  luy  de  trop  ny  de 
trop  peu  :  Et  en  fin3&  qui  efi  véritablement  la 
caufe  principale  de  mon  amitié,  c  eft  que  ie  le 
iuge  homme  de  bien, rond,  &  fans  vice.  le 
vous  affaire,  ma  fœur,  refpondit  Aftrée,  que  ie 
reconnois  les  mefmes  conditions  en  ce  Berger, 
&que  quant  à  moy  ie  iuge  que  fi  le  Ciel  vous 
deftine  à  aimer  quelque  chofe,  vouseftes  heu- 
reufe,  fi  c'eft  ce  B  erger.  Mais  fi  faut-il  que  vous 
y  vfiez  de  voflre  prudence  ordinaire,  fi  vous 
n'en  voulez  auoir  du  defplaifir.  le  ne  fçay,  ma 
fœur,  dit  Diane ,  pourquoy  vous  me  tenez  ce 
langage:  carfçachez  qu'en cores que  ie  l'aime 
mieux  qu'autre  que  iaye  veu  depuis  la  perte 
de  Philandre,  ce  n'eft  pas  pour  cela  que  ie 
yueille  qu'il  le  fçache,  ny  que  i'aye  intention 


Livre   sïxiesme".  48? 

de  luy  permettre  de  me  feruir  :  &  s'il  eft  fi  ou- 
trecuidé  que  de  me  le  déclarer,  qu'il  s'aflfeure 
que  ie  le  traitteray  de  forte  qu'il  n'aura  iamais 
la  hardiefTe  de  m'en  parler  deux  fois.  Mais,  ma 
feeur,  ditAftrée,  quelle  cft  donc  voftre  inten- 
tion? De  nous  punir  tous  deux,  refpôdit  Dia- 
ne, le  veux  dire  de  le  chaftier  de  la  hardiefie 
qu'il  aura  eue  de  m'aimer,  &me  punir  auffi 
de  la  faute  que  Tauray  fai&e  de  l'auoir  agréa- 
ble, afin  d'eftre  pour  le  moins  plus  iufteque 
bien  auifée.  Ma  feeur,  dit  Aftrée ,  ce  deffem  eft 
tres-pernicieux:  car  en  cela  vous  ne  vous  rap- 
porterez nulle  fatisfa&ion ,  mais  beaucoup  de 
peine,  &  peut-eftre  vne  extrême  confufîon. 
Prenez  garde,  que  voyant  vn  caillou,  vous  n'y 
apperceuez  point  de  feu  9  mais  fi  vous  le  frap- 
pez, ou  auec  vn  autre  caillou,  ou  auec  quelque 
chofe  de  plus  dur,  vous  le  voyez  incontinent 
tout  couurir  d'eftincelles,  &par  ainfilefeu  ca- 
ché fe  defcouure.  Faicles  eftatquede  mefme 
cesieunes  cœurs,  qui  aiment  bien ,  s'ils  ont  de 
la  prudence,  cachent  diferettement  leurs  af- 
fections, &  n'en  donnent  la  veuë  qu'à  ceux  qui 
en  doiuent  auoir  connoiffance  :  Mais  quand 
ils  font  hurtez ,  ie  veux  dire  quand  vne  trop 
grande  rigueur  les  outrage,  ils  font  fi  tranfpor- 
tez  de  leur  paillon ,  qu'il  leur  eft  impofïible 
qu'ils  lapuiflent  difllmuler,  &Dieu  fçait,  fi 
cela  peut  eftre  fans  mettre  vn  grand  trouble  en 
i'amede  celle  pour  qui  ceschofes  fefont:  car 

Hh  iij 


486  La  II.  partie  d'Astres.' 
de  quelque  cofté  que  ces  difeours  puiiîent 
tomber  ,  ils  ne  peuuent  eftre  à  l'aduantagc 
d'vne  fille.  Voftre  fageiTe ,  ma  fœur,  vous  fe- 
roit  bienconfeillervne  autre,  mais  chacun  a 
les  yeux  clos  le  plus  fouuent  pour  foy-mefme  : 
c'eit  ce  qui  m'a  conuié  à  vous  demander  dés  le 
commencement 3  fi  vous  aimez  ou  n'aimez 
pas  ce  Berger.  Car  fi  vous  ne  l'aimez  point, 
il  faut  d'abord  retrancher  toute  conférence 
5c  toute  pratique,  mais  fi  entièrement  &  fi 
promptement, qu'il  ne  luy  refte  nul  efpoir, 
ny  a  ceux  quidefcouunront  fon  affection ,  ny 
aucun  foupçon  que  vous  y  ayez  iamais  con- 
fenty.  Et  il  ne  faut  point  fe  flatter  en  cela,  de 
dire  qu'vne  femme  ne  peut  non  plus  s'em- 
pefcher  d'efire  aimée  que  d'eftre  veuë.  Ce 
font  des  contes  pour  endormir  îles  perfonnes 
moins  mfées,  puis  qu'en  effecl:  il  n'y  a  celuy 
qui  ne  fe  départe  dételle  entrepnfe ,  fi  dés  le 
commencement  toute  efperanceluy  eftoftée, 
non  pas  d'vne  partie,  mais  du  tout.  Que  fi 
nous  en  voyons  quelques  opiniaftres  ,  c'efl 
pour  quelques  iours  feulement,  eftant  certain 
que  l'amour  non  plus  que  le  refte  des  chofes 
mortelles,  ne  peut  viure  fans  nourriture,  &: 
que  la  propre  nourriture  d'amour,  c'eft  l'eipe- 
rance.  Mais  fi  vous  l'aimez  ainfi  que  vous  m'a- 
uez  dit ,  &  comme,  à  la  vérité,  il  le  mérite  :  ce 
feroit,ma  fœur,  vne  grande  imprudence,  ce 
me  femble  ;  de  vouloir  vous  rauir  ce  qui  vous 


Livre    sixiesme.  487 

pîaift.  Mais.,  dit  Diane,  ce  qui  plaift  n'eft  pas 
touiiours  ny  honorable,  ny  raifonnable,  &: 
cela  n'eftant  pas3  la  vertu  nous  ordonne  de 
nous  en  déporter:  &  quant  a  moy3  faimerois 
mieux  lamort,qucde  faire  autrement.  le  ne 
doute  point  de  ce  que  vousdittes,  refpondit 
Aftrée5eftant  trop  certaine  de  la  vertu  de  Dia- 
ne: mais  voyons  donc  iî  cette  aftion  eft  con- 
traire a  la  raifon  ou  à  l'honneur.  Eft-ce  con- 
tre la  raifon  d'aimer  vn  gentil  Berger,  fage, 
diferet,  &:  qui  a  tant  efté  lauorifé  de  la  nature? 
Quant  à  moy  le  îuge  que  non ,  tant  s'en  faut3 
il  me  femble  raifonnable.  Or  rien  de  raifonna- 
ble ne  peut  eltre  honteux3&  ne  l'tftant  point, 
ie  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  apparence  de  douter 
de  ce  que  vous  difiez.  Il  eft  ay  fé,  adioulta  Dia- 
ne, de  conclure  icy  à  l'aduantagede  ce  Ber- 
ger, n'y  ayant  perfonnequi  y  contredife5mais 
ii  quelqu'vn  vous  propofoit  :  Eft-il  raifonna- 
ble que  Diane  qui  a  toujours  efté  en  confi- 
deration  parmy  les  Bergers  de  cette  contrée^ 
efpoufe  par  amour  vn  Berger  inconnu 3  &qui 
n'a  rien  que  fon  corps,  &  ce  que  fa  conduitte 
luy  peut  acquérir  ?  ie  ne  croy  pas  que  vous  prif- 
iiez  la  première  opinion .  Et  cette  confidera- 
tion  eft  caufe  que  ie  fuis  entièrement  refoluë 
de  fouffrir  fa  recherche  &  fon  affection  3  tant 
que  ie  pourray  feindre  de  ne  la  croire  :  mais 
s'il  me  réduit  à  tel  poinct  que  ie  ne  puifle 
plus  me  couurir  de  cette  rufe  5  dés  l'heure 

H  h   ni) 


488  La"II.  partie  d'Astres] 
que  cela  m'aduiendra,ie  protefteque  iamais  ie 
ne  luy  permettray  de  me  voir,  ou  s'il  me  void 
de  m'en  parler3  ou  s'il  m'en  parle,  ôc  qu  il  m'ai- 
me ,  ie  le  traitteray  de  force  que  s'il  vk^  ie  croi- 
ray  qu'il  ne  m'aimera  plus.  Et  vous^dit  Aftrées 
que  deuiendrez-vous  cependant  ?  le  Paimeray 
fans  doute,  refpondit  Diane ,  &:  en  raimant,  &* 
viuant  de  cette  forte  auec luy,  ie puniray  lof- 
fenfc  que  i'auray  faicte  de  l'aimer,  le  preuois, 
adioufta  Aftrée,  que  ce  deffein  vous  prépare 
plus  de  peines  &  de  mortels  defplaifîrs ,  que  la 
vanité  qui  le  vous  fait  faire  ne  vous  donnera 
jamais  de  faux  contentemens. 

Cependant  que  ces  Bergères  difcouroient  de 
cette  forte,  penfant  que  perfonne  ne  les  oiïyt, 
Laonice  eftoitfiattentiue,  que  pour  n'en  per- 
dre vne  feule  parole ,  elle  n'ofoit  pas  mefme 
fouffler,  parce  qu'il  n'y  auoit  rien  qu'elle  défi- 
raft  auec  plus  de  paffion  que  de  defcouurir 
les  nouuelles  qu'elle  apprenoit.  Mais  Siluan- 
dre  y  demeuroit  rauy5  &  lors  qu'il  oyoit  au 
cominencemen:  les  fauorables  paroles  que 
Diane difoit ,  combien  s'eftim  oit-il  heureux? 
puis  quand  il  efcoutoit  les  confeils  d'Aftrée, 
&  la  defenfe  qu'elle  fai foi t  de  fon  mérite,  com- 
bien luy  eftoit-il  obligé  !  Mais  quand  fur  la 
fin  il  vid  la  refoludon  que  Diane  prenoit:  a 
Dieux  /  qu?eft-ce  qu'il  deuint  !  Il  fut  très  à 
propos  pour  !uy  que  ces  Bergères  s'endormiÊ 
fent  3  puis  qu'il  luy  euft  cité  impoflible  de  ne 


Livre    si'xiesme!  489 

donner  connoiiîancc  qu'il  eftoit-la  par  quelque 
cuifant  foufpir.  Car  de  s'en  aller  pour  foufpirer 
à  fon  aife  loing  d'elle,  il  ne  pouuoit  obtenir  ce- 
la fur  luy-mefme,  eftant  trop  defireux  dcfcou- 
ter  la  fin  de  leurs  difcours:de  forte  que  ce  fut  vn 
grand  bien  pour  luy  que  ces  B  ergeres  après  s'e- 
ftre  donné  le  bon  foir  s'endormifient.  Car  il  fe 
retira  vers  fes  compagnes ,  auiïi  doucement 
qu'il  en  eftoit  party ,  &  ayant  repris  fa  place ,  & 
bien  regardé  fi  quelqu'vn  de  ces  Bergers  ne 
veilloit  point,  &trouuant  qu'ils  cftoient  tous 
profondément  endormis3il  fe  mit  àlarenuerfe, 
&:  les  yeux  en  haut,  il  confideroit  à  trauers  l'ef- 
pefleur  des  arbresjes  eftoillesqui  paroifïbient, 
odes  diuerfes  chimères  quife  forment  dans  la 
nue ,  mais  il  n'y  en  auoit  point  tant,  ny  de  fi  di- 
uerfes,à  ce  qu'il  difoit  luy  mefme,que  celle  que 
les  difeours  qu'il  venoit  d'oùyr  luy  mettoient 
en  la  penfée,  acheptant  par  là  bien  chèrement 
le  plaifir  qu'il  auoit  eu  de  fçauoir  que  fa  Diane 
laimoit:  eftant  çn  doute  s'il  eftoit  plus  obligé 
à  la  curiofité,  qui  luy  auoit  fait  auoir  cette  con- 
noiiTance,  que  defobligé  pour  auoir  appris  la 
cruelle  refolution  qu  elle  auoit  faite.    Cette 
imagination  fut  débattue  en  fon  ame  fort  long 
temps:  enfin  Amour  par  pitié  luy  permit  de 
clorre  les  yeux  ,&  y  laiffer  couler  le  fommeil 
pour  enchanter  en  quelque  forte  ks  fafcheufes 
incertitudes. 


49i 


L   E 

SEPTIESM  E    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Partie     d'Astril 


Ai  s  il  efi  temps  de  reuenir  à  Cé- 
ladon que  nous  auons  il  longue- 
ment lailîe  dans  fa  cauerne ,  fins 
autre  compagnie  que  celle  de  fes 
penfées ,  qui  n'auoient  autre  fujet  que  fon  bon- 
heur paffé  ,  &  fon  ennuy  prefent.  Quinze 
ou  fcize  iours  s'efcoulerent  de  cette  forte,  auec 
fi  peu  de  foucy  de  fa  vie^que  la  trifteffe  le  nour- 
nflbit  plus  qu'autre  chofe  qu'il  fe  fouciaft  de 
manger.  Tout  fon  plaifir  efloit  en  fes  imagi- 
nations, aueclefquelles  il  pallbit  les  iours  & 
les  nui&s,  qui  luy  eftoientmefmechofevpuis 
qu'efloigné  des  yeux  d'Aflrée ,  les  vns  &:  les 
autres  ne  luy  fembloient  que  des  ténèbres. 
Il  n'auoit  iamais  eu  accident  en  û  vie  qui  ne 
luy  reuint  lors  en  lamemoire,&  par  malheur 
il  s'arreftoit  toufiours  dauantage  en  ceux  qui 


49^  La  II.  partie  d'Astree] 
luy  auoient  efté  plus  ennuyeux,  comme  plus 
conuenables  à  l'eftat  où  il  fe  trouuoit.  Que 
fi  de  fortune  il  s'amufoit  quelque  temps  aux 
autres,  il  fe  reprenoit  incontinent  de  ce  qu'il 
tournoit  en  vne  faifon  fi  trifte  les  yeux  de 
fon  ame  fur  quelque  fujet  de  contentement. 
PafTant  fon  aage  en  ces  triftes  exercices  3  & 
prenant  de  fi  mauuaifes  nourritures  3  fonvi- 
fage  fe  changea  de  forte  qu'il  n'eftoit  pas  con- 
noiiTable.  Et  ne  faut  point  douter  qu'il  eftoit 
impoflîble  qu'il  vefquit  long -temps  ,  fi  le 
Ciel y  qui  peut- eftre  le  referuoit  à  quelque 
fortune  meilleure  3  ne  luy  euft  enuoyé  du 
foulagement. 

Le  iour  mefme  qu'il  s'eftoit  efchappé  des 
mains  deGalathée  par  l'ayde  d'Adamas,  de 
Syluie&  deLeonide,Galathéefut  contrainte 
defuiure  fa  mère  Amafis  à  Marcilly,  à  caufe  de 
quelques  refioùiffances  &:  feux  de  ioye  qui  fe 
deuoient  faire  pour  les  heureux  fuccez  qu'a- 
uoient  eu  les  deffeins  de  Clidamant  en  l'ar- 
mée des  Francs.  Mais  quand  elle  y  futarri- 
uée,  &  qu'elle  feeut  que  Céladon  eftoit  ef- 
chappé, elle  entra  en  vne  fi  grande  colère  con- 
tre Leonide  ,  qu'elle  luy  défendit  fa  prefence. 
Cette  belle  Nymphe  eftant  laffe  du  tracas  de 
la  Cour  3  fe  retira  chez  fon  oncle  Adamas3 
qui  auoit  le  mefme  foing  d'elle  ,  que  fi  elle 
euft  efté  fa  ftile,  tant  pour  luy  eftre  fi  pro- 
che 3  que  pour  la  recommandation  que  Belizac 


Livre  septiisme.'  49$ 

fon  frcrc  luy  auoit  faite  à  fa  mort.  Et  quoy 
quelle  vift  tous  fes  fermées  pafTez  élire  per- 
dus,^: qu'elle  n'en  deuoit  rienefperer,  fieitoit- 
elle  bien  aife  d'auoir  recouuré  la  liberté  à  ce 
prix  :  mais  plus  encorcs  pour  Fefperance 
quelle  auoit  de  voir  Celadon,penfant  qu'il  fuft 
auprès  d'Aftrée,  ne  fe  pouuant  figurer  que  l'ai* 
mant  auec  tant  de  violence,  le  rude  comman- 
dement qu'elle  luy  auoit  faid  le  pûftempef- 
cher  d'y  retourner.  Et  quoy  qu'elle  fçeuft  bien 
que  cette  affeftion  luy  oftoit  toute  efperance 
deftre  aimée  du  Berger,  fi  fereprefent  oit -elle 
que  ce  luy  feroït  vne  douce  vie  de  pafTer  fes 
îours  auprès  de luy.Cela  fut  caufe  que  trouuant 
Paris  fort  difpofé  à  femblable  vifite,  deux  iours 
après  qu'elle  fut  arriuée  chez  fon  oncle,  ils  allè- 
rent enfembledansle  hameau  de  ces  Bergères: 
mais  elle  fut  bien  eftonnée  ,  quand  demandant 
desnouuelles  de  Céladon,  elle  entendit  qu'il 
n'y  eftoit  point  venu,  &  que  tant  s'en  falloit  on 
l'y  croyoit  mort.  EUenelaiiTa  toutesfois,pour 
le  contentement  de  Paris,  qui  eftoit  amoureux 
de  Diane,  d'effectuer  le  deffein  qu'elle  auoit  Eut 
pour  le  fi  en  propre,  à  fçauoir  de  vifiter  fort  feu- 
lient  cette  bonne  compagnie,  outre  que  vérita- 
blement il  y  auoit  du  plaifîr  pour  elle  en  vne  fi 
douce  conuerfation.Viuant  donc  de  cette  forte 
elle  fer  en  dit  fi  familière  parmy  ces  Bergères, 
qu'elles  l'aimoient  infiniment ,  ôc  par  fon  com- 
mandement viuoïent auec  elle,  commefi  elle 


4p4      ^a  II.  Partie  d^àstree! 
euft  efté  Berger  e5à  quoy  elle  fc  plaifoit3de  forte 
que  foudain  quelle  pouuoit prendrequelque 
loifir,  elle  s'y  en  alloicquelquesfois  en  compa- 
gnie de  Pans3&  bien  founent  feule  ,  n'y  ayant 
guère  plus  d'vne  demie  lieue  de  la  maifon  où 
elle  demeuroit  îufques  aux  hameaux  de  ces 
Bergères,  &  le  chemin  encores  eftoit  tant 
agreable,à  caufe  de  la  douce  nuiere  de  Lignon, 
&  des  boccages  qui  s'y  rencontroient,  qu'il 
eftoit  împofhble  de  sVennuver.Iladuint  donc 
qu'eftantrefoluëvniourdc  s'y  en  aller  toute 
feule,  elle  alla  paiîer  fur  le  pont  de  la  boute- 
reiTe:6cde(lendant  le  long  des  nues  de  Lignon, 
encores  qu'il  n'y  euft  point  de  fentier  fi  près  de 
la  nue,  elle  ne  laiilbit  de  s'y  faire  chemin  pour 
le  plaifir  qu'elle  prenoit  de  voir  lepoiifon  ,  qui 
dans  la  claire  eau  de  la  nuiere  s'en  alloit  à  peti- 
tes Houppes,  fe  louant  enfemble  le  long  du 
bord,  &  pourfuiuant  ainfi  ion  voyage,  fe  trou- 
uafansy  penfer  près  de  la  fontaine,  où  Cela- 
don  fbuloit  cueillir  le  creiîon  dont  il  fe  nour- 
nflbit.    Et  defortune  le  Berger  s'eftant  couché 
fur  le  bord;  s'y  eftoit endormy  vn  peu  aupara- 
uant.  D'auiii  loing  que  la  Nvmphe  l'apper- 
céut3  elle  le  pnft  pour  Licidas,  parce  que  ces 
deux  frères  eftoient  prefque  d'vne  mefme 
taille ,  &  auoient  accouftumé  d'aller  vertus  l'vn 
comme  l'autre^  &  quoy  que  Céladon  fut  vn 
peu  plus  grand,&  euft  le  vitage  beaucoup  plus 
grand  &  plus  agréable  D  fieft-ce  que  s'appro- 


\ 


Livre    septïesm^  45>5 

chant  de  luy  elle  y  fut  deceuë  :  tant  pourcc 
quelle  creut  affairement  que  Céladon  n'eftoit 
pas  en  cette  contrée,  que  pour  le  changement 
de  fon  vilage,  ou  pour  i  opinion  qu'elle  auoit 
que  Licidas  plein  de  îaloufie,  comme  elle  fça- 
uoit bien  qu'il  eftoit,  fe  retirent  ainfi  feul  par 
ces  lieux  efgarez.Tant  y  a  qu'elle  s'affilt  auprès 
de  Céladon 3  p enfant  qu'il  fuft  Licidas:  mais 
voyant  qu'il  ne  s'eiueilloit  point,  elle  refolut  de 
continuer  fon  voyage,  &lelauferenrepos.  Il 
eftoit  couché  fur  le  cofié,  &  le  petit  fac  où  il 
feuloit  tenir  fes  lettres  paroiiibit  vn  peu  hors 
de  fa  poche,  d'autant  quefaiuppe  s'eftoit  re- 
trouffée.  Elle  y  porta  curieufement  lamain3  8d 
le  tirant  doucement  fans  qu'il  s'efueillait,  fift 
deiTeindevoir  ce  que  c'eftoit,  &  le  luy  faire 
chercher  quelque  temps  auant  que  de  le  luy 
rendre, fî  c'eftoit  chofe  qui  enmeritaft  la  peine. 
Elle  part  donc  auec  ce  larcin,  &  laifle  ce  Berger 
endormy,  qui  incontinent  après  fe  refueilla 
Et  parce  que  le  Soleil  com  mène  oit  depafferfa" 
chaleur  plus  ardante,  &  qu'il  ne  s'eftoit  mis  au- 
près de  cette  fontaine  que  pour  lotiyr  !du  frais 
que  fon  onde ,  &  l'ombrage  des  arbres  voi- 
finsyconferuoientj  il  partit  de  ce  lieu,  &  fe 
mit  dans  le  plus  fauuage  du  bois.  Mais  d'autant 
que  tout  fon  entretient  eftoit  de  la  mémoire 
de  fa  Bergère,  il  ouure  la  petite  boitte  qu'il 
portoic  au  col ,  où  eftoit  le  ponrtraict  d'Aftrée, 
&:  après  Fauoft  contemplé  quelque  temps ,  il 


45>6      La  II.  Partie    d'Astree! 
îeut  les  paroles  qu'il  auoit  autresfois  efcrites  fur 
l'autre  cofté,  qui  eftoient  telles  : 

Pritiéde  mon  vmy  bien,  ce  bien  faux  me  foulage. 

Helas,  difbit-il,  ô  miferable  Céladon .'  que 
c  efl:  bien  maintenant  que  tu  peux  dire,que  pri- 
uéde  ton vray  bien,  ce  bien  faux  te  foulage, 
puis  que  tu  n'as  plus  que  des  biens  imaginaires, 
les  autres  t'ayans  elle  rauis  par  la  perfonne  mef- 
me  dequitulestenois.  Et  puis  confïderant  le 
pourtraict,  &  parlant  à  luy  comme  fî  c'eufl  cité 
Attréemefme:Eft-ilpoiîible,  difoit-il,  ô  ma 
belle  Bergère  :  que  ie  vous  aye  defpleu  r  Mais 
cft-il  poiTible ,  que  vous  ayant  defpleu  ic  viue 
encore  l  Que  ie  vous  aye  defpleu ,  il  eft  impof- 
fîble  félon  ma  volonté  :  mais  que  ie  viue  après 
cette  faute,  il  eft  impoflible  félon  mon  affe- 
ction.   Et  demeurant  for  cette  confideration 
quelque  temps  muet,  il  reprit  ainiî  la  parole:Si 
elle  veut  que  ie  viue,  pourquoy  me  bannit- elle 
du  lieu  où  feulement  ie  puis  viure?  Et  fi  elle 
veut  que  ie  meure,  pourquoy  ne  me  l'a- elle 
commandé  abfolument.'Mais  quel  plus  exprès 
commandement  faut-il  que  nous  attendions 
que  celuy  qu'elle  m'a  fait  de  ne  me  prefenter  ia- 
mais  deuant  elle  .'Puis  qu'elle fcait bien  que  fa 
veùe  efl:  ma  vie ,  me  défendant  cette  veiie ,  ne 
me  commande-  t'elle  pas  de  mourir  ?  Et  lors  fe 
reprenant:  Cela, fans  doute,  difoit-il,  fuffiroïc 

pour 


Livre    septiesme?  497 

pour  me  faire  chercher  le  trépas  3  fiie  ne  fça- 
uois  que  ce  qui  eft  raifonnable  au  iugement  des 
autres ,  eft  fans  force  de  raifon  en  elle.  Il  f  éra- 
ble a  chacun  que  c'eft  choie  iufle  d'aimer  ce- 
luy  dont  il  eft  aimé  3  &  que  l'amitié  ne  fe  paye 
que  d'amitié  :&  au  contraire  elle  iuge  raifon- 
nable de  hayr  ceux  qui  l'adorent.  Pourquoy 
donc  ne  dois-ie  croire,  que  ce  commandement 
de  viure  eiloigné  d'elle3eft  pluft  >ii  pour  me  fai- 
re fouflFrir  dauantage  en  viuant  5  que  pour  me 
faire  abréger  mes  peines  par  vne mort  auancée? 
Mais  ce  n'elt  pas  encor  ce  qu'elle  veut  de  moy7 
puis  qu'elle  fçait  bien  que  ie  ne  puisviure  ainfi. 
A  telle  iamais  demandé  demoy  que  des  preu- 
ues  impofTibles  f  Tefmoins3difoit-il  peu  après, 
les  commandemensque  de  bouche  ,  &  par  let- 
tres elle  ma  faits  fi  fouuent,  de  feindre  d'aime- 
quelque  autre ,  6c  rendre  cette  feinte  accompat 
gnée  de  ces  véritables  demonfrrations  qui 
font  ordinairement  auec  les  plus  parfai&es 
amitiez.  Et  lors  refferrant  ce  cher  pourtraicl: 
pour  lire  les  lettres  où  ce  commandement  luy 
eftoit  fai£t  :  Or  fus  ,  difoit-il,  viuons  donc  pour 
fk gloire,  puis  que  nous  ne  le  pouuons  faire 
pour  nofire  contentement.  Et  a  ce  mot  ayant 
remis  fa  petite  boitte  dans  fon  fein,  il  voulut 
prendre  les  lettres  qu'il  portoit  enfapoche5fer- 
rées  dans  vn  petit  fac  :  mais  l'y  ayant  quelque 
temps  cherché  en  vain,  il  s'afiit  en  terre,  & 
cfpancha  fur  l'herbe  tout  ce  qu'il  ayoit'  en 
2.  Parc.  îi 


49$  L  A  II    PARTIE    d'AsikEE.' 

l'vne&ren  l'autre,  &  voyant  qu'en  effett  ce 
qu'il  cherchoic  n'y  eftoitpoint,  îlramaifedans 
vn  pan  de  fon  faye  tout  ce  qui  ef toit  en  terre  , 
n'ayant  pas  le  loifir  de  le  remettre  en  Tes  po- 
ches, &  s'encourt  en  fa  cauerne  penfant  ly 
auoir  oublié.  Mais  après  beaucoup  de  peine,  il, 
ne  le  peuttrouuer,  car  ceftoit  ce  queLeonide 
auoit  defrobé.Iln'y  eut  fueille  en  ia  cauerne,ny 
de  fa  cauerne  à  la  fontaine  3  ny  de  la  fontaine 
aux  lieux  où  il  auoit  éfté  ce  îour-là  qu'il  ne  tour- 
nait &  retournait  de  fa  main/voire  de  petits  fe- 
ftus  qu'il  n'y  auoit  pas  apparence  qui  lepuiiTent 
couunr  ,  tant  eitoïc  grand  le  defpiaiiir  de  cette 
perte.  Se  le  deiîr  de  la  recouurer.Car  outre  qu'il 
ce noit  ces  lettres  chères,  comme  eicntesdela 
main  de  fa  Bergère  ,  encore  lesaimoit-ilcôme 
les  tefmoins  &  de  fon  bon-heur  &de  fa  fidéli- 
té, &  comme  le  plus  doux  entretien  qu'il  pût 
auoir  en  la  miferable  vie  qu'il  menoit.  Enfin 
voyant  qu'il  fe  trauailloit  en  vain ,  &:  qu'il  n'y 
auoit  plus  d'efperance  de  trouuer  ces  chères  let- 
tres: Helas,dit-il,croifant  les  bras  lVn  dans  l'au- 
tre, de  regardant  pitoyablement  le  Ciel,  com- 
me luy  demandant iufticc:  helas.'quei  miufte 
Démon  m'a  rauy  le  peu  de  contentement  qui 
nve  reftoit  ?  Démon  pour  certain  faut-il  bien 
qu'il  foit,puis  que  nulle  perfonne  n'a  efté  icy&c 
quand  elle  y  euftefté  3  eile  n'euft  pu  auoir  le 
courage  de  commettre  vne  fi  grande  cruauté  : 
puisdefpluntlesbrasjioignantlesmains^cen- 


LrvKE    sep  ti  es  me"  499 

trelaffant  les  doigts  enfemble,  laiflbit  aller  Ces 
bras  nonchalamment  fur  fescuiffes.  Tu  eftois 
encer  trop  heureux,  difoit-il3  ô  Céladon/  en 
cette  miferable  vie,  ayant  ces  heureux  tefmui- 
gnages  de  ta  félicité paiTée  :  il  ne  falloir  pas  que 
Javolon  té  d' Aftrée  eftant  de  te  combler  de  tou- 
te forte  d'infortune,  ces  chères  &  douces  mé- 
moires contreuiniTent  à  ce  qu'elle  auoit  refoiu. 
Confole-toydoncenta  perte,  &:  remercie  le 
Ciel  qui  fe  rend  fi  conforme  à  la  volonté  de  ta 
Bergère,  qu  elle  mefme  ne  le  fçauroit  defirer 
dauantage3&  fay  paro  litre  qu'il  n'y  a  rigueur 
d'elle,  ny  force  du  Ciel  qui  t'en  lafle,ny  qui  t'en 
fepare  ïamais.Aufli  ne  falloir-il  pas  que  pour  te 
rendre  affligé  de  toute  efpece  de  mal-heur  3  tu 
perdiffes  toute  efpece  de  confolation . 

Cependant  Leonide  bien  aife  de  fon  larcin, 
s'eftant  à  grands  pas  eiloignée  de  ce  Berger, 
toute  curieufealloit  ouurantles  nœuds  du  pe- 
tit lac;  &  voyant  qu'il  n'y  auoit  que  des  lettres 3 
elle  creut  que  c'eftoient  de  celles  de  Phillis.De- 
firant  donc  outre-mefure  devoir  les  fecrets  de 
cette  Bergère  3  elle  s'dîît  foubs  vn  arbre,  &  les 
defployant  toutes  en  fon  giron,  la  première 
cu'elle  rencontra  5  fut  telle: 


Ii  ii 


fdo       La  II.  PARTIE  d'Astrïi, 


LETTRE    D'ASTREE 
a   Céladon. 

QVe  vous  m  aimiez,  ie  le  croy,  &  vous  le 
pouuez  connoiflre  en  ce  que  ïay  agréables 
que  vous  m  en  ajfeuruz.  J^uefivcus  anieï  au- 
tant de  conmijfanceque  de  refJ'entimetd'Awour, 
far  la  permifiion  que  ie  vous  donne  de  me  dires 
que  vous  maime^j  vous  iugerie^jqueie  vous  ai- 
W?»ét  pa> -là  vous  feriez  affeuré que  vous  auez 
de  moy,  ce  quilfemble  que  vous  Jouhaitte^  feule- 
ment pour  ejhe  bien-heureux.  Si  après  cette  dé- 
claration vous  ïlefles  contenu  ie  diray  que  vous 
naime^point  Afirce , puis  que  ï amitié  ne  doit 
rien  dejrrer quel 'amitié. 

Quand  Leonide  lifant  cette  lettre  rencon- 
tra le  nom  d'Aflrée ,  elle  s'arrefta  tout  court, 
Rapprochant  le  papier  defes  yeux,releut  deux 
ou  trois  fois  ce  mot.Enhnfe  reiibuuenant  de  la 
îaloufie  qui  auoit  efté  entre  Céladon,  Licidas , 
Aitree  &  Phiilis ,  elle  creut  que  peut  efîre  n'e- 
ftoit-elle  pas  mal-fondée^  qu'en  effeclAiirée 
pcuuoit  bien  auoir  aimé  Licidas:  &  pource  la 
repliant,  la  mit  en  fon  fein:&  en  prilt  vne  autre 
qu'elle  trouua  telle: 


Livre    septiesme^  foi 

LETTRE    D'ASTREE 
a    Céladon. 

N'A  v  o  v  e  r  e  z-v  o  v  s  point  a  ce  coup , 
mon  fils,  que  ie  vous  aime  plus  que  vous 
ne  m  aimez -,  puis  que  ie  vous  enuoye  mon  pour- 
traici,  ti ayant  iamais  peu  obtenir  le  vofire  par 
toutes  mes  prières  ?  Mais  Amour  ejt  iufie  en  ce- 
la ,  puis  quil  fçait  bien  qu'il  faut  toufiours  fe- 
courir  premièrement  ceux  qui  en  ont  plus  de^j 
necefiitc.  La  foiblefje  de  vofire  amitié  auoitplus 
de  besoin  de  ce  fouucnir,  que  non  pas  la  mien- 
ne. Receuez>-le  donc  pour  tefmoignage  de  vofire 
défaut.  £)uen cy oyez-vous,  Céladon? p enfer iez- 
vous  efire  aimé  de  moyfi  ie  doutois  de  vo(lre  affe- 
ction? le  me  mocque,  Berger  $  car  fi  tauois  certes 
opinion  de  vous,  ie  ne  voud  rois  pas  que  vous  euf- 
fiez>  cette  créance  de  moy.  Et  pour  ce  ne  doutez 
point,  tant  que  ie  vous  feray  paroiflre  d'auoir  mé- 
moire de  vous ,  que  ce  ne  [oit  vngage  tres-affeu- 
réde  ïefiat  que  iefay  di  efire  veritableme?it aimée 
de  mon  fils. 

Seroit-ce  point,  difoitLeonide ,  toute  efton- 
née,  que  Licidas  ayt  trouué  après  la  perte 
de  fon  frère  ces  lettres  entre  fes  meubles  ?  plus 
chères  les  euft-il  gardées  pour  l'amitié  qu'il  luy 

li    iij 


yo2  La  II.  partie  d'Astrel 
portoit  3  ou  de  peur  que  fes  fecrets  d'amour 
n'euiîent  efté  veus  par  quelque  autre.  Mais  il 
cela  eftoit,  il  ne  les  porteroit  pas  fur  luy  de 
crainte  de  les  perdre.  Que  feroit-ce  donc,  & 
comment  les  auroit-il  tues?  Et  lors  ïettant  la 
main  fur  la  première  qui  fe  prefeiate ,  elle  la 
trouua-telle  : 


LETTRE     D'A  S  TREE 
a    Céladon. 

IL  vous  fied  bien,  mon  fils,  Garnir  moins  dey 
courage  que  moy  :  vous  dittes  que  cell  vn 
figne  que  ïaime  moins  que  vous:  mais  voye? 
comme  ie  l'entends  au  contraire.  Ce  qui  me^> 
fait  fupporter  toutes  Us  peines  qui  fe  présentent 
four  vous,  cefi  fans  plus  l'amitié  que  ie  vous 
porte.  Do-ncqucs  ce -te  affeclion  qui  me  fait  fur- 
monter  les  plus  grandes  peines,  doit  cjhe  la  plus 
grande ,  ey  ainfi  ce  courage  que  vous  blajmez, 
en  moy  ,  e/tvne  vraye  marque  de  mon  affection. 
ATevouslaiffez>  donc  plus  emporter  al  ennuy  que 
vous  donnent  nos  communs  ennemis  (  cejl  amfi 
Céladon,  que  ie  les  nomme,  &  non  pas  nos  pè- 
res )  fi  vous  voule?  que  ie  croye  vojlre  amitié 
efgale  a  celle  qui  me  fait  non  feulement  Çur  mon- 
ter ,  mais  mefprifer pour  vous  toutes  fortes  dey 
peines  &  d'incommodité?. 


Li%vre    settiesme!  yoj 

Lconide  leuc  cette  lettre, fans  fçauoir  pref- 
que  ce  quelle  liibit ,  paire  que  fe  reprefentant 
le  Berger  a.  qui  elle  auoitpm  ce  petit  fac,  &fe 
rcilbuuenant  d'en  auoir  oiïy  dire  quelque  cho 
fe  à  Galathée ,  lors  que  Céladon  fut  trouué 
fur  le  bord  de  Lignon,  elle  entra  en  quelque 
opinion  que  ce  fuftluy ,  &r  non  pas  Licidas,  & 
lors  coniîderant  de  plus  près  ces  papiers,  elle 
s'en  alîeuradauantage  quand  elle  en  vid  quel- 
ques vns  qui  montraient  d  auoir  eiré  mouillez: 
mais  beaucoup  plus  encores  ,  lors  que  regar- 
dant le  fac,  elle  trouua  que  le  cuir  s'eîtoit  retiré 
eV  ridé  en  certains  lieux,  car  elle  reconnut  par 
là  que  véritablement  ceftoit  ceftuy  -  cy  dont 
Galathée  luy  auoit  parlé.  O  dieux  /  dit  -  elle , 
frappant  des  mains  cnfemble:il  n'en  faut  point 
douter,  c'eil  Celadon.Mais  où  auois-ie  les  yeux 
que  1e  ne  l'ay  pas  connu  quand  îe  l'ay  veu  ?  E  t 
lors  ramaflant  en  diligence  tous  ces  papiers , 
elle  les  refferre,  &  s'en  retourne  bien  plus  vi- 
lle à  la  fontaine  où  elle  Tauoit  laiiTé  qu'elle 
n'en  eftoit  pas  venue.  Mais  elle  fut  bien  trichée 
de  ne  fy  trouuer  plus:  Ahi  fontaine,-  difoit- 
elle,  &vousfeiour  iolitaire,  rendez-moy  ce 
que  ie  vous  aylaiifé.  Rendez-le  moy,  ce  Ber- 
ger du  quel  ne  voulant  interrompre  le,  repos, 
l'ay  perdu  entièrement  le  mien.  En  proférant 
ces  paroles  elle  alloit  tournant  la  veuc  tout  à 
lenteur,  pourvoira  elle  en  pouuoit  appren- 
dre quelque  nouuellc.  Mais  elle  n'auoic  carde  : 

Ii    iii) 


co4  La  II.  partie  dAstree! 
car  il  s  eftok  défia  retiré  tout  trifté  en  fa  ca- 
Berne  5  après  auoir  cherché  en  vain  ce  quelle 
lny  auoit  defrobé.  Enfin  Amour  ,  qui  eft 
prudent,  luy  fift  prendie  garde  que  l'herbe 
depuis  la  fontaine  iufques  afTez  loing  de  là 
eftoit  ïbulée  comme  vn  fentier  nouueau5  &: 
qui  n  eftoit  pas  bien  encor  battu.  Elleiugea, 
&  certes  fort  à  propos  5  que  ce  fentier  la 
conduirait  où  s'eftoit  retiré  ce  Berger:  &:  de 
fairt  c  eftoit  la  venté,  que  Céladon  ayant  ac- 
coutumé de  parler  par  là  lors  que  de  fa  eau er-, 
ne  il  s'en  venoit  en  ce  lieu ,  en  au  oit  fait  fi  fou- 
lient  le  chemin  3  que  l'herbe  en  eftoit  foulée 
comme  d'vn  nouueau  fentier.  Le  prenant 
donc  pour  fon  guide3  elle  ne  l'eut  point  fuiuy3 
cinq  ou  fix  cens  pas,  qu'elle  fe  trouue  proche 
du  rocher  où  Céladon  faifoit  fa  retraitte:  tou- 
tesfois  d'autant  que  les  arbres  &  buiffons  qui 
luy  eftoient  à  l'entour ,  le  couuroient  tourelle 
eut  prefque  peur  de  s'en  approcher ,  craignant 
que  ce  ne  fuil  le  repaire  de  quelque  loup  ou 
fanglier ,  ou  pour  le  moins  de  quantité  de  fer» 
pens.  Et  comme  elle  eftoit  en  fuipens  5  il  luy 
fembla  cPoiiyr  foufpircr:  ce  qui  luy  fift  con- 
noiftre  qu'il  y  auoit  quelqu'vn  ;  mais  iugeant 
aufii  que  les  couleuures  &  ferpents  fiffient 
quelquesfois prefque  de  la  forte,  elle  ne  s'en 
approchoit  qu'auec  apprehenfion  ,  &fî  dou- 
cement que  Céladon  qui  eftoit  dedans  ne  s'en 
appercaioit  point,    Mais  encor  qu'à  fa  venue 


Livre    s  ït  tus  m  t.  yo? 

elle  euft  fait  plus  de  bruit.,  le  Berger  ne  s'en 
fuit  pas  pris  garde,  tant  il  eftoit  attentif  à  ce 
qu'il  penibit.  E t  lors  que  fuiuant  le  fentierqui 
la  conduilbit,  elle  eufr  fait  le  tourdubuiffbn,  6c 
quelle  fuit  venue  près  de  l'entrée  par  le  collé 
de  la  riuiere,  elle  l'ouyt  foufpirer  beaucoup 
plus  haut  :  &:  quelquesfois  parler,  mais  elle 
n'en  pouuoit  entendre  les  paroles  encor  que 
le  murmure  de  la  voix  ,  vint  iufques  a  fes 
oreilles  :  cela  fut  caufe  qu'auec  plus  d'afTeuran- 
ce,  elle  vint  doucement  iufques  à  l'entrée,  &: 
feioignant  contre  le  Rocher,  &  puis  mettant 
peu  a  peu  la  tefte  dedans,  elle  l'oiiyt  parler  de 
cette  forte  :  Commençons  déformais  à  bien 
efperer,  ômon  cœur,  puisque  tout  ainfîque 
la  mefche  de  la  lampe  acheue  de  bruïler,  lors 
que  le  feu  a  confumé  toute  l'huile,  demefme 
deuons-nous  croire  qucnoftre  malheur  fmira3 
ayant  déformais  confumé  peu  a  peu  tous  les 
biens  &:  contentemens  qui  nous  reftoient. 
Heureufe  perte ,  que  ie  te  chéris ,  fî  par  ton 
moyen  ie  puis  fortir  de  la  mifcrable  vie  que  ie 
traine.  Ah  .'  que  ie  beniray  le  îour  que  vous 
m'auez  elle  rauis,  ô  mes  chers  papiers  !  iï'voftre 
regret  me  peut  faire  mourir,  puis  que  ie  ne 
dois  efperer  que  mes  ennuis  cefTent  qu'auec 
ma  vie.  Leonide  qui  l'efcoutoit  fut  touchée 
de  tant  de  compaffion ,  reconnoiffant  que  vé- 
ritablement c'eftoit  Céladon,  &  fut  furprife 
d'vneii  foudaineioye,  qu'ençores  qu'elle  euft 


yo6  La  II.  partie  d'Astree. 
refolude  le  laiflTer  plaindre,  &  l'efcoutçr  plus 
longtemps,  fi  fut-elle  contrainte  de  s'en  aller 
à  luy  les  bras  ouuerts  en  luy  criant:  Ah.'  Cé- 
ladon, c'eft  trop  fe plaindre,  c'eft  affcz  auoit 
eu  de  tnflefTe  &de  defplaifir:  il  eft  temps  de 
changer  de  vie,  &de  parler  plus  doucement 
vos  îours.  Si  céladon  fut  furpris  oyant  cette 
voix  tout  à  coup ,  &  la  voyant  venir  à  luy  :  on 
le  peut  allez  îugcr,  puisque  depuis  le  temps 
qu'il  eftoit  venu  en  ce  lieu,  il  n'y  auoit  veu 
perfonne,  &  qu'ayant  l'efpnt  entièrement  en 
fe  penfées,  elle  fut  auprès  de  luy  auant  qu'il 
euft  feulement  oiiy  ce  qu'elle  difoit.  Ii  fe  re- 
leuaenfiirfaut:  mais lafurpriie fut  telle,  qu'il 
fut  contraint  de  fe  rafTeoir ,  tant  la  vie  quil 
auoit  menée,  &c  la  mauuaife  nourriture  qu'il 
prenoit  ordinairement  1 auoient  affoibly.  Lors 
la  Nymphe  pour  luy  donner  loifirde  reuenir 
à  luy~mefme,  s'aiïit  fiir  fon  lift,  &  luy  prenant 
la  main  :  Et  bien  céladon,  luy  dit-elle,  en  fin 
eftoît-ce  pour  faire  cette  vie  que  vous  defiriez 
auec  tant  d'impatience  <le  fortir  d'entre  les 
mains  de  Galathée?  Eft- il  poffible  que  nofîre 
compagnie  vous  fuft  tant  def-agreable  que 
vous  la  vouiuiïiezfliyr  pour  celle  des  rochers 
&des  bois?  Le  Berger  alors  ayant  repris  les 
eipiits  luy  refpondit  froidement:  Vous  voyez* 
belleLeonide,  à  quoy  m'a  réduit  Amour,  &r 
iiîfquesoùpeut  paruenirlapniiîance  que  vous 
auez  fur  ceux  qui  vous  aiment.  Comment^dit- 


Livre    septiesme.  507 

elle,  cft-il  poffiblcque  l'Amour  d'autruy  vous 
ait  fait  mefprifer  de  cette  forte  voftre  propre 
conferuation?  Mais  eft-il  poflible,  refpondit 
le  Berger,  que  vous  qui  vous  vantez  de  fçauoir 
aimer,  ayez  doute  que  mon  afte&ion  ne  me 
puiile  encor  porter  à  de  plus  grandes  extre- 
m itez  ?  Pour  le  moins,  répliqua  la  Nymphe,  fi 
1  auois  à  mourir,  l'en  voudrois  demander  la 
raifon  à  celuy  qui  me  condamneroit.  Et  quel- 
le autre  meilleure  raifon  ,  adioufta  Céladon, 
dois-ic  defîrer  d'en  fçauoir,  fînon  que  celle  qui 
peut  tout  fur  moy,  le  veut  ainfî?  Tellement 
que  la  raifon  de  mon  mal  fera  que  mon  bien 
luy  defplaift.  Miferable  condition, dit  la  Nym- 
phe en  le  plaignant,  que  la  tienne  Céladon/ 
Tant  s'en  faut,  dit-il,  voyez, fage  Nymphe,- 
combien  vous  eftes  deceuë.  le  ne  fçaurois  de- 
firer plus  de  bien  que  le  mal  que  ie  fouffre  :  car 
en  pourrois-ie  fouhaitter  vn  plus  grand  que  de 
luy  plaire:  Et  fi  fonmal  luyplaift,me  pourrais- 
ie  douloir?  Tant  s'en  faut  ne  me  dois-ie  point 
refîoiiyr  de  ce  qui  luy  cfl  agréable  ?  Et  alors 
s,efcnant,ô  heureux  Céladon,  dit-il,  8c  en  vne 
chofe  moins  heureux  3  qu'Aftrée  ne  feait  pas 
que  tu  es  heureux:  Leonideluyoyant  tenir  ce 
langage  demeuroit  tant  eftonnée  qu  elle  lere- 
gardoit  auec  admiration.  En  fin  après  auoir 
elle  quelque  temps  muette,  elle  dit:  Iaucue, 
Berger,  que  fi  c'eft  aimer  que  ce  que  vous  fai- 
tes, il  n'y  a  que  vous  entre  tous  les  nommes  qui 


5 o8  La  IL  partie  d  Astre e! 
fçachiez  aimer:  mais  prenez  garde  que  comme 
l'abus  fe  méfie  ordinairement  parmy  routes  les 
chofes  bonnes  pour  les  corrompre  &  gafter,  de 
mefme  la  mélancolie  ô£  l'opiniaftreté  ne  pren- 
nent place  parmy  voftre  amitié.  I'ay  fort  peu 
de  foucy3refpondit  le  Berger,  de  tous  les  acci- 
dens  qui  me  peuuent  arnuer,  pourueu  que 
mon  amour  n'yfoit  offenfée:  Mais,  dit  Le o- 
nide  ,  aimez-vous  bien  Aftrée  ?  Vous  me 
faiftes,  refpondit  il,  vne  demande  à  laquelle 
vous  pourriez  bien  refpondre  ians  moy. 

Si  vous  l'aimez,  continua  la  Nymphe,  vous 
deuez  donc  aimer  ce  qui  eft  à  elle-,  &:  fi  cela  eft, 
pourquoy  ne  vous  aimez-vous  ,  puis  que  vous 
eftes  tellement  fien ,  que  vous  celiez  d'eftre 
vous-mefmes:Pui.s  que  l'aime  Aftrée,repliqua 
le  Bergerie  dois  hayr  tout  ce  quelle  hayt. 
Aftrée  veut  mal  au  m  iferable  Céladon:  pour- 
quoy donc,  belle  Nymphe,  ne  luy  porteray-ie 
tGutela  haine  qui  me  fera  poflible?  Chacun^ 
dit-elle  3  eft  plus  obligé  a  fa  propre  conferua- 
tion  qu'à  la  haine  ou  amitié  d'autruy.  Ces 
loix,  interrompit  incontinent  le  Berger,  font 
bonnes  8c  receuables  parmy  les  hommes,  mais 
non  pas  parmy  les  Amans.  Et  quoy  ?  dit  la 
Nymphe,  laitTe-t'on  d'eftre  homme  quand  on 
deuient  Amant  ?  Si  vous  appeliez  eftre  hom- 
me, dit- il,  que  d'eftre  fujeâ  à  toutes  fortes  de 
peines  &r  d'inquiétudes,  i'auoiie  que  l'Amant 
demeure  homme:  mais  fi  cet  homme  a  vne 


Livre    septiesmi."  yb? 

propre  volonté,  &:  îuge  toutes  chofes  telles 
quelles  font,  &non  pas  félon  l'opinion  d'au- 
truy,  îe  nie  que  l'Amant  foit  homme,  puis 
que  dés  l'heure  qu'il  commence  de  deuenir 
tel ,  il  fe  defpoùille  tellement  de  toute  volonté 
&  de  tout  îugementj  qu'il  ne  veut  ny  ne  iuge 
plus,  que  comme  veut  &  iuge  celle  à  qui  fon 
affection  l'a  donné.  O  miferable  eftat  que 
celuy  de  l'Amant  i  s'eferia  laNymphe:  mais 
tant  s'en  faut,  refpondit  incontinent  le  Ber- 
ger, miferable  celuy  qui  n'aime  point,  puis 
qu'il  ne  peut  loùyr  des  biens  les  plus  parfaicts 
qui  foient  au  monde.  Et  iugez  3  belle  Nym- 
phe, quels  doiuenteftre  les  contentemens  d'a- 
mour ,  puis  que  les  moindres  furpaffent  les 
plus  grands  qu'on  puiffe  auoir  en  toutes  les 
chofes  humaines  fans  amour.  Y  a-t  il  rien  de 
fi  ayfé  a  diuertir  que  les  biens  qui  font  en  la 
penfée?  &  toutesfois  quand  vn  Amant  fe  re- 
prefente  la  beauté  de  celle  qu'il  aime,  mais 
encor  cela  trop  ^  quand  il  fe  remet  feulement 
vne  de  fes  actions  en  mémoire ,  mais  ceft  trop 
encores;  quand  il  fe  reffouuient  du  lieu  où  il 
la  veuë5  voire  quand  il  penfe  qu'elle  fe  reflbu- 
uiendra  de  l'auoir  veu  en  quelque  autre  en- 
droit 3  penfez-vous  qu'il  vouluit  changer  fon 
contentement  à  tous  ceux  de  l'Vniuers?  tant 
s'en  faut,  il  eil  fî  ialoux&fî  foigneux  d  entre- 
tenir feul  cette  penfée,que  pour  n'en  faire  part 
à  perfonne  il  fe  retire  en  lieu  folitaire  &  reculé 


jio  La  II.  partie  d'Asthee! 
de  la  veuë  des  hommes  ne  fe  foucie  point  de 
quitter  tous  ks  autres  biens  que  les  hommes 
ont  accouftume  de  chérir  oc  rechercher  auec 
tant  de  peine,  pourueu  qu'auec  la  perte  de  tous 
il  achette  le  bien  de  Ces  chères  penfées.  Or, 
Leomde,  puis  que  les  contentemens  de  la 
penféefont  tels,  quels  iugerez-vous  ceux  de 
l'effect,  quand  il  y  peut  arriuer  :  Comment, 
contmuoit-il,  loiiyrde  laveuëde  ce  que  l'on 
aime?  L'oiiyr  parler:  luy  baiferlamain  ?  oiivr 
de  fa  bouche  cette  parole,  ie  vous  aime  ?  Eiï-il 
pofîïble  que  la  foibleiîe  d'vn  cceurpuiffe  fup- 
porter  tant  de  contentement?  eft-il  poiïîble 
que  le  pouuant,vn  efpnt  les  conçoiue  fans 
rauiiTement,  &  rauy  qu'il  ne  s'y  fonde,  &  le 
fente  dilToudre  de  trop  de  plaiiîr  &  de  félicité  t 
le  ne  rapporte  point  îcy  ks  dernières  aiTeu- 
rances  que  Ton  peut  receuoir  d'eftre  aimé,  ny 
les  languiffemens  dans  le  feinde  laperfonne 
aimée,  parce  que^  comme  ces  contentemens 
ne  fe  peuuent  goufîer  fans  tranfport  &:  fans 
nous  rauir  entièrement  à  nous-mefmes  ,  aufll 
ne  peuuent-ils  eftre  reprefentez  par  la  parole 
que  trop  imparfaitement.  Or  dittes  main- 
tenant, belle  Nymphe,  que  l'eftat  d'vn  Amant 
eft  miferable  :  maintenant,  dis-ie,  que  vous 
fçauez quelles  font  fes extrêmes  félicitez:  I'a- 
uoùe,  dit  la  Nymphe,  après  l'auoir  efeouté 
auec  admiration ,  fauoiïe  que  véritablement 
Céladon  aime3  fi  c  eft  aimer  que  d'eftre  hors 


Livre    septi'esmf.1  ni 

de  foy-mcfinCj  &  vîùtc  feulement  de  penfées: 
mais  que  pour  cela  îe  ne  femme  miferabîe 
de  le  voir  réduit  aux  imaginations  pour  auoir 

quelque  contentement:  tant  s'en  faut  que  ces 
paroles  me  perfuadent  le  contraire,  qu'elles 
me  fortifient  dauantage  en  cette  opinion. 
Mais, Berger,  îaidbns  ce difcours,  puis qu'auili 
bien  il  ne  vous  peut  donner  aucun  allége- 
ment, ôc  me  dictes  qu'elle  a  efté  voitre  vie, 
depuis  que  ie  vous  laiifay  ?  Sage  Nymphe, 
refpondit  Céladon  ,  celle  que  vous  matiez 
veu  faire  depuis  que  vous  m'auez  rencontre, 
c'en:  celle-là  mefme  que  l'ay  continuée  de- 
puis le  îour  que  vous  dittes.  Car  au  partir 
d'auprès  devons,  ie  me  fuis  venu  renfermer 
en  ce  lieu ,  attendant  que  l'amour  ou  la  m  oit 
m'en  forte.  Et  pourquoy,  dit-elle,  n'allaites- 
vous  point  en  voifre  hameau  ,  où  vos  amiscc 
vos  parens  vous  regrettent  iî  fort  ?  Aftrée-, 
dit-il,  qui  peut  plus  fur  moy  que  mes  parens 
ny  mes  amis ,  m'a  de  fendu  de  me  faire  ia- 
mais  voir  a  elle,  lufques  à  ce  qu'elle  me  l'ait 
commandé ,  &  t'etî  pourquoy  ie  vous  ay 
dit  que  ie  me  fuis  renfermé  en  ce  lieu,  atten- 
dant que  l'amour  &  la  mort  m'en  forte,  par- 
ce que  iî  ma  Bergère  m'auoit  abfolumcnt 
commandé  de  ne  me  faire  iamaisvoirà  die, 
il  n'y  a  point  de  doute  que  iû  fuffe  foity  de 
cette  vie ,  auffi-toft  que  reuenu  à  moy,  ie 
reconnus  que  Lignon  ne  m'zuoit  pas  voulu 


JE  La  II.  partie  fe'ÂsttLÏË 
donner  la  mort:  mais  ayant  bonne  mémoire 
de  fes  paroles,  &:  me  refïbuuenant  que  ce  ban- 
nifTement  neftoit  pas  pour  toufiours,  mais 
feulement  autant  qu'elle  demeurèrent  à  me 
commander  de  reuenir ,  îay  vefeu  de  cette 
forte,  attendant  que  l'Amour  me  rappellaft, 
comme  il  femblle quelle  m'ait  promis ,  ou  à 
Ton  défaut,  la  mort,  qui  ne  me  fera  ïamais 
moins  ennuyeufe,  qu'en  l'eiTat  où  îe  fuis.  Mais 
comment,  pauure  abufé,  répliqua  la  Nymphe, 
pouuez-vous  efperer  qu'elle  vous  rappelle, iî 
elle  ne  fçait  pas  où  vous  eftes  \  Amour,  refpon- 
dit-il,  qui  m'a  conduit  icy,  n'a  pas  oublié  le  lieu 
oùie  fuis,  puis  qu'ordinairement  il  m'y  vient 
entretenir:  &  puis  que  c'eft par  luy  que  le  dois 
efperer  qu'elle  me  rappelle ,  il  ne  faut  point 
que  ie  doute  que  fans  moy  il  ne  luy  faiîe  bien 
entendre  en  quel  lieu  il  m'a  confiné.  Si  vo$ 
imaginations,repliqua  la  Nymphe,  pouuoient 
autant  fur  les  autres  que  fur  vous,  il  y  auroit 
quelque  apparence  en  ce  que  vous  dictes  :  mais 
croyez  que  les  Dieux  n'aident  gueres  à  ceux 
qui  ne  s'aident  point  eivx-mefmes.  Et  ne  pen- 
fez  que  ie  vous  en  parle  fans  raifon  :  car  ie  fçay 
fort  bien  quefî  Aftrée  vous  fçauoit  en  vie,  elle 
vous  defireroit  auprès  d'elle.  Et  comment, 
dit  incontinent  le  Berger,  le  fçauez-vous,belle 
Nymphe  ?  Je  l'ay  appris,  dit-elle,  de  la  trïflfcflc 
que  ie  vois  en  fon  vifage.  Elle  fe  trouue,  peut- 
eûre,  mai  d'ailleurs,  ditleBerger:  mais  où  l'a- 

uez- 


Livre    septiesme'  *të 

uez-vous  veuë  depuis  que  nous  nous  fepa- 
rafmes  ?  I'ay  bien,  luy  die- elle,  à  vous  entrete- 
nir fur  cedifcours,  &feroisbien  ayfedevous 
raconter  ce  qui  nVeftaduenu  depuis  que  nous 
nous  quittafmes,  pourucu  que  le  vous  vifle 
faire  meilleure  chère  que  vous  ne  faiâes  pas. 
Cela,  dit  Céladon,  ne  vous  en  doit  pas  em- 
pefcher,  &  croyez  que  voitre  veuë  m'apporte 
autant  de  contentement  qu'autre  que  îe  puifTe 
auoir  fans  celle  d'Aflrée,  de  laquelle  eftant 
priué,  le  difeours  que  vous  me  voulez  faire 
m'eft  fur  tout  agréable.  Alors  Leonide  reprit 
la  parole  de  cette  forte: 


HISTOIRE   DE    GALATHEE, 

"VTOvs  defirez  donc  fçauoir,  Céladon, 
V  de  quelle  façon  i'ayvefcu  depuis  quinze 
ou  feize  nuids  en  ça  ?  le  veux  bien  le  vous  ra- 
conter, à  condition  quefi  levons  ennuyé  par 
vn  trop  long  difeours,  nous  le  coupperons  où 
vous  voudrez  ,  &  le  reprendrons  vne  autre 
fois  quand  l'occafion  s'en prefentera.  Sçachez 
donc  que  reuenant  de  vous  conduire  5  l'en- 
trois  dans  le  Palais  d'IfToure  au  mefme  temps 
qu'Amafis  montoit  dansfon  chariot  pour  re- 
tourner à  Marcilly,  emmenant  auec  elle  Ga~ 
ferfiée,  parce  que  defireuie  de  rendre  grâces  à 
a.Parr.  Ks 


^4      La  IL  partie    d'Astrel 
Hefus  du  bon  fuccez  que  fon  fils  Clidamant 
auoit  eu  en  la  bataille  qui  s'eïtoit  donnée  con- 
tre lesNeuftriens,  elle  voulut  que  Galathée  y 
fiift3  afin  de  rendre  cette  fblennité  plus  célè- 
bre :  &  parce  que  le  retardement  de  telles 
actions  reffemble  en  quelque  forte  à  loubly, 
&  l'oubly  à  l'ingratitude,elle  partit  fi  prompte- 
ment  qu'elle  ne  donna  pas  mefme  le  loiiïr  à  la 
Nymphe  de  nous  pouuoir dire  ce  quelle  vou- 
loit  que  nous  Allions  de  vous.  Et  quoy  qu'elle 
en  fuft  en  vne  peine  extrême  ,  fi  n'ofoit-elle 
en  faire  femblanc,  de  peur  qu'Amafis  ne  s'en 
prift  garde  ,    qui  la  tenoit  toufiours  par  la 
main,  non  pas  pour  aucun  foupçon  qu'elle 
euft,  mais  feulement  pour  la  careiTer  dauan- 
rage.     Eftant  doneques  contrainte  d'entrer 
ainlî  auec  elle  dans  ce  chariot,  tout  ce  qu'elle 
pût ,  ce  fut  de  me  dire  lors  que  ie  luy  aidois  à 
monter  :   Vous   Siluie  ôc  Lucinde  viendrez 
dans  le  mien,  &  nous  fumrez  en  diligence  :  Et 
moy  baillant  latsfte,  &  leur  faifanc  vne  gran- 
de reuerenec,  ie  montray  d'auoir  entendu  ce 
quelle vouloit  dire:  mais  ie  n'auois  garde  de 
liivobeyr,  car  vous  auiez  pnsvn  chemin  bien 
différent .  Er  quoy  que  ie  preuiife  affez  fon 
courroux  ,  fi  ne  pouuois-ie  me  repentir  de 
vous  auoir  rendu  ce  bon  office,  eilifant  plûs- 
toft  la  haine  de  la  Nymphe,  que  de  faillir  a  l'a- 
mitié que  ie  vous  porte.  Toutesfois  feignant 
que  ç'auoit  eflé  pourobeyr  à  mon  oncle,  le. 


Livre    septiesme!  5*15 

rencontrant  auec  Siluic  qui  me  cherchoit, 
îe  leur  racontay  de  quelle  forte  vous  citiez 
cichappé;  fans  que  perfonne  y  euft  pris  garde  : 
mais,  leur  dis-ie,  îe  ne  fus  de  ma  vie  plus  fur- 
pnfe  ,  que  quand  en  entrant  l'ay  rencontré 
Araafisf&  Galathée,  qui  montoient  en  leur 
chariot:  car  l'eftois  perdue  fî  elles  m'euffent 
appcrceuë  hors  de  la  porte  :   encor  ne  fçay-ie 
ce  qui  en  fera ,  lors  que  Ton  fçaura  ce  qui  eft 
aduenu.  Mais,  mon  père,  luy  dis-ie 3  en  fouf- 
nant  3  &  vous  ma  compagne  ,  vous  m'aiderez 
tous  deux  a  porter  cette  charge.  Ma  fille 3  me 
refpondit  Adamas3ne  craignez  ïamais  d'eftre 
blafméc  de  faire  ce  que  vous  deuez ,  ny  de  re- 
ceuoir  du  defplaifir  pour  femblabies  occafions. 
Les  Dieux,  defquels  dépendent  tous  les  eue- 
nemens  font  trop  iuftes  pour  confentir  à  vne 
chofe  tant  inique:  &:  fi  quelquesfois  il  y  a  des 
?ccidensqui  luyfemblent  aduenir  au  contrai- 
re, prenez  garde,  ma  fille,  qu'en  fin  le  conten- 
tement s'en  redouble ,  voire  qu'il  fembleque 
cène  foitque  pour  nous  l'augmenter.  Et  par- 
ce qu'il  eft  très  à  propos  que  vous  preniez  pei- 
ne de  conferuer  les  bonnes  grâces  de  vofire 
Maifirefie,  Siluie  tefmoignera  que  vous  na- 
uez  rien  fait  qu'elle  ne  fçache  bien  :  &  afin 
de  vous  en  defeharger  dauantage  ,  ie  veux 
bien  que  toutes  deux  vous  la  fafliez  entrer  en 
foupçon  de  moy  :  car  ie  ne  feray  iamais  marry 
qu'elle  croye  que  ie  hayffe  ce  qui  eft  contraire 

Kk    ij 


yi6  La  IL  partie  d'Astrei 
à  la  vertu,  &vouspermettrois  de  l'enaffeureF 
tout  à  fai£t,fî  cen'eftoitquepour  la  détrom- 
per des  fauffes  imaginations  que  Climante  luy 
a  données ,  il  eft  nece  {faire  que  îe  ne  luy  fois 
point  odieux  entièrement. 

Auec  femblables  difcours,  mon  oncle  taf. 
choit  de  nous  donner  courage,  &nous  faire 
continuer  en  ce  louable  deifein,  puis  prit  le 
chemin  du  cofté  de  Laigneu ,  &  nous  celuy  de 
Marcilly ,  non  pas  toutesfois  fans  confulter 
enfemble,  comme  nousauions  àrefpondre  a 
Galathée,  afin  qu'il  n'y  euft  point  de  contra- 
riété entre  nous,  fçachant  affez  qu'il  n'y  a  œil 
plus  vif  ny  plus  pénétrant  que  celuy  de  la  ia- 
loufie:  Au  contraire  laNymphe  alloit  faifant 
àcffcin  fur  defTein  3  pource  qui  eftoit  de  la 
porTeffion  de  fa  chère  Lucinde ,  efhmant  mon 
efprit,  &  louant  ma  rufe,  de  vous  auoir  fait 
veftir  de  cette  forte,  ayant  efperanee  que  cet 
habit  luy  donneroit  plus  de  commodité  de 
vous  auoir  fans  foupçon  continuellement  au- 
près d'elle  :  non  pas,  Berger,  qu'elle  confentiit 
iamais  à  chofe  qui  contreuint  à  fon  honnefte- 
té  3  ainfi  que  i%y  toufîours  reconnu  par  Ces 
actions,  mais  deifeignant  de  vous  efpoufer3  & 
ne  lofant  déclarer  tant  qu'A  damas  viura, 
elle  penfoit  de  pouuoir  îoii)  r  longuement  de 
voitre  prefence  fous  cet  habit  :  Et  quoy  qu'elle 
ne  peuft  douter  de  larîe&ion  que  vous  portez  ' 
à  la  belle  Ailr^e3  en  fe  fktta»t  elle  fe  figuroic 


LÏVKÇ     SEPTIÎSME^  517 

que  laveuë  que  vous  auriez  de  fes  grandeurs 
&:  magnificences  l'emporteroit  ayfément  par 
deffus  l'amour  d'vne  Bergère  :  de  forte  que 
s'en  allant  ainfi  la  plus  contente  du  monde ,  il 
n'y  auoit  rien  qui  luy  donnait  alors  de  l'en- 
nuyque  la  longueur  du  chemin.  Mais  quand 
elle  fut  arnuée  à  Marcilly,  &  qu'elle  ne  vid 
point  entre  les  autres  Nymphes  fa  tant  aimée 
Lucjnde  ,  en  quelle  inquiétude  fut- elle  1  de 
auec  quelle  promptitude  fit-elle  femblant  d'à- 
uoir  affaire  en  fa  chambre,  &  de  la  chambre 
au  cabinet?  Moy  qui  preuoyoisbien  cet  ora- 
ge, ie  la  fuiuois:  mais  non  pas  franchement 
comme  de  couftume:  &  faut  que  l'auoiieque 
mefentant  atteinte  de  quelque  efpecede  tra- 
hifbn,  ie  redoutois  fa  prefence:  &toutesfois 
de  peur  quelle  ne  foupçonnaft  qu'il  y  euftde 
de  ma  faute,  auiïi-toft  que  ie  m'ouys  appelle^ 
ie  courus  vers  elle,  &m'ayant  commandé  de 
pouffer  la  porte  fur  moy  :  Et  bien,  me  dit- 
elle.,  Leonide  5  qu'eft  deuenu  Céladon?  Ma- 
dame, luy  dis-ie,  contrefàifant  vnvifage  plein 
d'eftonnement  &  de  defplaifîr,  ie  ne  feaurois 
vous  le  dire:  car  aufTi-toft  que  vous  elles  par- 
tie ,  Siluie  &  moy  l'auons  cherché  par  tout  le 
Palais ,  &c  n'auons  laiffé  lieu  que  nous  n'ayons 
inutilement  vifité,&  ne  pouuons  pensfer  qu'au- 
tre qu'Adamas  en  puifîe  fçauoir  des  nouuel- 
les,  Comment,  dit  Galathée,  furprifede  cette 
refponfe  fî  peu  attendue  :  vous  n'en  fc.uez 

Kk   iii 


pjj  La  II.  partie  d!Astre£.' 
donc  autre  chofe  ?  Et  voyant  que  ie  ne  luv 
refpondois  point  :  Nevolisauois-ie  pas  com- 
mandé, continua-t'elle  d'en  auoir  plusxie  foin? 
Eft-ce  ainfî  que  vous  faicles  ce  que  îe  vous  or- 
donne-?. Et  là  s'eftant  encor  arreftée  pour 
quelque  temps ,  &  voyant  que  ie  ne  luy  difois 
mot  :  Allez,  me  dit-e!le,Leonide,  à  cette  heure 
niefmes  vers  voflre  oncle ,  &:  fi  Céladon  y  efr, 
ramenez-le  icy,  autrement  ne  vous  prefentez 
plus  deuant  moy,  &:  vous  affeurez  que  ie  n'ou- 
blieray  iamais  cette  offenfe  que  ie  ne  vous  aye 
fait  reilentir  combien  elle  m'efl:  cuifante.  La 
voyant  en  grande  colère,  &r  ne  voulant  luy 
répliquer  de  crainte  de  l'aigrir  dauantage,  ie 
luy  fis  la  reuerence,  &  fortis  froidement  du  ca- 
binet pour  n'en  donner  connoiiTance  à  mes 
compagnes.  Siluiequi  eftoit  auxefcoutes,me 
fuiuix  îufques  hors  de  la  chambre  ,  &  nous 
efîans  efloignées  contre  vne  feneftre,  ie  luy 
racontay  tous  les  difeours  de  Galathée  ,  éc 
comme  elle  m'auoit  commandé  de  me  re- 
tirer, le  fçauois  bien,  refpondit  Siluie ,  qu'il 
eftoit  împoflible  que  cet  affaire  fe  finift  fans 
la  mettre  en  colère:  mais  l'euffe  penfé  toute 
autre  chofe ,  pluftoft  que  ce  que  vous  me  dit- 
tes.  Eft-il  poflible  que  ce  defplaifir  l'ait  tant 
aueuglée,  qu'elle  vous  ait  commandé  de  fortir 
de  fa  maifon  pour  vn  foupçon  fî  mal  fondé  ? 
Et  qu'eft-ce  que  cliacun  lugera  de  voftre  de- 
part  ?  Et  comment  le  couurira-t'elle  à  Amaiîs 


Livre    septiesme.'  5T9 

mcfmc?  Or  bien  3  macompagne,  me  dit-elle, 
en  fin  tout  le  mal  eft  tombé  deffus  vous,  en- 
cores  qu'également  Taye  contribué  à  la  fou- 
te ,  fi  Ton  doit  ainfi  nommer  ce  que  nous 
auons  pu  Élire:  mais  puisqu'il  eft  ainfi,  l'au- 
ray  foin  de  vous  taire  reuenir  le  plnftoft  qu'il 
me  fera  pofllble  :  cependant  fi  Ton  me  de- 
mande la  caufe  de  voftre  abfence,  1e  diray 
qu'A  damas  a  fupplié  Galathée  de  vous  laiiler 
pour  quelque  temps  chez  luy ,  ayant  inten- 
tion de  jvoir  s'il  pouuoit  faire  naiitre  quel- 
que amitié  entre  Paris,  fon  fils  &  vous:  &  îe 
ne  le  diray  qu'en  fecret,  afin  qu'il  s'efuente 
moins.  A  ce  mot  nous  nous  baifafmes5  &  ' 
nous  recommandans  aux  Dieux,  ie  vins  trou- 
uer  mon  oncle,  à  qui  ie  racontay  tout  ce  qui 
s'eftoit  paiTé. 

Cependant  Galathée  eftant  demeurée  feule 
en  fon  cabinet  5  &  voyant  tous  fes  deffeins 
tant  efloignez  qu'elle  n'efperoit  plus  d'en  pou- 
uoir  r'approcher  les  occafions,  fut  tellement 
opprefTéc  de  ce  defplaifir  ,  que  s'abouchant 
fur  vn  petit  liétverd,  elle  demeura  fort  long 
temps  fans  refpirer:  mais  enfin  y  eftant  con- 
trainte ,  elle  reprit  l'haleine  auec  vn  grand  Hé- 
las /  6c  puis  le  redoublant  par  plufieurs  fois3 
après  s'eftre  relenée  3  elle  îetta  les  yeux  par 
hazard  fur  vn  grand  miroir,  qui  eftoit  vis  a  vis 
d'elle,  &  s'y  confiderant  toute  en  larmes:  Hé- 
las !  Galathée,  difoit-elk,  àquoy  te  ferc  cette 

K  K    liij 


ito  La  IL  partie  d'Astrel 
beauté  doat  tu  as  efté  tant  efhmée  par  ceux 
qui  en  efloient  idolâtres,  puis  qu'elle  n'a  peu 
efmouuoir  celuy  à  qui  tu  as  tant  defiré  de  plai- 
re, &  qu'elle  neft  plus  eue  la  vile  defpoiiille 
d'vn  Berger,  voire  fî  vile  qu'il  ne  l'a  pas  feule- 
ment pour  agréable  ?  Ne  flus-ie  point  la  plus 
mal-heureufe  du  monde,  puisque  celuy  que 
iaime,  &qui  n'a  rien  en  foy  de  plus  recom- 
mandable  que  mon  amitié  la  mefpnfe,  &  la 
fuit  pour  celle  d'vne  vile  &  ingratte  Berge- 
rs? HelasdefTeins:  dont  les  commoicemens 
rn'eftoient  fi  doux  &  agréables  ,  combien 
m'en  efl  leprogrez  amer  ôcfafcheux.'  Et  lors 
s'efiant  teuë  pour  quelque  temps ,  elle  reprit 
ainfi  en  s'efcriant:  Mais,  efnlbien  vray3Cela- 
don,  qu'en  fin  tu  ne  m'aimes  point  ?  Eft-il  pof- 
fibleque  k  n'ayepeu  te  retirer  de  l'affection 
d'vne  Bergère  ?  peut-il  eftre  qu'vne  beauté 
ruftique,vne  champeftre,  vne  fauuagc  ait  eu 
plus  de  pouuoir  fur  ton  amequela  mienne? 
ialloit-il  que  pour  ma  punition  le  Ciel  te  fiirfi 
aimable  &  fi  peu  aduifé  -  Elle  euft  continué  da- 
tiantage,  n'euft  efté  que  Siluie  fçachant  qu'A- 
mafislavenoit  voir3  parce  qu'on  luyauoitdit 
qu'elle  fetrouuoit  mal,  fît  du  bruit  à  la  porte, 
&  après  l'auoirouuerte,  l'aduertit  de  la  venue 
de  fa  mère.  Elle  incontinent  fe  feichant  les 
yeux  le  mieux  qu'il  luymftpoffible,fe  coucha 
de  fon  long  furie  lier.,  &  fe  mit  vn  linge  fur 
les  yeux*  feignant  de  dormir:  cela  fùc  caufe 


Livre  septiesme.  521 

que  Siluie  reflbrtant  rencontra  à  la  porte 
Amafis,  à  qui  elle  raconta  le  mal  de  Gala- 
thée  ,  luy  difant  qu'elle  ne  croyoit  pas  que  ce 
fuft  autre  chofe  qu'vne  migraine,  quifepaf- 
feroit  auiïi-toft  qu'elle  auroit  vn  peu  repofé. 
Elle  la  creut  aifément  5  d'autant  que  s'eftant 
approchée  de  Galathée  ,  elle  luy  vit  le  vifa- 
ge  tout  en  feu.  La  Nymphe,  à  la  venue  de 
la  mère,  fit  femblant  de  s'efueiller  ,  &fele- 
uant  en  furfaut  ,  luy  fit  la  reuerence  3  &  te- 
nant vne  main  fur  les  yeux,  reconfirma  ce 
que  Siluie  luy  auoit  dit.  Elle  luy  confeilla 
de  fe  mettre  aulicl:,  &:  fe  repofer  pour  ce 
foir,  afin  qu'elle  peuitmieuxaflîfteraufeude 
ioye  qui  fe  deuoit  faire  dans  deux  ou  trois 
iours  :  Et  après  auoir  parlé  à  elle  quelque 
temps,  elle  fe  retira  pour  luy  en  donner  le 
loifir.  Galathée  qui  eftoit  bien  aife  de  cette 
exeufe  pour  eftre  feule,  fit  fortir  chacun  de  fa 
chambre  ,  &:  s'eftant  déshabillée  ,  fe  mit  au 
li£t,  ne  voulant  autre  auprès  d'elle  que  Sil- 
uie, à  qui  elle  ordonna  de  demeurer  en  fa 
ruelle  ,  afin  qu'elle  la  peuft  entendre  fi  elle 
l'appelloit.  Siluie  qui  fçauoit  bien  quel  eftoit 
ce  mal ,  preparoit  les  remèdes  qu'elle  pre~ 
uoyoit  eftre  neceffaires  :  mais  elle  fut  bien 
deceuë,  caria  Nymphe  demeura  iufques  a 
la  nuict  fans  parler,  comme  fi  elle  euft  at- 
tendu que  Siluie  commençait.  Enfin  quand 
l'heure  du  repas  fut  venue  :  Allez -vous -en 


fïi      La  II.  partie  d'A^tkie.' 
foupper  ,  dit  Gaîathée  ,  ô:  faiftes  venir  ; 
quelque  autre  ,  îufques  à  ce  que  vous  foyez 
de  retour  :  car  quant  a  môy  ,  ie  ne  veux 
point  manger.    Madame  ,  refpontiit  Siiuie, 
ie  vous  fupplie  que  ie  demeure  près  de  vo- 
ilre  lift  ,  aufïî  bien  le  repas  ne  me  fçauroit 
profiter ,  vous,fçachant  fans  repos .    Vraye- 
ment  ,  dit  la  Nymphe  ,  ma  mignonne  ,  ie 
vous  en  feav  bon  gré,  &  croyez  que  ie  re- 
connoiftray  cette  bonne  volonté  3   fans  que 
l'ingratitude  des  autres  m'en  empefehe.  Mais 
dittes-moy  tout  franchement5ie  vousprie,luy 
dit- elle ,  fe  retenant  fur  fon  lift  ,  &  tirant  le 
rideau  :  N'auez-vous  point  pris   garde  com- 
ment Leomde  a  faift  efchapper  Céladon  ? 
Madame,  refpondit  Siluie,  fi  c'eft  ma  com- 
pagne, il  faut  bien  dire  que  c'eft  le  plus  fi- 
nement que  Ton  fçauroit  imaginer,  car  elle 
na  iamais  bougé  d'auec  moy  :   Et  s'il  vous 
plaift  que  ie  vous  en  die  ce  que  i'en  penfe , 
ie  vous  affeure  ,  Madame  ,  que  ie  crois  que 
fi  quelqu'vn  luy  a  donné  le  moyen  de  s'en 
aller,  ce  doit  eftre  fans  doute  Adamas  :  par- 
ce qu'au  mefme  temps  que  vous  auez  com- 
mencé de  difner  :  fay  pris  garde  qu'il  a  tiré 
Céladon  à  part  ,  &  luy  a  parlé  d'affeftion 
aiîez  long  temps.    De  plus  ,  l'ay  remarqué 
que  quand  il  nous  a  veués  en  peine   de  le 
chercher  après voftre  defpart,  îlahochédeux 
ou  trois  fois  la  tefte  en  foufnant,  &  mefmc 


Livre    siptiesme.  ^3 

quand  nous  fommes  parties  toutes  affligées 
de  ce  que  nous  ne  Tairions  pu  trouucr.  AuiTi 
bien,  nous  a-il  dit,  na-t'il  que  trop  demeu- 
ré céans,   &  eufl:  efté  à  propos  qu'il  n'y  fut  ia- 
mais  entré.     Comment,  dit  Galathée,  il  eft 
donc  bien  vray  que Leonide  n'y  a  point  con- 
fenty  ?  Madame  3  refpondit  difcrettementSiU 
uie  ,  ie  ne  vous  affeureray  pas  qu'elle  naît 
point  de  part  à  cette  faute ,  mais  ie  vous  diray 
bien,  que  mon  opinion  en:  quelle  n'y  en  a 
point,  &rque  fi  quelqu'vn  en  eft  coulpable, 
outre  Tingratitude  de  ce  Berger  3  ie  penfe  que 
c'eft  Adamas.    Ne  me  parlez- vous  point  de 
cette  forte  ,  dit-elle  5  pour  exeufer  voftrccom- 
pagne?  vous  eftes  trop  bonne:  car  fi  elle  auoit 
autant  d  auantage  fur  vous  5  ne  doutez  point 
qu'elle  ne  s'en  preualuft  bien  mieux.    C'eft 
la  plus  malicieufe  ôc  la  plus  ialoufe  que  ie  vis 
iamais  de  toutes  celles  qui  s'approchent  de 
moy  ,  &  principalement  quand  ie  parle  a 
vous.    Madame,  refpondit  Siluie,  iamais  la 
confideration  d'aucune  de  mes  compagnes  ne 
me  fera  manquer  a  ce  que  ie  vous  dois  :  Ec 
quant  à  leur  cnuie  &  îaloufie,  cela  ne  m'en 
fera  non  plus  iamais  reculer,  &  ne  fçaurois 
en  vouloir  mal  à  Leonide  :  car  ie  îuge,  que 
fi  elle  ne  vous aimoit  point,  elle  ne  feroitpas 
ialoufe  de  celles  qui  vous  approchent .    Ma 
mignonne,  dit  Galathée,  en  luy  prenant  la 
tçlte  de  deux  mains  ^  &  la  baifent  au  front  3  il 


j-2,4  La  II.  partie  d'Astre e; 
cft  tout  vray  que  vous  elles  trop  auifée  pour 
voftre  aage ,  qu'à  voftre  confideration  îe  veux 
rappeller  Leonide,  à  qui  fauois  défendu  rr-a 
maifon  :  mais  auec  proteftation  3  que  le  veux 
que  vous  foyez  la  plus  proche  de  ma  perfonne, 
&quec'eftàvous  que  ie  remettray  tous  mes 
fecrets.  Iufques  icy  voftre  bas  a  âge  m'en  a 
empefehée  :  mais  ie  connois  à  cette  heure 
que  fr  voftre  corps  eft  îeune  5  voftre  efpric 
eft vieux  &fage.  Et  pource  tenez-vous  d'or-- 
en-là  le  plus  près  de  moy  que  vous  pourrcz,& 
fans  que  ie  vous  appelle  entrez  librement  par 
toutoùieferay,  carie  le  veux  ainfi.  Et  afin 
que  Leonide  vous  foit  obligée,  mandez-luy  ce 
que  vous  auez  faid  pour  elle  3&  qu'elle  reuien  - 
ne.  Madame  j  refpondit  Siluie,  en  luy  fai- 
fent  vne  grande  reuerence,  &  au  lieu  de  la 
main,  baifant  fon  linceul,  l'honneur  que  vous 
me  faictes  eft  fi  grand  ,  que  ie  ne  l'oubliray  ia- 
mais3  &nefçaurois  penfer  qu'autre  confîde- 
ration  que  voftre  feule  bonté  vous  ait  pu  pouf- 
fer à  me  faire  ce  bien.  le  le  reçois  comme 
ceux  que  les  Dieux  nous  enuoyent  outre  no- 
Are  mérite  3  &  vous  îure,  Madame.,  que  de 
volonté  &  fidélité  ie  ne  failliray  non  plus  en 
ce  que  ie  connoiftray  concerner  voftre  feruice, 
qu'a  ce  que  ie  dois  aux  grands  Dieux  mefmes. 
Et  quanta  ce  qui  touche  Leonide,  neferoit- 
il  point  plus  à  propos  que  vous  attendiiTiez  le 
jour  des  feux  de  ioye  qu'Adamas  y  fera,  afin 


Livre  septiesme.;  py 

que  vous  faiTiez  femblant  de  remettre  cette 
offenfe  à  fa  confideration  ?  Mais  3  mamie,  ref- 
pondit  elle,  c'eft  contre  Adamas  que  le  fuis 
en  colère,  puis  que  c'eft  luy  qui  m'a  fait  cette 
offcnfe.   Madame,  répliqua  Siluie,  me  per- 
mettrez-vous  de  vous  dire  vn  confeil  que  ma 
mère  me  donna  quand  le  la  laiffay  ?  Ma  fille, 
me  dit-elle,  reflfouuiens-toy  quand  quelque- 
vne  de  tes  compagnes  t'aura  faict  defplaifîr  de 
ne  leur  faire  iamais  paroiftre  que  tu  leur  en 
vueilles  mal,  que  quand  tu  auras  le  moyen 
de  t'envenger.  Carfîtulefais  en  autre faifcn, 
cela  ne  feruira  qu'a  l'aigrir  dauantage  contre 
toy  ,  &  à'te  faire  ouuertement  ce  quelle  ne  fai- 
foit  qu'en  cachettes.    le  veux  dire  aufîl,  Ma- 
dame 3  que  vous  ne  deuez  point  faire  paroi- 
ftre la  mauuaife  fatisfaction  que  vous  auez  d'A- 
damas ,  que  vous  ne  la  luy  piaffiez  faire ref- 
fentir ,  de  peur  que  fe  voyant  hors  de  vos  bon- 
nes grâces  ,  il  ne  fe  faffe  ou  die  chofe  qui  vous 
tende encor  plus  de  defplaifîr.    Ainfi  par  la 
prudence  de  cette  îeune  Nymphe,  Galathée 
oublia  vne  partie  de  la  colère  qu'elle  auoit  con- 
tre moy,  &  fe  refolut  de  n'en  faire  rien  pa- 
roiftre à  mon  oncle  que  la  faifon  ne  fut  chan- 
gée, dequoy  Siluie  m'aduertit  incontinent  3 
afin  qu' Adamas  ne  failhft  pasdefe  trouueraux 
feftes  qu  Amafis  preparoit. 

Mais  cependant  Polemas  neftoit  point  fans 
peine: car  il  voyoit  que  par  toutes  ks  nou- 


pS  La  II.  partie  d'Astre  e. 
tielles  qui  venoient  de  l'armée  des  Francs  3  il  y 
auoit  touiîours  tant  de  chofes  à  l'aduantage  de 
Lindamor,  que  l'on  parloit  plus  de  luy  prcf- 
que  que  de  tout  le  refte  3  &  que  cela  eftoit  cau- 
fe  qu'il  s'acqueroit  merueilleufement  la  voix 
de  chacun ,  ôc  quau  contraire  on  le  renoic  pres- 
que pour  vn  fainéant,  de  forte  qu'il  fe  m  bloit, 
que  la  gloire  de  ion  nual  diminuait  la  fiennc 
d'autant:  mais  ce  qui  luy  fafchoit  le  plus ,  c'e- 
ftoit  que  la  ruze  de  Climanthe,  dont  ie  vous 
ay  autresfois  parlé  5  n  auoit  rien  faid  à  fon  ad- 
uantage3  &  ne  fçachant  pas  ce  qui  en  eftoit 
adwenu  3  il  eftoït  le  plus  confus  homme  du 
monde  :  Touresfois  encor  qu'il  vift  tous  les 
îours  la  Nymphe  3  &  qu'il  l'entretint  bien  fou- 
uent  ,  îî  n  ofa-t'il  iuv  en  faire  iamais  fcmblant  : 
tant  s'en  faut,  vne  fois  que  Galathée  luy  en 
parla ,  pour  efprouuer  h  ce  que  ie  luy  auois  dit 
delaruzedePolemas  &  de  Climanthe  cftoit 
véritable,  il  feignit  de  forte  de  n'en  fçauoir  rien 
que  la  Nymphe  perdit  tout  a  fait  la  doute  où  ie 
1  auois  mile  3  m'accufant  en  fon  ame  d'auoir 
inuenté  cettemeritcne  a  l'aduantage  de  Linda- 
mor,  ainiï  que  fayfçeu  depuis  par  le  rapport 
deSiluie,  à  qui  la  Nymphe  racontoit  toutes 
ces  choies. 

Cependant  ie  paiîois  vne  vie  qui  n  cftoit 
point  defagreable  3  fî  l'euffe  eu  le  bien  que  i*ay 
maintenant  de  vous  voir.  Car,Celadon3ii  faut 
que  vous  fçachiez  que  Paris  eft  tellement 


Livre    septiesmé.  J27 

deucnu  amoureux  dcDiane ,  que  delaiiîant  fa 
première  façon  de  viure ,  il  ne  s'habille  plus 
qu'en  Berger ,  &ne  fe  foucie  que  des  exercices 
de  Berger.  Efi-ceDiane,  dit  Céladon,  qui  eft 
fille  de  la  fage  -Belluide  \  Ceft,  refpondit  la 
Nymphe,  de  celle-là  m  efme.  Ievousaffeure, 
adioufta  le  Berger,  que  cefl  bien  vne  des  plus 
belles,  des  plus  fages  6c  des  plus  accomplies 
Bergères  que  îe  vis  ramais,  &  qui  mente  vne 
auiîi  bonne  fortune,  &ie  prie  Teutates  qu'il 
la luy  enuoye.  le  fuis,  ditlaNymphe,  devo- 
ftre  opinion ,  mais  ie  ne  croy  pas  que  Paris  l'ef- 
poufe,  car' elle  m'a  dit  quelquesfois  que  ie  luy 
en  ay  parlé ,  qu'a  la  venté  elle  aime  &  honore 
Pans,  &:  qu'elle  connoift  bien  l'honneur  qu'il 
luyfaicldela  rechercher,  &  Taduantage  que 
ce  luy  peut  eftre  :  mais  qu'elle  ne  fcait  pour- 
quoyellenele  peut  aimer  d'autre  forte,  que 
comme  s'il  efîoit  fon  frère ,  qu'elle  connoiilbit 
bien  fes  mérites  ,  mais  qu'il  luy  eft  împoili- 
ble  de  larf eclionner  d'autre  forte.  Comment, 
interrompit  Céladon,  en  font-ils  défia  venus 
iîauant,  &vous  parle-t'elle  fi  familièrement 
de  ces  chofesrlele  trouue  effrange,  m  ereiîou- 
uenantdefon  humeur,  qui  efl:  a(Tez  retenue, 
voire  mefme  fî  retirée  que  fes  compagnes 
qu'elle  aime  le  plus,  qui  font,  comme  ie  crois, 
Aftrée  &  Phiilis ,  fçauent  fort  peu  de  fes  inten- 
tions. O  Berger  !  refpondit  la  Nymphe,  depuis 
les  trois  ou  quatre  Lunes  que  vous  n'y  aucz 


5i3  La  II.  Partie  d'Astrîl 
efté ,  tout  y  cil  bien  changé  :  Car  Aftrée  3Dia~ 
ne,  &  Phillis  3  ne  font  qu'vne  mcfmc  chofe: 
elles  font  ordinairement  enfemble  3  de  depuis 
voirre  perte  vous  diriez  que  Diane  a  fuccedé  à 
vollre  place.  De  plus ,  vous  auez  autresfois 
veu  Siluandre,  que  Ton  appelloit  le  Berger 
fans  affection ,  il  eil  main  tenant  fi  fort  amou- 
reux, que  peut-eftre,  fi  ce  n'ell  Céladon,  il  n'y 
en  eut  ïamais  en  voflre  hameau  qui  le  fut  da- 
uantage3  &:  cela  luy  eftaduenu  comme ie  vous 
vay  dire.  Phillis  &:  luy  entrèrent  en  différent 
de  leurs  mentes  3  &  parce  que  le  Berger,  quia 
l'efprit  vif  3  &  a  fréquenté  les  efcoles  des  Maiïi- 
iiens,  félon  queie  luy  ay  oùy  dire ,  auoit  des 
raifons  plus  fortes  6c  plus  prenantes  que  laBer- 
gere3  elle5  qui  eftd'vne  humeur  tres-agreable, 
propofa  que  Siluandre  pour  rendre  preuue  de 
ion  mente  3  fuft  condamné  de  feruir  auec  tant 
de  diferetion  vne  Bergère,  qu'il  s'en  fit  aimer. 
Le  Berger  accepta  ce  qu'elle  propofoit,  à  con- 
dition que  Phillis  fuft  contrainte  d'en  faire  de 
mefme.  Apres  plufieurs  difficultez,  Aftrée3 
Diane&moy  ,  ordonnafmes,  que  tous  deux 
feruiroient  vne  mefme  Bergère  ,  Se  que  dans 
trois  mois  cette  Bergère  lugeroit  lequel  des 
deux  auoit  plus  de  mentes  pour  fe  faire  aimer. 
Celaeftantainfirefolu,  Diane  fut  elléuë  pour 
eftre  feruie  de  tous  deux.  De  forte  que  depuis 
ce  temps  Phillis  faidt  fi  bien  la  paffionnée  :  qu'il 
n'y  a  Berger  qui  s'en  fçeut  mieux  acquitter. 

Or 


Livre    septiesme^  )iy 

Or  voyez  ce  qui  eft  aducnu  de  cette  feinte .  Sil  - 
uandre  qui,  comme ie  vous  difois,  eftoitiadis 
fi  defdaigneux  ,  eit  en  feignant  deuenu  fi  ef- 
perduëment  amoureux  de  Diane,  qu'il  n'y  a 
perfonnequine  reconnonTe  bien  qu'il  outre- 
paiTe  la  feinte  :  6C  fî  ie  m'y  fçay  connoiitre,Dia- 
ne  donnera  fon  iugement  à  fon  aduantage. 
Car  encorque  la  froideur  6C  la  modeftie  de  - 
cette  Bergère  fbient  très-  grandes  3  fi  recon- 
noift-on  bien  qu'elle  n'a  point  fa  recherché 
defagreable  :6c  quant  a moy  l'aiioue  que  horf- 
mis  Céladon  ie  ne  connois  Berger  plus  digne 
d'eftreaimé.  Et  parce  que  cette  feinté 'recher- 
che eft  eau  fe  que  Phillis  eft  prefquc  rouflours 
auec  Diane,  &que  Siluandre  ne  laafe  Diane 
le  moins  qu'il  peut  D  L1cidas  vcfïre  frère  a  creu 
qu'il  y  auoit  de  l'amour  entre  Phillis  6c  Siluan- 
dre 3  &fel'eft tellement perfuadé 3  quilacon- 
ceu  vne  fî  grande  ialoufie  qu'il  ne  les  peut  fouf- 
fnr  enfemble.  Et  d'autant  que  Phillis  ne  peut 
fe  bannir  de  la  compagnie  d'Aftrée  ,  &:  que 
Diane  eft  toufîours  auec  elle  ,  6c  Siluandre  au- 
près de  Diane,  le  pauure  Licidas  ne  le  pou- 
uant  foufFrir ,  ne  voit  plus  Phillis  que  par  des 
rencontrés  qu'il  ne  peut  efuiter.  Voila  bien 
du  changement, refpondit  le  tnite Céladon,  6c 
faut  que  i'auouë  qu'ils  font  tous  bien  fort  à 
plaindre  3  &  Licidas  fur  tous,  puisqu'il  eft  ré- 
tombé en  cette  dangereufe  maladie  d'Amoun 
Mais  ie  ne  le  trouue  point  eftrange ,  ayant 

2,  Part.  Ll 


yjo  La  IL  Partie  dAstree] 
roufiours  efté  le  naturel  de  mon  frère  de  fe  bif- 
fer aller  à  ces  imprelTions.  Ieprotefte  quant  à 
mov ,  que  nous  ne  ibmmes  point  frères  de  ce 
cofté-là.  Iene  veux  pas  nier  que  îe  n'aye  efté 
vne  fois  ialoux  :  mais  le  crois  que  c'eft  que  les 
amants  y  font  fubiets  vne  fois  en  leur  vie,  com- 
me l'on  dit  que  les  petits  enfans  le  font  a  de 
certaines  maladies  dangereufes  qui  ne  leur 
viennent  qu'vne  fois.  Phillis  auiïï  n'eft  pas 
peu  à  plaindre,  qui  ayant  donné  tant  d'aileu- 
rances  de  bonne  volonté  a  Licidas ,  le  voit  ton- 
tesfois  entrer  en  doute  de  fon  amitié.  Mais  ie 
crois  quéMa  connoirTance  qu'elle  a  que  cette  ia- 
loufie  en  mon  frère  n'eiïqu'vn  excez  d'amour, 
luyfaicr  porter  ce  defplaifir  auec  moins  d'im- 
patience. Quant  à  Siluandre,  &  à  Diane,en- 
cores  qu'il  faille  confeilcr  qu'il  eftoit  impoiîi- 
ble  que  deux  fuiects  d'amour  fe  puiffent  ren- 
contrer plus  efgaux:  car  fi  Diane  en  beauté  & 
en  biens  de  fortune  furpaffe  Siluandre  ,  la  ver- 
tu &  le  mente  du  Berger  les  peut  bien  contre- 
pefer  :  fi  eft-ce  que  ie  les  plains  tous  deux  infini- 
ment ,  parce  que  les  ayant  veu  viure  tellement 
maiftresde  leurs  aâions,  qu'il  n'y  auoit  rien 
qui  pûft  interrompre  leur  repos  que  leurs  affai- 
res domeftiques,  &  fçachant  par  expérience 
en  quel  cahos  de  troubles  &  d'inquietutes  ils  fé 
vont  plonger,  îleft  împolTible  que  ie  ne  fois 
touché  de  pitié  de  leur  voir  faire  vn  change- 
ment fî  defaduantageux.  Voila,  fage  Nymphe, 


Livre    sep  tie  s  m  il  531 

qui  nous  apprend  qu'il  n'y  a  point  de  bon -heur 
alleuié  entre  les  hommes.  Céladon ,  refpon- 
dit  la  Nymphe,  ie  crois  que  vous  feriez  le  mef- 
meTeutatcs,  iivous  leur  pouuiez  perfuader 
qu'ils  ne  riiilent  beaucoup  plus  heureux  qu'ils 
n'eitoientautresfois,  &  mefme  Siluandre,  de 
qui  la  compagnie  eft  au  double  plus  aimable 
qu'elle  ne  fouloiteftre ,  à  ce  que  fayoiïydire 
a  ceux  qui  l'ont  veu  auparauant.Quant  a  moy , 
dit  Céladon,  ie  fuis  en  cela  de  l'opinion  de  ce 
Berger  :car  s'il  y  a  en  amour  quelque  peine,  en 
quelle  forte  de  vie  n'y  en  a  c'il  point  ?  mais  fî 
vous  confidérez  quels  font  les  contentemens 
que  l'on  reçoit  d'aimer,  &  d'élire  aimé  d'vne 
perfonne  qui  le  mente,  ie  ne  croy  point  que 
vous  ne  m  accordiez  que  ce  n'eft  pas  viure  heu- 
reufement,  que  de  parler  fon  aage  fans  amour. 
Ah. 'Céladon  ,  dithNymphe,  auecvn  grand 
foufpir,  combien  font  chèrement  vendus  ces 
contentemens  que  vous  dites  /  le  m'en  remets 
à  vous  mefme,  fi  vous  en  voulez  auoùer  la 
vérité  fans  paffion.  Tous  ceux  qui  aiment, 
répliqua  Céladon ,  ne  rencontrent  pas  des 
Aftrées.  Mais  ,  adioufta  Leonide  ,  fi  vous 
auez  cette  opinion,  pourquoy  difiez-vous 
que  vous  le  plaigniez?  Parce,  refpondit  Cela- 
don,  que  tout  ainfi  que  c'en;  vne  douce  chofe 
de  vaincre  a  la  luitte ,  ou  à  la  courfe ,  tout  au 
contraire  d'efhe  vaincu  :  de  mefme  ie  crains 
qu'y  ayant  beaucoup  detrauail  en  l'amour,  ils 

Ll    i) 


$£  La  ÏI.  partie  d'A'stru,' 
ne  foienc  vaincus  ou  cftonnez  par  les  diffieuî- 
tez,  &:  s'en  retirent  auanc  que  de  les  auoir. 
furmontées.  Et  n'ay  -îe  pas  raifon  de  plain- 
dre ceux  que  îe  vois  entrer  en  ce  danger  donc 
FiATuë  eft  incertaine  ?  Mais  ie  m'eftonne  com- 
ment vous  auez  tant  appris  des  nouu elles  de 
Diane,  que  i'ay  toufîours  connue  pour  la  plus 
fecrette  de  nos  Bergères,  L'amour  de  Paris, 
refpondit-elle,  enaeftécaufe,  quimeTafaiéfe 
Voir  plus  fouuent  que  ie  neufle  pas  faidt.  Encor 
que  i'euiîe  beaucoup  de  volonté  d'aller  en 
voftre  hameau  3  penfant  que  vous  y  fufîiez, 
&  lors  que  i'eftois  en  peine  d'en  trouuer  quel- 
que bonne  exeufe,  Amour  me  fit  rencontrer 
Paris,  qui  ne  voulant  perdre  Toccafion  qui  fe 
prefentoit  dés  le  foir  que  l'y  arnuay  3  me  parla 
de  cette  forte.  Ma  fœur  (  car  Adamas  veut  que 
nous  nous  nommions  frère  &  feeur)  ne  vous 
refTouuenez-vous  plus  du  contentement  que 
vouseuftesia  nuict  que  vous  couchaftes  aux: 
hameaux  d'Aftrée  &  de  Diane  5  &  combien 
leur  conuerfation  eft  agréable?  Moy  qui  fea- 
uois  bien  qu'il  y  auoit  efté  plufieurs  fois  de- 
puis ,  ie  luv  refpondis  :  Si  fay  ,  mon  frère  , 
mais  i'ay  opinion  que  vous  en  auez  eu  meil- 
leure mémoire  que  moy  ,  à  ce  que  i'ay  oiïy 
dir e.Il  eft  vray  3  me  dit-il  3  &  ie  ne  nieray  poin  c 
que  leurs  mentes  ne  m'ayent  donné  plus  de 
volonté  d'acquérir  l'amitié  de  ces  belles  &  fa- 
ges  Bergères  9  que  ie  n'en  ay  faift  paroiftre. 


Livre    septiesme!  5-35 

O  !  mon  frère ,  luy  dis-ie  ,  vous  m'en  dites  plus 
que  ie  ne  vous  en  demande.    le  voy  bien, 
me  répliqua  t'il  en  foufriant,  que  c'eft  ce  que 
vous  voulez  dire ,  2c  ie  le  vous  auouë  libre- 
ment, afin  de  vousconuierane  refufer  point 
vne  requefteque  ie  vous  veux  faire ,  vous  en 
coniuranc  par  cette  confïderation,  &  par  tou- 
te noftre  amitié.    Puis  que  c'eft  par  noftrc 
amitié,  luy  dis-ie,  demandez  ce  que  vous  vou- 
drez ,  car  il  nJy  a  rien  que  ie  refufe  à  mon 
frère,  eftant  ainfi  coniurée.    le  vous  fupplie 
donc ,  continua-t'il ,  que  cependant  que  vous 
ne  retournerez  point  à  Marcilly ,  vous  vueillez 
aller  fur  les  dues  deLignon,  paffer  les  apres- 
difnées  en  la  compagnie  de  ces  belles  &  fages 
Bergères,  ôc  ie  vous  y  fuiuray.     AufH-bien 
trouuerez-vous  icy  les  iours  fort  longs,  ayant 
accouftumé  la  Cour  de  Galathée ,  outre  que 
les  nuages  de  Lignon  ont  des  ombres  fraif- 
ches  &  fî  plaifantcs  ,  qu'il  eft  impofTible  de 
s'y  ennuyer.    On  y  voit  fonde  claire  &  net- 
te 3  fi  peuplée  de  toute  forte  de  poiiîons ,  qu'à 
peinefe  peuuent-ils couunr  de  l'eau.    Vous  y 
entendez  mille  fortes  d'oy féaux ,  qui  des  pro- 
ches boccages  font  retentir  leurvoix  auec  mille 
Echos.  Il  y  a  des  fontaines  fi  fraifehes  &  fi  clai- 
res, qu'elles  comment  les  moins  altérez  d'en 
boire.    Bref,  luy  dis  -ie  en  foufriant ,  oh  y 
rencontre  des  plus  belles  &  agréables  Bergè- 
res de  toute  la  contrée.  Il  eftvray ,  medit-il, 

Ll    iij 


^4         L  A  1 1.  P  À  RTI  E    D*  A  S  T  R  E  E. 

6c  tout  cela  ne  vous  doit- il  pas  cormier  d'y 
allers  Toutce  que  vous  rne  racontez,  luy  dis- 
le  ,  ne  rn  efmeut  point  au  prix  de  la  volon- 
té que  vous  en  auez  :câr  pour  toutes  ces  cho- 
fes,  mon  frère  mon  amy,  ie  viens  du  Palais 
d'IiToure,  où  l'aybieneu  le  loifir  d'en  parler 
mon  enuie.  Mais  puis  que  vous  defirez  que 
j'aille  voir  ces  Bergères  ,  ie  leferay,  pourucu 
que  vous  me  diiiez  à  laquelle  vous  en  voulez  : 
ie  veux  dire,  fi  c'eft  à  Aftrée  ,  ou  à  Diane, 
Vous  elles  bien  deuenuë  curieufe  en  peu  de 
temps,  me  dit-il.  le  l'auoùe,  luy  refpondis- 
ie,  mais  cela  ne  m'empefehera  pas  que  ie  ne 
vous fàfTe cette  demande  encore  vne  fois,  & 
que  fi  vous  me  la  refu fez  3  ie  ne  die  qu'en  peu 
de  temps  aufTi  vous  eftes  bien  deuenu  fecret, 
puis  que  vous  m'en  difiez  auparauant  plus 
que  ie  n'en  voulois  fçauoir.  Et  quoy,  ma  feeur, 
me  dit-il,  ayant  fi  peu  de  mentes,  pourriez- 
vous  penfer  que  ie  m'addrerTaffeà  la  luftice  ?  le 
vous  entends ,  luy  dis  -  ie  ,  vous  voulez  dire 
Aftrée,  mais  aufïi  mon  frère,  prenez  garde 
que  laveuë  de  cette  Diane  ne  vous  farTe-  deuo- 
reràvos  defirs.  Or  confiderez,  me  repliqua- 
t'il ,  en  quel  eftat  ie  fuis .  le  vous  îure,  ma  fœur, 
que  ie  voudrois  eftre  en  danger  d'en  eftre  man- 
gé ,  voire  de  mes  chiens,  au  fil  bien  qu'Acleon, 
ponrueu  que  l'euiTe  le  bon-heur  de  voir  cette 
Diane  nue.  Eli  -  il  pofTible,  luy  dis  -  ie,  que 
vous  fafliezfî  peu  de  conte  de  voiire  vie  ?    Ce 


Livre    septiesme'.  fty 

n  cftpas  5  merefpondit-il,  qnc  i'efiimepeu  ma 
vie ,  mais  c'eft  que  l'eftimc  infiniment  la  veue 
de  cane  de  beauté.  Et  puis  quauiïi  bien  il  faut 
mourir,&quepeut-eftrelavic  me  laiifera  fans 
auoir  relîenty  nul  contentement  efgal ,  n'ay-ie 
pas  raifon  de  ne  la  plaindre  point,  pourueu  que 
auec  vntel  prix  cette  félicite  me  (bit  acquife/ 
Quant  amoy,  refpondis-ie,ie  ne  vous  blafine- 
ray  ïamaisdvne  iî  belle  eflecticn,  mais  ie  ne 
laiiîeray  pas  d'en  craindre  la  peine  pour  vous. 
Ma  fœur ,  me  dit-il3  la  difficulté  cft  la  pierre  où 
lesdefîrss'aiguifent.  Mais,  dites- moy  franche- 
ment, ferez- vous  a  maconfideration  vne heure 
du  iour  Bergère?  Comment  3dis-ie3queie  pren- 
ne leur  habit  comme  vous  celuy  de  Berger  ? 
Non  pas  cela,  me  dit-il:  car  outre  que  ce  vous 
feroit  de  l'incommodité^encorne  rapporterok 
il  rien  à  l'acheminement  de  ce  que  ie  defîre. 
le  veux  feulement  eftrc  auprès  de  ces  Bergè- 
res, feignant  de  vous  y  accompagner.  Ieferay, 
monfrere,  tout  ce  que  vous  voudrez,  luydis- 
ie,  mais  prenez  garde  quecetteouuerturene 
nuife  a  v  offre  deflein  :  car  voyant  de  cette  forte 
Diane,  elle  ne  vous  fera  point  obi  gée  de  vo- 
itreveue.Celle^nedit-il^dontvousparlezrfeil: 
pas  perfonne  qui  fe  paiiTe  de  les  vamtez,  &:  qui 
n'ait  allez  de  iugement  pour  difeerner  mes 
actions  ,&  les  difcernant  en  loiier  la  difcre- 
tion:  outre  que  la  connoifTance  quelle  aura  de 
mon  amour  par  fes  vifîtes  fera  la  moindre 

Ll     iiij 


$6      L  a  IL  p  a  s.t  i  e  D9A  stree; 
dVne  infinité  que  ie  luy  donncray  à  toutes  les 
heures. 

Cette  refolution  fut  donc  prife  de  cette  for-, 
te  entre  nous ,  &  dés  le  foirmefmeParisfit  en- 
tendre à  Ad.anas  que  s'il  le  trouuoitbon3  il 
m'accompagneroitàlachaife  où  iauois  enuie 
d'aller  le  lendemain  :  non  pas,  luy  dit-  il,  là 
feulement ,  maispartoutoù  elle  voudra  :  car 
i'en  ay  tant  aimé  le  père  3  que  quoy  que  ie  faffe 
ie  ne  m'^cquitteray  iamais  enuers  la  fille  de  Ta- 
rn itié  que  ie  luy  ay  portée.  Paris  n'attendoit 
que  cette  déclaration  pourparacheuer  fon  def- 
fein  :  cela  fut  cautè  que  le  lendemain  3  après 
auoirdïfné  de  bonne  heure 3  nous  defeendif- 
mes  la  colline  de  Laignieu,  &  partant  la  claire 
riuieredeLignonfurlepont  de  Trelin,  nous 
vinfmesfuiuant  la  riuiere3  iufqu'aupres  de  la 
Boutereffe,  oùremoiuantvnpeu3  de  laiffant 
le  temple  de  la  bonne  DeerTe  à  main-droide  3 
nous  vinfmes  fur  vn  lieu  releué  3  d'où  nous 
pouuions  voir  prefque  tous  les  deftours  de 
Lignon,  ôc  les  lieux  où  les  Bergers  mènent 
paiftre  leurs  trouppeaux.  mefmes  nous  y  en 
vifmes,  qui  pour  eftre  trop  eiloignez  3  ne  peu- 
rent  eftre  reconnus  de  nous.  Et  lors  que  par 
vn  petit  fentier  nous  commencions  à  defeen- 
dre  dans  la  plaine  :  Voyez-vous  3  luy  àis-kj 
mon  frere3  en  la  luy  montrant  du  doigt ,  cette 
touffe  d  arbres  3  quieftàmain  droic~te3  &  qui 
§  'approche  vn  peu  du  Ç>ord  de  la  riy  1ère  >  c'efi  le 


Livre    septiesml  5:37 

premier  lieu  où  1e  vis  iamais  Aftrée,  Diane  3& 
Phillis  :  &  iî  vous  eufliez  efté  auec  moy  au  lieu 
deSiluie,  vouseuffiez,  peut-effare3  appris  plus 
de  leurs  nouuelles  que  nous  ne  filmes  :  car 
latfées  du  chemin  nous  nous  y  endormifmes, 
&r  cependant  ces  trois  Bergères  fe  vindrent 
affeoirde  l'autre  cofté,  fans  nous  auoir  apper- 
ceuës,  &  ne  faut  point  douter  quelles  n'y  de- 
meurèrent muettes:  mais  par  malheur,  quand 
nous  nous  efueillafmes,  elles  partirent.  Il  efl 
vray  que  depuis  ïy  reuins  feule  au  retour  de 
Feurs,&f  ce  fut  lors  que  vous  me  rencontrâmes, 
&  que  iy  appris  bien  des  nouuelles  de  Diane, 
Ah  /  mafœur,  me  dit-il  foudam,  que  i'ay  bon- 
ne mémoire  de  ce  que  vous  me  dittes.  Ce  fiit 
au  temps  que  ie  commençay  d'aimer  autruy 
plus  que  moy-mefme.  Mais  par  la  chofe  que 
vous  aimez  le  plus  3  ie  vous  fupplie  de  me  dire 
ce  que  vous  en  fçauez  :  Aime-t'elle  quelque 
chofe?  voyez,  luy  refpondis-ie  en  fouf-riant, 
comme  vous  elles  des-ja  deuenu  ialoux,  &: 
que  feroit-ce  de  vous,  fi  vous  en  fçauiez  dauan- 
tage  ?  Contentez-vous  que  ie  vous  en  diray  ce 
que  ie  connoiftray  effare  neceffaire  que  vous 
(cachiez.  Mauuaife  foeur  3  me  dit- il,  vous  me 
traictez  comme  les  enfans  aufquels  on  montre 
des  pommes  pour  leur  en  donner  feulement 
enuie,  &  après  on  les  leur  refufe.  Auffi,  luy 
dis-ie ,  les  Amans  ne  font  guère  différents  des 
enfans.  Etquoy,  continua-t'il3  ie  ne  fçauray 


j38     La  II.  pa?.tte    d'Astme." 
doncques  point  à  cette  heure  iî  elle  ayme  ou 
non  ?  II  y  a  plus  de  danger,  luy  dis-ie,  qu  elle 
ne  vous  vueille  point  aimer,  qu'il  n'eft  pas  a 
craindre  qu  elle  en  aime  quelqu'autre.  Que-y 
que  vous  me  rafliez,  dit-il,   vne  fort  grande 
menace ,  fi  fuis-ie  plus  ayfe  de  TaiTeurance  que 
vous  me  donnez  qu'elle  n'ayme  perfonne,  que 
ie  ne  fuis  en  peine  de  la  doute  que  vous  autz  . 
qu'elle  ne  me  vueille  point  aimer.  Et  pour- 
quoy  3   luy  refpondis-ie,  ne  voudnez-vous 
point  auoir  vn  bien ,  fi  quelque  autre  y  auoit 
part?  Pour  vous  refpondre,  dit'Pans,  il  fau- 
drait faire  vne  longue  diftinftion  des  biens, 
fi  vous  diray-ie  briefuement  qu  îi  y  en  a  qui 
font  d'autant  meilleurs  qu'ils  font  plus  corn- 
municables,  &  d'autres  d'autant  plus  à  efhmer 
qu'ils  fe-communiquent  moins ,  &  en  ce  der- 
nier ordre  il  faut,  félon  mon  opinion,  que  les 
biens  d amour  l'oient  mis.  Iecroy,  refpondis- 
ie,  que  fi  l'eftois  capable  d'aimer  l'en  aurois 
cette  mefme  créance ,  mais  que  cette  peur 
ne  vous  diminue  point  les  faueurs  que  vous  en 
receurez:  car  vous  deuezeftre  tres-afîeuré  que 
celles  qu  elle  vous  fera  (  fi  toutesfois  ce  bien 
vous  arnue  )  pour  certain  ne  feront   point 
communes. 

Or,  Céladon,  ie  vous  ay  fait  tout  ce  difeours 
par  le  menu,  afin  que  vous  îugiez  de  quelle 
ibrre  Pans  eit  viuemenr  atteint:  maintenant 
levons  diray quelque  choie  de  Siluandre,  & 


LlVkE     SEPTIESME,  fi<? 

de  Licidas.  Defcendant  donc  de  cette  forte 
dans  la  plaine,  nous  apperceufmesSiluandre, 
qui  afiis  auprès  de  quelques  arbres  eftoit  telle- 
ment attentif  à  châter  au  fon  de  fa  cornemufe 
qu  il  ne  fe  prenoit  garde  que  Diane  l'ayant  re- 
c  jnnu  à  la  voix  paflbit  doucement  derrière  le 
buiflbn  pour  l'efcouter  fans  eftre  veue:  Et  Dia- 
ne eitoit  fi  defîreufe  de  l'oiiyr  qu  elle  ne  voyok 
pas  Aftrée  &Phillis,  qui  la  regardoient  faire, 
qui  touchées  dVne  femblable  curiofité  pat 
foient  d'vn  autre  collé  pour  n'effare  veues  ny 
de  Diane  ny  de  Siluandre,  mais  nouseufmes 
bien  du  plaifir  à  côlîderer  Licidas,qui  eftant  fur 
vne  motte  vn  peu  plus  releuée  ,regardoit  Prril- 
lis  fe  traînant  en  terre  lentement  pour  n'efîre 
point  veue  de  Siluandre.  Car  ayant  opinion 
que  l'amour  qu'elle  portok  à  ce  Berger  luy 
donnoitdela  curiofité  de  l'ouyr,  ildemeuroit 
tout  debout  les  bras"1  croifez , '&:  les  yeux  à  ce 
que  nous  pouuions  ïuger  tellement  fur  elle, 
qu'il  fembloit  immobile.  le  ne  l'eulTe  pas  re- 
connu de  fi  loing,  fans  Pans  qui  ks  voyok 
tous  bien  fouuent.  Or  cependant  que  nous 
defcédions.nous  vifmes  que  tout  à  coup  voftre 
frère  enfonçant  fon  chapeau,  &:  tournant  le 
dos  à  fa  Bergère  s'en  venoit  droit  à  nous  fans 
nous  voir,  quelquefois  les  bras  eftendus  ,&: 
regardant  le  Ciel,  &:  d'autres- fois  fe  les  croi- 
fant  fur  Teftomac ,  &  tenant  les  yeux  en  terre. 
L'action  ou  nous  le  vifmes  nous  dona  volonté 


J40  La  IL  partie  d  Astree." 
d'ouyr  les  paroles  qu'il  difoit,  &:  pource  nous 
cachant  derrière  quelques  hayes,  qui  eitoient 
le  long  du  chemin,  nous  pnfmes  garde  que 
tout  à  coup  il  fe  laiffa  choir,  comme  fi  quelque 
mal  luy  fuit  furuenu.  Nous  nous  auançafmes 
pour  voir  ce  qu'il  deuiendroit \  &  nous  eftans 
approchez  doucement  de  luy,  nous  ouyfmes 
qu'après  quelques  foufpirs  il  parla  de  cette 
forte: 


SONNET. 

Qujl  eft  ialoux  auec  raifon. 

A  M  o  v  r  qui  dans  mon  cœur  vas  lifant 
mespenfées, 
Dans  mon  cœur  ou  ta  main  tous  les  iours  les  efcrit, 
Ne  vois-tu  quv?i  fcupçon  m  algrétoy  les  aigrit, 
guoy  qiiauec  tes  douceurs  elles foient  commccces* 

Tant  de  fermens  iure2,  tant  de preuues pafices 
Ne  fçauroient  r  affeurer  a  ce  coup  mon  ejprit, 
Fuis  qu  autres-fois  Amour,  dle-mefme  m  apprit, 
Jj)ue  les  voix  dyvn  Amant  font  enfin  exaucées. 

Dieux  !  s'il  efivray,  qù enfin  l'on  exauce  vn 
Amant 
Ne  [uù-ie  point  ialoux  auecque  iugement  ? 
Qui?ie  le  fer  oit  point,  ceferoitvnefouchc^.  - 


Livre   septiesme!  j4i 

îe  îay  vcu  de  mes  yeux  deuantelle  a  genoux > 
La  voila  qui  ne  pend  que  de  fa  feule  boucher , 
Etquiferoit  ï  Amant  qui  rienferoit  ialoux? 

A  peine  auoic-il  paracheué  ces  vers ,  que 
nous  le  vifmes  tout  à  coup  fe  releuer ,  &:  fe 
hauifant  fur  le  bout  des  pieds  regarder  ce  que 
faifoit  Phillis,&  peu  après  au  petit  pas  s'appro- 
cher d'elle,  s  en  retournant  d'où  il  eftoit  venu. 
Nous  ne  fufmes  point  apperceus  de  luy,  parce 
qu'il  auoit  tellement  toute  fa  penfée  en  fa 
Phillis,  que  quand  nous  euflions  efté  deuanc 
fes  yeux,  ie  croy  qu'il  ne  nous  euft  point  vens, 
Nous  le  fuiuifmes  de  loing,  &  lorsqu'il  fe  ca- 
cha auprès  de  Phillis3nous  en  fifmesde  mefme 
pour  ouyr  Siluandre  qui  chantoit  ces  vers 
quand  nous  yarnuafmes. 


i 


STANCES. 

Monde     d'  A  m  o  v  r." 

/. 

A  M  o  v  R ,  grand  artifan ,  a  fait  *vn  au- 
tre Mond<LJ\ 


La  terre  ce[imafoy,qui  ri  a  nul  mouuement, 

t  comme  ÎVniuersfur  la  terre  fe  fonder , 
Aiafoy  de  ce  beau  Monde  ejt  le feur fondement. 


54* 


La  Iï.  partie    d'Astree. 


//. 


J^uefi  quelques  foupçons  dvne  ialoufe guerre 
Esbranlent  en  mon  cœur  cette  confiante  foy- 
C V/?  comme  quanà  les  vents  font  enclos  dans  la 

terre, 
£hùpar  des  tremblemens  la  rempli ffe?tt  d'effroy. 

III 

Ailes  pleurs  font  ï  Océan ,  auÇi  tarir  mes  lar- 
mes 
A'cfivn  moindre  de  fein  que  d'efpuiferlamcr: 
La  peur  de  nefire  aimé  caufe  de  tant  d'allar- 

mes, 
Cefi  ï  orage  qui  fait  cette  merefcumer. 

IK 

Cette  mer  eftamere,  encore  que  fe s  ondes9 
Ne  [oient  qùvn  grand  amas  desfleuues  qui  font 

doux: 
Tins  amers  font  mes  pleurs,  ey  leurs  fource  s  fé- 
condes, 
Plus  douces  a  mon  cœur  comme  venant  die  vous. 

F. 

L'air,  cefima  volonté  qui  libre  enfapuif 
[ance, 
o/  ïmtour  de  ma  foy  va  toufwurs  fe  mou- 
uant, 


Livre    sbptusme.  5-43 

ttis  vents  font  leurs  dcjïrs  ardans  dés  leurnaif 

pince, 
Dont  scfmeut  mcn  vouloir  comme  ï air  par  le 

v.nt. 

VI 

K-sfstfSi  comme  les  vents  diuerfement  fremif 
fent, 
Sous  des  rochers  affreux,  dont  ils  ri 0 fent  par- 
tir, 
De  mefme  mes  defrs  au  rejpea obeiffent, 
Et  dans  mon  cœur  enclos  rien  oferoient  fortir.     l 

VII 

Cet  innifible  Feu  qui  les  airs  enuironncj , 
Ceft  la  flamme  fecrette  ouïe  me  vay  bruflant, 
Et  comme  ce  grand  Feu  ne  fe  void  de  perfonn^j, 
k_A 'chacun  mon  ardeur ie  vay  difimulant. 

VIII. 

Comme  ïon  void  quau  Feu  tout  efl  réduit  en 
fiâmes , 
El  que  four  ce  dévie  il  ne  f  eut  rien  nourrir: 
De  mejme  le  s pen  fers  qui  font  dedans  mon  ame , 
S'ils   ne  bruflent  foudain ,    doiuent  foudain 
mourir. 

I  X. 

La  Lune  cefl  Vefyonqui  crcijfejr  diminué, 
De  vous  feule  empruntant  les  rats  dont  il  reluit, 


544     La  II.  Partie    d'Astkei 
tJMais  lors  que  fajis  lumière  elle  erre  dans  la 

nue, 
C7efl  mon  vague  Penfer ,  qui  fans  raifon  vous 

fuit 

X. 

Le  Soleil  ce(lvofireœil  lumière  fans  féconde: 
Bel  œil ,  Soleil  d'Amour,  qui  nous  e flaire  a  tous: 
Jjhte  fi  l'autre  Soleil  donne  la  vie  au  Mondes ', 
guel  Amant  peut  nier  de  la  tenir  de  vous  ? 

XL 

?uù  de  tant  de  beauté^  Amour  vous  a  pour- 

ueue\ 
Que  [on  iour  cefivous  voir,  fa  nuict  ne  vous 

voir  pas. 
Si  ce  rieftque  dauoir  le  bien  de  vofire  veue\ 
Nous  fit  plufloflla  vie,  &  ï autre  le  trejpœs. 

XI  L 

L'Eflé,  cejl  le  tranfport,  dont  le  fang  me 
bouillonnes , 
Et  ÏHyuer,  cejl  la  peur ,  qui  me  gelé  en  tout 

temps  : 
CMais  que  me  vaut  cela ,  fi  toufiours  mon  Au- 
tomnes , 
Efi  fans  fruicts  aufii  bien  que  fans  purs  mon 
Printemps  ? 

Siluan- 


Livre    septiesmï!  545" 

Siluandreparach:ua  bien  ce  qu'il  chantoit 
de  cette  forte:  mais  non  pas  fes  penfées:  au 
contraire  s'arreftant  fur  le  dernier  couplet: 
Helas!  difoit-il.  Amour,  puis  que  tu  ordonnes 
que  l'Automne  n'ait  point  de  fruicts  pour 
moy  quene  permets-tu  pour  le  moins  que  le 
Printemps  me  donne  des  fleurs  ?  Si  eft-ce  bien 
tacouftume,  ô  petit  Dieu!  de  nourrir  d'efpe- 
rance  ceux  que  tu  ne  peux  contenter.  Et  pour- 
quoy  romps-tu  cette  coufiume  pour  moy? 
Mais  va  5  tu  es  îufte  ,  puis  qu  il  ne  falloit  pas 
chaftier  mon  outrecuidance  auec  vn  moin- 
dre (iipplice  que  celuy  que  ie  relfens  ;  Ec 
toutesfois  ie  m'en  plains,  car  erïcor  qail  foit 
iufteil  nelaifla  pas  d'eftre  douloureux,  com- 
me encore  que  coulpabie  3  ie  ne  laiiTe  pas 
d'eftre  feniible.  A  ces  mots  il  fe  teut,  &:  rou- 
lant pluiîeurs  fortes  de  penfées,  il  donna  loi- 
fir  a  Diane  de  ietter  l'œil  fur  fes  compagnes, 
&i  voyant  quelles  l'auoient  apperceuë ,  elle 
en  eut  honte ,  &:  pource  fe  leuant  douce- 
ment, &  s'approchant  d'elles,  elle  dit  à  Phil- 
lis:  le  vous  iupplie 3  mon  feruiteur,  cepen- 
dant qu'Aftrée  &  moy  nous  efloignerons  vn 
peu ,  demeurez  icy,  afin  que  fi  ce  Berger  nous 
oyoit  partir  vous  le  puiffiez  amufer:  car  ie  ne 
voudrais  pas  qu'il  fçeuft  que  ie  TcuiTe  efeou- 
té.  Et  Pliillis  ayant  fait  fîgne  qu'elle  y  pren- 
droit  garde,  AÏlrée& Diane  s'en  allèrent.  le 
remarquay  que  Licidas  iugea  lois  que  ces 
2,.  Part.  Mm 


y4o  La  II.  partie  d'Astri-, 
deux  Bergères  auoient  voulu  emmener  Philhs» 
mais  quelle  nauoit  voulu  laifler  Siluandre 
pour  l'amour,  qu'il  croyoït  quelle  luy  por- 
tail Les  aftions  qu'il  fit  de  la  telle  &  des 
mains  en  la  confiderant,  me  rirent  auoir  cette 
opinion.  Cependant  Siluandre  recommença 
déchanter  ces  vers: 


SONNET. 

Qve     d'adorer     sevlement 
Diane,  il  eft  trop  heureux. 

SI  l  V  a  n  d  R  E  qui  te  pla'ms  comme  d'vne 
iniustices  > 
giik  fi  belle  CMaiftreffe  ^Amour  ta  desti- 
né, 
Rends4uy  grâces  pluftoflde  ?  auoir  ordonné 
De  femirde.  victime  en  fi  beau  farific^ . 

Depuis  que  ce  grand  Dieu  d'vn  puiffani  ar- 
tifices , 
Séparant  le  cahos,  le  monde  a  façonné: 
Jamais  dedans  le  Ciel  ne  fut  imaginé 
Rien  plus  beau  que  la  belle  a  qui  tu  fais  fer* 
uices. 


Livre    septiesme*  5É47 

Cejfe  donc  de  te  plaindre,  où  tu  plaindras  a  tort, 
Jgueji  tu  meurs  pour  elle,  e  [NI  plus  belle  mort  ? 
CejHors  que  ïame  vit  quand  elle  en  ejl  meurtrie. 

jQuefi  ïatnour  te  fait  idolâtrer  Ces  jeux, 
Adore-les ,  Siluandre ,  mnfi  comme  des  Dieux, 
£hà  jamais  a  commis  {lus belle  idolâtriez? 

Ce  Berger  euit,  peut-eftre,  continué  dauan- 
tage,  &  Paris  &  moy  citions  fefolus  de  fuiure 
les  Bergères,  mais  Dnopé  le  chien  cie  Diane 
s'efehappant  d'entre  fes  mains,  s'en  courut 
vers  Siluandre  pour  luy  faire  feite,  parce  qu'il 
auoit  accouitumé  de  le  careiTer.  Le  Berger 
fe  releua  incontinent,  &  lettant  la  veuë  de 
tous  collez  5  il  ne  la  vid  point  :  mais  il  apper- 
ccut  bien  Licidas  qui  l'efcquoit ,  6c  Phillis, 
qui  l'ayant  veu  fe  leuer,  pour  fatisfaire  à  ce 
que  Diane  luy  auoit  dit  ?  s'en  venoit  vers 
luy  pour  l'amufer.  Mais  ainfî  quelle  s'auan- 
çoit,  elle  apperceut  Licidas,  qui  luy  fit  chan- 
ger de  deiTein:  car  fçachant  combien  ce  Ber- 
ger auoit  de  laloufie  pour  Siluandre  ,  elle 
tourna  les  pas  ailleurs  :  &  cela  luy  en  fît 
foupçonner  dauantage  penfant  qu'elle  fe  von- 
luit  cacher  de  luy.  Siluandre  qui  fçauoit  le 
cœur  de  tous  les  deux ,  à  ce  qu'il  me  fit  depuis 
entendre,  &  qui  vouloit  fuiuant  la  refolution 
qu'il  en  auoit  faifte  autresfois  augmenter  la 
laloufie  en  Licidas,  feignant  de  ne  voir  point 

Mm    ij 


j48      La  II.  partie   d'Astrh; 
voftre  frère  fe  met  à  courre  vers  Phillis,  Se 
l'ayant  atteinte   luy  prend  vne  main  qu'il 
baifa  par  force  deux  ou  trois  fois:  de  puis  la 
prenant  fous  les  bras,  luy  demanda  des  nou- 
uelles  de  Diane  ôc  d'Aftrée.  LaBergere  eftoit 
fî  ennuyée  de  ce  que  Licidas  voyoït  toutes 
fes actions,  qu'elle  ne  fçauoitque  luyrefpon- 
dre.  Pans  5c  moy  qui  eftions  des-ja  achemi- 
nez pour  fuiure  Àftréc  &  Diane  nous  en  al- 
lafmes  vers  PhïlHs  &  Siluandre,  qui  ne  fut 
point  vne  rencontre  fafcheufe  pour  elle,  par- 
ce que  Siluandre,  qui  eft  fort  ciiuhfé ,  com- 
me vous  fçauez,  la  laiffa  en  paix  ,  &  vm- 
drent  tous  deux  à  nous  pour  nousiakier. 
Licidas  au  contraire  plus  mal  fatistait  de  cette 
veuë  qu'il  n'auoit  ïamais  efté,  fe  retira  dVn 
autre  cofté  fans  faire  femblantde  nous  auoir 
apperceus.    Eftans  donc  tous  quatre  enfem- 
ble ,  nous  prifmes  noftre  chemin  du  coite  où 
nous  auions  veu  aller  Aftréc  &  Diane  ,  après 
que  Siluandre  raiîemblant  fon  troupeau  ôc 
celuy  de  Phillis,  les  eut  chaffez  du  cofté  où 
elles  citaient  paflees:  qui  nefutpas,  fans  dou- 
te 3  vn  petit  rcnouuellement  de  îaloulie  en 
Licidas ,  voyant  comme  ce  Berger  prenoïc 
le  foing  de  conduire  les  brebis  de  Pfaflfas  :  car 
voftre  frère  alloit  de  temps  en  temps  tour- 
nant la  tefte  de  noftre  cofté  3    pour  voir  ce 
quenousfaifions. 
Sans  mentir,  interrompit  Céladon,  il  eit 


Livre    siptiesme.  '5:49 

bien  à  plaindre:  car  pour  le  peu  que  l'en  ày 
cfprouué ,  îe  crois  que  la  ialoufie  eft  vne  des 
plus  fenfiblesbleffures  dont  vn  Amant  puiffe 
eftre  atteint.  Mais,  belle  Nvmphc,  que  de- 
uint-il?  le  ne  le  vous  fçaurois  dire,  refpon- 
dit-elle,  car  ie  ne  le  vis  plus  de  tout  le  iouï; 
&  quant  à  nous ,  nous  trouuafmes  Diane  & 
Aftrée  peu  de  temps  après  qui  attendoient,  à 
ce  que  ie  penfe,  leur  compagne.  Nous  pat 
fafmes  auec  elles  toute  la  îournée,  &  auec 
beaucoup  de  contentement.  Paris  entretenoit 
Diane  ,  Siluandre  faifoit  la  guerre  a  Phillis, 
&moy  ie  partais  auec  A ftrée,  que  ie  trocuay 
en  vérité,  tres-digne  d'eflre  aimée  &:  ferme 
de  Céladon.  Me  permettez-vous,  belle  Nym- 
phe, dit  Céladon,  d'eftre  vn  peu  curieux  en 
cet  endroit  ?  Et  que  de/irez-vous  de  fçauoir 
de  moy,  ditLeonide?  Oiiyites-vousiamais, 
dit-il,  vne  plus  douce  &  agréable  parole  que 
la  fienne?  elle  a  vn  certain  ton  en  la  voix, 
&  quelque  façon  de  prononcer  qui  charme 
m  erueilleufement  l'oreille.  Il  eft  certain,  réf. 
pondit  la  Nymphe,  de  ce  que  i'eftime  dauan- 
tage,  ceft qu'il  n'y  a  point  d'artifice,  &que 
toutes  fes  paroles  font  pleines  de  modeftie  & 
de  ciuilité.  Mais,  fage  Nymphe,  adioufta  Ce- 
ledon,  ne  parla-t'elle  iamais  de  moy?  Si  fît, 
dit-elle,  mais  ce  fut  moy  qui  en  commençay 
ledifeours,  &:  ie  connus  bien  quelle  en  par- 
loir fi  peu ,  pour  l'opinion  qu'on  auoit  euç 

Mm   ii) 


yyo       La  II.  Pap.tîe    d'Astree! 
devoftrc  amitié.  Par  Teutates,  belle  Leonide," 
adiouita  leBerger?dites-moy  les  difcours  que 
vous  en  eui'tes  ;  ils  furent  fort  courts,  refpon- 
àit  la  Nymphe:  ôdenefçayfi  îe  m'enpour- 
ray  bien  rellbuuenir.  le  defirois  auec  pafiion 
de  fçauoir  de  vos  nouuellcs,  &  lors  que  Paris 
m'auoit  parlé  d'aller  dans  voftre  hameau,  le 
n'auoisiamais  eu  la  hardiefle  de  vous  nommer 
a  luy  3  de  quoy  qu'il  ne  m'euft  point  parlé  de 
vous ,  ie  penfois  qu  eftant  fi  fort  amoureux 
deDiane.,  il  nepriit  garde  a  autre  chofe  qu'a 
elle^ôc  à  ce  coup  ne  vous  voyant  point  auec 
ces  Bergères,  l'en  eftois  en  vne  peine  extrême  : 
en  fin  comme  l'on  pafTe  d'vn  fujeét  en  l'autre 
pour  peu  que  l'on  parle  enfemble,  ie  luy  dis 
que  ie  neufie  pas  penfé  que  les  Bergers  de 
Lignon  eufîent  efté  fi  gentils  ny  fi  ciuilifez 
que  ie  les  trouuois ,  &  que  la  première  fois 
que  reuenant  de  Feurs  ie  m'eftois  arrefiée 
auec  elles,  ç'auoit  principalement  elle  en  in- 
tention de  fçauoir  fi  ce  que  l'on  en  difoit,e(toit 
eftoit  véritable ,  &  que  Siluandre  dés  ce  îour 
la  m'en  auoit  donné  fort  bonne  imprefTion. 
A  la  vérité  ,  me  refpondit-elle  froidement, 
Siluandre  efi  vn  tres-honnefte  Berger:  mais3 
Madame  5  fi  vous  fufliez  venue  en  vne  autre 
faifon ,  ie  croy  que  vous  enfliez  eflé  beau- 
coup plus  fatisfaiéte  de  nous.  Car  au  temps 
que  ie  veux  dire  ,  il  y  auoit  vne  volée  de 
jeunes  Bergers ,  qui  fembloient  faire  a  l'enuy 


LîVKE     ST-PTIESME."  JJ! 

