A /<< .jMrvcUrva,
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fi>
L'A S T RE E
DE MESSIRE
HONORE DVRFE;
MARQVIS DE VERROME;
Comte de. Chafteau- Neuf, Baron de
Chafteau-Morand, Cheualier de T Ordre
deSauoye,&c.
OV
T^i^ P LPS I EVI^S HISTOIRES ET
fout fer forme s de Bergers &> d'autres font
dcdmts les dîners ejfccls de ïbon-
nefre ^Amitié.
SECONDE PARTIE.
Reucuë& corrigée en cette dernière Edition.'
DEDIE'E ^V KOT.
,jr,3^
^4?
^JfViH?^
W Vftw
A PARIS,
Chez la veufue Olivier de V
akennej?;
rue fainft Iacques,àla Vi&oire,
deuant S.Seuerin.
M. DC. XXX.
«4 ne Pi^iriLEGZ pr j^oT.
cv
\
L'AVTHEVR
AV BERGER
CELADON.
'Est \>ne ef range hu-
meur la tienne, Céladon >
que de cacher auec tant
de peine y & d' opiniâtre-
té a ta Bergère, & de de-
(îrer auec tant de pajsionque toute l'Eu-
rope [cache où tu esy c^ ce que tu fais. Il
Vaudroit bien mieux y cerne femble ?non
Berger , que ta feule Aflree le fçeufty
& que le refle de l'Vniuers ïignoraft\
car laytoufiours ouy dire que les facrif-
ces d'Amour fe font en fecret & auec
filence . Tu moppofes des raifons qui
pourroient ejîre receuables en \n autre
focle, mais certes en celuy ou nous font-
A ij
mes on ferirapluftoft de ta peine qu on ne
Voudra imiter ta fidélité. Ne dis-tu pas y
que ton Amour ne peut iamais ejîre fans
le rejpeff&fans l obeïffance? Que la for-
tune te peut bien priuer de tout contente-
ment y mais non pas te faire commettre
chofe qui contreuienne à la volonté de cel-
le que tu aymes y ou au deuoir de celuy qui
Veut fe dire Amant fans reproche? Que
les peines & les tourmens que tufoujfres
ne font que des tefmoignages glorieux de
ton amour parfait et Qujtu milieu des plus
cruels fupplices tu iouys d\n bien extrê-
me, fc.achant que tu fais ce que doit faire
\n Vray Amant ? Et bref que la Vie fans
la fidélité ne te peut eftre qùodieufe > au
lieu que ta fidélité fans la Vie , teft de for ~
te agréable que tu es marry derteftre de fia
mort , pour lai fer à lapoïlerité \n honno-
rable exemple de confiance & d'Amour?
Ah Berger , que ï aage où nomfommes ejl
bien contraire à ton opinion \ Car on dit
maintenant qu aymer comme toy^ ce fiai-
mer à la Vieille Gauloife > & comme
faifoient les Cheualiers de laTable-ronde$
ou le beau ténébreux. Qtfil ny a plus
dArc des loyaux Amants , nyde cham-
bre de ffendu'è pour reccuoir quelque fruiEb
de cette inutile loyauté} Que fi toute sf ois
il y a encores quelques chambres qui fe
puisent atelier dejfendub'Sy elles le font
feulement à ceux qui aiment comme tu
faiBs) pour chaflimentde leur peu de cou-
rage , & pour preuue de leur peu de bon-
ne Fortune : Et bref que ton tient au-
tour d'huy des maximes a Eftat d* Amour
bien differetes^ âfçauoir qu aimer £> touyr
delachofe aymee, doiuent ejire des acci-
dents inséparables : Quedc fer uir fans re-
rompence font des tefmoignages de peu de
mérites. Que dt languir longuement dans
le fein à vne mefme Dame3c eft en couloir
tirer l'amertume y après en auoir eu toute
la douceur. Que £ obéir a celles quel on ai-
me , en ce qui nous efloigne de lapoffefiion
du b ien defire> c'eft imiter ceux qui Vont â
A if,
contYepied deleurchdjfe. Qued'aymeren
diuers lieux /eft efire Amant auije &pre-
uoyant : Que défi donner tout à \ne , cejl
fi faire deuorer a Vn cruel animal , &• qui
n a point de pitié de nous. Et bref, que le
change eji laytaye nourriture d yne amour
parfaite & accomplie. Or confidere, Ber-
ger, comment tu dois efperer de treuuer
quelque iuge fauorable parmy ces perfon-
nespteoccupez^, d, Vne opinion fi différente:
Et fi tu m' en croit ne te laijfe voir qu'à ton
AÏtree, & te tiens caché à tout autre.
Mais quoyl tu re]ette mon confiil,& pour
toute rai fin tu me tefjpons que tu t es de for-
te dediéàla gloire d ' AJiree , que les fiecles
& les opinions deshommes pouuans chan-
ger en bien y aufii bien qu en mal, tu défî-
tes qu'à l'aduenir on tecognoijfe quelle a
efié la beauté, & la %ertu d\flree 3 par les
ejfccis de ton amour , & var les tourments
que tu auras endure^ ï aduoile, mon Ber-
ger^ ce que tu dis, & quil peut efire que les
zAmants retiendront à cefie perfection
mi ils mefyrifent maintenant : mais far ce
que ce pendant iiyenaura piujieurs quit&
pourront blafmer > mets en ta mémoire ce
nue ie te yay dire > afin de leur refondre
s il en efl de befoin.
Accorde leur d'abord fans difficulté
que y entablement tu aymes à la façon de
ces Vieux Gaulois quils te reprochent >ain-
fi que tu les yeux enfùiure en tout le-r-efle
de tes actions : comme ils le pourront a'ifè-
ment recognoiflre s'ils conjïderenty Quelle
efl ta religion % Quels font les Dieux que tu
adores : Quels les Jacrifices que tnfak> &*
bref quelles font tes moeurs & tes couflu-
mes,&que ces bons Vieux Gaulois efloient
des personnes fans artifices > qui penfoient
eftre indignes d'ynhomme d'honeur de iu-
rer& nobferuer point fon ferment. Qui
n auoient point la parole différente du
cœur: Qui efiimoient que £ Amour ne pou-
uoit eftre fans le refleB y & fans la fidéli-
té'<> Qui cherchoient, rentrée du Temple
d'Amour par celuy de ï honneur : & celuy
de l'honneur par celuy de la vertu. Et bref
qui méprifoient & leur Vie & leur con-
tentement propre > pour ne tacher en rien
la pureté de leur affection Que quant à
toy ayant efiè nourry &ejleuè parmy ces
honorables perfonnes > tu ne peux fans
blafme contreuenir aVne fi bonne nourri-
ture. Que^ s ils Veulent aimer comme ceux
qui Vont mflruity tu les feruiras de gui-
de très- affeuree : Que s'ils veulent conti-
nuer en leur erreur y comme ils ont faifi
iufques icy > eyicor ne leur fer eus tu point
inutile , puis que prenant tes actions au re-
bours y ils pourront tirer de cette forte vn
parfaicl patron de leur imperfection.
•«?«5mS
>(5TS6t3St
TAB LE DES
H I S T OIR E S
CONTENVES EN LA
SECONDE PARTIE
d'Aftrée , de Médire
Honoré d'Vrfc. '
Iftoire de Celidee, Thamyre &
don.
Harangue du Berger Calidon.
Refponcede la Bergère Celidee.
Rcfponce du Berger Thamyre.
Refponce du Berger Palemon.
Iugemenc de la Nymphe Lconide.
Hiftoire de Palinide, & de Circene.
Hiftoire deParchenopéiFlorice,& Dorinde.
Oraifon à la DeeiTe Aftree.
Hiftoire de Damon, & de Madonthe.
DerTydeDamon àTherfandre,
Hiftoire de Galachee.
Tombeau du Berger Céladon.
Hiftoire de Doris, & Palemon.
Hiftoire du Berger Adrafte.
Iugemenc de la Nymphe Leonide.
Hiftoire d'Vrface, & d'Olymbre.
Suitcedel'hiftoirede Lindamor.
Suitcede Thiftoire de Celidee.
Hiftoire de la ialoufïe de Lycidas.
**
Cali-
3P
17
5>4
112.
114
^4
347
37*
4*7
Hs
672.
68$
7h 2.
747
784
Su
TABLE DES HISTOIRES
HiftoiredePlacidie. 84^
Hiftoire d'Eudoxe , Valentinian Se Vrface. 888
Requefte qui le prefente au confeil des iix cens, de-
mandant le poifon. 5^55
Demande d'Vrface, 1000
Demande d'Olymbre. 1001
Iugement du Confeil des fîx cens. ioe$
TABLE DES LETTRES.
Lettre à la plus aymee & belle Bergère. 16$
Lettre de Dorintheà Hylas. 271. 175. 274
Lettre de Florice à Hylas. 288.2^4.504.507
Lettre de Hylas àFlorice. 25? o. 25? 2
Lettre de Damon àMadonthe. 378.454
Lettre de Therlandre àMadonthe. 400
Lettre d'Aftree, à Céladon. foo.foi.fOL
Lettre de Céladon à la Bergère Aftrcc. 606
Lettre de Lindamor à Leonide. 745)
Lettre de Lindamor à Galathee. 7j2
Lettre de Leonide à Lindamor. 761
Lettre d'Eudoxe à Vrface. 9$°97S
TABLE DES POESIES.
Amour ne bruile plus. 24
Amour qui dans mon cœur. {40
Amour grand artifai,. 541
A vous fage Adamas. $66
Bel aftre flamboyant. 219
Belle de mes defîrs. 248
Belieondede Lignon. 711
Ces vieux rochers tous nuds. 750
Ce pendant que Madame. 5>oo
Doux Zcphir que ie vois. 199
Dorinde femocquade vous. 2.44
Dans les triftes recoins. jzo
TABLE DES POESIES,
Elle fuit & fuyant. ipS
Epitaphed'vn homme heureux. 1008
Fille de l'air. 6
Iamais contre les Rocs. 5>°9
l'eftois pour mon malheur. 9 t-S
L'eguilledequadran. 17*
Le Temple d'amitié . 33°
La belle dont l'Amour. 608
MonPenkr3hépourquoy. 171
Mon efprit eombatu. 735
Onde qui fouleuez. . 729
PalTantfitut'enquieTSo 3?4
Precipices,rochers. 728
Quelle Aurore iamais. 4r
Quoy vousay-îeoffencee. 1571
Quand Hylasapperceut. 15? 1
Quineladmireroit. 338
Qujenuieuxdemonbien. 387
Quand ie vois vn amant. 642
TABLES D'AMOVR.
Qui veut cftre parfait Amant. 316
TABLES D'AMOVR FALSIFIEES.
Que ieviue, &: qu'on le poflede. 785
Riuiereque faccrois. 568
Sontce,Peintres fçauans. 33^
Siluandre qui te plains. 546
Si i'ay me autre que vous. 6iç
E X T R A I C T Dr
Priuileve du Roy.
PA r Lettres patentes & Priuilege de fa Maiefté,
feellees du grand feau de cire jaulne , Il eft per-
mis à Marie Beys veufue , Olivier de
Vakennes, Tovssainct dv Bray, ôc
François Pomeray, Marchands Libraires à
pariSjd'imprimer , faire imprimer, vendre & débi-
ter pendant le temps & terme de dix ans prochains
& confecutifs. L'a s t r e e de Mefsire Honore'
r>'V R F E ', Marquis de Vemr*e\ cheudlter deV Ordre dû
âeSanoye, &c. Et tres-exprelTes inhibitions & def-
fences font faites à tous autres Libraires & Impri-
meurs de ce Royaume d'imprimer ledit liure , à
peine de trois mille liures d'amende, confiscation
des exemplaires , & de tous defpens , dommages de
interefts enuers ladite veufue ,de Varennes,
d v B R a y , & ledit P o m e R A Y. Voulant que
mettant ledit Extraie!; au commencement ou a la
fin de chacun exemplaire défaits Hures, lefdites let-
tres foient tenues àlacognoiifance de tous nos fu-
jets, ainfi qu'il eft plus au long déclaré par lefdites
lettres.
Acheué d'imprimer le 20, tour
d*dAouft\6l<x
LASTREE
DE MESSIRE
HONORE' D'VRÇE'
SECONDE PARTIE.
LIVRE PREMIER.
A L v n e éftoit des-ja pour la
deuxieûne fois fur le milieu de
fon cours , depuis que Céladon
efchappé des mains de Galathée,
& notant fe prefenter deuant les yeux de la
Bergère Aftrée, pour obeïr au commande-
ment qu elle luy en auoit fait, s'eftoit renfer-
mé dedans fa caUerne. Et quoy que trois mois
fuiTent des-ja prefque écoulez depuis le iour
de fa perte, fi eil-ce cjue le déplaifir que fa Ber-
gère en reffentoit, eitoit encore fi vif en fon
ame 5 que quelque prudence qui fuft en elle,
elle ne pouuoit toutesfois le cacher à ceux qui
voûtaient y prendre garde. Et fembloit que le
i, Partie. A
ï La IL partie d'Astre!.'
Ciel, par vne iuftc punition 5 refufàft à fa dou-
leur le remède que le temps a de couftume
de rapporter a tous ceux qui ont plus de fujed
de fe douloir : car au lieu d'adoucir les ai-
preurs de fes ennuis, tous les îours elle dé-
couuroit de nouuelles occaiïons de regret. Et
quand fa mémoire 3 diuertie ailleurs par les
compagnies qui la venoient vifiter 3 ceffoit
quelquesfois de luy reprefenter les caufes de
les déplaifîrs, fes yeux en échange par tout
cù ils s'addreffoient 3 ne voyoïent que des
ob'j ects tellement: ennuyeux, que pour ne les
voir elle demeurou le plus fouuent dans fa
cabane. Mais ce qui îaffiîgeoit dauantage,
c'eftoit qu'elle eftoîc priuée de cette confo-
lation 3 qui fe trouue encore parmy les plus
grandes -infortunes. le veux dire, qu elle ne
pouuoit rqetter le fujeft de fa faute que fur
elle-mefme 3 ny trouuer les moyens de soi
exeufer de quelque biays qu elle peuft tourner
cet accident. Et ne faut douter qu'il luy en
euft efté entièrement împollïble de continuer
fa vie furchargée de tant d'ennuis, fi l'amitié
de Diane & de Pîiiliis ne luy euft aydé à les
(apporter; la prefence de la perfonne aimée
eftant l'vn des plus fouuerains remèdes que
la trifteffe pfiiffe receuoir. Aufll ces chères
amies n'en eftant pas ignorantes, auoient vn
fi grand foin de cette Bergère , que dés la
pointe eiu îour lVue ou l'autre , &: bien fou-
L ï V R E PREMIER. X
lient toutes deux la vendent trouuer , àc
comme par force l'arrachoient de fa cabane,
&: la conduifoient par les endroits les plus
reculez, dé peur que la veuë de ceux eu elle
fouloit voir Céladon, ne luy renouuellaft la
mémoire de fa fafcheufe perte. Et puis à
l'enuy s'cftudioient à qui , pour la diuertir
luy feroit vn meilleur conte , ou propoferoit
quelque agréable jeu pour parler plus douce-
ment le refte de la iournée: de forte qu'en
ddpit de la fortune ces gentilles Bergères def-
roboienc touiiours quelques heures au déplai-
fir d'Àftrée, pour le-s mettre envn meilleur
vfage.
Siluandre d'autre cofté feignant de recher-
cher Diane par gageure, en deuint de telle for-
te amoureux, qu'il feruit longuement d'exem-
ple a tous ceux de fa contrée 5 &: leur enfeigna
à fes defpens , qu'Amour ne fouffre guère
qu'on fe mocque de luy : car il rencontra en
cette Bergère tant de caufes d'amour, qu'il
efloit tout cironné de l'auoir veue fî long
temps fans l'auoir aimée. Et quoyque la ga-
geure, qui eftoit caufe de la naiiïancede fon
affection , fut le commencemeut de fon mal,
fi ne s'en p aignoit-il point, puis que fans
ofFenfer Diane, elle luy donnoit la liberté de
luy raconter fes pallions ; la violence de fon
amour citant telle, que s'il euft elle forcé de
la cacher, il luy euft elle impoflible deviure.
A ij
4 La II. partie d'Astre i.
Et toutcsfois quand il fe rappeiloit en foy-
mefme, il connoiffoit bien qu'il auoit faitvn
changement fore defaduantngeux : fe fouue-
nant de quel heur il eitoit accompagné, lors
que maiitre abfolu de fes penfées il difpofoit
tout feul de fa vie &: de fes deiïeins. Combien
de fois voulut-il auec laraifon défaire les pre-
miers noruds dont il fe fentoit lier en ce ncu-
ueau femager Combien de fois, voyant que
la raiicn y eftoit inutile, vouluiî-il les rompre
auec la force dVne violente reiolutionî Mais
autan: de fois qu'il s'y eifaya, autant de fois
reconnut-il que c'eit en vain que l'homme
s'efforce centre les ordonnances du Ciel , de
&r que celuy eftleplns auiféqui fçait mieux y
ployer & conformer fa volonté. Cesconfide-
rations efto.ient caufe que quand il ne pouuoit
eftre auprès de fa Diane, comme le matin & le
foir, il eftoit bien ayfede fe retirer de toute
compagnie, tant parce qu'il iugeoit toute autre
ennuyeufe , ne pouuant îouyr de celle qu'il
defîroit, que pourauoir plus de loifir de con-
fulter en foy-mefme librement, eV îuger quelle
eftoit la volonté du Ciel, 5c par quelle voye
il pourroit mieux paruenir. Et combien qu'il
reconnut plus d impofïïbilité à la pourfuitte
de fon affection cjue d'apparence de la pou-
noir continuer, ii ne pouùoit-il ïamais pren-
dre conclnfion qu'a l'auantage de fon Amour.
Que s'il faifoit deiTein de s'en retirer, ô que
Livre premier" j
fon cœurfe faifoit promptement paroiftre def-
obeïifant! Que s'il cfioic d'aduis de le conti-
nuer, quelles peines & quels martyres ne pre-
uoyoït-il point ? Que ferons-nous donc en
fia, diibit-il, Siiuanare, puis que la pourfuitte
ôc la retraitte nous font également impoffi-
bles? FaiibiiSj difoit-il, en fe refpondant, ce
que le Ciel veut que nous faillons. Pourquoy
peut-on îuger que les Dieux l'ayent faicïe ïî
belle 3 ïînon pour eftre aimée de ceux qui la
verront ? Et puis que de pourfinure & de nous
retirer il nous cil également impoiïible , eli-
fons pour le moins des deux celuy qui eft plus
félon la volonté du Ciel & félon la vofhre.
Eilant iî belle il ordonne qu elle foit aimée, 8c
quant a moy ie confentiray plnftoft à me re-
tirer de la vie que de fon -feruice. Que faut-il
donc que nous connaîtrons dauantage 3 puis
que le Ciel &: noftre volonté appreuuent vne
fi bonne refolution ?
De fortune quand il tenoit ces difcours en
foy-mefme,il fe trouuafurle bord de la dé-
lectable riuiere deLignon vis à vis de ce ro-
cher, qui eftant frappé de la voix, refpond fi
intelligiblement aux derniers accents. Cela
fut caufe qu'après que ces penfées ;luy eurent
longuement roulé parl'cfpnt, prefque com-
me reucnant dvn profond fommeii : Mais
pourquoy, dit-il y nous allons nous ccnfom-
mans 2c çrnbroiiillans en ces contrariété^
A ijj
6 La II. partie d'Astree]
Echo qui habite en ce rocher, fi nous Ten en-
queron^, nous en dira bien ce qu'elle en a ouy
de la bouche meimede ma Bergère, qui efl
TOracle le plus certain que îepuiiïe confulter.
Et lors releuant la voix il luy parla de cette
forte :
ECHO.
STANCES.
FI l l i de tait qui nefeaurois rien taire,
De ces rochers hofttffe fol it aire.
Ou vont les cris que ievais cfmouuant? Au
vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martyre^
^ue plein £ Amour mon cœur va conceuant,
Deutenne enfin aux maux que te Couffin? Pire,
IL
£>ue fer oit donc cet œil qui me de far me
pzr fa douceur de toute forte diarme^
Et qui promet m1 aimer infiniment7. Il ment.
Mais s'ilejl vraj quil mente, quel remède
Nous faudra-/ il pour fort tr p?omptement
ï>e cet abus qui trompeur nous pojfede7. Cède.
Livre premier.' 7
III.
Comment? céder vn tel bien a quelque au-
tre,
£hi Amour ordonne en ejfeclqui foit ncflrc!
Qui plus que moy voit-tllc volet 'iers ? Vn tien.
Vn tiers, Echo, cejtvn cruel langage,
Mais s il eft vray quelle ayme mieux vn tiers y
L^# heu d'a?nour qu'auroit vn grand coura-
ge Rage-
IV.
Nymphe qui fents dedans ces roches creujes
£>uel efl le mal des peines amour eu fes,
N\turay-ie donc iamais allégement \ le ments.
Comment, Echo, neft-ce point vn blafphtme,
De taceufer & dire que tu ment s ?
Ce que i'enteds eji-ce bien ta, voix mefme ? Ai-
me.
V.
Cejl bien ta voix qui frappe mes oreilles \
Mais cefecret, Nymphe qui me concilies,
V as-tu y dis-moy, de ?na Diane cuy ? Guy.
Mais de faymer, heUs ! ccflpeu de chofe%
Si d'elle aymé, d'elle ie ne iouy,
Tout vn tel heur quejî-ce quon me pro-
pofe? Ofe.
VI.
Le Ciel neircy de tempefîe& d'orage
Ne peut cfcjjïoy mabatre le coulage,
 m
S La II. partit; d'As trie."
Mon cœur ne craint tout ces ejlonnemens. Ne
ments.
le ne ment s point, ny ne fuis téméraire :
fapprens d' 'Amour ces beaux enfeignemens%
Faut-il bien plus pour vn Ji grand myjle*
re ? Taire.
VIL
Je me tairay, plujloji ma voix prepei
Sônfpirera ma mort que ma pensée.
Amant fecret corne Amat 'valeureux. Heureux.
Heureux cent fois ay me de cette belle:
<J*rfais d'oufçais-tu quefon cœur généreux
Sera vaincu fi ie luy fuisfidelle ? D'elle.
Encore que le Berger n'ignoraft point que
c'eftoit luy-mefme qui fe refpondoit , &: que
l'air frappé par fa voix rencontrant les conca-
uitezdela roche efroit repouilé à fes oreilles:
fi ne lailîbk-il de refTentir vne grande confa-
lanon des bonnes refponfes qu'il auoit re-
ceuës, luyfemblantque rien n'efrant conduit
par le hazard 3 mais tout par vne tres-fage
prouidence ., ces paroles que le rocher luy
auoit renuoyées aux oreilles n'auoient efté
prononcées par luy à deffein, mais par vne
feerctte intelligence du démon qui l'aimoit,
&qui les luy auoit m ifes dans ia bouche: Et
en cette opinion il fbiuoit la couf ruine de
ceux qui aimenr3 qui d'ordinaire fe flattent en
Livre puîmier!! j
ce qu'ils défirent, & trouuent des apparences
d'efpoir où il n'y a apparence deraifon. Apres
auoir remercié le génie de ce rocher & les
Nymphes de Lignon, il faifoit deifein daller
entendre (a B ergere au carrefour de Mercure,
parce que c'eftoit par là qu'elle auoit accoutu-
mé d'aller chez Aftrée, & il luy fembloit que
l'heure en approchoit 3 la moitié du lour cirant
défia palTée : mais lors qu'il en vouloit prendre
le chemin , il vid affez près de luy la Nymphe
Leonide, &le gentil Paris, qui ayant oiiy fa
voix auoient tourné leurs pas vers luy, tant
pour fç auoir des nouuelles des Bergères ,
Aftrée, Diane 3 Phillis, que pour auoir le plai-
fir de fa compagnie: car encore que Paris con-
nufl bien 1 affection qu'il portoita Diane, fî
ne laiffoit-il de l'aimer & de l'eftimer beau-
coup, ne pouuant croire que cette fage Ber-
gère le deuil ïamais préférer à luy à caufe de
la grandeur d'Adamas , qui pour fa quali-
té de grand Druyde eftoit après Amans , le
plus honoré par toute cette contrée 5 igno-
rant qui ne fçauoit pas que l'Amour ne fe
mefure iamais à l'aune de l'ambition ny du
mente, mais à celle de l'opinion feulement.
Silu.indre qui eftoit plein de ciùiîité comme
ayant efté riourry parmy les efcoles des Pho-
eenfès & Maffilicns , encore que la venue de
Paris ne luy fut gueres agréable , fçachant
bien qu'Amour le cpnduiibit parmy les bois,
ïô La IL partie d'Astreè!
&: vn Amour encore qui eiroit à fon dela-
uantage, ne îailla de s'auancer vers luy & vers
la Nymphe pour les laitier, le ne vous de-
mande pas, luy dit Leonide en foufriant ,
quelles eftoient les pcnfées qui vous entre-
tenoient en ce lieu folicaire , fçachant allez
que celles qui vous accompagnent ne fbnc
gueres (ans Diane: mais ie voudrois bien fça-
uoirdevouspourquoy vous les préférez a fa
veuë , &: quelle elt l'occaiîon qui les vous
rend plus douces que fa prefence. le ne mcray
point, dit -il , Madame , que ces agréables
penfées dont vous me parlez, ne m ayent te-
nu fidelle compagnie , aufTi bien en ce lieu
retiré qu'elles font par tout où ie me trouue
eiloigné de Diane , mais que ie les tienne plus
chères que le bien de fa veuë , permettez-moy
ie vous fupplie de vous dire qu'encor que par
raiibn cela deuroit eftre , toutesfois ie ne l'ay
point encores pu obtenir fur moymefme.
Que fi vous me voyez icy fans elle, ce n'en;
que pour palTer plus doucement en la com-
pagnie de mes imaginations les heures que
fon repas me contraint de perdre loing d'elle :
& d'effecl lors que vous eftes arriuée lem'a-
cheminois au carrefour de Mercure , parce
quevoicy le temps qu'elle part de fa cabane
pour aller vers Aftrée , & ie faifois defTein de
l'y accompagner. Nous fommes venus , ref-
pendit Lecnide , auec refolution de donner
Livre premier" k
le refte du iour à ces belles Bergères, mais
quand cela ne feroit pas, nous penfenens de
taire vne faute qui ne feroit pas légère ny peu
defagreable à l'Amour, fi nous retardions vo-
ftre voyage ic'eft pourquoy, Berger,vous nous
y conduirez, 6c par les chemins nous direz s'il
vous plaift, pourquoy vos penfées vous de-
uroient efke plus chères quelaprefenccmef-
me de celle qui les fait naiflre.^ puis que quant
à moy ie le trouue tant efloigné de raifon
que ie ne fçaurois me figurer que cela puiiïc
eftre.
A ce mot Siluandre pour luy obeïr, leur
ayant fait prendre vn fentier, qui trauerfant
vn grand pré abrcgeoit de beaucoup le che*
mm, repnntainfi la parole. Ce que vous rae
demandez, grande Nymphe , neft pas difHcile
d'eftre entendu pourueu qu'il foit pris com-
me il doit eftre, parce qu'il eft bien certain
que les yeux font les premiers qui donnent
entrée à l'Amour dans nos âmes. Que il
quelquesvns font deuenus amoureux en oyant
raconter les beautez & les perfections des per-
ionnes ab fentes, ou ça efté vue Amour qui
n'a pas efté de durée ny violente ( citant plu-
ftoft vne peinture d'Amour que vne vrave
Amour ) ou l'eiprit qui l'a eonceuë a c
que grand deffaut en iby-mefme, doutant
que l'ouye rapporte auiTi bien les faufïetez
que les ventez , &: le jugement qui le ùk
h LaIIPartie d'Astree,1
fur vn rapport incertain , ne fçatiroic dire
bon ny procéder d Vne ame bienpofée :maîs
tout ainfi que ce qui produit quelque chofe
neft pas ce qui la nourrit ce qui la met après
en ùl perfection, fe mcfmc deuens-nous di-
re ueTAmour 3 parce que fî nos agneaux naïf-
fent de nos brebis , & qu'au commencement
ils tirent quelque légère nourriture de leur
laid 3 ce neft pas toutesfois ce laid qui les
met en leur perfection, mais vne plus ferme
nourriture qu'ils reçoiuent de l'herbe dont
ils fe pâlirent : AuiTi les yeux peuuent bien
commencer, & eileuer vne îeune affection,
mais lors qu'elle eft creuë, il faut bien quel-
que, chofe de plus ferme & de plus folide,
pour la rendre parfaide ; èc cela ne peut eftre
que ta connoiiïànce des vertus, des beautez,
des mentes , & d vne réciproque affedion
de celles que nous aimons. Or quelques vnes
de ces connoiiïànces prennent bien leur origi-
ne des yeux, mais il faut que famé par après fe
tournant fur les images qui luy en font demeu-
rées au rapport des yeux ôc des oreilles , les ap-
pelle a la preuue du iugement, & que toutes
chofesbien débattues elle enfaife naiftre la vé-
rité. Que fi cette venté eft à noftre aduanta-
ge , elle produit en nous des penfées dont la
douceur ne peut eftre efgallée par autre for-
te de contentement que par lefïed des met
penfées. Que fî elles font feulement
Livre p'r'imihb^ rç
àcluantageufes pour la perfonne aimée, elles
sentent fans dente noftre affection, mais
auec violence & inquiétude : & c'eft pourquoy
il ne faut point douter que l'abfence n aug-
mente l'Amour , pourueu toutesfois qu'elle ne
foit pas fi longue que les images receues de la
choie aimée fe puiffent effacer, foit que l'A-
mant efioigné ne fe reprefente que les perfe-
ctions de ce qu'il aime, parce qu'Amour qui
eiî ruzé & cauteleux ne luy a peint que ces ima-
ges parfaictes en la fantaifie, foit que l'enten-
dement eftantdefîa bleffé ne vueille tourner
fa veuë que fur celles qui luy plaifent , fbic que
lapenféeen femblables choies adioufie touf-
iours beaucoup aux perfections de la perfon-
ne aimée: tant y a que celuy véritablement
n'a point aimé, qui n'augmente ion affection
eftant eiloignée de ce qu'il aime. Quant à
moy, refpondit Leonide, feuffe fait vn iu-
gement bien différent au voftre, ayant tout-
lours oiiy dire eue fabfence eil la plus gran-
de & plus dangereufe ennemie d'Amour.
La preftncjs , répliqua le BergerJ'eit fans com-
paraifon beaucoup dauantage, comme nous
l'apprend tous les leurs noftre expérience: car
pour vne Amour qui fe change entre les per-
sonnes abfentes, nous voyons qu'entre les pre-
fer.tesil yen a plus de cent : & de plus pour
montrer combien la prefence eftplus contrai-
re à l'Amour 3 iî nous celions d'aimer eftant
*4 La IL partie dAst^el
abicnts , c'eft fans violence 6c fans effort, &
n'y a point d autre changement fïnon que la
mémoire fècouure peu a peu d'oubly^ com-
me vn feu de fa propre cendre : mais quand vn
Amour fe rompt en prefence, ce n'eit ïamais
uns efclat3 ny fans vn extrême effort, voire
(& qui eftvn grand te fmoignage de ce que îe
dis) (ans faire naiftre des cendres de l'Amour
efceinte vne hayne plus grande encore que n'a
d'té cette Amour. Et cela procède de cette rai*
fon. L'A niant eu ou aim é, ou hay , ou indiffè-
rent: su eft aimé, d'autant que i abondance
foule incontinent, l'Amour auffi toit fe perd
en prefence, eflaiît outragé, s'il faut dire ainfi,
de trop de fui eu rs: s'il eit hay, d'autant qu\i
toutes hcuresil reçoit de nouuellesconnoiflari-
ces de hayne , il eft impoiTible qu'entre tant de
coups il n'y en ait queiqifvn qui perce fes ar-
mes pour fortes quelles foient, & qui le con-
traigne y eflant plufieursfois redoublé de quit-
ter toute forte de ceflence : que s'il eft indiffè-
rent 3 lors qu'il continué ion Amcur.fe voyant
à toute heure mefprifé , il faut quil foit fans
courage, mais s'il n'en a point, comment re-
nflera-t'il aux continuels outrages qu'il en re-
ceura : Au lieu qu'en l'abfence les faueurs re-
ceuès ne pcuuent eflxe de celles qui foulent
par leur abondance , puis qu'elles ne font
qu 'attifer les defîrs-, 6z la connoiffance de la
hayne 5 ne venant en nofhre ame que par
Livre p r e m i t k. ï j
fouye , il y a bien de la différence, & les coups
en font bien moindres que ceux que nous re-
celions par la veue , de force que les bleffures
en font beaucoup moins cuifantes , & les
fuiets de mefpris neftant fi ordinaires ny
fi difficiles à (apporter, ceft fans doute que
labfence eft beaucoup plus propre à confer-
uer vne affection que n'eft la prefence. Ia-
uoue 3 ayant confideré ce que vous dittes ,ret
pondit la Nymphe , qu'il eft vray , & qu'en
prefence il furuient plufienrs occafîons qui
ruinent l'Amour , defqu elles l'abfence eft
exempte. Mais fi ne fçauriez-vous me per-
fuader qu'en voyant ce que ion aime l'on
n'augmente d'affection beaucoup plus qu'en
ne le voyant pas, parce que l'amour fe nour-
nffant des faneurs & des careffes , celles que
Ton reçoit en prefence font beaucoup plus
grandes & plus fenfibles que les autres. le
çroyoïs, adioufta le Berger, aucir défia fatis-
fait à cette demande, mais puis qu'il vous
plaift d'en aùoir plus de claires raifons 3 il faut 3
Madame 3 que l'effaye de vous en donner.
Nous auons défia dit que g eft par les yeux que
l'Amour commence , mais ce n'eft pas toutes-
fois des yeux qu'elle naift , ny cent font point
ceux qui la produifent: la beauté & la bon-
té eftans connues font fans plus celles qui
Juy donnent naiffmee en nous : or la con-
noiffance de la beauté vient bien par les
M La IL partie d'Astre £
yeux, mais depuis qu'elle eft en noftre ariiej
nous nauons plus affaire de nos yeux pour
i aimer a i'aduemr: ce que vous lugerez arfé-
ment fi vous auez iamais aimé quelque cho-
fe: car rentrez en vous meimes , & confide-
rez fi vous perdriez cette Amour encore que
vous perdifliez les yeux : fi cela n'eft point,
vous allouerez que les yeux ne conferuent
donc pas voftre Amour. Pour la connoiffan-
cede ïabonté.elleeftproduicleou des actions
ou de? paroles \ qui toutes deux ont bien be-
foin de prefence pour eftre connues , mais
après nullement : car cette connoiflance fe
conferue dans les fecrets cabinets de la mé-
moire, fur laquelle noftre amefe repliant ap-
perçoit ce qu'elle y a mis en reterue. Or ic
croy, Madame, que vous fçauez bien que plus
nous auons de connoiffance de la perfection
de la chofe aimée, plus aufïi noftre Amour
s'augmente. Mais qui ne fçait que les trou-
bles mouuemens des fens empefehent infini-
ment la clarté de l'entendement , &que com-
me aux cotrepoids d'vne horloge l'vn ne peut
monter que l'autre ne defeende; aufïi quand
les fens sVfleuent, l'entendement sabaiire,&
fe releue au contraire quand les fens font
abaiiTez? Que s'il eft ainfi, ne m'auoikrez-vous
pas qu'en l'abfence l'entendement de celuy
qui aime, agira beaucoup plus parfai dément,
que quand tranfporté par les obie&s qui fe
prefentent
Livre premier; \y
prefentent à (es yeux , il ne peut faire autre
chofe que regarder , defirer & foufpirer ? Que
d iamais vous auez voulu penfer profondé-
ment à quelque chofe , fouuenez - vous ,
Madame , fi la fage nature ne vous a pas ap-
pris de mettre la main fur vos yeux 3 afin
que la veuë ne diuertift les forces de l'en-
tendement ailleurs, & par cette raifon vous
concluërez félon ce que iay dit. Que fî
l'Amour s'augmente par la connoifTance de
la perfection aimée , puis que nous l'auons
beaucoup plus grande eftans abfents , c'efï
lans difficulté que nous aimons dauantage
efloignez que prefens.Maiss'ileltainfi, inter-
rompit Paris , d'où procède que tous les
Amans défirent auec tant de paillon la
veuë de celles qu'ils aiment? Del'ignoran-
ce , refpondit Siluandre , il n'y a perfon-
ne qui fe puiffe attribuer le nom d'Amant 5
qui en luy mefme n'ait cette opinion, que
fon Amour eft fi grande qu'il efi: impoffible
quelle puiffe augmenter. Que s'il a cette
créance, mal-aifément rechercheroit-il les
moyens de l'accroiftre s'il penfe qu'elle ne
puilfe eftrcaccreuë, & pour ce fans recourre
a cette profonde connoifTance il fe contente
de celle que fes yeux de moment à autre luy
peuuent donner : Mais, ô grande Nymphe,
combien y at'ilde différente de ces Amours
que les yeux nourrirent à celles que lW
2. Part, g --*
iS La II. partie dAstr.ee!
ten dément produit? Autant fans doute que
l'ara e eft plus capable d'aimer que le corps,
de autant que l'entendement a plus de con-
noiffince que les yeux. Et toutesfois d'au-
tant que ceux-là mefme ne peuuentpaseitre
toufiours auprès de celles qu'ils aiment , il
faut qu'eiloignez d'elles , &en leur apart, ils
entretiennent ces images que par leurs yeux
Amour leur a mifes en la fantaifie. Que fi
Ton leur demandoit iî cet efloignement a
diminué leur affection , ie m'affeure qu'il n'y
a celuy qui ne confefTaft qu'elle s'en eit aug-
mentée 3 &: que c'eft vn accroiffement de
defir , & non pas vne diminut on : & de
taàSt auec quelle violence, &: auec quel tranf-
port les reuiennent-ils voir î II cft tel. Ma-
dame ) que bien qu'auant que s'eftre fepa-
rez ils euffent iuré que leur Amour eftoit
paruenuë au fupréme degré d'aimer , &
que rien ne pouuoit-eftre adioufté à la gran-
deur de leur affection , maintenant la con-
noiilant accreuë en font vn îugement bien
différent , &: leur femble quautresfois ils
ont fait vn grand outrage à celles qu'ils
ont aimées , de les auoir auparavant fi peu
aimées , tant cette briefue abfence augmen-
mente i' Amour par la contemplation de la
beauté. Puis qu'il eil ainfî, adiouita Paris,
ie m'eflonne que vous ne vous efloignez de
Diane afin de l'aimer dauantage. I'aydes-u
Livre premier^ 19
dix , refpondit Silnandrc , que îe le deurois
faire, mais que ie ne l'ay encore pu obtenir
for moy. Et cela vien t, gentil Paris, de ce que
nous fommes homra es . c'eit à dire , que nous
ne fommes pas par faicts, & que l'imperfection
de l'humanité ne peut cftre oftée tout à coup:
nous fommes bien raifonnables, maisauiTîy
a-t'il quelque chofe en nous qui contrarie à
la raifon, autrement il n'y au roi t point de vi-
ces : & c'eit cette partie de laquelle ie n ay
pu encore obtenir ce poinft dont vous par-
lez , car les fens font infiniment puilfans en
celuy qui aime, &quoy quel'ame foit celle
qui aime, fï eît-ce qu'au ec les beautez de l'â-
me elle aime auiTi celles du corps : ëc bien
fouuent tout ainfi qu'auec les fens corpo-
rels elle fent les chofes corporelles & fe plaifl:
au gouft, aux fenteurs &auxattouchemens;
de mefme aimant anec les*mefmes fens,
elle fe plaift de voir , d'oùyr &: de toucher
ce qu'elle aime , ne pouuant faire diuoree
dauec eux , &: feparcr Ton plaifir du leur,
luy femblant que c'eit leur faire tort deioùyr
feule de ces contentemens, dont ils onteflé
les commencemens. Et tcutesfois ii elle ne
recherchoit que fa perfection comme elle y eft
obligée par la raifon, elle deuroit reietter bien
loing ces coniîderations'; puis que la nature
nous a feulement donnélesfens pour instru-
ments , par lefquels noftre ame receuant les
B «
2o La Ii partie d'A'strîi.
cfpeces des chofes vient à leur connoiffance,
mais nullement pour compagnons de fes plaj-
firs& félicitez comme trop incapables dvn fi
grand bien.
Ces difeours euffent bien continue da-
uantage, fi de fortune eftant près du carre-
four de Mercure ils n euffent oiiy chanter
Phillis : elle eftoit affife auec vne autre Ber-
acre au pied d Vn arbre cependant que leurs
brebis à l'ombre de quelques taillis rumi-
noient toutes refferréesenfemble-, attendant
que le chaud fuftvn peu abbatu pour retour-
ner au pafturage. Auffi toft que Siluandre en
oiiyt la voix, il tourna la tefte de fon celte , &
l'ayant reconnue la deftourna fi prompte-
ment , que Leonide ne fe peut empefeher d'en
foufnre. Qujauez-vous oiiy , luy dit -elle , &
qu auez-vous veu qui vous ait fi prompte-
ment feictourrfer ëc détourner la telle .'I ay
veu, dit -il, Madame, celle que îe ne verray
ïamais fans regret : car c'eft Plnllis la plus
cruelle ennemie que îe puiffe auoir , puis
qu'elle eft la caufe de mon feruage. En ce
melme temps Lydias, qui paffant chemin
fans voir Leonide ny la compagnie , fuiuoit
vn fentier, qui couuert d'vne grande haye3
l'cmpefchoit de voir Se d'eftre veu , fut tout
eftonné que le chemin de la Nymphe venant
trauerfer le fien , il ne fe donna garde qu'il je
vit tout auprès d'elle : La ialoufie <jui lç
Livre premier! '21
feparoît de la frcquentation de chacun , lny fai-
foit fiiyr Siluandre encore plus que les au-
tres : mais à ce coup la nullité le contraignit de
faliier Leonide & Pans , & de les fiiiure en
eftant requis & de l'vn de de l'autre , cuoy
qu'au commencement il enayaft d'auoir con-
gé auec quelques mauuaifes exeufes. Mais
Leonide qui l'aimoit à caufede Céladon., le
prefîa de forte qu'il fut contrainct d'aug-
menter la trouppe , & Paris qui fur tout defî-
roit de fçauoir où eftoit Diane , luy deman-
da s'il ne connoilîbit point celle qui efloit
affife auprès dePhillis fous ce grand arbre. Luy
qui n'y auoit point encore pris garde, met-
tant la main fur fes fourcils & s'arreftant vri
peu pour les regarder, refpondit que c'eftoit
Aftrée, ôdors reprenant le chemin il oiiit que
Leonide continuant le difeours qu'elle auoit
commencé auec Siluandre , parloit de cette
forte: Et pourquoy 5 Berger, eftes vous tant
ofFenfé contre cette Bergère , encore qu elle
foit caufe que vous aimez 3 puis qu'elle l'efè
auffi que vous eftes deuenu plus honnefte
homme ? Car ie m'affeure que vous m'auoiïe-
rez que l'Amour à cette puiflanced'adioufter
de la perfection à nos âmes • s'il eft ainfi, l'obli-
gation que vous luy auez3nedoit pas eftre pe-
tite, î'auoiieray bien , refpondit le Berger,
que véritablement ie croy que fans Phiilis iç
a'euffe ïamais aimç 3 mais ie ne la:iïeray de
B M '
Zt, L A 1 1. P A R. T I E D*A S T% Z E."
dire qu'elle eftcaufequeiene luis plus mien ,'
que ic fers, & que îay perdu ma liberté. Que
fi cette liberté ne fe peut acheter pour quel-
que prix eue ce foit^enedois pas eftre plus
fon obligé de m'auoir peut-eftre rendu vn peu
plus honnefte homme, qu'offenfé contre elle
de ce qu'elle m'a fait perdre cette chère & de-
firable franchife. Mais ne mettez-vous point
en compte , adioufta la Nymphe,que vous ac-
querrez peut-eftre l'amitié de celle que vous
aimez , & pour vne fi belle entreprife vne ame
bien née comme la voftre , peut- elle regretter
quelque perte que ce foit, ou fe plaindre de
la penbnne qui enefteaufe r Vne ame bien
née, repiiqua-ril , ne fe peut louer de celle
qui eft caufe de la feruitude , pour quelque
efperance de bien quelle lny puifTe donner:
car enfin le feruice , quoyque plus ou moins
honteux, eft toufiours feruice. D'abord qu^
Lycidas oiivt nommer Phillis 3 il demeura
beaucoup plus attentif, mais quand il oùyt
lafiutte dudifeours,. & des répliques du Ber-
ger, il creut que véritablement il l'aimoit 3 ôc
ne fçachant fi bien couunr fa ialoufîe qu'il
euft dciiré, il ne fepûtempefcherde luy di-
re : Et quoy , Berger, aimez-vous bien autant
cette Bergère que vous en faites femblant?
Siluandre qui fans penfer à Lycidas auoit par-
lé de cette forte àLeonide, connoiiTant bien
que la îaloufie luy faifoit faire cette deman-
Livre premier' S$
de, ponrle mettre plus en peine, nevoulutle
nier ny l'auoiïer , mais luy dit feulement. Dit-
tes-moy,Lycidas5 qu'en penfcz vous? Ievoy,
refpondit-il, tant de feintes par tout que
mon iugement feroit trop incertain. Puis
doneques, adioufra Siluandre, quemesdifll-
mulations empefehent le iugement que vous
en pourriez faire 3 dittes-moyievousfupplie,
qu'eft-ce que vous en délirez : Mes defirs , ref-
pondit Lycidas, font fort peu confiderables en
ce qui dépend de vous, de quilesadionsme
font indifférentes , de forte que îe m'en re-
mets bien à vous mefme. Puis donc , conti-
nua Siluandre, que vous ne m'en voulez dire
voftre volonté, s'il y a quelque chofe enmoy
qui vous deplaift , vous n'en deuez aceufer
que vous feul , & le Ciel qui le veut ainfi 3 &
vous armer de patience. Lycidas vouloit ref-
pondre, & peut-eitre reuft fait trop aigre-
ment, îiLeonidequilepreuoyoïtneren enfl
cmpefché auec exeufe qu'elle vouloit oûyr
ce que Phillis chantoir.carelleen eftoit défia
affez près pour oiiyr fes paroles., qui eftoknt
telles :
B
Hï)
*4 LaIL PARTIE D A S T R 1 1,
SONNET
CONTRE LA 1ALOVSIE.
A M o v r ne brusleplus , ou bien ilhrusli
en vain,
Son carquois efi perdu , fès flèches font froifées,
II afes dards rompus, leurs pointes efmoufées^
Et fin arc fans vertu demeure dans fa main.
Ou fans plus eftre Archer cTvn méfier in~
certain _
Il fi laijfe emporter a plus hautes pensée sy
Ou fes flefehes ne font en nos cœurs addrefées]
Ou bien au lieu d'amour nous bleffent dt
defdain.
Ou bien s il faicl aimer, aimer ceft autre
chofe
£>ue ce nef oit iadisy & les loix quilpropofi
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoith
tous*.
Car aimer ejr hayr ceft maintenant le
mefme,
Puis que pour bien aimer il faut ejïre ialoux;
Jjjhu fe ton aime ainfi, te ne veux plus qu on
m aime*
Livre phimier! £y
Siluandre, qui auoic fait defTeinde donner
jutant de îaloufie à Lycidas qu'il luy feroit
poflible , voyant que Phillis attentiue à ce
qu'elle charitoi^&Aftréeauxpenfees que ces
paroles renouuelloient en fa mémoire , ne
f renoient garde à Leonide, ny à eux, s'auança
courant vers elle, & fe îettant à genoux , & luy
furprenant la main la luy baifa, puis fe rele-
liant laduernt de la venue de la Nymphe &c
de Parii. Elle n'eut loifir de fe courroucer à
luy de cette outrecuidance, parce que Leonide
fe trouua fi proche qu'elle fut contrainte de fe
leuer, pour luy rendre l'honneur qu'elle luy
deuoit. A quoy Siluandre la prenant fous le
bras la voulut aider, mais elle le repouffa du
coude, voyant mefme Lycidas de la com-
pagnie: ce qui ne fit vue légère bieffure en
en lame de ce Berger îaloux, qui voyant bien
que Phillis l'auoit apperceu, eut opinion qu'el-
le l'euft repoulTé de cette forte , parce que
c elïoit en fa prefence. Mais après que les falu-
tations faictes, & rendues d'vn cofré& d'au-
tre, chacun eut pris place fous ce grand arbre.
Siluandre qui auoit refolu de donner cette
îournée à la ialoufie de Lycidas , fe remettant
à genoux deuant Phillis : Et bien , belle Bergè-
re, luy dit-il , îufques à quand ordonnez- vous
que nofire guerre dure ? quel terme auez-vous
eftably à mes feruices ? combien de temps en-
core prendrez-vous plaifir aux trauaux que
z6 La II. partie d'Astrer
vous me faie"les foufRir? Il ne fera pas taay
pour le moins fi l'endure la peine , fi ie fers,
de fi vous mefunnontez, que vous foyez en-
tièrement exempte de trauail&i defoliatude:
car, ou vous employerez contre moy tous
vos artifices, toutes vos armes, & toutes vos
forces, ou fans doute, la victoire demeurera
mienne. Phillis qui entendoit bien que ce
Berger vouloit parler de la gageure qu'ils
auoient fai&e, à qui fe feroit mieux aimer à
Diane , receuoit ces paroles comme elles
deuoicnt eitre entendues: mais Lycidas qui
penfoit que cette gageure n'auoit efté înuen-
tée que pour couunr leur affection, les pre-
noit tout autrement qu'elle , dequoy elle
s'apperceut aifément , îettant à tous coups
les yeux fur luy, & pour luy ofier cette opi-
nion, refpondit a Siluandre de cette forte:
T3erger, Berger, fouuenez-vous que fi mon
ennemy eftoit tel qu'il me falluit pour le
vaincre y rapporter tant de peine , & luy
oppofer tant d'efforts, il ne vous reffembie-
ro:t point, & ce ne feroit pas contre Siluandre
que faurois fait la gageure dont vous voulez
parler , car contre luy il me fuffit de dire ; le
veux vaincre. Siluandre qui reconnut bien
le deiTein de Phiilis, pour le contrarier,, luy
reipondit : Perfonne ne peut ignorer ce que
vou.pouuez, mais Siluandre en fera encore
moins ignorant que tous les autres Bergers
Livre premier ^7
de Lignon, puis qu'il a fî fouuent reflenty
les effc6b de voftrc beauté. Si cela eit, ré-
pliqua la Bergère, il vous cil donc aduenu
comme à ceux qui s'éblouifTent au Soleil, fans
que le Soleil s'en apperçoiue. Ah ! refpondit
incontinent le Berger, qui void le Soleil de
vos yeux, & volontairement ne s'y éblouyt
comme moy, n eft pas digne de le voir. le ne
fçay adioufîa Phillis, rougirTant de ces paroles,
quel peut eftre voitre deiTein en me parlant
de cette forte , mais îe fuis bien affeurée que
nofire MaiitrefTe fera aduertie de vos fein-
tifes, &: parce que c'eit dans peu de iours que
nous deuons receuoir l'ArreiT: de npftre ga-
gcure>ie m affeure que ces paroles vous coûte-
ront cher, & que vous fçaurez combien eft
cuifante vue trop tardiue repentance . Ne
croyez point, dit-il, Bergère, que iamais ie me
repente de vous auoir affeurée de l'affe&ion
que ie vous porte, puis qu'au contraire, ie
dois auoir plus de regret d'auoir fî longue-
ment vefeu fans le vous auoir déclaré , que
ie ne dois craindre de mal de ce dent vous
me menacez. Phillis connoiiïbit bien qu'il
femocquoit, ôcAftrée aufîi, mais cela ne la
pouuoit fatisfaire pour le foupçon que telles
paroles faifoient Viaiftre en Lycidas: qui ce-
pendant confîderant la peine où elle en eiloit,
fe fortifîoit toufîours dauantage en fon opi-
nion. Enfin elle luydit: le penfe , Siluandre,
iS La II. Partie d*Astree.\
que c'eft par gageure que vous me voulez dé-
plaire en me tenant ces paroles , ou bien que
vous les venez eftudier icy pour les fçauoir
mieux dire quand vous ferez auprès de voiîre
Maiftreffe. Si cela eftoit -, interrompit Aftrée,
il vaudroit mieux que tout à fait il vous parlai!
comme fi vous efliez Diane, que non pas de
vous entretenir par perfonne empruntée. Ce
m'eit tout vn,refponditSiluandre, pourueu
que ie luy faffe entendre la qualité de mon
affe&ion, & lors qu'il s'y preparoit : le vous
coniure, dit Phillis, par la perfonne du monde
que vous aimez le plus , de me laiffer en repos,
& que vous vous contentiez, que ie fçayplus
devoftre affection que vous ne m'en fçauricz
dire. Lesadiurations, dit-il 3 font trop fortes
pour y contreuenir, &la déclaration que vous
me faites, trop auantageufe pour ne m'en
contenter-, c'eft pourquoy ie me tairay puis
que vous le voulez ainiî. Vous m'obligerez en
cela , dit la Bergère, car ie ne puisfouffrir vos
paroles, & plus encoresfî faifant voftre deuoir
vous allez aider à Diane que i'ay biffée bien
empefehée à la porte de fa cabane, après Flo-
rette fa chère brebis, qui fe meurt. Si vous me
le commandez, répliqua Sjluandre, & que
vous vueilliez auoir foing 8e mon troupeau
iufques à mon retour, ie leferay. S'il ne faut
que cela, dit Phillis, ie vous le commande, &:
veux bien prendre garde au troupeau fur k*
- Livre premier. 2.9
quel vous vous excufcz. Lors Siluandre com-
me s'il n'euft ofé contreuenir à ce quelle luy
ordonnoit , après auoir fait vne grande reue-
rence à la Nymphe , & à Pans, 6c puis à toute
la troupe, s'en alla courant où eitoit Diane,
taillant Phillis la plus contente du monde de
fon départ , & au contraire Lycidas le plus ja-
loux Berger de tous ceux de cette contrée.
Car encore que les difeotrs de Siluandre luy
euffent dépieu, fi efVce que les inquiétudes
qu'il remarquait en Phillis, luyeftoient bien
plus cuifantes: mais le commandement de la
coniuration qu elle luy auoit faifte par la per-
fonne qu'il aimoit, rbffençoient bien dauan-
tage : mais quand il fe reprefentoit qu elle
auoit receufes brebis en garde, cette action le
touchoit au cœur encore plus viuement, &
toutesfois la pauuie Bergère auoit mieux aimé
prendre cette peine , que de fouffrir dauantage
les paroles qu'elle penfoit eftre tant ennuyeu-
fes à Lycidas. Voila comme quelquesfois nos
deiTeins ont des effects tous contraires à nos
intentions.
Cependant Siluandre approchant de la ca-
bane de fa Bergère, vit que Phillis ne luy auoit
point menty : car Diane eftoit afiife en terre,
& tenoit fa cherc brebis en fen giron, comme
fi elle euft efté morte. Quelquesfois elle luy
fbuffloit à la bouche,&:dautresfois luy mettoit
dufel dedans, mais fans effecl:, parce qu'elle ne
\6 La II. partis b'Astkee"
reuenoit point fi toit de fon aiToupifTement^
quelle ne retombait comme elle eitoit enter-
re, après auoir tourné longuement, dont la
Bergère eftoit fort ' en peine, pource que
c eitoit celle qu'elle aimoit le plus. Et lors
quelle en eitoit plusdefefperée, &que peut-
eitre elle accufoit quelquvne de fes voifînes
de fbrtilege, & de l'auoir regardé de mauuais
œil , Siluandre s'enîpprocha , & après falloir
Cdùée, il luy demanda ce qu elle faifoit en ter-
re : Vous le pouuez voir, luy dit-elle , Gins que
ie le vous die 5 iivous regardez en quel eitat
eft machcreFlorette. LeBerger fe mettant
lors a genoux, la confidera attentiuement,
puis luy toucha les oreilles, luy regarda la lan-
gue deffus & deflbuSjla leua fur les pieds, & en
fin luy boucha les nazeaux auec les doigts
pour l'empefcher de refpirer : mais foudaïn
qu'il la laiilà en liberté après auoir à demy
eiternué, elle recommença fes tours, &: ks
continua iufques à ce qu'elle fe laiiîa choir.
Siluandre alors ayant bien reconnu fon mal,
fe tournant tout îoyeux vers Diane : Ne vous
fafchez point , luy dit-il, ma belle Maiitreifc,
vofere chère Florette fera bien toft guene, de
fon mal ne procède point de fortilege , mais
pluftoft de l'ardeur du Soleil, qui luy ayant
offenfé le cerneau, d'où procède la fource des
nerfs , luy donne ce mal , que nous nommons
Auertin. Le temps, fans doute, la guenroit
Livre premier.. 31
fins autre remède, mais parce qu'elle langui-
roit trop, fi vous me donez le loifïr îe connois
vue herbe 3 & l'en ay veu dans ce pré le plus
proche, qui pour certain la rendra faine incon-
tinent. Comment, rcfpondit la Bergère, toute
ioyeufe de ces bonnes nouuelles, fi îe vous don-
neray ce loifïr \ n'en doutez nullement, elle
m'efi trop chère pour ne rechercher fa gueri-
fon par tous les moyens qu'il me fera poffible;
pour vous en rendre preuuc,ie veux aller auec
vous pour en cueillir & recônoiftre cette herbe,
afin de vous exempter de cette peine, fi 1 en ay
affaire vne autrefois. le receuray , dit-il,vn dou-
ble contentement fi vous venez: l'vn de vous
rendre cet agréable feruice, attendant que ma
fortune me donne les moyens de vous en faire
vn meilleur : & l'autre d'eflre auprès de vous,
qui eft bien le temps le mieux employé de
toute ma vie. A ce mot laiffant cette brebis en
garde de ceux qui eftoient en fa cabane , ils
vont cueillir cette herbe, non pas que durant
le chemin Diane ne rçmerciafl: le Berger de la
bonne volonté qu'il luy faifoit paroiftre : Et
parce que Siluandre en la venant trouuer,
auoit remarqué par hazard,le lieu où cette her-
be eftoit; il en trouua incontinent, &en ayant
amatTé vne bonne poignée la pila entre deux
cailIoux,& s'en retournant en preflaleius auec
les deux mains dans les oreilles de la brebis,
qui ne Teuftphifioft bien auant dans l'oreille
]£ Lï fi. PARTIE d'AsTRe£
qu elle fc leua fecciiant vn peu la telle, & après
auoir eflernué deux ou crois fois fe print à
beeler comme fi elle euil appelle fes com-
pagnes, &puis commença de baiffer le nez
contre terre pour cercher a manger ? mais Sil-
uandre la prenant fur fon col la remit en fon
eflable, & dit à Diane, quelle ne la biffait
point fortir de tout le îour, parce qu'encore
que ce mal en quelques-vnes procédait quel-
quesfois des herbes qui les enyurent , toutes-
fois que le mal de la fienne à ce coup n eiloit
caufé que du Soleil ,&c qu'il falloit empefcher
qu'elle n'en fuit pas fi toit retouchée. Diane
ne fe contentant pas d'auoir veu laguenfonde
fa chère brebis, & de connoiitre ï herbe de
veuë, voulut encore fçauoir le nom. Elle a
diuers noms , refpondit Siluandre, quelques-
vns lappellent Orual , d'autres la Toute-bon-
ne, & nos Myres Scarlée: mais pourquoy
n'auez-vous autant de cunoiîté de conferuer
tout ce qui eil à vous? Quand îevoy le mat
apparent, dit-elle, de ce qui non feulement eft
mien, mais à qui que ce foit, 1 en donne le re-
mède le plus prompt que ie puis. Pleuit à
Dieu, refpondit le Berger, que vous miTiez
auffi véritable que fefpreuue que vous elles le
contraire: Il ne faut' pas, répliqua Diane en
fouf-nant5que vous effaciez l'obligation que
ie vousay pour le falut de ma chère Florette,
en rn irnuriant de cette forte, 6c vaut mieux
que
Livre premie£ 35
ime nous allions chercher mes compagnes, qui
fans douce, feront en peine de moy. A ces
dernières paroles,apres auoir ramailë ion trou-
peau, elle le chaiîadu coite du carrefour de
Mercure, plus aife de la guenfon de fa brebis
quelle ne le pouuoit dire, ôc par le chemin elle
apprit que Leonide & Paris effoient auec les
Bergères quelle cherchoit,& peu après elle les
vit tous quivenoient droit à elle, parce que
Pans eftant en peine du déplaifir de Diane,
auoit efté caufeque toute la troupe s'achemi-
noit vers elle, pour effayerfi on pourroit don-
ner quelque fecours au mal de fa brebis : Mais
lors qu'ils la virent deloing, ils s'arrefterent,
penfans oivqu'elle fuit guérie, ou morte, & de
fortune ce fut îuftement au carrefour de Mer-
cure, où quatre chemins venoicht aboutir: ôc
parce que la baze, fur laquelle le Terme.de
Mercure^ s'efleuoit, eftoit rehauffée de trois
degrez, ils suffirent tout à l'entour, & iettant
la veuë qui deçà qui delà, Leonide apperceut
venir du cofté de Montverdun deux Bergers
&vne Bergère, qui fembloient n'élire gueres
d'accord, parce que ks adtions qui fe faifoient
des bras & de tout le refte du corps môtroient
bien qu'ils difputoicnt auec paillon: mais fur
tout la Bergère les repouffoit & efloignoit d'el-
le, tantoft l'vn, tantoft l'autre, fans les vou-
loir efeoutèr. Quelquesfois ils s'arreftoient^
la retenoient par fa robbe, comme s'ils i'euiTciK
z.Part. G
34 La IL partie d'Astrel
voulu foire iuge de leur différent , mais elle
tout à coup frappant de force des mains fur les
deux coilez de fa robbe qu'ils tenoiert , la leur
faifoit lafeher, & puis s'enfuyoit iufques à ce
qu'ils l'euilent atteinte. Etn'eufi cité que quel-
quesfoisils fe iettoient à genoux deuant elle,
d'autres -foisluy baifoient les mains auec foub-
million pour la retenir, onenit iugé à fa fuitte
qu'ils luy vduloient faire quelque force. Et
pource qu'ils s'approchoient du carrefour,
fans fe prendre garde de laboiine compagnie
qui y eftoit, Leonide les montra à toute la
trouppe, pour feauoir s'il y auoit perfonne qui
les reconnuit. le les ay veu bien fouucnt,
refpondit Lycidas , ils fe tiennent dans le ha-
meau plus proche de Montverdun , encores
qu'ils nef oient pas originaires de ce lieu la,
mais eftrangers que la fortune de leurs pères a
contraint de fe venir loger en cette contrée , &:
fî vous vifks iamais vne beauté nailTante, don-
ner vne grande efperance de perfection, il
faut que vous voyez le vifage de la Bergère:
que il vous pouuez faire en forte qu'ils vous
racontent le durèrent qui efi entr eux , îe
nïaiïeure que vous pafferez agréablement le
refte du uur- car ils font tous deux amoureux
de cette Bergère, &: elle qui eft offenfée contre
tous deux, ne veut ny de l'vn ny de l'autre. le
me rencontray il y a quelque temps de Tau-
Cj£ collé de Lignon, en lieu où l'ouys de leur
Livre primiez $]
bouche mefme leur difpute, qui félon mcn
iugcmeîit n'eft pas petite. LaBergere s'appelle
Celidée , & ce Berger qui eft plus grand, & que
vous voyez à main droite, fe nomme Tha-
myrey& l'autre Calidon. A peine Lycidas
auoit finy ces paroles que ces étrangers fu-
rent fi proches, que chacun peut remarquer à
voir Celidée 5 que Lycidas auoit dit la venté,
parce que l'efclat de fon vifage eftoit iî grand,
qu'il attiroitles yeux de chacun, & quoy qu'il
y eu il quelque défaut en fa beauté , on m-
geoit bien que le temps y rapporteroit la per-
feclion neccifaire. Cependant que chacun s'a-
mufoit à la confiderer, Leonidedefirsufe, à
caufede^ paroles de Lycidas, de fçauoir leur
différend s'auança vers elle, & après l'auoir fa-
liiéc, la pria au nom de toute la trouppe, de
s'aifeoir fur les degrez du Terme, pour y palier
vue partie du chaud, fous l'ombre des Sico-
mores qui eftoient plantez aux quatre coftez
des chemins : elle qui eftoit courtoife, & qui
f ;auoit bien le refpe cl qu'elle deuoit à la Nym-
phe, & qui outre cela eftoit bien ayfe d'euiter
les importunitez des deux Bergers, obéit li-
brement à la volonté de Leonide,& lors qu'ils
vouloicnt prendre leurs places , Diane arri-
ua , gui embraifée parla Nymphe, &f faliiée
de Par;s, fe mit parmy cette bonne compa-
gnie. Lycidas cependant qui nepouuoit fup-
porter Siluandre auprès de Phillis, le voyant
C îj
\6 LÀ II. partie d'Astrée:
reuenu, fc déroba de la trouppe fans qu'on s'en
prinft carde, & s'enfonçant dans lebois, s'en
alla feul entretenir fes triftes penfées. Et lors
Leonide ayant fait aiTeoir Celidée auprès d'el-
le , &: Aftrée de l'autre cofté, Diane fe mit près
de l'efrrangere, & Pans auprès d'elle : & parce
que Phiilis auok pris place au cofté de la tnfte
Aftrée, Siluandre demeura debout auec Tha-
myre ScCahdon, d'autant que s'ils fe fuffent
affis autour du Terme, ils euffent tourné le
dos à ces belles Bergères, &neuffent pas eu le
bien de les voir, d'autant que ce cofté là eftoit
trop eftroit: Pans & Phiilis eftoient en partie
aflisfur les coftezqm tournoient, mais ils ne
laiilbient de voir & parler aux autres en fe
panchans quelque peu. Eflans de cetre forte
arrangez, la Nymphe qui connoiiïbit bien que
lahonte empeïchoit Celidée de parler, afin de
la raifenrer, rompit de cette forte le filence.
Encore, belle Celidée, que de veuë vous ne
fuiriez point connue de nous, fi eft-eeque le
bruit de voftre beauté n'a pas laiiîé de venir
iufques à nos oreilles, nous donnant la curiofi-
té de fçauoj'r qui vous eftes,& quelle eft voftre
fortune : Lycidas nous a appris en partie le
différent qui peut efrre entre vous & ces deux
gentils Bergers, mais parce qu'il y en a qui le
racontent de diuerfe façon, nous ferions bien
ânes d'en fçauoir la venté par voftre bouche
rnefme. Madame, jxfpondit l'eftrangere,vou$
Livre premier' 37
auez trop de courtoifie, de vouloir prendre la
peine d'efcouter l'hiftoire de nos diiTentions, &
fi en cela ie connoifîbis qu'il y allait de vofïre
feruice, ie le ferois librement, encore que ce ne
feroit pas fans peine pour ledéplaifïrque me
rapporte la fouuenance des chofes paifees:
mais, grande Nymphe, cela n'eftant pas, ie
vousfupplie de m'en décharger, & permettre
que Ion vous entretienne de quelque meilleur
difeours. Madame , interrompit incontinent
Calidon, ayez agréable, puis que cette Bergère
ne daigne tourner fes penfées fumons, que ie
vous raconte ce que vous auez deiïré fçauoir
d'elle, & veux bien que ce foit en fa prefence, &
en celle de Thamyre;afin qu'ils me démentent
fuc ne dis la vérité. Grande Nymphe , dit in-
continent Thamyre, d'autant quei'ay le plus
grand întereft en cet affaire, il eft plus raifon-
nable que vous l'oyez de ma bouche. Si cela
eftoit, adiouflaCelidée, ceferoit àmoy à par-
ler, puis que vous elles tous deux coniurez
contre moy. Cela n'eft pas raifonnable, dit
Calidon: car fî vous efres, ô belle Celïdée,
contre nous deux, nous ne laiflbns pas d'eftre
tous deux à vous. Et quant àThamire, il fçaic
bien que fi celuy à qui Ton fait le plus de tort*
doit auoir lapermifllon de fe plaindre, c'eft à
moy à vous dire, ô grande Nymphe, l'extrême
offénfeque Ton me fait, puisque la belle Ce-
lidée m'offenfe en me r efufànt, & Thamire mç
C hj
38 La II. Partie d'Astrpe,"
voulant rauir ce que l'Amour m bidonne, Si
que luy-mefme ma donné. Si vous confériez,
refpondit Thamire,que celuy doit parler à qui
Ton fait plus de tort, laiffez parler Thamire,
qui fe plaint de Celidée , comme de celle qm
l'ayant aiméjnelaime plus, ôcdeCalidon,
comme la perfonne du monde qui luy eft la
plus ob1igée,& la plus ingrate. Et moy, répli-
qua Celidée , ie me plains, grande Nymphe,
d'élire la butte des importunitez de tous les
deux, & qu'il femble qu'Us ayent fait deffein de
me voir plufloft morte que de me laiiTer en re-
pos: de forte que fi le plus mterefle doit eitre
celuy a qui l'on doit permettre de parler,qu'ils
fe taifent feulement , & me laiflent la parole li-
bre. Cette difpute eut duré longuement entre
eux ,fîLeonide en fouf-nant n'y cuit mis fin:
mais leur ayant impofé filence , elle leur pro-
pofa que puis qu'ils ne pouuoienc élire d'ac-
cord à qui feroit le premier, il eftoit à propos
de le tirer au fort. Sur quoy chacun ayant mis
fon gage dans le chappeau de Siluandre, ils fu-
rent tirez par Leonide : le premier fut celuy de
Thamire , l'autre de Calidon , & le dernier de
la Bergère: ceft pourquoy chacun iettant ks
yeux fur Thamire , après vne grande reueren*
ce, il commença de parler âinû :
Livre premier^ 59
HISTOIRE DE CE L IDEE,
T H A M Y R E ET CaLYDON.
PVis qu'il a pieu au grand Tantatcs, de
m'cllire peur vous raconter les diflen-
nens qui font entre nous 3 ieprotefte qu'enco-
ics que ce Toit la couiîume des personnes in-
terellées 5 de ne dire que ce qui eft à leur
aduantage , le ne celeray ny ne déguiferay rien
de la venté, à condition qu'il me fera permis
par après d'alléguer a part mes raifons, quand
chacun aura déduit lesiiennes. Sçachezdonc,
grande Nymphe, qu'encores que nous foyons
Calydon & moy demeurans dans ce proche
hameau de Montverdun, nous ne fommes pas
toutesfoisde cette contrée, nos pères &: ceux
d'où ils font defeendus, font de ces Boyens,
qui iadis fous le Roy Belouefe fouirent de la
Gaule, & allèrent chercher nouuelles habita-
tions de la les Alpes, &: qui après y auoir de-
meuré pluiîcurs fiecles, furent en fin chaffez
par vn peuple nommé Romain hors des villes
bafties Se fondées par eux, &r parce cjiriî y en
eut vne partie;qui efbns priuezde leurs biens,
s'en allèrent outre la foreft Hircinie , où les
Boyens leurs parcns& amis s'efloienr eitablis
du temps de S 'goueze 5 & d'autres, cho;lîrcnr
pkïitoil ce reueair en leur ancienne patrie;
C UÏ)
40 La IL partie d'Astrel
nos ancef très rcuindrcnt en Gaule , & en fin
par mariage fe logèrent parmy lesSegufîcns,
Or, fage Nymphe, ie vous ay voulu faire en-
tendre cecy3 afin que vous puifiiez mieux îu-
ger quelle doit eftre l'amitié de Calidon & de
moy 3 puis qu'eftans tous deux Boyens3 tous
deux parens3&i tous deux dans vn pays eftran-
ger3 il y auoit pluiïeurs occafions qui nous cofltt-
uioientà nous aimer. Aufli l'auoùeray libre-
ment que le lay toujours affectionné comme
mon fils : îe puis vfer de ce no m3 puis que le luy
ay rendu les afliftâces & offices dVn bon pere3
l'ayant ncurry & efleué auffi foigneufemét que
l'amitié de foxi pere,qui eftoit mon oncle, l'euit
pu délirer de moy3lors qu'il eftoit encore fi en-
fant qu'il nepouuoit auoir prefque conoiflànce
du bien nydumal. Cette belle Celidée efloit
nourrie tout auprès de ma cabane, par la fage
Cleomene, 5c quoy qu'elle fuft en aage cù il
n'y auoit pas apparence qu'elle pûit donner de
l'Amour ( car elle n'auoit pas encore atteint la
neufiefme année) fi faut-il que l'auoiïe que Ces
actions enfantines me pleurent, & que dés lors
me fentât touché d'vne façon inaccoutumée,
iemeplaifoisà fes propos, & aux petits jeux
qu'elle faifoit : de fonc qu'encores que 1 euiTe
vn fiecle pour le mollis plus qu'cllede ne hiSbis
de me louer, comme fi i'euffé elle de fon aage :
Çôbien de fois luy ay- le fouhaitté en ce temps-
là ^nquâte ou foixâte Limes de celles qu'il me
Livre primiu! 4Ï
fembloit auoir trop pour elle , & elle trop peu
pour moy ? &; combien de fois voyant qu'il
eftoit împoflîble , & que fon aage venoit à
pied de plomb 3 & le mien s'en alloit à tire
d'aillé, ay-ie voulu me retirer de cette vai-
ne affeftion ? mais ne lepouuant faire , 6c vne
lune s'efcoulant après 3quoy que trop 'lente-
ment félon mes fouhaits, elle paruint enfin
iufques à laage de dix ans , qu'elle commença
de donner vne fi grande efperance de fabeauté
que îe n'auois plus de honte d'aimer vn en-
fant, fepouuantdiredés-lors la pi us belle fille
du hameau : ie me reflbuuiens que fur ce fuiet
ie fis ces vers:
SONNET
D'VNE IEVNE B E A V T E'
/~\ Velle Aurore iamais d'vn beau iour
V^,^ deuancierey
Euft U (èwplusjemé de rafes rjr de lys ?
Ou quels nouueaux foleils de rayons embellis,
Furent iamais fi beaux commançant leur car*
riere ?
Des qu'on ta veu paroijlre aux rays de ta,
lumière,
Totts les autres foleils fqudainfQnt défaillis > j
4i LaII.Paktie d AsTKi.il
Ou près d'eux pour le moins demeurent J/pallis,
Qu'ils ne retiennent rien de leur clarté pre-
mière.
Jïuelfra le Mïdy ctvnjîbel Orient ?
Iepreuoy dés icy que le Ciel tout riant ^
Et qui ne vit iamais <vne ^Aurore fi belle ,
Se promet dyen brufter les hommes & les
Dieux :
t^émour ou rends fon cœur an/si doux que fa
yeux,
Ou nos yeux ou nos cœurs infenjibles pour elle.