à  qui  feroit  plus  honneite  homme.  Et  que 
(ont- ils  deuenus?  refpondis-ie  :  Les  vns,  me 
dit-elle,  font  morts  comme  le  pauure  Cela- 
don,  les  autres  affligez  de  cette  perte  qui  eft 
encorcs  fort  frefche:  car  il  n'y  a  pas  plus  de 
trois  ou  quatre  Lunes,  qu'ils  demeurent  foli- 
taires  &  fe  retirent  de  toute  compagnie,  cônie 
Licidas  :  les  autres  eflonnez  de  ce  defaftre  onr 
quitté  les  nues  de  ce  malheureux  Lignon: 
bref ,  nous-mefmes  qui  femmes  demeurées, 
nous  trouuons  fi  eflourdies  de  ce  coup,  que 
nous  ne  pouuons  nous  remettre.  Céladon, 
repliquay-ie,  n'eftoit-ce  pas  ce  Berger  donc 
i'oiïys  parler  depuis  ne  fus-ie  îcv  :  C'eft  celuy- 
lamefme*  me  dit-elle,  auecvn  grand  foufpir, 
Eftoit-il  de  vos  parais?  luy  dis-ie.  Non,  dit- 
elle,  au  contraire,  fon  père  &  le  mien  eft  oient 
mortels  ennemis.  Mais  ,  Madame,  ceftbït 
bien  vn  des  plus  gentils  Bergers  qui  ayent 
jamais  efté  en  cette  contrée.  Et  quoy  qu'il 
y  euft  vne  très-grande  inimitié  entre  ceux 
de  fa  famille  &  de  la  mienne ,  fi  ne  puis-ie 
m'empefeher  de  le  regretter,  tant  il  auoit  de 
bonnes  conditions  qui  contraignent  chacun 
de  reiTentir  fa  perte.  A  ce  mot  elle  changea 
de  vifage  :  £c  fe  mettant  vne  main  fur  les 
yeux,  fit  femblant  de  fe  frotter  le  front.  le 
connus  bien  à  ces  difeours ,  que  vous  nefhez 
point  reuenu  vers  elle  ,   depuis  que  îe  vous 

Mm    îiij 


JJ2  LA    II.  PARTIE     D'AstRIE.' 

auoit  laiflee 3  &  connoiffant  qu  elle  ne  mê 
pouuoit  dire  nouuelies  de  ce  que  ie  defirois, 
&:  que  la  continuation  de  tous  les  propos  ne 
pouuoit  que  l'ennuyer 3  ie  changeay  de  dit 
cours,  &  quelque  temps  après,  voyant  qu'il  fe 
failbit  tard  3  Paris  &  moy  nous  retirafmes; 
Et  ce  fut  lors  que  ie  f;eus  deSiluandre  laia- 
loufie  de  Licidas  ,  car  vous  venant  accom- 
pagner îufques  fur  le  bord  de  la  nuiere3  ie 
luy  demanday  quelle  eftoit  la  trifteiTe  de 
voihe  frère  3  &  pourquoy  on  ne  le  voyoit 
point:  &  il  me  raconta,  qu'eftant  feruiteur 
de  Phillis,  il  eftoit  deuenu  îaloux  d'elle  &de 
luy ,  &  qu'expreffément  pour  le  tourmenter 
dauantage ,  quand  il  penfoit  eftre  veu  de  luy3 
il  feignoit  d'aimer  Phillis ,  &  en  faifoit  tou- 
tes les  demonftrations  qu'il  luy  eftoit  pofïi- 
ble.  Voila, Céladon,  comme  nous  paiTaûnes 
cette  première  iournée  :  &r  depuis  ne  pou- 
uant  fçauoir  de  vos  nouuelies  fay  toufîours 
continué  de  voir  cette  bonne  compagnie3  me 
femblant  qu'eftant  auprès  de  celle  que  vous 
aimez  ,  fefteis  en  quelque  forte  auprès  de 
vous.  Cela  fut  caufe  que  qu and  Arnafis  après 
auoir  fait  de  grands  préparatifs  de  refîoiiyf- 
fance  ,  fut  contraint  de  les  laiiîer  inutiles 
pour  les  nouuelies  de  la  mort  du  Roy  Me- 
rouée  ,  encores  que  Siluie  par  le  comman- 
dement de  Galathée  me  fit  fçauoir  que  ie 
pourrois  retourner  à  Marcilly  quand  ic  vou- 


Livre  s^ptiesme  yjj 

drois ,  îe  ne  voulus  toucesfois  m'y  en  aller, 
tant  îe  prenois  de  plaifïr  à  la  douce  vie  de 
ces  diferettes  Bergères .  Et  pourquoy  ,  ref- 
pondit  Céladon,  la  more  de  ce  Roy  attnfb- 
telle  Amafis  ?  Parce,  comme  ie  penfe,  que 
vous  fçauez  que  Clidamant  cftoit  auec  In  y  , 
6c  que  particulièrement  il  l'auoit  obligé  à  fon 
amitié,  outre  que  principalement  ce  Prince 
eftoit  infiniment  aimé  par  tout  où  il  eftoit 
connu  :  &:  de  peur  que  mon  oncle  ne  me  fit 
retourner  vers  la  Nymphe,  ie  luy  cachayla 
lettre  de  Siluie.  Mais,  Céladon,  confeflfez  la 
vérité,  ne  me  portez -vous  point  d'enuie  de 
ce  que  ie  vois  Afhrée,  &  que  ie  parle  à  elle 
toutes  les  fois  que  ie  veux?  Puis  que  vous  y 
prenez  plaifir,  refpondit  Céladon,  ie  ferois 
bien  marry  de  le  vous  enuier:  il  me  femble 
toutesfois  que  fî  chafque  chofe  eftoit  condui- 
te par  raifon ,  ie  pourrais  bien  auoir  part  à  ce 
contentement.  Et  pourquoy  ,  refpondit  la 
Nymphe  ,  vous  en  priuez- vous  vous  mef- 
mes?  Ah/  Leonide,  dit-il,  combien  verriez- 
vous  le  contraire  fî  vous  pouuiez  lire  dans 
mon  cœur?  Comment  voulez-vous  que  i'aî- 
me  6c  n'aime  pas  en  mefme  temps  \  Que  fî 
ie  n'aime  point  Aftrée  ,  ie  n'auray  point  de 
plaifîr  de  la  voir  yôciî  ie  l'aime,  comme  me 
puis-ie  plaire  en  luy  defplaifant  ?  Mais ,  luy 
dit  la  Nymphe  >  pourquoy  îugez-vous  que 
vous  luy  defplainez?  Parce  qu'elle  ma  defFcn- 


574  Là  1 1.  p  à  r  t  r  e  d' A  s  t  k  e  e! 
du 3  dit  le  Berger,  de  me  faire  iamais  voir 
à  elle  qu'elle  ne  me  l'ait  commandé  .  Et 
comment  voulez- vous  ,  dit  Leonide,  qu'elle 
vous  le  commande  ,  fi  elle  ne  vous  voit 
point ,  fi  elle  ne  fçait  où  vous  eftes  3  voire 
il  elle  croit  que  vous  foyez  mort?  Ah:  Nym- 
phe ,  s'eferia  le  Berger  5  qu'Amour  eft  vn 
puiiîant  Dieu  :  &  tout  ainfi  que  fans  raifon 
il  a  bien  trouué  le  moyen  de  me  bannir  de 
fa  prelence,  de  mefme  il  trouuera  bien  auec 
raifon  le  moyen  de  me  rappeller  quand  il 
luy  plaira.  Vous  eftes  donc  refolu,  ditLeo- 
nide  ,  de  ne  vous  reprefenter  point  à  elle? 
I'eflirois  pluftofl  la  mort,  dit-il,  &  que  tou- 
tes mes  fortunes  ibient  entre  les  mains  d'A- 
mour. A  ce  mot  il  le  leua  pour  changer  de 
difeours,  êc  prenant  la  Nymphe  par  la  main, 
fe  vint  affeoir  au  deuant  de  la  porte  où  il 
auoit  roulé  quelque  gros  cailloux.Mais  quand 
elle  le  vit  au  iour  3  elle  ne  peut  retenir  les 
larmes  le  trouuant  fi  changé  ,  dont  Cé- 
ladon s'apperceuant  :  N'en  foyez  point  affli- 
gée ,  courtoife  Nymphe  ,  ce  changement , 
dit-il ,  que  vous  voyez  en  mon  vifage  n'eil 
qu'vne  marque  d'vn  prochain  repos.  Il  fe- 
roit  ennuyeux  de  raconter  par  le  menu 
tous  leurs  difeours  :  tant  y  a  que  quelques 
perfuafions  dont  elle  peut  vfer  pour  luy  fai- 
re changer  cette  auftere  façon  de  viure,  elle 
ne  peut  obtenir  autre  choie  de  luy ,  iinon 


LlVKE    SEPTIESMî!  ftf 

que  fi  clic  vouloit  prendre  la  peine  de  le  voir 
quelquesfois,ille  fouffriroit.  Enfin  le  So- 
leil eftant  preft  à  fc  cacher.,  elle  fut  contrain- 
te de  fc  retirer  >  aucc  promefle  de  le  reuoir 
bien  fouuent. 


L    E 

HVICTIESM  E  LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

Paktie     d'Astre  e. 


V  e  l  qv -E  deffein queLeoni- 
de  euft  faict  de  n'auoir  plus  d  a- 
mour  pour  Céladon ,  fi  ne  fe 
pouuoit- elle  desfaire  entière- 
ment de  la  première  affeftion 
qu'elle  auoit  eue  pour  luy  3  tant  cette  paffion 
efè  difficilement  arrachée  quand  elle  a  ietté  de 
profondes  racines  dans  vn  cœur  qui  n'a  point 
d'autre  foucy.  De  forte  que  la  rencontre 
qu'elle  auoit  faite  de  luy ,  ne  iuy  auoit  pas  rap- 
porté vn  petit  contentement  :  mais  le  defplai- 
fif  de  l'aiioir  veu  en  vn  fî  miferable  eftat,  n'c- 
floit  pas  moindre,  &  fe  rendoit  encor  plus 
grand  ,  quand  elle  fe  reprefentoit  l'effrange 
refolution  qu'il  auoit  fai&e.  Si  bien  qu'elle  fe 
trouuoit  étrangement  combattue,  &nefça- 
uoit  fî  elle  fe  deuoit  plus  refîouyr  de  i'auoir 


^8  La  II.  partie  d'Astre^ 
trouué  s  que  s'attriftcr  de  Tefht  auquel  elle 
l'auoit  trouué.  Tant  que  le  chemin  dura,  elle 
ne  fît  que  penfer  &  chercher  les  moyens  de 
le  retirer  de  cette  façon  de  viure.  Quelques- 
fois  elle  auoit  opinion  quelle  deuoit  faire  en- 
tendre le  tout  a  la  Bergère  Aftrée  ,  afin  que  l'y 
conduifant,  il  laiifaft  cette  vie  fauuage.  Mais 
ellechangeoit  d'auis  aufii-toft  qu'  elle  fereftbu- 
uenoit  que  par  ce  moyen  elle  s'oftoit  toute  ef- 
perancedepouuoinamais  eftre  aimée  de  luy, 
fçachant  bien  que  il  Aftrée  entendoit  qu  il  fuft 
çnvic3  &qu'ellelepeufttrouuer,  elle  luy  fe- 
roit  tant  de  demonftrations  de  bonne  volonté 
quelle  ne  deuoit  plus  rien  efperer  de  luy.  Car 
encor  qu'elle  eufl  trouué  Céladon  fi  opinia- 
ftre pour  conferuer l'affe&ion qu'il portoit  à  fa 
Bergère  3  fi  ne  fe  pouuoit-elle  figurer  qu'vne 
amitié  peuft  longuement  viure  feule,  &  fe  per- 
fuadoit  qu'enfin  l'amour  feroit  des  merueilles 
pour  elle,ou  pour  le  moins  le  defdain  d' Aftrée. 
Changeant  donc  dams  3  &c  fe  reprefentant 
qu'A  damas  auoit  toufiours  beaucoup  aimé  le 
père  de  Céladon  5  à  ce  qu'elle  luy  auoit  oiiy 
dire ,  elle  iugea  d'eftre  à  propos  de  l'aduertir  de 
la  vie  qu'il  faifoit3s'arTeurant  bien  qu'il  y  mer- 
troit  l'ordre  qui  feroit  neceiTaire.  Toutesfois 
confiderantquele  lieu  où  Céladon  s'eftoit  ré- 
duit 5  eitoitleplus  commode  qu'elle  fçauroit 
choiilr,  fuft  pour  l'entretenir  toute  feule,  fuft 
pour  luy  rendrede  grandes  preuues  de  fa  bon- 


Livre    hvictusmî.  ^9 

ne  volonté  ,  elle  pend  qu'il  valloit  mieux  n'en 
rien  dire  à  perfonne  pour  encores,&  effayer  de 
luy  faire  palier  le  temps,  &  le  diuertir  defes 
trilles  peu  fées  le  plus  qu'il  luy  feroit  poiïible , 
faifant  refolution,  que  fi  elle  voyoit  que  fa 
prefence  &  fon  artifice  ne  le  fiflent  point  chan- 
ger, il  feroit  toufîours  affezà  temps  d'en  ad - 
uertir  fon  oncle.  Elle  s'arrefta  donc  en  cette 
refolution,  &  pour  l'effectuer,  elle  ne  failloit 
point  tous  les  îours  de  le  venir  trouuer  ,  &: 
pafler  toutes  les  heures  qu'elle  pouuoit  auprès 
de  luy.  Le  B  erger  qui  reconnut  que  le  grand 
foingque  la  Nymphe  auoit  de  le  viilter,  ne 
pouuoit  procéder  que  d'Amour,  enreceut  du 
defplaiiîr,  luy  fembîant  que  de  le  fouffrir,il 
offençoit  en  quelque  forte  la  fidélité  qu'il 
auoit  promife  a  fa  Bergère  :  Outre  que  les 
heures  de  fa  viiîte  luy  iémbloient  eftre  per- 
dues, parce  qu'il  ne  pouuoit  entretenir  fes  chè- 
res &  douces  penfées.  Si  bien  qu'au  lieu  de 
fe  refîoiïir,  il  commença  de  s'attrifter  dauan- 
tage  :  dequoy  la  Nymphe  s'apperceuant,  après 
auoir  quelque  temps  confultéenelle-mefme, 
de  voyant  que  de  îour  en  îour  il  alloit  dimi- 
nuant, elle  refolut  de  recourre  aux  fagescon- 
feils  d'Adamas  5  s'affeurant  de  luy  en  parler 
de  forte ,  qu'il  n'y  foupçonneroïc  nen  à  fon 
deiaduantage. 

S'en  reuenant  donc  vn  foir  de  meilleure  heu- 
re que  de  couftume.elk  crouua  fon  oncle  qui  le 


j£o  La  II.  Partie  d'Astkêe; 
promenoit  furvneterrafTe,  qui  auoitlaveuë 
du  coiié  de  la  plaine  d'où  elle  venoit.  Et 
après  l'auoir  fàlué,  &que  leDruyde  luy  eue 
demandé ,  où  elle  auoic  laiffé  Pans  ,  elle  luy 
refpondic  que  toutes  ces  belles  Bergères  IV 
uoient  accompagnée  iufques  auprès  du  Tem- 
ple de  la  bonne  Deeffe,  &  que  Paris  les  auoic 
voulu  reconduire.  Mais ,  dit-elle,  mon  Père, 
i'ayfaid  vne  plaifante  rencontre,  &  qui  ma 
retenue,  de  forte  que iepenfois  que  Paris  fe- 
roit  arriué  auant  moy .  Et  quelle  eft  elle,  luy 
dit  le  Druyde  î^Ceft  3  refpondit  Leonide,  de 
Céladon.  Il  faut  que  vous  fçachiez  que  de- 
puis que  nous  le  filmes  fortir  du  Palais  d'If- 
îbure  ,  au  lieu  d  aller  trouuer  fes  parens  & 
amis ,  il  s'elt  retiré  dans  vne  cauernej  où  il  s'efl 
tellementcachéàtousceux  de  fa  connoiffan- 
ce5  qu'iln'yaperfonnequine  penfe  qu'il  foit 
mort.  Et pourquoy ,  dit  Adamas  5  a-t'il  faiét 
cette  refolution  ?  le  croy,  refpondit-elle,  qu'il 
a  quelque  maladie  d'efprit  i  &  qu'il  ne  viura 
pas  long-temps  :  car  il  ne  parle  qu  a  force,  & 
ne  vit  que  d'herbes,  &  a  vnefî  grande  triftef- 
fe  que  vous  ne  le  reconnaîtriez  pas.  Et  d'où 
vous  a-  t'il  dit ,  adioufra  le  Druyde  >  que  ce 
mal  luy  procedoit  ?  Il  n'en  parle  qu'à  mots 
interrompus  5  &  fi  peu ,  qu'il  efl:  aifé  à  connoi- 
flre  que  le  difeours  luy  en  defplaiiL Toutes- 
fois  le  penfe  que  l'amour  qu'il  porte  à  la  Ber- 
gère Aftréeenejftla  caufe.  Sicela  eft,  refpondic 

A  damas  * 


LlVR'E    hvictiesme!  "pSi 

Àdamas  3  il  eft  fils  de  père  :  car  Alcippe  a 
efté  autresfois  tellement  tranfporté  l'amour 
d'Amanilis,  que  ie  ne  vis iamais faire  déplus 
grandes  folies  :  Et  de  mefme  cela  fur  caufe  qu'il 
laiila  la  v1c  des  champs  pour  celle  de  la  Cour3 
&  qu'il  fît  long-temps  les  exercices  des  Cheua- 
liers.  Et  leur  eft-il  permis,  ditLeonide,  de 
changer  de  cette  forte  de  condition? Ma  fille, 
dit  le  Druyde  ,  ny  Céladon  ,  ny  ces  autres 
Bergers  que  vous  voyez  le  long  des  riues 
de  Lignon  3  ny  la  plufpart  de  ceux  de  Loire 
&:  de  Furan  ,  ne  font  pas  de  moindre  extra- 
ction que  vous  eftes 3  &z  faut  que  vous  fça- 
chiez  que  leurs  ayeux  n'ont  efleu  cette  forte 
de  vie  que  pour  eftre  plus  douce,  Raccom- 
pagnée de  moins  d'inquiétudes.  Et  d'efFed 
ce  Céladon  de  qui  nous  parlons  3  eft  voltre 
parent  fort  proche.  Car  la  maifon  de  Lai- 
gnieu,  &  la  fienne  viennent  d'vne  mefme  ti- 
ge :  fi  bien  que  Lindamor  &  luy  vous  font 
parents  en  mefme  degré.  Mon  ayeul,  &les 
bifayeuls  de  Lindamor  &  de  Céladon,  ayant 
efté  frères .  Leonide ,  qui  n'auoit  encores  fçeu 
cette  alliance  ,  demeura  eftonnée,  luy  fem- 
blant  que  cette  proximité  luy  defifendoit  d'ai- 
mer Céladon,  comme l'amour  luy  comman- 
doit  :  toutesfois  pour  n'en  donner  cGnnorf- 
fance  à  fon  oncle  3  elle  luy  dit 3  que  leur 
eftant  fi  proche  ils  eitoientdonc  obligez  d'en 
auoir  plus  de  foin  que  d'vn  effranger ,  &qus 

2.  Part.  Nn 


$6l  LaII.  PARTIE    D'A  S  T  H  E  E.' 

la  fauuage  vie  qu'il  menoit,  cftoit  telle  qu'elle 
ne  pcnfoic  pas  qu'il  peint  viurc  longuement. 
Il  faut  ,  refpondit  le  Druyde  5  que  nous  y 
rapportions  tout  ce  que  nous  pourrons  ,  & 
afin  de  n'y  point  faire  de  faute,  ieveuxcon- 
fulter  l'antre  de  la  vieille  Cleontine  :  peut- 
eitre  que  le  Ciel  a  foin  deluy,&quece  n'eft 
point  uns  fiijcç  qu'il  le  retient  ainfi  caché, 
l'en  ay  veu  d'autres  qui  ont  efté  preferuez 
de  cette  forte  de  dmerfes  fortunes  dont  ils 
eftoient  menaiTez.  Cependant  qu'ils  par- 
taient, Paris  arnua,  qui  leur  fit  interrompre 
leur  difcours,  pource  qu'ils  ne  vouloient  qu'il 
fçeuft  ces  nouueiles,&:  entrant  dans  le  logis, 
ils  fem:rent  à  table,  &  quelque  temps  après 
dans  le  lict  5  afin  d'aller  plus  matin  vers 
Cleontme. 

Mont-verdun  eft  vn  grand  rocher  quis'eile- 
ue  en  poincre  de  Diamant  au  milieu  de  la  plai- 
ne du  coité  de  M  mt-brifon,  entre  la  nuie- 
re  de  Lignon ,  ôc  la  montaigne  d  IlToure.  Que 
s'il  eitoit  vn  peu  plus  a  main  droifte  du 
cofté  de  Laigneu ,  les'n:ois  poin&esdeMar- 
cilly,  dliïbure,  &  de  Mont-verdun  feroient 
vn  triangle  parràict.  On  diroit  que  la  natu- 
re a  pris  plaifir  d'embellir  ce  lieu  fur  tous 
les  autres  de  cette  contrée.  Car  l'ayant  elle- 
ué  dans  le  fein  de  cette  plaine ,  fi  efgalement  de 
tous  cofiez,  il  fe  va  eitreiTaTant  peu  à  peu ,  &: 
laiiTeaufommetlaïuIte  efpace  d'vn  Temple, 


Livre   ftvicTÏ fs.îcir  $65 

qui  a  eft é  dédié  à  Teutates ,  Hefus,  Tharamis3 
Belenus.    Et  parce  que  c'efi  le  plus  renom- 
mé de  tous  ceux  des  Forefts,  c'efi  le  lieu  où 
les  Eubages,  les  Sarronides ,  les  Vacies  ,  & 
les  Bardes,  fe  tiennent  dans  des  grottes  qu'ils 
ont  faictes  autour  du  Temple  ,  dans  lequel 
ils  font  leurs  aiïemblées,  lors  que  les  Druy- 
des  le  leur  ordonnent.    Mais  ce  qui  efi  plus 
admirable ,  c'efi  que  ce  grand  rocher,  qui  a 
plus  de  quatre  mille  pas  de  tour  3  quand  il 
commence  de  s'eileuer  5  &  de  hauteur  plus  de 
quatre  cents  3  &  au  fommet  plus  de  cinq  cents, 
eft  tout  couuert  de  terre  3  &  d'vn  cofié  planté 
de  vignes,  &:  de  l'autre  fi  plein  d'vne  menue 
herbe  3  ô:  fi  verte ,  que   ceux  du  pays  en 
corrompant  fon  nom  ,  l'ont  appelle  Mont- 
verdun5  au  lieu  de  Mont-vatodun,  quifignï- 
fioit  la  Montagne  &  demeure  des  facrifîca- 
teurs  3  parce  qu'en  langage  Celte  Dunumfî- 
gnifie  forterefTe,&Vates5en  celuy  des  Romains 
Sacrificateurs ,  où  ceux  qui  rendent  les  oracles, 
&  depuis  que  lesGaulois  auoient  eu  la  commu- 
nication des  Romains ,  ils  n'auoient  pas  feule- 
ment méfié  leurs  langages  enfemble,mais  au fli 
leur  façon  de  facririer:  voulant  bien  pour  leur 
complaire,  &  s'aecômoder  au  peuple  qui  efioïc 
victorieux  ,  prendre  quelques-  vnes  de  leurs 
couitumes:  mais  ne  pouuant  auiTi  fe  deffaire  de 
leurs  anciennes ,  ny  oublier  leurs  premières  cé- 
rémonies, ils  enfirentvntelmeflange,  qu'ils 

Nn    1; 


jf&t      L  a  1 1.  p  a  ht  i  é  d'A  s  t  i.  t  il 

retindrent  prefque  efgalement  du  Romain  & 
du  Celte.    L'occafion  qui  auoit  rendu  ce  Mont 
plus  peuplé  dé  ces  Bardes  5  Eubages ,  Sarroni- 
des,  &  autres  5  ç'auoitefté  que  Dryus-,  celuy 
qunnfiitualesDruydeSj  ayanttrouuéce  lieu 
plein  d'vne  certaine  diuinité,  qui  l'infpira  d'a- 
bord qu'il  y  fut ,  il  penfa  eftre  à  propos  d'en  laïf- 
fer  quelque  marque  à  la  pofterité.    Tout  ce 
rocher  3  qui  pour  fa  grandeur  fe  peut  nommer 
vne  Montagne  3  eft  de  nature  tellement  creux, 
qu'il  iemble  quand  on  eft  dedans  3  que  ce  ne 
foit  qu  vne  voûte  :  Il  y  a  trois  ouuertures  fî  fpa- 
tieufesquVn  chariot  y  pourroit  entrer:  elles 
demeurent  ordinairement  clofes ,  (înon  lors 
que  l'on  veut  confulter  l'oracle  î  qu'il  y  a  touf- 
ioursvne  Druyde,  qui  après  le  facnfice  s'en 
court  ouurir  la  porte  du  Dieu  auquel  on  fait 
la  demande,  Se  foudain  il  en  fort  vn  vèntaiTez 
impétueux 3  qui  venant  des  concauitez  de  cet 
antr*e,  &  fefroiflant  contre  les  deftours  du  ro- 
cher, fai£tvn  certain  bruit,  qui  femble  à  des 
voix  mal- articulées,  &  la  Druyde  tenant  la 
tefte  la  plus  aduancée  qu'elle  peut  dedans  auec 
la  bouche  ouuerte,  y  demeure  tant  que  le  bruit 
dure,  puis  s'en  reuient  dehors  auec  les  cheueux 
mal  en  ordre,  les  yeux  efgarez,  &  le  vifage 
tout  changé,  &dvne  voix  toute  autre  qu'elle 
n'auoit  pas ,  &  faifant  des  actions  dVnc  per- 
fonne  tranfport  ée3  prononce  l'oracle  que  bien 
fowuent  elle  n'entend  pas  elle-mefee.    Or  ces 


Livre   hvictiesme"  ]6$ 

trois  portes  font  dédiées  à  trois  de  leurs  Dieux, 
ou  pour  mieux  dire,  à  Dieu  fous  trois  diuers 
nomsjàfçauoirTvn  àHefus.quel'on  confultoit 
quand  il  falloit  faire  la  guerre.  L'autre  à  Tha- 
ramis,  où  les  chofes  futures  s'apprenoient,&: 
l'autre  à  Belenus,  où  les  Amants  addrefibient 
leurs  facrifices  &  fupplications ,  &  ïamais  ces 
portes  ne  s'ouuroient  toutes  à  la  fois  que  le 
iixiefme  de  la  Lune  de  Iuillet3  qu'ayant  cueilly 
le  Guy,  ils  en  venoient  ietter  des  branches  de- 
dans. Que  fi  alors  la  Dame  de  la  prouince  fe 
trouuoit  encor  fille,  îlluy  eftoit  permis  d'en- 
trer dans  lacauerne ,  choififfant  pour  fon  Che- 
ualierceluy quelle  vouloit  prendre  pour  fon 
mary,  auec  lequel,  de  le  grand  Druy de,  ils  vifi- 
toient  tout  ce  qui  eftoit  dans  cette  cauerne  5  & 
voyoient  toutes  les  merueilles  que  le  grand 
Druyde  y  auoit  laifieés. 

Or  ce  fut  en  ce  lieu  où  Adamas  dés  le  matin 
s'achemina  auec  Leonide,pour  confulter  Tha- 
ramis:  &  après  auoir  fait  le  facrifice  des  Ter- 
reaux blancs,felon  leur  couftume,&  queOeon- 
tine  eut  efié  ceinte  de  verueine,  &  eutietté  du 
fang  du  facrifice  contre  l'entrée  3  elle  mit  du 
Laurier  dans  là  bouche  3  le  mâcha,  &  touchant 
la  ferrure  auec  vne  branche  de  Guy ,  les  portes 
incontinent  s'ouurirent  auec  vn  grand  bruit3& 
elle  fe  tenant  à  Fvn  des  gonds,  pencha  tout  le 
corps  en  dedans,  &  receuant  à  pleine  bou- 
che le  vent  qui  en  murmurant  venoit  de  la 

Nn   iij 


566         La  II.  PARTIE    D'A  ST  RI  t. 

cauerne  ,  y  demeura  fort  long -temps  5  de 
enfin  reuint  courant  au  lieu  du  façnfice  5  où 
le  Druyde  de  tous  ceux  qui  y  auoient  affa- 
irez l'attendoient  à  genoux  ,  &:  la  telle  nuë5 
fupplioient  Teutates  d'auoir  leurs  vœux 
agréables.  Et  d'abord  qu'elle  fut  arnuée,  pre- 
nant l'vn  des  coins  de  l'autel,  &  fe leuant fur 
le  haud  des  pieds,  les  cheueux  efpars  &  he- 
niiez  3  elle  profera  d'vne  voix  toute  changée 
telles  paroles  : 


ORACLE. 

A     Vous  [âge  Adamas  le  Ciel  la  defliné, 
S  urmontez>par  prudence, 
Et  F  amour  &  ï  enfance. 
Vous  le  deueTainfupuis  quil  e(l  ordonné, 

£kiobtenant fa  maij}re(fe> 
Contente  peur  iamais  fera  voftre  vieille ffe. 

Adamas  après auoir remercié  Tharamis,  & 
fupplié  qu'il  luy  fit  bien  entendre  fa  volonté, 
de  peur  que  par  ignorance  il  n'ycontreuint, 
partit  de  ce  lieu,  tout  refolu  d'affilier  Céladon 
en  tout  ce  qu'il  pourroit ,  puis  que  le  Dieu  luy 
promettoitvne  vieillerie  contente,  quand  ce 
B  erger  poffederoit  fa  maifireffe.  Il  auoit  bien 
défia  vne  bonne  volonté  enuers  luy3tant  à  cau- 
fe  de  la  proximité  qui  eftoit  entre-eux  ,  que 


Livre    hvictiesmï!  \§J 

pour  les  mérites  du  Berger  :  mais  depuis  la 
refponfe  de  l'oracle  il  y  fut  bien  dauantage 
poude  pour  fon  propre  fujet,  faifanrbienpa- 
roiitre  combien  vneperfonneintereiTée  s'em- 
ploye  plus  foigneufement  que  celle  qui  n'eu: 
touchée  que  du  deuoir.  Prenant  donc  le  che- 
min de  Lignon  ,  il  s'enquit  de  Leonide  du 
lieu  où  Céladon  eftoit,  6c  elle  luy  ayant 
monftré  l'endroi£t  3  il  creut  eftre  à  propos 
de  regaigner  le  pont  de.  la  Boutereffe  ,  &: 
prenant  le  mefme  fentier  par  où  elle  y  auoit 
ciré  condui&e  fans  y  penfer  3  elle  luy  mon- 
tra la  fontaine  où  elle  l'auoit  rencontré  ,  de 
enfin  le  buifîon  qui  couuroit  le  rocher  où  il 
demeuroit.  Et  parce  qu'ils  eurent  peur  que 
s'il  les  apperceuoit,  il  ne  s'en  fuit,  ils  s'en  ap- 
prochèrent le  plus  doucement  qu'il  leur  fut 
polTible  pour  le  furprendre.  Et  de  fortune,  il 
eftoit  couché  à  l'entrée  de  fa  cauerne  fi  près  de 
la  riuiere  3  que  la  confiderant  appuyée  fur  vn 
coude,  les  larmes,  que  fes  penfées  luy  arra- 
choient  du  cœur,  tomboient  dedans,  &  fe  mef- 
loient  parmy  fon  onde  :  Et  lors  qu'ils  arnue- 
rent,  il  reprit  ainfi  la  parole: 


N  n    iiij 


jé8       La  IL  partie  d'Astree, 

SONNET. 

Il  fe  compare  à  la  riuiere  de  Lignon. 

RI  y  i  e  r  e  que  i  accrois  couché  parmy  ces 
fleurs, 
Je  confldere  en  toy  ma  tri  fie  reffemblance, 
De  deux  four  ce  s  tuprens  en  me fme  temps  naif 

\ance , 
f&  mes  yeux  ?ie  font  rien  que  deux  fources  dç 
pleurs. 

Tu  rtas  point  tant  de  flots  que  ie  fens  dcj 
mal-heurs, 
Si  tu  cours  fans  dejfein ,  iefers  fans  efyerance. 
En  des  fommcts  hautains  ta  four  ce  Je  commence  > 
IJ orgueilleufes  beaute&procedent  mes  douleurs. 

Combien  de  grands  rochers  te  rompent  le~J 
paffage? 
De  quels  empêchements  ne  fens-ie  point  l'ou- 
trage ? 
Toutesjois  en  vnpointT:  nous  différons  tous  deux: 

En  toy  tonde  saccroifl  des  neiges   qui  fcj> 
fondent, 
Tlus  on  gelé  pour  moy,  plus  mes  larmes  abondent 
cguoy  que  tu fois fi froide,  &  moyfi plein  de  feux, 


Livre  hvictiesme.  569 
Ah/  riuiere,continua-t'il  peu  après",  qui  es 
tefmoinque  ie  fuis  le  plus  malheureux,  com- 
me autres-fois  tu  m'as  veu  le  plus  heureux 
Berger  du  monde  :  eft-il  poiïible  que  tu 
n'ayes  point  de  regret  de  n'auoir  voulu  met- 
tre vne  pitoyable  fin  à  mes  infortunes ,  lors 
que  dans  tes  eaux  tu  me  fauuasfi  cruellement 
la  vie  ?  Falloit-il  que  les  chofes  mefmes  infen- 
fîbles  conjurées  enfernble  contre  moy,  me  re- 
fufafTent  le  fecours  que  naturellement  elles 
donnent  à  tout  autre?  Mais,  peut-eftre,  tu 
n'as  voulu  confentir  à  ma  fin^çfperant  d'a- 
uoir  par  mon  moyen  vne  troifiefme  fource, 
preuoyant  bien  que  mes  yeux  n'ayans  que 
trop  d'occafîon  de  pleurer ,  t'en  fourniroient 
d'vne  plus  abondante  que  celle  que  tu  as .  Si 
ce  deffein  t'a  fait  vfer  enuers  moy  de  cette 
cruelle  pitié  ,  tu  n'en  feras  point  deceuë,  puis 
que  mes  pleurs  ne  cefTeront  ïamais  tant  que  ie 
viuray.  A  ce  mot  les  foufpirs  donnèrent  vn 
tel  empefchement  à  la  voix ,  qu'il  fut  con- 
traint d'interrompre  fes  paroles  pour  quelque 
temps  ,&:  lors  qu'il  voulut  commencer,  Leo- 
nide  fans  ypenfer  fe  remua:  &  parce  qu'elle 
oftoit  fort  près  de  luy,  il  tourna  la  telle  de  fon 
cofté,  &  fut  fort  furpns  de  la  voir  auec  Adamas 
en  ce  lieu.  Il  fe  releuapromptement,  &  vint 
faliier  le  Druide  qui  s'auançoitdes-ja  vers  luy. 
La  pafleur  &:  la  maigreur  de  Céladon ,  eftoient 
telles  qu  Adamas  n'en  fut  pas  peu  eflonné^ 


570  La  fi  papvTie  d'Astre!." 
mais  ayant  autres-fois  efprouué  les  forces  d'A- 
mour,!  il  îugea  bien  que  cette  violente  mala- 
die lepourroit  réduire  en  vn  citât  encor  plus 
dangereux  3  s'il  demeuroit  fans  remède.  C'cft 
pourquoy  après  les  falutanons  ordinaires,  il  le 
prit  par  la  main  ,&  le  fit  aifeoir  auprès  de  luy 
aumefmelieu  où  ileftoit  couché  auparauant, 
où  après  quelques  difeours ,  il  luy  tint  ce  lan- 
gage. Mais 3  mon  enfant,  en  quel  citât  eft  ce- 
luy  oùie  vous  trouue?  cfîoit-cepourviure  de 
cette  forte,  que  Vous  me  requiires  dans  le  Pa- 
lais d'IiToûre,  de  vous  fortir  de  la  peine  où 
vous  citiez?  Faifiez-vous  deffein  de  vous  ve- 
nir renfermer  dans  cet  Antre,  &  viure  loing 
de  la  fréquentation  des  hommes  3  comme  vne 
perfonne  faunage?  Vous  eftes  nay,  Céladon, 
à  quelque  chofede  meilleur:  vous-,  dis-ie,  que 
le  grand  Taramis  a  particulièrement  doué 
de  la  raifon,  ne  ferez-vous  point  condamné 
pu*  fon  infaillible  iugement,  fi  à  la  neceiïité 
vous  ne  produifez  les  effecis  qu'il  attend  de 
vous?  S'il  a  mis  quantité  de  troupeaux  &:  de 
pafturages  fous  voftre  charge ,  penfez-vous 
n'eftre  pas  obligé  de  luy  en  rendre  conte  ? 
Tout  ce  qui  eft  fous  reitenduë  du  Ciel  eft  à 
luy,  &  nous  n'en  fommes  que  les  gardiens, 
bc  ne  faut  point  dout,  r  qu'il  ne  nous  en  de- 
mande en  fin  vn  compte  fort  particulier.  Et 
que  luy  refpondrez- vous,  mon  enfant,  quand 
ce  temps-là  fera  venu  ?  Encores  qu'il  nous 


Livre  hvictiesme!  571 
ait  remis  fousnoflre  volonté, il  ne  fommcs- 
nous  pas  noilres  ,  &  faut  que  nous  atten- 
dions vn  rude  chailiment ,  fî  nous  auons  dif- 
po'é  de  nous-mefmes,  autrement  que  nous 
n  aiions  deu.  Et  comment  penfez-vous  efire 
raifonnable  ,  puis  qu'en  l'aage  où  vous  efles 
fans  foucy  de  vos  troupeaux,  de  vos  parens 
ny  de  vos  amis,  vous  viuez  comme  vn  ours 
fauuage  dans  les  antres  efcartez,  efloigné  de 
la  veuë  de  chacun  ,  &  fans  vous  preualoir  en 
cette  occafiondes  remèdes  que  ce  grand  Dieu 
a  remis  entre  vos  mains  ?  Vous  direz  que  i'af- 
feftion  que  vous  portez  à  la  Bergère  Aftrée 
vous  y  contraint  :  Mais,  mjn  enfant,  ren- 
trez en  vous-mefmes  ,  &  confîden  z  que  û 
vous  l'auez  offenfée ,  tant  que  vous  ferez  loing 
d'elle,  vos  feruices  n  effaceront  point  cette 
offenfe  ,  &:  fi  vous  ne  lauez  point  offen- 
fée, comment  efperez-vous  de  luy  faire  con- 
noiflre  voflre  innocence  ?  Or  fus,  mon  en- 
fant, îe  vous  accorde  que  par  le  paffé  vous 
auez  eu  quelque  raifon  de  vous  retirer  de  fa 
prefence,  voire  mefmede  laveuede  chacun, 
afin  qu'elle  connufl  qu'elle  peut  toute  chofe 
fur  vous,  &  que  la  perte  de  fes  bonnes  grâ- 
ces, efl  du  nombre  de  celles  qui  ne  fe  peu- 
uent  receuoir  fans  perdre  auiTi  pour  quel- 
que temps  l'vfage  de  la  raifon,  Mais  a  cette 
heure  il  efl  temps  que  vous  reueniez  en  vous- 


j7^  La  II.  partie  d'Astree." 
mefme,&:que  vous  luy  fafTiez  paroiftre  que 
vous  neftes  pas  feulement  amoureux,  niais 
homme  au  fil ,  &  que  fi  le  defplaifîr  vous  a 
iufques  icy  ofté  l'vfage  de  la  railbn ,  la  raifon 
toutesfois  vous  eft  demeurée,  qui  peu  après  a 
repnns  fa  force,  afin  quelle  ne  fe  repente  pas 
d'auoir  affectionné  en  vous  vn  Amant  qui 
n'eftoit  pas  homme.  A  ces  paroles  d'A damas. 
Céladon refpondit  froidement  de  cette  forte: 
PleuftaDieu,  mon  père,  que  vos  paroles  rlif- 
fent  addreffées  à  vne  perfonne  qui  euft  vne 
ame  capable  de  les  reccuoir:  car  quant  àmoy, 
i'auoiïe  qu'il  ne  m'eft  refté  autre  chofe  de 
l'homme  que  la  mémoire  5  n'en  ayant  plusny 
l'entendement  ny  la  volonté,  &:  encores  îe 
crois  que  cette  mémoire  n'eft  demeurée  auec 
moy,  que  pour  la  nourriture  de  mes  ennuyeu- 
fes  penfées.  De  forte  que  ce  que  vous  voyez 
deuant  vous,ce  n'eft  plus  ce  Céladon,  fils  d'Aï- 
cippe  &  dAmanllis,que  le  grand  Druide  Ada- 
mas  a  autres-fois  tant  fauorifé  de  fon  amitié, 
mais  feulement  vne  vaine  idole  que  le  Ciel 
conferue  encores  parmy  ces  bois  pour  marque 
que  Céladon  fçeuft  aimer.  Et  toutesfois,  puis 
que  réduit  en  cette  extrémité,  l'vfage  de  la  pa- 
role m'eft  permis  pour  refpondre  au  grand 
DieuTharamis,  &  à  tout  ce  que  vous  mbp- 
pofez ,  il  iiiffit  que  ie  vous  die  feulement  ce 
mot,  I'ayme.  Car,  fageAdamas,  fi  l'aime, 
comment  auray-ie  peur  d'offenfer  Tharamis 


Livre    hvictiesmé!  y7j 

enfaifont  ce  que  l'amitié  me  commande,  puis 
qu'il  a  voulu,  ou  permis  pour  le  moins  que  îay 
aimé?  ou  ceux  qui  permettent  quelque  chofe 
doiuent  enfourîrir  tout  ce  qui  en  dépend,  Ôc 
qui  niera  que  la  miferable  vie  que  ie  traine  ne 
foit  vne  dépendance  de  cette  Amour  ?  Et 
quant  à  ce  qui  me  touche,  ceîuy-là  fe  peut-il 
dire  Amant  qui  a  des  yeux  pour  voir  autre 
chofe  que  ce  qu'il  aime  ?  Ah  /  mon  pcre  ,  c'eft 
fans  doute, que  i'aime  ,&:  c'eft  fans  doute  aufîi 
que  k  fuis  auengle  pour  moy,  pour  mes  trou- 
peaux, pour  mes  par ens,&: pour  toutlerefte 
des  hommes.  Car  ie  n'ay  des  yeux  que  pour 
celle  à  qui  ie  fuis.  Si  le  Ciel,  comme  vous  dic- 
tes, m'a  lailTé  en  mapuiffance,  pourquoyme 
demanderoit-il  conte  de  moy-mefme  ,  puis 
que  tout  ainfî  qu'il  m'auoit  remis  en  ma  pro- 
propre conduitte  B£  difpofînon,  de  mefme  me 
ïius-ic  entièrement  refigné  entre  les  , mains 
de  celle  à  qui  ie  me  fuis  donné  ?  &  partant 
s'il  veut  demander  conte  de  Céladon,  qu'il 
s'addreffe  à  celle  à  qui  Céladon  eft  entière- 
ment. Et  quant  à  moy,  c'eft  affez  que  ie  ne 
contreuienne  en  rien  à  la  donation  que  i'en  ay 
faiéte.  Le  Ciel  Fa  voulu,  car  c'eft  par  deftin 
que  ie  Faime.  Le  Ciel  l'afçeu  :  car  dés  que  l'ay 
commencé  d'auoir  quelque  volonté,  ie  me  fuis 
donné  a  elle ,  &  ay  toufiours  continué  depuis. 
Et  bref,  le  Ciel  Fa  eu  agréable:  autrement  ie 
n'eufle  pas  efté  fi  heureux  que  ie  me  fuis  veu 


y74  La  II.  partie  d'Astrïe.' 
par  tant  d'années.  Que  s'il  Fa  voulu,  s'il  Ta 
fçeu,  &  la  eu  agréable,  auec  quelle  iuftice 
me  pourra  t'il  punir  ,  fi  îe  continue  à  cette 
heure,  qu'il  n'eft  pas  mefme  en  ma puifiànce 
de  faire  autrement  ?  Faffe  de  moy  Taramis, 
tout  ce  qu'il  luy  plaira,  que  mes  troupeaux 
deuiennent  ce  qu'ils  pourront:  Que  mes  pa- 
rens  &  amis  fe  plaignent  &  ayent  telle  opi- 
nion qu'ils  voudront,  ils  doiuent  eftre  tous 
fatisfaits  &  contents  de  moy  quand  ie  leur 
diray pour  toute  raifon  que  Fayme.  Mais 
comment,  reipondit  A  damas ,  voulez-vous 
toufiôurs  viure  de  cette  forte ?  L'eflection,  ref- 
pondit  le  Berger  ,  ne  dépend  de  çeluy  qui  n'a 
ny  volonté  ny  entendement. 

Si  cela  cft,  adioufta  le  Druide,  vous  ceffez 
d'eftre  homme.  Il  y  a  long  temps,  répli- 
qua le  Berger,  que  ce  foucy  ne  me  touche 
nullement.  Mais  fi  vous  aimez,  continua  le 
Druide,  comment  ne  vous  efforcez- vous  de 
voir  celle  que  vous  aimez  ?  Si  l'aime,  refpon- 
dit-il ,  comment  voudrois-ie  defplaire  à  celle 
que  i'ayme  ,  ou  comment  luy  def-obeyr? 
Ou  pluftoft  comment  ne  receuray-ie  vn  ex- 
trême contentement  de  luy  plaire  &  de  luy 
obeyr?  Mais,  dit  le  Druide,  elle  ne  fçait  pas 
que  vous  luyobeyflez.  Il  fiiffit,  refpondit  le 
Berger,  quand  il  n'eft  pas  permis  d'en  don- 
ner plus  de  connoiffance  que  pour  noftre 


Livre    hvictiesme.  57^ 

fittisfaâion,  nous  fçauons  que  nous  auons  fait 
ce  qui  a  efté  de  noftre  dcuoir.  Il  n'y  a  point 
de  plus  fidclle  tefmom,  ny  de  luge  plus  rigou- 
reux contre  nous  que  nous-mefmes.  Le  Drui- 
de ne  fçauoit  s'il  deuoit  pluseftimerlaviuaci- 
ré  de  cet  efpnt  en  ces  refponfes,  que  blafmer 
l'erreur  auquel  il  efloit  :  mais  enfin  confî- 
derant  que  le  mal  ri  efloit  pas  encor  venu  à 
fon  déclin,  il  penfa  que  ce  feroit  l'animer 
dauantage  que  de  luy  prefenter  de  plus  vio- 
lens  remèdes.  Ceia  fut  caufe  que  sefianc 
teu  quelque  temps  :  Or /Céladon,  dit-il,  ce 
que  îe  vous  en  ay  dit ,  ça  feulement  eflé 
penfant  d'y  effare  oblige  par  les  loix  de  la- 
miné, &parlcdeuoir  de  ma  charge  3  &non 
pas  pour  vous  contrarier.  Seulement  le  veux 
vne  chofe  de  vous  3  &  que  vous  ne  me  deuez 
point  refufer,  puis  que  c  cil  pour  mon  conten- 
tement. Il  faut  que  vous  fçachiez  que  fay  vne 
fille  que  fayme  plus  que  toutes  les  chofes 
que  la  bonté  de  Taramis  ma  données.  Et 
parce  qu'il  n'y  a  nul  bien  entre  les  hommes 
qui  foit  parfait  de  tous  poincts,  le  conten- 
tement de  ma  chère  fille  rrieft  infiniment 
diminué  par  fa  longue  abiencea&par  la  cen- 
noifïance  que  fay  d'en  deuoir  élire  encor 
fort  long  temps  priué.  Or  dés  l'heure  que 
îe  vous  vy  au  Palais  d'Iiïbure  ,  il  efl  certain 
que  îe  vous  aimay ,  peur  fçauoir  que  vous 
eûiez  fils  d'Alcippe  &  d'Àmanllis  :  mais  il  faut 


<jf6    La  ÏI.  partie   d'Astrel 
que  ie  confeffe  que  mon  amitié  s'augmenta 
beaucoup  par  la  veue  que  l'eus  de  voftre  vifa- 
ge:  car  d'abord  il  me  fembla  de  voir  ma  chère 
fille,  tant  vous  auez  de  l'air  l'vn  de  l'autre. 
Cela  eit  caufe  que  ie  vous  conjure  par  tout  ce 
qui  a  plus  de  puiiTance  fur  vous,  d'auoir  agréa- 
ble que  ie  vienne  quelquesfois  interrompre 
voftre  folitude,  pour  me  donner  cette  fatis- 
fa&ion  devoir  en  voftre  vifage  vn  pourtraicT: 
viuant  de  ce  que  Taim e  le  plus  au  monde.    L e 
Berger  qui  eftoit  plein  de  courtoifîe,  luy  ref- 
pondit  qu'il  luy  fefokvne  particulière  faueur 
de  prendre  cette  peine3&  que  s'il  neftoit  con- 
traint de  fe  tenir  efloigné  de  chacun,  il  iroïc 
luy-mefme  en  fa  maifon5  pour  luy  rendre  ce 
feruice3&r  qu'il  rem ercioit  la  nature  de  l'auoir 
tant  fauorifé  que  de  luy  auoir  donné  quelques 
trai&s  refTemblans  à  quelque  chofe  qui  fufl 
aimée  de  luy.  Bref,  pour  ne  redire  îcy  toutes 
leurs  paroles,  qui  par  leur  longueur  feroient, 
peut-eftre3  ennuyeufes ,  Adamas  fe  refolutdc 
vifîterbien  fouuent  le  Berger,  efperant  par  ce 
moyen  le  pouuoir  retirer  peu  à  peu  de  cette 
grande  mélancolie  :  outre  qu'il  eftoit  vray  que 
Alexis  fa  fille  reffembloit  vn  peu  à  ce  Berger: 
&  d'autant  qu'il  eftoit  contraint,  félon  leurs 
ftatuts  de  la  laiiîer  iufqucs  en  l'aage  de  qua- 
rante ans  parmy  les  filles  Druides,  qui  demeu- 
roient  aux  Antres  desCarnutes,  il  prenoitdu 
plaifir,  voyant  Céladon  qui  laluy  reprefentoit 

en 


Livre  hvictïesme^  ^jy 
en  quelque  forte.  Il  auoit  elle  ordonné  par 
Dis  Samothes ,  &:  depuis  3  reconfirmé  par  le 
grand  Druys,  Inftituteur  des  Druides:  Que 
les  Sacrificateurs  qui  auraient  des  fils  ,  en- 
uoyeroient  leurs  aifnez  aux  efcoles  des  Carnu- 
tes,  où  dix  ans  ils  apprenoient  leur  feience, 
dix  ans  ils  l'enfeignoient  aux  autres,  &:  dix  ans 
ils  feruoient  aux  facrifices  &  ingemens  pu- 
blics ,  &  après  ils  pouuoient  retourner  chez 
cux,&  exercer  la  charge  des  Druides  par  tou- 
tes les  Gaules. 

Que  s'ils  n'auoient  que  des  filles,  ils  eitoient 
contraints  d'enuoyeries  aifnées.,  depuis  l'aage 
de  dix  ans,  au  mefme  lieu  où  elles  eitoient 
inftruites,  puis  inftruifoient3&  enfin  iugeoient 
comme  nous  auons  dit  :  car  les  Gaulois  s  ar- 
reitoient  bien  fouuenc  au  iugement  de  ces 
femmes  Druides.  Et  ce  temps-la  s'eftant  paiTé, 
elles  reuenoient  en  la  maifon  de  leurs  peres? 
où  elles  fe  pouuoient  marier. 

Or  cette  refolution  eftant  prifede  cette  for- 
te, Céladon  fut  celuy  qui  en  eut  plus  de  profit: 
car  dés  le  commencement  Leonide  luy  ren- 
dit fes  lettres  quelle  luy  auoit  defrobées,  qui 
luy  fut  vn  grand  prefàge  de  meilleure  fortu- 
ne, ayant  toufiours ouy  dire,  que  comme  les 
malheurs  ne  viennent  iamais  feuls ,  il  femble 
auflï  qu  vn  bon-heur  en  attire  vn  autre.  Et  de- 
puis eî^ant  vifité  fort  fouuent,  tantoft  par  Leo- 
nide, &  tantoll  par  le  Druide ,  il  client  fort  ai- 
2., Paire.  Oo 


jtS  La  II.  partie  d'Astkee." 
ùerty  des  triftcs  penlees  qui  le  corifomm  oient- 
outre  que  le  ibing  qu'A  damas  auoit  de  luv 
donner  des  viures  fecrettement,  n'efïoit  pas 
petit.  Et  véritablement  ce  fut  vne  bonne  ren- 
contre pour  Céladon,  que  la  bonté  du  Druide, 
&  l'affection  de  la  Nymphe:  car  elles  clcoient 
caufe  que  l'vn  &  l'autre  eftoïent  foigneux  de 
luy  outre  mcfure,éV  par  deffus  leur  deuoir  Se 
grandeur.  Mais  ce  qui  donna  plus  de  foulage- 
ment  à  ce  Berger,  ce  fut  que  la  Nymphe  luy 
porta  de  l'ancre  &du  papier,  parce  qu  citant 
fctil  il  s'amulcit  a- mettre  par  efent  les  pal- 
lions qu'il  reffentoit,  ce  qui  le  contentoit  beau- 
coup quand  il  les  kiyreiiibic:  les  playes  d'A- 
mour eftantde  telle  condition  que  plus  elles  ■ 
font  cachées  &z  tenues  fecrettes,  plus  auiTi  fe 
vont-elles  enuenimant,  &  femble  que  la  pa- 
role auec  laquelle  on  les  redit,  foit  vn  des  plus 
fouucrains  remèdes  que  l'on  puiiTe  reçeuoir 
en  l'abfence.  En  mefme  temps  Adamas  qui 
îugeoit  bien  que  les  trop  continuelles  penlees 
du  Berger  ne  faifoient  que  l'arrefter  &  rafer- 
mir  ^iauantage  en  fa  mélancolie,  luy  confeiila 
de  palier  ion  temps  dans  le  boccage  facré,  qui 
«ftoit  auprès  de  là,  fuit  à  grauer  fur  les  effor- 
ces des  îeunes  arbres  des  chiffres  de  des  deuifes, 
fuft  à  faire  des  tonnes  &  cabinets ,  pour  l'em- 
belliffement  du  lieu ,  6c  pour  cet  effecl  luy 
apporta  des  outils  neceitures.  Ce  Berger, 
qui  des-) a  auoit  repris  fes  forces  &  fa  pre- 


Livre    Hvictiesm'e]         '579 
rïiicre  beauté,  ayant  aniïi  l'entendement  ren- 
forcé ,  connut  bien  qu  A  damas  le  cortfeilloic 
auec  raifon  ,  de  fuyr  cette  nonchalante  oyfi- 
ueré  où  il  anoit  veicu:  &cela  fut  caufe  que  s  m 
allant  de  compagnie  au  lieu  qu'il  luy  auoit 
dit,  il  commença  d'y  trauailler.  Mais  ce  qu'il 
faifoit  c  eftoit  par  le  deffein  du  Druide,  qui 
aufli  comme  vn  bon  Médecin  s'accommo- 
dant  à  Ton  malade ,  luy  affaifonnoit  tous  ks 
confeils  par  quelque  defTcin  d'Amour.  Voyez- 
vous,  luy  difoit-il,  mon  enfant,  encores  que 
félon  nos  ftatuts  nous  ne  deuions  point  faire 
de  Temple  àTeutatcs3Hefus,Belenus,  Tha- 
ramis  noftre  Dieu ,  iî  eft-ce  que  depuis  que  ces 
vfurpateurs  de  l'autruy,  ie  veux  dire  ces  peu- 
ples que  Ton  appelle  Romains,  apportèrent 
auec  leurs  armes  leurs  Dieux  eftrangcrs  dans 
les  Gaules,  &  que  perdant  noftre  ancienne 
nanchife,  nousfufmes  contraints  de  facnfier 
en  partie  à  leur  façon  ,  nous  auons  eu  des 
Temples  cù  noftre  Dieu  a  efté  adoré  parmy 
le  s  kurs;  &  parce  que  la  couftume  elt  paffée  en 
fin  en  loy,  il  vous  fera  permis,  Céladon,  de 
dédier  vne  partie  de  ce  boccage ,  non  pas 
comme  à  vne  première  diuinité,  mais  comme 
à  vn  tres-parfaict  ouurage  de  cette  diuinké  à 
voftrc  belle  Aftrée  3  ce  que  noftre  Dieu  ne 
trouera  point  plus  mauuais  que  les  Temples 
dédiez  par  ces  eftrangers  à  la  Deeffe  Fortune, 
à  la  DeelTe  Maladie,  ou  à  la  DeefTe  Crainte; 

Oo    ij 


580  La  II.  Partie  d'àstree! 
principalement  fi  voftre  ouurage  luy  eftaîit: 
directement  confacré ,  vous  n'adorez  pas  for 
leurs  Gazons  cette  DeefTe  Aftrée,  mais  luy  en 
efleuant  d'autres  à  coftéde  leurs  chefhes  vous 
adreffez  vos  voeux  à  cette  belle  ,  comme  à 
rœuure  le  plus  parfaict  qui  foit  forty  de  Tes 
mains.  Il  faut  donc  plier  ces  arbres  fur  ce 
chefne,  luy  dit-il,  luy  en  montrant  vn  affez 
beau,  &  arracher  ces  petits,  afin  d'y  faire  vne 
place  que  nous  dédierons  a  l'amitié,  &:  contre 
le  pied  du  chefne ,  nous  efleuerons  des  Gazons 
en  forme  d'Autel,  fur  lequel  ie  mettray  vn 
tableau  qui  fera  le  fymbole  de  l'amitié.  Et 
quand  celuy-cy  fera  finy,  nous  y  ferons  vne 
porte  pour  entrer  dans  vn  autre  qui  fera  plus 
îpacieux,  &  que  nous  appuyerôs  fur  ce  chefne, 
qui  véritablement,  dit  il,  eft  admirable,  luy 
montrant  vn  grand  chefne  qui  s'efleuoit  d'vn 
feul  tronc ,  &  puis  fe  feparant  en  trois  bran- 
ches les  réunifient  en  haut,  &  les  refîerroit  fous 
vn  mefme  efeorce. 

Voyez-vous,  luy  dit-il,  que  le  lieu  montre 
que  l'on  y  a  efté  quelquesfois ,  i'y  fuis  venu 
bien  fouuent  faire  des  facrifices  pour  le  fym- 
bole que  cet  arbre  a  deTeutates,  Hefus,Be- 
lcnus.Tharamis  noflreDieu.  Comment, mon 
père,  refpondit  Céladon,  vous  en  nommez 
quatre,  &:  vous  ne  dittes  que  n  offre  Dieu  ?  Ii 
faudrait  dire  nos  Dieux.  le  ne  vous  en  enfle 
pas  parlé  pour  vne  fois ,  mais  vous  l'auez  des-ja 


LÎVHB     HviCTIESME^  j8l 

plufieurs  fois  répliqué.  Mon  enfant,  refpondic 
le  Druide,  ce  que  vous  me  demandez  n'eft 
pas  le  moindre  de  nos  minifterès,  mais  pluftoft 
lVn  des  plus  grands  de  la  créance  des  Druides, 
&  quoy  que  nous  ne  le  deuions  reueler  qu'a 
ceux  qui  font  înftruits  en  nos  antres  &  efcoles: 
fi  ne  laifTeray-ie  de  vous  en  déclarer  autant 
que  vous  ferez  capable  d'en  receuoir. 

S  cachez  donc  ,  mon  enfant,  que  ce  grand 
dis  Samothes,  incontinent  après  la  dimiîon 
des  hommes ,  à  caufe  de  la  confulîon  des  lan- 
gues, eftantbien  inftruit  par  fonayeul,  fuit  en 
la  Religion  du  vray  Dieu  5  fuft  aux  fcicnces 
plus  cachées,  s'en  vint  defcendre  par  l'Océan 
Armorique  en  cette  terre ,  que  îufques  à  cette 
heure  nous  nommons  Gaule,  &  qui  peu  à  peu 
changeant  ce  nom  ,  femble  prendre  celuy  de 
France  pour  l'aduenir:  &  depuis  s'auançant, 
&  la  peuplant  y  planta  heureufement  ion 
Sceptre,  enfemble  y  mil!  la  Religion  de  fes 
pères,  &  donna  la  connoiffance  des  fciencesà 
ceux  qui  plus  familiers,  &  de  meilleur  efprit, 
foeurent  mieux  entendre  &  retenir  fes  en- 
feignemens,  &  qui  depuis  de  fon  nom  furent 
appeliez  Samothées  :  Et  celuy- cy  fut  le  pre- 
mier Roy  des  Gaules  3  qui  fut  tant  agréable  à 
Dieu  &  aux  hommes,  qu'il  régna  longuement 
en  paix,  &  après  luy  fa  polterité,  auec  tant 
d'heur 3  qu'il  n'y  a  eu  endroit  de  la  terre  qui 
n'ait  connu  le  nom  ,&  la  valeur  des  Gaulois. 

Oo    iij 


fîi  La  II.  partie  d'AstreY 
Que  fi  ce  peuple 5  que  nous  nommons  Pvo* 
main,  s'eftvfurpé  la  domination  de*  Gaulois, 
mais  pluftoft  par  chalhment  de  nos  diflen- 
lions  3  qui  efians  pleines  d'animofité  entre 
nous, ont  eftécaufede  nous  le  faire  appeller, 
de  demander  fecours  a  ceux  de  qui  l'ambition 
nous  a  depuis  deildrez,  nous  apprenant,  mais 
trop  tard ,  qu'il  ne  faut  iamais  efpererquc  les, 
eiïrangçrs  nous  affectionnent  plus,  que  nous 
ne  nous  aimons  nous-mcfmes.  Mais  le  grand 
Dieu  que  Samothes  nous  enieigna  d'adorer  en 
pureté  de  cœur,  ne  voulant  eiïendre  fon  ire  a 
l'infiny,  nous  ayant  fut  palier  vne  demy  Lune 
de  fiedes  fous  cette  domination  eftrangerc, 
montre  qu'il  nous  en  veut  retirer  par  les  ar- 
mes des  Francs,  qui  fe  vantent  n'eftre  iflusdes 
anciens  Gaulois.  Or  pour  reprendre  noftre 
difcours ,  le  quatnefme  Roy  qui  domina  en 
Gaule,  desdefeendans  de  ce  grand  &:  fainâ 
SamQthçs,fut  le  fage  &  fçauant  Diyus,  de  qui 
quelques-vns  penfent ,  que  pour  auoir  elle 
Infiituteur  des  Druides  ,  ils  ayent  pris  leur 
nom,  mais  ceux-là  fe  trompent  autant  que  ces. 
Grecs  outrecuidez  qui  fe  vantent  que  c'eitde 
leur  mot  Drys,  qui  lignifie  chefne:  car  auant 
que  les  lettres  euffent  elle  portées  en  Grrce 
nous  efbons  appeliez  Druides  ,  cvles  feiences 
eftoient  en  Gaule  auant  que  ces  peuples  vains 
fçeuiîent  feulement  lire,  comme  le  nom  de 
pruidç  nous  enfeigne  3  qui  au  langage  de 


Livre    Hvictiesme!  585 

l'aveui  dtSamothes,  fignific  contemplateur, 
du  mot  Driffim  ,  parce  que  comme  vous 
fçaiiez,  mon  enfant',  noftre  principale  vaca- 
tion coniiile  en  la  contemplation  des  œuurcs 
de  Dieu. 

Or  ce  grand  Dis  Samothes,  ex  depuis  noftre 
iainct  Inltituteur  Dryus,  nous  ordonnèrent 
d'adorer  Dieu  ,  non  pas  leion  l'erreur  des 
gens ,  mais  ainii  qu'ils  l'auoient  appris  de 
leurs  pères.  Et  parce  que  l'ignorance  du  peu- 
ple groiTicr  eftoit  telle  qu'il  ne  pouuoit  com- 
prendre cette  fupreme  bonté,  8c  ton  te-  pu  if- 
fance ,  qu'ils  nommoient  Thau  ,  c'eft  a  dire, 
fans  en  apprendre  quelques  effects  ,  ils  luy 
dennerent  trois  noms,  Iehvs,  qui  ligni- 
fie  Fort,    Buenos,   c'eft  a  dire, 

D  I  E  V  -  H  O  M  M   E  ,     &  T  H  A  R  A  M  I  S  ,  qui 

fignific  Re  pvrg  e  ant,  nous  voulant 
enfeigner  par  ces  trois  noms,  que  Dieu  eft 
tout-puiifant ,  Créateur  &  conferuateur  des 
hommes  :  mais  depuis  par  les  changemens 
que  le  temps  &  l'ignorance  du  peuple  apporte 
en  toutes  chofes ,  mais  principalement  aux 
noms,  au  lieu  de  T  h  a  v  ils  dirent  Thav- 
t  a  ,  &  en  fin  T  h  a  v  t  e  s ,  &:  T  h  e  v- 
t  a  t  es.  Au  lieu  de  Iehvs,  Bêle- 
nos  ôc  Thaharamis,  def quels  laipi- 
ration  fur  le  milieu  efloit  vn  peu  mal-ayfëe ,  ils 
dirent  Hesvs,  B'e  le  nos  &Tharamis, 
&  le  peuple  a  eu  tant  de  pouuoir  fur  les  plus 

O  0      311) 


584      La  II.  partie    d'Astrel 
fçauans,  que  chacun  pour  ef Ire  entendu,  a 
dïé  contraint  de  dire  comme  eux,  &confen- 


tir  a  leur  erreur. 


Et  quoy,  mon  père,  refpondit  le  Berger, 
Tentâtes 3  Hefus,  Tharamis,&  Belenus,  ne 
font-ce  parles  Dieux  que  l'on  nous  dit,  a  fça- 
uoir  Mercure,  Mars,  Jupiter,  &  Apollon,  mais 
vn  Dieu  feulement?  Pleuit  à  D,ieu,mon  en- 
fant, dit  le  Druide,  que  levous  peuife  bien 
faire  entendre  ce  quevousmedemâdez:  mais 
oùvoftre  intelligence  ne  peut  monter,  il  faut 
que  la  croyance  que  vous  auez  en  moy  vous 
porte  &  vous  retienne.  Sçachez  donc  que  les 
étrangers  voyans  que  les  Gaulois  adoro*ent, 
&reclamoienc  T  h  a  v  t  a  t  e  s  en  toutes 
leurs  affaires,  &  au  commencement  de  tous 
leurs  voyages,  &de  toutes  leurs  actions,  & 
de  plus  çonfiderant  ,  que  naturellement  ils 
font  eloquens,  &  qu'ils  fe  plaifent  à  bien  dire, 
ils  mgerent  que  c'eftoit  Mercure  qu'ils  difent 
eftre  Dieu  ,  non  feulement  de  l'éloquence, 
mais  preiîdant  aux  chemins  ,  inuenteur  des 
arts ,  &  le  protecteur  des  Marchands  &  de 
ceux  qui  trafiquent:  Et  après  remarquant 
qu'en  nos  guerres  nous  reclamons  H  e  s  v  s, 
ils  cr eurent  que  c'eftoit  Mars,  qui  pour  eux  cil 
tenu  le  Dieu  des  armées.  Et  parce  que  quand 
nous  demandons  d'eftre  nettoyez  de  nos  fau- 
tes ils  nous  oyent  appeller  T  h  ara  Mrs, 
ils  penferent  que  c'eftoit  Iupiter ,  duquel  ils 


Livre  hVictiesme^  '5-8 y 

redoutent  fur  tous  les  chaftimens,  àcaufede 
la  foudre  qu'ils  luy  attribuent:  outre  que  leur 
fcmblant  D  que  le  pardon  des  fautes  fe  doit 
attendre  du  plus  grand  de  tous  les  Dieux  3  ils 
difoient  que  c  eftoit  Iupiter3qu  ils  croyent  eftre 
le  premier ,  &r  plus  puiifant  de  tous.  Et  parce 
qu'ils  nous  voyoient  recourre  i  BeLenvs 
quand  nous  eftions  en  doute  de  noftre  fanté 
ou  de  nos' amis  ,  ou  que  nous  devrions  d'a- 
uoir  des  enfans,  ils  fe  perfuaderent  que  cV 
floit  leur  Apollon  ,  qu'ils  croyent  eftre  l'in- 
uenteur  de  la  Médecine  5  outre  que  luy  don- 
nant la  conduitte  du  Soleil  ,  voire  prenanc 
mefme  bien  fouuent  l'vnpour  l'autre,  &fça- 
chant  que  le  Soleil  eft  la  caufe  de  la  vie  de 
tous  les  animaux,  &  de  plus  que  l'homme 
&  luy  engendrent  l'homme  5  ils  eurent  quel- 
que   raifon    de    penfer   que  c'eftoit  noftre 

B  ELENVS. 

Mais  il  eft  certain ,  mon  cher  enfant,  qu'il 
n'y  peut  auoir  quVn  Dieu  :  car  s'il  n'eft  tout 
puiiïant,  il  n'eft  point  Dieu  :  Que  s'il  y  auoic 
deux  Tous-puifl ans  3  la  puiffance  feroit  diui- 
fée  3  outre  qu'il  faudroit  qu'ils  fuiTent  ou  fem- 
blables ou  différents:  s'ils  eftoient  femb'ables 
dutoutilsferoientlesmefmes,  &ainfi  ne  ie- 
roient  qu'vne  choie:  s'ils  eftoient  différents ,  il 
faudroitque  le  bon  fuft  différent  du  bon,  ce 
qui  ne  peut  eftre.  le  vous  dis  ces  raifon  s  ft* 
ftjilieres  ?  pour  ne  vous  apporter  les  autres  qui 


fî6      La  II.  Partie  d'Astree] 
foncplus  fortes  &  plus  prelîantes,  mais  pîus 
obfcures  auffi  ,  &  plus  dift  cfrre  cci. 

fcs.  I'ay  bien  toufîoiHs  creu  mon  père. 
Céladon,  qu'il  ny  a  qtivn  Dieu,  Roy  & 
Seigneur  de  tous  les  autres,  mais  le  penfois 
auffi  que  comme  entre  les  hommes  nous 
voyons  des  Roys  qui  ont  des  officiers  foubs 
eux,  de  mefme  il  y  euft  de  petits  Dieux  , 
foubs  celuy  qui  eftoit  le  principal,  &  ce  grand 
Dieu  le  le  nommois  Tentâtes,  &:  les  autres , 
Helus  ,  Taramis,  ôcBelenns,  que  iadoèois 
après  luy.  En  cela,  mon  enfant,  rcfponditle 
Druyde ,  vous  auiez  quelque  raifon,  &:  toutes- 
fois  vous  faifiez  vne  grande  erreur:  car  ceux 
que  vous  nommez  ainfi,  ne  font  proprement 
quefurnoms  de  ce  grand  Teutares:  &  quoy 
que  ie  vous  aucuë  qu  il  ait  des  officiers  fous  luy 
comme  les  Roys  que  vous  dites,  fi  deuez-vous 
entendre  qu'ils  ne  Hj  entent  point  l'adoration 
quin'eft  deùe  qu'à  vn  Dieu  Et  pourquoy:mcn 
père,  répliqua  Céladon  ,  ks  vois-ie  dans  les 
Temples  auprès  de  nôftre  grand  Teutates  ? 
Mon  enfant.rcfpondit  A  damas,  ie  vous;-,  y  des- 
ja  dit  que  les  Romains  ont  m  elle  leur  Religion 
parmy  lanoftrerilfaut  que  vous  fçachiczque 
parnosloixil  nous  eit  défendu  de  faire  image 
de  Dieu,  parce  que  l'image  n'eftant  que  la  re- 
prefentation  de  quelque  chofe,  &:  citant  necef- 
faire  qu'il  y  ait  quelque  proportion  entre  la 
choie  repreientêe  ce  celle  eu:  reprefente  nofke 


L'fY&t    HviCTlESlif  t.  58^ 

grand  Drvus,  ne  iugeant  pas  qu'il  y  eut  rien  en- 
tre les  hommes  qui  peuftauoirauec  Dieu. nous 
défendit  tres-expreirement  d'en  faire,  n  n 
plus  que  des  Temples,  luy  femblant  que  çe7 
iloit  vnc  grande  ignorance  de  penfer,  de  pou- 
uoir  enclorre  l'immenfe  deïté  dans  des  murail- 
les, 6c  vue  très -grande  outre-cuidancedeluy 
pouuoir faire  vue  maifon  digne  d'elle,    CcLi 
cftcaufequ'àla  façon  de  ces  anciens,  pereôc 
ayeul  du  grand  Samothes ,  il  nous  fut  com- 
mandé d'aderer  Dieu  dans  des  Boccage.  en 
campagne:  Boccagestoutesfois  qui  luy  citaient 
confierez  par  la  deuotion  du  peuple  ,  de  peur 
qu'ils  ne  fulïçnt  profanez,  eV  en  ces  lieux -la 
on  choifîfToit  de  grands  chefnes ,  comme  nous. 
faifons  encores  5  fous lefquels  Dieu  eitoit  ado- 
ré.   Et  de  là  eit  aduçnu  que  les  Romains  en- 
rrans  en  nos  contrées,  &  voyans  nos  iaincts 
Bocçages,&dafaçondenosfacririces,  ont  dit,  ' 
tous  eltonnez,  que  nous  eftionsfeuls  entre  les 
hommes,  qui  ne  connoiflions  point  Dieu,  ou 
feulsquileconnoiflions:  &  toutesfois,  quoy 
qu'ils  ayent  voulu  raualer  la  gloire ,  non  feule- 
ment des  Gaulois,  mais  de  tous  les  peupies,qm 
corne  loups  affamez  en  ont  efté  eng!out!s,fi  ne 
fe  font-ils  pu  empefeherde  dire  en  pariant  de 
noas,qucle>Gau  ois  fur  tout  font  très  religieux 
&  pleins  de  deuotion  entiers  les  Dieux.    Mais 
a  autant  que  le  vainqueur  donne  les  loix  qu'il 
luy  plaid  au  vaincu,  ils  en  tirent  de  m  efine  ça 


588       La  II.  partie  d'Astree! 
Gaule3ou  svfurpant  auec  vne  extrémeTyran- 
nie3  non  feulement  nos  biens,  mais  nos  âmes 
auffij  ils  voulurent  changer  nos  ceremonies,& 
nous  faire  prendre  leurs  Dieux  3  nous  con- 
traignant de  leur  baf  tir  des  Temples  3  de  rece- 
uoir  leurs  Idoles  3  &de  reprefenter  Teutates, 
Hefus,  Belenus,  &Tharamis,  aueedes  figu- 
res de  leur  Mercure,  Mars,  Apollon,  &  Iup- 
pirer.    Et  parce  que  les  Druy des  s'oppoferent 
vertueufement  à  leur  abus  ,  il  y  eut  vn  de  leurs 
Empereurs,  qui  par  Edift  du   Sénat  voulut 
abolir  toute  noftre  religion ,  chaffant  &  ban- 
niflant  les  Druydes  hors  de  l'Empire.   Mais 
ce  grand  Teutates  à  permis  que  les  bons  ayent 
efté  perfecutez  pour  efprouuer  leur  vertu,  &r 
non  pas  abolis  5  afin  de  donner  connoilTance 
queiamais  ils  ne  font  entièrement  abandon- 
nez. Et  ainfiparmy  la  tyrannie  des  étrangers, 
nousauons  toufioursconferué  quelque  pureté 
ennosfacrifices,  &auons  adoré  Dieu  comme 
il  faut,  &:  mefme  en  cette  contrée,  cùnous 
n'auons  iamais  reconnu  la  puiffance  de  ces 
vfurpateurs  pour  le  refpeét  qu'ils  ont  touiîours 
porté  à  Diane,  dé  laquelle  ils  ont  penfé  que 
noftre  grande    Nymphe  reprefentoit  la  per- 
fonne.   Et  maintenant  que  les  Francs  ont  em- 
mené auec  eux  leurs  Druydes,  faifant  bien  pa- 
roiftre  qu'ils  ont  efté  autresfois  Gaulois, il  fem- 
ble  que  noftre  authorité  &  nos  fainétes  couftu- 
fiies  retiennent  en  leur  fplendeur.    Mais  3 


Livre    hvictiesml  589 

mon  père 5  refpondic  Céladon,  fi  ay-ie  bien 
veu  dans  nos  boccages  facrez,  lors  que  vous 
faites  des  facnfices  qu'il  y  a  des  ftatuës,  &  des 
images  3  quelquesfois  du  grand  Dis  5  &:  quel- 
quesfois  d'Hercule.  Ccft  parce  ,  refpondic 
Adamas,  que  Dis  &  Hercule  font  des  hom- 
mes 3  &  non  pas  des  Dieux ,  &  qu'eftant  hom- 
mes 5  on  les  peut  reprefenter.  Mais ,  répliqua 
Céladon  3  fi  cène  font  pas  des  Dieux,  pour- 
quoy  les  mettez- vous  fur  l'autel  l  Pour  faire 
entendre,  dit-il,  qu'ils  ont  efté  entre  les  hom- 
mes comme  des  Dieux  pour  leurs  vertus,  ôc 
que  comme  tels  nous  les  deuons  honorer  3  &: 
en  conferuer  la  mémoire  3  afin  que  les  antres 
hommes,  en  les  voyant  dreffent  leurs  actions 
fur  le  patron  qu'ils  nous  en  ont  laiifé,  de  les 
eftrangers  qui  ne  fçauoient  pas  noftre  inten- 
tion, ontereu  que  nous  les  adorions,  &ont 
dit  que  Dis  eftoit  Piutonj  duquel  nous  nous 
vantions  d'eftre  yffus ,  &:  ont  donné  à  Hercu- 
le le  furnom  de  Gaulois,parce  que  nous  en  ho- 
norions beaucoup  la  mémoire,  tant  pour  auoir 
efté  plein  de  toutes  vertus  Heroïques,que  pour 
auoir.efpoufé  la  belle  Galathée,  noftre  Pnncef- 
fe  &  fille  de  Celte  noftre  Roy.  Vous  me  racon- 
tez, dit  Céladon  tout  eftonné,  des  chofes  qui 
merauifientj  &vousfupplie,  mon  père  ,  de 
continuer,  &  de  me  dire  comment  il  faut  que 
le faile quand ientre  dans  ces  Temples  où  îe 
trouue  des  images  de  Iupiter,  de  Mars  ,  de 


t-oo  La  IL  PARTIE  d'Astri  e! 

Pallas,  de  Venus,  &:  de  femblables  Dizux 
£:  Déciles.  Mon  enfant,  refpondit  Adamas, 
il  faut  que  vous  y  alliez  fort  retenu ,  &  que  fur 
tout  vous  ne  preniez  pas  cela  pour  des  Dieux 
(eparez,  ma:  s  pour  les  vertus,  pniiTances,  &: 
errecTs  d'vn  feul  Dieu.,,  & qu'ainii  vous  ado- 
riez luppiter  comme  la  grandeur  &Majefté  de 
Dieu  ;  Mars,  comme  fa  puifîànce  ;  Pallas , 
comme  la  iapience  ;  Venus,  comme  la  beauté, 
2e  ainlî  des  autres.  Par  ce  moyen  ,  îes  adorant 
comme  îe  dis,  vous  référerez  tout  à  noftre 
Liai  id  Tentâtes ,  &  honorant  les  grands  Héros 
pour  leur  vertu ,  vous  vous  montrerez  iufte  de 
rendre  a  ces  vertueuies  perfennes ,  après  leur 
mort,  l'honneur  que  vous  n'auez  pu  leur  faire 
curant  leur  vie.  Et  que  cela  vous  fuffife  pour 
cettefeis,  attendant  que  la  fréquentation  que 
vous  aurez  auec  moy,  vous  en  apprenne  peu  à 
peudauântage. 

Or,  mon  entant,  laiiîant  donc  tous  ces  dif- 
cours  à  part,  nous  ferons  îcy  vne  forme  de 
Temple  dans  ce  Boccage  qui  de  long-temps  a 
eaéeenfacré  a  Tentâtes ,  c'eit  à  dire  à  Dieu: 
entant  que  ce  fera  dans  vn  Boccage  nous  ob- 
feruerons  nos  anciennes  ordonnances  ,  &: 
pourcecu'il  y  aura  vn  Temple,  nous  obéirons 
a  ces  eihangers.  Et  pour  l'intelligence  de  ce 
que  ie  viens  de  vous  dire ,  feferiray  au  Tronc 
de  ce  chefne  merueilleux,  le  faincl  nom  de 
Teutates  :  puis  en  ces  trois  branches  qui 


L  I  V  K  !    H  V  î  C  T  I  E  S  M  E,  jpr 

feparent,  à  la  droicte  ie  mettray  Hefus,  au 
milieu  Tharamis,  &  à  l'autre  colle  Belenus, 
ôc  en  ce  cronc  d'enhaut  où  ces  trois  branches 
fe  viennent  réunir,  nous  graucrofls  encores 
le  ÙLÇté  nom  de  Tentâtes,  pour  montrer  que 
nous n entendons  qu'vn  Dieu  fous  ces  autres 
crois  paroles.  Que  fi  l'ofois  vous  defcouurir  îa 
profondité  de  nos  fain&s  myfteres,  &lesfe- 
crets  plus  cachez  de  noftre  religion,  ie  vous 
dirois  vne  interprétation  que  Samothes  3  le 
plus  fçauant  de  tous  les  hommes,nous  a  tari- 
fée, &qui  de  père  en  fils  eft  venue  iufques 
à  nous  :  C'eft  que  ces  trois  noms  lignifient  trois 
perfonnes  qui  ne  font  qu'vn  Dieu ,  Le  Diev 
FO  R  T,leDlE  v  Homm  E,&leDi  E  V  R  E- 
pvrgfant:  le  Pere>  le  Dieu  homme,  eft 
le  Fils  ;  &le  Dieu  Repurgeant,  c'eft  l'Amour 
derous  les  deux  ,  &  tous  trois  ne  font  qu'vn 
TeutatcSj  c'eft  à  dire  vn  Dieu  ;  Se  c'eft  la  mè- 
re de  ce  Dieu  homme  à  qui  nos  Druydes  ont 
dédié  dans  l'antre  des  Carnutes  3  il  y  a  plus  de 
vingt  fïecles,  vn  Autel  auec  vne  ftatuë  d'vne 
pucclle tenant  vn  enfant  entre  les  bras,  auec 
cesmots:A  la  Vierge  qvi  enfan- 
tera. Mais,  mon  enfant ,  vous  n'eftes  pas 
capable  de  ces  hauts  myfteres,  t&  vaut  mieux 
pour  ne  les  profaner,  que  ie  m'en  taife  y  peut 
eftre  aduiendra  t'il que  quelque  fçauant  Druy- 
de  venant  en  ce  Boccage  facré,  adorera  Teuta- 
tes  en  pureté  de  cœur  comme  nous  3  6c louera 


£9i      La  IL  Partie   dAstree.' 
noftreouurage,  en  approuuant  noftre  bonne 
intention. 

LeDruydealloit  difeourant  de  cette  forte, 
des  myiteres  les  plus  cachez  de  fa  religion  :&: 
parce  qu'ils  furpaflbicnt  l'entendement  du  Ber- 
ger, il  n'en  voulut  point  dire  dauantage:mais 
foudain  que  ces  noms  furent  grauez  contre 
l'arbre  ils  fe  îetterent  tous  deux  à  genoux,ev  les 
les  adorèrent ,  &  ne  s'en  approchèrent  plus 
qu'auec  beaucoup  de  refpecl.  Mais  d'autant 
que  le  Druyde  auoit  opinion  que  s'il  ne  flat- 
toit  vn  peu  le  mal  de  Céladon  ,  il  perdroit 
peu  à  peu  la  deuotion  &:  la  volonté,  d'y  tra- 
uailler,  il  nomma  le  Temple  du  nom  de  la 
Décile  Aftrée:  &  ne  craignez,  dit-il,  mon  en- 
enfant  de  faillir  enuers  Dieu  ,  pourueu  que 
vous  y  honoriez  cette  Aftrée  comme  l'vn  des 
plus  parfaicls  ouurages  qu'il  ait  ïamais  fa  ici: 
voir  aux  hommes.  Céladon  y  confentit  aifé- 
ment  ,&  plein  d Vn  zèle  incroyable  y  trauailla 
iî aiïiduellementj  quenpeu de  iours  il  acheua 
ce  que  le  Dniydeluy  auoit  ordonné,qui  louant 
fa  diligence  3  &  fon  induftrie,afin  de  luy  aug- 
menter la  volonté  qu'il  auoit,  apporta  les  loix 
d'amour,  &  le  tableau  de  la  réciproque  Amitié: 
mais  Rapprochant  de  l'Autel  d' Aftrée,  il  ne 
fçauoit  ce  qu'ilymettroitdeifus  pour  le  faire 
voir  &  reconnoiftre.  Et  après  y  auoir  penfé 

quelque  temps: 
Si  vous  eftiez  bon  Peintre,  luy  dit-il,  vous 

auez 


Livre    hvictiesme^  fsÈ 

auezbien  la  mémoire  affez  vme  pour  vousref- 
fouuenir  des  traifts  du  vifage  de  la  belle  Aftree: 
de  force  que  vous  pourriez  bien  la  peindre, 
&  nous  la  mettrions  fur  cet  Autel  qui  luy  eft 
dédié  :  mais  cela  n'eftant  pas  encores  3  îefe- 
ray  faire  vn  petit  tableau  ou  l'efcriray  feule- 
ment Ton  nom.  Alors  le  Berger  luy  fit  celle 
refponce. 

Vousauezraifon3  mon  père.,  d'auoir  cefte 
bonne  croyance  de  moy  ,car  ventablemëti  ay 
non  feulement  les  trai£ts  de  fbn  vifage  fi  bien 
grauez  en  la  mémoire  3  qu'il  me  fembic  qu'elle 
cfttoufiours  deuant  mes  yeux  ,  maisauffifon 
parler  &  fes  façons  de  faire  me  font  tellemét  en 
famé  3  qu'il  faut  aduouerqueriennemepeut 
diuertir  ny  feparer  d'elle,  &  me  figurant  à  tous 
coups  de  la  voir  deuant  moy ,  il  me  lèmble  que 
fa  parole  de  mefme  3  mefrappe  toufioursaux 
oreilles. Mais  encores  que  ienefçachepas  pein* 
dre,fi  ne  bifferons  nous  pour  cela  d  auoïr  fa  ref- 
femblanccjû  vous  me  promettez  de  me  rendre 
ce  que  îe  vous  r emettray  entre  les  mains.  Et  le 
Druide  le  luy  ayât  promis  il  décrocha  fa  iuppe 
&  ouurât  la  boite  qu'il  portoit  au  col,il  luy  mon- 
tra la  peinture  d' Aftree.  Mais  mon  père  juy  dit- 
ïl,fî  vous  la  perdez*  ou  que  vousne  meia  fëdiez, 
c'eft  chofe  tres-afTeuree  que  i  en  mouray  de  dé- 
plaifir  5  &  qu'il  n'y  a  exeufe  ny  confolation  qui 
m'en  puifTe  garantir.  Apres  qu  Adamas  eut" 
promis  par  Teutatés  quii  la  luy  r  endroit,  h 
a.  Part.  Pp 


j94  La  IL  partie  d'A stkee' 
Berger  la  luy  remit  entre  les  mains,  mais  non 
pas  fans  l'auoir  baifée  plus  dvne  fois,  &  l'ac- 
compagnant toujours  de  l'œil  ,  comme  la  re- 
grettant défia  3  le  Druyde  l'ayant  quelque 
temps  confiderée ,  vrayement  dit-il ,  mon  en- 
fant ,  ta  folie  eft  belle ,  &  faut  auoùer  queie  ne 
crois  pas  qu'il  y  ait  vifage  plus  beau ,  ny  auquel 
il  fe  life  vne  plus  grande  m.  >deftie  d' Amour ,ny 
vne  plus  douce  feuenré.  Heureux  le  père  qui 
a  vn  tel  enfant,  heureufe  la  mère  qui  l'a  eflcuée, 
heureux  les  yeux  qui  la  voyent  3  mais  plus 
heureux  celuy  qui  aimé  d'elle  la  poiïcden. 
A  ce  mot  il  la  remit  en  fa  boitte,  auec  promeife 
de  la  rapporter  bien-toit,  ce  qu'il  fit  dam  cinq 
ouiîxiours. 

Cefutencelieuqu'Aftrée&:  fa  trouppe  en- 
trèrent &  virent  tant  de  vers  &:  d'efcntures 
de  Céladon,  car  depuis  le  Berger  s'y  plaifoit  de 
forte  qu'il  eftoit  toufiours  ordinairement  de- 
uant  l'image  de  fa  Bergère ,  &  l'adoroit  de  tout 
foncœur,  &  félon  que  les  diuerfes  imagina- 
tions luy  venoient ,  il  les  efcnuoit  &  les  met- 
toit  comme  pour  offrande  fur  l'autel  de  la 
la  Deefle  Afîrée,  &  fut  ce  Berger  &  Ada- 
masqueSiluandre  rencontra  la  nuift  difcou- 
rant  enfemble,  car  le  Druyde  par  cette  fré- 
quentation l'aima  de  forte  qu'il  oublioit  pref- 
que  toute  autre chofe  3  &de  mefme  le  Berger 
fe  fentoit  tellement  obligé  à  i'afliftance  quil 
receuoit  de  luy  qu'il  l'honoroit  comme  ion 


Livre    Hvictiesme'  ïshj 

pcre.  Leomde  depuis  ce  temps -là  nalloit 
plus  fi  fouuent  vifiter  les  Bergères  qu'elle 
fouloic  ,  feignant  lors  que  Paris luy  en  deman- 
dent la  raifon ,  que  la  chaiTe  l'occuppoit  entiè- 
rement. Or  Céladon  vefquit  de  cette  forte, 
quelquesfois  moins  ,  quelquesfois  plus  affligé, 
félon  que  fes  penfées  le  traittoient,  iufques  à 
ce  qu'il  rencontra  Siluandre,  entre  les  mains 
duquel  il  remit  la  lettre  qu'il  efcriuoit  à  la  Ber- 
gère Aftrée  ,  &  qui  depuis  futcaufe  défaire  ve- 
nir toute  cette  trouppe  de  Bergères  &  de  Ber- 
gers en  ce  lieu  où  s'eftant  efgarée ,  elle  fut  con- 
traindre de  ferepofer,en  deffein  de  partir  auffi- 
toftque  la  Lune  commenceroit  de  paroiftre: 
mais  la  peine  que  ces  Bergères  auoient  eue  le 
îour  &  vne  partie  de  la  nuict,  auec  la  fiait 
cheur  du  lieu ,  les  affoupk  dVn  plus  long 
fommeil  quelles  n'auoienc  penfé  :  car  tanc 
s'en  faut  qu  elles  fe  refueillaffent  lors  que  la 
Lune  fe  leua ,  que  le  iour  eftoit  défia  grand, 
que  les  Bergers  mefmes  eftoient  encor  tous 
endormis.  Au  contraire  le  trifte  Céladon, 
fumant  fa  couftume  ,  fe  leua  de  grand  ma- 
tin, afin  de  pouuoir  entretenir  fes  penfées 
{ans  eftre  rencontré  de  perfonne  ,  ayant  or- 
dinairement accoutumé  de  fe  leuer  à  telle 
heure,  afin  de  pouuoir  fortir  dehors,  quand 
chacun  eftoit  encore  endormy  ,  de  puis  fe 
renfermoit  le  plus  fouuent  tant  que  iour  du- 
rcit . 


^6      La  II.  partie  d'Astre  t.' 

Le  Soleil  ne  parcifîbit  point  encore,  lors  que 
de  fortune  il  addreiTa  fes  pas  du  cofté  où  eftoit 
cette  trouppe  :  Et  parce  qu'il  s'en  alloit  tout 
en  fes  penfées  3  fans  prendre  garde  a  ce  qui  luy 
eftoit  autour,  ïamais  homme  ne  fut  plus  eftori- 
né  que  luy ,  quand  tout  à  coup  il  apperceuc 
A  ftrée.  Elle  auoit  vn  moufehoir  defïus  les  yeux 
qui  luy  cachoitvne  partie  du  vifage,  vn  bras 
fous  la  tefte ,  &  l'autre  eftendu  le  long  de  la 
cuifTe  3  ôde  cottillon  vnpeu  retrouffé  parmef- 
garde  3  ne  cachoit  pas  entièrement  la  beauté  de 
la  ïambe  :  &  d'autant  que  fon  corps  de  îuppe  la 
ferroit  vn  peu ,  elle  s'eftoit  delafTée  3  &  n  auoit 
rien  fur  le  feinqu'vn  moufehoir  de  refcul,  au 
trauers  duquel  la  blancheur  de  fa  gorge  paroif- 
foit  merueilleufement;  du  bras  qu  elle  auoit 
fous  la  tefte,  on  voyoit  la  manche  auallée  iuf- 
ques  fous  le  coude ,  permettant  ainfî  la  veue 
dvn  bras  blanc  &  potelé  3  dont  les  veines  pour 
ladelicatelTedelapeauparleur  couleur  bleue, 
defcouuroient  leur  diuers  paiTages.Et  quoy  que 
de  cette  main  elle  tint  fa  coiffure  3  qui  lanuift 
s'eftoit  deilachée ,  fî  cil-ce  que  pour  la  ferrer 
trop  négligemment  ,  vue  partie  de  fes  che- 
ueux  s'eftoit  efparfe  fur  fa  iouë5  &  l'autre 
prife  à  quelques  ronces  qui  eftoient  voifînes. 
O.' quelle  veuë  fut  celle-cy  pour  Céladon/ 
Il  fut  tellement  furpris,  qu'il  demeura  immo- 
bile fans  poulx  D  &fans  haleine,  de  n'y  auoit  en 
en  luy  autre  fîgne  de  vie  que  le  battement 


Livre  HvÎctiesme!  ^7 
du  cœur,  &  la  veuë  qui  fembloit  eftrc  atta- 
chée fur  ce  beau  vifage.  Mais  il  luy  aduint 
lors  comme  à  ces  personnes  qui  ont  longue- 
ment demeuré  dans  des  profondes  ténèbres, 
&  qui  font  tout  à  coup  portées  aux  plus  clairs 
rayons  du  Soleil  :  car  tout  ainfî  qu'elles  de- 
meurent efbloiiyes  par  trop  de  clarté,  de  mef- 
me  pour  auoir  trop  de  contentement,  il  n'en 
pouuoit  ioiiyr  dVn  feul^  les  ayant  eu  tout  à 
coup  3  &:  venant  de  quitter  l'obfcurité  de  fes 
defplaifirs.  Quelque  temps  après  ,  ayant  re- 
pris vn  peu  plus  de  force,  il  commença  de 
confiderer  ce  qu'il  voyoit ,  tantofi  regardant 
ce  vifage  aimé,  tantoft  le  fein  ,  de  qui  les 
threfors  ne  luy  auoicnt  iamais  efté  îîdefcou- 
uerts,  &  fans  fe  pouuoir  faouler  de  confide- 
rer toutes  ces  beautcz,  il  eufl:  voulu  comme 
vn  nouuel  Argus,  auoir  le  corps  tout  couuert 
d'yeux:  mais  lors  qu'il  eftoit  en  cette  agréa- 
ble contemplation,  voila  fa  penfée  qui  luy  re- 
prefente  incontinent  vn  fouuenir  qui  luy 
trouble  toute  fa  îoye.  Retire-toy,  luy  difoit- 
elle,  retire-toy,  infortuné  Berger ,  de  ce  lieu 
bien-heureux ,  &  qu'il  ne  foit  point  dauanta- 
ge  profané  par  tes  yeux  :  As-tu  défia  mis  en 
oubly  la defFenfe  qui  ta  efté faicte?  ne  fçais-tu 
pas  quil  ne  t'eft  permis  de  te  prefenter  de- 
uant  fes  yeux?  Et  peux-tu  mettre  en  oubly 
ce  commandement ,  ou  fi  tu  t'en  fouuiens  ^ 
y  peux-tu  contreuenir  ?  Il  fe  retira  les  bras 

Pp    nj 


V98  La  II.  PARTIE  D'A  s  tr.ee/ 
croikz ,  &  les  yeux  tendus  au  Ciel  3  après 
ces  paroles,  comme  fi  ç/eufiTent  elle  des  chaî- 
nes qui  le  retiraient  auec  violence  de  ce 
lieu:  mais  certes  fes  penfées  6c  fes  pas  fai- 
foient  bien  vn  différent  chemin,  car  plus  l'vn 
Tefloignoit  d'Aftrée  ,  &  plus  l'autre  l'en  ap- 
prochoit.  Enfin  l'ayant  perdue  de  veuë5  il 
demeura  fi  troublé,  qu il  fut  contrainâ;  de 
s'arr citer  tout  court.  De  m'en  aller,  diroit- 
il,ie  ne  puis-  de  m'y  en  retourner,  ie  n'ofe- 
rois  ;  de  demeurer  icy  ,  îe  me  trauaille  en 
vain  ,  à  quoy  nous  refoudrons  -nous  donc  ? 
A  receuoir  ,  diioit  -il  après,  la  faueur  que  le 
Ciel  nous  a  faicte  fans  la  luy  auoir  deman- 
dée. Mais  comment  contreuiendrons-nous  au 
commandement  de  celle  à  qui  nousn'auons 
iamais  defobey  ?  Mais ,  fe  refpondoit-  il ,  ne 
contreuenant  point  à  ce  qu'elle  m'a  comman- 
dé, n'eft-ce  pas  faute  d'amour,  fi  par  crainte 
ie  me  priue  de  fa  veue  ?  Or  elle  ne  m'a  pas  com- 
mandé de  ne  la  voir  point:  cardés  lors  ie  me 
fuiTepriuédemesycux,  mais  feulement  que 
ie  ne  me  fille  point  voir  a  elle.  Mais  comment 
me  verra  t'elle  en  dormant?  Prenons- donc 
Amour  pour  guide,  &  fous  fa  conduitte  allons- 
le  adorer  en  elle ,  comme  au  lien  où  il  eft  en  fa 
plus  grande  gloire.  Porté  de  cette  considéra- 
tion, il  retourne  fur  fes  pas,  &  marche  le  plus 
doucement  qu'il  pût  pour  ne  l'efueiller,  de 
d'aufliloing  qu'il  la  peut  apperceuoir,fe  ktte  à 


Livre  Hvictiesme.~  ^99 
genoux 3  l'adore  &:  luy  addrefle  dvne  voix 
baffe  cette  prière: 

Grande  &  puiflante  Decffe  ,  puis  que  les 
Dieux  ne  font  pas  mieux  paroiftre  leur  diuini- 
té3cn  puniffant  qu'en  pardonnant,  voicy  ie  me 
iette  à  genoux.  le  ne  veux  point  entrer  en  ju- 
gement au  ectoy,  ny  demander  fila  peine  que 
îay  fupportée  n'outre-pafle  point  la  grandeur 
de  ma  faute,  puisqu'elle  a  efté  commife  par 
ignorance ,  mais  feulement  îe  te  requiers  que 
la  pitié  t'efmeuue  en  ce  que  mon  amour  ta 
laifle  infenfible,  &  de  rendre  auflibien  cette 
preuue  de  ta  diuinité  3  en  me  remettant  en 
ma  félicité  perdue,  que  tu  m'as  ofté  le  bon- 
heur où  tu  m'auois  efleué  ,  puis  que  ma 
foubmifTion  ne  te  doit  pas  moins  efmouuoir 
au  pardon  que  mon  offenfe  inconnue  au 
chaihment. 

Ainlî difoit  le  trifteBerger,  n'ofant  prefque 
lai  (Ter  fortir  ces  mots  de  fes  leures  ,  de  peur 
d'efueiller  celle  à  qui  il  les  addreiToit  :  Et  lors  fe 
releuant,  s'approcha dauantage  d'elle,  afin  de 
la  mieux  confiderer  :  Mais  lorsqu'il  eftoit  plus 
auant  en  cette  contemplation  par  mal-heur 
Phillis  fe  tourna  d'vn  coite  fur  l'autre  ,  fans 
toutesfois  ouurir  les  yeux,  ny  s'efueiller  :  ce 
qui  donna  tant  de  crainte  à  Céladon,  que  fe 
retirant  promptement  à  cofté,il  fut  contninét, 
de  s'en  retourner  en  fa  trifte  demeure  ,  où 
il  ne  fe  fut  plufloft  renfermé  3  que  repenfanc 

Pp    iiij 


rfOO         L  A  1 1.   PARTIE   D'A  S  TR  E  eI 

à  cette  rencontre,  &  à  celle  du  iour  précè- 
dent ,  il  ne  fçauoit  s'il  en  deuoit  prendre  vn 
prefage  heureux  ,  ou  mal  -  heureux .  Enfin 
confîderant  l'effecT:  de  la  lettre  qu'il  auoit  re- 
mise entre  les  mains  de  Siluandre  (  car  il 
croyoit  bien  qu  Alliée  en  auoit  fçeu  quelque 
chofe  )  il  fe  refolut  d'en  hazarder  vne  autre  3  & 
pour  ne  perdre  temps  fe  defpefcha  de  l'efcnre, 
de  peur  que  s'il  tardoit  trop  3  ces  Bergers  ne 
s'efueiilaifent.  Il  met  fur  le  ply  de  la  lettre, 
comme  il  auoit  deiîa  faicl  fur  l'autre  ,  &  for- 
mant haftiuement  s'en  va  au  grand  pas  où  il 
auoit  laifle  fa  Bergère  :  mais  ayant  peur  que 
elles  ne  fe  fuiTent  efueillées  lors  qu'il  les  ap- 
procha, il  fe  couunt  de  quelques  arbres  ,  & 
eftendant:  la  veue  de  tous  coftez,  connut  bien 
qu'elles  ne  s'eftoient  point  efueillées  :  mais 
aufli  il  vit  bien  que  la  compagnie  eftoit  plus 
grande  qu'il  n'auoit  creu  au  commencement, 
parce  qu'il  apperceut  vn  peu  loing  d'elles  les 
Bergers  dont  nous  auons  parlé:  &:  pour  fça- 
uoir  s'ils  dormoient  ,  &  s'ils  eftoient  de  fà 
connoiffance ,  il  s'approcha  doucement  du 
lieu  où  ils  eftoient ,  &:  le  premier  qu'il  renr 
contra  D  fut  Siluandre.  Hal  fidelle  amy ,  luy 
dit-il  d'vne  voix  balle ,  laquelle  eft  l'obliga- 
tion que  îe  t'ay  ,  puis  que  tu  as  plus  faiâ 
pour  moy  que  îe  ne  t'auois  ofé  demander.'Puif- 
fes-tnDBerger,receuoir  de  quelqu'vn  des  miens 
pour  remerciement  de  ce  bien-faict  quelque 


Livre  Hvîctiesmï"  601 
office  fîgnalé  auprès  de  Diane  ,  puis  que  de 
moy3  il  ne  faut  que  tu  efperes  que  de  f impies 
fouhaits  :  Et  lors  tournant  les  yeux  fur  les  au- 
tres quatre  Bergers  qui  eftoient  auprès  de 
luy  3  il  n'en  peuft  reconnoiftre  aucun  :  bien 
luy  fembla-t'il  d'auoir  veu  Tirfis  autres-fois  : 
voyant  donc  qu'ils  eftoient  tous  endormis ,  il 
s'achemine  vers  les  Bergères.  Le  Soleil  eftoit 
des-jaaffezhaut,  &:  trouuant  paflàge  entre  les 
arbres,  commençoit  d'efclairer  en  quelques 
lieux  fur  elles,  de  forte  que  fî  ce  Berger  euft 
efté  aufïï  iufte  luge  des  beautez  qu'il  eftoit  par- 
faid  Amant,  il  euft  bien  peu  dire  à  laquelle  de 
toutes  il  falloit  donner  le  prix  de  la  beauté  : 
mais  fi  les  longs  ennuis  d'Aftrée  luy  faifoient 
en  quelque  chofe  céder  pour  lors  à  Diane,  l'af- 
fection du  Berger  fuppleoit  de  forte  ce  défaut, 
que  le  iugement  n'en  eftoit  iamais  donné  par 
luy  à  fon  defaduantage.  Et  lors  confîderant 
particulièrement  Aftrée,  il  fe  remet  rurvn  ge- 
noùil,  &  s  approchant  de  fa  belle  main  ne  peuft 
s'empefcherdelaluybaifer,  puis  auançant  la 
iambe,  &:  trainant  l'autre  doucement,  luy  mit 
fa  lettre  dans  le  fein ,  &tranfporté  d'amour  ne 
fe  peuft  garder  d'accompagner  fa  main  de 
la  bouche.  O  perdu  Berger .'  quel  fut  alors  le 
tranfport  qui  en  te  releuant  te  porta  iufques 
à  fa  bouche  ?  Il  fut  tel  enfin  qu'oubliant  pref- 
que  la  crainte  qu'il  auoit  eue  de  refueiller5  il 
l'appuya  de  forte  deffus,  que  la  Bergère  donna 


6oi  La  IL  partie  d'Astree! 
figne  de  s'efueiller,  &  commençoic  d'ouurir 
les  yeux  lors  qu'il  s'eftoie  à  peine  releué:  Et 
n'euft  efté  que  de  fortune  les  rayons  du  Soleil 
qui  luy  donnoient  fur  le  vifage  Fefblouyrcnt 
de  leur  prompte  clarté,  il  n'y  a  point  de  dou- 
te quelle  l'euil:  reconnu:  mais  cela  fuit  caufe 
qu'elle  ne  peut  que  l'entreuoir  comme  vne 
ombre, &  lorsqu'elle  voulut  tourner  la  te/te 
pour  le  fuiure  des  yeux  ,  fes  cheueux  qui 
eftoient,  comme  i'ay  dit,  pris  à  des  ronces, 
s'arrefterent  auec  telle  douleur  qu'elle  ne  peut 
s'empeicher  de  faire  vn  cry  allez  haut,  dont 
Phiilis  s'efueilla  en  furfaut,  &luy  demandant 
quel  fujeft  elle  auoit  de  crier,  Afrréeluy  mon- 
tra fes  cheueux,  n'ayant  encores  la  force  de 
parler,  tant  elle  eitoit  eitonnée  de  ce  qui  luy 
eftoit  aduenu.  Phiilis  en  fouf- riant  les  luy 
defprit,  &:  fe  voulant  r'alTeoir  en  fa  place,  elle 
vit  qu  Aftrée  s'eftoit  leuée  ,  &  auoit  laiffé 
cheoir  vn  papier.  Elle  fut  curieufe  de  le  ra- 
maffer,  &:  de  la  fuiure  à  quinze  ou  vingt  pas 
du  lieu  d'eu  elles  s'efeoient  leuées.  Et  lors  la 
tnfteAftrée  s'eftant  affife  contre  vn  arbre  de- 
vint pafle  outre  mefure,  &:  fembloit  prefque 
fiir  le  poinct  d  euanouyr  :  dont  Phiilis  ef ton- 
née courut  incontinent  la  ibuftenir,  &  lors 
qu'elle  fut  vn  peu  reuenuë  :  Helas!  ma  fœur, 
dit-elle  à  Phiilis,  auec  vn  grand  foufpir,  he- 
las: qu'eft-ce  que  fay  veur  ôdors  elle  fe  tai- 
foit  pour  quelque  temps,  efhnt  contrainte  de 


Livre    Hvictiesme.  6o$ 

foufpirer,  &  peu  après  recommençant  par 
vn  grand  foufpir,  elle  difoit:  Helas!  mafœur, 
fay  veu  Céladon,  ie  veux  dire  que  fay  veu 
ce  qui  refte  de  Céladon.    A  ce  mot  de  Cé- 
ladon la  voix  fe  perdit  en  fi  bouche,  &  Ja 
langue  s'attacha  à  fon Palais,  puis  ferrant  les 
mains  enfemble,  &  tenant  les  yeux  tendus 
au  Ciel  3  fembloit  luy  demander  fecours  en  ce 
crauail.    Phillis  qui  la  vit  en  cet  dlat ,  ayant 
oiiy  le  peu  de  paroles  qu'elle  venoit  de  dire, 
eut  foudain  opinion  qu'elle  auoit  eu   quel- 
que fonge  eftrange  qui  Fauoit  efpouuantée 
de  cette  forte,  &  pour  l'en  diuertir  :  Ma  fcur, 
luy  dit-elle,  c  eit  vne  folie  de  croire  aux  lon- 
ges, car  l'imagination  nous  reprefente  en  dor- 
mant ce  que  nos  yeux  ont  veu  en  veillant, 
ou  que  nous  auons  fait  ou  penfé ,  fî  bien  qu'ils 
ne  font  pas  prefages  du  futur,  mais  feule- 
ment images  du pafTé  :  Ah/ ma  fœur,  inter- 
rompit Aftrée ,  ne  croyez  point  que  ce  foït 
fonge.  le  l'ay  veu  de  mes  yeux ,  &  foudain 
qu'il  a  connu  que  ie    le  regardois ,  il  s'efî 
éuanouy  en  l'air.    Peut-eftre,  ma  feeur,  ref- 
pondit  Phillis,  auiez-vqus  opinion  de  veiller: 
car  cela  aduient  bien  fouuent  en  dormant. 
Ne  vous  figurez  point  cela ,  dit  Aftrée ,  ve- 
maternent  ie  veillois.     Et  comment  efl- 
ce ,  dit  Phillis ,  que  vous  auez  pris  garde  à 
luy?  Feftois,  refpondit  Aftrée, ny  bien  efucil- 
lée^  ny  bien  eudormie,  lors  que  ie  fay  ouy 


6c4  La  II.  partie  d' Astre e.' 
foufpirer  autour  de  m  jy,  voire  îufques  auprès 
demonvifage,  l'ay  ouuert  les  yeux&ay  veu 
lame  de  mon  Berger  deuant  moy.  Mais,  ô 
Dieu ,  combien  belle  &  pleine  de  clarté  !  Elle 
eitoit  telle  qu'il  n'y  a  Soleil  qui  porte  plus  de 
rayons.  Iugez-le,  ma  fccur,  puis  que  l'en" fuis 
demeurée  efbloiïye ,  iufques  à  ce  que  Tay  efïé 
icy.  Mais  au  fli-  toit  que  Tayietté  l'œil  furluy, 
il  s'efî:  perdu  aufli  viite  qu'vn  efclair.  Et  vraye- 
ment,  ôbelleamt.'  tuas  raifon  de  ne  vouloir 
que  laveue  de  celle  qui  a  fceu  fi  mal  mefna- 
ger  ta  vie,  te  fouille  :  Si  te  fuis-ie  infiniment 
obligée,  puis  qu'ayant  tant  d'occafion  de  me 
hayr,  tu  me  fais  toutesfois  paroiftre  que  ton 
amour  continue.  Philhs  toute  eftonnée  creut 
alors  que  véritablement  c'eitoit  l'ame  de  Cé- 
ladon, ôduy  dit:  Tout  ce  que  nous  pouuons 
faire  pour  ceux  qui  ne  font  plus  en  cette  vie, 
ccft  d'en  auoir  la  mémoire,  d'en  redire  les 
vertus,  &de  leur  rendre  le  dernier  office  de 
pitié,  qui  eftla  fepulture.  De  forte  que  îefuis 
d'aduis  ,  dit-elle  ,  que  pour  voflre  contente- 
ment, &  pour  fatisfaire  à  cette  ame  qui  vous  a 
tant  aimée ,  vous  luy  faflîez  dreifer  vn  tom- 
beau, afin  de  la  mettre  en  quelque  repos,  & 
puis  en  conferuer  la  mémoire  parmy  nous  le 
plus  longuement  qu'il  vous  fera  polTible.  Cela, 
dit  Aiîrée,  feray-ie  toute  ma  vie-,  mais,  ma 
feeur,  ne  fera-t'il  point  trouué  mauuais,  fi 
n'eftant  point  de  m^s  parens ,  ie  luy  rends  çç 


Livre    HviCTiisMEr         Soy 
dernier  office  de  la  fepulture?  Que  peut-on 
dire,  refpondit-elle,  finon  que  fes  parens ,  ne 
faifant  pas  leur  deuoir  en  cecy ,  vous  faites  ce 
qu'ils  deuroient  faire  l  Que  s  il  eftoit  en  vie,  il 
y  auroit  apparence  de   faire  quelque  doute^ 
mais  à  cette  heure  qu'il  cft  mort,  on  ne  peut 
ioupçonner  quevoftre  amitié  pafTée,qui  n'eft 
guiere  plus  inconnue  qu'à  ceux  qui  n'ont  îa- 
maisoliy  dire  voftre  nom.   Difant  ces  paroles 
elle  tenoit  le  papier  quelle  auoit  ramaiTé ,  de 
de  fortune  Aftrée  îettant  l'œil  denus ,  de  re- 
connoiiîant  l'efcnture  de  Céladon,  luy  de- 
manda quelle   lettre  elle  tenoit  en  la  main  ? 
Elle  refpondit  quelle  l'auoit  ramaffée,  &que 
ceftoit  elle  qui  l'auoit  la  ifle  cheoir  quand  elle 
s'eftoit  leuée.  Iay  bien  fenty, dit  alors  Aftrée5 
que  quelque  chofe  m'eft  tombée  dufein,  mais 
l'eftois  tant  hors  de  moy,  que  le  ne  lay  pas 
veu,  &  lors  la  prenant,  de  lifant  ce  qui  eftoit  au 
denus,  elle  dit  que  ceftoit  la  lettre  que  Siluan- 
dre  auoit  trouuée.  Celanepeut  paseftre,  dit 
Phillis ,  car  ie  Fay  ferrée  dans  ma  poche,  dey 
mettant  la  main  la  trouua.   Que  fera-ce  donc, 
refpondit  Aftrée,  fi  cft-elle  efentede  lamefme 
main ,  de  lors  la  defpliant  elle  trouua  quelle 
eftoit  telle: 


606     La  II.  partie   d'Astrel 


LETTRE     DE     CELADON 

a    la    Bergère    Astre  e. 

SI  ïoccafion  de  voftre  venue  en  ce  lieu  ou  le 
refie  de  Céladon  efi  encore,  puis  que  les  Dieux 
le  veulent  aw fi,  ri  efi  que  pourvoir  combien  vous 
axez- pu,  cr  pouuez>  furluy,  c  efi  trop  de  peine  pour 
choje  de  fi  peu  de  valeur,  ^ue  fi  quelque  efiincclle 
de  compafion  vous  y  amené,  quels  feruices  peu- 
uent  mériter  vne  ji grande  récompense  ?  Et  fi  la 
fortune  \eide  vous  y  a  conduit  te  jans  deffein, 
riefi-ce  pas  trop  de  bon-heur  pour  vne  perfonne  fi 
malheur  eu\e<  De  forte  que  quelque  occafionque 
ce  fui  fie  efire,  tauc'ùe  que  c  efi  fans  raifon.  Si 
ce  riefi  quil  [oit  tres-raifonnable  que  comme 
ï affection  que  ie  vous  porte  outre-pafe  toutes  les 
bernes  de  la  raifon ,  de  mefme  en  ce  qui  touche 
cette  affeciion  la  raifon  riait  point  de  lieu.  Et 
par  ainfi  ie  ne  me  dois  plaindre  quelle  riait  efic 
appellce  qua?îd  lay  efic  banny,  ny  quauxennuys 
que  ie  fouffre,  elle  ne puiffe  auoir  quelque  place, 
-.nt  tres-iufle,  que  celuy  qui  le  premier  a  defi 
daigné  la  raifon  fente  que  la  raifon  aufii  le  def- 
daigne.  Si  ne  laifferay-ie  de  vous  remercier  au- 
tant que  peut  faire  ï  ombre  vaine  de  ce  que  iay 
eflcf  car  véritablement  ie  ?ie fuis  plus  autre  choje) 
fi  vous  efies  venue  voir  combien  vous  pouuez,  fur 
moy,  car  comme  que  ce  fit,  cefivn  de  mes  plus 


Livre  kvictiesme,  6qj 
grands  defirs  defire  envofire  mémoire.  levons 
remercie  de  me  (me  fi  lapiné  vous  y  amené,  car 
encor  quelle  (oit  bien  tardute ,  ce  ne  fi  pas  efire 
(ans  consolation  que  d 'auoir en  fin  quelque  confio- 
lation.  Et  aufii  vous  remercieray-ie  fi  cefi  la 
fortune,  puisque  te  connais  parla  qu  il  na  tenu 
qua  elle  que  ie  naye  pluficfi  reffenty  les  effecJs  de 
vofire  douceur:  &  cette  dernière  confédération 
fiera  caufe  que  comme  par  le  iugement  de  tous 
ceux  qui  vous  voyent,  &  par  la  grandeur  de 
mon  affection  vous  efies  la  plus  belle  &p\us  ay- 
mce  Berbère  de  l'Fniuers,  de  me(meieme  diray, 
puisque  ma  fortune  &  ma  confiance  le  veulent 
ainfi,  le  plus  infortuné  comme  le  plus  fidelle  de 
vosferuiteurs. 

Ce  fut  bien  alors  que  ces  Bergères  creurenc 
que  Céladon  eitoit  mort,  6c  que  l'amour  fie 
refoudre  Aftree  de  luy  rendre  le  dernier  de- 
uoir  de  fon  amitié  :  &  lors  qu'elles  fe  voûtaient 
leuer  pour  efueiller  Diane,  &:  les  autres  Ber- 
gères, parce  qu'il  eitoit  des-jatard3  ^qu'eFes 
crajgnoient  que  Ton  ne  fuit  en  peine  d'elles  en 
leur  hameau  ;  elles  apperceurent  que  Siluan- 
dre  eitoit  venu  auprès  de  Diane  qui  dormoit, 
6c  que  demeurant  rauy  à  la  regarder,  après 
auoir  eflé  quelque  temps  immobile  3  enfin  û 
dit  fort  haut  telles  paroles  : 


6c8      La   II.  partie    d'Astreje; 


SONNET. 

LA  belle  dont  ï Amour  me priue  de  repos, 
Repolit  doucement  fous  ï ombre  iïvn  boc- 
cages  s 
Lavoloient  les  amours  autour  de  fon  vifagcs , 
£)ui  nai$oie?it  de  Ces  yeux,  encor  qu'ils  furent 
dos. 

La  les  Zephirs  changez  en  amoureux  pro- 
pos, 
Rendoient  pour  fies  amours  vn  amoureux  hom^ 

mages  : 
Et  les  arbres  charge?  de  tant  dt  amours  efclos, 
N'en  efioient  garantis  parles  loix  de  leur  âges. 


Hommes,  Faunes,  ny  Vieux,  rien  neftoità  l 'en- 
tour, 
Contemplant  ce  jommeil ,  qui  ne  bru(la(l  d'à* 

mour, 
Etperdifile  repos  pendant  quelle  repofes. 


Quelle  cfes-voia,  beauté,  quand  vaincre  vôuf 
voua?  y 
Puis  que  fans  ce  dejfein  tellement  vous  brujlez, , 
Que  vous  voir,  vous  aimer,  riejt  quvne  me  fine 
chofes? 

Il 


Livre    hvictîesme."         609 
Il  parloic  ainfi  haut,  parce  qu'il  ne  craigfloit 

de  l'efueiller.,  ayant  eu  commandement  d'elle 
de  le  faire  aurfï-toft  mefme  que  ia  Lune  lui- 
roit  :  mais  la  bonne  fortune  de  Céladon  ne  le 
voulut,  afin  qu'il  euft  ce  contentement  de 
voir  h  Maiflrefie  en  ce  lieu,  &  fut  caufe  qu'en- 
cor  que  Siluandre  eut  veillé  en  vue  partie  de 
la  nui&j  il  n'eut  toutesfois  la  hardieiTe  d'inter- 
rompre le  fommeil  de  fa  MaiftrefTe,  craignant 
qu'elle  s'en  trouuaft  mal ,  ou  que  peut-eftre 
elle  euft  trop  d'incommodité  à  marcher  fous 
la  foible  lueur  de  la  Lune  parmy  ce  bois. 
Apres  que  ce  Berger  eut  proféré  ces  paroles,  il 
fe  mit  à  genoux  pour  baifervne  main,  mais 
ayant  peur  d'élire  apperceu  des  deux  Bergè- 
res qu'il  ne  vit  plus  en  leurs  places,  il  fcjreleua 
inarry  d'en  auoir  tant  fait ,  fi  toutesfois  il 
auoit  eflé  veu.  Cependant  ces  deux  Bergères 
le  regardoient ,  de  Phillis  qui  efloit  bien  ayfe 
de  diuertirAflrée:  Ne  me  croyez iamais,  ma 
fœur,  luy  dit-elle,  iî  ce  Berger  n'aime  Diane, 
&  s'il  n'a  eflé  moins  fin  qu'il  ne  penfoit  eflre; 
l'en  parlois  hier  à  Diane,  refpondit  triflemenc 
Aflrée,  &  félon  ce  que  i'en  pus  reconnoiflre, 
il  n'en  doit  attendre  que  du  defplaifîr:  car 
non  feulement  elle  ne  le  veut  point  aimer3 
mais  ne  veut  pas  mefme  fçauoir  qu'il  l'aime. 
Voila ,  adioufla  Phillis ,  vnê  refolution  qui 
femble  deuoir  conduire  en  peu  de  temps  Sil- 
uandre aux  termes  de  Céladon 3  Se  Diane  à 
tJPart  Qq 


fSio  La  IL  partie  d' Astre z. 
ceuxd'Aftréé.  Ha:  mafœur,  dit  Aftrcc,  Sil- 
uandre coure  bien  cette  fortune  3  mais  tant 
que  Diane  s'exemptera  d'amour,  elle  ne  ioiie- 
ra  iamais  vn  fi  mal-heureux  perfonnage  que 
le  mien.  le  vous  l'alloue,  répliqua  Phillis ,  que 
tant  que  véritablement  elle  fera  exempte  d'a- 
mour, elle  ne  fera  point  en  ce  danger:  mais  fi 
ce  n'eftoit  que  par  diffimulation  qu'elle  en  fuft 
exempte,  qu'en  iugeriez-vous  ?  Quelle  feroit 
heureufe  par  opinion  ,  dit  Aftrée,  &:  qu'en 
effeft  elle  feroit  m  al- heureufe  :  mais  il  n'y  a 
gueres  encores  d'apparence  :  l'humeur  de 
Diane,  &les perfections  de  Siluandre  n'eftans 
point  telles  que  la  Bergère  puifTe  eftre  pnfe 
facilement,  ny  luy  propre  fujet  pour  la  pou- 
uoir  prendre.  Et  a  ce  mot  prenant  Phillis  par 
la  main,  elle  fe  leua  pour  aller  trouuer  Dia- 
ne :  toutesfois,  Phillis  ne  laiffa  point  de  luy 
refpondre  :  O  ma  fœur,  que  vous  elles  deceue 
fi  vous  auez  cettt  opinion.'  car  pour  ce  qui 
concerne  les  mentes  de  Siluandre ,  croyez  que 
quand  vn  Berger  a  deiîein  de  plaire,  il  fe  rend 
tout  autre  qu'il  n'eft  pas  lors  qu'il  vit  noncha- 
lamment. De  la  aduient  que  quelquefois  l'on 
s'eftonne  fi  fort  de  voir  des  Bergers  chéris  & 
aimez  5  que  l'on  iuge  toutesfois  fi  def-agrea- 
blés  :  Et  de  là ,  ce  crois-ie  5  a  pris  naiffance  ce 
vieil  prouerbe  :  Nulles  amours  laides  ;  voire  îc 
diray bien  dauantage,  que  ie  n'ay  encores  veu 
iufques  icy  Berger,  qui  aie  efté  def-agreable  à 


Livre   Hvictiesmk.1  6u 

ceîle  qu'il  a  recherchée  s'il  n'y  a  point  eu 
d'autre  occafion  de  haine  que  fon  amour,  tant 
cette  recherche  de  ce  defir  de  plaire  ,  rend 
agréables  ceux  qui  ont  deffein  de  fe  faire  ai- 
mer. Que  fi  cela  aduient  en  gênerai  à  tous,  à 
plus  forte  raifon  aSiluandre,  de  qui  le  corps 
n'efl:  point  fi  def-agreable  que  la  beauté  de 
l'efprit  ne  puiffe  ayfément  fuppléer  à  tous  ces 
défauts:  &  quant  à  ce  qui  eflde  l'humeur  de 
Diane3l*mitié  quelle  a  portée  à  Philandre3eft 
vne  preuue  certaine  qu'elle  n'a  pas  toufiours 
efté  infenfible  à  l'amour:  Et  qui  peut  empet 
cher  que  ce  qui  luy  eft  arriué  vne  fois,  ne  luy 
aduienne  encore  vne  autre  ?  Quant  à  moy  ie 
croy  qu'Amour  n'a  pas  oublié  l'addrerTe  dont 
il  via  la  première  fois  qu'elle  fut  Méfiée,  &  que 
Siluandre  peut  bien  auoir  la  mefme  fortune 
quePhilandre  a  eue.  C'efl:  pourquoy,  refpon- 
dit  Aftree  en  luy  ferrant  la  main,  ie  tiens  pour 
chofe  impofTible  que  ïamais  Diane  felaifTe  re- 
prendre à  l'Amour:  &en  cela  nousfommes 
vous  &  moy  de  différente  opinion:  car  ie  croy 
que  fort  ayfément  vne  fille  qui  n'a  iamais  rien 
aiméXe  laiifera  emporter  à  ces  douces  flatteries, 
mais  du  tout  impofTible  félon  mon  humeur, 
qu'vne  perfonne  aduifée  ayant  aimé  &  perdu 
la  perfonne  aimée,  puirTe  iamais  plus  laiffer 
prendre  racine  à  vne  autre  amour  dans  fon 
ame,  &  mefemble  que  pour  cette  occafion  le 
Ciprez  ferok  vn  bon  fymbole  de  mon  amitié, 

Qq  »J 


êiz  La  II.  Partie  d'Astrel 
puis  qu'eitant  couppé  il  ne  rejette  iamais.  Â 
ces  dernières  paroles  elles  arnuerent  fî  près  de 
Diane  que  Phillis  ne  luy  peut  refpondre  autre 
choie  fincn  :  Nous  verrons  bien-toit,  ma  fœur, 
qui  de  nous  deux  aura  faicvn  plus  certain  m- 
gement. 

Cependant  que  ces  Bergères  parloient  de 
cette  forte,  Pans,  Hy las,  Tyrfis,  &Therian- 
dre  ayant  elle  eiueiliez  par  Siluandre,  s  en 
venoient  trouuer  ces  Bergères  3&  parloient  fî 
haut  en  s'en  approchant,  que  Diane  s'efucilla 
prefque  au  mefme  temps  que  Phillis  la  vou- 
loit  pouffer  de  la  main.  Elle  fut  honteufe  de 
fe  voir  prefque  toute  déshabillée  eniî  bonne 
compagnie,  &  cela  fut  caufe  que  ramaiTant 
fon  poil  dVne  main ,  &  couurant  fon  Cciii  de 
l'autre  elle  s'efloigna  entre  quelques  arbres, 
où  Aitrée&  Phillis  la  faillirent,  &  luy  racontè- 
rent cependant  qa'elle  fe  coiffoit,  la  viiîon 
d'Aftrée,  la  lettre  qui  luy  eftoit  tombée  du 
fein,  &  enfin  la  refolution  qu'elle  auoit  prife 
de  faire  vn  vain  tombeau  à  l'ame  de  Céladon, 
puis  que  fes  parens  n'auoient  point  de  foucy 
de  fon  repos.  Cet  office ,  refpondit  Diane ,  eJi 
vrayement  plein  de  pitié  &  de  pieté,  &  quant 
a  moy  il  n'y  a  rien  que  l'y  def-appreuue ,  li- 
non que  ce  fera  donner  occailon  -à  pluiïeurs 
de  parier,  trouuant  effrange  que  l'inimitié  de 
vos  parens  foit  changée  envne  iî  bonne  vo- 
lonté. Comment  effrange?  répliqua  la  trille 


Livre   hvictiesme.'  ér* 

Bergère;  il  le  deuroic  bien  fembler  dauanta- 
ge ,  fi  cette  inimitié  donc  vous  parlez  duroît 
encores  après  la  mort.  Si  Céladon  viuoit,  il 
n'y  a  point  de  doute  que  le  ne  voudrois  pas, 
que  l'amitié  que  ie  luy  porte  fuit  reconnue, 
mais  heîas  /  puis  que  pour  mon  malheur  il  n'eu: 
plus  parmy  les  hommes,  fi  ce  n  cft  affez  que 
les  hommes  la  connoiiTent,  ie  veux  bien  que 

.  Ja  terre&leCiel  ne  l'ignorent  pas.  Etvoicy 
la  raifon  fur  quoy  ie  me  fonde  :  Mes  amies  ne 
trouueront  iamais  m  aimais  ce  qui  me  plaira, 
quant  aux  autres ,  tant  s'en  faut  que  ie  me 
vueille  priuer  pour  elles  de  mon  contente- 
ment, que  ce  m'eft  plaifîr  de  leur  defplaire. 
Puis  que  vous  auez  fait  cette  refolution  ,  rct 
pondit  Diane,  le  pluftoil  que  vous  la  pourrez 
mettre  enefifec~r,  fera  le  meilleur,  cerne  fem- 
b\c,8cfi  vous  croyez  mon  confeil,  ce  fera  auane 
que  partir  d'icy.  le  m'afïcure  que  ie  le  feray 
bien  faire  à  Paris  enfon  nom,  &  tontesfois  à 
voftre  intention  :  mais,  refponditPhillis,  cù 
trouueroit-on  les  chofes  necefTaires,  fi  nous 
n'allions  en  noftre  hameau ?  Le  Temple,  dit 
Diane,  de  la  bonne  Deeffe  où  les  filles  Druides 
&  les  Veftales  demeurent,  n'eft  pas  loing  d'icy: 

,  fi  quelqu'vne  de  nous  y  va  accompagné  de  l'vn 
de  ces  Bergers,  il  ne  nous  fera  rien  refufé  dV- 
ne  fi  faindte  compagnie  pour  vn  fi  bon  defiein: 
mais  appelions  Pans  &:  ces  Bergers  qui  nous  en 
diront  leuraduis.  Plirllisàcemot  lesappellant 


614  La  Iî.  partie  d'Astree! 
iis  vindrenr  vers  elle,  & Diane  tirant  Paris  à 
part  5  luy  fit  entendre  la  vifion  &  le  deffein 
d'Aftrée:  Et  parce,  continua-t'elle,  que  la  mé- 
difince  a  les  ongles  fi  aiguës  qu'elle  trouueroit 
prife  fur  le  plus  poly  d'vn  enclume^ie  defire  de 
vous  cette  courtoifie,  que  ce  tombeau  foït  efle- 
ué  envollrenom,  à  l'intention  toutesfois  de 
la  Bergère.  Vous  pouuez5dit  Paris,  difpofer  en- 
tièrement de  tout  ce  qui  eft  en  mon  pouuoir, 
faut  feulement  que  vous  preniez  la  peine  de 
me  commander:  car  îe  perdray  feulement  la 
volonté  de  vous  faifle  feruice  3  quand  îe  feray 
pnué  de  laconnoilfance  de  moy-mefme. 

Apres  que  Diane  l'eut  remercié  le  plus  hon- 
nêtement qu  il  luy  fut  poflible ,  elle  le  pria 
de  faire  donc  entendre  fa  volonté  à  toute  la 
troupe:  ce  qu'il  fit  fi  difcrettement  qu'il  n'y 
eut  perfonne,  horfmis  Siluandre,qui  ne  treuil 
que  véritablement  ce  deffein  venoit  de  luy 
feul  :  mais  ce  Berger  qui  n'ignoroit  pas  l'amitié 
qu'A  ftrée  portoit  à  Céladon,  fe  douta  bien  que 
ce  n'eftoit  que  pour  la  couunr  aux  plus  curieux. 
Et  parce  qu'il  eftimoit  la  vertu  d'Aftrée,  luy- 
mefme  s'aida  en  cette  diffimulation,  &  s'offrit 
d'aller  au  Temple  de  la  bonne  Deeffe,  pour 
auoir  des  chofes  neceffaires  :  Aftréey  voulut 
aller  auffi,  penfant  que  fa  prefence  y  rappor- 
teroit  beaucoup,  à  caufe  de  l'amitié  que  Clm- 
fante  la  principale  des  filles  Druides  luy  por- 
toit.  Elle  pria  doncPhillis&  Laoruce  de  de- 


Livre  Hvictiesme.  £15* 
meurer  auec  Diane  en  ce  lieu,  cependant  que 
Madonthe  &  elle  s'en  iroient  auec  Siluandrc 
&Theriandre  au  Temple  qui  eftoit  proche 
de  la  :  auec  prcmdTe  a  due  aufîi-tcft  de  rc- 
tour  que  Pans  Se  ces  autres  Bergères  auraient 
eileué  les  Gazons ,6:  préparé  les  fleurs  &f  les 
chofes  neceflaires.  Ainfi  s'en  alla  la  Bergère 
Aftrée  :  &  Pans  mettant  la  main  à  l'œuure 
choilit  le  plus  près  du  lieu  eu  elles  auoient 
dormy,  vn  endroit  qui  efbit  vuide  d'arbres,  &: 
où  l'herbe  femée  de  diueries  fleurs  fembloit 
élire  referuée  a  vn  femblable  office.  Tyrcis 
&  Hyias  auec  le  fer  de  leur  houlette  &  les 
coufteaux  qu'ils  portoient  à  leurs  ceintures., 
n'ayant  point  de  meilleurs  outils,  luyaidoient 
a  trafïer  &coupper  les  gazons,  &  après  à  les 
efleuer  lVn  fur  l'autre  en  façon  de  tombeau, 
cependant  que  Diane,  phillis,  &Laonice,  d'vn 
cofté  cueifoient  diuerfes  fleurs  pour  les  femer 
delTus  quand  la  cérémonie  fe  feroit,  &  diligen- 
terent  de  forte  qu  ils  paracheuerent  en  peu  de 
temps.  Or  il  ne  falloir  que  la  perche  pour 
mettre  la  refTemblan.ee  d'vne  colombe  deffus 
pour  marque  du  lieu  où  efroit  mort  Céladon, 
ôc  dequoy  grauer  ou  eferire  le  nltre  ou  l'épi- 
taphe:  mais  n'ayant  ny  hache  pour  coupper, 
ny  encre  pour  efenre ,  ils  eltoient  bien  empef- 
chez.  Enfin  Tyrcis  fe  reflbuuint  qu'au  Tem- 
ple de  la  DeelTe  Aftrée ,  Hylas  auoit  troui  é  de- 
quoy eferire,  &  que  fans  doute  il  y  auoit  iâiflç 

Os  m 


6iS  La  IL  partie  d'Astre  e.~ 
Ycfctkokci  ils  le  prièrent  d'y  aller,  &  luy  pro- 
mirent qu'ils  l'attendroient.  Luy  pour  obeyr 
à  fa  MaiftreiTe  partit  incontinent,  auec  pro- 
:neiî  de  reuenir  bien-toft:  &  Paris  defireux 
de  tenir  toute  chofepreiîe,  s'addrefîant  à  Dia- 
ne, luy  dit  qu'il  feroit  à  propos  de  choiiir  ce- 
pendant la  perche,  qu'ils  effayeroient  de  coup- 
per  peu  à  peu  auec  leurs  couiteaux,&  pour  ne 
faillir  Aftrée  à  fon  retour,  ils  allèrent  du  coite 
qu'elle  deuoit  reuenir.  Laiffant  donc  la  nuierc 
à  main  gauche,  ils  fe  mirent  pas  à  pas  à  re- 
chercher parmy  ces  arbres  quelque  branche 
qui  leur  fuft  propre,  &  ne  fe  donnèrent  garde 
qu'ils  furent  de  cette  forte  prefque  hors  du 
bois,  fans  rencontrer  ce  qu'ils  cherchoient,  par- 
ce que  Diane  penfant  que  Paris  s'en  prift  gar- 
de, n'y  regardoit  pas  ,&  Paris  eftoit  de  forte 
attentif  à  elle  qu'il  ne  penfoit  point  à  fa  quefte. 
Dequoy  Diane  s'apperceuant,  ditàTyrcis:Ie 
crois  que  nous  ferons  fi  difficiles  en  noftre 
choix  que  tout  ce  bois  ne  nous  contentera 
pas.  Si  mefemble-t'il,refponditTyrcis,  que 
?ay  veu  des  branches  aifez  bonnes  :  Il  faut,  refe 
pondit  Paris,  qu'elles  foient  bien  grandes,autre- 
ment  elles  ne  fçauroient  feruir:  Mais,  refpôdit 
Tyrcis ,  fi  elles  le  font  trop  5  le  vent  les  abbat 
incontinent  :  de  forte  que  quand  elles  ont 
vingt  ou  vingt- cinq  pieds  c'eft  affez:  il  eft  vray5 
dit  Paris,  mais  il  faut  que  ie  confeiTe  que  fay 
peafe  ailleurs,  &  que  ie  n'y  ay  pas  pris  garde, 


Livre    Hvictiesme.  617 

Eft-ceainfi,  interrompit  Diane  en  foufriant, 
y  que  vous  nous  fai&es  perdre  nos  pas  inutile- 
ment/  Alors  Paris  fe  retournant  versTyrcis, 
le  pria  que  s'il  en  remarquoit  quelqu'vne  qui 
fuftbonne,  il  Fen  aduertift ,  &  puis  add  refont 
fa  parole  à  Diane  :  Ne  me  blafmez  point,  belle 
Diane,  de  la  faute  que  vous  me  fai&es  com- 
mettre :  car  eft-il  pofTible  d'eftre  auprès  de 
vous  3  &penfer  à  quelque  autre  chofe  ?.  le  ne 
crois  pas ,  refpondit  Diane ,  qu'il  vous  doiue 
eftre  plus  difficile  qu  a  moy  eftant  auprès  de 
vous  de  penfer  ailleurs.  Si  vos  mérites  &  ce  qui 
eft  en  moy,  refpondit  Paris ,  eitoient  efgaux, 
ou  que  nos  volontez  fulTent  femblables ,  il  y 
auroit  de  l'appar-ence  en  ce  que  vous  dûtes.  S'il 
y  a  du  défaut ,  dit  Diane,  ileft  de  mon  coÛé. 
Oiïybien,  adiouiîa  incontinent  Paris,  en  ce 
qui  eft  cauie  que  ie  ne  puis  arrefler  voftre  pen- 
fée.  le  l'entends  autrement,  dit  Diane,  carie 
vous  eftime&  vous  honore  comme  ie  dois. 
Pleuftà  Dieu ,  Diane,  refpondit  Paris ,  auec  vn 
grand  foufpir,  que  vous  fufTiez  aufii  véritable 
que  vous  eftes  belle.  Vous  ne  defîrez  pas,  dit  la 
Bergere,beaucoup  de  vérité  en  moy.  Mais  en 
quoy  me  iugez-vous  menfongere  ?  puis-ie  faire 
plus d'emme  de  vous,  ou  demandez-vous  que 
ie  vous  rende  plus  dhonneur  ?  s'il  y  a  en  cela  de 
la  faute,  accufez-vous-en3  puis  que  vous  ne  le 
voulez  pas.  Cet  honneur  de  cette  eftirne  dont 
ypus  parlez^  dit-il:  n'eft  pas  ce  queie  demande3 


éiB  La  IL  partie  d'Astree! 
tant  s'en  faut,  ceft  ce  qui  nie  rend  tefmoi- 
gnage  du  contraire  :  mais  changez  cetee  eltime 
en  amitié,  &cet  honneur  en  familiarité,  &ie 
feray  content.  Vous  eftes  trop  raifonnable, 
refpondir-eile,pouren  vouloir  dauantage  de 
moy3  contentez  -vous.,  gentil  Pans ,  que  ie 
vous  aime,  &  vis  auec  vous  comme  fi  vous 
eftiez  mon  frère.  Ce  n'eft  pas  que  ie  ne  fçachc 
bien  queftant  ce  que  vous  eftes  5  vne  Bergère 
telle  que  ie  fuis  ne  le  deuroit  pas  ofter  3  mais 
l'aime  mieux  faillir  auxloix  de  laciuilitéquede 
vous  déplaire ,  puis  que  vous  le  voulez  amiî. 
C'eft  bien,  répliqua  Paris,  vn  commencement 
de  ce  que  ie  délire ,  mais  non  pas  tout  ce  que  ie 
veux.  En  cela,  dit  Diane,  comme  en  toute  au- 
tre chofeil  faut  que  vous  régliez  voftre  volon- 
té a  la  raifon.  Il  vous  eft  aifé ,  refpondit  Pans , 
de  donner  èc  fuiure  ce  confeii  5  mais  n'eft-il  pas 
raifonnable,  que  quelquesfois  Diane  chofiffe 
quelquVn  qu  elle  rendra  heureux ,  &:  auec  qui 
elle  puifle  viure  heureufe  ?  Ce  choix,  repliqua- 
t'elle,  eft  bien  mal-aifé  a  faire,  &  pour  ne  m'y 
tromper,  iele  remettray  tonfiours  à  ceux  qui 
font  plus fages  que  moy.  Et  qui  font- ils?  ad- 
iouftaPans.  Et  qui  peuuent-ils  eftre,  dit-elle, 
fînonma  mère  &  mon  oncle?  Paris  vouloit 
refpondre  lors  que  Tyrcis  l'interrompit  pour 
luy  monftrer  vne  îeune  branche .  Diane  en 
fut  bien  aife  :  car  ce  difeours  commençait  de  h 
prêter  bien  fort,  &  au  contraire  Pans  bien  en- 


Livre    Hvictiesmé.  619 

nuyé  qui  ddîroit  de  fçauoir  d'elle  il  die  auroic 
agréable  qu'il  leur  en  parlait  mais  elle  qui  le 
reconnue  bien,pna  Phillis  de  ne  l'eiloigncr  plus 
comme  elle  auoit  faict,  de  peur  que  Pans  ne 
reprit  Ton  difeours.  Ayant  donc  choiii  cette 
perche  ,  ils  effayerent  de  la  coupper  3  mais 
leurs  coufteaux  n'eftant  pas  affez  forts  ils  fe 
contentèrent  delà  marquer  en  attendant  que 
Aftrée  fuir  de  retour ,  croyant  bien  que  Siluan- 
dre  n'auroit  oublié  ce  qu'il  faudroit-pour  cet 
erîec~t.  Reprenant  donc  le  chemin  du  Tem- 
ple de  la  bonne  Deeife  3  ils  s'en  alloient  au 
petit  pas,&:  peut-eftre  que  Pans  vouloir  retour- 
ner fur  les  difeours  qu'ils  auoient  biffez,  lots 
qu'ils  apperceurent  alafortie  du  bois  vne  Ber- 
gère qui  fe  peignoit  fous  vn  large  Sycomore: & 
parce  que  fes  cheueux  blonds  &  crefpez  cHoiëc 
fi  longs  qu'ils  la  couuroient  piefque  toure3dau- 
rant  qu'elle  eftoit  affile,  ils  ne  fçeurent  d'abord 
iugereeque  c'efbit  :  mais  s'en  eitant  vn  peu 
approchez,  &  ayant  rafermy  leur  veue  ils  re- 
conneurent  que  c'eitoit  vne  Bergère  :  fon  vifà- 
getoutesfois,que  les  cheueux  cachoient  en  par- 
tie^ epouuanteitre  bien  veu  par  eux,leur  don- 
na la  curiofîtéde  s'en  approcher  dauantage.  Et 
lors  qu'ils  effayoïent  de  la  connoiflre,  ils  virent 
vn  îeune  Berger  qui  fe  vintietterdcuant  elle 
à  genoux,  lafurprenant,  de  forte  qu'elle  n'a- 
uoit  eu  le  loifîrde  fe  leuer.  NyceBerger^ny 
cette  Bergère  3  ne  peurent  eïire  reconus  de 


€io  LaII.  Partie  t>  Astkzï. 
cette  trouppe,  encores  qu'ils  fuffent  à'vnlu 
meau  affez  voifin:  Quant  a  la  Bergère,  elle  peu- 
uoit  efîreditte  belle,  &  la  nonchalance  de  les 
cheueux  &  de  fes  habits  luy  adiouftoit  plùfioft 
cette  grâce  quelle  ne  luy  en  of  toit.  Mais  qui  les 
rendit  encor  plus  eftonnez,  fut  qu'ils  virent  le 
longd'vn  petit  pré  vn  autre  Berger  qui  de  for- 
tune furuenant  en  ce  lieu  les  auoit  apperecus  & 
les  confideroit  auec  vne  fi  grande  inquiétude, 
qu'encores  qu'il  monitraft  de  fe  vouloir  ca- 
cher, fi  ne  fe  pouuoit-il  empefeher  de  paroi- 
itre&:  de  faire  bruit  par  fesdiuers  rnouucmens. 
Quelquesfois  il  auançoit  la  tefte  à  coflé  de 
quelques  branches  qui  le  couuroient,&:  preitoit 
l'oreille  pour  oûyr  ce  qu'ils  difoient  -,  d'autres- 
fois  il  mettoit  vn  doigt  dans  fa  bouche  &  le 
ferroit  entre  fes  dents  ,  peu  après  de  cette 
mefme  main,  il  fe  grattoit  la  tefte,  &  enfin 
lors  qu'il  entr'oy  oit  quelque  mot3  il  ferroit  les 
deuxmainsenfemble,  &  les  laiffoit  choir  fur 
fescuifîes  -.ôcbrefportoitfi  impatiemment  de 
les  voir  enfemble,  qu'il  n'auoit  nulle  fermeté 
en  fes  aftions.  D'autre  coite  la  Bergère  faifoit 
paroiftre  d'auoir  fi  peu  igreable  la  venue  de  ce- 
luy  qui  eftoit  à  genoux  deuant  elle,  qu'elle, ne 
daignoit  pas  feulement  tourner  les  yeux  vers 
luy,  &  fembloit  quelle  fe  haftaft de parache- 
uer  fa  coiffure,  afin  de  s'en  aller  pluitoft  de  ce 
lieu.  Diane  &:  fa  trouppe  voyant  la  beauté  & 
le  deldain  de  la  Bergère  ,  raffe&ion  &  foub: 


Livre  hvictiesme-  6i{ 

railTion  de  celuy  qui  efloit  à  genoux,  &  les 
appréhendons  de  celuy  qui  les  regardoit,  prin- 
drent  volonté  de  fçauoir  dauantage  de  leurs  af- 
faires. Et  pource  en  attendant  qu'Afîrée  re~ 
umt3  ils  s'en  approchèrent  le  plus  qu'ils  peurent 
fans  en  eftre  veus  5  &  lors  ils  oùyrent  que  ce 
Berger  après  vn  grand  foufpïr  ,reprenoit  la  pa- 
role de  cette  forte  :  Eft-il  poiïïble.  Bergère,  que 
vous  n'ayez  ïamais  agréable  ny  la  volonté  que 
fay  de  vous  feruir ,  ny  la  contrainte  que  vous 
faictesde  vous  aimer?  le  ne  fçay,refpondit-elle 
defdaigneufement,  ny  quelle  eit  cette  volonté, 
ny  quelle  ^eit  cette  contrainte  dont  vous  me 
parlez,  maisiêfçay  que  venant  de  vous  nyl'vn 
ny  l'autre  ne  me  fçauroit  plaire.  Que  vous  ne 
f cachiez  point,  répliqua  le  Berger,  ny  quelles 
font  vos  chaînes ,  ny  quelle  elï  ma  feruitude  r 
celanemeremetpas  en  liberté,  mais  que  vous 
ne  les  ayez  point  agréables,  d'autant  qu'elles 
me  louchent,  c'eftbien  le  plus  grand  mal  qui 
mepuiiTearriuer.  Si  lacouftume,  dit  la  Ber- 
gère, rend  toutes  chofes  pour  difficiles  qu'elles 
foi  en  t,  aifées  à  fupporter,  vous  ne  deuez  pas 
beaucoup  reffentirle  mal  que  vous  dictes,  puif- 
que  il  y  afî  long-temps  que  vous  y  deuez  eftre 
accouftumé  <  Car  dés  l'heure  que  vous  me  dé- 
clarâmes voftre  volonté ,  ie  vous  fis  entendre 
la  mienne  iï  franchement  que  vous  en  f:euftes 
autant  la  première  fois  que  vous  en  auez  iamais 
fçeu  depuis,  ny  que  vous  en  fçaurez  ïamais. 