Et parce que ie preuoyoïs bien que cette
beauté feroit veiïe de plnïîeurs , & que mon
cœurneferoitpasle feul qui en brufleroit de
defir 3 ie m e refolus d'occuper pour le moins le
premier fon ame, {cachant bien qu'il y a dou-
ble difficulté de paruenir en vn lieu fî difficile
de fby-mefme 5 & qu'il nous eft deffendu par
quelqu'vn qui le tient comme fien*. confide-
rant que fon aage n'eitoit encore capable dVne
ferieufe affection, l'ciïayay de la gagner par des
actions enfantines, iuy parlant toutesfois d'A-
mour , de paiTion , de defir , &: de flamme :
Non pas que ie cr enfle qu'elle en pûtreffen-
tir enecres quelque chofe, mais pourl'acco-
uVimer feulement a ces paroles , qui offencent
ordinairement dauantage les oreilles des Ber-
L I V R E V R E M I E R.' 4$
gères , que les cffcCts mefme. le continuay
cette vie plus dVn an.; durant lequel toutesfois
ieluy defrobois quelque baifer, quelquesfois
ie luy mettois la main dans le fein feignant de
me îoiier afin que cette couftume me feruiil à
l'aduenir prefque comme dvne polie filon. Et
{ans mentir , grande Nymphe, ie ne trauaillay
pas en vain : car eflant paruenue en laage de
onze ans, elle commença de m'aimer,ce difbir-
elle , comme fon père, &: augmentant de iour
à autre.elle me iuroit qu'elie m'aimoit plus que
ion père ny'que fon frère, de enfin auant que
les douze ans fuffent accomplis , elle m'aimoit
plus que tout ce qui eftoit au monde. Et quand
îelapreifois, &queie luy difois quelle m'ai-
moit en enfant, Se que ce n'eftoit pas d'A-
mour :Si fais, difoit- elle, d'Amour: & en
effect laage en quoy elle eftoit, priuée de tou-
te malice , m'eufl: permis de l'engager à toute
forte de preuue de bonne volonté , il ie neuf-
fe eu deiîein de l'efpoufer , lors qu'elle euft cl te
vn peu plus auancée. Mais cette considéra-
tion , & celle auiïi de la véritable affection que
ie luy portois, aflbupit en moy toute mauuai-
lè volonté.Et parce que fa (implicite me faiioïc
craindre qu'elle ne fufl deceue de quelque au-
tre,voyant délia plufieurs qui la recherchoient,
leneluyreprefentoisiamais que i'eftime que
chacun fait de la confiance & de la fidélité ,
combien l'on mefprrfoit celles qui aiment
44 Ï-A II. PARTIE d'AsTREE
diuerfes perfonncs , combien les Bergers font
ordinairement trompeurs & infideiles, &
combien il fefalî oit peu fier en leurs paroles y
voire que c'eftoit faute de les cfcouter: Et lors
qu'vn îour elle me refpondit : Mais fi c'eft fau-
te, il ne faut donc pas que ie fouffre que vous
me parliez comme vous faites. le vis bien qu'il
y auoit encore de l'enfance en elle > puis qu'elle
neconnoiflbitpasmondelTein, &pour ce ie
luy fis vnlong difcours de l'amitié 3 luy repre-
fentant que nous n'eftions en ce monde que
pour aimer, que fans cette vertu il n'y auroit
point de plaifir en la vie, que c'eftoit elle qui
rendoit toutes les amertumes douces, & tou-
te! les peines ay fées ; qu'vne perfonne qui vit
fansAmoureil miferable, parce quelle n'efl
aimée de perfonne; qu'elle voyoit bien que
fa mère auôit aiméfon père, & que fa tante
de mefme auoit choifi fon oncle 5 mais que
celles qui en aiment plus d Vn, eftoiëtblafmées
& mefprifées de chacun, parce que n'eftant
particulièrement à perfonne, perfonne ne-
floit particulièrement à elles. Et quoy , me
repliquoit-elle, les Bergers font-ils auflî obli-
gez de n'aimer qu'vne Bergère cllsy font fans
doute obligez , luy difois-ie,& d'effeâ: ne
voyez-vous pas que ie n'aime que vous ? Mais,
adicufta-elle, auantqueiefuiTenée naimiez-
vous rien ? &: quand ie mourrois3ceiTeriez-vous
d'aimer quelque chofe ? le ne pus m'empef-
Livre phtmiêr" 4^
cher de rire de cette naïue demande , &c pour
luy rdpondre : Sçachez, ma belle fille 3 luy
dis-ie , qu'auant que vous fu fiiez née 3 mon
Amour ne teftoit pas encores , que quand
vous vîntes au monde mon Amour y vint
auecvous3 &que fi vous mourez auant que
moy, elle s'enfermera dans voftre tombeau. Et
fi vous mourez auant que moy , continua-elle,
efl-ilnecefiaire que l'en fafie de mefme ? & fï
celaeft, apprenez-moy 3 mon père , ie vous
fupplie, comment il faudra que ie faffe pour
enclorre mon Amour en voftre cercueil, Ma
fille, luy dis-ie en foufnant , parce que îefms
nay auant que voftre amitié 3 il n'eftpasrai-
fonnable qu'elle meure aufîî toft que moy3
mais me furuiuant3 il faut qu'au lieu que vous
aimez a cette heure ce que vos yeux vous font
voir de moy , qu'alors vous en aimiez ce que
la mémoire vous en reprefentera , & par ainfî,
vousfouuenantde Thamire, vous l'aimerez,
&: ayant mémoire de luy vous n'en aimerez
Jamais d'autre 3 luy donnant aulTi bien toute
voftre volonté lors que vous vous reilbuuien-
drezdeluy, que vous deuez faire à cette heu-
re que vous le voyez. Maiscomment,diibit-
ellc3 toute eftonnéc, aimeray-ie vn mort ?
Quelquesfois que vous me baifez 3 & que vous
me chatouillez , ou me mettez la main dans
le iein, iï ie vous demande pourquoy vous
le faites, vous me refpondez que c'eft parce
T46 La II. partie D'AstIle-b?
que vous m'aimez :5c faudra-t'il 3 fi ie vous AU
me citant mort, que îe vous en faire de mel-
mer MabcllefiUe, iuy dis-ie, Ja prenant en-
tre mes bras, & la battait, les Bergères pour
preuue de l'amitié nedoiuenc pas fauter au col
des Bergers quelles aiment, ny leur faire les
raréfiés dont vous parlez, c eft allez qu'elles les
fouffrent. Et quoy, mercpiiqua-t:elk ., eft- ce
vn tefmoignage de bien aimer que de fourTrir
d eftre baifée ce carerTée de cette forte 2 C'en eft
vnfans doutejuy dis-ie, & c eft pourquoy elles
ne le doiucntfourrfir linon de ceux quelles ai-
ment. Et quelle conno:iîince de leur Amour
nouspeuuent donner les Bergers? Celle, luy
dis-ie3 quevouspouuczauoirde moy, quand
k vous baife 6c quand îe prends plaifa a vous
carelIér;De forte,me reipondit-elle:que quand
cuelqu'vn me voudra baifer ou le îciier de cet-
te forte auec moy, :e connoiitray incontinent
qu'il m'aimera.
le vous raconte les naïuetez de cette Bergè-
re. arin.Madame.que vous connoilnez mieux,
& ce quelle qualité eitoit l'amitié. qu'elle me
ponoit, fcaucc quel foing îe l'ay eileuée,s'|}
fir.t dire 3 non rouit en Amant, mais en Père,
& quelle cil l'obligation qu'elle me doit auoir,
de ce qu'en vn aage fi peu fin , îe ne l'ay point
aimée ftialicieufcment : car vous iugezbien par
ces dern an d es &: répliques , quel! e n'auoit pas
vn efpnc qui m'euft pu refiffer ny refufer quoy
Livre premier" 47
que feufle voulu d'elle. Peut-eftre en les con-
fiderant vous efionnerez-vous que îe trouuaf-
f e en vn aage fi tendre, quelque chofe qui me
pûft arrefter3moy5dis-ie3 qui déformais de-
uois repaiihe mon efprit de quelque viande
plus iolide: Mais fi vousplaift de vous fouue-
nir que l'Amour efî toufîours enfant, & que
laieunefTefur toute choie luy plaift , vous ju-
gerez bien que puis qu'il fall oit que l'aimaiTe,
il ny auoit rien qui îtift fi conucnable a vne
pure & fincere affection que B mienne , que
cette beauté innocente & fans malice. Et à la
vérité le reconnois bien que ce n'eftok pas
moyquien auoit fait affection, mais le Ciel
qtumelafaifoiraimerpar force : car par plu-
f leurs fois ie voulois m'en efloigner, &me re-
prefentois tout ce que la raifon me pouuoit op-
pofer , mais c'eftoit comme retoucher vne
playe bien enuenimée,cela ne me feruant qu'à
augmenter mon mal , qui enfin paruint à vne
extrême grandeur.
Or en ce temps , Calydon reuint de la pro-
uirice des Boiens, & pouuoit auoir dix-huict
ans ou enuiron : Il cftoit grand plus que l'ordi-
naire de fon aage, il auoitla taille belle ,levifa-
ge des plus agréables pour vn teint clair-brun,
au refte le difeours bon,eV la façon plus releuée
que fa condition peut-eftrenerequeroit pas,
mais toutesfois nullement gloneufe ny méfiée
de mefpris. I! faut que fauoue ? que quand ic
48 La ïl. Partie d'Astree'
le vis teU'augmentay de beaucoupl'amitié que
ie luy auois portée : car auparauant fi îe l'auois
aimé, ce n'auoit erré qu'en confîderation delà
proximité qui eitoit entre nous 3 & pour la
recommandation que mon oncle m'en auoit
faite mais quant à fon retour.ie le trouuay tant
aimable., qu'il efr certain que ie mis en iuy tout
ce qui me refroit d'amitié3& parce que n'ayant
iamais eitémarié.ien'auois point d'enfans ie fis
refolution de luy remettre après moy tous mes
trouppeaux&tous mes pafturages, qui peut-
eftre ne font pas à defdaigner. Et afin de l'obli-
ger à quelque réciproque bienvueillance en-
vers moy,ieneme contentay pas d'auoir fait ce
deiTem en moy-mefme. mais ie le luy declaray
6c le fis fçauoir à tous mes par ens ôcvoifins. Et
parce que ie préuis bien que demeurant en ma
cabane 5 il efroitimpoiTible qu'il ne vift la bel-
le nourriture de la fige Cleontine , ôC que peut
citre îllaimeroit fans fçauoir mon intention,
ielakiydisauectres-exprerTes deffences de ne
la regarder que comme frère. Auec mille fouf-
miil-ons de mille fermens, il me îura qu'en cela
ny qu'en toute autre chofe il ne me defobeïroit
iamais , ny ne feroit chofe qu'il penfaft me def-
plaire.Et toutesfois la Lune n auoit point enco-
re paracheué vn cours entier 3 que le voila tant
efpns de Celidée , que n'ofant le déclarer ny à
elle ny a moy, nya autre qui me le pût du'e,
après auoirlanguy quelque temps, il fut con-
traint
Livre f r e m i 1 i ] 49
{raina de fe mettre enfin au lift. Penfez ,
Madame, quel eftoit le regret que iauoisde
fon mal, &: quelle la peine que l'en receuois,
ne pouuant y trouuer remède. On luy vit
aulfi toft les yeux enfoncez , & le teint iau-
ne, & pour le dire en vn mot, il deuint û
maigre & fi changé, qu'il n'eftoit pasrecon-
noifïable. le le fis voir aux plus fçauants &
expérimentez de toute cette contrée, ôdors
que la réputation me faifoit connoiftre le
nom de quelqu'vn , îe ne plaignois ny la
peine, ny la defpenfe de l'enuoyer quérir. Il
n'y euft Vacie en la contrée à qui îenefiffe
faire facrifice pour appaifer Tautates,Hefus,
Tharamis, & Belenus^ fi de fortune Caly don
les auoit ofFenfez : il n'y euft Eubage de qui
ie ne demandante les augures , & l'opinion ;
il n'y euft Barde que ie ne pnaffe de venir
chanter près de fon lia, pour fçauoir fi quel-
que harmonie pourroit point preualoir paf
deflus la mélancolie qu'il cachoit en fon
ame. Bref il n'y euft fage Sarronide qui à
ma requefte ne le vint vifiter , & luy don-
ner quelque précepte contre l'ennuy , &
quelque graue confeil contre la tnfteiTe.
Mais tout cela ne me profita de rien , non
pas mefme les pleurs que l'amitié que leluy
portois, m'arrachoit des yeux par force, lors
que îe le priois & coniurois accoudé fur fon
ha , de me dire le fuieû de fon mal : Enfin
2,. Part. D
jo La IL partie d'Astrel
languiffant de cette forte , fans que les remèdes
que nous luy donnions , luy fiiîent aucun
crFect , de fortune vn vieux Myre de mes amis
feachant le defplaifir que fauois de la perte
de Calydon , me vint trouuer pouraueefes
figes propos me confoler en cette cuiiante
affliction 3 & après qu'il m'euft reprefenté
toutes les confiderations que la prudence hu-
maine euft pu faire : Enfin, me dit-il, reii-
gnez Calydon , & voftre volonté entre les
mains deTautates, & croyez fi vous le faites
fans feintife , que vous en receurez plus
d'ayde & de foulagement que vous n'en
fçauriez efperer de tous les hommes. Ec
lors qu'il fut prefl à partir , il voulut voir Caly-
don : Nous allafmes donc tous deux en fa
chambre , où il luy parla quelque temps , & le
confidera fort longuement : il remarqua les
geites , fes actions : luy toucha lepoulx 5 bref le
tourna de tous coftez pour reconnoiftre fon
mal , & après auoir demeuré plus de deux heu-
res au près de luy : Mon enfant, luy dit-il, re-
iouiiîez - voifs , & foyez certain que vous ne
mourrez pas encores de cette maladie , & que
i'enay veu plufieurs atteints de mefme mal,
mais îe n'en vis encor jamais mourir vn feul.
En fortant hors de la chambre il m e tira à part,
&: me tint ces propos: Laage que îay vefeu,
encor que ie ne l'ay pas tout bien employé , ii
eft-ce qu'il ne m'a pas elle entièrement inutile^
Livre premier! )i
fuav bien conté depuis que ie nafquis, il ne
s'en faut pas trois lunes que trois fie cl es ne
ïbient eïcoulez :ilyena plus de deux que ie
fais la profelTion de Myre , & puis que Tau-
rates la voulu ainfi , ce n'a pas efté fans quel-
que bonne réputation: de forte que i'ay touf-
jours efté employé en toutes les maladies des
principaux de cette contrée) vciredesBoiens,
des Eduoismefmes des Sequanois, & Allcbro-
ges, ce que ie ne vous dis que pour vous
faire entendre que la longue expérience que
i'ay eue des maladies,me fait parler auec beau-
coup p us d'affeurancede celle de Calydon ,
qu'vn plus ieune que moy ne pourrait pas fai-
re. Ievousdirav donc que le mal qu'il a, ne
procède pas du corps , mais de l'efprit ; & fi le
corps en eft atteint 5 c'efti caufe de Feftroicle
vnion qu'il a auec l'efprit malade , qui luy
faitreflentircommefienle mal qui n'efi: pas-
de luy, tout ainfi que les amis reifentent le
mal & le bien lvn de l'autre. Et cuoy que
cette efpece de maladie ibitfort fafcheufc, fi
eft-ce quelle neft pas fi dangereufe que celle
du corps, parce qu'il n'y en a point de i'ame
qui foit incurable, pourecque cette ame eilant
{pir]tuelle3nclt point fuiette a corruption,ny à
diffolution de parties, mais feulement à chan-
ger de qualité, laquelle foit bonne, foitmau-
uaife, s'acquiert par l'habitude, & cette habitu-
de par vne volonté opiniaftre, ficeftau bien^
D ij
Jt La II. PARTIE D* À's T R E E7
conduitte par vn fain iugement, &fic'efta?J
mal, par vn iugement dépraué. Or d'au-
fane que le iugement eft rendu malade par
la mefconnoiiTance de la venté , auffi - tcft
qu'on la luy fait reconnoiftre, il eft remis en
fon premier eftat. Et quoy que la volonté
retienne auffi les reffentimens de cette mau-
uaiTe habitude quelque temps après la con-
noiilance de la vérité, fi eft-ce qu'enfin elle
la pert , & reprend celle de la vertu ; par-
ce que tout vice eftant mal , & tout mal
eftant entièrement oppofé à la volonté 3 il
(l'y a point de doute que tout vice reconnu
ne foit hay. le vous dis ces chofes 3 afin que
vous ne defefpericz point de la guerifon de
ce ieune Berger 5 de qui ie penfe auoir fort
bien reconnu la maladie : car foit à fon
poulx inégal , fans luy rapporter autre acci-
dent , foit à fa foible voix furprife bien fou-
uent par des demy-foufpirs , foit à fesyeux*
qui fembîent nager dans l'humidité , foit à
la lanteur dont fa paupière fe hauffe & s'a-
bat : bref, à la triftefie qui eft peinte en fon
vifage, & a ce continuel iilence, ie îuge qu'il
eft paiTionnément amoureux en lieu qu'il n'o-
fe déclarer, ou dont il eft mal- traic-lé. Auffi-
reft que ce Myremetintce langage, quelque
démon me mit en Tefpnt, que c'eftoit fans
doute de la belle Celidée, & qu'àcaufede la
deffence que ie luy en auois faite , il ne l'ofoit
Livre premier." 53
idire \ &* parce que ce Myre me voyoït penfîf
au lieu de me refioiiir de Tes nouuelles , il
m'en demanda loccafion, & luy ayant ref-
pondu que îecraignois plus qu'auparauant de
le perdre , parce que fa guerifon ne dépendant
plus des remèdes que ie luy pourrais faire don-
ner , mais d'vne peribnne inconnue, ou peut-
dire ennemie, & fans raifon, ie ne voyois
qu'il y eult fuiet de refïoiïiffance pour moy. A
toute chofe, me dit- il , la prudence peut re-
médier , exceptéà la mort,c'eftpourquoyne
doutez point que tant que Caly don fera en vie,
ie ne trouue quelque remède. Quanta ce que
vousdittesquelaperfonne qui le peut guenr
vous eft inconnue , ie la defcouuriray bien,
pourueu que vous me donniez duloifir d'élire
auprès de luy quelques îours. Il ne faut pas,
luydis-ie, que vous efpenez de le tirer de fa
bouche. Ce n eft pas, dit-il,ce que ie pretens :
au contraire, il fe fautbien donner de garde de
luy en faire fem blant : car cela nous ofleroit le
moyen de la connoiftre , & lors que nous fçau-
rons qui elle eft, ne doutez point que nous
n'en venions bien a bout : car il n'y a courage fî
farouche quine s'appriuoife aux careiTes d'A-
mour , pourueu que la prudence y apporte
l'artifice necetlaîre.
Mais, grande Nymphe, ie raconte peut-eftre
trop par le menu cet accident, (î bien que pour
abréger , ie vous diray qu'il demeura fept ou
D u)
54 La IL partie d'Astre e."
huïâ burs au cheuet du'lict de Calydon,& me
confeilla cependant de faire en forte , que tou-
tes les leunes B ergeres de noftre ham eau & d'a-
lentour le viniTent vifiter feparéinent-fbus pré-
texte que la triitciîe citant ion plus grand mal,
il falloir le refioùir par les diuerniîemens des
compagnies. Et quant a luy,il luy tenoit touf-
iours le bras, & fans faire femblant de rien luy
touchoit le poulx, pour connoiftre quand il
prendroit quelque efmotion. De fortune Ccli-
dée en ce temps-la auoit fait vn voyage auec
Cleontine, où elle demeura cinq ou fix iours;
cela fut caufe qu'encores qu'elle fuit l'vnede
nos plus prochaines voifînes,elle vint nous vi-
fiter des dernières car chacun regrettoit de for-
te ce Bercer, & îe faifois tant de pitié à tous
ceux qui fçauoient mon defplaiiïr , qu'il n'y
auoit celuy qui refufaftd'enuoycr ou fa feeur,
ou fa fille chez moy. Enfin eilans prefque de-
fefperez de reconnoifire par ce moyen ce que
nousdefinonsde deicouurir, voicy que l'on
nous vint aduerur que Celidée ef toit à la por-
te. De fortune alors le Myre luy tenoit le bras,
&:fon poulx eftoit plus repofé qu'il n'auoit efté
detoutleiour : mais quand il oùyt le nom de
de Celidée, incontinent il s'efmeut &: com-
mença de s'eileuer, comme s'il euft eu vne
tres-ardante fiéure, & puis tout à coup fe re-
mettantenfon premier eftat, ne demeuroit
pas long-temps fans eftre agité de nouueau.Le
Livre premier! yy
Myrc qui eitoit auiféje regarde entre les yeux,
& les luy voit plus vifs 6c ardans que de cou-
ftume, & comme eftincellans, la couleur luy
vint au viiàge, bref il reconnut vn fi grand
changement, qucprcfqueiîne vouloir atten-
dre que Celidéefuît entrée pour en eftre plus
affeuré , & toutesfois quand elle fut à la porte
delà chambre 5 quand elle entra, quand elle
s'approcha de luy , & quand elle luy parla , les
changemens de lbn pouîx & de (on vifage
cftoient fi différents, que qui que c'euit eité s'en
fuit pris garde, & pour ce me tirant à part:
ÂmyThamire,medit-il,ce n'eit pas Celidée
qui eil entrée, mais la femme de Calydon,fi tu
veux qu'il viue.O Dieux.' quel iurfaut me don-
nèrent ces paroles / îe demeuray fans refponfe,
<k fut très à propos que le Myre continuait de
me parler: car il nfeufieftéimpoffible de pro-
noncer vn mot. Enfin eitantreuenu vn peu en
moy-mefme, ie luy demanday fi en l'eitat où il
citoùyl feroit a propos de le marier II fera bien
toit remis, dit il,pourueu que vous faifiez en
forte que cette fille luy donne quelque con-
noiifance d'amitié, &: cependant vous pourrez
parler à Cleontine , qui citant fage de connoifi-
fant l'auantage delà Bergère, n'a garde de refu-
fer ce party,
CeMyre partit de cette forte, me laiffant
fans doute plus malade que celuv qui cftoït au
lia. Pourroisic bien vous reprefenter, Mada-
D ni]
$6 L A 1 1. F A RT I E D'A s t r e eT
me, de quelles contrarierez mon ame fut com-
battue ? ie n eftime pas que celâ-fè-puifTe 5 puis
qu'en veriré îe crois que l'entendement m'euil
tourné iî ie ne m'y fufle promptement refolu,
D'vn coite l'Amitié me demandoit Çelidée
pour Calydon, d'autre cofté l'Amour me def-
rendoit de la donner. Mais, medifeit l'Amitié,
Cal y don mourra il tu ne la luy donnes3ôdl n'y
a point de remède que celuy-h. Et TAmour
reipondoit : Et comment penfes-tu de pouuoir
viuretoy-mefme, iîtunelapoiredes : Dont,
difoit Y Amitié, eft-ce ainfi que tu te laiiîes fur-
monter à vne vaine paillon 3 &: veux pluiroil
que de luy contrarier, contreucniraux loix de
la raiibn ? Mais quelle raiibn, diibit TAmour,
te peut commander que tu meures pour faire
viure quelqu autre ? ne faut-il pas appeller cela
brutalité PEit-ilpofîîble , repliquoit l'Amitié ,
que tu ne coniideres pas que Calydon eir îeu-
ne , & par confequent cnyn aage qui ne peut
relifter à fes paillons l &r toy quia défia pafle
ces premières fureurs de la ieimefïè , veux-
tu te montrer aufii foible que luy? ou pour
mieux dire, veux-tu acheter vn peu de plai-
iir qui fe parlera preique aufîî promptement
qu'il aura eité receu, par la miferable & éter-
nelle mort de Calydon? Ah / change, chan-
ge de defftin, &coniidere5 non pas quel tu
es 5 mais quel tu deurois eflre, efeoute les re-
proches que le père de ce ieune Berger te fait :
Livre premier. 57
Eft-ce ainfi , Thamirc , que ni maintiens la
promeffe que tu me fis, lors qu auec mon der-
nier foufpir te tenant la main entre les mien-
nes, pour marquer noilre amitié, îe te recom-
manday cet entant dans le berceau , & que tu
Hirasquetiï l'aurois toute ta vie aufli cher que
s'il eftoitforty de ton corps, tant pour la re-
commandation que îe t'en faifois, que pour la
mémoire des bons offices que tu auois receu
de moy, lors que ton père ieune en mou-
rant, te laiffa encore ieune entre mes mains?
Souuiens-toy que îen'ay ïamais efté ton com-
pétiteur en Amour, nyque ie nay iamais ba-
lancé, fî pour quelque léger plaifïr ie telaiffe-
rois perdre la vie. N'achette point vn repen-
tir fi chèrement , repentir,Thamire, qui hon-
teux t'accompagnera, fans doute, dans lé
tombeau auec mille fortes de remords , qui
feront la vengeance dVnacte tant indigne de
ces anciens Boyens, dont tu te vantes d'eftre
iifu.
Il faut que ïe Tauoue , ces considérations
peurent tant fur moy, que ie me refolus de me
priuer de Celidée, pour la donner à Calydon.
Mais, Madame , combien me trouuay-ie em-
pefché, lors que ie voulus l'exécuter? Premiè-
rement, afin que ce ieune Berger reprit fa
première fente , ce fut par luy que ie voulus
commencer, & luy ayant déclaré la connoif-
fance que l'auois de fon mal3 & la volonté que
58 La IL tartie d'Astres'
fauois dy pouruoir, cf abord il me le rria^
mats en fin auec les larmes aire yeux il l'a-
uoiia,&:en mefme temos me demanda par-
don , auec tan: d'apparence de regret , que
fans doute la connoùïance que l'en eus, fit
que ie luy remis toute la faute qu'il auoit com-
mise contre moy , voyant bien que s'il auoit
erré, ç 'auoit efté par force. Mais lors que l'en
voulus parler a Celidée , ce fat bien où ie trou-
uay de la difficulté: car non feulement elle
ne faim oit point, mais elle le haiïîbit , &: fal-
lait bien que cette inimitié vint de nature,
puis qu'il n'y auoit fujeft quelconque appa-
rent de luy vouloir mal, les bonnes conditions
de ce Berger eftans telles, qu'elles deuoient
pluiloft donner de l'amour que de la haine.
Et toutesfois bien fouuent que nous en auions
parlé enfemble,elle m'auo;t toufiours dit, que
Calydon feroïc le dernier qu'elle aimeroit.
Or a ce coup que i'eftois refolu de luy faire
cette ouuerture, li contraire a fa volonté & à
la mienne , & fi différente des difeours que ie
luy auoistouiiours tenus, ie fus fort en fufpens
par où ie deuois commencer : en fin ie penfay
qu'il eftoit a propos de l'y embarquer peu à
peu : car de luy d;re tout à coup qu'elle aimait
Calydon , ie iugeois bien que ie ne l'obtien-
dras pas aisément d'elle, tant pour famine
qu'elle me porto ir, que pour le peu d'inclina-
tion qu'elle auoit a faimcr. l'en vfay donc de
Livre premiel f $
cette forte , parce que l'aage luy ayant donné
plus de connoiiTance quelle ne fouloit auoir,
il ne falloit plus traitter auec elle comme auec
vn enfant. le luy reprefentay le déplaifîr que
i'auois du mal de ce Berger, combien fa vie
• m'eftoit chère , 6c en fin que ie n'aurois ia-
maisplaifir fi ie le perdois, que lesMyres, 6c
tous les plus fçauans me difoient que fon mal
ne procedoit que de triltefTe , mais que ne
icachant quel en eftoit le fujecl: , ie nepouuois
que prier tous ceux qui m'aimoient, de s'eftu-
dier à le refiouyr, ou à reconnoiftre la fourec
de fon mal, 6c qu'elle eftant celle que faimois
&honoroisle plus, elle eftoit en quelque for-
te obligée plus que tout le relie du monde , de
rechercher, à ma confideration, laguenfon du
Berger: que cela eftoit caufequeiela coniu-
rois par toute noftre amitié, de le voir le plus
fouuent qu'elle pourroit , &: dejoiier 6c parTer
le temps auec luy3 afin de le diuertir de cette
mélancolie qui le faifoit mourir. Elle qui vé-
ritablement m'aimoit, me promit de le faire
toutes les fois quelle auroit la commodité,
6c en erTec~t riy manquoit point , dont ie re-
çeuois d'vn codé du contentement , mais
de l'ancre tant d'ennuy, que ie ne fçay com-
ment ie pouuois viute. I'auois eu opinion que
la ramiliarité qu'elle auoit auec luy,rengage-
roit à quelque bien-vucillance , 6c qu après
il feroit plus ayfc de changer cette amitié
éo La II. PARTIE d' A s t r e e."
en Amour3& elle qui auoit vn autre dcffc'm3
fit bien ce qu'elle m'auoit promis , mais ne
changea point de volonté; cela toutesfoisne
lailîàpasde profiter aCalydon, qui receuant
ces viiîtes de ces carefles, fous l'efpcrance que
ie luy auois donnée beaucoup plus aduanta-
geufement pour fes defirs, que fa fortune ne
requeroit, en peu de temps commença de fe
remettre , &: quoy qu'il ne fuit pas guary entiè-
rement, fîvoyoït-onvn grand amendement
en fon mal: Et parce qu'elle s'en ennuyoit,
6c que ie voyois bien que mon deffein n'a-
uoit pas eu l'effccl: que ie m'eftois propoie, ie
penfay qu'il la falloit obliger d'vn autre collé.
le m'adreffe donc à Cleontine, luy déclare
l'amitié que ie portois à Calidon, la volonté
que l'auois de luy donner après moy tous mes
troupeaux & mes pafrurages 3 luy mets dé-
liant les yeux la qualité de la perfonne du
leune Berger, fa bonne naillarce, fes vertus;
bref;, l'amitié qu'il portoit àCelidée, & n ou-
bliay chofe que ie pus penfer pouuoir auan-
cer cette alliance. Voyez, grande Nymphe,
fi ie n'y marchois pas de bon pied , & s'il n'a
pas occafion d'eilre obligé à Thamire? Cleon-
tine qui îugea ce party auantageux pour fa
nourriture , me remercia de la volonté que
fauoispourCelidée, &deflors me donna pa-
role, que tout ce qu'elle y pourroit, feroit em-
ployé en faueur de Calydon 3 mais que la
Livre premier' 8i
ic une Bergère auok vne mère qui Faimoit in-
finiment, &: fans laquelle elle n'en pouuoic
difpofer, quelle luy en parleroit, &: que ce-
pendant elle y difpoieroit Celidée le plus qu'il
luy (croit pofTible. Voyez 5 Madame 3 quelle
eftoit ma miferable fortune; le recherchois
auec tous les artifices que îe pouuois rnuenter,
de me priuerdu feul bien qui me peut rendre
la vie agréable, &preuoyois bien, quequoy
qu'il m'en amuait,ie n'en pouuois auoir du
contentement. Si l'obtenois ce que ie recher-
chois pour Calydon, quelle vie pouuois-ie
efperer ? Et fi ie ne l'obtenois point, combien
m'affligeoit ledéplaifir & la peine de ce Ber-
ger, qui ne m'eftoit pas moins cher que s'il
euft efté mon enfant ? Eftant donc en cet
eftat, que ie ne fçay fi ie dois nommer mort,
ou vie 3 après auoir eu la refponfe de Cleonti-
iie , vn iour que ie trouuay Celidée, parce que
ie ne viuois plus fi familièrement auec elle que
ie foulois, ie luy dis : Ma belle fille , Gleontine
m'a déclaré vn defTein qu'elle a 3 il me femble
que vous ne le deuez point reietter; &: crai-
gnant qu elle ne me demandait ce que c'eftoit,
ie feignis d'eftre preïTé de quelque affaire, èc
ainfi la laiiTay fort en doute : Mais ie partis
auec bien plus de peine, car quelque effort que
ie fiife contre ma volonté , fi ne la pouuois-ie
déraciner de mon ame: & toutes les fois que ie
me reprefentois Celidée entre les bras de quel-
'6z La IL partie dAstree'
que autre, il faut que fauoiie que le n auois
point allez de refolution pour iouitenir feu*
lement cette pcnféc. Voyez quel lefuiTe de-
uenu fî ce mariage euit eu Terrect, que véri-
tablement îe recherchoispourle falut dcCa-
lydon/
Il aduint donc que Cleontine croyant que
ce que 1 auois propole eitoit aduantageux pour
Celidée , la tirant à part , le luy propofa , de
auant que luy en demander fon aduis , luy
dit, quel eftoit le fîen, & afin de le fortifier
dauantage, luy fît entendre quelle m'auoit
cette obligation , puis que ç'auoit efté moy
qui luy en auois parlé. CetteBergere, Mada-
me, vous pourrait dire mieux que ie ne fçau-
rois faire, quel furfaut elle receut de ces pa-
roles, & meime quand elle fçeut que cette
propofition vcnoit de moy; tant y a que ce
fut tout ce qu'elle pûft que de celer fa colère
en prefence de Cleontine 3 à laquelle ayant
refpondu fort modérément 3 &toutesfois au
plusloingde fapenfée, elle remit cette refo-
lution à fon iugement, & à la volonté de fa
mère, à laquelle ellenecôtreuiendrok iamais;
puisfe retira en fon apart , où ie croy qu elle
ne parla pas mal à moy. Enfin eltant refolue
d'cfpoufer pluftofl le cercueil, queCalydon,
elle me vint trouuer. le iugeay bien d'abord
que ie lavis, qu'elle auoit quelque chofe qui
la troubloit: car les yeux luy trerabloient dans
Livre premier.' 6$
b tefte , elle auoit les (ourdis froncez, &: la
couleur plus haute que de couftume, mais ie
ne me figurois pas qu'elle fuit tant offenfée
contre moy, ne croyant que Cleontine luy
cuit dit que cela vinit de moy. I'eitois de for-
tune ieul au pied de ce gros Orme, qui tout
feul au milieu prefque de la plaine deMont-
verdun, eil pôle fur le grand chemin ; aufll
toit, que ie lapperceus, ieme leuay^&luy ten-
dant la main comme ie fouiois, ie fuseiionné
quelle recula le bras, & me regardant d'vn
œil plein de courroux : Comment, me dit-
elle, Thamire, ofes-tu tendre la main à celle
que tu as dennée a vn autre? Ne te conten-
tes-tu pas de m'auoirabufée, tant que l'inno-
cence de mon aage l'a pu (apporter î Ou il
tu penfes d'eftre lï fin &c diîTimulé, & il tu
me crois défi peu d'efprit,que n'eftâtplus en-
fant, ienepuiife connoiltre tes rufes& ta per-
fidie ? Et parce que furpns de louyr parler de
cette forte, elle vid queie ne luy refpon dois
point: Ah: nonThamire, ne penfe plus de
me pouuoirabufer par tes paroles, ny par tes
aiTeurances d'amitié, ie fuis deuenuë plus ma-
licienfe; & pleuft à Dieu que ie leuiïè tout
iours efié.' ie n'aurois pas pour le moins tant
d'occaiîons de me plaindre de toy maintenant.
Mais , viença , ingrat, &: cruel : (ouy ie te puis
appellet ingrat, ayant iî ingrattemét oublié les
raifons que tu auoisde rn'aimer; 2c ie te puis
64 La II. partie d'Astrel
dire cruel auec raifon , n'ayant point eu de
prié de la miferable vie que ta malice m'a
préparée) viença donc ingrat de crueh qu as-
ru reconnu en moy qui t ait donné occafiori
de me traitterde cette forte? Y auoit-il quel-
que ancienne inimitié entre nos Pères, que
tu ayes voulu venger fur moy? t'ay-ie voulu
faire mourir? ay-ie parlé contre toyDou con-
tre tes amis? ou bien t'ay-ie manqué de pa-
role , ou d'amitié ? ou as-tu reconnu en moy
quelque défaut qui t'aye conuié à me quitter?
ou , ne îuges-tu point maintenant que îe ne
fois aflez belle 5 ou allez riche , ou aiîez auifee?
Mais quand ce feroit pour venger ton père,
la vengeance que tu pouuois prendre fur vne
fille, eft5ce me femble, bien digne de Tha-
mire. Que fi îe t'ay voulu faire mourir, pour-
quoy ne m'oftes-tu la vie tout à vn coup, au
lieu de me remettre entre les mains de cet
ennemy, auec lequel ie remourray tous les
momens? Que fi ie n'ay pas aflez de beauté
ny de vertu pour t'arrefrer; 6c bien Thamire,
va à la bonne heure en chercher quelque au-
tre qui en ait dauantage. Mais, helas! pour-
quoy ordonnes-tu , que pour pénitence de la
faute de la nature , ie fois remife entre les
mains de celuy que la nature mefme me fait
abhorrer ? laïfïe-moy en la liberté que tu m'as
trouuée , lors que par tes malices tu as com-
mencé de m'abufer, de te contente du regret
qui
qui m'accompagnera toute ma vie de nauoir
f^eupiuftollreconnoiftreton defTein. Que fî
^ ie t'ay manqué d'amitié , l'atioiie que tu es
iufte d'en faire de mefme : mais, Thamire,
reproche-le moy, dy-moy en quoy fay failly ?
Ah! àc dénaturé Berger, tu es muet, & ne
parles point, eft-ce de honte, ou de l'offenfe
que tu m'as fai£te? ny l'vn ny l'autre ne te
fçauroit toucher à mon occafion , mais tu
fonges quelque nouuelle malice contre cette
peu fine Celidée, afin de fouler la mauuaife
volonté que tu luy portes: Mars, va, perfide
&defloyal Thamire, &te rdlbuuiens que tu
as fait plus pour moy que tu ne penfes: car
par cette action ie fuis hors de l'opinion que
i auois d'eftre aimée de toy ; connoiflance qui
me dégageant de ta tyrannie, inempefchera
de me remettre iamais fous, celle d'homme
du monde. Et ne penfes pas que ie fois pour
cela a Calydon, car déformais la mort me
fera plus chère, que le plus aimable Berger de
cette contrée , & que ce fouuenir te demeure
en lame pour vn regret éternel: Auflî ne le
te dis-fe qu'à cette intention , & m'aflèure
que les Dieux feront tropiuftes pour me re-
fufer cette vengeance. En me voulant donner
à Calydon, tu t'es priué à iamais de la plus
vraye & entière affection que iamais Berger
ait acquife, & de laquelle il ne faut plus que
tu ayes efperance, finon lorsque lefeuvni-
a.Part E
'66 La II. partie d'Astree!
uerfel en bruflant l'vniuers rallumera cet
amour en nioy : Et fi le te dis vray, qu'il n'y
point d'hommes pour moy en terre 3 mais
des monfcres cruels qui me deuorent : Ny
point de Dieux au Ciel pour prendre pitié de
mes peines , mais feulement des fupplices &
des enfers. Et à ce mot oftant de fon col vne
chaîne de paille treffée, que ie luyauois don-
née , & me la prefentant, &moy fans y penfer
la tenant dVne main : Et pour te donner
quelque alTeurance de ce que ie dis, foit ainfi,
dit-elle , ( en tirant de violence cette chaine)
noftre amour rompue, & demeure à iamais
telle, que cette chaine que feus de toy, &
qui en fut le Symbole, demeurera à iamais
en deux pièces. Elle n'euft pluftoft proféré
cette parole quelle s'encourut auec vne par-
tie de la chaine, dont le refteme demeura en
la main , tant hors de moy que ie ne pu luy
dire vn mot d'exeufe , ny faire vn pas pour la
future. I'aiioûie , Madame, que ces repro.
ches me touchoient bien viuement , & que
repaiTant par ma mémoire auec combien de
raifon Celidée m'auoit parlé de cette force,
ie îugeois qu'elle eftoit exempte de blafme,
&moy coubable entièrement. Toutesfois ie
fus encor aiTez fort pour demeurer ferme en
la refolution que i'auois faicte pour le con-
tentement de Calydon. Mais qu'en aduint-
il ? Le Berger feachant que i'enauois parlé à
Livre premier - 6j
Cleontine, oy an t le bruit commun de leur
mariage, parce qu'il fut incontinent efpan-
ché par tout, ne s'eitonna pas beaucoup de
Voir que fa Bergère ne le venoit vifîterque
quand Cleontine le luy commandoit, iugeant
qu'elle ledeuoit faire ainfi, puis qu'on partait
du manager de forte qu'en peu de nui&s il
reprint fa première fanté, &r fortit hors du
liâ,d>î. peu après de la cabane. Cependant Ce-
lidée ne s'endormit pas,2c n'ayant plus d'efpe-
rance qu'en la tendre amitié de fa mère,
voyant bien que l'auois gagné Cleontine, d'a-
bord qu'elle la vid, fe îettant à genoux la fçeut
de forte attendrir qu'elh luy promit qu elle
ne feroit iamais mariée contre fa volonté.
Celidée plus contente de cette affeurance^que
de bonne fortune qui luy pûft arnuer, fait
tant que nous en fommes aduertis , ne luy
femblant pas qu'elle euft obtenu entièrement
ce quelle defïroit, s'il n'eftoit fçeu de nous.
Il feroit bien mal-ayfé dédire, grande Nym-
phe , fî i'en fus plus marry ou plus content :
car d Vn coflé ie craignois que Calydon ne re-
tombait en l'eftat d'où il ne faifoit quefbrtir,
&de l'autte, mon contentement n'eftoit pas
petit, de fçauoir queperfonne ne poffederoit
Celidée. Mais lors que ie vis que le Berger; en-
cor que trifte, ne laiiToit pas toutesfois de fe
bien porter, i'auoùequeie fus infiniment con-
tent de la refiftâceque la Bergère auoit faite3&
E i)
68 La II. partie d'Astre t!
lôiiois en mon ame fà prudence &: fa fermeté !
car îè penfois que tout ce qu' elle en auoit,
jxdbyk que pour fe conferuer toute à moy,
ne penfant pas que le defpit qu'elle m'auoit
fait paroiftre, fuit affez fort pour arracher en-
tièrement l'amour qu'elle m'auoit portée : de
forte que reuenant en moy-mefme , ie re-
connus le tort que i'auois eu , non pas de me
feparer d amitié d'auec elle: (car ie n'auois
iamais eu cette intention, ny n'auois iamais
efperé d'obtenir cela fur moy ) mais de l'a-
uoir voulu facrifier à la fanté de Calydon.
C'eft ainfî qu'il faut nommer l'acte que ie vou-
lois faire, confîderant de plus que le Berger
oyant ce fécond refus, n'en eitoit pas mort , ie
m'en difois encore plus coulpable , puis que
ce n'eftoit pas de fa vie dont il s'agiffoit, mais
de fon plaifîr feulement : Et repaifant ces
coniïderations fouuent par mon efpnt , ie ne
me donnay garde que mon Amour deuint
plus violente qu'elle n'auoit elle , &: cela fut
fort ayfé5pourceque n'ayant cédé cette belle
à Calydon , que pour luy conferuer la vie, &:
voyant qu'il viuoit encor qu'elle ne fuit pas
fienne, voire qu'il n'en euit point d'efperan-
ce, ie penfay que toutes les raifons que i'a-
uois eues de la quitter, n'ayans plus de lieu,
ie pouuois librement reprendre les melînes
erres que i'auois laiffées à fon occafion. En
cette délibération ie trouue la Bergère, je luy
Livre tkiuiik. 69
fkis entendre la raifon qui m'a contraint de
traitter de cette forte auec elle, & celle qui
maintenant me rappelle a fou feruice , la
fupplie &: conjure d'oublier la faute que la
raifon m'auoit fait faire : bref, îe n y oublie,
ce me femble, choie qui puirTe feruir à ma
caufe : mais îe la trouue changée , de (brie
qu'il n'y a excufe qui ne me foit inutile, elle
fè roidit contre les raifons , & demeurant
opiniaftre, ne m'a voulu depuis regarder dVn
bon oeil De fortune, cependant que ie par-
'lois à elle, Calydon furuint, qui penfant auoir
en moy vn bon fécond , s'auanca pour luy
en dire quelque chofe , mais quand il ouyt
mes paroles, ïamais homme ne fut plus efeon-
né : Il n'ofa pas d'abord me reprocher la
mauuaife foy dont ie l'auois abufé, mais après
auoir fait plufîeurs exclamations , &: s'eitant
retiré deux ou trois pas pliant les bras l'vn
fur l'autre fur foneftomach: O Dieux.' dit-
il , en qui déformais faut-il efperer de la
preud'hommie ? celuy qui m'a eileué , celuy
que l'appellois mon père , 8c qui îufques icy
m'en auoit rendu les offices, c'eït luy-mefme,
dis-ie,qui me met le glaïuedans le cœur, te
qui me pouffe dans le tombeau. le luy refpcn-
dis affez froidement , en luy reprefentant les
confiderations qui m'auoient fait quitter Ce-
lidée , & celles qui ne ramenoient à elle :
mais d'autant que l'Amour le tranfportoïc
E m
7o La II. Partie dAstree!
auec violence , ie ne croy pas qu'il y euft
reproche que ie ne receuffe de luy fur ce
fujecl:. Mais la Bergère le mocquantde nous:
Ne débattez point, dit-elle, à qui doit eflre
Celidée: car vous n'y aurez ïamais part ny
lvn ny l'autre : Vous, dit-elle, s'adrefifant à
Calydon , parce que iamais elle ne vous a
aimé : Et vous, continua- t'elle, fe tournant
vers moy ; pour vous eftre rendu indigne
de l'Amour qu'elle vous portoit. Et à ce
mot nous ballant tous deux bien confus,
nous nous feparaûnes , 6c à fi bonne heure,
que depuis ce Berger n'eft plus rentré dans
fa cabane , & s'eft retiré auec l'vn de fes pa-
rens , fans luy en dire toutesfois le fujecl:.
Plus de trois Lunes fe font pafTées depuis
cette feparation , & iamais quelque pour-
fuitte que luy ny moy ayons fçeu faire, nous
nations peu tirer vne bonne parole d'elle ;
au contraire plus elle nous voit obit nez à
l'aimer , plus elle s'opiniaitre à nous hayr^
mefaifant bien connoiftre par la preuuequel
Prothée elt l'efprit dVne îeune femme , &:
combien il cft difficile de l'arreiter.Et toutes-
fois ie ne puis diminuer l'affection que ie luy
porte; tant soi faut, elle augmente de îour
à autre de telle façon, que fi elle la connoif-
foit , il n'y a pas apparence , que puis que
autresfois elle m?a aimé fous l'opinion que
ie l'aimois , quelle n'euft beaucoup plus d V
Livre premier.' yï
mour pour moy maintenant, qui en ay in-
finiment dauantage pour elle que ie n'auois
pas en ce temps-là, ny que n'en peut auoir
perfonne qui l'aime iamais.
E in)
73
L E
DEVXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astre e.
I n s t paracheua Thamyre de
raconter ce que la Nymphe Leo-
nide auoit defké fçauoir , &: s'e-
fiant teu pour quelque temps:
Or 3 Madame, continua-t'il, nous nous fom-
mes de fortune rencontrez au fortir de la
riuiere de Lignon 3 auec cette Bergère, ôc
parce que l'Amour continue autant en nous
que le defdain en elle 3 nous venions tous
deux luy prouuant par les meilleures raifons
que nous pouuons , qu'elle en deuoit ai-
mer l'vn ou l'autre , &C quant à moy îe di-
fois que c'eftoit de moy de qui elle deuoit
faire choix : & an contraire Calydon , que
i'ay tant obligé par toute forte de bons offi-
ces 3 fouftient opiniâtrement que c'eft de
luy. Et quoy que ie fçache bien queyoftre
74 L A IL P A R T I E D'A S TK E t.
entendement peut beaucoup mieux corn*
prendre mes renions que ie ne les fçaurois
déduire , fi eft-ce que pour mettre vne fin
à ces longues diiTentions(car déformais nous
fommes la fable de no'ftre hameau ) pleuft
à Dieu 5 grande Nymphe, que vous vou-
luiTiez aulli bien oiiyr nos raifbns de nos
bouches mefmes , & ordonner ce qui vous
feffibleroit eftre îufte 3 comme librement ie
me ibufmettroîs à voftre iugement : ce fe-
roit vneœuure digne de vous3 &de laquel-
le les Dieux vous fçauroient gré , & nous
vous' demeurerions infiniment obligez. Leo-
nide alors l'ayant remercié de la peine qu'il
auoit prife de leur raconter les caufes de
leur débat , laiTeura que fi luy & ceux qui
auoient intereft,la îugeoient capable de ce
qu'il luy demandoit, elle s'ofFroit librement
d'en dire fon aduis lors qu'ils auroient pro-
mis de l'obferuer: car autrement ce ne fe-
roit que fe trauailler en vain. Thamyre fe
iettant à genoux :1e vous remets 3 ô grande
Nymphe , dit-il, non feulement ma vie &:
ma mort D mais tout le contentement & le
defplaiïîr que i'auray ïamais & durant ma
vie, &: après ma mort. Queûiecontreuiens
à ce que vous ordonnerez , ie veux que nos
Druydes me déclarent indigne d'aiTifter à
leurs facrifices , & me foient deffendus nos
boccages facrez , & nos chefnes celeûes.
Livre devxiïsml 7y
Et moy, refponditCalydon, ïamais ne me
puilfe cftre falutaire le Guy de l'an neuf, ôc
i\ îe rencontre quelquesfois l'œuf falutaire ,
foufflé des ferpens, îe prie Tauratcs quilles
anime de forte contre moy , qu'ils ne me
laiffent iamais en repos , & que m'ayant en-
tortillé & les iambes & les bras de cent tours,
leur venin ne m'ait percé le cœur, fi îe ne re-
çois voftre iugement, comme venant d'vn
grand Dieu , & fi ie ne l'obferue tant queie
viuray. Et parce que Celidéenedifoitmot:
Et vous, belle Bergère, dit Aftrée, n'auez-
vous point de volonté de vous defcharger
de Timportunité que vous receuez de ces deux
Bergers , vous remettant au iugement de cet-
te grande Nymphe ? le voudrais bien, refpon-
ditla Bergère en eftre deliurée , mais ie crains
de tomber en vnplus grand mal, & ne faut
point douter que la hayne&: Tofrenfe n'ayent
vne fi grande force fur moy, que ie ne remet-
trais le hazard de ce iugement à perfonne, fi
les Dieux cette nuict ne m'auoient aduertie en
fonge delefaire.car la plus grande partie eftoit
défia efcoulée , lors qu'il m'a femblé que mon
père , qu'il y a défia long-temps qui eftmort,
m'ouuroit Teftomach , en fortoit le cœur
ôc le iettoit comme ii c'euft eité vne pierre
auec vne fonde, par deçà Lignon , & puis
me difoit ces morts: Va, mon enfant, delà la
fatale nuiere de Lignon3 tu trouuerasce cœur
yG La II Partie d'astre^
qui te tourmente fi fort 3 au repos où il doit de-
meurer îufques à ce que tu me viennes trouner,
le me fuis efueillée en furfaut, &cela a elle
caufe que îe me fuis refoluë de parler la riuiere,
auec efperance de trouuer le repos qui ma efté
promis.
Vous deuez donc dire certaine , Mada-
me 3 dit-elle , s'addreiTant à Leonide 3 que
ie nay garde de defobeyr à vos comman-
demens, puis que ce font les Dieux qui me
parleront par voitre bouche. Cela eftant ,
adioufta Leonide , ie vous promets à tous
trois que ie donneray vn îugement aufli équi-
table que ie le voudrois receuoir en fcmbla-
ble & plus grande occafion : & afin que ic
fte fois deceuë en mon opinion , Paris & ces
gentilles Bergères, & Siluandre m'en diront
leur aduis auant que l'en die quelque chofe; Et
pour ce, dit-elle fe tournant vers Calydon,
dittes-nous pour quelles raifons ilvousfemble
que Celidée doiuc eflre voitre, non pas à Tha-
myre, qui la fi longuement poffedée & efle-
uée comme fîenne rLe Berger alors fe releuant,
après auoir fait vne grande reuerençe, prit h
parole de cette forte;
Livre btvxÏESMï." jjx
HARANGVE DV BERGER
C A L Y D O N.
A M o v r 3 grand Dieu qui par ta puifTan-
ce mas rauy toute 'celle que la raifon
fouloitauoirfur ma volonté , efcoute la fup-
plication d'vne des plus fidelles âmes qui aie
ïamaisreflenty la puiffance que la beauté a par
ton moyen fur le cœur des hommes , èc
nrinfpire de forte les paroles & les raifons, que
tu m'as fi fouuent reprefentées^lors que laffé du
mefpris de Celidée, ie me fuis voulu retirer de
fon fe rince: Que cette grade Nymphe efmeuè
de leur force ordonne auec toy3 que celle à qui
tu m'as donné 6: qui ma efté donnée par celuy
qui y auoit l'vn des plus grads mterefts, me foie
confcruéeS: maintenue, &: contre le mèfpris
de cette belle , & contre lauthorité & la vio-
lence de celuy quimelaveutrauir. Fentens^
ô grande Nymphe , cette diuinité que fay re*
clamée qui me promet fon affiftance-, non feu-
lement en guidant ma langue, mais en gra-
uant mes paroles en vos cœurs auec la pointe
de les meilleurs traicls. AufTi , Madame., fi ce
neftoit cette affeurance qu'il me donne, com-
ment ofer ois -l'eouurir la bouche pour parler
contre la perfonne du monde à qui x ay le
y% La II. partie d'Asthee]
plus d'obligation? car fauciïe que Thamyre
pour fon bon naturel m'a plus obligé que le pè-
re qui m'a donné naiflance^puis que fans auoir
eu le contentement du marage , il a fupporté
tous les ennuys Se toutes les foîlicitudes que la
nourriture des enfans peut donner^&enfemble
celles que laconduitte des trouppeaux 3 & des
pafturages rfvn orphelin dansleberceau(car ce
fut en cet aage que ie luy fus remis ) peut rap-
porter à qui en reçoit la charge. Il n'a efpargné
ny peine,ny defpence pour m'efleuermy foin,
ny prudence pour me faire inftruire : de forte
qu'auec beaucoup de raifeme le puis appeller
mon père, &: il me peut nommer fon enfant,
puis que 1 ay receu de luy tous les offices que
ces noms requièrent. Et auciiant que ie luy ay
ces obligations, comment oferois-ie ouurir la
bouche contre luy fans encourir le nom d'in-
grat, fî cette difpute dependoit maintenant de
moy ? I'aimerois mieux eftre dans le tombeau
de mes pères, & que mon berceau m'euft feruy
de cercueil,que fi cette aélion dependoit de ma
volonté, onme veitoppofa à celle de Tha*
myre, Thamyre qui m'a fait tel que ie fuis,
Thamyre à qui ie dois tout ce que ie vàux3bref
ce Thamyre, au feruice duquel quand i'aurois
defpendu tous les iours de ma vie, encore ne
fçaurois-ie auoir fatisfait à la moindre partie de
ce que ie luy dois. Mai s5helasl ie m'en remets à
luy mefme3cet Amour qui me commande,luy
Livre devxiesme^ 79
Commande àuffi :il vousdira s'il eft poflîble que
le cœur qu'il a viuement touché,luy puiffe def-
obeyr en quelque chofe. S'il efpreuue que cela
n'eft point3ie le coniure par cet Amour mefme
qui a tant de puiifance fur ion ame, de me par-
donner la faute que le commets par force 3 &
qu'il me permette de dire que toute forte de
raifon ordonne-, queCelidee me doit aimer3ôc
quiln'yaperfonnequemoy qui puiife iufte?
ment la prétendre iienne .
Car pour le premier poin£t,que refpodraCe-
hdécfi ie l'appelle deuant le throfne d'Amour,
& fi en prefence de cette équitable compagnie
ie me pleins à luy de cette forte ? Cette belleDô
grand Dieu,qui fe prefente deuât toy, c'eil cel-
le-là mcfiiie que tu m'as commandé d'aimer &
deferuir, fouslesefperancesquetu as accou-
tumé de donner à ceux qui te fument : fi dés le
commencement l'ay contrarié à ta volonté , ii
depuis ie n ay point continué, &" fi ie ne me re-
fous pas de paracheuer ma vie en ton obeiilan-
ce ; ô Amour3qiii lis dans mon cœur, voire qui
de ta main mefme y cCcns tous mes deffeins*
cruftiemoy comme panure, &: empruntant
contre moy la foudre du grâd Tharamis3efcra-
fe ma te/te comme celle d'vn perfide: Mais fi la
vérité refpôd âmes paroles>&:fi ïamais perfon-
ne n'aima tant que moy 3 comment foufrres-tu
qu'elle trompe mes efperances, qu'elle defdai-
gne tes promelîes ^ & quelle fe mocque damai
**\
80 "La II. partie d'Astrei
que tu me fais endurer pour elle ? Aufïï-tôft
que ie la vis îe l'aimay , & ne faim ay point plu-
fioft que me donnant entièrement a elle, ie ne
retins de moy que la volonté feule de l'adorer.
Mais peut-eftre cette affection luy a efté incon-
nue, iay raconté mon mal aux bois reculez,
aux antres fàuuages^ou bien aux rochers : Nul-
lement, ô Amour5eile a ôùy mes plaintes, elle
aveu mes pleursxlle a fçeu mon arre£lion 3 vil
peu par ma bouche) dauantage par celle dé
Thamyre5de Clorine & de mes amis, mais
beaucoup plus par F erfeét de ma pafïion. Ne
m'a-t'elle point veu dans le ii£t de la mort pour
elie? Ne m'a-t'elle point tendu la main com-
me me retirant du tombeau 5 voire du nombre
des morts, enmedifant iVyCalydon^tes pré-
tentions ne font pas toutes defefperées ? Et
pourquoy ayant défia fouffert les plus afpres
douleurs qui deuancent la mort , m a-elle rap-
pelle du repos que le cercueil me promettoit,
fî c'eftoit fon deifein de me laiiTer remourir
fans pitié ? Comment fa cruauté n eftoit- elle
point faouléed'vne mort?&falloit-il que pour
t'auoir obey , &: l'auoir adorée 5 ie fuite par
elle condamné àvn fécond trefpas? Elle dira
peut-efîte, qu'il faut que ie la mefure à mort
aulne, &: que ie confidere , que comme ie
n'aurois pas la puiilance de quitter l'affection
que ie luy porte pour la mettre en vne autre,
quedemefme efhnt engagée ailleurs elle ne
s'en
Livre devxiesme. 8i
s'en peut diitraire pour m'aimer. O Amour /
ce ne font que paroles, ce ne font qu'excu-
(es, quelle montre le contract de cet A mouri
&fi tu ne le iuges incontinent faux, îe veux
bien eftre condamné. Elle n'a iamais aimé que
le Berger Thamyre, à ce quelle dit, mais îe dis
bien dauantage 3 car iefouftiens qu'elle n'a ia-
mais aimé ce Thamyre. Elle Fa aimé. En quel
temps Amour? Lors qu'elle n'eftoit pas capa-
ble d'aimer 5 elle Ta aimé lors quelle auoit les
mains & le cœur empefchéenfespouppées5&:
que fes defïrs ne pouuoient outrepaffer les plai-
fîrs de les habiller 5 de les bercer , ou de les en-
tretenir. N'eft-elle pas ignorante d'Amour,
ô Amour.' fi elle appelle les opinions d'vn
telaage Amour ? Et d'effect fi elle auoit aimé
ce Thamyre ,nel'aimeroit-elle point encores?
Quoyrtelles affections font peut- eftre comme
les habits defquels on fe defpoiiille, quand on
veut, ou quand on s'en ennuyé. Ah ! puiflànc
Dieu 3 combien ignore-t'elle,ou pluftoft com-
bien .mefprife-t'eiie ta puiffance ? N'eft-cepas
l'vne de tes principales ioix, Que l'Amant qui
peut feulement penfer que quelque iour fon
Amour finira, fait déclaré coulpable : mais ce-
luy qui le pourra defîrer , foit tenu pour fier
ennemyî Et quelle fera donc eftimée cette
Bergère, qui n'a pasfeulcrnent pu penfer, voire
qui ne l'a pas feulement defîré, mais qui en ef-
fet* s'eft retirée de l'Amour qu'elle portoit , ce
2. Part . F
8i La II. partie d'Astrel
difoit-elle, àfonThamyre? Diras-tu, grand
Dieu, qu'elle ait iamais efté véritablement des
tiennes ? la reconnoiftras-tu pour telle ? & per-
mettras-tu qu'elle îoiiiffe du priuilege qu'elle
prétend , & qu'elle m'oppofe rMais foit ainiî
que ta bonté qui fur paffe de beaucoup toutes
les bontez de tous les autres Dieux, puis qu'elle
recourt a toy , & puis qu'elle te prend pour fon
Azile 5 luy permette de îoiiir du bénéfice des
vrais Amants 3 6c que par ainfi aimant Tha-
myre, elle ne foit point obligée,ie ne veux pas
dire de m'aimer 3 mais non pas feulement de
tourner les yeux vers moy-.que me refpondra-
t'ellc maintenant, qu'elle auoiie elle mefme de
n'aimer plus ThamirerDe quelle exeufepour-
ra-t'elle couunr fon im pieté ?'& pourquoy di-
ra-t'elle qu'elle ne veut point obeyr ? & quelle
raiibn t'empefchera5 ô Diea, qui te fais refpe-
deratousles Dieux, de ne lailfer impunie la
de [ebey (Tance de cette Bergère ? Quoy donc ?
elle fera la feule qui te mefpnfantne reffentira
point quelles font tes vengeances, moy le fcul
qui tadorarit ne reilentiray point les effecb de
ta bonté accoutumée ?
Iepenfe, ô grande Nymphe 3 que Celidée
cftâflt de cette forte acculée deuant le throfne
de ce grand Dieu, pourra mal - aifément réf.
pondre,ny éuiter d'eftre condamnée a me ren-
dre autant de contentement que fay eu pour
elle de peines & de trauaux, 3c à me donner
Livre devxhsme! 83
amour pour' amour, &: recenoir defir pour
defir, (ans que Thamyre puiffe s'y oppoler
pour Ton intereft particulier ?
Car que peut-ul prendre en ce que libre-"
ment il a donné, & pour fatisfaire a ce qu'il
deuoir , & dont volontairement il s'en: def-
poùillé à mon auantage? Tant s'enfaut qu'il
melapuiiTedebattre par quelque raifon qu'il
vueille s'imaginer., qu'au contraire il feroit plu-'
ftoft obligé de me la maintenir enuers tous Se
contre tous 3 puisquec'eiïde luy de qui îe la
tiens. Mais, dira-nl :ie te l'ay donnée fans te
deuoir rien &:de pure &: franche volonté:pour-
quoy ferais 1e obligé à cette garantie ?Et quoy
Thamyre, appeliez- vous cela de pure & fran-
che volonté, a quoy vous venez d'auouer de-
uantvoitreiuge3quevous auez efté forcé par
lesraifons que vous vous eftes vous mefmes
alléguées auant que de me laremettre l n'auez-
veuspa< défia iugé que pour l'alTeurance que
mon pereaeucen vous, peur la prière qu'il
vousahute en la mort, & pour l'amitié qu'il
vous atoufîours fut paroiftre,vous creuiles de
me deuoir iauuer la vie en vous defpoùillant à
mon aduantcige, de la poiîcfTion de cette belle
CelidécrEt appellerez-vouspure &franche vo-
lonté ce que vous aucz efté contraint de faire
pour vousacquiter de tant d obbgationsOEit-ce
ainfî qu'en payant vos debtes vous auez opi-
nion d'obliger vos créanciers : Fauoiic, grande
'- F ij -
R4 La II. partie d'Astree.'
Nymphe, qu'il fait bon prefter à Thamyre^
parce qu'il ne paye pas feulement le principal,
mais porté dvn courage généreux rend en-
femble l'intereA, qui tefmoignequ'il n'ell point
ingrat : mais îe nie tout àfait-qacBrcette action
il n'y eut rien qui l'y pût obliger que fa volon-
té: Et toutesfois foit ainfi que fa feule volonté
l'y ait obligé, 2c que ce foit pour fc fatisfaire à
foy-mefme: contreuenant à reffect de cette
volonté ne ccntreuient -il point à fa propre fa-
tisfaélion'Que s'il met en ligne des obligations
que ie luy ay, le don qu'il m'a fait de Celidée,
appellera-t'il cela pure & franche volonté, puis
que ce qui m oblige à luy, ceft ce qui le def-
poûiiledelachofe qu'il prétend? Et par ainfî
s'il regarde ce.qu il a deu a la mémoire de men
pere,s'il confidere ce qu'il deuoit à foy-mefme,
& s'il tourne les yeux fur l'obligation dent il
m'a voulu lier, il verra que cette action n'a
point elle de pure & franche volonté, mais
que pour le regard de mon père ce n'a efté que
rendre fidelle^ent ce que l'on auoit remis en
les mains, &" en cela il s'eft montré homme de
bien, de plein de prud'hommie, de ne nier
point vne debte dont l'obligation nefîoit
qu'en fa mémo ire. Et pour fon regard , il a
efté véritablement iufte de payer il franche-
ment, & uns le le faire demander 3 le tri-
but a quoy le parentage qui eftoit entre nous
&: l'amitié qu'il me portoit, l'auoient obligé:
Livre devxiesme* 8?
Et pour le mien , ce n'a efté qu'vn argent qu'il
m'a voulu prefter en nia neceflîté, afin que îe
îuy en rende autant & plus grande fomme,
quand il me la demandera, & qu'il en aura
affaire. Et en ce dernier poindt il s'eft fait pa-
roiftre bon mefnager^puis que la vie des hom-
mes eftant fî remplie de miferes &" d'infortu-
nes, c'efl faire bien prudemment que de ren-
dre redeuables des perfbnnes qui ne foient in-
grates. Que fik manque à ce deuoir, qu'il fe
plaigne alors de moy, & m'appelle mefeon-
noiffant , mais qu'il ne die pas aufli quevolon-
tairement il m'a remis Celidée, puis qu'il y
eftoitobligé par la bonne foy de fa propre con-
fideratioh,&: par les règles de la prudence hu-
maine j de force que tant s'en faut qu'il me la
puiiTe débattre, qu'il eft mefme obligé de me
la maintenir contre tous ceux qui m'en vou-
draient empefeher la poffefïion.
Dieu en foit tefmoin, mon perc ( tel vous ap-
pelleray-ie , fî vous ne me le defïendezje reire
de ma vie)Dieu me foit tefmoin, dis-ie, li le ne
meurs de regret qu'il falle que ie vous contra-
rie en cette ocçafîon . Mais dittes vous-mefrne
en quel eftat vous m'auez veu , & combien i\
s'en ctt peu fallu, fans voftre afïif tance.que l'A-
mour ne m air rauy la vie,&: puis confériez que
c eft Amour qui me force à vous rendre ce def-
plaifir, voire m'y contraint de forte que ie n'ay
pas la volonté libre, & qu'il m'eft impofubie de
F îij
16 La IL partie d Astree]
vouloir que ce qu'il luy plaiit. Que s'il m ad-
vient ïamais defortirdevoscommandemens
pour quelqu autre occalîon que ce puiiîe eftre,
6 Dieux /ne difpofez point autrement la fin de
mes iours3que comme celle du plus ingrat qui
ait iamais vefeu. Mais,monpere.encequeie
fuis forcé5pardonnez a ma foiblefle^ôc m aydèz
à me plaindre a vous, de vous mefme:Cariï e-
Ites-vouspas la caufe de cette Amour \ Pour- '
quoy3puifque cela dépendoit de vous, me rap-
pellaites-vous d'entre les Boiens, auant que
vous euflîez efpoufé Celidee ? Pouurez-vous
penfer que vous appartenant, ie n'euiTe pas
quelque lîmpathie auec vous,& que par ainli 1!
y auoit du danger que ie ne laimaile ? Mais, di-
rcz-vous.ie tepenioisiibiennay que te com-
mandant comme ie fis de ne l'aimer point a tu •
t'en empefeherois, £c me rendrais ce relpect de
ne la regarder que comme ta fœur. Et com-
ment5fageThamyre5eit-il pofTîble que vous ne
vous lovez pas reiTouuenu de l'imprudence de
laicunelfe r Cvcuec'eftle naturel, non feule-
ment de ceux qui font en tel aage,mais généra-
lement de tous les hommes de s'efforcer con-
tre les chofes défendues? & me défendre de
l'aimer auant que ie l'enfle veuë.5 qu'eftoit - ce
autre choie que m'en donner la volonté par-
les oreilles, auant qu'elle me fuit venue' par les
yeux ? Qu'eïtoit-ce:. fînon efueiller mes deux
&me faire tout eftineeller de feu, çomni
Livre devxiesme. 87
caillou qui eft frappé, & qui auparauant cftoit
froid, Sdans apparence de chaleur.' Mais, me
duez-vous, ne te permis-ie pas del'aimer com-
me ta fœur, afin que bornant de cette forte
tes defirs, tu n offençaffes ny toy , ny moy:
toy en ne te contraignant pas trop 5 &moy
en n'outrepalTant point les limites que îe t a-
uois ordonnées?
O grande Nymphe , confiderez îe vous
fupphe, quel commandement eft celuy-cy.
Thamyre me met deuant les yeux vne beau-
té infinie 3 me permet de la prattiquer, me
commande de l'aymer , mais il veut que
mon amour n outrepaffe point cette borne,
& que ie la renferme fous vne amitié de
frère. O Dieux / & quel m'eftime -ni ? Cet
Amour qui rempliiîant cet vniuers, enrem-
pliroit encore fans nombre , fi fans nombre
il y auoit des vniuers , cet Amour qui gou-
uerne & les hommes & les D:eux , &qiudif-
pofe d'eux & de leurs affections à fa volonté,
&: qui ne fe gouuerne à la volonté de per-
fonne, fera donc renfermé dans les limites
qu'il me prefeript & m'ordonne? Mais quelle
opinion auoit-il conceuë de moy ? penfoit - il
que l'euife plusde puiflance que leshommes ny
les Dieux, voire que tout l'vniuers: Il me ce-
uoit pour le moins mefurer à luy-mefme,8c s'il
auoit pu contenir fes affections dans quelques
bc mes , me commander d'en faire de tneûne ,
F liij
88 La II. partie d'A s trie:
& non pas ayant efprouué fa propre im-
puiiTance & le trop grand pouuoir de ce Dieu3
me commander chofe qu'il n'-auoit pu obfer-
uer, encorquefonaage, fa fageiTe & fa pru-
dence deuoient bien pouuoir dauantage en
luy, que la ieuneffeôc inexpérience qui eftoit
en moy.
Il fe plaindra peut-eftre, que îe ne luy ay pas
porté le refpect queieluy deuois 3 & auquel les
oflîces de père qu'il m'a rendus, me pouuoient
obliger. Helas ! qu'il fe relîouuienne que c'eft
par force 5 &: mefme qu'il ne peut fe plaindre
que le ne luy aye porté tout celuy qu'il pou-
uoit defirer, puis que l'auois pluitoft efleude
mourir que de luy en faire rien paroiitre, nyà
perfonne quelconque. La peine qu'il eut à def.
couunr mon mal, quand l'eftois entre les bras
de la morr5rend alTez de preuue de ce que ie dis.
QueiîcefageiVIyre, parrufe&par prudence
le reconnut a mon poulx&auxchangemens
de mon vifage , helas .' s'il fe plaint de cela, qu'il
loue auparauan t ie refpect que ie luyrendois de
vouloir pluitoft mourir que de le defcouurir,&
qu'après il blafme la nature de ce qu'elle ne m'a
auflibien donné le pouuoir de commander à
mes mouuemensinterieurs-qu'a ma langue &
à mes actions. Et que toutes ces confîderations
nerempefehent point de îuger fainement de
ce qu'il doit au fait qui fe prefente : Luy qui n'a
iainais par le pafïe donné connoiflancecjuela "
Livre devxiesmi." 89
paillon eut quelque pouuoir fur fa preua hom-
mie ny furfon iugemcnt,voudroit-ilbienace
coup leur faire vn fi grief outrage 1 Pourquoy
les mefmes raifons qu'il s'eft reprefentées lors
qu'il me donna cette belle Bergère, ne le con-
traindroient-elles de m'en tailler la poiTefTion ?
Le deuoir qu'il auoit à l'amitié & à la confian-
ce de mon père, n'eft-il pas le mefme encor à
cette heure qu'il eftoit en ce temps-là ? Et luy
n'eft-il pas le mefme Thamyre qu'il eftoit
quand il me la donna, &moy le mefme Ca-
lydonqui nereceut la vie que le mal m'auoit
prefque oftée 5 qu'aux conditions queCelidée
feroit mienne ?
I'auoùe que iamais homme n'eut plus d'obli-
gation à vahomme5 que iamais parent ne re-
ceut de meilleurs offices d'vn parent, ny que
iamais enfant n'a eu plus de preuue de l'amour
de fon père , que l'en eus & receus de Thamy-
re, lors que fe priuant deCelidée il m'en a
voulu rendre poiTeiTeur : mais maintenant
qu'il me la veut rauir, ne me permettra-t'il pas.
de dire que iamais homme ne fut plus outragé
d'vn homme , que iamais parent ne receut de
plus grandes indignitez d'vn parent-, nyque
iamais enfant ne fut plus tyranniquement
traitté d'vn père, que Calydon de Thamyre?
De forte que toutes les obligations que îe luy
puis auoir eues par le paffé, font maintenu:
changées en autant d'orrenfes. Carqu'ay-ic à
90 La IL partie d'Astree'
faire, Thamyre, que vous ayez eu le foin de
mon enfance, la peine de m'efleuer, &r les tra-
uaux de la confeniation de mes troupeaux &
pafturages? Quay-ie à faire que vous m'ayez
chery, que vous m'ayez faïc foigncufement
initriure, que vous m'ayez eileu pourvpftre
fils ex fucceifeur : &bref, que pour me rendre
h vie que l'Amour eftoit preft de me rauir,
vous vous foyez pnué de la plus chère chofe
que vous puiiïiez auoir, & me l'ayez donnée,
fi la reprenant à cette heure vous me prépa-
rez vne mort mille fois plus defefperée que la
premiereD& fi fans la poiTeiTion de ce que vous
merauiiTeZjles biens, l'inftruction, ny la vie ne
me font de nulle confideration ? Souuenez-
vous3fage Thamyre, que reprendre par force la
chofe donnée,orîenfe plus celuy qui l'areceuè,
que fi l'on la luy auoit relufée ; & ne trouuerez
point effrange qu'en fernbîable action îe me
plaigne de vous , e\r que le die que cette feule
offenfe efface toutes les obligations queie puis
vous auoir : Afin que cela ne (oit, îoigm z-vous
auecques moy, &: auoiiezles paroles que ie vay
dire de voftrepartàCelidée: Et vous. Bergè-
re, efcoutez-les comme fi elles eftoient profé-
rées de fa bouche. Comment , ma belle fille,
vous dit-il, eft-ii pofîible, puis que les mentes
deCalydon & fon affection, de qui la gran-
deur ne vous peut eftre inconnue , n'ont pu
obtenir de vous cette grâce Je le vous faire a>
Livre devxiisme! 91
mer, qu'au moins la pncre&rdtrqite recom-
mandation que îe vous en ay faiete foit de-
meurée morte en vos oreilles, 6c fans effect en
voflre ame ? Ne m'amez-vous pas tant de fois
promis que l'amitié que vous me portiez efloit
telle, quelle me donnoit toute puiiTance fur
vous ? S'il eft ainfi,pourquoy n'eftes-vous véri-
table, ce pourquoy voulez-vous me mettre en
doute de cette amitié, en me réfutant l'effecl
de vos paroles ? vous ay-ie propofé quelqu vn
qui ne méritait d'eitre aimé l efl-ce vne per-
fonne inconnue , ou qui foit fans parens 6c
amis ? Peut-eltre 'n'y a-t'il dans toute la con-
trée Bergère qui n'eftimaft fdn amitié luy eftre
aduantageufe. Cleontine la fage le iuge ainir,
auiïi fait bien voflre mère , encore que pour
eftre trop tendre mère, elle ne veut vous com-
mander ce qu'elle void que vous n'auez pas
agréable. Mais , direz-vous peut-eftre , c'eit
vous que i'aime,Thamyre,ôcn'en puis aimer
vn autre. C'eit à vous feulque îe me luis don-
née, c'eit à vous que l'ay laillé toute puiifance
fur moy, horfmis celle de donner ma volonté
à quelqu'autre,
Dieu fçait , ma belle fille, il cette déclaration
ni eft agréable, 6c s'il y a rien fous le Ciel qui
me puiiTe plaire dauantage: mars Il vous m ai-
mez, puis qu' vne des principales conditions
d'vn vray Amant, eft de chenr plus l'honneur,
deh chofe aimée, que fa propre confenunon.
<?z La II. partie d'Astree."
pourquoynevous efforcercz-vous de confer-
ucrM'honneur de ce Thamyre que vous aimez,
voire pourquoy refuferez-vous d'aimer ce
cher Thamyre 3 fous le nom de Calydoo, puis
que Calydon n'en: quVn autre moy-mefme,
te pourfon corps il neft différent que de figu-
re du mien ? car nous fommes fi proches3 que
d'ailleurs on nous peut tenir pour mefme
chofe. Pourfon ame, ie l'aime de forte que
noftre amitié montre bien noftre iîmpathie:
de puis qu entre les amis toutes choies font
communes, l'aimant comme ie fais, ie nay
rien à quoy il n'ait part aufTi bien que moy :
de forte que fi fay voftre affection comme
vous dites , ne faut-il pas de neceflité qu'il y
participe? Et ne faut point qu'en cela vous
vous plaigniez 5 difant que ie vous manque de
foy, en vous changeant pour vn autre : car
mon deffein n'eft point d'aimer iamais autre
que vous> vous eftes le commencement, &:
ferez la fin de mon affection. Mais puis que le
deftin me défend de vous poffeder, ayant efté
contraint de vous donner à vn autre, par les
loix du deuoir & de la nature ; penlez, ma
belle fille 3 quel contentement cerne fera de
vous voir à celuy que fay efleué , que l'ay
initruit , que l'aime, de que fay choifi, non pas
feulement pour fucceffeur, mais pour com-
pagnon en tous les biens que le Ciel 6e lafor-
tune m'ont donnez^" me donneront à l'adue-
Livre devxiesme." 93
nir. Vous eftes aufli bien obligée à cccy par
noftre amitié, que îe le fuis par ledeuoir,puis
que fî vous pouuez refufer ce que vous con-
noiffcz que îe délire, & que le deuoir me com-
mande de defîrer j quelle force dira-ton que
l'Amour a furvoftre ame? Aimez donc Ca-
ly don, fî ïamais vous auez aimé Thamyre, re-
ccuez-le pour Thamyre ,&: faictes-vous pa«
roiftre en vne feule action, &: Amante ,& re-
ligieufe enuers les Dieux, qui fans doute, ne
m'eufTent point donné la liberté de me def.
poiïiller de vous contre mon vouloir, s'ils ne
lauoient ainiî refolu dans leurs deftins in-
faillibles.