ézz       La  II.  Partie  d'Astree^ 
Ha!  Dons y  refpondit  le  Berger,  fimonamc 
s'endurciiToit  auiTi  bien  à  vos  defdains  que 
voftre  cœur  à  mes  prières,  il  eft  certain  que 
déformais  ie  ne  les  fenciro:sp!us  jmais.helas.' 
cette  couitume  ne  1ère  qu'a  me  rendre  plus 
fenfible  ,  &  tant  s'en  faut  qu'elle  m'allège  -, 
que  tout  ainiî  que  celuy  eft  toufiours  plus 
trauaillé  qui  continue  de  porter  vn  pefant 
fardeau,  de  mefme  eft-il  de  cette  couihime 
qui  ne  faicl  que  rendre  ma  peine  plusinfup- 
portable.  La  Bergère  demeura  quelque  temps 
fans  luy  refpondre,  comme  fi  elle  euft  efté 
attentiue  a  s'habiller,  mais  voyant  qu'il  ou- 
ufoit  la  bouche  pour  recommencer,  elle  l'in- 
terrompit par  ces  paroles  :    Voyez -vous  , 
Adrafte ,  tous  vos  difeonrs  ne  feruent  de  rien, 
&  vous  diray  encore  vne  fois  pour  toutes  que 
ie  neveux  ny  tftre  aimée,  ny  aimer ,  &  fi  vous 
ne  voulez  eftre  hay  demoy,ne  m'enimpor- 
tunez  plus.    O  Dieux  1  dit  le  Berger ,  qu'eft-ce 
que  i'entends  ?  &  lors  fe  tournant  vers  elle: 
Eft -il  pofïible,  luy  dit-il.  Bergère,  que  les 
Dieux  ne  fe  lalTent  iamais  d'elïre  adorez  des 
mortels ,  &  que  vous  foyez  ennuyée  de  l'eftre 
de  moy  ?  Ne  vous  en  eftonnez  point,  Adrafte, 
ait  la  Bergère ,  c'eft  que  ie  ne  fuis  point  DeelTe; 
que  fi  ie  l'eftois,  &que  l'on  ne  me  fît  point 
de  plus  agréables  facnfices  que  les  voftres, 
faimerois  mieux  eftre  fans  temples  &  fans  au- 
tels. Et  à  ce  mot  ayant  paracheué  de  s'habiller. 


Livre  Hvictiesme!  61^ 

elle  famàflà  fa  houlette  qui  eftoit  à  terre,  &: 
partit  de  ce  lieu  3  laiflànt  ce  pauure  Berger 
tant  affligé,  ca.nl  n  eut  ny  la  force,  ny  lahar- 
dieiTedelafuiurc; 

Diane  la  voyant  partir  fut  en  volonté  de  l'ap- 
pelle!*,  mais  confiderant  que  fans  y  prendre 
garde  elle  s'en  alloit  vers  L'autre  Berger,  elle 
penia  bien  qu'il  l'arrelf croit,  &:  que  par  ce 
moyen  elle  pourroit  apprendre  datiantage de 
fes  nouuelles  :  &  de  faiét  cet  autre  Berger  la 
voyant  venir  vers  luy,  l'alla  rencontrer,  &  la 
print  par  fa  robbe ,  de  peur  qu'elle  ne  paiïaft 
outre:  mais  elle  qui fuyoit  encore  plus  celuy- 
cy, voulant  rudement  le  demeiler  de  fes  mains, 
fe  laiffa  cheoir  fi  a  propos  qu'il  fembloit  qu'elle 
fe  fuit  afïife  de  fon gré.LeBerger  fe  ietta incon- 
tinent a  genoux,  &  luy  demandant  pardon  de 
cette  faute:  Ce  n'elt  point  de  cette-  cy,  dit-elle. 
Berger,  qu'il  faut  que  vous  vous  repentiez,mais 
de  celle  qui  a  fait  perdre  toute  la  bonne  volon- 
té que  ie  vous  ay  iamais  portée.  Pour  celle-là , 
refpondit  incontinent  le  Berger,  au  lieu  des 
paroles  1  y  mettrais  le  fang  &  la  vie^mais ie  n'o- 
~e  vous  en  fupplier  fin  on  auec  le  iilence  &  la 
fubmilTion ,  puifque  aufil  bien  ie  ne  fçay  quelle 
elle  eft  ventablemét  Jl  n'y  a;Palemon,repliqua- 
t'elle.  plus  grande  ignorance,  que  de  ceîuy  qui 
ne  veut  pas  fçauoir  quelque  choie  :  mais  cela  ne 
me  touche  point.  le  fuisguerie  de  cefte  bîdfure, 
&  de  telle  forte  que  la  marque  nyparoift  plus. 


6i4  La  II.  par. tie  d'AJstree." 
Il  eftaifé,  dit  le  Berger,  de  guérir  dVne  piaye 
qui  n'a  pas  efté  grande.  le  ne  vous  diray  pas, 
refpondit-elle,  qu'elle  elle  a  elle  pour  n'au- 
gmenter dauantage  voftre  vanité  ,  tant  y  a  que 
j'aimerois  mieux  la  mert  que  de  retomber  aux 
mefmes  accidents  dont  ie  fuis  fortie  -Or  voyez, 
dit  alors  le  Berger^  à  quel  poinctie  fuis  réduit: 
l'affection  que  ie  vous  porte  a  tant  de  puiffance 
furmoy,queii  la  condition  où  vous  eftes,  vous 
pîaift  autant  que  vous  dittes,  elle  me  défend 
de  vouloir  que  vous  la  changiez  iamais ,  pour- 
ueu  que  vous  permettiez  que  ie  retourne  en 
celle  où  ie  lbulois  eftre.  Et  de  mefme3  dit-elle, 
coniîderez  combien  ie  fuis  efloignée  &  diffé- 
rente de  vous  ,  puifque  l'aimerois  mieux  ne 
voir  iamais  perfonne  que  lï  ie  Vous  voyois  en 
Teftat  où  vous  fouliez  eftre.  Et  pour  prêuue 
que  ie  dis  vray ,  ou  ne  m'en  parlez  plus ,  ou  ne 
me  retenez  plus  icy  par  force.  Puis,  dit-il,  que 
vous  me  défendez  la  parole,  ou  le  contente- 
ment d'eflre  auprès  de  vous,permettez-moy 
pour  le  moins  de  chanter  ce  que  mes  yeux 
ne  ceiTeront  iamais  de  pleurer.  Et  lors  il 
foufpira  ces  vers,  aufquels  pour  luy  déplaire 
elle  refpondit. 


DIALO- 


Livre    Hvictiesme,         s2c 


D  1  A  t  O  G  V  E. 

PALEMON,   DORIS, 
t 


Pal. 


-  ^  /  laime  autre  que  vous  qHe  ie  meure  & 
k-s        Coudais 
tï  éternelle  douleur  cette  mort  foi 'tfuiuie. 
Dor     guc  ie puiffe  mourir dvn tourment in- 
humain, 
Si  d'aimer  rien  que  moy  ieprens  iamak  enuie. 

II. 

P.    ^sfwc^ouriaime^point,  toufwursvom 
adorant^ 

Vom  verrez,  que  mafoyfe  rendra  plus  extrême. 

D.  K^sfime^  ou  n'aimez,  point ,  il  mefb  in- 
différant, 

Mai*  vous  ne  verrez  point  que  iàmais  ie  vous 
aime. 

III. 

P.    Je  vaincray  vous  aimant  toute  difficulté, 
Encorqiia  mon  de ffe in  le  Ciel  me  [me  /oppofè. 
D.    CMon  cœur  efi  tellement  de  l'Amour  re- 
butté, 
^ue  pour  ne  vous  aimer  il  vaincra  toute  chofe, 
2..  Part  fc 


6l6  LaII.  PARTIE    D'A  S  T  R  E  E." 

IV. 

P.    Si  le  Ciel  eftoit  iufte,  il  puniroit  en  vous 

Cet  orgueil  qui  vous  fait  mefyri  fer  tous  les  hom- 
mes. 

D-  Mais  tant  s  en  faut  le  Ciel  eftant  tres-iufle 
en  nous-, 

Nous  àetient  t*un  &  t autre  au  dejfein  où  nous 
fommes. 


P.    Jguand  il  veut  qùon  vous  aime-,  il  eft  iufte  en 

ce  point  : 
Maisiniujbe  en  oftanl  al AmGurl  efyerance. 
D.    S'il  veut  que  vous  aimiez,  &  que  ie  naime 

point* 
Il  vange  mon  Amour  &  punit  voftreoffence. 

•I 

Encor  que  Doris  ne  fift  refponfe  au  Berger, 
qui  ne  luy  rendift  tefmoignage  de  mauuaife 
volonté ,  fi  nelailToit-il  de  prendre  quelque  ef- 
pece  de  contentement  a  la  voir  &  l'entretenir, 
de  forte  qu'il  n'eufl  fi  toft  mis  fin  à  ce  qu'il 
chantoit  fi  elle  ne  luy  euft  fauffé  compagnie.  Et 
parce  qu'elle  vouloitéuiter  le  premier  Berger, 
elle  s'en  vint  droit  à  Diane  fans  l'auoir  apper- 
ceuë  ,  qui  voyant  alors  qu'elle  ne  fe  poiiuoic 
plus  cacher,  s'auançaauec  fa  trouppe  vers  cette 
Bergère,  &  après  l'auoir  faliïée,  luy  dit  :  le  ne 
m'eftonne^lus ,  gentille  Doris,  fi  ces  Bergers 


Livre  Hvictiesme!  627 
que  ic  viens  de  voir  auprès  de  vous  font  tant 
êfpris  de  voflre  beauté ,  puis  qu'elle  eft  telle 
qu'il  faudroit  eftre  priné  de  vcuë  pour  ne  l'ad- 
mirer :mais  ie  ne  puis  affez  trouuer  eftrange 
la  cruauté  dont  vous  vfez  entiers  eux,  puis 
que  vous  eftes  feule  qui  mefpnfez  ce  qui  eft 
voftre  ,  &  que  vous  auez  acquis  auec  de  fi  belles 
&«lefi  chères  armes.  Cependant  que  Diane 
parloit  ainfi,  Polemon  y  arriua ,  &  peut  oîiyr  la 
refponfe  de  Dons  qui  fut  telle.  Sage  Bergère, 
la  beauté  que  pour  m'cbliger,  vous  dittes  eftre 
en  moy,  eft  véritablement  admirée  en  vous  de 
tous  ceux  qui  vous  voyent,  &  ne  fçay  auec 
quelles  armes  ie  puis  auoir  acquis  ceux  dont 
vous  parlez  ,  finon  qu'elles  doiuent  eftre  fort 
mal-heureufesd'auoir  fait vne telle  conquefte. 
La  beauté,  dit  Diane,  fiedauffi  bien  aux  filles, 
que  l'orgueil  &  la  prefomption  eft  mal-feante 
aux  belles.  Sivousfçauiez,  refpondit  l'eftran- 
gère,  quelle  eft  l'occafion  qui  me  fait  parler 
ainfi,  vous  admireriez  la  puiffance  que  i'ay  fur 
moy-mefme  de  ne  pouuoir  feulement  regar- 
der ce  Berger.  A  ce  mot  palemon  fe  ietta  à 
leurs  genoux ,  &  les  mains  iointes  dans  fon 
chappeau  :  le  vous  fupplie  de  coniure  3  dit-il ,  ô 
fage  &rdifcrete  B  ergere,fi  vous  aimez  par  la  per- 
fonne  que  vous  honorez  de  voftre  amitié,  &  fi 
vous  n'aimez  point  par  vous  mefme,  &  par  la 
douceur  quevos  yeux  promettét,de  prendre  la 
peine  d'oiiir  noftre  different,&fi  vous  me  îugez 

Rr   ij 


éi%  La  II.  partie  d'Astreî. 
coulpable,  ie  ne  veux  pas  que  la  vie  me  de- 
meure^'fi  au  contraire  elle  a  le  tort,  îe  deman* 
de  feulement  qu'elle  me  permette,  ainfi  qu'elle 
mecontramcT:,  de  parTer  le  refte  de  mes  îours 
en  la  feruant. 

Diane vouloitrefpondre lors  quelle  vit  ap- 
procher Aftrée  qui  reuenoit  du  temple  auec 
vne  trouppe  bien  plus  grande  qu'elle  n'y  eftoic 
pas  allée:  car  la  Nymphe  Leonide  y  eftoit,  & 
Chniante  la  prmcipalle  des  Druydes,  auec  IV- 
ne  de  fes  filles,  qui  venoient  pour  honorer  les 
funérailles  de  Céladon, conduifant  mefme  le 
Vacie  du  lieu,  qui  eftoit  celuy  qui  ordinaire- 
ment faifoit  les  fàcnfices  iournaliers  pour  le 
hameau,  dans  le  temple  de  la  bonne  DcefTe. 
Celuy-cy  auoit  apporté  tout  ce  qui  eftoit  ne- 
ceiîaire  pour  le  tombeau  vuide  de  Céladon ,  &c 
les  filles  Druydes  auec  Chrifante  eftoient  char- 
gées les  vnes  de  fleurs,  les  autres  de  laite,  & 
les  autres  de  vin  &  d'eau,  &  deuant  elles  tou- 
choient  les  brebis  &  îeunes  taureaux  neceiïai- 
res.  Lycidas  mefme  eftant  allé  ce  matin  au 
Temple  de  la  bonne  DeefTe  rendre  quelque 
vœu,  que  fa  ialoufie  peut-eftre  luy  auoit  faict 
faire  ,  s'y  rencontra  tant  à  propos  qu  eftant  ad- 
iiertydudeflèindeParispourle  repos  de  fon 
frère,  &  fe  fouuenant  qu'il  auoit  manqué  à  ce 
deuoir,  fe  refolut,  preffé  de  ce  remors,  d'y  aiTi- 
fier ,  quoy  qu'il  receut  vn  extrême  defplaifir  de 
voir  Phillis  &  Syluandrc.  Et  pour  cet  effed 


Livre  hvictïesme^  62,9 
ayant  choifi  vne  grande  truye  pour  en  faire  fa- 
crifice  félon  la  couftume  à  Cerés  &  à  laTerre,il 
fuiuoit  lentement  cette  trouppe. 

Diane  donc  voyant  approcher  cette  gran- 
de compagnie ,  ne  peut  refpondre  ,  ny  an  Ber- 
ger, ny  à  la  Bergère  ,  finon  que  la  Nymphe 
Leonide  qui  venoit  en  ce  lieu  auec  tant  de 
Druydes,feroitbienaife  d'oiïyr  leur  différent, 
&  de  les  mettre  en  repos,apres  toutesfois  que  la 
cérémonie  feroit  paracheuée,  à  laquelle  ils  fe- 
roient  vn  a£le  de  pitié  d'aiïifter.  Et  fans  atten- 
dre leur  refponfe,  s'aduança  auec  Paris ,  &:  alla 
faliier  la  Nymphe  &  Chrifante  :  &  après  quel- 
ques propos  communs ,  le  Vacie  demanda  là 
où  le  vain  tombeau  auoit  efté  efleué  pour  Ce- 
ladon,afin  de  ne  perdre  dauantage  de  temps: 
&  y  ef  tant  conduit  par  Paris ,  il  mit  la  main  à 
l'œuure: mais  premièrement  par  la  truye  que 
Lycidas  offrit,  qui  fut  facrifiéeaCerés&a  la 
Terre,  &  puis  tuant  les  brebis  &  les  ieunes  tau- 
reaux noirs,  en  receut  le  fang  dans  des  coupes. 
Il  difpofa  les  filles  Druydes  félon  la  cérémonie: 
auxvnes  il  donna  le  laiâ:  facré;  aux  autres  le 
vin ,  &  choififfant  Lycidas  pour  faire  porter 
l'eau  Arfenale,  &  s  approchant  du  vain  tom- 
beau,l'arroufa  de  toutes  ces  chofes  auec  vn  petit 
rameau  de  Ciprés,  appellant  par  diuerfes  fois 
lame  de  Céladon  :  &  après  verfant  l'eau  aux 
Dieux  Mânes,  ilrefpanditlevin,  lelaiâ,  &lc 
fangfurle  tombeau,  appellant  encores  l'ame 

Rr   iij 


6;o  La  ÏI.  partie  D'A  s  tuée." 
de  Céladon.  Et  à  cette  féconde  fais  toutes  ces 
filles  Druydes,&:  les  autres  encores  fe  décoif- 
fent &  taillant  leurs  cheueux  efpars,  commen- 
cèrent auec pleurs  &  crisdappeller  &  de  re- 
gretter Céladon:  &  ayant  demeuré  quelque 
temps  en  ce  pitoyable  Office  5  le  Vacie  com- 
mençant à  faire  le  tour  du  tombeau  du  coite 
gauche,  i'enuironna  trois  fois,  &  à  chacune 
l'appellant  par  fon  nom,  &  femant  des  rofes  & 
des  fleurs  fur  les  gazons,  à  la  dernière,  il  di£t 
d  Vnevoix  encor  plus  haute:  Adieu,  Céladon, 
adieu  ,  &  pour  ïamais  adieu  :  La  terre  oh  tu  fois 
te  PMjfe  ejire  légère.  Alors  la  Nymphe  com- 
mençant les  mefmes  tours  en  fit  autant  que 
liiy ,  îettant  les  fleurs  à  pleines  poignées  det 
fus,  encores  quelle  fçeuft  bien  quil  ne  fuft 
pas  mort  :  Pans  la  fuiuit  ,  &:  après  tous  ces 
Bergers  &  Bergères  en  foule.  Cependant 
que  les  filles  Druydcs  d'vn  chant  trille  & 
funèbre  plaignoient  la  perte  de  ce  .Berger  , 
&  en  racontoient  félon  leur  couftume  la  vie 
&  les  actions  ,  combien  il  eftoit  aimé  de 
chacun  ,  comme  il  auoit  honoré  fon  père  y 
chery  fa  mère,  aimé  tous  fes  parens  ,  com- 
bien de  fois  il  auoit  vaincu  fes  compagnons 
àlacourfe,  àlaluitte,  &  autres  exercices  bon- 
nettes &  accouftumez  parmy  les  Bergers ,  & 
enfin  combien  ils  regrettoient  cette  mort 
aduancée  3  &  quelle  perte  c'eitoit  à  toute  la 
contrée. 


Livre    Hvictiesme.  651 

Il  fut  très  à  propos  pour  Aftrée  que  tous  les 
Bergers  &  Bergères  fiffent  le  tour  de  ce  vain 
tombeau  en  confuiïon&  criaflent  à  Céladon 
f  éternel  adieu  :  car  fi  elle  euft  efté  feule-,  elle  eut 
donné  trop  de  connoiffance  du  regret  qu'elle 
cnauoit3maisparmy  les  autres  fon  ennuy  ne 
parut  gu ères.  Or  toutes  ces  chofescftans  finies 
il  ne  reftoit  plus  que  de  mettre  la  perche  defifus 
auec  la  figure  delà  colombe  tournée  du  cofté 
où  Céladon  eftoit  mort:  ce  que  le  Vacie  ne 
(cachant,  il  fallut  qu  Aftrée  le  delTeignaft  elle 
mefme  ,  qui  ne  fut  pas  vn  petit  renouuelle- 
ment  de  fcs  ennuis ,  remettant  alors  en  fa  mé- 
moire ce  miferable  accident.  Cette  perche 
doncqueseftantdreffée,  il  ne  falloit  plus  qu'y 
attacher  le  tiltre  que  Siluandre  efcnuoit  fur  vne 
table  que  le  Vacie  auoit  apportée,  ne  l'ayant  pu 
efcnreauparauant,  parce  que  Hylas  qui  eftoit 
allé  chercher  vne  efcritoire3n'eftoit  point  re- 
tourné pour  s'eftre  amufé  auprès  de  quel- 
ques Bergères,  qu'il  rencontra  en  allanc  au 
temple  de  la  DeeiTe  Aftrée.  Le  tiltre  que  Sil- 
uandre efcriuit  eftoit  tel  : 


Rr    un 


6y~      La  II.  partie  d'Astrel 


A  V  X 

DIEVX    MANES 

E   T 

Â~LA  MEMOIRE   ETERNELLE 

DV    PLVS   AIMABLE  BERGER 

de  Lignon. 

AMovr.  Qvi.  Par.  Imprvdence.Fvt, 
Cavse. 
De.  La.  Mort.  De.  Céladon. 
Apres.  .Avoir.  Noyé".  Son.  Bandeav.  de, 
Ses.  Plevrs. 
Rompv.  Son.  Arc. 
Froisse'.  Ses.  Traicts. 
Estaint.  A.  Iamais.  Son.  Flambleav. 
Lvy.  Rend. 
Plein.  De.  Tristesse. Et.De.Desolation' 
Ce.  Dernier.  Devoir. 
Et.  Apend. 
Sa.  Despo ville.  Svr.  Ce.  Tombe av 
Povr.  Marqve.  Eternelle. 
Qvayant.  Perdv.Vn.  Svbiet.Si  Aimablf" 

II.  Ne.Daigneroit.  Plvs. 
Emi  loyer.  Ses.Traicts.  Ni.  Sis.  Flammes. 
Invti^es. 


Livre   Hvictiesme!        635 

Chacun  loua  l'efprit  de  Siluandre  ,  mais 
plus  ceux  qui  fçauoient  le  fuject  de  fa  perte, 
de  fut  tous  Aftrée  de  Diane  ,  leur  femblant 
que  s'il  euft  fceu  leur  intention ,  il  neuf  t  pas 
mieux  efcrit  cet  Epitaphe  :  Or  les  pleurs 
eftans  ceffez,  de  leVacie,  de  fes  gens,  ayans 
emporté  le  refte  des  animaux  frcrifiez,  de  les 
vafes,&:  autres  initrumens  neceffàires;  Léo- 
nide  prenant  Chrifante  par  la  main,  fortic 
de  ce  bois  3  cependant  que  d'vne  longue 
fuitte ,  toute  la  troupe  venoit  après ,  ayans 
des-ja  ramaffé  de  remis  leurs  cheueux  fous 
leurs  coiffures.  Et  fembloit  que  Diane  euft 
oublié  la  prière  de  Palemon ,  lors  qu  Adraf te 
&  luy  la  fupplierent  de  faire  en  forte  que 
Leonide  de  Chrifante  oiiyffent  leurs  plain- 
tes ,  de  en  iugeaffent  comme  elles  trouue- 
roient  raifonnable.  Diane  alors  Rapprochant 
de  Leonide:  Grande  Nymphe,  luy  dit-elle, 
lors  que  vous  eftes  arriuée ,  ces  Bergers  of- 
fenfez  de  cette  Bergère  ,  luy  montrant  do- 
ris,  auoient  voulu  remettre  leurs  différents 
entre  mes  mains  ,  mais  îe  leur  ay  donné 
confeil  d'attendre  que  cette  cérémonie  fuft 
paracheuée,  &:  puis  s'en  addreffer  à  vous,& 
à  la  fage  Chrifante  ,  s'il  vous  plairoit  d'en 
prendre  la  peine ,  m'affeurant  que  le  iuge- 
jnent  que  vous  en  donneriez  toutes  deux 


^34  La  IL  partie  d'Astree.* 
feroit  fi  iufte ,  qu'ils  auroient  tous  occafîon 
de  le  fuiure.  La  Nymphe  qui  eflcit  pleine 
de  courtoifie  receut  le  falut  de  cette  Berge-, 
re,  &  de  ces  deux  Bergers,  &  Chniante  de 
mefme,  &  lors  quelle  vouloit  parler,  Pale- 
mon  &  Adrafte  fe  îetterent  a  fes  genoux, 
luy  difant:  Si  iamais  Amans  ont  mérité  que 
l'on  prit  compaflion  de  leur  peine,  croyez, 
Madame  ,  que  ces  deux  Bergers  fe  peuuenc 
vanter  d'eftre  ceux-là  :  de  forte  que  vous 
ferez  vne  adtion  digne  de  vous  ,  s'il  vous 
plaift,  d'ouyr  nos  différents  ,  &:  en  ordon- 
ner comme ,  non  pas  la  raifon  ,  mais  l'a- 
mour vous  infpirera:  car  c'elt  à  fa  iuihce3 
&  non  point  à  celle  d'aucun  autre  des  Dieux 
que  nous  voulons  demander  fecours.  Sans 
mentir  ,  dit  la  Nymphe ,  fi  vous  penfîez, 
gentille  Bergère,  que  la  vénérable  Chrifan- 
te  &  moy  ruffions  capables  d'ouyr  le  fujet 
de  vos  diiTenfions ,  &  d'en  pouuoir  iuger, 
nous  ferions  tres-ayfes  de  vous  donner  à 
tous  le  repos  que  îe  m'afTeure  que  vous  n'a- 
uez  pas  tant  que  vous  demeurerez  en  l'eftat 
cù  vous  eftes.  Dons  auec  vne  très-grande 
moderne ,  refpondit  de  cette  forte  :  Grande 
Nymphe,  ces  Bergers,  qui  abufez  de  la  fa- 
ueur  que  vous  leur  faites  de  les  efeouter, 
vous  font  cette  fupplication  defaduantageufe 
pour  eux ,  montrant  bien  qu'ils  ne  feauent 


Livre   hvictiesme^  ty 

ce  qu'ils  demandent  ,  car  par  la  peine  qu'il 
vous  plaift  de  prendre  de  nous  efeoucer, 
vous  ne  defcouurirez  que  trop  les  mau- 
uaiftiez  ,  &:  infidelitez  de  l'vn  ,  &  les  in- 
diferetions  &  importunitez  de  l'autre.  Ton- 
tesfois  puis  que  la  bonté  qui  cft  en  vous, 
furpaffe  noftre  folie ,  Madame  ,  ie  vous  en 
remettray  le  iugement ,  &  à  la  vénérable 
Chrifante ,  à  condition  que  ny  eux  ny  moy 
ne  contreuiendrons  ïamais  à  ce  que  vous 
ordonnerez:  le  iure,  dit  Palemon,  que  ie 
defobeïray  plu  (toit  aux  Dieux  qu'à  fes  com- 
mandemens.  Et  moy,  dit  Adrafte,  îe  pro- 
tefte  de  vous  aimer  toute  ma  vie  ,  quel- 
que ordonnance  qui  me  foit  faifte  au  con- 
traire :  mais  îe  iure  bien  aufli  par  le  Guy 
de  l'an  neuf,  s'il  m'eit  ordonné  de  vous 
quitter ,  que  iamais  vous  ne  receurez  im- 
portunité  de  mon  affection  :  &  îe  ne  ferois 
point  de  difficulté  de  vous  faire  vne  aufli 
entière  refponfe  que  ce  Berger,  fî  l'extrême 
amour  que  ie  vous  porte  le  pouuoit  con- 
fentir.  Mais  en  cela  vous  pouuez  connoiftre 
:ombien  fon  affection  eft  moindre  que  la 
uenne.  Adrafte,  Adrafte  ,  dit  alors  Pale- 
non,  tu  te  trompes  fort,  fi  tu  penfes  que 
ie  vueille  obéir  aux  ordonnances  de  cette 
grande  Nymphe  ,  fî  elles  me  font  contrai- 
res d'autre  forte  qu'auec  la  fin  de  ma  vie. 


6$6  La  II.  partie  d'Astreè." 
Si  bien  que  îe  te  furmonte  autant  en  vraye 
amitié  que  toyfaifant  defTein  de  viure  eftant 
condamné,  &  moy  de  mourir,  ma  paillon 
eftant  plus  forte  que  la  tienne.  Adrafteluy  réf. 
pondit  froidement:  Puis  que  tu  difpofes  ainii 
ablblument  de  ta  vie ,  &:  de  ta  mort  ,  tu  mon- 
tres bien  que  tu  as  toute-puiiTance  fur  toy. 
Mais  helas  :  mon  affection  qui  eft  entièrement 
maiftrefTe  de  ma  volonté  &  de  toute  mon 
ame3  me  défend  d'ordonner  de  moy  fî  libre» 
ment  que  tu  fais. 

Si  Leonide  ne  les  euft  interrompus ,  ils 
n  évident  fi  toft  mis  fin  à  kur  difpute,  eftans 
chacun  defîreux  outre  mefure  de  montrer  à 
Dons  qu'il  l'aimoit  dauantage.  Mais  la  Nym- 
phe prenant  la  vénérable  Chrifante  d'vne 
main,&:  Doris  de  l'autre  :  Cherchons,  dit- 
elle,  vn  lieu  qui  foit  commode  pour  nous 
afleoir,  afin  que  plus  a  noftre  aife  nous  puif- 
fions  efeouter  leurs  raifons:ce  fera  vne  bonne 
œuure  que  celle-cy,  &  qui  fera  agréable  aux 
Dieux.  Et,  peut-eftre,  non  pas  moindre  que 
celle  que  nous  venons  de  faire.  A  ce  mot 
chacun  prit  vne  de  fes  Bergères  fous  les 
bras,  Tyrcis  Aftrée,  Pans,  piane,  &:  Sil- 
uandre  voyant  que  fa  place  eftoit  pnfe ,  & 
que  Lycidas  eftoit  a  cofté,  qui  regardait  Phil- 
lis  du  coin  de  l'œil  fans  s'en  vouloir  appro- 
cher, fe  refolut  de  luy  augmenter  fa  peine4 


Livre    Hvictiesme.  637 

puis  qu'ainfî  fans  raifon  il  eftoit  ialoux  de 
luy.  Il  s'addreffe  donc  à  phillis,  &  la  veut 
prendre  fous  les  bras  :  mais  elle  qui  voyoic 
bien  l'œil  de  Lycidas  3  fit  vn  tour  entier 
pour  l'euiter,  feignant  que  ce  fuit  pour  ap- 
pelle!* quelqu  vne  de  fes  compagnes.  Mais 
Siluandre  s'opiniaftrant  3  fit  le  tour  auffi- 
bien  qu'elle.  Phillis  n'ofoit  le  refufer  tout 
ouuer cernent ,  de  peur  que  ceux  qui  le  ver- 
roientj  ne  le  trouuaffent  mauuais  :  auffi  ne 
pouuant  fouffnr  qu'il  la  prift,  elle  luy  dit: 
Penfez-vous3  Siluandre,  que  ie  vous  fois  fort 
obligée  de  ce  que  vous  venez  vers  moy  3  à 
faute  d'autre  ?  Siluandre  connut  bien  à  quel 
deffein  elle  le  difoit  :  mais  fans  en  faire 
femblant  3  il  s'approcha  de  fon  oreille  5  &: 
feignant  de  luy  parler ,  fe  retira  incontinent 
après  ,  non  fans  auoir  tourné  la  tefte  du 
collé  de  Lycidas,  faifant  toutesfois  femblant 
qu'il  eftoit  bien  marry  qu'il  l'eult  apperceu. 
Ce  coup  fut  vn  des  plus  fenfibles  que  Lyci- 
das euft  pu  receuoir  :  car  il  creut  comme 
il  y  auoit  apparence  que  c'eitoit  à  fon  occa- 
sion qu'il  s'en  retiroit ,  &  qu'il  y  auoit  vne 
grande  intelligence  entre  phillis  &  le  Ber- 
ger. Cela  fut  caufe  que  ne  pouuant  ap- 
porter cette  veuë,  il  salloit  peu  à  peu  reti- 
rant.   Mais  phillis  qui  euft  bien  defiré  de  fe 


65S     La  II.  partie    d'Astree. 
r .appointer ,  voyant  qu'il  fe  vouloir  defiober, 
Vous  vous  en  allez  ,  dit- elle  ,  Lycidas ,  & 
ne  voulez-vous  point  ouyr  le   difcours  de 
ces  étrangers  ?     Il  y  a  ailez  bonne    com- 
pagnie fans  moy  5   refpondit-il ,    en   tour- 
nant la  telle  d  autre  colté  y  &  puis  il  y  en 
a  qui  fe  contraignent    trop  quand  l'y /fuis. 
Si  feftois  de  vote   confeil  5  dit  Phillis  3  îe 
ferois  d'aduis  que  vous  enfliez  plus  d'égard 
a  voftre  contentement  qu'a  celuy    des  au- 
tres,   le  voy  bien  3  reipondit  Lycidas  3  que 
vous  me  donnerez  le  confeil  que  vous  pre- 
nez pour  vous ,  &  fuis  bien  marry   de  ne 
m'en  pouuoir  feruir  ,  mais  ie  n'ay  pas  en- 
core ailez  de    puiiTance    fur  moy.     Phil- 
lis entendit  bien  ce   qu'il  vouloit  dire  3  &: 
en  fut  piquée  îufques  en  lame  :   toutefois 
feignant  autrement 5  elle  luy  répliqua.    A  ce 
que  îe  vois,  Lycidas  ,   ii  la  Nymphe  vou- 
loit accorder  tous  ceux  qui    ont    quelque 
différent  en  cette  troupe,  vous  &  moy  ne 
ferions  pas  hors  du  nombre.  Il  eft  vray,  dit 
ie  Berger!,  rouge  de  colère ,  mais  pour  bien 
faire   il  faudroit  que  Siluandre  en  donnait 
le  ingénient.    Et  pourquoy  Siluandre  ?  dit 
la  Bergère.    Parce,  dit-il  3   qu'il  n'y  a  per- 
ionne  qui  en  foit  mieux  informé.    Et  à  ce 
mot  fans  attendre  autre  refponfe  il  fe  rc- 


Livre    hvictiesme.  6$$ 

mit  dans  le  bois  au  grand  pas.  Si  cette  ré- 
plique toucha  viuement  Phillis ,  on  le  peut 
penfer,  puis  que  de  tout  le  îour  en  ne  peut 
auoir  vue  bonne  parole  d'elle. 


L   E 


NEVFIESM  E    LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

partie     d'  Astre  e. 


Ependant  que  Leonide.,  & 
Ja  vénérable  Ghrifante,  alloient 
cherchant  quelque  lieu  commode 
pour  saffeoirD  elles  apperceitrent 
à  trauers  le  bois  des  Bergères  qui  venoient 
Vers  elles  :  car  les  arbres  qui  eftoient  fort  hauts, 
&affez  efloigncz  les  vns  des  autresjeurs  troncs 
fort  efleuez,  &  fans  auoir  gueres  débranches 
baffes ,  &  la  terre  fans  ronces ,  ny  autre  menu 
bois  ne  pouuoient  empefcher  que  la  veuë  ne 
sVftendit  fort  loing,  &c  que  Ton  ne  vid  ce  qui 
eftoit  par  delà  les  arbres.  Au  commencement 
qu'elles  furent  apperceues^&queLeonide  de- 
manda qui  elles  eftoient,  il  n'y  eut  perfonne 
qui  Icfçcuft  dire:  mais  s'eftans  approchées, 
Hylasqui  droit  parmy  elles,  fut  incontinent 
reconnu,  &  bien-toit  après  les  Bergères,  qui 
2..  Part,  Sf 


6 


La  IL  partie    d'Astree. 


eftoient,  Palinice  2c  Floriçé,  auec  leïquei: 
s'eftoit  amuïe ,  les  ayant  Rencontrées  fur  ion 

chemin,  fans  fe  ibuuemr  de  Méritoire,  qu'il 
alloit  quérir.  Et  n  euft  elle  qu'elles  luy  deman- 
dèrent d'où  il  venait ,  &  où  il  alloit,  il  ne  pen- 
foït  plus  a  ce  qu'il  auoit  a  faire ,  mais  cette  de- 
mande l'en  fit  reflbùueiifr:  &  les  ayans  priées 
de  l'attendre  il  s'en  courut  prendre  lefcritoirç, 
&  les  ayant  retrouuées,leur  fit  entendre  les  0 
remanies  du  Tombeau  de  Céladon,  aufquelles 
elles  defiferent  d'afififter,  mais  elles  arnuerenc 
trop  tard.  Leomde  qui  auoit  fçcu  des-ja  qui 
elles  eftoient,  voulut  les  attendre,  &Hylas  qui 
ne  demeuroit  ïamais  muet,  eileuant  la  voix 
s'en  venoit  chantant  ces  vers,  a  haut  de  tefte: 


SONNET. 

Qujl  ne  faut  point  aimer  fans  eflre  aimé. 

aV  A  N  D  u  vois <vn  Amant  tranfu 
Qui  languit  £vn  amour  extrêmes* 
L'œil  trijte ,  &  le  vtfage  b!efm(U>, 
Portant,  cent  {lis  fur  le  fiurcy  : 

'  Quand  ie  le  vois  plein  de  foucy, 
Oui  meurt  d  Amour  fans  que  (on  ïaitnLJ* 
Je  dis  aufi-toft  en  moy-mefmt^>, 
Ceftvn  grand  fit  d'aimer  ai  vji 


Livre    nevfiesme.  6^5 

il  faut  aimer  7nais  que  la  belles 
Brujle  peur  qui  brufle  pour  elles* 
Ou  bien  cejt  pure  lafcheté. 

L *  Amour de  ï Amour  e(l  extraiclcs , 
La  charge  nefl  iamaii  bien  f aides  > 
J^ui  pa?uhe  toute  div?i  ccjlc. 

A  ces  dernières  paroles  ces  étrangères  fu- 
rent ii  proches  de  Leonide  &  de  Chrifante, 
qu'ayant  fçeu  de  Hylas  qui    cftoit  la  Nym- 
phe, elles  i  allèrent  falikr>&  Chrifante  auffi, 
après  que  Leonide  leur  eut  fait  fçauoir  qui 
elle  eftoit  :  &  parce  qu  Hylas  apportoit  referi- 
toire,  &:  que  Philis  en  rioit,  penfez-vous,  dit- 
il  ,  Bergère  que  ie  ne  fois  venu  en  Fore  fis 
que  pour  feruir  les  morts  ?  Thyrcis  qui  n'a 
•autre  affaire  y  peut  bien  employer  le  temps, 
mais  c'eft  en  quoy  Hylas  s'entend  l.e  moins, 
&  pource  ne  trouuez  effrange,  que  par  vne 
honnefle  permillîon,  ïe  vous  die  que  fî  vous 
ne  me  voulez  tel  que  ie  fuis,  vous  n'efpe- 
nez  pas  de  me  changer  fur  mes  vieux  îours. 
Phillis  qui  auoit  bien  d  autres  chofes  en  la 
tefte.    le  te  iure  ,  dit-elle  ,  Hylas,  que  fï  tu 
cilojs  d'autre  humeur,  ie  ne  t'aimerois  pas  tant 
que  h  fais. 

Mais  tout  ainfi  que  ie  ne  dois  pas  efperer  de 
te  changer,  anfli  ne  faut-il  pas  que  tu  penfes 
de  me  rendre  autre  que  ie  ne  fuis  :  &  pource 

SC  i) 


644     La  II.  Partie    d'Astrel 
quand  îe  voudray  rire  permets  que  ie  ne ,  & 
que  ie  me  taife  quand  ie  ne  voudray  pas  parler.. 
év  l'en  feray  de  mefme  te  laiffant  en  tes  hu- 
meurs :  auec  cette  franchife  nous  vairons  tous 
deux  bien  contents,  &  fans  gueres  de  peine. 
Ah  .'  maMaiilreffe,  dit-il  3  que  ie  vous  aime5 
mais  pluftolt  que  ie  vous  adore,  puis  que  vous 
elles  de  cette  humeur  :  ie  ne  penfois  pas  en 
pouuoir  ïamais  rencontrer  vne  telle  :  &  en  di- 
fant  ces  paroles  il  luy  tenoit  les  iambes  em- 
brafiees3&  la  vouloit  porter  en  fesbras,  dont 
elle  fe  defendoit.  Chacun  doit  de  voir  la  peine 
de  Phillis,  &  l'humeur  du  Berger  :  &  cepen- 
dant Leonide  &  Chnfànte  ayant  trouué  vn 
lieu  qui  leur  fembloit  commode,  pnndrent 
leurs  places  :  car  quant  à  Paris  il  eftoit  tout 
iours  auprès  de  Diane,  qui  n  eftoit  point  vn 
petit  dcfplaifir  à  Siluandre,  notant  l'appro- 
cher pour  le  refpedï  qu'il  luy  vouloir  rendre. 
Cela  fut  caufe  qu'eftant  priué  du  bien  de  la  pa- 
role 3  afind'auoirceluyde  faveue,il  filt  con- 
traint de  fe  mettre  vis  à  vis  d'elle.    Et  lors 
chacun  s'eftant  afïis,Palemon  &  Adrafte  choi- 
firent  leur  place  au  deuant  deDoris,  où  îlsfe 
mirent  tous  deux  à  genoux ,  fans  vouloir  s'en 
ofter,  quoy  que  la  Nymphe  ou  la  vénérable 
Druide  leur  puiffent  dire.    Enfin  la  Bergère 
commença  de  parler  en  cette  forte  par  le  com- 
mandement qui  luy  en  fut  fait: 


Livre    NEVEiEskEr  6^ 

HISTOIRE     DE     D  OR  I  S 

ET       PALEMON. 

I'A  y  toufiours  eu  cette  opinion,  grande  & 
fage  Nymphe,  &vous  vénérable  Chrifan- 
te,  que  s'il  y  auoit  quelque  chofe  entre  les 
hommes  qui  les  peuft  obliger  les  vns  aux  au- 
tres,  ce  deuoit  eftre  l'amitié:  &  ficela  eftvray 
ou  faux,  l'en  laifferayle  îugement  à  celles  qui 
ont  efté  aimées  :  tant  y  a  que  fumant  cette 
croyance,  après  l'auoir  efté  longuement  de  ce 
Berger,  ie  penfay  d'eftre  en  quelque  forte  obli- 
gée de  luy  rendre  amitié  pour  amitié.  Il  eft 
vray  que  comme  d'ordinaire  les  commence- 
mens  font  toufiours  peu  de  chofe,  à  la  naïf- 
fance  de  cette  bonne  volonté,  ie  ne  iugeois  pas 
qu'elle  peuft  ïamais  deuenir  telle  que  ie  l'ay 
depuis  refTentie.  Mais  ellepnftinfenfiblement 
vne  fi  profonde  racine  par  vne  longue  con- 
uerfation,  que  quand  ie  m'en  apperceus,il  ne 
fut  plus  en  mapuiffance  de  m'en  deffaire:  &" 
par  ainfi  ie  l'aimay  de  façon  que  s'il  m'auoit 
rendu  la  première  preuue  de  fon  affection,  ie 
luy  tefmoignay  depuis  mon  amitié  en  tant  de 
fortes,  que  comme  ie  ne  voulois  point  douter 
de  la  fienne,  auffi  ne  le  pouuoit-il  plus  de  celle 
qu'il  defiroit  de  moy,  pourrie  moins  auec 
raifon.  Toutesfois  ie  ne  fçay  comment  peur 

Sf  ii) 


6.yS  La  IL  partie  d'Asthh.. 
moiTumal-heur3  quand  il  en  fut  plus 
ce  fut  lors qu'il  me  fît  paroiftre  d'en  auoir  plus 
de  mesiîance,  fi  bien  que  ce  ne  luy  fuir  pas  allez 
de  me  retirer  de  la  fréquentation  de  tous  ceux 
que  1  auois  accoiiftumé  de  voir,  mais  vouloit 
encoresque  tous  les  autres  fuilent  priuez  de  la 
mienne,  ne  fe  contentant  plus  que  îe  ne  vifi- 
taffe  vne  feule  de  mes  compagnes,  mais  lï 
quclqu'vne  me  venoit  trouuer,  ce  luy  eftoit 
choie  infupportable. 

Vovez  quelle  offenfe  il  me  faifott  ayant 
vne  fi  mauuaife  opinion  de  moy  par  fa  ia* 
loùfie:  &  iugez,  pour  Dieu,  en  quelle  extrême 
tyrannie  fou  amitié  s'eftoit  changée 3  de  tou- 
tefois jpluftoft  que  de  luy  defplaire ,  i'efleus 
de  perdre  entièrement  la  bonne  volonté  de 
toutes  mes  voiiînes5  que  de  luy  donner  quel- 
que mauuaife  fatisfadion  de  moy.  Les  Dieux 
fçauent  auec  quelle  peine  ie  le,pûs,non  pas 
que  ie  n  euffe  vn  très-grand  contentement 
de  faire  chofe  qui  luy  fut  agréable  :  mais  il 
falloit-8  m'y  conduire  auec  vne  grande  con- 
trainte, &  auec  vne  prudence  qui  ne  fut  pas 
moindre  pour  ne  donner  occaiion  de  mefeon- 
tentement  à  celles  que  i'efloignois  de  ma  com- 
pagnie, l'y  paruins  le  plus  doucement  qu'il 
me  fut  poilîble  3  &  le  contentay,  de  forte 
qu'il  fembloit  que  i'eufle  quelque  maladie 
contagieufe  ,  tant  ie  demeurois  retirée'  des 
Bergers  &  des  Bergères  qui  me  ibuloient  pra-: 


Livre    ^evfiesme!  647 

tiquer.  Que  fi  cette  îaloufie  procedoit  de 
l'affection  qu'il  me  portoit  j  11  cf toit- il  pas  pour 
le  moins  obligé  de  faire  autant  pour  moy 
qu'il  me  contraigncitdc  faire  pour  ltiy  ?  Mais 
au  contraire  durant  tout  ce  temps  de  ma  vie 
que  ic  puis  bien  appel  1er  fauuâge  (car  véri- 
tablement telle  eftois-ie  deuenuë  pour  luy 
e/îre  agréable)  détour  le  iouriene  le  voyoïs 
quVn  moment  :  mais  le  dis  vn  moment  ii 
bref,  qu'en  venté  ie  nefaiibisque  le  voir,  ne 
me  donnant  ny  la  commodité  ny  le  loifîr  de 
luy  pouuoir  dire  prefque  vne parole,  fans  que 
le  cruel  confîderaft  que  puis  que  pour  luy  ie 
me  priuois  de  tout  autre,  s'il  ne  pouuoit  efïre 
tout  le  temps  à  moy,  il  ledeuoit  eftre  pour 
le  moins  la  plus  grande  partie.  Et  îugez  fi  ie 
n'ay  pas  occafîon  de  dire  que  fon  affection 
s'eftoit  changée  en  tyrannie,  puis  qu'en  cor 
il  penfoit  que  ie  luy  en  deufle  de  retour,  imi- 
tant en  cela  les  autres  qui  au  commencement 
retranchent  leur  defpenfe  fous  ombre  d'eftre 
bons  mefnaeers,  év  enfin  viennent  à  vne  telle 
efpargne,  qu'ils  s'ofrent  à  eux  &:  à  ceux  qui 
les  feruent ,  les  moyens  de  pouuoir  viure. 
Car  ie  croy  bien  que  fa  vie  n'eftoit  pas  plus 
agréable  que  la  mienne,  finon  en  tant  quela 
fienne  eftoit  volontaire.  Et  voyez  fi  ie  laf- 
mois,  cvfi  l'eftois  bonne.  Il  via  de  cette  ty- 
rannie fur  moy,  fans  que  i'en  murmuraiïc  Ja- 
mais aufli  longuement  qu'il  luy  pleuft.  &  li 

Sf   mi 


648  La  II.  partie  d'Astrie.' 
jamais  il  ne  l'euit  quittée,  jamais  iene  m'en 
fuiTe  fouitraitte,  &  la  dernière  preuue  que  ie 
luy  rendis  de  mon  obeïffance  (  car  telle  la 
puis-ie  dire ,&  non  pas  feulement  affection) 
fut  telle  qu'elle  deuoit  élire  plus  capable  de 
luyofter  toutes  ces  fafcheufes  &:  effranges  hu- 
meurs. 

Il  faut  que  vous  fçachiez ,  grande  Nymphe, 
que  îe  fuis  demeurée  fort  îeune  fans  père  & 
fans  mère,  entre  les  mains  d'vn  frère ,  qui 
pour  auoir  plus  d'aage  que  moy,  &pour  l'a- 
initié  qu'il  m'a  toufiours  fait  paroiflre,  m'a 
tenu  lufques  icy  lieu  de  père,  foit  en  la  con- 
duite de  ma  perfonne ,  ou  en  celle  de  mon 
bien,  ayant  receu  en  toutes  les  occafîons  qui 
fe  fontprefentées  tant  de  bons  offices  de  luy, 
que  îe  puis  en  cela  luy  donner  nom  de  père. 
Eftant  tel ,  jugez  s'il  falloir,  &  fi  la  raifon 
mefme  ne  me  commandoit  que  îe  me  confor- 
mante le  plus  qu'il  m'eftoit  poïTible  à  toutes 
fes  humeurs  &  volontez3  &  s'il  y  auoit  appa- 
rence que  îe  le  deuffe  contrarier.    Palemon 
toutesfois  fans  confideration  de  toutes  ces 
chofes ,  vouloit  qu'abfolument  ie  m'en  reti- 
raiTe  :  non  pas  que  ie  fortifie  de  fa  majfon  :  car 
il  ne  voyoit  lieu  cù  ie  peuiïe  aller,  mais  ouy 
bien  que  defdaignant  ce  qui  le  ccntentoit,  ie 
ne  fiiTe  point  d'eftat  de    ceux  qu'il  aimoit, 
voire  leur  defendiiTe  maveuë.  Ceux  qui  ont 
efté  fous  l'authonté  d'autruy,  fçauront  fi  cela 


Livre  nEvfiesme.  649 

cfl:  faifable  ou  non  5  toutcsfois  pour  luy  faire 
connoiftre  qu'il  ne  voudroic  iamais  tefmoi- 
gnage  de  mon  amitié  que  ie  ne  m'efforçafle 
de  luy  rendre,  encores  entrepris-ie  de  le  fa- 
tisfaire  en  cecy.  Mon  frère  aimoic  entre  tous 
fes  voifîns  vn  Berger  qui  s'appelloit  Pantcf- 
mon,  homme  à  la  vérité  qui  auoit  toutes 
les  bonnes  conditions  qui  peuuent  rendre 
vne  perfonne  agréable.  Il  eftoit  fage ,  cour- 
tois, plein  de  refpecT;,  officieux,  courageux., 
&:  bon  amy,  &:  fur  tout  parmy  les  Bergè- 
res le  plus  diferet  de  tout  le  hameau  :  ces 
qualitez  conuierent  mon  frère  à  l'aim  er  ,  &c 
l'amitié  rapporta  vne  fî  ordinaire  pratique 
entre-eux3  que  mal-aifément  fe  voyoient-ils 
lVn  fans  l'autre.  Or  il  faut  que  1  auoiie  qu'en  - 
cor  qu'il  euft  de  l'amitié  pour  mon  frère  au- 
tant qu'il  en  pouuoit  auoir  ,  toutesfois  l'a- 
mour ne  laiifa  de,,trouuer  place  enfoncœur: 
carie  ne  fçay  s'il  remarqua  quelque  chofequi 
luy  pleuft  en  moy ,  ou  fî  la  familiarité  qu'il 
auoit  auec  le  frère  ,  fifl:  naiftre  de  la  bonne 
volonté  pour  la  fœur  ;  tant  y  a  qu'il  eftvray 
que  ie  reconnus  bien  qu'il  m'aimoit  ,  &: 
voyez  fi  ie  ne  viuois  pas  franchement ,  ôc 
comme  ie  deuois  auec  Palemon.  Auiïi-toft 
que  i'en  eus  connoiffance  3  ie  luy  dis,  &  luy 
allois  par  après  racontant  toutes  fes  actions, 
&  toutes  les  demonftrations  d'amitié  que  ie 
femarquay  en  Juy  :  Si  içiifle  eu  quelque 


6^0  La  II  partie  dAstrel 
deffein  ,  iugez  il  fen  euiTe  vfc  de  cette  for- 
te. O  Dreux  .'  quel  refped,  quel  honneur, 
&:  quelle  foubmiijîon  me  rendoïc  ce  Ber- 
cer :  Ses  mérites  &  foji  aiîtclion  eftoierit 
hien  dignes  d'eitre  aimez,  &  mefmes  ac- 
compagnez de  la  volonté  que  mon  frère  en 
auoit,  qui  comme  iay  connu  depuis  3  faiibit 
defTein  de  nous  marier  en femble.  Ma is  qn e  i e 
nepuiiTedema  vie  auoir  b:en,  il  iamais  h  us 
feulement  opinion  que  îe  iuy  peuflè  vouloir 
du  bien  plus  particulièrement  qu'aux  autres 
amis  de  mon  frere  :  au  contraire  le  recenois  fa 
recherche  auec  plus  de  froideur,  que  de  plu- 
iïeurs  autres.  Car  frachant  qu'il  auoit  de  l'a- 
mour pour  moy,  il  me  fembloit  que  de  Je 
fourrrir  fans  peine  ceftoit  faire  toit  à  l'affe- 
ction de  Palemon ,  au  lieu  que  les  autres  n'y 
eftans  pouffez  que  de  la  ciuilité  ,  ne  pou- 
uoient  me  fu're  cette  offcjfe.  Ce  fut  a  ce- 
luv-cy  eue  Palemon  voulut  que  1e  defrendii- 
ie  de  me  voir.  Conliderez comme  îe  le  pou- 
vois  bien  faire.  Auffi  Pantefhron  n'euft  eu 
plus  de  volonré  de  m  obeyr,  que  ce  Berger  de 
raifon  en  ce  qu'il  demandoit  -,  ie  ne  f  ay 
comme  à  ce  coup  i'euffe  pu  luy  fatisfaire, 
car  en  quelle  forte  luy  pouuois-  ie  interdire 
la  maifon  de  mon  frere  ,  qui  l'aimoit  peut- 
eitre  autant  &  plus  qu'il  ne  m'aimoit  pas  < 
Toutesfois  quand  ie  le  retiray  à  part-,  &c  que  ie 
luy  ris  fçauoir  ma  volonté y  Nonfculement;mc 


LlVRE     NEVFIESM?.  6jl 

dict-il ,  ic  vous  veux  faire  paroiftre  que  ie  vous 
aime  par  les  effects  de  mon  aminé,  mais  par 
ceuxauffide  voit re  haine.  Vous  me  banniflez 
fans  raifon  de vous,  &ie  veux  que  le  tort  que 
vous  auez  en  cela  vous  rende  tefmoignage  de 
mon  affection, vous  faifmt  voir  combien  vous 
auez  de  pouuoir  furmoy,  puis  que  fans  mur- 
murer îe  vous  obeys  en  vn  commandement 
tant  miufte.    le  me  retireray  donc  de  voftre 
veuë,  pour  vous  contenter.    Il  efl  vray  que 
perdant  ce  bon-  heur  ,  ie  ne  perdray  iamais 
l'affection  que  ie  vous  porte,  encores  queie 
la  doiue  efprouuer  infructueufe  tout  le  relie 
de  ma  vie.    Audi  ne  vous  ay-ie  iamais  aimée 
que  pour  vous  aimer.    Pantefmon ,  luy  dis-ie, 
l'entière  puifTance  que  vous  me  donnez  for 
vous,  me  fait  auoir  plus  de  regret  de  vous 
cfloigner  de  moy  queie  neutTe  pas  efhmé.  Et 
fuis  bien  marrie  que  vous  m'ayeztrouuéeen 
eftat  que  ie  ne  puifïe  difpofer  de  ma  volon- 
té: car  vos  mérites  &!' affection  que  vous  me 
faicles  paroiftre  3  me  font  auoir  du  defpîaiiir 
de  ne  pouuoir  dauantage  pour  vous.    Mais 
croyez-moy  pour  véritable,  ôc  foyez  affeuré, 
que  ce  neil  point  fans  raifon  ny  fans  regret 
queie  vous  fais  cette  prière.    Si  vous  pouuies 
auoir  quelque  efperance  en  moy,  vous  auriez 
plus  de  fujed  de  vous  fafcher:  mais  puis  que 
cela  n'efl  pas,  quel plaifîr  auriez- vous  fî  vous 
m'aimez  de  me  rendre  miferable,  fans  qu'il 


66i  La  II.  Partie  d'Astree.* 
vous  en  reuienne  autre  aduantage  que  mon 
defplaifir  ?  Il  ne  faut  point  3  me  refpcn dit-il  3 
quevousmeleperfuadiez  auec  plus  de  paro- 
les :  mon  affection  qui  tient  entièrement  le 
party  de  voftre  volonté , m'en  reprefente plus 
que  îe  ne  vous  fçaurois  dire.  le  \  feray  iuf- 
ques  à  la  mort  tout  ce  que  vous  m  ordonnerez, 
fans  autre  deiTein  que  celuy  de  vous  obeyr. 
Toutesfois  iî  mon  affection  3  fi  mes  ferui- 
ces,  &  fi  mon  obeyffance  en  cette  dernière 
action,  doiuent  efperer  quelque  chofe de  plus 
aduantageux,  que  d'eftre  chaffé  de  voftre  pre- 
fence  fans  aucune  demonftration  d'amitié,  ie 
vous  fupplie  ,  de  fi  toutes  ces  chofes  n'ont 
point  de  pouuoir  enuers  vous ,  &  que  ma  con- 
sidération ne  foit  point  affez  forte  ,  ie  vous 
coniure  par  ce  que  vous  aimez  le  plus  ,  & 
qui  peut-eftre  eft  caufe  que  vous  me  bannif- 
foz  ainfi,  que  pour  la  fin  de  mon  efpoir,  3c 
pour  la  dernière  importunité  que  vous  re- 
ceurez  de  cet  infortuné  amant,  vous  me  per- 
mettiez qu'en  vous  difant  ce  dernier  ôc  éter- 
nel adieu  ,  ie  puiffe  vous  baifer  &:  la  bou- 
che ,  &  le  fein.  le  rougis  certes  ,  ô  grande 
Nymphe,  en  le  racontant  (dift-elle,  fe  met- 
tant vne  main  de  honte  fur  le  vifage  )  mais 
il  faut  que  ie  l'auouë  ,  il  eft  vray,  îeluy  per- 
mis ,  me  fcmblant  que  fa  bonté  m'y  obligeoit, 
&  de  plus,  que  l'euffe  fait  tort  à  l'amitié  que 
ie  port  pis  à  Palemon  ,  fi  ie  n'euffe  accordé 


Livre  nevfiesml  6ft 

h  requefte  qu'il  me  faifoit  en  me  coniurant 
par  luy.  Incontinent  après  il  partit  ,  &  de- 
puis il  ne  s'eft  iamais  trouué  en  lieu  où  il 
m  ait  peu  voir. 

Or  toutes  ces  preuues  de  mon  amitié  n'e- 
ftoient-elles  pas  capables  d'obliger  à  iamais 
entiers  moy  cet  ingrat  &  mefconnoiffant  Ber- 
ger ?  ôc  toutesfois  il  aduint  au  contraire  , 
car  tant  s'en  falut  qu'il  m'en  fçeuft  gré,  que 
depuis  îe  ne  le  vis  plus,  ie  ne  diray  pas  com- 
me amant,  mais  non  pas  mefme  comme  amy. 
le  voulus  fçauoirl'occafion  de  fa  retraitte,  & 
vne  de  mes  plus  fidelles  amies  qui  l'alla  trouuer 
de  ma  part ,  ne  me  rapporta  autre  refponfe  de 
luy  que  ce  mot: 

^Amour  chaffe  l Amour ,  comme  vn  doua 
chœjTe  Vautre.. 

le  me  itigeay  alors  deux  chofes  :  La  premiè- 
re, qu'eftant  deuenu  amoureux  de  quelque 
autre  Bergère  ,  il  auoit  par  cette  féconde 
amour  chaiTé  la  première  qu'il  me  portoit:& 
l'autre  3  qu'auec  mefpris  il  m'en  confeilloic 
d'en  faire  de  mefme.  Si  cela  me  fut  fafcheux 
a  fupporter ,  ie  n  ay  point  affaire  de  le  redire  y 
&m'en  tairay  quand  cène  feroit  que  pour  ne 
fortifier  point  dauantage  ce  glorieux  Berger, 
en  la  bonne  opinion  que  fa  vanité  luy  don- 
ne :  mais  faffe  le  Ciel  que  nos  plus  grands 
ennemys  en  reffentent  les  moindres  traits. 


6^4r      La  II.  Partie  d'Astre^ 
Or  eftant  ainii  delaiffce,  encor  qu'il  me  îuCi 
infiniment  neceLfaûe  de  m'armer  contre  cet 
accident  de  quelques  bonnes  &  fortes  armes, 
ii  ne  voulus- îe  me  feruir  de  celles  que  cet 
ennemy  m'auoit  enuoyées,  tant  pour  les  111- 
ger  honteufes,  que  pour  ne  me  preualoir  de 
de  choie  qui  vint  d'vne  perfonne  à   qui  l'a- 
u ois  ii  peu  d  occafion  de  vouloir  du  bien  , 
outre  que  les  meipniant  comme  fîennes  ie 
les  croyois  indignes  de  moy  ,  &  infidelles 
auiTibien  que  l'eftimois  leur  inuenteur  perfi- 
de,   le  recourus  donc  à  d'autres  qui  eftoient 
plus  tardiues  certes  en  leurs  effe&s5maisaufîi 
plus  félon  mon  humeur ,  qui  furent  celle  du 
temps  3  le  temps,  dis-ie,  fut  l'arme  &  celuy 
mefmequim'enfcgna  de  me  feruir  de  cette 
arme:  Le  temps  fut  mon  médecin  &  ma  mé- 
decine.   Et  à  la  venté  félon  la  couftume  des 
chofes  qui  fe  font  lentement,  le  bien  de  cette 
guenfon  n'a  pas  eiîé  pour  vn  jour,  ny  la  defenfe 
de  ces  armes  pour  vn  aiiaut  feuiement  :  mais 
Dieu  mercy  pour  le  reite  de  ma  vie.    le  àis 
Dieu  mercy  auec  beaucoup  de  raifon.    Car, 
grande  Nymphe,  quand  ie  repaife  par  ma 
mémoire  la  vie  que  Tay  faite,  tant  que  ce  per- 
fide a  monftré  de  m'aimer  ,  &que  ie  me  te- 
f  refente  celle  où  ie  fuis  à  cette  heure  :  il  faut  par 
force  que  i'auoué'  qu'il  ma  plus  obligée  en 
me  trahiiTant5quePantefmon  en  m  obeyfïant: 
car  ce  n'eiloit  pas  vmre  :  mais  eitre  efclaue* 


Livre    nivfiesme.  6)) 

que  de   demeurer  en  l'eftat  où  la   tyrannie 
me  retenoir. 

Or  ce dclloy alertant,  comme  ie  crois  3  en- 
uieiix  delà  douceur  de  ma  vie,  où  n'eftant  pas 
courent  d'auoù"  triomphé  vne  fois  demoy,  a 
voulu  rcbafiir  Tes  trahi  Tons  :  &  comme  au 
commencement,  il  me  iiuprirt  par  fubmif- 
fion  de  par  de  très-grand  es  demonftrations 
dVne  violente  aminé,  il  a  creu  en  pouuoif 
faire  de  mefme  à  ce  coup,  &c'ert  pourquoy 
vous  le  voyez ,  u  grande  &  fage  Nymphe  3  à 
genoux  deuantmoy  3  viant  des  paroles  telles 
que  ceux  qui  aiment  véritablement  ont  ac- 

courtumé  de  dire.    Mais  il  n'a  pas  confîderé 

i. 

que  m'eftant  reconnue  plus  foibie  de  ce  co- 
llé la  que  de  tout  autre,  i'ay  tâfché  de  m'y 
fortifier  davantage:  <Sc  me  iemble  que  fon 
opiniartreté  deuroit  ertre  déformais  vaincue 
par  la  reiiilance  que  ie  luy  ay  faicte  ,  fi  ce 
n'eftoit ,  comme  ie  crov,  qu'il  aime  mieux  fc 
trauailler  &  me  defplaire  5  que  de  viure  en 
repos:  &  femble  qu'il  cheriilé  dauantage  ce 
qui  m'ennuye  que  ce  qui  luy  peut  efhe  pro- 
•  fitable. 

Il  continue  donc  fês  fainctes  ?  &  renou- 
uelle  au  lieu  d'Amour  vn  fi  alpredefdainen 
.  mon  ame,  que  faveuë  m'eftplus  infupporra- 
ble,  que  fa  perfidie  ne  mêle  fuit  jamais,  cefaur 
auouër  qu'il  vient  fort  bien  à  bout  de  fon 
ceilein  5  fi  fon  deifein  elî  de  me  defplaire. 


^6  La   II.  PARTIE   D'AsTft.  ît. 

Que  fi  cela  neft  pas ,  comme  il iure,&: corn» 
me  il  tafche  de  me  perfuader.,  &  quepariufte 
punition  des  Dieux  il  ait  véritablement  ta- 
lumé  fa  fiame  efteinte ,  à  qui  faut-il  qu'il  s'en 
prenne  qu'à  luy  mefme,  puis  qu'il  eft  le  feul 
autheur  de  fon  mal,  ôcquec'eft  luy  qui  s'en: 
préparé  ce  fupplice  ,  fans  que  l'y  aye  rien 
contribué  du  mien ,  non  pas  les  vœux  feu- 
lement? I'auoué  qu'en  me  vengeant  de  la 
mefehanceté  qu  il  m'a  faite  5  &  que  ce  cha- 
ftiant  de  fa  perfidie,  par  les  mefmcs  armes 
dont  il  m'auoit  orientes  ,  il  eft  homme  plus 
lufte ,  qu'il  n'eft  bon  Amant.    Mais  pourquoy 
m'accufe-ul  de  fa  peine,  moydis-ie,  qui  ne 
veux  pas  mefme  auoir  mémoire  qu'il  foitau 
monder  Ou  pourquoy  veut-il  que  ie  luy  re- 
mette les  armes  en  la  main  ,  defquelles  en 
penfant  me  blefTer  il  s'efl: orfenfé  luy  mefme? 
CTeit  vne  trop  lourde  imprudence  de  chop- 
per  deux  fois  contre  vn  mefme  bois.    Il  ne 
doit  point  efperer  cela  de  moy  3  qui  ay  les 
images  de  ma  vie  paffée ,  trop  viues  enl'ame, 
pour  ne  les  voir  point  toutes  les  fois  que  ie 
tourne  les  yeux  fur  luy.    Qujl  fe  retire  donc 
&  me  laifle  îoiiyr  du  bon-heur  qu'il  m'a  luy 
mefme  acquis  ,  quoy  que  c'ait  eité  auec  vn 
deffein  bien  contraire.    Mais  fi  le  Ciel,  félon 
facouftume,  a  tiré  du  mal  qu'il  me  prepa- 
roit  vn  fi  grand  bien  pour  moy  ,  qu'il  ne  foit 
point  marry  fi  l'en  îoiiys,  5c  fi  ie  fçay  mieux 

me 


Livre   nevfiesme^  6$j 

tne  preualoir  de  la  faucur  qu'il  ma  feiâe  en 
cela,  que  luy  de  celles  que  le  luy  ay  fairïes 
par  lc.paffé,  &  qu'il  iuge  &  confefFe  que  iu- 
ftement  le  Cielaprislacaufeôc  la  defenfe  de 
mon  innocente  aminé,  contré  la  perfonne  h 
plus  ingratte  &  la  plus  perfide  qui  ait  iamais 
cité  bien  aimée.  Que  fi,  comme  les  loueurs 
qui  perdent,  il  demande  quelque  chofe  pour  fa 
dernieremaïri3voicy,fage& grande  Nymphe, 
tout  ce  que  ie  puis  pour  luy.  "le  luy  aiïouëray 
que  ie  fuis  affez  fatisfaide  de  fon  ingratitude, 
queie  luy  quitte  l'offenfe,  que  la  vengeance 
quilmafaiftemeplaift,  voire  afin  qu  il  fe  re- 
tire entièrement  de  moy3  quei'ay  ptiéde  fon 
mal,  mais  que  cela  luy  furnïe,  &  qu'il  ne  m'im- 
portune plus. 

Amfi  finit  la  Bergère ,  auec  vne  telle  em<> 
tion  que  la  couleur  qui  luy  en  ef  toit  venue  au 
vifage  la  rendoit  plus  belle  qu'elle  ne  fouloit 
eftre  :  &  lors  que  Leonide  connut  qu  elle  ne 
vouloit  rien  dire  dauantage,  elle  fiït  figne  ,à 
Palemon  de  refpondre^il  auoità  dire  quelque 
chofe  contre  ce  quelle  leur  auoit  fait  entendre. 
Alors  le  Berger  fe  releuant,  après  auoir  faliic  U 
Nymphe,  luy  parla  de  cette  forte  ; 


2.  Part,  .      Xt 


6yS      La  II.  partie  d'Astre^ 
RESPONSE    DV    BERGER 

P  A  L  E   M   0   N. 


GR  a  n  d  i  Nymphe,  le  connois  bien  eftrc 
très-véritable,  cequei'ay  toufiours  ciïy 
dire  de  la  diuinité ,  que  ïamais  les  Dieux  & 
Deefles  n'entrent  en  vn  lieu  fans  y  foire  quel- 
que bien ,  puis  que  vous ,  qui  par  voftre  meri- 
te  de  voftre  condition  en  reprefentez  l'image 
parmy  nous,  n'auez  prcfque  efté  pluftoft  en 
ce  lieu  que  me  voila  detromj.  é  &  forty  de  l'er- 
reur où  lay  fi  longuement  vefeu,  fi  toutesfois 
on  peut  appeller  vie  ce  qui  rapporte  plus  de 
malquelamortmefme.  ï'auoué  que  tout  ce 
que  cette  belle  Bergère  vient  de  vous  raconter 
eft  véritable,  &  que  ieluy  ay  plus  d'obligation 
encore  qu'elle  ne  fçauroit  dire:  mais  fi  taut-il 
qu  ayant  oùy  de  fa  bouche  ce  qu'elle  vient  de 
me  reprocher  îe  me  plaigne  que  le  Ciel  com- 
me enuieux  de  mon  aife,  m'ait  caché  la  plus 
grande  partie  de  mon  bon-heur:  &:  croirois 
d'auoirplus  doccalion  de  m'en  douloir  &  de 
l'acculer  ûiniuftice ,  fiie  ne  connoifïbis  bien, 
que  c'eft  ainfi  que  tous  les  hommes  font  trait- 
iez, afin  qu'il  n'y  ait  point  ça  bas  de  parfaict 
contentement.  Toutesfois  fi  faut-il  que  l'on 
me  permette  eje  me  douloir  du  tort  que  cette 


Livre    nevfiesme*  6^ 

belle  Bergère  afaiét  à  l'amitié  qu'elle m'auoit 
promife 3  puis  quelle  ne  peut  trouuer  occa- 
sion de  fe  douloir  de  la  mienne  que  par  le 
foupçon  ,  &  fe  déguifantà  mon  defaduantage> 
ce  qu'au  contraire  elle  deuoit  prendre  pour 
plus  grande  affeurance  de  mon  affection.  Mais 
comment  ,  ô  Amour  ,  m'oferay-)e  plaindre 
d'elle,  puis  que  tu  commandes  de  ne  trouuer 
mauuais  choie  qu'elle  vueilie  faire?  Ierfvferay 
donc  point  de  plainte,  car  mon  cœur  ne  la 
ded ira  iamais  en  rien.  Mais ,  ô  fage  Nymphe, 
i'eflayeray  en  vous  difant  la  vérité  de  vous  fai- 
re entendre  que  Palemon  fçak  aimer  ,  &:  que 
c'eft  fans  raifon  que Doris  a  creu  le  contraire. 
Et  pour  commencer,  &:  ne  point  vfer  de  long 
difeours,  elle  auouë  que  ie  l'ay  aimée  &  qu'elle 
m'a  aimé,  mais  que  me  reproche-t'ellc  pour 
auoirfujet  de  rompre  cette  amitié? Que  i'ay 
cité  ialoux,  &:  ie  confeiTe  que  ie  l'ay  eité  :  mais 
fi  elle  m'a  aimé  ainfi  qu'elle  dit,  pour  auoir  re- 
connu que  ie  laimois ,  comment  a  t'elle  eu 
agréable  mon  amitié,  &  non  point  l'effecl:  de 
mon  amitié  ;  fi  tous  ceux  defquels  elle  eftoic 
veue  me  donnoient  de  la  ialoufie,  &:  fi  leur 
conuerfation,  leurs  paroles,  voire  leurs  re- 
gards mefme  se/toi  entfoub{ôneux,n'eftoit- ce 
pas  vn  très-certain  tefmoignage  que  iel'aimois 
infiniment?  Elle  dit  toutesfois  quede  douter 
d'elle,  ceftoit  l'offencer,  &  en  faire  vn  finï- 
jiifire  iugement.  Ah  .'  grande  Nymphe ,  fi  ceffc 

Tt  i} 


66o  LÀII.  partiï  i>'  A  st ï  t il 
Bergère  fçauoitauiTi  bien  aimer  que  fes  yeux 
fefçauenr  faire  adorer,  nediroit-ellepas  plus- 
toft  que  c'eftoit  vne  extrême  amour  ,  &  la 
trop  bonne  opinion  que  l'auois  d'elle  qui  me  le 
faifoient  faire?  Car  fî  le  ne  l'eufle  crue  digne 
d'eftre  feruie  de  tous ,  comment  eufle-ie  creu 
que  tous  renflent  feruie  :  mais  fî  ie  n'eufle  eu 
cette  créance,  comment  eufle-ie  efté  ialoux  de 
chacun  r  Cette  ialoufîe  donc.ô  belle  Doris^n'eft 
point  vn  moindre  figne  d'affe£tion  &  dVne 
tres-violente  amour,  que  les  foufpirs  &  les  lar- 
mes,dont  les  amants  vont  noyant  les  mains  de 
leurs  bien  aimées  :  puis  qu'elîenaift  de  la  con- 
noiflance  de  la  perfection  de  la  perfonne  que 
l'on  aime,  &:  les  foufpirs  &  les  larmes  procè- 
dent leplus  fouuent  de  la  cruauté  feulement 
qu'ils  trouuent  en  elle,ou  du  tourment  qu'ils  en 
reflentent.  Connoiflant  donc;ô  grande  Nym- 
phe, que  i'eftois  ialoux  ,  ne  deuoit-elle  pas 
augmenter  la  bonne  volonté  quelle  me  por- 
toit,  pour  balancer  en  quelque  forte  la  pefan- 
teur  que  l'allois  adiouftant  à  la  mienne  ?  Au 
contraire  qu'eft-ce  que  fa  cruauté  ,  ou  pour 
le  moins  fa  mefconnoiflance  luy  confeillade 
faire?  Vous  l'oyez  de  fa  propre  bouche.  Elle 
fe  deilie  de  cette  eflroitte  amitié,  que  tant 
de  feruices ,  quêtant  de  connoiflances  dVne 
vraye  affection  deuoient  auoir  rendue  indiflb- 
luble,  &  pour  s'en  donner  quelque  prétexte, 
fe  figure  des  refroidiflemens  de  mon  cofté,  & 


Livre    nevîiesme.  66\ 

des  nonchallances  ,  qui,  helas  i  n'eftoient  qu'en 
lbn  opinion.    Elle  dit,  qu'en  ce  temps-la  le  ne 
demeurois  guère  auprès  d'elle.  Quand  ie  con- 
fidere  ce  reproche ,  il  faut  enfin  que  i'auouë  que 
toutes  les  actions  peuue.it  eftre  foupçonnées 
contraires  au  deiTein  de  celuy  qui  les  fait,  puis 
que  les  effecls  mefmes  qui  s'en  produifent, 
ne  font  le  plus  fbuuentapperceusdeceuxqui 
ont  le  plus  d'intereft.    Si  ie  vous  demande, 
ô  belle  Doris,  quelle  opinion  vous  aucz  eue 
demoy  dés  le  commencement  que  ma  for- 
tune m'appella  près  de  vous ,  pour  ne  vous 
contredire ,  ie  m'aiTeure  que  vous  auouèrez 
que  is  vous  ay  aimée  &  feruieauectantdaf- 
feclion  que  ïamais  Berger  ait  pu  aimer  ou 
feruir.    Or  maintenant  n'ayez  point  defagrea- 
ble,  ie  vous  fupplie ,  que  deuant  celte  gran- 
de Nymphe,  &  cette  vénérable  Druyde,  ie 
vous  coniure  de  dire  quelle  a  efté  la  Bergère 
pour  qui  ie  vous  ay  changée,  6c  à  qui  vous 
m'auezveu  rendre  du  deuoir,ou  feulement  l'a- 
uez  oiiy  dire  ?  Que  fi  vous  n'en  fçauez  point,  6c 
û  vous  confériez  quemonaffe&ion  n'a  point 
efté  diftraitte  ailleurs  ,  pourquoy  vous  plai- 
gnez-vous ?&  pourquoy  auez-vous  foupçon- 
né  mes  aftlons  tout  au  contraire  de  mon  dc£ 
fein  ?  Ceftoit5  ce  me  femble,  tres-mal  conclur- 
reà  vous:  Palemon  m'a  aimée,  mais  puce 
qu'il  ne  me  void  pas  fi  fonuentque  de  couftu- 
me^  il  ne  m'aime  plus.  Tant  s'en  faut,  neftiez- 

Te  iij 


66t         LaII.  PARTIE    d'AsïHEï, 

vous  point  plus  obligée  par  les  loix  de  l'amitié 
de  dire,  Si  mon  Berger  ne  me  voit  point  fi  fou- 
u  ent  que  de  couitume  3  le  fçay  que  c'eft  quel- 
que neceflaire  contrainte  qui  l'en  empefche. 
CompatifTant  ainfi  au  mal  que  ie  fouffrois 
efloigné  de  voftre  prefence ,  eV  jugeant  autruy 
par  vous  mefme  5  vous  n'euffiez  pas  offencé  fi 
cruellement  celuy  qui  aoffenca  ïamais  l'arre- 
ciion  qu'il  vous  a  promife.Mais  me  direz-vous 
que  vouloient  donc  lignifier  ces  demy-mo- 
mensqui  à  peine  vous  pouuoient  retenir  au- 
près de  moy,  au  lieu  quauparauant  les  iours 
les  plus  longs  ne  vous  pouuoient  pas  conten- 
ter î  le  le  vous  diray  ô  fage  Nymphe,  &  ie  m'af- 
feure  qu'en  m'efeoutant  vous  ne  ferez  point  vn 
fifiniftreiugementdemoy,  que  cefte  belle  a 
fai&de  ma  fidélité,  &:  feulement  ie  la  fupplie 
de  fe  refïouuenir  de  la  vie  que  ie  menois  en  ce 
temps-la ,  &  parmy  quelles  compagnies  on  me 
voyoit  demeurer. 

le  puis  dire  auec  vérité,  ô  grande  Nymphe, 
que  iamais  homme  n'a  vefeu  plus  fauuage- 
ment  que  moy  3  non  pas  mefme  ceux  qui  font 
profeiïion  de  ne  demeurer  que  parmy  les  ro- 
chers ,  &:  les  deferts,  finon  durant  les  momens 
que  mon  affection  mecontraignoit  vne  fois  le 
iourdelavoir.  Car  dés  que  la  clarté  cômnien- 
çoit  de  paroiftre  3  ie  fortois  de  ma  cabane  ,  & 
loing  de  toutes  compagnies,  ie  ne  reuenois  que 
la  nuict  ne  fuft  clofe  3  demeurant  quelquesfoi» 


Livre  hvictiesme.  66$ 
caché  dans  les  antres  les  plus  retirez,  &:  quel- 
quesfois  dans  le  plus  haut  desmontaignes,  tel- 
lement feul,  que  rien  que  mes  penfees  ne  pou- 
uoient  me  trouuer ,  mais  elles  me  tenoient  auf- 
fî  bonne  compagnie  qu'elles  me  côtraignoient 
bien  fouuent  de  me  mettre  en  lieu  d'où  îepuif- 
fe  voir  l'endroit  de  fa  demeure,  me  femblant 
que  les  h.ureufes  murailles  où  elle  eftoit,  me 
rapportaient  vne  efpece  de  coniblation  qui 
nelèoit  pas  petite  3  fans  que  rien  me  retiraft  de 
cefte  forte  de  vie  5  non  l'amitié  de  mes  voifins, 
nonledeuoirdemes  parens,  non  le  foucy  de 
mes  trouppeaux  bien-aymez,  ny  bref  quoy  que 
l'on  pûft  dire  de  moy,  finon  le  feul  defir  de  fa 
veuedont  ie  îouiflbis  tous  les  îours  vne  fois  3 
mais  fi  peu  de  temps  à  mon  grand  regrec  que 
quand ic  m'en  retournois,  il  me  fembloit  que 
îenefaifoisque  d'y  arriuer.  Et  toutesfois  celle 
qui  fe  dcult  de  cette  vie  en  eftoit  la  feule  caufe, 
&;  l'extrême  affection  que  ieluy  portois  m'em- 
pefchoit  de  la  luy  defcouurir. 

Or  fage  &  grande  Nymphe,  i'ay  toufiours 
eu  cette  opinion,  que  celuy  qui  ayme  comme 
il  doit,  doit  auoir  plus  cher  l'honneur  de  la 
perfonne  aymeequele  contentement  qu'il  en 
peut  retirer ,  la  malice  des  hommes  mal- 
penfants  3  n'ait  iamais  eflé  fi  foible ,  quel- 
le nayt  toufiours  trouué  fubiect  de  s'em- 
ployer où  il  luy  a  pieu  ne  fit  en  ce  temps  là 

Te  iiif 


664  LaII.  PARTIE    D'A  STKEE,' 

plus  de  grâce  à  noftre  amitié  qu'elle  a  accou- 
tumé de  faire  à  toutes  les  autres  plus  rem- 
plies de  vertu  ,  de  forte  que  noftre  ordi- 
naire fréquentation  fuft  defapreuuée,  adon- 
na fuje£t  a  ces  malins  d'en  parler  allez  mal 
à  propos  ,  fi  fourdement  toutesfois  que  les 
autheurs  de  ces  impoftures  quelque  diligen- 
ce que  l'y  emplo\  affe ,  me  furent  toujours 
de  forte  inconnus  ,  que  ie  ne  pus  trouuer  à 
qui  m'en  prendre.  Que  pouuois-ie  faire  en 
cela  ?  D'entreprendre  vn  bien  long  voyage, 
ie  n'eftois  pas  maiftre  entièrement  de  mes 
actions,  de  cciTer  de  l'aimer  feuffe  pluftofl 
ceiTé  de  viure.  Puis  donc  que  noftre  trop 
grande  practique  eftoit  celle  qui  donnoit  quel- 
que apparence  de  viure  à  leur  mefdifance  , 
a  quoy  me  deuois-ie  pluftofl  refoudre  qu'à 
l'interrompre  pour  quelque  temps  ,  &:  à 
payer  aiflfi  pluftoft  aux  defpens  de  mon 
contentement  que  de  fa  réputation  la  faute 
de  ces  mefchantes  âmes  ?  Que  fî  elle  fe 
plaint  que  ie  ne  luy  en  ave  rien  dit  iufques 
a  cette  heure,  qu'elle  fe  plaigne  auiTi  que  ie 
l'ay  trop  aimée  ,  car  véritablement  c'a  eftc 
pour laiioir tropaimée; que l'av  plufïoftchoifî 
de  me  pnuer  du  bon-heur  de  fa  veue,  voire 
mefme  le  lailfer  en  doute  de  mon  afre&ion  , 
que  de  luy  dire  Foccafîon  qui  m  e  faifoit  viure 
auecellede  cette  forte,  de  peur  de  luy  faire  parc 
dc  fennuy  que  Ten  reiîentcis  .fcachant  allez 


Livre    nevfiesme'  66$ 

c^i'elle,  qui  auoit  toufiours  fi  curieufement 
conferué  fa  vie  exempte  des  calomnies ,  ne  les 
fçauroit  fupporter  qu'auec  de  trop  grands  deC- 
plaifîrs. 

Or  confiderez,  grande  Nymphe,  par  ce  vé- 
ritable difepurs,  fi  tels  effefts  fe  voyent  parmy 
tes  vulgaires  affections ,  &;  de  la  prenez  con- 
noiffance  s'il  vous  plaift ,  de  quelle  qualité  doit 
élire  la  mienne  :  &  fî  eflant  telle  cefloit  fans 
raifon  ,  qu  elle  demandoit  à  cette  Bergère,  de 
grandes  preuues  de  la  Tienne  ,  puis  que  l'A- 
mour  ne  fe  paye  qu'auec  l'amour.  Et  toutes- 
fois  ce  qui  aduint  de  Pantefmon  qui  ell  ce  me 
femble  le  plus  grand  fujeét  de  plainte  qu'elle 
ayt  contre  moy,  ne  procéda  pas  feulement 
dVne  ialoufîe  mal  fondée,  comme  elle  dit, 
mais  de  beaucoup  de  raifon.  Car  ainfî  qu  elle 
vous  a  auoiié,  ce  Berger  ell  tel,  &  a  tant  de 
bonnes  conditions  qu'il  ell  plus  croyable  que 
celle  qu'il  recherchera  le  doiue  airner  que 
mefpnlér.  De  plus  l'amitié  que  fon  frère  luy 
porroit ,  ne  m'eftoit  point  fufpe&e  fa ns  caufe, 
mais  encore  plus,  le  bon  accueil  qu  elle  luy  fai- 
{bit,  qui  àla  vérité  elloit  tel,  qu'ayant,  com- 
me elle  dit,  fî  bien  reconnu  ma  ialoufîe  par  le 
paiTé,  elle  auoit  plus  de  tort  d'en  vfer  ainfî  que 
moy  de  penfer,  quoy  que  ce  fut  à  fon  det 
aduantage:  &  de  faict  qu'elle  die  fî  cela  ne  fuc 
pas  caufe  que  tout  ouuertement  on  parloit  de 
leur  mariage.  Si  oyantcesnouuelies  îe  neuff 


666  La  II.  partie  d'Astree, 
point  efté  efmeu,  n'eufTe-ie  pas  plnsoffenfé 
noftre  aminé,  qu  elle  fon  frère,  en  foifant  ce 
que  ie  requerois  ?  Que  iî  l'aminé  a  plus  de 
pnuilege  que  l'amour,  elle  a  bien  quelque 
occafîon  de  fe  douloir  de  moy.  Mais  ïï  cela 
n'eft  pas,  pourquoy  trouue-t'elle  eftrange  que 
mon  amour  ait  voulu  triompher  de  l'aminé 
qu'elle  portoit  à  fon  frère  ? 

Et  c'eft  d'icy,  grande  Nymphe ,  que  tous 
mes  mal-hcurs  ont  pris  leur  origine.  Car  luy 
reprochant  la  bonne  chère  quelle  faifoit  à  ce 
Berger,  elle  me  refponditque  l'amitié  que  fon 
frère  luy  portoit  en  eftoit  caufe:  mais  quand 
ie  luy  repliquay  que  le  bruit  de  leur  mariage 
eftbit  fi  commun  qu'il  tn  eftoit  impoffible  de 
viure  tant  qu'il  continueroit,  &que  ie  veirois 
le  contentement  de  qui  elleprefereroit.  Et  à 
quoyeft-ce,  me  dit-elle  en  changeant  de  vifa- 
ge,  que  voftre  bizarre  foupçon  me  veut  enco- 
res  contraindre  \  vous  le  nommerez,  luy  dis- 
ie,  comme  il  vous  plaira,  mais  ie  n'auray  ia- 
mais  repos  que  ie  ne  voye  ce  Berger  efloigné 
de  vous.  Et  bien,  me  dit-elle  d'vne  voix  toute 
altérée ,  ie  vous  contenteray  encor  en  cecy,  & 
Dieu  vueille  que  ce  foit  la  dernière  fois  que 
vous  prendrez  de  femblables  humeurs.  Elle 
profera  de  forte  ces  paroles  qu'elles  redoublè- 
rent beaucoup  plus  mon  fbupçpn  que  fi  elle 
m'euft  auec  quelque  exeufe  entièrement  re- 
fufé.  Ce  qui  me  rit  refoudre  d'en  apprendre 


Livre    nevfiesme.  66j 

vne  fois  en  ma  vie  la  venté,  &  pour  m'en 
efclaircir  mieux  ie  ne  voulus  me  fier  qu'à  mes 
yeux  propres.  O  mal-heureufe  mesfiance  /  ô 
dommageable  refolution  ,  qui  depuis  m'a 
couite  tant  d'ennuis,  detrauaux&de  larmes.' 
En  ce  defleindonc  l'efpie  le  temps  que  Pan- 
tefmon  la  vint  trouueren  fa  chambre,  carde 
fortune  ce  iour  elle  tenoit  le  lift,  fuftde  def- 
plaifir,  fuit  pour  quelque  légère  maladie:  & 
paflant  par  vne  montée  defrobée  qui  entroit* 
d.insle  logis,  ie  vins  par  vn  paffage  caché  me 
mettre  dans  vn  cabinet  dont  la  porte  refpon- 
doit  fur  le  lia.  Mon  malheur  fut  tel  que  par  la 
fente  des  aix,  ie  peux  voir  tout  ce  qu'ils  firent, 
mais  pour  eftre  trop  efloigné  ie  n'en  ouys  vne 
feule  parole.  le  vis  dôcques,&:  trop  certes  pour 
mon  contentement  que  le  Berger  s'afïïd  d'a- 
bord fur  le  pied  du  lia,  &:  après  luyauoirpns 
la  main, qu'il  baifa  plufîeurs  fois  fans  refîftance, 
parla  fort  long  temps  la  tefte  nue  :  ie  vis  qu'elle 
luy  refpondoit ,  &  ce  que  ie  pouuois  remar- 
quer à  ion  vifage,  ce  n'eltoit  point  de  paroles 
de  courroux.  Que  fila  fortune  m'eiiït  permis 
devoiraufîî  bien  celuy  dePantefmon,  peut- 
eiire  y  euffe-ie  apperceu  quelque  mefeonten- 
tementqui  m'eufl:  contenté,  mais  il  me  tour- 
noit  prefque  le  dos,  pour  luy  parler  plus  bas  Et 
lors  que  feftois  en  cette  peine,  ie  vis  que  epu . 
à  coup  il  fe  ietta  à  genoux ,  &  elle  fe  releua  vn 
peu  fur  le  lift,  &:  après  fe  pancchaS:  le  baift 


66%  La  IL  partie  d'Astree! 
Dieux  i  quel  coup  decoufteau  receus-ie,mais 
plus  encores  quand  le  Berger  ne  fe  contentant 
point  de  ces  extraordinaires  faucurs,  luy  def- 
couurit  le  fein,  &  fans  refiftance  le  luybaifa. 
Amour,  quel  deuins-ie?  mais,  ô Dieux.'  quel 
deuois-ie  deuenir  \  le  ne  fçay  comme  ie  puis  le 
fouffnr&viure,fi  ce  n'elî  que  tout  ainfique 
mon  affection  eftoit  celle  qui  m'en  faitbit 
auoir  de  fi  extrêmes  reffentimens,  elle  mefme 
auili  me  donnoit  de  la  confiance  de  fupporter 
ce  que  ie  penfois  luy  eftre  agréable.  Pantefmon 
partit,  &  ie  partis  aufli ,  luy  pour  moy  maUa- 
tisfait,&moy  pour  luy  entièrement  defefpe- 
ré.  Voyez  comme  Amour  nous  chaftioit  l'vn 
par  l'autre. 

Or  dittes-moy ,  ie  vous  fupplie ,  fage  Nym- 
phe, eufliez-vous  creu  que  feuffe  aimé ,  fi  ie 
n'eufle  point  reiTenty  vn  coup  fi  fenfible  ?  &  le 
reffentiment  pouuoit-il  eftre  moindre  que  de 
me  retirer ,  ou  pour  le  moins  pouuoit-il  eftre 
accompagné  de  plus  de  difcretionque  de  nca 
parler  à  perfonne  ?  I'auoùe  que  l'effayeray  de 
rauoirma  liberté:  &  lors  que  ie  trouuois  plus 
de  difficulté  àdemefler  les  liens  dont  elle  me 
tenoit  pris,  ie  dis  plufieurs  fois  en  moy-mefme, 
qu'il  falloir  coupper  ceux  qui  ne  pouuoient 
efîre  dénotiez.  Et  furlepoin&que  ie  fairois  le 
plus  d'effort  contre  ma  volonté,  il  eft  vray 
qu'elle  m'enuoya  Tvne  de  fes  amies.  Mais 
quel  pouuois-ie  penfer  que  fut  ce  mefîage , 


Livre  NEvriESMïr  isê§ 
quVne  continuation  de  fa  tromperie  ?  Eftoir- 
ilpoffiblededefmentirde  fi  fîdelles  tefmoins 
que  mes  propres  yeux,  &fur  cette  créance  ic 
luy  fis,  tout  en  colère,  la  refponfe  dont  elle  (à 
plaint,  à  fçauoj'r,  qu'vn  clou  chafle  laurre: 
mais  quel  moindre  reproche  luy  pouuois-ie 
faire  ayant  opinion  d'auoir  efté  il  ingratte- 
ment trahy  ?  Outre  que  i  y  eftois  obligé  par 
les  loix  de  mon  affeétion  3  qui  ne  me  pou« 
uoient  permettre  de  luy  mentir  à  cette  fois 
non  plus  que  ie  n'auois  ïamais  fait  parlepafîe. 
Si  elle  le  print  autrement  que  ie  ne  l'entcndois,' 
fon  innocence  en  eftoit  caufe,  &:  Terreur  en 
quoy  i'eftoib  me  faifoit  parler  ainfi.  Ievoulois 
bien  quelle  connuftque  ie  fçauoisqu vne  au- 
tre amour  auoit  chaffé  la  mienne  de  fon  cœur, 
&toutesfois  la  crainte  que  fauois  de  luy  don- 
ner du  defplaifir,  m'a  îufquesicy  priuédemon 
plus  grand  contentement.  Car  lors  que  quel* 
quesfois  ie  me  refoluois  de  luy  faire  les  repro- 
ches, que  ie  penfois  eltre  dignes  d  yne  fi  grande 
trahifon.  Amour  qui  a  toufiours  eu  le  plus  de 
force  fur  mon  ame,  m'en  empefehoit,  &mc 
faifoit  changer  d'aduis  en  me  difant  que  cefc- 
roit  trop  offenfer  celle  que  l'auois  tant  aimée,' 
de  luy  faire  honte  d'vne  fi  grande  faute,  Se 
•tant  indigne  d'elle  ,  &  que  ie  me  deuois  con- 
tenter d'eilre  hors  de  la  tromperie  où  i  auois 
efté  fi  longuement  retenu.  le  creus  ce  confeil 
tres-mauuais  poiu'  moy  :  car  celt  fans  doute 


6yo  La  IL  partie  d'Astre  e, 
que  fi  dés  le  commencement:  îe  luy  euife  dit 
ce  que  l'auois  veu,  elle  m'euft  raconté  ce  qu'  el- 
le auoit  fait,  &:  ainfi  l'eufle  eu  autant  de  bon- 
heur &:  de  contentement  quei'ay  fouffert  de- 
puis de  fanglans  dépiaifirs.  Au  contraire  m'é^ 
loign  nt  entièrement  d'elle,  ienepeusde  long 
temps  fçauoir  que  Pantefmon  ne  la  voyoïc 
plus ,  &  le  mal  eiloit  que  mefme  îe  n'ofeis  de- 
mander de  leurs  nouuelles,  pourn'ouyr  cho- 
fe  qui  accreuft  mon  regret.  En  fin  mon  amour 
plus  forte  que  ny  ma  refolution ,  ny  ma  choie- 
re  me  ramena  peu  à  peu  auprès  d'elle ,  &  dés  la 
première  veue  ayant  oublié  tous  les  outrages 
que  ie  penfois  auoir  receus ,  me  voila  plus  à  elle 
que  ie  nauois  ïamaisefté.  Mais  quelle,  lare- 
trouuay-ie  ?  Ceftoient  bien  ces  mefmes  yeux, 
cette  mefme  bouche,  &  cette  mefme  beauté, 
mais  non  pas  cette  mefme  Dons  qui  à  mon  dé- 
part n'efhmoit  quePalemon,n'aymoit  que  Pa- 
lemon,  &  ne  carreffoit  que  Palemon.  A  ce  tri- 
fte  retour  ie  ne  vis  plus  que  defdain,  ienere- 
cognus  que  haine ,  &  ne  reiîentis  que  rigueur: 
de  forte  que  iufques  îcy  il  m'a  efté  împofiible 
de  luy  faire  entendre  le  fubiet  que  fauois  eu  des 
m'en  retirer,  parce  que  iamais  elle  n'a  voulu 
fouffrir  que  ie  luy  aye  parlé  qu'à  difeours  inter- 
rompus. Or  fi  toutes  ces  chofes  ne  font  de 
preuues  d'vne  tres-fidelle ,  &  très -violente 
affcâion,  ie  ne  veux  point  qu'elle  me  face  des 
grâce  encores  ô  grande  Nymphe  que  la  gra* 


Livre  N  e  v  f  i  e  s  m  i.  6j\ 
ce  que  ie  demande  n'cft  point  pour  foute  que 
j'aye  faite  contre  l'Amour,  mais  feulement 
pour  l'cnnuy  que  ie  luy  puis  auoir  donné  en 
ïaymantplus^  peut-eftre  quelle  ne  vouloit, 
ou  qu'elle  ne  croyoit  pas.  Que  fi  l'amour  me 
permettoit  de  me  plaindre  d'elle,  auiïi  bië  que 
ie  le  pourrois  faire  auecraifcn,  ie  dirois  qu'elle 
a  fait  vn  torr  extrême  à  l'Amour,  à  Dons  &  à 
Palemon  -,  Car  Amour  fe  peut  plaindre  qu'elle 
aeftcint  les  feux  qui  efioient  allumez  en  elle 
d'vne  ii  pure  flamme  3  que  la  vertu  mefme 
n'euft  point  efté  dffencée  d'en  brufler  :  elle  les 
aefteintes  di^ie,  pour  allumer  celles  du  def- 
pit3  fi  noires  de  fumée  qu'au  lieu  d'efclairer  el- 
les ne  rempliffent  fon  ameque  de  ténèbres  de 
deconfuiîon.  Mais  Dons  fe  plaindra  bienda- 
uantage  qu  vne  fi  légère  opinion  l'ait  rendue 
panure,  luy faifant rompre  les  fermensfifou- 
uent  reiurezàceBerger  defaflré,  de  ne  chan- 
ger iamais  de  volonté.  Et  que  pourroit-elle 
refpondre  a  Palemon  s'il  luy  difoit ,  Eft-ilpof- 
iible,  mefcognoiffante  Bergere3  que  tant  d  an- 
nées de  feruice3tant  de  tefmoignages  d  afFcctio, 
ôc  tant  d'affeurance  de  ma  fidélité ,  ne  vous 
ayentpeu  ofter  la  croyance  que  fi  defauanta- 
geufemenc  vous  auez  conceuë  de  moy?  Et  bien 
l'ay  efté  ialoux  :  mais  nerfont-ce  pas  des  fruiâs 
de  l'amour  ?  pourquoy  non  ialoux  :  fi  amou- 
reux ?  6c  de  qui  ialoux  finon  de  ce  que  i'ay- 
xncf  Et  toutesfois  foitainfi  que  cette  ialoufic 


îyi      Lï  IL  partie    d'AstJïï; 
foie  vne  faute,  &  qu'il  la  faille  punir ,  le  luge 
n'eft-il  pas  cruel  qui  égale  le  fupplice  au  pé- 
ché ?  Or  fus,  qu'il  foie  encor  permis  de  l'éga- 
ler, &  que  œil  pour  œil,  &  bras  pour  bras,  doi- 
ue  expier  la  faute,  comment  eft-ce  qu  eftant 
ialoux  de  vous  le  deurois  eftre  puny?  par  le 
mefme  fupplice,  c'eft  à  dire,  que  il  ie  vous 
offenfois  eftant  ialoux  de  vous,  vous  me  dé- 
niez chaftier  eftant  îaloufede  moy.  O  que  cette 
action  euft  efté  glorieufe  &  digne  véritable- 
ment d'vne  perfonne  qui  aimoit!  Mais,  me 
direz-vous,  vous  vous  eftes  cfloigné  de  moy, 
vous  m'auez  quittée  3  &vous  eftes  rendu  in- 
capable de  ce  traittement.   Et  bien  faifons  la 
melme  ordonnance  de  punition  c  jntre  cette 
faute  que  contre  la  première  ;  le  me  fuis  efloi- 
gnéde  vous;  Il  faut  que  vous  vous  efloigniez 
auiTi  de  moy.    Mais  quoy?  peut-eftre  l'auez- 
vous  des-j a  fait ,  &  qui  fçait  fi  en  cet  efloigne- 
mentvousnemauezpoint  plus  offenfé?  Po- 
fons  toutesfois  que  la  chofe  foit  égale.   Puis 
donc  que  vous  me  voulez  chaftier  tout  ainfî 
que  ie  vous  offenfe ,  &  non  point  dauanta- 
ge,  à  cette  heure  que  ie  retourne  àvousauec 
defplaifir  extrême  de  tout  ce  qui  s'eft  paifé, 
neftes-vous  pas  obligée  d'en  faire  de  meûne? 
Me  voicy  à  vos  genoux  auec  les  repentirs  les 
plus  cuifans  qu'vn  Amant  puiffe  relfentir  :  eft-il 
polTible  que  voftrc  courroux  fe  puiifè  eftendre 
plus  outre,  &  que  le  fouuenir  de  ce  que  ie  vous 

ay 


Livre  nevfiesme^  6j$ 
ây  efté  ?  ne  vous  efmeuue  à  me  rendre  le  bon- 
heur duquel  le  fouuenirdes  offenfes  que  vous 
auez  opinion  d'auoir  receuës  de  moy  m'a 
priué  depuis  vn  fi  long  fiecle?Donc  amour 
qui  cil  le  plus  grand  de  tous  les  Dieux,  &  qui 
cft  lachofe  du  monde  la  plus  forte,  à  ce  coup 
cédera  fa  place  à  lofFence&  au  defdain,  Ainfi 
dit  Palemon,&  défia  Lconide  &  Chryfante 
fe  preparoient  de  dire  ce  qui  leur  en  fembloit , 
quand  l'autre  Berger  fe  hafta  de  leur  faire  en- 
tendre fes  raifons  de  cette  forte. 


HISTOIRE 

dv    Berger    Adraste. 

IE  vous  coniure  grande  &  puifTante  Nym- 
phe ,&  vous  fage  &  vénérable  Chnfante, 
defurfoirle  Jugement  que  vous  voulez  don- 
ner îufques  a  ce  que  vous  m'ayez  oiïy  5  &  vous 
fais  cette  adiuration  parle  plus  fîneere ,  fidelle 
&  patient  amour  qui  iamais  ait  efté ,  afin  qu'a- 
uec  vnc  plus  grande  cognoiffance  de  noftre 
différent  5  vous  puiffiez  mettre  vne  iufte 
conclufîon  à  nos  peines  3  &  inquiétudes. 
Fay  aymé  cette  Bergère  depuis  le  berceau  :8c 
tant  s'en  faut  que  1  aye  iamais  ceffé  de  l'ay- 
^er3  que  comme  en  toute  autre  chofe  ie 
fuis  toufiours allé  crofîTanten  la  volonté  que 

Vu 


674    La  H-  PA*TI£    d'AstIeî^ 
l'ay  de  luy  faire  feruice.   Fay  foufFert  fes  de& 
dains,  fay  patienté  que  fon  amitié  deuant  mes 
yeux  fuit  toute  à  vue  autre.   La  longueur  du 
temps  ne  m'a  point  diuerty  de  mon  dcfïcin ,  fes 
rigueurs  ne  m'en  ont  point  diftraicr,  ôden'ay 
peu  toutesfois  îufques  îcy  luy  faire  changer  la 
moindre  de  fes  cruautez.  le  fçay  que  les  défa- 
neurs quelle  me  faifoit  eftoient  par  elle  mifes 
en  conte  de  faueurs  a  Palemon  ,  quenfemblc 
ils  fe  font  mocquez  de  mon  amour  bc  de  ma  pa- 
tience, &  que  trop  cruellement  elle  ma  mef- 
pnfé.  Mais  a  quoy  m'a  f  :ruy  cefte  cognoiffance 
finon  à  rendre  ma  vie  plus  fru&ueufe ,  &  a  r'en- 
greger  dauantage  mes  mfupportables  defplai- 
firsî  Car  ils  on  efté  tellement  inutiles  à  medi- 
uertir  de  fon  feruice,  que  plus  l'yr'encontrois 
dedifficultez&:  de  peines,  plus  fe  renforçoit  la 
violence  de  mon  affection.  Dieux  quvn  hom- 
m e  atteint  de.ee  mal  eft  peu  fage , &  combien  a- 
tilpeudepouuoir  de  rechercher  guenfon,  puis 
que  mefme  fa  volonté  n'y  peut  confentir .'  Tous 
ceux  qui  me  côfeilloient  contre  Amour  eftoiet 
mes  ennemis  déclarez:  &quoy  que  l'efperance 
mefme  ne  pût  trouuer  place  parmy  mes  de- 
feftres,  mon  affection  toutesfois  s'eft-elle  chan- 
gée ?  s'eft-elle  laffée  ou  feulement  s'eft-elle  al- 
lentie?  Nullement,  grande  Nymphe  3  faime- 
rois  mieux  la  mort  que  de  diminuer  ma  flam- 
me de  la  moindre  eftincelle  qui  me  brufle. 
Elle  ma  veu  fouuent  fondre  en  pleurs  deuant 


Livre    nevfiesme.1  67^ 

elle  ,  elle  m'a  veu  .tomber  à  fes  pieds  hors  de 
fentiment.  Mais  ny  mes  pleurs,  ny  ma  pro- 
chaine mort  ,n  ont  nendauantage  acquis  en- 
uers  elle ,  qu'vn  mefpris  &  vne  mocquerie, 
de  laquelle  vn  îufte  reffentiment  m'eufl  peu 
faire  prendre  vengeance  fur  Palemon,  fi  mon 
amour  euft  peu  confentir  que  l'cufle  voulu 
defpiaire  à  cette  cruelle.  Mais  cette  paffion 
de  vengeance  efioit  trop  foible  pour  me  por- 
ter à  femblable  deffein  3  &  quelque  opinion 
quelle  ait  de  moy  5  fi  fçay-ie  bien  quelle  ne 
peut  en  rien  reprendre  mon  affe&ion,  &  que 
fans  outrecuidance  ie  me  puis  donner  le  nom 
véritable  D'AMANT  SANS  REPRO- 
CHE. Car  la  ialouiie  n'a  iamais  trouuépla- 
ce  en  mon  ame,  comme  elle  a  faict  en  ce  trop 
aimé  Berger  ,  ny  ïamais  ie  n'ay  feulement 
auec  le  penfer  ,  trouué  nulle  de  fes  actions 
mauuaifes.  Amour  me  foit  tefmoing  que 
mefme  les  rigueurs  que  i'en  receuois  m'e- 
ftoient  chères  >  quand  ie  me  reflbuuenois 
qu  elles  eftoient  agréables  à  cefte  belle  Do- 
ris,  Et  encores  que  ic  n'aye  point  efté  tant 
difgracié  en  mes  autres  fortunes  3  que  quel- 
que Bergère  peut  eftre  ne  m'ait  regardé  de 
bon  œil  ,  fi  fuis-ie  tres-affeuré  que  ie  n'ay 
point  rendu  de  foibles  tefmojgnages  de  ma 
fidélité.  Audi  Amour  pour  ne  laiffer  tans 
de  defdains  impunis  ,  &  pour  n'abandon- 
ner entièrement  fans  fecoms  vne  Amour  fi 

Vu    ij 


e76  La  II.  partie  d'Astree.' 
innocente  &:  pure  que  la  mienne  ,  (  encore» 
certes,  que  ce  n'a  pas  efté  a  ma  requefte,car 
ie  ne  luy  demanday  iaroais  vengeance ,  mais 
aflez  da  patience  feulement)  a  permis, com- 
me iecroy  qu'elle  ait  relTenty  des  amertumes 
dont  elle  m'abbreuue  depuis  long  temps,  par 
le  diuorce  d'elle  &  de  ce  Beiger.  Mais  auant 
quePalemonlait  aymee,  depuis  qu'il  l'a  ay- 
mée  ,  quand  il  s'en  eft  efloigné,  &  quand  il 
eft  reuenu ,  qu'elle  die  fi  elle  n'a  pas  touf- 
îours  veu  vne  extrême  affedion  en  moy, 
&  fi  ïamais  elle  a  recognu  cette  affeébon 
altérée  pour  quelque  traittement  qu'elle 
m'ait  faift.  I'ay  efté  le  premier  qui  l'ay  fer- 
me ,  ie  fuis  le  feul  qui  ay  toufiours  conti- 
nué ,  &  comment  que  ie  fois  traifté,  ie  k- 
ray  le  dernier  qui  conferueray  cette  volonté  : 
pour  le  moins  ce  fera  celle  qui  m'accompa- 
gnera dans  le  cercueil- 

le  ne  luy  remets  point  ces  choies  deuanc 
les  yeux  pour  reproche,  mais  pour  la  venté 
feulement,  vérité  toutesfois  que  ie  voudras 
bien  vous  pouuoir  reprefenter  auec  des  paro- 
les qui  luy  donnaient  de  moins  fafcheufes 
fouuenances ,  car  telles  appelle-ie  celles  de 
mesferuices  paffezpour  elk.  Etencor  que  fa 
cruauté  ait  efté  telle  enuers  moy,  fi  faut-il  que 
ie  l'exeufe  en  quelque  forte ,  puis  qu'etont  :n- 
gaeéeàPolemon,elle  euft,peut-eftre  offenfc 
fa  fidélité  défaire  autrement,  mais  à  cette  heu- 


Livre    nîvfiesme.  6jy 

re  que  Dieu  mercy  elle  la  quitté,  quelle  raifon 
peut- elle  alleguer,pour  couuerture  de  fa  cruau- 
té,pnismefmeque  dés  qu'elle  a  commencé  de 
parler  deuant  vous,  elle  vous  a  dit  qu'elle  auoit 
ayméPalemon,  parce  quelle  auoit  iugé  cftre 
tresraifonnabledaymer  celuy  de  qui  l'on  eft 
aymé.C'eii:  fumant  fon  ingénient  mefmeque 
le  requiers  le  voftre,  ôgrande  Nymphe,  vous 
iurant  par  elle-mefme  qui  eft  bien  le  plus  grâd 
ferment  que  îepuilTe  faire,  que  ïamais  beauté 
nydeftinnecauferent  vn-plus  grande  ,  plus 
imcere3nyplus  fidelle  Amour  que  celle  d'A- 
dulte enuen  la  belle  Doris. 

Adrafte  finit  de  cette  forte  fon  difeours,  auec 
tant  de  démonstration  d'vnc  parfaite  amour, 
que  ceux  qui  roiiyrent  refTentoient  vne  partie 
de  fa  peine.  Et  la  Bergère  Doris  voyant  qu'il  ne 
vouloit  plus  rien  dire , après  vne  grande  reue- 
rence  refpondit  auec  telles  paroles. 

Grande  &  fage  Nymphe  i  ay  beaucoup  de 
regret  pour  le  repos  de  ce  Berger,  que  tout  ce 
qu'il  ,vous  a  dicl  foit  véritable,  car  il  medef- 
plaiftbien  fort  qu'il  foit  mal  traiété,  pour  l'af- 
feérion  qu'il  me  porte ,  encores  que  vous  iuge- 
rez  bien  m  ayant  oiiie  qu'il  n'y  a  point  de  ma 
faute,  &  que  ç  aefté  luy  feulqui  opiniaftremet 
a  pourfuiuy  fon  mal-heur.  La  première  fois 
qu'il  me  déclara  fa  volonté,  nous  eftiorn  tous 
deux  fi  ieunes ,  que  mal  aifément  euft-on  peu 
penfer,ny  qu'il  euft quelque reffentimetd'A- 

Vu    îij 


6y%      La  II.  partie  d'Astre  e,' 
mour,  ny  moy  l'entendement  d'en  pouuoir 
comprendre  quelque   chofe.   Si  bien  que  ce 
qu'il  m'en  dit,  ne  m'efmeut  non  plusqu'vne 
perfonne  à  qui  la  chofe  ne  touchoit  aucune- 
ment. Depuis  il  fit  vn  voyage  aflez  long,  &  à 
fon  retour  il  trouua  queie  n'eftois  plus  mien- 
ne, m'citant  défia  donnée  à  Palemon.  De  for- 
te que  fi  à  la  première  fois  il  auoit  eu  occafîon 
de  fe plaindre  de  mon  ignorance, à  la  fécon- 
de il  en  auoit  bien  dauantage  de  fe  douloir  de 
mon  trop  de  cognoiffance.  Mais  de  moy  nul- 
lement: car  vous  plaignez-vous,  Berger,quc 
n'eftant  point  capable  d'Amour,  ie  ne  vous 
aye  point  aimé?  Accufez-en  la  Nature,  accu- 
fez-enles  Ordonnances, aufquelles  elle  nous 
a  foubmifes.  Et  trouuez-vous  eftrange  que  ie 
ne  vous  puiffe aimer  quand  ma  volonté  n'eft 
plus  mienne  ?  Il  faut  que  vous  en  fafîîez  de 
mefme  de  ce  que  ie  n'ay  qu'vn  coeur  ,  que  ie 
n'ay  qu'vne  ame,  &  quvne  volonté.   Mais 
vouspouuezauec  plus  de  raifon  vous  plain- 
dre,  f  &  c'eft  ce  me  femble  la  feule  plainte  que 
vous  deuez  faire;  que  vous  foyez  venu  vers 
rnoy  trop  toft  ,  &  que  vous  y  foyez  retour- 
né trop  tard  ,  parce  que  quand  vous  diètes 
que  ie  ne  vous  ay  iamais  regardé  qu  auec  def- 
da  n,  &  que  fay  efté  fi  retenue  à  vous  fa- 
uorifer ,  fi  vous  preniez  bien  mes  actions, 
vous  cognoiftriez  que  vous  m'auez  plus  d'obli- 
gation en  cela,  que  fi  i'auois  fai£t  autrement 


Livre'  nevfiesmh.  679 

Car  fi  vous  eufliez  rcceu  quelque  fatisfacticn 
de  moy,iugez  à  quelle  extrémité  voftire  Amour 
fuft  paru enue, puis  qu'ayât  vlé  enuers  vous  de 
tant  de  rigueurs,  vous  la  reileiuez  touresfbis  U 
grande.  Et  vous  reffouuenez ,  A  dralte ,  que  les 
faueurs  que  vous  eufliez  receués  de  moy3euf- 
fent  efté  plufioft  rengagement  que  foulage- 
ment  de  voftre  mal.  Outre  que  mefme  elles  ne 
vous  pouuoient  élire  accordées  fans  beaucoup 
offenfer  la  fincere  amitié  que  fauois  promife 
àPalemon.  Que  i'aduoiïe  qu'il  foi t  iufte  d'ay- 
mer  qui  nousayme5ie  ne  dis  pas  "qu'il  foit  îniu^ 
fie  de  n'aymer  pas  tous  ceux  qui  nous  afre&iô- 
nent,autremétil  n'y  auroit  point  de  fidélité  ny 
d'arTeurâce  en  amour,&  vous  mefme  5  s'il  efloit 
ainfi,deuriez  élire  obligé  de  rendre  à  la  Bergère 
Bybliene,qui  meurt  pour  vous, vne  amour  ré- 
ciproque mais  fay  blé  voulu  dire  quvne  fille  fe 
trouuât  libre  de  toute  autre  afFeétion,  peut  fans 
reproche  aimer  celuy  qui  l'aime,  s'il  n'y  a  point 
d'autre  occafîon  de  haine  que  celle  Amour  :  or 
en  ce  qui  fe  prefente  entre  vous  ôc  moy3  il  n'y  a 
rien  fernblable>puis  queftat  engagée  ailleurs,  ie 
ne  pouuois  faire  vne  nouuelle  amitié  auec  vous 
fans  la  ruine  de  celle  que  fauois  défia.  Si  ie  vous 
l'ay  diflimulé,ou  fi  ie  vous  ay  entretenu  de  pa- 
*oles,pleigncz-vôusdemcy,carceferaauecnu- 
fon:mais  fi  ie  vous  en  ay  toufiours  parlé  fort  fri- 
chemët,  que  ne  recognoiifez-vous  i'ohligaticn 
que  vous  m'en  auez?  &ne  vous  arreftez  pointa 

Vu    uï) 


£go      La  II.  Partie  d'Astree] 
celles  que  ie  vous  ay  pour  m'auoirfi longue- 
ment aymée,  ne  vous  ay-ie  pas  mille  fois  fup-, 
plié,  coniuré,voire  commandé  autant  que  fay 
0:1  d'authorité fur  vous,  que  vous  miiTiezfin  à 
cette  affeûion  :  &  lors  quauec  pius  de  violence 
ie  vous  en  ay  requis,  ne  m'auez-vous  pas  touf- 
jours  refpondu  que  vous  le  feriez  ,fi  vous  pou- 
uicz  viure, &  ne  m'aymer  point  ?Si  vous  auez 
continué,  n'a  ce  point  efté  pour  voftre  confide- 
iràtion,  &:  non  pas  pour  la  mienne  :  Mais  gran- 
de &  fige  Nymphe  3  voicy  félon  que  fay  peu 
confîderer  par  fes  paroles 5  ce  qui  l'a  dauantage 
deceu.    Il  a  penfé  ,  fans  doute,  que  l'affection 
queieportoisiPalemon,  eftoit  la  feule  caufe 
quim'empefchoit  d'auoir  chère  la  fienne,  & 
d'effectil  n'a  point  feeu  pluftoft  les  dilTentions 
de  ce  Berger  &  de  moy  3  qu'incontinent  le 
voila  enflé  d'efperance  de  paruenir  a  ce  qu'il 
auoittantdefiré  ,  &:  pour  n'en  perdre  l'occa- 
/îomm'a  tellement  prefTée  depuis  ce  temps-là, 
qu'auecraifon,ielepuis  pluftoft  dire  mon  en- 
nemyque  mon  amy,  voire  fi  ia  diferetion  ne 
m'empefchoit,  pluftoft  importun  que  feruiteur. 
Mais  il  a  bien  ef  té  deceu  par  cette  opinion,  &  n'a 
pas  confideré que iamais cette  amitié  ne  feper- 
droit ,  que  ie  ne  perdiffe  enfemble  tellement 
toute  puiffancç  d'ay  mer,  qu'il  ne  feroit  plus  en 
moy  d'en  reffentir  les  effedts. 

Ainfî  paracheua  Doris ,  Adrafte  vouloit  ré- 
pliquer^ luyfemblant  d'auoir  beaucoup  de  rai- 


Livre  nevïies me!  68i 

fons  pour  alléguer  au  contraire  3  quand  L  eoni- 
deluy  fit  figne  de  la  main  qu'il  fe  teuft,  &  ti- 
rant a  part  Chryfante,Aftree3  Diane,  Philis, 
Madonthe&Laonice,  leur  demanda  de  quel 
aduis  elles  ettoient  :  mais  parce  qu'elles  furent 
long  temps  a  fe  refoudre  ,&  que  ces  Bergers 
qui  nettoient  point  appeliez  à  leur  confeil  ne 
pouuoient  demeurer  fans  rien  faire,  Hylasfut 
lepremkr,qui  s'addreffant  à  Dons,Ii  n'y  a  que 
vous  au  monde,  luy  dit-il  3  qui  vous  fafchez 
d'eftre  trop  riche.  Comment  l'entendez- vous? 
refpondit elle:  le  veux  dire,  adioutta  Hylas, 
que  vous  ne  deuez  pas  feulement  receuoir  ces 
deux  Bergers  qui  vousayment  (pour  tefmoi- 
gnage  que  vous  eftes  belle:  )  mais  tous  ceux  en- 
cores  qui  fe  voudront  donner  à  vous  :  car  c'eft 
honneur  à  vne  fille  d'eftre  aymee  &  recher- 
chée de  plufîeurs  ,  outre  la  commodité  qui  s'en 
peut  retirer.  le  croy,  refpondit  froidement 
Doris ,  que  cela  feroit  bon  pour  celles  qui  veu- 
lent eftre  ettimees  belles ,  &  ne  le  font  pas  5  ou 
bien  qui  préfèrent  cette  vanité ,  dont  vous  par- 
iez à  vn repos,  àc  vnfolide  contentement.  Si 
cclï  bien  d'eftre  aymee  ,  répliqua  Hylas,  plus 
vous  le  ferez 6c  plus  vous  aurez  de  bien,  &ifi 
c'eft  mal  3  adioutta  Doris,  plus  îe  feray  aymee, 
&p'us  iauray  de  mai.  Il  eft  vray,  reprit  Hylas, 
mais  qu'elle  apparence  y  a-t'il ,  que  ce  foit  mal 
d'eftre  aymee  de  pluiîeurs?  Il  nous  hayflent 
à  la  fin,  refpondit  -  elle.    Ouy  bien,  repartit-il. 


6%l  La  II.  partie  d'Astkee, 
fi  vous  ne  le  contentez.  Comment,  adioufta 
Doris,enfatisfaireplufieurs,  puis  qu'il  eft  im- 
pofïïble'd'en  contenter  vn  feul?  Et  quoy,conti- 
nuaHylas,  vousn'eftimez  point  dauoir  plu- 
sieurs feruiteursr' Ils  deuiennent  en  fin  nos  en- 
nemis,  dit  la  Bergère,  de  lors  qu'ils  nous  au 
ment,  ils  nous  importunent  plus  qu'ils  ne  nous 
profitent.  Il  faut ,  adioufta-t'il  ,  auoir  foin  de  les 
con fer ucr  :  la  peine  >  répliqua  Dons ,  furpaiïe 
le  plaifir.  Si  eft-ce,  continua  le  Berger,  que  les 
Dieux  ne  fe  fentent  point  importunez  que 
plufïeurs  chargent  leurs  autels  de  Sacrifices.  Il 
eft  vray ,  refpondit  elle  maisc'eft  auiTi  vn  par- 
ticulier priuilege  des  Dieux,  de  pouuoir  faire 
du  bien  à  plufîeurs ,  fans  fe  donner  de  la  peine. 
Il  me  femble ,  dit  Hylas ,  que  puis  que  l'amour 
dépend  de  la  volonté,  &:  que  puis  que  la  vo- 
lonté s'eftend  à  tout  ce  qu'il  luy  plaiit,  il  ny  a 
pas  grande  peine  d'aimer  diuerfes  p:rfonnes. 
Les  amants  de  ce  fiecle,  refpondit-elle-,  ne  fe 
contentent  pas  de  la  volonté ,  ils  veulent  porte  - 
der  en  cflfedL  Et  quand  cela  ne  feroit  pas ,  ie 
nelaiiTerois  de  croire  împoiTiblc,  que  la  vo- 
lonté fe  puiffe  en  mefme  temps  donner  toute 
à  des  perfonnes  fepauees.  Il  faut ,  repliqua- 
t'il,  ne  leur  en  donner  quvne  partie.  C  e.l, 
refpondit la  Bergère,  ce  que  ie  crois  encores 
plus  impoffible:  Et  quand  il  fe  pourroit  ,puis 
que  l'amour  d'vn  feul  eft  fi  pénible ,  que  feroit- 
ce  d'vne  fi  grande  multitude  ?  Vous  n'en  veu- 


Livre  nevfiesme.  685 

lez  donc  aymer  qu'vn  ?  Vn5refpondit-  elle,  efl 
encores  trop,  c'en;  pourquoy  ie  n'en  veux  point 
du  tout.  Et  vous  Bergers ,  dit  Hylas,  s'addref- 
fant  àPalemon,  &  aAdrafte,  que  dites  vous 
la  deffus  ?  nous  faifons  bien  paroiftre ,  di£t  Pa- 
lemon,  que  nous  auons  la  mefme  opinion. 
Comment,  dit  Hylas,  Ton  n'en  peut  aymer 
qu'vn?  Encores  moins,  refpondit  Palemon, 
puis  que  nous  fommes  mis  deux  pour  en  ay- 
mer vne. 

Les  difeours  d'H  ylas  euffent  bien  continué 
dauantage,fi  la  Nymphe  en  s'en  reuenant  auec 
toute  fa  troupe,  ne  leseuii  interrompus.  Elle 
fe  remit  donc  en  fa  place,  &  chacun  ayant  re- 
pris la  fîenne ,  elle  parla  de  cette  fojrte. 

IVGEMENT   DE    LA    NYMPHE 

L  E  O  N  I  D  E. 

Ncores  que  nous  remarquions  en 
ces  différents,  qui  font  entre  nos 
j^lj  fite§$  mains.,  plufieurs  accidents  qui  fem- 
^&>^i  blenc  eftre  cotraires  entr'eiiXjfi  eft- 
ce  qu'il  n'y  a  rien  qui  côtretiienne  à  l'amour5car 
il  n'eft  pas  plus  naturelalaflamedefe  mouuoir 
&  d  échauffer,  qu'a  l'amour  de  produire  ces  dif- 
fentions  encre  ceux  qui  aimét  3  &  qui  voudroit 
les  ofter  d'entre  les  amants  nentreprédroit  pas 
vne  chofe  moins  împolTible  que  s'il  vouloir 


684  La  II.  Partie  d'Astrïl 
ofterle  mouuement  &  la  chaleur  à  la  fiame. 
D'autre  cofté,  confîderantquecen'eftpas  ay- 
mer  que  de  ne  fe  donner  entièrement  à  la  per- 
fonne  aymee ,  nous  ne  pouuons  penfer  que  ce 
nefoitvneefpecede  trahifon  défaire  part  de 
fbn  affe&ion  à  quelque  autre.  Ceft  pourquoy 
toutes  chofes  longuement  débattues  &  fige- 
raient confiderces,  nous  difons  5  Que  celuy  fe- 
roitiniufte5qui  îugeroit  que  l'amour  fe  deuc 
perdre  pour vne chofe qui  luyeftfi  naturelle, 
ou  fediuiferà  pluficurs  pour  quelque  confide- 
ration  que  ce  foit:  &  nous  déclarons  que  les  dif- 
fentions  &  petites  querelles  font  des  renouuel- 
lemens  d'amour,  Et  que  de  diuifer  ou  changer 
vne  affe&ion  eft  crime  de  leze-Majefté  en 
Amour-.Etenconfequence  de  cela,  nous  or- 
donnons queDorisay m cra  Palemon,  &  que 
Palemon  toutesfois  affeuré  de  la  bonne  volon- 
té de  Doris^îuy  donnera  à  l'aduenir  de  meilleu- 
res preuues  de  fon  affe£tion3  que  celles  de  fa  ia- 
loufîe,  qui  à  la  venté  eft  bien  figne  d'amour. 
Mais  comme  la  maladie  eft  figne  de  vie  :  car 
non  plus  que  fans  la  vie  on  ne  peut  eftre  mala- 
de, fans  amour  aufllon  ne  peut  eftrc  ialoux: 
toutesfois  comme  la  maladie  eft  tefmoignage 
d'vneviemal  difpofee,  de  mefme  la  ialoufie 
rend  prcuue  d'vne  amour  malade.  Et  Doris 
pardonnante  receuant  Palemon  en  Ces  bon- 
nes grâces  en  oubliant  tout  ce  qui  luyaura  de- 
pleu,  confiderant  que  l'amour  qui  eft  vne  tres: 


Livre  nevfiesmf^  68y 
violente  pafIion3fait  commettre  plufieurs  cho- 
fcs  qui  ne  feroientpas  approuuees  de  celuy  qui 
les  fait  ,  s'il  n'efîoit  atteint  de  cette  maladie. 
Mais  pour  éuiter  les  defplaifirs  quelle  a  reffen- 
tis  par  le  paffé ,  nous  voulons  qu'ainfi  que  Do- 
ns traitera  Palemon  5  comme  la  perfonne  du 
inonde  qu'elle  aymera le  plus,  de  mcfme  Pale- 
mon  tienne  Dons  pour  celle  qui  aura  le  plus  de 
pouuoir  fur  fa  volonté,d  autant  que  lapuiflan- 
cequi  panche  tout  d'vn  cofté,  encor  qu'elle 
foitpermife  volontairement ,  tombe  en  fin  en 
Tyrannie.  Et  quant  à  l'infortuné  ,  &  patient 
Adrafte:nous  ordonnons  qu'il  eflife  d'eftre  à 
jamais  exemple  dvne  iîdelle  &  infrudtueufe  af- 
fection, en  continuant  celle  qu'il  porte  à  Do- 
ns fans  efhreaymé,  ou  rompant  fes  premiers 
liens  par  l'effort  du  defpit  ou  du  defefpoir,  il  fa- 
fatisfafle  à  l'amitié  de  celle  dont  il  eft  aymé. 

Tel  fuft  le  îugement  de  la  Nymphe  5  qui  en 
mefme  temps  fît  trois  effets  bien  differens  en 
ces  trois  perfonnes,  en  Palemon  d'extrême 
contentement  3  en Doris  d'vn  eftonnement  fi 
grand ,  qu'elle  demeura  fans  parler  :  mais  en 
Adrafted'vn  fi  prompt  faififlement  d'efprir3 
qu'il  felaiiTa  choir  en  terre  comme  mort  :  de 
forte  que  cependant  que  Palemon  auec  mille 
paroles  confufes  &mal  agencées,  effayoit  de 
remercier  fon  îuge  d'vne  fi  fauorable  ordon- 
nance. Doris  fans  dire  mot,  tenoit  les  yeux  en 
terre,  comme  ne  fçachant  fi  elle  deuoat  en  citre 


6§6      LaII.  Partie    d'  Astre  e, 
aife  ou  marrie  :  Et  Adrafte  couché  dcfon  long, 
quoy  que  fans  fentiment  ,  ne  laiiTbit  d'en  eau- 
fer  vn  fi  grand  de  fon  ennuy  en  ceux  qui  le  re- 
gardoienr,  que  Dons  mefme  en  fut  couches 
de  pitié.  Toute  cefle  trouppe  accourut  àluy, 
&  lu  y  rapporta  tout  le  fecours  qui  fut  poffi- 
b!e  3  &  le  voyant  reuenu  ,  Leonide  accompa- 
gnée d'Aftree  ?&  de fes compagnes,  les  laiiTa 
tous  trois:  mais  ils  ne  furent  pas  long  temps 
enfemble  :  car  incontinent  après ,  Palemoh 
prenant  Dons  fous  les  bras,  s'en  alla  du  cofté 
de  Mont-  verdun,  &  Adrafte  les  ayant  accom- 
pagnez quelque  temps  de  l'œil,  &  commen- 
çant à  les  perdre  entre  quelques  arbres,  Or  aU 
lez,  dit-il  3  plus  heureux  que  parfai&s  Amants, 
allez  &  iouyffez  de  voftre  bon -heur  &:  du 
mien  3  cependant  que  contraint  par  vnc  trop 
iniufte  ordonnance  firay  payant  de  mes  lar- 
mes durant  le  refle  de  ma  vie  ,  1  e  bien  que  vous 
pofTederez.    Ces  paroles  furent  les  dernières 
qu'il  dit  de  long  -  temps  d'vn  mgement  bien 
fain:  car  depuis  fon  efpnt  fetroubia,  de  forte 
qu'il  en  perdit  l'entendement  5  &  fît  des  folies 
ii  grandes 3  que  ceux  mefmc  qu'il  faifoitrire 
nepouuoients'empefcherd'en  auoir  compaf- 
fîon.  Hylasquinetrouuoit  point  de  îuftice  au 
iugement  que  la  Nymphe  en  auoit  fait,  foufte- 
noit  contre  tous  que  ce  différent  ne  pouuoit 
eftre  terminé  plus  equitablement.  Et  parce  que 
Leonide  &  Paris  nlgn  or  oient  pas  l'humeur  d» 


Livre    M-EVl-lESifl*  6$7 

ce  Berger ,  ils  furent  bien  aifes  pour  paffer  le 
temps  de  le  faire  parler,  &  Pans  à  ce  dclTein 
prenant  la  parole:  Il  me  femble,dit-  il,  ma  feeur, 
que  vous  auez  faicl  vn  grand  tort  au  pauurc 
Adraftc,  &que  vous  pouuiez  bien  ordonner 
quelque  choie  de  plus  doux  pourluy.  Neft-ii 
pasvray,Hylas?  Quanta  mov,  refpondit  le 
Berger,  iecroyqueleCiel  a  voulu  punir  par 
cette  îniufte  ordonnance,  la  fottife  d'Adrafte, 
autrement  il  n'y  auoit  apparence  qu'il  fût  con- 
damné de  cefte forte.  Maïs  l'aduoue  que  l'im- 
prudente &  fotte  pafTion  à  laquelle  il  s'eftlaiffé 
conduire  fi  longtemps,  ne  mentoit  pas  vne 
moindre  punition.  Voyez  Hylas,  refpondit  la 
Nymphe  ,  combien  nous  fommes  différents 
d'opinion  :  tant  s'en  faut  que  l'amour  qu'jl-a 
portée  auec  tant  de  confiance  à  Doris ,  &  con- 
tinuée auec  tant  d'opinialtreté,  me  femblepu- 
nilTable.qu'iln'ya  rkn  que  ie  loue  dauantage 
enluy,  &celaacftécaufequeieluy  ay  permis 
delà  pouuoir  continuer  s'il  îuyplaift.  Voila,dit 
Hylas^vnepermiiTionbienfauorable&aduan- 
tageulV.il  vaudroit  autant  que  vousluy  euffiez 
permis  de  prendre  toute  fa  vie  vne  peine  tres- 
inutile.  le  tiens,  quant à  m oy,  quec'eften  cela 
que  vous  luy  auez  efté  trop  rigoureufe,&  s'il  en 
euft  appelle  à  moy,  &  que  i'en  cuife  eu  la 
puiffance ,  ie  fçay  bien  que  l'euife  reuoqué  vo- 
ftre  iugement.  Et  quel  euft  efté  le  voftre  ,  dit  la 
Nymphe  en  foufriant ,  le  les  eufle ,  dit  Hylas3 


688  La  II.  partie  d'Astree." 
rendu  tous  trois  contens.  le  m  affaire ",  inter- 
rompit Syluandre,  que  cette  ordonnance  fera 
bien  digérée,  6z  qu'elle  rendra  preuue  d'vn  bon 
iugement.  Il  n'y  a  point  de  doute,  dit  Hylas, 
auec  vn  hauffement  de  telle,  que  qui  voudra 
s'amufer  aux  mélancoliques  humeurs  de  Syl- 
uandre, ne  mgera  iamais  biendel'amoutfmais 
fi  on  veut  regarder  iainement  pourquoy  c'eft 
que  l'on  ayme,  on  dira  que  Tay  raifon ,  &:  que 
DorL  5  Adrafte  &  Palemon  pouuoient  eïtre 
tous  trois  contentez.  Et  comment  fe  pouuoit 
faire  cela  ?  refpondit  la  Nymphe:  En  ordon- 
nant ,  répliqua  Hylas  ,  que  Doris  les  aymaii 
tous  deux  3  &  que  tous  deux  la  feraiflent:  car 
parce  moyen  ils  euffent  eu  ce  qu'ils  deiîroienr, 
qui  eftoit  d'eftre  aymez  d'elle  ,  &  elle  eneufl: 
efté  mieux  feruie.  Il  ny  euft  celuy  qui  pûft 
s'empefeher  de  rire ,  oyant  vn  tel  iugement,  & 
Leonide  plus  que  les  autres ,  de  forte  que  s'ad- 
dreffantaelle  ,11  femble,  dit-il,  grande  Nym- 
phe J  que  vous  vous  mocquiez  de  moy.  Tant 
s'en  faut,  dit-elle ,  il  femble  bien  mieux  Hylas 
que  vous  vous  mocquiez  de  nous.  Excufez-le, 
Madame,  interrompit  Syluandre,  il  en  parle 
félon  fa  penfee.  Si  la  voftre ,  dit-il ,  s'addrefTant 
à  Syluandre  prefque  en  choiere  eft  différentes 
la  mienne ,  vous  penfez  tres-mal ,  &  voudrois 
bien  fçauoir  fur  qu'elle  raifon  vous  pouuez 
vous  appuyer  pour  blafmer  cette  ordonnance. 
Syluandre luy  refpondit  froidement:  Lefens 

commun 


Livre  nevfiesme.1  £89 
commun  nous  apprend  que  ce  que  plufieurs 
poffedent  n'eft  à  perfonne  entieremenr.Si  plu- 
sieurs poffedent  la  bonne  volonté  de  Doris,  ny 
Adrafte,  ny  Palemon  n'en  auront  que  leur 
portion  :  mais  en  Amour  n'en  auo*r  qu'vne 
partie,  c'-eft  n'en  auoir  rien  du  tout,  Diane  pre- 
nant la  parole  3ÔC  s'addrefTant  à  Syluandre. 
Pourquoy  ,  dit  -  elle ,  parlez- vous  de  celte  for- 
te à  Hylas,  ?  ne  fçauefc-vous  B erger, qu'il  n'en^ 
tend  pas  ce  langage  ?  A  la  vérité,  reprit  Hy  las, 
vousauezraifonde  vous  en  meiler  aufTi:  car 
peu  t  eftre  Syluandre  n'a  pas  affez  de  babil  pour 
confondre  luy  feul  tout  le  refte  du  monde  :  & 
puis  fe  tournant  vers  Leonide.  Ouyftes-vous 
iamaK3dit-il5  grande  Nymphe,  vne  plus  fauiTe 
opinion  que  celle  de  Syluandre?  N'auoir  qu'v- 
ne  partie  d' vne  chofe  c'eft  n'en  auoir  rien  du 
tout,  &-quiiugeraque  dans  vne  tafTeilnyayt 
point  d'eau 3  parce  que  toute  lamef  n'y  eft  pas? 
Ievoudrois  bienfçauoir  quel  eft  le  fens  com* 
mun  qui  luy  apprend  vne  chore  fi  faufle,  Syl- 
uandre luy  refpondit ,  fi  l'amour  comme  Feau 
pouuoit  eftre  diuifee,  &  demeurer  toufiours 
amour,  vous  auriez  quelque  raifon:  car  l'eau 
eft  de  telle  nature  qu'vne  feule  goutte  eft  aufli 
bien  eau  que  toute  la  mer ,  &  toutes  les  iburces 
cnfemble:  mais  l'amour  au  contraire n'eft  plus 
Amour,  aufTi  toft  que  la  moindre  partie  luy 
defFaut  :  &  pour  faire  voir  que  ie  dis  vray* 
l'amour  confifte  principalement  en  l'affe&ion, 
2.  Part.  Xx 


6$o  La  II.  partie  d'Astreî, 
extrême  ,  &:  en  la  perpétuelle  fidélité,  fi  nous4 
oftons  quelqu'vnedeces  parties  ,  ce  n'eft  plus 
Amour,  &:  îecroy  qu'il  n'y  a  perfonne  en  la 
compagnie,  fi  ce n'eft  Hylas  qui  nel'aduoùe. 
Et  que  fera-cc  donc?  dit  Hylas.  Ce  ne  fera, 
refponditSiluandre  ,1e  contraire  d'amour:  car 
fi  l'extrémité  deffaut  à  l'affection,  telle  affe- 
étion  n'appartient  non  plus  à  l'amour  que  le 
froid  au  chaud,  &fi  la  fidélité  manque  a  l'ex- 
trême affecl  on,  c'eftvnetrahifon,  &:  non  pas 
vne  Amour.  Que  fi  la  fidélité  y  eft,  mais  non 
pas  continuée,  ou  pour  mieux  dire ,  perpétuel- 
le jcen'eft  pas  fidélité,  mais  perfidie.  Voyez 
donc,  Hylas j  &  confeiTez  que  l'ay  eu  raifon  de 
dire,  que  qui  n'auoit  qu'vne  partie  d'Amour 
n'en  auoit  nen  du  tout.  Que  s'il  eft  vray  que 
l'amour foit quelque  chofe  d'indiuifible,  com- 
ment euft-il  efté  raifonnable  d'ordonner  a  Do- 
ris  qu'elle  la  diuifaft  pour  Palemon,  &  pour 
Adrafle  ?  A  la  fin  de  fes  paroles,  Paris  reprit 
ainfi  froidement.  Il  me  femble,  Hylas,  que 
nous  auons  la  raifon  de  noftre  collé ,  mais  que 
Syluandreparfesdifcours  s'acquiert  l'opinion 
de  toute  la  troup  e  qui  le  fauonfe  :  &  faut  que  îe 
confefie,quefivous  ne  luy  refpondez,  îeme 
fens  prefque  contraint  d'auoiier  ce  qu'il  dit. 
Gentil  Pans,  dit  Hylas,  quoy  que  Syluandre 
en  die,  &  quoy  que  vous  en  croyez,  la  ve- 
nté ne  fe  changera  pas  :  &  quant  à  moy  ic 
fçay  bien  que  l'expérience  eft  plus  certains 


Livre  Uzvvizsuz:  è$i 
Êjue  les  paroles.  Or  Sylnandre  n'a  que  des 
paroles  pour  preuuerce  qu'il  dit:  &  moy  i'ay 
les  effedts  ôc  l'expérience  fi  familière ,  que  îe 
n'en  veux  point  chercher  de  plus  efloignee 
qu'en  moy-mefme .  Car  i'eh  ay  aymé  plu- 
fieurs  tout  à  la  fois3  &  fcay  fort  bien,  quoy  qu'il 
vueille  dire  •  que  véritablement  ie  les  aymois, 
&pourquoy  Doris  n'en  pourroit  -  elle  faire  de 
mefme  ?  Il  y  a  plufieurs  pérfonnes  ,  répliqua 
Syluandre ,  qui  penfent  faire  des  chofes  qu'ils 
ne  font  pas:  touslesartifans3  mais  plus  encor 
tous  ceux  qui  s'addonnent  aux  fciehces  5  &  aux 
arts  qui  ne  font  point  mécaniques  5  ont  opi- 
nion de  faire  très-bien  ce  qu'ils  font ,  &  y  en  a 
fort  peu  qui  ne  iugent  leur  ouurage  plus  beau 
&  plus  parfait  que  celuy  de  tout  autre,  &:  tou- 
tefois on  voit  bien ,  &:  qu'ils  fe  trompent^  & 
qu'il  y  a  bien  fouuent  de  très-grandes  imper- 
fections: mais  l'amour  de  foy-mefmequi  cil 
prefqueinfeparabledu  jugement  j  ouùre  ordi- 
nairement les  yeux  à  chacun  en  ce  qui  le  tou- 
che. Il  en  faut  autant  dire  de  Hylas,  qui  penfc 
de  bien  aymer  :  &  toutefois  en  efl  vn  fort  mau- 
ùais  ôuurier,&  par  ainfî  qui  voudra  bien  aimer, 
s'il  ne  veut  errer,  ne  prendra  iamâis  fon  pa- 
tron fur  luy.  Et  fur  qui  donc  ?  interrompit  Hy- 
las,fera-ce  point  fur  vous?  Si  quelqu'vn3  réf. 
pondit  Syluandre,  le  vouloit  bien  reprefen- 
ter ,  le  Patron  que  vousdittes,  feroit  trop  dif- 
§cilc  >  &  ne  crois  pas  que  perfonnclepuiffe 

Xx  i) 


66i      La  IL  partie   d'Astreè.' 

que  Siluandre  fcul.  Voila  >  luy  refpondit  Hy- 
las,  vne  des  plus  grandes  outrecuidances  que 
l'amour  de  ioy-mefme  puifle  produire.  Que 
vousfeulpuifïïezbienaymer?  le  dis,  répliqua 
Syluandre ,  que  mon  amitié  cil  parfaite,  &  que 
vousnefçauriez  y  trouuer  rien  à  reprendre, 
&  de  plus  que  vous  ne  fçauriez  m'en  propo* 
fer  vn  autre  qui  le  (bit  dauantage.  Voyez,  s'ef- 
criaHylas,  quelle  outrecuidance  eft  celle  de 
ce  Berger ,  luy  feul  fçait  aymer ,  c'eft  luy  qui 
donne  les  loix  à  l'amour,  qui  l'a  faiâ  venir  du 
Ciel  parmy  les  hommes ,  &  qui  mefure  la 
grandeur  &  perfection  de  nos  volontez.  Belle 
Nymphe  j  fi  ce  ne  vous  eft  chofe  ennuyeufe, 
permettez -moy  que  ie  luy  monftre  fon  er- 
reur, &  lors  enfonçant  fon  chapeau,&  releoant 
vnpeulaiflequi  luy  couuroit  le  front,  met- 
tant vne  main  fur  les  coftezj  &  de  l'autre  ac- 
compagnant par  des  geftes  la  violence  de  fi 
parole ,  il  luy  parla  de  cette  forte.  Tu  dis  deux 
chofes  Syluandre ,  IVne  que  ton  affection  eft 
parfai£te3&nepeuteftreprife,  &  l'autre  que 
ie  ne  t'en  fçaurois  propofer  vne  plus  accom- 
plie. Refponsmoy  pour  la  première.  A  ce  qui 
eftparfai£tpeut-on  adioufter  quelque  chofe? 
le  m'afleure  que  tu  diras  que  non ,  car  s'il  fc 
pouuoit,  la  chofe  auroitmâqué  auparauant  de 
ce  qu'on  yauroit  rapporté.  La  chofe  à  laquel- 
le on  ne  peut  rien  adiouftef,  doit  eiire  venue  à 
fon  extrémité;  Et  par  ainii  A  feue  aduoiier  que 


Livre   xtvïitsui.  6$\ 

tout  ce  qui  cil  parfaitt  eft  extrême.  Or  fi  ton 
affe&ion  eft  parfaite 3  on  n'y  peut  donc  rien 
adioufter  3  &  ne  fçauroit  fe  rendre  plus  grande 
quelle eft , ny  plus  accomplie.  Dy  moy  donc 
maintenant  3  Qu^eft  -  ce  qu'Amour  ?  n'eft-ce 
pas  vn  defir  de  beauté  ,&  du  bien  qui  deffaut? 
mais  fi  ton  amour  eft  defir  du  bien  qui  défaut, 
aduoiie  par  force  qu'on  peut  adioufter  à  ton 
amour  quelque  chofe  quelle  n'a  pas:  de  plus 
tu  dis  quelle  ne  peut  eftre  repnfe.  Si  ie  te  de- 
mande que  c'eft  que  tu  aymes  3  tu  refpondras 
que c'eft  Diane: &  fipaflant plus  outre ie m'en- 
quiers  qui  eft  cette  Diane  3  tu  diras  que  c'eft  la 
plus  parfaite  Bergère  du  monde.  Or  refponds 
moy;  Si  cefte  Bergère  eft  auffi  parfaite  que 
tu l'eftimes 3 n es  tu  pas  bien  outrecuidé,  do- 
fer  aymervne  telle  perfë&'on,  puis  qu'il  faut 
qu'il  y  ait  de  la  proportion  entre  l'Amant  & 
l'aimé?  carie  ne  croy  pas  que  ta  prefomption 
foit  telle  qu'elle  te  perfuade  que  tu  fois  auflï 
parfait  comme  tu  Teftimes.  le  m'affaire  que 
tu  me  voudras  reprédre  de  mefme  faute,  pour- 
ce  que  i'aime  Philis  3  que  tu  diras  auoir  beau- 
coup plus  de  perfection  que  moy  :  mais  ie  fuis 
de  contraire  créance  à  la  tienne,  première- 
ment parce  queie  ne  tiens  pas  telle  que  tu  dis 
ta  Diane:  Faduoue  bien  qu'elle  a  de  la  beauté  &: 
du  mérite,  mais  auffi  ne  fuis  ie  pas  fansl'vn 
ny  fans  l'autre.  Elle  a  de  l'efprit  5  l'en  ay  auffi. 
Elle  eft  fage3  ie  ne  fuis  pas  fol.  Bref  elle  eft 

Xx  îij 


694      La  II.  partie  d'Ast^eeJ 
Bergère,  ie  fuis  Berger,  &  fi  elle  eft  Philis, 
ie  fuis  Hylas  ,n'yat'il  pas  quelque  conformité 
entre  nous  ?   car  tout  ainfî  que  ie  ne  vaux 
pas  qu'vn  autre  ne  puiffe  valoir  dauantage  : 
auflî  n'eft-elle  pas  fi  belle  quvne  autre  ne 
la  puiffe  eftre  plus:  de  forte  que  ie  puis  dire 
pour  refpondre  mefme   à   ce  que  tu  m'as 
demandé ,  que  ie  te  propofaffe  vne  plus  par- 
faite  amour  que  la  tienne.  Que  fi  quelquvn 
veut  bien  aymer  3  il  faut  que  ce  foit  comme 
Hylas,  &:  non  pas  comme  Syluandre.    Car  à 
quelle  occafion  ayme  t'on,finon  pour  auoir  du 
contentement?  Mais  quel plaifirpeuuent  auoir 
ces  mornes  &  penfifs  Amants  qui  vont  con- 
tinuellement ferrez  en  eux  mefmes,  fe  ron- 
geant l'efprit&  le  cœur,  auec  cette  chimère 
de  confiance  ?  Diane,  nous  dira  Syluandre,  ne 
m  aime  point  :  elle  en  ayme  vn  autre,  &  me 
mefprife:  maisienelaifferay  de  l'aimer  &:  de 
la  feruir  ,de  peur  d'eftre  dit  inconftant.  Philis, 
nous  dira  Hylas,ne  m'aime  point  :  elle  en  aime 
vn  autre,  &  me  mefprife ,  pourquoy  nexhan- 
geray  -  ie  pas  cette  ingratte  &  mefeognoiffante, 
pour  vn  autre  qui  m'aimera  &  mefprifera  quel- 
que autre  pour  moy  ?   Sera-ce  de  peur  d'eftre 
taxé  d'inconftance  ?  khi  mes  amis ,  dites  moy 
quelle  befteeft- ce  que  cette  inconf  tan  ce  ?  qui 
a  t'elle  deuoré?  pubien  quelle  maladie  caufê- 
t'elle,  &  qui  eft-ce  qui  en  eft:  mort,  ou  quel 
frère  ou  père  a  iamais  eu  pecafion  d'en  porter  le 


Livre    Nevfiesme.  £95- 

dueil  ?Ceft  vne  imagination,  ou  pluftoftvne 
inuention  de   quelque  fine  Amante,  qui  fe 
voyant  deuenuë  laide ,  ou  prefte  à  eftre  chan- 
gée pour  vne  plus  belle  quelle  n'eitoit  pas, 
mift  en  auant  cette  opinion  &  la  fifl  croire  pour 
quelque  chofe  de  tres-mauuais.  Et  faut  il  qu'va 
homme  d'efprit  s'yabufe,  &  qu'il  paffe  fans 
fubiecl:  tout  fon  aage  en  trauaillant  fans  élire 
foulage  :  Appellera -ton  cela  Amour  &  con- 
fiance, oufiauecplus  deraifononneluydoit 
point  pluftoll  donner  le  nom  de  folie  ?  Quoy, 
îanguir  dedans  le  fein  dvne  vieille  &  ingratte 
mailtrefle:  ô  1  erreur  indigne  d'vn  homme 
d'efprit  &  de  courage .'  Quand  on  dit  vieille,ne 
s'enfuit-il  pas  deneceiïité,  aide  :  que  lî  elle  efl 
vieille  &  laide,  où  eft  leiugement  qui  la  tien- 
dra pour  élire  aimable?  Et  quand  on  dit  ingrat- 
r^n'eft  ce  pas  autant  que  trompeufe,  perfide3&: 
defdaigneufe?  Mais  fi  elle  eft  telle,   où  eft  le 
courage ,  qui  pourra  fouffrir  de  fe  foufmettre  à 
vne  fioutrageufe  &  indigne  perfonne.'  Que 
Siluandre  ne  me  demande  donc  plus  en  quoy 
l'on  peut  reprendre  fon  amour  3  &  où  l'on  en 
peut^trouuer  vne  plus  parfaite,puis  que  ie  m'af- 
feurc  qu'il  n'yaperfonne  en  cette  trouppe  qui 
ne  luy  die ,  Hylas  ay me  ,  àc  Hylas  feul  fçait  ai- 
mer en  homme  d'efprit  &:  de  courage. 

Le  Berger  inconftant  finit  de  cette  forte , 
s'eftant  tellement  efmeu  par  fes  propres  rai- 
fons3  qu'il  eneftoittouten  feu:  chacun  foufrit-, 

Xx  iijj 


696      La  IL  partie  d'Astree; 
ôl  tourna  les  yeux  fur  Siluandre  pour  ouyr  ce 
qu'il  diroit,&luy  pour  leur  fatisfaire  refponeic 
froidement  de  cette  forte. 

le  penfois,  Madame,  deuoir  parler  à  vn  Ber- 
ge^ &  en  prefence  des  Dames  &  des  Bergères, 
mais  à  ce  que  ie  vois,  ceit  à  vn  de  ces  Ora- 
teurs, qui  haranguent  deuant  les  auteL  de 
l'Athenee  de  Lyon,tant  Hylas  s'en:  laifle  tranf- 
porter  à  fon  bien  dire.    Si  voudrois  -ic  bien 
toutesfois  (voyez  combien  ie  fuis  affairée  de 
labontédemacaufe)que  celuy  de  nous  deux 
qui  fera  condamné  fuit  aufll  rudement  chaihé, 
queceuxquiontlahardiefle  de  parler  deuant 
ces  autels  facrez, que  Ton  contraint  ayant  efié 
vaincu,  d'effacer  leur  harangue  auecla  langue, 
ou  d'eftre  plongez  dans  le  Rofne.  Cela  neft 
pas raifonnable, interrompit  Hylas,  &  fi  l'en 
eufle  efté  aduerty  des  le  commencement  Teuf- 
fc  pris  des  luges  qui  ne  m'euflen  t  point  efté  fuf- 
pe£h,  &  à  tout  hazard  l'eufle  fait  mon  difeours 
de  moins  de  paroles,  afin  pour  le  moins  den'a- 
uoir  pas  tant  de  peine  s'il  le  falloir  effacer.   Et 
comment,  dit  la  Nymphe,vous  nous  iugez  fuf- 
peftes  &  pourquoy  auez  vous  cette  opinion  de 
nous  :Parce,dit  Hylas ,  que  vouscroyez  toutes 
Siluandre  comme  vn  oracle,  &  fous  prétexte 
qu'il  a  efié  quelque  temps  aux  efcoles  desMafTi- 
Jiens.vous  admirez  tout  ce  qu'il  dit,&  vous  fem- 
ble  qu'il  a  toufiours  raifon.  Non,  non,  Hylas, 
repnt  incontinent  Siluandre,  ne  refufe  pointée 


Livre  nevft  îsmî!  697 

iugemènt  de  cefte  grande  Nymphe,  nydela 
vénérable Chryfante  ,  &  te  reflbuuiens  queles 
Dieux  auiïi  ont  ordinairement  les  pardons ,  de 
lesbien-fai&senla  main,  que  la  luftice ,  &  les 
chaftimens.  Mais ,  diSt  Hylas ,  ces  Bergères  de 
qui  la  conditionne  les  appr  jche  point  dauanta- 
ge  des  Dieux  que  nous,y  ont  leurs  voix  ,  enco- 
res  qu  elles  ne  îugent  pas  feules.  Ha  ,  Hylas,  ad- 
ioufta  Siluandre  ,  tu  offences  leurs  mérites  & 
leurs  beautez,  qui  peuuent  bien  les  efleuer  en- 
core plus  haut  que  la  condition  la  plus  releuéc 
qui  foit  en  terre.  Mais  ne  crain  rien ,  Berger,  car 
ie  voy  bien  qu  il  n'y  a  perfonne  icy  qui  fe  dit 
pofe  a  la  rigueur,  &  tout  le  chaftiment  que  tu 
en  dois  attendre,  c'eft  feulement  lacognoif- 
fance  de  ton  erreur. 

Tu  dis  donc,  Hy'as,  qu'il  n'y  a  point  d'a- 
mour parfaire,  fansl'acquifition  du  bien  déli- 
ré, parce  qu  Amour  n'eft  quvn  defir  du  bien 
qui deffaut.  Mais,  Madame ,  auant que  deref- 
pondreà  ce  Berger,  il  faut  que  ie  vous  fupplic 
tres-humblement  dem'exeufer  fi  pour  defeou- 
urir  les  fubtilitez ,  ie  fuis  contraint  dVfer  de 
quelques  termes  qui  ne  font  gueres  accouftu- 
mez  parmy  nos  champs!  1  m'y  contrainft  com- 
me vous  voyez,  &  me  force  pour  fouftenir  la 
vérité  de  parler  de  cefte  forte.  Or  refpond-moy 
donc  Berger,  Defîre-t  on  ce  que  Ton  poffede? 
tu  diras  que  non,  puisque  le  defir  n'eft  que  de 
ce  qqi  défaut  :  mais  fi  l'Amour  a  comme  tu  dis, 


6yZ  La  IL  partie  d'Astrie! 
n'eft  quvn  defir ,  ne  vois-tu  pas  que  poffeder  ce 
que  i  on  defire ,  c'eft  faire  mourir  l'Amour^puis 
que  perfonne  ne  defire  ce  quelle  poftede?Et 
comment3adiouftaHylas,on  nayme  point  ce 
queTonpoiTedePiî  cela  eft  l'ay  me  mieux  que 
tu  aymes  3  &  que  ie  nayme  point,  afin  que  tu 
délires ,  &  que  i  e  poiTede.  Ce  nefî  pas  3  refpon- 
ditSiluandre3ce  que  ie  dis  ,mais  c'eft  pourre 
monftrer  que  l'amour  n'eft  pas  feulement  le 
defirdelaporîeflîon,  comme  tu  nous  voulois 
perfuader  3  &  qu'au  contraire  celte  pofTeflion  la 
fai£t  pluftoft  mourir  que  viure.  Si  ce  n'eft,  re- 
pliquaHylas  j  ce  qui  l'afaict  viure  3  c'eft  pour  le 
moins  ce  qui luy  donne  fa  perfechon.Ce  n'eft 
pointeela çncores ,  dit  Siluandre  5  car  elle  n'eft 
nullement  neceffaire  pour  parfaire  l'amour, 
tout  ainfiquvn  Diamant,  eftaufli  parfait  Dia- 
mant auant  qu'eftre  mis  en  œuure  3  qu'après 
que  l'artifan  l'a  poly ,  parce  que  fi  la  perfection, 
de  l'Amour  defpendoit  de  cette  ioiïyflance3il  ne 
feroit  au  pouuoir  de  celuy  qui  ayme  d'aymer 
parfaitement ,  puis  que  cette  poflTefiion  ne 
defpend  de  luy3mais  du confentement  d'vn au- 
tre ,  &:  toutesfois  l'Amour  eftant  vn  acte  de  vo- 
lonté qui fe  porte  à  ce  que  l'entendement  iuge 
bon ,  &  la  volonté  eftant  libre  en  tout  ce  qu'el- 
le fait  3  il  n'y  a  pas  apparence  quecefteadtion 
qui  eft  la  principale  des  fiennes  defpende  d'au- 
tre que  d'elle-mefme. 

Maisfoitainfi  qu'Amour  ne  foit  qu'vn  de- 


Livre   nevïiesmi!  699 

/îr,  pour  cela  faut-il  conclure  comme  tu  fais, 
àfçauoir,  quelle fe peut  augmenter  en  iouyf- 
fant  de  ce  que  l'on  defire  ?  au  contraire  fi  tu  le 
çonfiderc ,  tu  diras  que  l'amour  en  eft  moindre, 
par  ce-que  tu  fçais  bien  que  noflre  ame  reffem- 
ble  en  cecy  à  l'arc ,  &:  tout  ainfi  que  plus  la  cor- 
de efl:  tendue ,  &  plus  il  îette  la  flefche  auec  vio- 
lence 3  de  mefme  noftre  ame  pouffe  bien  auec 
plus  de  violence  les  defirs  dont  les  effefts  luy 
font  mal-ayfez  &  deffendus ,  que  ceux  dont 
l'accompliffement  efl:  en  fa  puiffance.  Que  iî 
les  defirs  s'amoindriffent  quand  ils  font  faciles, 
à  plus  forte  raifon  quand  ils  ferprît  affouuis* 
maïs  fi  l'Amour  n  efl:  qu'vn  defir,  comment 
peux-tu  penfer  qu'il  augmente  par  la  poflef- 
fîon  qui  diminue  le  defir  ? 

Ne  dis  donc  plus ,  Hylas,  que  mon  amour 
eftant  vn  defir  ne  peut  eftre  parfaifl:  fans  la  pof- 
feffion,  &  ne  m'oppofe  plus  pour  m'aceufer 
d'arrogance  qu'il  faut  qu'il  y  ait  de  la  propor- 
tion entre  Diane  &moy,  car  fi  tu  nies  quel' ho- 
me doiueaymerDieu,  îe  t'accorderay  ce  que 
tu  dis:maisiîtuaduoiiesquec'eft  yn  des  pre- 
miers commandemens  qui  nous  fait ,  ie  te  de- 
manderay, Berger  ,quelle  plus  grande difpra- 
portion  y  a-t'il  entre  Diane  &  moy  5  que  celle 
qui  efl:  entre  le  grand  Thautates,  &  Hylas  :&: 
pour  te  fortir  d'erreur  3  il  faut  que  ie  t'explique 
encoresce  fecret  myftere  d'Amour.  Nous  ne 
pouuons  aymer  que  nous  ne  cognoiflions  la 


yoô  La  II.  partie  T>yAsr%iil 
chofe  que  nousaymons.  O.»  s'efcriaHylas,com- 
bien  eft  faufîe  ceftepropofition  /  Fay  aymé  plus 
décent  Dames ,  ouBergeres,  &  ie  n'en  cognus 
iamaisbien  vne,  &  pour  preuue  de  ce  que  ic 
dis,auffi-toft  que  ie  les  trouuois  ingrates  ou  def- 
daigneufes >  ie  les  laiflbis ,  &  me  retirois  tout  en 
colère  de  ce  que  ie  les  auois  eftimées  autres  que 
iene  les  trouuois  pas.  Ceftc  preuue  que  tu  as 
faite  ,re(ponditSiluandre3  eft  celle  qui  te  doit 
faire  auoiier  ce  queie  viens  de  dire.  Car  tu  ay- 
mois  ce  que  tu  ne  cognoiflbis ,  c'eft  à  dire, 
qu'ayant  opinion  qu'elles  euflent  les  perfe&iôs 
que  tu  ïugeois  aymables ,  tu  les  aymois3  mais 
ayant  recognu  la  ver ité,tu  as  laifle  de  les  aym  er, 
&  par  la  tu  vois  que  la  cognoiflance  de  la  per- 
fection que  tu  t'eftois  imaginée ,  eftoit  la  fource 
de  ton  Amour,  &  à  la  vérité  3  fi  la  volonté  dont 
n'aift  l'Amour  ne  fe  meut  iamais  quace  que 
l'entendement  iugebon,  n'y  ayant  pas  appa- 
rence que  l'entendement  puifle  iuger  d'vne 
chofe  dont  il  n'a  point  de  cognoiflance  ;  ie  ne 
fçay  comment  tu  te  peux  imaginer  quon  puif- 
fe aymer  ce  qu'on  ne  cognoift  point.  le  t'auoiic- 
ray  bien  tout  esfois  que  tout  ainfi  que  la  veuèfc 
trompe  quelque  fois,  de mefme l'entendement 
fe  peut  deceuoir ,  &  iuger  aimable  ce  qui  ne  l'eft 
pas:  mais  tant  y'a  que  1* Amour  vient  de  la  co- 
gnoiflance, foi  t- elle  faufle  ou  vraye.  Or  cela 
cftant ainfi,  n'as-tu  pas  appris  dans  les  efcoles 
desMafliliens,que  l'entendement  qui  entend 


Livre   nevfïI'sme!         761 

&  ce  qui  eft  entendu  ,  ne  font  qu vne  mefmc 
chofe.?Et  me  dis  ,  Berger,  puis  que  i'ayme 
Diane,  &  que  ie  ne  la  puis  aimer  fans  la  cognoi- 
ftre,quelle  plus  grande  proportion  peux-tu  de- 
fîrer,que  celle  qui  eft  entre  deux  chofes  qui  n'en 
font  qu  vne  ?  Te  voicy  reuenu,  dit  Hylas ,  d  ou 
tu  partis  hier  au  foir  :  Et  quoy  ,  Siluandre ,  tu  es 
encores  Dianecomme  tu eftois hier  ?  vrayemét 
Diane ,  dit-il ,  fe  tournant  vers  elle  ,  vous  eftes 
vn  beau  garçon,  &  vous  Siluandre ,  continua- 
t'il ,  s'addreffant  au  B  ergér ,  vous  elles  vne  belle 
pucelle.  Croy-moy  ,  Berger,  que  pour  peu 
que  tu  continues,  ta  compagnie  ne  fera  point 
defagreable ,  &  que  tu  rendras  vn  fol  aufli  plai- 
fant  que  iamaislaFôtfort  en  ait  produit  en  Fo- 
refis.  Chacun  fe  mit  à  rire  ,&5iluandre  mefmc 
ne  s'en  peut  empefeher ,  oyant  la  façon  dont  il 
parloir  5  &  comment  il  expliquoit  ce  qu'il  auoic 
diâ.  Cela  fatcaufe  que  reprenant  la  parole  il 
continua  ainfi. 

Tu  as  raifon,Berger ,  de  te  mocquer  de  moy,1 
puisqueienedeuroisprophaner  ces  myfteres 
en  te  les  communiquant:  aufïï  ne  le  ferois-iefî 
tu  eftois  feul,  mais  i  y  fuis  contraint  pour  ne 
iaiflèr  en  erreur  ceux  qui  nous  efcoutcnt.Etpuis 
que  tu  ne  veux  receuoir  ce  que  ie  t'ay  didt,  tu  ne 
refuferas  ,peut-eftre ,  ce  que  tu  viens  de  rnbp- 
pofer  en  parlant  de  Philis ,  ie  veux  dire,  que  tu 
allègues  pour  vne  bonne  raifon,  l'opinion  que 
tu  as  de  ton  mente,  Se  de  celuy  dePhylis,  que 


JOi        LA  II.  PARTIE    D'A  S  t  R 1  E  , 

tu  n'eftimes  point  tant  que  le  tien  ne  le  puiiïë 
efgaller,  car  fi  ta  créance  peut  cela  en  toy  .pour- 
quoy  ne  veux-tu  que  celle  que  l'ay  de  moy  en 
puiiîe  autant  en  mon  aduantage?  Or  ic  croy 
que  la  mefme  proportion  qui  eft  entre  le  feu  & 
le  bois  qu'il  brufle,  eft  entre  Diane  &  moy^ 
que  fi  tu  me  nies  ce  que  fert  dis,  hé  monamy 
pourquoy  veux-tu  auoir  plus  de  priiulege  f 

Maisie  diray  bien  auec  afTeurance  que  Hy- 
las  n'ayme  point  Phylis.  Car  qu'il  y  ait  quel- 
que chofe  plus  parfaicle  qu'elle  3  le  m  en  remets 
à  la  venté  3  &  n'en  veux  pas  eftre  le  iuge:  mais 
que  tu  ayes  cefte  mauuaife  opinion  d'elle,  &  que 
tu  l'aymes 3  ie  diray  &  fouftiendray  bien  qu'il 
eft  entièrement  impofïîble;  puis  que  les  pre- 
mières Ordonnances  d'Amour,  c'eft,  QVE 
L'AMANT  CROYE  TOVTES  CHO- 
SES TRES-PARFAITES  EN  LA 
PERSONNE  AYMEE.  Et  à  la  venté  ceftt 
loy  eft  tres-iuf  le,&  fondée  fur  toute  forte  de  rai- 
fon ,  car  fî  l'amant  doit  plus  aimetfamaiftrefTe 
que  toutes  les  chofes  de  rVniuers,ne  faut-il  pas, 
puis  que  la  volonté  leportetoufîoufsàceque 
l'entendement  luy  dit  eftre  le  meilleur 3  qu'il 
l'eftimeplus  que  tout  autre  chofe  ?  Mais  cen'efl 
pas  en  cela  feul  que  tu  fais  paroiftre  que  cefl 
Hylas  que  tu  aimes  &  non  pas  Phylis,  comme 
on  voit  en  ce  que  tu  dis  que  l'on  n'aime  que 
pour  auoir  fon  propre  contentement:  les  tra- 
uâux  que  les  amans  reçoiuent  volontiers  feule- 


Livre    nevfiesme^  y6\ 

ment  pour  faire  feruice  à  celles  qu'ils  ai- 
ment, font  bien  paroiftre  le  contraire  :  &  n'as- 
tu  iamais  oùy  dire  que  nous  viuons  plus  où 
nous  aimons  qu'où  nous  refpironsrCe  que  ic 
ne  croiray  iamais  3  refpcndit  Hylas ,  tournant 
defdaigneufement  latefte  de  l'autre  cofté,  tous 
ces  difcours  ne  procèdent  que  de  quelques  ima- 
ginations bleffées  comme  la  tienne  :  I'aduoiië, 
dit  Siluandre,  que  ces  difcours  viennent  de 
quelques  imaginations  bleflees3  mais  celle  d'vn 
amant  ne  l'eu1 -elle  pas  ?  Malaifément  fi  cela 
neitoit3nous  verroit-on  mourir  de  defplaifir 
pour  la  moindre  parole  que  l'on  nous  dit,  pour 
vncleind'ceil,  voire  pour  vn  foupçon?  Mal- 
aifément nous  verroit-on  défdaigner  tout  re- 
pos^ tout  autre  contentement^  pouricùyr 
vn  moment  delà  veuë  de  la  perfonne  aimée. 
Mais  fî  tu  fçauois,  Hylas 3  quelle  félicitée  e£t 
d'affoller  pour  ce  fubiec~t,  tu  dirois  que  toute  la 
fageffedu  monde  n'eft  point  eftimablc  au  prix 
de  celle  heureufe  folie.  Que  fi  tu  eitois  capa- 
ble de  la  comprendre,  tu  ne  me  demanderois 
pas  comme  tu  fais  5  quels  plaifirs  reçoiuent  ces 
ridelles  amants  que  tu  nommes  in  ornes  &  pen- 
fifs ,  car  tu  cognoiftrois  qu'ils  demeurent  de 
forterauisenla  contemplation  du  bien  qu'ils 
adorent,  que  mefprifans  tout  ce  qui  eften  l'V- 
niuers ,  il  n'y  a  rien  qu'ils  plaignent  plus  que  la 
perte  dutemps  qu'ils  emploient  ailleurs ,6c que 
leur  ame  n'ayant  aflèz  de  force  poux  bien  com- 


704  La  II.  partie  d'Astre  e,~ 
prendre  la  grandeur  de  leur  contentement ,  de- 
meure eftonnée ,  de  tant  de  threfors ,  &  de  tant 
de  félicitez  qui  furpaflent  la  cognoiflance  qu'el- 
le en  peut  auoir.  Et  contente-  toy  pour  ce  coup 
de  fçauoir ,  que  le  bien  dont  amour  recompen- 
fe  les  ridelles  amants  eft  celuy-là  mefme  qu'il 
peut  donner  aux  Dieux,  &  à  ces  hommes  qui 
s'efleuanspar  defïusla  nature  des  hommes,  fe 
rendent  prefque  Dieux:  car  les  autres  plaifirs 
dont  tu  fais  tant  de  conte  ,  ne  font  que  ceux 
qu'vn  amour  baftard  donne  aux  animaux  fans 
raifon,  &  à  ces  hommes  qui  s'abbaiflans  par 
deflbus  la  nature  des  hommes ,  fe  rendent  prêt 
que  animaux  prkiez  de  la  raifon* 

Et  c'eft  en  ce  monitre  ,  6  Hylas ,  que  tu  dégé- 
nères quand  tu  aimes  autrement  que  tu  ne  dois, 
encemonftre,disie,qui  fe  fait  bien  paroiftre 
tel  en  toy,  puisque  comme  les  monftres  il  eft 
fans  proportion  :  que  comme  les  monftres  il  ne 
peut  produire  fon  femblable  ,&  bref,  que  com- 
me les  monftres  il  ne  peut  viure  longuement. 
Au  contraire  mon  Amour  eft  quelque  chofe 
de  fi  parfaicl:  que  rien  n'y  peut  eftre  adioufté  ny 
diminué  fans  faire  offenfe  à  la  raifon:  car  foie 
en  la  grandeur ,  qui  efgale  le  fubicét  qu'il  s'eft 
propofé,  foit  en  la  qualité,  en  laquelle  la  vertu 
ne  peut  rien  remarquer  qui  luy  puifTe  defplaire, 
ie  puis  dire,  fans  vanité,  qu'il  eft  paruenu  à  la 
perfection.  Que  fi  iay  dit  que  mon  afFe£rion 
ne  pouuoit  eftre  repriîe,  c  eft  auec  raifon ,  puis 

qu'outre 


Livre    névfiesme.'  70J 

qu'outre  que  celle  qui  la  fait  naiftre  eh  moy,  ne 
produit  Jamais  n  en  qui  ne  foitparfaicT:,  encor 
fçais-ie  bien  que  ies  Dieux  me  chaftieroient,  A 
iofbis  offrir  a  vne  amefi  parfaite  vne  affection 
qui  peut  eftre  blafméc. 

Siluandre  vouloit continuer  lorsque  Hyîas 
ne  pouuant  patienter  plus  long  temps  l'inter- 
rompit tout  à  coup  de   cette  forte.  Iufques  à 
quand  en  fm;Siluandre,abuferas-tu  delà  patien- 
ce de  ceux  quuefcoutentfïufques  à  quand  nous 
rempliras-tu  les  aureilles  de  tes  vanitez  &  de  tes 
imaginationsrEt  iufques  à  quand  efperes-tuque 
iepuiffefouffnr  l'impertinence  de  tes  paroles? 
Toute  la  trouppe  qui  eftoit  atténue  au  difeours 
deSyluahdre  fut  fî  furpnfe  d'oiiir  parler  Hylas 
dVne  voix  fi  efclattante,  qu'après  l'auoir  bien 
confideré  quelque  tem ps  chacun  fe  prift  fi  fort  à 
rire ,  qu'il  fut  contraint  de  fe  taire:  &  parce  que 
la  plus  grande  partie  du  iour  eftoit  defîa  pat 
fée,  &  que  Lconide  auoit  deffein  de  s'en  re- 
tourner vers  Adamas  3   pour  luy  raconter  ce 
qu'elle  auoit  veu  5  elle  dit  à  Hylas  3  lors  qu'il 
voulait  reprendre  la  parole.  Non  non  Hyhs, 
c'eftaffezdifputé  pour  celte  fois;  La  vénérable 
Chryfanten'apas  accouftumé  de  laiffer  fon  te- 
plenyfabonneDéeffe3filongtempsfanslesrc- 
uoir:  Qu'il  vous  fuffife,  Berger ,  que  nous  fça- 
uons  bien  que  vous  auez  de  fort  bonnes  raifons 
contre  Siluandre,maisnous  vous  prions  de  les 
remettre  a  vne  autre  fois  ;  &  cependant  vous 
2,  Parc,  y  y 


7©6       La  II.  partie  d Astre è; 
nous  en  irons  auec  cette  créance  3  que  fi  vou5 
euiïiez  eu  le  loifir  de  parler,  vous  eufliez  eu 
fans  cloute  autant  d'auantage  fur  ce  Berger , 
qu'il  en  emporte  par  deifus  vous.  Voila  ce  que 
ditHyias  a  moitié  en  colère ,  il  faut  comment 
que  cefoir,que  nous  tenions  toufiours  quel- 
que chofe  de  l'imperfection  de  noltre  nature. 
Que  dites-vous?  adioufta  la  Nymphe.  le  dis3 
refpondit  Hylas  3  qu'encore  que  vous  foyez 
Nymphe,  il  faut  que  vous  faciez  paroiltre  que 
vous  eltes  femme  ,  n'ayant  pas  la  patience 
d'ouyr  la  vérité,  &  vous  plaifant  fi  fort  aux  flat- 
teries de  ce  Berger  qui  vous  trompe.    Vous  ne 
m'ofïenfez  point,  dit  Leonide,  en  foufriant, 
dem'appeller  femme,  car  véritablement  ie  la 
fuis3  &laveuxeltre,  &ne  voudrois  pasauoir 
changé  auec  le  plus  habile  homme  de  celte  con- 
trée :  mais  ie  nefçay  pourquoy  vous  m'aceufez 
de  la  faute  queSyluandre  a  faicte  en  rapportant 
de  trop  bonnes  raifons,  &  de  celle  que  Hylas  a 
commife ,  en  luy  répliquant  fi  mal. 

Il  n'y  a  point  de  doue  que  Hylas  euft  relpon- 
du  s'il  euft  bien  oiiy  laNymphe,mais  s'en  eftant 
allé  de  colère, aufTi-  toit  qu'il  eult  acheué  de  par- 
ler j  il  n'entendit  point  ces  dernières  paroles 
Et  Leonide  voyant  qu'il  fc  faifoit  tard  après 
quelques  Jdifcours  communs ,  fc-mira  en  com- 
pagnie delà  vénérable  Chryfante,  àefes  filles 
Druydes  5  au  temple  de  la  bonne  Deelfe,  &: 
après  lf  difner  s'en  alla  trouuer  Adamas,  fans 


Livre  nevmesme]  707 
|ne  Paris  la  vocilut  fuiure  ,  parce  que  l'affection 
qu'il  porcoic  à  Diane,  eftoit  telle  qu'il  n'auoit 
autre  contentement  5  que  d'efîre  auprès  d'elle. 
La  Nymphe  donc  s'en  allant  chez  ion  Oncle, 
Paris  prift  le  chemin  contraire,  &  ayant  retrou- 
ué  ces  belles  Bergères  3  s'arreita  auec  elles  prêt 
que  tout  le  refte  du  iour. 


Vy   ij 


7°9 


L   E 

DIXIESME     LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

partie     d'Astre  e. 


V  a  n  T  à  Leonide  \  elle  mar- 
cha auec  plus  de  diligence  de- 
puis qu'elle  euft  laiffé  Chry- 
fante  au  Temple  de  la  bonne 
Deefle  3  parce  qu'elle  defiroit 
de  raconter  à  fon  oncle  ce  qui  auoit  efté  fait 
pour  Céladon.  Et  de  fortune  elle  le  rencon- 
tra fur  vne  terrafle  que  quelques  Sicomores 
couuroient  à  l'entrée  de  la  maifon.  Et  d'au- 
tant  qu'il  s'eftonna  qu'elle  fut  venue  de  fi 
bonne  heure,  elle  luy  en  dit  le  fubie£t,  dont 
il  ne  pûfl  s'empefeher  de  rire,  voyant  com- 
me chacun  eftoit  abufé.  l'ay  penfé  ,  conti- 
nua la  Nymphe  ,  que  c'eftoit  vn  bon  fubiet 
pour  retirer  ce  miferable  Berger ,  de  la 
vie  qu'il  faift  :  car  luy  faifant  cognoifbe  que 
h  Bergère  l'ayme  &  le  regrette  ,  fans  doutç 


7io  LaII.  Partie  d'A strie! 
il  prendra  fa  réfutation  de  la  voir.  Mais  ic 
ne  luy  ay  point  voulu  parler  ,  &  m'en  fuis 
venu  vous  trouuer  auant  que  de  le  voir, 
m'affeurant  que  les  raifons  que  vous  luy  di- 
rez mieux  que  le  ne  fçauro's  faire ,  &  l'ami- 
tié &  refpe£t  qu'il  vous  porte  ,  feront  caufe 
que  vos  paroles  auront  vnplus  grand  poids, 
l'en  parleray  à  Céladon  ,  dit  le  Druyde  3 
mais  ie  nefçay  fi  nous  obtiendrons  cela  de  luy, 
car  il  elt  certain  qu'il  m'aime  &  me  porte  beau- 
coup de  refpect  en  tout,  finon  en  ce  qui  con- 
cerne fon  affection ,  &faut  que  faduoue  que 
n'euft  elle  que  ie  crains  qu'en  le  déclarant  il 
ne  s'en  aille  en  quelque  autre  lieu  plus  ef- 
çarté  &  plus  fauuage ,  il  y  a  long  temps  que 
i'en  eufle  défia  parlé  à  la  Bergère  Aftrée3cOr 
gnoillant  allez  quelle  Taime  ;  mais  la  peur 
queiay  eu  de  la  perdre  entièrement  3  men  a 
empefehé.  Il  y  a  deux  iours  que  nous  ne  Ta- 
lions veu ,  auiïi  bien  eft  -  il  à  propos  que  nous 
y  allions  demain:  nous  y  ferons  tout  ce  que 
nous  pourrons. 

En  cefte  refolution  3  dés  que  le  iour  com- 
mença de  paroiitre3  Leonidç  fut  hors  du  lift, 
&  Adamas  de  mefme:de  forte  queftant  peu 
de  temps  après  habillez,  il  fc  mirent  en  chemin. 
Le  matin  le  Berger  rieftoit  point  forty  de  fa 
cauerne,  eftant  demeuré  penfif  outre  mefures 
de  ce  qui  luy  eftoit  aduenu  le  iour  précè- 
dent 3  trçs-aife  toutefois  &  tres-fatisfait  de  ù 


Livre  dixiîsml  711 

fortune  qui  luy  auoic  permis  devoir  auant  la 
more  cefte  belle  Aftrée.  Etconfiderant  que  li- 
mais iln'auoiteu  tant  de  foueur  d'elle  3  qu'en 
cette  rencontre,  hors-mis  lors  que  ienne  en- 
fant il  la  vid  au  Temple  de  Venus ,  Il  s'eferioit, 
O  heureux  malheur ,  qui  as  elle  plus  fauorifé 
que  ma  meilleure  fortune  /O  bonté  d'Amour, 
qui  parmy  fes  plus  grandes  peines  donne  m ef- 
me  fes  plus  grands  contentemens /  Qui  vou- 
droitiamais  fe  retirer  de  ton  obeiflance,  puÎ9 
que  tu  as  vn  fi  grand  foin  de  ceux  qui  font  à 
toy  ?  A  ces  paroles  il  adioufta  ces  vers. 


STANCE  S 

BElle  onde  de  Ligno  que  ï enfle  des  mes pleun* 
Campagnes   qui  jçaue^  quelles  font  mes 
douleurs , 
Te  [moins  de  mes  ennui*  ô  Forefls  folitaires, 
Echo  de  qui  la  voix  rejpond  a  mes  accens , 
Air  remply  de  foufpirs  &  de  cris  languiffants , 
<-^<?£  part  a  mon  heur  comme  a  tant  de  miferes. 

De  tempe  fies  touflours  le  mont  de  Marfllly , 
guoy  quil  foit  efleué  na  le  dos  affailly  y 
Touflours.  impétueux  Lignonne  fe  courrouce, 
Uefloir  de  mes  motions  ne  nous  déçoit  touflours, 
far  dium  changements  s ' entre fuiuent nos  iours, 
Et  d'vn  branle  diuers  >  le  temps  meflme  Ce  pouffe. 

Y  y   iiij 


fti    La  II.  partie    d'AstheEj 

CMa  Bergère  dormoit:  mais  au  tour  de  [es  yeux 
Mille  petits  ^Amours  voletoient  fouet  eux, 
A  trouves  les  dejîrs  fur  fa  lèvre  iumelle 
Accouroient  murmurans,  corne  font o fines  vains  : 
Et  ces  defirs  naiffoient  des  amoureux  Syluains, 
nui  ne  virent  iamais  vne  Nymphe  fi  belle. 


Heureux,ahltrop  heureux  tous  mes  ennuis paffcz, 
Fous  ejles  h  ce  coup  trop  bien  récompensez, , 
Puis  que  iel'ay  peu  voir  auant  que  ie  finiffe: 
frfais  s  il  ne  te  plaifi  pas  de  changer  [on  de] dam, 
Je  te  fupplie  Amour  ,fay-moy  mourir  foudain , 
De  peur  qu  en  laguiffantmo  heur  ne  s  amoindrie, 

En  fa  eourfe  Lignon  reflotte  moins  de  fois , 
Nos  chapsiauritffent  moins  jfoure  amoins  de  bois, 
Et  moins  de  voix  Echo ,  bien  quelle  foitfon  ame, 
Moins  d'efians  a  cet  Air  dîvn  grand  vent  agité, 
£)ue  ml  cœur  n  a  £  Amour, ma  Nj  mphe  de  beauté, 
guemon  Amour  defoy ,  que  fa  beauté  de flammç 

Ce  pendant  que  ce  Berger  s'entretenoic 
de  cette  forte  ?  Adamas  &  Leonide  y  arrié- 
rent: &  parce  que  le  vifage  de  Çdadon,  beau- 
coup changé  de  ce  qu'il  fouloit  eilre,  donnoit 
tefmoignage  du  côtentement  qu'il  auoit  receu , 
le  Druide  &  la  Nrniphe  le  recognoiflàns  luy 
dirent  après  quelques  autres  propos  com- 
muns; qu'ils  fe  refîouïfïbiét  de  luy  voir  quelque 
efpece  de  foulagement.  Le  plaufîr  qui  fe  lit  en 


Livre    di  xi  es  me.*  71$ 

jnonvifage,  refpondic  Céladon,  eft  comme 
ces  Soleils  d'hyuer,  qui  feleuent  tard  &fe  cou- 
chent de  bonne  heure  5  &  qui  à  la  venté  ap- 
portent bien  le  iour,  mais  auec  défi  efpaiffes 
nuées  que  la  clarté  ny  la  chaleur  ne  s'en  voit 
ny  ne  s'en  relient  guère.  Et  lors  il  leur  raconta 
la  rencontre  qu'il  auoit  eue  de  Syluandre,  la 
lettre  qu'il  luy  auoit  mife  entre  les  mains ,  &  la 
venue  d'Aftree  auec  toutes  ces  Bergères,  & 
comme  il  l'auoit  veuê,  &  luy  auoit  mis  vne 
lettre  dans  le  fein.  Mais  helas  !  mon  père,  con- 
tinua -  t'il,  encor  que  cet  heur  (bit  très  grand 
pour  moy ,  n'ay  le  point  occafion  de  craindre 
qu'il  ne  (oit  tenu  que  pour  me  faire  mieux  ref- 
teflentir  mes  defplaifirsr&  que  le  Ciel  pour  me 
donner  plus  de  regret  du  miferableeitat  ou 
ie  fuis  3  m'ayt  voulu  faire  voir  celuy,  où  ie 
deurois  eftre,  s'il  y  auoit  quelque  iultice  en 
amour. 

Tant  s'en  faut,  mon  enfant,  refpondit  le 
Druide ,  que  ce  fage  Amour  dont  vous  parlez, 
ayant  foin  de  vous,  &c  deiTeignant  de  met- 
tre en  vne  fortune  plus  heureufe  que  vous 
n'auez  point  efté ,  a  voulu  vous  donner  ce  pe- 
tit contentement  pour  ne  vous  porter  d'vne 
extrémité  en  l'autre  :  fçachant  afïez  combien 
tels  changemens  font  dangereux.  Et  pour  vous 
monftrer  que  ie  dis  vray,Leonide  vous  dira  ce 
qu'elle  a  apris,  &  quelle  déclaration  d'amitié 
die  a  veu  faire  à  la  belle  Aftree:  la  Nymphe 


•7Ï4      La  II.  Partie    d'AstreeJ 

alors  luy  raconta  le  vain  tombeau  qui  luy  auoic 
elle  dreiTé ,  les  cérémonies,  les  pleurs  &  les 
difcours  de  chaeun  :  &  particulièrement  d'elle: 
&  pour  vous  faire  croire  ce  queie  dis,adioufbi 
la  Nymphe,  venez  voir  le  tombeau  de  Cela- 
don,  il  efliî  près  d'icy5que  ie  ne  fçay  comment 
vous  n'auezouy  les  voix  des  filles  Druides  & 
du  Vacie.  Vous  me  racontez ,  dit  le  Berger3des 
chofesqueien'euffe  pas  creuës  facilement  de 
la  bouche  d'vn  autr.e  :  le  ne  veux  pas ,  répliqua 
îa  Nymphe ,  que  vous  m'adiouftiez  plus  de 
foy  qu'à  la  plus  étrangère  du  monde,  il  me 
fuffit  que  vous  croyez  à  vos  yeux .  A  ce  mot 
le  Druyde  &  Leonide  le  faifant  fortir  de  ce 
lieu,le  conduirent  dans  le  bois  où  le  vain  tom- 
beau luy  auoit  elle  dreffé.O  Dieu!  quel  deuint- 
il,  &  comme  promptement  il  fe  mit  à  lire  l'cf- 
çriturequeSyluandreyauoit  mifç,  &  l'ayant 
reîeuë  deux  ou  trois  fais.  I'aduoiïe  ,  dit- il ,  que 
vous  m'auczdit  la  vérité.  Mais  ayant  receu  va 
fi  grand  contentement,  fera -ce  point  faute 
d'Amour,iî  i'ay  la  volonté  de  viure,  me  voyac 
priué  de  fa  veuc  ?  Adamas  alors  prenant  la  pa- 
role. Il  n'y  a  point  de  doute ,  luy  dit-il ,'  que  fi 
vous  pouuez  demeurer  reclus  &  fans  la  voir 
c  eft  faute  décourage  &r  d'Amour,  Ah  /  d'A- 
mour non,  refpondit  incontinent  le  Berger: 
lel'aduoiïeray  bien  du  courage,  qui  en  cette 
occafion  me  deffaut  autant  que  i'ay  trop  d'a- 
bondance d'amour.  le  çroiray,  refpondit  Ada* 


Livre    dixiesme."  yij 

mas ,  que  vous  n'aimez  point  Aftree ,  fi  fça-\ 
chant  qu'elle  vous  ayme ,  &  la  pouuuant  voir, 
vous  vous  tenez  eiloigné  de  fa  prefence. 
Amour,  dit  le  Berger,  me  deffend  deluy  defo- 
beir  :  Et  puis  qu'elle  m'a  commandé  de  ne  me 
faire  point  voir  à  elle,  appeliez- vous  défaut  d'à- 
mouL'jfi  l'obferue  fon  commandement?  Quand 
elle  vous  l'a  commandé, adioufta  le  Druyde, 
elle  vous  haïflbit.  Mais  à  cette  heure  elle  vous 
aime  &  vous  pleure  non  pas  abfent  mais  com- 
me mort.  Comment  que  ce  foit,refpondit Cé- 
ladon, elle  me  l'a  commande,^  comment  que 
ce  foi t,  ieluy  veux  obéir.  Et  toutesfois,  reprit 
Adamas,  quelque  entier  obferuateur, que  vous 
foy  zz  de  fes  commandemens,fîeit-ce  que  vous 
y  auez  defîa  contreuenu  ,  puis  que  vous  l'auez 
veuë3&  vous  elles  prefenté  deuant  fes  yeux, 
Elle  ne  m'a  pas  deffendu ,  dit-il,de  la  voir,mais 
feulement  de  me  laiffer  voir  à  elle.  Et  com- 
ment mauroit-elle  veu,  puis  qu'elle  dormoit? 
Si  cela  eft ,  refpondit  le  Duyde ,  &  comme  en 
effecVie  trouue  que  vous  auez  raifon,  ie  vous 
donneray  vn  moyen  de  la  voir  tous  lesiours, 
fans  quelle  vous  voye.Ie  trouue  cela  bien  diffi- 
cïle,refpondit  Celadon,car  il  faudroit,ou  qu  el- 
le dormift,  ou  que  ie  fuiTe  caché  en  quelque 
lieu.  Nullement ,  répliqua  le  Druyde  :  tant  s'en 
faut,  vous  luy  parlerez  fi  vous  voulez:  Cela  ne 
fe  peut,  adioufta  le  Berger ,  fî  ie  ne  fuis  en  lieu 
bien  ohfcur.  Vous  ferez ,  dit  A  damas ,  en  plein 


ji&     La  IL  paktie    d* Astre e! 
iour,  voyez  feulement  (fi  vous  auez  le  courage) 
ou  iî  l'amour  a  la  force  de  le  vous  faire  entre- 
prendre. Ne  croyez  point ,  mon  père  3  refpon- 
dit-il  3  qu'il  y  ait  deffaut  d  amour  en  moy  ,  ny 
courage,  pourueu  que   ie  ne  contreuienne 
point  a  (es  commandemens.  Or,  dit  le  Druy- 
de  :  oyez  donc  ce  que  ie  viens  de  penfer.  Il  a 
pieu  au  grand  Thautates  de  m'auoir  donné 
vne  fille  que  i*ayme,  ainfi  que  ie  penfe  vous 
auoir  dit  autresfois,  plus  que  ma  vie  propre. 
Cefte  fille  3  félon  la  rigueur  de  nos  loix  5  eft  en- 
tre les  filles  Druydes  nourrie  dans  les  Antres 
des  Carnutes ,  il  y  a  plus  de  huict  ans ,  dont  ic 
n'ay  nul  efpoir  de  la  fortir  de  tant  dannees5que 
ie  n'y  ofe  penfer,  car  il  faut  quelle  y  demeure 
vn  fiecle  5dont  la  tierce  partie  n'eft  point  encor 
cfcoulee.  Peut-eftre  vous  reilbuuenez-vous 
bien  queie  vous  ay  dit,  que  vous  auez  beau- 
coup de  reffemblance  &:  d'aage  &:  de  vifage.  Or 
ie  me  refous  de  faire  courre  le  bruit,  qu'il  y  a 
défia  quelque  temps  qu'elle  cil:  malade,  &  qu  a 
cette  occafion  ,  les  Druydes  anciennes  ont  efié 
d'aduis  que  ie  la  retirafTe  iufques  à  ce  qu  elle 
foit  en  eftat  d'y  pouuoir  faire  les  exercices  ne- 
cefTaires.Et  quelques  iours  après  vous  vous  ha- 
billerez comme  elle,  &ievous  receuray  chez 
moy,  fous  le  nom  de  ma  fille  Alexis,  ôcil  fera 
fort  à  propos  de  dire  qu  elle  cfr  malade:  caria 
vie  que  vous  auez  faidte  depuis  plus  de  deux 
Lunes  vous  a  changé  de  forte  le  yifage^  &  tant 


Livre    dixiesmeT  717 

ofté  de  la  viue  couleur  que  vous  fouliez  auoir, 
qu'il  n'y  a  celuy  qui  n'y  foie  trompé  en  vous  re- 
gardant. Etquoyquela  reffemblance  qui  eft 
entre  vous,  ne  foie  pas  telle,  que  quand  on 
vousverroit  enfemble  on  ne  recogneut  bien 
vne  grande  différence,  il  n'importe ,  d'autant 
qu'il  y  a  fi  long  temps  que  perfonne  de  cette 
contrée  ne  Ta  veue ,  que  quand  vous  feriez  en- 
cor  beaucoup  moins  reflemblans  me  l'oyanc 
dire,onnelai{Teradevous  prendre  pour  elle, 
le  ne  vois  en  tout  cecy  qu'vn  inconuenient. 
C'eft  que  tous  les  ans  nous  nous  affemblons 
tous  à  Dreux  qui  eft  fi  proche  des  antres  des 
Carnutes,quelesVacies  de  Druides  fçauront 
aifémentquemafille  n'en  eft  point  partiemiais 
il  ne  faut  pas  s'arrefter  pour  cela:  car  comme  ïe 
vous  dis ,  cette  aiTemblee  des  Druides  ne  fe 
fait  d'vne  Lune  &  demye,  &  font  contrains  d'y 
demeurer  plus  de  deux  Lunes,  &  Dieu  fçait 
fiauanteeterme  vous  n'aurez  pris  vos  habits, 
&  changé  de  vie  .'Or  regardez  Céladon,  fi  cela 
n'eftpas  bien  fai&ble  ?  Ahl  mon  père,  refpon- 
dit  le  Berger ,  après  y  auoir  fongé  quelque 
temps  ,&:  comment  entendez- vous  qu'Aftree3 
par  cemoyennemevoye  point  ?Penfez-  vous, 
adiouftale  Druide,qu'clle-vous  voye,  fi  elle  ne 
vous  cognift r?  Et  comment  vous  cognoiitra- 
t  elle  ainfi  reueftu  \  Mais,  répliqua  Céladon,  en 
quelque  forte  que  ie  fois  reueftu ,  fi  feray-ie  en 
effeâ;  Céladon  7  de  forte  que  véritablement  ie 


^iS  LaII.Partîb  ifKïrkiil 
luy  defobeiray.  Que  vous  ne  foyez  CeladonJI 
n'ya  point  dedoute,refponditAdamas.maiscc 
n  efl:  pas  en  cela  que  vous  contreuiendreza  fon 
ordonnance  :  car  elle  ne  vous  a  pas  deffendu 
d'élire  Céladon ,  mais  feulement  de  luy  faire 
voir  ceCeladon.OrcJeneleverrapasenvous 
voyant3mais  Alexis.Etpourcôclufion,fi  elle  ne 
vous  cognoift  point, vous  ne  rofFenceréspoinr3 
û  elle  vous  cognoift&  qu  elle  s'en  fafche  3  vous 
n'en  deuez  efperer  rien  moins  que  la  mo  rt.  Et 
telle  fin  n'eft-elle  pas  meilleure  que  de  languir 
de  cette  forte?  Voila,  dit  alors  le  Berger,  la 
meilleure raifon  3  &  ie  m'y  veux  arrefter,  &: 
pource  ,  mon  pere3  ie  remets  entre  vos  mains, 
&  ma  vie  &  mon  contentement:difpofez  donc 
de  moy,  comme  il  vous  plaira. 

Ce  fut  de  cette  forte  qu'Adamas  Vainquit  la 
première  opiniaftreté  de  Céladon:  &afin  qu'il 
îie  changeait  d'aduis3  il  s'en  retourna  dés  l'heu- 
re mefme  pour  donner  ordre  a  ce  qui  eftoit  ne- 
ceiTaire3  6c  fur  tout  pour  faire  courre  le  bruit  du 
mal  de  fa  fille,  &  de  fon  retour.  Car  c'eftoit  la 
couftume  des  filles  Druides  qu'elles  fortoienc 
des  Antres5  lors  qu'elles  eftoient  malade  s,  &  iî 
leurs  parens  n'eftoient  foigneux  de  les  enuoyer 
querir,les  anciennes  leur  renuoyoient3d'autant 
qu'elles  tenoiént  pour  vn  grand  mal-  heur ,  lors 
qu'il  y  en  mouroit  quelqu  vne.  Et  cela  fut  eau- 
fe  qu'il  feignoit  que  la  fîenne  s'en  reuenoit  par 
le  commandement  des  anciennes3  &-  qu'il  Fat- 


Livre  dixîesmê?  719 

tendoitde  iour  à  autre.  Cetce  nouuelle  ayar>c 
couru  quatre  ou  cinq  îours ,  Adamas  &:  Leoni- 
de  reuindrentauec  tout  cequi  eftoit  necefTaire 
vers  Céladon ,  qui  cependant  auoit  eu  le  loifir 
de  dire  Adieu  à  Lignon  3  &:  prendre  congé  de 
Ces  bois  3  de  fon  antre  3  &  fur  tout  du  temple  de 
laDeeile  Aftree:  Et  lors  qu'il  fut  reueftu  en 
Nimphe^c'eftainfï  qu'en  cette  contrée  s'habil- 
loient  les  filles  des  Druides ,  quand  elles  reue- 
noient  de  leurs  Antres)  &  qu'il  fut  preil  à  par- 
tir, ils  furent  d'auis  qu'il  falloit  attendre  le  foir, 
afin  que  perfonne  ne  le  vift  arnuer  feul  3  &:  ce- 
pendant Adamas  l'initruifoit  de  ce  qu'il  auoit  à 
refpondreàceuxqui  s'enqueroientde  la  façon 
deviure  des  filles  Druides,  de  leurs  cérémo- 
nies, de  leur  facrifice  ôc  de  leurs  efcoles  & 
feiences  ,mais  en  fin  3  luy  difoit-il ,  le  meilleur 
fera3ce  me  femble,  d'en  parler  le  moins  qu'il 
veus  fera  poflible ,  &:  principalement  deuant 
ceux  qui  fçauront  quelque  chofe  5  car  pour  les 
autres  il  n'importera,  d'autant  que  facilement 
ils  croiront  ce  que  vousleur  en  direz.Orle  iour 
eftant  prefque  finy,  ils  fortirent  de  ce  lieu  5  à 
l'entrée  duquel  Céladon  auoit  graué  des  vers 
de  la  pointe  d'vn  poinçon  fur  le  rocher  auec 
beaucoup  de  peine  &  de  temps3  les  ayant  com- 
mencez dés  le  iour  qu'il  refolut  d'en  fortii^pour 
mémoire  éternelle  du  fejour  qu'il  y  auoit  fait; 
ils  eiloient  tels. 


?ïo     La  II.  partie   d'Astree* 


MADRIGAL- 

DAns  les  trifies  recoins  de  cette  roche  obfcum 
Habitèrent  long  teps  l'amour  &  le  defdaith 
Sans  paffer plus  auânt  fitu  crains  leur  blejfure, 
Payant  fuyi  en  foudain. 

Car  comme  le  charbon  Ça  flamme  eflantefleinte 
Retient  long  temps  le  chaut , 
Au  fi  craindre  il  te  faut* 
gue  ces  gra?ids  Dieux  abfents  de  leur  demeure 

feinte 
Ayent  lai fc  dedans 
Des  feux  encorardansi 

Cette  affaire  fut  conduite  par  Adamas,auec 
tant  de  prudence ,  que  Paris  mefme  n'en  fçeut 
rien,ayant  refolu  de  le  tromper3afin  que  les  au- 
tres y  fiiifent  mieux  deceusJlreceut  donc  pour 
fa  fœur  cette  feinte  Alexis,ceft  ainfi  que  d'oref- 
nauant  nous  appellerons  Céladon:  &  de  fortu- 
ne lors  qu'A  damas  arriua  chezluyil  n'y  eftoic 
point3qui  fut  vne  bonne  rencontre ,  parce  qu'il 
ne  vid  point  quelle  eftoit  feule ,  d'abord  il  la  fit 
mettre  au  lift,  difant  qu'elle  eftoit  trauaillee  du' 
long  chemin  3&dcfonmal,deforre  que  Paris 
ne  la  vid  que  le  matin  qu'Adamas  &:  Leonide 
ne  la  voulurent  laiifer  fortir  de  la  chambre, 
dont  les  feneftres  eitoientiî  fermées  que  le  peu 

de 


Livre   dixiesme!  '721 

de  cîairté  empefchoit  de  defcouurir  ce  qu'ils 
Vouloicnt  tenir  caché:  &:  continuèrent  de  cette 
façon  plufieurs  iours  3  encor  que  cet  artificd  fut 
bienfuperfiu.,  d'autant  qu'elle  fçauoit  fi  bien 
ioiier  fon  pcrfonn âge  qu'il  n'y  auoit  perfonne 
qui  la  peut  foupçonncr.  Toutesfois  cela  la  r'af- 
feura  encor  dauantage3  parce  qu'elle  receuten 
cet  eftatprefque  toutes  les  vifites  defesvoifi- 
nesqui  s'en  alloient  plus  fatisfaites  d'elle  qu'il 
ne  fe  peut  dire. 

Quelques  iours  s'efcoulerent  de  cette  façon: 
en  fin  elle  commença  de  vifiter  lamaifon,  & 
de fortir dehors, faifant  femblant  que  l'air  la 
fortifioit. Lafïiette du  lieu eitoit  très-belle  & 
agreable3ayant  la  veue  de  la  montagne  &  de  la 
plaine,  &:  mefme  de  la  deledtable  riuierede 
Lignon,  depuis  Boën  iufques  à  Feurs.  Cela 
auoit  eftécaufe,  quePelion5pered'Adamas  y 
auoit  fait baftir: Et  depuis  Adamas  y  fitefleuer 
le  fomptueux  tombeau  de  fon  frère  Belizar  au 
fortirdelamaifon3  &  tout  auprès  d'vn  petit 
boeçage  qui  touchoit  prefque  la  maifon  du 
coftétieJâ  montague.En  ce  lieu  Alexis  &  Léo- 
n:de  fe  venoient  bien  fouuent  promener  à  eau- 
fe  de  la  beauté  des  allées,  &  de  la  veuë  :  &  par  ce 
quilfalloit  vn  peu  monter  3  Alexis  prenoic 
quelquefois  Leonide  fous  les  bras  quand  elles 
n'eftoiênt  pas  veuës  3  &  vnc  fois  entre  -  autres 
qu'elles  s'eftoient  leuees  affez  matin,&:  qu'Ale- 
xis luy  rendoit  ce  feruice  :  voicy,  ditlaNûn- 
2.  Parc  Zz 


f£i      La  II.  partie  d'Âstreè,; 
phe  en  foufriant ,  vn  feruice  que  vous  aime-: 
riez  bien  mieux  rendre  à  quelque  autre  qui 
peut  eiire  ne  vous  en  fçauroïc  pas  tant  de  gré 
que  moy.    Ha  .'Nymphe  ,  dit  Alexis  en  fout 
pirant,  îevousfupplieaunomde  Dieu  ne  té* 
nouuelier  pomtlefouuenirdemon  mal:  pen- 
fenez  vous  que  ie  peulle l'oublier,  lereiTentant 
d'ordinaire  comme  ie  fay  ?  Elles  paruindrent 
àuec  ces  propos  au  bocage ,  qui  eftant  plus  fe- 
leuéque  la  maifon,  defcouuroit  encores  mieux 
route  la  plaine  :  de  forte  qu'il  n'y  auoit  reply 
ny  deftour  de  Lignon  ,  depuis  Boën  d'où  il 
commençoit  de  fortir  de  la  montagne  ,  iufques 
à.Feurs ,  où  il  entroit  en  Loire  >  qu'elles  ne  def- 
couuniTent  aifément.  Cette  reprefentation  fut 
fi  fenfible  à  la  feinte  Alexis,  qu'elle  ne  peut 
s'empefeher  dédire  tout  haut. 

Ha.'  mes  trilles  yeux,  comment  fouffr ez- 
vousfàrismortlaveuëdeces  nues  heureufes, 
où  vous  laiffates  par  mon  départ  tout  voltre 
contentement.  Leonide  qui  vouloit  l'inter- 
rompre -,  le  croy?  luy  dit-  elle ,  qu  e  de  tous  ceux 
qui  aiment  vous  eftes  feule  qui  vous  ennuyez 
de  voiries  lieux  où  vous  auez  receu  du  plai- 
fïr  :  car  lî  le  fouuenir  des  trauaux  paffez  cft 
agréable  à  la  penfee,  à  plus  forte  raifon  le  fera 
celuy  du  bon-  heur  receu.  Latrifte  Alexis  luy 
refpondit,  Ce  qui  rend  douce  la  mémoire  du 
mal  paiTé ,  c'eft  ce  qui  rend  celle  du  bien  plein  e 
d'infupportables  amertumes,  parce  que  la 


Livre    dixieîme,  jj^ 

cognoiffance  d'auoir  paffé  ce  mal,  refioiiit,  & 
celle  de  n'auoir  plus  ce  bien ,  attrilk:  mais  en- 
core ay-ievnefurcharge  a  mes  ennuis,  qui  eft 
de  ne  fçauoir  l'occalîon  de  mon  mal.  CJeft  ie 
vous  îure  Leonide,  vne  des  plus  cruelles  poin- 
tes quimetrauerfe  le  cœur  en  celte  affliction. 
Fay  faic  vne  exacte  recherche  de  ma  vie,  mais 
ie  n'en  ay  peu  condamner  vne  feule  action^:  de 
penferqu'vne  humeur  volage  ou  quelque  au- 
tre deffein  luy  aie  donné  volonté  de  chan- 
ger d'amitié,  ceft  la  trop  offencer  :&  démentir 
trop  de  tefmoignages  que  Tay  du  contraire  !  de 
croire  aufll  qu  elle  me  traitte  ainfi  fans  quel- 
que raifoh,  c'eit  auoir  trop  peu  de  cognoiflan- 
ce d'elle,  de  qui  les  moindres  actions  n'en  font 
ïamais  defpourueuës:  qu'eft  ce  donc  que  nous 
aceuferons  denoltre  mal?  O  Dieux  !  ie  penfe 
que  la  langue  ne  pouuant  bien  expliquer  le 
mal,  duquel  les  fentimens  ne  peuuent  arTez 
bien  comprendre  la  grandeur ,  vous  ne  voulez 
pas  que  l'entendement  le  cognoilfe/  Et  lors 
continuant  ces  trilles  penfees,voyez-  vous,  dit- 
elle,  grade  Nimphe, vne  petite  Ille  que  Lignon 
faiétaudroiâdecehameau,  qui  cil  de  là  la  ri- 
Uiere,vn  peu  plus  en  laque  Mont-verdun  ,  & 
vn  peu  par  delfus  Iulieu.  Nous  yeltions  pafTez 
par  delfus  des  grolfes  pierres  que  nous  auions 
ïettees  en  l'eau  de  pas  en  pas,  parce  qu'en  ce 
temps-là,  nous  cherchions  les  lieux  ^es plus 
fcaehezpour  éuiter  la  veue  de  nos  parens  i  & 

Zz  ij 


724         La  IL  PARTIE   b'AsTREE^ 

mefmedemonpere,  quinetrouuanc  remède 
à  cette  affe&ion  qu'il  voyoit  croiitre  deuan£ 
fes  yeux,  refolut  de  me  faire  for  tir  de  la  Gaule, 
Se  me  faire  pafler  les  Alpes ,  &  vifiter  la  grande 
cité ,  penfant  que  refloignement  pourroit  ob- 
tenir fur  moy  ce  que  fes  defFences  &  contra- 
rietez  n'auoient  iamais  peu  :  &  parce  que  nous 
en  eftions  bien  aduertis,  nous  allions  cher- 
chant ,  comme  l'ay  dit  ,  les  endroits  les  plus  re- 
culez, pour  au  moins  employer  le  peu  de 
temps  qui  nous  reftoit  à  nous  entretenir  fans 
contrainte.  Quelquefois  àcaufe  de  la  commo- 
dité du  lieu  ,  nous  venions  dans  ce  rocher  que 
vous  voyez  beaucoup  plus  près  de  nous,  qui 
cil  creux,  &  laiiTionsLicidasouPhilis  en  fen- 
tinelle  pour  nous  aduertir  quand  quelqu'vn 
pafleroit, parce  qu'eftant  prez  du  grand  che- 
min nous  auionspeur  d'eftreoùis  &  entendus. 
Or  cette  fois ,  comme  ie  vous  dy ,  fuiuant  nos 
brebis  qui  s'eftoient  comme  de  couftume  ra- 
mafleesenfemble,  nous  paiîames  fur  des  gros 
cailleux  en  cette  petite  Ifle  de  Lignon:Et  quo/ 
que  nous  euiïions  défia  diuerfes  fois  pris  congé 
lvn  de  l'autre,  afin  de  n'eitre  point  furpris,  car 
mon  père  me  tenoit  caché  le  iour  de  mon  de- 
part  ,  fi  ne  lairTames  nous  de  renouueller  encôr 
nos  Adieux.  D'abord  que  nous  vifmes  que 
nous  ne  pouuions  eftreapperceus  de  perfonne, 
elle  s  afîît  en  terre,&  s  appuya  contre  vn  arbre, 
&  moy  me  lettant  à  genoux  ie  luy  pris  U  main, 


LlVUE     DÎXIESME.'  ?!$ 

&:  après lauoir  baifee  de  mouillée  de  mes  lar- 
mes quelque  temps  5  en  fin  lors  que  ie  peus  par- 
ler ieluy  dis. 

Doncques  mon  bel  Aftre ,  il  faut  que  ie  vous 
eiloigne ,  &  que  ie  ne  meure  pas  5  puis  que 
vous  me  l'auez  commandé  ?  Mais  comment 
le  pourray  -  ie ,  fi  la  penfee  de  ceft  efloigne- 
mentm'efttant  infupportable  qu'elle  molle 
prefque  la  vie ,  toutes  les  fois  que  ie  me  fou- 
uiens  qu'il  vous  faut  laifTer?  Elle  ne  me  ref-. 
pondit  rien  ,  mais  me  ietta  vn  bras  au  col& 
me  fit  coucher  en  fon  giron ,  exprez  5  comme 
je  croy  3  pour  m  ofter  la  veuë  des  larmes  5 
qu'incontinent  après  elle  ne  peut  retenir  :  & 
parce  que fattendois  quelle  me  dift  quelque 
chofe,  iedemeuray  quelque  temps  muet;  el- 
le cependant,  meflattoit  les  yeux  &  les  che- 
ueux  auec  la  main  3  &r  me  fembloit  bien  d'oiiir 
quelques  foufpirs  qui  eftans  contraints  n'o- 
foient  fortir  auec  violence  pour  ne  fe  faire  ouïr. 
Ayant  en  ce  filence  quelque  temps  repenfé  en 
mon  mal,  en  fin  ie  parlay  à  elle  de  cette  forte. 
Helas  /  mon  Aftre  3  ne  plaignez- vous  point  ce 
m  iferable  berger  qu  e  la  cruauté  d' vn  père,  &  la 
rigueur  du  deflin  chaiTe daupres  de  vous  ?  Elle 
me  refpondit  auec  vn  grand  foufpir.  Eft-il  pof- 
fible  5  mon  fils ,  que  vous  auez  mémoire  de  ma 
vie  paffee  ,  &  que  vous  entriez  en  doute  que  ie 
ne  reflente  viuement  tout  ce  qui  vous  deplaift  ? 
Croyez^  Céladon  3  que  ie  vous  rendray  té- 

Zz  ii) 


yië  La  II.  partie  d'Astrel 
moignage  queie  vous  ayme  3  &  Dieu  vueilk 
que  ce  ne  foit  trop  cLv rement.  le  me  releuay 
pour  voir  quelle  eitoit  cette  preuue  qu  elle  me 
vouloit  donner  de  ion  amitiç  :  mais  elle  tourna 
la  tefte  de  l'autre  cofté  3  &  me  remit  aueç 
lamainaumefme  lieu  où  l'eftois  auparauanr, 
afin  que  ie  ne  ville  fes  larmes ,  dont  il  fembîoit 
que  Ton  honneur  eufî  honte:  c'eftoit  peut-eftre, 
dit  Leonide,  Ton  courage  glorieux,  qui  ne  vou- 
loit qu'autre  qu'Amour  feeut  que  l'Amour 
l'eufllurmonté. 

Quoy  que  ce  fort,  dit  Alexis  5  elle  voulut  que 
ieviffe  ce  que  l'amour  la  contraignoit  de  faire 
pour  moy.Pourquoy3luy  dis-jejmon bel  Aftre, 
iîmonefloignement  vousfafche5ne  me  com- 
mandez-vous que  ie  demeure  ?  croyez  vous 
qu'il  y  ait  commandement  de  père,  ny  con- 
trainte de  la  rieceffité ,  qui  me  face  centreuenir 
à  ce  que  vous  m'ordonnerez  r  Mon  nls3me  dit- 
elle  alors  5  l'aymerois  mieux  la  mort  que  vous 
deftourner  de  voftre  voyage  :vous  offenceriez 
trop  contre  voftre  deiioir,  &  moy  contre  mon 
honneur.Et  ne  penfez  pas.  que  ie  faffe  doute  du 
pouuoir  abfûluque  l'ay  fur  vous  :  ie  vous  iuge 
par  moy-mefme  qui  fçay  bien  n'y  auoir  puif- 
iancedepcre,authohté  de  mère,  volonté  de 
parens ,  confeilny  fullicitation  d'amis,  qui  me 
puiïTe  iamais  foire  contreuenir  à  l'amitié  que  ie 
vous  porte.  Et  afin  que  vous  partiez  auec  quel- 
que contentement  d'auprès  de  moy  ,  en> 


LlVBLE     DIXIESME.1  jij 

portez  cette  affeurance  auec  vous.  le  vous  îurc 
ôc  promets  en  prefence  de  tous  les  Dieux  que 
l'appelle  à  tefmoins ,  &  par  cette  ame  qui  vous 
ayme  tant,  dit-elle, mettant  la  main  fur  Ion 
eltomac ,  qu'il  n'y  a  mon  fils ,  ny  ordonnance 
du  Ciel  ,  ny  contrainte  de  la  terre ,  qui  me  face 
nmaisaymer  autre  que  Céladon,  ny  qui  nie 
puiffe  empefeher  que  ie  ne  Tayme  toufîours, 
O  paroles.'  dit  alors  en  foufpiranr  Alexis:  ô  pa- 
roles dites  trop  fauorablement  à  celuy  qui  de- 
puis deuoit  eftre  tant  défauorifé. 

Quelques  iours après  ie  partis,  &  paffant  par 
lesAÏÏobroges,  ienefçauiois  vous  dire  com- 
bien ie  courus  de  fortune  par  les  rochers  &  pré- 
cipices affreux  des  Sebufiens,  de  Catunges, 
desBrauomices  &Carroceles ,  &  iufques  aux 
Segufîenfes?oùieparacheuay  les  Alpes  Coties: 
par  autant  de  pas  que  Ton  faicl  5  autant  voit-  on 
de  fois  l'horreur  de  la  mort;  &  toutefois  cela 
n'eftoit  point  capable  de  diftraire  mapenfee. 
pn  paffant  fous  ces  effroyables  rochers  que  Ton 
ne  peut  regarder  qu'en  hauffant  la  telle  de  pro- 
pos délibéré,  &:  tenant  fonchappeau,  de  peur 
qu'il  ne  tombé  >  ie  fis  ces  vers. 


Z?  in) 


yi%      La  II.  partie  d*Astre^ 


STANCES. 

PRecipices,  rochers,  montagnes  fourcilkufes, 
^Akifmes  entfouuers ,  vous  pointes  orgueil- 
leufes, 
£Hà  vous  armez,  d'horreur  &  d'efjiouuentementi 
Encorque  de  pitié  vous  nefoyez,  attei?ites , 
De  vos  Commets  chenus  efcoutez,  mes  coplaintes, 
Et jbyezpour  ce  coup  tejmoins  de  mon  ferment. 

i^finfique  ïapperçois  dejfus  vos  te  fie  s  nues , 
Les  arbres fe  nourrir,  ejr  voifmerles  nues, 
Iefay  veu  qua  iamais  en  moy  ie  nourrir ay , 
Contre  tous  mes  malheurs  mon  amour  infinie  : 
Accroijfe  s  il  fe  peut  le  Ciel  fcrfyrannie , 
Si  ie  nefmeus  l'Amour ,  la  mort  ieflcfchiray. 

Et  parce  cju'auparauant  ayant  paffé  les  deftoits 
des  Sabufîens ,  ie  voulus  euiter  la  fâfcheufe 
montagne  des  Caturiges  me  mettant  fur  le 
Rofne,  ie  me  refolus  de  fuiure  ce  grand  lac  qui 
flotte  contre  les  rochers  efearpez  de  cette  mon- 
tagne, mais  ie  ne  fus  pas  foulage  par  l'eau  da- 
uant<ige  que  par  la  terre  :  au  contraire  la  tour- 
mente s'efleuant ,  nous  faillifmes  plufîeurs  fois 
de  nous  perdre  tous.  Et  lors  que  chacun  pour  la 
prochaine  mort  qui  nous  menaflbit  3  trembloit 
dans  le  batteau ,  fans  eftre  efmeu  de  cette  crain- 
te, iene  penfois  qu'en  maBergere,&  voicy  des 
vers  que  l'en  fis  à  l'heure  mefme. 


LlVïlE     DIX1ESMZ.  725 


SONNET. 

ONdes  quifoufleueTvos  voûtes  vagabondes* 
Contre  lefoiblefein  de  monfreflevaijfeau, 
S  cachez  que  dans  lefein  te  forte  vn  tel  flambeau* 
££il peutredre  vne  merdes  abyfmesfans  ondes. 

Plufieurs  fois  de  mes  yeux  les  deux  fource  s  fé- 
condes , 
Aut  oient  de  fia  faiclnaiflre  vn  Océan  nouue  au  > 
Si  l'ardeur  de  ce  feu  ne  confommoit  leur  eau , 
Vagues  refuyez  donc  en  vos  grottes  profondes. 

De  vos  replis  boffus  plus  fort  vous  nous  huriez> 
Sans  craindre  de  t  Amour  les  flabeaux  redoutez , 
N'efles  vous  point d 'enfer 'quelque  fource  maudite? 

0  Dieux  !  s'il  efiainfi  du  deflin  eflably  , 
Sontpluftoftqiivn  Lethé^p ourle  moins  vn  Cocyte, 
lieuuepluftoflde  mort,  que  fleuue  de  ïoubly. 

Au  fo  rtir  de  ce  grand  lac ,  ie  trauerfay  les  grands 
bois  des Catunges ,  6c  après  auoir  paffélferé ,  ri- 
uiere  qui  vient  des  Centrons,  ie  trauerfay  l'e- 
ftroicte  valée  des  Carroceles,  ôc  Bramouices3qui 
me  conduit  iufques  aux  monts  Coties.  le  fis  en 
paffant  par  ces  grands  rochers,  &  ces  defertsdes 
vers  cjue  Tay  oubliez:  mais  vn  effranger  en  la 


7$o      La  IL  partis  d'Astref,' 
compagnie  duquel  ie  m'eftois  mis,  en  fit,  qu'il 
merecita,  de  parce  qu'ils  me  plurent,  ieles  ap- 
pris par  cœur ,  ils  eftoient  tels. 


SONNET. 

Des  Montagnes  &  Rochers  à  vn  Amant. 

CEs  vieux  Rochers  tous  nuis  ,  gliffants  ev 
précipices , 
Ces  cheutes  en  Torrent  ,f roi ffe^de  mille  faults , 
Ces  fommets  plus  neigeux,  <&ces  monts  les  plus, 
hauts. 

Si  ces  Rochers  font  vieux,  il  faut  que  ie  vieilliffe 
Lie  parla  confiance  au  milieu  de  mes  maux  : 
S'ils  font  nuds  &fans  fruici,  fans  fruicifont  mes 

trauaux , 
Sans  epuen  eux  nul  efpoirie  mienne  ou  nourri ffe. 

Et  ces  Torrents  rompus,  font-ce  pas  mes  de(feinsf 
Ces  Neiges  vos  froideurs ,  ces  grands  Monts  vos 

defdains  l 
Bref  ces  deferts  en  tout  a  mon  efire  refondent. 

Sinoque  vos  rigueurs  plus  malheureux  me  font. 
Car  dvn  chaud  bien  fouuent  quelques  neiges  fe 

fonde?it, 
O'daisLts  !  de  vos  froideurs,  pasvnene  fe  fond: 


Livre   dixiesme]  731 

Leonide  qui  eftoit  bien  aife  de  diftraire  Alexis 
de  fes  fafcheufcs  penfées,  Racontez- moy,  luy 
dic-elle  3  ce  que  vous  villes  de  rare,  en  yoftre 
voyage.  Cela  feroit trop  long,  refpondit-elle3 
car  l'Italie  eft  la  prouince  la  plus  belle  du  mon- 
de :  &  raefme  quand  l'euffe  defeendu  des  Monts 
Cônes,  &,  que  l'eus  pafTé  la  ville  desSegufien- 
fes.  Mais  îe  vous  veux  raconter  lVne  des  plus 
belles  aduentnres  qui  m'y  aduindrent  3  maflèu- 
rant  que  nous  en  aurons  allez  de  loilîr. 


H  I   STOIRE 
d'Vrsace    et    d'Olymbrl 

SC  a  c  h  e  z  donc  ,  Madame  3  qu'Alcipc 
ayant  faictdeffein  dem'efloigner  d'Aftrée, 
il  m'ordonna  de  laiiTer  les  habirs  des  Bergers, 
afin  que  plus  librement  îe  peuiTe  fréquenter 
parmy  les  bonnes  compagnies  :  Car  en  ces  pays 
dont  ie  vous  parle-il  n'y  a  que  les  perfonnes  plus 
viles  qui  demeurent  aux  champs,  &  les  autres 
habitent  dans  les  grandes  villes,  qu'ils  nommet 
Citeu,  où  les  Palais  de  marbre  &  les  ennchif- 
feures  qui  furparTent  l'imagination,  eftonnent 
pluftoftceux  qui  les  regardent,  qu'ils  ne  peu- 
uent  eftre  affez  confiderez:  Encores  certes,  que 
chacun  y  fut  effrayé  de  la  venue  d Vn  bar- 
bare quispar  mer  eftoit  defeendu  en  Italie,  & 


y$Z  L  A  1 1.  P  A  K  T  I  E    D'A  STKEE.' 

l'auoit  prefque  toute  rauagée,  &:  Rome  parn- 
ticulierement.rauois  tant  de  defir  de  me  rendue 
aimable,que  ie  ne  vous  fçaurois  dire  auec  qu  el- 
le curiofité  ie  voulois  apprendre  toutes  chofes  > 
efperant  qu  Aftrée  m'enaimeroit  mieux:  Ap- 
prochant donc  dcTAppennin,  iefeeus  qu'il  y 
auoit  des  montagnes  qui  brufloient  continuel- 
lement, afin  d'en  fçauoir  parler  à  mon  retour , 
ie  voulus  les  voir,  &  cela  fut  caufe  que  me  dé- 
tournant vn  peu  du  grand  chemin,  ie  pris  à 
main  droi&e.  Mais  ie  fis  vne  rencontre  qui 
rompit  mon  defTein  comme  ie  vous  diray.  le 
n'auoi5  pasencor  monté  plus  de  deux  milles, 
c'eftainfï qu'ils  content  la  diftance  des  lieues, 
que  iouïs  vne  voix  qui  fe  plaignoit:  &  parce  que 
i'eus  opinion  que  ccferoit  peut-eftre  quelqu'vn 
qui  auroit  faute  d'affiftance,ie  tournay  du  cofté 
où  mon  oreille  me  guidoit.  le  n'eus  pas  mar- 
ché cent  pas  que  ie  vis  vn  homme  eftendu 
de  fon  long  contre  terre ,  qui  fans  m'apperec- 
ceuoir  à  l'heure  que  l'airiuay  parloit  de  cefte 
forte. 


Livre    dixïesmi!  7$ 

SONNET. 

S'il  doit  mourir  ou  viure, 

M  On  ejprit  combatu  diuerfement  chancelle, 
Dois-ie  vture  ou  mourir  parmy  tant  de 
malheurs  ? 
Si  ie  vis  „he  comment  foujfrir  tant  de  douleurs} 
Si  ie  meurshe  comment  ejlre  kiamais  fans  elle  ? 

En  mourant  ie  nauray  que  lejftine  cruelle \ 
'BontAmourfifouuentma  tant  promis  de  fleurs '» 
En  v  tuant  ie  feray  toufiours  noyé des  fleurs \ 
guemon  cuifant  regret  fans  ce jfe  renouuelle. 

Pour  tromper  tant  de  maux  y  mon  coeur  que  fe- 
rons-nous \ 
Viuons.  La  vie  enfin  eft  agréable  À  tous, 
Mourons.  Douce  eft  la  mort  dot  Came  eflfoul/igcc* 

En  quel  cruel  eftat  m  ont  réduit  mes  ennuis  , 
Puis  que  ny  vif  ny  mort,  la  mi  fer e  ou  ie  fuis , 
Tant  mon  defajtre  eft  grand ,  nepeuteftre  allégée. 

MiferableVrface,  difoit-il ,  après  s'eftre  tcu 
quelque  temps ,  îufques  à  quand  te  trompera 
ce  vain  efpoir  qui  te  flatte  ?  combien  te  fera-ril 
paffer  encores  deiours  en  celle  cru  elle  miferc  l 


7H  La  II.  partie  d'Ast^ei/ 
Et  combien  te  contraindra- ul  de  conferuer 
cefte  vie  tant  indigne,  &  de  tes  a&ions,  &  de 
ton  courage  ?Toy  qui  as  le  cœur  fi  plein  d'ou- 
trecuidance que  daueirieué  les  yeux  à  l'efpou- 
fe  dvn  Cefar ,  qui  as  eule  courage  pour  la  ven- 
ger &  ton  amour  auffi,  de  tremper  tes  mains 
dans  le  fang  dvn  autre  eri  autre,  en  auras-tu 
maintenant  fi  peu  que  tu  puifle  viure,&  voir 
ta  chère  Eudoxe  entre  les  mains  d'vn  Vandale 
qui  remmené  dans  le  profond  de  l'Afrique ,  & 
pour  triompher  &  pour  faouier,  peut  eftre  fon 
împudicitérO  Dieu .'  comment  foufFrirez-vous 
que  cefte  beauté  qui  veritablemét  ne  doit  eftre 
/inon adorée,  feït  iridignement  la  defpoiiille 
dvn  fi  cruel  barbare  i  Si  l'outrecuidance  de 
l'Empire  Romain  vous  a  defp!eu:fî  les  vices 
de  la  miferable  Italie  vous  ont  offenfé  :  ie  ne 
trouue  pas  eftrange  que  vous  l'ayez  mife  en 
proye  aux  Huns  &  aux  Vandales  3  &  que  Ro- 
me m  èfme  riche  des  defpoiiilles  de  toutes  for- 
tes de  gens;  car  il  eft  bien  raifonnable  quelle 
leur  rende  auec  vfure  ce  qu  elle  leur  a  rauy. 
Mais,  ô  Dieux,  comment  fouffrirez-vous que 
cefte  beauté  qui  eftoit  diuine,  coure  mainte- 
nant la  fortune  des  plus  miferables  chofes  hu- 
maines >  Et  tu  le  fçais,  Vrfacc,.&  tu  las  veu 
deuant  tes  yeux,  ôc  tu  nés  pas  mon.  Et  tu  te 
vantes  encores  d'eftre  ce  mefme  Vrface  Ro- 
main quia eftéaymé  de  cefte  diuine  Eudoxe, 
&:  qui  as  vâgé  &  deliuré  l'Empire  &  celte  belle 


Livre    dix'iismi"  73J 

de  la  tyrannie  de  Maxime?  ah  meurs/  meurs  fi 
tu  veux  que  le  nom  t'en  demeure  auec  raifon , 
&  ce  que  le  regret  n'a  peu  faire  que  ce  fer  le 
fafle  maintenant  3  pour  lauer  par,  ceft  aâe  fc 
gnalé ,  la  honte  d'auoir  furuefeu  là  liberté  d'Eu* 
doxe. 

Cet  effranger  parlcitde  celle  forte  :&  pre- 
nant tout  traniporté  de  fureur  vn  petit  glaiue 
quiluypendoit  à  cofté  de  la  cuifTe,  il  s'en  fut 
donné  3  fans  doute ,  dans  Teftomach  3  fi  vn  fien 
compagnon  accourant  à  temps  ne  luy  euft  re- 
tenu le  bras  qu'il  auoit  efieué  pour  donner  vn 
plus  grand  coup.  Maisiladuint  qu'en  luy  fau- 
liant  la  vie  il  faillit  d'auoir  la  main  couppée. 
CarVrfacefc  fentantpris3  &  ayant  défia  Tef- 
prit  occupé  de  l'opinion  de  la  mortel  le  retira  fi 
promptement3  que  famanche  luy  efchappa,&: 
lamaindeceluy  quieftoit  fuaienu,  coulant  le 
long  ,1e  trenchant  luy  fit  vne  grande  bleflure, 
qui  futcaufe  que  nele  pouuant  plus  retenir  cfe 
ceftemain,  &:  craignant  qu'il  ne  paracheuaft 
fon cruel  defiein ,  îifeiettafur  luy,  luy  difant, 
iamais  Vrface  ne  mourra  fans  Olymbre.Grand 
effeâ  de  l'amitié;  à  ce  nom  d'Olymbre,  ie  vis 
cet  homme  auparauant  fi  tranfporté  reuenir 
toutàcoup  en  luy-mefme3  &  comme  s'il  fut 
tombé  de  quelque  lieu  bien  haut3  il  fembloit 
touteftonnédecequiluy  eftoit  aduenu3  &  de 
ce  qu'ii  voyoit:  en  fin  lors  qu'il  pût  prendre  la 
parole*  Amy  3  dit-il3  hé  quel  démon  contraire 


7}6  La  II.  partie  d'Ajtrei; 
à  mes  defirs  t'a  conduit  en  ce  lieu  efearté  pou- 
m'empefeher  de  fuiure  ,  fi  le  ne  puis  comme 
Vrface,  comme  fon  efprit,  pour  le  moins  fa 
tant  aimée  EudjxerVriac£5iuy  dit-il,  le  Dieu 
qui  prefîde  aux  amitiez  ,  &  non  point  vn  mau- 
uais  démon  ,  eft  caufe  que  îe  te  cherche^  depuis 
trois  îours  ,  non  pour  t'empefeher  de  fuiure 
Eudoxe,fic'eft  ton  contentement,  mais  pour 
t  y  accompagner ,  ne  voulant  fouffrir  que  fi  ton 
Amour  te  faift  faire  ce  cruel  voyage,  mon  ami- 
tié ait  moins  de  pouuoir  a  me  faire  tenir  com- 
pagnie. Et  par  ainfi  fi  tu  veux  acheucr  le  deffein 
que  tu  dis,il  faut  que  tu  faces  refolution  de  met- 
tre premieremét  ce  fer  que  tu  tiens  en  la  mainy 
dans  l'eftomach  de  ton  amy  ,2c  puis  rouge  &c 
fumeux  de  mon  fang,  tu  pourras  exécuter  en 
toy  ce  que  tu  voudras.  Ah:  Oly more, dit-il, que 
tu  me  fais  faire  vne  requefte  dontreffede  eft  in- 
compatible  auec  mon  amitié  :  penfes-tu  que 
ma  main  pût  auoir  la  force  doffencer  l'efto- 
mach  delamy  d'Vrface  ?  me  tiens-tu  pour  fi 
cruel,  que  ie  puiffe  confentir  à  la  mort  de  celuy 
de  qui  la  vie  m'a  toufiours  efté  plus  chère  que  la 
mienne  propres.  Ofte,  oftecela  de  ton  efprit: 
ïamais  cefte  volonté  ne  fera  en  cefte  ame  qui  ta 
ay  mé ,  de  qui  ne  cefferaiamais  de  t  aymer.  Mais 
fi  tu  as  quelque  compaflîon  de  ma  peine ,  par 
noftre  ancienne  &  pure  amitié,  ieteconiurc, 
amy  de  me  laiffer  fortir  de  cefte  mifere  où  ie 
fuis.   ;Eft-il  poilible  ,  refpondit  incontinent 

Olymbrç  , 


Livre  dixiesme'  737 

Olymbre,  que  mon  amitié  eftant  fi  parfai&e 
enuerstoy,  îerecognoiiîela  nennefî défaillan- 
te ?  Tu  n'as  pas  le  courage  de  m' oiîer  la  vie3afin 
que  ie  te  puiffe  fuiure  5  &:  tu  as  bien  la  volonté 
de  te  rauirde  rrioy  ,àfia  que  tu  puifTes  fuiurd 
Eudoxe  ?  Grois-tala  mort  eftre  bien  ou  mal  ? 
Si  c'eftmal  pourquoy  veux -tu  le  donner  a  ce 
«que  tu  fçàis  bien  ,  que  Olymbre  ton  amy  ay- 
me  plus  que  luy-mefme  ?  Sicefl  bien,  pour- 
quoy ne  veux-tu  qu'Olymbre  que  tii  aymes 
participe  a  ce  bien  auec  toy?  Pour  toutes  rai- 
fons,  refpondit  Vrface ,  ie  ne  te  puis  dire  autre 
chofe3iinon,  qu'Olymbre  viura  eternel'iemét, 
s'il  ne  meurt  que  de  la  main  d:Vrface,&que  tii 
me  rendras  vue  extrême  preuue  d'amitié,  de 
melauîer  librement  pafacheuerce  defTein  qui 
feul  peut  effacer  la  honte  d'auoir  furuefcu  à 
mon  bon-lieur.    Et  en  difant  ces  paroles  il 
cffayoit  de  retirer  lé  bras  que  fon  amyluy  te- 
iioit  engage  (bus  le  corps  :  dequoy  m'apperce- 
liant,  bc craignant  que  celuy  qui  eftoit  bleffé 
h'euft  pas  affez  de  force  pour  l'enempefcher, 
ie  mapprochay  doucement  d'eux,  &  prenât 
la  main  d' Vrface  ,  ie  luy  ouuris  les  doigts 
à  force  ,  &  me  faifis  du  glaïue.   Et  parce  que 
l'effort  qu'Olymbre  faifoit  luy  auôir  faicl: per- 
dre beaucoup  de  fang  par  la  bléifeure  de  la 
main  incontinent   après  fe  fentit  défaillir^ 
&  prenant  garde  que  c'eftoit  à  caufe  de  la  perte 
du  fang 5  il  fe  leua  de  deiTusfon  compagnon, 

2..  Pare,  Aaâ 


^8       LÀ  II.  Partie  i>'Astrï£ 

& luy  moaftrant  fa  main;  Amy ,  luy  dit-il ,  tu 
as  faiâ  ce  que  tu  deurois  ,  voila  ie  m'en  vay 
t  attendre  auprès  d'Eudoxe3  bien  -  heureux  de 
ne  te  pas  future  3  puis  que  tu  vouiois  mourir: 
&:  prefque  en  mefme  temps  fe  laiflant  couler 
en  terre  il  s'efuânoiiic  fur  le  fein  de  foh  amy. 
Vrface  preiTé  de  la  crainte  dvnc  telle  perte, 
J'aifla  l'opinion  qu'il  auoit  de  fe  tuer  pour  le 
fecourir ,  &  courant  a  vne  fontaine  qui  eitoit 
près  de  là  en  apporta  de  Teau  fur  fan  chappeau 
pour  luy  letter  au  vifège.    Cependant  par- 
ce que  ie  cognus  bien  que  le  mal  procedoit 
de  la  perte  qu'il  faifoit  de  fon  fang  ,  ie  luy 
liay  la  playe  auec  vn  mouchoir,  y  mettant 
vn  peu  de  mouffe  ,   ne  pouuant  prompte- 
ment  y  trouuer    autre   remède  :  &  ie  n'a- 
uois  encore  acheué   qu'Vrface   reuint  3   qui 
arroufant  le  vifage  de  fon  amy  d'eau  froi- 
de ,  &  l'appellant  à   haute  voix  ,  'par  fon 
nom  ,    le  fit  en  fin  reuenir.    A  louuerture 
de  les  yeux,  Helas.'  dit-il,  amy  pourquoyme 
pappcÛcs-tu  ?  laiile  partir  mon  ame  bien  con- 
tente, &  permets  qu'elle  t'attende  où  tu  veux 
aller ,  &  aye  cefte  créance  d'elle  ie  te  fupplie* 
qu'elle   ne  pouuoit  clore  fes  iours  plus  heu- 
reufement  que  par  ta  main  ,  &  en  te  faifant 
feruice.     Olymbre  ,  dit  Vrface  ,  s'il  faut  que 
tu  partes  pour  venir  auec  moy3il  faut  que  ie  fors 
le  premier:  &  pource  ne  penfe  point  que  mon 
amitié  permette  que  le  paflfage  fok  ouucFt 


LïV  ré    dixiesme]  739 

à  ton  ame  par  ta  main  5  quelle  mefme  Se  auec 
le  mefme  fer  n'ait  chaffé  la  mienne  hors  de 
fon  miierable  feiour.  Et  a  ce  mot  ,  il  cher- 
choit  de  l'œil  où  eftoit  l'arme  que  îe  luy  a- 
uois  oftée,  dont  méprenant  garde,  Nepen- 
k  3  luy  dis-ie  ,  Vrface  ,  de  pouuoir  fatis- 
faire  auec  ce  fer  à  ta  cruelle  délibération  :  le 
Ciel  m'a  enuoyé  icy  pour  te  dire  ,  qu'il  n'y 
a  rien  au  m  onde  de  fi  defefperé  qu'il  nepuifle 
remettre  en  fon  premier  eftat ,  lors  qu'il  luy 
plaira,  &:  pour  te  deffendre  de  ne  point  atten- 
ter fur  la  vie,  nyde  toy  ny  de  tonamy,  car 
c'eft  à  luy  à  qui  elle  eft  3ôc  non  point  à  nous; 
Que  fi  tu  fais  autrement  >  îe  t'annonce  de  la 
part  du  grand  Dieu,  qu'au  lieu  de  fuiure  cefte 
Eudoxe  que  tu  defires  auec  tant  de  paiTion, 
il  te  reléguera  dans  les  obfcures  tenebres,cîi  tant 
s'en  faut  que  tu  ayes  iamais  cefte  veuè  tant  fou- 
haittée ,  qu'au  contraire  il  ne  t'en  laiffera  pas  la 
mémoire  feulement.  le  vous  raconteray lym- 
phe ,  dit  Alexis ,  vn  eftrange  effe£t.  Olympe 
oyant  mes  paroles ,  furpns  de  rauiffemcnt  fe 
voulut  leucr  pour  fe  mettre  à  genoux  dé- 
liant moy:  Mais  la  foiblefle  Ten  empefcha5& 
feulement  me  ioignit  les  mains ,  fe  tournant  de 
moncofié.  Mais  Vrface  fe  profternant  à  mes 
pieds;  O  meflager  du  Ciel  ,  me  dit-il,  que 
ierecognois5foitauxdifcours3foit  à  l'efclat  du 
Vifage ,  me  voicy  preft  3  qu'eftee  que  tu  com- 
mandes ?  lis  vous  prindrent  ,   interrompit 

Aaa   ij 


74Ô  La  IL  partie  d  Astkïï] 
Leonide  pour  Mercure  3  parce  qu'ils  le  reprc= 
fentent  ieune  &  beau  comme  vous  elles.  Il 
eft  vray  3  refpondic  Alexis  ,  qu  ils  me  penfc- 
renc  eftre  Mercure  ou  quelque  meffager  celé- 
fte.  Mais  ie  ne  fçay  pourquoy  ?  tant  y  a  que 
pour  me  preualoir  à  leur  profit  de  cefte  opi- 
nion j  ie  fis  telle  refponfe  à  Vrface  ,  Dieu  ô  Vr- 
face  te  commande,  &  à  toy  aufîIOlymbre,  de. 
viure  &  d'efperer.  Et  à  ce  mot  fortant  de  ma 
poche  vn  petit  cuir  plein  de  vin  5- à  la  façon  des 
Vifîgots  l'en  fis  boire  vn  peu  à  Oly  mbre  :  &  luy 
donnant  la  main  îeluy  dis ,  Debout ,  Oly mbre, 
le  Ciel  te  guérira  bien-toft  de  cefte  blefleure ,  & 
pour  cet  effeâ:,  allons  en  cefte  bourgade  pro- 
chaine ,  car  il  veut  que  les  grâces  qu'il  fait  foienc 
le  plus  fouuent  par  l'entremife  des  hommes, 
afin  d'entretenir  l'amitié  entr'eux,  par  ces  mu- 
tuelles obligations.  Ge  fut  vne  ehofe  eftrangô 
que  l'effe£t  delopinion  en  cet  homme,  puis 
q  ue  penfant  que  ie  folle  enuoy  é  du  Ciel,  &  que 
le  breuuage  que  ie  luy  auois  donné ,  fut  quelque 
chofe  diuin  ,  le  voila  qui  reprit  fes  forces , 
&  fe  mit  à  me  fumre  5  tout  ainfiprefquequc 
s' il  n'euft  point  eu  aucun  mal.  Craignant 
to  utesfois  que  quelques  défaillance  ne  luy  re- 
uint3  ie  me  tournay  vers  Vrface ,  &  luy 
dis ,  Encor  que  le  Ciel  puiiTe  donner  telle 
force  à  voftre  amy  ,  qui  luy  fera  necefTaire, 
fi  n'eft-il  point  hors  de  propos  ,  que  vous 
luy  aidiez  à  marcher.   Car  Dieu  fe  plaîft  >  dlau- 


Livre   dixiesme.'  741 

tant  qu'il  cftbon ,  de  voir  les  effe&s  de  la  bonté 
entre  les  hommes.  A  ce  mot  Vrface  s'ap- 
prochant  de  fon  amy  le  pria  de  s'appuyer 
fur  luy:  De  cette  forte  nous  arnuafmes  à  la 
prochaine  bourgade  3  où  de  fortune  nous 
trouuafmes  vn  Mire  qu'ils  nomment  Chirur- 
gien ?  qui  penfa  la  main  d'01ymbré:&  parce 
qu'il  n'yauoit  rien  de  dangereux  que  de  la  per^ 
te  du  fang,  il  luy  ordonna  de  tenir  le  lift  pour 
quelque  temps. 

Quant  àmoy,  ieme  retiray  en  vn  autre  lo- 
gis 3  eftant  bien  aife  de  leur  auoir  rendu  ce  bon 
office:  encores  que  cela  fut  caufe  que  mondef- 
fein  demeura  imparfait ,  car  le  iour  eftoit 
tant  aduancé  ,  qu'il  n'y  auoit  pas  du  temps 
pour  aller  voir  ces  Montagnes  bruflantes.  Vr- 
face fut  bien  empefché  quand  il  me  vit  partir, 
parce  qu'il  me  vouloit  accompagner  :  &:  tou* 
tesfois  fon  amitié  luy  deffendoit  d'eflongner 
fon  amy  en  cet  cftat.  le  recognus  aifément 
fa  peine,  &  pour  l'en  ofter  ieluy  dis  qu'il  de- 
uoit  demeurer  auprès  de  fon  amy  3  &  que 
Dieu  luy  fçauroit  gré  de  l'aiTiftance  qu'il  luy 
jrçndroir,  Si  ie  ne  l'en  eufie  empefché  3  îe  croy 
qu'il  fe  fufl:  ietté  à  mes  pieds  pour  remerciment: 
Mais  ne  voulant  le  fouffrir  3  îeluy  deffendis,  Se 
incontinent  ie  me  retiray  en  vn  autre  logis. 
Mais  Vrface  m'ayantfuiuy  de  loing,  remarqua 
le  lieu  oùi'eftois  entré,  &:  ayant  feeu  que  fa- 
Wis   demandé  à  loger  3  s'en  retourna  vers 


rr-^l      LA    II.   PARTIE     D'ASTREE, 

[on  amy  pour  laduertir  ,  qu'encores  que  i€ 
futfe  forcy  de  leur  logis,  toutesfois  ie  ne  m'en 
eftois  pas  allé,  efperantpar  ce  moyen  que  ie 
le  reuerrois  encorcs.  Car,  grande  Nmphe, 
ils  auoient  pris  vne  fi  grande  confiance  en 
moy  ,  qu'ils  s'affeuroient ,  auec  mon  aiTiftan- 
ce,  der'auoir  bien  toit  Eudoxe  :  Mais  trouT 
uant  qu'il  s'eftoit  endormy  3  il  reuint  incon- 
tinent où  i'eftois ,  &  voyant  que  ie  prcnois 
mon  repas ,  il  demeura  vn  peu  eftonné.  Si 
n'en  fit-il  point  de  femblant ,  tant  qu'il  vid 
quelques  perfonnes  du  logis  autour  de  moy  : 
mais  quand  la  nappe  fuft  oitée  ,  &  que  nous 
demeurafmes  feuis,  ie  luy  dis  qu'il  ferrait  la 
porte  de  la  chambre  fur  nous:  &  puis  le  fai- 
fant  affeoir ,  quoy  qu'auec  beaucoup  de  pei- 
ne, pour  le  mettre  hors  d'erreur  ,ie  luy  par. 
lay  de  celte  forte.  le  voy  bien  Seigneur  Che- 
ualier,  que  l'affiitancc  que  vous  aucz  eue  de 
moy,  tant  à  propos ,  vous  a  faift  croire-que 
i'eftois  quelque  chofe  plus  qu'homme  ,  &  n'ay 
point  efté  marry  que  vous  ayez  eu  cefts 
créance  ,  afin  de  vous'  deftourner  du  cruel 
&:  furieux  deiîein  que  vous  au;ez,  Mais  à 
cefte  heure  que  la  raifon  a  repris  fa  première 
force  çn  vous ,  ie  ne  veux  pas  que  vous  de- 
meuriez plus  long  temps  deccu.  Sçachez 
donc  que  ie  fuis  Celte  que  vous  appeliez 
Gaulois ,  &  nay  dans  vne  contrée,  dont  les  ha- 
bitant font  nommez  Segufiens  &  Forefien^ 


Livre  dixiesme"  743 
Quelques  occafions  qui  feroient  longues  &: 
inutiles  à  vous  dcfduire  m  ont  fait  forcir  de  ma 
patrie  ,  &  me  contraignent  de  demeurer  en 
celte  Italie,  pour  quelque  temps.  Toutesfois  ie 
tiens  pour  certain  que  ce  ne  fuit  point  fans 
vne  particulière  prouidence  du  Ciel,  que  ie 
fus  conduit  fi  a  proposait  lieu  cù  vous  eftiez, 
puis  qu'il  s'en  efVenfuiuy  vn  (1  bon  effecl:.  le  l'en 
remercie  de  tout  mon  cœur  ,  &  me  femble 
que  vous  en  deuez  faire  de  mefme,  puis  que 
vous  deuez  eftre  tres-affeuré  ,  qu'il  ne  vous 
eufî  point  retiré  de  celle  prochaine  mort,  lî  ce 
n'eulî  eité  pour  faire  de  vous  quelque  chofe, 
ou  à  fa  gloire ,  ou  à  voltre  honneur  &: 
contentement.  le  vy  à  ces  paroles  qu'Vrface 
deuint  pafle,&  changea  deux  ou  trois  fois  de 
couleur,  fe  voyant  deceu  de  rafliftance  diui- 
uine  qu'il  auoit  efperée  :  toutesfois  comme 
homme  de  courage,  après  y  auoir  penfé  quel- 
que temps ;  raduouë,  me  dit-il ,  que  iay  elté 
deceu,  car  vqus  voyant  en  quelque  forte  vertu 
d'autre  façon,  que  nous  ne  fommes,  le  vifa- 
ge  fî  beau  ,  oyant  voltre  voix  plus  douce, 
&\  voltre  parole  fî  graue  ,  &:  de  plus,  eftant 
arriué  prçfque  inuifrplement ,  &  fi  à  propos 
près  de  nous,  il  faut  que  faduoiïë  que  ie  vous 
prinspour  l'vn  des  M^lïagers  du  grand  Dieu, 
mais  puis  que  l'entends  par  voltre  bouche  m  et 
me  que  vous  eltes  mortel  comme  nous ,  ie 
ne  yeux  pas  laifler  de  croire  pour  cela  ,  quç 

Aaa   un 


5*44  La  II.  partie  d'Astre e^ 
vousnefoyezenuoyé  de  luy  pour  luy  confes- 
uer  la  vie  de  deux  fidèles  feruiteurs.  Et  quoy 
que  par  la  première  opinion  que  Tauois  eue 
de  vous ,  îe  me  fuffe  incontinent  figuré  des 
aflïftances  extraordinaires  du  Çiei  ,  ie  n'en 
veux  pas  pour  cela  perdre  Fefperance  entière- 
ment, puis  que  par  la  rencontre  que  nous  a- 
uons  faicre  de  vous  ,  il  eit  împoffible  de  nier 
que  ce  ne  foit  vn  foin  particulier ,  que  quel- 
que grand  Dieu  ,  ou  grand  démon  ,  pour  le 
moins  a  delaconferuationdenoftrevie.  N'en 
doutez  point ,  luy  dis-ie  ,  ny  que  vous  ne  foyez 
referuez  à  quelque  meilleure  fortune  ,  puis 
qu'ils  vous  ont  retirez  d'vn  danger  fi  apparent  : 
car  ils  ne  font  ïamais  rien  que  pour  noftre 
mieux  :  &  parce  que  ie  fuis  eftranger  ,  de  du 
tout  ignorant  de  la  fortune  que  vous  regret- 
fez,  ce  meferoit  vn  grand  plaifîr  de  l'oiïyr  de 
voltre  bouche  afin  que  ie  feeuffe  pour  le  moins, 
pour  qui  les  Dieux  m  ont'  faict  viure  celte  iour- 
née.  Alors  aucc  vn  grand  foufpir  il  me  refpon- 
dit  de  cette  forte.  Le  Ciel  me  puniroit  auec 
raifon,  comme  vningrat,fi  ie  refufois  à  celuy 
qui  m'a  conferuc  la  vie,  de  luy  raconter  quel 
rn  a  efté  le  cours,  & lentrefuirte.  Et  pour  ce 
ie  fatisferay  à  voftre  curiofité ,  auec  promefTe 
toutefois  que  vous  tiédrez  fecret  ce  que  ie  vous 
en  diray  ,  car  eftant  defcouuert ,  il  pourroit 
efire  caufe  de  la  perte  de  cette  vie,  que  nous 
pouuons  dire  que  vous  nous  auez  conferué.  Et 


Livre    dixiesme^  74? 

luy  en  ayant  donné  toute  laffeurance  qu'il 
voulut ,  il  continua  de  cette  forte. 

Alexis  vouloit  continuer  fon  difcours5&  ra- 
conter tout  au  long  ce  qu  Vrfaceluy  a\ioit  dit, 
Mais  Adamas  furuenant  l'en  empcfcha.  Car 
Leonide  &  elle  furent  contraintes  de  fe  leucr, 
&  luy  rendre  1  honneur  qu'elles  luy  deuoient, 
&  le  fagc  Druide  les  prenant  chacune  d'vnc 
main  commença  de  fe  promener  par  vne  allée 
qui ,  encores  que  couuerte  du  Soleil,  ne  laiffoit 
d'auoirvne  belle  veue  ducoftédu  bois  d'Ifou- 
re  :&  cependant  qu'ils  difeouroient  de  diuer- 
fes  chofesj  on  les  vint  aduertir  que  Syluie  cftoit 
arriuee,  &:  qu  elle  eftoit  défia  entrée  dans  la 
maifon,  Alexis  fit  difficulté  de  fe  biffer  voir  à 
elle,  depeurd'eftre  recognuë:  Mais  en  fin  fe 
reffouuenant  combien  cette  Nymphe  auoit 
défia  contribué  du  fien5  pour  le  fortir  de  la  pei- 
pe  où  il  eftoit  au  Palais  d'Ifoure  3  elle  creut 
qu'elle  ne feroit  pas  changée.  Toutefois  Ada- 
mas ne  fut  pas  d'auis  qu'elle  fe  laiffàft  voir,  crai- 
gnant que  la  ieuneffe  de  la  Nymphe,  &  les  fa- 
ueurs  qu'il  auoit  feeu  que  Galathée  luy  faifoit, 
depuis  que  fa  niepee  n'eftoit  plus  auprès  d  el- 
le3  ne  la  fiffent  parler  plus  qu'elle  ne  deuroit.  Et 
il  vouloit  de  force  tenir  cette  affaire  fecrette , 
que  s'il  euft  pû3  il  fe  la  fut  cachée  à  luy-mefme, 
Il  commande  donc  à  Leonide  daller  trouuer 
fa  compagne,&  fur  tout  ne  luy  parler  de  Cela- 
don.quc  fi  elle  demandoit  de  voir  Alexis.qu'el- 


j^6     La  II.  partie    d' Astre e.' 

le  luy  dit  3 qu'ils  eftoient  empefchez  enfemblej 
pour  quelques  affaires  de  leurs  charges,  &  offi- 
ces :&queftantrefoluë  de  retourner  bien-  tofi 
vers  lesCarnuteSj&paracheuer  fonterme^elle 
ne  fe  laifibit  voir  que  le  moins  qu  elle  pouuoit. 
JLeonides'en  alla  donc  de  cette  forte  bien  in- 
ftruite  trouuer  Siluie3à  laquelle  elle  donna  d'a- 
bord tant  de  baifers^ôr  fit  tant  d'embra(femen$ 
qu'il  fembloit  quelles  ne  fe  fuffentveuës  de 
plus  d Vn  an  :  &  après  ces  premiers  accueils ,  ôc 
que  pour  fe  gratifier  IVne  l'autre,  elles  fe  forent 
affeurees quelles  ne  s'eftoient  iamais  veuës  fi 
belles;&  que  Siluie  euft  dit  à  fa  compagne ,  que 
les  champs  ne  luy  auoicnt  point  gafté  fon  beau 
teint,&que  Leonideluy  euft  reproché,  quelle 
ne  monftroit  pas  d'auoir  beaucoup  de  regret  de 
ne  la  voir  plus,&qiie  le  tracas  de  la  Court  ne  la 
trauailloitguiere,puisqu  elleauoit  vn  meilleur 
vifage  3  encores  que  quand  elle  la  laifla,  elles 
s'attirent  efloignees  de  chacun,&lors  Siluie  luy 
parla  de  cette  forte. 


Livre    dixiesme.  747 

SYI'TTE     DE 

L'HISTOIRE 

DE   LINDAMOR. 

Ncores,  ma  fœur,  qu'il  ne  me 
faille  point  de  fu-biecT:  pour  mç 
conuicr  de  vous  venir  voir,  fi- 
non  le  feul  defîr  que  l'en  ay.fi  vous 
diray-ie  qu'a  ce  coup  ce  qui  m'a  conduit  icy3 
n'eft  pas  cecte  feule  volonté  >  car  cdl  pour  con- 
férer auec  vous ,  &  iî  vous  le  trouuez  bon  3  auec 
AdamasauiïijdVneaffaireque  l'ay  luge  eftre 
à  propos  de  vous  faire  fçauoir,  parce  que  Gala- 
thee  &c  nous  en  pouuons  receuoir  beaucoup  de 
contentement,  ou  beaucoup  dedefplaifir.  S  ca- 
chez donc  ma  fœur ,  que  Fleunal  eft  reuenu  du 
lieu  où  vous  l'auiez  enuoyé  ,  &  qu'il  a  rapporté 
des  lettres  de  Lindamor.  H  fut  bien  eftonné 
quand  il  ne  vous  trouua  plus  à  Marcilly  ,&  vou- 
lut venir  îcy,  mais  de  fortune  Galathee  fe  prit 
garde  qu'il  parloit  à  moy  :  &  foupçonnant  que 
vous  me  Feuliez  enuoyé  3  car  elle  fçauok  le 
voyage  que  vous  luy  auiez  commandé  de  fai- 
re, elle  l'appella3&:  luy  demanda  d'où  il  venoit, 
&quec'eiî:  qu'il  me  vouîoit.  Luy  qui  penfoit 
bien  faire,  fansdefguifer  chofe  du  monde  luy 
fit  refponfe  qu'il  venoit  de  trpuuer  Lindamor, 


74*  La  II.  partie  d'Astree,1 
&  en mefme  temps  luy  prefenta  les  lettres  qu'il 
enauoit:  Et  elle  luy  ayant  demandé  qui  luy 
auoit  fait  faire  ce  voyage,  il  refpondit  que  ç  a- 
uoit  efté  vous,  depuis  que  nous  ef  lions  au  Palais 
d'Ifoure.  Galathee alors fe tournant  à  moyen 
pliant  les  efpaules.  Voyez,  dit-elle,  qu'elle  efl 
l'humeur  de  voftre  compagne  >  £V  refufant  les 
lettres  3  luy  commanda  de  me  les  donner  pour 
vous  les  enuoyer.Et  puis  fe  re  tirant  en  fa  cham- 
bre,car  de  fortune  elle  venoit  de  fe  promener , 
elle  me  commarjda  dç  la  fuiure.  Cela  fut  caufe 
que ie  ne  peus  dueautre  choie  à  Fleurial,  finon 
prenant fes lettres,  qu'il  m'attendift  en  ce  lieu, 
iufques  à  ce  que  l'euiTe  parlé  à  la  Nymphe. 
Aufïî-toft  qu'elle  fut  en  fon  cabinet,  &  qu'elle 
vit  que  i'eftois  feule.  Que  vous  femble^me  dit- 
elle,  de  voftre  compagne?  n'eft-elle  pas  refo- 
luë  de  me  rendre  tous  les  defplaifirs  qu  elle 
pourra  ?  Madame,  luy  refpondis-ie ,  ie  ne  fçay 
que  dire  fur  cela,  il  faut  parler  à  elle  pour  fça- 
uoirquelfubietelleenaeu,  &  quel  a  eftç  foa 
deflein. le  le fçay , répliqua t'elle^mieux quelle 
ne  le  vêus  dira ,  car  elle  ne  vous  confefferapas 
la  vérité,  &ie  me  doute  bien  de  ce  qui  eneil. 
Elle  adonné  aduis  à  Lindamor  que  i'aymois 
Céladon.  Seroit-il  poffible,  Madame,  refpon- 
dis-ie, qu'elle  euft  pris  la  peine  de  luy  eferire 
ces  nouuelles  de  fi  loin,  &  ayant  à  faire  vn  che- 
min fi  dangereux  ?  Voyons,  me  dit-elle,  les 
lettres  de  Lindamor^  de  vous  cognoiftre?  c^ue 


Livre  dixïesmé-  ^49 

knementsmoint.Etlorsrne  les  oftant  d'encre 
les  mains,  elle  rompit  le  cachet  &  les  leut:  la 
première  qu'elle  rencontre  fut  celle  qui  s'ad- 
dreffoic  à  vous3&  parce  que  îe  les  ay  apportées, 
nous  ks  pourrons  lire ,  &  mettant  la  main  dans 
fa  poche,  elle  en  tira  le  paquet  ouuert,  adon- 
nant à  Leonîde  la  lettre  qui  saddreflbit  à  elle 
vit  quelle  eftoit  telle. 


LETTRE    DE    LINDAMOR 
a    Leonîde. 

VOus  croye^  que  maprefence  me  fera  utile, 
&  te  penje  quanfii  fera  ielle,  mais  par 
vnmoyenbien  différent  de  celuy  que  vous  atten- 
dez, 5  elle  me  profitera  fans  doute ,  en  deux  fortes, 
tvne  en  me  fortant  de  la  miferable  vie  ou  it 
fuis y méfiant  impofible de  voir  vn tel  change- 
ment en  ma  Dame  ,fans  mourir,  Et  l'autre  en 
me  faifant  prendre  vengeance  de  celuy  qui  eji 
caufe  de  mon  mal.  Jurant  par  tous  les  Dieux 
quelefangde  ce  perfide  efila  feule  fatisfacJion 
que  iepuis  receuoirivnefi grade  offence.  Ieferay 
pour  ce  fuj  envers  vous  dans  le  temps  que  ce  por- 
teur vous  dira:  cependant  fi  vous  le  trouueZ  k 
propos ,  fait  es  voir  à  ma  Dame  la  lettre  que  ieluy 
efcrisy  attendant  que  la  fin  de  ma  vie^  deuancee 
de  la  mort  de  ce  mefehant  luy  rende  tefmoignage* 


jrjo    La  IL  Partie    d'Ast&ï^ 
qut ie nepouuois  future  ïarnitïc  quelle  mmoit 
promise ,  ny  mourir  aufii  fans  en  tirer  ven- 
geance* 

Voicy,  me  dit-elle ,  continua  Siluie,  ce  que 
i'ay  toufiours  le  plus  redouté ,  l'imprudence  de 
Leonide ,  ou  pluftoft  fa  malice  eft  fi  grande 
qu'elle  a  déclaré  à  Lindamor  laminé  que  ie 
porte  à  Céladon ,  &  ce  rapport  eft  caufe  qu'il  le 
veut  tuer.  Faymerois  mieux  la  mort,  quefi  ce 
Berger  auoit  le  moindre  mal  du  moude  a  mon 
eccafion,  &  il  né  faut  point  douter  que  ccft  ou- 
trecuidénelefaiTepourmedefplaire,  &  Dieu 
fçait  combien  il  le  pourroit  outrager  facile- 
ment, puis. que  le  pauure  Berger  ny  penfe 
point  3  &  qu'outre  cela  il  n  a  point  d'autres  ar- 
mes ,  que  fa  houlette.  Il  faut  bien  dire ,  que  c'eft 
vne  grande  malice  que  la  fienne,  de  procurer 
lamortaceluyquine  luy  fit  ïamais  defplaifin 
le  croy  que  ceil  la  rage, car  elle  layme,  & 
voyant  qu'il  n'a  tenu  compte  d'elle  elle  vou- 
droit  qu  îifut  mort.  Madame,  luy  refpondis-ie, 
ie  ne  croy  pas  que  ma  compagne  ait  fait  cette 
faute,  mais  pluftoft  vne  plus  grande:  car  lifant 
ce  que  Lindamor  luy  efcnt,ie  ne  penfe  pas 
qu'il  vueille  parler  de  Céladon,  maisdePolc- 
mas:  car  à  quelle  occafion  nommeroit-il  Cela- 
don  perfide  ?  Et  pourquoy ,  interrompit  elle 
incontinent, pluftoft  Polemas?  parce,  Mada- 
me, luy  dis-ie,  quelle  luy  aura  faift  fçauok 


Livre    dixiêsme?  jp 

l'artifice  donc  il  a  vfé  de  ce  faux  Druide.  Et 
quoy  Siluic,  me  dit  elle  enfe  mocquant  de 
moy:  vous  croyez  encores  que  Leonide  vous 
air  dit  vray  f  ne  cognoiffez  vous  pas  que  ce  fut 
vne  menterie  qu'elle  inueiita  pour  me  diftrairc 
deCeladon3afindelepo(Tedertoutefeule/Or 
ie  vous  apprens,fi  vous  ne  le  fçauèz  ,  qu  elle  en 
cftoit  tellement  amoureufe  ,  qu'elle  ne  pou- 
uoit  prefque  fouffnr  que  ie  le  regardafTe:  & 
fi  elle  euft  eu  autant  de  puiffance  fur  moy  3  que 
i'en  ay  fur  elle,ô  qu'elle  m'euft  bien  empefché 
de  n'entrer  ïamais  en  lieu  où  il  euft  efté.'  Ec 
quoy  m'amie,  vous  n'auez  point  pris  garde  à 
fes  adtiôs ,  &  comme  lors  qu  elle  le  voy oit, elle 
lemangeoitdes  yeux,  s'il  faut  dire  ainfî,  ne  le 
pouuant  afTez  regarder  :  Et  s'ennuyoit  telle- 
ment de  nous  voir  auprès  de  luy  qu'elle  en 
mourait  de  ialoufie.  le  vous  afifeure  'que  i'ay 
quelquefois  pafie  mon  temps  à  confiderer  les 
diuerfes  pallions  qu'elle  refîentoit.Iela  voyois 
maintenant  toute  en  feu5  &  puis  incontinent 
deuenir  pafle,  &fans  couleur.  Quelquefois  il 
n'y  auoit  à  parler  que  pour  elle ,  &  puis  tout  à 
coup  elle  fe  taifoit  de  forte  qu'il  fembloit  qu'on, 
luy  euft  ofté  la  voix ,  ou  la  langue.  le  l'ay  fi  fou- 
uent  furprife  qu'elle  auoit  les  yeux  fur  luy, 
qu'en  fin  ie  ne  prenois  plus  la  peine  de  la  regar- 
der :  mais  feulement  me  moquois  d'elle  quand 
ie  la  voyois  en  cette  extafe3tel  fe  peut  nommer 
(on  rauiifement.  Et  penfant  de  m'en  retirer -du 


ff£      La  II.  Partie   d'Astree/ 

tout,  clic  fit  cette  belle  inuention  dont  vous 
auezouy  parlera-mais  cela  cftauiTi  peu  vray  que 
la  plus  grande  fauffeté  qui  fut  iamais.  A  ce  mot 
elle  prit  l'autre  lettre  qui  s'âddreilbit  à  elle, que 
vous  pourrez  lire,  dit  Siluie,  la  prefentant  à 
Leonide  3qui  la  prenant  trouuâ  quelle  eftoit 
telle. 


LETTRE   DELINDAMOR 
a    Galathee. 

\FISque  ce  malheureux  ejloignement  outre 
'[honneur de  vofire prefence ,  me  rauit  celuy 
de  vos  bonnes  grâces ,  le  proîejte  que  ie  ne  veux 
plus  viure  que  pour  vous  rendre  preuue  que  ie 
mérite  mieux  ce  que  vous  m  auez  promis ,  queéle 
perfide  qui  ejlcaufede  ma  dijgrace.que  silfalloit 
obtenir  le  bien  que  ie  regrette  par  amour,  ou  par 
armes ,  &  non  par  artifice,  71e  croyez,  point  que  ce 
mefehant  ofafty  afyirer ,  tant  que  ieferois  en  vie. 
Il  aduouera  bien  tofi  ce  que  te  dis ,  ou  Cejpee  quil  a 
défia  rejfentie ,  luy  oftera  à  ce  coup  la  vie ,  que  ie 
ne  luy  laiffay  que  trop  maïheureufement ,  pour  ce 
mijerable&  infortuné  Lindamor. 

Quand  Leonide  euftleu  cette  lctrEeJcmaf- 
feure  5  dit -elle  3  mafeeur,  que  Galathee  a  bien 
recogneu  que  Ton  tant  aymé  Céladon ,  n'eitoit 
point  en. danger  de  perdre  la  vie  par  mon 

moyen, 


Livre    dixiesme."  y^ 

îHoyert,  queceftpluftoft  cetraiftre  Polemas 
qui  cft  caufe  de  toute  noftre  peine:  &c  iepne 
Hefus  qu'il  le  puniffe  par  les  armes ,  ou  Tara- 
mis  par  le  foudre  5  &  qu'en  fin  par  la  grâce  de 
Tautares,  Madame  cognoiffe  que  ie  n'ay  poinc 
menty  quand  ie  luy  ay  raconté  la  mefehan- 
ceté  de  Climanthe  3  &  de  ce  cauteleux  amant  ; 
car  tout  ce  que  ie  luy  en  ay  dit ,  cil  aufli  vérita- 
ble, que  iedefîre  le  Guy  de  l'an  neuf  m'eftre 
falutaire5ôdiiementsqueie  ne  puiiTe  iamais 
affifter  au  facrifice  du  pain  &  du  vin,  ny  baifer 
laferped'ordontle  Guy  cette  année  fera  al> 
batu  :  Bref  ma  fœur,  ie  le  vous  iure  par  tous 
les  ferments  qui  nous  font  plus  fain dis  &  fa- 
crez  :  de  quoy  que  ie  ne  me  foucie  guiere  de 
retourner  à  Marcilly ,  tant  quelle  fera  de  cette 
humeur  3  fi  ferois-ie  bien  aife  qu'à  toutes  les 
occafions  qm  fe  prefenteront ,  vous  fifiiez  tout 
ce  qui  fe  peut  pour  l'ofter  de  Terreur  où  elle  eft: 
non  point  pour  autre  fubiet  que  pour  ne  luy 
laiffervnefimauuaife  impreffion  de  moy  qui 
tie  veux  pas  à  la  vérité  viure  3  ny  enDruide3ny 
en  Veftale,  mais  ouy  bien  en  fille  de  ma  condi- 
tion,^ fans  reproche.  Mafoeur,  refponditSit- 
uie  :  il  ne  faut  point  que  vous  m'affeuriez  auec 
plus  de  ferments  de  la  fineffe  de  Polemas,  ie 
lay  creuë ,  dés  la  première  fois  que  vous  m'en 
parlaftes3  tant  pour  vous  croire  véritable,  que 
pour  ne  douter  point  de  l'efprit  de  Polemas3ny 
delà  volonté,  parla  cognoiflance  des  chofes 
£.  Part,  B  b  h 


7f4  La  II.  partie  dAsuee.' 
qu'il  auoit  défia  faites  pour  ce  fubiet.  Etdeucz 
croire  qui  toutes  les  occafions  qui  fe  preten- 
teront  le  ne  fulliray  point  de  periuader  la  véri- 
té à  la  Ni mphe,  comme  iufquesicy  ie  n'en  ay 
laiffé  paffervne  feulle,  fansmy  eftrc  effayé 
Mais  il  ne  faut  point  que  ie  vous  flatte  en  cela:, 
ie  n'efpere  pas  que  mes  paroles  ny  mes  perfua- 
fions  y  puiilent  beaucoup  faire ,  iufques  à  ce 
que  fon  efprit  ny  foit  préparé  d'autre  forte ,  ce 
qui  peut  eitre  aduiendratrop  tard  fi  Dieu  ne 
nous  enuoye  quelque  moyen  inefperé:  car  ie 
vois  bien  que  Polemasa  vn  mauuais  defTein, 
&  qu'il  ne  le  couure  que  pour  la  crainte  qu'il 
a  de  Clidaman,  &:  de  Lindamor,  qu'il  fçait 
eftre  armez,  &:  tant  aimez  du  Roy  Childenc; 
qui  ayant  fuccedé  à  ce  grand  Merouee  >  a 
prisvne  fî  particulière  amitié  a  Clidaman,  à 
Lindamor  3  mais  plus  encor  à  Guiemens  qu'il 
ne  peut  eftre  fans  eux.  Et  Po'emas  qui  eft  fin 
&  ruzéjcraint  que  s'il  entreprend  quelque  nou- 
ueauté,  ce  Franc  ne  les  afTiire  5  &  par  -fa  force 
ne  ruine  tous  fes  deiTeins.  Mais  pour  laiiTer 
ces  affaires  d'eftat  3  qui  doiucnt  eftre  demefiees 
par  de  plus  capables  perfonnes  que  nous ,  ie 
vous  diray,  ma  fœur ,  que  quand  Galathee  euft 
leueeque  Lindamor  luy  efcriuoit,  elle  fut  fi 
aife  de  voir  que  Céladon  ne  couroit  point  de 
fortune,  que  la  moitié  de  fa  colère  fut  paiTce.  Et 
bien  ,  luy  dis-ie,  Madame,  nayie  pas  bien  de- 
uiné  que  Lindamor  voulait  parler  de  Poiemas? 


Livre    dixiesmé^  7^ 

Vous  auez  raifon,  me  dit-elle,  &i'aduoùequc 
i'ay  à  ce  coup  accufé  à  tort  Leonide ,  mais  la 
eompalTion  que  iauôis  de  ce  pauure  Berger, 
qui  a  la  vérité  ne  peut  mes  de  tout  cecy3  me  fai* 
(oit  tenir  ce  langage.  Madame ,  contmuay  -  1e, 
faites  moy  [honneur  de  croire  que  Leonide  ne 
vous  rendra  ïamais  du  defplaifîr  àfon  efciét,  de 
quecognoiilant  bien  que  vous  n'aimez  nulle- 
ment Polemas,  elle  a  quelque  raifon  de  deiircr 
queLindamorparuienne  a  l'honneur  qui! re- 
cherche en  vos  bonnes  grâces  pour  le  paren- 
tage  qui  e(t  entre  elle  &  luy.  Car  vous  fçauez, 
Madame5que  Lindamor  eft  de  ceft  illufîre  fang 
deLauieu,  &  elledeceluy  de  Feur,  qui  de  iî 
longtemps  ont  eu  tant  d'alliances  enfemble, 
qu'il  femble  que  ces  deux  races  ne  fontqu'v- 
ne.  Et  au  contraire,  il  y  a  toufîours  eu  tauc 
d'inimitié  entre  celle  de  Surieu  3  &  celles-cy , 
que  fi  elle  tafche  defloigner  Polemas  du  bien 
qu'il  prétend  ,  vous  deuez  l'en  exeufer  3  puis 
qu'elle  y  a  vn  fi  grand  întereft.  le  fçauois  bien  3 
rëfpondit  Galathee,  qu'il  y  auoit  eu  de  gran- 
des inimitiez  entre  ceux  de  Lauieu3&  de  Su- 
rieu, &  depuis  le  combat  de  Lindamor  &  de 
Polemas  3  qu'il  n'y  auoit  eu  guiere  d'amitié  en- 
tre eux,  quoy  que  Polemas  n'en  aie  rien  feeu 
que  par  foupçon.  Mais  k  ne  fçauois  point  le 
fubiect  que  Leonide  auoit  de  fauorifer  Linda- 
mor, &i'aduoùe  qu'elle  a  raifon  3  d'autant  que 
chacun  doit  defirer  que  le  lieu  dont  il  tire  fon 

Bbbi) 


7y£  La  IL  partie  d'Astrîe; 
origine  foit  le  plus  îiluftre  qu'il  fe  peut.  Et  fi  ié 
l'euffe  fceu  pluftoft  5  ie  n'euffe  pas  «ouué  fi 
mauuais  la  protection  qu'elle  a  toufîours  prife 
de  Lindamor3  foit  contre  celuy  dont  nous 
parlons,  foit  contre  Céladon,  qui  à  la  vérité  a 
cité  tant  opiniaftre  quelquefois  que  l'ay  eu 
fubiet  de  croire  qu'il  y  auoit  de  I'amour5&:  non 
pas  delà  haine.  Mais  maintenant  que  ie  confi- 
dere  ce  que  vous  dites ,  ie  veux  croire  qu'A  da- 
mas a  fait  efchapper  Céladon  3  afin  que  Linda- 
mor  qui  eft  fon  parent  comme  vous  dites ,  par- 
uint  à  ce  qu'il  defire,  6c  ie  penfe  bien  que  Leo- 
mde  n'y  a  pas  nuy  pour  ce  mefme  fubieft. 
Toutesfois  ie  luy  pardonne  pour  cette  confide- 
ration^mefme  n'ayant  rien  mandé  à  Linda- 
mor  de  tout  ce  qui  s'eft  paffé  en  mon  Palais  d  I- 
foure.  Et  faut  que  nous  fartions,  continua  t'elle, 
vnecontre-ruze  par  fon  moyen  5  &  fans  qu'elle 
s'en  doute.  AcemotSiluiefe  teuft,  &  laiifant 
fon  premier  difeours  peu  après  reprit  de  cette 
forte.  Voyez-vous,mafœur,  ie  ne  vous  cache 
nen3parce  que  noftre  amitié  me  lecommande 
ainfij  mais  iï  vous  me  defcouuriez,  ie  ferois  rui- 
nee3ceitpourquoy  ievousfupplie  de  n'en  faire 
iamais  femblant,  Faymcrois  mieux  >  refpondit 
Leonide,  ne  parler  iamais  que  fi  l'auoisfait  cet- 
te faute.  Sçachez  donc,  continua  Siluie,  que 
Galathee  après  auoir  quelque  temps  penfé  en 
ellc-mefme;me  dit  en  fin  Voyez  vous  Siluie.  le 
fuis  infiniment  empefehec  de  ces  deux  hora- 


7  Livre    dixiesme.  757 

mes,  ieveuxdiredeLindamor,&dePolemas, 
&fautqueievousaduotk  queceluy  qui  m'en 
defîeroit,  m'obligeroit infiniment  :  carie  fcay 
bien,qu'ilsne  tailleront  ïamais  en  paix  Cela- 
don  auprès  de moy,c'eit pourquoy  ie  voudrois 
bien  eiïayer  de  me  depefcher  de  l'vn  par  le 
moyen  de  l'autre,  ce  que  nous  pouuons  faire 
par  l'entremife  de  Leonide,  a  laquelle  il  faut 
que  vous  confeillez  qu'elle  doit  aduertir  Lin- 
damor  de  tout  ce  qu'elle  dit  de  Climanthe  &: 
de  luy,  mais  qu'elle  fe  garde  bien  d'y  embrouil- 
ler Céladon  ,  &:  vous  luy  pourrez  dire  afin  de 
luy  en  ©4kr  la  volonté  queie  n'ay  plus  de  mé- 
moire de  luy ,  &  que  la  prefence  de  Lmdamor 
qui  eit Cheualier  de  tant  de  mérites,  me  fera 
bien  oublier  ce  Berger  entièrement,  par  ce 
qu'où  Lindamor  me  deffera  de  Polemas,ou  ce- 
tui-cy  de  l'autre,  &  par  ainfi  l'en  feray  defehar- 
gec  à  moitié,  de  peut  eftre  du  tout,  fi  ma  bonne 
fortune  veut  qu'en  mefme  temps  l'vn  me  def- 
face  de  l'autre.  le  ne  voudrois  pas  que  ce  fut  par 
leur  mort ,  mais  pluftoft  par  quelque  autre 
moyen,&  toutefois  iemefens  fi  fort  importu- 
tuneed'eux,&  l'ayme  deforteCeladon,ques'it 
nefe  peut  autrement,  i'yconfentirav,pourueu 
que  ie  n'y  mette  point  la  main,  &:  que  l'on  ne 
(cache  que  cela  vienne  de  moy.  I'aduoùe,.ma 
feeur,  qu  oyant  ces  paroles,ie  demeuray  eflon- 
fiée,  &merefolus  de  vous  en  aduertir,  non  o?s 
pour  vous  donner  volonté  de  faire  ce  qu'il  dit, 

B  b  qj 


7) 8  La  II.  partie  d'A srk. 1 1\ 
mais  au  contraire  pour  y  pouruoir.  le  refpon- 
dis  donc  donc  à  la  Nymphe  qu'auant  que  de 
fa  ire  de/Tein  fur  ce  qu'elle  difoit,  il  failloit  fça- 
uoirdeFieunalen  quel  temps  Lindamor  luy 
auoit  dit  qu'il  viendroit.  Ce  quelle  trouua  à 
proposa  me  commanda  de  l'appeller  :  ce  que 
ieds,  mais  auant  que  de  le  faire  parler  à  elle5ie 
luy  dis  qu'il  fe  gardait  bien  de  dire  à  Galathee 
le  temps  que  Lindamor  deuoit  venir  5  ny  le 
lieu  où  il  fe  deuoit  trouuer,  &:  que  ii  elle  luy  de- 
mandons il  diit  qu'il  reuiendroit  beaucoup  plus 
tard  qu'il  ne  vous  mandoir.  Encor  qu'il  foit 
d'alTez  peu  d'efprit,  fî  eft-ce  qu'il  creutee  que  îc 
luy  en  dis.,  &  lors  qu'il  fuit  deuant  elle  3  il  men- 
toitfîaiTeurement  que  Galathee  le  creut.  Et 
parce  qu'elle  a  trouué  à  propos  que  ie  fois  ve- 
nue vers  vousj  pour  commencer  de  vous  con- 
uier  d'eferire  à  Liadamor,  ou  pour  le  moins  de 
luy  faire  fçauoir  ce  que  Polemas  a  fait  contre 
luy  :  l'ay  penfé  qu'il  citoit  bon  d'amener  Fleu- 
rial  pour  vous  dire  plusau  long  ce  que  Linda- 
mor vous  mande,  &  qu'il  ne  ma  point  vou'u 
dire,  mais  il  craint  que  vous  foyez  en  colère 
contre  luy,  pour  la  faute  qu'il  a  faite  de  donner 
fes  lettres  à  Galathee,&  de  luy  auoir  dit  le  fub* 
iet  de  fon  voyage  :  iî  bien  qu'il  ne  s'ofeprefen- 
ter  deuant  vous.  Il  mefemble  qu'encor  qu'il  ait 
faiily,  il  ne  le  faut  pas  toutesfois  rudoyer  de 
forte  qu'il  perde  la  volonté  de  paracheuer:  caï 
deuantqu'vn autre  en  feeuft  autant  que  luy^ 


Livre   dixiïsme!  759 

nous  perdrions  beaucoup  de  temps,&  à  l'auan- 
tureneferoit-ilpas  mieux.  Vous  auez  raifon, 
rcfpondit  Leonide,  &:  peut-dire  n'a-t'il  pas  fait 
tant  de  mal  qu'il  femblc  3  puis  que  Galathee  a 
leu  lalettre  de  Lin  dam  01*  3  que  (ans  doute  elle 
eufl  fait  difficulté  de  voir,  &  que  l'euiTeeité 
bien  empefehee  de  luy  prefenter  pour  eflrc 
bannie  de  faprefence  comme  îe  fuis.  Vous  le 
deuez  donc  afTeurer  que  îc  n'en  fuis  point  mar- 
rie 5  qu'au  contraire,  il  a  fort  bien  raicl,  mais 
qu'il  n'y  retourne  plus,  car  peut  eftre  vne  autre 
fois,  il  ne  feroit  pas  à  propos.  Syluie  fortant  de 
îa  ralle  3  fit  appeller  Fleurial ,  auquel  elle  fit  en- 
tendre tout  ce  que  vous  auez  feeu,  &  puis  le 
conduitversLeonidequiluy  fit  vn  fort  bon  vi- 
fage,  &  l'afTeura  de  ce  que  fa  côpagne  luy  auoit 
dit3&  luy  demandant  particulièrement  lefuc- 
cez  defon  voyage,  il  commença  de  cette  force. 
I'ay  eu  crainte d'auoir failly,  Madame 3  ainii 
que  vousa  peu  dire  Siluie3quei'auois  fuppliee 
de  vous  faire  des  exeufes,  comme  celle  qui  a 
veu  en  quelle  forte  le  tout  s'eftpaffé:  mais  puis 
que  Dieu  mercy ,  il  eft  aduenu  autrement,  l'en 
fuis  très.  aife,&  m'en  refiouïs  comme  du  plus 
grand  bien  qui  me  puiiTe  arriuer  3  ayant  voilé 
tant  deferuiceà  Lindamor,  que  s'il recegn oit 
en  moy  quelque  faute  d'efprit,ie  fçay  bien  pc  1  r 
le  moins  qu'il  n'en  trouuera  ïamais  de  fidélité, 
ny  d'affection.  Cela  fut  caufe  qu'au  fil-  toit  que 
vous  me  commandâtes  de  l'aller  trouuer,  iele 

Bbb  m) 


j6o  La  IL  fâ  rtie  d'Astre  je, 
Bs  auec  toute  la  plus  grande  diligence  qu'il  me 
fut  poiTible ,  &  arriuay  en  vne  ville  qui  s'appel- 
le Paris3où  Merouee  demeuroit  pour  lors,  eftât 
de  retour  du  païs  des  Neuftriens  :  cette  vill  e  eft 
aiTife  dans  vne  Iile  fî  petite  que  les  murailles 
font  continuellement  lauees  de  la  riuierequi 
fcnuironne  de  tous  coftez,  de  forte  que  Ion  n'y 
fçauroit  aller  que  par  des  ponts.  Aufïi-toft  qu'il 
me  vîitie  remarquay  bien  afon  vifage  vne  gra- 
de altération:  mais  d'autant  qu'il  eitoit  au  lift, 
&qu'il  y  auoit  quantité  de  perfonnes  auprès  de 
luy, ilne  peut  parler  à  moy ,  ny  me  demander 
l'occafiondemon  voyage  :  mais  lors  qu'il  fue 
feul3ilmefitappeller  ,  &  me  demandant  quel 
fubiet  m  auoit  amené ,  ieluy  dis  qu'il  le  verroit 
par  voftre  lettre  :  &  riy  en  a  t'il  point  5  dit-il  in- 
continent, de  celle  de  Madame?  vousfçaurez 
tout ,  luy  refpondis-ie  5par  cette  lettre.  Il  chan- 
gea de  couleur  quand  ie  luy  tins  ce  langage^ 
croyant  bien  qu'il  y  euft  du  changement  :  mais 
quand  il  euiî  leu  ce  que  vous  luy  efcriuiez,  ic  ne 
vis  jamais  vn  homme  fî  efionné.  le  ne  fçay 
quant  a  moy  ce  qu'il  y  auoit  dans  ce  papier, 
mais  il  faillit  de  luy  ofterlavie.  IemereÂbu- 
uicndray  bien  3  dit  Leonide,  des  mefm es  paro- 
les: car  il  y  en  auoit  fort  peu ,  &  veux ,  ma  feeur, 
que  vous  les  oyez3afin  dit  elle5s'approchant  de 
fonoreille,que  vouspuiiTiezlesdire  à  Galatee 
s'il  cil:  neceftaire.  Il  n'y  auoit  que  ce  que  ie  vous 
vay  dire,&  lors  fe  reculant  elle  dit  tout  haut. 