Grande & fage Nymphe, ces paroles que
Thamyrc a proférées, ou a deu proférer , ôc
dont 1 ay feruy d'infiniment., font ce me fem-
ble & fî véritables & fî dignes de luy, que vous
en remettant le îugement entier, îe m'alTeure
qu'il ne m'en dédira point. C'efl: pourquoy
après vous auoir Juré par Tautates que Caly-
don aime, & qu'il n'y eut ïamais vn plus vé-
ritable Amant que luy, ie n'adioufteray point
d'autres raifons aux fiennes, mais feulement
remettant &: ma vie & ma mort, entre vos
mains, ie pneray tous nos Dieux, qu'ils vous
foient auiTi îuftes, que vous mêle ferez.
Calydon acheua de cette forte, au ec vne
grande reuerence, & fè rapprochant de Celi-
dée, fe remit à genoux deuant elle, attendant
94 La II. partie d'Astree!
ce qu on vouloit refpondre à ce qu'il auoit 'dit."
Et lors Thamyre s'auanca , maisLeonide luy
dit, que c'eftoità Celidée à parler la première,
puis que Calydon auqit touché en premier
lieu ce qui la concernoit. Cela fut caufe que le
Berger le remettant enfa place, Celidée par le
commandement de la Nymphe, rougiffant
dvne honnefte honte, prit ainiî la parole:
RESPONSE DE LA
Bergère Celidee.
IE fuis fî peu accouftumée, grande Nym-
phe, à parler du fujed qui fe prefente, &:
mefme en fi bonne compagnie, que vous ne
deuez point douter de la îuihce de ma caufe,
encor que vous me voyez rougir, ou que îc
parle auec vne voix tremblante , en bégayant
prefque à chaque mot. Que lî îe n'eftois affeu-
rée que la raiibnque l'ay de n'aimer point ce
Berger, eft fï claire d'elle-méfme, qu'elle n'a
befoin d'artifice pour eftre mieux veue de
vous, le n'aurois pas la hardiefte d'ouunr la
bouche pour ce' fujecl:, fçachant bien que ce
feroit inutilement , tant pour le défaut d'efpnt
qui eft en moy, que pour la trop grande élo-
quence qui eft en Calydon, qui a parlé de
forte qu'il a bien fait paroiftre qu'il eftoit au
rebours de moy, puis qu'il mendie de foible^
Livre devxiesme! 9j
raifons feulement pour accompagner l'abon-
dance de fes paroles, &: moy îe ne cherche
que des paroles a mes raifons, en ayant tant,
& de (i fortes , que pour peu que îe vous les
puifle déduire, ie tiens pour certain que vous
connoiftrez que ceft auec raifon, que n'ayant
iamais aiméCalydon, ie ne dois point com-
mencer àcecte heure, ny continuer, ou pour
mieux dire, renouueller l'affection que l'ay
portée aThamyre, puis que l'ay tant d'occa-
iion du contraire.
Mais par cil commencera)7 -ie? & qui eft-
ce qu en premier lieu ie dois alléguer , ou à
quelle diurne puiffance faut-il que ie recoure
pour eftre aiîlftée en ce périlleux combat
où kfuis attaquée, non par l'Amour, mais
par ces monftres d'Amour ? périlleux com-
bat véritablement le puis-ie nommer, puis
que tout mon heur & mon malheur en dé-
pendent: cV monftres d'Amour font-ils bien,
puis qu'ils fe veulent faire aimer par force,
& contraindre d'aimer & de hayr à leur vo-
lonté.
l'ay ouy dite a nos fages Druides que ce
grand Hercules que nous voyons efleué fur
nos Autels auec la m affilé en la main,i'efpaule
chargée de la peau du Lyon , & auec tant de
chaînes d'or qui luy forcent de la bouche, qui
tiennent tant d'hommes attachez par les o-
reilleS; fut îadis vn grand Héros, qui par fa
$6 La II. partie d'Astree"
force & valeur domptoit les monftres, &par
fon bien dire attiroit chacun à la venté. De qui
doneques en cette extrême necefïïté dois-ie
pluftoit requérir l'aide que de ce grand Héros?
Et d'autant plus librement, qu'ayant, à ce que
l'ay ouy dire , aimé vne de nos Gauloifes , fans
doute, il ne refufera point,à fa confîderation5le
fecours quiluy fera demandé. C'eft donc à luy
que ie recourray, afin qu'il dompte ces efprits
monftrueux, ôc qu'il defliede forte ma langue
que ie puiife vous déduire mes raifons, ouplus-
tofi qu'il les vous die luy-mefme auec ma
voix. Par ta valeur doneques, ie te prie, &par
la belle Galathée, noftre Pnnceiîe, ô grand
Hercule , ie te conjure que tu me deliures de
ces monftrueufes Amours, & éclairciffes de
forte à celte grande Nymphe la raifon que
1 ay de me conferuer fans aimer ny Thamyre,
nyCalydon, que l'en puifle receuoir vn iufte
&fauorable îugement.
Et pour commencer, à quoy penfes-tu , Ga*
lydon,quand tu m'appelles deuant cetAmour,
duquel tu fais ton luge & ton Dieu ? Crois-tu
que s'il efl: le Dieu de ceux qui fe plaifent à
leur perte , fon pouuoir s'eitende fur nous,
qui mefme âuons honte que fon nom foit ert
noftre bouche, voire qu'il frappe nos oreilles?
vne fille, Calydon, de qui les actions, &toufc
le refrede la vie ont tcuiioursfaitparoiftre le
mcfpris qu'elle fait de cet Amour, eft main-
tenant
Livre devxiésme." 97
tthant appelléc par toy deuant fonThrofne*
pour en receuoir Je iugcment* Et que dois-tu
attendre pour refponié de moy, finon que
d'autant qu'Amour l'ordonne ainiî, îe ne le
veux pas taire? C'eii bien a propos pour me
conuaincre de défaut, de m'appellcr deuanc
celuy qui n' cil que défaut. Ne penfe point,
Berger, que pour ma defenfe l'vfe d'excufe
cnuers luy ny enuers toy, tarit que tu ne m'al-
légueras point de meilleures raifons que celles
de fes ordonnances : car tant s'en faut que le
Vueille nier de n'y auoir point contrcuenu,
que iefais gloire de les auoir defdaignées. Mais
ie te fupphe, quand iauray obferué ce qu'il
ordonne, quand ie me feray contrainte de
Viure félon fa volonté, quelle giorieufe recom*
penfe en dois-ie attendre ? Voila, dira- ton de
moy, pour tout payemët de mes peines, voila
h fille de toute la contrée la plus amoureufe.
O beau & honorable tiltre pour vne fille bien
née,&quidefire parler fa vie fans reproche!
Ne m'appelles donc , ô Berger, deuant ce
Throfne de qui ie ne veux reconnoiftre la
puiffance, & de laquelle ie me déclare dés
maintenant ennemie.
Que li tu veux que ie te refponde; allons
tous deux deuant la Vertu ou la Raifon,
& certes , ie penfe qu'à laquelle que tu te
vueilles foufmettre, il ne faut point que nous
allions que deuant cette grande Nymphe, qui
2, Part. ~ G
98 La II. Partie d'Astres!
prend la peine d'efeouter nos différents. Ce
fera donc deuant cette Raifon 3 & cette Vertu,
que îe refpondray à ce que tu as dit, qui, ce
me femble, fe peut rapporter à trois poinfts;
à fçauoir que îe te dois aimer, parce que tu
m'as aimée, & que ie lay feeu ; parce qu'en ta
maladie les faueurs que tu as receuës de moy,
&: qui ont, dis-tu, efîé caufe de taguerifcn,m'y
ont obligée ; & en fin parce que Thamyre m'a
donnée a toy.
Mais, Madame, pour éclaircir toutes ces
cho Ces , ne luy commanderez- vous pas qu'il
me refponde,afin que par fa bouche vous tiriez
la connoiiTance de la vérité? le te demande
donc, Caiydon, au ec quel attrait la première
fois que tu commenças de m aimer, donnay-ic
nailfance à ton Amour ? tu ne refponds point.
A ce mot voyant qu'il fe taifoit : Madame, dit-
elle, s'adreiîant a laNymphe , commandez-
luy , s'il vous plaift, qu'il me refponde. Et
Leonide le luy ayant ordonné : Vous me
faicles , dit-il , vne demande que vous pouuez
aufli bien refoudre que moy : mais puis qua
vous la voulez fçauoir de ma bouche , ie vous
diray, que la faueurque ie receus de vous, ne
fut autre que de vous laiifer voir a moy au fa-
enfice qui fe fie le lïxiefme de la Lune. Eftois-
ie la feule fille , adioufta Ceîidée, qui alliiby
à ce facnfice , & toy le feul Berger du ha-
meau qui y fuit? Toutes les Bergères du vil-
Livre devxiesme^ 99
3age, rcfpondit-il , & prefque tous les Ber-
gers y eftoient. Et comment , répliqua la
Bergère, fis-ie vne feule action particulière
pour t'atnr<:r , de pour acquérir ton affection?
Tant s'en faut , refpondit Calydon , & en
cela vous deuez reconnoiitre que cette amour
cil ordonnée du Ciel , & prefque deibnée
entre nous ; vous ne tournaftes pas mefmes
les yeux vers moy , & toutesfois aufli toit,
que îe vousvey, ie vousaimay, comme for-
cé par vne puiiîance intérieure , à laquelle
il m'eftoit impoflible de refifter. Mais, peut-
eftre , adioufta la Bergère , lors que ie re-
connus d'eftre aimée, ie conferuay cette bon-
ne volonté auec artifice , & fallay augmen-
tant auec des faueurs. Il ne faut point, in-
terrompit incontinent le Berger , que vous
vous donniez cette gloire, mon arïeâion efl
née , fans que vous y ayez rien rapportée,
elle a continuée fans vous , & s'eft augmen-
tée fans vous , j'entends fans que vous y
ayez rien dauantage contribué, linon d'eftre
vous-mefmes. Au contraire, dés la premiè-
re fois que vous la reccnnoiiîrez, (car fans
"vous l'anoir defccuuert auec mes paroles,
iJay bien fçeu que vous y prifies garde,)
quel mauuais vifage ne receus-ie point de
vous ? & depuis quelle connoiffance de mau-
uaife volonté ne m'auez- vous point donnée?
de forte que fi véritablement, comme vous
9 s
ioo La II. partie d'Astre tl
dites, ie fuis monftrc d'Amour, ie le fuis, pour»
ce que ceft choie monftrueufe, quVn Amant
puiife fi longuement conferuer fon affection
parmy tant de rigueurs & d'occafions de hai-
ne : car ie puis dire que iamais vne feule de vos
actions n'a deu auoir autre nom pour mon re-
gard queceluy de rigueur & de haine, fi ce
n'eft en apparence, lors que durant ma mala-
die vous me vinftes voir, afin de conferuer ma
vie, mais auec vn cruel deffein de me faire vne
autrefois mourir plus cruellement. Alors la
Bergère contiuua de cette forte :
Vous oyez , grande & fage Nymphe , par la
bouche mefme de Calydon, que s'il ma ai-
mée ie n'y ay contribué du mien, finon d'eftre
telle que ie fuis, 6c contre cela quel remède
pouuois-ie inuenter ? Mais que me refpondra-
t'il, fi maintenant deuant le throfhe dclaRai-
fon'ieluy dis : Puis Berger, que îene confenty
limais à tes recherches, pourquoy veux-tu que
je participe à la peine &àla honte de l'erreur
que tu as faicte': Celle que fans vengeance 1 ay
foufferte îufques îcy de tes împortunitez, ne te
doit elle lutfire ? tu m'as aimée, dis-tu , & pour
cette amour ie t'en dois rendre vne autre:
maisefeoute ce quelaRaifon te dit, tu as ai-
me Celidée, Se en l'aimant tu l'as offenfée, de
quelle autre recompenfe te doit-elle que la hai-
ne f & îi eit vray, Berger, que ne voulant pren-
dre de toy la vengeance qui euit eité raifonru^
Livre devxiesme* ioi
ble3 ie me contentay de te hair en mon ame 3
te pardonnant le ref te, pour l'amitié que Tha-
mire te portoit. Que fi comme tu dis, l'ay fçeu
ton amour par tes pleurs & ta maladie , ce ne-
ftoit pas m obliger dauantageàt'aymer,mais
à te hayr plus cruellement.
Et dy-moy, Calydon, puis queThamire a.
tant pris de peine comme tu dis, de te faire
bien înftruire, en quel lieu de la terre as tu ap-
pris qu'il fuft bien feant a vne fille telle que ie
fuis d aymer, &: de fouffrir d'eitre aymée ?
Que fi cefte opinion n'eft en lieu du monde
que parmy ceux qui tiennent le vice pour ver-
tu, ne m'offenfes-tu pas infiniment 3 de re-
chercher de moy ce qui ei'l contraire à mon
deuoir ? Tu m'as aymée 5 dis-tu, par ce que tu
ne ten es peu empefcher : Et mon amy3 quand
ce feroit m'obliger que de m'aymer , quelle
obligation te pour rois -je auoir fi tu fais ce que
tu ne peux t'empefcher de faire ? Tu t'excufes
enuers Thamire, de ce que tu m'aymes , en-
cor qu'il ne le vueille pas, parce dis-tu que tu
n'es pascoulpable de ce que tu fais par force;
que fi ta penfes eftre exempt du blafme en er-
rant par force, & comment penfes- tu efire di-
gne de recompenfe, fi par force tu fais quelque
chofe qui autrement meriteroit quelque reco-
gnqiiTance ? ou déclare toy coulpable enuers
Thamire, ou ceiTe de demander recompenfe
de tcxnferuice forcé. Mais auiTi fi tu m'as aimée
G iij
ïoï La II. PARTIE d'astrel
en defpit de moy, en fuis-ie puniffable? teri
ay-ie prié, t'en ay-ie donné les occafîons ? Tu-
dis que non. Cette amour m'a-elle rapporte
quelque contentement ou quelque aduanta-
ge? Et fuis-ie deuenuë plus belle, plus ver-
tueufe, ou meilleure ? s'il ne m'en e/t reuenu
quede la peine, ô Dieux.' &oùeftton iuge-
ment,Calydon , de me demander recompen-
fe au lieu dechaftiment? oupluftoft quelle
efFronterie e(t la tienne , d'auoir la hardieffe
deuant cette grande Nymphe de requérir des
grâces & des loyers de moy, au lieu de deman-
der pardon, & te repentir de tes fautes.
le voy bien que tu me veux dire que ie ne
deuois te maintenir en erreur^ fi ie tenois pour
telle l'amour que tu m'as portée, ny te donner
des paroles, pour te retenir en vie, lors que
ton mal eftoit preft à venger l'offenfe que tu
m'auois raidie. Mais, Calydon , n auray-ie pas
fuject de t'appeller ingrat, & méconnoilTans
du bien que ie t ay fait, puis qu'outre la plainte
&le reproche que tu m'en fais, tu le prends
encore tout autrement que tu ne dois ? Où fut
iamais le coulpablequi trouuaftfon iuge trop
doux? où fut iamais loffenfeur qui fe plaignit
qu'au lieu de vengeance il ait receu des bien.-
Eats & des courtoifier ? Quoy donc ? parce
queie n'ay pas voulu ta mort,ie fuis coulpable
de ta vie, parce qu'au lieu de me venger de tov,
ïm ay eu pitié , & t ay fait des faueurs , tu
Livre devxiesme" ïcJ
maccufes, de me veux faire chaftier. Iugez,
Madame, comme il a l'entendement bleflè5&"
comme il prend la raifon a contre-poil. Mais
ne te fafche point, Berger., ne m'aceufe, ny ne
me loue de cette aclion : car îe n'en dois auoir
louange ny blafme 3 puisque celle dont tu te
plains fut vne de ces actions forcées que tu dis
ne deuoir eftre,ny recompenfées, ny punies.
L'amitié que le portois à Thamyre,qui m'en
auoit requife par toutes les plus obligeantes
conjurations dont il fe pûft aduifer, en fut la
caufe. Tufoufris, Calydon, de ce que fay dit
que l'amitié que îe portois à Thamyre,m auok
obligée a traitrer ainfi auec toy, parce qu'il te
femble que celle qui peu auparauant s'eft dé-
clarée fî forte ennemie d'Amour, ne deuroit
pas auoiïer maintenant que l'Amour eut cette
puiilance fur fon ame. Mais, Berger, tu te
trompes, fî tu penfes qu'eftant ennemie d'A-
mour, ie le fois touresfois de l'amitié y ou de
cette verçu qui fait emmer les chofes comme
elles doiuent eftre pnfes. I'ay ony dire, gran-
de Nymphe, qu'on peut aimer en deux for-
tes: l'vne eft félon la raifon, l'autre felcn le
defir. Celle qui a pour fa reigle la raifon^on me
l'a nommée aminé honnefte&vertueufe,&
celle qui fe laiiTe emporter à fes deiîrs, Amour.
Par la première , nous aimons nos parens5
noftre patrie, & en gênerai de en parnculier
tous ceux en qui quelque vertu relirt: par l'an-
G inj
Ï04 La II. partie d'Astres]
tre, ceux qui en font atteints font tranfporter
comme dVnc fleure ardente , bc commettent
tant de fautes , que le nom en eu aufll diffamé
parmy les perfonnes d'honneur que l'autre eft
eftimable & honorée. Or fauoùeray donc
fans rougir, que Thamyre a efté aimé de moy:
mais incontinent l'adioufteray pour fa vertu.
Que fî Calydon me demande, comment îe
puis difeerner deux fortes d'affection , puis
qu'elles prennent quelquesfois l'habit l'vne de
l'autre "< îe luy refpondray que la fage Cleonti-
ne m'enfeignant comment fauois à viure
parmy ,1e monde, me donna cette différence
de ces deux affections : Ma fiileD dit- elle , l'aage
qui par l'expérience ma fait connoiftre plu-
iieurs chofes , m'a appris que la plus feure
connoiffince procède des effech : ceft pour-
quoy pour difeerner de quelle façon nous
fommes aimées, ccnlîderons les aérions de
ceux qui nous aiment: fî nous voyons quel-
les foient déréglées & contraires à l^raifon , à
la vertu,ou au deuoir, fuyons-les comme hon-
teufes : fi au contraire nous les voyons modé-
rées, &: n'outrepaffant point les limites de
rhonefteté, &: du deuoir, cheriffons-les, & les
eftimons comme vertueufes.
Voila, Berger, la leçon qui m'a fait corn
noinrequeiedeuoïschenr l'affection de Tha-
myre s tVfuyrla tienne: car quels effecls m'a
produits celle de Calydon * Il ne faut point
Livre d'evxïesme! ïoÇ
les particularifer encore vnefois, puis-, Mada-
me, qu'il ne les vous a point cachez. Des
violences, des tranfports , &: des defefpoirs
donc elle eft toute pleine 3 ne furent iamais,
ce me femble, des effefts de la vertu. Que
fi nous confiderons celle de Thamyre-, qu'y
remarquerons -nous que la vertu mefme ?
Quand a il commencé de m'aimer ? en vne
faifon qu'il n'y auoit pas apparence que le
vice l'y pûft conuier. Comment a-il con-
tinué cette amitié? en forte que Thonnefteté
ne s'en fçauroit offenfer. Mais enfin pour-
quoy s'en eft-il defpoiiillé ?pour les confidera-
tions qu'il vous a déduites luy mefme. Que
fi en tout cela la raifon ne paroiû, voire fi elle
ne parle par tout, ie m'en remets à voftre iu-
gement, Madame. Tant y a que ces confide-
rations me firent receuoir l'amitié de Thamy-
re, ôcreietter celle de Calydon 3 &que cette
amitié fans plus me contraignit de voir ce
Berger quand il fut malade 5 de luy don-
ner des paroles pour remède de fon mal 3
tant pour fatisfaire àThamyre , qu'àlacom-
paffion naturelle que nous devions tous auoir
les vns des autres. Que fi en aimant Tha-
myre fay failly 3 & bien, Calydon, pour te
fatisfaire ie l'auoùeray, & m'en repentiray,
auec proteftation de n'aimer plus Thamyre,
ny de retomber iamais en femblable faute,
ipais que pour cela ie doiue efïre obligée à
ïoé L a 1 1. p a * t i e d'A st * e £
t'aimer , îene le crois pas : car ce feroit mecha-
ftier dVn erreur en m'en faifant commettre
vn autre encore pire.
Tu diras contre ma deffenfe , qu'ayant don-
né toute puiiTance àThamyre fur moy5qui m'a
par après remife en tes mains, il ne me doit
élire permis de contredire a la difpofition qu'il
en a faite. Mais efcoute la plaifante conclufion
que tu fais : le te choifîs pour mon mary, donc
l'ayant efté quelque temps tu me peux donner
à vn autre. Il faut que tu fçaches, Calydon 3
quelaraifonpour laquelle k'donnay à. Tna-
myre toute puiffance fur moy, fut parce que ie
raimay5& l'aimay d'autant qu'il m'aima^ par
ainfi s'il a quelque pouuoir fur moy , c'efc par-
ce qu'il ma aimée : mais fi cen'eit que pour
cette occasion 5 ne fçay-tu pas que la caufç
neitant plus, l'effett n'y peut eftre ? fi bien
que s'il ne m'aime plus, il n'a plus de pouuoir
fur moy.
Mais', me diras-tu, il îurequ il continue de
t'aimer , & que c'eft la raifon, & non pas fau-
te d'amitié, qu'il fait qu'il te remet à vn au-
tre, lete refpondray, Berger y que ie n'en
croy rien, & toutesfois fi la raifon peut ce-
la fur fon amitié , pourquoy trouuerras - tu
effrange que cette mefme raifon ait autant
de force fur la mienne ,6c m'empefche de le
faire rEft>il raifonnable que faime ce que la
nature §r la raifon me deffendent d'aimer ? La
Livre devxiesme; 107
nature me le deffend , qui dés l'heure que ie te
vis me mit dans le cœur vne fi grande contra-
riété , &: hayne fecrette que ie ne me pus em~
pefcher de defaprouuer tout ce que ie voyois
qui te contentoit. Sois certain, Calydon , que
ce n'efi: point pour te mefprifer ce que l'en dis3
mais feulement pour la vérité. le choiiiray
toufiours pluftoft de repofer dans le tombeau,
que de viure auec toy 3 non pas que ie ne re~
connoiffe bien que tu mérites vne meilleure
fortune: mais parce que ie ne croy pas que la
mienne (bit en ton amitié, &: que la nature me
retire de toy auec tant de violence (1ms quel-
que caufc.Or fi cela eft,comme ie ne te l'ay ia-
mais caché,pour quel fuiet me peux-ru préten-
dre titnncy puis que la nature me le deffend,'^
la raifon auftî qui ri eft ïamais contraire àlam-
ture?Vy en repos3Calydoh5& fi tu ne m aimes
point, ne vueille par ton opiniâtreté , rendre
deux perfonnes mal-hcureufes : car enfin tu ne
le ferois gueres moins que moy. E t fi tu m'ai-
mes, contentes -toy de la peine que tu me
donnes par ton amitié, fans vouloir me fur-
charger d'vne autre infupportable, en me con-
traignant de t'aimer. Et fois certain que Li-
gnonpeut retourner à fa fource beaucoup plus
aifément3que tu ne partnenduis à l'aminé de
Celidée.
Or, Madame 3 voila-la refponfe que iepui
faire aux mauuaiies rouons de Calydon . mais
ro8 La II. Partie d'Astol
maintenant il me refte vn plus dangereux
ennemy à combattre y & qui moppofebien
des armes plus fortes, & m'offenfe auec
des coups plus cuifans. C'eft de cet ingrat
Thamyre dont ic parle : ce Thamyre qui
véritablement a efté aimé de moy , & de
qui i'ay creu d'eftre aimée autant que per-
ionne le fçauroit eftre . Mais 3 helas / que
me demande-il maintenant? peut - il croire
en vie celle qu'il a remife entre les mains
du plus cruel ennemy qu'elle euft ? Peut- il
efperer encor quelque amitié de celle qu'il a
fi indignement outragée? par quelle raifon
me peut-il demander que ie l'aime? Eft-ce
parce qu'il m'a aimée 3 ou que ie l'ay aimé?
Cela, Madame, bon en ce temps-la 3 mais
maintenant que de fa volonté il a cefTé de
m'aimer , & que par force il m'a contrain-
te de ne l'aimer plus, pourquoy me vient-
il reprefenter le temps parTé, qui n'efl: plus,
&: qui ne peut reuenir ? temps de qui lame-
moire m'oblige plus à la hayne enuers luy3
que- non pas au defîr qu'il fuit encore, puis
que ie reconnois maintenant qu'il le meri-
toit Ci peu? le Fauoue, ie l'ay aimé : mais
tout ainfi que me donnant à vn autre , il
m'a montré par effeét qu'il ne m'aimoit plus :
qu'il ne trouue pas effrange , puis que mon
amitié procedoit de la Tienne , que ie n'en
aye plus pour luy. Pourquoy a -il coupé
Livre devxiesme. 109
l'arbre donc il defiroit auoir le fruift? Il m'a
fait plus d'outrage que ie ne luy en fais,puis
qu'il a efté le premier offenfeur, &; toutes-
fois l'en fuis fatisfaite, ie ne m'en plains pas,
&: s'il m'en doit de retour, ie l'en quitte de
bon cœur , &: qu'il ne me recherche plus
d'vne chofe impofîlble. Qu'eft-ce qu'il vien t
me demander? nefcait-il pas que tant que
noftre amitié a efté mutuelle, l'ayeftéàluy,
&: il a efté i moy , & en ce temps-la il a pu
difpofer de moy par les loix de l'amitié, com-
me d'vne chofe fïenne ? Que s'il m'a donnée à
Calydon, par quelle raifen me peut il plus
prétendre fienne 1 s'il a quelque affaire de
moy,qu'il recoure à celuy a qui il m'a cédée,
& s'il peut me r'auoir de luy , qu'il reuien-
ne à la bonne heure, ie verray après ce que
i'auray à faire : mais s'il l'en refufe , qu'il ne
fe plaigne plus de moy, ny ne me deman-
de plus l'amitié qu'il a quittée : mais que feu-
lement il fe reflbuuienne de ne donner vne
autresfois ce qu'il pen fera luy eftrenecefïaire.
Il m'a facrfiée à ce qu'il dit , pour la fan té
de Calydon, montrant en cela qu'il l'auoit
plus cher que moy. Et bien à la bonne heu-
re,mais ne fe contente -il pas que fon fàcrifice
ait efté receu , & que fon cher Calydon ait
efté rappelle au tombeau ? Ou bien veut -il
retirer ingrattement comme facrilege ce qu'il
a voiié aux mânes de fon frère ? Oite,Tha-
no La II. partie d'Astrei
myre, cette penfée de ton ame3le Ciel t'en pu"
mroit , & ne faut que tu efperes , puis que l'ay
efté offerte pour ie falut de Calydon, que je
vueille ïamaisplus merabaifier aux hommes.
Et à la venté , ayant efté fi mal traitté de celuy
que l'eftimois plus que tous les hômes3ce feroïc
vne grande imprudence de me remettre en-
tre les mains de ecluy qui m'a fçeu fi mal con-
duire. Quoy, Thamyre3 me voudrois-tu en-
cor r'auoir, afindelauuerlavievne autresfois
aquelqu'vndetesparensou amis :ne me re-
cherches-tu maintenant que pour me confer-
uerdenneiurquesàce que Calydon retombe
malade : Contente-toy que la difpcfition que
tu fis vne fois de moy, reduifit ma vie à tel ter-
me, que fi tu délires mer'auoirpourle falut
de ceux que tu chens plus que moy : tu dois
eftrealleuréque ie délire auec plus de raifon
mecenferuer a moy-me(me,pour me mainte-
nir la vie que l'aime beaucoup plus que celle
dVn autre à qui tu me veux donner. Mais ne
fois pas glorieux de m'auoir reduitte à l'extré-
mité domieparle : car fii'ay pleuré ton départ,
icmeris3Thamyre:deton retour. Voila,dis-ie
en nioy-mefmc3celiiy qui a fair fi peu de conte
demen amitié, qu'il a plus aimé le contente-
ment d'autruy que ma vie propre: le voila, ce
libéral du bien d'autruy,qui regrette les larmes
aux yeux j la prodigalité q»'il en a faite. Q
Dieux : combien eftes-vous îulie^ puis qut
Livre devxiesme! m
ni'ayantveucorfenferparces deux Bergers,&:
connoiffantmon innocence vous auez pris ma
prote&ion, &m aucz Vengée par mes ennemis
mefmes/ Quels defplaifirs ne reçoit point ce
perfide , par celuy mefme à qui il m'a voulu
donner î Et quelles peines ne reiTent point cet
importun periecuteur de mon iepos,par celuy
meime qui luy a donné tout le croie} qu'il pré-
tend iiir moy, maintenant qu'il fe veut defdirc
de cette impertinente donnation/Quine veut
point en eux le bras de Tharamis , &: qui ne re-
connoift en leur viel'effec~t de la vengeance di-
uinePQue fî cette connoiiTance elt ii claire,
comment dois-ie douter. Madame, querecon-
noirîant le iugement que les Dieux en ont fait
par la punition qu'ils leur ont ordonnée , vous
ne ratifiez en terre maintenant par voftre fen-
tence5ce que dans les Cieux ils ont deiia iugé
fur ce différent?
Ainfî finit Celidée, & faifant vne grande rc-
uerence a la Nymphe, donna connoiifance
qu'elle ne vouloir parler dauantage : qui fut eau*
fe queLconide commenda à -rhamyre de dire
fes raifons , à quoy fatisfaifahnl commença de
parler ainfî •
ni La ILpartie d'Astreè
RESPONSE ÔV BERGER
T H A M y R E.
f A Ce que ie vois, grande Nymphe ] il
*/"jLm5eft aduenu comme à celuy qui for-
ge & trempe auec vne grande peine le fer
qu'vn autre luy met après dans le cœur, car
ayant efleué ce Berger &: cette Bergère auec
tout le foing qu'il m'a efîé pofïîble 3 leur
ayant apris, s'il faut dire ainfî, de parler &
de viure parmy le monde , à quoy fe fer.
uent-ils maintenant de ce que ie leur ay en-
feigné, finon l'vn à me rauir le coeur ,& l'au-
tre à me percer de tant d'offenfes , qu'il ne me
refte nulle efperance de vie que celle que fat-
tens de voftre fauorable iugement ? Et bien ie
fuis la butte de l'ingratitude & de la mefeon-
noilfance :mais encore que ces bleffures foient
fî fenfibles 3 lî aime-ie mieux en eftre l'orTenfé
que Toffenfeur, & voir en moy les coups de
la main d'autruy,qu'en autruy ceux de la mien-
ne, tant ie fuis eilcigné naturellement de cet
erreur infâme 3 & ennemie de la focieté des
hommes. Il aduiendra peut-eftre que recon-
noiiTant la faute que vous commettez tous
deux, vous en aurez du regret , & vous re-
pentirez de l'outrage que ie reçois de vous en
efchange'
Livré bevxiesmé. nj
fcfchange des bons offices que vous aùouez*
cTauoir receu de moy : Et lors ces paroles plei-
nes d'artifices dont vous vous armez a ma rui-
ne, feront employées aux iuftes reproches
que ie vous deurois faire maintenant , fi ie ne
vous aimoisencoresl'vn&: l'autre, & fi cette
affedhon que ie vous porte, ne furrnontoit de
beaucoup les iniures que vous me faites. Or
fus 3 mes enfans , ie vous les pardonne, fay
bien fupporté iufques icy vos ieunelTes,ie n'ay
pas moins de force maintenant , ny moins dé
volonté de les exeufer à l'aduenir : mais recon-
hoiffez-lc , &mc connoiifez 5 auoiïez-le5&: di-
tes que pour pardonner de lî grandes mefeon-
noiflances3il ne falloit pas vne moindre amitié
que la mienne.
le voy bien à Madame , que ie parle aux
fourds, &" que ie confeille des rochers D qui
nefeoutent point mes paroles , fi n'ay-ie pu
m'empefeher auant que de venir aux raifons
de donner cela à l'affection que ie leur por-
te , afin d'eflfayer cette voye plus douce &:
plus honorable pour eux , que celle de la
contrainte de voftre iugement : mais puis
qu'ils demeurent obftinez, vfcfls du fer &: du
feu en leurs playes , puis que les deux remèdes
y font mutiles.
Voicy donc les meilleures raifons queCaly-
don allègue : Tu m'as donné Gelidée , & tu
dîôis obligé de me la donner par laffcurarîse:
2. Part. "~~ • H
ri4 La II. Partie d A s t r e e!
que mon père a eue en toy, par l'amitié que ru
m'a ï portée, & par 1'efpoir que tu as eu de m o-
bliger a toy. Et tu m'offenfes dauantage de la
vouloir retirer après m e l'auoir donnée , que fi
tu me l'enfles refufée dés la première fois.C'eft,
ce me femble, grande Nymphe, tout ce que ce
Berger a voulu dire aucc vne fi grande abon-
dance de paroles, & contre la raifon , & contre
luv mefme,& contre moy.
Ingrat Berger , tu te veux preualoiràmon
defaduantagedemabonté, de de la pitié que
i ay eu de toy .Tu dis que ie t'ay donnéCelidée,
& pourquoy te lay-ie donnée ? eftok-ce point
que ie m' ennuyaiïe d'elle, ou ieu.ement pour
fauorifer ton piaifir : Nullement, dis tu 3 mais
pour te fauuer la vie: tu m'es donc obligé de la
vie: & tfcft- tu pas bien ingrat de la vouloir
ofter à celuy qui te l'a conieruée ? Que fi ie te
1 ay donnée pour te maintenir en vie5quel tore
te fais-ie de te l'a demander maintenant que ie
vois tavie aiTeuréerMais^diras-ru/nefuis gue-
ry, c'a elle pour l'efperan :e que l'ay eue que
Celidéemedemeureroit :Et qu importe-corn-
me que tu ibis reuenu en (anréjpourueu que tu
ne fois plus en danger ? La courtoifîe & la dif-
cretion nous enfeignent, que quand nous nous
femmes ferais en noftre neceflicé de ce qui eit
ànosamis,nousleleur rendions auec des re-
mercient ens. Tu es bien loin de cette courtoi-
fie à: de cette diicretion, puisque t'ayant don-
Livre devxip.sme. itj
ïré Pefpcrancedes bonnes grâces de Celidée., &
la fanté t'eftant reuenué par Ion moyen,
maintenant tu la veux prétendre tienne , &:
cherches par tes paroles d'en trouner des pré-
textes pour couunr ton ingratitude.Mais peut-
eftreildira3Madarne, que fi ie la retire..; il re-
tombera aux mefmesaccidens,&: auxmefmes
dangers de fa vie qu'il a tfié. Nullement) gran-
de Nymphe, nous fanons veu par expérience :
careitant affairé que Celidée ne fera ïamais
fienne3 îleftbiendeuenu vn peu plus mélan-
colie qu'il n'eftoit pas : mais on n'a point veu
d'apparence qu'il fuit en danger de (a vie 5 de
c'efl ce qui a caufé3que connoiilant qu'il ne s'a-
giiïbitplusdefavie,mais de fon plaifir feule-
ment) l'ay penfé que mon contentement me
deuoit eftreauffi cher que le fien,&: que l'occa-
fion eftant pafTée, pour laquelle ie luy auois ce-
dé Celidée, ie pouuois la retirer fans i'offenfer.
Mais foit ainfi qu'il y ait encore du danger pour
luy, il y enaauffipourmoy , & de telle forte
que la mort m' eft plus affeurée que la vie fi ie
fuis priué de cette belle. Iugez, Madame , fi par
toute forte de deuoir il n'eft pas obligé a faire
autant pour moy que l'ay fait pour luy,s'il croit
que i'ave deu luy remettre CelidéeD afin de luy
fauuer la vie, àcaufe que fon père m'a aimé,&:
me la recommandé à fa mort^pourquoy ne iu-
ge-il qu'il eft obligé à me la remettre, mainte-
nant qu'il s'agît de ma conferuation pour les
H -i|
Ù6 Là ÎI. PARTIE D'ASTREL
mefmesrefpe&s de l'amitié que fon père ma
portée,potir la recommandation qu'il ma faite
de luy. Puis qu'il n'y a point de doute que fi ce-
la m'a pu obliger en fon endroit à quelque de-
uoir, cette meimeconfideration le rend encor
plus mon redeuable, ôî par ainfî fi l'amitié que
iay porrécà Calydon m'a obligé d'auoir foing
defavie,peut-il croire que pour nem'eftremé-
connoilîantjilne foit obligé d'en auoir encor
dauantage de la mienne ? Que fi comme il l'a-
uouë,ielaluy ayremife, pour l'obliger à me
rendre defemblables offices, foit en manecef-
fité,foit quand ie les lui demandcray3pourquoy
ne les fait-il à cette heure que ie l'en requiers, &:
qu'il fçait bien ( l'ingrat qu'il efl ) que ie ne puis
viure s'il me les refufe ? N'eft-il pas de mauuai-
fe foy s'il me les nie?n'eft-il pas ingrat s'il ne me
les rend 3 & n'eft-il pas indigne defe dire fils de
celuy qui m'a tant aimé3puis qu'il croit que cet-
te am itié m'a obligé à me pnuer de la choie du
monde que iay eue la plus chère? &neme-
rite-il pas que ie le defauoiie pour parent , puis
qu'ilafipeuderefientimentdema mort qu'il
voit toute certaine, voire ne le dois-ie pas nier
mon amy3puis qu'en mon extrême neceflité ie
ne reçois pas les offices que ie luy ay rendus : de
bref ne le dois-ie pas tenir pourrie plus cruel
ennemyqueie puilîe auoir, puis qu'il pour-
c halle contre ration, ôcauectant de violence
de me donner la mort >
JLlVRE DEVXlESMï." llj
Le fouuenir des ingratitudes , receuès des
perfonnes qui nous font obligées, nous donne
des defplaifirs tant infupportables, qu'il m'efï
impoiïîble de refpondre au long à ce Berger
qui m'a tant offenfé. le vous diray donc,Mada-
me,en peu de mots, que fi pour lny auoir cédé
Celidée 3 il m'eft obligé de la vie a ie luy quitte
cette obligation, & veux bien qu'il ne m'en ait
point 3 pourueu qu'il me quitte ma Bergère.
Et pour montrer qu'il eft hors de tout dan-
ger 3 il ne peut nier qu'il n'y ait plus d'vne
Lune qu'il a eu le refus de Celidée. Elle luy a
dit:Ienevousaimerayiamais3 elteluy a fait
fçauoir que fa mère luy auoit promis de ne la
marier iamais contre fa volonté , & en mefme
temps luy a uiré que le Ciel & la terre fe raf-
fembleroient pluftoft qu elle s'vnift d'affection
auec luy : toutesfois vous le voyez, il ne vit
pas feulement , mais tafche d ofler la vie à
celuy qui la luy a conferuée.Que fi ie fuis affai-
ré & luy auffij que Ce i Jée ne fera jamais fi en-
ne: n'eft-ilpas le plus ingrat & mefconncif-
fant homme du monde,de me vouloir ernpef-
cher que ie ne l'obtienne ? Il n'y a plus d'efpe-
rance pour luy, &pourquay ne veut-il point
qu'il y en ait pour moy ?si\ délire qu'vn autre
poiTedece bien pluftoft que moy, peut-on voir
vne ingratitude femblable à la fienne ?& puis-
leauoir tort de clore les yeux à toutes les con-
fiderations qui nourroient eftre à fon aduanta
H hj
*i8 La IL partis d'Astree^
ge, puis qu'il en a fi peu ace qu il me doit î le
luy ay donné ce qui eftoit à moy , & il ne me
veut laiiTer ce qui n'eft a luy . le luy ay fauué la
vie en me defpoiiillant de ce que i'auois de plus
cher, 5c il me la veut rauir en me refufant ce qui
ne futnvne fera iamais fien.MaiSvgrandeNym-
phe, toutes ces difputes entre luy & moy font
bien,<:emefemble, hors de propos:, puis que
fon mal-heur 6c la trop grande amitié que ie
luy ay portée, nous ofte à tous deux ce bien
que nous nous refufons l'vn à l'autre. Quel
droit y as-tu, Calydon, puis quelle ne t'aime
point? nul autre, diras-tu, fiïion celuy de mon
affection 3 6: du don que tu m'en as fait. Mais,
Berger , comment y ,peux-tu prétendre pour
ton affection, puis que tu vois affez qu'elle la re-
fufe 6c la defdaigne î 5c comment pour le don
quetuasreceudemoy, puis que ie ne t'ay pu
remettre autre chofequela part que l'y auois?
Or tout ce qui eftoit mien dependoit de fa vo-
lonté, que fi cette volonté s'eft retirée de moy,
quel puuuoir m'y refte-il ? Tu n'y as donc rien
Berger, 6c n'y dois rien prétendre. Voyons
maintenat quel eft le droit que i'y puis deman-
der. O Dieux/ qu il feroit grand, s'il n'y auoit
point eu de Calydon au monde : car vne ami-
tié d'enfance,vn foin fi longuement continué,
vne recherche fi pleine d'honnefteté, & depuis
vne affection fi violente - 6c vne fi longue pof-.
feffion de fes bonnes grâces ne rendroienr ma
Livre dt. vxiesme. 119
caufc que trop forte 3 fi Calydon n'cuft point
cfté3 ou fi citant il eut cité fans yeux, ou ayant
des yeux s'il les eut conduits comme la raifon
luvordonnoit.
rauoiie5belleCelidée(&:ie l'auoîic les lar-
mes aux ycux,& le regret au profond du cœur)
fauoiie, dis-ie, que vous auez plus de raifon de
vous plaindre de moy^que ny vos paroles D ny
les miennes ne fçauroient reprefenter : le con-
feife que iamais aminé ne recêutvn plus grand
effort, que celuyque la vofire a fouffert de mon
imprudence. Mais qui doit fupporter, voire
vaincre les plus grandes dirnculteZ;lmon ccluy
qui en a la force & le courage ? Et bien., k vous
ay fort outragée , mais ne deuez-vous deuiai-
gner cette offen fe,p ou r montrer que véritable-
ment vous m'aimiez? Quelle preuuede voltre
amour ne m'auez- vous autresfois promife ?
Qu'elt-ce que vous ne m'auez point dit qu'elle
furmontreroit \ le vous fomme maintenant
de voltre parole 5 & fi vous vous en defdit-
tes, &: que voltre iugement altéré par l'of-
fenfe , ordonne autrement qu'à mon aduan-
tage, l'appelle de vous à vous mcfmesjors
que vous receurez les aduis de voitre A-
mour, auflibicn que maintenant vous n'ef-
coûtez que ceux du dépit. Et comment me
vouliez vous rendre preuue de voltre bonne
yolonté, fi quelque femblable occafibnnefe
fuit offerte ? Quoy donc, tant que ie vous
H ijii
h6 La 1 1 p  rt i e d'A stIee!
euiîeobligée par feruices, par affections &par
routes ferres de deuoirs, vous eufiîez continué
de m'aimerj appeliez -vous cela vne preuue
d'affe&ion3oupluftoftn'eft-cepas vne recon-
noiirance a obligation? Ilfalloitpour me ren-
dre tefmoignage de voftre amitié» que ce fuit
en vne occaiîon cù vous euiîiez fuiecr de me
haïr :1a fortune à voulu que cette-cy fe foitpre-
fentée^i'enayàlaverité du regrçt, mais puis
qu elle eft auenuc,y a t'il apparence que vous ne
lareceuiez pas, ou que vous puiffiez vous dedi-
ïcdccë que vous m'auez tant de fois promis/*
Quoy donc3 vous ferez peut-eftre de ces per-
ibnnes3quilomg du péril fe vantêtdene crain-
dre, &a la première rencontre de l'ennemy fe
vont cacher fans reilftance ?Mais, direz -vous',
comment efpcres-tu Thamyre.de receuoir les
fruits que l'amour produit li imprudemment?
pu en as couppé l'arbre, tu le deuois pour le
moins conferuer & non le rendre vn tronc in-
utile, fitufaifoisdefleuidetenpreualoir ? Ha
belle Celidée!peimettez-moy de vous dire que
mille pluftoft couppé ma vie que cette chère
plante d'Amour, & que quand le l'eulle entre-
pris il m'eufteftéimpôfïîble. Ettoutesfois foiç
ainfi5quemon imprudence lait couppée, ne
fçauez-vous pas que le Myrthe eft l'arbre d'A-
meurjv pourquoy le voulez-vous changer en
Çiprés ; Le Myrthe eft de cette nature;que plus
a cil couppe , & plus il reiette de diuerfes
Livre devxiesme; ïix
branches. Que ie voye donc cet effedt en
voftre ame , afin que ie croye que véritable-
ment c'a efté vn arbre d'Amour , & non pas
vnc plante funefte.
Mus ie veux que la faute que i'ay commife
en vous quittant foit tres-grande,vous femble-
t'il que mon erreur puiile vous donner per-
mifllon d'en commettre vne femblable? Si
vous le iugez ainfi, il n'y a point de doutc,que,
comme en m'eiloignant devous3 vous prenez
fuject de vous efloigner de moy; de mefme en
retournant vers vous, ie ne vous conuie de
vous en retourner vers moy 3 ou bien vous
auouerez que vous n'auéz des yeux que pour
les mauuais exemples , & demeurez aueugle
pour les bons. Donc vous vous laifTerez plus
emporter à l'offenfe qu'à la fatisfac~tion,&vous
confentirez qu'auprès de vous le mal ait l'a-
uantage par deffus le bien ? Cette refolution
eft indigne de lame de Celidée3qui ne promet
par fa veuë que toute douceur.
Mais vous dittes , que vous ayant donnée a
Calydon3 fi i'ay affaire de vous, c'eft à luy à qui
il faut que ie vous demande. Cette reiponfe
me mettroit bien en peine pour le peu de bon-
ne volonté que i'ay reconnue en ceBerger5fi
ie ne vous auois ouy dire qu'il m'eftoit impof-
fible de vous donner à luy. Or l'affaire eft par-
uenuc en ce poin£t qu'il faut que vous foyez
ou à luy ou à moy : que fi vous niez d'eftre
en La II. partie dAstree'
mienne , à caufe de cette imprudente dona-
tion, &bienCelidée, pour n'eftre à Thamy-
re, vous ferez a Calydon: voyeziice change-
ment vous eft plus agréable. Que fi au con-
traire vous refufez d'eftre a Calydon, vous ne
pouuez nier que vous ne foyez à moy, puis
qu'ayant el^ mienne, & la donation que l'en
auois fai&e n'ayant point eu d'effe&, toute
forte dedroict ordonne que la çhofe donnée
reuienne à fon premier poifeileur. Et vous dé-
liez vous offenfer, comme il femble que vous
faicles , de ce que le vous ay facnfiée pour la
fonte de Calydon , puis que les Hoïhes que
nous offrons aux Dieux , font toufiours les
choies les plus entières de parfaiétes que nous
ayons. Et ne penfez pas pour cela fî îe conti-
nué' de vous aimer,queié fois iacriiege,ny que
ie profane les chofes fain&es & facrées, puis
que nous aimons bien les Dieux mefmes, voi-
le c'eft le plus grand commandement qu'ils
nous facent que de les aimer : que fi outre
cette amitié, ie délire de vous poiTeder, ne
croyez point que ie commette cffenfe,ny con-
tre eux, ny contre vous, puisque nous na-
tions rien qui ne foit a eux, 5: que dorefna-
uant ie nevousaimeray pas feulement, mais
vous adoreray aucc toute forte de dcuoir &' de
fubmiflion. Et pour Dieu ne me demandez
plus iniques à quand îevous regarderay, &fi
cène fera point pour vous employer encores a
Livre devxïesmïb" 125
là gucrifon de quelque autre : "car véritable-
ment fï îe defire de vous r'auoir, c'eit bien
pour le falut de quelqu vn3 mais pourceluy
feulement de ceThamirequeCelidée a tant;
aimé, qui auoiïant fa faute ne lavent plus pré-
tendre fîenne par autre raifonque par celle de
fon extrême afïecT:ion)& qui ne voulant entrer
en autre îugement auec elle qu'en celuy de
l'Amour, feiette à fes genoux 3 & protefte par
tous les Dieux de n'en bouger iamais qu'il
n'ait perdu la vie, ou recouuré le bon-heur
encor aimé deCelidée.
A ce mot 3 il fe ietta en terre, & luy em-
braflant les ïambes, luy arroufoit le giron auec
fes larmes , dont prefque toute la compagnie
fut efmeue, rrîefme Celidée pour ne luy en
donner connoiffance , luy mettant vne main
contre le vifage, tourna la tefte de l'autre cofté.
Alors la Nymphe voyant qu'ils nevouloient
rien dire dauantage fe leua, & tirant Paris , les
Bergères, & Siluandre à part, leur demanda ce
qu'il leur fembloït de ce différent. Les aduis
furent diuers , les vns panchans d'vn codé, &
les autres d'vn autre, : en fin toutes chofes
ayans efté longuement débattues, après que
chacun fe fut remis en fa place , elle prononça
fon jugement de telle forte:
Î24 La IL partie ç'Astrei'
IVGEMENT DE LA NYMPHE
L 5 O N I D £.
TR o i s chofes fe prefentent à nos yeux*
fur le différent de Celidée 5 Thamyre &:
Calydon : la première/ Amour: la deuxiefme>
le deuoir: & la dernière, l'offenfe. En la pre-
mière nous; remarquons trois grandes arre-
ftions? en "la. deuxiefme, trois grandes obli-
gations: &en la dernière, trois grandes iniu-
res. Celidée dés le berceau a aime Thamyre,
Thamyre a aimé Celidée eftant des-ja auan-
ce en aage, & Calydon Ta aimée dés fa îeu-
nefTe. Celidée a eïté obligée a la vertueufe
affection de Thamyre, Thamyre l'a efié à la
mémoire du père de Calydon,& Calydon aux
bons offices de Thamyre. Et en fin Celidée a
cfté fort offenfée de Thamyre quand il la
voulue remettre à Calydon , de Calydon na
pas moins offenfe Thamyre & Celidée -, Tha-
myre en luy refufant la mefme courtoriîe qu il
auoitreceuë de luy, &: Celidée en la recher-
chant contre fa volonté , &: luy faifant perdre
celuy qu elle aimoit. Toutes ces chofes lon-
guement débattues ce bien çonfiderées, nous
auons connu que tout ainfi que les chofes que
la nature produit, font toufîours plus par-
faites que celles qui procèdent de fart : de
LlVKE DEVXÏESMÊ.' UJ
mcfme l'Amour qui vient par inclination, eft
plus grande & plus eftimable que celles qui
procèdent dudeffeinou de l'obligation. Da-
uantage , les obligations que nous receuonsen
noftre perfonne mefme, eftans plus grandes
que celles que la confîderation d'autruy nous
reprefente, il eft certain qu'vn bien-faict obli-
ge plus que cette mémoire: &ren fin l'offenfe
mellée auec l'ingratitude eft plus griefue que
celle qui feulement nous offenfe, il n'y a per-
fonne qui n'auoùe celuy-la eftre plus puniffa-
ble, qui les commet toutes deux. Or nous
connoiiTons que l'amour de Thamyre pro-
cède d'inclination, puis qu'ordinairement cel-
les qui font telles, font réciproques,^: qu aufTi
aimant Celidée, il en a efté aimé : ce qui n eft
pas aduenu a Calydcn , de qui l'infertile af-
feclion n'a rien produit que de la peine & du
mefpris. De plus, les bons offices que Calydon
a receus de Thamyre, le rendant plus fon obli-
gé que xhamirene le peut eftre, à la confîde-
ration de lbn on;le : mais au contraire, l'offerne
de Calydon entiers luy, eftant méfiée d'ingra-
titude, eft beaucoup plus grande que celle que
Calydon en reçoit, puis que Thamyre la peut
prefque couurir du nom de vengeance ou de
chaftiment. Ceftpourquoy, en premier lieu,
nous ordonnons que l'amour de Calydon
cède à l'amour d Thamyre. que l'obligation
de Thamyre foit cftimée moindre que celle
Il6 LA IL PARTIE DÀSTREE."
de Calydon , & l'offenfe de Calydon plus
grande que celle deThamyre. Et quant a ce
qui concerne Thamire&Celidée, nous décla-
rons que Celidée a plus d'obligation à Thamy-
re3 mais que Thamyre l'a plus offenfée, d'au-
tant qu'il l'a aimée auec tant d'honnefteté , &
efleuée auec tant de foin, qu'elle ieroit ingrate,
fi elle ne s'en tenoit obligée : mais l'offenfe
qu'il luy a faicte n'a pas elle petite, lors qu'au
dcfaduantage de fon affection, il a voulu fatis-
faire aux obligations qu'il penfoit auoir à Ca-
lydon. Et toutesfois, dautât qu'il n'y a offenfe
qui ne foit vaincue par la perfonnequi aime
bien: nous ordonnons, de i'aduis de tous ceux
qui ont ouy auec nous ce différent, que l'a-
mour de Celidée furmontera l'offenfe qu'elle
a receude Thamyre, &que l'amour que Tha-
myre luy portera à l'aduenir furpalTera en
efchange celle que luy a porté Celidée îufques
icy : car tel eft nofire îugement.
Tel fut le iugementdeLeonide,qui depuis
fut fuiuy de tous trois, encor que le pauure
Calydon en receut tant de déplaifir3que n'euft
efté la connoiffance que depuis il eut du def-
dain de Celidée, il n'y a point de doute qu'il
ne l'eultpeufupporter: mais fon mal en cette
occafion luy ferait de remède, lors que dvn
îugementvnpeu plusfain3il peut confiderer
quelle obligation il aueit à Thamyre,&: quelle
çftoit ft folie, de vouloir eftre aimé par force
Livre devxiesmfJ 117
cb Celidée. Tcutcsfois cette confide ration
n'eut guère de force en luy pour le com-
mencement 3 parce que les premiers mou-
uemens furent trop grands en luy, fc voyant
tout a coup defeheu de fes efperances : ce
que la Nymphe preuoyant bien, afin d'e-
uiter les regrets & les pleurs de ce Berger,
auili-toit qu elle eut prononcé les dernières
paroles de fon rugement elle fe lcua, y eftant
mefme conuiée par la muet qui s apprechoir,
ne reftant gueres plus de îour qu'il luy en
falloir pour le retirer chez fon oncle. Apres
auoir donc faliié ces belles Bergères, elle &:
Paris prièrent Siluandre de les conduire îuf-
ques hors du bois de Bonlieu, craignant de
ne fe pouuoir pas bien demefler de quelques
fen tiers entrelarTez , parce qu'il eitoit trop
tard, ne voulant permettre a ces honn elles
Bergères de l'accompagner pour cette occa-
lion. Elles fe feparerent donc de cette for-
te, & peu après la Nymphe & Paris liccime-
rent aulîi Siluandre , ayant paffé le Pont de
la Bouter elle , &: continuant leur voyage, ar-
riuercnt chez Âdamas qui eftoit preii afoup-
per. Siluandre d'autre côfté reprenant ion
chemin, laiiïaa main gauche Bonîieu, Tem-
ple dédié alabonneDeeïTe, eu elle cil ieruie
auec honneur & deuotion par les Veitales
& charles fllies Druides, fous la charge de la
vénérable Chrifante, ce pâflà dan? vn bois il
11S La II. partie d'Astree.'
touffu, qu'encores que la Lune fuft des-ja le-
uée , ôc qu'elle efclairaft, fî nepouuoit-il qua
peine voir le chemin par où il paiîoit. Il eiï
vray que fes pènfées quelquesfois luy oftoient
auflî bien la veuë que l'efpefleur des arbres,
parcequetout rauyen la penfée de Diane, U
ne voyoit pas mefme les chofes fur lefqueÛes
fes yeux fe tournoient; Et de fortune, ayant
choppé contre la racine dvn gros arbre, il
reuint en luy-mefme , & voulant prendre le
chemin de fon hameau , parce qu'il s'en eftoit
vn peu deftourné, fans y penfer, il paruint
en vn lieu du bois , où les arbres pour eftre ra-
res luy biffèrent voir la Lune. Elle auoit paffé
le plein de quelques iours, & ne laiffoic toutes-
fois d'efclairer, de forte que le Berger, ou-
bliant tout autre deffein, fe ietta à genoux
pour l'adorer , parce que la conformité des
noms de Diane &: d'elle , luy commandoit
d'aimer cet Aftre fur tous ceux qui paroif-
foient dans les Cieux. L'ayant donc adorée,
&fa Bergère en elle, il fe releua,& tenant les
yeux hauiTez vers elle, il luy parla de cette
forte:
SONNEt.
Livre devxiesm^ i£§
SONNET.
RAPP ORT DE DI ANE
A LA L V N E.
BE I. A$tre flamboyant , qui dans vn Ciel
flerain
EfcUire2de la Nuict le tôfagè effroyable,
Ne vous ojfenjez point fi te vous dis jembla*
ble
x^i 'la belle qui tient mon cœur dedans fa main.
Comme vous chafleme??t elle s arme le fein
De tant de cruauté^ quelle en efl redoutable,
Et quiconque la voit-, Acieon mif érable,
Deuoréde deflrs va £ abritant en vain.
Tous les feux de la Nui Jt vous cèdent en lu*
miere,
Et des belle s, Di a ?ie efl touflours la première,
Rien ne trompe vos coups , rien ri cuite fes
yeux*
Bref, vous vous reflflemblez>,non, elle efl plus
cruelle,
Carvn Enâimion vous fit lai (ferles deux,
OHais nul Endimion ne fle lionne pour elle,
2. Fart. I
ijo La IL partie d'Astree.'
O Dieux / s'efcna-t'il alors, &quefera-ce
donc de toy Siluandre , puis qu'il n'y a poinc
d'Endimion pour elle? feroit-il pollible que
la Nature qui s'efl: pleuë en cet ouurage , fi
ïamais de tous ceux qui luy font fortis de
la main , elle en a eu quelquvn d'agréable ?
Eft-il pollible, dis-ie, quelle ait donné tant
de beauté à cette Bergère , pour ne luy don-
ner point d'Amour? Quoy donc? il n'y au-
ra que les yeux qui loùyiTent d'vne chofe fi
rare ? Et pourquoy ne permettent les Dieux
que iî nos cœurs en reçoiuent les plus grands
coups', nos cœurs aufli en refTentent le plus
grand contentement? L ont-ils faicte libelle
pour n eitre point aimée ? ou fi nous l'ai-
mons,, l'ordonnent-ils feulement pour nous
confirmer ? Ah : le voy bien qu'ils me refpon-
dent que fi cette beauté a efté produite pour
eftre aimée , cdl pour fa propre gloire &;
pour le dommage de ceux qui l'aimeront
comme moy. Cette penfée i'arrefta fi court,
qu'en cédant de marcher , après l'auoir long
temps roulée dans ion elpnt, il profera telles
paroles :
Livre d e v x i e s m eJ 131
SONNET.
X^V'IL N'Y A CONSID^
RATION QJV I LEMPESCHE
d'aimer fa Maiftrcffe.
MOn penfer, hé1, pourquoy me viens-tu
figurer,
Jguil ne faut que ie ï aime y & quelle e fi peur
vn mitre ?
Si ce fi pour 'vn mortel-, ne peut-elle efirenofire*
Et fi cefi pour vn Dieu ne lapuis-ie adorer?
Si cefi pour vn Mortel , qui feauroit me-
furer,
Entre tous les mortels, fon amour a ma fiame ?
Et fi cefi pour vn Dieu , Ce peut-il voir vnc
ame ,
gui d'vn z>ele plus fainci lapuijfe reuerer?
Mais que nous vaut cela fi cette ame cruelle,
Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle?
H Amour ou laRaifon la forceront vn tour.
Enfin elle aimer a, puis que nul ne ï cuite,
Jguefi cefi par Rai [on, gagnons-la par mérite $
Et fi, cefi par Amour, gagnons-la par Amour,
132 La II. partie d'Astre il
La Lune alors., comme fi c'euft elle pour le
conmer a demeurer dauantage en celieu,fenv
bla s'allumer dvne nouuelle clarté, & parce
qu auant que de partir, il auoit mis fon trou-
peau auec celuy de Diane , & qu'il s'aiîeuroît
bien que fà courtoifie luy en feroit auoir le
foin necelTaire, il fe refolut de paffer en ce lieu
vne partie de la nuicl,fuiuant fa couftume : car
bien fouucnt fe retirant de toute compagnie,
pour le plaifîr qu'il auoit d'entretenir fesnou-
uelles penfées 3 il ne fe donnoit garde que
s'efrant le foir efgaré dans quelque vallon re-
tiré , ou dans quelque bois folitaire, le îour le
furprenoit aiiant que la volonté de dormir,
rattachant ainfi le foir auec le matin par fes
longues & amoureufes penfées. Se laiiTant
donc à ce coup emporter ace mefme deffein,
fuiuant fans plus le fentier, que fes pieds ren-
contraient parhazard,il s'eiloigna tellement
de fon chemin, qu'après auoir formé mille
chimères 3 il fe trouua en fin dans le milieu du
bois, fans fe reconnoiïtre. Et quoy qu'à tous
les pas il choppaft prefque contre quelque cho-
fe, fi ne fe pouuoit-il diflraire de fes agréables
penfées. Tout ce qu'il voyok, & tout ce qui
fe prefentoit deuant luy5 ne feruoit qu'à l'en-
tretenir en cette imagination. Si, comme i'ay
dit 5 il bronchoit contre quelque chofe : le
trouue bien encores, difoit-il3 plus de ccn-
tranetez à mes defirs. S'il oyoit trembler les
Livre devxiesm^ i^
fucilles des arbres, efmeues par quelque foufle
de vent : O que ie tremble bien mieux de
crainte, difoit ilD quand ie fuis près d'elle, &
que ie luy veux dire les véritables pallions
qu'elle penfe eitre feintes / Que s'il leuoic
quelquesfois les yeux en haut 3 confiderant la
la Lune, il s'efcnoit:
La Lune an Ciel , & ma 'Diane en terres.
Le lieu folitaire, le filence, & l'agréable lu-
mière de cette nuift, euffent elle caufeque le
Berger eut longuement continué , & fon pro-
menoir, &le doux entretien de fes penfées,
fans que s'eftant enfoncé clans le plus ripais du
bois, il perdit en partie la clarté de la Lune
qui eftoit empefehée par fes branches , & par-
les fueilles des arbres, &: que reuenant en luy-
mefme, voulant fortirde cet endroit incom-
mode, il n'eut pas fî toil ictté les yeux d'vn
cofté & d'autre pour choifir vn bon fentier,
qu'il ouytquelqu'vn qui parloit auprès de luy.
Encor qu'il s'entretint en ce lieu feparé de
chacun pour eftre tout à luy-mefme, fi ne
laiiTa-t'il d'auoir la curiofité de fçauoir qui
eftoient ceux qui comme luy paflbient les
nuicts fans dormir, s'aifeurant bien qu'il falloit
que ce fuit quelqu'vn atteint de mefme mal
qu'il eftok , faifant bien paroiftre en cela qu'il
cft vray que chacun cherche fonfemblabk, de
I uj
134 La II. Partie d'Astree!
que la curioiîté a principalement va tres-
grandpouuoir en amour,; puis qu ayant vn fi .
doux entretien que celuy.de fes penfées, pour
leiqueiiesilmefprifoit toutes chofes^horfrms
laveuë de Diane,il eftoit toutesfois content de
les interrompre, pour apprendre des nouuelles
de ceux qu'il ne connoiflbit point. Les quittant
donc pour quelque temps , & donnant cela à
fa cunofité3iî tourna fes pas du cofté où il oyoit
parler, ScfelaiiTant conduire par la voix à tra-
ucrs les arbres & les ronces qui s'efpeiTiiïbient
dauantage en celieù,ïl ne fe ruft auancé quinze
ou vingt pas qu'il fe trouua dans le plus obfcur
du bois allez près de deux ho m es, qu'il luy Rit
impofîîble de reconnoiiîre, tant pour l'obfcu-
rité du lieu, que pource qu'ils auoient le dos
contre luy.il vid bien toutesfois à leurs habits,
que i'vn efloit Druide , & l'autreBerger. Ils
eltoient affis fous va arbre qui abreuuoit fes
racines dans la claire onde dvne fontaine, de
qui le doux murmure & la frefeheur les auoit
conuiez à palier en ce lieu vne partie de la
nuicc.Et lors que Siluandre eitoit plus defireux
de les connoifax.il ouyt: quel'vn d'eux refpô-
dit à l'autre de cette forte : Mais , mon père,
c eu vne chofe effrange, 5c que îe ne puis affez
admirer, que celle que vous me dktes de cette
beauté, puis que felon voitre diicours , il fau-
drait auoùer qu'il y en a d'autres beaucoup
pïusfcarfeiftes que celle de maMaiitreiïe: ce
Livre devxiïsme." 13J
que ic ne puis croire fans l'offenfer infiniment.
Car s'ilcftoit vray, il faudroic de mefme dire
que la fîenne ne ferok pas accomplie, puis
qu'on ne doit tenir pour telle la beauté qui en:
moindre que quelque autre : crime,ce me fem-
ble, de ieze Majefté , foit contre ma Mailtreffc,
foit contre l'Amour. Il ouyt alors que le Drui-
de luyrefpondoit:Monenfant,vousne deuez
nullement douter de ce que ie vous dis , ny le
croyant craindre d'offenfer fa beauté ny voftrc
Amour, & ie m'afifeure que ie la vous feray en-
tendre en peu de mots. Il faut donc que vous
{cachiez que toute beauté procède de cette fou-
ueraine bonté, que nous appelions Dieu Ar ^ue
c'eftvn rayon qui s'eilance de luy fur toutes
les chofes créées: Et comme le Soleil que nous
voyons, efclaire l'air , l'eau &: la terre d'vn
mefme rayon , ce Soleil Eternel embellit atifll
l'entendement Angélique, l'ame raifonnable,
&fa matière: mais comme la clarté du Soleil
paroilt plus belle en l'air qu'en l'eau, &en
leau qu'en la terre, de mefme celle de Dieu
eft bien plus belle en l'entendement Angéli-
que qu'en l'ame raifonnable, & en l'ame qu'en
la matière. AufTi difons-nous qu'au premier il
a mis les Idées, au fécond les raifons, &au
dernier les formes.
Il vouloir continuer lorsque leBerger l'in-
terrompit de cette forte: Vous vous cfleuez
vn peu trop haut, mon pere,& ne regardez pas
I iiij
jjj£ La II. partie d'Astreï;'
à qui vous parlez : i'ay l'efprit trop pefant pour
voler a la hauteur de voftre difcours: toutes-
fois . iî vous me fai&es entendre, que c'eft que
l'entendement, que i'ame5&: que la matière
dont vous parlez peut-eftrey pourrois-ie com-
prendre quelque chofe. Mon enfant ,adioufta
leDruide, les rntendemens Angéliques, font
ces pures intelligences, qui par laveuë qu'ils
ont de cette fouueraine beauté, font embellies
des Idées de toutes chofes: l'ame raifonnable
eft celle par qui les hommes font différents
des brutes, & c'eft elle-mefme, qui par le
difcours nous fait paruenir à la connoiffancë
d^ chofes , &: qui à cette occafion s'appelle,
raifonnable. La matière eft ce qui tombe fous
les fens 5 qui s'embellit par les diuerfes formes
que ion luy donne, 6c par là vous pouuez ju-
ger, que celle que vous aimez peut bien auoir
en perfection les deux dernières beautez que
nous nommons corporelle & raifonnable , &
que toutesfois nous pouuons dire fans l'offen-
fer, qu'il y en a d'autres plus grandes que la
iienne. Ce que vous entendrez mieux par la
comparaifon des vafes pleins d'eau : car tout
ainfi que les grands en contiennent dauan-
tage que les petits , & que les petits ne laifTent
d'eftre aufTi pleins que les plus grands , de
mefme faut-il dire des chofes capables de recc-
uoir la beauté: car il y a des u.bf tances qui pour
leur perfection en doiuent receuoir félon leur
Livre devxiesme.' 137
nature beaucoup plus que d'autres, qui tou-
tesfois ne fe peuuent dire imparfaites, ayant;
autant de perfecton, qu'elles en peuuent rc-
ceuoir:& c'eft de celles -cy que fera voftrc
maiftreffe, que fans offenfe vous pouuez di-
re parfaiéte, & auoiier moindre que ces pu-
res intelligences dont ie vous ay parlé. Que
fi toutesfbis vous ne vous laifliez emporter
aux folles affections de la ieunefîe impru-
dente 3 faifant peu de conte de cette beauté
que vous voyez en fon vifage, vous mettriez
toute voftre affection en celle de fon efprit, qui
vous rendrait aulïï content & fatisfait que
1 autre iufques icy vous a donné d'occafions
d'ennuy , de peut - eftre de defefpoir. Il y
a long- temps 5 refpondit le Berger, quei'ay
oiiy difeourir fur ce fuiet , mais les defplai-
firs que l'ay foufferts m'en auoient oflé la
mémoire.
le me fouuiens à cette heure qu'il y auoit vn
de vos Druydes qui tafchoit de prouuer qu'il
n'y auoit que- l'efprit, laveiie 3 &: l'oiiyequi
deuflent auoir part en l'Amour, d'autant,
difoit-il D que l'Amour n'eft qu vn deiîr de
Beauté, & y ayant trois fortes de beauté ,
celle qui tombe foubs la veiie de laquelle il
faut tarifer le rugement à l'œil, celle qui cil
la harmonie, dont l'oreille eft fulement capa-
ble., &: celle enfin qui eft en la raifon , que
l'efprit feul peut diicerner : il s'enfuie que ic^
i;8 La II. partie d'Astre e[
yeux, les oreilles, & les efprits feuls en doi-
uent auoir la îoiiiiTance . Que fi quelques
autres fencimens s'y veulent meiler', ils ref-
femblent à ces errrontez qui viennent aux
nopees fans y eftre comnez. Ha, mon enfant /
adioufia l'autre , que ce Druyde vous appre-
noit vne doctrine entendue peut-eftre de plu-
fieurs5 mais fuiuie fans doute de peu de per-
ibnnes. Et c'eit pourquoy il ne faut point
trouuer effranges les ennuis & les infortu-
nes qui arnuent parmy ceux qui aiment :
car Amour 5 qui véritablement eft le plus
grand &: le plus faint de tous les Dieux 3 fe
voyant ofFenfé en tant de fortes, par ceux qui
fedifentdesfiens., &nepouuant fupporter les
iniures qu'ils luy font, foit en contreuenant
à Ces ordonnances , foit en profanant fa pureté^
les chaihe prefque ordinairement , afin de leur
faire reconnoiitre leur faute: car toutes ces la-
loufies.tous ces defdains3tous ces rapports tou-
tes ces querelles, toutes ces infidelitez ,& bref
tous ces defnoikmens d'amitié, que penfez-
vous, mon enfantjque ce foient que punitions
de ce grand Dieu ? Que fi nos deiirs ne s'eilcn-
d oient point au delà du difeours , de la veiïe3&
de l'oùycpourquoy ferions-nous ialoux?pour-
quoy defdaignez : pourquoy douteux? pour-
quoy ennemisrpourquoy crahisr& enfin pour-
quoy ceffenons-nous d'aimer &: d'eftre a;mez,
puis que la polTeiTion que quelque au ti e peur-
Livre d evxiesmeî __ *3Îî
roît auoir de ces chofes n'en rendroit pas moin^
drenoftre bon-heur?
Alors Siluandre oiiit3qu auec vn grand fouf-
pir, le Berger l'interrompit ainfi :Helasi mon
pere,que voltre difcours femble eftre véritable
pour tous ceux qui aiment iînon pour moy-.car
mon amitié a efté tant honnefte,qu'il n'y a cha-
fte Veftale qui s'en fut pu offenfer , & quand
l'Amour feroit le plus feuere iuge de tous
les Dieux, fi fuis-ie tres-affeuré qu'il ne fçau-
roit trouuer fuiet de reprendre mon affe-
ction, & toutesfois quel Amant a iamaisefté
plus rigoureusement traiôté que ie fuis? Mon
enfant, dit-il, il y a plufieurs chofes qui font
différents effe&s félon les fuie&s qu'elles ren-
contrent: Et la règle qui eft droifte , n'eft
pas feulement pour tirer vne ligne fembla-
ble, mais bien fouuent pour faire connoiftre
ce qui ri'eft pasdroidt. Les defaftres aufli que
Vous reffentez, cncores qu'en d'autres on les
doiue appeller punitions , en vous toutes-
fois, nous les nommerons des tefmoigna-
ges, & des efpreuues d'Amour & de vertu:
qui enfin reiïiïiront de telle iorte à voftre
aduantage, que vous pourrez dire auec rai-,
fon, que vous rf enfliez efté affez heureux, (ï
vous n'euflkz efté trop mal-heureux. Et ce-
pendant fo.yez certain que voftre Maiftreffe
n'eft pas à fe repentir de fa faute, cv du tort
quelle vous a fait,
aà
140 Là II. Partie d'Astreï"
A ce mot-' parce qu'il eftoit défia tardai fêle-
ua pour s'en aller , & prit le Berger par la main,
quilefuiuant5luy refpondit: le vous fupphe,
mon père, & vous coniure par toute l'amitié
que vous me portez, de ne me direiamais plus
quemamaiitreife ait failly , ny moins qu'elle
m'ait fait quelque tort : car outre que cela ne
peut eiîre,puis qu'elle a le pouuoir de difpofer
plusabfolument de moy que moy mefmes,en-
cores ofFenfez-vous la plus parfaite perfonne
queiarmislaNatureak produite, & me def-
obligezplus pat telles paroles que ne me peut
eftre agréable faiTiftance que îe reçoy de vous
enl'eftatoùiefuis.
Siluandre qui efcoutoit attentiuement leur
difcours, àc confîderoit le plus particulier emét
qu'il luy eitoit poflible leurs actions, ne peut
toutesfoislesreconnoiftre empefché de l'obf-
curite du lieu, qui encores, qu'efclairé de quel-
ques rayons deLune,demeuroit fombre pour
l'efpeifeur des arbres de la fontaine. Et quoy
qu'il luy femblaft bien de reconnoiftre leDruy-
de^ fi ne s'en pouuoit-il affeurer, le voyant feu-
lement par derrière; pour le Berger, il le mef-
connoiiîbk tout a fait-, bien qu'il euft quelque
même ire d'au oirotiv autresfois vne femblable
voix. Cette incertitude donc fut caufe qu'il les.
luiuit, efperant que la clarté de la Lune les luy
fcrôit reconnoiftre hors du bois : mais parce
qu'il s'en tenoit efloigné, pour n'eftre apperceu
Livre devxiesml 141
cTeux3il nefe prit garde qiril les perdit entre les
arbres3& ne fçeut depuis deuiner qu'ils efloient
deuenus : dequoy fort ennuyé, il ne ceffa de les
chercher j que la plus grande partie delanuicT:
ne fuft efcoulée. Le trauail &: le fommeil enfin
le contraignirent de choifir Milieu pour repo-
fer : ne fçachant bonnement par où s'en re-
tourner en fon hameau.
I
*43
L E
TROISIESME LIVRE
DE LA SECONDE^
Partie d'Astre e.
\Œfâ Or s que Siluandre s'endormit ;
^^ la nuid eftoit défia tant auancée,
qu'il ne s'efueilla que le Soleil ne
5 fuft fort haut : Et au contraire 3
le Berger , quilanuiclauoit difcouru auec le
Druy de 3 fut auiïi matineux que l'Aurore : Et
parce que le lieu de fa demeure eftoit près déjà,
de fortune fe promenant félon fa couftume3ii
apperceut Siluandre endormy 3 & defïreux de
ie connoiftre ( parce que depuis plus d'vnmois
qu'il faifoitfeiouren ce lieu , il n'y auoit ren-
contré Bercer de fa connoiiTance) il s'appro-
cha doucement de luy : mais il n'eait point
pluftoft îetté l'œil defïùs, qu'il le reconnut
pour l'vn de fes plus grands amis 3 telle con-
noiiTance luy filt venir les larmes aux yeux
pour le fouuenjr de fa vie pailee : &: fe reti-
14? La II. partie d'Astree!
rant quelques pas en arrière, &: fe couuranc
dVn gros arbre pour rieftre apperceu de luy, fî
de bonne fortune il s efueilloit, il le coniîdera
quelque temps fort attentiuement,&: dit enfin
dyne voix affez baffe. Très-cher amy, & très-
fidelle compagnon Siluandre,que ta rencontre
m'apporte de plaifir & d'ennuy / car noftre
amitié ne veut pas que la trifteffe où ie vis5
m'empefche de mereiîoiiir en te voyant: Si
toutesfois cette veùe me remet en la mémoire,
Theureufe vie que l'ay patTée depuis que l'eus
ta connoiffance 3 iufques à la cruelle fenten-
ce que ma Bergère prononça contre moy.
Sentence dont ie ne puis me reffouuemr,
que plein de regret ie n'appelle la mort à
mon fecours , efprouuant bien véritable ce
que l'on dit, qu'il n'y a rien de fî miferable
que celuy qui perd le bon-heur poffcdé.Mais
qui pourroit fans larmes auoir la mémoire
de. ma félicité paffee , Se la veùe de ma mi-
fax prefente ? A ce mot il fe teut , Se croi-
fant les bras fe retira encores deux ou trois
pas 3 parce qu'il le vit remuer, Se en mefme
temps fe tourner d'vn cofté fus l'autre , di-
fant affez haut: Ah /belle Bergère, comment
cruellement traictcz- vous ce pauure Berger?