Livre   dixiesm^  761 

LETTRE 

DE     LEONIDE     A     LlNDAMOR. 

/  autrefois  vous  aue7  deu  efierer  en  ?noy , 
ie  vous  dis  maintenant  que  vous  deuc7 
remettre  toute  vofire  efierance  en  vous-mefme  <, 
non  pas  que  taye  diminué  de  bonne  volonté  en- 
vers vous ,  mais  farce  que  les  artifices  de  Fole- 
mas^ont  efié  tels  qu  ils  m  ont  0  fié  tout  fournir  de 
vous  fer  uir.  Vos  affaires  font  en  fi  mauuais  ter- 
me ,  quil  ri  y  a  point  d'apparence  de  falutfivous 
ne  reuenez,  promptemcnt.  le  ne  puis  Vous  en 
dire  dauantage  que  ce  ne  foit débouche  ,n "e fiant 
f  as  a  propos  qù autre  que  vous  entende  ce  a  quoy 
tout  feul  vous  pouuez*  remédier. 

Vous  luy  donniez,  dit  Syluie,  l'alarme  bien 
chaude ,  &:  ne  m'eftonne  plus  quil  ait  changé 
de  couleur,  car  cette  nouuelle  eftoit  bien  affez 
fafcheufe  pour  luy  caufer  de  femblables  efFe£ts. 
Que  pouuois-ie,  dit  Leonide3luy  efcrire  moins  \ 
ft'eftoit-il  pas  vray  ?  Quant  à  moyie  nefceus 
iamais  mentir  ,  mais  moins  a  mes  amis  :  &à 
ceux  qui  fe  fiét  en  moy  qu'a  tous  les  autres.  Vos 
paroles ,  reprit  alors  Fleurial,  ne  demeurèrent 
pas  fans  eflPecc.  De  fortune  il  n'y  auoit  perfon- 
ne  auprès  de  luy  comme  ie  vous  ay  dit  y  finon 


yét  La  II.  partie  dAstree, 
vn  ieune  homme  qui  le  feruoiten  la  chambre. 
Il  euttantdepuiflancefur  fa  douleur  qu'il  re- 
tint les  plaintes  iufquesàce  qu'il  eut  comman- 
dé à  ce  ieune  homme  3  &àmjy  de  nous  reti- 
rer dans  fa  garderobbe5attendant  qu'il  nous  ap- 
pcllat  :  &faifant  tirer  le  rideau,  il  fe  mit  à  fouf- 
pirerfîhaut,  que  nous  l'entendions  quelque- 
fois ,  encor  que  la  porte  fut  fer  m  ée  :  le  m'en  qu  is 
alors  quel  eftoit  le  mal  qui  le  retenoit  dans  le 
lia 5 & ie feeus que ceftoient des blefleures  qu'il 
auoit  eues  en  vne  rencontre  3  où  les  Neuftriens 
auoient  efté  deffiuâs  par  la  valeur  de  C'ila- 
man&  de  Lindamor-.&  parce  que  i'eftois  eu" 
rieux  de  fçauoir  comme  le  tout  s'eftoit  pafîe* 
prenant  la  parole  il  me  parla  de  cefte  forte . 

le  croy  Fleunal,  me  dit-il ,  (  car  il  fçauoit  mon 
nom  m'ayant  veu  bien  fouuent  dans  les  iar- 
dins  de  Monbrifon  3  &  dans  le  logis  mefme 
de  fon  maiftre,  lors  que  vous  m'y  enuoyezj 
que  tu  as  ouy  dire  les  batailles  qui  ont  efté  ga- 
gnées fur  les  Neultriens  parle  Roy ,  auec  l'afli- 
f tance  toutesfois  de  Clidaman  &  de  mon  mai- 
ftre.Ie  m'affaire  auffi  que  tu  as  ouy  parler  d'vnc 
Dame  (il  me  la  nomma  bien,  dit-il,  s'addref- 
fant  à  Leonide ,  mais  i'en  ay  oublié  le  nom  )  qui 
s'habillât  en  homme  auoitfuiuy  d'vn  pays  qui 
eftde  là  la  mer  vn  Neuftrien  qu'elle  aymoit,  & 
qui  reffembloit  tant  à  Ligdamon,  qu'eftant  pris 
pour  luy  5  il  mourut  ne  voulant  point  efpoufer 
vne  femme ,  pour  qui  celuy-là  s'eiloit  battu ,  U 


Livre    dixiesme.*  7^ 

âuoit  tué  vn  homme,  pour  le  meurtre  duquel 
eftant  banny  ,il  s'enfuie  en  ce  pais  que  ie  ne  fçay 
nommer  :  &  depuis  reuenant  fut  pris  par  vn 
parent  du  mort.  Et  fans  cette  Dame  dont  ie  te 
pari  c,  il  eut  efté  remis  entre  les  mains  de  lalu- 
ffice,  mais  elle  combattit  pour  luy,  &  fe  mie 
en  prifon  pour  l'en  fortir. 

Ce  difeours  embrouillé  de  Fleurial,  fit  rire 
IcsNimphes,  encores  que  Siluie,  pour  la  me» 
moiredeLigdamon,en  euft  peu  de  volonté, 
&  Leonide.pour  luy  aider  luy  dit.  Tu  veux 
parler  3  Fleunai  de  iabeile  Melandre.  Il  eït  vray, 
interrompit- il  ,  ceftainfi  qu'elle fe  nomme:  dz 
deLydias ,  commua  la  Nymphe,  qui  fut  rete- 
nu à  Calais  par  Lypandas,  à  caufe  de  la  mort 
d'Aronte?  Ce  font  ceux-là  mefme,  dit  Fleu- 
nai j  en  frappant  d'vne  main  contre  l'autre: 
mais  ie  ne  pouuois  me  fouuenir  de  leurs  noms, 
&pourueu  que  vous  m'aidiez  vn  peu,  l'ache- 
ueray  bien  de  vous  raconter  tout  ce  qu'il  me 
dicl  Or  cette  Dame  continua-ul  5fut  caufe  que 
Calais  fut  pris  par  les  Francs ,  &:  Lipandas  (  ie  ne 
fçay  fi  ie  dis  bien  fon  nom  )  fut  mis  prifonnier, 
QuantaMellandre  qui  eftoitdans  vn  cachot, 
aufîl  toit  qu'elle  fut  deliuree  elle  s'en  alla  fans 
parler  à  Lydias,  ayant  opinion ,  félon  ce  qu  elle 
en  auoit  oiïy  dire,  que  Ligdamon  qui  eftoit 
entre  les  mains  des  ennemis,  fut  Lidias ,  amh 
que  chacun  luy  difoit.  Au ffi  toit  que  Lidias  feeut 
le  départ  de  celte  Dame5  il  fe  mit  après ,  fans  rç- 


7^4  La  II.  partie  d'Astml 
douter  la  rigueur  des  ennemis,  ny  de  laluftice: 
Mais  Lipandas  qui  eftoit  dans  vne  prifon3ayant 
fceu  qu'il  auoit  tenu  vne  femme  pnfonnierc, 
&  qu'il  auoit  combattu  contre  elle  3  deuint  tant 
amoureux  de  Mellandre,  qu'il  ne  ceffa  depour- 
fuiure  fa  deliurance,  rufquesàce  qu'il  fut  mis 
en  liberté ,  &foudain  pnnt  le  chemin  de  la  ville 
où  elle  eftoit  allée,  dont  i'ay  oublié  le  nom  pour 
eftre  fort  eftrange.  N'eft-ce  point  Rothomage, 
dit  Leonide  ?  c  eft  celle-là  mefme ,  dit  Fleunal: 
O  Dieu  l  que  ie  vous  raconterois  de  bel]  es  cho- 
fes ,  fi  l'auois  vne  auiTi  bonne  mémoire  :  tant  y 
a  que  le  fils  du  Roy,  ayant  eu  quelque  aduer- 
tifTcment  3  s'en  alla  attendre  les  ennemis ,  &  les 
deffit  après  vn  fi  long  côbat ,  où  Lindamor  fut 
blcfle ,  de  forte  quïhie  pouuoit  fortir  du  lict. 
Vrayement,  refpondit Leonide,  tuéslemeil- 
leur  raconteur  des  chofes  que  l'on  t'a  dictes  qui 
fepuiflfetrouuercn  toute  cette  contrée.  Or  di- 
nouslerefte,  &fitu  t'en  acquittes  aufli  bien, 
nous  ferons  fort  fatisfai&es  de  ton  bien  dire.Fay 
vne  mémoire,  dit-il ,  qui  ne  me  fert  pas  fi  bien 
que  ie  voudrois ,  &  ayme  mieux  ne  dire  pas 
plufieurs  chofes ,  que  de  mentir. 

Or  ce  pendant  que  ce  îeune  homme  me  ra- 
contait ces  chofes ,  Lindamor  foufpiroit  &  par- 
loit  quelquefois  ,  mais  il  m'efloit  impofïïble 
d'oiïyr  ces  paroles  ,  parce  que  la  porte  eftoit 
fermée  ;  en  fin  i'oii;s  qu'il  m'appella  ,  &  &ns 
ouunr  les  rideaux ,  il  me  dit  ;  le  veux  Fleunal, 


Livre    dixiesmï]  76) 

que  tu  partes  demain ,  &  ie  te  deuancerois  fi  ie 
n'auois  les  deux  cuiffes  percées  qui  m'empef- 
chentdepouuoirfoufFrir  le  chenal  ,  mais  ie  te 
fuiuraybien-toft,&:disàLeonideque  ie  m'en 
iray  defcendre chez Adamas ,  puis  quelle  m'a 
acquis  fon  amitié  ,  de  que  ce  fera  dans  vingt 
niu&s  fi  pour  le  moins  mes  blefTeures  me  le 
permettent  3-  &à  ce  mot  me  commandant  de 
m  aller  repofer  5  ie  fus  bien  eftonné  que  la  nuiét 
mefme  on  me  dicT:  que  Ton  l'auoit  tenu  deux  ou 
trois  fois  pour  mort  3  &  que  ks  playes  eftoient 
tellement  changées ,  qu'il  eftoit  en  grand  dan- 
ger de  fa  viele  crois  que  les  nouuelles  que  vous 
luy  auiez  efcntcs5  en  furent  caufe ,  tant  y  a  qu'il 
fut  longuement  en  cet  eftat  3  &  ne  peus  partir 
d'vne  lune  après,  que  s'eftant  confolé  ou  pris 
quelque  refolution ,  fon  mal  ne  fut  plus  fi  dan- 
gereux. Outre  les  blefTeures  3  il  auoit  eu  vne  fi 
fafcheufe  fièvre,  qu'il  refuoit  prefque  ordinai- 
rement, &nommoit  à  tous  coups  Galathée, 
Leonide,  &Polemas,  méfiant  parmy  des  pro- 
pos d'amour  ,de'vengeance5&  de  mort.  Il  re- 
uint  en  fin  en  fanté  :  mais  encore  qu'il  fut  en  cet 
efht,  fine  pouuoit-ilfortir  du  lift,  de  les  Mires 
luy  dirent  que  de  quinze  nuifts  pour  le  moins 
ilnefçauroit  fortirde  la  chambre:  cela  fut  cau- 
fe qu'il  me  defpcfcha  ,&  me  dit,  que  dans  le  di- 
xiefmedelalune  fumante  5  il  feroiticy ,  &me 
donna  les  lettres  que  vous  auez  veuës,  me  corn* 
mandant  de  vous- dire  beaucoup  de  belles  pa- 


j&6      La  II.  partie  d'Asthe^ 
rôles,  qui n'eiîoient  que  des  rcmerciemens  >  & 
defquels  ie  vous  aduoue,  Madame  3  que  fay 
perdu  entièrement  la  mémoire. 

Les  Nymphes  ne  peurent  s'empefcher  de 
rireoyans  iedifeours  deFleurialr,  &  les  effeêcs 
de  fa  bonne  mémoire  :  Et  parce  qu  elles  vou- 
loient  parler  enfemble,  elles  luy  commandè- 
rent de  forcir  &:  d'an  rendre  que  Siluic  s'en  re- 
tournait ,  &  fur  tout  qu'il  fe  gardait  bien  de  dire 
à  peifonne  que  Lindamor  deuil  reuenir:&  eftâs 
demeurées  feules  5  elles  refolurent  de  dire  tout 
ouuertemét  à  Galathée ,  la  vérité  de  ce  voyage, 
efperant  que  peut-eflre  le  mérite  de  Lindamor 
laferoit  reueniràibn  deuoir:  mais  de  luy  ca- 
cher en  toute  façon  le  temps  de  fon  retour ,  de 
peurqueiielîelefçauoit,  elle  n'en  donnât  ad- 
uis  à  Polemas ,  non  pas  pour  amitié  qu'elle  luy 
portât:  mais  feulementafin  qu'il  fe  tint  fur  fes 
gardes,  &  qu'il  fit  vne  telle  deffence  que  Linda- 
mor la  voulant  tuer  3  ils  y  demeuraifent  tous 
deux ,  ou  bien  que  luy  difant  le  deifein  &  l'en- 
treprife  de  Lindamor  ,  il  demandât  le  camp, 
&  qu'ils  y  mouruiTent ,  dequoy  les  paroles  de  la 
Nymphe  les  mettoient  en  foupçon.  Ayant 
donc  fai£t  ce  deiTein,  Siluie  fut  d'aduis  de  fe 
communiquer  au  fage  Adamas,  à  fin  d'en  fça- 
uoir  fon  opinion  :  mais  Leonide  luy  dit,  qu  elle 
luy  en  parleroit  à  loiiîr ,  &quà  cefle  heure  il 
cftoitempefchéauec  fa  fille.  Et  ne  laverray-ie 
point, dit  Siluie ,11  fera  bien  mal-aifé,  dit  Léo- 


Livre     dixiesme?  j6j 

nidc,  pour  ce  coup,  car  ils  font  infiniment  cm- 
pcfchez3  àcaufe  qu'il  n'y aplusqu'vne  lune,  ou 
enuiron  d  îcy  au  lour  que  l'avTemblée  des  Druy- 
desfefai&àDreux,  &  ie  croy  que  pour  cette 
année  mon  oncle  s'en  veut  exempter  à  caufe  de 
fa  fîile3  qu'il  feroit  contrainct  de  ramener  ,  de  la 
prefencede  laquelle  il  veut  ioiiyr  le  plus  long 
temps  qu'il  luy  fera  poflible.  Toutesfois  fî  vous 
voulez ,  ie  ne  laifTeray  pas  de  les  en  faire  aducr- 
dr , car  ie fçay  bien  qu'ils auront  vn  très-grand 
plaifir  de  vous  voir.  Ilne  faut  pas  3  dit  Siluie,  ic 
fuis  bien  aife  qu'Adamas  fe  refolue  de  demeu- 
rer cette  année ,  car  fa  prefence  nous  fera  peut- 
eitre  plus  neceiTaire  que  nous  ne  penfons:Il  ne 
faut  point  les  de/tourner  3  &  me  fuffit  de  fça- 
uoir  qu'ils  fe  pottent  bien ,  &:  après  quelques 
autres  difcoursSiluie  prit  congé  3  &  fe  retira  à 
Marcilly ,  où  Galathée  lattendoit  en  bonne  de- 
uotion,pour  le  defîr  quelle  auoit  d'entendre 
le  difeours  que  Leonide  &:  elle  auoient  tenus,& 
fur  tout  apprendre  des  nouuelles  de  Céladon, 
s  aflèurant  bien  que  Leonide  en  auroit  ;  Mais 
quand  elle  fçeuft  que  le  Berger  n'eftoit  point  en 
fon  hameau  3  &que  perfonne  ne  fçauoit  où  il 
eftoit,elle  demeura  fort  empefehée,  ne fçachant 
dequoy  aceufer  Leonide ,  car  elle  penfoit  bien 
que  fi  le  Berger  fe  fut  fauué  par  fon  aduis3  elle 
neuft  pas  permis  qu'il  fut  forty  hors  delà  con- 
trée :&  après  auoir  quelque  temps  fongé  en  el- 
le-rnefmc  3  elle  dit ,  Peut  élire  en  fin  fera-t'il 


j6%   La  II.  partie   d'Astreé, 
vray  queLeonide  n'eft  point  coulpable  du  dé- 
part de  Céladon  puisqu'il  s'en  eft  allé  de  cette 
forte? le croy  véritablement,  refpondit  Siluie, 
quelle n a  iamais  penfé  à  faire  fortir  du  Palais 
d'Ifoure,&:  félon  que  ie  luy  en  ay  oùy  parler, 
ie  refpondrois  en  cela  ptefque  autant  pour  elle 
que  pour  moy.  Mais  fi  ce  n'eft  point  elle,reprint 
Galathée,  pourquoy  n'euft-elle  pas  voulu  reue- 
nir  quand  vous  luy  auez  mandé  de  ma  part? 
Madame  5  dit  Siluie,  me  permettrez-vous  de 
vous  dire  franchement  la  refponfe  quelle  m'a 
fài&e  ?  le  ne  le  vous  permets  pas  feulement , 
adioufta  laNymphe,  mais  ie  le  vous  comman- 
de.   Scachez-donc,  Madame ,  continua  Siluie, 
qu'après  auoir  yeu  malettre,elle  me  refpôndit, 
Qj/elle  recognoifïbit  bien  l'honneur  que  ce 
luy  eftoit  de  vous  faire  feruice3&  puis  encores 
d'eftre  près  de  voftre  perfonne,  n'ignorant  pas 
que  nous  fommes  toutes  obligées  par  la  nature 
&par  vos  mérites,  à  vous  donner,  &  noftre 
peine  ,&:  noftre  vie,  mais  quand  elle  confide- 
roit  les  eftranges  opinions  que  vous  auiezcori- 
ceuês  contre  elle,  &  le  mauuais  traittement  que 
pour  fes  opinions  elle  auoitreceu  de  vous ,  elle 
aymoit  mieux  s'efloigner  de  voftre  prefence, 
que  d'eftre  en  danger  de  receuoir  encores  Va 
mauuais  vifage ,  &:  vn  congé  auec  fi  peu  de  fub- 
iec~L    Qujen  cefte  refolution  elle  fe  forçoit  in- 
finiement ,  &  l'inclination  qu'elle  auoit  d'eftre 
touiîours  auprès  de  voftre  perfonne ,  mais 

quelle 


Livre    dixîesmê,  769 

quelle  aimoit  mieux  fupporter  cette  peine  en 
particulier ,  que  d'élire  la  fable  de  toute  la  cour: 
QuVne  fille  n'auoit  tien  de  fî  cher  que  la  ré- 
putation 3  &:  que  les  foupçons  que  vous  auiez 
d'elle  depuis  quelques   lunes  3  l'ofFençoient 
de  forte  qu'elle  donnoit  à  parler  à  chacun 
à  fon  dtfauantage.    Quelle     recherchèrent: 
toufîours  l'honneur  de  vos  bonnes  grâces  par 
tous  les  fermées  qu'elle  vous  pourrait  rendre, 
mais   elle  vous  fupplioit   très  -  humblement 
de  trouuer  bon  qu'elle  ne  reuint  plus  3  &  à 
cette  fois  que  îe  luy  en  parlay  ,  elle  m'a  fait 
encores  la   mefme  rcfponfe  ,  &  a  adioufté 
tant   de  fermens  ,  que  ce  qu'elle  vous  auoit 
dit  de  Polemas  &  de  Climante3  eftoit  vérita- 
ble, qiul  faut  que  l'aduouë  que  l'en  crois  quel- 
que chofe,    Pcnfez-vous  ,  dit  Galathee  $  que 
celapuiffe  eftre  ?  Madame  3  refpondit  Siluie3  ie 
n'y  vois  rien  d'impoiTïble,car  il  eft  bien  cer- 
tain que  Polemas  vous  ayme ,  &:  qu'il  a  bien  af- 
fez  de  finefle  pour  inuenter  cet  artifice,  &  ce 
qui  me  le  fai£t  mieux  croire  3  c'elt  que  leiour 
que  vous  trouuaftes  Geladon  ;  Polemas  fut  veu 
tout  feul  au  mefme  lieu3  s'y  promenant  fort 
long  temps3&:  môftrant  bien  qu'il  y  auoit  quel- 
que deflein  :  Et  comment  le  fçauez-vous  :  dit  la 
Nimphe  3  le  l'ay  appris  3  dit  Siluie3  de  plufieuf  s 
perfonnes,  parce  que  depuis  que  ma  compa- 
gne m'eut  raconté  ce  quelle  vous  auoit  die,  ôc 
voyant  la  doute  en  quoy  vous  en  citiez,  ie 
2.  Par  t.  G  ce 


j-?o  La  IL  partie  d'Astrëè.' 
fus  cuneufe  d'en  defcouunr  la  venté  3  &  m'en- 
querant  en  quel  lieu  efloit  Polemas,  ce  iour- 
la3  îe  fceus  au  commencement  qu'il  n'ellcit 
point  à  Marcilly  :  &:  depuis  recherchant  la 
vérité  de  plus  presse  defcouury  qu'il  cftoit  par- 
ty  de  Feurs  , n'ayant  qu  vn  homme  en  fa  com- 
pagnie que  perfonne  ne  cognoiflbit  3  auquel 
îl  faifoit  des  carefîes  extraordinaires  :Et  en  fin 
l'ay  fceu  de  pluiïeurs3  que  ceux  qui  cherchoisnt 
Céladon 3 le  long  de  Lignon,  trouuerent  Po- 
lemastout  feul,  qui  fe  promenoit  au  mefmc 
lieu  où  vous  trouuaites  le  Berger.  Vraycment, 
dit  Galathée  ,  ce  que  vous  me  racontez  me  met 
bien  en  peine,  Se  s'il  eft  vray,  il  ne  faut  point 
douter  que  Tay  eu  tort  de  traicter  Leonide 
commei'ay  faiû,  car  l'ay  penfé  iufques  icyque 
c'eftoit  vne  pure  mentene.  Madame,  refpon- 
dit  Siluic  3  ie  vous  affeureray  bien  que  c'eft  la 
venté  que  Polemas  fut  long  temps  fur  le  lieu, 
&  que  depuis  on  l'y  a  veu  plufîeurs  iours  Cui^ 
uans  fans  compagnie,  iugez ce  qu'il  y  pouuoit 
attendre.  Il  faut  aduoùer  >  dit  Galathée  3  que  . 
véritablement  Polemas  eft  mefehant ,  èc  que  iï 
i'en  puis  defcouurir  la  vérité,  ie  l'en  feray  bien 
repentir  :  cependant  ie  veux  que  vous  difpofïez 
Leonide  à  reuenir,  de  que  vous  l'afleunez  que 
ie  l'ay meray  pourueu  qu'elle  viuc,&  auec  moy, 
&  auec  vous  comme  elle  doit. 

D'autre  cofté  Leonide  ,  auflî  toft  que  fa 
compagne  fut  partie,  retourna  vers  A  damas, 


Livre    dixiesme.7  7jr 

&luy  raconta  vne  partie  des  nouuelles  qu'elle 
luyauoitdittes,  cachant  auec  fineflece  qu'elle 
crût  qu'il  pourroit  trouuer  mauuais,  &  parce 
qu'il  eftoit  heure  de  difner  :  le  Druyde,  Ale- 
xis ,  &  elle  fe  retirèrent  au  petit  pas  dans  le 
togis. 


Ce 


c  n 


77Î 


L   E 

VNZIESME     LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

partie     d'Astre  e. 


Ovze  ou  quinze  iours  s'c- 
ftoient  paflez  depuis  qu'Alexis 
auoit  laifle  fa  tnfte  demeure,  & 
défia  la  plus  part  des  voifirts 
auoit  vifité  Adamas  5  quand 
on  Taduertic  que  quelques  Bergers  defiroient 
déparier  à  luy  3  &:  qu'entre  les  autres ,  il  yen 
auoit  vn  nommé  Licidas.  A  ce  nom  de  Li- 
cidas  ,  Alexis  treffaillit  de  forte  qu  Adamas 
s'en  prit  garde  3  &  de  peur  que  Paris  n'en  fit  de 
mefme0  il  luy  commanda  d'aller  feauoir  qui 
c'eftoit.  Il  prit  de  bon  cœur  cette  commif- 
fion  ,  pour  l'amitié  qu'il  portoit  à  Diane  ; 
Cependant  Adamas  Rapprochant  d'Alexis, 
l'ay  peur  ,  luy  dit-il ,  ma  fille  ,  que  la  haine 
que  vous  portez  à  ce  frère  5  ne  defcouure  ce 
que  nous  voulons  tenir  fi  caché.    Il  m'a  eftç 

Ccc    îij 


774  La  IL  partie  d'As  tk  !î! 
impolTible,  refpondit-elle ,  de  ne  me  laiffè^ 
furprendre  à  cette  nouuelle  fî  peu  attendue. 
Et  fi  vous  le  trouuiez  à  propos  >  îe  me  reti- 
reras dans  cette  chambre  voifine  mfques  à 
ce  que  ces  Bergers  s'en  fuffent  retournez,  afin 
d  euiter  le  danger  qu'il  y  a  que  ie  me  def- 
couure.  Il  ne  le  faut  pas  faire ,  dit  A  damas, 
car  fans  doute  ils  viennent  îcy  en  partie  pour 
vous  voir,  &  ne  faut  penfer  qu'ils  n'enayent 
demandé  des  nouuelles  à  Paris,  aufîi-toft 
qu'ils  l'ont  veu:  outre  que  nous  le? mettrions 
luy-mefme  en  vne  grande  doute.  Alexis  ne 
répliqua  rien  ,  parce  qu'elle  oûyt  parler  Lici- 
das  au  bas  de  l'cfcalier  ,  &  peu  après  toute  la 
trouppe  entra  dans  la  falc  ,  où  le  Druide  les 
receutauecdesdemonftrations  d'amitié  extra- 
ordinaires. Ceux  qui  eftoient  les  plus  appa- 
rens,  c'eftoientDiamis,  oncle  de  Diane,  Pho- 
cion  oncle  d'Aftrée, Licidas, Siluandre, Corî- 
das ,  Amidor ,  &  bien  que  Thircis ,  ny  Hilas  ne 
fuffent  point  de  cette  contrée,  fînelaifferent- 
ils  d'afTïïter  ces  B  ergers  en  ce  deuoir ,  tant  à  eau- 
fe  de  l'amitié  qu'ils  luy  portoient ,  que  pour 
auoir  défia  fejourné  trois  ou  quatre  mois  en  leur 
hameau 

Phocion  au  nom  de  tonsles  autres ,  afféura  le 
Druide  de  leur  bonne  volonté,&  du  defir  qu'ils 
auoient  de  luy  faire  feruice,  &  puis  luy  dir,  que 
deux  occasions  particulièrement  les  condui- 
sent vers  luy,  l'vne  pour  fe  relioùir  du  con- 


'L  I V  R  E   V'N  Z  I  E  S  M  H  77c 

tentëment  qu'il  auoit  de  rcuoir  Alexis  5  pîuftof  t 
de  en  meilleure  famé  qu'il  n'auojt  efpcré  ,  &: 
l'autre  pour  l'aduertir  qu'il  auoit  pieu  au  grand 
Theutates  leur  enuoyer  kGuy  dans  les  boc- 
cages  de  leur  hameau  3  &  qu'ils  venbient  le 
fupplier  de  vouloir  félon  leur  couituine,  pren- 
dre la  peine  de  faire  le  Sacrifice  des  actions 
de  grâces.  Lors  le  Vacie  s'auançant  3  C'eft 
vnechofe  cftrange,  dit-il3  Seigneur,  que  celle 
que  ie  vous  vay  raconter.  Dans  ce  Boccage 
facré  a  Hefus ,  Taramis ,  Belenus ,  noftre  grand 
Theutates3  i'ay  trouué  des  chofes  merueiileu- 
fes  en  cherchant  le  Guy ,  pour  l'an  neuf. pre- 
mièrement vn  temple  de  petits  coudres  ,  & 
deieunes  chefnes,  tellement  pliez  &  appuyez 
fur  vn  grand  arbre  qui  eftau  milieu ,  qu'ils  font 
vne  voûte  afTez  fpacieufe  pour  y  contenir  vne 
grande  quantité  de  perfonnes:  ôc  dans  le  mi- 
lieu il  y  a  des  gazons  en  forme  d'autel^  fur  les- 
quels on  voit  vn  tableau  qui  reprefente  l'a- 
mitié réciproque  3  auec  des  vers  où  font  ef- 
crites  les  douze  Tables  des  loix  d'Amour. 
Plus  en  là  nous  rencontrafmesvn  autre  Tem- 
ple dédié  à  la  DeeiTe  Aftrée.  O  Seigneur, 
combien  eft-il  myftericux  !  Il  y  a  deux  autels, 
.dont  le  principal  eftfai&en  triangle,  appuyé 
contre  vn  chefne  le  plus  merueilleux  qui  fut 
iamais  :  car  n'ayant  qu'vn  tige ,  il  fe  fepare 
en  trois  branches  efgales,  &:  peu  après  les  re- 
loint  toutes  trois  enfemble  dans  vne  mefme 

G  ce    ii) 


jy-6      La  II.  Partie  dAstree. 

çCcorcc  3  de  telle  façon  qu'elles  ne  font  plus 
qu'vn  feul  tronc ,  qui  s'eileuant  plus  que  ic 
ne  fçaurois  dire  par  deflus  les  autres  arbres 
du  boccage  ,  a  elle  eileu  de  Theutates  pour 
ion  arbre  bien  -  aymé  ,  &  pour  nous  en  don- 
ner cognoiiTance  ,  nous  y  auons  troutié  le 
Guy  falutaire  ,  ii  beau  ,  &  fi  bien  nourry , 
qu'il  n'y  en  a  point  dans  la  contrée  de  tel, 
au  rapport  de  tous  les  Varies.  Et  fans  men- 
tir le  nom  du  grand  Theutates,  qui  eft  graué 
en  fon  tronc ,  &  celuy  de  Hefus  5  Tharamis  ,& 
Belenus,qui  font  aux  trois  branches  auec  les 
autres  merueilles  qui  fe  voient  en  ce  lieu  ,  font 
bien  cognoiftre  que  Dieu  s'y  ayme,&  qu'il  veut 
y  eftre  adoré. 

Ainfi  difeouroit  le  Varie,  &  raçontoit  au 
Druide  vnechofe  qu'il  fçauoit  mieux  queluy, 
comme  en  ayant  efté  l'inuenteur.  C'eftoit  la 
couftume  des  Gaulois,  de  chercher  vne  lune 
auancle  fixiefme  de  celle  de  Juillet  ,  par  toute 
la  contrée,  le  chefne  qui  auoit  le  plus  beau  Guy, 
&  en  faire  rapport  au  grand  Druide,  afin  que 
le  îour  qu'il  deuoit  eftre  cueilly  l'arTemblée  fe 
fit  dan  s  le  hameau  3  où  il  s' eftoit  rencontré.  Et 
pour  cet  effecl,tous  les  Vacies  s'aiTembloient^&r 
ftiiuoient  tous  les  boccages  facrez,  &  choifif- 
ibientle  plus  beau,  &  le  marquaient.  Et  parce 
qu'ils  eftim  oient  que  c'eftoit  vn  figne  d'eftre  ay- 
mez  de  Dieu,  que  de  le  trouuer  dâs les  boccages 
quidépcndoientde  leur  hameau,  pour  luy  en 


Livre  vnziesmî-  777 

rendre gracejls  fouloient  faire  vn  facrifice  par- 
ticulier ,  ou  le  grand  Druide  affifioit  pour  peu 
qu'il  les  voulue  fauorifer.  Et  d'autant  que  Ada- 
mas  aimoit  infiniment  ceux- y,  outre  le  deiïem 
qu'il auoit  pour  Alexis,  du  contentement  du- 
quel ilpenfoitquelefien  dépendit:  ainfi qu'il 
auok  feeu  par  l'oracle.  Il  leur  promit  d'y  aller 
quand  le  Vacie  le  viendroit  aduertir.  Les  Ber- 
gers le  remercièrent  auec  les  plus  honneftes  pa- 
roles qui  leur  furent  poflîbles.  Encores,dit-il  en 
faufilant,  que  i'aye  quelque  occasion  de  me 
douloir  des  Bergères  de  voftre  hameau,  que  ie 
puis  dire  eftre  les  feules  qui  ne  me  font  point 
venu  vifiter ,  &  fe  refiouïr  auec  moy,  depuis 
l'heureux  retour  de  ma  fille  ,fi  ne  veux-iepour 
cela  laifler  de  donner  cognoifïance,  qu'il  n'y  en 
a  point  en  toute  la  contrée  que  l'effime  plus 
quelles.  Paris  qui  vouloit  exeufer  faMaiftreffe 
auec  les  autres  :  Mon  pere,refpondit-il  3  ne  leur 
en  fçachez  point  tnauuais  gré,  car  ie  vous  afTeu- 
re  que  ie  les  ay  veuës  s'en  exeufer  elles  mefmes, 
&  faire  refolution  de  venit  voir  ma  fecur:  Mais 
la  maladie  d'Aftree,qui  tfeft  point  allez  grande 
pour  la  retenir  au  li£t ,  nyaffez  petite  pour  luy 
permettre  devenir  fi  loing,  les  en  a  empef- 
chees,parce  qu'elles  ne  vouloient  point  y  venir 
fans  elle:  Si  cela  eftvray ,  refpondit  Adamas, 
ie  reçois  cette  exeufe  :  Mais  s'il  11'elt  pas ,  ie  fuis 
vn  peu  en  colère;  Phocion  prenant  la  parole  :  Il 
eft  vray ,  adioufta-t'il,  que  ma  Niepce  depuis 


.77^  La  IL  partie  d  Astree," 
quelques  lunes  fe  trouue  mal,  &:  que  depuis  dix 
ou  douze  nuicts  5  elle  sabbat  plus  que  de  cou- 
tume ,mais  ie  crois  que  pour  la  guérir  il  la  faut 
marier  :  Vous  y  deunez  fonger,  dit  Adamas, 
car  elle  commence  d'en  auoir  l'aage.  Elle  a,  dit 
Phocion,  la  moitié  dVn  fiecle,  &  trente  fix  lu- 
nes ,  ou  enuironD&i'efpere  de  la  loger  bien- 
toft  s'il  plaid  à  Dieu. 

Cependant  qu'  Adamas  parloit  de  cette  for- 
te auec  les  Bergers , Leonide  &  Alexis  entrete- 
noient  les  autres:  rhaisauiTi-tod  que  Lycidas 
mit  les  yeux  fur  fon  frère,  il  demeura  long 
temps  fans  les  en  pouuoir  retirer,  car  illuy 
fembla  d'abord  de  voir  levifage  de  Céladon. 
Et  puis  le  confid  srant  de  plus  pres5il  demeuroit 
edonné,quedeux  perfonnes  puiiTent  fe  reiTern- 
bleriï  fort:Toutesfois  l'opinion  qu'il  auoit  qu'il 
fut  mort ,  l'authonté  du  Druide  qui  difoit 
quec'edoit  fa  fille,  &  l'habit  de  Nimphe  qui 
l'embeliiToit ,  &:  le  changeoit  vn  peu ,  l'empef- 
cherent  d'en  defcouurir  la  venté  3  &  luy  fai- 
foient  démentir  fes  yeux.  Si  ne  peut  il  empef- 
cher  en  fin  après  l'auoir  quelque  temps  confî- 
deré  3  de  luy  dire ,  Si  ie  reffemblois  autant  à  la 
perfonneque  vous  aymez  le  plus  que  vous, 
Madame ,  a  celle  que  l'ay  le  plus  aimée  &  hon- 
noree3i'efpererois  d'edre  bien  tod  en  vos  bon- 
nes grâces.  Gentil  Berger,  refpondit  Alexis3en 
rougifïant  3  ie  fuis  tres-fatisfaite  de  mon  vifàge, 
puifquetdquneitil  reffemble  à  ce  que  vous 


Livre   vnziesme.  779 

aimez ,  car  ayant  appris  de  mon  père  combien 
il  vous  eftime  &  chent  3  îe  feray  toufîours  tres- 
aife de  vous  donner  occaiion de  continuer  l'a- 
mitié que  vous  luy  portez.  Et  les  obligations 
que  nous  auons  au  père ,  refpondit  Ly  cidas ,  & 
les  mentes  de  la  fille  nous  commandent  à  tous 
de  vous  rendre  toutes  fortes  de  feruices,mais  à 
moy  ce  me  fembîe  plus  qu'a  tout  autrequi  voy 
reuiureen  voftre  viiage ,  celuy  pour  qui  ic  ne 
ferois  difficulté  de  metrre  ma  vie,  ficela  pou- 
uoitrappellerla  fienne.  Telles  furent  les  pre- 
mières paroles  dont  ces  deux  frères  vferenc:  8C 
quoy  queLeonide  fe  contraignit,  fî  ne  pût-elle 
s'empefeher  de  foulïire,  voyant  combien  Lici- 
das  eftoit  trompé.  M  lis  ayant  peur  qu'Alexis  à 
l'abord  ne  fut  pas  bien  accoutumée  de  parler 
en  fille;  elle  voulut  interrompre  leurs  difcours, 
feignant  d'eftre  curieufe  d'entendre  des  nou- 
uelles  des  Bergères  fes  amies  qu  elle  n'auoie 
veuesilyauoit  plufieurs  iours,  Vours  repren- 
drez vne  autrefois  ces  belles  paroi! es ,  dit  elle , 
Licidas,mais  a  cette  heure,  dites  moy  ie  vous 
prie,  comment  fe  portent  mes  chères  amies, 
?entendsles  Bergères  de  voftre  hameau  î  Les 
vncs,refponditLicidas3fo:it  contentes,  les  au- 
tres fafchees,&  les  autres  ny  fafchees  ny  con- 
tentes-.mais  paiTent  doucement  leur  vie.  Qui 
eft  celle,  adiouftaLeonide,quieft  tant  infenii- 
ble  au  bien  &  au  mal ,  qu  elle  ne  reffent  ny  Tvn 
ny  l'autre  ?  C'eft,  refpondit  Licidas,  la  Bergère 


780  LaIL  Partie  dAstree, 
Diane ,  car  n'aimant  rien  ie  necroy  pasqu'el- 
JepuilTe  auoir  ny  bien  nymal,  puis  que  tous 
les  biens  &  tous  les  maux  qui  ne  procèdent  d'a- 
mour, ne  mentent  dauoir  ce  nom.  le  croy,die 
Leonide  5que  vous  le  penfez  comme  vous  le 
dites:  mais  chacun  n'eft  pas  de  cette  opinion. 
Ceux  qui  le  iugent  autrement ,  dit  -  il,  reiîem- 
blent  a  ces  anciens  qui  croyoient  l'eau  &  le 
gland  eftre  la  meilleure  &  plus  douce  nourri- 
ture de  rhomme,parce  qu'ils  n'auoient  efprou- 
uény  le  vin  ny  le  bled ,  de  maintenant  nous  te- 
nons que  l'eau  &:  le  gland  ne  font  que  pour  les 
bettes-  de  mefme  quand  ils  auront  efpronué  les 
douceurs  ou  les  amertumes  d'amour  ils  auoùe- 
ront  que  tout  le  refte  n'eft  rien  Et  croyez- vous, 
continua  Leonide,  que  Diane  n'ait  rien  aimé, 
ou  quelle  n'aime  rien  encores?  le  ne  fçay, 
refpondit  Licidas,ce  qui  eft  du  pafîe,  mais  pour 
cette  heure  iecroy  quelle  laiiTe  toute  l'amour 
aux  autres.  Vousme  dites,  répliqua  Leonide, 
demauuaifesnouuellespour  Paris  :  voila  que 
ç'eft,  dit  le  Berger,  de  la fottife  de  nos  villages, 
fi  ne  puis  ie  penfer  que  Diane  reffente  aueç 
Amour  l'honneur  que  Paris  luy  fait:  toutesfois 
fi  ieftois  deceu  ,  ie  ne  ferois  pas  le  premier 
trompé  au  lugement  des  femmes .  Or  bien;dit 
Leonide ,  biffons  Diane  pour  ce  coup ,  car  fi 
elle  n'aime  point  encore ,  ne  doutez  que  fa  for- 
tune ne  l'attende,  &  dites  moy  qui  cil  celle 
qui  efi  fafchçc  r  c'eft  Aftréc , refpondit  Licidas, 


Livre   vnziesme;  781 

cârPhocionquieft  auarc,&quine  fonge  fui* 
uât  la  couflume  des  vieillards,  qu'a  loger  rie  he- 
menc  fa  Niepce3veut  qu'elle  efpoufe  vn  Berger 
desBoyens,  nommé  Caly  don  3  qu  elle  n'a  ia- 
mais  veu  qu  vn  moment,à  quoy  elle  ne  fc  peut 
refoudre ,  &  ie  ne  croy  pas  quant  à  moy  que  ce 
vieillard  en  vienne  à  bout.  Ce  Caly  don,  dit  la 
Nimphe,  n'eftee  pas  le  Nepueu  de  Tamire? 
c'eftceluy-làmefme,  refpondit-il,  mais  a-t'il 
oublié,  répliqua  Leonide, l'Amour  de  Celidée? 
O Madame,  adioufta  le  Berger,  que  Celidéee 
n'eftplus  celle  qu'elle  fouloiteftre,  &  que  lac- 
cident  de  fa  perte  eft  eftrangei  Comment,ditla 
Nimphe,  Celidée  eft  perdue  /  Elle  fepeut  dire 
telle ,  refpondit-il.  Et  Tamire  n'a  rien  à  cette 
heure  tant  à  coeur  que  de  marier  Caly  don.  En- 
cor  qu'Alexis  parlait  auec  Hylas  3  Corilas3ô£ 
Amidor,finelaiïroitellede  prefter  l'oreille  à 
Licidas,&  d'oiïir  fes paroles,  qui  luy  ferrèrent 
de  forte  le  cœur,  qu'il  n'y  eut  Berger  qui  ny 
prift  garde  5  parce  quelle  changea  au  commen- 
cement de  couleur  5  &  puis  deuint  froide  com- 
xnevn  glaçon :celafutcaufe que  Leonideluy 
ditjvous  vous  trouuez  mal,ma  foeur^ce  font  cn- 
cores  des  relies  de  voftre  maladie,vous  deuriez 
vous  afleoir.Hylas  qui  dés  le  moment  qu'il  l'a- 
uoitveuè^l'auoittrouueetant  à  fbngré,  que 
Philiscommençoit  fort  à  perdre  fon  cœur,  & 
cclle-cyàleiiiydefrobcr ,  la  prenant  fous  les 
fera*  la  fit  afleoir  a  moitié  par  force ,  &  fe  met- 


y%L     La  IL  Partie    d'AstrhJ 
tant  à  genoux  auprès  d'elle  ne  deftournoit  nul- 
lement les  yeux  dedeiïus  fon  vifage.  Cepen- 
dant Leonide&Licidasfe  retirans  contre  vne 
fenefîre  continuèrent  leurs  difcours,  mais  auât 
que  de  les  reprendre  Licidasconfiderant  Ale- 
xis, le  ne  puis ,  dit- il,  fouler  mes  yeux  de  regar- 
der la  belle  fille  d'Adamas:  car  elle  reffemble 
de  telle  forte  à  mon  pauure  frère ,  que  plus  ie  la 
confîdere,&:  plus  l'y  trouuedestrai&s,  foit  au 
vifage,  foit  en  fes  f.-.çons,  où  ie  n'y  cognois 
différence  que  celle  des  habits.    Y  a-t'il  long 
temps ,  refpondit  Leonide ,  qu'il  cii  mort  fil  y 
àenuiron  quatre  Lunes,  refpondit-il,  le  fuis 
marrie,  adioufta  Leonide,  de  ne  lauoinamais 
veu,  pour  auoir  ouy  dire  beaucoup  de  bien  de 
luy.  Quant  à  ce  qui  eft  de  fon  humeur,  &  de 
ion  efpnt ,  dit  Licidas,ie  ne  fçaurois  vous  le 
monftrer ,  mais  pour  fon  vifage  &c  pour  fes 
accions ,  regardez  Alexis",  &  vous  le  verrez.  Et 
lors  il  continuoitjvoila  fon  mefme  œil ,  {à  met 
me  bouche,famefme  rondeur  de  vifage  :&  par 
fortune  Alexis  en  mefme  temps  foufFritdece 
que  Hy  las  luy  difoit,encor  quelle  n'en  euft  pas 
beaucoup  d'enuie.  O Dieux.'  ditLicidas ,  voila 
fon  mefme fouf  ris,  cxfonmefme  tourner  de 
tcilc  •  fut-il  iamais  rien  de  fi  reiîemblant  / Leo- 
nide, qui  craignoit  que  cette  confideration  trop 
continuée  ne  luy  fit  defcouurir  qu'Alexis  ref- 
fembloitfifort  à  Céladon,  que  c'eftoit  Cela- 
don  mcûnejuy  dit,  Mais  à  propos  de  voftre 


Livre    vnziesme]  785 

frère:  lorsque  Paris  luy  dreflace'vain  Tom- 
beau ,  l'appris  qu'Aftree  lauoit  infiniment  ai- 
mé ,&  quelle  ne  s'eftok  peu  empefcher  de  le 
déclarer  vn  peu  auant  que  nous  y  fuflions  arri- 
liez.  le  le  feeus  au fTi  par  Tircis,  refpodit  Licidas: 
&  pleuftà  Dieu  ,  continua  t'il  auec  vn  grand 
foufpk 3  que  celan'euft  point  elle  3  ie  iurerois 
prefque  que  mon  frère  feroic  encores  en  vie. 
Et  comm ent  3  dit  L eonide,  l'aceufez  vous  de  fa 
mort  3  puis  quelle  n'en  pouuoit  mes3  eftant  el- 
le-mefme  en  vn  extrême  danger  3  à  ce  que  iay 
ouy  dire  2  Licidas  refpondit  froidement  3  l'hi- 
ftoire  fercit  trop  longue  de  trop  ennuyeufe 
pour  la  raconter  maintenant:  tant  y  a  que  fi  clic 
fouffre  du  mal  pour  Calidon  3  qui  ne  l'aime 
point  5  iecroy  qu'Amour  l'ordonne  ainfi  pour 
venger  la  perte  de  Céladon,  qui  l'adoroit,  & 
dont  elle  eft  coulpable.  Et  y  a  t'il  long  temps, 
dit  la  Nimphe3que  cette  belle  fille  eft  pcrduëPll 
ya3refponditLicidas3douzeou  quinze  nui&s. 
Ce  fut  donc3adioufta  la  Nimphe,peu  de  temps 
après  qu'elle  receut  noftre  iugement:  Dix  ou 
douze  nuifls  après,  dit  le  Berger ,  &  vous  affeu- 
rejque  tous  ceux  qui  l'auoient  cognuë  l'ont  re- 
grettée. Quant  à  moy ,  dit  la  Nimphe ,  ie  n'en 
ay  rien  feeu  qu'à  cette  heure3&  ie  vous  iure  que 
ie  reffens  fa  perte.  Mais  diftes  moy  Licidas, 
comment  eft  elle  aduenuë? 


784    La  II.  partie    d'Astres 


SVITTE.DE 

L'HISTOIRE 

DE     CELIDEE. 

E  penfois,  Madame,  refpondit  Ucidas, 
que  vous  euiTîezfceu  fa  pitoyable  hiftoire3 
parce  que  ça  efté  vn  accident  fi  effrange,  que 
chacun  le  racontoit  pour  vne  grande  merueil- 
le  :  mais  puis  que  cela  neft  pas  3  &  que  vous 
délirez  de  l'entendre;  Il  faut  que  vous  fçachiez 
grande  Nimphe,  quelepauure  Calydon  ayant 
efté  condamné  par  vous  0  en  récent  le  defplaifir 
que vous pouuez  penfer5  &:  après  auoir  long 
temps  plaint  fa  fortune,  en  fin  la  raifon  luy  re- 
mettant deuant  les  yeux  ce  qu'il  deuoità  Tha- 
myre,  le  defdain  de  Celidee,&:  le  ferment  qu'il 
auoit  fait  d'obeïr  à  ce  que  vous  ordonnenez3  il 
prift  vn  bon  confeil ,  &:  s'eiTay ant  d'effacer  cet- 
te paffion  de  fon  ame ,  vefquït  quelque  temps 
auec  vn  efprit  vnpeu  plus  repofé. 

Cependant  Thamyre  ayant  fait  entendre 
fon  deiîein  à  Cleontine ,  &  elle  aux  autres  pa- 
rents ,  &  mefmc  à  la  mère  deCelidec^dans  dix 
ou  douze  nuicts,  le  tout  fut  de  forte  auancé, 
qu'il  ne  falloit  plus  que  coucher  enfemble.  Le 
foir  eftant  venu  que  le  mariage  deuoit  efîre 
confomméjon  n'oyoit  dedans  lamaifon  ,que 

refioiïifTancc 


Livre    vnziesme.'  y%$ 

refiouïflàncc  de  ceux  qui  attouchoient  de  quel- 
que parentage  à  cette  fille  3  pour  l'efperance  du 
fupporc  qu'ils  efperoient  de  ce  riche  Paftcur. 
Iuquesà  ce  poincl:Caly don  obéît  à  voiire  or- 
donnancerais quand  il  vint  à  penfer  que  cette 
nuiclCelideeferoit  entre  les  bras  d'autre  que 
de  luy,  il  perdit  toute  refolution,  &  rendit  té- 
moignage par  cette  acîion ,  que  quand  les  yeux 
voyent  ce  qu'ils  n'ont  ïamais  veu ,  le  cœur  pen- 
fe  ce  qu'il  n'a  ïamais  penfé  :  car  s'eiiant  aupara- 
tiant figuré d'eftre  refolu  à  cette  perte a  quand 
ilvitqu'iln'yauoitplus  quvne heure  d'inter- 
ualle  entre  fon  efperance,  &  l'entière  perte  de 
fon  efperance.il  perdit  toute  refolution,  oublia 
tout  deuoir  5  &  mefprifa  toute  confideration.  Il 
eftoit retiré  à  vn  des  coins  de  la  chambre,  où 
cette  penfee  le  faifoit  mourir  de  regret ,  cepen- 
dant que  chacun  danfoit.  Thamire  qui  l'aimoit 
comme  fi  ceuftefté  fon  enfant,  fe  douta  bien 
d'où  procedojt  cette  triftcfTç,  &  ayant  pitié  de 
ion  mal,  s'approcha  doucement  de  luy ,  qui  ra- 
uy  en  fon  defplaifir  proferoit  à  voix  baffe  telles 
paroles  Cuis  apperceuoir  fon  oncle, 


Madrigal. 

QVE  ie  <viue  &  quon  Upojfede, 
N'eft-ce point  dî  Amour  <vn  deffmt. 
Puis  que  pour  bien  aymçr  il  faut , 
S»  on  meure plujtojiqueï on  cedel 
*-P^-  Ddd 


j%6      La  II.  partie   d'Astrei! 

Mais  fiie  meurs,  ie  ne  fers  pas 
Le  fouuenir  qui  me  tourmente  , 
Au  creux  de  mu  Tombe  relente 
Ce  regret  futur  a  m  on  trcjpas. 

guette  fortune  pitoyable 
OMe  contratnci  Csimour  de  courir, 
Puis  que  pour  rieftre  miferable, 
le  ne  puis  viure  ny  mourir? 

Thamirel'cfcoutant  en  prit  vne  compafllon 
qui  ne  fut  pas  petite,  &:  plus  encores  lors  qu'a- 
près ces  paroles  il  luy  vit  tendre  les  yeux  en 
haut  ,  &  ioindre  les  mains  dans  fon  giron, 
couurant  fon  vifage  de  larmes  qui  luy  era- 
pefchoient  déparier.  Il  fe  retira  doucement, 
&  s  addreflant  a  Celidee,  luy  dit  l'eftat  en  quoy 
il  l'auoit  trouué,  &  la  pria  de  parler  à  luy,  &:  luy 
donner  quelque  confolation.  La  Bergère  qui 
eftoit  bien  aife  dVbeïr  à  Thamire ,  &  qui  fai- 
foit  deiïein  de  n'auoir  point  les  mauuaifes 
grâces  de  Calydon  ,  puisqu'elle  deuoit  viure 
auec  fon  oncle,  s'y  enallaaufîi  ton;  que  Tha- 
mire le  luy  eut  dit,  &  le  trouuant  en  cftat: 
Et  quoy  3  luy  dit-elle,  Berger,  ferez- vous 
le  feul  qui  ne  danferez  point?  A  la  venté, 
refpondit-il,en  luy  tendant  la  main ,  vous  auez 
raifon3belle  Celidee  ,de  me  faire  cette  demade, 
car  c'eft  bien  à  mes  defpens  quecebalfefai<S. 


Livre    vnziesme!  7S7 

Mais  pleuft  à  Dieu,  que  fans  offcnfer  Theuta- 
t<s  5  ny  vous ,  ie  peuife  auiTibien  mettre  fin  à 
mes  îours ,  que  cette  nuit  me  rauira  tout  efpoir 
de  contentement.  Et  qu  eft-ce  que  vous  voulez 
dire  ?  refpondit  la  Bergère,  feignant  de  ne  l'en- 
tendre pas.  le  veux  dire  3  repliqua-t'il,  que  fi  ie 
ne  craignois  dbffécer  Theutates,  en  me  faifant 
mourir  fans fon  commandement,  &  vous  en 
vous  faifant  perdre  vn  feruiteur,cette  main  me 
rauiroitlavieauant  qu'en  cette  maflieureufe 
nuictThamirepoiTedafien  vous  ce  que  mon  f 
affection  feule  pourroir  mériter.  Celidee  fai- 
fant femblant  de  ne  penfer  plus  en  ceschofes. 
I'auois  opimon,dit-elle5que  vous  eufîiez  oublié 
toutes  ces  folies,  &en  efi-  il  encores  mémoire? 
Comment ,  reprit  Calidon  auec  vn  grand  fou- 
fpir  3  que  Calidon  oublie  Jamais  Cclidee-.&:  n'a- 
uez-vous  point  de  peur  que  Tharamis  vous 
chaftie  pour  l'offence  que  vous  faiftes  à 
mon  amour?  vous  en  deunez  bien  auoir  da- 
uantagedeTheutates,refpondit-elle3quevous 
appellafies  quand  vous  promises  à  Leoni- 
de  dobferuerce  qu'elle  ordonneroit,  &  auez 
vous  défia  mis  en  oubly  le  îugement  quelle 
fit  <  ou  penfez-vous  que  les  Dieux  l'ayent  ou- 
blié? ou  comment  efperez-vous  que  le  Guy 
de  1  an  neuf  vous  puiffe  eftre  profitable  3  puis 
que  ceil  par  luy  que  vous  iuraftes?  Pour  le 
moins  ie  vous  confeille  de  ne  chercher  jamais 
Vuf  faluraire  des  ferpents  :  car  vous  courez 

Dddij 


788  La  II.  partie  d'AstreeJ 
fortune  de  n'en  point  efchapper.  Ha .'  Berger^ 
reprit  Calidon,  ne  croyez  point  qne  Taye  ou- 
blié l'iniufte  aigement  de  l'impitoyable  Nim- 
phe(  pardonnez-moy  3  Madame  ,  dit  Licidas., 
fi  i'vfc  des  mefmes  mots  du  Berger  interef- 
fé  j  le  fouuenir  m'en  eft  trop  douloureux  pour 
l'oublier.  Ne  penfez  non  plus  que  raye  opi- 
nion que  Theutates  n'ait  mémoire  de  ce  que 
leiuray  :  mais  n'eftimez  pas  aufli  que  ie  tien- 
ne que  le  Guy  de  l'an  neuf,  ny  l'œuf  des  fer- 
pentsme  foit  falutaire,  puis  qu'en  vous  per- 
dant il  n'y  a  plus  rien  au  monde  dont  ie  me 
foucie.  Encores  deuez-vous  redouter,  dit  elle, 
laiuitice  des  Dieux  après  voftre  mort.  Ils 
nefçauroient,  refpondit-il,  me  donner  plus 
de  mal  que  l'en  fouftre  en  vie  ,  &  fçay  bien 
qu'ils  n'ont  point  de  plus  cruels  fupplices 
que  ceux  que  l'endure.  Mais  ne  croyez  tou- 
tcsfo is  que  ie  fois  fi  peu  iufte  obferuateur  de 
ce  que  i'ay  promis  :  car  fi  vous  auez  bonne 
mémoire  3  ie  dis  que  ie  voulois  que  iamais  le 
Guyderanneufnemepeuteftre  falutaire,  & 
que  fi  ie  rcncontroiVteuffoufflé  des  ferpents* 
ie  priois  Theutates  quilles  animait  de  force 
contre  moy  qu'ils  me  fiffent  mourir,  fi  ienbb- 
feruoisleiugement  de  la  Nymphe  tant  que  te 
viurois.  Ec  bien ,  dit  elle  3  n'y  contreuenez 
vous  pas  parles  paroles  que  vous  me  venez 
de  dire?  Nullement ,  refpondit  -  til ,  car  fyay 
mis  vnc  condition  qui  m'en  empefche.   Et 


Livre    vnziesme.  789 

quelle  cft  elle  ?  dit  Celidee  ,  que  le  n'y  contre- 
uiendrois  point,  dit  Calydon,  tant  que  je  vi- 
uray&r  ne  voyez  vous  pas  que  îe  mourus  dés- 
lois  que  cette  ordonnance  fut  faite.,  û  pour 
le  moins  5  la  vie  eit  vn  bien  :  car  dés  ce  mo- 
ment mal-heureux,  le  perdis  non  feulemenc 
toute  forte  de  bien,   mais  toute  efperancc 
mefme  de  quelque  bien.  Que  fi  toutesfois  vous 
appelles  vmre  que  de  languir  comme  ie  fais, 
dans  peu  de  nuicls  ie  laiiïeray  fans  doute  ce 
que  vous  nommez  vie  :  que  fi  entre  cy  &  là  k 
contreuiens  à  ce  que  iay  iuré3  ie  veux  bien 
que  le  Guy  de  l'an  neuf  ne  me  férue  de  rien, 
aufll  bien  neipere  ie  pas  de  le  voir  iamais,outre 
que  fans  vous  rien  ne  me  peut  eftre  faln taire:  Et 
ie  mourray  bien-toit,  fi  les  Dieux  veulent  exau- 
cer les  vœux  du  plus  defolé  homme  du  monde. 
Et  quel  aduantage  efperez  -  vous ,  dit-elle  3  en 
mourant?   l'attends ,  dit-il 3  toute  ma  félicité, 
puis  qu'il  me  fera  permis  de  vous  aymer  3  fans 
offencer  nyThamire  ny  les  Dieux  3  ny  vous 
que  ie  redoute  dauantage.  Mais  cruelle  Bergè- 
re ,  quel  deiTein  vous  conduit  vers  moy  ?  Eft-ce 
point  pour  triompher  encor  vne  fois  de  Caly- 
don5  ou  bien  pour  imiter  ces  cruels  3  qui  ayans 
tué  le  miferable  qui  ne  fé  deffend  point,  en 
viennent  voir  le  corps  pour  coflderer  combien 
grandes  àc  diuerfesen  font  les  bleifeures:'  Ce 
n'eft  point  ce  fuieét,  defolé  Berger,  dit-elle,  qui 
me  conduit;  mais  pour  eiTayer  de  vous  diuertir 

Ddd  lij 


7?o  La  II.  partie  d'Astref; 
de  vos  triltes  penfees,  &  voir  fi  ie  puis  vous 
donner  quelque  foulagement,  fanscontreue- 
nir  toutesfois  a  la  volonté  des  Dieux.  Et  com- 
ment? interrompit-il  incontinent,  il  ne  vous 
fuffit  pas  que  ie  meure,  pai  la  cruauté  de  mon 
deihn3&:  par  l'iniufhce  des  hommes,qui  m  ont 
rauy  tout  ce  qui  me  pouuoit  retenir  en  vie  3  fi 
vous  n  y  adiouftiez  encore  cette  vaine  compaf- 
fion  que  vous  faites  paroiftre  d'auoir  de  moy, 
feulement  pour  me  faire  mourir-  auec  plus  de 
regret  ?  Quoy  /  Celidee ,  vous  voulez  que  ic 
penfe  que  vous  eftes  touchée  de  pitié,  en 
voyantlemiferable  efiatcù  ie  fuis  ,  afin  que 
vous  perdant  &  vous  voyant  poffedee  par  vn 
autre  ie  vous  plaigne  dauantage  ?  Si  c'eft  vofire 
deffein  ,  viuez  contente  3  &  croyez  que  vous 
ne  fçauriez  me  defirer  plus  de  mal  que  ceîuy 
que  ie  reffens  :  Se  fi  ce  ne  l'eft  pas  3  ne  me  parlez 
iamais  plus  de  pitié,  de  falut ,  de  remède.,  ou  de 
quelque  efperance  :  car  l'en  fuis  auflî  incapable 
que  le  ciel  5 &:  vous  auez  eu  peu  de  volonté  de 
monbien-Etàcemotlalaifiant ,  quoy  quelle 
s'efforçaftdeleretenir3ilfortithors  delà  cham- 
bre/ 

Il  eftoit  défia  tard ,  de  forte  que  le  bal  finit 
bien-toit  après  3 &:  chacun  fe  retira  quand  Celi- 
dee ,  fuiuant  nos  couftumes,  euft  efté  mife  dans 
le  lift  auprès  de  Thamire,  vous  deuez  croire 
que  le  contentement  de  ce  Berger  cftoit  à  fon 
extremitéjpuis  que  leciel  ne  lui  en  voulut  point 


Livre   vkziesml  791 

donner  dauantage ,  comme  ie  vous  diray.  Ca- 
hdon ,  au  fortir  de  la  chambre,  s'en  alla  hors  du 
logis,  &  de  fortune  fe  coucha  fous  des  grands 
ormes  qui  eftoiét  le  long  du  chemin  auprès  de 
lamaifon,oùapresauoir  confideré  quel  heur 
eftoit  celuy  de  Thamire ,  &  au  contraire  com- 
bien fa  fortune  depuis  peu  de  temps  s'eftoit 
changée,  il  prit  fi  grand  ferrement  de  cceur,que 
peu  a  peu  l'cnnuy  luy  rauifTant  la  force  il  de- 
meura efuanoiïy,&  fi  longuement  que  Cleon- 
tine,&fatrouppe  fortant  du  logis  de  Thami- 
re ,  le  trouuerent  eftendu ,  comme  s'il  s'y  fait 
endormy:  mais  l'ayât  voulu  efueiller,&  voyant 
qu'il  ne  fe  remuoit  point ,  Cleontine  mefme  le 
prit  par  la  main,  &  d'autat  que  toute  la  chaleur 
auoit  dclaifle  les  extremitez  du  corps  pour  fe 
retirer  autour  du  cœur  ,  elle  letrouua  fi  froid, 
que  toute  furprife  de  frayeur ,  elle  s'eferia ,  ô 
Dieu,  Calidon  eft  mort.'  Quelques-vnes  de  fes 
parentes  qui  oùirët  cette  voix,y  accouru rent,& 
Je  voyant  en  ceft  eftat  eileuerent  de  fi  grands 
cris  qu'elles  y  firent  accourir  tout  ievoifinage: 
&  parce  qu'il  eftoit  infiniment  aimé,  &  que  ceft 
accident  eftoit  tant  inefperé,  plufîeurs  retour- 
nèrent dans  le  logis  de  Thamire,  où  criant  à 
haut  de  tefte  queCalidon  eftoit  mort,  Thami- 
re en  oùit  le  bruit,  &  n  oyat  que  le  nom  de  Ca- 
lidon &  de  mort ,  fe  doutant  de  quelque  fini- 
ftre  accident ,  ^aute  hors  du  lift  en  terre ,  court 
à  la  porte:  Rappelle  quelqu'vn  de  la  maifon^ 

Ddd  nij 


79^  La  II.  partie  d'àstrei' 
&  enfin  apprend  queÇalidon  eft  mort.  Il  ai- 
mait ce  nepueu  autant  que  s'il  euft  efté  foniîls  • 
fi  bien  qu  a  ces  premières nouuelles  il  faillit  de 
tomber  de  fa  hauteur  fur  le  plancher  9  mais 
eftantfouftenu  par  quelques- vns  des  fiens,  ce 
fut  tout  ce  qu  il  peut  faire  de  fe  remettre  au  lift 
auec  laide  de  ceux  qui  le  tenoient.  Auflî-toft 
qu'il  fut  couché  il  demeura  fans  poux,  &peuà 
peu  deuint  froid ,  &  enfin  s'il  n'euft  efté  fecouru, 
rfluy  en  fuit  autant  aduenu  qu'a  Calidon  :  mais 
lesdiuerstemedesqu'onluy  fit3&  le  foin  que 
Celidéeen  eut,  "en  empefeherent.  Qui  euft 
veu  cette  belle&  ieune  Bergère  toute  efcheue- 
lée5&  a  moitié  veftuë  fondre  enlarmes,  furie 
vifage  de  Thamire ,  lors  que  peu  à  peu  il  alloit 
défaillant  entre  fes  bras ,  &  n'euft  efté  touché  de 
pitié,  euft  eu  fans  doute  vne  ame  ou  vn  cœur  dé- 
rocher. On  dit  qu'on  ne  vit  iamais  rien  de  plus 
beau,  ôcfembloit  que  les  nonchalances  de  fon 
habit  3  &  le  peu  de  foin  quelle  auoit  d'elle- 
mefme,  adiouftaiTent  vne  grâce  extremeàfes 
beautez.  Tant  y  a  quelle  fit  reuenir  Thamire, 
ôdepreflànt  entre  fes  bras  à  moitié  nuds;&  fe 
colant  fur  fa  bouche  auec  vn  ruifTeau  de  pleurs , 
ne  pouuoit  le  carreffer  aftez  à  fon  gré.  Mais  le 
pauure  Berger  eftant  prefque  deuenu  infenfi- 
ble  à  toute  autre  pafiipn  qu'à  celle  de  la  perte 
qu'il  penfoit  auoir  faite ,  repouffant  doucement 
Gelidée,  &  tournant  la  tefte  à  cofté  receuoit  ce$ 
|>ajfers  fi  froidement  3  qu'il  fembloit  qu'ils  luy 


f  Livre   vnziesms.'  795 

fufTent  ennuyeux.  Carfans  feulement  la  regar- 
der il  demaridoitd?ordinaire  desnouuelles  de 
Calidon  :  mais  voyant  qu'il  n'en  pouuoit  auoir 
de  bonnes  ;  Il  faut ,  dit-il ,  que  ic  le  voye,  &  s'il 
eft  mort  pour  le  contentement  que  i'ay5que  ie 
meure  pour  le  defplaifir  qu'il  a  eu  :  &  fe  îet- 
tant  de  furie  à  terre  ,  s'habilla  à  moitié  ;  & 
courut  à  demy  nud  au  lieu ,  où  le  pauure  Cali- 
don eftoit  eftendu  de  fon  long ,  reilemblant 
tout  à  faift  à  vne  perfonne  morte.  D'abord 
chacun  luy  fit  place  :  tant  pour  le  refpeâ  qu'on 
luy  portoit  ,  que  pour  la  compaiïion  qu'on 
auoit  de  dueil ,  qui  deuoit  eftre  grand  3  puis 
qu'il  luy  faifoit  lailfer  Celidée  3  &:  defdaigner 
le  bien  qu'il  auoit  fi  long  temps,  &fî  ardam- 
ment  déliré.  Soudain  qu'il  vit  Calidon  ayant 
opinion  qu'il  fut  mort ,  il  felaifie  choir  deiTus 
fi  mal  à  propos,  que  donnant  du  front  contre 
vne  pierre  quarrée,  fur  laquelle  on  auoit  ap- 
puyé la  tefte  de  Calidon,  &  rencontrant  par 
malheur  le  trenchant,  il  fe  !a  fendit  fi  auant, 
que  le  fang  incontinent  luy  en  tomba  par  le  vi- 
fage,  &  en  demeura  efuanoùy.  Ceux  qui  efroiéc 
an  tour  de  Calidon  3  oyans  le  coup  que  Tha~ 
mire  s'eftoit  donné  3  eurent  bien  opinion  qu'il 
fefuftbleiTé,  mais  non  pas  tant  qu'il  eftoit:  &: 
n' euft  efté  qu'ils  Je  virent  fi  Jong  temps  fans 
mouuement,  &  qu'il  ne  parloit  point,  ils  n'y 
cuiTent  pris  garde  que  bien  tard.  Le  cry  fe  re- 
doubla-,  &  les  clameurs  de  ceux  qui  voyoïent  ce 


794  La  II.  PARTIE  d'à  stuee, 
piteux  fpe£focle  :  mais  iuge2  quelle  fut  la  veue 
que  Celidéeeuit  quand  on  rapporta  ion  mary  , 
&  fon  nepueu,  corne  s'ils  euiTent  efté  morts.  De 
fortune  lors  qu'on  voulut  of  1er  de  deflus  vnc  ef- 
chelle  Calidon ,  pour  l'emporter  a  fon  aife  dans 
vnechambre3ilrcuint3&:  voyant  tant  de  peuple 
autour  de  luy  ,&  qu'il  eftoit  couuert  du  fangde 
Thamire ,  il  ne  fçauoit  que  penfer ,  &  luy  fem- 
bloitderefuer.  Mais  quand  il  vid  emporter  fon 
oncle  qui  n'auoit  point  encoresde  fentiment, 
auec  cette  grande  playe  à  la  teftc,  s'imaginant 
que  quelquVn  l'euft  blcfle ,  il  fc  relcue  porté  de 
furie,  &  demande  qui  eft  le  meurtrier  épre- 
nant à  fes  pieds  vn  caillou ,  tenoit  le  bras  releué 
comme  preft  d'en  aiTornmer  celuy  qui  auoit  fait 
cet  homicide ,  mais  quelques-vns  de  fes  parens 
le  rapaifant  luy  firent  entendre  comme  le  tout, 
s'eftoit  parlé.  Comment,  s'efcria-t'il,  ceftdonc 
moy  qui  ay  fait  ce  parricide  ?  Il  n'eft  pas  raifon- 
nable  que  îe  n'en  faile  auiïibien  la  vengeance, 
que  fi  c'eftoitvnefrranger,  voire  dautantplus 
grande  que  ie  luy  ay  plus  d'obligation.  Et  à  ce 
mot  îlleuale  bras  pour  fe  frapper  de  la  pierre 
contre  la  tefte,  mais  ceux  qui  eftoient  auprès 
de  luy  furent  prompts  à  coure  au  coup  5  & 
les  vns  luy  retindrent  le  bras ,  &r  les  autres 
luy  firent  tomber  la  pierre  de  la  main  ,  &  le 
lailifTant  des  deux  colrez3  ne  l'abandonnèrent 
plus  qu'il  ne  fuft  vn  peu  remis.  Cependant 
Thamire  par  les  cris  de  Celidéc  3  &  par  les 


Livre    vnziesme."  795' 

remèdes  qui  luy  furent  fai&s,  ne  fut  pa?  plu- 
ftoft  panfé,  &  remis  dans  le  lift,  qu'il  rcuinc 
de  fon  éuanoiiiffement ,  &:  à  l'ouiicrture  de 
fes  yeux  ,  foudain  qu'il  pût  parler,  la  premiè- 
re parole  qu'il  profera  3  ce  fut  le  nom  de  Ca. 
lydon,  demandant  où  eiloit  fon  corps.  Caly- 
don  luy  refpondir,  vn  vieux  Myrequil'auoit 
panfé,  fe  porte  mieux  que  vous,  &  n  a  point 
autre  mal  que  le  voftre.    Comment ,  dit-il  3 
Caiydon  ncft  pas  mort  ?  Ha/  mes  amis ,  ne 
renouueilez  point  ainfi  ma  peine.  Il  n'eft  point 
mort ,  refpondit  le  Myre  D  &  fi  vous  voulez 
ne  vous  point  efmouuoir  quand  vous  le  ver- 
rez ,  nous  le  vous  amènerons  icy  en  bonne 
fanté.O  Dieu5dit  Thamire ,  iî  ce  que  vous  dites 
eft  vray5  ne  ma  dilayez  point  dauantage  ce  feul 
remède  qui  me  peut  guarir.    Et  à  ce  mot  il  fe 
voulut. efforcer  de  feleuer,  maislesMyres  l'en 
empefeherent.  Et  parce  que  de  fon  cofté  Caiy- 
don preffoit  auec  vne  impatience  extrême  de  le 
voirais  penferent  que  pour  remettre  leur  efprit 
en  reposai  feroit  bon  de  les  faire  entre- voir,  en- 
cor  qu'ils  craigniffent  fort  que  cette  efmotion 
ne  fu(t  caufe  que  la  playe  de  Thamire  ne  re- 
tournai: feigner:  mais  îugeât  que  cet  incôueniét 
feroit  moindre  que  les  autres  dont  le  defny 
qu'ils  luy  en  pourroient  faire, le  menaçoit.  Ils 
firent  venir  Caiydon,  qui  voyant  Thamire  en 
cet  eftat ,  &  ayant  defîa  entendu  tout  ce  qui  s'e- 
ftoitpaffé,fc  iette  d'abord  à  genoux  deuant  luy, 


j<}6  La  II.  pa  rtie  d'Astreî, 
&:  luy  demande  pardon  de  l'ennuy  qu'il  luy  a 
donné.  Excufez,  luy  dit-il, mon  père  le  peu  de 
puiiïance  que  iay  fur  moy  :  iay  faicl  ce  qui  m'a 
eftépoflfible  pour  ne  vous  en  donner  cognoif- 
fance ,  &  voulois  bien  mourir  s'il  m'euft  e/lé 
poiTibie3fans  vous  donner  cette  féconde  occa- 
fion  de  regretter  la  peine  que  vous  auez  eue  à 
m'efleuer  ,  mais  la  fortune  qui  ne  cefTera  de 
m'afflgertant  que  îe  feray  envie3nem'apas 
mefmc  voulu  contenter  en  cela.  le  viens  vous 
en  demander  pardon  ,&  vous  fupplier  de  croire 
que  îe  nauray  iamais  contentement,  queie 
n'aye  tellement  fatisfait  à  cette  faute  ;  qu'il  ne 
m'en  refte  nulle  tache.Mon  fils^ditThamire.en 
luy  tédant  la  main3releue  toy,  &  me  viens  em- 
brafTer5&  croyquefi  l'euiTe penfé  queCelidée 
euft  peu  eftre  tienne  3  iamais  ie  ne  TeufTe  voulu 
auoir:  tout  le  regret  qui  me  refte  à  cette  heure, 
eft  que  fi  autresfois  il  y  a  eu  vn  empefehement 
à  ton  deiir^l  y  en  a  maintenant  deux.  Le  pre- 
mier ,  celuy  de  fa  volonté ,  qui  a  toufiours  efté 
tant  efloignee  de  toy,  que  iamais  elle  n  y  a  peu 
confentir:  &  l'autre  le  mariage  qui  eft  entre  el- 
le &  moy:  Que  fi  fa  volonté  fe  pouuoit  chan- 
ger aufïl  bien  que  iepourrois  remédier  au  der- 
nier/ois certain,  Calidô,  que  la  mort  me  feroie 
agréable  fi  ie  pcnfois  que  par  ma  mort  ie  te  ren- 
difie  content.  Cahdonvouloitrcfpondre3mais 
il  nepeut,  de  peur  de  l'interropre,  parce  qu'en 
mefrne  temps  îiaddreiTa  fa  parole  à  Celidée 


Livre    vnziesme!  j^-f 

Et  vous  3  ma  fille,  dit-il  ,  qui  voyez  combien 
vous  elles  aymée  de  Calidon,  fera-t'il  poflîble 
que  vous  ne  changiez  iamais  de  volonté  enuers 
Juy  ?  ny  fon  affection ,  ny  Ces  mérites ,  ny  mes 
prières  ne  pourront-elles  ïamais  rien  enuers 
vous  ?  Sera-t'il  vray  que  Celidée  foit  née  pour 
faire  mourir  Calidon  &  Thamire  3  &  d'amour, 
&:  de  regret  ?  Celidée  tout  en  pleurs  vouloit 
refpondre,  lors  que  Calidon  reprit  la  parole. 
Il  ne  faut  pas,  mon  père  5  que  l'ordonnance  du 
Ciel ,  8c  ce  qu'il  a  pieu  a  celte  belle  d'ordonner 
de  moy5  foit  autrement  qu'il  eft.  Theutates 
fçaitmieuxee  qu'il  nous  faut  que  nous  mefmes. 
Il  n'eflpas  rauonnable  que  deux  perfonnes  qui 
mentent  toute  forte  de  bon-heur  3  comme  font 
Thamire  &  Celidée,  changent  de  fortune  pour 
le  plus  infortune  qui  fut  iamais  entre  les  hom- 
mes :  &  quant  à  moy,  k  protelte  entre  vos 
mains  3  &  appelle  le  ciel  &  la  terre  pour  tet 
moins ,  que  ie  ne  veux  point  contreuenir  au  iu- 
gement  qu'il  a  pieu  aux  Dieux  de  faire  de  nous 
par  la  bouche  de  la  Nimphe.  Et  que  fignifient 
donc,  dit  Clecntine  3  ces  plaintes  3  ces  pleurs, 
&cesefuanoii  ffemens?  Ce  font , refpondit  Ca- 
lidon 3  des  tefmoignages  que  ie  fuis  homme: 
mais  comme  les  bons  Myres  noftenc  pas  la 
main  de  la  bleffeure,  encores  que  le  patient  s'en 
plaigne,  voire  en  crie  3  demeime  vous  ne  de- 
nez  tous  laiffer  de  mettre  fin  à  ce  qu'il  a  pieu  à 
Theutates  d  ordonne*  en  cette  affaire,  &  ie  ne 


798    La  IL  partie    d'Astree, 
vous  demande  autre  faueur  5  finon  qu'il  me  foie 
permis  de  me  plaindre ,  voire  de  crier  quand  la 
douleur  du  mal  me  prêtera.  Nonncn,  du  Ce- 
lidée,d  vne  parole  proférée  auec  violence,  ne 
vous  mettez  plus  en  peine,  ny  les  vns  ny  les  au- 
tres :  le  grand  Dieu  Tharamis  vient  de  m'infpi- 
rerfecrettementvn  moyen  pour  vous  mettre 
tous  en  repos d'efpnt.  Il  nef l  pas  raifonnable, 
que  tes  prières  &  tes  remontrances  demeurent 
piuslongtempsfansnuleffect:  mais  il  ne  faut 
pas   que  nous  contrcuenions  à  la  volonté  de 
Theutates3  ny  que  1  affection  que  tufiias  por- 
tée foit  inutile  ,  non  plus  que  l'amitié  que  dés 
le  berceau  ict'ay  eue.  Et  toy  aufli  Calydon,  il 
ne  fout  pas  que  tu  confommes  toute  ta  vie  de 
cette  forte:  vmez  tous  deux  contcns.ô:  m  e  don- 
nez loifir  feulement  de  quatre  ou  cinq  nuicts  3  de 
vous  verrez  que  le  Ciel  m'a  mis  en  famé  vn 
moyen  pour  vous  fortir  tous  deux  de  peine.  A 
ce  mot  elle  reprit  fes  habits ,  &  pria  Thamire  de 
trouuer  bon  qu'elle  ne  couchait  point  de  trois 
ou  quatre  nuicls  auprès  de  luy  y  afin  qu  elle  pull 
acheuer  ce  qu'elle  auoit  deiTeigné.  Thamire  qui 
commençoitde  refTentir  la  douleur  de  fa  playe, 
&  qui  outre  cela  eufi:  confenty  à  fa  mort  pour 
fau  ucr  la  vie  à  Caly don ,  luy  accorda  librement 
fa  demande,  &  après  quelques  autres  propos 
furcefubie&Jes  Myres  qui  virent  que  l'cfpc- 
ranec  que  Celidée  leur  auoit  donnée  leur  rap- 
portoit  quelque  forte  de  repos  3  confcilkrcnt 


Livre     vnziism^.  7^9 

toute  la  trouppe  de  fe  retirer ,  &  Calydon 
faifanc  apporter  vn  lift  dans  la  chambre  de 
Thamyre  ,nc  le  voulut  plus  abandonner:  d  au- 
tre cefte  Thamyre  auoit  tant  de  fatisfaftion  de 
laminé  que  ion  nepueu  luy  faifoit  paroiftre, 
qu'il  levouloit  toufiours  auoir  prés  de  luy.  Il 
n'y  auoit  que  Celidée  qui  fut  bien  en  peine ,  car 
elle  ne  vouloit  déclarer  la  délibération  à  per- 
sonne 3  de  peur  d'y  eftre  contrariée,  &  toutes- 
fois  elle  ne  fçauoit  par  quel  moyen  y  paruenir. 
Elle  auoit  faiâ  vn  deffein  bien  différent  de  cc- 
luy  de  toutes  les  filles,  parce  que  cognoifTanc 
que  la  beauté  de  fen  vifage  eftoit  caufe  de  l'a- 
mour que  l'oncle  &  le  nepueu  luy  portoient 
auec  tant  de paillon, & confiderant que c'eftoit 
la  feule  occalion  dudiuorcequi  eftoit  entr'eux, 
elle  refoult  de  le  rendre  telle  qu'ils  fufTent  à 
l'aduenir  autant  refroidis  par  fa  laideur  3  qu'ils 
auoicnt  efté  efchauffez  par  fa  beauté:  efperant 
par  ce  moyen  de  remettre  Caly  don  en  Ton  bon 
fens,  &  de  rendre  preuue  a  chacun  qu'elle  n'a- 
uoitiamaisconfenty  à  fes  folies.  Lors  qu'elle  y 
euft  longuement  penfé3ne  pouuant  fe  refoudre 
au  fer ,  à  caufe  du  fang  &  de  la  cruauté ,  à  quoy 
fon  courage  ne  pouuoit  confentir  :  outre  qu'il 
luy  fcmbloit  que  les  coupures  fegueriiToient,ôc 
que  ce  ieroit  toufiours  à  recommencer  :  elle 
saddreiTa  à  la  mère  de  fa  nournlTe ,  fit  la  tirant  à 
part  luy  fit  entendre  quelle  auoit  vnefi  extrê- 
me animofité  contre  yne Bergère,  fa  voifine, 


gco         LaÎI.  PAKTIE    D'A  STUEe! 

quil'auoic  infiniment  outragée  :  quelle  efïoté 
refoluë  d'en  prendre  vengeance;  qu'elle  ne  la 
vouloit  pas  faire  mourir  ,  parce  que  fa  haine  ne 
paifoiciufquesalamort:  mais  quelle  defirok 
de  s  en  venger  fur  fon  vifage ,  comme  la  plus 
chère  chofe  qu'elle  euft:  Qu'à  cette  occaiion 
elle  la  prioit  de  luy  enfeigner  quelque  herbe,  ou 
quelque  autre  recepte,  qui  pull  tellement  ga- 
fter  le  vifage  dVne  fille,  qu'elle  ne  pûft  plus  re- 
uenir  en  ion  premier  eflat.  La  bonne  femme 
quiaimoitCelidée  corne  fi  elle  l'euft  nourrie, 
luy  rcfpondit  fort  fagement  qu'elle  deuoit  per- 
dre cette  mauuaife  volonté  ,  &:chaiTer  de  fon 
ame  ce  cruel  defir  de  vengeance  :  Que  fi  l'autre 
lauoitoffenfée,elleen  laifTaft  le  chaitiment  à 
Hefus ,  qui  auoit  la  puilTancc  de  le  faire  ,  &  qu  il 
eftoit  à  craindre ,  que  celle  à  qui  elle  vouloit  fai- 
re du  mal,  ne  le  luy  rendit  par  après  au  double: 
bref,  elle  luy  reprefenta  tout  ce  qu'elle  pût  pour 
l'endiuertir.  Mais  cette  fage  fille  qui  auoit  vn 
deifein  bien  différent  à  celuy  quelle  difoit ,  s'o- 
piniaftrant  en  fa  demande»  êé  luy  faifant  enten- 
dre que  ce  n'eftoit  pas  perfonne  qui  put  s'en 
venger,  outre  qu'elle  le  feroit  faire  fi  fecrette- 
rnentquellenefçauroità  qui  s'en  prendre,  la 
coniura  encores  par  toute  l'amitié  qu'elle  luy 
portoit,  de  fatisfaire  à  fa  demande,  luyprote- 
fiât  que  ft  cela  n'eftoit ,  clic  fe  refoudroit  a  quel- 
que chofe  de  pire3&  qu'elle  en  feroit  caufe.   La 
bonne  femme  luy  refpondk  qu  elle  en  feroit 

bien 


Livre  vnziesmî^  Soi 

bien  mariée,  &:  que  dans  deux  ou  trois  nuicts 
elleluyenrendroit  rcfponfe:  N'y  faillez  donc 
pas  dit  Cehdée,car  fi  vous  me  trompez  5  vous 
ferez  cauie  de  quelque  plus  grand  mal.  Le  ter- 
me eibnt  efeoulé ,  que  cette  bonne  femme  n'a- 
uoir  pris  que  pour  pouffer  le  temps  ,  comme 
Tondit,  auec  fefpaule.  Elle  luy  en  demanda 
encor  autant:  mais  Celidée  qui  cognut  bien  que 
ce  n'eftoit  que  pour  l'amufer ,  fit  fcmblant  de  la 
croire  3  &  cependât  refolut  de  faire  de  fon  collé 
ce  qu'elle  penfero'it  eilre  meilleur  pour  ache- 
lier  fon  defîeiru  feignât  de  cette  forte  auec  cette 
bonne  vieille,  de  peur  qu'elle  ne  defcouunftfa 
délibération  à  Cleontine.  Cherchât  donc  tout 
ce  qu'elle  pourroit pour  deuenir laide,  demau- 
uaife  fortune  elle  efloit  vn  matin  à  la  chambre 
de  Cleontine  qu'elle  eftoit  encore  au  lier,  ôc 
parce  que  cette  bonne  femme  auoitaccouftu- 
mé  de  porter  vne  pointe  de  diamant  au  doigt 
pour  figne  qu  elle  eftoit  dédiée  à  Theutates, 
comme  vous  fçauez.  Madame,  que  c'eft  la 
couftume  de  toutes  nos  Druydes,  elle  l'a  pofoit 
tous  les  foirs  auant  que  de  fe  mettre  au  lict ,  &  la 
reprenoit  le  matin.  Il  aduint  que  Gelidée  pre- 
nant cette  bague  fe  la  mettoït  au  doigt,  &  de 
lVn  en  l'autre  alloit  cherchant  auquel  elle 
eftoit  plus  iufte  ,  fans  peut-eftre  fonger  à  ce 
qu'elle  faifoit.  Dont  Cleontine  s'apperceuant, 
Voudriez-vous  bien,  dit-elle,  ma  fille  eftre  o- 
bligée  de  porter  cette  bague  aux  mefrnes 
i  Part,  Eef 


8o2,  La  IL  partie  r/Asl kee!  ' 
conditions  que  ie  la  porte  ?  Si  l'en  eftois  capa- 
ble, refpondit  Celidée  ,  il  n'y  auroit  rien  au 
monde  que.ie  fouhaitafle  dauantage  :  fie  com- 
ment, ditCleontine,  penienez-vous  fatisfaire 
à  Thamyre  &  à  Caly don  ,  ainfi  que  vous  auez 
promis?  Ce  feroit,  refpondit-elle ,  le  meilleur 
remède  de  tous,  car  ils  font  fi  religieux,  quel  tac 
dédiée  a  Theutates,  ny  l'vn  ny  l'autre  ne  vki\- 
droit  pas  m'en  retirer.  L'  Amour ,  dit  Cleon- 
nne3  elt  encore  plus  forte  que  le  deuoir  ,  ny 
que  la  religion:  mais  dites-moy  ma  fille  ,  de 
quelle  forte  penfez-vous  de  les  contenter  >  Car 
ie  ne  le  puis  entendre:  en  premier  lieu,  vous 
ne  pouuez  eitre  qu'a  Thamyre  5  puis  que 
vous  eftes  fa  femme  j  &  quand  vous  voudriez 
vous  dédier  à  Theutates ,  vous  ne  le  pouuez 
fans  la  permifîion  de  celuy  à  qui  vous  eftes. 
Et  quand  vous  feriez  vne  Druyde,  penfenez- 
vous  pour  cela  les  contenter  tous  deux  ?  tant 
s'en  faudroic ,  vous  les  mefeontentenez  ,  les 
priuantde  vous.  Ma  mère ,  refpondit  Celidée, 
le  grandDiêuquimemitles  paroles  en  la  bou- 
che, lors  que  pour  alléger  leur  ennuy,  ie  promis 
ce  que  vous  me  demandez,  m'en  donnera  fans 
doute  quelque  moyen  :  puis  qu'il  ne  laiife  îa- 
mais  vne  œuure imparfaicte  ;  îlacommécécel- 
le-cy  par moy,  lime  rendra  aireurcment  capa- 
ble de  la  finir  aucc  fon  aide.  Ma  fille  ,  dit  Cleon- 
rine  3  eftonnee  des  figes  propos  de  fa  niepee  :  le 
ne  fuis  plus  en  douce  qu'il  n'aduienne  comme 


yousdittes:  pourueu  que  véritablement  vous 
vous  remettiez  en  luy  ,  car  jamais  peribnne  ne 
fut  refufée  a  quand  c'eft  auec  vne  bonne  ôc  pure 
intention  que  Ton  le  fupplie.  Cleontine  vou- 
loir continuer  :  mais  Celidée ,  qui  fans  y  penfer, 
s'eftoit  mis  la  pointe  du  diamant  dans  la  main , 
fepriht  à  crier  de  la  douleur  que  l'egratigneure 
luy  auoit  faiâe  :  dequoy  la  bonne  femme  fur- 
prife:  Quauez-vous^dit-elle^ne vous efks-vou$ 
pasbleffée  dé  ce  diamantfC'eft  peudechofe^ 
refpondit  Celidée,mais  la  douleur  m'a  côtrain* 
te  de  crier.  Vouspenfez,  dit  Cleontine,  que  ce 
foit  peu  de  choie ,  fi  vous  trompez  -  vous  fort, 
iar  iarhais  la  marque  ne  s'en  vâ,&!  mai-aifemene 
en  peut-on  guérir,  &:  lors  luy  prenant  la  main;& 
voyant  quelle  eftoit  fott  cfgratignée  :  Croyez, 
iuy  dit  elle,-  Celidée,  que  vous  eftes  marquée 
pourvo/lre  vie  5&  que  fi  cela  vous  eftoit  adac- 
nuau  vilage,  vous  feriez  gaftée  :Comment3dit 
Celidée,le  diamant  eft  fi  venimeux:  ïamais,dit- 
elle ,  fa  marque  ne  s^cn  va  depuis  que  lé  fang  en 
fort ,  &  c'efl:  pour  ce  fubieâ:  que  ie  le  laiflc 
quand  i'entre  au  lift.  Il  féroit  malaifé  de 
dire  le  contentement  que  feceut  cette  ieunc 
Bergère  ,  ayant  appris  cefecrec,luyfemblaftt 
que  Dieu  lé  luy  audit  efifeigné  exprès  pour  a- 
cheuer  ce  qu'elle  àuoit  defigné.  Quelle  refolutiô, 
Madame 3  efl:  celle  que  ie  vous  vay  raconter 
de  cette  ieune  fille  /  Il  y  auoie  defia  cinq  ou 
Gx  iours  que  Thamire  en  tombant  seftoiç 

Eec    ij 


804        La  II.  PARTIE   TïAsTKÏÏl 

bleiTé5  comme  ie  vousay  dit,  &  fa  playe  n'e: 
fiant  pas  dangereufe,  elle  commençoit  d'eftre 
prefque  guene  5  de  force  qu'il  n'en  tenoitplus 
la  chambre  :  Celidée  qui  n'attendoit  que  là 
guenfon ,  pour  forcir  de  la  promeffe  qu'elle 
auoit  faicle  3  &  de  laquelle  Calidon,  &  Tha- 
myre  la  fommoient ,  leur  die  d'vn  vifage 
allez  îoyeux  ,  que  le  lendemain  elle  les  con- 
tenteroic  tous  deux.  Dés  le  foir  quand  fa  tance 
fut  couchée  ,  elle  defroba  la  bague  dont  elle 
s  efroit  bleffée  3  &:  feignant  de  fe  recirer  pour 
fe  deshabiller,  chacun  s'en  alla  coucher  :  au  con- 
traire 3  elle  encra  dans  vn  pecit  recoin  où  elle 
auoit  accouftumé  de  demeurer  feule  quand 
elle  vouloit  s'habiller  ou  deshabiller  ,  &  ayant 
ferré  la  porte  elle  s'afïïc  près  d  vne  table  où  elle 
auoit  vn  miroir,  duquel  les  iours  des  grands  fa* 
crifîces  &  des  aflemblées  générales ,  ou  feftes 
publiques,  elle  auoit accouftumé  defe  feruir, 
pour  ageancer  fon  vifage.  AufIi-toft  qu  elle  y 
ietta  les  yeux  deifus^ah  :  miroir,  dit-elle,  de  qui 
iefoulois  prendre confcil,auec  tant  de  foin& 
de  vigilance,  pour  accompagnera: augmenter 
la  beauté  de  mon  vifage,combien  efi  changé  ce 
temps-là: &  combien  eil  différente  l'occafion 
qui  me  faiâ:  à  cette  heure  te  demander  confeil: 
puis  que  fi  autrefois  ray  ietté  les  y  eux  fur  toy , 
pour  me  rendre  belle,  Ty  viens  maintenat  pour 
fçauoir  comment  ie  me  puis  priuer  de  cette 
beauté  que  fay  eue  fi  chère  ?  Et  à  ce  mot 


Livre   vnziesme;  Soy 

ouurant  le  miroir,  &  confiderant  fon  vifage 
tout  couuert  de  pleurs  :  Ceferoit,  dit-elle,  eftre 
bien  inhumains,  mes  yeux,  fi  vous  ne  pleuriez; 
la  prochaine  perce  de  cette  beauté ,  qui  autres- 
fois  vous  a  rendu  fi  contens ,  &  pleins  de  ioye, 
quand  glorieux  d'vne  fi  chère  &:  aymable  com- 
pagne, il  ne  vous  fcmbloit  point  de  voir  vn  au- 
tre vifage  ,  qui  fepûfl:  égaler  au  voftre.  Et  puis 
demeurant  quelquetemps  fans  parler,  &  con- 
fiderant particulièrement  fa  beauté  &:  fa  grâce , 
la  iufte  proportion  de  fes  traits,  le  vif  &  doux 
efclairde  fes  yeux,refclat  de  fon  teint,  les  at- 
traits de  fa  bouche ,  bref  tout  ce  qui  eftoit  d'a- 
greable  en  fon  vifage,  Fentens  bien ,  dit-elle ,  ô 
mes  chers  &  rares  threfors  ,  ce  que  vous  me 
voulez  dire3mais  helas  /  continuoit-elle  en  fouf- 
pirant,  que  vaut  cela ,  fi  ie  ne  puis  viure  conten- 
te en  vous  conferuant?  le  feay  bien  que  vous  me 
reprefentez  que  cette  beauté  que  fay  tant  ché- 
rie ,  &  qu'autrefois  i'ay  eftimée  mon  fouuerain 
bien,  me  reproche  vne  grande  légèreté  de  m'en 
vouloir  priuer,  anantprefqueque  de  la  poflè- 
der.  Ienefuispasfourde  aux  fupplications  que 
ie  me  fais  à  moy-mefmc:de  ne  me  point  appau- 
urir  de  ce  que  chacun  recherche  auec  tant  de 
defir:  Mais  quand  ie  vous  aceuferay  deuant  la 
raifon  d'eftre  caufe  de  toute  la  peine  que 
i'eus  iamais  ;  Quand  ie  vous  blafmeray  delà 
diffention  de  l'oncle &:  du  neueu,  voire  quand 
ie  vous  diray  coulpable  de  leur  fang  ,  &  de 

E  e  e    ni 


So£      La  II.  Partie  d'Asthee. 
leur  prochaine  ruine  ,  &  peut-eftre  de  Ieut 
uiorc ,  que  direz-vous  pour  voftre  deffence, 
§c  qu'alléguerez  -  vous  pour  montrer  que  ie 
vous  doiue  conferuer  de  retenir  ?  Que  c'eft 
vne  douce  chofe  que  d'eltre  belle.' Mais  com- 
bien plus  ameres  font  les  effedb  qui  s'en  pro- 
duifçrrt,  Se  qu'il  m'eft  impofllble  d'éuiter  en 
vous  conferuant.    Quoy-donc  f  que  l'amour 
fuit  la  beauté ,  &  que  rien  n'eft  plus  agréable 
que  d'eftre  aymée  &  carreiTée  ?  Mais  combien 
plus  defagieables  font  les   importunitez  de 
ceux  que  nous  n'aymons  point,  ôc  les  foup- 
çons  de  ceux  à  qui  noftte  deuoir  nous  oblige 
d'eftre 3  &  de  nous  referuer  entièrement:  Ne 
dis-tu  pas  qu'au  lieu  que  chacun  m'adoroit 
belle  ,  chacun  me  mefprifera  laide: Tant  s'en 
faut,  cette  a&ion  fi  peu  açcouftuméeme  fera 
admirer  5  &  contraindra  chacun  de  croire  qu'il 
y  a  quelque  perfection  cachée  en  moy,  plus 
puiffante  que  cette  beauté  qui  fe  vpyoir.    Et 
puis  ce  que  ie  deffeigne  de  faire, n'eft  que  de 
deuancer  le  temps  de  fert  peu  de  moments. 
Car  cette  beauté  ,  dont  nous  faifons  tant  de 
conte  ,  combien  de  lunes  me  pourroit-elle 
demeurer  encores?  fort  peu  ,  certes,  &  quel- 
que foin  &  quelque  peine  que  l'y  rapporte ,  il 
faut  que  l'aage  me  la  rauiffe,  &  ne  vaut-il  ps 
mieux  que  pour  vne  fi  bonne  occaf ion ,  nous 
nous  en  defpoiiillions  nous  mefmes  volontai- 
rement, &  la  fàcrifionsaureposde  Thamnç 


LlVX^     VNZIESMÏ.  S07 

<jue  iayme,  &  que  l'ay  tant  d'occaiîon  d'aymer, 
&  à  ccluy  de  Calydon  ,  qui  a  tant  fouffert  de 
peines ,  pour  l'affection  qu'il  ma  portée?  Au 
pis  aller  que  m'en  aduicdra-t'il  \  Quand  ic  fera  y 
laide  ,  moins  de  perfonnes  m'aymeront  ,  éé 
de  qui  dois-ie  vouloir  l'amitié  que  de  Tha- 
rpyre  ?  Mais  Thamire  mefme  ne  m'aymera 
plus,  fi  fon  amitié  n'eft  fondée  que  fur  ma  beau- 
té, ce  fera  dans  peu  de  temps  qu'elle  £e  per- 
dra, s'il  m'ayme  pour  les  autres  conditions 
qu'il  peut  auoir  recognuës  en  moy,  voyant  que 
i'auray  donaé  cefte  beauté,  pour  me  rendre 
du  tout  fienne,  il  me  deuraaymer  &  eftimer 
dauantage.  Bref  faifons-nous  paroiftre  telle 
que  nous  délirons  d'eitre  creué.  Cette  beau- 
té eflcaufe  que  Calydon  manque  à  fon  deuoir: 
Er  que  Thamire  mefme  a  moins  de  foin  qu'il 
deuroit  auoir  à  fa  propre  conferuation  :  rache- 
tons-les &  nous  auffi  ,  eux  des  fautes  où  ils 
font  tombez  ,  &  nous  du  defplaifir  que  nous 
en  auons,&  par  la  perte  d'vne  chofe  de  fi  peu 
de  durée,  que  la  beauté  :  Payons  leur  rançon 
&tanoitre,afin  qu'à laduenir  nous  puifTions 
vàire  en  liberté,  &  hors  de  cette  continuelle 
inquiétude.  A  ces  mots  3  ô  Dieu  ,  Madame, 
quelle  eftrange  2c  gencreufe  aclion  vous  vav-ie 
raconter:  A  ces  mots,  dis-ie,Cehdée,  met  la 
pointe  du  diamant  a  fon  front,  &;  d'vne  main 
genereufe  fe l'enfonça  dans  la  peau,  &  qiioV 
que  la  douleur  fut  extrême, fi  fe  la  conppe-t'elie 

E  e  e    ni] 


SoS       Là    II.  TAP.TÎE     D'*A'fTiJi& 

dVn  cofté  à  loutre  l  &  grinçant  les  dents  du 
malquelablefTeure  luyfaifoit  3  elle  en  fait  de 
mefmeà  fes  ioues ,  &:  fe  faift  dechafquç  codé 
trois  on  quatre  profondes  cicatrices  fi  longues 
&  fi  enfoncées,  que  véritablement  il  ne  luyre- 
ftoit  plus  rien  de  la  beauté  quelle  fouloit  auoir. 
Iugez,  Madame  ,  en  quel  eftat  elle  pouuoic 
eftre,  &  quelle  douleur  elle  dcuoit  rciTençir. 
Elle  n'en  fît  toutefois  point  de  femblant  :  mais 
fe  mettant  vn  linge  au  tour  de  la  telle,  ôc  eftei- 
gnant  la  chandelle ,  après  auoir  remis  la  bague 
en  fon  lieu  3  elle  s'en  alla  mettre  au  lift,  où  elle 
nauoit  garde  de  rèpofer  pour  le  grâd  mal  qu'el- 
le fentoit.  Maisquâdle  marin  fut  reuenu,&quc 
chacun  fut  efueillé ,  Cleontme  dans  la  chambre 
de  laquelle  elle  couchoit,  &:  qui  aymoit  cette 
niepee  comme  fi  elle  eufl  «fté  fa  fille,  eftonnçe 
de  la  voir  fi  endormie  contre  fon  naturel  ,  cV 
craignant  qu'elle  ne  fe  trounaft  mal,  vint  dou- 
cement la  voir  dans  le  lift,  mais  d'abord  qu'elle 
via  tout  le  couurechef  en  fang ,  &  vne  partie  du 
linceul ,  elle  ietta  vn  grand  cry ,  penfant  qu'elle 
fut  morte:  tous  ceux  de  la  maifon  y  accoururét, 
&  la  trouuerent  aflis  fur  le  lift ,  qui  tenok  Celi- 
dée  entre  fes  bras. . 6V  la  baifoit  encor  qu'il  ne  fe 
vid  prefque  en  tout  fonvifage  que  bleffeures  , 
&  fang  caillé  :  O  Dieux,ma  fille,  difoit  la  bonne 
femme3qui  eft  le  cruel  &:  inhumain  qui  t'a  trair 
tée  de  cette  forte?  qui  eft  le  bras  barbare ,  qui  en 
a  eu  le  courage?  Et  quelle  cruauté  peut  efgallcr 


Livre    vnziesme.'  809 

celle  qui  a  deshonoré  de  diffamé  la  beauté  de 
ton  vifage  ?  En  proférant  ces  paroles  elle  la  bai- 
foit  &  la  ferroit  entre  fes  bras ,  pleine  de  tant  de 
paiTion3qu'oubliant  ce  quelle  deuoit  à  fa  quali- 
té de  Druyde ,  elle  fe  relafcha  de  telle  forte  à  la 
douleur  qu  elle  fembloit  vne  perfonne  hors 
d'entendcment.Celidee  de  qui  les  playes  enue- 
nimees  s'eftoient  bouffieSjSc  endoluës  de  façon 
quelle  en  anoit  la  fiebure,  fuppha  d'vne  voix 
baffe  fa  tante  delà  laitier  en  repos ,  &  qu'elle 
fçauroit  qui  Fauoit  mife  en  ceft  eliat,  quand 
Thamyre ,  &  Calydon  feroient  venus.  On  eh- 
uoya  incontinent  cercher  les  Myres,&  prefque 
enmefme  temps  Thamyre  aduerty  de  l'eftat 
où  eftoitCelideejS'en  vint  courant  en  fa  cham- 
bre. Mais  quand  il  la  vid,il  demeura  immobile, 
&  les  bras  notiez  l'vn  dans  l'autre  3  ne  donnoiét 
autre  fîgne  de  vie,  que  celuy  de  pleurs  qui  luy 
tomboient  des  yeux.  Enfin  reuenu  en  luy- 
mefme,  Eft-ce  Celidee.,  dit-il,  que  le  vois  en 
cefteftat?  Les  Dieux  ont  ils  confenty  ,  &  vn 
cœur  humain  a  ni  peu  penfer  à  vne  fi  grande 
cruauté.  Et  quelque  Tygre  foubsla  figure  d'vn 
homme  l'ayant  imaginée,  &  quelque  malin 
Démon  y  ayant  confenty:  Quelle  cruauté  a  ia- 
mais  eu  aiTez  d'inhumanité  pour  l'exécuter? 
Celidee  fe  tournant  doucement  vers  luy3  Amy 
Thamy  re  3  luy  dit-elle,  confole  toy ,  que  fi  tu 
as  perdu  le  vifage  de  Celidee ,  elle  ta  conferué 
pour  le  moins  toutk  refte^  fi  tu  veux  me  per- 


tio  LaIÎ.Paktie  d'Astree, 
mettre  de  n  en  point  faire  de  vengeance,  ie  te 
di'ray  qui  en  efl  caufe,  &r  qui  m'a  fait  cet  outra- 
ge ,  fî  auec  toy  ie  le  dois  nommer  tel.  Calydon 
en  mefme  temps  entra  dans  la  chambre,  qui 
empefcha  que  Thamyre  ne  peut  refpondre5car 
ayant  couru  depuis  fon  logis  3  où  il  auoit  apns 
cette  trifte  nouuelle,  quand  il  mit  le  pied  dans 
la  porte,  il  eftoit  tant  hors  d'haleine  ,  qu'il  ne 
pouuoitprefquerefpirer.  Et  toutesfois  mon- 
tantes degrez  &  entrant  dans  la  chambre ,  on 
l'oyoït  iurer  par  Hefus&r  par  Hercule ,  que  ce- 
luy  quiaucitmisla  main  fur  Celidee,en  mour- 
roitauantque  la  nui£t  fuit  venue*.  Ne  iurez 
point  3dit-elle5  ô  Calydon  ,  de  peur  que  vous 
ne  foyez  panure  :  ce  pourrait  eftre  tel  que  vous 
aimeriez  mieux  mourir  que  dobferuer  voftre 
ferment.  Comment,  reprit  incontinent  Caly- 
don 3  le  iure  encor  par  Hefus  3  &  par  lame  de 
celuy  qui  ma  mis  au  monde,que  horfmis  Tha- 
myre ie  n'excepte  perfon ne  à  qui  ie  ne  face  per- 
dre la  vie:  Et  à  ce  mot3il  fe  mit  à  genoux  deuât 
ion  li£t ,  6c  luy  voulut  prendre  la  main  pour  la 
baifer ,  mais  elle  en  le  repouffant  vn  peu  ?  Et  a 
qui,Calydon,-luy  dit-elle,  penfez  vous  baifer  la 
main?  regardez  mon  vifage,&  prenez  garde  que 
iene  fuis  plus  cette  Celidee,  de  qui  vous  auez 
tant  eftimé  la  beauté,  Le  Berger  ,tranfporté  de 
furie  n'auoit  point  encor  îetté  les  yeux  fur  elle: 
mais  quand  il  les  hauffa,&  qu  il  la  vit  fi  affreufe, 
car  telle  véritablement  fe  pouuoit-elle  dire: 


Livre  vnziismb  Sn 

1!  demeura  encores  plus  eftonné  que  n'auoit 
elle  Thamyre  i  Et  fe  mettant  la  main  fur  les 
yeux,  tk  tournant  la  tefle  de  l'autre  cofté  ,  il  luy 
fut  impofTible  d'en  fouffnt  la  veuë  griffonnant 
comme  vue  perfonne  qui  a  horreur  de  ce  qu'il 
voit.  Elle  au  lieuMe  s'en  fafcher  dVn  courage 
incroyable,  fouffrit  cette  action  ,&  tendant  en- 
cor  vne  fois  la  main  a  Thamyre ,  Et  b,ien  ami, 
luy  dit -elle  3  ne  vous  feracepas  du  contente- 
ment de  me  voie  toute  à  vous,&  que  perfonne 
n'y  prétende  ou  n'y  defire  plus  rienraurez-vous 
horreur  de  ee  vifage  defehiré  de  cette  forte, 
quand  vous  confïdererez  qu'il  n'eft  tel  que 
pour  eftre  à  vous  feul  rie  ne  le  penfç  pas  Tha- 
myre, &:  veux  ctoire  que l'arFeclion  que  vous 
m'auez  portée,  &  la  cognoiiTance  de  celle  que 
vous  aucz  receuë  de  moy ,  ont  trop  de  puiffan- 
ce*,  &  font  plantées  fur  vn  plus  feurLndem  ent 
que  celuy-là.  Et  parce  que  le  vous  vois  tous  en 
peine,  &defireuxde  f^auoirqui  m'a  mife  en 
l'eftat  cù  vous  metrouuez  :  S  cachez,  Ta  m  y  re, 
que  cck  Calydon,&  vous  Calydon,dit-elle3fe 
tournant  vers  le  ieune  B  erger,  (cachez  que  c  eft 
Thamyre.   Que  nous  vous  auons  mife  enceft 
cftat?  s'efcrierentils  tous  deux  i  Ouy ,  dit-elle, 
froidemen^c'eft:  Thamyre  &Calydon  qui  ont 
(lia cet  outrage  à  Celidee:  mais  ayez  vn  p::u 
eje  patience,  &  oyez  comment.  Chacun  aces 
paroles  demeura  eftôné.  Mais  fur  tous  les  deux 
Bergers;  &  lors  que  Calydpn  vouloir  parler, 


8i2  La  II.  partie  d'Astree; 
elle  l'interrompit  de  cette  forte.  Ne  vous  excu- 
fez  point  Calydon  de  ce  qui  m'en;  aduenu ,  car 
encorque  Thamire,  &vousenfoyezcaufe,  fi 
eft-ce  que  vous  Terres  beaucoup  plus  que  luy. 
Et  lors  addreffant  fa  parole  à  tous,  elle  conti- 
nua: Iln'yaperfonne  qui  me  cognoiiïe,  qui 
ncfçache  quellea  efté  l'amour  que  Thamire 
maporteedés  mon  enfance,  &  qu'il  femble 
que  dés  quei  ouurisles  yeux  dans  le  berceau, 
fouuris  fon  cœur  pour  y  faire  entrer  l'affection, 
que  depuis  il  m'a  toufîours  continuée.  Or  cette 
amour  fut  réciproque  entre  nous  ,auflî  toft  que 
ic  fus  capable  d'aimer,&  en  donnay  tant  de  co- 
gnoiffanccàceBerger,  que  içpenfe  que  com- 
me fa  recherche  me  conuia  de  l'aimer,  la  bonne 
volonté  qu'il  recogneut  en  moy  luy  donna  fu- 
jedt  de  continuer  :&c  derfecT:  combien  heureu- 
fement  auons-nous  vefeu,  &  auec  combien  de 
contentement  iufques  à  ce  îour  mal-heureux, 
queCalydon  reuenant  des  Boycns,  ietta  les 
yeux  fur  moy.  Thamire,  à  qui  les  bleffeures  ne 
peuuent  empefcherla  parole,le  peut  mieux  ra- 
conter que  ie  ne  fçaurois ,  tant  y  a  que  nous 
pouuons  dire  l'vn  &  l'autre  auec  vérité,  que  Ja- 
mais Amant  ne  fut  mieux  aimé,  ny  Amante 
plus  aimee,que  Thamire  &  Celidee.  Mais  dés 
que  Calydon  me  vid,  ie  puis  bien  diremalheu- 
reufement,  fans  l'offencer ,  ce  bien  que  nous 
auions  poiledé  fi  long  temps,commcnça de  fe 
diminuer,  premièrement  par  fa  maladie,  & 


Livre    vnziesmî.  8i$ 

puis  par  le  don  que  Thamire  luy  fit  demoya 
auquel  ie ne  puis  ïamais  confentir.    Il  eft  vray 
qu'après  auoir  longuement  fupporté  la  froi- 
deur de  Thamire,  Se  la  vaine  affection  de  Caly- 
don, ie  me  defpitay  contre  tous  deux,  me  fem- 
blant  que  c'eftoit  auec  raifcn,puis  que  Calydon 
m'auoit  fait  perdre  Thamire,  &  que  Thamire 
m'auoit  fans  beaucoup  de  fuiect  remife  à  Ca- 
lydon ,&  lors  que  feftois  la  plus  efloignee  de 
tous  deux, ie  me  vis  entièrement  redonneeà 
Thamire,  par  le  iugement  de  la  Nymphe 
Leonide,  à  laquelle  nous  en  auions  donné 
toute  puiflance.  le  penfay  certes,  que  c  eïtoit  la 
volonté  deTheutates,quimelafaifoit  enten- 
dre par  fa  bouche,  &  me  refolus  de  la  fuiurc 
entierement,&:  lors  qwe  feftimois  que  la  raifon 
auoit  le  plus  eiloigné  Calydon  de  moy,  fut 
pour  le  commandement  de  la  Nimphe,  fut 
pour  le  deuoir  qui  lobligeoit  enuers  Thamire, 
le  voila  qui  fe  defefpere,  &  qui  veut  mourir. 
D'autre  cofté  le  bon  naturel  de  Thamire  ne 
luy  permettant  de  gouïter  quelque  forte  de 
plaiiir,  voyant  fon  nepueu  en  cette  peine,  fe 
lai/Ta  tellement  emporter  àl'ennuy,  que  fans 
faire  conte  du  contentement  qu'il  auoit  defîré 
&  recherché  auec  tant  de  paflion-,  il  melaiffè 
feule  dans  le  lié): ,  &  me  fit  bien  paroiftre  que 
l'amitié  eft  plus  forte  en  luy  que  l'Amour.  le 
demeurayeftourdie  de  cette  rencontre,  com- 
me mon  affeétion  me  lordonnoit,  &  lors  que 


&4  La  II.  Paktiè  d'Astree,' 
fcftoisattentiueà  confiderer  en  moy-mefrric 
cec  accident,  Ion  nie  rapporta  &  mon  mary  & 
monnepueu  fur  des  efchelles  comme  morts. 
I'aduoiieque  quand  ie  les  yis,  &  que  ie  feeus 
comme  le  tout  efroit  aduenu,ie  demeuray  tant 
hors  de  moy  >  que  ii  peu  après  ils  ne  fuffent  re- 
uenus,  ieneïçay  à  quoy  ie  me  fuile  refoluèv 
Mais  confiderant  ce  qui  s'eftoit  paffé ,  &oyant 
les  paroles  qu'ils  tenoient  cntr'euXà  fefleuay 
mapenfeeàTharamis,  ôc  le  fuppliay  de  mt 
vouloir  confeiïler  ce  que  je  deuois  faire,  pour 
nous metrre en repô$:  Il m'infpira  fans  doute, 
&mc  fît  fecrettement  entendre  par  quel 
moyen  iele  pourrois.  Et  ce  fut  en  ce  mefmc 
temps  que  ie  vousie  promis  à  tous  deux,&  que 
depuis  l'ay  dilayé,parce  que  véritablement  fay 
trouué  beaucoup  de  difficulté  à  l'exécution  de 
ce  conieiL&r  a  fallu  que  ie  me  fois  fait  vne  gran- 
de force  auant  que  d'y  peiiuoir  confentir.  Voi- 
cy  donc3ôBergers;quelle  fut  cette  fainâe  infpi- 
ration.  Confïdere,  me  ditle  Dieuja  violente 
affection  de  Caly  don,  &  fois  certaine  que  ia- 
fciaisiineceiïerade  t  aimer, -que  tu  ne  cefTes 
deftre  belle.  Il  ne  faut  que  tu  cfperes  que  la  re- 
ligion des  Dieux,ny  le  deuoir  des  hommesj'eh 
retirent  iira  ais.  Il  ne  faut  non  plus  que  tu  pen- 
ùs  que  Tharnire  3  quoy  qu'il  foit  ton  mary,  8C 
qu'il  t'aime  plus  que  fa  vie,  puiffe  iamaiseftre 
content,  tant  que  fon  nepueu  fera  tourmente 
de  cette  forte.  Quant  à  toy, quelle  vie  efpere^ 


Livre    vnziésme]  Srj* 

tu  de  pouuoir  menèrent  quetu  feras  caufe  de 
la  peine  de  l'oncle  ,  &  du  nepueu  :  de  te  donner 
à  Çalydonyta  volonté  n'y  peut  confentinoutre 
que  tu  es  tellement  a  Thamire3que  rien  ne  t'en 
peut  retirer  que  la  mort.D'eftre  aufTi  à  Thami- 
re,  la  paillon  de  Calydon  ne  le  peut  fouffrir3ny 
le  bon  naturel  de  Thamire,  endurer  le  conti- 
nuel defplaifir  de  fon  nepueu.  Que  faut-il  donc 
Celideeqtie  tu  faces?  priue  toy  par  vne  belle 
fefolution  deeequieft  le  germe  de  cette  dif- 
fention:  mais  que  peux  tu  penferque  ce  foit 
autre  chofe  que  la  beauté  de  fon  vifage?  Ileft 
vray  3  refpondis-ie  3mais  perdant  cette  beauté^ 
ie  perds  aufïi  bien  l'amour  de  Thamïre3  que 
celle  de  Calydon,  &  fi  cela  eft,  l'aime  beau- 
coup mieux  la  mort.  Tu  te  trompes,  me  ré- 
pondit-il, l'afleftion  de  ces  deux  Bergers  efi 
bien  différente  -.  Thamire  aime  Celidee,  & 
Calydon  adore  la  beauté  de  Celidee.  Que  fi  ce 
que  tu  crains  eftoit  vray,  il  vaudroit  mieux 
que  tu  mourufles  à  l'heure  que  tu  parles,  que 
de  viure  plus  longuement^  eftre  affeureeque 
quand l'aage te  rendra  l'aide,  Thamire  cete- 
ra de  t'airner.    Mais  cela  n'eft  pas ,  d'autant 
que  ce  Berger  aime  Celidee  3  &r  quelle  que 
Celidee  deuienne  ,  jamais  fon  aminé  ne  fe 
perdra. 

Voila  Bergers,  quelle  fut  la  fecrette  infpira- 
tion  que  ce  Dieu  me  donna  3  à  laquelle  ne  vou- 
lant contreucnir,  xecfaerchay  les  moyens  d'y 


8i6  La  IL  par.  tie  d'àstrèe,* 
fatisfaire,  &:  de  fortune  ayant  appris  de  ma  tan- 
te que  les  blefTeures  que  le  diamant  fait ,  ne 
gueniTent  iamais  ,  i'ay  bien  voiu  facniîer  là 
beauté  de  mon  vifage  ,  fi  toutesfois  il  y  en  a  eu, 
à  voftre  repos  &  à  voftre  reùnion.Mais3ô  mon 
Thamire3cefferez  vous  d'aimer  Celidee  encor 
qu  elle  n'ait  plus  le  vifage  qu'elle  fouloit  auoir, 
puis qu'elle  a  bien  voulu  le  donner  pour  ran- 
çon, &  pour  fe  racheter  des  defîrs  de  Calydon3 
afin  d'eftre toute  voftre?  Celidee  finit  de  cette 
forte ,  laifTant  tous  ceux  qui  l'ouïrent  fi  pleins 
d  efîonnement ,  &  de  merueille,de  cette  ge- 
nereufe  action  ,  qu  a  peine  pouuoient  ils  croire 
que  ce  qu'ils  voy oient  fuit  vray . 

Il  fcroit  long  de  dire  maintenant  les  repro- 
ches que  Caly don  luy  fit  :  le  defplaifir  de  Tha~ 
mire,ny  les  regrets  de  Cleontine,&:  de  la  mère 
de  Celidee,  &  de  tous  ceux  qui  la  côfideroient: 
tant  y  a  que  les  Myres  eftas  venus,  &  luy  ayans 
nettoyé  le  vifage ,  ingèrent  que  iamais  elle  ne 
•  mourneroit  en  fon  premier  eftatjcar  les  play  es 
efioientfi  profondes  &  en  des  lieux  fi  délicats 
qu'elles  luy  oitoient  toute  la  grâce,  6c  la  pro- 
portion qui  fouloit  y  efire.  Il  eft  auenu  que  vé- 
ritablement Caly  don  la  voyant  fi  difforme,  a 
perdu  cette  foie  paflîon  qu'il  luy  portoit3&:  que 
Thamire  ainfi  qu'elle  efperoit  a  continué  de 
l'aimer,  fi  bien  qu'elle  a  depuis  vefeu  en  repos, 
&  tellement  honorée  &  eftimee  de  chacun  * 
qu'elle  iure  n'auoir  receu  de  fa  beauté  en  toute 

fa  vie, 


Livre    vnzîes2,ï£.  £i-r 

fa  vie ,  la  moindre  partie  du  contentement  que 
là  laideur  luy  a  rapporté  depuis  10.  ou  u.nui&s. 
Vousm'aucz  raconté,  dit  Leonide,  la  plus 
genereufe ,  &:  la  plus  louable  action  que  Jamais 
fille  ait  faite ,  &  fuis  bien  aile  que  cette  -belle  ô£ 
vertueufe  refolution  foit  partie  d'vne  perforine 
qui  meft  proche,  comme  l'ay  feeu  que  m'eft 
Celidee^eftantniepce  de  Cleontine,  Dieu  la 
rende  aufli  contente  auec  Thamire,  que  Tha- 
mire  a  d'occafion  de  l'aimer  5  &:  d'eftimer  fa 
vertu.  Discontinua  Licidas/Thamire  qui  croie 
de  n  auoir  point  d'enfans  ,  veut  faire  marier 
Calidonauec  Ailree ,  &  pour  y  conuierPho- 
cion,  offre  de  luy  donner  tous  fes  troupeaux, 
&tousfespaiturages,Aitreequia  faï£t  refolu- 
tion de  n  aimer  ïamais  rien  pour  le  regrec 
qu'elle  a  de  la  mort  de  Céladon ,  n'y  veut  con- 
fentir  en  forte  quelconque  ,  &  quand  fon  oncle 
luy  en  parle ,  elle  ne  faid  que  pleurer  ,  &  lors 
qu'il  la  preiTe  ,  elle  refpond  qu  elle  veut  palier 
favieparmylesVeftales  &  Druides,  &  pour 
ce  fubieft  m'a  prié  d'en  parier  fecrettement  à  la 
venerableChryfante:  Etpenfez-vous,  adiou- 
fia  Leonide  ;  queChryfante  la  vueiJlc  receuoir 
fans  le  confentement  de  fes  parens  f  le  luy  ay 
Fait  cette  mefme  oppofition  ,  dit-il,  quand  elle 
m'en  a  parlé,  mais   elle  m'a  refpondu  que 
n  ayant  ny  père  ny  mère ,  il  n^auoit  pas  appa- 
rence, qu'elle  en  fit  difficulté,  &  que  fï  cette 
voyeluy  eltoit  réfutée,  elle  prendroit  celle  du 
z.  Part.  Fff 


81S      LaII.partie   d'Astree,' 
cercueil.  Acequeie  vois,  dit  Leonide,  elle  n'eft 
pas  fans  affaire  ,&:  ie  crois  aifément  ce  que  v , 
dites  3  que  véritablement  elle  eft  affi'gee  :  Mais 
qui  eft  celle  qui  eit  contente  \  Vous  l'oferay  -  rc 
dire,  refpondit  le  Berger.  Et pourquoy feriez 
vous  plus  de  difficulté  de  me  dire  le  bien  que 
vous  m'en  auez  fait,  que  de  me  dire  le  mal  ?  Il  y 
a  plusieurs  occafions  ,  repliqua-t'il,  qui  m'en 
peuuent  empefeher  ,  toutesfois  puis  que  nous 
en  fommes  il  auant  ,  il  feroit  mal  à  propos  de 
ne  palier  plus  outre  :  Scachez  donc  ,  Madame^ 
continua- il 3  en  foufriant ,  que  c'eft  Philis  :  mais 
grande  Nimphe,  ie  vous  fupplie,  ne  m'en  de- 
mandez pas  dauantage.  Macurioiité,diÇ-elle, 
aura  bien  autant  de  force  contre  la  prière  que 
vous  me  faictes,  que  vous  en  fçauriez  auoir 
contre  celle  que  ie  vous  fais,  de  ne  vouloir  ce- 
ler ce  que  fur  toute  chofe  ie  defîre  infiniment 
de  fçauoir.Car  aimant  Philis, comment  voulez- 
vous  que  iene  fois  point  curieufe  d'apprendre 
des  nouuelles  de  fon  contentementrMais  peut- 
eftre  voulez- vous  eftre  ainfî  fecret,  parce  que 
ceftvn  des  premiers  commâdemens  d'amour, 
de  CELER  ET  TAIRE.  Et  parce  qu'il  vou- 
loit  feindre  de  n'y  auoir  aucun  intereft.  Non 
non,continua  la  Nimphe,  ne  vous  cachez  point 
à  moy  :  Iefçay,  Berger  3  plus  de  vos  nouuelles 
que  vous  ne  penfez.    Auez  vous  opinion  que 
depuis  le  temps  que  ie  fréquente  parmy  vos 
Bergers,  îen'aye  pas  appris  que  vous  elles  fer. 


LlVKE      VNZIESME,  8l? 

Uiteur  de  Philis  *  &  que  cette  affe&ion  cft  conv 
mencee  auec  celle  de  Céladon ,  &  d'Attirée  ,&: 
qu'après  auoircôtinué  longuement  vous  eftes 
en  findcuenuialouxdeSiliiandrc?  Iaurois  eu 
peu  decuriofité  5fi  voyant  vn  fihonnefte Ber- 
ger que  LicidaSj  &  aimant  particulièrement 
Philis ,  îe  ne  m'eftois  enquife  de  leur  vie.  Con- 
tentez-vous  Berger,  que fiie ne  vous  ay  point 
fai£t  de  femblant ,  c'a  feulement  efté  par  difere- 
cion,  &  qu'en  effeâ  l'en  fçay  prefque  autant 
que  vous ,  &  fi  vous  voulez  ie  vous  en  diray  de 
telles  particuiaritez,  que  vous  ferez  contraint 
defaduoiïer.    Licidas  foyant  parler  de  cette 
forte ,  demeura  vn  peu  confus,  &  d'abord  eut 
opinion  que  cela  venoit  d'Aftree,  &  de  Philis. 
lecognoy  bien  ,  dit  il ,  en  fin,  que  vousfçauez 
quelles  font  mes  folies,  &  que  toutes  celles  que 
vous  auczveuës depuis  quelque  temps  en  ça, 
n'ont  paseftéfifecrettes,queiele  voulois  ettre, 
mais  pour  vous  faire  paroiftre  que  îe  fuis  au- 
tant voftre  feruiteur,  quelles fçauroient  ettre 
vosferuantes,  ie  vous  veux  dire  ce  que  vous 
nefçaunez  auoir  appris  d'elles  3  parce  que  ce 
font  deschofes  qui  fontaduenuès  depuis  qu'el- 
les n'ont   eu  l'honneur  de  vous  auoir  veuè, 
vous  fuppliant  toutesfois  de  n'en  rien  dire. 
Feftime  trop ,  refponditla  Nimphe,la  vertu  de 
Philis,  &  voftre  m  ente,  pournecouurir  défi* 
Jence>  tout  ce  que  ie  penferay  qui  puiffe  im- 
porter ou  à  l'vn  ou  à  l'autre  :  &  vous  pouuez  iu- 

Fffij 


820  La  II.  partie  d'Astre  éJ 
ger  que  lemefçay  taire,  puis  qu'y  ayant  long 
temps  que  ief.ay  ce  que  îe  viens  de  vous  dire* 
ie  n'en  ayiamais  fait  femblant.  Mais  quand 
vousm'auez  dit quePhilis  eftoit  contente,  l'ay 
cftéeftonnée,  (cachant  allez  combien  elle 
•eftoit  en  peine  de  voftre  froideur  &  jaloufic. 
Ah/ grande Nimphe, dit Licidas  en  foufnant, 
qu'il  ma  bien  fallu  changer  de  perfonnes ,  de- 
puis que  ie  n'ay  eu  1  honneur  de  vous  voir. 
O  que  l'on  m'a  bien  fait  crier  mercy ,  &  de- 
mander pardon  !o  combien  de  fois  ay-ie  efté 
contraint  de  me  mettre  à  genouxi  Croyez, 
Madame 3  que  Philisabien  feeu  me  ramener  à 
mon  bon  fens,  &  quelle  m'a  bien  fait  reco- 
gnoiftremon  deuoir.  Si  ie  penfois  auoit  allez 
dcloifira  le  vous  raconter  par  le  menu,  vous 
verriez  qu'il  y  a  beaucoup  de  différence  entre 
vn  amant  &  vn  hommefage.  le  ne  fçaurois5 
refponditlaNimphe,apprendre  déplus  agréa- 
bles nouuelles que  celles  cy,  &  pour  le  loifîr 
vous  en  auez  affez ,  puis  qu'A  damas  5  Phocion, 
&  Diamis  font  entrés  en  difeours ,  d'autant 
que  ces  vieilles  perfonnes  ne  peuuent  ïamais 
trouuerla  fin  de  leurs  paroles.  Ce  qui  donnoit 
encore  plusd'enuie  a  la  Nymphe  de  le  faire 
parler,  eftoit  pour  le  diuertir  d'autant  de  la 
confideration  d'Alexis,  car  encorqu  elle  feeuft 
bien ,  que  fi  ce  n'eftoit  à  cette  fois ,  ce  feroit 
à  vne  autre  :  Toutesfois  dlc  iugeoit  que  la 
première  veuc   eftoit  la  plus   dangereufe^ 


Livre   vnziesme.  Szi 

parce  qu'après  fon  iugement  efhnt  défia  préoc- 
cupé par  cette  opinion  de  reffemblance,  il  ne 
pourroit  fi  bien  defcouurir  la  venté:  &  que 
mefme  le  rapport  qu'il  enferoït  aux  Bergers 
&  Bergères  de  fa  cognoiffance ,  feroit  prefque 
le  mefme  effeâ  aux  autres.  Licidas  qui  n'y  pen* 
foit  point,  croyant  feulement  de  fajre  chofë 
qui  fuil  agréable  à  la  Nimphe ,  repriil  la  parole 
ainfi. 


HISTOIRE 

DE    LA    I  ALOV  S  IE 

DE     LlCIDAS. 


O  v  s  fçauez  ,  Madame  3  que 
l'ordinaire  conuerfction  qui 
cftoit  entre  Fhiiis&  Siluandre, 


f  à  caufe  de  la  gageure  qu'ils 
auoient  faicte  de  fe  faire  aymer 
à  Diane ,  fuft  le  fuieci  de  ma  jaloufie.  Mais  ce 
ne  fut  pas  de  celles  qui  n'ont  que  le  nom  du 
mal,  &en  retiennent  fort  peu  de  mauuaifes 
qualitez,  car  iepuis  dire  n'y  auoir  iamais  eu 
paffion  plus  approchante  à  la  Manie ,  que  celle 
qui  m'occupoit l'entendement  en  ce  ternes-là: 
de  forte  que  depuis  ieme  fuis  eftonné  plufieurs 
fois  3  comme  il  a  efté  poïîïble  que  i'aye  peu 

F  f  f  m  ' 


8n       La  II.  partie  d'Astree,' 

veir viure  en  cetre  peine,  aufil  ne  mettray  ie 
iatnais  au  cours  de  ma  vie ,  les  lunes  ou  pluftofi 
les  fiecles  que  l'ay  paiTez  en  fi  miferable  eftat. 
Car  tant  s'en  faut:  que  îe  puiffe  dire  d'auoir 
vefcu  ,  que  ie  tiendray  toufiouçs  auoir  plus 
fouffert  en  ce  temps-là,  que  les  douleurs  de  la 
mort  nefçauroienteitre  grandes,  d  autant  que 
quand  la  mort  eft  aduenue ,  les  douleurs  ne  la 
peuuent  outrepaffcr ,  ny  l'accroifire ,  mais  en 
cefiepallion  dont  ie  parle,  tant  de  nouueaux 
accidents  qui  l'agrandirent  furuenoient  d'heu- 
re a  autre,  que  quand  ie  venois  à  tourner  les 
yeux  fur  mes  premiers  maux  ,  ie  trouuois  les 
derniers  fi  grands,  qu'il  me  femble  que  ceux 
que  i  auois  foufferts  auparauant,  ne  meritoient 
point  d'auoir  le  nom  de  douleur:  &  le  pis  encor 
eftoit  que  i  auois  vne  fi  grande  curiofité  de  re- 
chercher les  fuiets  de  mon  defplaifir ,  que  bien 
fouuent  quand  il  ne  s'en  prerençoit  point, 
ie  m'en  figurois  de  tant  efloignez  de  toute  ap- 
parence de  raifon ,  que  maintenant  quand  ie 
les  confidere,  iem'efionne  comme  il  eftpoffi- 
blc  que  mon  iugement  fuft  fi  peruerty.  Si  elle 
partait  librement  auec  Siluandrc,  ô  que  [es 
paroles  meperçoirnt  vinementle  cœur/ fi  elle 
neluy  partait  point,  ie  difois qu'elle  feignoit: 
fi  elle  me  carcffpîc,  ie  penfois  qu'elle  me  trom- 
poit:  fi  elle  ne  faifoit  point  conte  de  moy,  que 
c'eftoit  vn  tefmoignage  du  changement  de 
Ton  amitié  ;  fi  elle  fuyoit  Siluandre,  quelle 


Livre    vnziesme."  815 

craignoit  que  îe  m'en  apperceuffe:  fi  elle  s'en 
Lailîoit  approcher,  quelle  vouloir  me  frac 
que  feuffele  defplaifîr  de  le  voir  fi  elle  fe  mon- 
ftroitgaye,  qu'elle  eftoit  bien  contente  de  ks 
nouuelles  affections ,  fi  elle  eftoit  trille,  qu'il 
auoit  quelque  mauuais  melhage  entr'eux.  Bref 
toute  chofem  offençoit:  &  quand  il  n'y  auoic 
rien  furquoy  ie  peufie  fonder  quelque  occalîon 
de  déplai(ir,ie  m'accufois  de  faute  dé  iugem  en  Ç 
de  ne  fçauoir  recognoiftre  leurs  diffi  mutation  s. 
Combien  de  fois  ay  ie  fouhaitcé  de  n'auoir 
point  de  veue ,  pour  ne  voir  ny  Siluandre  3  ny 
Phihs  :  mais  ceiîeroient-ils ,  (difois  je  inconti- 
nent )  de  s'aimer3  encor  que  ie  ne  les  viffe  pas? 
Combien  de  fois  ay-ie  déliré  de  perdre  la  vicï 
Mais,  difois-ie,  îlvaudroic  mieux  perdre  l'A- 
mour 3  d'autant  que  h  mémoire  qui  me  tour- 
mente, ne  laiileroit  de  me  iuiure  après  mon 
trefpas.  Et  voyez  a  quelle  extrémité  mon  mal 
eftoit  paruenu,  puis  qu'au  lieu  d'aimer  Philis, 
ie  la  haïiîbis  :  FeulTe  voulu  qu'elle  euft  elle  lai- 
àc,cz  defagreable:  &  toutesfois  i'eulTe  efté  mar- 
ry  h  elle  euft  eu  moins  de  beauté  &  de  grâce. 
Ce  que  ie  recogneus  en  ce  mefme  temps-là, 
parce  qu'ayant  eu  deux  ou  trois  accez  de  fièvre, 
&  le  mai  luy  ayant  changé  le  vifage,  l'en  eus 
tant  de  defplaifir  ,  qu'elle  mefme  s'en  apper- 
ceut.  Viuant  donc  5  ou  pluftofl  languiltànt 
de  cette  forte ,  eftant  prefque  réduit  à  vn  defef- 
poir^Ies  Dieux  fans  doute  eurent  pitié  de  moy. 

Fffii^ 


824      La  IL  partie    D'AsmEE.' 
Ilya  quelques  nui&s  que  Svluandre  s'cftanç 
cndormy  dans  vn  bois  qui  eft  auprès  du  tem- 
ple de  la  bonne  Decflc,  a  fon  reueii  il  fe  trouua 
vne  lettre  en  la  main,  fans  fçauoir  qui  la  luy 
auoit  donnée.  £t  parce  qu'à  fon  retour  il  la  fit 
voiràDiane,&  a  la  Bergère  A  urée,  ellebcreu- 
rent  quelle  cftoit  écrite  de  la  main  deCeladon, 
&penfantapprédredefesnouuellesau  lieu  ou 
îTTauoit  trouuée  ;  elles  le  prièrent  de  les  y  vou- 
loir conduire,  ce  qu'il  fit.  Mais  lanuiûeitant 
furuenuè  elles  fe  perdirent  de  forte,  quelles 
furent  contraintes  d'y  attendre  le  îour.  Et  par- 
ce que  durant  le  peu  de  temps  qu'Aftree  dor- 
mit, elle  euft  quelques  vifions  (qui  luy  firent 
croire  que  Céladon  cftoit  en  peine  pour  n'auoir 
reeeu  les  derniers  offices  de  la  fepulture,  &  qui 
à  la  venté  auoient  efté  dilayezpourpouuoir 
apprendre  quelques  nouuelles  de  fon  corps)elle 
ferefolutdeluy  drefTer  pour  le  moins  vn  vain 
tombeau, que  l'on  trouua  plus  à  propos,  de  fai- 
re au  nom  de  Pans,  que  non  pas  au  lien,  ainfi 
que  depuis  l'ay  fçeu  de  Philis.    O  ,  Madame, 
lesceremonies5comme  vous  fçauez,  en  furent 
affez  longues  pour  conuier  ces  {krgeres  de 
demeurera  leur  retour  quelque  temps  retirées 
en  leurs  cabanes  pour  fe  repofer  3  fut  du  trauail 
de  la  nui6t  précédente,  fut  de  la  longueur  du 
chemin  quelles  auoient  fait.  Il  n'y  eut  que  Dia- 
ne qui  en  fut  de/tournée  parla  prefence  de  Pa- 
ns. Quanta  môy  me  feparant  de  bonne  heure 


Livre    vnziesme!  8z,y 

de  la  trouppe,  après  auoir  difnéïc  me  retira/ 
fous  vn  gros  buifibn  3  qui  eft  le  carrefour  de 
ces  chemins  qui'fe  croizent  auprès  de  noftre 
hameau  :  Il  eft  fi  touffu ,  qu'encores  que  le  grand 
cheminle touche 3  fi  eft-il  împoiTibled'y  eftre 
veu  :  toutesfoison  peut  voir  aifément  ceux  qui 
vont  &  viennent.  Apres  auoir  longuement 
entretenu  mes  penfées ,  le  fommeil  m'y  furprit, 
de  forte,  que  ie  ne  m'efueillay  que  quand  le  So- 
leil ef toit  défia  preft  de  fe  cacher ,  &  faifant  def- 
fein  de  me  retirer  3  ie  voulus  premièrement 
voir  qui  eftoit  dans  la  prairie ,  afin  d  éditer  la 
rencontre  de  Phylis  :  Et  de  fortune  fapperceus 
Aftrée,&elle,  qui  eftans  demeurées  feules  le 
reftedelaiournécdans  leurs  cabanes, s'en  ve- 
noient  prendréle  frais  en  ce  lieu.  le  visd'vn  au- 
tre cofté  Syluandre  qui  les  fuiuoit,  penfant, 
comme  ie  croy  ,  que  Diane  ne  tarderoit  pas 
beaucoup  de  les  venir  trouuer.  le  me  recachay 
fbudain  fous  ce  buifibn ,  defireux  de  voir  ce 
qu'ils  feroient,  penfant  bien  qu'ils  me  donne- 
roientdenouuellescognoifiances  de  leur  ami- 
tié. Mais  il  aduint  que  Siluandre  les  voyant  af« 
fizes  à  l'autre  collé  du  buifibn  oùi,eftois,&  fe 
voulant  mettre  au  milieu  d'elles ,  Phylis  quitta 
la  place,&  s'efloigna  quinze  ou  vingt  pas  d'eux: 
i  oiiis  alors  que  Aftrée  l'appelloit,  &  que  Syl- 
uandre l'en  fupplioit:  ô  que  ces  paroles  me  fai- 
foient  de  cuifantes  blefleures/ Phylis  toutesfois 
py  venoit point ; & monftroit d'eftre  fort  mal 


%i6  La  IL  partie  dAstree, 
fatisfaiâe  du  Berger  -.Mais  au  lieu  que  cela  me 
deuoit  contenter  3  c'eftoic  ce  qui  m'ofîençoie  le 
plus,  fçachant  qu'entre  les  amans  il  y  a  d'ordi- 
naire de  ces  petites  querelles,  qui  ne  font  que 
des  renouuellemens  d'amitié.  Elle  eftoit  a  quin- 
ze ou  vngt pas  d'eux,  comme îe  vous  ay  dicl, 
&  fe  promenoit  feule  fans  vouloir  les  appro- 
cher, dont  Syluandre  au  commencement  ne 
faifoit  que  foufrire  :  Mais  en  fin  il  ne  fe  pûft  em- 
pefcher  d'en  rire  tout  haut:Phylis  qui  l'ouït,  s'a  1- 
lumant  d'vne  plus  forte  colère  contre  luy, 
Voyez-vous,  luy  dit-elle,  Syluandre,  ces  fa- 
çons de  viure  auec  moy,  me  conuient  de  vous 
haïr  plus  que  la  mort  3  &  croyez  que  ie  le  vous 
rendray  vne  fois  en  ma  vie ,  ou  l'occafion  ne 
s'en  prefentera  iamais.  Le  Berger  luy  oyanc 
proférer  ces  paroles  3  auec  tant  de  colère ,  fit  vn 
tel  efclat  de  rire  ,  qu'il  ne  pûft  luy  refpondre. 
Continuez, continuez,  difoit  Phylis,  fafcheux 
Berger,  &: ne  ce/fez  iamais  de  m  offenfer,  peut- 
eftre  que  l'auray  quelque  iour  le  moyen  d'en 
fare  vengeance  ,  fi  alors  ie  ne  la  prens ,  ne 
croyez  iamais  que  ie  fois  Phylis.  Mais  parce 
que  le  Berger  la  voyant  en  vne  fi  grande  colère, 
de  force  de  rire  ne  pouuoit  luy  refpôdre,  Aftrée 
en  fin  prift  la  parole  auec  elle.  le  n  enfle  iamais 
penfé,dir-elle,que  Syluandre  que  i'ay  toufiours 
recognu  fi  diferet  3  &  fi  remply  de  nullité  par- 
jnyles  Bergers, voulut  à  deifem  offenfer  Phylis 
iansfubiecr.  Phylis  ayant  Aftrée,  ne  faillit  point 


Livre    vnzIesmE.  827 

felonlacouftumedesperfonnes  qui  fe  voycnt 
fbuftenues  en  leur  colete^desanimerdauanta- 
ge  contre  le  Berger:  Il  fefoucic  fort-peu, dit- 
elle,  de  m'offenfer.  Mais  il  a  raifon,  car  aufïi 
biennemefçauroit-il  donner  plus  de  volonté 
deluyfairedefp!aiiir,cjuefenay.  Dieu  fçait  fi 
ieftois  marry  de  cette  dilTention/&  toutefois 
encor  me  fafcha-t'il  do  voir  le  mefpris  dont  il 
-  vfoit  cnuers  elle.  En  attendant  la  fin  de  cette 
rencontre 3  îouis  que  Syluandre  s'addrciTantà 
la  Bergère  Afirée  :  Et  vous  auffi,  belle  Bergère, 
dit-il,  vous  eftes  en  colère  contre  moy  :  &fie 
pcnfoisquevoustfnflïezmonparty.  le  ne  fuis 
iamais  contre  la  raifon  quand  ie  la  puis  cognoi- 
Are ,  refpondit  Afirée,,  &me  femble  que  vous 
feriez  mieux  de  ne  point  donner  dauantage 
d'occafion  de  haine  à  ma  compagne,  &  de  vous 
fouuenir  encor  qu'elle  ne  puilTe  pas  beaucoup, 
qui!  n'y  a  point  toutesfois  de  petit  ennemy. 
Vrayement ,  refpon dit  alors  le  Berger  3  laiifant 
tout  ieu  a  part ,  encore  que  vous  foy  ez  fi  partia- 
le pour  Phylis,  ie  veux  bien  que  vous  foy  ez  mge 
de  noAre  différent ,  pourueu  qu'elle  veuille  me 
dire  deuant  vous,  quelle  occation  elle  a  de  fe 
douloir  de  moy  ,  &c  quand  vous  nous  aurez 
ouïs  tous  deux ,  ie  me  foufmets  dés  à  cette 
heure  à  telle  punition  qu'il  vous  plaira.  Moy, 
dit  Phillis ,  que  i' entre  iamais  en  raifon  auec 
vous  ;  l'aymerois  mieux  ne  parler  de  ma  vie. 
Mais  fçauez-vous  que  ie  defire  ?  CeA  que  vous 


828  La  II.  partie  d'Astkef, 
fefïiez  eftat  que  ie  ne  fuis  point  an  monde  pour 
vous ,  &  que  de  cette  forte  vous  perdiez  telle- 
ment la-memoire  de  moy3  que  quand  par  mal- 
heur vous  me  verrez,  vous  ne  penfîez  pas  mef 
me  à  moy.  Or  voyez,refpondit  le  Berger5com- 
bien  nous  fommes  de  différente  humeur,  c'efl 
à  cette  heure  que  ie  veux  parler  à  vous,&  que  ie 
vousveuxdire  chofe,  qui  vous  fera  peut- eftre 
iuger  que  Syluandre  cil  plus  voftre  feruiteur 
que  vous  ne  croyez  pas.  Et  lors  fe  tournant  vers 
Afrrée3il  la  pria  ôc  fupplia,  de  forte  qu'elle 
fît  afïeoir  Phylis  auprès  d'elle ,  non  pas ,  dit-elle 
en  5  y  mettant,  que  ce  foit  pour  vous  oiiir ,  mais. 
ieulement  pournedefobeyr  à  celle  qui  me  l'or- 
donne ainfi.  Luy  fans  refpondre à fes  paroles, 
recommença  de  cette  forte.  le  croy ,  Philis5que 
vous  ne  me  tenez  pas  pour  fçauoir  fi  peu  des 
affaires  du  monde,  que  vous  ayez  opinion  que 
ien'ayeiamais  oiiy  parler  de  l'amitié  qui  eft  en- 
tre vous  &  Lycidas.  Que  s'il  eftoit  autrement , 
&  que  vous  euffiez  volonté  que  ie  vous  en  difl  e 
des  particularitezjpeut-cftre  feriez  vous  eftônée 
que  l'en  aye  tant  fceu,&  que  l'en  aye  faicl:  paroi- 
ftrefipeu,  &  lors  vous  ne  iugenez  pas  que  ce 
Syluandreàqui  vous  voulez  tant  de  mal,  futfî 
pen  voftre  feruiteur  que  vous  le  penfiez.Tant  y 
aBergere,  qu'après  l'auoir  feeude  ceux  qui  font 
les  plus  curieux  des  affaires  d'autruy  :  en  fin  ie 
l'appris  de  voftre  bouche  mefme  3  &  de  celle  de 
Lycidas.  Vous  reiîbuuenez-vous  point  qu  vn 


Livre    vnzîesMï]  829 

foir  vous  retirant  en  bonne  compagnie  3  vous 
corn  mandates  à  Hy las  de  raconter  fa  vie,  &  les 
aduanturesdefes  ?mcurs?  Nouiez- vous  point 
oublié,  que  cependant  vous  partiftes  3  &  laiiTa- 
ces  la  trouppe ,  priant  A  f  bée  d  aller  auec  vous. 
Auez-vous  bonne  mémoire  que  vous  allafîes 
le  long  du  bois  parler  a  Lycidas  qui  vous  y  at- 
tendoit  3&  qu  Aftrée  vous  dit  que  vous  deuicz 
bien  prédre  garde^qu  il  ne  fuft  trouué  mauuaisa 
&:  cjue  vousluy  refpondites ,  qu'il  vous  en  auoit 
tant  preffée ,  que  vous  ne  le  luy  auiez  peu  refu- 
fer  >  Mais  que  pour  ce  fuiet  ,  vous  auiez  prié 
Aftrée  d'y  eftre  auec  vous.  Or  Bergère,  penfez 
maintenant  à  tous  tes  difeours  que  vous  y  euftes 
auec  Lycidas  :  car  ie  les  fçay  tous  comme  les 
ayant oiiis.  Ace  mot  elles  rougirent,  6c  de- 
meurèrent fi  eftonnées  quellesne  faifoient que 
fc  regarder.  MaisSyluandre  reprenant  la  paro- 
le, Ne  foy  ez  point  marries ,  dit-il ,  que  ie  fçache 
ce  que  ie  viens  de  veus  dire,  car  Tay  affez  de 
difcretion  pour  n'en  faire  paroiftre  que  ce  qui 
ne  vous  peut  importer ,  &  fi  vous  vouliez ,  belle 
Aflrée,  que  ie  vous  diffe  la  colère  de  Lycidas 
contre  vous ,  &  la  peine  que  vous  priftes  de  la 
luy  faire  perdre,  vous  vertiez  que  ie  fçay  pref* 
que  autant  de  vos  affaires,  que  vous  mefmes. 
Mais  cela  ne  feruant  de  rien  à  ce  quei'ay  a  vous 
dire  maintenant ,  il  fuffit,  Phylis,  que  vous 
fçachicz  que  ie  n'ignorois ,  ny  la  ialouiie .  ny  le 
fubieâ  delà  îalouile  deLicidas.  Il  faut  bien  dire 


830  La  IL  partie  D'AstREE.* 
(diti  ma  Bergère  le  regardant  ferme  entre  le* 
yeux  )  que  vous  eltes  malicieux  ayant  feeu  c€ 
que  vous  dites,  dauoir  vefeu  de  celle  forte  a~ 
iicc  moy ,  pour  donner  plus  de  peine  à  Lici-  • 
das,  à  vous  &à  moy.  Ah  Bergère,  refpondit- 
il,  que  vous  m'eftesplus  obligée  que  vous  ne 
penfez  pas!  car  que  vouliez- vous  que  lefiiTef 
Puis  que  vous  fçauicz  ,  dit-elle ,  que  Lycidas 
eftoit  jaloux  à  vcftre  occafien  ,  vous  deuiez 
m'efloigner.  Vous  me  dites  (rephqua-t'il)vne 
chofe  impoiTible3&  qui  vous  euftpeu  nuire  in- 
finiment ii îe l'eufte fai£te.  Impoflible,  d'au  tant 
qu'ayant  entrepris  de  ieruir  Diane  3  &  vous 
cftant  ordinairement  auprès  d'elle  \  il  m'efloïc 
impoiTibk  de  vous  eiloigner  fvns  fans  l'autre. 
Et  bien  :ditPhyhs,iivous  euffiez  efté  tel  en- 
tiers moy,que  vous  deuiez  eftre  ,  n'euftiez- vous 
pas  plultoft  efîeu  de  laiiTer  la  fréquentation  de 
Diane,  auec  hazard  de  perdre  voitre  gageure 5 
que  non  pas  de  dôner  tant  de  ialoufie  aLycidas, 
&  a  moy  tant  de  defplaiiîr  3  puis  que  le  Berger 
eftoit  tant  de  vos  amis  ,  &:  queie  ne  vous  auois 
iamais  dôné  occafiô  d'eftre  autre  que  des  miés  ? 
le  voy  bien,Beigere,refponditS}luandre,que 
vous  ne  fçauez  pasie  mal  que  vous  m'auezfait , 
puis  que  vous  parlez  de  cette  forte,  ny  combien 
j]  m'eftoitimpollîble  de  faire  ce  que  vous  dites, 
Que  ie  vous  ayefaitt  du  mal,  dit  Phylis,  c'eft 
donc  bien  par  ignorance,  car  ien  en ay  iamais 
eu  intention.  Cela,  répliqua  le  Berger,n'exnpef- 


Livre  v'nziesmé]  S$i 

che  pas  qu'en  effe£t  vous  ne  m'ayez  fait  du  mal, 
&:  que  ie  ne  le  reflente.Et  commen^adioufta  la 
Bergère,  peut-eilre  aduenuce  que  vous  dires? 
Ncit-ce  pas  Phy  lis  ,  refpondit  le  B  erger  5  qui  eft 
caufe que  iay  entrepris  de  feruir  DianerEt  vous 
n  eftes-  vous  pas  celte  Phy  lis  ?  Et  pour  cela  ,  dit 
Phy  lis ,  dequoy  me  voulez- vous  accufer?  De 
tout  le  mal,  refpondit  Syluandre,  queie  reffen- 
tirayiamaisicaraulieu  de  feindre,  iay  ayméà 
bon  cfcient.  A  ce  mot  le  Berger  s'arrelta  tout 
court,  &  bien  marry  d'en  auoir  tant  dedaré,de- 
quoy  s'appercenft  Aitrée,Ne  foyez  fafché,  dit- 
elle,  &  ne  rougiflcz  point  d'aduoùer  la  vérité , 
peut-eltre  que  ces  paroles  ne  font  pasles  pre- 
mières quï  nous  ont  dôné  cognoiffance.  Ien'au- 
ray  iamais  honte  3  refpondit-il ,  de  dire  que  ie 
fuis  feruiteur  de  Diane  pour  fa  feule  confédé- 
ration,mais  ouy  bienconfîderantcombienie 
mérite  peu.  Si  Diane,  refpondit  Aftrée,  doit 
élire  acquifepar  les  mentes,  il  n'y  a  perfonne 
qui  y  doiue  prétendre  pluftoft  que  Syluan: 
dre. 

Pleuft  a  Dieu3belle  Bergere,repliqua-t'il ,  que 
chacun  euft  la  mefme  opinion.  O  Madame, 
que  ces  paroles  me  furent  agréables,  &  que  Syl- 
uandre  euft  vne  douce  main ,  pour  panfer  vne 
fî  fenfible  playe  que  la  mienne.  Comment,  dit- 
Leonide,  euVil  pofTible  que  ce  Berger  ayme 
véritablement  DianerEllcfaifoit  cette  deman- 
de, çncor  qu'elle  feeuft  bien  ce  cjui  en  eltoit^ 


Î^Z        LaÎI.  PAR.  TIE   D'A  STKEE,: 

pour  en  auoir  quelque  nouuelle  cogfioiiTaficé 
à  caufe  de  Paris.  N'en  doutez  point  3  dit  ilj  Ma- 
dame, &  vne  autrefois  ie  vous  en  raconteray 
dauantage,  mais  pour  ce  coup5ie  vous  diray 
feulement,  comme  ie  me  deliuray  de  cette  fat 
cheufe  îaioufie.  louis  donc  que  Syluandre  en 
continuant  reprit  decetteforte.  Ornencpou- 
uant  m'efloigner  de  vous  à  caufe  de  Diane ,  que 
vouliez  vous  que  ie  fiiTe:  foyezen  vous-mefmds 
le  mge.  Dés  le  commencement,  refpondit  Phy- 
lis,  vous  ne  deuiez  point  donner  d'occâiion.cfe 
ialoufîe  à  Lycidas ,  &:  puis  voyant  que  comme 
que  ce  fuft  il  eftoit  deuenu  îaloux ,  vous  deuiez 
non  pas  m'efloigner  du  tout  3  puisque  vous  di- 
tes que  vous  ne  lepouuiez,faire  à  caufe  de  Dia- 
ne: mais  pour  le  moins  eftant  en  lieu  où  Lyci- 
das nous  apperceuoit ,  il  falloit  viure  plus  mo- 
dérément ,&:  plus  froidement  auec  moy.  Ah 
nouiceen  Amour,  refpondit  le  Berger ,  quand 
Lycidas  deuint  ialoux  y  priftes-vous  garde? 
Nullement,  dit  elle3&  comment,  adioufta  Syl- 
uandre, vouliez-vousqueie  m'en  apperceuffe 
mieux:  Ne  vous  reiîbuuenez-vous  pas,  qu'à  la 
première  parole  qui  vous  en  dit,  vous  demeu- 
râmes fi  ef  tonnée  de  telle  opinion,  que  vous  ne 
puftes  luy  refpondre  de  quelque  temps  ?  &  cela 
dautant  que  les  commencements  des  maladies 
d'Amour,  font  comme  la  plus  part  des  au- 
tres qui  ne  donnent  coguoiflance  d'elles  que  la 
fièvre  ne  fok  défia  bien  fort*    le  ne  pouuois 

donc 


Livre    vNzies:,iî,  %tf 

donc  non  plus  empefcher  la  naiiîance  de  cette 
ialouiîe  que  vous  D  &  quant  au  progrez3  lepen* 
fe  vous  y  auoir  infiniment  obligée,  parce  que 
iî  deilors  que  îe  vous  en  eus  parlé  5  le  me  fuiïè 
retiré  de  vous  D  ou  que  l'en  euffe  vfé  plus  froi- 
dement .•  qu'euil-il  penfé^ou  pour  le  moins 
qu'euft-il  deu  penfer  ?  Que  il  ie  m'en  efloi- 
gnois,  &:  il  ie  viuois  d'autre  forte  que  de  conftu- 
me  s  c'eitoit  pour  le  tromper,  &:  que  nous  eihôs 
en  bonne  intelligence  enfemble,  comment  fe 
fuft-il  imaginé  que  l'eufTe  fceucette  ialouiîe  que 
par  vous  ,puis  qu'il  n'en  auoit  parlé  qu  a  vous? 
Et  s'il  cufteu  opinion  que  vous  me  i'eufîîez  di- 
te, n'eufl  il  pas  îugéauec  raifon  qu'il  y  auoit  vne 
grande  amitié  entre  nous?  dz  ce  moyen  pouuoic 
amortir  ou  allumer  dauantage  fa  ialouiîe, 
Croyez,Phylis ,  qu'il  a  efté  beaucoup  plus  à  pro- 
pos que  l'aye  continué  de  viure  comme  l'auois 
commencé,  puis  qu'il  a  deu  cognoiitre  parla 
qu'il  n'y  auoit  point  d'intelligence  entre  nous, 
voyant  que  vous  ne  m'en  auiez  point  aduerty3 
ny  point  d'Amour,  d'autant  que  iene  meca- 
chois  deperfonneiadiilîmulation  en  eftant  vn 
des  plus  grands  iîgnes.  A  ce  mot  eihnt  refolu 
de  la  la  doute  où  l'auois  eilé  il  long  temps5&:  co- 
gnoirTant  qu'il  n'y  auoit  point  d'Amour  entr- 
eux,  ie  m'efenay,  Ah  Phylis3que  Siluandrcfçait 
bié  aimer,&  qu'il  parle  auec  beaucoup  de  venté: 
&faifantletourdu  buiflpn ,  ie  vins  courant  me 
ietter  à  genoux  deuant  eiks;.dequoy  elles  furent 
2.  Par  s,  G^p- 


856  La  II.  partie  d'Astreej 
toutes  deux  fi  eftonnées  3  que  fc  prenatis  parles 
mains, elles  demeurèrent  comme rauk s. Quant 
à  moy  plus  cotent  de  ma  fortune  queie  n'auois 
iamais  cfté,ie  ne  fcaurois  par  quelles  paroles  cô- 
ir  encer  pour  remercier  Amour  de  celte  faneur, 
enfin  rn  addreffant  a  elle ,  îe  parlay  de  cette  for- 
te ;  Ma  belle  Bereere,  fi  voftre  amitié  a  efté  allez 
forte  pour  ne  le  point  rompre,  fous  la  pefanteur 
de  ma  fuite,  îe  m'alfeure  qu'elle  le  fera  encor 
allez  pour  vous  plier  pluftoft  au  pardon  qu'a  la 
vengeance.  Voicy  ce  Lycidas  qui  par  fês  foup- 
con  vous  a  tant  ol2  enfée  3  mais  le  voicy  main- 
tenant qui  vou>  crie  mercy,  qui  vous  demâde 
pardon  lans  réfuter  chofe  que  vous  luy  ordon- 
niez j  pourueu  qtfevous  oubliez  cefteofrenfe.Ie 
tins  encor  quelques  autres  femblables  propos, 
aufquels  fans  faire  refponfe  elle  tourna  la  tefte 
de  mon  cofté,  mais  fans  regarder  tenoit  les 
yeux  contre  terre  :  2c  parce  que  îe  m'eftois  teu , 
ce  qu'elle  ne  parloir  point,  Snuandre  voulant 
eftre  en  partie  caufe  de  mon  contentement 
comme  il  l'auoit  efté  de  mon  defplaifir ,  Aïnfi , 
dit-il,  Bergère  ,  que  l'ay  eftétefmoin  que  fans 
fuieet  Licidas  a  eu  de  la  ialoufie,demdmele 
feray-ie  que  vous  auez  plus  de  vengeance  que 
d'Amour,!!  vous  ne  receuez  la  fatisfaction  qu'il 
vous  ùict.  Il  n'eft  plus  temps  de  confulter  en 
vou  s  mefme  ce  que  vous  deuez  faire ,  le  dcuoir 
où  il  fe  m  et  le  vous  dit ,  fon  affection  le  vous 
requiert  .,  de  voftre  ancienne  amitié  le  vous 


LlVP.  E       VNZIESME,  §37 

commande.  Mafœur,  adioufta  Aflrée,  Siluan- 
dre  vous  dit  vray ,  &  deuez  outre  cela  croire  af- 
fairement, que  c'en:  pluftoft  excès,  que  défaut 
d'Amour  quiafaict  commettre  cette  erreur  à 
Licidas5&  de  plus,  que  s'il  afait  la  faute,  il  en  a 
bien  raid  la  pénitence.  Alors  Pfailis  leuant  les 
yeux  lentement  contre  moy  ;  Lycidas,  dit-elle , 
Vous  m'auez  tellement  offenféc,  qu'il  eft  bien 
malaifé  que  ie  n'en  aye  longuement  le  fouuenir: 
toutesfois  puis  qu  Aftree  me  l'ordonne  ie  veux 
bien  vous  pardonner,  mais  auec  ferment  que 
s'il  vous  àuient  iamais  de  retomber  en  fembla- 
bie  faute,  vous  deuez  perdre  à  iamais  toute  ef- 
perance  de  mon  amitié.  Et  quoy*  Lycidas  3  con- 
tmua-t'elle  après  d'vne  voix  plus  forte,  vous 
femble-t'ii  que  les  aircurancesque'iufques  icy 
vous  auez  receuës  de  ma  bonne  volonté,  foient 
fi  petites  qu'il  en  faille  douter  aifément  ?  Quel- 
le fi  grande  cognoifïance  auez  vous  eu  de  ma 
facilité,  ou  de  ma  légèreté,  que  vous  puiffiez 
croire  que  1  aime,  &  reçoiue  tous  ceux  qui  me 
regardent ?  elle  euft  continué  fans  doute, carie 
ne  fçauois  que  luy  refpondre  ,  n'euffc  efté  qu  A- 
ftrécrinterrompant>Ceft  allez, ma  foeur,  luy 
dit-elle,  vous  ne  fçaunez  en  dire  tant  que  vous 
n'ayez  encor  occafion  de  vous  plaindre  dauan- 
rage.  Mais  reffouuenez- vous  que  c'efl  ce  Lyci- 
das à  qui  vous  auez  bien  rendu  de  plus  grandes 
preuues  d'amitié  ,  que  ne  fera  pas  le  pardon  que 
ion  filence  &  fafoubmifilon  vous  demandent^ 

Ggg  n 


858  La  II.  Partie  d'Astrëe. 
&  que  fi  vous  le  luyrefufez,  vous  ne  ferez  vnc 
petite  offenfe  à  voftre  vie  paffée.  Philis  après 
auoir  elle  muette  quelque  temps3  en  finadreiïa 
fa  parole  de  cette  forte  à  fa  compagne.  le  le 
veux,  ma  fœur  ,  ie  pardonne  nonfeulcmenE 
rofFence,mais  la  veux  encieremët  oublier,pour- 
ueuqu'al'aduenirilneme  donne  ïamais  occa- 
fîon  de  m'en  fouuemr.  Voila5Madame3  comme 
ie  fus  guery,  voila  comme  ma  faute  fut  pardon- 
née^  comme  ie  rentray  en  mon  premier  hon- 
neur, &  depuis  nous  auons  vefeu  Siluandre 
&moy  3  auec  tant  de  familiarité  qu'il  eft  l'hom- 
me que  fayiamais  le  plus  aimé,  &  après  mon 
pauure  frère.  Etn'auez  vous  point  de  peur,  ad- 
ioufta  Leonidc,  que  l'ordinaire  veuè  de  Siluan- 
dre &:  de  Philis  ne  vous  donne  la  mefme  ialou- 
fie  que  vous  auez  eue?  Cclan'eit  pas  fans  dan- 
ger ,  puis  que  celuy  qui  aime  eft  de  fa  nature 
merueilleufemét  fuiet  au  foupçô.  Deux  raifon  j, 
dit  Licidas3m'en  empefeheront  toufîours-.l'vne, 
que  fay  trop  d  affeurance  de  l'amitié  de  Philis , 
&:  l'autre,  de  l'amour  que  Siluandre  porte  a 
Diane  3  qui  fans  mentir  eft  telle  qu'elle  ne  fçau- 
roitfouffrir  vne compagne:  mais  ie  vous  fup- 
plie,  grande  Nimphe,de  n'en  vouloir  point  par- 
ler ,  car  il  auroïc  occafion  de  fc  douloir  de 
moy3  qui  vousaurois  décelé  ce  qu'il  s'efforce 
auec  tant  d'artifice  de  tenir  caché  :  &  mefmc 
que  pour  auoir  permiflîon  de  parler  à  fa  Ber- 
gère fans  qu'elle  s'en  puiile  offenfer  i  il  a  fuy 


LÏV-HS     VNZlïSMï.  8'9 

hifqucs  îcy  le  iugement  qu'elle  doit  faire  de 
fon  mente ,  &  de  ccluy  de  Phiiis,  luy  femblant 
que  tant  qu'il  le  pourra  cuiter,  il  luy  fera  per- 
mis de  luy  dire  combien  il  l'aime,  car  il  y  a 
plus  de  huift  ou  dix  iours  que  les  trois  lunes 
font  efcoulées. 

AinfidifcouroicntLicidas&LconidcjCepen- 
dant  qu'Hylas  entretenant  Alexis  ne  fe  pre- 
noit  garde,  que  peu  à  peu  il  en  deuenoit  amou- 
reux. Et  elle  qui  auoit opinion  que  cela  luy  fer- 
uiroità  fe  faire  mieux  croire ,  Alexis  luy  don- 
noit  à  deiTein  toute  l'Amour  qu'elle  pouuoit: 
car  encores  qu'elle  ne  l'euft  iamais  veu  ,  fi  auoit- 
elle  efté  aduertie  par  Leonide  &  Paris  de  fon 
agréable  humeur.  Et  comme  s'il  euft  voulu 
rendre  vne  bonne  preuue  de  ce  qu'il  eftoit , 
fans  en  biffer  plus  longuement  en  doute  ceux 
qui  ne  le  cognoiffoient  point,  il  s'eferia  tout 
à  coup  en  frappant  des  mains  3  &  fe  les  fror- 
tant  l'vne  en  l'autre  ,  S'en  eft  faiâ3  Phiiis,  ie 
vous  dis  adieu  :  cette  belle  Nimphe  vous  ra- 
uiteeque  l'Amour  vousauoit  acquis:  &r  tout 
ce  que  ie  puis  faire,  c'eft  de  vous  donner  le  con- 
gé queieprenspourmoy.  Siluandre  &  Cori- 
las  oyant  cette  prompte  refolution  ne  peu- 
rent  s'empefeher  ,  voyant  qu'Alexis  de  force 
de  rire  ne  pouuoit  prononcer  vnfeul  m  ot  .de 
prendre  le  party  de  Phiiis  pour  luy  donner  oc- 
casion de  cômencer  quelque  agréable  difco!.ir<\ 
Et  quoy ,  Berger,  luy  dit  Conlas ,  donnez-vous 

Ggg    uj 


8.J.O  La  II.  pap.tie  d'Astreï, 
de  cette  forte  congé  a  la  belle  Philis?  comment 
penfez-voir>  qu'elle  puiiieeftreconfolée  de  cet- 
te perte  :  C'eft  bien  ce  iour  qu'entre  tous  les  fiés 
elle  doit  marquer  de  noir.  A  fon  dam,refpondit 
Hi'as  tout  froidement  5  pourquoy  n'eft- elle  pas 
auflî  belle  qu'Alexis  ?  O  Dieux  /  répliqua  Cori- 
las ,  &  qui  fera  celle  à  l'aduenir  qui  pourra  eilre 
aflearce  de  voftre  amitié ?  Cette  belle Nimphe, 
refpondit-il  ,  qui  eft  plus  belle  que  Philis.  Mais, 
adioufta  Cornas,  na-t'elle  pas  en  Philis  vnebô- 
ne  preuue  de  voftre  légèreté  ?  Non  pas  cela,  dit- 
il  :  mais  ouy  bien  vu  grand  tefmoignage  de  fa 
beauté.  Si  eft-ce,  refpondit  Corilas,  que  Philis 
n'eft  pas  laide.  Si  m  auouërez-vous,  dit-ii  ^'qu'el- 
le a  moins  de  beauté  qu'Alexis ,  puis  qu'elle  luy 
cède  (a  place.  Quelquefois,refpondit  Corilas, 
on  la  quitte  par  ce  qu'on  s'y  fafche ,  ou  qu'on  et 
père  mieux.  Pour  s'ennuyer  de  moy,  répliqua 
Tinconftant,  il  eft  impoflible  a  Philis  ,  car  elle  a 
trop  de  iugement,  &  pour  efperer  mieux  elle 
ne  fçauroit  ,  &  puis  eft-ce  eile  à  voftre  aduis  qui 
me  quitte,  ou  fi  ce  n'eft  point  moy  qui  luy  don- 
ne fon  congé  f  Siluandre  eftoit  demeuré  rmet 
allez  long  temps  5mais  voiant  que  Corilas  ne 
refpondoit  plus,  il  prit  la  parole  pour  luy.  Ce 
n'eft,  dit-il.,  ny  défaut  de  beauté  en  Philis,  ny 
congé  que  ce  Berger.luy  donne  que  la  retraitte 
qu'il  rai  ci ,  mais  la  naturelle  inconftance  qui  eft 
en  luy.  C  eft  bien  dit,  refpondit  Hilas:  appeliez- 
vous  inconftance  de  paruenirpasàpas  où  l'on 


Livre    vnziesme!  &41 

a  fai&deffein  daller:  Non  pascela  die  5  Siluan- 
dre,&  toucesfois ,  dit Hilas,onmet  vn  pieu  tai  - 
toft  en  terre  3  &tantoft  en  l'air,  quelquefois  dé- 
liant ,  &  quelquefois  derrière  :  &  ncft-cç  pas 
cela  auffi  bien  inconftance  que  ce  que  vous  me 
reprochez?  puis  qu'ayant  faict  dciTcin  de  parue- 
nir  à  la  parfaite  beauté3tout  ainfi  qu'en  marchât 
on  change  dVn  pied  àrautrc3iufques  à  ce  qu'on 
paruienne  au  lieu  que  l'on  s'efi  propofé:de  mef- 
meay-iefaict  aimant  les  beautez  que  fay  ren- 
contrées iufques  a  ce  que  ie  fois  paruenua  celle 
d'Alexis, que  véritablement  ie  recognois  eftre 
la  plus  parfaicle  de  toutes.  Vous  auriez  peut- 
eftre  raifon  ,  refpcndit  Syluandre  3  fi  la  Nature 
nous  auoir  permis  d'y  aller  tout  d'vn  pas ,  ainfî 
qu'il  eft  en  noftre  puiiTance  d'aimer  d'abord 
cette  parfaite  beauté.  Commentât  Hila^you- 
lez-vous me  confeiller  défaire  îcy  mon  appren- 
tiiîage:il  y  a  bien  apparence  qu'vn  apprentifdu 
premier  eouppeuft  eftre  digne  feruiteur  d'Ale- 
xis. S'il  n'y  auoit  que  cela  feulement,  dit  Siluan- 
dre5  qui  vous  empefehaft  d'eftre  digne  c£e'lc3ie 
ne  vous  confeillerois  pas  d'en  faire  difficulté, 
caries  chofes  que  la  Nature  produit  font  bien 
différentes  de  celles  que  l'artifice  nous  donne. 
L'herbe  des  qu'elle  commence  de  poindra  cft 
auffi  bien  herbe  3  que  quand  elle  a  fon  parf  ':  sc- 
croifTement:  au  contraire  ce  que  1  artifice  nous 
produift  fe  perfectionne  par  vn  long  eftude ,  8f 
vne  curieufe  induiîne.  Or  l'Amour  eftantin- 

Ggg    iiij 


841  La  IL  partie  d'Astree] 
inflin&delanature  3iln?abefoin  d'apprentifla- 
ge  :  &  c'efi  pourquoy  en  quelque  aage  que  flous 
foyons  3  nous  aimons  toufîours  quelque  chofe. 
Eftans  enfansles  pouppées  3  eftans  hommes  les 
hommes ,  &  quand  nous  femmes  vieux  3  les  ri- 
dieffesj  &ccux  qui  nous,  peuuent  eftre  vtiles, 
Et  paria,  dit  Hylas,  vous  voulez  conclure  Sil- 
uandre,que  ie  ne  deuois  auoir  rien  aimé  iuf- 
ques  icy:  Et  bien  ie  le  vous  accorde  3  i^yefté  en 
erreur  ,  mais  ne  m'aduouërez-vous  pas  qu'ai- 
mant à  cette  heure  cette  belle  Nimphe,  le  fay 
pour  le  moins  ce  que  iedoy5  &:  que  tant  s'en 
faut  que  par  cette  dernière  action  ledoiue  eftre 
blafmé,  que  toutes  mes  fautes  pailees  en  de- 
meurent couuertes  entièrement.  Toutainfî, 
refpondit  Siluandre ,  que  vous  auezfoilly  par  le 
pafle  en  aimant  ces  beautez  que  vous  ne  dé- 
niez pas  :  Aufli  faillez-vcusàcette  heure  d'en 
aimer vnc  que  vous  ne  mentez  pas:  &  comme 
par  vos  premières  actions  vous  aue-z  acquis  le 
nom  d'inconfhnt,  ces  dernières  vous  donne- 
ront celuy  de  téméraire.  Alexis  s'eftoit  teuë 
quelque  temps,  prenant  plaifir  aux  difeours  de 
cesE  ergers  :mais  quand  elle  s'oiiit  fi  fort  louer, 
elle  fut  contrainte  de  reprendre  ainfi  la  parole. 
Si  ie  mérite  autantj  gentil  Berger,  l'amitié  de 
Hilas ,  que  de  bon  coeur  ie  la  reçoy,  foiez  cer- 
tain qu'il  n'aura  peu  d  occafîpn  de  m 'aimer  3  ny 
moypeu  de  moien  de  recognoiftre  fa  bonne 
volonté.    Et  fe  tournant  toute  riante  vers 


Livre    vnziesme-  845 

By'^-Et  vous^luy  dit-elle,  mon  ieïuiteur,f>re- 
nez  bien  garde  que  les  paroles  de  ce  Berger  ne 
vous  eflonncnt5car  vous  vous  offenceriez  trop, 
&l'ouurage  que  vous  me  feriez  ne  feroit  pas 
moindre  ;  puis  que  c'eft  honte  d'entreprendre 
&  fe  retirer  d' vne  entreprife  imparfaite  :  &  ce 
feroit  vne  preuue  trop  euidente  de  mon  peu 
de  mérite  fi  vous  me  quittiez  fi  promptement: 
Mais  Hylas,  interrompit  Siluandre ,  comment 
ne  craignez- vous  l'ire  de  Thautates  3  ayant  la 
hardiefle  de  vous  addrefTer  à  vne  perfonne  qui 
luy  efr  confacree  ?  Ignorant  ,  refpondit  Hylas, 
les  Dieux  ne  nous  deffendent  pas  de  les  aymer 
eux-m  efm  es  ,&  comment  feroient  ils  courou- 
cez fi  nous  aimons  ce  qui  eft  à  eux?  Voyez- 
V011S5  dit  Alexis  5  ce  Berger  a  quelque  mauuais 
,  detTem  contre  nous ,  il  vous  veut  efloigner  de 
moy  par  artifice,  car  il  fçait  bien  que  fi  îe  veux 
ienecontinueray  pas  la  profeiTion  que  i'ay 
prife. 

Ces  Bergers  parloient  de  cette  forte ,  cepen~: 
dant  qu'Adamas  entretenoitPhocion3Diamis3 
de  Tyrcis,  &  parce  qu'il  les  cftimoit  beaucoup, 
fut  pour  leur  aage.fiit  pour  leur  vertu:  ou  pour 
Je  deffein  qu'il  au  oit  de  faire  en  forte  que  Cela- 
don  eipoufaft  Aftree  5  il  faifoit  tout  ce  qu'il  luy 
efroit  poiïïble  pour  les  garder  de  s'ennuyer.  Et 
d'autant  queTyrcis  eftoit  eftranger>&:  qu'il  n'a- 
uoit  point  veu  ce  qui  eftoit  de  rare  en  fon  logis, 
il  luy  demandai!  ce  ne  luy  feroit  point  de  peine 


§44     Là  IL  partie    d'Astre^ 
de  fe  promener ,  &  vifiter  fa  mailbn. f  Et  ayant 
feeu  qu'il  le  defiroit  infiniment ,  il  le  prit  par  la 
main,&ditaParis3  qu'il  côduififtHy  las,  &  ces 
autresBergers  s'ils  vonloiét  en  faire  de  mefme. 
Alexis  cftant  aidée  de  Hilas  fe  releua ,  &  s'ap- 
puyant  fur  luy ,  fuiuit  Adamas,  auec  le  refte  de 
la  compagnie.  La  maifoneftoit  très-belle,  Se 
agréable  de  plufieurs  fingularitez  :  mais  parce 
que  le  difeours  en  feroittrop  long,  nous  n'en 
dirons  que  ce  qui  féru  ira  à  noftre  propos.     Ils 
entrèrent  donc  dedans  vne  belle  galerie  qui. 
auoit  la  veue  de  la  plaine  d'vn  coite ,  &  de  l'au- 
tre des  montagnes  qui  la  limitoient  en  forte 
qu'elle  eftoit  très -agréable.  Le  bas  eftoit  lam- 
briffé,  &  tows  les  entre -deux  des  feneftres 
eiîoient  remplis  des  cartes  des  diuerfes  Prouin- 
ces  de  la  Gaule.  Etpardeflus  eftoientpofezdes 
pourtraitsde  diuerfes  Prouinces,  Rois  &  Em- 
pereurs,parmy  lefquels  onyoyoït  ceux  de  plu- 
fieurs belles  femmes.  La  voûte  eitoit  tout  en- 
richie d'or ,  &  d'azur ,  auec  maintes   deuifes. 
Chacun  iettant  l'œil  fur  ce  qui  luy  eftoit  le  plus 
agréable:  mais  Hyks  qui  nàuoitle  cœur  qu'à 
la  beauté,  tournant  les  yeux  furvn  tableau  de 
deux  Dames;   Voila ,  dit-il ,  deux  vifages  bien 
agréables  :  mais  lequel  îugeroit  on  eftre  le  plus 
bea u  i  Adamas  qui  l'oiiit  :  Ceftuy-là ,  dit  il,  qui 
efl  à  main  droite  e(t  celuy  de  la  belle  mère  3  & 
l'autre  de  la  belle  fille ,  &  ont  efté  deux  Pnncef- 
fesauili  belles,^  aufïï  fages  qu'il  enfuit  iamais5 


Livre    vnziesme.'  845- 

&  autant  agitées  de  la  fortune  qu'autres  qui 
ayent  efté  de  noilre  temps:  Car  celle-cy  qui 
me  femble  plus  aag:e  c'eft  la  fage  Placidie,  fille 
du  grand  Theodofe,  fœur  d'Arcadius,  &  d'Ho- 
nonus ,  fem  me  de  Confiance ,  &  mère  de  Va-. 
lentinian ,  qui  tous  cinq  ont  elle  Ernpereurs,&: 
defquels  vouspouuez  voir  les  portraits  vn  peu 
en  là.  Et  cette  autre;c  eft  Eudoxe  fille  de  Theo- 
dofe deuxiefme,5^femmede  Valentinian,que 
Genferic  emmena  en  AfFnque  :  Voila,  dit  Tir- 
cis  de  belles  PrincefTes,  &  qui  ont  vne  grande 
extraction  ,  mais  en  quoy  leur  a  efté  la  fortune 
{î  contraire  ?  le  le  vous  diray  briefuement  ,  ref« 
pondit  Adamas,  &  enfembie  vous  feray  co- 
gnoiftre  vne  partie  des  pourtraits  que  vous 
voyez  icy:  &  lors,  après  s'eftre  teu  quelque 
temps,  il  reprit  de  cette  forte. 


L'HISTO  I  R  E 

DE   PLACIDIE. 

J|p  H  e  o  d  o  s  e  premier  de  ce  nom ,  Empe- 
^^reur  d'Orient,  l'vn  des  plus  grands  Princes 
que  nous  ayons  veu  depuis  Augufte,  euft  trois 
enfans  ;  l'vn  Arcadius,  qui  fut  après  luy  Empe- 
reur en  Orientjlautre  Honorius  qui  euft  l'Em- 
pire d'Occident  ,&  la  fage  Placidie  ,  de  qui  la 
fortune  fut  fi  diuerfe ,  que  par  elle  on  peut  aifé- 


*4*  La  II.  vÀXTïi  d'àstheeî 
ment  iuger  combien  lavertu  eft  ordinairement 
trauerfee;  car  eftant  demeurée  entre  les  mains 
de  fon  frère  Honorius ,  &  luy  entre  celles  de 
Stilicon3en  la  charge  duquel  le  grand  Theodo- 
fe  l'auoit  remis  durant  fon  ieune  aage5elle  tom- 
ba en  ces  accidens  fi  diuers ,  qu'il  fembla  que  la 
fortune  euft  pris  fa  vie  pour  y  faire  paroiftre  la 
puifTance  quelle  a  fur  les  chofes  humaines;donc 
Stiliconfutcn  partie  caufe,  qui  ayant  vne  fi 
grande  puifTance  fur  la  perfonne  du  ieune 
Theodofe,&  fur  tout  ce  qui  eftoit  de  l'Empire, 
cfleuales  yeux  de  fon  ambition  à  vne  plus  ab- 
fbluç  authorité ,  defirant  de  fe  faire  luy-mefme 
Empereur,  comme  fes  deffeins  eftants  defcou- 
uerts,  firent  affez  paroifrre.  Et  parce  qu'il  auoit 
l'entendement  vif,&  que  le  maniement  des  af- 
faires luy  auoit  apns  les  moyens  de  paruenirà 
la  grandeur  qu'il  defiroit,  ilpenfade  faire  par 
fineffe  ce  qu'il  voyoit  impoffible  de  paracheuer 
par  force.  Dés  le  commencement  donc  il  ac- 
creut  fon  authorité  au  plus  haut  point  qu'il 
penfalapouuoirefleuer  fans  donner  cognoif- 
fancede  fon  intenrion3&puis  la  voulut  fortifier 
par  le  moyen  de  fa  fille  qu'il  fit  efpoufer  à  Ho- 
norius, car  le  nom  de  beau  père  de  l'Empereur 
le  faifoit beaucoup  honorer  &  redouter.  Apres 
il  fit  des  fecrettes  intelligences  auec  ceux  qu'il 
eftima  efire  propres  à  fon  deffein ,  &  en  fin  fe 
refolut  d'affoiblir  les  forces  de  l'Empereur  le 
plus  qu'il  luy  feroit  poffible?  pour  s'en  pouuoir 


LlV:RE    VnZIESME.  847 

plus  aifémentfaifir  :  en  quoy  il  n'cufl:  pas  beau- 
coup de  peine,  parce  qu'il  fcmbloit  que  cous  les 
peuples  de  la  terre  prcnoienc  Rome  en  ce 
temps-là  pour  butte  deleurs  armes.  LesGots, 
les  Francs3&  les  Bourguignons  en  Gaule ,  les 
Vvandales&rles  Àlains  en  E (pagne,  les  An- 
glois  &  les  Piftes  en  Bretagne,  les  Huns  ce  les 
Gepides  en  laPannome:  Bref  de  tous  coftez 
l'Empire  eftoic  dételle  forte  defehiré,  qu'il  ne 
luy  reftoit  plus  que  l'Italie  d'entier.  Et  de  fortu- 
ne Alaric Roy  desGots,  pour  nelalaifferplus 
en  repos  que  lere/le  'de  l'Occident  3  y  vint  fon- 
dre auecvnfî  grand  nombre.de  peuple,  qu'il 
fut  impoflïble  à  Hononus  de  luy  refifter,    De 
forte  que  pour  luy  donner  occafion  d'en  fortir 
il  fut  confeiilé  de  rechercher  la  paix  à  quelque 
prix  qu'il  la  puft  auoir  :  à  quoy  il  s'accorda  aifé- 
ment,  n'eftant  d'humeur  fort  guerriere3&  fou- 
haittant  fur  toutes  chofes  de  viure  en  repos.  Le 
traittédela  paix  ayant  donc  cité  proposé, -fut 
conduit  fi  fagement  3  qu'en  fin  Alaric  accorda 
de  fe  retirer  deçà  les  Alpes,  en  'quelques  pro- 
tiinces  qui  luy  furent  afllgnees  par  l'Empereur, 
dequoy  Stiiicon  citant  mal  content ,  parce 
qu'il  iugeoitque  ceftaccord  portercit  preiudi- 
ce  à  fon  deflein  ,  il  fit  en  forte  auec  vn  Capitai- 
ne effranger  qui  pour  lors  cltoit  fbulcloyé  de 
l'Empereur  ,  qu'il  fut  chargé  près  des  nues  du 
Pau,  lorsqu'il  fe  retirort  fans  meffiance,aux 
terres  qui  luy  cftoient  reliées  :  dont  il  fut  û 


84§      La  II.  Partie    îd'àstree- 

defpité  contre  Honorius  5  qu'il  rcuint  a  Rome* 
lafliege,  &  au  bout  de  deux  ans  la  prit  5c  la  fee- 
cagea  entièrement ,  quoy  qu'Honorius  poui 
faire  paroi  lire  qu'il  n'auoit  point  confenty  à 
telle  perfidie  5  euii  fait  mourir  le  traiitre  Sti!i- 
con  auiïi-toft  qu'il  auera  que  cette  entreprifs 
venoit  de  luy.  Ainfr  cet  ambitieux  finit  mal- 
heureufementfes  îours  3  Guis  mettre  fin  toute- 
fois aux  miferes  de  l'Italie  :  Parce  qu'Alaric 
après  auoirfaccagé&  bruiîé  cette  grande  Cité, 
n'eftant  point  encores  faonldc  les  defpoiïilles* 
pilla  tout  le  pais  d'alentour ,  &  le  ruina  de  forte 
qu'il  falloit  bien  élire  barbare  pour  n'en  auoir 
point  de  pitié.  Mais  ce  qui  fut  plus  déplorable, 
outre  la  ruinede  tant  de  Temples  ,  &  la  perte 
de  tant  de  raretés  dont  les  Empereurs  auoienc 
cité  curieux  d'embellir  leur  ville  ,  ce  fut  la  mi- 
ferable  fortune  que  courut  cette  fage  PrinceiTe 
au  iacceRome,  où  elle  fetrouuaians  fecours 
pour  la  nonchalance  defon  frère:  car  elle  qui 
d'extra£tion  efioit  fille  des  Cefars,  &  fceur  de 
deux  Empereurs^  iouitrant  la  peine  de  la  faute 
uautruy5fevitcaptiue  entre  les  mains  de  ces 
Barbares,  fa  patrie  bruflee,  les  temples  profa- 
nez ,  &:  elle  en  tel  danger  que  fi  Ataulfe  Prince. 

\^l  X 

du  fang  d'Alanc ,  efpns  de  fa  beauté  &  vertu , 
ne  l'euit  iugee  digne  d'élire  fa  femme  ,  elle 
cfioit  en  danger  de  perdre  là  vie,  ou  ce  qu'elle 
auoit  de  plus  cher  Mais  ce  Prince  la  voyant  fi 
belle  ôc  d  fage  ,  &:  fçachant  qu  elleefioit  fille  du 


Lïvp.e    vnziïsme!  849 

grand  Theodofe ,  endeuintfî  pafTicnnément 
amoureux  qu'il  la  rcquift  en  mariage,  &  peu 
après  l'efpoufa  aiiec  là  permifiion  d'Alaric. 
Confiderez  quelle  force  cette  fage  PrinceiTe  fe 
fie  à  iby-mefme  auant  que  de  pouuoir  confen- 
tir  a  cette  alliance  .&  quelle  deuil:  eftre  fa  pru- 
dence pourfe  conduire  entre  ces  peuples  ru- 
des &  barbares  fi  fage  ment  qu'elle  fit.  Et  en  cela 
Dieu  rit  bien  paroiftre  d'auoir  pitié  de  la  déplo- 
rable Rome ,  car  uns  cette  alliance  elle  euft elle 
entièrement  rafee;  d'autant  qu'Alaric  s'en  re- 
tournât mourut  à  Cofenze3ôde  Prince  Ataul- 
fe,  parla  voix  commune  del'armee,  fut  efleu 
Roy.  Si  vous  confiderez  c~  tableau  qui  eft au- 
près de  celuy  de  Placidie  3  vous  îugerez  aifé- 
ment ,  que  c'eftoit  vne  perfonne  rude  &  hagar- 
de, &pluftoftdefireufe  de  fang&  de  guerre, 
que  non  pas  de  paix.  AuiTi  il  n  eut  fi  tofl  ce 
pouuoir  abfoiu  pour  les  Gots  3  qu'il  reprit  le 
chemin  de  Rome,  en  deffein  de  la  brufler  & 
démolir  entièrement,  luy  femblant  que  tant 
que  les  murailles  de  la  ville  demeureroient  en- 
tières, il  yauroittoufîours  vn  Empereur  Ro- 
main, duquel  le  nom  luy  eftoit  fi  odieux  5  qu'il 
en  vouicit  faire  perdre  la  mémoire.  Quand  la 
fage  PJacicredefcouurit  fon  intention ,  elle  re- 
folut  de  faire  tout  ce  qui  luy  ferok  poiTible 
pour  l'en  diuertir ,  luy  femblant  que  la  defola- 
tion  entière  de  fa  patrie ,  eltoit  vn  extrême  fur- 
charge  àfes  malheurs.  Elle  fe  monihx  donc  au 


gyo  LaII.Paktie  dAstkee. 
commencement  pleine  cf  ennuy  &  de  triftefle. 
JaifTe  inceiTamment  couler  fes  larmes  le  long 
de  fon  beau  vifage ,  perd  le  repas  &  le  repos,  ne 
celle  de  fe  tourmenter  que  quand  Ataulfe  cil 
auprès  d'elle  quelle  fe  contraint  le  plus  qu'elle 
peut  deluy  faire  bon  viiage.  Ce  Prince  qui 
auoit  efté  porté  d'Amour  a  l'efpoufer,  nepiit 
longuement  fouffrir  qu'elle  vefauit  ainfi3-  ians 
luy  demander  l'occafion  de  fon  defplaifir:  à  qui 
en  fin  elle  fit  vne  telle  refponce .  fay  fait  3  ô 
grand  Roy ,  tout  ce  qui  m'a  efté  pollïble  pour 
ne  te  point  donner  cognoiilance  de  l'extrême 
defplaifir  qui  me  prelfe  ,  craignant  qu'en  cela 
ie  ne  te  fuite  fafcheufe  &  importune.  Mais  puis 
que  la  nature  m'a  faict  trop  feniîble,  &  trop 
foible  pour  reiifter  aux  coups  que  la  fortune  me 
prépare  ,  &  que  la  bonté  d' Ataulfe  ,  &  l'amitié 
qu'il  porte  a  faPlaeidie ,  ont  efté  telles,  que  ie 
ae  leur  ay  peu  cacher  1  ennuy  que  ie  reffentois., 
ietefuppliedenetrouuer  point  mauuais  que 
ne  pouuant  remédier  d'autre  forte  à  l'infortu- 
ne, qui  accable  ma  patrie,  ie  luy  donne  des 
larmes  au  lieu  de  fang,  ainfi  que  la  nature  nous 
oblige  ,&:  quei£  refpandrois  beaucoup  plusli- 
Ixeirjentpourfaconferuation.  le  voy  tes  ar- 
mes, ô  Seigneur ,  qui  ont  toufiours  efté  inuin- 
cibles,  tournées  a  la  ruine  de  cette  miferable 
Rome ,  à  quhe  doy  ma  naiiïance ,  &:  de  qui  ie 
tiens  toute  la  grandeur  de  ceux ,  dont  ie  me 
vante  d'eilre  yrïuë.  Et  peux  twpenfer  que  fi  ie 

la  pouuois 


LiVre   vnziesme;  851 

1.1  pouuoîs  racheter  auec  ma  mort,  ïene  don- 
naffe  volontiers  ma  vie  pour  fa  rançon  ,  &  que 
ie  ne  la  creuffe  mieux  employée,  quelle  ne 
feauroit  îamais  eilre ,  fi  ce  n'eft  en  ce  qui  con- 
cerne ton  feruicc  .'Et  puis  que  tu  m'as  fait  cette 
grâce  de  me  demander  quel  efl  mon  defplaifir, 
permets moy,ie te fupplie,  qu'auec  toute  hu- 
milité, ie  te:  demande  quel  auantage  tu  peux 
prétendre  de  la  ruine  de  Rome,  &de  l'Italie? 
Eft-ce  du  bien  &  des  threfors  ?  outre  que  ce 
font  des  chofes  trop  viles  &  indignes  de  la 
grandeur  de  ton  courage ,  encore  n'y  a  fil  pas 
apparence  qu'vn  pais  ruiné  &c  faccagé ,  &  vne 
ville  démolie  &  prefque  bruflee ,  d'où  vne  ar- 
mée viclorieufenefaitque  de  fortir,  après  y 
auoir  demeuré  fi  longuement  au  pillage,  puiiTe 
beaucoup  t  enrichir  maintenant,  toy,  dis-ie,  à 
qui  les  threfors  de  tant  de  peuples  ramaffez  en 
vn  lieu  femblent  auoir  efié  deftinez  par  la  more 
d'Alaric?  Que  ce  foit  la  gloire  qui  t'y  conduife, 
ie  ne  le  puis  penferxaj:  quelle  gioirc  déformais 
peut  eftre  adiouftée  a  la  tienne,ou  quelle  peux 
t  u  efperer  d'acquenr  en  ruinant  des  murs  défia 
ruinez,  & maffacran :  vn  peuple  defarmé,&: 
battu  3  voire  qui  ne  fçauroit  eftreplus  vaincu* 
ny  foufmis  qu'il  eft?  S'il  efl  honteux  de  blefTer 
vn  mort,  quel  honneur  paix  tu  attendrepar  les 
nouuelles  playes  que  tu  veux  faire  à  ce  peuple 
défia  mort  ,&  fans  force?  Que  ce  foit  pour  ra- 
2.  Part,  Hhh 


Sfi  La  II.  partie  d'Astree.' 
fermir  ta  domination ,  ayc  pour  agr cable  Y  6 
grand  Roy  3  que  ie  te  die  que  ce  feroit  vne  exé- 
crable cruauté  de  vouloir  exterminer  tous  les 
peuples.  d'Italie  :  outre  que  quand  ils  auroienc 
tous  paiTé  au  fil  de  ton  efpee  ,  tu  ne  ferois  pour 
cela  en  plus  grande  affeurance  que  tu  es ,  ayant 
encores  contre  toy  les  armes  animées  de  la 
nouuelle  Rome  ,  de  toute  l'Ali  e ,  de  l'Afrique, 
&  de  tout  le  refte  del  Europe,  dont  l'Italie  n'eit 
qu'vne  des  moindres  parties:  luge  gandRoy, 
quelle  apparence  il  y  a  qu  vne  force  humaine 
puiife.furmonter  tant  de  prouinces ,  vaincre 
tant  de  Roys,  6c  acquérir,  pour  dire  ainiî,  tant 
de  Mondes,  car  tels  peut  on  nommer  les  Roy- 
aumes,&  l'immenfe  eftenduè'  de.l'Empire  Ro- 
main. De  forte  que  la  ruine  d'Italie  ne  te  peut 
profiter  qu'à  te  rendre  hay  des  hommes,  &  du 
Ciel.  Des  hommes,  qui  voudront  venger  l'ou- 
trage que  tu  auras  fait  à  cette  Rome  chef  de 
toute  la  terre:  Et  du  Ciel,  qui  nepeuftqu'eftre 
offencé,  de  voir  la  ruine  de  la  ville  qu'il  a  efieuë 
pour  le  miracle  du  monde,  &:  en  laquelle  il  a 
fait  paroulredefcplaire,  s'il  y  a  quelque  cho- 
ie parmy  les  hommes  en  laquelle  il  ait  pris 
plailîr. 

Que  s'il  te  plaift  d'auoir  toutes  ces  chofes  de- 
uantles  yeux,  tu  verras  bien  qu'il  feroit  beau- 
coup meilleur,  de  te  rendre  amys  &  obligez 
mes  deux  frères  &  leurs  Empires,  reconfir- 


Livre    vnziesme.'  85-5 

toant  par  vne  bonne  intelligence  l'alliance  qui 
ett  délia  entre  vous.  Etquoy  Seigneur,  pour- 
quoy   m'as-tu  fait  l'honneur  de  me  vouloir 
pour  ta  femme?  eftojfc-ce  potif  eftre  ennemy- 
de  mes  frères  î  eftoit-ce  pour  ruiner  ma  patrie? 
eftoir-ce  pour  voir  mes  parens  2c  amis  menez 
efclaues  en  triomphe  dans  vn  pais  effrange  ?  ' 
ô  quelles  funeftes  nopees  furent  les  miennes , 
&  combien  cuit-il  mieux  valu  queleiour  de  la 
prife  de  ma  ville  euft  efté  le  dernier  de  ma 
vie.'  A  ce  mot  certe  belle  &  fage  Prmcelîe 
toute  couverte  de  larmes ,  fe  laiffa  cheoir  aux 
genoux  a  A  taulfe  ,    les  luy  embtaiîe  &  fer- 
re auec  tant  de  fanglots3que  la  pitié  que  le 
Roy  eut  d'elle,  furmonta  la  cruauté  de  fon 
naturel ,  5r  l'attendrit  de  forte  que  la  releuanr, 
&  la  baifant ,  il  luy  ôaî.  Ççflc  tes  pleurs  Placi- 
die  ,  îe  te  donne  ta  ville  &  ta  patrie  :  &  pour 
faire  paroifire  combien  îe  délire  ton  conten- 
tement, ieteiure  par  i'ame  de  mon  père,  que 
le  ne  tourneray  iamais  mes  armes  contre  tes 
frères,  defquels  à  ta  confideration  îe  veux  eftrc 
amv 

Le  Roy  Goth,  attendry  &  vaincu  de  cette 
fortc/aiila  paix  auecHonorius ,  &  fort  d'Italie 
pour  retourner  dans  les  Prouinces  qui  auoient 
défia  dté  accordées  à  Alaric,  fon  predeceffeuh 
Mais  fon  peuple  qui  eftoit  tout  Martial-,  ôcqui 
depuis  tant  d'années  eftoit  nourry  panny  les 

Hhhij 


8y4  La  II.  partie  d'Astre  e~ 
armes,  nepounanc  fouffrir  de  viure  en  paix5lt 
fit  en  fia  mourir  par  vne  fedition  publique. 
Vous  pouuez  croire  que  le  péril  que  Placidie 
courue  à  cette  fois  3  ne  fut  pas  moindre  que  ce- 
luy  de  fa  rnfe  de  Rome^car  vne  fedmonpopu- 
lare  cil -comme  vn  torrent  qui  emporte  tout 
ce  qui  fe  rencontre  en  Ton  chemin.  Toutesfois 
cette  fage  Pnnceilequi  auoit  preueu  ce  dan- 
ger de  longue  main,  y  auoit  pourueu  le  mieux 
qu'il  luy  auoit  dlé  pofTible,  ayant  obligé  les 
principaux  de  l'armée  par  tous  les  bons  offi- 
ces quelle  auoit  pu.  Et  d'effet,  tant  quelle 
demeura  auec  eux ,  elle  fut  toufiours  honorée, 
&a'ymée plus  que Royne  quilseulTent  ïamais 
eue  Or  ce  courage  généreux  ne  fe  perdit  pas 
par  la  mort  du  Roy  fon  mary  ,  ny  moins  la  vo- 
lonté quelle  auoit  de  feruir  a  Î3l  patrie  &:  à  fes 
frères  :  au  commencement  fe  roidiilant  contre 
le  mai'heur5  elle  lit  en  forte  qu'vn  grand  Prin- 
ce d'entre  les  Goths,  de  l'amitié  duquel  elle 
eftoitfort arTeuree, fut  eileuRoy,  il  sappelloir 
Sigerie  :  celuy-cy  recognoiiïànt  l'obligation 
qu'il  auoit  a  la  fage  Placidie3eVde  plus  que  pour 
reitabliilement  de  fa  couronne ,  l'amitié  des 
Empereurs  Romains  eftoit  tres-neceiïaire, 
lembraiTaauec  tant  d'affection,  qu'il  s'acquit 
la  haine  de  fon  armée ,  qui  fut  caufe  que  dans 
peu  de  temps  ils  le  maffacrerent  comme  A- 
.taulfe.  Mais  la  genereufe  Royne  ne  pouuanc 


Livre    vnziesme,  8^- 

cftre  vaincue  du  mal'heur,  ny  laiTee  de  tra- 
Bailler  pour  le  bien  &la  feureté  de  l'Empire, 
fie  encore  de  telle  force  que  Vualia  fut  eflea 
Roy-.Ce  Vualia  eftoit  vn  gt  and  6c  fage  Capitai- 
ne, qui  ayant  deuant  les  yeux  l'exemple  des 
deuxRoySjfespredeceffeurs,  le  refolut  de  fe 
feriur  de  la  prudence  3  pour  éuiter  vue  fembla- 
ble  fin.  Il  fait  donc  femblant  au  commence- 
ment d'eftre  le  plus  grand  ennemy  de  l'Em- 
pire, fait  de  grands  préparatifs  pour  l'attraper, 
&  feignant  d'eflre  mal  auec  la  fage  Placidie,cn- 
uoye  dénoncer  la  guerre  à  ion  frère  3  qui  citant 
aduerty  fous  main  par  fa  fœur  .futdefon  cofté 
courre  des  bruits  d'vne  armée  infinicqu  il  pre- 
paroit  contre  les  Goths,&:  efpouuanta  de  forte 
ces  barbares  par  1  aide  de  Vualia  3  qu'en  fin  le 
peuple  mefme  demanda  la  paix ,  qui  fut  con- 
clue au  grand  contentement  de  Placidie  :  Qui 
voyant  l'Empire  affeuré  de  ce  collé,  defira  de 
fortir  d'entre  leurs  mains  3  &  fe  retirer  en  Ita- 
lie :  où  elle  fut  receuë  de  fon  frère  5  &  de  tout  le 
peuple  5  toutainfi  que  fi  c'euft  efté  vn  grand 
chef  de  guerre  ,  à  qui  le  triomphe  euft  elle 
décerné .  Il  fembla  qu'en  ce  temps  la  fortune 
fut  lafle  de  trauailler  cette  fage  Princeiïe ,  d'au- 
tant que  retournée- en  Italie,  elle  fut  aimée  & 
honorée  de  chacun,  &  mefme  de  Hononus 
fbn frère,  quifereflbuuenant  du  fbing  quelle 
auoit  eu  de  deliurer  l'Empire  d^s  armes  des 

Hhh   iij 


8v<?       La  IL  partie   d'Astree; 
Goths,  &  combien  luydc  toute  l'Europe  luy 
eftoient  redeuables,  refolut,  voyant  qu'il  efloit 
fans  enfans^de  la  marier  auec  celuy  qu'il  vouloir 
alfocier  à  l'Empire  j  afin  quelle  fut  après  luy 
maiftrefle des  iflats,  quelle  auoitfî  prudem- 
ment ôjIî  longuement  conteniez.  En  ce  deffein 
il  ietta  l'œil  fur  l'vn  des  plus  grands  Capitaines 
de  fon  armée,duquel  &  la  valeur  &  la  fage  con- 
duire recognuë  de  chacun  le  rendoient  vérita- 
blement digne  de  commander.    Il  s'appelloit 
Confiance,  homme  qui  efloit  de  race  tres-an- 
cienne.ôc  de  vertu  tres-recommandable.  Vous 
en  pouucz  voir  le  pourtrait  auprès  de  celuy  de 
Placidie ,  dans  lequel  vous  lirez  vne  grandeur 
d'efprit  &  de  courage ,  qui  n'eft  pas  commune. 
Et  fans  mentir  ça  efté  vn  des  grands  perfon- 
nages  que  l'Empire  ait  eu  de  long  temps  aupa- 
ravant.   Ceft  donc  à  celuy-cy  qu  Honorais 
donne  fafœur3&  en  mefme  temps  i'enuoye  en 
ifpagne,  auec  vne  grande  armée  contre  les 
Alains,  les  Siiéues,&  les  Vandales  qui  loccu- 
poient  prefque  entièrement.  Le  bon  Roy  Vua- 
liafçacliantque  Confiance  efloit  mary  de  la 
fage  Placidie3l'aiiifla  de  toutes  fes  forces3&  luy 
tnefmelefuiuitenperfonne,  de  cela  fut  caule 
qu'à  fon  retour  Confiance  fit  donner  l'Aqui- 
taine audit  Vualia3où  depuis  il  vefquit  en  repos 
&  en  bonne  intelligence  auec  les  Romains.  Ce 
grandConflance  d'abord  furmonta  les  Alaïns* 


Livre    vnziesme.  8^7 

êctna  leur  Roy, nommé  Acaces,  vainquit  les 
Suéues ,  qui  reftoient  faifïs  delaMende.    it  ne 
faut  point  douter  que  les  Vandales  n'eulîent 
ef  té  chafTez  de  laBetique5quede  leur  nom  ils 
appelloient  Vandaloufie,  n'eufïeftéla  reuolte 
qu'Attalus  auoit  faite  à  Rome,pour'eftre  dé- 
claré Empereur,  voyant quHonorius  n'auoic 
point  d'enfans5  &nenommoit  point  de  fuc- 
ceffeur.  Car  Confiance  laiifant  imparfaite  l'en- 
trepnfed'Efpagne  s'en  vint  à  Rome,oùilpniT: 
ce  feditieuXj  &  le  confina  dans  îHyppodromc: 
dequoy  Honorius  fut  fi  fatisfait  qu'il  TafTocia  à 
r£mpire,&  le  déclara  Augufte:  &  tout  ainfi  que 
la  fortune  nenuoye  que  fort  rarement  vn  mal- 
heur tout  feul3  de  mefme  elle  ne  fe  contente 
guère  de  donner  vn  bien  qui  ne  foit  fuiuy  de 
quelque  autre.    Voila  donc  Confiance  vain- 
cueur  en  Efpagne triomphant  à  Romev&iaflb- 
ciéà  l'Empire  telle  veut  encores  luy  faire  vne 
grande  faueur ,  &  qui  ne  fut  pas  moindre  que 
les  precedentes3en  luy  donnant  deux  enfans  de 
fa  chère,  &  tant  eftimée  Placidie,  à  fçauoir,  Va- 
lentinian  &  Honorique ,  defquels  l'ay  efté  cu- 
rieux d'auoir les  pourtraits.  Voila celuy  de  Va- 
Jentinian  visa  vis  d'Etidoxe  fa  femme,  fille  de 
friripereur  Arcadius,  Se  celuy  dHonoriqne 
auprès  d'Attila  quelle  fuiuit  en  Pannonie,apres 
Tauoir  efpoufé. 

Voila  donc  Placidie  &  Confiance  au  fupreme 

Hhhiiij 


8^8  La  IL  partie  d'Astree  ; 
degré  de  leur  félicité  :  Lors  que  la  fortune  fie 
reffentir  à  cette  fage  Princeife,  qu'elle  auoit 
bien  fait  tréue  auec  elle  pour  quelque  temps, 
mais  non  pas  la  paix.  Car  fur  le  poinét  que  fon 
chermary  preparoit  vne  grande  armée  pour 
remettre  emieremcntl'ifpagne  fous  l'impire, 
ilfiitattaint  d'vne  fi  violente  maladie  3  qu'en 
peu  de  iours  ilmourut,donnant  bien  parla  co- 
gnoiffanceque  lafortune  ennemie  de  la  vertu, 
la  laifle  en  repos  le  moins  qu'elle  peut.  Il  eft 
vray  que  d'autant  que  le  Ciel  permet  bien  que 
le  vertueux  foit  trauaillé ,  mais  non  pas  accablé: 
cette  fage  PrincefTe  eut  de  grandes  confor- 
tions 3  en  ce  que  fa  perte  qui  fut  commune,  fut 
aufli  plainte  3  &  regrettée  d'vne  commune 
voix  par  tout  l'Empire  :  Et  que  les  regrets 
efloient  méfiez  de  tant  de  louanges,  que  iamais; 
Prince  n'en  receut  dauantage.Mais  fur  toutes  la 
confolation  fut  très  -  grande  des  deux  enfans 
que  fon  maryluy  auoit  taillez  ,  qu'elle  fit  efle- 
uer ,  &  infiruire  le  plus  foigneufement  qu'il  luy 
futpofîible. 

Il  y  auoit  en  ce  temps-là  dans  l'armée,  vn 
tres-fage  &:  vaillant  Capitaine,  qui  fe  nommoit 
-/Ecius3fils  de  ce  grand  Gaudens ,  qui  fut  tué  en 
Gaule  par  lesfoldatsl'aduoiïe  que  ie  fuis  partial 
pour  luy  ,parce  qu'ayant  fait  la  guerre  fort  long 
temps  dans'les  Prouinces  voiiînes  ,  nousn  a- 
uonsiamaisreceu  incommodité  de  luy  ny  de 


Livre    vnziesme.*  8^9 

fês  armes.   Au  contraire  i'ay  cogncu  en  luy 
tant  de  bonne  volonté  3  pournoirre  confjrua- 
rion,que  véritablement  tous  les  Gaulois  luy 
doiuent  eftre  obligez.  Pourcefubiectiefus  cu- 
rieux d'auoir fon pourtrait , que i'ay mis  contre 
eeiuy  d'Attila ,  parce  que  ce  fut  luy  qui  chaiïa 
ce  fléau  de  Dieu  des  Gaules.    Vous  voyez 
bien  a  ce  nez  Aquilm  fa  generofité ,  à  ce  front 
large  ôc  couppé  de  rides,  fa  prudence  3&  à  fes 
yeux  vifs  Cardans ,  fa  vigilance  &  fa  prompti- 
tude. Etàlaventéc'eftoitvndes  plusprudens 
&  des  plus  vaillans  hommes  de  fon  temps  y 
preuoyant  les  chofes  auant  prefque  qu'il  y  en 
cuit  aucune  apparence  3  plein  de  courtoifîe  ,& 
de  telle  forte  libéral,  qu  a  Timitation  d'Alexan- 
dre, il  ne  fe  referuoit  que  Tefperance.  Or  celuy- 
cyf'tefleupar  Honorius  ,  pour  acheuer  l'en- 
treprife  d'Efpagne,  à  quoy  l'aduis  de  Placidie 
euft  beaucoup  de  pouuoir.  Elle  en  auoit  vnc 
très-bonne  opinion  par  le  rapport  que  Con- 
fiance luy  en  auoit  fai£L  Mais  combien  eft 
Yb  *mme  miferable  ,  d'eftre  au  iugement  des 
hommes/  Si  vous  y  vruezfans  reputation,vous 
elles  mefprifé ,  &:  fî  vous  auez  cette  réputation, 
&  que  vos  effets  ne  refpondent  incontinent  à 
lopinion  que  Ton  a  conceue  de  vous ,  vous 
eftes  foupçonné  de  n'y  pas  marcher  rondemet. 
Et  le  pis  eft,  quand  il  en  faut  rendre  con re  a  vns 
perfonnequi  n'en  a  point  d'expérience.  Ge  fut 


8éO         L  A  1 1.   P  A  K  Tî  E    D'A  S  T  R.  E  E  , 

le  malheur  de  ce  grand  perfonnage3qui  penfane 
s'en  aller  cnEfpagne  fans  feiourneren  Gaule,, 
fut  bien  deceu ,  trouuanc  les  Bourguignons  qui 
fevouloient  faifirdupaysdesHeduois,  &  des 
Sequanois;  &  les  Francs  qui  conduits  par  Fara- 
mond  leur  Roy,  auoient  paffé  leRhein,  &  fe 
vouloient loger  en  Gaule:  Il  fut  contraint  co- 
rne au  danger  plus  proche ,  de  tourner  teire  à 
ceux-cy  ,  auant  que  de  pa/Fer  outre  :  ce  qu'il 
fit  fi  heureufement ,  qu'il  renuoya  les  Bourgui- 
gnons au  lieu  d'où  ils  efloient  partis^  contrai- 
gnit les  Francs  de  repalTer  les  nues  du  Rhin  ,  où 
pour  lors  ils  s'arrefterent ,  non  pas  toutesfois 
fans  plufieurs   dangereux  combats  3  comme 
l'on  peut  penfer  ,  puis  que  les  Francs  font 
entre  tous  les  peuples  Septentrionaux,  les 
plus  belliqueux  &  les  plus  aguerris,  &  aufquels 
la  fortune  promet  aufil  bonne  part  aux  Gaules , 
tant  pour  leur  vaillance,  que  pour  leur  cour- 
toifie  ,  mais  plus  encores  pour  la  conformité 
de  leurs  mœurs  &  humeurs3auec  celle  des  Gau- 
lois ,  &  de  leurs  loix  3  polices,  &  religion ,  qui 
efttelle3qinlefiaiféàcognoiftre  à  ceux  qui  le 
veulent  remarquer,  que  véritablement  ce  n'a 
efté  autrefois  qu'vn  peuple  ,  &  que  ces  Francs 
de  leur  extraction  font  Gaulois  :  mais  fortis  de 
nos  terres  pour  quelque  conquefte ,  ou  pour 
les  defeharger  du  temps  de  Sigouefe3  &  Belo- 
uefcj  de  Brème 5  ou  d'autres.  Mais  quoy  que 


Livre    vnziesmï!  %6i 

c*en  fuft  pour^e  coup  ,  Faramond  repaffa  le 
Rhin  ,  &  fut  contraint  de  s'y  arrefter  par  la 
prudécc  &  valeur  d5yEtius,qui  toutesfois  fentic 
bien  l'effort  d^  ces  guerriers,  puis  qu'encores 
que  victorieux,  il  demeura  de  forte  débilité, 
que  quand  il  fut  paffé  en  Efpagne,  il  fe  trou- 
ua  beaucoup  plus  foible  que  ceux  qu'il  alloic 
attaquer,  parce  que  les  Vandales  fortifiez  dans 
la  Betique,  fous  la  conduite  de  Genferic,  s'e- 
ftoient  rendus  fort  puiffans.  Les  S n eues  &  les 
Alains  eftoient  rentrez  dans  la  Meride,&  s'y 
eftoient  logez,  &  lesGoths  depuis  la  mort  de 
Vualia  ,  ayant  perdu  la  bonne  volonté  qu'ils 
portaient  à  l'Empire,  &  ne  pouuanc  fe  con- 
tenir dans  les  limites  de  l'Aquitaine,  s'eftoient 
eflargis  en  Efpagne  ,  de  forte  que  ce  que  les 
Romains  y  tenoient ,  eftoit  la  moindre  partie, 
qui  contraignit  ce  grand  Capitaine ,  voyant  les 
forces  ennemies  furpafler  de  beaucoup  les  fîen- 
nes;de  les  furmonter  pluftoft  par  prudence  que 
par  l'effort  des  armes  ,faifant  deflein  de  les  ren- 
dre ennemis  entr'eux ,  &  de  temporifer  iufqaes 
à  ce  qu'il  vid  fon  aduantage,  &  ne  rien  hazarder 
mal  à  propos. 

Mais  Honorius  qui  ayant  defîa  veu  com- 
me ^Etius  auoit  chaffé  les  Bourguignons,  &: 
les  Francs  ,  s 'eftoit  perfuadé ,  qu'au  (Ti-toft 
qu'il  auroit  nouuelle  de  fon  arriuée  en  Efpa- 
gne, il  receuroitenfemble  celle  deladeffai&c 


%6t    La  II.  partie    d'Astrei, 
des  Vandales  5  Suéues  5  Alaigs  ,  &  Goths  : 
voyant  cette  longueur,  le  foupeonna,  &  eue 
opinion quil  s'entendoit  auec  eux.    Ce  Prin- 
ce eftoit  timide,  &  nonchalant  pour  les  cho- 
fes  de  la  guerre  ,  &c  qui  ïamais  n'auoit  vefii 
le  harnois  :  de  forte  qu  il  n  en  fçauoit  rien  dç 
veuë  :  mais  feulement  mefuroit  toute    cho- 
fe  aux  euenemens  heureux  du  grand  Theo- 
doze  5  ou   de  ceux  qui  fous  Confiance  luy 
efioient  arriuez  ,  fi  bien  qu'entrant  en  meï- 
fiançe  de  y£tius3il  le  renuoya  quérir,  &mit 
Caftinus  en  fa  place.    Ce  Cafiinus  eftoit  l'vn 
des  plus  grands  amis  dVEaus  ,  &  cela  fut 
caufe  que  les  affaires  de  l'Empire  s'en  firent 
mieux,parce  qu'il  luy  donna  toutes  les  meilleu- 
res inftructions  qu'il  pût ,  &  luy  ouunt  tous 
fes  defleins,  &  les  moyens  de  les  exécuter.  Ce 
pendant  il  s'en  retourna  à  Rome,  où  il  rendit 
conte  a  Hononus  de  fon  adminiftration.  Mais 
recognoifiant  que  l'Empereur  efioit  entré  en 
foupçon  de  luy ,  il  fe  retira  en  fa  maifon  3  côme 
perfonne  priuée.cù  voyant  depuis  que  ce  foup- 
çon au  lieu  de  diminuer ,s'augmentoit  de  îour 
à  autre,  &  que  l'on  vouloit  mefme  attenter  à 
fa  vie  ,  il  fut  contraint  de  fe  fauuerenPanno- 
nie  3  parmy  les  Huns ,  &  les  Gepides.  Et  ce  qui 
le  fît  recourre  'plufioft  à  ceux-cy ,  qu'à  tous  .au- 
tres, fut  vne  tres-prudente  confideration  :  Car 
s'il  le  fuit  retiré  ms  les  Francs  bourguignons, 


Livre   vnziesmé;  %fy 

Coths,  Viiigots  3  ou  Vandales,  on  euft  dicT:  que 
l'Empereur  l'auoit  foupçonné  à  iuliecaufe,  & 
qu'il  auoit  de  longue  main  cotrafté  amitié  aucc 
eux:  mais  cela  ne  fe  pouuok  dire  des  Huns  & 
Gepidcs  ;  qui  n'eftoiét  encore  prefque  cogneus 
du  peuple  Romain.  Et  d'efieà  ,ils  ne  faifoient 
que  forcir  de  leurs  froides  &  horribles  demeu- 
res ,  pour  entrer  en  la  Pannonie ,  inuitez  à  cette 
entreprife  par  l'heureux  fuccés  des  Goths.  Pla- 
cidie  infiniment  offenfée contre  fon  frère ,  tanc 
pour  la  perte  qu'il  auoit  faicte  de  JEtius ,  que 
pour  fa  mauuaife  conduit  te  en  tout  le  relie  :  re- 
folut  de  fe  retirer  en  Conftantinople ,  vers  fon 
nepueuTheodoze,  où  elle  fuit  allée  dés  long 
temps  5  n  euft  elle  qu'Arcadius  fon  frere,venant 
à  mourir,  auoit  remis  fon  fils  Theodoze  entre 
les  mains  d'Ifdigerde  Roy  de  Perfes  &  des 
Parthes  5  qu'il  auoit  efleu  pour  fon  tuteur  :  Par- 
ce qu'encor'  qu'il  fuil  fon  amy  &  fon  confe- 
deré,toutesfois  ces  peuples  auoient  elle  de  tout 
temps  ennemis  de  l'Empire ,  de  elle  ne  pouuoit 
trouuer  bon  que  des  eftrangers  gouuernaifent 
fon  Nepueu  j  toutesfois  Ifdigerde  fe  monllra 
tres-homme  de  bien  en  cette  occafîon,&  par  ce 
qu'il  n'y  pouuoit  aller  en  perfonne ,  il  enuoyaà 
.Conftantinople  vn  très-grand  Capitaine,  pour 
Gouuerneur  de  la  perfonne  &  de  l'Ellat  de  ce 
leune  Prince  ,  qui  pour  lors  ne  pouuoit  auoir 


8^4  La  II.  partie  d'Astkee, 
que  hnift  ans:  Ce Parthe  fe  nommoit  An'tio- 
chus,  homme  qui  s'aquittail  bien  de  la  charge 
qui  luy  auoit  efté  donnée  y  que  Ton  adminiltra- 
tion  fut  fans  reproche.  Si  vous  tournez  l'œil  dé- 
ça3vous  verrez  le  portraict  dlfdigerdeprcs  de 
<:eluy  d'Arcadius^uquelil  tend  la  main  3  ex  aux 
pieds  de  Theodoze  fécond  ,  voila  fon  (âge  de 
bien  aymé  Gouuerneur  Antiochus,  a  la  Phifio- 
nomie  de  ce  dernier3oniuge  bien  que  véritable- 
ment c'eftoit  vn  homme  rond  6:  fans  ambition 
de  fortune,  quelque  temps  auparauantqu'Ho- 
norieux  ne  fe  relTouuenant  plus  des  obligations 
qu'il  auoit  à  fa  fœur3  luy  donnait  occafion  de 
iaiffer  l'Italie:  Theodofefonnepueu,fc  trouua 
hors  de  tutelle,  qui  fut  caufe  quelle  fe  refolut 
plus  aifément de  sen  aller3  &:  emmena  auec  elle 
fesenfans:  Et  d'autant  que  cette  fage  Princefle 
eftoit  infiniment  aymée,  &  que  le  îeune  Valen- 
tinian  commençoit  de  donner  vne  grande  ef- 
perance  de  luy3  plufieurs  des  Sénateurs  &  des 
Cheualiers  mirent  leurs  ieunes  enfans  auec 
luy  pour  luy  faire  ièruice.  DequoyPlacidie  fut 
tres-aife,  peur  obliger  par  ainfiks  principaux 
•Seigneurs  Romains  à  fes  enfans.  Entre  autres 
Vriace  filsd'vn  des  principaux  Cheualiers:  le 
nomme  celuy-cy,parce  que  depuis  il  fift  la  ven- 
geance de  la  mort  de  Valentinian. 

Siluandre  alors  interrompant  le  Druyde, 
Pardonnez- moy,  dit-il,  mon  pere3fî  le  vous 


Livre  v h tiïsùtl  8^ 

interromps  5  car  il  faut  que  ie  vous  die  3  que  fî 
vous  parlez  de  cet  Vrface  qui  tua  Maxime,  il 
n'y  a  perfonne  en  cette  trouppe  qui  en  puifîe 
dire  plus  de  particularitez  que  mcy3  par  ce 
que  (tant  aux  efcoles  desMafliiitns,  de  fortu- 
ne ion  vaiileau  s'efchoùa  en  vne  coite,  ou  ie 
croy  qu'il  fuit  mort  &:  fon  amy  Oiymbre  3  fans 
le  fecours  que  quelques-vns  de  mes  compa- 
gnons &  moy  luy  donnafmes,  &  depuis  atten- 
dant que  fon  vaitîeau  fe  refifl:  5  il  me  raconta  des 
particularitez  de  fa  vie  3  qu'il  feroit  mal-aifé  de 
içauoir  d'autre  que  de  luy. 

C'eit  de  celuy-la  mefme  3  dit  Adamas,  de  qui 
ie  parle3  &  quand  vous  aurez  entendu  ce  que 
ie  veux  dire  de  la  fortune  de  la  fagePlacidie,ic 
maffeure  que  cette  trouppe  fera  bienaife  d'ouïi: 
ce  que  vous  en  fçauez.  Mais  pour  reprendre  ce 
que  nous  auonslaiffé ,  fçachez  donc  que  cepen- 
dant qu'Hononus  viuoit  de  ceiie  forte  en 
Italie,  yËtius  qui  eftoit  en  Pannonie,ne  demeu- 
roit  pas  inutile:  au  contraire.dautant  qu'vnc  des 
plus  douces  penfées,  de  celuy  qui  eft  offenfé, 
ceft  celle  de  la  vengeancejeihnt  homme  com- 
me les  autres  5  &  d'autant  plus  feniible  qu'il  luy 
fembloit  que  l'Empereur  luy  faifoit  cet  outrage 
plus  iniuftement,  il  ne  peut  eftre  exemot  du 
defîr  défaire  repentir  Hononus  3  de  l'auoir  trai- 
té d-e  cette  forte.  Et  parce  qu'il  eftoit  homme 
de  qui  le  nom  auoit  par  tout  yr>e  grande  repu^ 


%6&  La  IL  partie  b'ÀsîhtBJE 
ration  5  il  perfuada  aifément  ce  qu'il  voulut  1 
ces  Barbares  ,  leur  reprefentant  combien  ce- 
itoitchofe  facile  d'entreprendre  fur  l'Italie  ,& 
mefmes  auec  les  intelligences  qu'il  y  auoit 
pour  leur  en  donner  plus  d'eni,ie2leur  racon- 
toitles  richeiTes,  lesthrefors  de  l'Empereur  ôc 
des  particuliers.  Ces  peuples  qui  ne  defiroient 
rien  tant  que  de  changer  de  demeure  ,  oyant  la 
fertilité  &  les  richeiïés  d'Italie  bruiîoient  de 
delîr  d'y  entrer  ,  &: lors  qu'ils  sappreftoient,&: 
que  fans  doute  ils  l'euiTent  inondée  d'vn  nom- 
bre infiny ,  il  fcmbla  que  Dieu  pour  ce  coup  en 
euft  pitié,  de  deftourna  cet  orage  ailleurs  parla 
mort  de  l'Empereur  Hononus.  Par  ce  que 
jEtius ,  qui  ne  vouloit  point  de  mal  à  l'Italie, 
mais  à  Hcnonus feulement,  ayant  les nouuel- 
les  de  fa  mort  5  changea  incontinent  de  deffein: 
Et  fît  entendre  à  ces  Barbares  qu'il  eftoit  necef- 
faire  qu'il  allait  à  Rome,  pour  voir  de  quelle 
forte  elle  eftoit  difpofée,  &:  quelles  forces  il  y 
auoit.  Eux  qui  ne  s^eftoient  efmeus  qu'à  fon 
rapport ,  trcuuerent  bon  qu'il  s'y  acheminait 
auec  promefTes  réciproques  de  toutes  fortes  de 
(cœurs  3c  d'affiftance. 

lîy  vint  donc,  &  s'afleurant  fur  l'amitié  de 
Cafhnus,  faifoit  deilein  de  fe  faire  Empe- 
reur, mais  trouuant  la  faâiond'Hono nus  en- 
core très-grande  ,  &  craignant  vn  grand  Ca- 
pitaine nommé  Boniface,qui  auoit  les  forces 

d'Afrique, 


LlVRE     VNZXESME.  %Gj 

d'Afrique  i  mais  plus  encores  leieurie  Empe- 
reur Theodoze^  il  ayma  mieux  faire  foncier  le 
gué  à  vn  nommé  Iean ,  qui  auoit  eflé premier 
Secrétaire  cTHonorius  \  auec  lequel  il  auoit 
toufiotirs  eu  très- bonne  intelligence  :  Il  luy 
fai£t  donc  prendre  le  tiltre  d'impereur  ,  &r 
fousfon  nom  difpofe  &  ordonne  toutes  cho- 
tes.    Et  certes ,  il  fit  bien  paroiftre  en  cela  qu'il 
eltoit  prudent  3  car  Theodoze  n'approuuant 
point  ce  Iean ,  déclare  Valentinian  fon  coufin 
germain  impereur   d'Occident  :  &  d'autant 
qu'il  fçauoic  bien  que  le  meilleur  Sceptre  des 
Empereurs  eftoit  la  force  des  armes,  il  drefle 
vne  puifïante  armée  qu'il  eniioy  e  en  Italie  fous 
laconduitte  de  Artabure.C'eftoit  vn  Capitaine 
tres-experimenté,  comme  il  lent  bien  paroiftre 
à Caftinus -.toutefois  laMerluy  fut  fi  contraire 
que  l'orage  le  ietta.  contre  la  coite  de  Rauenne, 
où  fonvaiffeau  fe  trouua  feul5qui  fe  brifa  con- 
tre vn  efeueil.  Ce  fut  tout  ce  qu'il  pût  faire 
que  de  gaigner  le  bord  où  il  fut  incontinent  pris 
par  ceux  qui  gardoient  le  riuage,  &:  conduit  à 
Iean  qui  le  retint  prifonnier  à  Rauenne.  Le 
refte  de  l'armée  auoit  efté  efearté  en  diuers 
lieux  :  Mais  Afpar  fils  d'Artabure $  qui  aûoit  ac~ 
compagne  ion  père  en  celte  expédition.,  de  for- 
tune n  cirât  pas  dâs  le  m  efme  vaiiTeau  :  lors  que 
l'orage  fut  cette ,2c  qu'il  feeut  lafortune  de  fort 
père  ,ram*fla  tout  ce  qu'il  peut  de  l'armée,  U 

lii 


8^8  La  IL  partie  d'Astree!  ' 
mettant  pied  à  terre  de  nuift,  fut  comme mira- 
culeufement  mené  dans  Rauerie  auec  toutes 
fes  forces  par  vn  conduit ,  duquel  ceux  de  la 
ville  ne  fe  donnoient  garde,  &  le  four  eftant  ve- 
nu,il  pritlean,  luy  fift trancher  latcfteaumi- 
lieu  delà  place  ,&  dcliura  fon  père. 

Prefque  en  me  fine  temps  ,  là  fage  Placidie 
arriueaRauenne  auec  le  ieune  Empereur  fon 
fils:  où  peu  de  fours  après  les  choies  luy  ac- 
cédèrent ,  tout  ainfr  qu'elle  cuit  feeu  defirer* 
parce  que  Caftinus  qui reuenoit  d'Efpagne ,  ne 
feachant  encor  l'accident   de  Iean ,  penfoic 
îoindre    fes  forces  auec  celles  de  fon  amy 
yEtius ,  &  de  leur  Empereur  :  &  pour  cet  effed, 
venoit  à  grandes  îournées  :  dequoy  Placidic 
eftant  aduertie  pour  empefeher  que  cela  n e  fuit, 
enuoya  Artabure  fur  le  chemin  qui  le  rencon- 
trant à  Verceil ,  luy  donna  la  bataille,  desfit  fon 
armée, &  le  mena  pnfonnier  à  Ranenne:  Er 
commefileCieleuft  voulu  entièrement  aifeu- 
rer  d'abord  l'Empire  de  Valentiman  ,  JEtius 
qui  eftoità  Rome,  attendant  les  forces  de  Ca- 
ftinus, &  celles  desHuns&Gepides,  futpnns 
pnfonnier  parles  partiians  d'Hononus,  qui  le 
conduisent  à  Rauenne  ,  entre  les  mains  de 

Placidie.  . 

Cefutencefte  eccafion  que  cette  grande 
Princeffe  fitparoiftre  ,  que  véritablement  elle 
auoic  vn  cfpm  généreux,*  auw beaucoup  de 


LlVP.E     VNZIESMI.1  %6$ 

prudence  :  car  au  lieu  de  fe  venger  de  ces  deux 
grands perfonnages par  leur  mort.,  elle  pcnfa 
que  ce  kroit  vn  grand  auantage  a  Valentinian, 
fi  elle  les  luy  pouuoit  acquérir  pour  ridelles  fer- 
wteurs.  Quanta  Caftinus ,  elle  ne  i'aimoit  pas 
beaucoup  D  ôc  luy  fembloit  qu'au ec  fort  peu  de 
raifon ,  il  s'efioit  fouftrait  de  l'obeïiîance  de 
l'Empire  j  de  forte  que  peut-eftre  luy  euft-elle 
elle  plus  rudcn'euit  elle  la  coniideration  qu'elle 
euft  de  l'amitié  qui  efïoit  entre  luy  &  ./Etius, 
duquel  elle  fçauoit  le  iugement  5  l'expérience^ 
la  valeur  3  &  qu'elle  cognoiiToit  pouuoir  eftre 
très  vtile  a  fon  fils  5  à  caufe  de  la  grande  créance 
que  lesHuns  &  les  Gepides  auoient  en  luy  5  qui 
par  fon  confeil  auoient  faict  de  grands  prépara- 
tifs pour  entrer  en  Italie,  &:  défia  commençoiec 
de  marcher .  De  plus  elle  côfideroit  que  Hono- 
nus  ,  par  fes  foupcons  luy  auoit  donné  occa- 
sion de  biffer  fon  feruice ,  &  pour  conferuer  fa 
vie  de  fe  retirer  parmy  ces  barbares ,  defquels 
elle  redoutoit  infiniment  fes  forces  à  l'euene- 
ment  de  fon  fils  a  l'Empire.  Toutes  ces  chofes 
donc  longuement  confiderées ,  elle  penfa  que  il 
elle  faifoit  punir  Caitinus,  elle  offenceroit  mer- 
ueilleufemet  JEtius  pour  l'amitié  qu'il  luy  por- 
t-oir,  6c  qu'au  contraire  tenant  en  feure  garde 
Caftinus ,  ce  feroit  donner  oecafion  a  l'autre  de 
faire  mieux  fon  deuoir,  le  contregageant  pres- 
que par  la  vie  de  fon  amy.  En  cette  refoluuolï 

h*  y 


8-0  La  II.  Partie  d'Astrel 
elle  met  en  prifonCaftinus  dans  l'Hypodrome* 
d'où  peu  de  temps  après  elle  lefortitpour  obli- 
ger dauantage  ^Etius  :  auquel  cependant  elle 
donne  toute  liberté,  luy  fait  des  grâces  ,  au  lieu 
de  luy  donner  deschaftimens:  l'excufe  de  touc 
ce  qu  il  a  faict  ,  remettant  Terreur  fur  les  foup- 
çons  mal  fondez  d'HononuSjôc  ne  fe  conten- 
tant point  de  le  remettre  en  fes  premières  char- 
ges £:  offices ,  elle  fait  en  forte  que  Valentinian 
Je  fai£t  Patrice  ,  &:  ayant  pris  aifeurance  de  luy 
par  fa  parole  i'enuoy  e  gênerai  en  Gaule  ,  contre 
les  diuerfes  nations  qui  Toccupoient.  Auanc 
que  de  s'y  acheminer  pour  preuue  de  fa  fidélité* 
il  fait  en  forte  que  les  Huns  &  Gepides ,  qui  s'e- 
ftoiet  acheminez  pour  entrer  en  Italie,  rebrouf- 
fent  chemin  >&:  retournent  en  Pannonic.Et  des 
qu'il  fut  en  Gaule,  il  fait  lcuer  leiiege  d'Ar- 
chilla  ,  que  Thicrn  fils  de  Vualia  ,  le  bon 
amy  de  l'Empire  ,  auoit  mis  deuant ,  &  ré- 
duit la  place  en  très-grande  neceffité.  Puis  fe 
tournant  contre  les  Bourguignons,  les  retient 
dans  les  limites  que  l'Empereur  leur  auoit  don- 
nées: Et  pour  les  Francs,  ne  pou uant  empefeher 
qu'ils  ne  fiiTent  quelques  progrez  fous  leur  Roy 
Ciodion ,  pour  le  moins  il  leur  donna  tant  de 
peine  qu'ils  negaignerent  en  ce  temps-là  de  la 
Gaule ,  que  fort  peu  autour  du  Rhin.  Et  parce 
que  laBretagnene  pouuoit  refifter  auxPiftes, 
quoyqueles  Romains  y  enflent  fait  vn  grand 


Livre    vnziesme."  8/r 

rempart  en  forme  de  muraille ,  pour  défendre 
la  Bretagne  des  courfes  de  ces  peuples  voifins 
&  ennemis3il  y  enuoya  Galmon  3  auec  la  légion 
qui  pour  lors  eftoit  dans  Paris. 

Iufques  icy  toutes  chofes  arriuoienc  à  fou- 
hait  à  la  fagePlacidie5&  a  l'Empereur  ion  fils; 
Mais  Boniface  fut  le  premier  qui  commença 
en  fe  ruinant  de  faire  perdre  ôd' Afrique,  Sd'Ef- 
pagne.  Ce  Boniface  eftoit  Gouuerneur  d'Afri- 
que, ôc  hay  (Toit  infiniment  Caftinus,&  par  çon- 
fequent ^fetius.  Sçachantde  quelle  forte Placi- 
die  les  auoit  trai&ez ,  &  le  grand  pouuoir  qu  el- 
le auoit  donné  à  jEtius  ,1e faifant Patrice, &  lny 
remettant  la  charge  des  Gaules ,  îlrefolut  defe 
fouftraire  de  fon  obeïfiance,  &  de  cette  forte  ne 
voulut  fuiuant  fes  commandemens  s'en  reuenir 
à  Rome,  dequoy  eftantfort  offencée,  elle  fit  en 
forte  que  Mahortius  y  fuit  enuoyé  auec  vne 
forte  armée.  Quelques-vns  foupçonnoient 
qu^Etius  y  vfa  d'artifice,  pour  le  ruiner  auprès 
de  Placidie&  de  Y  Empereur,  tant  y  aque  Ma- 
hortius ayant  eilé  desfait  par  Boniface  ,  Va- 
lentinian  y  enuoya  Sifulfus  ,  duquel  vous 
pouuez  voir  icy  le  pourtraicT:  fous  celuy  de 
Valëtinian.Fay  efte curieux  del'auoir  tant  pour 
fa  valeur  &  prudence ,  que  pour  la  fidélité  qu'il 
atoufioursconferuée  à  fon  maiftre  ,  me  am- 
biant que  fes  perfections  le  rendoient  digne 
*Teflre  mis  au  rang  des  homes  plus  illuftres.  Or 

Iii   iij 


$-ri       La   II.  PARTIE    d'ÂSTUE; 

ce  Sifulphus  fe  faifît  d'abord  de  Carthagc,&: 
contraignic  Boniface  de  s'enfuyr  en  la  Maurita- 
nie Cefanenne ,  où  ne  fe  trouuant  encor'  affeu- 
ré,appellaGenfericRoy  desVandales.qui  pour 
lors  eftoiten  la  Betique.  Ce  Vandale  fut  tres- 
aife  de  forcir  d'Efpagne,  parce  que  les  Goths 
fous  Thiern  leur  Roy,  ne  pouuans  s'eflargir 
en  Gaule  à  caufe  d'étuis  5  &  toutesfois  n'ayant 
affez  de  terre  pour  le  grand  nombre  de  gens 
qu'ils  auoient  3  s'eftoient  en  ce  temps-là  iettez 
auec  vne  multitude  très  grande  de  peuple  fur  la 
Betique,  &  tourmentoient  de  forte  les  Vanda- 
les ,  qu'ils  ne  la  pouuoient  plus  défendre.  Et 
lors  que  Boniface  offrit  à  Genferic,de  partager 
l'Afrique  auecluy,  il  eftoit  réduit  atelpoinct 
qu'il  ne  fçauoit  de  quel  colté  fe  tourner.  Ilprêd 
donc  le  party  que  Boniface  luy  prefente.il  quit- 
te la  Brique  5  qui  depuis  fut  toufiours  appellée 
Vandalofîe,&  paffe  en  Afrique ,  auec  vne  fem- 
me &enfans,  mais  il  apprïnt  bien  a.  Boniface 
gueceft  defe  fier  aux  Barbares.  CaraufTi-toft 
qu'il  fut  en  Afrique ,  il  fe  faiiît  de  la  Mauritanie, 
&  réduit  le  pauure  Boniface  en  des  montagnes 
inaccefîibles  5  &  puis  s'accorde  auec  les  ro- 
mains3à  condition  que  ce  qu'il  auoit  ofté  à  Bo- 
niface luy  demeureroit.  Valentinian  y  confent 
librement  :  &  penfant  que  le  refte  d'Afrique  luy 
droit  tres-aiTeuré  par  la  paix  nouuellemét  faite 
auec  leVandalejU  retire  le  vaillant  Sifulphus  de 


Livre  v'nziesme.'  873 

Catthage  pour  s'en  feruir  aux  occafionsqui  fc 
prefentoient  en  l'Italie  &  en  Gaule  .Mais  Gén- 
ie rie  ne  luy  tint  pas  mieux  fa  parole  qu'il  a- 
uoit  fait  à  Boniface.  Car  Sifulphus  n'eit  pas 
fi  tort  en  Italie ,  auec  toures  les  légions  3  que  le 
Vandale  fefaifit  de  Cartilage,  &  chaflà  les  Ro- 
mains de  tout  le  relie  de  l'Afrique  :  de  forte  que 
cette  grande  ville  fuft  foultuaicte  de  l'Empire, 
dix  &  neuf  fîecles  5c  demy,  après  que  le  grand 
Scipionreutfurmotée&acquife  à  (a  Republi- 
que. En  ce  mefme  temps  viuoit  en  vne  ville  d*A- 
frique3nomméeIponne5vn  très-grand  2c  ver- 
tueux perfonnage,tât  pour  la  bote  de  fes  mœurs 
que  par  fi  profonde  doctrine  ,  nommé  Augu- 
ftin5tres-grand  amy  deBoniface,£c  qui  n'adoroit 
qu'vn  feu)  Theutates  :  Se  quoy  qu'il  fut  différent 
de  la  religion  que  nous  tenons,  fî  en  eftoit  il 
beaucoup  plus  approchant  que  les  anciens  ro- 
m  ains  ,  car  il  faifoit  le  ficrifice  du  Pain  &  du  Vin 
comme  nous3&  rie  receuoit  en  façon  quelcon- 
que la  pluralité  des  Dieux  ,  &  fur  tout  reueroit 
cette  Vierge  qui  doit  enfanter,  à  laquelle  il  y  a 
tant  de  fîecles  que  nous  auôs  dédié  yn  autel  dâs 
l'antre  des Carnutes. Mais  pour  reuenirà  noftre 
difeours  •  Il  fembla  qu'en  ce  temps- là ,  le  grand 
Dieu  voulut  changer  les  peuples  d'vn  pays  en 
l'autre ,  &  principalement  en  Europe.  Car  le 
règne  des  Vandales  print  alors  conimen  remet 
en  Afrique.    Celuy  des  V  ifigots  en  Efpagne  : 

Iii    ni( 


{$74  Lv  II.  partie  d'Astrei, 
parcequ'aufîi-toftqueles  Vandales  en  forttréc 
ilsy  entrèrent  e^y  établirent.  Celuy  des  An- 
glois  en  la  grande  Bretagne  ,  d'autant  que  Gal- 
uion  ayant  efté  r'appelié  par  l'Empereur,  pour 
l'enuoyer  en  Afrique:  les(Pi£tes  tourmen- 
tèrent de  forte  ce  Royaume,  que  les  Bretons 
furent  contraincts  d'appeller  à 'leur  fecours  les 
Seigneurs  Anglois,  qui  depuis  s'en  font  rendus 
lesmaiftres.  Celuy  auiïî  des  Francs,  qui  fous 
Clodionauoient  franchi  le  Rhem  ,&  qui  bien- 
toil:  après  fous  Merouée,s'eftablircnt  ou  ils  font 
maintenant.  Voila,  fages  Bergers,  comme  le 
Ciel  3  quand  îlluy  plaifi,  change  les  règnes  & 
les  dominations. 

Or  la  fage  &  prudente  Placidie  qui  fe  fentoit 
défia  furchargée  dvn  grand  aage,  &  qui  auoit 
efprouué  tant  degrandes  &  diuerfes  fortunes, 
voyant  bien  que  déformais  elle  ne  pourroit  fup- 
pprterle  faix  des  grandes  affaires  que  elle  pre- 
uoyoit  deuoir  arriuer  fur  les  bras  de  Valétinian, 
délira  infiniment  de  le  voir  marié,  comme  dés 
long  temps  elle  auoit  refolu  auec  la  fille  de  fon 
nepueu  Theodoze ,  qui  auoit  toufiours  eu  cette 
mefme  intention, &:  fit  en  forte  que  Valétinian 
s'en  alla  en  Conftantinople,  où  les  nopees  fu- 
rent faites  au  grand  contentement  de  Theodo- 
ze &:  de  Placidie.De  Theodoze ,  parce  qu'il  vo- 
yoitfa  fille  Impératrice  ,  qui  eftoit  ce  qu'il  auoit 
le  plus  defiré.  Et  de  Placidie,d'autant  qu'elle  eut 


Livre  vkziesme.'  875" 

Opinion  que  cefle  alliance  affeureroit  dauanta- 
ge  fon  fil  s ,  contre  tous  fes  ennemis  ,  &  oblige- 
roit  Theodoze  de  luy  donner  fecours  en  toutes 
îesoccafions  qui  fe  prefenteroient,  comme  elle 
veit  auantque  fon  fils  réunit  de  Conftantino- 
ple  5  par  ce  qu  auec  fa  fille  Eudoxe  3  il  enuoya 
auflî  vne  grande  armée  pour  feruir  Valenti- 
nian  en  tout  ce  qu'il  auroit  affaire. 

Voila fages  Bergers  3  la  vie  que  vous  auez  de- 
firé  d'entendre,  qui  a  la  venté  eftfi  pleine  de 
diuers  accidents ,  qu'il  fe  peut  dire  3  que  Placi- 
diedefontempsaefté  la  butte  de  la  bonne  & 
mauuaife  fortune.  Car  fi  elle  a  efté  fille,  feeur, 
femme  3  mère ,  &r  tante  d'Empereurs ,  elle  s'eft 
veuéaufTiprifeparles  Barbares,  &"  a  eu  occa- 
sion de  regretter  la  mort  de  la  plus  part  de  ceux 
qu'elle  a  le  plus  aymez.  En  fin  toutesfuis 
nous  la  pouuons  dire  heureufe ,  puis  quelle  eft 
morte  à  Rome ,  mère  d'vn  Empereur3qui  l'ai- 
moitôd'honoroit,  ainfi  qu'il  eftoit  obligé,  & 
de  plus  regrettée  de  tout  l'Empire,  pour  fa  pru- 
dence &:  bonté,  car  elle  mourut  prefque  in- 
continent que  fon  fils  fut  reuenu  en  Italie  auec 
fa  femme. 

Adamas  finit  de  cette  forte  fon  difeours  3  qui 
fut  caufe  que  toute  la  trouppe  admirantla  ver- 
tu de  cette  grande  Princefïe ,  ietta  plus  particu- 
lièrement laveue  fur  ellc,confîderant  les  traiéts 
de  fon  vifage.  Mais  Alexis  qui  fe  refîbuuenoit 


%?6     La  II.  partie    d' Astre i] 
de  ce  que  Syluandre  auoit  dit  de  la  belle  Eudo- 
xe,defircufe  de  fçauoir  s'il  auoit  ouy  raconter 
cette  hiftoire ,  comme  elle  fauoit  apprife  de  la 
bouche  mefme  d'Vrface ,  ainii  qu'elle  auoit 
commencé  de  dire  à  Leonide,  lors  qu  Adamas 
les  auoit  interrompues:  Elle  dit  affez  bas  à  la 
Nymphe,  qu'elle  fît  en  forte  que  le  Berger  s  ac- 
quittait (a  promette ,  quaufïibien  il  eftoit 
tard:&quele  fage  Adamas  nepermettroitpas 
àcesyieuxpafteursdes'en  aller,  quelelende- 
main.Leonide  qui  defîroit  de  complaire  à  Ale- 
xis, en  tout  ce  qui  luy  eftoit  poffible ,  &:  qui  de 
fon  cofté  effait  bien-  aife  d'ouïr  parler  Syluan- 
dre, &  d'apprendre  ces  particularitez  d'Eudo- 
xe5le  fomma  de  fa  parole;  &  parce  qu'il  s'excu- 
foit  fur  le  peu  de  iour  qui  leur  reftoit ,  Adamas 
luy  refpondit  qu'il  ne  pnftpas  cette  excufe,par- 
ce  qu'il  ne  permettroit  pas  que  Ton  fe  retirai!: 
û  tard  de  chez  luy,  &  qu'il  vouloit  ioiiir  de  leur 
compagnie  pour  tout  ce  iour.  Diamis,  Pho- 
cion,  ôcThyrcisen  firent  quelque  difficulté: 
mais  Hylas  fut  celuy  qui  accepta  le  premier  cet- 
te femonce;&:  fe  tournant  vers  Adamas,  luy 
dit.  Que  quant  à  luy ,'  il  eftoit  d'aduis  que  ceux 
qui  s'en  vouloient  aller  s'en  allaffent,  &  qu'il 
fuft  permis  de  demeurer  à  ceux  qui  vpuloienc 
demeurer:  &  que  pour  luy  il  luy  promettoit 
que  de  bon  cœur  il  luy  tiendroit  compagnie 
tant  qu'Alexis  y  feroit.  Adamas  fourit  des  pa: 


Livre    vnziesme.  877 

rôles  de  Hylas,&  après  l'auoir  remercié  de  fa 
bonne  volonté ,  au  nom  de  fa  fille ,  il  fe  tourna 
vers  les  autres ,  &  les  pria ,  de  forte  qu'il  leur  fut 
impoiïible  de  ne  luy  obeïr  :  faifant  donc  appor- 
ter des  fieges  pour  faire  affeoir  la  compagnie, 
chacun  pntplace5&Siluandre  eftantau  milieu, 
commença  déparier  de  cette  forte, 


L   E 

DOVZIESME   LIVRE 

DE     LA     SECONDE 

PARTIE        D'AsfRU. 

V  l  s  qu'il  vous  plaift/age  Ad*- 
mas  3  &  vous  grande  Nimphe^ 
doiïir  la  fortune  de  la  belle  Eu- 
doxe ,  vous  me  permettrez  s'il 
vous  plaifl:  de  vous  dire  com- 
ment îe  lay  apprife3&  par  qui  ie  lay  entenduêV 
aiîn'que  vous  adiouitiez  plus  de  foyà  mes  pa- 
roles. Encores  que  vous  me  voyez  auec  des  ha- 
bits de  Berger,  &  viure  auec  la  charge  dvn  pe- 
tit troupeau ,  dans  le  hameau  de  ces  fages  & 
courtois  Bergers:  ce  n'eft  pas  pour  cela  que  ie 
ftache  affèurément  d'eftre  de  cette  contree3ny 
quei'ayeefté  nourry  pour  eftre  Berger.  Au 
contraire  Ton  a  eu  tant  de  foin  de  moy,  que 
pour  me  rendre  plus  honneite  homme  5  iay 
cité  nourry  en  tous  les  plus  beaux  exercices 
où  la  îeuneffe  puifle  élire  employée  :  fi  bien 


88/       La    II.    PARTIE     D'ÂSTREEJ 

qu'il  n'a  tenu  qu'à  mon  peu  d'entendement ,  fi 
ie  n'ay  beaucoup  appris.  Pour  ce  fubieâ:,  ie  fus 
enuoyé  aux  Efcholes  des  Phocenfes5Mafliliens, 
eu  ie  demeuLay  iufques  à  ce  que  l'eus  riny  mes 
eftudes.  Et  parce  qu'il  y  auoit  toufiours  fort 
bonne  compagnie,  lors  que  nous  n'eftions 
point  fur  nos  liures^nous  faitions  diuers  exerci- 
ces. Quelquesfois  nous  ailemblant  fur  le  bord 
de  laMer  ,  nous  luittions,  nous  courions,  fau- 
tions ou  îettions  la  pierre  :  d'autres-fois  quand 
il faifoit  chaud,  nous  nagions  5  chaffant  de  cet- 
te forte  le  plus  que  nous  poumons  l'oiiiueté  qui 
véritablement  elt  la  mère  des  vices. 

Iladuinten  Eité  ,  lors  que  les  efhides  cef- 
fent5&quenous  eftions  moins  empefehez  à 
nos  liurcs  -,  que  nous  mettant  cinq  ou  fix  de 
compagnie  3  nous  fifmes  refolution  de  nous 
baigner ,  &  pour  cet  efred  fortifmes  de  la  ville, 
8t  prenant  le  cofté  de  la  L y gurie  ,  allions  cher- 
chant la  poinfte  d'vn  rocher  qui  s'aduancoit 
en  Mer,  duquel  nous  auiens  accouftumé  de 
fauter  la  tefte  la  première  dans  l'eau ,  &  allions 
bien  fouuent  toucher  Tareine  de  la  main ,  & 
pour  marque  en  apportions  des  poignées  fur 
l'eau  :Mais  à  ce  coup  quand  nous  eufmes  mon- 
té ceftefcuerl  ,  &  que  nous  commencions  de 
nous  des- habiller  j  nous  en  fufmes  empefehez 
par  vn  tourbillon  qui  furuint  3  &  qui  peu  après 
fort  fuiuy  de  quelques  efclats  de  tonnerre. 


Livre  vnziesme-  891 

Incontinent  le  Ciel  fe  noircit  dVne  cfpaiiTe 
nuée  ,  &  les  ondes  commencèrent  de  s'cfleuer 
fi  hautes,  qu'a  peine  eftions  nous  affeurez  fur 
ceftefcueiij  tant  de  flots  rompus  heurtoient  de 
fune  contre  le  dos  du  rocher:  c'eftoit  vne  chofe 
cfpouiiantabledc  voir  le  iour  prefque  changé 
en  nuiâ  3  d'cuir  lemugilTèment  de  la  mer ,  de 
fentir  l'esbranlement  du  rocher 3  par  le  heurt 
des  ondes,  &  bref  de  confiderer  le  Cahos3  & 
laconrufîon  de  tout  cet  grand  élément.  Et  ne 
faut  point  douter  que  lapluye  &  l'orage  ne 
nous  euffent  contraints  de  nous  en  aller,  fi 
quelque  bon  Démon  ne  nous  y  euil  arreftez. 
Nous  auions  veu  que  cette  tourmente  s'e^- 
fioitefleuee  fi  promptement  que  nous  penfa- 
m  es  bien  que  pluiieurs  vairTeaux  en  auroient 
ëftéfurpris:&  parce  que  le  vent  poulïbit  con- 
tre noftre  bord ,  nous  nous  refolumes  d'atten- 
dre que  l'orage  fut  paiTé  ,  pour  voir  fi  de  fortu- 
ne nous  en  poumons  point  fecounr  quel- 
qu'vn  5  &  toutesfois  pour  nous  garentir  vn  peu 
de  la  pluye,  nous  nous  mifmes  dans  le  reply  du 
rocher  où  nous  auions  accouftumé  de  cacher 
nos  h:;bits,  quand  nous  nous  baignions.  L  ora- 
ge dura  plus  de  deux  heures  s  &lors  que  nous 
commencions  de  nous  ennuyer  3  &  qu'il  y  en 
auoit  de  la  compagnie  qui  parloient  de  s'en  re- 
tourne^ il  fembla  que  le  Ciel  s'efclairciflbit  5  §C 
peu  après  la  pluyecefia.  Nous  fonuin  es  alors 


88t     LaIIPartie   d'Astkee, 
du  Rocher ,  &  montant  fur  le  haut  de  Tefcueib 
iettions  la  veuë  le  plus  loing  que  nous  pou- 
uions5pourdefcouupir  s  il  y  auoit  rien  fur  la 
mer.  Le  vent  en  fin  chaffa  tontes  les  nues ,  &  le 
Soleil  commença  d'efclairer,  toutesfois  les  on- 
des ncs'abbaifToient  point,  parce  que  les  vents 
continuoient  aufii  grands  qu'ils  auoient  efté  de 
tout  le  iour.  Et  1ers  que  nous  difeourions  entre 
nous  de  la  hardiefïe  des  mariniers.^  particuliè- 
rement du  premier  qui  hazarda  de  fe  mettre 
fur  les  eauX)  combien  la  mer  courroucée  eftoit 
efpouuantable,  &  que  l'homme  fage  ne  s'y  de- 
uoitiamais  fier  3  il  y  euft  vn  de  la  compagnie 
qui  plus  attentif  à  defcouurir  la  Mer ,  qu  à  nos 
difcours,parce  qu'il  fe  plaifoit  de  faire  des  preu- 
ues  defabonneveuë,  fe  leua  tout  a  coup  fur 
les  pieds.  Et  taifez- vous, nous  dit-il,  il  me  fem- 
ble  de  voir  vn  vaiffeau  ,  &  mettant  la  main  fur 
fes  fourcils  demeura  quelque  temps  fans  par- 
ler ,  &  lors  que  nous  nous  moequions  de  luy  ô£ 
de  fa  veuë:  Et  bien,  dit- il,  vous  verrez  prom- 
ptement  fi  ie  l'ay  fi  mauuaife,&  vous  fouuenez 
que  voila  deux  vaiffeaux  que  le  vent  rompra 
contre  noftre  rocher ,  fi  Dieu  ne  les  fauonfe  de 
donner  fur  le  fable  le  long  de  la  cofte.  Nous 
nous  leuafmes  pour  voir  s'il  eftoit  vray  :  au 
commencement  pérfonrie  n  apperceuoitrien, 
mais  quelque  temps  après,  il  y  en  euft  qui  vi- 
rent quelque  chofe.Le  vent  eftoit  fi  impétueux 

que 


Livre    vnziesme,  885 

que  ces  Vâiflcaux  furent  bien-tefi  après  m(- 
qu'eu  ma  veuë  Te  pouuok  eftendre:  &  iors  cha-1 
cun  les  voyoic  à  plein.  Il  n'y  auoic  plus  ny  voi- 
les ,  ny  eiitennes ,  ny  macs  :  l'orage  auoit  con- 
traint les  K4anniers  de  les  abbattre  &  coucher 
dans  le  fonds  3  &  ne  fe  feruoient  plus  que  du 
Tymon^qui  encorne  pouuoient  guiere  refiiter 
aux  grands  coups  de  la  tempefre.  Il  y  auoit  de 
la  pitié  1  les  regarder  ,  car  le  vent  eftoit  fi  grand 
qu'ils  ne  pouuoient  s'empefeher  de  fe  hurter 
rvnrautre,  Le  cry  que  le  vent  portoit  iufques 
à  nousj eftoit  pitoyable  de  ceux  qui  eftoient  de- 
dans3&  qui  à  genoux  furie  tillac&:  fur  la  poup- 
pe,efleuoient  les  mains  au  Ciel   La  plufpart 
voyant  le  nuage  s'eftoient  déshabillez,  efperane 
de  le  gagner  a  nage,  fi  le  vaiiieau  s'en  appro- 
choit  vn  peu  plus.  La  fortune  voulut  qu'en  fin 
après  s'eftre  a  moitié  entr'ouuerts  iVn  l'autre 
de  force  de  fe  hurter  vn  tourbillon  furuint  qui 
les  pouila  contre  noflre  rocher.Du  grand  coup^ 
que  le  premier  donna  il  recula  en  arrière  de  tel- 
le furie,  que  rencontrant  l'autre  qui  le  fuiuoit3il 
.  rompit  vne  partie  de  fa  pouppe  &:  l'efperon  de 
la  proue  de  l'autre:  ce  lors  que  la  mer  eftoit  pre- 
fte  de  les  engloutir  ,  il  furuint  vn  ^utre  flot  qui 
les  poutïa  d'vne  fi  grande  force  contre  lemef- 
mc  rocher,  que  les  vaiiTeaux  soutinrent  entie- 
rement.Dieu  qu'elle  pitié  fuft  celle-L./qtielques 
vns  feprenoientaux  pointes  de  la  roche  >  &:  e£ 
fayoïent  d'y  afTeurer  leurs  pieds  ,  attendant 
2.  Part-  Kkk 


834      La  H.  Partie    d'Astrie] 

quelque  fecours:  d'autres  faifîlïbient  des  rac*- 
nés ,  &  demeure. ent  attachez  par  les  bras,  fans 
en  po.uoir  partir  :  d'autres  entre  les  mains  des- 
quels les  racines  dem eu r oient  rompues  3  tom- 
boienc  en  la  mer  ,  quel'onde  en  fe  retirant  env 
portoit  en  arrière. 

Quelques  vns  nageoient  fur  des  tables,  d'au- 
tres fur  des  tonneaux,  &:  autres  choies  fembla- 
bles>mais  la  plus  grande  partie  s'en  noy  a.LVne 
des  plus  grandes  compalîions  que  ie  vis,  fut  de 
plusieurs  femmes  qui  n'auoient  autre  recours 
qu'aux  cris,  i'auoùeque  cette  compaiTion  me 
toucha  de  forte,  qu'eftantà  moitié  déshabillé 
ie  me  hafiay  dfc  me  mettre  nud3  &  taifant  pour 
fecounrees  pauures  gens',  ce  que  l'auoisfait  il 
fouuent  pour  mon  plaifir3encore  que  le  hazard 
y  fuft  grand  à  caufe  du  fouleuement  des  ondes 
&  de  la  force  du  vent  :  ie  fautay  du  rocher  dans 
la  mer ,  &  eftant  reuenu  fur  l'eau ,  &  îettant  la 
veue  autour  de  moy,  i'apperceus  deux  femmes 
qui  embrafTees  alloient  roulant  fur  l'eau  5  n'y 
ayant  rien  qui  les  empefehaft  d'enfoncer ,  que 
leurs  robes  qui  toutesfois  peu  à  peu  commen- 
çoient  de  s'appefantir.  l'en  pris  vne  par  les  che- 
ueux  ,  &  nageant  de  l'autre  main  y  ic  les  tiray 
toutes  deux  a  bord  3où  les  laiflant  à  moitié  mor- 
tes;ie  me  reiettay  dans  l'eau  pour  fecounr  deux 
hommes,dont  l'amitié  m'efmeut  à  compaffiô, 
parce  qu'il  y  en  auoitvn  qui  fçauoit  nager  3  & 
auoit  mis  l'autre  fur  fon  dos  pour  le  fauuer^mais 


Livre  E>ovzIESMi.,  885 
îa  charge  eftoit  fî  pefante,  ou  celuy  qui  eftoit 
deffus  qui  eftoit  le  plus  ieune,  auok  de  forte  lié 
Se  ferré  le  col  de  fon  amy  de  peur  de  tomber , 
quelenageui  n'ayant  ny  force  ny  haleine ,  s'e- 
ftoit  defia  enfoncé  deux  ou  trois  fois  dans  l'eau. 
le  furuins  donc  tout  auprès  pour  les  fecourir,  & 
prenant  d'vne  main  celuy  qui  ne  fçauroit  na- 
ger, ie  le  ibufleuay  vn  peu,  &  donnant  courage 
a  L'autre ,  il  reprit  force,  &  fe  voyant  affilié  de 
moy  me  fit  figne  que  fon  amy  luy  ofloit  le 
fouffle  :qui  fut  caufe  que  luy  déferrant  vn  peu 
lamain,  quoy  qu'auec  grande  peine,  il  com- 
mença de  refpirer,  &  parce  que  ie  n'ofois  guère 
m'approcher  d  eux  de  peur  qu'ils  ne  me  prit 
fent  les  bras  ou  les  ïambes ,  ie  me  tenois  vn  peu 
a  cofîé,  &  d  e  fois  à  autre  leur  donnois  du  pied, 
les  pouffant  contre  la  terre.  Dieu  m'affiflail 
bien  que  ie  les  mis  en  fin  fur  le  bord.  A  mon 
exemple  tous  mes  compagnons  en  firent  de 
mefme,  de  forte  que  nous  en  fauuafmes  plu- 
fieurs,mais  fî  mal  menez  de  cette  fortune  qu'ils 
demeuroienteftendusfurle  bord  ce  la  mer, 
comme  s  ils  euffent  eflé  morts.  Et  parce  que 
i'eus  opinion  que  Dieu  me  commandoit  dV 
uoir  particulièrement  foing  de  ceux  que  i'à- 
uois  retirez  du  naufrage3apres  auoir  repris  mes 
habits  ie  les  vins  retrou uer,  &  leur  donna/ 
tout  le  fecours  qu'il  me  fut  poffible.  Et  la  for- 
tune voulut  qu'après  auoir  reietté  vne  partie 
de  l'eau  qu'ils  auoient  aualee:  ils  commen- 

Rkk  ij 


886  La  II.  partie  d'Astree,' 
çoientdefe  bien  porter  3  &  mcfmes  les  fem- 
mes qui  auoient  efté  plus  en  danger.  L'obli- 
gation de  ceux  que  nous  auions  recirez  fut  tel- 
le, qu'ils  nous  demandèrent  nos  noms  3  &:de 
quelles  gens  nous  eihons  :  &  quand  ils  m  ouï- 
rent dire  que  ie  penfois  eftre  Scgufien  ou  Fo- 
reiîen5  O  Dieu s'eferia  Tvn  d'eux, ceux  d'vne 
telle  contrée  font  deftinez  pour  nous  r'ap- 
pellerdelamort:  Pour  lors  ie  leur  demanday 
pourquoy  ils  auoient  cette  opinion ,  voyant 
bien  que  le  temps  n'eftoit  pas  propre ,  puis 
qu'ils  eftoient  encores  fi  eftonnez  du  naufra- 
ge ,  qu'ils  ne  faifoient  que  foufpirer ,  ioindre 
les  mains  ,  ôc  tendre  les  yeux  en  haut ,  pour  le 
regret  de  la  perte  qu'ils  venoient  de  faire:  & 
parce  qu'ils  eftoient  prefque  tous  nuds  ,  ie  fus 
daduis  qu  auant  que  de  les  emmener  en  la 
ville 5  il  leur  falloit  chercher  des  habits  pour  les 
couurir ,  n'eftant  pas  honnefte  de  les  conduire 
autrement.  le  fus  vn  de  ceux  qui  eurent  char- 
ge d'aller  en  la  ville,  où  nous  trouuafmes  tant 
de  perfonnes >  qui  pitoyablement  nous  fecou- 
rurent,  que  nous  en  eufmes  de  refte.  Ilsfu- 
rent  après  feparez  dans  les  meilleures  rnaifons 
des  Bourgeois,  qui  ayant  compaiTîon  de  leur 
accident  lesreceurent  humainement.  Quant 
;\moy,iepriay  les  deux  amys  que  i'auois  fau- 
ué ,  de  fe  vouloir  retirer  auec  moy ,  parce  qu'ils 
me  fembloknt  perfonnes  de  mente.  Nous  ne 
pouuons,  dirent  -ils ,  nous  feparer  de  ces  deux 


Livre    vnzieîme.  887 

femmes  que  vous  auez  fauuees,  parce  que  nou  s 
les  auons  en  noftre  charge ,  &  ce  vous  feroit 
peut-eftre  trop  d'incommodité.  Nullerrfenr, 
leurdis-je  ,  pourueu  que  vous  tnefines  n'en 
receuiez  pour  la  peticefle  du  logis  :  au  contraire 
cerne  fera  vne  extrefme  (àtisfa£tion,  fi  vous 
me  voulez  faire  cette  faueur.  Ils  me  fuiuirent 
donc  tous  quatre  :  &:  parce  que  i'auois  des  amis 
dans  la  ville  ,  qui  eftoient  mieux  logez  que 
moy,ielesconduifis  en  la  maifon  d'vn  riche 
Bourgeois  3  auec  lequeliauois  vne  très  eftroit- 
te  familiarité  -,  fçachanabien  qu'il  i'auroit  agréa- 
ble 3luy  ayant  défia  veu  faire  plufieurs  fois  de 
ces  actions  de  libéralité  3  &  de  pitié  entiers  ceux 
qui  pouffez  d'vne  mefme  fortune^  auoicnt  fait 
naufrage  contre  cette  playe.  Ils  y  furent  tres- 
bien  receus  de  accommodez  de  tout  ce  qui 
leur  eftoitneceffaire.  Or,  il  faut  que  vous  fça- 
chiez  que  c'eftoient  deux  des  principaux  de 
Rome,  dontl'vn  comme  iefeeus  depuis  •>  s'ap- 
pelloit  Vrfice,  &  l'autre  Olymbre  :  de  forte 
qu'incontinent  ils  renuoyerent  en  leurs  mai- 
fons  5 ôc eurent  de  l'argent,  &:  plufieurs  ferui- 
teurs.  Mais  pour  fatisfaireàceque  ievous  ay 
promis, il  faut  que  vous  fçachiez  qu'attendant 
d'auoir refponce  de  Rome,  ces  deux  Cheua- 
liers  ne  pouuoienteftre  fans  moy,&  falloir  que 
laiffant  bien  fouuent  mes  eftudes,ie  les  aceem- 
pagnaffe  par  tous  les  endroits  où  la  cunof ité 
les  attiroit;dont  ie  prenois  beaucoup  de  piaifir3 

Lkk   iî) 


888  La  II.  partie  d'Astre^ 
parce  que  leur  conuerfation  eftoit  fort  douce  &r 
honnefte.En  fin  defîranc  de  fçauoir  qui  eftoient 
ceux  à  qui  l'auois  rendu  vn  fi  bon  office,  vn  foir 
que  i'eftois  feul  d«ns  leur  chambra  (car  les  deux 
femmes  fe  retiroient  ordinairement  dans  la 
leur  après  le  repas)  ie  les  îiippliay  de  me  dire 
pourquoy  lors  qu'ils  auoient  fceu  que  l'eftois 
Seguzien,ils  auoient  dit  que  ceux  de  cette  con- 
trée eftoient  deftinez  pour  les  r'appellcr  delà 
mort.  Le  plus  vieux  prenant  la  parole  me 
refpondit  ainfi. 

1 


HISTOIRE 

D'EVDOXE,   VALENTINIAN, 

ET      VRSACE. 

g  Oftre  defir  eft  trop  iufte ,  courtois  Siluan- 
dre  (il  auoit  appris  que  ie  m'appellois  ain- 
fi)  pour  ne  luypas  fatisfaire.  Carilefttres- 
raifonnable  que  vous  fçachiez  à  qui  vous  auez 
fàuué  la  vie  3  &  quelle  eft  la  condition  de  ceux 
qui  vous  ont  tant  d  obligation.Nous  n'eufllons 
tant  dem  euré  à  le  vous  dire,  n'euft  efté  la  crain- 
te  qu'eftansrecogneus3nousne  receufiionsdu 
defplaifîr  de  quelques  ennemis  fecrets:  nous 
yous  prierons  donc  de  n'en  faire  point  de  fem- 


Livre    dovziesme!  889 

blant  3  afin  que  la  peine  que  vous  auez  prife  à 
nous  fauuer,  ne  demeure  inutile.  Et  afin  que 
nous  ne  puiffions  eitre  efeoutez  de  perfonne,  ie 
vousfuppliede  pouffer  la  porte:  ce  qu'ayant 
fait,  &  m'eltant  remis  en  ma  place  3  il  reprit  la 
parole  de  cette  forte. 

Sçachez  donc  que  Theodofe  fils  de  l'Empe- 
reur Arcadiusj&r  le  petit  fils  du  grand  Theodo- 
fe eltant  impereur  d'Orient  efpoufa  iudo- 
xe  fille  du  Phiicfophe  L^ontius  Athénien. 
Encores  que  cette  Dame  ne  fuit  pas  de  race 
tant  illultre  qu'eult  bien  requife  la  Maiefté  d'vn 
telEmpcreur3iielt-cequefa  beauté  &:  laver- 
tu  eftoient  telles  qu'elles  la  pouuoient  bien  en- 
cores e  ileuer  à  vne  plus  haute  dignité ,  s'il  s'en 
fuit  trouué  parmy  les  hommes  Theodofe 
n'eut  qu  vne  fille  d'elle  ,  &  parce  qu'il  aimoit 
paiïïonnément  fa  femme  3  il  voulut  que  fa  fille 
en  portait  le  nom.  Elle  fut  donc  appellee  Eu- 
doxe,  &commeficenom  eult  elle  fatal  aux 
belles,  cette  ieune  PrincelTe  dés  fes  premières 
années  paruint  à  vne  telle  beauté  3  qu'elle  fur- 
paflfa  de  beaucoup  fa  mère,  &que  chacun  ad- 
uoiïoit  que  la  nature  ne  pouuoit  rien  faire  de 
plus  beau,  ny  de  plus  parfait.  En  ce  mefme 
temps  Placidie  ayant  quelque  mauuaife  fatisfa- 
cliondefon  frère  Honorius  s'eltoit  retirée  en 
Conftantinople  vers  fon  nepueu  Theodofe, 
car  elle  eitoit  fille  de  Theodofe  le  Grad&fœur 
d'Arcadius  :  emmenant  auec  elle  fes  enfans3 

Kkk  iiij 


£90  La  II.  partie  d'Astkee; 
Valentinian&Honorique,  &  de  fortune  i'a- 
uois  cfté  donné  fort  îeune  enfant  à  Placidie, 
pour  élire  nourry  auec  fon  fils  comme  plu- 
ïîeurs  autres  demeime  ange ,  enfans  des  princi- 
paux Cheualiers  &  Sénateurs  de  Rome:  &  lors 
qu'elle  quitta  l'Italie  l'auois  pris  vne  fi  grande 
amitié  a  Valentm  an  &  luy  à  moy,  que  Ton  ne 
nous  pouuoit  feparer. 

Il  aduint  que  l'Empereur  Theodofe  ne 
voyant  point  d'enfant  a  fon  oncle  Honorius3 
refolut  de  donner  fa  fille  à  Valentinian ,  &  le 
faire  Empereur  dOccident  ,  après  la  mort 
d'Hononus.Lafage  Placidie  qui  voyoit  bien 
quec'eftoitiauantagedefon  fils,  &  le  mieux 
qui  luy  pouuoit  arriuer3luy  commandoit  d'or- 
dinaire de  rechercher  cette  belle  Princeffcimaîs 
voyez  que  c'eft  que  la  contrainte  en  amour:  la- 
mais  Valeminian  ne  peut  aimer  d'amour  Eu- 
doxe5quoy  que  ce  fuit  la  pins  belle  PrmçciTe  du 
monde.  Toutesfois  pour  ne  defplaue  a  la  fage 
Placidie ,  ny  a  fon  Germain  D  defquels  toute  fa, 
fortune  dependoit:  il  fe  refolut  de  feindre  &  de 
diffimulcr  :  il  bien  que  chacun  le  creut  eftre  vé- 
ritablement amoureux.  Et  pour  ce  iuietilfai- 
foit  bien  fouuent  des  tournoiS3dans  les  Cirques 
&  dans  l'Hippodrome  où  la  belle  Eudoxeaf- 
iiitoitordimrcment,  quoy  qu'elle  fuft'fi  jeu- 
ne qu'il  n'y  euftpas  grande  apparence  quel- 
le deuit  prendre  garde  a  l'amour.  Et  parce 
cjuei'eftois  nourry  auprès  de  ce  jeune  Prince, 


Livre    vnziïsme!  891 

il  faut  que  ie  confefTe  que  tournant  inconfide- 
rément  les  yeux  fur  elle,  l'en  deuins  de  for- 
te amoureux,  que  depuis  il  ma  elle  impofii- 
ble  de  m'en  retirer.  Dois-ie  dire  cette  veuc 
heureufe  pour  moy  ,  qui  ma  courte  tant  de 
trauaux  &  tant  de  foin  ?  Mais  comment  le 
piiis-ie  mettre  en  doute  ,  puis  que  iamais  per- 
fonne  ne  fut  plus  heureux  ayant  conceuvn  fî 
généreux  derTein ,  quelque  peine  &  trauai1  que 
la  fortune  m'ait  enuoyé  pour  ce  fubiecfc  ?  le  de- 
uins  donc  feruiteur  de  cette  Princcffc  ,  &  fî 
Valentinian  cntroit  aux  tournois ,  fous  le  nom 
feint  de  Cheualier  de  la  belle  Eudoxe,  ie  puis 
dire ,  que  ie  n'en  faifois  pas  de  mefme,  efïant  de 
forte  efpris  de  fa  beauté  &  de  fa  vertu3que  mon 
amour  eftoit  incroyable  pour  laage  que  nous 
auions  tons  deux. 