L'eftranger connut bien qu'il dormoit, mais
ne (cachant de quel Berger il vouloit parler,
il s'approcha de luy, Se luy regardant le vi-
fage, le viî tout couuert de pleurs, qui trou-
uoient
Livre troi'siesme. 14^
woient paffages fous les paupières , quoy qu'el-
les fuffent cloies. Il iugea lors que c'eftoit de
luy mefme de qui il entendoit parler 5 ce qu'il
trouuaforteftrange, fereffouuenantque fon
humeur auoic toufiours efté fi contraire à
l'Amour, qu'outre le furnom d Inconnu, on
le nommoit bien fouuentle Berger fans affe-
ction : mais confiderant la force qu'vne beauté
peut auoir , il creut enfin qu'il n'auoit non plus
efté exempt desbleflures d'Amour que les au-
tres Bergers de fon aage: Et fe confirma da-
uantage en cette opinion 3 fe reflbuuenant de
ce qu'on luy au oit dit de la gageure de luy de
de Phillis. Cette confideration luy fit dire
en le regardant: Ah.' Siluandre 3 que tu es à
cette heure peu capable de confeiller autruy,
puis que tu es auiîi neceflîteiiXja ce que ie vois,
de bon confeil.qne nul autre :pour l'amitié que
ieteporte,iefupplie Amour qu'il te foitplus
pitoyable qu'il ne m'a point efté 3 &: qu'il don-
ne à tafortune vn tour plus heureux qua la
mienne. A ce mot fe reculant doucement, il
fe retira au lieu de fa demeure : mais il ne fe fut
pluftoftaflisfurleborddefon lidt,< que reue-
nantàpenferàla rencontre qu'il auoit fai&e,
il fe reprefenta l'amitié que Siluandre luy auoit
toufiours portée, 'la grande familiarité qui
auoit efté entr'eux, & comme la fortune le
luy auoit amené le premier en ce lieu. Eft-
ce point , difoit-il 3 pour donner commen-
*.Part. K
146 LaII.Partie dAsîrjee.'
cernent à vue plus douce vie, & qu'elle foit
déformais laffe de me tràuaillcr : Cela ne
peut-efire , difoit-il, puis que rien ne me fçau-
roit rendre moins miferabie que îe fuis, fi-
non la feule mort, & qu'il y a plus de for-
tes de peines que de puiflance pour les fup-
porter. Seroit-ce point peut-eftre, que le
Ciel preuoyant la fin de mes îours ait con-
duit vers moy Siluandre, l'vn de mes plus
grands amis, pour en fon nom & de tous les
autres me venir dire le dernier adieu \ Cette
penfée le retint quelque temps, enfin elle fut
caufe de le faire relîoudre à chofe qu'il n'euft îa-
mais penfé, qui eitoit d'eferire à (a MaiftreiTc,
parce que le rigoureux commandement qu el-
le luy auoit fut en le bannififant de fa prefence,
luy en oftoit la hardi elle : mais penfant alftu-
rément que fes iours eftoient près de leur fin.il
iugea a eitre obligé de ne partir point de cette
vie, fans prendre congé d'elle en quelque for-
te. Il prend donc la plume, il efent de raye plu-
fieurs fois la mefme chofe, approuue ce qui au-
parauant il a defapprouué, &; enfin luy eferit ce
que cent fois il auoit effacé,& après auoir plié la
lettre, met au deiTus ^^AUplm belle ey plus ai-
mée Bergère dePvmuers. Etreprenantle che-
min par où il efïoit venu, retourne où il auoit
laitfe Siluandre, & Rapprochant doucement
de luy, auant que de luy mettre cette lettre en
la main 3 la baifant deux ou trois fois : Ha! trop
Livre troisiisme^ 147
heureux papier, dit-il , fi ton bon-heur te porte
entre les mains de celle de qui dépend tout
mon contentement , touche luy fi viuementle
cceur,que fi la compaflion n'ypeut trouuer pla-
ce, le fouuenir du paffé, & le tefmoignage de
la miferabie vie que îe fay , la contraignent de
croire , qu'encores quelle foit entièrement
changée enuers moy, toutesfois mon affection
ne le fera iamais enuers elle. Et toy. Siluandre,
dit-il , fe tournant vers fon amy , &: la luy met-
tant dans la main, fi ton Amour te permet d'a-
uoir encordes yeux pour voir la beauté de celle
à qui ce papier s'addreffe, donne le luy, Ber-
ger D îetefupplie, & fay ce bon office à ton
amy , comme le dernier qu'il efpere ïamais '
receuoir , ny de toy, ny d'autre. Il difoit cela
fur l'opinion qu'il auoit de ne pouuoir longue-
ment continuer fa vie de cette forte. Ainfi fe
partit ce Berger, tant affligé qu'il s'en alla les
bras pliez fvn dans l'autre, & les yeux con-
tre terre, îufques en fa demeure, &: très à pro-
pos pour n'eftre apperceu de Siluandre, qui
s'efueilla en mefme temps. Et parce que le
Soleil eftoit défia fort haut, il regardoit de
quel cofté il prendroit fon chemin pour s'en
retourner, lors que frottant fes yeux pour
en chaffer entièrement le fommeil , il y por-
ta la main , où le Berger luy auoit mis la lettre.
Son eftonnement fut grand, lors qu'il la vît,
mais beaucoup plus; quand il leutà qui elle
K i)
148 La 1 1. V A R T I E D'AsTREt
s'addreifoit. Dors-ie3 difoit-il., ou fi ie veiller
cil-cc en fonge ou en efreét que ie vois cette
lettre r & lors la confiderant3 ie ne dors point,
continuoit-il 3 il eft tout certain que ie veille 3
&; que ie tiens en la main vne lettre qui s'ad-
dreffe a la plus belle & plus aimée Bergère de
l'Vniuers. Mais fî ie ne dors point 3 pour-
quoynefçay-ie quime l'a donnée > L'auois-ie
quand ie me fuis endormy \ ie ne l'auois point,
& faut de neceffité que' durant mon fom-
meil quelquVn me Tait mife dans la main. Et
cela pourroit bien eftre , car qui eft celuy
d'entre tous les Dieux qui n'a point aimé les
beautezdela terrer1 Amour mefme3 qui eft
celuy qui bleffe les autres , n'en a pas elle
exempt: De forte qu'il femble qu'ils iugent nos
Bergères plus belles que leurs DeelTes. Et
pourquoy ne croiray - ie pas que quelqu'vn
des immortels, ou quelque Faune &dcmy-
Dieu ayant veu cette belle Diane n'en foit
deuenu amoureux/' 6c lorsfe taifant & ren-
trant vn peu en luy-mefme : Mais que vay-
ie recherchant, diibit-il3 qui luy a eferit cette
lettre: vovonsla: fans doute elle nous le fera
mieux fçauoir que tout autre: &: dcfpliantle
papier 5 il la leut du commencement mfqu a
la fin :& lors qu il y trouuoit quelque chofe
femblabîe, a ce qu'autres fois il auoit penfc
( comme bien fouuent diuerfes perfonnes
tombent en vnmefmefujet 3 fur vne mefme
Livre troisiesme. 149
conception) il y mcttoit la pointe du doigt
derTus ,'& entrouuant vnc autre il ie marqiioit
de mefme: mais quand il leutà la fin de la
lettre, le plus infortuné comme le plus fidelle
de vos feruiteurs. O S s'eferia-t il , il n'en faut
plus douter , ç eft rnoy fans doute qui ay fait
cette lettre : &c faut par neceffité que le dé-
mon qui a foucy de ma vie , ayant \tù les
penfées de mon ame les ait efcnttes en ce
papier, afin de les faire voir à Diane. Et de fait
il n y a point de beauté qui puifle caufer de
fi violentes pafîions que celles que 1 e lis icy , fi
ce n cft celle dema maiftreffe : & il n'y a point
d'Amant qui foit capable de conceuoir tant
d'affection , fî ce n'eft Siluandre fde forte qu'il
ne faut plus mettre en doute, que cette lettre
s addreiTant à la plus belle & plus aimée Ber-
gère de l'vniuers ie ne la doiue donner à Dia-
ne: & qu'eftant eferitte par le plus fidelle &
plus infortuné Amant, ce ne foit par Siluan-
dre, infortuné; d'autant qu'il aime la plus
belle Bergère de l'vniuers, & que cette Ber-
gère s'eft rencontrée la moins fenfible à l'A-
mour de toutes celle qui doiuent eftre aimées.
Siluandre s'alloitains perfuadant que cette let-
tre s'addreflbit à Diane, & defirant qu'elle vid
de quelle forte il eftoit traitté , après auoir re-
mercié fon fauorable démon, duquel il pen-
foit auoir receu ce bon office , il prit le ch m in
qui luyfembla le plus court pour retourner en
K u)
r JO L A I I. P A P. T I £ D'A S T R E E.'
ion hameau, auecdeffeinquefien y allant il
nerencontroit Diane , il fe mettroit en quefte
d'elle aufii-toit qu'il auroit difné . Et de fait ne
l'ayant point trouuée, fe defpefchant le plus
promptement qu'il pût du repas, il fortit fon
trouppeaude l'eftable qui l'appelloit comme
ayant trop attendu, 6c prit le fentier qui con-
duifoità la fontaine des Sicomores, efperant
d'apprédre la de fes nouuelles.En quoy il ne fut
point deceu : car efîât arnué à l'entrée de la gra-
de prairie qui la touche, &: eftendant la veùe de
tous coftezjil luy fembla de la voir auec Aftrée,
affife à l'ombre de quelques bluffons. Amour
le rendit incontinent deiireux d'oiiyr leurs dif-
cours, fans eftre apperceujuy fe m blant qu'elles
eitoient fort attentiues à leur ouurage. Et pour
venir à bout de fon deffein, fe remettant dans
le bois d'où il fortoit , il alla fuiuant les arbres
îufques près du lieu où elles cftoient fi dou-
cement, que fans élire apperceu il pouuoit
oiiyr tout ce qu'elles difoient, ayant laiffé fon
trouppeau vn peu derrière dans les bois,fous
la garde de fes chiens. En ce mefme temps
Aftrée parloit de cette forte à Diane. C'eft
fins doute que Phyliis ne mérite pas que
vous preniez cette peine, &: moins encores
de porter ces beaux cheueux. Et faut que
iauoiie que le me feris en quelque forte tou-
chée de ialoufie, quoy que ie naye point fait
de gageure auec elle, comme Siluandre: car
Livre troisiïsme r^i
ie ne voudrais pas qu'elle ny pcrfbnnc du
monde euft meilleure parc en vos bonnes
grâces que moy. Belle Ailréc,refpcndit Diane,
c'eft moy qui dois defirer de vous la fàlieur de
voftrc amitié , ce que Je fa y de telle forte 3 que
ie ne cederay iamais à perfonne en cette vo-
lonté, non pas mefme à cette Phyllis dont
vous parlez, & qui me donnera t bien plus
de fuict de ialouiie, fi ie neconnoilTois qu'il
eft bien raifonnable, que mon affeétiôn vous
foit connue autant que la iienne , auant que
vous m'aimiez autant que vous l'affection-
nez. Ma fœur , luy répliqua Aftrée, vos mé-
rites furpaffent de tant tous les autres 3 qu'ils
ne vous rendent point fubiecte pour eilre
aimée à la loy commune. Et toutesfois,ref-
pondit Diane 3 combien m'a t'il fallu demeu-
rer auprès de vous3 auant que d'auoir obte-
nu ce bon-heur ? Fauoue, dit Aftrée 3 que fay
elle aueugle de vous auoir veucD & ne vous
auoir particulièrement aimée iufques îcy, cù
il faut confelTer que nous ne fommes point
maiftreiTes de nos volontez,màis quelque plus
haute puiffance qui en difpofe comme il luy
plaift. Diane en foufriant & baiffant douce-
ment les yeux , luy refpondit : Vos paroles., ma
fœur ,me feraient rougir , fi ie n'eftois du tout
à vous: mais cette volonté qui me rend telle,
me les fait receuoir pour des faueurs5 encores
que venant de quelque autre ie les deuffe tenir
K inj
I) 2 L A 1 1. P A R T I E D'A ST\EE.'
pour des mocqueries. Vous offenfefiez, dit
incontinent Ailrée , & l'amitié que ie vous
porte , & celle que vous m'auez promife.
•/;Vefi,adioui1:a Diane , trop fain&e & trop
facrée pour l'offenfcr , & par ainiî ie croira y
pour vous obeyr& pour mon contentement,
que ce font des louanges que toutesfois ie n'a-
uoùeray iamais procéder de venté, mais de
l'amitié que vous me portez, qui fait voiries
chofes beaucoup plus grandes que véritable-
ment elles ne font, ainiî que le verre mis dé-
liant les yeux. Si vous ne me voulez tenir ,luy
refpondit Aftrée , pour perfonne de peu de
iugement, croyez que c'efl: & vérité &: ami-
tié. LVne ou l'autre , adioufta Diane , ne
peut me contenter infiniment : car quant à
la venté ie l'efume , &: pour voftre amitié ie
la defire par deffus toute chofe. Et à ces
mors, ouurant les bras l'vne Se l'autre, &fe
les îettant au col, s'embraiîerenc&baiferent
auec vne fi entière affection, que Siluandre
qui les voyoit , defira plufieurs fois d'eftre
Afirée , pour receuoir telles faueurs , au nom
de qui que ce fuit. Apres elles fe r'afîirent , &
fe remettant à l'ouurage qu'elles auoient laiiTé,
il luy fembîa qu'elles le nommoient. Cela fut
caufe que pour le mieux efeouter, il s'approcha
dauantage d'elles, S^palTantlaveue entre les
fueilles & les branches du buifïbn, il vid que fa
Maiflreflè faifoitvn braffcletde fes cheueux:
Livre troisiesme. 153
qu il reconnut aifément, tant pour ce qu'il en
auoit ouy dire àAftrée,que d'autant qu'il n'y
auoit Bergère fur les riucs de Lignon , qui
leseult femblables. Et Ion qu'il commençoit
d'eftre îaloux que quelque autre les portait
que luy, luy femblant que fa feule affection les
pouuoit mériter, îicuyt qu'Aftrée difoit: Sil-
uandre ne fera pas fans îaloufie quand il verra
ion ennemie plus fauonfec que luy. le crois,
refpondit Diane, que ce n'a eité qu'a cette in-
tention qu'elle me les a demandez. le le penfe
aufïï, .adiouftaAftrée? mais vous faictes tore
au Berger, &: fîvous fauonfez l'vn plus que
l'autre , vous manquez à voflre parole, ayant
promis le contraire. Ny leur gageure, répliqua
Diane, ny F aduantage que ie fais aPhiilis ne
font pas de grande importance, outre que le
Berger ne m'en a point requis. Etparvoiire
foy, dit alors Siluandre; fe faifant voir a l'im-
pouruetie, s'il vous en fupplie, les luy accorde-
rez-vous? Les Bergères furent toutes iurpn-
fes l'oyant parler, &leureftormement fut tel,
qu'elles demeurèrent long temps fans dire
mot,&ne faifoient que fe regarder l'vne &:
l'autre, parce qu'elles craignoient qu'il euft
ouy les dife ours qu'elles auoient tenus quelque
temps auparauant qu il arriuait.
En fin Aftrée fut la première qui reprenant
la parole, luy dit: Etquoy Siluandre, voitre
diicretion vous a t'eile permis d'efeouter les
154 La IL partie d'astrel
iecret d'autruy ? e\: auez-vous eu fi peu de
reipectà voftre MaiftreiTe, lors qu'elle ne vou-
loir eftre ouye que de moy ? îe ne fçay, refpon-
dic Siluandre, de quels fecrets vous m'accufez:
maisfî fais bien, que la cunoiîté qui nïa con-
duit îcy, n'a efté que pour ouyr de la bouche
de ma Maiftreffe mes propres fecrets : c'eft
d'elle , & non de moy, que ie les dois appren-
dre, & fuis très -ma rry d'y eftre ardu é fi tard,
puis que les paroles que 1 ay ouyes ne m'ont
appris autre chofe que les nouuel'lesde ce braf-
felet dédié, encore qu'auec ïniuftice , àPhillis.
Vous ne deuez point, refpondit Aftrée, eftre
marry deneftre arriuépluftoft, puisque vous
n'euiîiez fait vne moindre offenfe de defrober
ainfi les fecrets de voftre MaiftreiTe , que ce-
luy qui vola le feu du Ciel : & par raifon vous
n'en dcuriez pas attendre vn moindre chafti-
ment.
Ce ne fera iamais , refpondit Siluandre, la
crainie du fupplice qui m'empefchera d'auoir
cette cunohté: car l'eftimede forte le moyen
de luy rendre preuue de mon affection , que
toutes fortes de peines me font douces pour ce
fujeft: Et comment ; luy dit Aftrée, luy en
penferiez-vous rendre tefmoignage par cette
voye ? le le vous diray, belle Bergère ; refpon-
dit Siluandre. Neferoit-ce pas luy en rendre
vn tres-afleuréj fi fçachât ce qu'elle defire eftre
fecrets ie le celois, &que par ainfî il ne fuft
Livre thoisiesmf^ i^
moins fecrct .qu'il eftoit, auant que îe l'eufTe
içeu, puis qu'au fîecle où nous fommes. Ton
ne dit pas feulement tout ce que l'on fcait,mais
auiTi tout ce qu'on s'eft imaginé i En cela,refpô-
dit Aftrée, vous feriez paroiftre vne grande
difcretion. Mais plus encores,dit-il, vne grande
afre&ion. Pour la difcretion, adiouftaAitrée,ie
l'auoue : mais pour l'affection , ie m'en remets
à celle à qui elle s'adreffé. Aufli , répliqua le
Bergerie dis-ie pour elle: Etvoudrois, puis
qu'il a fallu que Siluandre toutesfois tant enne-
my de l'Amour 5 aime de adore maintenant
quelque chofe , que pour le moins fon amour
fut recônuë. Et lors s'adreffant à la belleDiane,
il continua. Mais d'où vient, ma belle Maiitref-
fc, que vous ne refpondez rien à ce que îe dis,&
qu'il femble que mes difeours ne vous touchet
point? le crois, refpondit Diane , que c'eft le
defplaifîr que ie reffens des-ja de ne deuoir plus
cftre voftre MaiftrefTe que douze ou quinze
iours. Si cette douleur, dit le Berger, procède
de cette playe, vous y pouuez aifément remé-
dier, obligeant autat Siluandre par vos faueurs
à continuer le fenuce qu'il vous rend, que véri-
tablement vos beautez&vos perfections m'y
ont contraint îufques icy. Ah ! Siluandre,
refpondit Diane, ne parlons plus de faueurs ny
de feruice: le terme des trois mois de voftre
feinte efhnt paffé. Ce vous feroit trop de peine
de forcer plus long temps voftre naturel.
i;6 La II. partie d'Astree.'
Belle Bergère, refpondit Siluandre, n'en
fuctes point de difficulté pour la ccnfideration
de ma peine : car ce m'eft tant de plaifir , de
faire feruice à vne perfonne fi pleine de mérite,
que quand mon naturel feroit encorcs beau-
coup plus contraire a l'Amour, fi ne laifferois-
ie de le continuer auec contentement. Quand
celaferoit, dit Diane en ibuf- riant, vous n'au-
riez accordé quauec vne des parties : car enco-
ics que voftre naturel y conlentift, vous ne dé-
liez ïamais efperer que îe m'y accorde pour
i'intereftquei'y ay. Ces paroles touchèrent de
forte au cœur de Siluandre, connoiflant com-
bien il y auort peu gagné fur fa volonté, que ne
pouuant cacher le defplaifir qu'il en reiîentoit,
fon vifage par vn changement de couleur le
defcouunt . Dequoy Aftrée sapperceuant :
Vous eft-il, luy dit-elle , furuenu quelque dé-
faillance de cœur 2 II eftbien mal-ayfé , répli-
qua le Berger, que ces cruelles paroles de ma
MaiftrelTe ne m'affligent : mais ne croyez
pourtant que le cœur ïamais me defraille,quoy
quelle & le Ciel puiiTent ordonner de mon
contentement , & de ma vie. N'eft-cc point,
refpondit Aftrée, témérité pluftoft que coura-
ge , qui vous fait desfier deux telles puiiTances ?
Ce neft, répliqua leBerger, ny courage, mais
vne très-véritable & tres-fidelle amour qui me
fait parler de cette forte. Tels eftoient leurs
difcours3 par lefquels Diane connoiiToit que
Livre troisiesme] 157
Véritablement elle eftoit aimée. Siluandrepre-
uoyoit beaucoup de peine & peu d'efperance,
&: Aftrce wgeoit qu'Amour iettoit en leur
ame les fondemens avne très-belle & longue
amitié. Et quoy que tous trois euiTent diuerfes
penfées, ii furent-elles toutesfois véritables,
comme nous dirons cy-apres. Mais interrom-
pant la fuittede ces difcours-, &: s'adreiTant à
Diane: I'ay fçeu, dit Siluandre,belleMaitreffe,
que lebrafieletquevousfaic~tes devoscheueux
a elle promis à Philiis, pour vous racheter de
fon împortumté. Si cela eft, vouseftes obligée
defauonfer Siluandre autant comme elle,&:
afin que l'on ne vous croye point eftre partia-
le, vous nous deuez traitter également (tou-
tesfois l'affeétion que vous faiâes naiftre en
mon ame pour receuoir égalité de quelque
autre.) Et pourquoy non, refpondit Aftrée,
prenant la caufe de Philiis contre luy, iî tou-
tes deux procèdent d'vne mefme caufe ? Les
mefmes grains produifent bien de différais
efpics? ôcpourquoy, luy dit-il3ne voulez- vous
auoùer qu'encores que la caufe de noftre af-
fection foit femblable 3 toutesfois les effects en
puiffent eftre différents? L'expérience, répli-
qua Aftrée, me l'apprend: car celle de Philiis a
obtenu ce qui fera refufé à la voftre. Cela,
refpondk le Berger, n'eft pas défaut d'amour,
mais de fortune:& toutesfois puis que la goutte
d'eau tombant plufieurs fois fur le rocher Je
tj8 La II. partie d'Astre i.
cane par fiïccefficn de temps, pourquoy ne
dois-ie efperer que mon Amour & mes prières
longuement continuées, pourront bien autant
fur la dureté de cette belle ? Et lors fe îettant a
genoux denant elle 3 après l'auoir quelque
temps confiderée, ou pluiloft adorée.
Si i5 Amour, luy dit-il^ belle Maiftrefle, a
quelque intelligence auec la beauté, & iî les
prières, qu'on dit efire filles de Iupiter, luy font
tomber les foudres de la main, ièroit-il pofii-
ble que l'extrême affection de Siluandre, &
les tres-ardantes fuppiications qu'il vous fait,
ne puiffent obtenir de la part d'Amour entiers
voftre beauté, &r de la part du grand Dieu en-
tiers voitre ame , autant de iaueur que lafoible
amitié & l'importumté de Phrllis ont des-ja
obtenu de vous "< Si cela eft, auec raifon, îe di-
ray que pour eftreaimé,il ne faut pointai-
mer, ny pour vaincre la dureté d'vne ame
vfer de prières, mais feulement feindre & im-
portuner.
Siluandre adioufta plufîeurs autres fembla-
bles paroles, par lefquelles ces Bergères s'al-
loitnt touliours dauantage affeurant de l'A-
mour qui prenoit naiiTance en luy: Et Aftrée
qui reconnoiffoit que la volonté de Diane
n'eftoit point trop eilo'gnée d'accorder à Sil-
uandre ce qu'il demandoit , fe les voulut obli-
ger tous deux par vn mefme office: & ainiî
adicuibnt fes prières à celles de Siluandre, elle
Livre troisiesme.1 159
fit en forte que le brafTciet dédié aPhillis, fut
donné au Berger, auec promeiTe toutesfois
qu'il ne le garderoit que iufques a la fin du ter-
me qu'il la deuoit feruir,qu' elle penfoit deuoir
finir dans peu de iours. A quoy après quelque
difficulté le Berger s'accorda, le reifouuenant
que le terme qu'il la deuoit feruir par feinte, fc
paracheueroit bien toit, mais que celuy qui la
deuoit feruir a bon efcient, dureroit autant que
celuy de fa vie. Il feroit mal-aifé de raconter
les remerciemens de Siluandre : mais plus en-
cores le$coDtentement qu'il en reiTentit, &:
fuffira de dire que luy-mefme, qui autresfois
auoit tant mefpnfé lesfaueurs d'Amour^ qui
ne fe pouucit figurer qu'en femblables folies
(car telles les fouioit-il nommer) on pûffc
trouuer quelque forte de contentement;auoiïa
en cette ocaiïon qu il n'y auoit point de féli-
cité égale à celle que cette faueur luy faifoit
reflcntir. Et lorsque par des paroles confufes
en fa ioye, il lalloit reprefentant le mieux
qu'il luy eftoit poiTible, il fembîa qu'Amour la
luy vouluft rendre plus entière, faifant arriuer
la Bergère Phillis : Carfî celuy ne fe peut dire
heureux de qui le bon-heur n'eït conni^ de
perfonne, il s'enfuit que plus l'heur que Ton
poffede cil connu , l'on eit aufli plus heu-
reux, & encore plus lors que ce bien ne pro-
cède pas de la fortune, mais du mérite. AuiTi-
tofî que Siluandre la vid, il courut vers elle, ôc
itfo La IL partie d'Astrze.'
kiy montrant le bras où il anoit des-ja fait
attacher le bien-heureux braflelet,le luy pâflbit
deuant les yeux , & luy demandoit : Quelles
arres font celles-cy de ma prochaine vi&oire ?
Phillis qui venoit de chercher Lyadas pour le
defir quelle auokde lefortir defaialoufîe, &c
qui ne l'auoit fçeu trouuer, sVn reuenoit fi
triftc& iî laffée, qu'il ne luy fut pas mal-ayfé
de contre-foire la courroucée, ny neceiTaire de
changer de vifige,pour tefmoigner le defplai-
lïr que cette foueur luy rapportoit. Et parce
que le Berger l'importunoit fort,nc?fl. pas en
cette action comme ellefeignoit: mais d'au-
tant que c'eftoit de-luy de qui Lycidas eftoit
îaloux, elle luy dit, le plus rudement qu'elle
pûft : Les arres que vous montrez, le font plus-
toft de voftre peu de mérite, que de voftre
prochaine vic~toire,&i c'eit ainil que pour ren-
dre les charges iuftes, on a de couftume de fai-
re. Et comment l'entendez-vous, refpondit le
Berger ? ieveux dire, rcpliqua-t'elle, que du
cofté qui eft trop léger on met quelque chofe
de pefln t pour contre-balancer l'autre, iufques
à ce que : e voyage foit finy, mais eftans arnuez
Ton defeharge , & la balle demeure toufiours
de fon poids. Audi îufques à ce que nous ayons
acheué voftre terme, Diane va fàgement par
Ces faueurs appefantiffant le cofté qui eft le
plus léger, mais après elle iugera fans auoir
égard a la pefanteur de mon affection: ôc a la
légèreté
Livre troisïesme? 161
légèreté de voftre peu de mérite , de lors Dieu
fçait à qui fera cette prochaine vidoire dont
vous parlez. Siluandre en fouf-riantjuy refpô-
dit. C'eftbien mieux la couftume des mifera-
blcs d'eftre enuieux,& d'amoindrir par leurs
paroles le bien d'autruy, qu'ils eftiment infini-
ment.
Phillis, fans répliquer paffa outre, & vint
vers les deux Bergères 3 aufquelles elle vfa d'a-
bord de tant de reproches,qu'ilfembloitqu el-
les luy eufTent fait vne très-grande offenfe. Et
parce que Diane reiettoit le tout deffus Aftrée,
& qu'Aftrée ne s'en pouuoit bien exeufer,
Siluandre prenant la parole pour toutes deux,
& s'adreffant à Diane, luy dit : Confiderez,
ma Maiftreffe, comme Amour eft prudent, de
auec combien de fageffe il conduit les actions
de ceux qu'il luy plaift. Vous auez creu iuf-
ques îcy que Phillis vous aimoit, & ie ne fçay
qui n'y euft efté en quelque forte deçeu par fes
feintes.
Amour qui reconnoift l'intérieur des ames^
afin de vous détromper, a efté caufe que vous
m'auez fauonféde fes cheueux, non pas feule-
ment pour marque de mon affe&ion, mais en-
core pour fairedefcouurirà cette trompeufe,
la fauffetéde la fienne parfaialoufie: car s'il
eït impoflible que deux contraires foient en
mefme temps en mefme lieu, il eft encores
plus que l'Amour& la laloufie foient en vn
2. Part. L
162, La II. partie dAstrie!
mefme cœur. Ce qui faifoit tenir ces propos à
Siluandre, c'eftoit pour tourmenter dauanta-
ge Phillis : parce que fçach.mt la îaloufie de
Lycidas, il ne faifoit nul doute qu'il ne la mift
fort en peine . en luy propofant que l'Amour
ne pouuoit eftre auec la laloufie. Aufli elle qui
fe fentoit toucher fiviuement., ne peut s'em-
pefcher de luy refpondre. Quelle raifon, Ber-
ger, auez-vous pour fouitenir vne fi mau-
uaife opinion ? Celle, dit-il, qui vous la de-
uroit faire auoiïer, fivous auiez pour le moins
quelque connoiifcnce de la raifon. L'Amour
n'eft-ce pasvndeiir, cV tout defir n'elt-il pas
de feu , & la îaloufie n'efr-ce pas vne crainte,
& toute crainte n'eft elle pas de glace? &:
comment voulez-vous que cet enfant gelé foit
né dVn père lî ardent? Des cailloux, refpon-
dit Phillis, qui font froids on en void bien for-
tir deseftincellesqui font chaudes. Il eft vray,
répliqua Siluandre , mais iamais du feu ne
procéda le froid. Et toutesfois,reprmt Phillis,
du feu mcfme procède bien la cendre qui eft
froide. Ouy, adicufta le Berger, mais quand
la cendre eii froide, le feu n y eft plus. A cette
réplique Phillis demeura troublée, & plus en-
cores quand Diane prenant la parole. De
mcfme, dit-elle, quand la froide ialoufîe nailr,
il faut que l'Amour meure. Ma MaiftrefTe, ré-
pliqua Phillis, îe ne doute point que mon en-
nemy n'ait la victoire^iyant vn fi bon fécond
Livre t&oisiesme" i5$
que vous eftes. Et fe tournant vers Aflrée : &
vous, belleBergere, continua-t'elle, vous ne
poiiiiez éuiter le blafme de mauuaiie amie, fî
me voyant attaquée par eux deux vous ne
prenez ma defenfe. Afïréeluyrefpondit froi-
dement, le tiens pour chofe fi véritable que
la ialoufie procède de l'Amour, que pour ne
mettre cette opinion en doute, îe n'en veux
point difputer, de peur d'eftre contrainte ( fi
les répliques me défaillent) d'auouer qu'eftant
ialoule îe n ay point aimé, comme le vous voy
forcée de confeiler qu'eftant ialoufe de Dia-
ne , vous ne l'aimez point, ou pour le moins
qu'eftant en doute, il la ialoufie procède de
1 amour, veus n'eftes bien affeurée fi veus
aimez Diane. Que îe baife les mains, dit
Siluandre, de cette belle & véritable Bergère^
que fans égard de perfonne, elle a paix à
mon aduantage, auec tant de venté. Aflrée
refpondit : Si vous m'eftiez obligé ce feroit
vn tefmoignage que pour vous fauonfer, fa-
uois déguifé la vérité , puis que l'en n'eft
point obligé à celuy qui dit vray, non plus
qu'a celuy qui nous paye vne debte à laquelle
il efttenu. Vous auriez raifon, refpondit Sil-
uandre, fi Ton prenoit toutes chofes à la ri-
gueur : mais puis qu'au iîecle où nous femmes,
il y a fi peu de perfonnesquiiimplement fui-
uent la vertu, il faut auoùer que nous fem-
mes obligez à ceux de qui nous reffentons les
L ij
&4 La II. partie d'Astreê!
biens-faits, encores qu'ils y foient tenus. Mais
que direz-vous 3 interrompit Phillis 5 au con-
traire de l'expérience que nous faifons tous les
iours ? le connois vn Berger, qui ayant longue-
ment aimé, eft enfin tombé en vne îaloufie,
qui luy ayant duré quelque temps ne la pas
empefché de continuer ion amitié longuemét
après. Oferez-vous dire que c'eftoit vn feu
efteintqui produife cette cendre? Il n'eft pas
impoffible, refpondit Siluandre, qu'eltant fam
on deuienne malade^ qu'après la maladie,on
retourne en fanté, ny quVn feu foit efteint, &
puis rallumé, Et pourquoy vne amitié ayant
bruflé quelque temps ne fe peut-elle ef teindre
par cette froide îaloufie; & la îaloufie perdue,
pourquoy ne deuiendra-t'elle auffi ardente
qu'elle fut iamais ? Mais il ne peut eftre que la
fan té & la maladie , que le feu ardent & la cen-
dre froide, foient en mefme temps en mefme
fujefl: : 6c pour ne perdre tant de paroles pour
efclaircir dauantage cette venté , voyons quels
font les effeéts de l'Amour &: de la îaloufie, &
nous pourrons iuger par eux fi tes caufes dont
ils procèdent ont queique conformité enfem-
ble. Quels dirons-nous donc les effe&s d'A-
mour i vn defir extrême qui fe produit en nos
âmes, de vcirlaperfonne aimée, delà feruir,
&de luy plaire autant qu'il nous eft poflible.
Et ceux de ia îaloufie , quels font-ils ? N'eft-ce
point vne crainte de rencontrer celle qu'on a
Livre troisiesme. i6y
aimée , vne nonchalance de luy plaire , & vn
mefpns de la feruir ? Et qui pourra croire que
ces effeéts fi côtraires procèdent d Vne mefme
caufe.^Sicela eit,neraut-ii pas auoiïerque la
nature feveut deftruire, pius quelle fait pro-
duire à vne mefme chofe fon contraire ? Pliillis
vouloit refpôdre3mais elle alloit bégayant fans
fçauoir par où commencer : dequoy Diane ne
fe pouuoit empefeher de rire , ayant des-ja pris
garde a la îaloulîe de Lycidas. Et pour la met-
tre encore plus en peine prit expreffément
ainfî la parole. La ialoufie eft fans doute ligne
d'amour, tout ainfi que les vieilles ruines font
tefmoignages des anciens baitimens : eitans
d'autant plus grandes que les édifices en ont
elle fuperbes & beaux. AuiTï crois-ie qu'vne
petite Amour ne fut ïamais fuiuie d'vne gran-
de ialoufie : mais comme nous n'appelions
pas ces ruines des baitimens, de mefme la ia-
loufie ne peut élire nommée Amour. Et fe-
Ion que le puis îuger de mon humeur, fi i'ai-
mois, il ne feroit pas en mon pouuoir d'élire
ialoux. Et que deuiendrez-vous donc, refpon-
dit Phillis , fi celle que vous aimeriez en ai-
moitvn autre? Son ennemie, rcfpondit Dia-
ne, ie veux dire que la hayrois: ce n'eft pas
que ie ne preuoye bien que cet accident me
rapporteroit vn extrême defplaifir, mais plus
pour auoir efté trop longuement deceuc, que
trop promptement oubliée. Et fi ce Berger
L iij
166 La II. partie d'Astrïl
deuenoit ialoux de vous , demanda Phillis,
qu'en feriez vous ? I en vf:rois tout ainfi5
adioufta Diane , que s'il ne m'aimoit plus.
Mais fi vous definez , continua Phillis, qu'il
vous aimait encore, quel chemin tiendriez-
vons? Celuydu précipice, refpondit Diane:
car ie me îugerois digne de finir miferable-
ment: ii l'aimois vne perfonne que ie fçeuffe
ne m aimer pas. Ah.' Diane, dit Phillis, que
vous parlez librement : Et vous , Phillis, répli-
qua D iane, que vous difputezpaffîonnément/
Que fi vous auez affaire de quelque remède
pour ce mal, ou prenez celuy que ie vous
donne, ou vous armez de patience pour fup-
porter tous les defplaifirs qui vous en vien-
dront: &ifoyez affairée qu'ils ne feront pas
petits.