Encemefmetcmps  il  fut  donné  vneieune 
fille  des  meilleures  maifons  de  Grèce  à  laieune 
Eudoxe,pour  efîre  nourrie auec  elle.  Elle  s'ap- 
pelloit  Ifîdore  ,6c  faut  auoùer  que  hormis  Eu- 
doxe  3  il  n'y  auoit  rien  (  n  la  Cour  qui  la  valufh 
Valétinian  ne  ietta  pas  les  yeux  pluftoft  fur  fon 
vifage,  qu'il  en  deuint  amoureux:  Mais  elle  fe 
trouua  fi  foigneufe  de  fon  honneur  &:  répu- 
tation ,  que  cognoiiTant  bien  cette  affection', 
&:  que  Valentiniannelapouuoit  efpou fer,  pour 
les  occafîons  que  ie  vous  ay  dift  (car  chacun 
fcauoit  la  volonté  de  Theodoze  )  elle  ne  voulut 
ïamais  foufFnr  fa  recherche  3  s'en  defifendant  au 


fyl         L  A  1 1.  P  A  R  T  I  E    D'A  S  T  K  E  I, 

commencement  par  les  plus  douces  voye$ 
qu'elle  peut:  mais  en  fin  la  reiettantplusrigou- 
reufement  peut-eitrc  que  la  qualité  de  Valen- 
tinian  ne  meritoit.  it  quoy  qu'il  s'y  voulu ft 
opiniaftrer,  îitraitta-elledeforteauec  luy.quel- 
le  le  contraignit  de  s'en  retirer  en  apparence  5 
parce  qu'elle  luyiura  que  s'ilcontinuoit,  elle  le 
dcclareroit  à  Theodoze ,  &  a  Placide.  Ce  ieune 
Prince  qui  ne  vouloit  point  defpiaireà  l'Empe- 
reur nyàfamere3  cacha  iî  bien  fes  defirs  2  que 
perfonne  ne  s'en  prift  garde,  quEudoxe&moy, 
comme  le  vous  diray.  Cependant  mon  affeého 
alloit  croiffant  (ans  que  cette  ieune  Pnr; celle 
s'en  apperceuft.  Tantquemaieuneifefut  telle 
qu'il  m'efloit  permis  de  la  voir  fans  foupçon3ia- 
mais  ie  n'en  perdis  vne  commodité  3  me  rendae 
û  foigneux  près  de  fa  perfonne ,  qu'elle  e/ioit 
contrainte  de  fe  feruir  plus  fouuentde  moy  que 
de  nul  autre  demescompagnôs.  Et  quoy  qu'en 
ce  temps-là  ie  ne  fceuiïe  prefque  que  c'eftoit 
que.  l'Amour  3  fi  ne  laiiïbis-ie  d'auoir  vn  très- 
grand  plaifîr  d  eftre  auprès  d'elle-,  delà  feruir, 
d'en  receuoir  les  commandemens  ,  de  baifer 
(lorsqu'elle  me  tendoit  quelque  chofe  ;  l'en- 
droit que  fa  main  auoit  touché,  ce  qu'elle  ne 
voyoit  point,ou  fi  e'ie  le  voyok,  elle  l'attribucit 
à  ciuilité.  le  me  foutuens  qu'en  cetemps-là, 
elle  fe  promenoit  vn  îour  dans  vne  gallene,  où 
il  y  auoit  quantité  de  belles  &  rares  peintures 
qu'elle  alloit  considérant,   intre  les  autres  elle 


Livre     dovziesme!  §9* 

Vit  vn Icare  qui  tout  déplumé  fe  lailToit  choir 
dans  la  mer.  Vrface,  me  dict-elle  (  c'eft  ainfi 
que  l'on  me  nomme)  qu'eft-ce  que  fignifient 
ces  plumes  efparfes ,  &r  cet  homme  qui  tombe 
d'enhaut  ?  Ceft,  luy  dis-ie, Madame, vn  îeu- 
ne  homme  qui  porté  dVn  généreux  courage, 
ne  voulut  pas  fe  contenter  de  voler  fi  bas  que 
fon  père  que  vous  voyez  au  dellus  de  luy  :  &: 
parce  que  fes  ailles  efioient  iointes  auec  de  la 
cire  3  la  chaleur  du  Soleil  les  fit  relafcher,&  luy 
p'en  eftant  plus  fouftenu  fut  contraint  de  tom- 
ber comme  vous  voyez.  Vrayement  meref- 
pondit-elle  3  il  eftoit  bien  inconfîderé.  Mais 
luy  repliquay-iealauoitvn  courage  bien  géné- 
reux. A  quoy  luy  furuit-il,me  dit-elle,  puis  qu'il 
ne  le  peut  garantir  de  la  mortf  La  mort  ,  luy  ref- 
pondis-ie ,  eft  peu  de  chofe  quand  elle  laiffe  vne 
fi  belle  mémoire  de  nous.  Et  quoy,  me  dit- elle, 
vous  louez  cette  action  ?  le  la  lotie  de  forte,  luy 
çlis-ie.  Madame ,queie  ne  refuferay  iamais  la 
mort,  pour  vne  femblable  gloire.  Elle  pouuoit 
auoir  douze  ans ,  &:  moy  quinze  ou  feize  :  aagc 
peu  capable  encores  de  reffentir  les  traifts  d'A- 
mour^ toutesfois  îe  n'en  eftois  pas  exempt  : 
mais  l'auois  fi  peu  de  hardieffe  que  ie  n'auois 
ofé  luy  en  rien  defcouurir.  Etmoy,  me  dit-elle, 
vous  efhmez  donc  bien  peu  voftre  vie  ?  C'eft 
fans  doute,  Madame,  luy  dis-ie, qu'il  y  a  plu- 
sieurs chofes  que  feftime  beaucoup  plus.  Et 
lefquelle^  entrautres,adioufta-t'elle ,  car  il  me 


8^4         L  A  1 1.   P  A  R.  TI  E    D'A  STR.EE, 

femble  que  quand  nous  ne  fommes  plus,  tout 
lereftene  nous  touche  gueres:  l'honneur,  & 
l'Amour,  luy  refpondis-ie.  Et  qu'eft-ce  que 
l'honneur  ,me  dit-elle?  C'eft  opinion  ,  repli- 
quay-ie,  que  nous  biffons  de  nous&rdenoftre 
courage.  Et  l'Amour  ,  c'eft  vn  defir  de  poffeder 
quelque  chofe  de  grand  &  de  mente.  Et  c'eft 
pourquoy,Madame,  ie  ne  ferois  ïamais  difficul- 
té de  mourir  en  vne'genereufe  action,  nyen 
vous  faifant  feruice  ,  en  la  première  pour  la 
gloire  qui  m'en  demeurerait  3  en  la  dernière 
pour  l'affection  que  ie  vous  porte. 

£t  comment  3  me  dit-elle  tout  enfant,  vous 
auez  donc  de  l'Amour  pour  moy  ?  A  quoy  Fa- 
uez-vous  recognu  ?  Aux  effects  ,  luy  refpon- 
dis-ie:  car  quand  ie  ne  vous  vois  point ,  ie  brufle 
de  defir  de  vous  voir  :  Quand  ie  vous  vois ,  ie 
meurs  de  regret  de  ne  vous  voir  pas  affez.  Et 
comment  3  me  dit-elle ,  vous  eft  furuenuë  cefte 
maladie,  &  qui  en  a  elle  caufe  ?  vos  perfections 
Madame,  luy  dis-ie5  &  vos beautez  m'ont  faict 
ce  mal,  par  la  longue  demeure  quei'ay  fait  près 
de  vous.  Si  l'eftois  en  voftre  place ,  me  refpon- 
dit-clle,  ie  voudrois  y  demeurer  le  moins  que  ie 
pourrois  :  Mais  n'y  a- t'il  point  de  remède  pour 
guérir  ce  mal  r  Si  a,  luy  dis-ie,  fi  vous  vouliez 
m'ay  mer  autant  que  ie  vous  ayme.  Comment, 
dit-elle  foudain,  en  fe  tournant  vers  moy,  que 
iebruilaffe  quand  ie  ne  vous  verrois  point?  in 
ma foy ,  Vii.ice,  cherchez quelquautrerecepte, 


Livre    vnziesme!  895- 

car  pour  celle-là,  ie  ne  la, puis  pas  faire.  le 
me  fuis  quelquesfois  bruflée  le  doigt  3  mais  c'efl 
vne  douleur  infupportablci&  n'attendez  point> 
vousdis-ie  encorvn  coup  3  d'eflre  foulage  de 
moy  par  ce  moyen  :  le  n'ofay  répliquer  ^  par- 
ce qu  en  la  gallene  il  y  auoit  plufieurs  Dames 
&  Cheualiers,  qui  difcouroient  enfemble5 
(ans  toutesfois  prendre  garde  à  nous  3  quoy 
qu'ils  y  fuiTent  pour  accompagner  cette  ieu- 
ne  Princeffe  ,  mais  fon  enfance  &  ma  ieunef- 
fe  nous  permettoient  d'eftre  enfemble  fans 
foupçon ,  encores  que  ie  ne  le  penfaiTe  pas 
ainii. 

Depuis  elle  deuint  bien  plus  fçauante  lors 
quei'aageluyenfeignalarefolution  des  doutes 
qu'elle  me  fouloit  faire  en  fon  enfance,  &en 
mefme  temps ,ie  deuins  auïïî  beaucoup  plus 
amoureux  que  ie  ne  foulois  efhre.  Valentinian 
qui  auoit  defTem  fur  la  belle  Ifidore  faifoit  le 
plus  fouuent  qu'il  pouuoit  des  tournois  3  parce 
qu  citant  fort  adroit  3  il  luyfonbloit  que  c'e- 
ftoit  vn  bon  moyen  pour  acquérir  les  bonnes 
grâces  de  celte  fage  fille  ,  feignant  toutesfois 
que  ce  fut  pour  la  belle  Eudoxe.  Et  parce  qu'il 
prenôit  ordinairement  de  ceux  de  fon  aage3  Se 
qu'il  n'y  auoit  différence  entre  luy&moy5  que 
de  deux  ou  trois  ans  qu  il  pouuoit  auoir  plus 
que  moy  3  feftois  prefque  toufîours  de  fa  par- 
tie. Et  me  fembloit  que  la  fortune  me  voulut 
fauorifer  ,  me  faifant  emporter  bien  fouuent 


%y6    La  II.  partie   d'Astree, 
le  prix, que  toufîours ,  feignant  que  ce  fut  à  can- 
fe  de  Valentinian ,  îe  portois  à  Eudoxe  :  &  lors 
qu'en  le  receuant  ,  elle  me  permettent  deluy 
baiferlamain;  O  que  l'efhmois  toutes  les  pei- 
nes que  i'auois  eues,  le  refte  du  îour  bien  em- 
ployées .'  le  viuois  toutes-fois  auec  tant  de  dis- 
crétion ,  qu'elle  ne  b'en  pouuoit  offencer ,  enco- 
res  qu'elle  euft  quelque  mémoire  des  difeours 
que  îe  iuy  auois  tenu  :  car  peniant  que  ce  furent 
des  imprudences  de  l'enfance-,  elle  auok  opi- 
nion que  l'âge  mauoitfait  recognoiftre  ce  que 
îe  luy  deuois.    La  première  fois  qu'elle  foup- 
conna  le  contraire,  ce  fùtvn  îour  qu'elle  s'e- 
itoit  allée  promener  de  l'autre  cofté  du  traietfc 
dans  les  iardins  de  l'Empereur.    Apres  s'eftre 
longuement  promenée  ,  elle  s'endormit  fous 
vu  frais  ombrage  dans  le  giron  d'Ilidorc:  nous 
eiîions  quantité  de  ieunesChcualiers  à  l'entrée 
du  cabinet  ,  qui  difcounons  ,  lors  qu'vne  A- 
beille  fe  vint  pofer  fur  fa  lèvre  ,&  après  l'auoir 
fuccéc  quelque  temps  ,  la  picqua  bien  fort  :  h 
douleur  l'efueilla  enfurfaut ,  &  portant  la  main 
fur  la  picqueure ,  fe  pleignit  du  peu  de  foin  qu'I- 
iîdoreauoit  d'elle.  Valétmian  qui  fe  promenoir 
par  le  îardin ,  accourut  au  cry  qu'elle  auoir  fait  ? 
ce  voyant  qu'elle  blafmoit  Iiidore  afin  de  repa- 
rer la  faute  qu'elle  auoit  faite ,  il  luy  dit ,  que  1  a- 
uoisvne  recace  qui  la  guanroit  incontinent,  de 
qu'il  en  auok  bien  fouuentveu  l'expérience  fur 
pi ufîeurs,  mais  particulièrement  fur  luy,  depuis 


Livre    itovzïe'sme.        %$j 
deux  iours.  Ec  que  faut-il  fairejuy  dit-elle? Il  dit, 
refpondit  Valêtinian3quclque  parole  furie  mal 
&  iuudain  la  douleur  cefTe.  Et  lors  me  deman- 
dant s'il eftoit  vray,ie luy  dis qu'ouy3&: que  iuf- 
ques  en  ce  temps-la  îe  n'en  auois  point  failly  3  de 
que  îe  ne  péfois  pas  que  la  fortune  me  fut  moins 
fauorable  pour  elle  que  pour  tous  les  autres.Elle 
fefafchoit  fort  que  l'approchaiTe  ma  bouche  fi 
près  de  la  fienne,  de  en  me  prefentât  la  main  me 
commande  que  i'efTayafTe  defîus.  le  luy  mets  la 
bouche  contre  3  &  foufflant  vn  peu  fapprochay 
les  lèvres  mfques  à  la  peau3  &  la  preffay  douce- 
ment. OSiluandre3quelcômeiacement  fut  cc- 
luy-cy.'Elle  retire  la  main,&:  me  dit  que  c'eftoit 
baifer3  &  non  pas  vne  recette  3  &  ne  voulue 
point  le  permettre,  mais  la  douleur  qui  Ta  pref- 
îbir,la  contraignit  en  fin  de  me  dire  que  ie  l'ap- 
pnffe  à  Iiidore ,  &  qu'elle  la  luy  feroit.    le  fus 
bien  combattu,  car  ie  defirois  fort  d'eftre  ce- 
luy  qui  approcheroit  auprès  de  fes  belles  leures  , 
toutesfois  îeftois  bien  marry  du  mal  qu'elle 
fouffroit.    Amourme  confeilla  de  dire  d'autres 
paroles  a  Ifîdore3  afin  que  ne  la  trouuant  pas 
bonne,  elle  fut  contrainte  de  recourre  à  moy, 
Et  mon  defiein  reiïffit  comme  ie  l'auoispropo- 
fé3 parce  qu'ayant  murmuré  en  vain  mes  fau (Tes 
paroles,  &  fai£t  toutes  les  autres  cérémonies, 
la  douleur  ne  ce  (la  point.  Dont  Valentinian  fc 
mocquât3  Pen fez- vous,  luy  dit-il3  mamaiftref- 
fc3  que  chacun  foit  propre  à  cette  recette  ?  ie 


8i?8  La  II.  partie  d'Astrel 
vous  iure  que  ie  l'ay  elpreuuéc  ,  &  que  fi 
bile  ne  vous  profite ,  cdl qu'Ifidore  y  oublie 
quelque  criofe,&:  a  ce  mot  reiïbrtant  du  cabi- 
net emmenaauec  luy  tous lesCheualiers.  La 
dou  euraugmentoit,cv  la  lèvre  commençait 
d'enfierjon que  fe tournant  vers  mov3lar  vo- 
itre  roy  3  dit-elle,  Vrface  3  la  recette  eft-ellebon- 
nerjevousiure,  luy  dis-ie.Mauame,  par  l'hon- 
neur que  ie  vous  dois,  que  ie  ne  la  visiamais 
manquer^  fuis  il  marry  quliidore  ne  Tait  feeu 
faire,que  ie  n'ay  ïamais  defiré  d eftre  fille qu'à 
ce  coup  pour  vous  rendre  ce  feruice.Ifidore  pre- 
nant la  parole,  lenefçay  ,  dit-elle.  Madame  ? 
quelle  difficulté  vous  en  faites:  mais  fî  vous 
voyez  comme  la  bouche  vous  groflit  ?  vous  ne 
voudriez  pour  quoy  que  ce  fuit  que  le  mal  paf- 
fait  plus  outre.  Mais ,  dittes  m  oy  ,  Vrface,  reprit 
Eudoxe,demeurerez-vous  long  temps  à  faire 
voftre  recette: Le  moins  que  ie  pourray,  luy 
dis-ie.  Madame,&  lors  m'approchant  d'elle3elle 
fe  retira  a  l'endroit  le  plus  obfcur  du  cabinet , 
commeayant  honte  d'eftre  veue5&  permit  for- 
cée de  la  douleur  que  ie  rifle  mon  enchante- 
ment. 

Fut-il  iamaisforcier  plus  heureux  que  moy? 
le  dis  donc  les  paroles  fur  la  lèvre:  mais  quand 
ie  la  pris  entre  les  miennes ,  &  qu'en  fuceant 
ie  lapreifay  vn  peu;  faduoue  que  fi  quelquvn 
euft  peu  mourir  de  douceur ,  qu'Vrface  ne  fc- 
f  oit  plus.  Elle  fe  retire  toute  rouge  de  honte, 

Voila 


Livre  Dovziesme]  899 
Voila,  dit-elle,la  plus  importune  recette  qui  fut 
ïamais.  Mais ,  Madame,luy  dit  Ifidore ,  vous  a- 
t'eile  foulagée  ?  Il  me  femble3rerpondit-elle5quc 
i'y  recognois  quelque  amendem  et.  Voftre  dou- 
leur ,lu)  dis-ie,fe  parlera  bien  tournais  l'en  au- 
raytoutle  mal.  Comment,  me  dit-elle ,  vous 

aurez  rDonmakOuyJWadamejIuyrefpondis-ic, 
les  conditions  de  cette  recette  font  telles  que 
ceiuy  qui  guérit  autruy  de  cette  forte,  en  fouf- 
frela  douleur.  Elle  quinel'entendoit  pas,  ou 
pour  le  moins  feignoit  de  ne  l'entendre  ainfî 
que  ie  difois:  Vrayement:Vrface5me ■  dit-elle,  ie 
vous  fuis  trop  obligée  de  mauoir  voulu  guérir 
en  prenant  mon  mal.  Madame  ,  luy  dis-ie  ;  fi  ie 
pouuois  auiîî  bien  rendre  mien  tout  celuy  que 
Vous  deuez  iamais  auoir,  foyez  certaine  que 
Vous  n'en  refTentiriez  iamais.  Mais  ,  dit  Ifido- 
re en  foufriant,  fi  vous  auiez  autant  de  bonne 
volonté.  Madame  ,  pour  luy  qu'il  en  a  pour 
VOus,ïlfaudroit  qu'a  cette  heure  vous  luy  fifTiez 
la  mefme  recette  pour  le  guérir  du  mal  qu'il 
a  pour  vous.  Tayme  mieux  ,re!pondit  Eudo- 
Xe,luy  eftre  redeuable  encecy;que  s'ilmel'e- 
ftoit,&  puis  ce  feroit  toufionrs  a  recommen- 
cer, car  il  eft  trop  courtois  Cheualier  5  pour 
me  lailîer  auec  le  mal  qu'il  me  pourroit  ofter. 
Il  eft  vray  y  Madame,adiouitay-ie,  &  puis  mon 
mai  n'eïtplusenlaléure,  il  eft  parlé  au  coeur, 
ïllc  entendit  bien  ce  que  ie  vouloisdire,  quoy 
quelle  fit  femblant  de  ne  l'auoir  point  ouy,&: 

LU         ■ 


~9oô     La  FI.  partie  dAstree! 
fanslfidore  qui  eftoit  trop  près  de  nous,  îelrv 
eneufle  bien  dit  dauantage.  le  me  contenta/ 
donc  de  cefte  ouuerture  pour  ce  premier  coup. 
Et  depuis  ie  fis  tels  vers  fur  cette  pjcqueure. 


SONNET 

DVne  moufche  fur  les  îévres  de  fa 
Dame  endormie. 

,  Ependantque  CMadamea  ï  ombre  fe  repoft, 
'Et  trompe  du  Soleil  la  trop  afj>re  chaleur, 
Vn  petit  animal  volant  de  fleur  en  fleur  , 
Les  douceurs  va  cherchant dont  le  miel  fe  compoft. 

Ds  fortune  fa  lèvre  efiant  a  moitié 'clofe ', 
La  fleur  reprefentoit  la  plusviue  en  couleur  y 
Lors  me  cet  animal ,  la  voyant  par  malheur, 
T  vole  i  &  la  fucçantpenfa  fuccer  la  rofe* 

Ah\  trop  [âge  au  faillir,  trop  heureux  a  h  fer, 
TuU  quà  toute  hardie  (fe  on  naflceu  refufer, 
Ce  qùon  nk  aux  defirs  dont  mon  ame  s  allume. 

» 

Mais  cefle  moufche \Amour,rauU tout nofire  bien 
gue  nous  refte-t'il  plut,  puis  quelle  a  rendu  fleth 
Le  miel  dont  saddomittoute  mfln  amertume^ 


Livre  dovziesme!  901 

le  ferois  ennuyeux,  ô  courtois  Siluandre,  fi1^ 
Vous  racontois  par  le  menu  le  commencement 
&  le  progrezde  mon  affe&ion  :  le  vous  diray 
doneques  feulement  ce  qui  fera  plus  necelTaire 
que  vous  fçachiez.  Amour  me  rendit  en  finû 
hardy3que'.ie  me  refolus  de  lu  y  déclarer  tout  ou- 
Uertementcequeie  reffentois  pour  elle:  le  de- 
meuray  long  temps  a  difputer  en  moy-mefme, 
iî  ce  feroit  de  bouche  ou  par  l'efcnture:  en  fin 
ie  conclus  qu'il  valloit  mieux  le  luy  dire,  que  de 
le  luy  faire  iire>par  ce  quei'auois-de  long  temgs 
appris  qu'il  faut  faire  demander  par  quelque  au- 
tre ce  que  Ton  ne  veut  pas  obtenir. Outre  ce 
queiepreuoyois  bien  que  la  difficulté  ne  feroit 
pas  petite  de  luy  faire  receuoir  de  mes  lettres. 
Mais,ô  Dieux ,  combien  de  fois  ayant  faict  cette 
refolution  m'enreuins-ie en  mon  logis,  fans  y 
àuoir  rien  aduancé:  Le  Ciel  en  fin,  qui  fembloit 
en  ce  temps  de  vouloir  fauonfer  mon  deifein , 
m'en  donna  vne  telle  commodité, 

1 1  ne  faut  ,'comme  ie  vous  ay  dit , que pafifer  le 
Bofphore,  pour  aller  aux  îardins  de  l'Empereur, 
fîtuez  toutesfois  en  Afie  >  en  vn  lieu  nommé 
Calcédoine  ,  qui  eftfi  près  de  Conftantinople, 
qu'on  peut  ouyr  la  voix  d'vn  homme  d'vnlieu 
àTautre-Eudoxesalloit promener  fort fouuent 
en  ces  iardins3  &  toutes  les  fois  qu'il  m'eltoit 
permis  ,  ie  l'y  accompagnois  auec  tant  de  foing 
de  luy  faire  quelque  feruice,  que  quad  ceneuft 
elle  que  de  .luv  amaiTer  vne  fleur  en  tout  va 

lu  ij 


yoi      La  II.  Partie  d'Astree,1 
iour ,  i'eftois  fort  content  de  ma  îournée,  ayant 
appris  dés  long  temps,  qu'en  amour  les  petits 
feruices  .s'ils  font  en  grand  nombre  font  plus 
d'effe£t  que  ceux  qui  font  d'importance,  &  qui 
arnuent  rarement  3  parce  qu'a  ccux-cy  oneft 
obligé,  fi  l'on  ne  veut  eftre  eftimé  ennemy  plu- 
ftoft  qu'amy  :  mais  il  n'y  a  rien  qui  nous  pouffe 
aux  autres  que  la  feule  affection.  I'eftois  donc 
d'ordinaire  auec  elle ,  &  me  rendois  fi  foign eux 
quelle  nauoit  vne  feule  de  fes  filles,  qui  fut 
J>lus  prompte  à  tous  fes  petits  meffages  que  fe- 
ftois.  Il  aduint  qu Vn  iour  Valentinian  l'auoit 
fuiuie  en  ce  lieu,  à  caufe  d'Ifidore,  &  parce  qu'el- 
le aymoit  fort  à  fe  promener  3  &  qu'Ifidore  fe 
trouuoitvn  peu  laflè, elles  fe  feparerent.  Eudo- 
xe  continua  le  promenoir,  &  Ifidore  entra  dans 
vn  cabinet,  où  elletrouua  des  fieges  rehauffez 
de  gazons  3  &  couuerts  de  quelques  aix.  ille  n'y 
euft  pas  demeuré  long  temps  que  Valentiniaa, 
qui  eftoit  pour  lors  auec  iudoxe,  feignant  d'e- 
ftre  las ,  s'alla  affeoir  dans  le  mefme  cabinet , Ifi- 
dore en  volut  reffonir ,  mais  il  l'a  retint  par  fa 
robbe:Eudoxe  qui  s'en  prit  garde,  ne  pcuts'em- 
pefcher  de  foufnre  en  me  regardant,  &  me  fem- 
blant  que  c'eftoit  vne  très  bonne  occafion  pour 
commécer  mon  defTein,ie  ne  la  voulus  perdre: 
le  me  fouris  donecomme  elle,&  plie  les  efpau- 
les.,me  tournant  de  l'autre  cofté-&  alors  me  de- 
manda que  i'auois  à  foufnre  ,  le  luy  refpondis 
tout  franchement,  que  c'eftoit  de  voir  que  Va- 


Livre   dovziesml  5>c$ 

îentinian  la  quittât  pour  aller  vers  Ifidore.    E  t 
quoy  ,medit  elle,  Vrface,  n'enfenez-vouspas 
demefme:Moy5Madame,luy  dis-ie.auriez  vous 
bien  opinion  que  TeurTe  iî  peu  de  iugcmét?vous 
ledeuriez  faire  ,  me  dit- elle,  puis  qu'il  y  a  plus 
d'apparence  qu'elle  doiue  eftre  feruie  de  vous 
que  de  Valentinian.  le fçay  bienjuy  dis-ie,  Ma- 
dame.que  la  condition  d'Iiîdore  &  de  moy>m'y 
deuro't  pluitoftconuier,maisiadiiouè"  quc4!ay- 
me  mieux  faire  vnc  contraire  faute  a  celle  de 
Valentinian  Comment  l'entendez- vous,  ref- 
pondit-ellerle  veuxuire,  ~ontinuay-ie ,  que  plu- 
froft  que  de  feruir  quelque  chofe  d  égal  a  moy , 
comme  Iiîdore,i  a  y  me  mieux  mourir  d  amour, 
pour  ce  qui  eft  par  defïus  moy3côme  vous.  Co- 
rne moy.?r  éprit  incontmentEudoxe5&  que  pen- 
fez- vous  dire,Vr  lac  e?Ie  penfe  dire  Madame  Juy 
refpondis-ie.quei'ayme  mieux  mourir  en  vous 
adorant,que de viureaymé d'Iiîdore, &:  que  la 
grande  inégalité  qui  eft  entre  nous  ,  ne  m'a  feeu 
empefeher  que  len'aye  eu  cette  volonté,  depuis 
le  lour  qu'il  me  fut  permis  de  vous  voirie  crois, 
me  ditlaPrincerTe5que  vous  eftes  hors  de  vous 
mefme  ,  de  me  tenir  ces  propos.  Ne  croyez 
point ,  luy  dis-ie ,  Madame,  ie  ne  parlay  iamais 
ny  auec  plus  de  venté  ,  ny  auec  vn  plus  fain  m- 
gement.  Elle  demeura  ferme5&  me  regarda  en- 
tre les  yeux  ,  &  pins  me  dit ,  Eft-ce  à  bon  ef- 
cient^ou  par  ieu ,  que  vous  me  tenez  ce  langage? 
leiure,  Madame,  repliqu'ay-ie ,  par  lcferuice 

LU    11, 


5>:>4  La  II.  partie  d'Astre e] 
queievousdoy,queiene  proferay  iamais  pa-' 
rôles  plus  véritables  ,  ny  d'vne  volonté  plus  re- 
folué,  que  celles  que  vous  venez  d'ouir,  &de 
plus,que  cette  extrême  affeclion ,  donne  vous 
parle  ,ne  changera  ïamais  ,  quelque  traitement 
que  îerecoiuede  Vous.  le  fuis  marne5me  dit-el- 
le3Vrface>devoftre  folie,  parce  que  la  longue 
nourriture  que  vous  auez  eue  de  l'Empereur 
mon  pere,m'obligeoitde  vous  voir,  &  de  me 
feruir  de  vous  d'vne  meilleure  volonté ,  que  de 
plufieurs  autres,dont  les  mérites  ne  pouuoiét  ef- 
galler  les  voftres.Mais  puis  que  voftre  outrecui- 
dance a  paiTé  toutes  les  bornes  de  la  raifon,  & 
vousaoftélacognoiiîance  de  ce  que  vous  me 
deuez  ,  reiTouuenez-vcus ,  que  s'il  vous  aduient 
iamais  de  me  parler  de  cette  forte ,  ie  vous  feray 
repentir  de  vcftre  témérité  ,  de  que  l'Empereur 
&  Valentinian  en  feront  aduertis;Madame,luy 
refpondis-ie.fî  ie  ne  craignois  que  ceux  qui  font 
en  ceiardin,  s  apperceuilent  de  ce  que  ie  vous 
dis ,  ie  me  ietterois  à  vos  genoux,  pour  vous  de- 
mander pardon  de loffignfe  que  ievous  ay  fai- 
te, maiseftant  reuenu  de  cette  eonfideration, 
ayez  agréable  la  volonté  que  fen  ay  ,&:  me  per- 
mettez de  vous  dire ,  que  les  menaces  que  vous 
me  faides ,  pourroient  auoir  quelque  torce  fur 
moy,iî  c'eftoitde  ma  volonté,  que  cette  affe- 
ction fut  néc,mais  puis  que  c'eit  le  Ciel  qui  m'y 
force,  n'efperez  que  la  crainte  de  l'Empereur, 
ny  laconiîderation  de  Valentinian  m'en  diuer- 


Livre   dovziesmeï  905- 

dircntiamais.il  eftvray  que  ie  puis  bic  me  tai- 
re, &:  mourir  d'amour  pour  la  belle  Eudoxe  :  it 
pour  preuue  de  cela,&:  afin  de  ne  vous  ennuyer 
iamais  des  fafcheufes  paroles  qui  vous  ont  of- 
fenfée,  ie  vous  iure  par  le  très- humble  feruice 
que  ie  vous  dois,  de  ne  vous  en  parler  iamais  : 
Mais  reiïbuuenez-vous  que  toutes  les  fois  que 
ie  m  approcheray  de  vous ,  &  que  ie  vous  diray, 
bon  îour ,  Madame ,  ou  que  feulement  ie  vous 
feray  la  reuerenec  3  ce  fera  à  dire  3  le  meurs  d'a- 
mour  gour  vous ,  Madame ,  &  vous  n'aurez  ia- 
mais vn  plus  fidèle  feruiteur  que  m  oy.Et  quand 
ic  prendray  congé>&  qu'en  vous  faluaçt  ie  vous 
donneray  le  bon  foir,&:  me  retireray5ce  fera  au- 
tant que  iîie  vous  difois  :  Iufques  à  quand  or- 
donner ez-vous  que  ie  fois  miferable,  &  com- 
bien encore  durera  voftre  rigueur  ?  Et  pour 
commencer,  luy  dis-ie  froidement 3  vous  me 
permettrez  de  prendre  congé  de  vous5  &  de 
vous  donner  le  bon  foir.  Et  à  ce  mot ,  ie  fis  vne 
grande  reuerenec  ,&mc  retiray  3  de  peur  qu'eL 
le  me  défendit  encores  ces  deux  paroles,  &  tou- 
tefois ie  pris  garde  qu'elle  fe  tourna  de  l'autre 
cofté  en  foufriant.  Ce  qui  ne  me  donna  point 
vne  petite  efperance. 

Or, Gentil  eftrangeiye  vefquis.dcpuis  ce  leur 
de  cette  forte  auec  elle,  ne  luy  faifant  jan'ais 
ièmblantdetoutcequis'eftoit  paifé,finon  par 
le  bon  iour ,  &  le  bon  foir ,  aufquels  quand  die 
nefloit  point  veue,  ellerefpondoitle  plusfou- 

Lll    ni) 


$ç>é      Lv  IRf^RTiE  d'Astre  e5 

uent  en  branlant  la  tefte,  comme  h  elle  fe  fuit 
encores  offenfée  de  cefouuenir  que  ie  iuy  don- 
nois.  Plus  de  iîx  mois  s'efeouierent  que  ie  con- 
tinuai toufîours  de  mefme  foçon  3  &  qu'elle 
auffi  s'opiniaftroit  de  ne  point  reccuoir  mon  af- 
fection. En  finie  vainquis ,  mais  auftî  queft-ce 
que  ne  peut  le  leruiceô:  la  perfeuerence  d'vn 
amant  auiférVn  matin  que  Valentinian  la  con- 
duifoit  au  Temple ,  ie  m'auançay ,  &:  luy  faifant 
vne  grande  reuerence ,  ie  luy  dis ,  Bon  iour. Ma- 
dame.Elle  alors  en  foufriant3&  fe  tournant  vers 
moy.  Vos  bons-iours,  Vrface ,  me  dit-elle.font 
receusdeboncœur.  O  Dieux  ,pourrois-ie  dire 
quel  fut  le  contentement  que  ie  receus ,  ic  pro- 
tefte,queiamais  ie  n'efperay  d'eibre  fi  heureux, 
ôc  moins  en  ce  temps  la  que  l'on  parloit  du  ma- 
riage de  Valentinian  &  d'elle^  toutesfois  1  ap- 
pris depuis,  que  ce  que  ie  croyois  la  deuoir 
efloigner  de  moy5fut  ce  qui  me  l'obligea  dauan- 
tage5parce  que  voyant  que  l'affection  qu'il  por- 
tait à  Ilîdore  s'a  ugm  en  toit,  &:  que  celle  qu'il 
luy  iaifoit  paraître,  n'eftoit  que  pour  complai- 
re à  l'Empereur  j  elle  fe  refolut  de  ne  l'aymer 
auiîî  que  pour  eftrc  femme  d'vn  Empereur  i  & 
de  fane  efiat  de  mon  feruice ,  comme  Valenti- 
nian de  raiïection  qu'il  portoit  a  Iiidore.  le 
feeus  cette  refolution  peu  après  ,  car  dés  !a  pre- 
mière occafion  qui  fe  prefenta ,  elle  me  dit ,  eue 
finon  opiniaftreté,&  l'affection  de  Valcnnnian 
cnuers  Ifîdore  3  l'auoit  vaincue  ,  &  que  il  ie 


Livre   dovziesmf.  907 

continuons  de  viureauec  lamefme  difcretion» 
elle  continuerait  au  1T1  Je  01c  vouloir  du  bien, 
&  depuis  ce  iourellepeariit  qu'en  particulier  ie 
la  nommaffe  ma  Piinceflè ,  &  elle  m'appelloit 
fon  Cheualier.  Iugez  Siluandre,  s'il  y  audit 
homme  au  monde  pus  heureux  que  moy.Car 
EudoxeeftoitlVne  des  plus  belles  PrinceiTes 
du  monde,  enlaagede  drx-fept  ou  dix-huidt 
ans  ,  &  qui  ne  faifoit  paroifke  d'aimer  person- 
ne que  moy. 

Cependant  que  nous  viuions  de  cette  forte, 
Honorius ,  qui  auoit  efpoufé  la  fille  de  Stilicon3 
mourut  fans  enfans,^  parce  qu'vn  Romain 
nommé  Iean,  fon  premier  Secrétaire,  s'eftoit 
faiteflireEmpereur3parlemoyendeCaitinus, 
&de  yEtius ,  l'Emperair  Theodoze  qui  auoit 
fait  deflTein  de  faire Empcreut  d'Occident ,  fon 
coufin  Valentinian,  l'y  voulut  enuoyer  auec  fa 
mere  Piacidie.  le  fis  femblant  de  la  vouloir  fui- 
ureen  ce  voyage:  mais  en  effect  ie  ne  defirois 
rien  plus  que  de  demeurer  pour  la  garde  d'Eu- 
doxe.Car  encor  que  le  defir  de  la  gloire  m'atti- 
rait en  Italie,  l'amour  me  rttenoit  en  Conftan- 
tinople,auecdes  liens  qui  n'eftoient  pas  foi- 
bles,  parce  que  cette  belle  PrinceflTe  fe  laiflfa  al- 
ler, outre  fon  deffein,  de  telle  forte  à  l'amitié 
qu'elle  m'auoitpromife,  qu'en  fin  elle  n'auoi'c 
pas  moins  d'affection  pour  moy,que  i'en  auois 
pour  elle  :  ie  croy  bien  qu'elle  y  fut  trompée,  ÔC 
qu'au  commencement  ellenecreut  ïamaisd  en 


2o8  LaILPartie  dAstrîe, 
venir  fi  auanc ,  mais  ie  penfe5fans  mentir,  que 
l'Amour  a  beaucoup  de  refTcmblance  anec  ia 
mort ,  &"  que  comme  on  ne  peut  mourir  a  moi- 
tié 5 que  de mefm c  cnnefçauroit  aimer  a  de- 
my.  Etlorsquei'eftoisplusen  peine  de  trou- 
uer  vne  bonne  exeufe,  l'Empereur  receut  des 
nouuelles  que  quelques  ennemis  auec  vn  nom- 
bre infiny  de  perfonnes  le  venoient  attaquer 
du  cofié  de  Conftantinople  :  Ces  nouuelles 
conuierent  pluficurs  de  demeurer ,  qui  autre* 
ment  eufTentefié  contrains  pour  leur  deuoir, 
de  s'en  aller  fous  la  charge  d'Art  abure,qui  con- 
duifoitvne  forte  armee'par  mer?  ayant  auec 
luy  Afpar  fon  fils ,  très- vaillant  &:  heureux  Ca- 
pitaine^ comme  il  fit  bien  paroifire  en  la  prife 
de  Iean  dans  Rauenne3&:  en  la  deliurace  de  fon 
père.  Encore  que  ie  ne  fuiïe  point  jaloux  de 
Valentinian,  quoyqu'Eudoxeluy  fit  paroifire 
de  la  bonne  volonté ,  feachant  aflezque  ce  n'e- 
ûok  que  pour  cpm plaire  à  Theodoze ,  &  pour 
efixe  Impératrice  :  fi  eft-ce  qu'ayant  apris  de 
longue  main,  que  la  doute  qu'on  fait  paroifire 
den'cftrepasaiTezaimé,  conuient  les  Dames 
à  nous  en  donner  plus  de  cognoiflance  ,  &: 
quaufTï  feindre  de  laialoufie  leur  donne  bien 
fouuent  occafion  de  redoubler  leurs  foreurs,  ie 
fis  femblant  d'efire  va  peu  ialoux  de  Valenti- 
nian 5  &:  de  me  réiouïr  de  fon  départ  3  &  ie  fis 
des  vers  fur  ce  fuiet  que  chatay  deuan  t  elle ,  à  1  a 
première  occafion  quife  prefenta  :  îlseûoienr 
tels. 


Livre  dovziesme."  $09 


SONNET 

Sur  le  départ  d'vnRjual, 

Amais  contre  le  s  rocs  tant  de  flots  amajfeQ 
B fumant  de  courroux ,  ri  ont  blanchy  les  ri- 
nages  : 
Jamais  les  blancs  couuerts  ri  ont  veu  tant  de  nau- 
frages 
JjHie  cet  ejloignement  m  a  d'ennuis  efface^. 

Bien-heureux  fouuenirs  de  mesfoupçonspaffez, 
Maintenant  de  ?non  heur  a  fleurez,  tejmoignagesy 
£)uil  efldouxau  nocher  après  de  grands  orages, 
De  voir  dedans  vn  port  je  s  natures  caffez  ! 

Blefc  de  froide  peur  dedans  lafanhafie> 
ïay  tremble  mille  fois  attaint  dejaloufie , 
Mais  enfin  fon  de fy art  m  a  rendu  du  toutfain, 

Heureux  e (Joigne  me  nt,puif es-tu  toufiours  eftre, 

Ou  bien  s'il  s'en  r euient,  Amour  fay  luy  paroi/lrey 

Chiafon  dam  plùartit,ey  quil  retourne  en  vain. 

le  ne  vous  diray  point  en  ce  lieu  quel  fut  le 
voyage  de  Valentinian,  car  vous  le  pouuez 
auoir  entendu  par  plufîeurs,  tant  y  a  qu'après 
auoir  mis  tel  ordre  aux  affaires  d'Occident;qu'il 


9io      La  II.  partie    d'Astree, 
iugea  cftre  à  propos ,  il  reuint  en  Confhntino- 
plc  ,  où  il  fut  receu  par  Theodoze,  comme  fi 
c'euft  efté  fonfîls  \  &:  foudain  à  la  folicitation 
de  Piacidicquieftoit demeurée  au  gouuerne- 
ment  d'Italie,  le  mariage  de  la  belle  Eudoxe  fut 
conclud  auec  luy.  Seroit-il  bien  poiTibie;que  ie 
vous  puiTe  raconter  ce  que  ie  refîentis  en  c^ac 
occafîon  ?  le  ne  lecroy  pas,  car  ie  fus  de  forte 
combatu  de  la  crainte  &  du  regret  ..que  fins  Eu- 
doxe, il  eit  certain  queiene  Peuflepû  fuppor- 
ter.  Mais  elle  qui  eftoit  fagc  &  prudentc,encor 
que  de  fon  cofté  elle  fut  fort  affligée  de  fe  voir 
entre  les  mains  dVne  perfonne  qu'elle  naimoit 
pomtDiî  furmonta-t'elle  ce  defplaiiîrauec  la  ré- 
solution. Et  parce  qu  elle  voyoït  bien  en  quelle 
peine  ieviuois3elle  me  donna  commodité  de 
parler  à  elle  dans  fon  cabinet ,  fans  qu'autre  y 
fut  qu'I/îdorejen  qui  elle  fe  fioit  infiniment.EUe 
eftoit  aflife  fur  vn  petit  lier ,  &  ie  me  mis  fur  vn 
genouil  deuant  elle ,  ayant  dciïbus  quelques 
carreaux  qu  elle  m'auoit  fait  apporter  :  &  parce 
que  rauy  de  contentement  ie  ne  faifois  que  la 
contempler  ,&  luy  baifer  la  main  qu'elle  m'a- 
uoit  permis  de  luy  prendre ,  après  m'auoir  con- 
sidéré quelque  temps  ,  elle  me  parla  de  cette 
forte.  Et  bien  mon  Cheualier,  vous  plaindrez 
vous  toute  voftre  vie  demoy,  &  ferez -vous 
touiîours  en  doute  de  1  amitié  que  levons  por- 
te ?  Ma  belle Princefle,  luy  dis-ie,  fî  ie  nauois 
accoufhimé  de  leceuoir  de  vous  plus  de  fa- 


Livre  dovziesme.  "911 

uenrs  que  k  n'en  mérite  3  vous  auriez  quelque 
raifon  de  me  faire  cette  demande  à  cette  heure 
que  ie  reçois  celle-cy3qui  véritablement  dt  tel- 
le qucïe  ne  puis  la  redire.  Mais  pourquoy  ne 
me  permettez-vous  de  me  plaindre  de  la  for- 
tune 3  qui  m 'ayant  monftré  le  bien  quelle  me 
pouuoit  donner ,  l'ordonne  toutesfois  à  vn  au- 
tre de  qui  l'affection  le  mérite  aufTi  peu  que  la 
mienne  pourroit  eilre  digne  de  l'obtenir,  fi  elle 
le  pouuoit  eftre  par  vne  extrême  Amour?  Mon 
Cheualier,  me  refpondit  elle,  viuez content  & 
affetiïé  de  ce  que  ie  vous  vay  dire.  Tout  ce 
qu  vne  extrême  affection  peut  obtenir  de  moy3 
fçachez  qu'Vrface  le  poffede,  &  ce  que  vous 
regrettez  qui  foit  a  vn  autre,croyez  moy3  mon 
Cheualier  que  ceft  ce  qui  fe  doit  donner  par 
deuoir,&r  non  point  par  Amour,  &  cela  efîant3 
quelle  raifon  auez- vous  de  vous  plaindre  de  la 
fortune?  La  raifon  que  fen  ayjrepliquay-ie^eft 
aufli  grande  que  l'obligation  en  quoy  vous  me 
mettez ,  par  cette  affeurance.  Pourquoy  ma 
Princeffe  ,  ne  me  p!aindray-ie  pas  d'elle  qui 
ayantyoulu  fauorifer  mon  affection  3  m'a  t.ou- 
tesfois  pnué  de  ce  qui  feul  me  pouuoit  faire 
parueniraubienqueiedefirois?Ah!monChe- 
ual?er3me  dit-elle,vous  m'offencez.Comment? 
vous  ne  m'auez  aimée  que  pour  auoirdemoy 
cequemondeuoirvousrefufe?  Et  quelle  ma- 
uez  vous  eftimee?  &:  comment  m'auez  vous 
peu  aimer  fi  vous  mauez  eue  en  fi  mauuaifc 


jii      La  H.  partie    d'Astree^ 

opinion:  le  ne  puis  luy  refpondre  voyant  con> 
me  elle  le  prenoit ,  mais  auec  vn  giand  foufpir 
ie  m'abouchay  fur  fan  gyron,  tenant  fa'main 
contre  ma  bouche.  Elle  qui  recogneut  bien  ma 
peine  ,  me  mit  l'autre  main  fur  la  tefte ,  &  paf- 
foit  les  doigts  dans  mes  cheueux,  &fans  me  di- 
re mot  fembloit  d'attendre  ce  que  ie  luy  ref- 
pondrois.  En  fin  me  leuant  ie  luy  refpondis. 
I'aduoue3  ma  belle  PrinceiTe.  que  ie  vous  ayme 
plus  que  vous  ne  voulez  3  &  plus  encore  que  la 
raifon  ne  veut,  mais  qui  pourroit  vous  aimer 
moins  que  cela:  le  confeffe  qu'il  n'y  a  raifon  ny 
deuoirqiùpuiffemefurerla  grandeur  démon 
affection  D  &  fî  ie  vous  offenfe  en  cela3pardon- 
nez  moy  en  confiderant  que  ee  feroit  profaner 
voftre  beauté  que  de  l'aimer  moins3ôc  plaignez 
moy,  qui  ayant  eu  tant  de  courage  me  fuis 
trouué  auec  îî  peu  de  mérite.  Et  toutesfois  vo- 
ftre  bonne  volonté  pourroit  fuppleeràce  def- 
faut  3 11  l'amour  auoitvn  peu  plus  de  force  en 
vous.  le  ne  vous  entens  point,me  dit-elle3&  ne 
fçay  en  quoy  vous  voudriez  que  mon  Amour 
èuft  plus  de  force.  O  Dieu,  repliquay-ie,  qu'il 
fera  bienmalaifé  que  mes  paroles  vous  fafTent 
entendre  a  mon  aduantage,  ce  que  l'Amour 
ne  vous  a  peu  faire  conceuoir  .'le  veux  dire,  ma 
PnnceiTe3que  (î l'Amour  auoit  plus  de  puifTan- 
cefurvous,cedeuoirquc  vous  m'oppofezen 
auroit  beaucoup  moins,&  que  ce  trop  heureux 
Valentinian  poflfederoit  ce  qu'il  recherche ,  & 


Livre  dovziesme!  ^r$ 
moycequeiedefire.  AhmonCheualier,  réf. 
pondit-elle,  auec  vn  grand  foufpir,  fi  vous  fça- 
uiezcequeiereiTens  en  monôme  3  &  quelle 
eft la  contrainte  que  îeme  fais:  vous  croiriez 
bien  qu'Amour  a  route  la  puifTahce  fur  moy 
qu'il  peut  auoir  furvn  cœur.  Mais  fi  ie  vous 
refufe quelque  teimojgnagc  de  cette puiffance, 
reilouuenez  vous  quelle  ie  fuis  née  >  &  à  quelles 
loix  ma  naifïànce  m'oblige.  Si  la  fortune  mV 
uoitfait  naiftre  d'vnLeontin  Athénien  com- 
me mamere>ie  pourrois  difpofer  de  moy,  auf- 
fi  bien  que  de  mon  affection  ,  mais  eftant  fille 
d'vn  Empereur  Theodoze  y  petite  fille  dVn 
Empereur  Arcadius  ,  &  ayant  pour  bifayeul 
Theodoze  le  Grand,  ne  voyez-  vous'  pas  que 
cette  naiffance  m  aftraint  pour  ne  leur  point 
faire  de  honte  3  à  lailTer  la  difpofition  démon 
corps  à  ceux  qui  me  font  donné  ?  C'eiî  vn  tri- 
but  de  l'humanité  que  de  ne  voir  jamais  ça  bas 
choie  qui  (bit  entièrement  accomplie:lesgran- 
dcurs&  les  Empires  traînent  infeparabtament 
cette  contrainte  que  iamais  on  ne  s'apparie 
que  par  raifon  dt/tat,  ny  vous  ny  moync 
voyons  rien  de  nouucau,  il  y  a  long  temps 
que  nous  auons  préueu  qu'il  nous  aduiendroïc 
ce  que  nous  reffentons,  &  quand  ie  tournay 
les  yeux  fur  vous,  &:  que  ie  vous  aimay ,  ce 
fut  auec  cette  refoiution  que  Valentinian  fe- 
roit  mon  mary.  le  m'afTeure  que  vous  auez 
penfé  la  mefme  chofe ,  dés  le  premier  iour  que 


^14  La  IL  partie  d'Astr  ééJ 
vous  fifres  deflein  de  m'aimer,  &  qu'eft-ce 
donc  qui  vous  afflige  maintenant,  de  quel  acci- 
dent voyez- vous  que  vous  deuiez  dire  inopiné? 
Ces  mots  me  touchèrent  fi  viuement,  fut  pour 
voirvne  fi  grande  refolution  que  i'aceufois  de 
peu  d'amitié,  fut  pout  penfer  qu'vn  autre  la 
poiTederoit,  qu'il  me  fut  impofliblc  de  luy  per- 
mettre de  parler  dauantage  fans  l'interrom- 
pre. Vous  croyez  donc,luy  dis-ie^Madame^que 
ce  foit  aimer  que  de  retenir  ces  confîdcrations: 
vous  auez opinion  que  la  vraye  amour  puiffe 
efire  fubiecle  aux  loix  du  deuoirr1  O  Dieux, 
que  vous  &  moyfommes  trompez.' vous  qui 
auez creu damier , &  moy  quiay  penfé d'eftre 
aimé  devons  ?  Et  la  m'arreftant  vn  peu ,  îe  re- 
pris de  cette  forte,  lors  que  îe  vis  qu'elle  vou- 
loir prendre  la  parole.  Les  loix  d'Amour,  Ma- 
dame, font  bien  différents  de  celles  que  vous 
vous  propofez,  &  fi  vous  voulez  cognoiftre, 
qu'elles  elles  font, lifez les  en  moy,&:  vous  ver- 
rez que  comme  l'inégalité  qui  eft  entre  nous 
ne  m'a  peu  empefeher  d'efleuer  les  yeux  à  ma 
belle  Pnnceffe ,  de  mefme  ne  vous  doit  elle  di- 
uertir  debaificr  les  voftres  vers  voftre  Cheua- 
lier ,  n'y  ayant  pas  plus  de  différence  de  vous  à 
moy,  que  de  moy  à  vous.  Et  quant  à  ce  que 
vous  m'alléguez  de  voftre  naifTance,puis  qu'el- 
le efî  telle  que  rien  ne  vous  peut  releuerpar 
defTuscequevous  eftes,  pourquoy  au  lieu  de 
tourner  vos  yeux  fur  la  grandeur,  qui  ne  vous 

peut 


Livre  dovziesme.  9ry 
peut  eftreaugmenu'e,ne  les  iettez- vous  fur  vo- 
ftre contentement,  afin  que  comme  vous  eftes 
de  voftre  naiilànce  la  plus  grande  Pfcinceflç  du 
monde,  vous  foyez  auffi  par  voftre  choix  la 
plus  contente  Princêffe  qui  fut  iamais?  Vous 
dettes  que  ie  commençay  de  vous  feruir  auec 
cette  opinion,  que  Vaicntinian  feroit  voftre 
mary.  Ah,  Madame /iaduoiie, que  quand  ie 
commençay  de  me  donner  a  vous,  feus  cette 
créance  que  -ie  îe  pourrois  fupporter,  mais  fi* 
depuis  mon  affe&ion  eft  tellement  creuë3qu'iL 
m'eftimpolTibledypenfer  fans  perdre  incon- 
tinent toute  refolution ,  que  pourrez  vous 
moppoferque  la  foibiefle  de  voftre  amitié  qui 
ne  s'eft  point  augmentée  depuis  le  premier 
jour  qu'elleprift  naifànce/Commenrma  belle 
Prince{Te3vousrefuferezdesfaucurs  a  mon  af- 
fection que  vous  accorderez  à  vne  perfonne 
qui  ne  vous  aime  point  f  Vous  confentirez  que 
ces  beautez,  qui  fans  plus  doiucnt  eftrelare- 
compenfe,  &lafeiicitédVne  pàrfaiàe  Amour, 
foient  poiledées  par  celuy  qui  les  defdaigne,ou 
ne  les  recognoift  pas?comment  fournirez  vous 
ces  careiTes?  ôc  comment  ne  regretterez  vous 
point  la  peine  &  le  cruel  defpiaifirde  voftre 
Cheualier-ïlîdorequioyoit  vnc  partie  de  nos 
difcoursj&quidefîroit  infiniment  de  nous  y 
fauonfer,  non  pas  pour  amitié  qu'elle  me  por- 
tail ,  ou  pour  la  volonté  qu'elle  euft  de  tenir  la 
main  a  femblables  recherches3maîs  pour  i'efpe- 
**Part.  M  m  m 


$*6      La  II.  Partie    dAsîR!^ 

rance  quelle  auoit  que  cette  affe&ion  pour- 
voit palier  fi  outre  que  peut  eftre  elle  rom- 
proit  le  mariage  de  Valentinian ,  &:  d'Eudoxe; 
afin  de  nous  donner  plus  de  commodité  de 
parler  enfemble3  peu  a  peu  fe  retira  dans  vn 
arrière  cabinet,  où  en  fin  elle  s'endormit:  ie 
m'enapperceus  inconnncnt,encore  que  l'eufle 
le  dos  tourné  contre  elle,  parce  que  paiTant  de- 
uant  les  flambeaux  qui  eftoient  fur  la  table  der- 
rière nous,  ie  vis  fon  ombre  contre  la  muraille^ 
qui  me  fit  remarquer  quelle  s'en  alloit.  La 
PrincefTe  qui  s'eftoit  appuyée  du  coude  contre 
le  cheuet  du  li£t5&  qui  auoit  la  tefte  fur  la  main3 
ne  s'en  prit  point  garde ,  eftant  fi  attentiue  à  ce 
que  ie  luy  difois  que  malaifément  l'euft  elle 
peu  voir,  encore  qu'elle  eufl  pa&é  pardeuant 
(es  yeux.  Et  parce  que  mes  demie  res  paroles 
la  touchèrent  fort  viuement ,  elle  demeura 
quelque  temps  fans  me  refpondre  >  baifiant  les 
yeux  contre  terre,  en  fin  fans  fe  remuer ,  après 
vn  grand  foufpir:  Ah  ,  mon  Cheualier^medic 
elle .'  que  vos  paroles  me  percent  Tame  cruel- 
lement 3  &:  que  les  chofes  que  vous  me  prefen- 
tez,  me  font  difficiles  à  fupporter,  mais  qut 
puis-ie  faire  ?  que  puis-ie  deuenir  ?  fi  ie  n'efpou- 
feValentinian,quefera-ceque  de  moy.?  &  fi 
ie  l'efpoufe ,  ô  Dieu  5  à  quel  fuppliceme  vois-ie 
defhnée  !  le  vis  à  ces  dernières  paroles  que  les 
larmes  luy  couloient  le  long  du  vifage,&  qu'el- 
le s'eftoit  teue ,  pour  ne  poutioir  parler  de  peur 


Livre    dovziîsme!  917 

que  les  foufpirs  ne  fe  meflanent  &  fortifTent  au 
lieu  de  la  voix.    Ces  pleurs  m'efmeurent  de 
pitié ,  mais  ils  ne  me  donnèrent  pas  vne  petite 
aifeurance ,  &  n'augmentèrent  peu  mon  cou- 
rage,  le  vous  confeffe,  gentil  Siluandre,  que 
ie  n'eufle  ïamais  efperé  de  réduire  cette  Pnn- 
ceile  en  ceft  efîat,  mais  voyant  plus  d'amour  en 
elle  que  ie  n'cuiîe  cf  eu ,  ie  pris  plus  de  hardief- 
fe  quei'eufle  ïamais  pente.  le  m'approche  donc 
d'elle  vn  peu  plus  que  ie  n'eftois ,  &:  feignant 
de  luy  fouftenir  la  tefte  contre  mon  efpaule, 
ma  bouche  fe  rencontra  iuitement  à  l'endroit  - 
de  les  yeux:  au  commencement  ie  n'ofoisles 
baifer ,  &  faifois fcmblant que ceftoit  par  met 
garde ,  mais  voyant  qu  elle  n'en  difbït  rien5peu 
à  peu ,  ie  defeendis  plus  bas  &  rencontray  fa 
bouche,  qu'elle  retint  longuement  fur  la  mien- 
ne 5  &  parce  qu'elle  ne  me  faifoit  point  de 
deftence,  ie  luy  mis  vne  main  dans  le  fein,  mais 
auec  tant  de  tranfport  que  îetremblois  com- 
me la  feuille  agitée  du  vent.    Depuis  ce  temps 
iemefuistrouué  en  pluiieurs  rencontres,  en 
beaucoup  de  grandes  &  diuerfes  batailles  ,&: 
en  maints  aflauts:  mais  ie  ne  fus  de  ma  vie 
faifi  de  telle  crainte  qu  en  cette  occafion  Elle 
me  permit  donc  encores  cette  priuauté  fans 
m'en  rien  dire ,  mais  lors  que  defeendant  la 
main  vn  peu  plus  bas ,  ie  la  voulus  mettre  fous 
larobbe,  ellemedit  froidement:    Que  pen- 
fez-vous  faire ,  mon  Cheualier  ?  Iiidore  vous 

Mmm  ij 


5>i8     La  II.  partie    d'AstreiJ 

voit.  Ily  a  long  temps3luydis-ie,  ma  belle  Prin- 
ceiTe  ,  qu'elle  nous  a  laùlez  feuls.   Comment, 
die- elle, en  furfaut, Ifîdoren'eft  elle  pas  icy  ?  & 
fereleuantfufkbâ   Elle  a  eu  tort  3  continua» 
t  elle  de  nous  biffer  feuîs  de  cette  forte .   Et 
pourquoy.  Madame , luy  dis-ie3  nous. n'auions 
point  affaire  d'elle.  Non  pas  vous ,  me  répliqua 
elle,  mais  fi  ay  bien  moy  :  Et  fi  vous  m'aymiez 
comme  vous  dites,  vous  feriez  content  de  ce 
que  ie  vous  ay  permis  3  fans  me  rechercher  de 
chofe  que  ie  ne  puis .  le  penfois  que  la  prefence 
d'Ifîdore  vous  empefcheroit  de  pafTer  plus  ou- 
tre que  l'honnefteté  ne  peut  permettre ,  & 
voulois  bien  que  ce  fut  elle,  qui  par  ce  moyen 
vous  en  fit  la  deffence,  Scnon  pas  moy,  afin  de 
vous  laiffer  auec  cette  fàtisfaction  de  mon  ami- 
tié5qu'il  n  auoitpastenuà  moy  que  vous  neuf- 
fiez  eu  toute  forte  de  preuue  de  ma  bonne  vo- 
lonté: mais  puis  qu'elle  s  ai  efl  allée,  &que 
vous  ne  vous  arrêtiez  pas  à  ce  que  vous  deuer* 
ie  fuis  contrainte  de  vous  dire3que  fi  vous  vou- 
lez de  moy  3  ce  qu'il  me  femble  que  contre 
mon  honneur  vous  recherchiez,  ie  le  vous  per- 
mettra}^ a  condition  toutesfois  que  ie  tiendray 
vn  poignard  nud  en  la  main,  pour  incontinent 
après  m'en  donner  dans  le  cœur,  &  le  punir 
tout  a  l'inflant  de  cette  forte  ,  de  la  faute  qu'il 
m'aura  contrainte  de  commettre:  que  fi  vous 
ne  voulez  que  ie  meure  3  ne  me  contraignez 
donc  point  ?  ie  vous  fupplie,  de  vous  permet- 


Livre    dovziesme.  919 

trecequeiene  dois  faire  fans  mourir.  Il  faut 
aduoùer que  ces  paroles  me  rendirent  de  telle 
forte  confus,  que  me  leuant  de  la  place  où  i'e- 
frois3&mereiettantafes  genoux,  leluypro- 
teftay  de  ne  rechercher  ïamais  ny  tefmoignage 
de  ion  amitié,  ny  foulagement  à  mes  deiirs, 
plus  grands  que  ceux  quelle  venoit  de  me  don- 
ner. Si  vous  le  faites,  me  dit- elle,  ie  vous  per«< 
mettray  lereftedemavie  les  mefmes  pnuau- 
tez  que  vous  auez  receuë ,  &  cette  preuue  de 
laffeâionquevousme  portez  me  fera  agréa- 
ble 3  cognoilTant  que  cet  Amour  outrepaflant 
toutes  les  limites  des  plus  violentes  Amours, 
s'arreftetoutesfoisà  celle  de  mon  honnefteté. 
Et  à  ce  mot  méprenant  par  la  tefte  auec  les 
deux  mains  3  elle  me  baifa  pour  arres  de  fa  pro- 
meflTe3nous  auions  fait  du  bruit ,  &  auions  vn 
peu  releué  la  voix ,  de  forte  qu'Ifidore  s'efueil- 
la3&:  parce  que  la  nuict  eftoit  fort  auancee  3& 
que  les  flambeaux  eftoient  prefque  acheuez , 
Eudoxelappella  &:  luy  demanda  quelle  heure 
il  eftoit.  CeftTheure,  Madame,  dit-elle  3  que 
ie  viens  de  faire  vn  grand  fommeil  ,&  que  cha- 
cun dort  ;  finon  vous.  Et  penfez-vous  Ifidore, 
dit  la  Princefle,  que  Valentinian  ne  veille  pas 
à  cette  heure  pour  faMailtreffe  ?  le  ne  fçay,dit 
Ifidore  3  ce  quil  fait ,  mais  ie  fçay  bien  que  fi  ce 
n  eftoit  que  pour  luy,  ieferois  a  cette  heure  au 
lift,  &  dormirois  fort  bien.  le  luy  refpondis: 
Ceft  bien  au  lia  aufli  où  il  voudroit  vous 

Mm  m   îij 


yio  La  II.  partie  d'Astree* 
trouuer.Et  quoy,dit  elle  enfouriant.nen vou- 
driez vous  point  ailleurs  ?  LaPrincefTefemità 
rire  s  &:  après  luy  dit.  Et  que  penfez- vous  d  1- 
re  ,  Iiidore  ?  le  penfe  que  vous  dormez.  Que 
voulez- vous  que  1  y  faite ,  dit  -  elle ,  en  fe  frot- 
tant les  yeux,  Vrface  me  fera  deuenir  folle. 
Et  parce  qu'il  eftoit  tard,  &  qu'Eudoxene  fe 
vouloit  point  cacher  de  cette  fille,  dont  l'hu- 
meur luy  eftoittres-agreable,  &  la  prudence 
fort  cognué  ;  en  fe  leuant  de  delTus  le  li£t, 
elle  me  prit  par  la  telle  &  me  baifa,  Rap- 
prochant du  feu,  elle  me  commanda  de  me 
retirer,  ce  que  ie fis:  mais  fans  vfer  dupriui- 
lege  qu'elle  m'auoit  donné  delà baifer,& par- 
ce qu'elle  prit  garde  qu'Ifidore  la  confîdcrok 
fans  dire  mot  ,  elle  luy  dit.  Que  regardez  vous 
liîdore?  le  regardois.  Madame,  dit-elle  ,  il 
la  meuche  vous  auoit  fort  picquee.  Quelle 
mouche?  dit  la  PrincefTe  :  La  mouche  du  îar- 
din ,  dit-elle:  car  ce  Cheualier  vous  fait  fou- 
uent  la  recette  de  la  picqueure ,  &  à  ce  mot  pre- 
nant vn  des  flambeaux  qui  eftoient  fur  la  table, 
elle  fe  mit  deuant  moy  pour  me  conduire  par 
vn  petit  degré  defrobé  qui  fortoit  dans  la  bafTe- 
court  du  chafteau  ,non  pas  fansqu'Eudoxe  ne 
foufnt  de  cette  rencontre,  &  ne  luy  dit,Gardez 
qu'efîat  feule  auec  luy  il  ne  vousfaiTe  lamefme 
recette.  N'ayez  peur,  Madame ,  dit-elle ,  cette 
recette  ne  vaut  rien  pour  moy ,  car  ie  ne  croy 
point  en  paroles. 


Livre    dovziesme.  921 

Voila  en  quels  termes  l'eftois  lors  que  Valen- 
tinian efpou  (à  cette  belle  Princeffe,  qu'incon- 
tinent après  il  amena  en  Italie,  le  ne  vous  dis 
point  les  regrets  que  ie  fis,  ny  les  defplaiiîrs  que 
ie  receus,pnncipalement  lanuicide  fes  nopees, 
parce  qu'ils  vous  ennuyeroient,  &  qu'ils  furent 
entièrement  inutiles,  mais  ceux  de  la  bel- 
le Eudoxe  ne  furent  gueres  moindres,  à  ce 
quelle  me  dit ,  de  Ifidore  ,  qu'elle  emme- 
na aucc  elle  quand  elle  partit  de  Grèce, 
pour  l'extrême  confiance  quelle  auoit en  el- 
le. A  quoy  Valentinian  ne  contraria  pas,com- 
rue  vous  pouuez  penfer.  Mais  fi  cette  première 
nuicl:  mefutprefqueinfupportable  :  ie  ne  fus 
pas  fans  peine  à  trouuer  vneexeufe  pour  fuiure 
cette  belle  Princeffe,  car  i'cftois  tombé  mala- 
de du gramhdefplaifir  que  l'eus,  lors  que  Va- 
lentinian eftoit  party  ,  &  depuis  ayant  reccu 
ma  famé  ,iedemanday  congé  à  l'Empereur  de 
fuiure  Ariobinde,  ou  Afila,  deux  grands  Ca- 
pitaines qu'il  donnoit  à  Valentinian  ,auec  vne 
armée  pour  l'aiTifter  contre  l'inondation  de 
ces  peuples  Barbares ,  qui  de  tous  coftez  fe 
vrnoient  îetter  fur  fon  Empire .  Mon  aage 
&  ma  iufte  requefte  obtindrent  facilement 
cç  que  ie  demandois ,  mais  le  malheur  ne 
voulut-il  pas  que  cette  armée  s'eftoit  arrefice 
en  Sicile,  &  Valentinian  ayant  paffé  outre  &  la 
belle  Eudoxe,  Theodoze  nous  contre-manda, 
à caufe d'Attila,  qui  parle  moyen  des  Huns, 

Mmm  inj 


JIZ         LA  IL  PARTIE     D  ASTREEJ 

Alains  &  Gcpides  auoit  affèmblé   vn  peuple 
prefque  in  fin  y,  6:  s'en  alloit  fondre  furCon- 
ftancinopie.  Le  commandement  du  retour  ne 
fut  pas  piuftoft  porté  à  Anobinde,  &à  Aiîla, 
qu'ils  receurent  prefque  en  mcfme  temps  la 
nouuelle  de  la  mort  de  Theodoze ,  qui  attaint 
de  pefte  eftoit  mort  fans  fils.  le  ne  voulus  por- 
ter ces  mauuaifes  nouuelles  à  la  belle  Eudoxe, 
mais  ie  fuppliay  Anobinde  qu'il  me  laifTaft  te- 
nir compagnie  à  celuy  qu'il  cnuoyeroit,  fei- 
gnant que  fatiois  vn  extrême  defîr  de  reuoir 
l'Italie  auant  que  de  m'en  retourner^  ce  qui  me 
fut aifément accordé.  Etpartant  nousvinfmes 
à  Naples  3  &  de  la  à  Rome ,  où  ie  fus  receu  auec 
tant  de  bonne  chère  que  ie  n  enpouuois  defîr er 
dauantage.  Eudoxe  iciïentit  la  mort  de  fon  pe- 
re5comme  fon  bon  naturel  luy  commandoit3& 
durant  le  temps  que  les  grands  pleurs  demeu- 
rèrent à  s'efcouler,   Valentmian  fut  aduerty 
par  quelques  perfonnes   que  Pulcheria,  qui 
cftoit  fœur  de  Theodoze  ,  auoit  efpoufé  vn 
vieux  Capitaine  nommé  Marcian,  &  qu'elle 
iauoit fait eilire Empereur.  Ce M-arcian  elloit 
celuy  fur  qui  Genfer^Roy  des  Vandales ,  vit 
voler  l'Aigle  quand  il  le  tenoitprifonnier  en 
Afrique ,  &  auec  lequel  il  auoit  faictdepuis  vue 
très-grande  amitié.   Et  parce  que  c'eftoit  vn 
très-grand  Capitaine,  &  de  grande  réputation, 
il  contraignit  bien  toft  Attila  de  fe  retirer  en 
Pannonie  ,  où  defpité  contre  fon  frère  Bleda:  il 


Livre    dovziesme^  913 

le  fit  mourir  par  trahifon,  afin  de  demeurer  feul 
Roy  de  routes  ces  nations  Barbares.  Quand  1e 
fusaduerty  de  l'élection  de  ce  nouuel  Empe- 
reur &  qu'Attilla  auoit  efté  repouffé,  îepen- 
ùy  qu'il  n'y  auoit  rien  qui  me  contraignit  de 
partir  d'Italie  3  au  contraire  la  guerre  qui  s'y  fai- 
foit  de  tous  coftez  ,  meconuioit  auec  Amour 
d'y  demeurer.  Et  lors  que  l'eifais  en  ces  confi- 
derations,  l'Empereur  fut aduerty  que  ce  fléau 
de  Dieu  Attila  ,  car  c'efî  ainfi  que  luy  mefme  fe 
nommoit ,  auoitpris  la  Gaule  pour  fon  premier 
deiTein.  Et  qu'ayant  rendu  prefque  fuicts  par 
fes  armes,  Valamer&  ArdaricRoy  desOftro- 
gots&:  des  Gepides ,  il  les  auoit  contraints  de 
fe  îomdre  à  fes  forces  compofées^es  Erules, 
des  Aîains  ,dcs  Turingiens,  des  llRcomancs, 
&  de  quelque ,  Francs  qui  e/toiet  demeurez  de- 
là le  Rhein  en  leurs  premières  habitations ,  lors 
que  fous  le  grand  Pharamond  ce  peuple  guer- 
rier s'efforça  de  paffer ,  &  d'occuper  en  Gaule 
les  pays  qu'ils  tiennent  maintenant  ,  &  qu'ils 
commencèrent  du  nom  de  Franc,  d'appeller 
France.  Aufïï-toft  que  ces  nouuelles  furent 
affeurées,  l'Empereur  renforça  l'armée  du  Pa- 
trice yEtius ,  lVn  des  meilleurs  &  des  plus  grâds 
Capitaines  Romains,  &  qui  auoit  la  charge  des 
Gaules.  Encores  que  ce  me  fut  vne  chofe  bien 
difficile  que  de  quitter  la  belle  Eudoxe,fï  falut- 
û  m'en  aller:  &  lors  que  1e  luy  en  demanday 
congé-,  pourquoy,  me  dit-elle,  Mon  Cheua- 


914  La  II,  Partie  d'Astree,1 
lier,  voulez-vous  vous  efloigner  de  moy  ?  Quel 
fubieâ  vous  en  ay-ie  donné  ?Auez-vous  fi  peu 
cTafïe&icn  quelle  vous  permette  de  me  laifletf 
Ma  belle  Princeflejuy  dis-ie^fi  ie  ne  fay  ce  voya- 
is où  rat  de  îeuneffe  de  cette  Cour  s'en  va ,  quel- 
le opinion  aura-  ton  de  mon  courage  ?  Pour 
quoy  penfera-t  on  que  ie  fois  demeuré  ?  1 t  vous 
mefme  que  iugerez-vous  de  moy  ?  Elle  alors 
en  foufnant.  Or  fouuenez-vous ,  me  dit-elle, 
des  raifons  que  vous  ne  vouliez  point  receuoir 
auant  mon  mariage,  &  auoiiez  que  ce  mefme 
honneur  qui  alors  me  les  faifoit  proférer ,  vous 
les  met  à  cette  heure  en  la  bouchc,&  que  ce  que 
ievousenay  dit, n'a  feulement  elle  que  pour 
vous rendre preuue,  qu'encoresque  iecontra- 
trariaiTe  à  vÉJfcdefirssie  ne  lailTois  de  vous  aymer 
autant  que  vous  m'aymez  à  cefte  heure  ,  & 
croyez-le  pour  faire  autant  pour  moy  que  ie  fay 
pour  vous,  carie  ne  doute  point  que  vous  ne 
m'aymiez,  encore  que  le  deuoir  ait  allez  de  for- 
ce pour  vous  faire  efloigner  de  moy.  Et  lors  en 
mebaifant  ;Renrbuuiens-roy,me  dit-elle,  mon 
Cheualier,  dereuenir  bicn-toft,  &dem'eftre 
tcufioursfidelle.  Et  ne  pouuant  demeurer  pins 
long  temps  auprès  d'elle,  ie  partis ,  &  m'en  vins 
trouner  ./Etius^  fis  tels  vers  fur  ce  fubiet. 


Livre    DcviiKSML  92? 


SONNET 

S  V  R       V  N        A   D  I  E  V. 

'Ejlois  pour  mon  malheur  prefl  a  partit  des 
lieux , 

Où  dans  le  fem  d'autruy  ie  me  laijfay  moy-  mefme, 
Lors  que  plein  de  regret  en  mes  derniers  adieux 
Talois  contre  Humour  proférant  ce  blafyheme: 

Doncques  cruel  Amour.fi tu  fais  quelle  mayme* 
Et  que  ieïayme  aufi  cent  fois  plus  que  mes  y  eux  y 
Cefl  feulement  afin  qu'vn  regret  plus  extrême 
Nous  blefie  ïvn  ejr  ï  autre ,  ejr  nous  offenfe  mieux. 

Mais  quadiepris  congé:  Souuie-toy ,  me  dit  elle. 
De  reuenir  bien  toft,  ejr  de  meflre  f  délie , 
O tourment  bien-heureux guery  fi  doucement! 

Content  en  mon  malheur >ie fus  contraint  de  dire: 
le  cognois  qu  on  peut  eflre  heureux  mefme  au  tour- 
ment, 
Et  que  le  bien  cC^mour  furpaffe  fon  martyre. 

Cependant  Valentinian  qui  eftoit  infini- 
ment amoureux  de  lafage  Ifîdore ,  continuoit 
fa  recherche ,  mais  auec  toute  forte  de  difcre- 
tion,  &  penfant  que  le  refus  qu'elle  faifoitde 


916  La  II.  partie  d'Astkee, 
luy ,  ne  procedoit  que  de  la  crainte  qui  ac- 
compagne ordinairement  les  filles  ,  de  ne  fe 
pouuoir  marier  quand  on  fçait  quelles  ont 
aymé,  ilfe  refolut  de  la  loger,  &  après  auoir 
cherché  en  Ci  Cour  quelquvn  qui  fuft  pro- 
pre pour  elle  ,  il  iugea  que  Maxime,  Cheua- 
lier  Romain  ,  homme  de  grande  authcrité, 
feroit  fort  bon  :  tant  parce  qu'il  demeurent  le 
plus  fouuent  à  Rome ,  &  qu'il  luy  feroit  plus 
aifé  de  la  voir  ,  que  d'autant  qu'il  eftoit  fort 
ambitieux  ,  &  que  luy  faifànt  de  l'honneur , 
il  l'abuferoit  facilement.  Maxime  qui  defi- 
roit  de  le  marier ,  &:  qui  pretendoit  tout  fon 
auancemepe  de  l'Empereur  ,  receut  à  très-gran- 
de faueur  l'offre  que  Valentinian  luy  en  fit 
faire ,  outre  que  cette  Dame  eftan  t  très  -belle ,  & 
de  bonne  &illuftre  race,auoït  aufli  bonne  ré- 
putation qu'autre  qui  fuft  en  la  Cour.  Ifidorc 
d'autre  cofté  n'y  contraria  pas,  parce  que  Ma- 
xime eftoit  des  plus  riches  de  Rome  ,  &  auoit 
eflédeux  fois  Confui;  &  l'Impératrice  quiay- 
moit  infiniment  cette  Dame  ,  fut  bien  aife  de  la 
voir  logée  dansRome,tant  aduantageufemcr.t. 
N'y  ayant  donc  rien  qui  contrariai!:  à  ce  maria- 
ge, il  fut  incontinent  conclud  au  contentement 
de  chacun  :  Mais  quand  l'Empereur  voulut  ten- 
ter quelques  iours  après  la  volonté  de  la  fage 
Ifidore,il  la  trouuaplus  retirée  de  fon  amitié 
quauparauantjdontil  prit  vn  fi  grand  dépit, 
qu'il  refolut  de  nefe  plus  arrefter  aux  fuppli. 
cations.    Iladuint  doneques  qu'attirant  Maxi- 


Livre    dovziesme.        $ij 
mêle  plus  près  de  fa  perfonne  qu'il  pouuoit,  il 
ioùoic  prefque  ordinairement  auec  luy.    Va 
icur  Maxime  eut  le  leufi  contraire  ,  qu'il  perdit 
tout  fon  argent^  n'ayant  plus  rien  fur  luy  qu'il 
pûitioùer,  que  la  bague  qui  luy  feruoit  de  ca- 
chet, &:  qu'il  portoit  toujours  au  doigt.il  Ta  mie 
au  îeu  &:  la  perdit  :  L'impereur  s'maginant  d'a- 
uoir  trouué  vne très- bonne  occafîon  pour  ache- 
lier  fon  deiTein,  feignit  d'auoir  quelque  affaire 
d'importance  5  &  lanfant  vn  des  liens  en  fa  pla- 
ce, luy  commanda  de  continuer  le  îeu  fur  le 
crédit  de  Maxime  ,iufques  à  ce  qu'il  fe  fuftr'a- 
quité3ce  qu'il  faifoit  en  deffein  de  l'amufer  :  Ce- 
pendant il  enuoya  vers  lafagelfidorc  de  la  part 
de  fon  mary  3  &:  luy  commande  de  venir  vifîter 
l'Impératrice  \  &:  pour  marques  luy  monftre  la 
bague  de  fon  mary.  Elle  qui  crût  a  cemeffager, 
&ne  penfant  point  à  cette  tromperie,  s'y  en 
vint  incontinent,  mais  eftant  conduite  parce- 
luy  que  l'impereur  y  auoit  enuoyé  ,  au  lieu 
daller  chez  Eudoxe,  elle  fut  menée  en  des  lar- 
dins  où  l'Empereur  fattendoit,  luy  faifant  en- 
tendre que  l'Impératrice  y  eftoir.  Paruenuë  doc 
en  ce  lieu  retiré,  iugez  fi  elle  fut  eftonnée  defe 
voir  entre  les  mains  de  Valentinian.   Elle  com- 
mence de  paflir,  &:  de  trembler,l'£mpereur  qui 
lerecognut,  la  prenant  par  la  main  ,1a  voulut 
faire  affeoirdans  vn  cabinet  qui  eftoit  au  mi- 
lieu du  iardin  ,  mais  elle  refufa  d'y  entrer  5fe 
voyant  feule  auec  luy ,  toutesfois  la  prenant  par 


928         Lv   IL  PARTIE   D'AsTP.EÈ, 

le  bras ,  &  vfant  de  force,  il  l'y  porta  de  pouffa  la 
porte  fur  eux.  O  Dieux  3  courtois  Siluandre , 
quelle  deuint  le  pauure  ïïidore,  voyant  vn  tel 
commencement .'  Elle  droit  telle,  que  fi  clic 
eufi  efté  conduitte  au  fupplice:  mais  l'Empereur 
qui  penfok  de  la  vaincre  par  belles  paroles,  &: 
qui n'euft iamais penfé  quVne  femme  luy  pûii 
refifter  3  l'ayant  afTïfefur  vnliét,  femit  auprès 
d'elle ,  &  luy  parla  de  cette  forte  :  le  ne  fay 
point  de  doute  5  belle  Ifîdore.que  vous  ne  trou- 
uiez  fort  effrange  la  trôperie  queie  vous  ay  fai- 
te,&  que  vous  n'en  foyez  eftonnée,&  peut-effre 
courroucée  contre  moy.  Toutesfois,quâd  vous 
considérerez  l'extrême  affeûion  que  ic  vous 
porte,  combien  elle  a  continu é  3  &  comme  il 
m'a  efté  impoiTible  de  m'en  diuertir,  foit  par  les 
raifons  queieme  fuis  plufieurs  fois  moy-mefme 
reprefentées  ,  foit  par  les  rigueurs  dont  vous 
auez  vie  contre  moy ,  vous  ne  trouuerez  point 
cette  action  fi  eftrange  3  nyai'en  ferez  point 
fi  courroucée  contre  moy  ,  que  prenant  «pitié 
dvne  perfonne  qui  eft  entièrement  voffre, 
vous  ne  pardonniez  celle  hardiefle  3  &:  me  ren- 
diez content  auant  que  de  partir  d'icy.  Toutes 
chofes  nous  y  doiucnt  conuier  :  Premièrement 
lafifeétion  que  îe  vous  porte,  que  vous  reco- 
gnoiffez  bien'telle,  qu'il  n'y  a  rien' qui  l'efgale. 
Pu's  la  qualité  deceluyqui  vous  ayme,  que  ie 
ne  represéteray  point  au  tre  que  vous  la  fçauez , 
&  qui cft  telle,  qu'eftant  Empereur ,  vous  pou- 


Livre   DOvzlESME.,  $<.$ 

ùezafpirer  à  l'Empire,  fivousvoulez  meren- 
drc  autant  de  fatisfaction  que  le  mente  l'a- 
mour queie  vous  porte:  &  en  fin  la  confide- 
ration  de  Maxime  ne  vous  en  peut  diuertir,puis 
que  par  la  bague  qu'il  vous  a  enuoyée -,  il  fait  bié 
pàroiitre qu'il n'yconfent pas  feulement,  mais 
qu  il  le  dciire.  Que  fera-cedonc>ma  belle Ifido- 
re,  qui  me  niera  le  bien  queie  délire,  puisque 
toute  raifon  le  veut  ainfi?  Et  lors  luy  mettant  la 
main  fous  le  menton  la  voulut  baifer ,  mais  elle 
tourna  doucement  la  tefteàcofté  3  fans  le  re- 
pouiTer  auec  trop  de  violence  5  parce  que  voyâc 
reftatoùelle  eiroit,  &:  que  la  force  ne  luy  fer- 
uiroit  de  rien ,  elle  refolut  de  recourre  à  tous 
les  artifices  que  îa  prudence  &:  la  rufe  luy  pour- 
roient  mettre  en  l'efprit:  Le  repouiTant  donc 
doucement  auec  la  main  3  elle  le  fupplia  del'ef- 
couter&de  fe  rarTeoir,  &  luy  qui  defiroit  fur 
tout  de  la  vaincre  par  douceur ,  luy  voulut  bien 
complaire  à  ce  coup  :  &:  lors  elle  reprit  ainfila 
parole  :  le  ne  puis  nier ,  Seigneur,  que  ie  ne  fois 
infiniment  eftonnée  de  me  voir  feule  auprès 
de  vous  en  ce  lieu  efcarté3&  tant  contre  mon 
opinion3puis  que  d'icy  dépend  laruinedemon 
honneur ,  &  la  fin  de  ma  vie ,  mais  il  n'y  a  rien 
qui  m'empefche  d'eftre  bien  fort  alfeurée  que 
vous  ne  ferez  rien  contre  voftre  deuoir >  8c 
contre  ma  volonté  ,  lors  que  ie  confidere 
qui  vous  cftes ,  &c  qui  ie  fuis  :  car  pour  ce 
qui  vous  concerne ,  comment  redouterois-ic 


530     La  IL  partie   d'Astkee.' 
d'eftre  entre  les  mains  de  ce  grand  Valentinian,' 
fils  decegenereuxEmpereurConftance,le  plus 
accomply  qui  aitiamais  efté  appelle  du  nom 
de  Celar  ?  De  ce  Valentinian  ,  dis-ie  ,  qui  a 
eu  pour  mère  cette  grande  &  fage  Placidie , 
l'honneur  &  le  miroir  des  Dames ,  &  de  qui 
les   lages  confeils  luy  ont  efté  continuez  fi 
longuement ,  &  auec  tant  de  profit  de  tout 
l'Empire  rPenfcriez-vous3  Seigneur,  que  mille 
peur  de  vous)  de  qui  la  fagefte  eft  cogneuë  de 
tout  le  monde,  de  qui  la  prudence  eft  admirée 
de  chacun  >  &  de  qui  la  iuftice  n'eft  redoutée 
de  psrfoniaerll  faudroit  quei'euflTe  peu  de  co- 
gnoilTance  des  perfections  de  Yi mpereur ,  fi 
l'en  trois  en  doute  de  fa  prud'hommie  pour  me 
voir  feule  auec  luy  en  ce  lieu  efearté,  fçachant 
bien  que  fa  puiiTance  n'eft  pas  moindre  dans  le 
milieu  des  rues  &  des  plus  grandes  aiTembiées, 
quelle  fçauroit  eftre  icy,  &  que  lesoccaiîons 
qu'on  dit  eilre  des  mefehancetez,  ne  le  fçau- 
roient  rendre  autre  qu'il  eft -.parce  que  toutes 
heures  &  tous  endroits  luy  fonrmefmes  occa- 
sions ,  puis  que  fa  puiiTance  eft  efgale  en  tous 
lieux  &  en  tous  temps.  C'eftpour  les  foiblcs  Se 
lesperibnnesfuiettesaux  autres  que  telles  oc- 
caiions  qu'ils  nomment  commoditez ,  peuuent 
eftre  propres  &  neceiTaires ,  mais  nullement 
pour  C  efar  qui  peut  par  tout,  &  qui  n'a  point  de 
borne  à  fa  puiifance  que  fa  volonté. 

Que  fi  cette  volonté  3  Seigneur ,  qui  limite 

fans 


Livre  dovzies me!  931 

Uns  plus  voftrepuiiTance,m'elt  entièrement 
acquile,  ainfique  vous  mel'auez  une  de  fois 
îtuc,  comment  pourray-ie  craindre  quelle  s'e- 
ftende  plus  outre  qu'il  ne  m  e  plaira  ?  Non,nom 
ie  ne  dois  point  eftrc  eitonnée  de  me  voir  feule 
entre  les  mains  de  l'Empereur,  n'y  eitantpas 
dauanragcacetre  heure  que  l'y  fuis  ordinaire- 
ment: mais  iaduotié'bien  que  ie  ne  puis  affez 
trouuer  eftrange  que  ie  fois  venue  en  ce  lieu 
par  le  confentement  de  Maxime ,  &  qu'il  ait 
feruyd'inftrument  pour  m'y  conduire,  &  cela 
m'offenfede  forte  contre  luy,  queiamais  fon 
refpeft  ne  me  diuertira  deconfentir  à  tout  ce 
que  vous  voudrez  de  moy,eftant  fans  doute  in- 
digne, ayant  fi  peu  d  honneur,  d'auoir  Iiidore 
pour  fa  femme  :  Ifidore ,  dis-ie ,  qui  a  toufiours 
vefeu  de  forte  qu'il  n'y  a  rien  qui  fa  puifie  faire 
rougir  ,  finon  d'eftre  femme  d'vne  perfonne 
de  fi  peu  de  mente  que  de  ce  deUhonoré  Maxi- 
me, lahonte&  le  vitupère  des  hommes. 
s  Or,  Seigneur ,  ie  ne  veux  pas  demander  que 
c  cft  que  vous  voulez  de  moy,  ny  a  quelle  occa^ 
fionvousmauez  fait  conduire  en  ce  lieu?  Cç 
traiftre  de  qui  ie  voy  la  bague  le  fç ait  allez,  $ 
vos  difcoursne  mêle  font  que  trop  entendre, 
mais  ie  vous  veux  bien  fupplier  tres-humble- 
ment  d'auoir  cenfideration  de  ce  que  ie  fuis ,  de 
de  vous  reilbuuenir  que  ceft  quvne  femme 
qui  naplus  d'honneur ,  & fî  vousmaymez,ne 
vueillez  me  rédre  tant  indigne  d'eftre  aymçç  de 

Nna 


9]t  La  IL  partie  d'Astkee, 
ce  grand  Ceiar,  de  qui  lenomefthonoiépaî 
tout  le  monde.  Reifouuenez-vous,  Seigneur,- 
que  vous  foulez  fous  les  pieds  l'honneur^  &  la 
vie  de  celle  que  vous  dites  que  vous  aymez,  & 
qu'en  mefme  temps  vous  faictesvne fi  grande 
offenfea  voftre  réputation  y  que  ie  ne  fçay  fi  Ja- 
mais il  vous  fera  poflible  de  la  reparer.  Vous 
dites  qu'en-  vous  rendant  cette  fatisfa£tion5vous 
cftei  tel  que  ie  puis  prétendre  à  l'Empire.  O 
Dieux  !&  cornent  en-  îugenez-vous  digne  celle 
qui  ne  menteroit  pas  feulement  de  viure  après 
vne  fi  grande  faute?  Si  vous  auez  celte  bône  vo- 
lontéjconferuez-moy  telle, que  fans  honte  vous 
me  puiffiez  faire  telle  que  vous  dites,  fila  fortu- 
ne veurfauorifer  vos  deffeins  en  cecy ,  comme 
elle  a  défia  fai&  paroiftre  en  tant  d'autres  occa- 
fions,Si  vos  paroles  font  véritables,  vous  may- 
mez  r&fi  vousm'aymez,que  pouuez-vous  de- 
fîrer  dauantage  que  d'eftre  aymé  de  moy  ?  Mais 
commenta  Penfez- vous  que  ie  puifïè  aymer  ce- 
luy  qui  me  rauit  l'honneur  que  l'ay  plus  cher 
que  la  vie?  Ne  précipitez  rienrSeigneur  ?  vous 
auez  fi  longuement  temporifé  :  Il  y  a  fi  long 
temps  que  vous  me  faites  l'honneur  de  m'ay- 
mer.  Vous  auez  elle  voftre  maiftre  rufquesicy, 
continuez  encore  vn  peu  ,  cV  croyez  que  le  Ciel 
ne  vous  a  point  fait  défi  grandes  faueurs,  fans 
vous  en  vouloir  donner  de  plus  grandes,  Corv- 
fiderez  l'obligation  que  vous  auez  à  Dieu,  qui 
vous  a  donné  pour  père ,  Confiance,  eftime 


Livre  dovziesme.  955 

Voire  pretque  adoré  de  tout  l'Empire  ;  pour 
lucre,  Placidie,  la  plus  fage  PrincefTe  qui  fin 
iamais,  &lors  qu'eilo'igné  de  l'Italie,  vous  y 
auiez  le  moins  d'efperance,  il  vous  fufcite  vn 
parent ,  qui  vous  donnant  vne  fage  Princetre 
pour  femme ,  vous  aremis  vn  Empire  pour  fon 
don:  mais  Dieu  s'efl-il  contenté  de  cette  faueui? 
Nullement,  Seigneur,  il  vous  a  conduit  com- 
me par  la  main  ,  &  mis  miraculeufement  dans 
le  throfne  cù  vous  elles  :  Il  vous  a  faic~t  vaincre 
Iean,par  le  ieune  Afnar,  ie  dis  celean,  qui  atibfc 
occupé  l'Empire  :  11  a  fait  furmonter  ce  vaillant 
Caflinus5parce.mefmeArtabure,  qui  peu  au- 
parauant  eftoit  prifonnier  de  Iean,  dans  Ra- 
uenne:  Il  vous  a  remis  entre  les  mains  ce  pru- 
dent &  fage  Patrice  ^Etius  ,  par  le  moyen  de 
ceuxquiprefquene  vous  cognoifToient  point: 
Il  vous  a  deffaïc  de  ce  Boniface ,  vfurpateur  de 
derAffnque:  Il  vous  a  rendu  amy  depuis  n'a- 
gueres  de  ce  redoutable  Genferic  Roy  des  Van- 
dales :  Bref  que  n'a- t'il  point  fait  pour  vous,  ce 
grand  Dieu  dont  ie  vous  parle  3-  &  quelles  grâ- 
ces ne  luy  deuez  vous  point  rendre?  Or,  Sei- 
gneurie mefme  Dieu  à  qui  vous  auez  toutes 
ces  obligations  :  c'eft  celuy-là  mefme  qui  main- 
tenant vous  voit3&  qui  regarde  quel  fujet  vous 
luy  donnerez  à  ce  coup  de  continuer  fes  grâces 
enuers  vous,  ou  bien  de  vous  enuoyer  des  cha- 
ftimens.  Gonfiderez  quels  miferables  accidensy 
yoirc  quelles  tragédies  font  autrefois  furuc- 

Nnn  i) 


c^4        La  II.  partie  d'As  trie, 
nues  en  ce  mefmc  Empir  e5pour  vue  fembiable 
occafionque  ceile-cy. 

O  Dieu  Tout-puiffant ,  iette  pluftoft  fur 
moy  ton  foudre ,  &  me  cache  dans  le  profond 
delà  terre,  que  de  permettre  que  ie  lois  caufe 
cTefmouuoir  ton  courroux  contre  ce  grand 
Empereur  ,  le  plus  fige  5  le  plus  aymé,  &  le 
plus  eftimé  de  tous  ceux  qui  depuis  Augufte 
ont  tenu  cet  Empire  fous  leur  puiffance.  Et 
à  ce  mot  3  fe  iettant  à  fes  genoux  elle  conti- 
nua :  Et  vous ,  Seigneur,  faites-moy  pluftoft 
mourir ,  que  de  me  rauir  ce  qui  me  peut  rendre 
digne  d'eftre  aymée  de  vous  ,  &  de  me  faire 
eftrelefujct  d'attirer  fur  vous  la  haine  de  Dieu 
&  des  hommes.  Monftrez  à  ce  coup  que  vérita- 
blement vous  eftes  Cefar,c  eft  à  dire,  Seigneur , 
&  commandez  de  forte  fur  cette  paiïion,  que 
vous  foyez  auiTï  bien  inuincible  à  vous  mef- 
mes  5  que  Dieu  vous  a  rendu  victorieux  fur  vos 
ennemis. 

Valentinian  la  voyant  à  genoux  la  releua3&: 
touché  de  fes  remonftrances,  eftoit  honteux  de 
ce  qu'ilauoitfait ,  &:  eut  bien  defîréde  ne  la- 
uoir  point  entrepris:  Ses  paroles  fî  pleines  de 
véritables  raifons,fes  pleurs  dont  elle  auoit  tout 
le  vifàge  &  tout  le  fein  noyé ,  &  la  crainte  de  ce 
qui  en  pourroitaduenir5auec  fa  naturelle  bon- 
té,luy  firent  prendre  refolution  de  fe  furmôter 
foy-mefme,&  de  la  renuoy  er  fans  la  toucher,  àc 
ca  cette  volonté  après  l'auoir  vn  peu  r  affeuree, 


Livre    dovziesme]  9$  y 

illuy  promit  &iura,  que  iamais  il  nvferoit  de 
force:  Mais  qu'il  l'a  fupphoit  d'auoirconfîdcra- 
tion  de  fon  amitié,  &  pour  le  moins  de  l'af- 
feurer  de  n'auoir  iamais  mémoire  Arce-qu'il 
auoit  voulu  faire,  &  que  Maxime  &  Eudoxe 
venant  à  mourir,  elle  feroïc  contente  de  lci- 
poufer.  La  fage  Ifidore  oyant  ces  paroles, 
faffereine  fon  vifage,luy  iure  &:  promet  tout 
ce  qu'il  veut  5  &  le  fupplie  de  permettre  quelle 
s'en  aille.  A  ce  mot  Valentinian  lny  baife  la 
main,  &:  auec  vn  grand  foufpir,  appelle  Heracle 
l'Eunuque,  qui  eltoit  celuy  de  tous  ceux  de  fa 
Cour,enquiilfefioitleplus,  &:  le  confeil  du- 
quel il  fuiuoit  prefque  en  tout  :  Cet  Eunuque 
eftoit  mefehant , & n'auoit  rien  d'aymable ,  fi- 
non  qu'il  eftoit  fidelle,  au  refteleplusauare,&: 
le  plus  grand  flatteur  qui  fut  iamais:  ç'auoit  cité 
luy  qui  auoit  porté  la  bague  a  la  fagellïdore, 
&  qui l'auoit  conduitte  en  ce  iardin.  it  par  ce 
que  l'Empereur  vouloit  que  cette  affaire  fut 
la  plus  fecrette  qu'il  luy  feroit  poffible,  il  n'a- 
uoit  pris  autre  compagne ,  que  celle  de  cet 
homme,  auquel  il  auoit  commandé  de  de- 
meurer dans  vn  arrière' cabinet ,  pour  venir 
vers  luy  aufïï-toft  qu'il  l'appelleroit.  Heracie 
à  la  voix  de  l'Empejeur  5  courut  incontinent 
àluy  ,penfant  qu'If idore ne  voulant  de  bon  gré 
confentir  au  defir  de  Valentinian ,  il  l'ap pelle  ît 
pour  luy  aider,  mais  quand  il  oiiit  le  comman- 
demét  qu'il  luy  faifoit  de  la  r'amener  chez-elle , 

Nnn   iij 


'^6  La  H.  partie  d'Astree, 
&  qu'il  luy  euft  redit  les  confîderations  qui  la 
faifoient  renuoyer  fans  l'auoir  touchée:  Eft-il 
poflîble,  dit-il,  Seigneur ,  que  des  paroles  vous 
puitTent  faire  perdre  vne  telle  occaiion  de  vous 
contenter?  Vous  arreftez- vous  aux  belles  pro- 
meuves qu'elle  vous  tait  ?  &  ne  voyez- vous  pas 
que  ce  n'eft  que  la  crainte  qui  en  eft  caufe  :  Et 
d'efFeét.vous  a-t'elle  iamais  parlé  de  cette  forte,, 
que  depuis  quelle  fe  voit  entre  vos  mains? 
Craignez  vous  ce  que  Ton  pourra  dire,  ou  de 
vous  ou  d'elle?  DevousD  'eft  fans  raifon:Car 
que  peut-on  dire  pis  que  de  vous  publier  infi- 
niment amoureux  d Vne  belle  Dame?  Et  quelle 
iniure  eft  cellc-là3ou  qui  font  ceux  qui  s'en  font 
fouciez?&  quant  à  ce  qui  la  touche,  au fii  bien 
n'ya-t'ilperibnnequiffçachant  que  vous  lay- 
mez  ,&  que  vous  l'auez  tenue  en  ce  heu  iî  lon- 
guement fans  autre  tefmoin,  que  Heracle  ) 
ne  croye  que  vous  en  auez  parte  voftre  enuie?  r  c 
plus  vous  direz  &:  iurerez  le  contraire  5  &  moins 
vous  adiouftera-tonde  foy.  Que  fi  perfonne 
n'en  fçaitrien,&  quelachofe  foitfecrette,  com- 
me il  ne  tiendra  qu'a  vous  deux,qu'elle  nefe 
foit  3  qtiïmportera-t'ilàfa  réputations  Ce  qui 
fie  fera  point  feeu , ne  luy  touche  non  plus  que 
s'il  n'eftoït  pas.  Et  quant  «à  ce  qui  eft  deMaxi- 
me3ou  il  fçaura  qu  elle  aefté  icy,ou  il  ne  le  fçau- 
ra  pas.  S'il  l'ignore ,  il  ne  fçaura  non  plus  tout  ce 
que  vous  ferez;  &  s'il  le  fçait3  dites-moy  le  vous 
fupplie,où  eft  le  mary  qui  ne  croiroit  tout  le  pis 


Livre    dovziesme.  9^7 

<jui  en  fçauroit  eilre ,  &:  qui  ne  pcnfcroit  que  les 
protestations  contraires  de  fa  femme, ne  fe- 
roient  que  des  excufes? 

Et  quant  à  ce  qui  eft  de  Dieu,  reifounencz- 
vous,  Seigneur ,  qu'il  fixait  bien  qu  encores  que 
vous  foyczCefar3  vous  ne  laiifez  d'eftre  hom- 
me, &  cela  eftant3il  excuferaauffi  bien  en  vous 
cette  faute  3  qu'en  tout  le  refte  des  hommes; 
mefmes  quei'ay  oùy  dire  à  quelques-vns  3  que 
s'il  ne  fe  refout  de  pardonner  cette  erreur ,  il 
peut  bien  faire  eftat  de  demeurer  feul  dans  le 
Ciel  5  ou  pour  le  moins  fans  homme.  Ne  laiifez 
donc  perdre  cette  commodité  que  vous  regret- 
terez longuement  en  vain  fi  elle  vous  efchappe 
fans  que  vous  vous  en  feruiez. 

La  fage  Ifidore  qui  vit  que  l'Empereur  fe 
laiflbit  emporter  aux  mefehantes  perfuafions 
cTHeracle ,  voulut  reprendre  la  parole  pour  ref- 
pondre  à  ce  qu'il  auoit  dit ,  mais  l'Eunuque  qui 
en  eut  peur,  &  qu'il  vift  bien  que  fonmaiitre  de- 
firoit  3  &  n'ofoit  pas  vfer  de  violence ,  pour  in- 
terrompre Ifidore,  luydit:  Seigneur,  n'efeou- 
tcz  point  la  voix  de  cette  Syrene,qui  ne  parle 
de  cette  forte  que  contre  fa  propre  intention,  & 
qui  pour  vous  faire  croire  qu'elle  efi  preude 
femme,  ne  defire  rien  tant  que  d'y  eiîre con- 
trainte par  vous3afin  depouuoir  fecouiinr  ainiî 
decette  acïion;&:  croyez  que  fi  vous  taillez  per- 
dre cette  commodité3  elle  vous  mefeftimen^ 
&femocquera  de  vous,  &  fi  vous  me  leper- 

Nnn    îiij 


o$S     La   II.  partie    d'Astre?; 
mettez,  dit-iUen  pafïant  de  l'autre  cofré du  lift, 
vous  verrez  que  îe  dis  vrayAr  lors  voulant  met- 
tre la  main  fur  elle,  elle luy  donna  de  la  main 
fur  la  ioiievnfi  grand  coup,  que  le  fangluy  en 
fortit incontinent  du  nez:  Mais  l'Eunuque  qui 
efloit  accoutumé  à  fcmblables  rencontres, 
voyant  que  l'Empereur  n'en  difoit  mot  Ja 
prift  par  le  haut  des  manches  ,&  la  tirant  à  la 
reuerfe  furie  lift,  luy  lia  de  forte  les  bras,  qu'el- 
le ne  s'en  pouuoit  feruir.   Elle  fe  mit  bien  à 
crier,  &  à  faire  toute  la  deffence  qu'elle  pût, 
mais  tout  luy  fut  inutile ,  &  l'Empereur  en  eut 
par  l'aide  dHeracle  tout  ce  qu'il  en  voulut:  Et 
lors  qu'elle  e/toit  en  cet  citât ,  Ah  Valenti- 
nian,  luy  dit-elle,  refîbuuiens-toy  quetufais 
vn  acte  indigne  de  toy ,  &  que  îe  mourray 
vengée  de  cette  offenfe.  Mais  aufli-toitqu'He- 
racle Tcuit  lafchée,elle  fe  letta  fur  luy ,  &c  des  on- 
gles, des  dents,&  des  pieds,  le  meurtrit  en  cent 
lieux  ,  &  entrautres  endroits  luy  mit  les  on- 
gles au  yifage,  dont  elle  luy  defehira  vne  partie 
de  la  îoùe ,  &  ne  luy  pouuant  plus  faire  de  mal 
courut  par  le  cabinet  pour  trouuer  quelque  ar- 
me pour  tuer  Valentinian,&  elle  auffi  :Mais  de 
fortune  il  n'y  en  auoit  point.    Elle  fe  met  donc 
aux  «mires ,  &:  contre  l'vn ,  &  contre  l'autre ,  fe 
veut  tuer,fe  frappe  le  vifage  ;  bref  faid  des  enra- 
geries  tant  elle  e/toit  tranfportée.  Lorsque  Va- 
lentimanlavit  en  cet  eftat,  il  voulut  la  confo- 
ler,luy  demande  pardon ,  aceufe  l'Eunuque  de 


Livre  dovziesme  95^ 

toute  la  faute,  &  luy  remonftre  que  fi  elle  con- 
tinue ,  elle  en  donnera  cognoifTance  a  toute  la 
Cour^qu'aufTi  bien  la  chofe  eftoit  faite,&  qu'on 
n'y  pouuoit  plus  remédier , qu'elle  exeufat  l'A- 
mour ,  qu'elle  luy  demandât  tout  ce  qu'elle 
voudroit  pour  amende  de  cet  outrage:  Bref  il 
luy  prefenta  tant  de  chofes,  qu'en  fin  outrée  de 
douleur  ,&:  de  lafïïtude,  elle  s  affit  fur  vn  iîege, 
tant  hors  d'elle  mefme  qu'elle  ne  pouuoit  par- 
ler: Valentinian  s'approche  d'elle,femit  fur  vn 
autre  fiege,  continue  fes  fupplications ,  &:  fes 
remonftrances,  &  en  fin  luy  déclare  que  fon 
mary  n'en  fçauoit  rien,  &  luy  dit3de  quelle  for- 
te il  auoit  eu  cette  bague . 

Voyez  fage  Siluandre,  quelle  vertu  eurent 
ces  paroles  en  ce  généreux  courage .'  L'Empe- 
reur luy  faifoit  cette  déclaration,  afin  qu'elle  ne 
le  dit  pas  à  Maxime  3  Se  pour  luy  donner  quel- 
que confolation  3  fçachant  que  le  tout  eftoit 
ignoré  de  fon  mary:  Et  au  contraire,  depuis 
qu'elle  auoit  receu  cet  outrage ,  le  plus  grand 
defplaifir  qu'elle  euft3  c'eftoit  de  penfer  que  fon 
mary  y  eftoit  confentant,  &  ne  fçauoit  à  qui 
recourre  pour  eftre  vengée  :  Mais  quand  elle 
entendit  la  tromperie  que  l'on  luy  auoit  faite3 
elle  en  receut  vne  grande  fatisfa&ion ,  efperant 
d'eftre  maintenue  6c  d'en  pouuoir  faire  la  ven- 
geance: ôc  afin  de  le  faire  mieux  à  propos,apres 
auoir  demeuré  quelque  temps  fans  parler ,  elle 
fe  contraignit  de  forte,  que  Valentinian  iugea 


P4°  La  II.  Partie  dAstree, 
quelle edoit vn peu remife,car luy  adreiTant fa 
parole ,  elle  feignit  dauoirvn  grand  contente- 
ment de  ce  que  Maxime  n'en  fçauoit  rien,  &  i  e 
coniura  de  ne  luy  en  vouloir  rien  dire  &  garder 
que  ny  luy,  ny  autre  ne  le  fceut,  afin  que  ne 
pouuât  viure  enefFett,  telle  qu  elle  deuoit  dire, 
elle  fut  pour  le  moins  en  bonne  opinion  auprès 
dechacun.UEmpereurquiraimoitpaiTionné- 
rnerrt,&:  qui  fans  l'Eunuque  n'euft  iamais  vfé 
de  force,  le  luy  promet  auec  tous  les  fermens 
qu  elle  veut,  &  le  commande  fi  abfolument  à 
Heracle,  qu'il  ne  falloitauoir  peurqu'il  y  coft- 
treuint. 

«Apres  auoir raccommode  fa  coiffure,  &:  le 
refte  de  fon  habit ,  le  mieux  qu'il  luy  fut  pofli- 
ble,  elle  fe  retire  chez  elle  ,  où  elle  attendoit  la 
venue  de  fon  mary,que  Valentinian  trouua  en- 
core au  ieu3&  qui  s'eftoit  r'acquitté  d'vne  par- 
tie de  fà  perte.  Lanui£t  eftât  venué^&  l'Empe- 
reur l'ayant  licentié  ,ilreuint  en  fan  logis,  cù  il 
ne  fut  pas  pluftod ,  que  fuiuant  fa  coufïume,  il 
alla  voir  la  fagelfidore  :  elle  eftoit  dans  vn  ca- 
binet toute  feule,  ii  couuerte  de  larmes,  que 
quand  il  la  veid  ,il  en  demeura  tout  e  donné,  & 
l'ayant  fupplié  de  s'affeoir  auprès  d'elle  :  Mon 
mary, luy  dit-elle5ne  vous  edônez  point  de  me 
%'oir  en  cet  edat,  l'en  ay  tant  d'occafîon  que  ie 
ne  veux  plus  viure  ,  mais  auant  que  mourir  fai- 
tes moy  vn  ferment  qui  me  rendra  contente  à 
iamais,qui  cd  de  venger  ma  mort.  Maxime  qui 


Livre  dovziisme.  941 
aimoit  cette  femme  pourfafageffe,  &:  pour  fa. 
beauté  plus  qu'il  ne  fe  peut  croire,  voulut  s'ap- 
procher d'elle  ?  comme  de  couftume  pour  la 
baifer,&  fçauoir  ce  qui  l'affligeoit ,  mais  elle  fe 
recula5&  luy  dit:  il  n'eft  pasraifonnable ,  Maxi- 
me, que  ce  corps  foiullé?comme  il  e(r3  s'appro- 
che de  vous  :  le  ne  fuis  plus  cette  Ifidore,  que 
vous  auez  tant  aimée,  &  qui  n'aima  ïamais  nen 
que  vous  :1e  luis  (ô  amy,que  le  n'ofe  plus  nom- 
mer monmary,)  le  fuis  vne  autre  femme  que 
ie  ne foulois pas eftre  .'le  plusmefehant,  ôde 
plus  grand  Tyran  qui  fut  ïamais ,  m'ayant  de 
forte  fouillée,  que  ie  ne  veux  plus  viure,  ne 
mentant  pas  de  viure  voftre  femme.  Et  fur 
cela,  luy  raconta  tout  ce  que  ie  viens  de  vous 
dire,  luy  montrant  pour  marque  de  ce  qu  elle 
difoitfa  bague,les  meurtrifTeures  qu  ellç  s'eftoic 
faite,  &:  le  fang  d'Heracle  ,  qui  en  la  tenant 
luy  eftoit  tombé  deflus.  le  ferois  trop  long  fi  ic 
voulois  redire  les  plaintes  qu'elle  &  Maxi- 
me rirent  enfemble.  Tant  y  a  que  du  toutrefo- 
lu  à  la  vengeance ,  il  la  pria  de  nauancer  point 
(es  iours ,  de  peur  d'irriter  Dieu  contre  elle,  & 
qu'elle pûftauoir le  contentemenr  delà  ven- 
geance qu'il  luy  promettoit  de  faire  5  fi  grande 
qu'elle auroit  fubietdefatisfaction.  Etquece- 
pendant  n'ayant  point  confenty  delà  volon- 
té à  cette  violence,  elle  creut  qu'il  ne  la  croy- 
oitpas  moins  charte,  ny  moins  digne  d'eftre 
là  femme  qu'auparauant3quepouracheuerle 


94i  La  II.  partie  d'AstreEj 
deflein  qu'ils  auoient  fait,  il  falloit  feindre  ,& 
qu'elle  affairât  Valencinian ,  de  ne  luy  en 
auoirrfen dit,  afin  qu'il  ne  prit  garde  a  luy. 
Elle  le  fit  de  forte  que  iamais  l'iimpereur  ne 
s'en  douta,  voire  mefme  luy  rendit  la  bague 
de  fon  mary ,  à  fin  de  le  luy  mieux  perfuader. 
Etenuironce  temps  Eudoxe  accoucha  dvne 
fi'lc  qui  fut  nommée  Eu  Joxe,  comme  elle,  6c 
l'année  après  d  Vne  autre  qui  eut  le  nom  de  fon 
aveulePlacidic. 

Cependant  nous  effions  en  Gaule ,  atten- 
dant Attila ,  où  ^Etius  fe  préparent  de  tout  ce 
qu'il  iugeoit  eftre  neceffaire  :  Ce  Barbare  ayant 
ramafsé  vne  très  grande  armée,  comme  ie 
vous  ay  dit  3  faifoit  deffein  d'attaquer  Conf  tan- 
tinople:  Mais  voyant  que  la  bonne  conduitte 
deMarcianl'empefchoitdy  faire  progrez  ,  & 
qu'il  ncpouuoit  entretenir  la  grande  multitude 
de  gens  qui  le  fuiuoient  ,  ny  en  Pannonie,  ny 
en  Germanie  prefque  deferte  à  caufe  de  diuers 
partages  que  tant  de  nations  y  auoient  faits,  dé- 
libéra de  feietterfur  l'Empire  d'Occident, des- 
ja  bien  fort  esbranlé  &  diifipé  par  tant  de  peu- 
ples qui  y  eftoient  venus  fondre.  A  quoy  l'af- 
iîftanceque  Genferic  Roy  des  Vandales  luy 
promettait,  ne  luy  feruoit  pas  d'vn  petit  éguil- 
lon.  Ce  Vandale  ayant  eu  la  fille  de  Thierry, 
Roy  des  Gots,  en  mariage ,  pour  Honoric  fon 
fils ,  prit  opinion  qu  elle  le  vouloit  empoifon- 
ner,&fousce  prétexte,  luy  fit  couper  le  nez, 


'Livre    dovziesme."  5>4> 

la  renuoya  en  Gaule  vers  fon  père  5  duquel  re- 
doutant le  courroux  ,il  penfa  eitre  a  propos  de 
ie  fortifier  en  l'aminé  des  Huns ,  en  leur  pro- 
mettant toute  forte  d'AfTiftance.  Attila  qui  n'a- 
uoit  pas  moins  promis  a  fon  ambition ,que  tout 
l'Empire  d'Occident,  ayant renouuellé  ôc  re- 
mis fon  armée  en  bon  -fiât ,  prit  le  chemin  des 
Gaules  5  mais  auparavant  dépefche  vers  Thier- 
ry  )  pour  lors  le  plus  puiiîant  Roy  de  tous  ceux 
qui  les auoient occupées:  car  il  tenoit  prefquc 
toute  TEfpagne,  &  vne  grande  pâme  de  la 
Gaule ,  à  fçauoir  depuis  les  Pirenées  iufques  à 
Loire.  Et  parce  qu'Attila  redoutoit  lagrandeur 
de  ce  puiiîant  Barbare,  il  lu  y  fait  entendre  qu'il 
ne  vient  en  Gaule  que  contre  les  Romains  y  &: 
qu'ils  partageront  enfcmblerEinpire>quiaufIi 
bien  s'en  alloit  tout  diffipé.  Il  en  fit  de  mefme  à 
Gondioc ,  Roy  des  Bourguignons ,  &  à  ce  vail- 
lant Meroiiee  Roy  des  Francs,  &  fuccelîeur  de 
C  lodion ,  fils  de  Faramond  :  Et  traitta  fi  fecret- 
tement  auecSingiban  Roy  des  Alains,  qu'il 
luy  promit  de  tenir  fon  party.  Mais  ALàus  qui 
aeftél'vndesplusauifez  Capitaines  du  mon- 
de ,  recognoiffantfarufe,  la  defcouunt  a  ces 
Roys,   leur  fait  entendre  que  quand  les  Ro- 
mains feroient  deffaits3  Attila  tourneroff  {es 
forces  fur  eux  3  ôc  fe  les  rendrok  tributaires 
comme  il  auoit  défia  fait  aVaiamer,  &  à  Ar- 
daric3&  aux  autres  fes  voifins3&  que  l'amitié  de 
l'Empereur  Valentinian  leur  eftoic  bien  plus 


944      La  II.  partie    tf'AsTiEE, 
neceffaire  2c  honorable  :  NecefTaire  3  d'autant 
que  l'Empire  Romain  eftant  fi  grande  &  de  fi 
longue  main  eibbly3  i!  n'y  auûicpas  apparence 
qu'  il  ne  deuil  fe  maintenir,  &  qu'il  eftoit  im- 
poiTible,  qu'ayant  vn  fi  puiffant  voifin  pour 
ennemy,ils  peullent  dormir  d  vn  bon  fommeil 
en  leurs  maifons.  Que  quant  a  Attila ,  ce  n'e- 
ftoitqu'vn orage,  qui  eftant  pafsé  ne  reuien- 
droit  plus  ,&  qui  feroit  de  forte  matté,  auane 
que  d'arriuer  îufqucs  a  eux ,  qu'il  ne  fçauroïc 
leur  faire,  ny  beaucoup  de  bien  5  ny  beaucoup 
de  mal:  Et  que  l'amitié  de  l'Empereur  leur 
eitoit  plus  honorable,d'autant  que  Valentinian 
eftoirvn  grand  Prince, bon  ,&  qui  leur  eftoit 
deiîa conioinét  d'amitié  QujiuxBourguignons 
il  auoit  donné  leurs  habitations  où  ils  eftoient, 
&  que  l'amitié  de  Vualiaauec  Confiance, père 
de  Valentinian  3  auoit  acquis  aux  Vifigots  tout 
ce  qu  ils  tenoienten  Gaule:  Bref,  qu'ils  auoienc 
délia  efprouué  la  foy  de  l'Empire  Romain  D  qui 
leur  deuoic  empefeher  d'en  douter ,  au  lieu  que 
ce  feroit  vue  grande  folie  à  eux  de  fe  fier  à  At- 
tila ,  de  qui  l'ambition  eftoit  telle ,  que  violant 
tout  droit  diuin  &  humain  5  il  n'auoit  pas  mef- 
me  pu  fôuffrif  pour  compagnon  Ton  frère  Ble- 
da,  qu'il  auoit  fait  miferabl  cm  en  t  mourir.  Ces 
remonftranccs  furent  caufe  que  les  Francs,  les 
Vifigors5les  Bourguignons,ôcles  Alains  fecon- 
federerentauec  ^Etius  contre  Attila5quiayant 
efeoulé  quelques  années  en  l'appreft  de  fon  ar- 


Livre  dovziesme.  siy 
tnce ,  s'en  vint  fondre  en  fin  3  auec  cinq  cents 
mille  combattans  fur  la  Gaule.  Les  premiers 
qu'il  attaqua,  furent  les  Francs 3  prenant&ra- 
fant  prefque  toutes  leurs  villes3encores  qu'il  en 
euft  en  fon  armee3comme  îe  vousay  dit  :  mais 
c'eftoient  de  ceux  qui  n'aucient  pas  eu  le  cou- 
rage de  palier  le  Rhin  auec  les  premiers  qui 
auoient  pnsleuis  demeures  en  Gaule  3  &  rui- 
nant &bruflant  de  cette  forte  toute  cette  Pro- 
uince  ,il  paruint  îufques  à  vne  ville  des  Carnu- 
tes5nommee  Orleans,où  il  mit  le  fiege5&  Teuft 
prife  fans  doute,  fi  les  Francs,&  Vifigots  y  ne  fc 
fufientprefentez  à  luy  auec  vne  telle  armée, 
qu'il  fut  contraint  de  s'en  aller.  Cette  armée,& 
celle  d'^Etius  eftoit  compofee  aufli  bien  que 
celle  d'A  ttila ,  de  diuerfes  nations  3  entre  les  au- 
tres des  Francs,  des  Vifigots,  des  Sarmates3des 
Ala:ns5desArmoriquains,desLuteciens.Bour- 
guignons,  Saxons,  Ribarols,  Auuergnats,  He- 
duois,&idiuer$  autres  peuples  Gaulois,  auec 
les  Lombrions,  ladis  foldats  de  l'ordonnance 
Romaine,  cV maintenant  alliez  &  gens  de  fe- 
cours .  Attila  deceu  de  fon  attente,  (parce  qu'il 
pcnfoitque.  Sigiban  Roy  des  Alains5luymet* 
troit  Orléans  entre  les  mains  3  y  errant  auec  les 
iiens,  maisilfutdefcouuert)  ne  fçachant  preC 
que  s'il  deuoit  combattre  ou  s'en  retourner, 
fe  retire  uifques  en  la  plaine  de  Mauriac,  où  in- 
terrogeant fes  Sacrificateurs,  du  fuccez  delà 
bataille^lleur  demande  quelle  en  ferok  li'ffue . 


94^  La  II.  partie  d'Astree^ 
Ils  refpondent,  après  auoir  vcu  les  entrailles 
des  animaux  :  qu'il  perdroit  la  bataille:  Mais 
que  le  principal  chef  des  ennemis  y  feroit  tué. 
Luy  qui  creut  que  ce  feroit  y£tius  3  fe  refout  à 
ladonner5nefe  fouciant  pas  delà  perdre, pou r- 
ueu  que  ce  grand  Capitaine  mourut  ,  efpcrant 
de  bien  ton1  remettre  vne  autre  armée  fur 
pieds,  de  n'ayant  plusvn  tel  homme  en  tefte, 
de  fe  rendre  incontinent  tributaire  de  l'i  mpire 
Romain.il  aduint  donc  que  le  lendemainla  ba- 
taille fe  donna  :  le  pourrois  bien  vous  particu- 
larifer  tout  ce  qui  s'y  fit3car  l'eftois  auec  /Etius, 
auprès  duquel  îe  combattis  ce  iour  -là.  Mais  îe 
ferois  trop  long,  &cela  ne  feruiroit  de  rien  à 
noftre  difeours:  Tant  y  a  qu'Attila  fut  vaincu, 
de  contraint  de  fe  retirer  dans  fon  camp ,  qu'il 
auoit  fermé  de  fes  chariots.  Et  parce  qu'il  auoit 
opinion  qu'on  l'y  viendroit  attaquer ,  il  auoit 
fait  vne  haute  Piramyde  de  toutes  fes  (elles ,  de 
bats  de  fon  armée ,  au  milieu  de  fes  chariots,  en 
deiTeindy  mettre  le  feu,  de  de  s'y  brufler  plu- 
ftoit  que  de  tomber  entre  les  mains  de  fes  en- 
nemis, le  le  vis  ce  iour-la3&  le  lendemain  auffi, 
&  l'onrecognoilToit  bien  à  fa  mine,  la  vanité 
qui  eftait  en  l'âme  de  cet  homme:  Mais  Prifcus 
Secrétaire  de  Valentinian,&  qui  fut  enuoyé  en 
Syrie  vers  luy  auant  qu'il  vint  en  Pannonie,ma 
dit  qu'il  ne  vit  iamais  va  homme  plus  prefom- 
ptueuxny; plus  hautain,  ayant  délibéré  de  fe 
îaireMonarque  de  tout  le  monde3  de  dellors  fe 

donna 


LlvUE      DOVZIES^E.'  947 

donna  le  nom  de  Roy  des  Hûs,  des  Medes,des 
Goths,  des  Danois  3  &  des  Ger  ides  :  Il  prenoic 
le  titre  de  la  terreur  du  Monde,  &  de  Fieau  de 
Dieu;  &:  parce  que  îe  luy  dtmanday ,  fi  fa  taille 
eftoit  telle  que  ion  courage  ,  il  me  refpondir, 
qu'il  eftoit  pluftoft  petit  que  grand,  auoit  l'efto- 
mach  large3la  teftegrande3les  yeux  petits3mais 
vifs  ëcluiians,  la  barbe  claire,  le  nez  enfonce, 
&:  la  couleur  brune  ,  que  fon  marcher  eftoit 
glorieux  ,&monftroit  bien  l'orgueil  de  fonef- 
prit,  &  les  traits  de  fon  vifage  faifoient  bien 
cognoiftre  qiui  eftoit  amateur  de  la  guerre. 

Qujw  refte  il  eftoit  rufe ,  5c  qu'encores  qu'il 
fut  courageux, fi  n'auoit-il  pas  accouftumé  de 
combattre  de  fa  perfonne  qu'a  l'extrémité,  fe 
lefcruanttoufioursaux  grandes  affaires.  Que 
comme  il  eftoit  tres-cruei  ôc  inhumain  a  fes  en- 
nemis,aufTi  eftoit  il  doux  &  courtois  à  ceux  qui 
fe  foufmettoientà  luy,  ouquiTayant  offenfé, 
luy  demandoient  pardon  :  Aufquels  il  gardoit 
lafoy  inuiolablement,&  les  deffendoit  contre 
tous. 

Ce  rapport  que  Prifcus  fit  d'Attila  eftant  de 
retour  a  Rome ,  fut  caufe  qu'Hononque  feeur 
de  Valentinian  defira  de  l'efpoufer 5  commeie 
vousdiray:  Mais  cependant  pour  rerourner  à 
yEtius,  il  huit  que  vous  fçachiez,amy  Syluan- 
dre,que^ce  grand  Capitaine  eftant  hors  du  dan- 
ger cù  Attila  i'auoit  mis,cogneut bien  qu'il  ren- 
troit  en  vn  plus  grand  :  Parce  que  fi  les  Francs, 
^.  Part.  Ooo 


94**  La  II.  partie  id'Astree, 
Bourguignons ,  &  Vifigots  vcnoient  à  reco- 
gnoiftre  leurs  forces  3  il  n'y  auoit  point  de  dou- 
te qu'ils  poiuToient  beaucoup  offenfer  l'Empi- 
re ,  &"  pour  vn  ennemyil  s'envoyoit  coûta 
coup  plufieurs furies  bras.Pour  les  retenir  donc 
en  quelque  crainte,  il  trouua  à  propos  de  laiflèr 
fauuer  Attila,  peniantque  la  doute  qu'ils  au- 
roient  d'vn  ii  grand  enncmy3les  retiendroit 
toufiours  vnis  à  1  Empereur:  &:  parce  que  Thie- 
ry,Roy  des  Vifigots,  eftoit  mort  en  cette  batail- 
le^ que  Thoriîm onde  &  Thierry  fes  enfans, 
vouloient  pour  venger  leur  père,  forcer  Attila 
dans  fes  chariots  ,  il  feignit  de  les  aimer  dauan- 
tage  qu'il  ne  haïffoit  pas  Attila^  &1  eur  confeilja 
de  s'en  retourner  en  diligence  à  Tolofe,auec  le 
refle  de  leur  armée,  d'autant  qu'il  cftoit  à  crain- 
dre, que  leurs  frères  qui  auoient  efté  biffez,  ne 
semparaffentdu  Royaume  en  leur  abfence3di- 
fant  qu'auant  la  mort  de  leur  pere  ils  faifbiem 
deiîa  courre  ce  bruit:  Et  qu'à  cette  caufe  il  eftoit 
d'aduis  qu'ils  ne  diminuaient  point  plus  leur 
armée,  afin  que  s'ils  auoiét  affaire  de  gens ,  ils  ne 
s'en  trouuaiTent  déniiez,  &  que  pour  les  affilier 
en  cette  occafîo,&:  en  toute  autre,  il  leur  offroit 
toute  la  puiiTance  de  l'Empire.  Thonfmonde 
qui  eftoit  d'vn  naturel  affez  déifiant,  &  qui  fe 
fouuenoit  qu'il  auoit  laiiTé  trois  autres  de  fes 
frères  dans  le  païs3nommez  Fnderic,  Rotemer, 
&  Hononc,tcnarit^tius  pourfon  srrry,  fans 
faire  plus  long  feiour3  prend  le  corps  de  (on 


Livre    dovziesme.  949 

bere,&s'en  va  en  diligence  en  Aquitaine,  où 
fans  difficulté  il  en;  recelâtes  frères  n  ayât  point 
penfe  a  ce  qu'^tîus  lu  y  auok  perfuadé.  Ces 
trouppeseftantfeparéesde  noflre  armée,  elle 
demeura  fi  foible  ,  que  chacun  fut  d'opinion 
qu'il  eftoit  bon  de  laiiler  Attila,  difant  qu  vn 
Capitaine  prudét  doit  faire  vn  pont  d'or  a  ion 
ennemy  quand  il  s'en  veut  aller.  Ceft  ennemy 
de  l'Empire  efchappa  donc  des  main  s  de  Atius 
de  cette  forte  5  &  quoy  que  ce  grand  Capitaine 
Teuflfaitauec  vue  bonne  intention  :  fi  cil-ce 
que  depuis  l'Empereur  lerecogneut  fort  mal. 

Oriefuiuis  toujours  ^Etius  en  toutes  ces  der- 
nières expéditions  ,  fans  que  l'ofaife  partir  de 
l'armée,  tant  acaufedesdiuerfes  occafïonsde 
combattre  qui  fe  prefentoient  a  toute  heure, 
que  pour  l'exprez  commandement  que  la  belle 
Eudoxe  m'en  faifoit,  qui  eftoit  bien  aife  de  me 
tenir  loin  d'elle,  de  peur  que  l'ordinaire  recher- 
che que  ie  luy  faifois,n  emportait  quelque  clio- 
fe  par  deiïlis  fon  defTein ,  ou  que  quelqu'vn  s'en 
prit  garde*  Et  Dieu  fçait  quelle  contrainte  ie 
mefaifois,  &  combien  de  fois  ie  me  refolus  de 
partir,  omettre  fous  les  pieds  toute  confédé- 
ration de  deuoir  &  dedifcretiommais  quand  ie 
me  reprefenrois  les  exprez  commandemens 
qu'elle  me  faifoit,  ie  ne  pus  iamais  y  contreue- 
nir.  îedemeuray  donc  en  cette  armée  l'efpace 
de  douze  ans ,  fur  la  fin  defquels  fe  donna  la  ba- 
taille dont  ie  vies  de  vous  parler;  il  efr  vray  que 

Ooo  ij 


5ko  La  II.  Partie  d'Astree] 
durant  ce  grand  exil  îe  receus  plufîeurs  fois  dej 
lettres  d'Eudoxe ,  par  lefquelles  elle  me  corirV 
nuoirtoulioursrafleurancede  fes  bonnes  grâ- 
ces :  &  parce  que  porté  du  defîr  que  l'auois  de 
foire  quelque  choie  qui  fuft  digne  de  l'aminé 
dVne  il  grande  Pnncefle,  le  ne  perdis  iamais 
occafion  de  me  lignai  er,  que  îe  ne  rédiiTepreu- 
ue  de  mon  courage:  l'acquis  beaucoup  de  ré- 
putation parmy  l'armée  3  mais  plus  encores  au- 
près de  la  belle  Eudoxe,  qui  en  eftant  aduertie3 
par  les  lettres  qu'yEtius  efcriuoit  à  1  Empereur, 
s'en  refioùiiToit  comme  de  chofe  qu'elle  fçauois 
bien  eftre  faite  a  fon  occafion,  &  par  celle  qu'el- 
le m'efcnuoit ,  elle  m'en  remercioit  comme  fi 
c'eufî  efté  quelque  prefent  que  ie  luy  euife  fait, 
lemerefouuiendray  toute  ma  vie  de  la  lettre 
que  ie  receus  d'elle,  après  cette  grande  bataille. 
Elle  eftoit  telle. 


LETTRE 

d'Evdoxe    a    V  RSA  ce. 

L  n  appartient  qu  a  ?nonCheualier ,  d'efton- 
-  ner  Je  s  e?memis  de  fon  bras  ,  ^  [es  amis 
de  fon  courage.  ^uoir  releué  deux  fois  l'Ai- 
gle Romaine  abbatu'e  par  les  Francs  ejr  Gepi- 
des  -.K^fuoir  trois  fois  enuniour  remis  à  chcual 
Aetius  ,  prefyue  cjloujfé  par  la  fouie  des  mm* 


Livre    dovziesme.'  951 

mis ,  ce  font  véritablement  des  aBions  dignes  de 
cehty  qui  doit  eflre  aymé  de  moy.  CM  ai  s  fuis 
que  la  fortune  a  fécondé lufque s  rcy  voflre  valeur* 
te  vous  deffens  de  la  tenter  fi  fouucnt  à  ï adve- 
nir que  vous  aue7f aie:  pour  le  pafîé,  &  vous 
commande  de  vous  con\eruer ,  non  pas  comme 
voflre ,  mais  comme  mien .  Ayez,  donc  fin  de  ce 
que  ie  vous  donne  engarde.ey  m  en  venez,  rendre 
conte  quand  Aetius  lai  ferai ' armée, afin  que  com- 
me vous  aue7  participé  à  fes  pei/ies  cr  a  [es  dan- 
gers ,  vous  ayez,  parc  aufi  a  l'honneur  &  a  la 
bonne  cbere  queï  Italie  luy  fera-,  &  que  ic  vous 
prépare, 

Durant  le  temps  que  f  eftois  demeuré  en  lar- 
mee  3  i'auois  fait  amité  fort  particulière  auec 
vnieune  Cheualier  Romain  3nomé  Olymbre, 
c'elt  celuy  que  vous  voyez  icy.  Plufîeurs  bons 
offices  faits  &  rendus  Tvn  à  l'autre ,  comme  en 
femblables  lieux  les  occafîons  en  font  ordinai- 
res 3  en  enfreignirent  de  forte  les  nœuds,  que  îa- 
mais  depuis  il  n  y  a  rien  eu  qui  nous  ait  peu  fe- 
parer.  Ce  cheualier  pour  l'amitié  qui  eitoit  en- 
tre nous,  Rit  depuis  tant  fuppoiti  d'Eudoxe 
qu'il  fuc  Sénateur.  Et  vous  aduoiïe  qu'après  el- 
le, il  n'y  a  rien  au  monde  qu'il  cheniTe  plus  que 
mont  amitié,  fi  ce  n'eft  celle  de  Piacidie  :  Car  il 
faut  que  vous  fçachiez5Siluandre,que  la  bonne 
volonté  quieftoit  entre  nous,  ne  nous  a  ramais 
peu  permettre  de  nous  feparer  depuis  le  com- 

Ooo  iij 


952  La  II.  partie  d'Astree^ 
mencemenrde  noftre  cognoifïance,  fi  ce  na 
efté  pour  le  feruice  l'vn  de  l'autre.  De  forte  que 
me  voyant  refoîude  reuenir  à  Rome, quand 
JEuus  y  retourna ,  il  délira  de  faire  ce  voyage 
auec  moy  ;  &  d'autât  que  nous  n'auions  rien  de 
fecretquinefut  communiqué  entre  nous,  ie 
luy  declaray  librement  l'afreclion  que  lepor- 
tois  à  Eudoxe ,  &  la  bonne  volonté  qu'elle  me 
faifoit  paroifhe  ,le  priant  routesfois  de  ne  luy 
en  point  faire  de  fcmblanr3  de  peur  qu'elle  n'en 
fut  offenfée  contre  moy  .  Cette  déclaration 
futcaufe  que  depuis  fe  rendant  familier  d'ui- 
doxe,  il  prit  la  hardiefle  de  regarder  Placidie  fa 
fille,  &  commença  de  laferuir  qu'elle,  n'auoit 
pas encores  plus  de  douze  ans,  montrant  en 
cela  d'auoir  quelque  conformée  d'humeurs 
auec  moy:  car  ce  nefutprefqueen  mefmeaage 
que  ie  començay  de  fcruir  la  mere.de  qui  cette 
fille  auoit  beaucoup  de  traits.  Olymbre  eftoic 
plus  ieune  que  moy ,  n'ayant  pour  lors  plus  de 
vingt  &  fept  ans,&:  moy  i'en  auois  plus  de  tren- 
te &  cinq,  &  la  belle  Eudoxe  enuiron  trente; 
toutesfois  la  différence  de  l'aage,  de  luy  &  de 
moy,ne  fit  point  d'empefchement  ny  à  la  naïf- 
fance  :  ny  à  l'accroirTement  &  conferuation  de 
nofire  amitié,  au  contraire  il  me  femble  qu'elle 
y  eftoit  prefque  necelTaire  pour  fupporter  les 
imperfections  l'vn  de  l'autre;  parce  que  s'il  fai- 
foit  quelque  chofe  qui  me  defpleuft  ,  l'en  accu- 
fois  fa  ieuneffej  &  s'il  en  remarquoit  en  moy 


Livre  dovziesme  ^ 

qui  ne  luy  fuft  pas  agréable,  il  la  fupportoit 
pour  le  refpeâ  qu'il  portoit  àl'aage  que  i'auois 
plus  que  luy.  La  belle  Eudoxe  &  moy,  pnfmes 
bien  garde  de  la  naiffance  de  fon  affection  3  &: 
que  Placidie  ne  l'auoit  point  à  contre-cœur.  Et 
quoy  qu'Olymbrene  fut  ny  Roy  ny  Empe- 
reur, fï  eft-ce  qu'Eudoxe  ne  s'offenfoit  point 
de  cette  affeâiô,parce  qu'il  eftoit  &  de  richeiîe, 
&  de  race  autant  illuftre  qu'autre  qui  pour  lors 
fut  à  Rome ,  fon  père  5  ayeul  &:  bifayeul  ayant 
efté  Sénateurs,  &  plufîeurs  fois  Confuls:  Si 
bien  que  pour  ces  confîderations,  pourueu  que 
ce  ne  fut  pas  deuant  les  yeux  de  l'Empereur, 
elle  ne  s'en  foucioit  point ,  mais  plus  encores 
pour  l'amitié  quelle  voyoit  entre  nous.  Fay 
bien  voulu  vous  dire  ces  chofes  auant  que  vous 
raconter  la  réception  que  la  belle  Eudoxe  me 
fit, afin  de  n'élire  contraint  d'interrompre 
plufîeurs  fois  mon  difeours. 

Sçachez  donc,  courtois  Siluandre ,  que  nous 
en  reueuant  auec  .£tius,  nous  receufmes  par 
toute  l'Italie  tant  d'honneur  &  de  remercie- 
ments,.&  le  peuple  Romain  fît  de  telles  accla- 
mations lors  que  ce  grand  Capitaine  entra 
dans  la  ville,  qu'encores que  l'Empereur  ne 
luy  euft  pas  décerné  le  triomphe,  fi  fembloit- 
il  qu'il  triomphait ,  fuft  pour  les  voixj  fuft 
pour  la  fuitte  du  peuple  qui  accouroit  à  la 
foule  de  tous  coftez.  Ce  qui  ne  toucha  pas  vn 
coeur  irifenfible  en  frappant  celuy  de  Valero 

Qoq  nij 


9Ï4  L  A    1 1.  P  A  R  T  I  £    D'A  S  T  R  E  E  ; 

tinian ,  car  cette  grandeur  de  courage  qui  eftoïc 
en  y£tins,  cette  prudence  dont  il  condujfoit 
toutes  fesnftions,  cette  louange  que  le  peuple 
luy  donnoit ,  &  l'honneur  que  toute  l'Italie  Ivy 
auoit  rendu ,  le  rendirent  de  forte  foupçon- 
neuxdelagrandeurdeyEtius,  que  dés-lors  il 
enconceutvneialoufic,  qui  depuis  le  fie  aifé- 
ment  consentir  au  mauuais  conseil  qui  luy  fut 
donné.  Mus  quantàinoy  quineme  fouciois 
guère  des  affaires  d'ilrat^  qui auois  feulement 
deuant  les  yeux ,  &  en  tous  mes  defleins,  l'afte- 
ftion  de  la  belle  Eudoxe ,  dés  que  ie  fus  arriué, 
&  qu'en  compagnie  de  yEtius,  l'eus  baifé  la 
main  de  l'Empereur  3  ie  paiïay  chez  l'Impéra- 
trice ,  où  feignant  d'auoir  à  iuy  dire  quelque 
chofe  de  la  part  de  mon  General ,  îela  vis  en 
particulier^  receus  tant  de  bonne  chère  ,  que 
les  douze  ans  d'abfence  me  fembloient  bien 
employez  3  puis  qu'à  mon  retour  le  receuois 
tant  d'extraordinaires  faueurs.Efraten  fin  con- 
traint de  fortir  de  ion  cabinet  3  pour  ne  donner 
ccgnoiilance  de  ce  que  nous  auions  fi  longue- 
ment celé?ie  m'en  allay  trouuer  la  fige  Ifidore, 
comme  celle  que  i'aimois  &  honorois  ie  plus 
après  Eudoxe,  mais  ie  la  trouuay  bien  changée 
de  ce  qu'elle  fouloic  eftre,  n'ayant  plus  celle 
gaillardife ,  ny  cette  hardieiîe  dont  elle  eftoifi 
tant  emmable.  le  luy  en  demanday  la  caufe, 
mais  ces  larmes  me  refpondirent  pour  elle,  & 
ne  peus  tirer  de  ce  coup  autre  refponce3  dont 


Livre    dovzïesmê.  pcr 

eftant  infiniment  eftonné,iecreusau  commen- 
cement, que  les  foucis  du  mariage,  en  eftoent 
peut-eftre  caufe ,  ou  que  fon  mary  luy  cftoit  ru- 
de, ou  la  defdaignoit  pour  quelqu  autre  3  & 
cette  doute  me  fit  raeourcir  ma  vifite,  plus  que 
ie  n  eùffe  faiét:  mais  quand  le  remarquay  depuis 
que  Maxime  l'aymoit  &  careflbit  infiniment , 
quand  ie  feeus  les  riche/Tes  qui  efïoient  en  certe 
maifon,ie  perdis  l'opinion  quei'auois  euè^&ne 
pus  imaginer  la  caufe  de  fa  trifteffe ,  qu  vn  foir, 
que  parlant  a  la  belle  Eudoxe,  lefceus  qu'elle 
ne  vcnoit  plus  à  la  Cour  que  fort  rarement ,  & 
qu'elle  eftoit  il  changée  enuers  elle,  qu'eilen'e- 
ftoit  pas  cognoiflable.  le  me  doutay  inconti- 
nent ,  non  pas  de  tout  ce  qui  eftoit  auenu,  mais 
d Vne  pai  tie ,  &•  m  enquerantfi  l'A  mour  de  Va- 
lennnian  continuoit ,  &  qu  elle  rneuft  dit  qu'el- 
le n'y  auoit  point  pris  garde  :  Croyezjuy  dis-ie, 
ma  Priheeflè5quily  à  quelque  mal  entendu  en- 
rreux,  &  que  l'Empereur  luy  a  fait  quelque 
defplamr,  ou  le  luy  a  voulu  faire, &  que- cela 
Tempefclie  de  vous  voir  fi  fouuent  qu  elle 
auoit  accoutumé:  car  vous  neTauez  pas  efloi- 
gnée  de  vous  par  quelque  défaueur:  fon  maiy 
ne  la  trairtepas  mal,  &fes  affaires  domeftiques 
ne  la  contraignent  pas  de  viure  de  celle  forte,  fi 
bien  que  la  caufe  doit  venir  de  plus  haut.    qIic 
fi  ceftoif  quelque  maladie  du  corps,  elle  parmi 
ftroitautrement.  le  croy,me  dit-elle,  que  vous 
auezraifon ,  car  elle  ne  me  voit  iamais  quelle 


e,s6         Lv   II.PARTIE   D   AsTREE, 

n'ait  les  larmes  aux  yeux ,  &  quand  l'Empereur 
vient  où  elle  eft,  ie  la  vois  toute  changer,  &:  s'en 
aller  le  pluftoft  qu'il  eft  pofïïbie.  le  luy  cnay 
fouuent  demandé  le  fujet,  mais  ie  nel'ay  peu 
fçauoir  d'elle,  àc  vous  me  faiftes  fouuenir  que  ie 
l'ay  fouuent  oiiy  foufpirer.  Ces  confiderations 
furent  caufe  quelle  me  commanda  de  l'aller 
trouuerdefapart,&dcfairetout  ce  qui  me  fe- 
rok  poflible  pour  le  defcouunr.I'y  fus  &  y  vfay 
de  tout  l'artifice  que  ie  pus,  mais  ce  fut  inutile- 
ment ?  n'y  cognoiiîant  autre  chofe  qu'vne  gran- 
deanimofité  contre  l'Empereur;  &iors  queie 
fis  ce  rapport  à  la  belle  ïudoxe ,  ie  l'aduertis  de 
feindre  qu'elle  en  eut  feeu  quelque  chofe  de  Va- 
lentinian,  &  que  cela  5peuft-eftre  ,1a  feroit  re- 
lafcher:  Et  il  auint  comme  ie  l'auois  penfé  :  car 
vnfoir  eftant  tous  trois  dans  le  cabinet  de  l'Im- 
peratnce,elle  fut  tant  tourmétée  de  nous ,  qu'en 
fin  toute  couuerte  de  pleurs ,  &  la  belle  Eudoxe 
feignant  fort  à  propos  d'en fçauoir  vne  partie, 
elle  fut  contrainde  de  nous  aduotier  la  mef- 
chancetéquiluyauoitefté  faite,  &  fumit  après 
vn  torrent  d'iniures  contre  l^mpereur,  &  de 
paroles  defefperées ,  qui  efmeurent  de  forte  Eu- 
doxe, quelle  ne  fe  peut  empefeher  d'accompa- 
gner de  Ces  larmes  la  fage  Ifidorc.  l'eus  à  la  ven- 
té compalTion  de  cette  honnefte Dame,  &fauc 
auoiierque  fi  ceuftefté  autre  que  l'Empereur, 
ie  luy  euflè  offert  &  ma  main&mon  efpée  pour 
venger  vn  fi  grand  outrage,  mais  contre  celuy 


Livre    dovziesme!  ^j 

que  i'auois  recognu  pour  mon  Seigneur3&aqui 

I  auois  tant  de  fois  promis  fidélité  3  &  duquel  i'a- 
iio:s  eu  plufieurs bien-faits,  &receu  beaucoup 
d  honneur  5  iefuiîe  mort  pliiitoil  que  d'y  fon- 
ger,  ny  d'entreprendre  chofe  quelconque  con- 
tre luy3ny  contre  fonEftat:  Et  lors  que  leurs  lar- 
mes furent  vn  peu  efcoulées3  &r  que  ie  peus  par- 
ler à  la  belle  Eudoxe  :  Madame,  luy  drs-ie,voicy 
çemefemblevn  bon  fujet  pour  me  rendre  le 
plus  heureux  homme  qui  fut  iamais.  Et  com- 
ment, refpondit-elle:  Vangcz-vous5luy  dis-ie, 
ma  belle  Prince iTe  5  &  des  mefrnes  armes  dont 
yous  auez  efté  orFenféé ,  vous  ferez  trois  3  voire 
quatre  a&ions  dignes  de  vous.  Premièrement 
vous  tirerez  vengeance  de  l'offenfe  que  l'on 
vous  a  faicte  5  puis  vous  donnerez  quelque  fatis- 
fattion  à  voftre  chère  Ifidore  5  vous  chaftierez 
celuy  qui  a  failly ,  &  vous  me  recompenferez  &: 
rendrez  le  plus  content  qui  puiiTe  eflre  entre 
les  hommes.  Lafageliidorequi  n'auoit  parlé 
de  long  temps  empefehée  defes  pleurs,  fehafta 
de  refpondre  auant  que  l'Impératrice.  Ma- 
dame ,  dit-elle  ,  fe  iettant  àfes  genoux,  ie  vous 
uirequecette  vengeance  feroit  la  plus  iufte&: 
la  plus  grande  queiefçaurois  iamais  receuoir: 
aufTi-bien  n'eft-il  pasraifonnable  que  celuy  qui 
recognoift  iî  mal  le  bien  que  leCiel  luy  a  fait, 
le  poifede  plus  longuement  fans  compagnon: 

II  eft  ind igné ,  Madame  3  de  vous  auoir ,  &  vous 
cites  iniufteli  vous  demeurez  plus  longuement 


958       La  II.  Partie  d'Astre e^ 
fienne  .Le  mefpris  qu'il  a  fait  de  vous^lamefco- 
gnoiflance  de  l'obligation  en  laquelle  l'a  mis 
l'Empereur  voftre  père,  le  deshonneur  qu'il  a 
fait  à  voftre  maîfon ,  &  bref  l'outrage  qu'a  receu 
cette  miferable  Ifidore ,  a  qui  vous  anez  fait  au- 
trefois l'honneur  de  vouloir  du  bien ,  &  que 
vous  auez  nourrie  :  vous  conuient  d'o&royer 
à  Vrface  la  demande  qu'il  vous  a  faite.    Quel 
mal  vous  en  peut-il  aduenir?  yous  aymez  ce 
Cheualier3ileftdifcretD  perfonne  ne  le  fcaura,&: 
vous  vous  vengerez  doucement  d'vne  iniute 
qui  d'autre  forte  eft  irréparable  :  L'Impératrice 
en  foufriant  nous  refpondk:  le  croy  bien  que  les 
performesmterefëes  ne  fçauroient  eftre  bons 
iuges,  vous  me  confeillez  tous  deux  de  me  van- 
gerDcn  m'offençant  dauantage.  Si  l'Empereur  a 
failly,i'aduoué'bienqueicn  reçois  quelque  in- 
iure  3  mais  d'autant  que  le  ne  difpofe  pas  de  fes 
actions,  ie  n'en  fuis  pas  coupable  :  or  vous  vou- 
lez que  îe  la  deuienne,  en  commettant  la  mef- 
me  faute.  MaPrincefie,  interrompis-ie  ,  il  y  a 
bien  de  la  difference,car  foy ez  très-certaine  que 
vous  ne  m'oyreziamais  plaindre  de  la  force  que 
vous  m'auez faite.  le  crois  cela  de  voftre  bonne 
volonté  3  refpodit-elle^baiiTant  la  tefte,  &:  tour- 
nant les  yeux  de  mon  coité  ,  &  toutesfois  fi 
vous  vouliez  véritablement  eftre  mon  Cheua- 
lier3vous  le  deuriez faire ,  puis  que  ce  nom  vous 
oblige  plus  à  conferuer  mon  honneur  que  ma 
vie.  Pour  ce  coup,  refpondis-ie,  Madame3iele 


Livk'e  DOVZUSM!.  5)J9 
kifleray  pour  prendre  celuy  de  voftre  vangeur, 
&:  toutesfoisiene  voy  pas  qu'ilyallaft  de  vo- 
ftre  honneur ,  puis  que  perfonnenelefçauroit, 
comme  Ifidore  vous  areprefenté.  Etiïperfbn- 
ne,  dit-elle,  ne  le  fçauoit,  qu'elle  vengeance  fe- 
roit  la  mienne,  puis  que  celle  qui  n'eft  point 
fceuë,  ny  rertentfe,  eft  comme  il  elle  n'eftoit 
pas?  V  oyez- vous,  mon  Cheualier, îe  vousay- 
me  comme  îe  le  doy  ,  &  îe  voudrois  bien 
me  vanger,  mais  fans  m'offenfer  ,  &:  puis  que 
cela  ne  peut  eltre  de  cette  forte,  n'en  parlons 
plus,  &  tournons  noftre  penfée  ailleurs.  Les  fa- 
ges  difeours  de  cette  grade  PrinceïTe  nous  ofte- 
rent  la  parole5&  nous  firent  dire  d'vne  commu- 
ne voix ,  Qifeiie  meritoit  de  trouuervn  autre 
mary  que  Valentinian,  ou  Valentinian vn  au- 
tre femme  qu'Eudoxe. 

Et  toutesfoisle  refus  de  cette  vengeance,  qui 
pcut-eftreeuft  contenté  l'efprit  de  cette  Dame 
offenfée,  fut  caufe  qu'Ifidore ,  ne  lailTant  iamais 
fon  mary  en  repos,  le  follicitoit  continuelle- 
ment a  la  vanger  de  l'inuiure  qu'ils  auoient  re- 
ceuc.  Luy  qui  ne  i'auoit  point  oubliée,  mais 
qui  ne  diflimuloit  que  pour  exécuter  fondef- 
fein  bien  a  propos,penfoit  îour  &nuid  à  ce  qu'il 
auoït  affaire  En  fin  ne  voulat  vne  moindre  ven- 
geance que  la  vte  de  celuy  qui  l'auoit  offenfé; 
Il  iugea  que  s'il  entreprenoit  quelque  chofe 
contre  l'Empereur,  fes  forces  qui  eftoient  entre 
les  mains  d'^£tius ,  &  l'authorité  cV  prudence  de 


$6o  La  II.  partie  d'Astree,: 
ce  Capitaine  pourroient  le  mettre  en  danger 
de  la  propre  perte  ,  &:  de  celle  de  fes  ennemis.  Il 
creut  donc  efire  à  propos  d'ofter  du  monde 
^Etius ,  afin  que  Valentinian  eftant  affoibly  de 
cecofté-là5  fut  après  plus  aifé  à  ruiner.  Mais 
quand  il  eut  pris  cette  refolution5  la  difficulté 
fut  de  l'exécuter  3  parce  que  la  grande  puiiïànce 
de  ce  vaillant  Capitaine  efroit  telle,  que  par  for- 
ce malaifémentreut-on  peu  offencer  ,&  fa  pru- 
dence fi  grande  3  que  la  fineiTe  &  la  rufe  eftoient 
bien  foibles  pour  la  deceuoir:  il  penfa  donc  qinl 
n'y  auoit  point  vn  meilleur  infiniment  3  que  le 
mefme  Valentinian  3  duquel  il  cognoiiïbit  l'hu- 
meur foupçonneufe, qui fe  conduifoit  par  des 
amesvi]es&bafTes,&  craignoientles  moindres 
apparences  du  danger.  Ils'addrefTe  à  Heraclc, 
qui  auoit  toufïours  porté  depuis  comme  vne  fe- 
crette  punition  de  Dieu  Jes  marques  desongles 
d'Ifidore  ,  &  luy  reprefcnte  la  foupçonneufe 
grandeur  détins  3  l'honneur  que  toute  l'Italie 
luy  auoit  fait  a  fon  retour ,  les  loiianges  que  cha- 
cun luy  donnoit,  l'Amour  que  le  peuple  luy 
portoit  J  affection  des  foldats,  lesricheiTes  qu'il 
auoit  acquifes  en  Gaule,  les  liberalitez  ou  plu- 
floftprodigalitezenuerstous^le  crédit  qu'il  a- 
uoitparmy  les  étrangers,  les  întelligeaces  a- 
uec  les  ennemis  de  l' Empire  :&  bref  pour  con- 
firm  er  de  tout  ce  foupçonjuy  remonltre  qu'yât 
peu  desfaire  &  ruiner  entièrement  Attila  3  il  l'a- 
uoit  faitfauuer,  luy  auoit  donné paflàge,auec 


Livre   dovziesme!  '961 

j}Lr>merTe3  comme  il  yauoic  apparence  ,  d'cftre 
affilié  de  luy  en  fon  pernicieux  deflein ,  que  de- 
puis il  s' eftoit  rendu  amy  non  feulement  des 
Vifïgots& Bourguignons  qui  eftoient  défia  en 
Gaule ,  mais  de  plus ,  des  Francs  qu'il  y  auoit 
retenus 3 -&    des  Vandales  mefmes  ,    par 
Je   moyen   defquels  il  auoit  ruiné  les  affai- 
res de  l'Empire  en  l'Afrique  5   &:  en  Efpa- 
gne  5  &  par  l'entremife  des  Anglois,  rauy  la 
Bretagne,  &  par  a  lie  des  Bretons ,  prefque  tou- 
te l'Armorique  :  qu'il  ne  ref  toit  plus  que  l'Italie, 
qu'il  auroit  défia  fait  vfurper  à  quelques  nations 
barbares,  s'ilnel'auoitreferuée  à  fon  ambition, 
que  les  apparences  en  eftoient  fi  grandes,  que 
fi  Ion  ne  fe  haftoit  de  le  preuenir,il  y  auoit  beau- 
coup de  danger  que  Ton  n'en  reffentit  bien- 
toit  les  malheureux  effets.  Que  quant  à  luy  il 
concluoit,  que  pour  le  falut  de  tous,  il  eftoit 
expediét  de  ne  le  bannir  pas  feulement  de  l'Em- 
pire, mais  de  tout  le  monde  3  d'autant  quvn  ef- 
prit  ambitieux  comme  celuy-là  3  ne  pouuoir 
eftre  gaigné  ny  par  douceur  ny  par  force.  Hera- 
cle  qui  de  fon  naturel  eftoit  efféminé y<k fans 
courage  ,  &  par  confequent  foupçonneux  & 
cruel,  fe  laiiTa  ayfément  perfuader ,  que^uus 
deffeignoit  quelque  nouuelleté:  &  que  pour  iuy 
trancher  tousfesdeffeins,  il  falloir  le  preuenir, 
En  cette  opinion  après  auoir  remercié  Maxime 
du  foin  qu'il  auoit  de  T  Empereur  3  &  du  bien 
public ;  il  s'en  alla  trouuer  Vaientinian ,  auquel 


$6Z      LÀ   II.   PARTIE   D'ASTRîfJ 

il  reprefenta  le  péril  fi  proche  &  fî  grand ,  que  le 
iour  meimeilfittuerjEtius  par  les  Eunuques; 
A  aie  n  qui  le  rendit  fî  mal  voulu  de  chacun, 
quedcflors  prefque  il  ceffa  d'eftre  Empereur, 
n  eftant  obey  que  comme  Tyran  ;  &■  certes  il 
connut  oien  peu  de  temps  après,  que  Froxime 
Chenalicr  Romain  ,  luy  auoit  re  [pondu  fort 
véritablement  5  lors  qu'il  luy  demanda  s'il  n'a- 
uoit  pas  bien  fait  de  tuer  y£tius  :  De  celaj,  dit-il  , 
ie  vousenlaiiTeleiugement,mais  ie  fçay  bien 
que  de  la  main  gauche  vous  vous  elles  couppé 
la  droite.  Car  Attila  folicité  par  l'amour  d'Ho- 
noriquequiluy  auoit  cnuoyé  fon  portrait,  & 
qui  pour  eftre  mal  traitté  de  fon  frère ,  deiîroit 
infiniment  de  fortir  de  fes  mains ,  &  d'efpoufer 
ce  grand  Roy  Barbare ,  &  de  plus  porté  de  fon 
extrême  ambition  3  voyant  yEtius  fon  grand 
ennemy  n'eftreplus  3  remettant  fon  armée  fur 
pieds, s'en  vint  attaquer  l'Italie ,&  fi  funeufe- 
mét  que  les  premières  trouppes  des  noftresqui 
s'oppoferentàluyayant  c(té  desfaites ,  il  ne  fe 
trouua  plus  que  les  villes  qui  luy  fifTenttefte,  & 
entre  les  autres  Aquilée,qu'en  fin  après  vn  fiege 
à  e  trois  ans  il  prit  &  démolit  îufques  au  fonde- 
dement.Ceux  de  Padoue  en  ce  temps-ia&quel- 
ques  peuples  nommez  Vennetes ,  venus  dés 
long  temps  de  la  Gaule  Armorique(  lors  com- 
me ie  croy  que  fous  Belouefusvn  peuple  infiny 
dcGaulois  palîà  en  Italie)fuyant  la  furie  d'Attila, 
le  retirèrent  en  qudques  petites  ides  de  la  mer 

Adriatique, 


Livre    dovziesme.  965 

Adriatique  3-  aucci  eurs  femmes,  enfàns5  meu- 
bles,^ tout  ce  qu'ils  auoient  de  précieux  ,cù 
deffeichant  les  Palus  &  Marefts  qui  y  eftcient,iis 
cômencerent  de  fe  loger:  Et  premièrement  en 
vnlieu  qu'ils  nommèrent  Rialte,  voulant  dire, 
comme  1e  penfe3nue  haute,  parce  que  ce  lieu-là 
eftoic  plus  releué  que  les  autres  :  6c  depuis  ayant 
trouué  le  lieu  commode  3  s'y  font  du  teut  arrê- 
tiez, &  du  nom  qu'ils  portoient,i'ont  appelle 
Venife3&les  habitans  Vénitiens.  Incontinent 
qu'Aqmlée  fut  deitruite,  colis  ceux  qui  le  pu- 
rent fauuer  ,  recoururent  aux  meimes  Ifles  ôc 
Palus  3  qui  eftoient  alentour  de  Rialte  ,  &  édi- 
fièrent Grade:  Ceux  de Concorde,Gaurly;ceux 
d'Al  tine3Vorceliy:  Bref  ceux  de  Vincence,  de 
B  relie ,  de  Mantouë ,  de  Bergame,  de  Milan ,  & 
de  Pauie,  voyant  comme  ces  premiers  demeu- 
roient  afleurez  en  ces  lieux ,  fe  refolurent  de  s'y 
retirer;  &  baitiifant  le  mieux  qu'ils  purent,  &  le 
plus  près  les  vns  des  autres  5  le  lièrent  dVne  fî 
eilroitte  amitié  3  que  depuis  ils  n'ont  tous  fait 
qu'vn  peuple  3  qui  pour  eftre  compofé  de  di- 
ûerfes  nations  n'ont  peu  s'accordera  i'eledfton 
d'vn  Roy  ,  mais  pour  ofler  toute  ialoufie3  fe 
fonteux-mefmes  donné  des  loix communes, 
&  commencent  de  viure  eii  Republique  3  s'e- 
flant  fouftraits  &  feparé  de  l'Empire.  Or  ce 
qui  m'a  fait  vous  dire  plus  au  long  ce  commen- 
cement 3  c'eil  parce  que  tous  les  Aflrolcgues 
qui  ont  ietté  la  figure  de  la  naiffance  de  cette 

x.Part.  Ppp 


o<?4.       LA    II.    PARTIE     D'ASTRÎî; 

aiïembléede  gens  réfugiez,  ont  dit  queiamai* 
République  ne  fut  fondée  en  vn  poin&plus- 
heureux  que  celle-cy.  Non  pour  vne  grande  & 
fort  eftendue  domination,  mais  pour  fa  longue 
durée,  qui  ne  fem  bloit  point  auoir  de  fin  >  fînon 
loirs  que  toutes  les  chofes  qui  font  fous  la  Lu- 
ne doiuent  cftrc  changées.  Et  pour  la  douceur 
dala  yie*  four  les  iuftes  loix,&  pour  les  grands 
per fonr  âges  qui  en  fortiroient ,  fut  en  paix ,  tut 
en  guerre:  qu'elle remettroit l'Empire  de  Con- 
ftanpnople,&:  luy  donneraient  des  Empereurs, 
que  fes  armées  fe  verraient  vi&oneufes  par 
tout  l'Orient  ,  &  que  l'Italie,  &  tous  les  Prin- 
ces d'Occident  eftant  prefts  d'eftre  furmontez 
par  quelque  grand  &  dangereux  Barbare,  fe- 
roient  rendus  victorieux  près  deNaupa£te,&: 
remis  en  leurs  "premières  feuretez.Bref  3  ils  pro- 
mettent tant  d'heur  &  de  félicitez  à  ces  petites 
Ifles: qu'il  femble  que  ce  doiue  eftre  vniour  le 
recours  de  tous  les  affligez,  &  de  tous  ceux  qui 
netrouuent  point  d'affeurance  ailleurs.  Et  qua 
cette  occafîon  Dieu  ne  leur  a  point  voulu  don- 
ner d'autres  murailles  que  la  mer,  pour  faire 
entendre  qu'elle  eft  ouuerte  à  tous  les  hom- 
mes.   Dieu  qui  dans  fa  profonde  prouidence 
cifpofe  toute  chofe  a  vne  bonne;  fin,  fçait  luy 
feuifices  prédictions  font  véritables,  &  pour- 
quoy  il  veut  les  fauonfer  de  tant  de  bon-heur* 
tant  y  a  qu'il  fe  voit  beaucoup  d'apparence  de 
leur  future  grandeur  ,  puis  qu'à  peine  tout  ce 


Livre  dôvziesme.  $<$? 

peuple  s  y  eft-il  retiré  3  que  défia  ces  Mes  ne  pa- 
toifTcntplusIflcS;,  mais  vue  grande  ville  r'ata- 
chée  par  vne  infinité  deponts3&dont  lés  rues 
noncautrepaiiéquelaMcr,y  eftant  accourus 
de  toutes  parts  tant  d'artifans  ,&:  tant  de  grands 
perfonnages.,  que  véritablement  dés  fon  origi- 
ne elle  fe  peut  dire  admirable. 

^  Maispourreueniranofhre  difeours,  Apres 
qu'Attila  eut  pris  Aquilée,  &  ruyné  le  pays  d'a- 
lentour, il  s'achemina  droit  à  Rome3&  ne 
faut  point  douter  qu'il  ne  l'euft  prife  &  facca- 
gée,  h  Valcntinian  perdu  de  courage,-  ne  fe  fut 
rendu  fon  tributaire  3  &  ne  îuy  euit  accordé  fà 
four  Hoiionque  pour  femme:  Mais  cette  lion- 
teufe  paix  eftant  faite.,  il  le  retira  en  Pânonie,  où 
le  loir  de  fes  nopees  5  outré  de  viande  &  de  vin, 
s'eitantmisaulicl:,  il  fut  trouué  mort  le  lende- 
main. Lesvnsdifent  que  ce  futdVne  perte  de 
fangpar  le  nez  qui  le  fuffoqua  3  d'autres  qu'il  fut 
tué  par  vne  de  fes  femmes;  tât  y  a  que  véritable- 
ment il  mourut  la  nuid  qu'il  fe  maria,  deliurât 
par  ce  moyé  rEmpire,&  de  frayeur  &  de  tribut. 
Valentmian  recognut  bien  en  cette  neceffité 
quelle  faute  il  auoit  fait  dauoir  tué  yEtius,  ne 
trouuant  Capitaine  pour  oppofer  à  ce  Barbare , 
n'y  ayât  perlbnne  qui  fe  fouciaitde  luy  faire  fer- 
uice.puis  qu'il  recompenfoit  fi  mal  ceux  qui  luy 
en  auoiét  rendu  le  plus.  Quant  à  moy  l'euffe  eu 
riontedemetrouuerenltaliejqui  eftoit  le  lieu 
de  ma  naiffance;  &  lavoir  en  telle  de(blatio% 

PpP    i) 


966  LA  II.  PARTIE   D'ÀSTREEj 

fans  eiTayer  de  me  perdre  auec  elle  3n'eufteits 
que  par  commandement  de  Valentinian,  &  par 
ceiuy  d  Eudoxe  aulTi  3  dés  qu  Aquilée  fut  allie- 
gée  -,  te  fus  cnuoyévcrs  l'Empereur  Marcian,dc- 
mander  fecours  :  mais  ie  le  trouuay  fort  refroi- 
dyenuersValentinian,  tantàcaufedc  la  mort 
dVEnus ,  qu'il  ne  pouuoit  approuuer,que  parce 
qu  Attila  luy  auoit  mandé  qu'il  ne  venoit  en 
Italie  qnepourcbtemrHonoriqucde  laquelle 
il  eftoit  deuenu  amoureux,  it  fçachant  que  Va- 
lenunian  s  opiniaftroit  à  la  luy  refufer ,  il  ne  fit 
pas  grand  conte  de  le  fecourir  en  celle  necefli- 
téjOLiilluyfembloitqu'il  s'eftoit  réduit  par  fa 
mauuaifeconduitte  &  fans  raifon.  Cependant 
que  ie  faifois  cette  pourfuitte  ,  ie  tombay  de 
forte  malade,  que  chacun  me  tint  pourmort5 
ôc  mefme  il  y  en  eut  qui  dirent  à  zudoxe  qu'ils 
m'auoient  veu  enterrer.  Iugezquel  furfaut  fut 
le  fien ,  &  quel  regret  elle  euft  de  ma  perte  :  car 
ie  puis  dire  auec  vérité ,  que  iamais  perfonne  ne 
fut  plus  aymée  quemoy.  Elle  n'auoit  autre  fou- 
lagement  queceluy  dliîdore  à  qui  elle  racon- 
toit  tous  fes  defplaifîrs ,  &  lors  qu'elle  en  eftoit 
plus  en  peine,  elle  receut  des  nouuelles  d Vndes 
miens  3  qui  par  mon  commandement  auoitef- 
cm  à  lafageliidore  s  parce  que  ie  n'auoiseula 
force  de  tenir  la  plume,  ny  voir  les  lettres.Mon 
mal  fut  dangereux ,  car  c  eftoit  le  pourpre5mais 
beaucoup  plus  long  encores ,  parce  qu'il  ma- 
uoit  mis  fi  basique  ie  ne  pouuois  mer'auoir3  & 


Livre  dovziesme!  967 

demeuray  plus  de  huiâ  mois  de  cette  forte  :  en 
fin  ayant  eux  arrefté  a  Conftantinopîc  ,  d;x- 
huiâ.  ou  vingt  mois  inutilement ,  1e  nie  refo- 
lus  de  me  faire  porter  dans  les  vaifleaux  qui 
m'attendoient  au  port  ,  &  m'en  vins  à  Ra 
uenne  b  où  Val entinian  s'eftoit  ietté  pour  fà 
feurete,  auec  Eudoxe,  &r  ce  qu'il  auoit  eu  de 
plus  cher  ayant  abandonné  Rome  à  toute  forte 
de  violence  fi  la  paix  &€  fut  furuenu  ë ,  comme 
ie  vous  ay  dit. 

Eftant  donc  l'Italie  r  afleurée  de  fa  peur,  & 
plus  encores  lorsque  la  mort  d'Attila  fut  fecue, 
Petronius  Maxime  mary  de  la  fage  Iiîdore,  fe 
refolut  de  faire  fa  vengeance ,  luy  femblant  que 
toutes  chofes  fecondoient  fon  defTein.  Ii  l'auoit 
retardé  tant  qu'Attila  auoit  efté  en  Italie  3  pour 
la  crainte  de  ce  barbare  3  &  qu'il  auoit  opinion 
que  le  peuple  mefme  ne  pouuant  fupporter  ce 
Prince  fainéant,  feroit  quelque  fedition  publi- 
que, voyant  maintenant  que  ces  occaiionsde 
crainte  eftoient  paffées  3  &  que  le  peuple  auoit 
fupporté  auec  patience  la  nonchalance  de  l'Em- 
pereur, il  fe  refolut  à  l'entière  vengeance  ,&: 
ànelaplusdilayer.  Il  auoit  vne  grande  authon- 
té dans  l'Empire,  parce  qu'il  eftoit  Patrice,  de 
ayant  le  deffein  de  fe  venger,  &  peut-eirre  de  fe 
faire  Empereur,  auoit  de  longue  main  acquis 
l'amitié  du  peuple  &  des  foldats  :  de  ceux  cy 
par  fa  libéralité  ,  car  il  eftoit  fort  riche,  <k  de 
ceux-là  fe  rendant  populaire ,  &:  Joignant  touf- 

Ppp    ii] 


5>5S  La  II.  partie  d'Astree,1 
ioars  û  voix  aux  requeftes  qui  efroient  faites 
pcurladeichargecx  franchife  du  peuple, fans 
efgard  du  bien  du  Prince,  ny  de  l'Eilat;  ôc  pour 
rendre  hay  Valentinian  de  chacun ,  il  le  confeil- 
loitfecrettcment  de  ne  point  recomp enfer  les 
foldats,  ny  par  honneur3ny  par  bien  faits ,  &  de 
furcharger  de  forte  le  peuple,  qu'il  n'euft  que  le 
moyen  de  viure3&  non  pas  d'entrepredre  quel- 
quenouueHeté.  Et  pour  mieux  paruenir  à  fon 
deiîein  5  iis'eftudia  d'agrandir  tant  qu'il  luy  fc- 
jroit  pofTible  3  les  amis  dugrand  y£nus;auec  lef- 
quels  il  fc  rendit  fi  familier,  qu'ils  eftoient  pref- 
que  d'ordinaire  auec luy.  L'Empereur  nentroit 
point  en  doute  de  toutes  ces  chofes,  car  îlfça- 
uoit  que  Maxime  auoit  efté  daduis  qu'on Ye 
desfîcd'yEtius,  outre  qu'il  y  auoit  défia  fi  long 
temps  que  ce  meurtre  auoit  elle  fait,  qu'il  ne 
penfoitplus  queqnelqu'vn  eneuftencorle  fou- 
uenir.  Et  quant  a  ce  qui  eftoitde  la  violence  fai- 
te à  la  fige  Iiîdore,  il  croyoit  qu'elle  n'en  auoit 
rien  dit  a  fon  mary,puis  que  depuis  tât  d'années 
il  n'en  auoit  point  fait  de  femblant.  Bref,  il  vu 
uoit  fi  affairé,  qu'il  auoit  mefme  approché  de 
fapedonne,  les  plus  grands  amis  d'anus.  Ce 
qu'ayant  de  long  temps  confideré  le  vindicatif 
Maxime,  &'  ne  cherchant  que  les  moyens  de 
contenter  la  fage  Iiîdore,qui  fans  celle  luy  efbit 
aux  oreilles  ;  vniour  tirantà  part  Thrafile  lvn 
des  plus  grands  amis  dugrand  JEtius,  &  qui 
pour  lors  auoit  charge  de  la  garde  dei'£mpe> 


Livre    dovziesme.  '969 

reur  3  il  fceut  de  telle  forte  luy  remettre  deuant 
les  yeux  la  mort  de  fonamy  :  la  nonchalance, 
&:  le  peu  de  courage  de  Valentinian-  qui  nauoit 
iamaisfait  la  ga erre  que  de  ion  cabinet,  &  la 
facilité  qu'il  y  auoit  de  s'en  ranger  ,  qu  il  ie 
porta ayfément  atout  ce  qu'il  voulu  t:&:  non 
content  de  la  vengeance,  &  paiïant  plus  outre, 
refolurent  d'vfurper  l'Empire  ,  &  que  Maxime 
y  citât  paruenu,en  fercit  fi  bonne  part  z  Thraii- 
îe ,  qu'il  auroit fujet  de  fe  contenter.  Cette  reib- 
lution  eftantprife ,  ils  ne  tardèrent  guère  de  l'e- 
xécuter :  car  Thrafîle  en  trouua  la  commodité 
telle  qu'il  voulut,  eftant  d'ordinaire  prés  delà 
perfonne  de  FEmpereur.  Vniour  que  Valenti- 
nian eltoit  à  table  ,  &  qu'il  mangcoit  retiré  , 
Thrafîle  &  Maxime  le  tuèrent  miferablement , 
&  l'eunuque  Heracle  auprès  de  luy ,  non  point 
tant  pour  s'eftre  voulu  mettre  en  defence  3  que 
pourleconC.il  qu'il  auoit  donné  à  l'Empereur^ 
quand  la  fage  Iiidorc  fut  forcée.  Ainfî  mourut 
Valentinian  après  auoir  régné  trente  ans.  Si 
i'euiTe  efté  près  de  fa  perfonne  3  en  cette  occa- 
fion ,  il  n'y  a  point  de  doute  que  l'y  fuife  mort , 
ou  que  ie  feuile  défendu  :  car  encor  que  ce  fut 
vne  mefehante  action,  que  celle  qu'il  commit 
contre  la  fage  Ifidore;  il  eft-ce  que  ce  n'eft 
point  au  fubieét  de  mettre  la  main  fur  fon  Sei- 
gneur, &  qu'il  doit  bié  effayer  par  toutes  voyes, 
&  par  bon  confeil  de  le  retirer  de  fon  vicç:  :  Mais 
non  pas  de  l'en  chamer  3  &  moins  encores 

Ppp    iiij 


970  LaII.  PARTIE    X>'A  STXEE, 

d'oiterla  vie  à  celuy  pour  lequel  il  cil  obheé  de 
mettre  la  fienne-I'etlois  pour  lors  au  facrifice, 
auec  la  belle  Eudoxe^où  le  tumulte  fut  ii  grand, 
qu  elle  fut  contrainte  pour  fe  fauuer  de  la  fu- 
rie du  Tyran ,  de  fe  retirer  hors  de  Rome:  mais 
il  fallut  bien-toit  y  retourner.Car  Maxime  ayâc 
commis  cet  homicide,  fereflouuint  bien  qu'il 
ne  faut  ïamais  faire  vne  mefehanceté  à  moitié, 
&:pourcefetrouuant  les  forces  entre  les  mains 
par  le  moyen  de  Thrafile  3  &:  de  quelques 
autres  dont  ii  s'eitoit  acquis  l'amitié  ,  &  de 
plus ,  tres-aiieuré  du  contentement  du  peuple, 
ilfefit  incontinent  eflire&  proclamer  Empe- 
reur, ce  qui  fut  fait  fuis  que  perfonne  s'y  oppo- 
faft,pour  le  trouble  en  quoy  toute  la  ville  eitoit. 
Ifidorc  fut  incontinent  aduertie ,  &  par  fon  ma- 
ry ,  Se  par  le  bruit  cômun  de  la  mort  de  Valen- 
tinian:  Mais  elle  luy  portoit  tant  de  ha:ne,  qu'el- 
le ne  le  pût  croire  mort  auantque  l'auoir  veu: 
elle  fort  donc  de  fon  logis,  s'en  va  droit  au  Pa- 
lais :  envoyant  le  corps  fans  telle,  fe  laue  les 
mains  de  fonfang,&  receut  vn  fi  grand  conten- 
tement de  fa  mort,  que  la  ioye  luy  diffipant  en- 
tièrement les  forces  &  les  efprits  ,  elle  tomba 
morte  de  l'autre  collé  :  quât  à  moy  l'eflois  com- 
me le  vous  ay  dit,  auec  la  belle  Eudoxe,  &  ne 
voulus  la  delaifler  en  vne  fortune  li  eflrangc.  le 
l'accompagnay  par  tout  où  elle  voulut,  trop 
heureux  de  luy  pouuor  faire  feruice,  &  de  luy 
tefmoigner  &  mon  afFe âion ,&ma  fidélité. 


Livre    dovziesml  971 

Vogspourroîs-ie  dire  amySuuandre,  com- 
bien de  fois  de  peut  ie  la  tins  efuanoiue: entre 
mes  bras ,  combien  de  fois  par  mes  ardans  bai- 
fers  ',  ie  r'appeliay  fon  ame  :  moitié  fortie  de  ce 
beau  corps?  Et  combien  de  fois  ie  luy  noyay  ie 
vifage  ôdefeinde  mcb  larmes  r  Lv.  halte  que 
nous  aillons  eue  de  partir, eftoit  caufe  que  nous 
tuions  prefquefeuls  ,  &  que  lanukt  nous  per- 
dant par  ies  chemins ,  nous  fufmes  contraints 
de  nous  arreiter  dans  vn  bois,  où  cherchant 
l'endroit  le  plus  caché,  ie  fis  tout  ceque  iepus, 
pour  amoindrir  1  incommodité  du  beu  fauua- 
ge.   Elle  n  auoit  auec  ehVque  ces  deux  filles, 
Olymbre  bc  deux  ieunes  hommes,  qui  auoienc 
accouilumé de  nous  fuiure  ordinairement,  &: 
qui  furent  affez  empefehez  à  garder  nos  che- 
uaux  :  de  forte  qu'il  n'y  euft  toute  la  nuift  au- 
près d'elle  que  ces  deux  ieunes  Princes,  Olym- 
bre &  moy.  le  me  couchay  en  terre ,  de  elle 
mit  fa  tefte  fur  mon  eftomach,fes  filles  eftoient 
à  fes  pieds ,  qui  luy  tenoient  les  iambes,  &:  Tac- 
commodafmes  de  cette  forte  le  mieux  que 
nous  peufmes.    Nous  faifions  deffein  de  nous 
efchapper  dltalie,  &  d  aller  en  Conftantinople 
trouuerMarcian,  parce  qu'encores  que  nous 
feeufiions  que  Maxime  euft  tué  l'Empereur, 
(ayant  fait  faire  ce  meurtre  par  Thrafile:  )  fi  eft- 
ce,quenous  auions  fçeu  qu'il  auoit  pris  le  titre 
d'Augurte,  &  craignons  qu'eftant  Empereur 
il  ne  voulut  fe  venger  fur  elle,  de  l'iniure  receuë 


97*  La  II.  partie  d'Astree, 
en  la  perfonne  d'Ifidore.Quoy  que  cette  nu  ici 
fut  pénible  &  pleine  d'alarmes  pour  la  belle 
Eudoxe 3  fî  auoiïeray-ie  n'auoir  ïamais  paffé 
vue  plus  douce  nui£l,car  feus  continuellement 
la  main  dans  Ion  fein,&:  la  bouche  îointe  à  la 
(îenne.  Amour  fçait  quels  furet  mes  tranfports, 
&  combien  de  fois  ie  faillis  de  perdre  tout  ref- 
pe£t.  Elle  le  recognent  lors  que  fentant  fes 
deux  filles  endormies,  ie  voulus  couler vne 
main  par  la  fente  de  fa  robbe  ,  cr:  me  prenant 
doucement  la  main  ,elleioignit  fa  bouche  con- 
tre mon  oreille,  &me  dit  le  plus  bas  quelle 
put  telles  paroles; Etquoy,  mon  Cheualiér,  ne 
vous  femble-t'ii  point  que  Dieu  foie  aifez  cour- 
roucé contre  moy3  fans  que  vous  attiriez  fur 
mateflc  par  des  nouuellcs  offenecs,  de  nou- 
ueaux  chaftimens  t  à  ce  mot  elle  feteuft,  &  re- 
mit fa  telle  où  elle  la  fouloit  auoir5me  donnant 
vnbaifer,qui  me  redit  bien  tefmoignage  qu'el- 
le m  aimoit,&  moy, après  cette  faueur^oignan  t 
de  mefme  ma  bouche  contre  fon  oreille,  îeluy 
dis. Mais^ma  belle  PrincefTe ,  quelle  offence  fe- 
roit-ce,  puis  que  vous  n'eftes  plus  à  perfonne 
quavousmefme:Voulez-vous,peut  eftre,que 
l'attende  que  vous  foyez  encore  à  quelquVn 
qui  vous  poffedera  deuant  mes  yeux  ?  Efl-il 
polTible  que  vous-vous  refermez  de  cette  forte 
pour  ceux  qui  ne  vous  aimèrent  ïamais  ?  Elle  à 
lors  hauffant  fa  bouche  contre  mon  oreille. 
MonCheualier  0  me  dit-elle3n'orîençons  point 


Livre    dovziesme^  973 

Dieu,  ny  mon  honneur ,  &  pour  vous  arTeurer 
de  la  doute  où  vous  eftes,  receuez  le  ferment 
que  îe  vous  tais.  le  vous  iure  Vrface,  par  le 
grand  Dieu  que  l'adore,  que  ie  n  efpoufcray  ia- 
mais  homme  que  vous3&  fi  ce  que  fay  e/té,me 
permettait  de  pouuoir  difpofer  librement  de 
moy  ,ie  vous  prendroisdés  a  cette  heure  pour 
mon  mary:  Mais  ie  veux  croire  que  voftre 
amitié  eit  telle  que  vous  ne  voudriez  pas,  qu'a- 
yant efté  Imperatncç,ie  vefquiiTe  d'autre  forte5 
6c  tinffe  vn  moindre  rang:peut-efire  que  la  for- 
tune difpofera  de  forte  de  vous  j  que  ie  pour- 
rày  vous  comenter  auec  honneur,  &lors  plai- 
gnez-vous de  moy  fi  l'y  faux. Cependant  viuez 
au ec cette fatis&ct ion  que  ienefi'ouieray  ïa- 
mais perfonne fi  ce  tfcfl  vons&  pour  aiTeuran- 
çedecequcie  vousare,  receuezee  baifer:  & 
lorsioignant  fa  bouche  à  la  mienne,  elle  de- 
meura long  temps  collée  delfus.  Si  cette  affeu- 
rance  me  fut  agréable,  <k  il  ie  receus  ce  ferment 
de  bon  cœur ,  îugez  le  gentil  eftranger3puis  que 
len'auois  ïamais  rien  defiré  auec  tant  de  paf- 
fion.Ieluy  refpondis  donc  de  cette  forte.  Ma 
belle  Princelîe,  ie  reçois  cette  promeiTe  auec 
tant  de  remerciemens,&  d'vne  fi  bonne  volon- 
té qu'en efchange  ieme  donne  entierementjà 
vous,  de  vous  protefte  que  ïamais  ie  ne  contre- 
uiendray  à  cette  donation:  Mais  permettez- 
moyauflldeiurerparcegrand  Dieu  ,  deuant 
lequel  vous  mauez fait  cette  promeiTe,  que  fi 


974  La  II.  partie  d'Astres,1 
ïamais  il  aduient  que  par  voftre  volonté  ou  au- 
trement,  quétyu  vn  vous  poffede  en  qualité  de 
voftre  mary,ie  le  fêray  mourir  auec  la  mafme 
main  que  maintenant  vous  me  tenez  entre  les 
voftres  3  fans  que  vous  en  puiffiez  eftre  offen- 
fée  contre  moy  s  ny  que  vous  diminuiez  l'ami- 
tié que  vous  m'auezpromife.  Elle  alors  s'abou- 
chant  à  mon  oreille  :  le  ne  le  vous  promets  pas 
feulement,  me  dit-elle,  mais  îe  vous  croiray 
pour  traiftre ,  &  deffailly  de  cœur , fi  vous  ne  le 
faites  :& à  ce  mot,  elle  fe  remit  comme  elle 
eftoit3ôq>affames  la  nuid  comme  nous  fanions 
commencée.  Mais  helas.'  le  ne  louïs  pas  long 
temps  du  contentement  d'cftre  feul  auprès 
d'elle5nymonamy  non  plus,  d'eftre  auprès  de 
Placidie,  car  le  lendemain  ce  Tyran  Maxime 
voyant  que  Eudoxe  &  fcs  deux  filles  s'eftoient; 
fauuées,enuoya  de  tous  coltez  pout  nous  attra- 
per^ dépefcha  tant  de  gens  ,  qu'en  fin  nous 
fufmes  rencontrez  &  ramenez  veis  luy  quel- 
que deffenfe  qu'Olymbre  &  moy  puflions 
faire:  qui  après  anoir  efté  bleffez  en  diuers  lieux, 
mais  moy  beaucoup  plus  qu'Olymbre,  fufmes 
en  fin  emportez  vers  ce  Tyran ,  qui  ne  fe  con- 
tentant pas  d'auoir  tué  Valcntinian,&  vfurpé 
l'Empire,voulut  encores  pour  vne  entière  ven- 
geance ,  ou  pluftoft  pour  rafermir  fon  vfurpa- 
tion  5  &  luy  donner  quelque  couleur ,  efpoufer 
la  belle  Eudoxe:  O  Dieux ,  que  ne  fit  elle  point 
pour  s'en  empefeher.'  mais ,  6  Dieux,  que  ne 


Livre    dovziesmé.  975 

rcifentïs-ie  point. 'Peftois  de  force  bîefie  queie 
ne  pouuois  fortir  du  lic~t  3  &  entre  les  coups  que 
jfauois.i'eftois très-  mal  d'vne  ïambe  6c  du  bras 
droit:  Si  bien  que  îe  ne  me  pouuois  aider  ny 
de  l'vn  ny  de  l'autre .  En  fin  le  Tyran  voyant 
qu'Eudoxe  n'y  vouloir  point  confentir  de  fa 
volon té, vfa d'vne lî grande  violence  que  dix 
ou  douze  iours  après  la  mort  de  Valentinian, 
il  contraignit Eudoxed'eftre  fa  femme.Ie  feeus 
ces  nouuelles  par  Olymbre  ,  qui  eftoit  défia 
prefqueguery,ô:quine  bongeoit  le  plus  fou- 
uent  du  cheuet  de  mon  li£t  Et  lors  que  nous  ne 
fçauions  que  mger  de  cette  aclion  3  ô:  que  nous 
eihons  prcfque  en  doute  qu'il  n'y  eufl  ducon- 
fentement  de  cette  Princefle ,  ie  receus  vne  de 
ks  lettres  5  qui  fut  telle. 


LETTRE 

d'Evdoxe    a   V  rsa ce. 

è^Ç  /  Eudoxe  rieft  miferable  3  /'/  ny  en  euftià* 
«^  mais  au  monde  :  le  fuis  en:re  Us  mains  dïvn 
Tjr*n ,  qui  me  force  a  des  iniuftes  nopees.  l'appel- 
le le  Dieu  qui  a  ouy  les  fermens  que  ie  vous  ay 
faits  pour  te  fmoing  que  te  nay  confenty  ny  ne  con- 
fenriray  iamais  à  fa  volonté:  ejr  que  ie  vous  fem- 
me de  lapromefje  que  vous  me  fifles  en  mefms 
temps,  fi  vous  nevouleTque  îe  me  plaigne  autant 
de  v oui, que  vous  &  moy  auons  ioçcapon  de  nous 


$}è       LA    îî.   PARTIE     CASTREE, 

douloir  de  la  fortune ,  qui  m  a  laifé  affez,  de  vie 
purmevoiren!rtUsm*ins  dtceluy  qui  mer x- 

uit  tant  imufhment  des  vofires  ,-  &  ^particu- 
lièrement ien  auray  'de  vous  accu  fer  de  faute 
daff:  ciunjivousne  metenez>mieux  parole  que 
te  ne  la  vous  tiens,  puis  que  le  dejafoe  le  veut 
ai?f. 

Que  neufle-ie  point  entrepris  Ci  la  force  eut 
cfgalé  ma  volonté  r  ou  feulement  fi  mes  blef- 
feuresmereuflent permis /Mais helas  !  i'eftois 
en  eftatquemal-aifémenteufTe  le  peu  faire  mal 
à  autruy  5puis  qu  il  me  fuit  impoflibie  de  m'en 
faire  à  moy-mcfme-,  lors  que  pour  ne  voir  Eu- 
cioxe  poiTedée  par  ce  Tyrannie  voulus  me  met- 
tre le  fer  dans  l'eftcmach.  Et  peut  eftre  enfin 
i'y  farte paruenu  fans  mon  cher  Olymbre ,  qui 
plus  foigneux  de  moy ,  que  îe  ne  vous  fçaurois 
dire,  s'en  prenant  garde,  moftoic  toute  forte 
de  moyen  demepouuoiroffenfer.  Etpuisme 
reprefentoit  tant  de  raifons  pour  mediuertir 
de  mon  deileinqu'en  fin  il  me  retint  en  vie,iuk 
eues  à  ce  que  huidou  dix  îours  après  ces  iniu- 
(tes  nopces,ie  vis  entrer  dans  ma  chambre,  la 
%e&  belle  Eudoxe:  Elle  auoic  obtenu  cette 
penr  ifîlon  de  Maxime  3  luy  difant  qu'il  eftoic 
bien  raifonnable  qu'elle  me  veid  en  mon  mal, 
puis  que  pour  la  défendre  ,  l'auois  cfté  bleiîé  de 
cette  forte-  luy  qui  la  vouloit  gaigner  par  la 
douceur,  ?il  luy  eftoic  poflîble3&qui  n'auoit 


Livre  dovziesme.1  S77? 
poin  t  de  foupçon  de  moy^tant  nous  auions  vé- 
cu diferetemêt  par  le  paffé,  &  cane  Ifidoreauoic 
efté  diferete  ôc  fidelle  à  fa  maiftreffe.  Elle  vient 
donc  me  voir*  cV  feignant  qu'il  ne  falloit  pas- 
que  beaucoup  de  peribnnes  entraflent  dans 
ma  chambre ,  elle  laiffa  toute  fa  fuitte  dans  vne 
antichambre5&:nemena  auec  elle  quePlacidie 
la  petite  Princeife ,  fçachant  bien  qu'Oly  mbre 
i'encretiendroit  èi  l'empefcneroit  de  prendre 
garde  à  ce  que  nous  dirions  :  Elle  s'approche 
donc  de  mon  lift,  &  s'afllt  au  cheuet,  &:  chacun 
s'eftant  retiré,  elle  voulut  parler:  mais  elle  de- 
meura long  temps  fans  le  pouuoir  faire.  En  fin 
voyant  que  les  larmes  méfortoïent  des  yeux, 
&:  que  ic  ne  pouuois  proférer  vne  parole,  tour- 
nant fa  chaire  contre  le  iour,  parce  qu'elle  n'a- 
uoit  voulu  palier  dans  la  ruelle,  elle  fe  couurit 
&  par  fon  ombre  me  cacha  prefque  entière- 
ment ,  de  peur  que  ceux  qui  me  feruoient,  ne 
puilenc  remarquer nofhre  defplaifir.  Nousde- 
meurafmes  encor  quelque  temps  de  cette  forte 
fans  dire  mot  .Mais  ayant  repris  vn  peudere- 
folution ,  îe  lu  y  dis  en  fin  ces  paroles.  A  ce  que 
ie  vois,Madame,  il  n'y  a  perfonne  qui  ait  perdu 
en  cette  fortune,  que  Valentinian,  &  Vrface. 
Luy  fe  voyant  rauir  la  vie,  fon  Empire  &  fa 
femme:  &moy,les  bonnes  grâces  dEudoxe. 
Mais  combien  eftplus  douce  la  perte  qu  il  a  fai- 
te, puis  que  mourant  1!  a  perdu  tout  le  reiTeru!- 


§j%  LaII.Partie  dAstree, 
ment  de  fon  mal ,  au  lieu  que  la  vie  m'eft  feule- 
ment demeurée  pour  refientir  mieux  le  mien, 
&  pour  me  pouuoir  dire  le  plus  malheureux  de 
tous  les  hommes  qui  viuent  :  Elle  me  refpon- 
dit,premierementauec  des  larmes  qu'elle  ne 
peut  retenir ,  &  puis  auec  telles  paroles.  Vous 
aufli  3  mon  Cheualier ,  vous- vous  aidez  a  me 
donner  delà  douleur,  &  au  lieu  de  foulager ,  & 
de  plaindre  mon  mal,  youf  l'augmentez  paf 
vos  reproches.  Et  bien,  puis  que  vous  en  auez 
le  courage,  l'aduoùe  que  ie  mérite  d'eltre  trait- 
tee  de  cette  forte  3  &  que  le  Ciel  ny  vous,  ne 
fçaunez  augmenter  nies  ennuis:  car  tout  ce  qui 
me  refle  a  fouffnr,  qui  neft  plus  que  la  perte  de 
ma  vie,  ne  me  peut  eiïre  que  foulagement,puis 
que  ie  cognois  qu  Vrface  ne  m'aime  plus.  O 
Dieu,  m'efcriay-ietant  haut  que  ie  pus .'  tranf. 
porté  del'offcnce  que  ces  paroles  me  faifoient, 
êefus  bien  many  de  m'eftre  eferié  il  haut ,  car 
deux  ou  trois  perfonnes  accoururent  pour  fça- 
uoirqueievoulois,  aufquels  ie  rcfpondis  que 
ccftoitvnefiancement  que  l'auois  fenty  en  la 
bleiTcure  de  mon  bras ,  ôc  que  cela  efroit  paifé; 
ils  m  erefpôdirentqu  il  ne  falloir  point  remuer, 
de  peur  doîFenferlenerf,quieitoitvlipeuof- 
fenfé&lorss'eftans  retirez  ic  repris  ainfi  la  pa- 
role.Comment;Madame,Vrface  ne  vous  aime 
plus?  vous  le  pouuez  dire  fans  rougir,  &  vous 
ne  craignez  point  que  le  Ciel  vous  punifle  de 
l'outrage  que  vous  me  faictes  l  Vrface  ne  vous 

aime 


Livre  dovziesme.  579 

âirrie  plus^MadamePSc  depuis  quand  auez  vous 
recogneu  ce  changement  en  luyrEiè-ce  deuanC 
que  Vâlentinianibit  mort  :*  vousm'auez  uent 
le  contraire,  &  vos  lettres  en  ferôt  foy  en  teires 
&  lame  delafage  Ifidoreaux  Cieux-Efr  ce  de- 
puis fa  mort?  les  promeJes  que  vous  m  auez 
faites ,  dont  vous  auez  eu  lî  peu  de  riremoirc:& 
celles  que  vous  auez  re  ceues  de  moy  (ddqucl- 
les  ie  me  fouuiendray  bien  mieux  que  vous) 
vous  reprocheront  que  cela  n'eft  pas.  Mais  ce 
fera peut-eftfe depuis  l'outrage  que  vous  ma- 
tiez fait  ,  en  vous  donnant  à  ce  cruel  Tyran.  S'il 
cft  ainiî  3  ça  donc  efté  pour  auoir  veu  que  faye 
peu  viure  ,  après  auoir  receu  ctevous  vile  fi  gra- 
de offence  :  mais  de  cela  vous  en  deuez  acculer 
Oly m  bre.  qui  m'en  a  ofté  tous  les  moyens  3  & 
qui  m'a  fait  entendre  que  vous  le  vouliez  &  me 
le  commandiez  ainfi.Que  fi  la  vie  qui  m'eit  de- 
meurée, vous  a  donné  cette  créance  ,ie  la  vous 
feray  perdre,  aufli-tcft  que  ie  feray  en  efrat  de 
recouurervn  fer  pour  me  le  planter  au  cœur: 
Car  auffi  bien  le  veux  -  ie  punir,  cet  inconfide- 
ié  qu'il  cft,  de  vous  auoir  aimée  ,  &  d'auoiref- 
peré  que  vous  l'aimeriez  auffi  conftammenc 
queiuy.  Et  fi  vous  me  voulez  rendre  quelque 
preuue,  non  ras  d'amitié:  (carie n'en  cfpere 
plus  de  la  femme  de  Maxime  )  mais  de  com- 
paffi on  feu  I  emen  t .  E  t  qu  lie c om pa fi  1  on  dois- 
ieattendre  de  la  femme  d'vn  Tyran  ?  quelque 
recognoi (Tance  donc  de  n'eftre  pas  entierc- 
z.  Parc>  Qq q 


980  La  II.  partie  d'Astre  Ëy 
nient  ingrate,  donnez- moy  vous-mefme  le 
fer  ,  que  îe  ne  puis  iï  promptement  recouurer, 
afin  que  ie  vous  faiîe  voir  que  c'eft  la  force ,  non 
la  volonté  qui  me  retient  en  vie  ,  après  vn  fi 
grand  outrage  Elle  alors  vaincue  de  ces  paro- 
les, &:  ne  pouuant  fupporter  queie  les  conti- 
nuante 3  Rapprochant  dauantage  de  moy,  me 
refpondit  de  cette  forte-  Quand  vous  auez  dit7 
qu'il  n'y  auoit  que  Vaientinian,&  vous  qui  euf- 
fîez  perdu  en  cette miferable  fortune  , fay  creu 
quenememettantpoint  du  nombre,  vousne 
m'aimiez  plus,puis  que  ie  fuis  celle  qui  y  ay  fait 
la  plus  grande  perte  :  n'ayant  pas  feulement 
eux  prméedelaperfonne,  ôc  de  la  vie  de  mon 
mary,  maisdemoy-mefme,  qui  me  vois  en  la 
poiTefiion  de  celuy ,  que  ie  hay  plus  que  toutes? 
les  chofes  du  monde,qui  fe  doiuent  le  plus  haïr. 
Oyant  maintenant  le  contraire  par  vos  paroles, 
&  fçachant  bien  que  vous  auez  touiîours  efté 
très- véritable,  ie  change  d'opinion,  &  ne  me 
dis  plus  fi  miferable,  puis  que  ie  fçay  que  vous 
m'aimez  encores.  le  vous  en  dirois  dauantagc,fï 
ie  ne  cnugnois  que  l'on  prit  garde  à  nos  dit- 
cours,  8c  feuiement  levons  veux  coniurer  par 
l'amitié  que  vous  me  portez,  de  croire  que 
comme  vous  euftes  demeuré  par  force  en  vie, 
que  de  mefme,c'eit  en  ddpit  de  moy,que  ie  vis 
auprès  de  Maxime.que  ie  ne  tiens  non  plus  que 
vous  faites  pour  Empereur:  mais  pour  le  plus 
cruel  Tyran,  qui  fut  ïamais  en  Rome.  Et  fi  le 


Livre    dovzîesme.'  ^ 

dcfir  de  vengeance  &  celuy  de  vouspouuoir 
rendre  vn  iour  content  de  moy,ne  meretenoit 
envie,  (oyez  certain  que  dés  1  heure  que  pour 
madefrence  ie  vous  vis  iî  cruellement  bleiTer 
deuant  mes  yeux,  &  plus  encores  depuis-  Ja  for- 
ce qui  ma  efté  faite  ,  ie  ferois  fans  doute  dans  le 
tombeau:  Mais  le  Ciel  qui  eft  iufte3me  promet 
queie  verray  la  vengeance  du  fangde  Valenti- 
»Uli^  &  de  l'outrage  qui  a  efté  faite  à  Vrface  & 
à  cette  mifèrableEudoxe.  Cependant  contrai- 
gnez vous,  mon  Cheualier3  &  vous  guerifTez,- 
car  il  n'y  a  que  ce  feui  moyen  pour  paruemr  a 
ce  que  nous  prétendons.  Vousfçaurois-ie  dire 
^uel  foulagement  fut  celuy  que  ie  receus  par 
cette  déclaration  ?  Il  fut  tel  que  me  refoluant 
de guenr  pour  faire  promptement  cette  ven- 
geance, ilmefembloit  que  ie  n'auois  plus  de 
mal  :  pour  ce  coup  elle  ne  m  en  voulut  d;reda- 
uantage,eftant  contrainte  de  s'en  aller ,  pour  ne 
faire.foupçonnerno/tre  deflein.  Mais  deux  ou 
trois  îours  après  qu'elle  me  vint  reuoir,  dk  me 
fit  entendre  que  Maxime  auoit  tué  Valenti- 
nian,&  que  ç  auoit  cfté  pour  l'efpoufer,  à  ce 
que  luyen  auoit  dit  luy-mefme:  dont  elle  eftoic 
fi  oftenece,  qu'elle  eftoic  refoluë  de  le  faire 
mourir  par  quelque  voye  qu'elle  peuft  rencon- 
trer. Il  faut ,  luy  dis -je ,  ma  Princeffe ,  que  vous 
ne  fafliez  rien  imprudemment ,  parce  que  fi 
vous  failliez  voftre  entrepnfe  vne fois5il  ne  faut 
plus  que  vous  efperiez  de  l'exécuter,  outre  le 


982,      La  IL  partie   d'AstmeJ 
danger  en  quoy  vous  vous  mettriez  ,  &  pui^ 
vous  me  tenez  vn  trop  grand  outrage,  fiautre 
que  moy  mettoit  la  main  dans  le  fang  de  ecluy 
qui  eft  parricide  de  mon  Seigneur  i  &  qui  par 
violence  vous  a  rauie.  Mais  voicy  ce  que  îe  m- 
ge  à  propos.    Valentinian  ,  quelque  temps 
auant   qu'Attila  tourna  Tes    armes     contre 
l'Italie ,  auoit  fait  la  paix  auec  Genfcric  Roy  des 
Vandales, 6c luy  laiita  l'Afrique,  à  condition 
qu'il  fut  fonamy,  8c  confédéré.  Ce  Barbare 
a  toufiours  depuis  fait  paroiftre  qu'il  aimoit 
l'Empereur,  &:  ne  s'eft  voulu  allier  auec  fes 
ennemis,  faites  luyfrauoir  la  mefehancetéde 
Maxime ,  le  meurtre  de  Valentinian ,  l'vfurpa- 
tion  de  l'Empire,  la  force  qu'il  vous  a  faite, 
&  te  fommez  de  l'amitié  qu'il  a  promife  à  l'Em- 
pereur 3  par  laquelle  l'Afrique  elt  Tienne  ,  &  ne 
cloutez  point  qu'il  ne  ne  vous  fecoure:  caren- 
cores qu'il  foit  Barbare,  fi  elt- il  generevx^&r 
telles  nations  font  plus  d'eftat  de  conferuer 
l'amitié  aux  morts,  que  non  pas  à  leurs  amis 
viuants,  leur  femblant  qu'il  ny  a  rien  qui  les 
y  porte ny  conuie,que  la  libre  volonté  qu'ils 
ont  de  maintenir  leur  promeffe.  Et  toutesfois, 
afin  que  vous  ne  foyez  pas  deceuë  en  luy ,  tous 
ces  Barbares  font  auares  de  leur  naturel:  of- 
frez luy  l'Empire,  &  afin  qu'il  l'entreprenne 
de  meilleure   volonté ,  &  auec  plus  d'afleu- 
rance ,  faites  luy  entendre  lesmoyens  que  vous 
auez  de  luy  donner  l'Italie*  &  combien  vous 


Livre    dovziesmî.1  9S3 

y  auez  de  feruiteurs ,  qui  vous  font  rcftez  enco- 
re s  après  le  parricide  commis  en  la  perfonne 
de  l'Empereur  &  quoy  qu'il  foitbiefl  fafcheux 
devoir  vn  Barbare  eftre  Seigneur  de  l'Italie, 
iï  ef t -  ce  qu'il  vaut  mieux  que  cela  (bit,  que 
demeurer  fans  vengeance ,  &  mefmeque  Gcn- 
fertc  eftoit  amy  de  Valentinian  ,  &c  l'eit  de 
Marcian.    Eudoxe  ayant  quelque  temps  con- 
fideréeequeie  luy  difois  9  me  refpondit  que 
toute  la  doute  quelle  faifoit  en  cet  affaire, 
c'eftoitdetraitter  auec  le  Vandale  fi  fecrette- 
ment ,  &  promptement  qu'elle  le  peut  voir 
pluftoft  en  Italie  que  Ton  ne  feeut  qu  il  y  vint: 
&c  qu  elle  ne  fçauroit ,  veu  l'eftat  où  l'eftois, 
qui  pourroit  eftre  capable  de  faire  ce  voyage, 
que  de  retarder,  elle  aimoit  autant  mourir 
pour  l'infupportable  regret  quelle  auoit  de 
coucher  auprès  de  ceTyran  ;  que  pour  quelque 
temps  elle  s'en  exempteroit  ,  feignant  d'eftre 
malade  :  mais  qu'à  la  longue  cela  ne  pouuoit 
eftre.  Ieluyconfeillay  de  continuer  cette  fein- 
te^ que  pour  tromper  les  yeux  de  ceux  qui 
regard  roient  fon  vifage,  elle  vfaft  de  la  fu- 
mée de  foulfre  tous  les  matins,  la  receuant  & 
au  vifage  &  aux  mains,  mais  qu'au  commen- 
cement ce  fut  fort  peu,afin  qu'on  ne  s'eftonnaft 
de  la  voirfi-toft  changée ,  que  cette  fumée  luy 
rendroit  le  teint  fi  differét  de  ce  qu'elle  l'audit, 
qu'il  n'y  auroit  perfonne  qui  creut  fa  maladie 
très-grande.  Que  pour  aller  en  Afrique  mon 

Q^qiij 


$H     La  II.  Partie    d'AstrieJ 
maTlierf  m'en  empcfchoit  pour  lors,  outre 
que  iauois  Eut  vœu  de  ne  fortir  jamais  d'Italie, 
que îe  n'euife  fait  mourir  le  Tyranmais  qu'elle 
fe  pouuoit fier  démon  cherÔiymbre,  &  eue 
ie  laffoinois  qu'il  ne  faiih'roit  «mais  à  chofe 
quelle luy commandai! ,  cYqueieluv  refpon- 
dois  de  fonaffedion ,  de  fa  fidélité ,  &  de  Û  ca- 
pacité. Elleqmn'auoitdcfirfemblable  que  de 
fe  venger,  &  fortir  des  mains  de  ce  Tyran, 
.s'en  remit  entièrement  a  moy ,  &  me  pria  de 
faire  cette  dépefehe.    le  le  fis  ,'siluandrc,  & 
Oiymbre  s  y  monftra  fi  fiige;&  fi  diligent  qu'e- 
fiant  arnué  à  Cartilage  en  moins  de  quinze 
iours  ;  il  diipoia  de  forte  Genfenc,  fut  à  la  ven- 
geance, fut  al  Vfurpation,  &  au  pillage  de  Ro- 
me, que  deux  mois  après  le  Roy  Vandale  print 
terre  en  Italie,  auec  trois  cens  mille  combat- 
tans  qu'il  auoit  ramafsé  des  Afriquains ,  des 
Mores  ou  des  Vandales,  dont  toute  la  ville  fut 
de  forte  eirroyée,  &  toute  laProuince,  que  cha- 
cun ruyoït  dans  les  montagnes,  &  dansles  bois 
&  rochers  :&  parce  que  nous  le  foliotions  de 
venir  droit  a  Rome  pour  prendre  le  Tyran  , 
il  feliafia  tant  qu'il  pût,  fois  s'amufer  à  point 
de  villes  Je  long  de  fen  chemin:  dequoy  Ma- 
xime prit  vne  telle  faveur,  que  fans  faire  aucu- 
ne refifiance,  il  permit  a  chacun  de  fe  retirer 
dans  les  montagnes  &  lieux  plus  cachez,  & 
luy  mefme  s'en  voulut  fuyr  comme  les  autres, 
l'efiojsguery  en  ce  temps-la,  &  ne  me  refifen- 


Liv^E    dovziesme]  985- 

toisplus  de  mes  blefleures,  &  n'euft  elle  que 
labelleEudoxeme  défendit  de  ne  point  exé- 
cuter mon  deiTein ,  que  le  Vandale  ne  fut  près 
de  Rome,afin  d'eftre  plus  affairé  :  il  n'y  a  point 
■de  difficulté  que  i  euffe  défia  mis  la  main  lut  le 
Tyran.  Et  à  ce  coup  voyant  qu'au  lieu  de  dé- 
fendre l'eftat  qu'il  auoit  vfurpé  ,  il  le  laiflbit  en 
proye  à  ces  Barbares ,  i'eus  peur  qu'il  ne  fe  fait- 
«aft ,  &  que  Genferic  ayant  quitté  l'Italie ,  il  ne 
reuint  encoresen.  fa  tyrannie.  Cela  fut  caufe 
queieme  mis  après  îuy,  auec  quelques -vns 
de  mes  amis  5  &  l'atteignis  fur  le  bord  du  Ti- 
bre, ainfi  qu'il  remontoit  à  cheual  après  auoir 
repeu ,  pour  faire  vne  grande  traitte^  &  fe  iet- 
ter  dans  les  montagnes:  encores  que  ceux  qui 
venoient  auec  moy  fufTent  haraflez  du  che- 
min que  nous  allions  des  ja  fait ,  &  d'vn  nom- 
bre beaucoup  plus  petit  5  fi  fis-ie  refolution  de 
le  charger  ,&  de  ne  le  laiiïer  point  pafTer  plus 
outre  :  le  le  deffie  donc  fur  la  mefehanceté 
qu'il  auoit  faite ,  en  la  mort  de  l'Empereur  3-  en 
l'vfurpation  de  l'Italie,  &  en  la  force  com  m  iCc 
contre  la  belle  Eudoxe  ;  de  parce  qu'il  fe  fentoit 
coulpable  &:delVn  &  de  l'autre  ,  il  refufa  de 
venir  aux  mains  auec  moy ,  &  voulut  prendre 
la  fuitte,  dont  les  fiens  mefmes  furent  tant  ani- 
mez, que  fe  ioignant  prefque  tous  auec  mes 
amis,  ils  coururent  après,  &  de  fortune  mon 
cheual  allant  plus  vifte  que  les  autres,  ie  l'attei- 
gnis le  premier,^  luy  donnay  vn  fi  grand  coup 

Qc[q  iiîj 


î%6  La  IL  ?  a  k  t  i  e  d'A  stree'; 
fur  la  tefte,  quefufl:  de  peur  ou  autrement,  il  fç 
laiffa  choir  en  terre,  où  incontinent  ceux  qui 
yenoient  après  moy^cheuercnt  de  le  tuer3tant 
chacun  eitoit  animé  contre  fa  perfidie  3  &  con- 
tre fonpeu  décourage.  Ainfi  finit  ce  Tyran, 
tant  hay  des  fiens ,  que  quand  il  fut  mort  ils 
le  mirent  en  pièces  5  &  les  îetterent  dans  la 
riuiere,  comme  s'ils  cuiTent  voulu  effacer  fon 
offencc  de  cette  forte  :  mais  toute  l'eau  du 
Tybreneuft  fceu  lauer  la  moindre  de  celles 
qu'il  auoit  commifes,  fut  contre  l'Empereur, 
fat  contre  la  belle  Eudoxe  3  ou  contre  tout 
bflat 

Or  ie  vous  ay  raconté  iufques  icy  de  mifera- 
bles  accidens  pour  la  belle  Eudoxe,  &  pour 
moy  :  Mais  ceux  que  i  ay  maintenant  a  vous 
dire,  font  bien  encore  plus  fafcheux.  Car  helasi 
ce  font  ceux  qui  mont  réduit  en  feftat  où  vous 
m'auez  veu ,  lors  que  le  Ciel  tant  inopinément 
vous  a  fait  arriuer  pour  me  fauuer  la  vie ,  àc 
quoy  que  ie  n'y  efpere  remède  quelconque, 
que  celuy  que  vous  m'auez  empefché ,  ie  yeux 
dire  la  mort,fi  ne  laiiTeray-ie  de  continuer  pour 
fatisfaire  à  la  prière  que  vous  m'auez  faite. 

Voila  donc  Genferic  arriué  dans  la  ville  3  il  y 
entra  fans  trouuer  refiftance,  &:  fans  qu'vnc 
feule  porte  fetrouuaft  fermée.  Eudoxe  le  re- 
çoit ,  l'appellantdu  nom  d'Augufte,  &  luy  dit, 
quel'Empire  luy  doit  fa  liberté.  Bref,  luy  rend 
tous  les  honneurs,  &lesremeramensquiluy 


Livre    dovziesme!  987 

font  poflîbles  :  mais  ce  courage  barbare  au  lieu 
de  s'amolir  par  ces  faueurs,  fe  rend  plus  alticr 
&infupporable.  D'amy  il  deuint  ennemy,&:  fe 
porte  non  pas  comme  vn  Prince  appelle  pour 
iecourir  vne  PnnceiTe  affligée,  mais  comme  vn 
conquérant  qui  a  foufmis  par  armes,  &  après 
yne  longue  guerre  vne  prouioce  ennemie.  Il 
donne  donc  la  ville  en  pillage ,  &  fans  pardon- 
ner non  plus  aux  chofes  faccées  qu'aux  propha- 
nes  ,  il  defpoiiille  les  temples  de  leurs  vafes ,  de 
leurs  threfors,  &  desraretez  dont  la  deuotion 
du  peuple,  ôc  des  Empereurs  Romains  les  auoic 
enrichis  par  tant  de  ficelés.  1 1  après  que  cette 
confufïon  eut  duré  1  v  iours,  il  courut  vne  partie 
de  l'Italie  ,  &  vintiufques  àParchenopéjOÙ  tou- 
tesfois  il  n  e  fît  que  perdre  fon  temps,  8e  gafter  le 
plat  pays:  ôc  fe  voyant  outré,  s'il  faut  dire  ainfi, 
de  forte  de  defpoùilie  il  s'en  retourna  en  Afri- 
que,ayant  chargé  les  vaiffeaux  de  tout  ce  qu'il 
auoit  trouué  de  rare  dans  la  ville  :  Mais  helas  !  ne 
fe  contentant  pas  des chofes inanimées,  il  rauit 
encores  les  perfonnes  qu'il  iugea  luy  pouuoir 
cft/e  vtiles,  &  entre  les  autres,  ô  Dieux!  il  em- 
mena la  belle  Eudoxe  &  fes  deux  filles  Eudoxe  , 
&  Placjdic  :  I'eiiois  pour  lors  près  de  cette  Prin- 
ceffe  defolée ,  quand  il  luy  manda  quelle  fe  tint 
pre/te  pour  partir  trois  iours  après  :  Elle  tomba 
euanoiïye ,  &:  peu  s'en  fallut  qu'elle  ne  perdit  la 
vie,  &  pleuii  à  Dieu  qu'elle  &  moy  fufiions 
morts  a  l'heure,  pour  le  moins  elle  n'aurok 


$>£8  LaïI.  Partie  d'Astree,' 
point  efté  captiue  ,  &  ne  ferois  pas  demeuré 
en  Italie,  lors  que  l'on  l'emmena  en  Afrique. 
O  Dieux  ,  comment  puis-ie  me  reiTouucnir 
de  cet  accident  fans  mounr  i  le  fors  de  Ro- 
me auecquclques-vns  de  mes  amis,  fans  dire 
à  perfonne  mon  defTein  ,  nom  pas  mefme  a 
mon  cher  Olymbre,  à  qui  îe  ne  pus  parler 
en  partant,  parce  qiùi  eftoit  auprès  de  G^n- 
feric,qui  l'auoit  pris  en  amitié  depuis  fon  voya- 
ge d'Afrique  ,&  par  le  commandement  d'Eu- 
doxeilne  bougeoit  guère  d'auprès  de  luy  ;  afin 
deconferuer  la  ville  le  plus  qu'il  luy  eftoit  poffi- 
ble  ,  d'autant  qu'a  (a  requelle  il  faifoit  plu- 
fleurs  grâces  à  diuerfes  perfonnes.  Tenuoyay 
depuis  vers  luy ,  afin  qu'il  aifeurait  Eudoxe  que 
ie  la  fortirois  des  mains  de  ces  B.irb.ires ,  ou 
iemourroisenlapeine.  Elle  qui  auoitvn  îuge- 
ment  fort  fain  ,  cognuil:  bien  que  mon  entre- 
prife  eftoit  impofTible,  pour  le  grand  nombre 
defoldats  que  Genfenc  auoitamené,  qui  paf- 
foient  trois  cents  mille  hommes  :  &  fi  elle  euft 
iceu  en  quel  lieu  Teitois ,  c  efr  fans  doute  qu  el- 
le m'euii:  défendu  d'exécuter  ce  deiTein:  mais 
pour  n'eftre  furpris  des  Vandales ,  le  ne  demeu- 
rois  iamais  vnc  nuicl  entière  en  vn  lieu.  le  r  a- 
niaiTay  enuiron  mille  cheuaux  ,  &  fifeurTeeu 
plus  de  loifir,  peut-eftre  euffe-ie  fait  vne  telle 
armée  que  ces  Barbares  ne  s  en  fuiTent  pas  tous 
allez  en  Afrique  fi  chargez  de  nos  defpouilles, 
fans  pour  le  moins  efprouuer  combien  pèlent 


Livre  dovziesmî.  9%9 
les  coups  des  foldats  Romains.  Mais  ie  n'eus 
que  huict  ioursdeloifir,  &  toutesfois  ne  poll- 
uant fouffrir  que  Ton  emmenait  Eudoxe,iere- 
folus  de  combattre  vne  fi  grande  &  efpouuan- 
tablc  armée  3  auec  vne  fi  petite  trouppe,  faifant 
mon  conte  que  ie  mourrois  les  armes  en  la 
main,  pour  vn  fuiet  fi  honorable,  que- Ja- 
mais ma  vie  ne  fçauroit  eftre  mieux  employée. 
Il  aduin  t  toutesfois  autrement5car  rne  fiant  em- 
kifché  dans  vn  bois  qui  eft  fur  le  chemin  d'Ho- 
flic,  ievispaffer  vne  partie  de  l'armée  en  aiTez 
mauuais  ordre .,  mais  d'autant  que  îene  voulois 
qu'Eudoxe  ,  l'attendis  mfques  a  ce  que  ie  vis 
venir  quelques  chariots; dans lefquels  fapper- 
ceus  des  Dames,  &  penfant  que  ce  Rident  cel- 
les que  ie  demandois ,  ie  donnay  courage  à  ceux 
quieftoient  auprès  de  moy ,  les  affeurantque 
lauois  vne  grande  intelligence  dans  l'armée 
des  ennemis  par  le  moyen  d'Oiymbre,  duquel 
ilsfçauoient  la  faucur,&:que  nous  ferions  au- 
îourd'huy  vn  ade  digne  du  nom  Romain.  A  ce 
mot  pouffant  mo  cheual,&  eux  me  fuiuas  d'vn 
grand  courage,  nous  chargeons  ces  chariots ,  à 
la  garde  defquels  il  y  auoit  plus  de  dix  milleBar- 
bares:ie  ne  vous  raconteray  pas  par  le  menu  de 
quelle  forte  cette  charge  fuit  faite  ,  car  cela 
n'importe  de  rien.  Tant  y  a  que  nous  les  desfi- 
nies, &  que  fi  nidoxe  euft  eflé  où  ie  penfois 
qu'elle  fuit,  c'eft  fans  doute  que  ie  la  deliurois 
des  mains  de  ces  Barbares-.mais  le  malheur  vou- 


ççO        L  A  1 1.   P  A  R.  TI  E   D'A  STREE, 

lut,  quelle  eftoit  encore  derrière  ,  &  que  les 
Dames  que  l'auois  vcucs,  eftoient  de  celles  qui 
eftantpnfes  &rdans  iaviile&parla  campagne, 
eftoienc  emmenées  auec  le  refte  du  butin  en  A- 
frique.O  Dieux  3quel  regret  fut  le  mien  quand 
ie  vis  mon  entreprife  faillie  !  &  que  l'auois  toute 
i'armée  fur  les  bras  ;  car  ace  tumulte  l'auantgar- 
de  recula,  &  l'arrieregarde  s'auancanc,  feioi- 
gmt  prefque  au  gros  de  la  bataille  qui  neftoit 
pas  encores  pa(Tée,de  forte  que  ie  fus  enuiron- 
né  de  tous  collez  d'vn  iî  grand  nombre  d'enne- 
mis, que  nous  fufmes  tous  desfaits,  Quelques- 
vns  fe  fauuerent,mais  la  plus  grade  partie  y  de- 
meura: quant  à  moy  ie  demeuray  parmy  les 
morts,  &  fus  defpoiiillé  comme  tel,  &  cela  fut 
caufe  de  mon  bien:  C  ar  mes  habits  eftans  portez 
par  vn  foldat ,  Eudoxe  les  recognut,  &  les  mon- 
trant à  Olymbre  qui  ne  l'abandonnoit  point, 
tout  ce  quelle  pût  dire  cefut,Vrface  en  fin  a 
trouué  le  repos  que  la  fortune  luyatoufiours 
refufé.    ït  a  ce  mots'cfuanoùit  dans  lalictiere 
où  elle  cftoic.  Olymbre  courant  après  celuy  qui 
portoit  mes  habits,  s'en quift  de  luy  où  il  les  a- 
uoit  pris ,  &  luy  ayant  dit  l'endroit ,  il  partit  in- 
continent ,  &  chercha  tant  qu'il  me  trouua. 
Quels  furent  les  regrets  que  fon  amitié  luy  fift 
faire  ?  Il  n'y  a  perfonne  qui  les  puiffc  redire.Tâc 
y  a  qu'ayant  eu  permifîion  du  Vandale  de  me 
rendre  les  derniers  deuoirs ,  il  s'en  reuint  à  Ro- 
me où  il  me  fit  rapporter ,  n'ayant  ofé  affeurer 


Livre   dovziesme!  95^ 

ma  mort  à  la  belle  Eudoxe,  quitoutesfois  ne 
luy  fut  cachée  par  Géferic3à  ce  que  depuis  nous 
auonsfeeu.  Tantyaqueme  faifanc  porter  fur 
des  brancards3  ie  ne  fçay  fi  ce  fut  que  le  marcher 
descheuaux,quiparlcbranlementefmeutmes 
fentimens3ou  qu'eflant  couuerts  de  quelques 
habits  3  la  chaleur  qui  n'eftoit  point  encor 
efteinte  du  tout  en  moy,  reprit  force  peu  a  peu, 
tant  y  a  que  ie  donnayfignede  vie.Olymbrc 
qui  auoit  continuellement  l'œil  fur  moy  3  s'en 
prit  garde  incontinent  ,&;  plein  d'vne  îoye  in- 
croyable ,  me  fit  mettre  dans  la  première  mai- 
fon  qu'il  rencontra;  ou  il  me  feeourut  de  forte  3 
qu'en  fin  ie  rcuins  de  ce  long  efuanouyflc- 
ment.  Vous  pourrez  mieux  feaucir  de  luy5rmy 
Syiuandre,  que  ie  ne  vous  fçaurois  dire  3  quel 
extrême  contentement  fut  le  iîen ,  quand  après 
mauoir  pleuré  mort ,  il  me  reu.t  en  vie.  Ceux 
qui  ie  virent  en  cet  eftat;  iugerent  bien  que  fa 
vie  ne  luy  efioit  pas  plus  chère  que  la  mienne: 
&  toutesfois  nous  eu  fiions  elle  &:  l'vn  àc  l'au- 
tre beaucoup  plus  heureux  fi  mes  fours  eufTenc 
efté  finis  en  cette  rencontre ,  car  ie  n'eufle  point 
eu  les  defplaifirs  que  l'abfence  &ie  rauifTement 
d'F.udoxe  m'ont  depuis  rapportez,  &  Olymbre 
ne  feroit  point  feparé  de  fa  chère  Placidie,  ny 
Eudoxe  abandonnée  d'Oîymbre,  duquel  elle 
cuftreceu  plufieurs  feruiecs  en  cette  occafiom 
fans  cette  vie  mifemble  qui  ne  m'jft  reftée  que 
pour  yn  plus  grand  malheur.    Cette  confide- 


'9?X  LaII.  PARTIE    d'AsT'KEF3 

ration  fut  celle  qui  me  fitreibudre  à  la  mort, 
aufiî-toft  que  ie  iceus  que  ce  perfide  Gen- 
fencl'auoit  emmenée  auec  fes  deux  filles  :  Mais 
l'extrême  foin  que  mon  amy  auoit  de  moy, 
m'empefcha  d'exécuter  ce  généreux  defTein,  tât 
que  mesplayesme  retindrent  dans  lehét  Ce 
qui  fut  caufe  quauflî-tôil  que  ie  fus  guery  ,& 
que  ie  pus  monter  à  cheual,ieme  deirobay  le 
plus  fecrettement  de  luy  qu'il  me  fut  poffiblej 
&  prenant  le  chemin  de  Tofcane,  ie  me  cachay 
dans  les  montagnes  de  l'Apennin  3faifantdet 
feind'y  mounr3afaute  de  manger,  ou  d'autre 
incommodité  :  ne  voulant  refpandre  mon  fang 
pour  n  offenfer  le  grand  Dieu  qui  punit  les 
homicides:  Mais  lors  que  la  longueur  de  ce  def- 
fein  me  fit  refoudre  à  vne  plus  prompte  mort, 
&que  perdant  toute  force  de  considération  du 
du  Ciel  3  ieme  voulois  ouurir  le  cœur  auec  vn 
glaiue,  mô  cher  Olymbre  furuint  qui  m'arrefla 
le  bras,  &meredonnala  vie  pour  vne  féconde 
fois.Et  lors  que  ie  m'en  opiniafïrois,  &  m'efFor- 
çois  d'effectuer  cette  dernière  refolution,  il  fur- 
nintvnieune homme,  quiparfa  beauté&par 
fa  fageiTe  <  nous  fift  croire  qu'arnuant  fi  à  pro- 
pos 3  c'eftoit  vn  meffager  du  grand  Dieu  qui 
cftoit  enuoyé  pour  me  diuertir  de  ce  deffein. 
I'aduoué  qu'au  commencement  ie  le  crûs,  àc 
que  me  rendant  du  tout  obeïffant  à  fes  paroles, 
ie  perdis  pour  lors  cette  volonté  de  me  faire 
mourir,  efperantreceuoir  de  luy  quelque  tre=- 


LlVKE      DOVZIESME.  99^ 

grand  &  incroyable  fecour s  >&que  deceu  de 
cette  forte,  nous  nous  reurafmes  tous  trois  en 
lapins  proche  ville  pour  panfer  Oiymbre  dV- 
ne  grande  bleiïeure  queieluy  auois  faite  en  la 
main,  quand  il  me  voulut  olter  le  fer  duquel  le 
mevouiois  tuer. 

Mais  quand  ie  fceus  que  ce  ieune  hom- 
me eiloitScguficn  comme  vous,&  qu'il  eftoic 
arnué  au  lieu  ou  l'eftois  par  hazard,  l'aduoiïe 
que  îe  pris  vne  plus  forte  volonté  de  mou- 
rir qu  auparauant,  &  l'euffe  fait  fans  ce  ieune 
homme  qui  s  appelloit  Céladon,  comme  de- 
puis il  me  dit  ,  qui  me  reprefenta  tant  de 
raifons,  qu'en  fin  îe  rcfolqs  d'attendre  lague- 
rifon  d'Olymbre.  Il  y  auoit  en  ce  lieu  vn 
vieux  &  fage  Chirurgien  qui  panfoit  la  blet 
feure  de  mon  amy5  auquel  l'aage  &  les  voya- 
ges qu  il  auoit  faits  en  diuers  lieux ,  auoienT 
appris  beauoup  de  chofes  :  c'eftuy-cy  ne  vint 
pas  fouuent  où  nous  eftions ,  fans  prendre 
garde  à  noftre  trifteffe  ,  &  parce  que  d'vne 
parole  a  l'autre,  on  vient  quelquefois  a  defeou- 
unr  beaucoup  de  fecrets  qu'on  voudroit  tenir 
cachez  ,'ie  ne  pus  il  bien  me  diflîmuler,  qu'il 
ne  recognut  en  partie  le  defifein  que  1  auois. 

Cela  tiit  caufe  qu  vn  îour  voyant  que  la 
bleffeure  de  mon  cher  Oiymbre  ne  le  pou- 
uoic  plus  conuier  de  nous  venir  vifitcr  ,  eftant 
prefque  guérie,  il  me  tira  à  part  &  me  tint  ce 
langage;  Seigneur,  ne-  tçouucz  eftrange  fi  îe 


5Ï94.  La  II.  partie  d'Astreé; 
memefledevous  dcnner  vn  confeil  que  vous 
ne  me  demandez  pas:  Mon  aage,  voitre  mé- 
rite &  ce  que  ie  dois  au  grand  Dieu  m'y  con- 
uient.  Frenez-donc  en  bofine  part  ce  que  ie 
vous  vay  dire.  I'ay  recognetrtjuç  vous  eftes 
faiiî  dvnefî  grande  triiicile 5  que  vous  defTei- 
gnez  contre  voitre  vie  ,  ne  le  faites  pas,  car 
le  grand  Dieu  punit  tres-rigoureufement.,  a- 
près  leur  mort,  les  homicides  d'eux-mefme*; 
outre  que  c'eft  vn  défaut  de  courage  que  de 
fe  tuer  ,  pour  ne  pouuoir  fupporterlcs  coups 
du  defaitre  ;  âc  tout  fembla^e  a  celuy  quis'en- 
fuyroit  le  iour  d'vne  bataille  ,  de  peur  des  en- 
nemis: car  ceux  qui  fe  donnent  la  mort  pour 
quelque  defplaiiir  qu'ils  preuoyent  5  ou  qu'ils 
foufFrent  ,  s'enfuyent  véritablement  de  ce 
monde  à  faute  de  courage,  &  pour  n'ofer  fou- 
ftenir  les  coups  de  la  fortune.  Cen'eft  pas  a 
dire  pour  cela  que  les  hommes  ,  comme  cf- 
claues,  foient  obligez  d'endurer  toutes  lesin- 
dignitez  que  cette  foi  tune  leur  tait,  ou  leur  pré- 
pare :  Car  le  grand  Dieu  les  ayme  trop  pour 
les  auoir  foufmis  a  cette  mifere.  Mais  il  leur 
a  donné  le  îugement&la  prudence  pour  faire 
cette  efledion  auec  vne  bonne  &  fain&crai- 
fon,  Et  parce  que  l'homme  oreuenu  defapaf- 
fionne  feauroit  ny  bien  iuger  ny  bieneflire,- 
il  l'a  rendu  accompagnable,  &  lny  a  donné  vil 
naturel  qui  ayme  la  focieté,  afin  que  s'eflifonc 
vn  ou  pluiieursamis,  il  leur  demande  confeil 

lors 


LlVREtJOVZIESME!  95)^ 

lors  qu'il  voudra  difpofcr,  non  feulement  de 
fa  vie  &  de  fa  mort  3  mais  de  toutes  autres  affai- 
res d'importance.  Et  d'autant  que  les  amis  font 
le  plus  fouuent  intereifez  en  ce  qui  touche  le 
bien  ou  le  mal  delà  perfohne  qu'ils  ayment: 
Ce  grand  Dieu  nt  voulant  point  laiifer  encor 
en  cecy  l'homme  fans  vne  bonne  guide,  ïaf 
a  donné  des  luges  &  des  Roys  qui  en  ordon- 
nent ainfî  qu'ils  trouuent  à  propos  ;  pour  nos 
tiiifeniîons  qui  touchent  le  bien ,  ou  quelque 
ôfrcnfe  re  ceue. 

Le  Senaty  pouruoit  très  fagement  :  mais 
£our  les  outrages  de  la  fortune,  parce  qu'el- 
le a  toufîours  efté  tant  aymée  du  peuple  ôc  de 
fEmpire  Romain,  ii  n'en  a  pas  voulu  eftre  le  iu- 
ge ,  cognoiiTant  bien  que  comme  les  amis  font 
mtereifezenia  caufede  leurs  amis3  il  ne  pou- 
uoit  que  iuger  fauorablement3&  à  i'aduâtage  de 
la  fortune.  Toutesfois  ce  grand  Créateur  des 
hommes  qui  les  ayme  comme  fes  enfans  3  les  a 
voulu  pouruoir  de  tout  ce  qui  efloit  necelîaire 
pour  viure  &  mourir  en  hommes;  &  pour  ce 
fujetainfpirc  ces  grands  &prudens  MafTiliens 
de  s'en  eftablir  les  luges  5  leur  femblant  que  la 
mort  n'eftant  point  vn  tort;ny  vn  outrage3mais 
vn  tribut  de  nature,  ceft  faire  tres-iniuftemenc 
&:tres-lafchementderefufer  le  remède  à  ceux 
qui  auec  raifon  le  demandent  ;  que  le  temps 
en  fin  ne  peut  nier  a  leur  aage  ,  &  pourtant 
il  y  a  vn  lieu  public  en  leur  ville^ou  ils  gar- 
i.Part.  Rrr 


p$6  La  il.  partie  d'àstreèj 
dent  dupoifon  meilé  auec  de  la  figue  3  qu'ils 
donnent  a  boire  a  celuy  qui  veut  mourir ,  fi  ton- 
testbis  le  Confeil  ces  fix  cents  iuge3que  les  rai- 
fons  (oient  bonnes  pour  lefqueiies  il  délire  la 
mon. 

le  vous  donne  cet  aduis,  Seigneur  ,  afin 
que-  il  le  defaftrc  vous  pourfnir  iniuflement, 
vous  p  ni  fiiez  iuftemenc  fortir  de  fa  Tyran- 
nie ;  par  iaduïsde  tantdeperfonnes  eitimées, 
fages  &  prudentes,  Et  quant  a  moy ,  afin  que 
vous  ne  penfiez  pas  que  îc  vous  donne  vn  con- 
feil queienevueiiie  prendre,  îe  fuis  relblu  de 
partir  dam  peu  de  iours3  pour  les  aller  trouuer, 
afin  de  clorre  heureufement  ma  vieilleiT^,  y 
eftanttoutesfois  pouffe  par  vne  contraire  opï-' 
mon  a  la  voftre  ,car  ayant  vefeu  vn  fi  longaage 
qui  eft  de  quatre  vingts  &  dix- neuf  ans,  auec 
toute  forte  de  félicité,  félon  ma  condition,à  fça- 
uoir  riche  des  biens  de  fortune  autant  qu'autre 
de  mon  eftat,  heureux  en  enfansjbien-avméde 
tous  mes  voifîns  ;  efbmé  de  chacun  ;  le  ne  fuis 
pas  refcîu  d'attendre  ia  cantiefme année ,  pour 
don  et  I  oifir  au  dcfaihe  de  me  faire  mourir  mal- 
heureux l'Ayant  appris  que  fi  Priam  fut  mort 
quelque  temps  auant  la  perte  de  fa  ville,  il  euft 
efré  ie  plus  grand  Prince  de  TAfie. 

Ce  bon  vieillard  me  tint  ces  paroles ,  qui  ne 

firent  pas  vn  petit  effet  en.moy,  car  aufïi-toil 

-m'approchant  tfOlymbre  ;  ie  luy  en  fis  le  récit, 

&  prefque  en  mefme  temps  nous  refolumes 


Livre    dovziesMe.  %j 

Cous  trois  de  venir  enfemble  en  ce  lieu ,  pour  de 
compagnie  mettre  fin  à  nosiours.  Mais  le  Ciel 
ne  l'a  pas  voulu,  le  faifant  mourir  lors  que  vous 
nousauez  (ecouriis,&  parce  que  ces  deux  fem- 
mes que  vous  aucz  fauuees3  font  deux  de  Tes  fil- 
les plus  aymrcsj  qui  eftoient  venues  pour  luy 
clorre  les  yeux  5  fi  de  fortune  le  Confeil  des  fix 
cents  luy  cvû  accordé  le  poifon  ;  nous  auons 
penfé  d'eftre  obligez  de  les  affilier  en  cet  acci- 
dent^ de  ne  les  point  abandonner^iufquesà  ce 
quelles  ayenttrouué  le  corps  de  leur  père,  & 
rendu  ce  dernier  deuoir  à  celuy  qui  n'eut  la- 
mais  infortune  durant  fa  vie ,  afin  que  mefme 
après  fa  mort  il  foit  fi  heureux,  que  d'eftre  en- 
terré parles  mains  de  fesenfans.  Et  après  nous 
auons  fait  deflein  de  les  renuoyer  à  nos  def- 
pens,  aufll-toft  que  nous  aurons  eu  nouuelle 
de  Rome  Mais  pour  ce  qui  nous  concerne, 
nous  fommes  refolus  d'acheuer  noftre  deiTein3 
&  ne  retardons  de  nous  prefenter  deuant  le 
Confeil,  que  pour  faire  paroiftre  quelapertc 
des  biens,  ny  de  naufrage  ne  nous  ont  point 
donné  cette  volonté,  eftant  plus  riches 3  puis 
que  le  Ciel  le  veut ,  de  grandes  terres  &  poffef- 
fions  que  de  contentem  ent  3  &  pour  cette  occa- 
(îon  nous  auons  enuoyé  en  nos  maifons  pour 
faire  venir  nos  efclaues  &  feruiteurs  5  auec  vne 
partie  de  nos  biens. 

Vrface  finit  de  cette  forte ,  me  taillant  infini- 
ment touché  de  corn  paffion  pour  fa  fortune,^ 

Rrr   îi 


95>8        La  II.  partie  dAstreeJ  ' 
pour  celle  d'Eudoxe^&luy  ayant  refpondu  que 
l'en  auois  yeu  pluiicurs  qui  auoient  fait  la  re- 
quefte  du  poifon  au  confeil  des  fix  cens  ,  aux- 
quels on  lauoit  accordée  5&rrefufée  à  d'autres; 
il  me  pria  de  les  tenir  fecrets  5  de  peur  que  s'il 
y  auoit  quelques  amisdeMaxime3ou  quelquvn 
outragé  de  Genfenc  *  il  ne  lespreuint,  &  leur 
empefehaft  de  mourir  de  leur  volonté  :  Et  après 
s'enquirent  comment  larequefte  fe  deuoit  pré- 
senter,  en  quels  termes,  &  quelles  cérémonies 
il  y  falloit  faire.    le  leur  refpondis  que  la  chofe 
eftoit  fort  aifée ,  &  qu'il  ne  falloit  s'addrefTer 
qu'au  Magiftrat  particulier, auquel  on^donnoit 
larequelte  qu'il  rapport eroit  au  confeil  des  fix 
cents,  &  qu'il  ne  falloit  y  nommer  perfonne^ 
afin  que  rfans   efgard  des  qualitez  3  ils  puf- 
fent  mieux  iuger3  &  que  la  requefte  deuoit  eftrc 
teUe. 


RE  QVESTE 

Qw  fe  prefente  au  Confeil  des  fix  cents, 
demandant  le  poifon. 

E  [ouuerain  Confcil  des  fix  cents,  efi  requk 
d 'accorder  au  [uppliant ,    le  fauorable  [ou-  j 
lagement  des  miferes  humaines  en  'vertu  des  I 
figes  &  genereujes    Loix   des  CMafîiliens  , 
ordonne •£  luges  en  terre  entre  la  fortune  &  l& 


Livre    dovziism^  999- 

hommes.  Et  four  cet  effet  luy  foit.  donné  vt* 
tour  pour' déduire  fe  s  raifons  par  deuant  eux» 
K^Ainfi  fe  conferue  &  s'augmente  leur  gran- 
deur. 

Ils  m'en  demandèrent  copie5afin  de  n'y  point 
faillir,  &:  la  leur  ayant  promife,  ie  continuay. 
Apres ,  leur  dis-ie  3  on  vous  alignera  le  îo.ur,& 
deuant  eux  vous  defduirez  les  occafions  qui 
vous  conuient  a  vouloir  mourir  ;  fans  toutes- 
fois  que  vous  foyez  obligé  de  dire  voftre  nom5 
ny  d'autre  3  que  vous  alléguiez  en  voftre  dif- 
cours3qui  doit  eftrc  fort  clair  &  de  peu  de  mots  : 
&  croyez  que  fi  c'eft  chofe  iufte ,  ils  vous  accor- 
deront ce  que  vous  requérez,  le  vis  bien  à  ces 
dernières  paroles  qu'Vrface  vouloït  mourir, 
car  ie  lifois  à  fes  yeux  le  contentement  de  fou 
,ame  :  Mais  ie  cognus  bien  au  fil  qu  Oiymbre 
ny  eftoit  pouffé  que  de  la  feule  amitié  qu'il  por- 
toit  à  fon  compagnon ,  duquel  il  ne  fe  vouloït 
point  feparer, 

Or  quelques  iours  ssefcoulerent  de  cette 
forte ,  au  bout  defqucls  ils  eurent  nouuelle  d'I- 
talie3telle qu'ils attendoient 5  par vn vaiffeau qui 
leur  apporta  grande  quantité  d'efclaues ,  de  fer- 
uiteurs  &  de  richeffes.  Il  faut  que  i'abbrege 
ce  long .  difeours.  Toutes  choies  donc  citant 
preftes ,  ils  me  prièrent  de  les  accompagner 
deuant  les  luges  ,&  leur  rendre  ce  dernier  &; 
pitoyable  o  ffiçç,  le  le  fis  à  regret ,  car  ie  les  ay- 


^GOO     La     II.    PARTIE     D'ASTRE^ 

mois,&  voyant  la  volonté  qu'ils  auoient3ie  crai- 
gnoisque  le  Confeil  trouuaft  leur  demande 
jufte  Ils  prefentét-donc  leur  requelle,  &  font  a£ 
lignez  au  troifiefme  iour  d'après,  car  c'efloit  le 
terme  qu'ils  donnoient  pour  changer  d'aduis: 
Mais  Vrface  confiant  &  ferme  en  cette  opi- 
nion fe  trouua  dés  le  matin  deuant  eux  auec 
Glymbrc,  tous  deux  bien  veftus  &  bien  accom- 
pagnez 3&:  eftans  appeliez  dans  le  Confeil ,  ôc 
enquisdufu;et  qu'ils  auoient  de  vouloir  mou- 
rir  :  Vrface  parla  briefuement  de  cette  forte. 


DEN4ANDE    D'VRSACE. 

£T$  Evcux  mourir  !  Seigneurs  Mafiiliens ,  par 
^*  ce  que  la  vie  mejl  de f agréable  >  inutile ,  & 
honteuÇc  :  Defegnable  ,  Sautant  quaymé  ejr 
ornant  £  vue  très-belle,  cytrcs-vertucufeDa- 
?ne ,  elle  ma  cjlé  enlcuce  &  emmenée  efclaue  en 
pays  eftranger  :  Inutile  ,  parce  que  ce  rauiffeur 
ejl  infiniment  puiffant  par  diffus  toutes  mes  for- 
ces :  Et  honteufe  ,  £  autant  qu  ayant  mille  fois 
iurc  à  cette  ht  lie  Dame  de  ne  feuffrir,  tant  que 
k  (crois  en  vie ,  qu'il  luy  fuftfaïci  outrage  ,  ce 
?ncfi  vne  honte  extrême  de  viure  ejr  ne  la  fe- 
ccurir  pas.     Or  le  grand  I>itu  ri  ayant  donne  la 
vie  aux  ho?nmes  que  pour  leur  bien  y  il  rieflpas 
raïfonrtable  quelle  me  demeure  feulement  pour 
mm  mai    C"esl  pourquoy  ie  me  pre fente  de* 


Livre  dovziesme.  iooi 

uant  vous,  f âge  s  Seigneurs  ,  pour  obtenir  le  fou- 
lage ment  que  vous  ne  refuje?  point  aux  mtfie*. 
râbles  ,  ey  croyez  que  vous  ne  t accorderez,  iiê? 
mais  aperfionne  plus  affligée  ,  ny  qui  le  defire 
dauantage. 

Vriace  parla  de  cette  forte,  qui  fit  tourner 
les  yeux  de  chacun  fur  luy,  admirant  fa  con- 
ftance,  &  la  fermeté  de  fa  parole  ,  car  iamai s 
il  ne  châgea  de  voix  ny  de  couleur.  Et  peu  après 
Olymbrc  fe  defcouurant  la  tefte ,  dit  ainiî. 


DEMANDE    D'OLYMBRE. 

Wi  E  veux  mourir, Seigneurs  Afafiiliens,  pour 
ifâles  mefimes  rai  fins  que  mon  amyveus  a 
deduittes ,  par  ce  que  comme  luy  ïay  perdu  celle 
mie  taymois  :  E:  de  plus ,  Parce  que  ie  vois  qud 
veut  mourir  :  Car  ïaymant  plus  que  tout  ce  qui 
efi  en  ïl'niuers  ,  ie  ne  puis  ny  ne  dois  consentir 
quil  fe  fepare  de  moy.  le  ne  puis  ,  d 'autant 
que  ï  amitié  ne  fiant  qiivne  vnion  de  deux  vo- 
lontés ,  ie  naymerois  point ,  (  &  cela  efi  im- 
pofiible  )  fi  te  confient  ois  à  cejk  de  fi- vnion.  Et 
ie  ne  dois  ,  parce  que  cefi  contre  le  deuoir  dévn 
homme  dhonneur ,  de  ce  fier  d'aymer  ,  ce  qua- 
uec  raijon  il  a  commencé  iïaymer.  Or  toutes 
raifons  mont  contraint  a  cette  amitié:  car  il  efi 
vertueux*  bon  amy  ,&  ie  luy  fuis  obligé  de  la 

Rrr    n\\ 


1001        Lv   II.  PARTIE    D'ASTREÎ, 

vie.  X^fcroit-ce  contrevenir  h  toutes  raiforts  ,fiie 
defaitfoM  en  cet:e  amitié  ï  Ccfl  pourquoi/ ,  Jages 
S.  igncurs ,  puis  que  te  Ciel  vom  a  eftabiis  peur  le 
(cul  âge  ment  des  affligez,,  ne  ni  en  rejujez,  point 
te  remède,  afin  de  ne  cont  retient  r  a  'vos  Ltx  & 
ordonnances  >  que  par  ^antdefiecles  vous  aue^ju- 
gc'cs  fi  tujks  e^-  fi  fiai  nef  es. 

Chacun  certes  admira  la  refokition  de  cet 
amy ,  &  n'y  euft  celuy  qui  ne  defiraft  d'efire  le 
tiers  pour  participer  au  bon-heur  dvne  telle 
amitié.  Le  Confeil cependant , après auoir lon- 
guement difputé,  demeura  en  douce  fi  londe- 
uoit  lcuraccoider  ou  refuierce  qu'ils  deman- 
doient,  iufques  à  ce  que  le  principal  du  Confeil 
par  l'aduis  de  tous,demanda  a  Vrface ,  s'il  vour 
Io:t  permettre  à  Ton  amy  de  mourir.  A  quoy  il 
refpondit  que  non.  Et  pourquoy  fadiouftab  fa- 
ge  Mailiben.  Parce. refpondit  Vrface,  qu'il  doit 
viure  pour  foulager,ainfi  qu'il  fepeut,  l'infortu- 
ne de  fa  Dame,  &  de  la  nvenne.  Etvous,con- 
tinua-t'il  3  auez-vous  permiffion  de  celle  que 
vous  aymez,  devons  oller  la  vie,  ne  la  pou- 
Uànt  fecourir  en  cette  infortune?  le  ne  Fay  point, 
dit  Vrface,  d'autant  que  depuis  ce  malheur  ie 
ne  l'ay  point  veuë:  maisiem'aiTeiu'e  bi&que  fon 
cœur  généreux  y  confentira3&que  fi  elle  efioit 
enmap!ace5elle  vousferoit  la  mefme  requeita 
que  ie  vous  ay  faiûe.  Les  Seigneurs  du  C  onfeil 
alors  difputerent  entr'eux  fort  longtemps,  fans 


Livre  dovziismf..  1003 
qu  on  les  peuft  entendre.  En  fin  les  voix  ayant 
elle  recueillies  par  le  principal,  &:  s'eftant  remis 
en  fa  place ,  il  profera  dVnc  voix  graue  &:  afTez 
haute,  celles  paroles. 


I   V    G   E   M   E   N   T 

du  Confeildes  fix  cents. 

\VR  les  Requêtes  a  nous  prefentées  par  ces 
deux  fuppliants ,  pour obtenir le  foulai  ement 
des  mi  fer  es  humaines  :  Le  Ccnfcil ordonne  auant 
qu  accorder  la  première,  que  le  fuppliant  aura 
permifion  de  la  Dame  qdil  aime  \  de  pouuoïr 
difofer  de  fa  vie  :  auec  laquelle  reuenant,  fon  de- 
firfera  contenté  Et  pour  ï  autre  ,fon  amy  ne  vou- 
lantconsentir a  fa  mort ,  il  efi  déclare  incapable 
d  obtenir  cette  grâce-  Et  cela->  dt  autant  que  lyvn  ejr 
ï  autre  font  Amants  ejr  aymez^  &  que  ï  Amant 
ne  doit  pas  viure  pour  foy ,  mais  pour  la  personne 
aymée  ;&parconfequent  ne  peut,  ny  ne  dottdif 
po fer  déjà  vie  ,fans  lapermifïion  de  celuy  a  qui 
elle  ejt. 

O  Dieujs'efcria  Vrface/  ayant  ouy  cette 
ordonnance,  combien  ay-ie  encores  à  paffer  de 
trilles  îours ,  &  de  fafcheufes  nuifts  ?  Et  faifànt 
vne  grande  reuerence  à  ces  Seigneurs  3  il fprtit 
çjuConfeil,  fi  affligé  de  n'auoir  peu  obtenir  ce 


roo4  La  IL  partie  d'Astree^ 
qu'il  demandoit,  qu'il  fai  (bit  eftonner  chacun 
de  fa  confiance  ,&:  ferme  refolution  à  la  mort. 
Olymbre  n'en  cftoit  pas  de  mefme,  qui  n'auoit 
déliré  de  mourir,  que  pour  l'accompagner  ,  &: 
quieftoit  bien  aife  du  defny  que  l'on  leur  auoit 
faitàtous  ;  car  iln'euft  pas  volu  que  c'euft  efté 
à  luy  feul.  Ils  fe  retirèrent  donc  en  leur  logis 
accouftumé,où  après  s'eftre  plaints  de  la  fortu- 
ne ,  qui  oftoit  la  volonté  à  ces  fages  MalTîliens, 
de  leur  accorder  ce  qu'ils  ne  rcfulbient  aux  plus 
miferables  :  le  bruit  s'efpancha  non  feulem  ent 
par  la  ville ,  mais  par  toute  la  contrée,  que  deux 
grands  perfonnages  Romains ,  eftoient  venus 
exprès  pour  demander  le  poifon.  Cela  fut  cau- 
fe  qu'entre  les  autres,  il  y  eut  vn  grand  A  Uro- 
logue, qui  defîreux  de  les  cognoiftre  les  vint 
viiiter. Cet  homme  eftoit  vieil,  &auoit  vefeu 
près  de  trois  fîecles,  ie  veux  dire  des  noftres, 
s'eftant  toufiours  adonné  à  cette fcience,auec 
tantd'eftude,  qu'il  eftoit  reufTi  admirable  en 
{qs  prédictions.  Celuy-  cy  eflant  donc  aduerty 
deleurdeffein,  craignant  que  leurs  courages 
fufTent  tellement  difpofez  à  la  volonté  de 
mourir  que  le  poifon  leur  eftant  refufé ,  ils  ne 
recouruffentaufer,  il  defira  de  les  confeiller 
felonquefafciencele  luy  pourroit  permettre; 
Et  encedeflein  les  vint  trouuervn  matin  qu'ils 
eftoient  feuls  dans  leur  chambre.  Il  voulut  y 
eftre  conduit  par  moy,  parce  que  nous  auions 
quelque  cognoiffance  à  çaufe  de  mes  eftudes. 


Livre  dovziesme,  iooJ 
ïenevousdiray  point  les  difeours  particuliers 
qu'ils  eiu'ent:carilsfetoienttroplongs:  tant  y  a 
qu'ayant  feeu  le  poincl  de  leur  natiuité  3  leur 
ayant  long  temps  confideré  le  vifage  &  les 
mains ,  &:  ayant  ictté  quelques  figures  furvn 
papier  qu'il  fepara&  puis  reioignit  enfemble, 
il  leur  tint  telles  paroles.  Seigneurs  5  viuez  & 
vousconferuez  à  vne  meilleure  faifon  que  le 
Ciel  vous  promet:  Vous,  dit-il 3  s'addrefîantà 
Vrfàce,  vous recouurerez  celle  que  vous  auez 
perdue,  par  le  moyen  de  l'homme  que  vous 
aimez  le  plus  au  monde,  &  plein  de  contente- 
ment,lapofTederezà  longues  années  dans  la 
mefme  ville  où  voftre  Amour  a  pris  naiffance. 
Et  vous,  dit -il,  fe  tournant  vers  Olymbre, 
vous  efpouférez  celle  que  vous  aimez  ,1a  rame, 
nerez  en  fia  patrie  auec  fa  mère ,  &:  ne  mourrez 
jamais  que  fait  Empereur ,  vous  n'ayez  com^ 
mandé  a  l'Empire  d'Occident.  Ces  chofes  que 
ie  vous  dis  font  infaliibles3  &  rien  nelespeuÉ 
diuertir. 

La  réputation  de  cet  homme  eut  vne  grande 
force  fur  Vrfàce,  &  plus  encores  les  parciculari- 
t  ez  de  fa  vie  paffée3  qui!  luy  dit,&  qu'il  ne  pou- 
uoit  auoir  feeuës ,  que  par  fa  doctrine  :  de  forte 
qu'il  refolut  de  le  croire,  &  de  fuiurele  confeil 
qu'il  luy  donnerôit.  Et  fe  defcouurant  à  cette 
occalion  entièrement  à  luy,le  pria  par  le  grand 
Dieu  qu'il  adoroit,  de  le  vouloir  afTifter  de  fon 
aduis.Etlors  il  luy  propofala  haine  de  Genfe- 


too6     La  H.Partie    dAstkee: 
ne,  5c  le  danger  qu'il  y  auoit  pourluy,  de  s'en 
aller  en  Afrique.  I)  faut  >  dit-il,  que  vous  ren- 
uoyezen  Italie  tous  vos  domen:iques3  &que 
vous  faïïîez  femblant  de  vous  tuer ,  afin  que  le 
bruit  s'en  efpandepar  tout:  &:  puis  de  la  a  quel- 
ques fouis,  vous  vous  defguiferezou  en  efclaue 
ou  autrement  5  &  vous  mettrez  au  feruice  de 
vofireamy,  qui  vous  emmènera  en  Afrique, 
où  mefme  il  le  racontera  à  Gcnferic  &:  ne  dou- 
tez point  que  de  cette  forte  demeurant  înco- 
gnu  5  vous  ne  parueniez  à  ce  que  vous  dcfîrez. 
ïe  vous  confeillerois  bien  d'aller  en  Conftanti- 
noplc ,  attendre  qu'Olymbre  vous  y  allât  trou- 
uer  auec  Eudoxe  &  Placidie,car  îevoybien 
par  mes  obreruations  qu'il  les  y  doit  conduire: 
Mais  trois  occafions  me  font  vous  dire  ,  que 
vous  deuez  aller  en  Afrique.  La  première,  par- 
ce que  ïe  preuoy  qu'il  fuit  que  vous  foyez  tenu 
pour  efclaue,  &  que  vous  ne  le  pouuezéuiter: 
L  autre,que  peut  eftre  le  feiour  vous  feroit  bien 
ennuyeux  d'attendre  fi  long  temps  fans  voftrc 
amy5&  fans  voir  celle  que  vous  aimez.  Et  la 
dernière,  afin  que  vous  aflîmez  de  confeil 
01ymbrc,qui  en  aura  bien  affaire  aux  occa- 
fions quifeprefenteront,&dcfquelles  îlneft 
pas  à  propos  qu'il  fe  déclare  à  perfonne  :  Outre, 
qu'il  eft  neccflaire  pour  ofter  à  Gcnferic  tout 
foupçon,  &  toute  la  mauuaife  volonté  quil 
pourroit  auoirconceuë  contre Olymbre, que 
l'en  faffe  courir  le  bruit  que  vous  eftes  mort: 


Livke  dovziesme!  1007 
i|iie  fi  vous  demeuriez  en  Grèce  ou  en  Italie ,  il 
feroit  impoiTible  que  quelqu'vn  ne  vous  def- 
couurit.Ainfilesconfeiilacc  fagc,  &  après  les 
auoir  taillez  en  la  garde  de  Dieu ,  fe  rerira  en  fa 
maifon. 

Vrface ,  ayant  longuement  dcbatu  en  luy- 
mefme3ce qu'il auoit a  faire,  fe  relblut  en  fin 
de  l'obferuer  de  poinct  en  poinct,  ôc  pour  ce 
vnfoir  ayant  accommodé  le  long  de  fon  co- 
fté vne  vefïie pleine  de fang , il saiia promener 
furleborddeîameraueclaplui-partdefesdo- 
meftiques  j  &  pluficurs  de  ceux  de  la  ville  5  où 
après  auoir  fait  quelques  difcoursdefesmifc- 
res,&: s'eftrepleint  du  dény  qu'on luy auoitfaie 
du  poifon5feignant  de  ne  vou'oir  plus  viure ,  il 
fe  mit  vncoufteau  dans  le  cofté3  d'où  le  fang 
fortit  en  telle  abondance  3  que  chacun  creuc 
qu'il  eftoit  mort  :  Mais  fe  démeflant  de  nous  3  il 
fe  letta  de  furie  dans  la  mer,  nous  laïflantfa 
robbe  entre  les  mains,  à  Olymbre,  &  à  moy, 
qui  faiiîons  femblant  de  le  vouloir  retenir.  Il 
eftoit  entre  îour  &:  nuicl: ,  &  il  fçauoit  fort  bien 
nager:  De  forte  que  plongeant  5  &  s'en  allant 
fort loing entre  deux  eaux,  nous  le  perdifmes 
incontinent.  le  ne  vous  diray  point  l'eftonne- 
ment  de  chacun ,  ny  les  plaintes  qu'Olymbre 
faifoit,  afin  de  mieux  faire  croire  la  mort  de 
fon  amy  :  Tant  y  a ,  que  difant  alors  fon  nom, 
la  nouuelle  en  fut  diuulguée  par  tout.  Cepen- 
dant ierrfenallay  où  xc  fçauois  qu'il  fe  deuoic 


ioo8  La  II.  partie  d'Astre i, 
retirer,  &  luy  portant  cks  habits  d'efclaue^e  fis 
coucher  dans  vne  panure  maifon,  où  ielac- 
commoday  de  tout  ce  que  ie  pus.  Il  aduirre 
qu  Oiymbre  ie- lendemain  faifant  fembiant 
de  chercher  le  corps  de  fon  amy ,  trouua  celuy 
du  vieil  Myre,  père  des  deux  filles  qui  eitoient 
retirées  auccluy,&  le  leur  remettant  entre  les 
mains  5  elles  luy  rendirent  les  derniers  deuoirs 
de  la  fepulture,  comme  fi  le  Ciel  n'eufi  pas 
mefme  voulu  que  cet  heureux  vieillard  eu  fi 
eité  priué  de  quelque  heur  qui  peut  arriuer  aux 
hommes;mefme après  leur  mort:  Sur  fon  tom- 
beau à  la  requefte  de  fes  lages  &  honneftes  fil- 
les ,  ie  fis  ces  vers. 


E   P   I   t   A   P   H  E 

d'vn    homme   hevrevx. 

ff$3  Nfantchery  de  tous,  nourry  de  père,  &mere 
^^  Je  une  fans  point  de  peine,  ejr  fans  mauuaifes 

mœurs, 
Puis  homme  iay  vefeu » fans  fortune  contraire: 

Et  vieux  fans  maladie  :  à  lafinfiie  meurs* 
Cejlquela  mort  a  tous  eftehofe  neceffaire: 
Payant  ne  trouble  point  malmenant  mon  repos  : 
Et  toy  Terre,  à  iawais  fois  légère  a  mes  os. 

Quelques ious après,  Oiymbre  renuoy  a  en 


Livre  dovziesme.'  1009 
Italie  tous  fes  domeftiques  &  ceux  dVrface, 
ëc  mefmes  les  ceux  filles  du  bon  Myre,aufqueî- 
ks  il  fit  de  grands  biens:  &:  prenant  d'autres 
fcruiteurs,  s'en  alla  auec  fon  amy ,  déguifé  en 
efclaue  en  Afrique  ,  non  pas  fans  m'y  vouloir 
mener  :  Mais  mon  deftein  n'eftant  point  dede- 
fobeïr  à  celuy  qui  m'auoit  nourry,  ie  ne  voulus 
diipoier  de  moy  fins  fa  volonté, 

Voila3Madame,  dit  Siiuandre^'addrcflànt  à 
Leonide  5  ce  que  i  ay  feeu  delà f®rtune  d'Vrfa- 
ce3qui  a  la  vérité  mentoit  bien  toute  forte  de 
contente  m  ent-pour  la  fidélité  qui  eitoït  en  luy, 
Leonitk  voulut  refpondre,  lors  queHilas  fe  le- 
tiant  de  fon  fiege  :  Voila,  dit-il,  leplus  vray  fol, 
qui  fit  iamais  profeflion  d'aimer.  Comment 
continua- t'il?  auoir  feruy  toute  fa  vie^pour  n'en 
auoir  autre  contentement,  que  d'eftre  appelle 
mon  Cheualier,  &  la  nommer  ma  belle  Prin- 
cefle3oudïen  auoir  feulement  quelque  mife- 
rable  baifer?  Et  cependant  auoir  couru  tant 
de  fortune  de  fa  vie  ,  &  refpandu  tant  de  fang> 
auoir  demandé  le  poifon  :  &:  bref  s'eftre  rendu 
efclaue  rie  conclus  quant  à  moy,  que  le  Ciel  a 
cité  très-  îufte  de  le  traitter  ainfi ,  &  qu  auec  rai- 
fon  il  luy  afait  prendre  l'habit  qu'il  a  porté  en 
Afrique,  puisque  toute  fa  vie  il  en  a  faidtlcs 
actions.  A  damas  &  toute  la  troupe,  ne  fepeu- 
rent  empefeher  de  rire,  de  l'opinion  deHi- 
Lis,  &:  n'euit  efté  qu'il  eftoit  heure  de  fouper, 
ieeroy  qu'il  ne  s  m  fut  pas  ailé  fans  refponce. 


ïoio  La  IL  partie  d'Astree^ 
Mais  le  Druide  fe  leua  prenant  Tircis  dVilc 
main  ,  ôcPhocion  de  l'autre  ,&:  attendant  que 
la  viande  fut  portée ,  il  fit  quelques  tours  en  la 
Gallerie,  chacun  confîdetant  ce  qui  luy  fem- 
bloit  de  plus  rare.  Et  entre  autres,  Tircis  re- 
gardant vn grand  Roy  armé,  &  tout  couuert 
de  pannaches ,  à  longue  barbe  §  &  à  longue 
cheuelure,  &  de  qui  le  vifage  eftoit  remply  de 
grauité.  QuUftceluy-là  :  dit-il ,  mon  père,  qui 
porte  vn  efeu  de  Gueulles  à  trois  diadefmes 
d'or  fC'eft,  dit  le  Druide  5  Pharamond,  le  pre- 
mier Roy  desFrancs, qui  a  fait  fentir  fes  armes 
viftoneufes  aux  Romains  en  Gaule:  &  celuy- 
cy  continua  Tircis ,  qui  eft  auprès  de  luy ,  qui 
porte  d'azur  à  vn  chat  d'argent  armé  deGueul- 
les?  C'eft  j  dit  A  damas,  Gondioch  ,  Roy  des 
Bourguignons5qui  prift  cet  animal  en  fîgne  dé- 
libéré. Et  cet  autre  adioufta  Tiras  ,  qui  porte 
d'or  à  trois  corbeaux  à  ailles  eftenduës;de  pour- 
pre membres  de  Gueulles  ?  C'eft,  refpondic 
Adamas,leRoydesGepides ,  nommé  Arda- 
ric  Quant  à  celuy-cy  ,  reprit  Tircis ,  qui  porte 
de  Gueulles  à  vnefperuier  a  ailles  eftenduës^ 
d'or  membre  &  couronné  d'argent,  ie  ne  le 
vous  demande  pas ,  car  vous  m'auez  déjà  dit, 
qu'il  s'appelloit  Attila  Roy  des  Huns.  Il  faut 
auoiier  que  vous  auez  efté  curieux,  non  feule- 
ment pour  les  peintures  de  tant  de  grands  per- 
fonnages  :  Mais  pour  auoir  encore  eu  la  curiofi- 
té  de  les  faire  veftir  &  armer  comme  ils  fou- 

loient 


Livré  dcVziesme.'  ion 
îoient  cftf  e,Ceft  apprendre  à  bon  marché,  que 
defe  promener  cri  ce  lieuauec  vous.  Cepen- 
dant Hylas  qui  tenoit  Alexis  d'vn  cofté,  alloit 
bien  difeourant  fur  d'autres  fujêts:  careftarit 
deuenu  paflionnément  amoureux  d'elle, il  ne 
la  pouùoit  quitter.  Adamas ,  qui  s'en  prenoit 
garde,  &  qui  efbk bien  âife,  qu'il  fe  trompait 
de  cette  forte  5  pour  mieux  cacher  Alexis,  lors, 
qu'il  fallut  aller  a  la  table,  &  fortir  de  la  galle- 
ne5  fe  tournant  vers  Hylas:  Et  bien,  Berger, 
luy  dit-il,  auotierez  la  vérité,  qu'eft-ce  que  vous 
•aueztroiiué  de  plus  beau  en  ce  lieu?  Hylas  fans 
y  longuement  fonger  refpondit ,  Alexis.  Mais 
adiouita  le  Druyde,  ie  parle  des  raretezque 
vousyauezveuës,&:qUei'ay  efté  curieux  d'y 
aiTembler,  Quanta  moy,  répliqua  Hylas,  ie 
ft'ay  pb-int  d'yeux ,  pour  regarder  autre  ch'ofe 
qu'Alexis,&  fi  vous  vouiez  feauoir  des  nouuel- 
les  de  ce  que  vousme  demandez,il  s'enfaut  en-, 
quenr  de  Tyrcis,parce  que  ce  ne  font  que  pein- 
tures mortes  3  &r  il  n'aime  que  celles  qui  ne  font 
plus  au  monde.  le  refpondray,  dïtTyrcis,  que 
ie  n'y  ay  rien  veu  de  plus  beau  qu'Alexis,ny  qui 
m'agrée  davantage.  En  fin  s'efcria  Hylas  5  qui 
commençoit  d'eftre  ialoux  ,  Hylas  ne  fera  pas 
le  feul  inconîtant  de  cette  troupe  ,  puis  que 
vous- vous  en  méfiez.  Mais,  ma  maiftreiTe  con- 
tinua-t'il,  s'addf eiTant  a  Alexis  5  ne  vqus  laiffez 
pas  mourir  pour  cela,  car  il  vaut  mieux  qu'il 
foitinconftant.  Etpourquoy  dites  vous  cela, 
z.  Part.  S  ff 


pëte  La  II.  partie  d'Astre^, 
mon  feruiteur ,  refponcnt  Alexis  >  Parce ,  dit-3^ 
qu'  il  n'a  accouftumé  que  d'aimer  la  more.  Et 
ne  voyez- vous  pas,  reprit  Tyrcis,  que  cette 
belle  Alexis  doit  eftre  aimée  de  moy,  fii'aime 
la  mort,  puis  que  fes  beautezeri  font  plus  mou- 
rir que  la  more  mcfme?  Ah  i  dit  Hylas ,  fivous 
le  prenez  de  cette  forte ,  îe  le  quitte  :  Mais  puis 
qu'il  eft  ainfi  y  pour  nous  rendre  tous  deux  con- 
tins ,  il  faut  qu'elle  donne  la  mort  à  Tyrcis ,  &: 
à  Hylas  la  vie.  Vous  &  moy  ,  repliquaTyrcisy 
ferions  trop  contens  pour  des  hommes,  fi  nous 
receuions  vne  mort  ou  vne  vie  fi  belle.  Et  à  ce 
mot  fortant  de  la  galerie,  chacun  fe  mit  à  table, 
&:  le  loupé  eftant  riny  ySc  vne  partie  de  la  nuicl: 
efcoulée  en  diuers  difeours ,  ils  furent  tous  con- 
duits en  leurs  chambres  y  ou  ayant  repofé  iuf- 
quesauiour,  ils  fe  retirèrent  dés  le  matin  en 
leurs  hameaux ,  fi  fatisfaitts ,  &  de  la  courtoifîe 
d' Adamas,  &  de  la  beauté  &:  bonne  grâce  d'A- 
lexis, qu'il  n'yauoitceluy  qui  ne  les  loùaft  in- 
finiment. Mais  fur  tous  Hylas,  qui  ne  fepou- 
uoit  taire  des  perfections  de  cette  nouuelle  Mai- 
ftrefle,  &  de  fortune,  ils  rencontrèrent  Aftrée, 
Diane,&Philis3dans  le  grand  pré  auec  Madon- 
the5Laonice3Pallinice,Cyrcené,&Florice  3  qui 
les  attendoient  de  compagnie3pour  apprendre 
des  nouuelles  de  la  beauté  d'Alexis ,  de  laquelle 
elles  auoient  défia  ouy  parler.  EtPhilis  Rappro- 
chant de  Licidas  :  Et  bien,  Berger ,  luy  dit- elle: 
Qujiï-ce  que  de  cette  beauté  dont  l'on  parle 


Livre  dovziesme-  toi} 

tant  ?  le  ne  vdfcs  en  veux  rien  dire ,  refpondit 
(  le  Berger ,  que  vous  ï^ayez  parlé  àHylas.  Et 
bien  mon  feruiteur ,  dit-clleV 'que.  nous  en  rap- 
porterez-vous  ?  Et  parce  qu'il  ne  refpondoit 
rien.  Et  quoy ,  mon  feruiteur ,  dit-elle,  ne  par- 
lerez-vous  point  à  voftre  maiftrefle?  Vous,  dit 
Hylas,ma  maiftrefle,  &  moy,voftre  feruiteur? 
Si  vous  le  croyez,il  y  en  a  bien  de  trompées,car 
ie  n'y  penfay  iamais  moins  que  ie  fais.  Et  com- 
ment ,  mon  feruiteur  ,  dit  Philis ,  feignant  d'en 
eftre  bien  en  peine  ,  vous  ne  me  voulez  plus 
pour  voftre  maiftrefle  ?  le  vous  prie  Bergère, 
dit-il  ,  nVfons  plus  de  ces  mots  de  feruiteur  ,  Se 
de  maiftrefle ,  ils  ne  font  de  faifon  entre  nous. 
Et  à  quel  jeu  ,  dit-elle ,  vous  ay-ie  perdu  Hylas£ 
Aceluy  des  plus  belles,refpondiMl.Nefçauez- 
vous  pas  que  i'ay  accouftumé  de  donner  congé 
à  celles  que  ïaime  quand  l'en  trouuedeplus 
belles  ?  demandez  à  Florice ,  à  Cyrcené,à  Palli- 
nice,  àMadonthe,£:à  Leonice.  Et  fi  toutes 
celles-là  ne  le  vous  veulent  dire,  vouspouuez 
dés  à  cette  heure  vous  en  enquérir  à  Philis  3  qui 
eft  l'viie  de  vos  meilleures  amies:  car  fi  elle 
vous  veut  aduoiier  la  vérité  ,  elle  vous  dira  que 
ie  la  quitte  pour  Alexis5qui  à  la  vérité  eft  la  plus 
belle  &  la  plus  aimable  que  ie  vis  iamais.  Cha* 
cun  fc  mit  à  rire  des  difeours  d'Hylas  :  Et  Philis 
ayant  fait  comme  les  autres,  en  fin  reprenant  la 
parole.  Et  quoy  3  Berger,  vous  eftes  donc  refo-, 
iu  de  ne  me  plus  aimer?  Eft- il  poiTible  que  youj 

Sff  n 


ioi4  La  IL  partie  d'Astre e'^ 
me  quittiez  pour  vnc  Druide?  Pour  le  moins 
ie  me  confole  que  vous  ne  icùirez  de  long 
temps  de  vos  amours:  puis  qu'Alexis  ne  peut 
eftre  mariée  qu'elle  n'ait  acheué  fan  fie.de  auec 
les  Carnutes.  Alors  Hylas  fe  foiifriant:,  &  bran- 
lant la  tcfte:  le  vous  afleure, luy  dit-il,Bergcre, 
que  vous  me  dites  là  vncchofequi  me  rendroïc 
amoureux  de  la  belle  Alexis,  fi  ie  ne  Teftois  pas: 
car  depuis  que  l'ay  commencé  de  voir  des  fem- 
mes, ien'enayencor  ïamais  aimé  vnefeife  que 
ie  ne  raye  hayeaufïi.toft  que  l'ay  penfé  *  l'ef- 
poufer  :  De  forte  que  fi  Alexis  ne  fe  contente 
d'vn  fiecle ,  it  luy  en  donne  deux  ,  ôc  que  ce- 
pendant elle  m'aime.  Et  puis  il  faut  que  ie  vous 
die  vne  ambition/l'amour  qui  m'en:  venue.  Iay 
aimé  des  filles,  des  femmes }  &:  des  vefues;  l'en 
ay  recherché  des  moindres ,  d  égales  à moy  5  & 
de  plus  grande  qualité  que  ie  n'eftois:  l'en  ay 
fcruy  de  fottes ,  deîuzées  *&  de  bonnes  :  l'en  ay 
trouuédedgoureufes,  de  courroifes ,  &:  d'in- 
fenfibles  a  la  haine, &  a  l'Amour.  l'en  ay  eu 
de  vieilles ,  de  icunes  &  autres  qui  efloient  en- 
cores  enfans  :  le  me  fuis  pieu  a  la  blonde,  à  la 
noire,  &:  la  claire  brune,  le  me  fuis  addrefféà 
desvnes  qui  n auôient  iamais  aimé,  &  à  d'au- 
tres qui  aimoient ,  &  à  de  celles  qui  n'aimoient 
plus, à  des  trompeufes,à  des  trompees,&à  des 
innocentes.  Brefie  puis  dire  n'auoir  rienlairTé 
d'intenté  en  ce  qui  concerne  l'amour  de  quel- 
que condition  ou  humeur  que  puiiTe  efire  vnc; 


Livre    dovziesmh,1  ioij 

femme,  fînon  de  ieruir  vne  Druyde  ou  Veftale: 
En  aduoiie  qu'en  cela  îe  fuis  encore  nouice,  ne 
m  eftant  ïamais  rencontré  à  propos  pour  en  fai- 
re rappren£iflàge3ôc  penfc  que  les  Dieux  m  ont 
enuoyé  cette  belle  Alexis,afin que  je  me  puiiTe 
vanter  d'cilre  le  plus  parfait  &  capable  Amant 
qui  fut  iamais.  Tous  ceux  de  la  trouppe  fe  mi- 
rent à  rire  oyant  le  deffein  d'Hylas  ;&  Florice 
prenât  la  parole:  Et  quoy3Hylas,  dit-elle,  ne 
craignez-vous  point  le  foudre  deTharamis,  re 
cherchant  cette  fille  qui  luy  cft  dediée?Etpéfez- 
vous,  refpondit-il  en  hauifoïtla  tefte  ,  comme 
par  meipns,que  tout  ce  qui  eilau  mondene 
foit  pas  a  luy  fans  qu'il  luy  (oit  dédié;  Er  vous  a 
Florice ,  qui  eiKs  fi  religieufe  entiers  les  Dieux, 
n'eftes-vous  pas  aTharamisr&toutesfoisn'a- 
uez-vou.  pas  eu  mille  foi.*  Theombre  entre  vos 
bras,fans  qu'vne  feule  il  ait  efté  foudroyer  Vous 
auez  raifon  ,  dit  froidement  Florice  ,  mais  ie: 
penfois  que  les  chofes  défendues  offençoient 
plus  les  Dieux  que  celles  qui  eftoient  indifféren- 
tes. Voila,  refponditHylas3vne  bonne  excu- 
fe  ,  &  bien  trouuée  :  Ec  dites-moy ,  ie  vous  fup- 
plie,  où  auez-vous  trouué  que  les  Dieux  ay ent- 
rait cefte  defence?  Si  vous  auiez  quelquefois,  dit- 
elle,  veureceuoir vne  Druyde  ou  Veftale  par 
leurs  anciennes,  vous  ne  me  feriez  pas  cette  de- 
mande. Fentens  bien,dit  Hylas  3  que  ces  vieux- 
Druydes  font  les  defences  que  vous  dites ,  mais 
ils  ne  font  pas  desDieux  :  àc  partant  la  defènee 

SCt  lit 


ioi6    La  II.  partie  d'Astrei; 
tfcft" faite quepar  des  hommes,  &  des  hommes 
encoresqui  eftant  vieux  ,  font  marris  que  les 
jeunes  iouyiïent  des  douceurs,  defquell es  par 
rimpuifTaiacedcleuraage  ils  font  priuez.  Ah, 
Berger,ditTircis,  ne  mêlions  ïamais  tes  chofes 
facrées  auec  les  prophanes ,  &  vous  fouuenez. 
que  for  du  Temple  a  Apolon  qui  coufta  fî  cher 
à  nos  Gaulois  :luy  auoit  cfté  dédiée  par  les  hom- 
mes. Vray  ement,  dit  Hylas,  tu  m'auois  longue- 
ment gardé celte  remonftrance.  EtTircis,  mon 
amy,  depuis  quand  es-tu  deuenufi amoureux? 
Toy5dis-ie,qui  ne  te  contentant  pas  desperfon- 
ftes  valantes,  vas  fouiller  dans  les  tôbeauxpour 
y  dérober  mefmece  que  les  Dieux  ont  voulu 
ofter  d'entre  les  hommes,  pour  s'en  rendre  les 
feuls  porTerTeurs.^Toy,  qui  pour  te  rendre  def- 
obeïfïantà  leurs  ordônances,aimes  mieux  quit- 
ter les  aftions  des  hommes  qui  doiuent  aymer 
les perfonnes valantes,  &  auoiren  horreur  cel- 
les qui  font  mortes  :  Toy ,  dis-ie  ,  Tircis ■>  tu  me 
viens  parler  des  Dieux  ,&  du  deuoir  des  hom- 
mes? Ah.'  Hylas , refpondit  Ti  cis  en  foufpi- 
îant ,  que  tes  reproches  touchent  viuement ,  & 
que  c'eft  à  grand  tort  que  tu  me  le  fais/  I'aduoue 
que  1  ayme  Cleon,que  ie  feray  plufloft  fans  me 
fouuenir  de  moy-mefme,   que  fans  la  mé- 
moire de  fes  perfections  :  Mais  en  quoy  offenfé- 
ic  les  Dieux,  &  en  quoy  fors-ie  du  deuoir  des' 
hommes? Puis  qu'au  contraire  ce  feroit  eftre  in- 
finiment ingrat  envers  les  Dieux ,  que  de  n  no- 


Livre  dov'ZIZsmi.'  .1017 
norer  point  leur  plus  parfaift:  ouurage3  &  que  ce 
feroit  n'eftre  pas  homme ,  que  de  naymer 
point>ou  d'oublier  la  chofe  du  monde  la  plus  di- 
gne d'Amour  ,&  de  mémoire. 

Ainfî  difeouroient  ces  Bergers  3  cependant 
queLycidas  racôtoit  à  Philis  &  a  la  belle  Aftrée, 
ce  qu'il  auoit  veu  chez  Adamas  y  &  quelle  eftoit 
la  beauté  d'Alexis:  Et  afin,  difoit-il,  que,  fans 
l'cff enfer  5  ie  vous  dife  quelle  elle  eft  y  reprefen- 
tez-vous  le  vifage  de  feu  mon  frère  quand  il 
eftoic  en  fa  plus  grande  beauté,  car  elle  luy  ref- 
femble  de  forte, que  ie  ne  vis  iamais portrait 
qui  reffemblaft  mieux  à  vn  vifage  ,  ou  pour 
mieux  dire,iamais  miroir  ne  reprefenta  rie  plus 
naïfuement.  Eit-ilpoffiblé,  dit  Aftrée  que  cela 
foit  ?  Il  n'eft  rien  de  fi  vray,  dit-il  3  que  ie  ny  eo- 
gnois  différence  qu'en  l'habit ,  &  que  fans  men- 
tir ie  trouue  Alexis  vn  peu  plus  belle  ce  me 
femble.  O  Dieux!  dit  Aftrée,  me  ferez- vous  cet- 
te grâce  que  ie  puiffe  encor  vne  fois  contenter 
mes  yeux  de  cette  agréable  veuë  ?  Et  puis  fe 
tournant  à  Diane ,  &  luy  parlant  à  l'aureille  :  le 
vous  promets,  ma  fœur,  que  iîie  puis,  fauray 
fes  bonnes  graces,&:  que  ie  feray  refufée ,  ou  ie 
m'en  iray  auec  elle  pour  me  rendre  Drujde. 
Mon  Dieu,ma  feur5dit  Diane,ne  parlons  point 
de  cette  feparation  3  ou  il  faut  que  vous  vous  re- 
foluiez  de  nous  emmener  Phylis  &  moy.il  n'eft 
pas  raifonnabie  a  dit  Aftrée,  toute  contente  de 
r cfperance  qu'elle  auoit,  vous  feriez  trop  de  tort 


îoi8  La  II.  Partie-  d'Astree^ 
à  Syluandre,5càLycidas,qui  ne  peuuent  mes 
de  ma  faute.  Diafte  vouloir  refpondre,  mais 
Aftréeluy  fitfigne  du  doigt  qu'elle  fe  teuit,dc 
peur  qu'elles  ne  fufTent  oùyes.  De  cette  forte 
cette  belle  trouppe  fe  retiroit  au  petit  pas  3  &:  a- 
pres  chacun  fe  fepara  efi  fa  cabane ,  après  auoir 
fait  refolution  d'aller  le  trofiefme  lour  vifi- 
ter  Adamas  &  la  belle  ]Alexfs  :  Terme  qu'A- 
ftrée  trouuoit  fort  long  '&:  ennuyeux  pôui :  l'ex- 
trême defir  qu'elle  auoit  devoir  le  vifage  tant 
aymé.  Cependant  que  de  fon  cofté  Céladon 
inouroit  d'impatience  de  fon  retardement;  A- 
mour  fe  mocquant  ainfî  de  tous  les  deux,ne  leur 
laiflbit  îoùyr  du  bien  qui  eftoit  en  leur  puiffan- 
ce  3  s'il  leur  euft  permis  àt  le  fçauoir  reca- 
gnoiftre. 

F   I  N 

de  U  deuxiefme  partie  d'^Aftrée  de 

Me f ire  Honoré  êïVrfé*