Ainfî alioientdifcourant ces belles &fages
Bergères, auec Siluandre. Et parce qu'Aitrée
connut que fi ces propos connnuoientdauan-
tage, ils pourroient, peut-eftre, amener quel-
que altération , elle les voulut interrompre:
& ne le pouuant faire plus à propos qu'en fe
leuant, elle feignit de fe vouloir promener, &
a:nfi prenant Diane d'vnc main, & Phillis de
l'autre, elle fe leua , difant qu'elles auoient de-
meuré trop longuement en ce lieu, &: qu'il
feroit bon de fe promener. Lors Siluandre
vo ulant aider à fa Maiftrefle , laifla choir fans
y penfer la lettre qui luy auoit eilé mife la
Livre troisiesme. \6y
nuiéldans la main. Ec parce que Phillis auoit
toufîcurs l'œil fut luy, elle ne fut pas pluilcft
à terre quelle la relcùa, fans que le Berger
s'en appcrçeuft : 6: la portant vers Aftrée,vcu-
Io:t la lire, auantque de la luy rendre, mais
foudain qu'elle Se h trille Bergère ietterent
les yeux defliis, il leur fembia de voir de
fefenture de Céladon. Cette représentation
touclia fi viuement Aftrée, qu'elle fut con-
trainte, laiffant Diane atiec Siluandre, de ti-
rant Phillis après elle, de saffèoir a terre, cù
Phillis s'eftant mife à genoux, & luy voyant
le vifage tout changé: Qifeft cecy, maferur,
luy dit-elle, & quel eft le mal qui vous eft fi
promptement furuenu ? Mon Dieu, ma foeur,
refpondit Aftrée, quel tremblement de ge-
noux m'a furprife 1 & en quel trouble m'a
mife la veuë de cette lettre: N'auez-vous point
pris garde, dit-elle, à la façon de cette eferi-
ture, & combien les traits en font femblables
à ceux démon pauure Céladon ? Et pour cela,
refpondit Phillis (qui nedefiroit pas que Sil-
uandre fe prit garde de ce trouble) faut-il
vous eftonner de cette forte ? ceft, peut-eftre,
véritablement vne de (es lettres, qui eft tom-
bée entre les mains de Siluandre, & qu'A-
mour vous veut rendre comme chofe qui
vous eft dette. Helas i ma ferur, rèfponqiç
Aftrée, cette nuift mefme il ma femblé c!e le
voir fi trille &rpafle, que ie m'en fuis efu ailée
L îiij
16$ La II. partie d'Astree.'
en furfaut. Elle voulok continuer, quand Dia-
ne & Siluandre furuindrent, bien en peine de
la voir fi toft changée de vifage. Mais Phillis,
qui en toute façon vouloit cacher cette furprife
au B erger, fit vn figne à Diane, & puis sadref-
fant à Siluandre: Berger, luy dit-elle, Aftrée
voudroit bien pouuoir parler librement à Dia-
ne, fi Siluandre n'yeftoit pas, ou s'il n'eftoit
pas Berger. Mon ennemie, refpondit-il, noftre
haine n'cft point fi grande quelle me face
manquer de difcretion enuers Aftrée: outre
que ie fçay bien qu'il n'eft pas raifonnable , que
les Bergers oyent tous lesfecrets des filles. le
me retireray donc dans ce bocage voifin, at-
tendant que vous m'appelliez : & a ce mot fai-
fant vne grande rcuerence à Diane, il fe retira
fous ces arbres qu'il leur auoit montrez : &;
pour ne demeurer oifif, prenant fon coufteau
fe mit à découpper l'efcorce des arbres, ce-
pendant que Diane Rapprochant d'Aftrée
apprit de la bouche de Phillis le trouble où
l'auoit mife la veuë d'vne lettre que Siluan-
dre auoit laiffé choir pour la relïemblance
qu'elle auoit à l'efcnture de Céladon. Et lors la
luy montrant, après qu'elle l'eut longtemps
confiderée. Ce feroit, dit Diane, vne très-
bonne nouuelle que celle que Siluandre fans y
penfcr vous auroit donnée, fi Céladon auoit
efcnt cette lettre,car fans doute,que cette efcn-
ture eftnouuellement faidte, &: qu'il femble
Livre troisiesme. 169
quelle vient d'cftre efcritce à l'heure mefme:
De forte que fi c'en: Céladon , foyez fèure
qu'il n'eit pas mort. Mais voyons ce qu'il y a
dedans, peut-eflre y apprendrons - nous da-
uantage: &: lors la déployant elles virent qu'elle
eftoit telle :
A LA PLVS AIMEE ET PLVS
bille Bergère de l'vnivers,
le plus infortuné & plus fidelle de fes
feruitenrs enuoy e le falut que la
fortune luy dénie.
MOn extrême affettion ne co'tfentir a la-
mais que ie donne le nom de peine & de
fupplice ace quevoftre commandement ma
faict repentir , ny ne fouffrira iamais , que la
plainte fine de cette bouche, qui na eftc ' defi-
née que pour voflre louange. Mais elle me per-
met trabien de dire que ïeflat ou ie fuis.quvn
autre trouueroit peut-eflre infupportable , me
contente , dJ autant que ie fçay que 'vous le
voulez, ejr t ordonnez, ainfi, Ne faites donc
point de difficulté dleflendre plus outre encor>
s il fe peut , vos commandements , ej? ie conti-
nuera)/ en mon obeijfance , afin que fi durant
ma vie ie riay pu vous affeurer de ma fidélité,
les charnu s Eli fée s pour le moins , ]& les âmes
bien-heur eufe s qui y font , reconnoiffent que ie
170 La II. Partie d'Astrel'
fuis le plus fiai Ut , comme le plus enfortum de i-e s
fcrutteurs.
Ah .' ma fœ ur, interrompit Afcrée , que c'en;
bien Céladon qui a efcfit ces paroles : ie le
reconnois à la façon d'efenre & déparier : mais
y a-t'il long-temps ? Elle n'eft point dattée, re£
pondit Diane, qui la tenoit entre les mains?
mais à l'efcriture ie iugerois, comme ie vous
ay dit, quelle eft fort frefche: & de faitvoi-
cy encore de la pouffierc qui tient contre Tan -
cre. Mifœur, adioufta Phillis , ceqiôl fau-
droit fçauoir de Siluandre, ma,;s aucc difcre-
tion , c'eft le lieu ou il l'a trouuée , ou qui la
luy a donnée . Si vous pouuez , refpondit
Diane, saddrefTant à la mite Bergère , re-
mettre vn peu voftre vilage , afin qu'il n'y
connoiiïe point de changement, îemaiïeure
que nous fçanrons de luy tout ce que nous vou-
drons. Et parce qu'il vous feroit difficile de le
pouuofr faire fî promptement, ie m'en vay
feule luy en parler , £c puis vous nous viendrez
trouuer. A ce mot elle s'en alla vers Siluandre,
qui s'eftoit arrefté au premier arbre qu'il auoit
trouuépourvgrauer auecia pointe d'vn cou-
fteau les chiffres de fa MaiiTreiTe & de luy : mais
avant du temps de refte, & rencontrant par ha-
fardvne pierre afïlz tendre au pied de l'arbre,
il y graua vn quadran dont l'efguille tremblan-
te tournoit du coiié de la Tramontane auec ce
Livre tr oisiesme. 171
mot-.I'EN S VIS TOVCHE'. Voulant
fignifier que toutainfî que l'éguille du quadran
efhnt touchée de l'Aimant fe tourne toufiours
de ce cofté-la, parce que les plus fçauants ont
opinion, que s'il faut dire ainfî , l'Elément de
la Calamité yen; ; par cette puilTance naturelle,
qui fait que toute partie recherche de fe rdbin-
dreàfontour; demefmefoncœur atteint des
beautez de fa MaiftreiTe , tournoit înceiTam-
ment toutes fes penféesvers elle.Et pour mieux
faire entendre cette conception, il y adioufta
ces vers :
MADRIGAL.
L'Esgville du quadran cherche la Tra-
montane
Touchée auec ï Aimant-.
Mon cœur a-tp. touche des beautez de ~Diane*
Lâcher che inceffamment.
Lors qu'elle aborda, il paracheuoit d'y gra-
uer leurs chiffres : & la voyant venir s'en alla
tout ioyeux vers ellejuy difant: Quel bonheur
eft celuy qui vous ameine vers moy, ma belle
Mairtrefleflleft, refpondit-elle, encore plus
grand que vous ne le penfez , puifque ie ne
viens pas feulement vous trouuer,mais ie laiiTe
pour vous les deux plus grandes ennemies
1J2, LA IL PARTIE D'A STR.EE."
que vous ayez. Si eft-ce , refpondit-il , que ic
crains bien dauantage vos coups. Mes coup,dit
la Bergère, n offenfent point, ou s'ils offenfent,
ce ne font que ceux qui le veulent ainfi. Il efi
vray, adioufta le Berger , qu'ils n'offenfent
que ceux qui le veulent, mais c'eft la raifon
auffi pourquoy il y en a tant de bleflez: car
tous ceux qui vous voyent, défirent d'en re-
ceuoir les bleffures. Les coups , répliqua
Diane 3 qui font defirables ne doiuent point
élire redoubtez. Vos bleffures , refpondk
Siluandre, font defirées, & non defirables,
& font redoutables , & non redoutées. Que
fi l'ay dicl que ie le craignois , ça elle plus-
toit pour montrer ce que ie deuois faire,que
ce que ie faifois. le m'en remets, dit la Bergère,
à ce qui en d\, &memocque bien de vous,
iï vous connoilTez voltrc bien que vous ne le
fuiuiez: mais pour changer de difeours, dittes-
moy B erger,ie vous prie ;de qui eft cette lettre,
&àquielles'addreffe? Siluandre ne fçachant
comme il l'auoit perdue, luyrefponditainfi:
Mon cœur, & vos yeux quand ils fe regardent
dans quelquefontaine,vous refpondrontpour
moy quelle s'addrelTe à vous , comme à la plus
aimée & plus belle B ergere de lVniuers : & vos
ngeurs, & mon affedtion, vous rendront tef-
moignage qu elle vient de moy le plus infortu-
né comme le plus fidelle de vos feruiteuo.
Mm» luy dit Diane (& en ce mefine temps
Livre troi^iesme.1 17$
Aftrée & Phillis arriuerent ) fi cette lettre vient
de vous, pourquoyne l'auez-vous pas efcn-
te ? Parce, dit- il, quei'ay trouué vn meilleur
Secrétaire que ie ne fuis pas: & faut par force
que 1'auoîie qu elle doit bien auoir quelque
chofe de furnaturel , puifque i'y ay trouué
mes conceptions fans l'auoir efcrite , & que
la tenant prefque tout a cet heure entre les
mains , ie la voy entre les voftr es, fans la vous
auoir donnée. Mais le démon, quipourmoy
en a efté le Secrétaire, me la defrobée , ou
pluftoftrauie, voyant que i'eftoistrop paref-
feux à la vous prefenter, & toutesfois mon
deflein n'eftoit que d'attendre que vous fuffiez
feule. Et comment l'en tendez- vous, refpon-
dit Diane? Penfez-vous qu'en particulier ie
vueille receuoir des papiers que ie refiife en
gênerai ? Ce n'eftoit pas 5 répliqua le Ber-
ger, pour voftre considération, mais pour
la mienne, que i'auois fait ce deflein, aimant
mieux receuoir vn refus de vous fans tcC-
moing, que non pas duant les yeux démon
ennemie : mais à ce que ie voy , celuy qui
auoit pris la hardiefle de refaire pour moy,
à bien fçeu trouuer l'addrefle pour la vous
faire voir. le reçoy, dit Diane, voftre excu-
fe , à condition toutesfois que vous me direz
qui a efté voftre Secretaire.Cettenuiâ:,refpon-
dit le Berger, après auoir longuement penfé &
repenfé à ma vie , ie me fuis endormy dans vn
4 La IL part ied'Astkel
bois qiun'eft pas loin d'icy3 de le matin a mon
refueil3 lemefuistrouuéla lettre en la main.
D'abord i'ay elle fort eiïonné : mais l'ayant
leiie, 1 ay bien reconnu que le démon qui m'ai.
me ,8s: qui prend la peine demaconduitte . li-
lant en mon imagination ces m efm es penfées,
les a eferittes dans ce papier, pour les vous re-
prefenter.
Philiiscuieftoitaccorte 3 voyant que Diane
ne luy refpondoit rien , luy demandas'il fçau-
roitbien trouuer le chemin de ce bois. Non
pas3dit-il5s'il n'y a que vous qui vueillez y aller:
mais s'il plaii't a maMaiftreilè iely conduiray,
&: m'affeure que les arbres qui mont où y pres-
que toute la nuitt3 racontent encores mes dif-
cours entr'eux. Aftrée defïreufedevoircelieu
fit figne de l'œil a Diane qu elle le prit au mot :
qui tut cauie que la Bergère après auoir de-
mandé s'il y auoit arîez de îour pour aller & re-
ucnir.&: ayant fçeu qu'oiïy3le pria deles y con-
duire toutes. Le Berger, qui eftoit plein de
courtoiiie 3 &: qui outre cela ne deiîroit rien
auec tant de paflion, que de faire feruice à
îa belle Diane 5 s'offrit fort librement de leur
en montrer le chemin : de forte que Diane fe
tournant vers les Bergères, afînde mieux ca-
cher le deflein d'Aftrée3 les pria fort particuliè-
rement de vouloir luy donner le refte de la
iournée A'de prendre la peine de faire ce voya-
ge auec elle : qu'en efchange elles pourroient
Livre troisiesme.. ij^
vn'autresfois difpofer d'elle auec la mefme li-
berté. Aftrée, qui eitoit bien aifc que Siluan-
dre crcuft que Diane eftoit la caufe de ce def-
fein, refpondit qu'elle la fuiuroit touliours par
tout où elle voudroic : Qç ainfi n'attendant
plus de fe mettre toutes en chemin , que
pour ne fçauoir à qui remettre la garde de
leurs troupeaux, quclques-vns de leurs voi-
iïnsarriuerent,qui s'en chargèrent librement,
& lors Siluandre prenant vn fentier , qu'il
iugea le plus court, fe min; deuant pour les
conduire.
Tant que le chemin fut eftroi£t&mal-aifé
Siluandre marcha touiîours le premier -.mai?
foudain qu'ils furent entrez dans les prez donc
les nues de Lignon font prefque par tout em-
bellie?, il attendit les Bergers \& voulut ai-
der a fa Maiftreiïè. Elle qui auoit défia de l'au-
tre codé Phillis qui s'eftoit mife entre-elle 6c
Aftrée , & les tenoit foubs les bras , receut le
Berger de bon cœur pour ne fe laffer tant , par
la longueur du chemin, & luy donnant le bras
gauche, vous , dit-elle, Siluandre , le vous
tiens pour me feruir en ce voyage , & vous
Phiilis pour eflre ma compagne. Phillis qui
eftoit bien 21k de faire parler Siluandre peur
defennuyer Ja compagnie : & qui outre cela
ne vouloit qu'vn mot tant à fon aduantage,
fut prononctrpar Diane fans eftre remarqué,
s'addreiTanr au Berger, luy demanda que luy
176 La II. partie d'A s tr.ee"
fembloit de cette faucur ? Qu'elle eftplus gran-
de que nous ne mentons, refpondit Siïuan-
dre. Mais, répliqua Phillis, commentrece-
ucz-vous la différence qu'elle met entre nous?
Comme vn fideile feruiteur reçoit ce quieft
agréable à fa Maiftrefle. Ce n'eft pas 3 ad-
îoufta la Bergère, ce que îe vous demande:
mais fi voyant la grande faueur que voflre
maiftrefle me fait 5 vous qui mefpnfez fi fort
la ialcufie, n'en auez point de reflentiment:
le voy bien , dit-il , que vous mefurez mon
affection à la voflre, puis que vous penfez
que chofe qui plaife à ma belle Maiftrefle
me puifle eftre ennuyeufe. Et quand cela ne
feroit pas , l'aurois trop peu de connoiflance
d'Amour 3 fi îe ne receuois pour très-grande la
faueur quelle vient de me faire à voftre def-
aduantage. Diane foufrit oyant cette refponfe:
& Phillis5qui attendoit tout ie contraire3en de-
meura fi furprife, que s'arreftant tout court,
elle confidera quelque temps le Berger: mais
luy recommençant a marcher : Phillis,dit-il,ce
rire n'eft qu'vne couuerture de voftre peu de
réplique: aufii ne vous ay-ie pu iufques icy
faire entendre3ny par mes paroles 3 ny par mes
aCtions,vn feul des mifteres d'Amour, quelque
peine que i'y aye mife. Mais ie n'en aceufe que
ie défaut de voftre amitié. Si c'eft auec l'enten-
dement:.dit Phillis, que nous entendons, il fou-
droit m'aceufer pluftoft , fi ie n'entends pas
ces
Livre troisiesme! \jy
ces myfteres , d'auoir peu d'entendement,
que non pas peu d'amitié , puis que l'intel-
ligence n'eft pas en la volonté : vous vous
trompez, refpondit le Berger 3 & voicy vn
de ces myfteres qui vous font inconnus, &r
dont il ne faut aceufer 3 ny voftre entende-
ment , ny voftre volonté , mais cecte belle
* Diane. Et comment, dit Diane, me voulez-
vous rendre coulpable de fignorâce de Phillis?
le ne vous en îuge pas coulpable , belle Mai-
ftixfle,repliquaSiluandre3mais îe disque vous
en elles la caufe5ainfî que me l'a déclaré vn an-
cien Oracle,parlequel,continua-il,fe tournant
vers Phillis,i apprens que ie fuis plusaimé de
noftre Maiftrefte que vous. Aftrée qui îufques
alors n'auoit point parlé : Voicy , dit-elle, les
difeours plus obfcurs -, & les raifons les
plus embrouillées que ioiïys ïamais. Si vous
me donnez le loifir, refpondit Siluandre, de
m'efclaircir, iemaffeure que vous l'allouerez
comme moy. Et pour le vous faire mieux en-
tendre , ie dis donc encor vne fois, que le fu jet
pour lequel Phillis ne comprend les myfte-
res de ce grand Dieu d'Amour, ceft parce
qu'elle naime pas afleza&que de ce defFaut d'à-
mitié,iln'en faut point aceufer fa volonté.mais
Dian^ feulem en t j ainfi que nous l'apprend cet
ancien Oracle , par lequel ie connois que
ie- fuis plus aimé d'elle que Phillis : & en
voicy la raifon. Lors que vous defirez defça-
z. Part. M
i-*S La II. partie d'Astr. ee.'
noir qu'elle eft la volonté d vn Dieu , à qui
vous addreiTez-vous pour l'apprendre: C cil
fans doute, refpondit -Phillis, a ceux qui font'
Preilrcs de leurs Temples & qui ont accou-
tumé de feruirà leurs autels. Et pourquov,
adioufta le Berger, ne vous addrellez-vous
pluitoft à ceux qui font les plus fo.uants,
que non pas aux miriiftres de ces Temples,
qui le plus fouuent font ignorants en toute
autre choCè? Parce , reipondit-elle, que cha-
que Dieu fe communique plus librement a
ceux qui font initiez en fes myfteres 5 & fa-
miliers autour de fes autels , qu'aux eflran-
gers , encores qu ils foient fçauints. Voyez,
reprit alors Siluandre 5 quelle eft la force de
la venté , puis qu'elle vous contraïnct mef-
me de la dire contre voirre intention: car fi
vous n'entendez pas les myfteres d'Amour,
neft-ce pas ligne que vous luy elles étran-
gère: puis que vous auouez que les Dieux fe
communiquent plus librement a ceux qui
feruent leurs Temples, & leurs autels ? Mais
comment peut -on feruir les temples & les
autels, d'Amour, fmon en aimant * Le iacri-
fice feul des coeurs, cil celuy qui plaift a ce
Dieu. Ne voyez-vous donc, Pbillis , que ii
vous ignorez ces myfteres , ce n'efl pas faute
d'entendement 3 mais d'Amour^ Et quand ce-
la feroit, relponditPhillis (ce que ie naucuc-
ray jamais) comment aceufenez-vous Diane
Livre troisiesme." 179
du dcrïaut de mon amitié ? Efl-ce peut-dire
quelle ne ibit pas affez belle, ou que les me-
ntes luy défaillent pour fe faire aimer r Voi-
cy, reipondit froidement Siluandre, vn fécond
myftçr* de ce Dieu, qui n'dl pas moindre
que celuy que ie viens de vous expliquer.
Diane a a nul défaut, ny de beauté , ny de
mente : d autant qu'en chofefi parfaire qu'elle
de, il n'y en peut point auoir, non plus qu'en
voiire volonté : car il ne tient pas à vous que
vous nel'aimiez beaucoup, & que vcftrc A-
mour n'efgale les p crfe&ions que vous re-
marquez en elle: mais il vous cft impoflîble,
parce qu'elle ne vous aime pas , fuiuant cet
Oracle dont ie vous ay parlé . Iadis Venus ,
voyant que fon fils demeuroit fi petit, s'en-
quift des Dieux 5 quel moyen il y auoit de Je
faire croiilre : à quoy il luy fut refpbndu qu'elle
luy fift vn frère, & qu'il paruiendroit încon-
tînemr à fa iufle proportion, mais que tant
qu'il feroit feul , il ne croiflroit point. Et ne
voyez- vous pas, Philiis, que cette fentence efî
donnée contre vous, &en ma faueur? carfî
voiire Amour demeure petit & prefque Nain,
c'cfl qu'il n'a point de frère. Que fi au con-
traire le mien furpaffe toutes les chofes
plus hautes , c'efl que cette belle Diane luy
en a fait vn qu'il aime ; qu'il honore, voi~
re puis-ie dire, qu'il adore. Et croyez vous,
répliqua Phillis , que vous foyez plus aime
M ij
180 La II. partie d'Astre t.
d'elle que ie ne' fuis? Il n'en faut non plus
douter, refpondk le Berger, que de la vérité
irefme. Les Dieux ne mentent iamais, les
Oracles font les interprètes de leurs volontez :
& comment oferez- vous taxer l'Oracle de
menfonge ? Non, non,Phillis , puis que faune
cette belle Diane plus que vous ne l'aimez, ne
doutez point qu elle ne m'aime aufil dauanta-
ge : autrement les Dieux fcroient âcs abu-
feurs 3 8c non pas des Dieux. On fe trompe,
adiouftaPhillis, bien fouuent en l'intelligence
des Oracles. Il eft vray , refpondit Siluandre,
mais quand cela eft , Teuenement contraire le
defcouure incontinent, & ainfi on ne demeu-
re pas longuement abufé : mais de celuy dont
ie parle, nou^refTentons & vous &c moy,l'efret
il conforme,que ce feroit impieté d'en douter,
puis que quoy que vous vueiliez, vous ne poll-
uez rendre voilre amour fi grande que la
mienne.Et voicy ce qui le confirme encore da-
uantage. N'eft-ce pas vue commune opinion,
qu'il faut aimer pour eftre aimé'Et quoy,inter-
rcmpitPhillis, vous penfez en aimant beau-
cou p3 vous foire beaucoup aimer? Si ie voulois3
dit le Berger , vous expliquer encor ce my Itère
d'amour, peut-eftre feriez-vous auiïi prompte
àl'auoiier eue vous l'auez elté à m'interrom-
pre : & toutesfois ce n'eft pas ce que ie voulois
dire 5 mais feulement que fi pour fefaire aimer
il faut aimer, il n'y a point de doute,que Diane
Livre troisiesme. 181
qui me contraint de l'aimer a'uec tant d'affe-
ction, ne m'aime ardemment. Phfllis demeu-
ra muette, nefçachantque refpondre au Ber-
ger , qui à la venté deffendoit trop bien fa eau-
fe. Aitrée Rapprochant de l'oreille de Diane :
Ne me croyez ïamais pour veritable,dit-elle le
plus bas quelle pût, fi ce Berger en feignant
ne s'efl laifle prendre à bon efcient , & s'il n'a
fait comme ces enfans qui paflant tant de fois
le doigt autour de la chandelle pour fe ioiier,
qu'enfin ils s'y bruflent. Dianeluy refpondit:
celapourroiteftre, fi ïeftois aufli capable de
brufler qu'il le pourroit eftre d'eftre bruflé :
quefî toutesfoisil a fait la fau:e5 la peine en
Coït à luy : car quant à moy , ie ne pretens pomt
y participer. Ces propos à l'oreille euffent
continué dauantage 5 fi Philiis qui efbit entre-
deux ne les euft interrompus , leur reprochant
qu'elles tenoient le party de Siluandre. Ce
n'eft pas cela 5 refpondit Diane 3 mais nous
difons bien que vous ne deuez plus dilputer
contre luy , car il en fçait trop pour vous. Si
veux-ie encor , dit-elle , fçauoir de luy com-
ment il entend 5 que ce que vous auez dit au
commencement eft plus à fon aduantage que
au mien : parce que ie ne puis corn prendre que
ce ne me foit plus d'honneur 5 puis que vous
m'eflifez pour eftre compagne. A vous, refpon-
dit le Berger, l'honneur, & à moy l'amitié.
Non, non, répliqua la Bergère, ce nom de
M iij
r8z, La IL partie d'Astree.
compagne eft plein d'aminé & d'honneur,
car il fignifie prefque vue autre nous mefmes,
Sim'auouerez-vous , refpondit Siluandre 3
que l'amitié & la flatterie ne peuuent non
plus eftre enfemble que deux contraires :Or
û la perfonne du monde que vous aimez
le plus, vous venoit dire que vous eftes auffi
parfaicte qu'vne Deeffe , ne iugeriez-vous
pas que ce feroit flatterie, & quelle ne vous
aimeroit point l Et pourquoy , pauure abu-
fée que vous eftes , ne faites -vous vn mefme
iugement de Diane , lors qu'elle vous dit,
que vous eircs fa compagne, c'eft àdire,ain-
il que vous l'expliquez vous mefme , fem-
blable à e le, puis que fes perfections la re-
leuent de forte par dciTus toutes les. fem-
mes , qu'il n'y a pas plus de différence des
hommes aux Dieux , que de vous a elle ?
Aueug1e Phillis, ne voyez- vous point que
cette douce parole , qui vous aggree iî fort
n'eit qu'vne pure flatterie , dont ma belle
Maiftrefle vfe enuers vous , pour reconnoi-
ftre en quelque forte la foible amitié que
vous luv portez; car ne pouuant vous aimer,
elle veut vous contenter par ce moyen.
Vous prenant deneques pour compagne ,
c'eit fîgne de flatterie, & cette flatterie de
peu d'amitié : & au contraire me prenant
pour feruiteur, e.le montre la bien-veillance
qu'elle me porte, puis que îe fuis capable de
Livre troisîismï. »?3
cette faueur, s'il y a quelque mortel qui le
{oit. O outrecuidence ! s'eferia Phiilis : O
Amour ! refpbndit Siluandrc. Et quoy : ré-
pliqua la Bergère , vous penftz donc cftrc
cligne de fèruir celle de qui les mentes ou-
t repartent toutes les choies mortelles ? Les
plus grands Dieux , adiouftâ le Berger, font
feruis par des hommes, & fe plaiient deleur
voir rendre ce deuoir, '&" cette reconnoirlàn-
ce. Et pourquoy, (i ie fuis homme ; com-
me ie penfe que vous ne doutez pas, ne me
voulez- vous pas permettre que ie férue Bc
adore ma Deeife, mefme ayant elle efleu à
ce faincl deuoir par elle mefme ;Phillis ayant
quelque temps fans parler conilderé les rai-
fons deSiluandre, toute confufe ne fçauoit
queluy refpondre, luy femblant que vérita-
blement Diane faifoit plus de faueur au Berger
qu'à elle : & pource, luy addreffant fa parole :
Mais ma MaiitrefTe , luy dit-elle, quand i'ay
bien penfé à ce que mon ennemy me dit, ie
trouue qu'il a raifon>&: que véritablement vous
le fauorifez dauantage: feroit-il poiTibie que
vous l'euiTiez fait a deffein f il cela eitoit,
iaurois bien occafïon de me plaindre , &:
de trouuer mauuais qu'a mes defpens il fuft
tant aduantagé par deflus fon mente. Ievoy
bien, refpondit froidement Diane j que l'opi-
nion a plus de puiiïance fur vous que la vérité :
& que ctil par elle que vous efics conduire.
M iiij
184 La I Impartie d'Astrel
Il n'y a pas prefque vn moment que vous eftiez
gloneuie de la faueur auec laquelle le vous
auois préférée à Siluandre : & voila qu'inconti-
nent cetce opinion eftant changée vous vous
pla'gnezdu contraire ; de forte quei'ay bien à
craindre que voftre amitié de mefme ne foit
toute en opinion. Et comment.ma belle Mai-
irreffe, dit Siluandre5en pournez-vous douter,
puis qu'elle ne dit pas vn mot qui ne vous en
rende tefmoignage? Ne voila pas vne belle
amour que la voftre3 Phillis5qui vous fait trou-
uer les a étions de voftre Maiftreffe mauuaifes ?
Et fi elles font a mon defaduantage , dit la Ber-
gère, voulez-vous que ie les trouue bonnes?
L faudroit bien eftre fans fentiment. Non pas
cela 3 répliqua Siluandre, mais auoir plus d'a-
mour que vous n'auez-pas. Et quoy 3 ne vou-
driez-vous point que Diane fe conduifift à vo-
ftre volonté f Pleuft à Dieu 5 dit - elle , i'aurois
pour le moins autant d aduantage fur vous
qu'il femble qu'elle vous en donne fur moy.
Mais fi cela cftoit,adiouftaleBerger3dittes-moy
Philis qui feroit de vous deux la maiftraiffe, &
qui le feruiteur < En venté, Bergere5ie ne pen-
fe pas que vous ayez efté efgratignée de la
moindre de toutesles armes d'Amour. Aftrée
qui efcoutokleur différent fans parler 3 fut en
fin contrainte de dire à Diane: le penfe, fa-
ge B- rgerc , qu'enfin ce Berger oftera du
du toutlaparolea Pfaillig: mais pluftoft l'A-
Livre troisième. iSj
mour , refpond:t Siluandre, car iufques icy
elle a penfé quelle aimoit , & maintenant elle
voit le contraire.
Ces belles Bergères alloient de cette forte,
trompant la longueur du chemin. Et parce
que c'eftoit fur le chaud du îour , oc que le
Soleil eftoit en Ta plus grande force , elles
demandèrent à Siluandre, s'il y auoit beau-
coup de chemin îufqu'au lieu où il les vou-
loit conduire , & ayant fçeu qu elles n'en
auoient encore fait la moitié , elles refolu-
rent de s'arrefter à la première fontaine ;
ou fous le premier bel ombrage qu'elles ren-
contreroient : car Siluandre leur dit qu'elles
en trouueroient vne bien -toft 3 eu mefme
il y auoit vn cerifier tout chargé de fruicts.
En cette refolution 3 elles redoublèrent
leurs pas : mais la rencontre qu'elles firent
de Laonice , de Hylas, de Tyrcis , de Ma-
donte , & de Therfandre 3 les arrêtèrent
quelque temps. Ces Bergères & Bergers al-
loient fe promenans enfemble, cherchans les
frefehes ombres , &: les agréables fouvees
des fontaines , parce qu'eftans eitrangers,6c
n'ayans nul trouppeau à garder 3 ils n'em-
ployoient le temps qu'à paffer leur vie le plus
doucement qu'il leur eftoit poflible. Et ayant
ce iour là fait deffein de ne s'abandonner
point, ils s'alloient promenant contremont la
douce de délectable riuiere de Lignon. Or cette
r86 LaII.Partie d'Astree.
troupe s'eftant rencontrée, Hylas iaiflam in-
continent Laonice s'en vient vers Phillis : &
quoy quelle fçeufl fine, iï falut-il quelle laii-
iailAftrée&: Diane: dequoy Siluandre ne fut
point marry, luy femblant qu'il poiTedoit plus
abiblument fa Maiirreile. Tvrcis qui apper-
ceut A/tréc toute feule, car Theifondre con-
duifoit Madame 3 après iuyauoîr fait la rcue-
rence, s'offrit de luy aider. Elle qui efîimcit
infiniment la vertu dé ce Berger, outre qu'il
luy fembloit que leurs fortunes auoient beau-
coup de conformité, le receiit fort volontiers:
de forte que chacun auoit compagnie, finon
Laonice3qui , comme fay dit autresfois, nour-
riflbit en ion ame vn ii extrême deiîr de ven-
geance contre Phiilis &: Siluandre, que tout
ion defTein eftoir de trouuer quelque bonne
occafionde leur nuire. Et pour venir a bout
de fon entrepnfe , elle alloit efpiant toutes
leurs actions, & efeoutoit le plus qu elle pou-
uoit leurs difcours, principalement quand elle
voyoït qu'ils parioii nt bas , & en fecret , Se
qu'elle remarquoit a leurs geftes que c'eftoit
auec affection. Elle auoit des- ja cCté caufe en
partie de la lalouiîe de Lycidas, & depuis auoit
beaucoup appris des nouuelles de Siluandre,
oc des autre s Bergères: plus tcutesfois par fes
foupçons, que par toute autre chofe, mais à
cette rencontre elle en reconnut bien da-
uantage , & y deuint ïi fçauante , comme
Livre troisiesme. 187
nous dirons, quelle en fçeut prefque autant
qu'eux mefmes. Audi n'y ayant perfonne
en la compagnie qui ibupçonnaft le delTein
quelle auoit , elle les efeoutoit librement 3 &
s'en approchoit fans qu'ils s'en donnaient
garde. Elle donc n'ayant rien qui la diuertit
après auoir confîderé tous ces Bergers ôc
Bergères, fe vint mettre le plus près quelle y
pûft de Silnandi e , qui conduifoit Diane , par-
ce que c'eftoit celuy à qui elle vouloit le
plus de mal 5 & ayant des-ja quelque opi-
iron de cette amour , elle defiroit auec paf-
fiôn d'en difeounr dauantage. Diane qui n'a-
uoit point de defTein fur Siluandre 3 quoy
quelle luy vouluft plus de bien qu'au refte
des Bergères de Lignon D ne fe foucioit point
que fes paroles fuflènt ouyes : & Siluandre
n'y prenoit pas garde 3 parce que du tout at-
tentif à ce qu'il difoit à fa MaiftrefTe 3 il ne
voyoit prefque le chemin par où il paflbit,
qui fut caufe que Laonice les pûft efeouter
ayfément. Or ce Berger, auiTi-toft qu'il fe
vid feul près de Diane : Et bien 5 ma belle
MaiftrefTe, luy dit-il , quel iugement ferez-
vous de Phillis & de moy ? QucPhillis, refpon-
dit-elle, eft la perfonne du monde qui fçait
le plus mal mentir, &: que Siluandre eft le
Berger que ie vids iamais qui diffimule le
mieux : car û eft certain que vous contrefaites
mieux le pafïïonné que perfonne du monde.
i88 La IL partie d'à s trie.
Ah: Bergère, reprit Siluandre, qu'il eftayfé
de contrefaire ce que Ton rerTent véritable-
ment. Voila pas, répliqua Diane, ce que îe dis?
jamais ie neuffe creu que pour vne feinte paf-
fion , Ton euit peu controuuuer des paroles &r
des actions fî approchantes du vray. Ahî Dia-
ne , continua le Berger, combien font mes
actions & mes paroles împuiiTantes à déclarer
la vérité de mon affection: iï vous pouuiez
aufïi bien voir mon cœur que mon vifage,
vous ne feriez pas ce ingénient de moy: car il
faut enfin que îevous auoiie, la gageure de
Philiis auoirbieneftécaufe, que ce Berger (ie
ne fçay fi ie dois dire heureux ou malheureux )
a eu plus fouuent [honneur d'eftre près de
vous : mais que ie me fois arrefté aux bornes
de noitre gageure: ah/ belle MaiftrefTe, ne le
croyez pas, vous auez trop de perfections, &
i'ày eu trop de commodité de les recon-
noifîre, pour ne les aimer que- par femblant.
Le Ciel me foit tefmoin, & Tcn attefte les
Deïtezde ces lieux folitaires,que ie vous aime
auec vne aufli véritable affection comme il elî
vray que ie fuis Siluandre.
Ce qui eftoit caufeque le Berger parloit de
cette forte, c'eftoit qu'il voyoït bien que dans
peu de îours le terme des trois mois finiufbit,&'
qu'après il In y feroit beaucoup plus difficile
de l'entretenir de fon affection, reconnoiflant
allez l'humeur de cette B ergere : de forte qu'il
Livre tRôisiesme^ 189
fe rcfolutde preuenir ce temps :&quoyque
cela rapporta peu à fon defTein, fi ne luy fut-il
du tout inutile: car il commença d accoutu-
mer fa Bergère à femblables difcours, qui,
peut-eitre, n'efl: pas vn des moindres artifices
dont vn Amant auifé fe doiue feruir, d'autant
que la couftume nous rend les chofes ayfées,
qui du commencement nous eftonnent , de
que nous îugeons prefque impofTïbles. Diane
oyant ces paroles, encore qu'elle îugea bien
qu'elles eftoient véritables 3 ii ne fit-elle fem-
blant de les croire : mais continuant comme
elle auoit commencé: & cecy, dit-elle, Berger,
me fortifie encore plus en l'opinion que fay
conceuë de vous : & pour vous tefmoigner
que le dis vray, regardez auec quelle froideur
ie vous efeoute & vous refponds : car fi fauois
autre créance de vos paroles, foyez certain
que le premier mot que vous m'en auez dit,
euft efté le dernier que i eufîe efeouté. Siluan-
dre vouloit refpondre, mais il en fut empefché
par vne rencontre qu'ils firent. Aftrée & Tyr-
cis ail oient les premiers: Phillis & Hylas après,
puis Madontc & Tcrfandrc, &: en fin Diane àç,
Siluandre, 6c après eux la malicieufe Laonice.
Suiuantde cette forte lefentief que Siluandre
leur auoit montré , ils approchent fans faire
beaucoup<He bruit d'vn fort agréable bocage
qui cftoit fur leur chemin. Et parce que les
difcours d'Aftrée & de Tyrcis n'efioient pas
t$o La II. partie d* Astre e.
de ceux qui arr eurent toutes forces de l'efprit,
comme n'eitantque des chofes indifférentes-,
ils prirent garde que dans le plus efpais de
1 ombrage , il y auoit trois Bergères auec le
gentil Pans, fils d'Adamas. Pour les Bergè-
res , elles eftoient inconnues a Aitrée. Quant
à Paris . il s eftoit depuis quelque temps rendu
fi familier parmy toute cette trouppe, à caufe
de i amour qu'il porto:t a Diane , qu'il n y
auoit celle de tout leur hameau qui ne le re-
connuft, voire qui ne l'aimait Auftl 'pour
fe rendre plus agréable, toutes les fois qu'il ve-
noitvoirfaM^itreik, il prenoit les habits de
Berger, comme l'aydit, &auecvne houlette
en main, viuck parmy cette troupe, com-
me s'il euft elle de mefme condition, tant
l'amour a de force à defpoùiller les âmes
mefmcs plus genereufes de toute ambition.
Et parce qu'a Theure que cette trouppe vint
en ce lieu l'vne des Bergères chantoit, Aftréc
&Tyras s'arrefterent tout court, &: fe tour-
nant vers ceux qui venoient après eux, leur.
firent ligne daller doucement: mais d'autant
(,;ne fa chanfon eftoit prefque finie , îjs n'ouy-
\ ent que ce dernier couplet :
Livre troisiesme." r$r
MADRIGAL,
aVor ? vous ay-ie offensée,
D'cffect ou de pensée?
DejjaHl ne peut efire,
Si mon p enfer ta fait, il efi vn traijtre.
Cette Bergère auoitlavoix fi douce, que
toute la trouppe furuenuë fut bien marrie
qu'elle eut fi toit açheué : mais Hylas qui auok
quitté Phillis, pour s'en approcher dauanta-
gc, neuf! pluiîofl: îetté les yeux defius qu'il
les recorinuft. Que^fï quel qu vn euftprïs garde
à luy, il euft bien veu à fon a&ion , que ces
Bergères ae luy eftoient pas inconnues: tou-
tesfois pour ouyr ce qu'elles diroient,il fè
contraignit le plus quil luy fut po fil ble. Il
ouyt donc que cette dernière , après auoir
chanté: Or fus, dit-elle, gentil Berger, puis
que nom auons fetisfàic a voitre curioiîté,
acquittez- vous de la promeiTe que vous nous
auez faiétc. Ienevousdefdiray ïamais, refpon-
dit Pans, de chofequi foit en ma puiiTance:
&: lors prenant vne harpe que ces Bergères
auoient3 il chanta fur cet infiniment de cette
forte :
192*
La IL partie d'Astree.
CHANSON.
aVAN d Hjlas apperceut les yeux
De ih'dlis fia belle Maifilrelfie,
Voiir-on en cor telle Deejfe
^Ailleurs, dit-il, que dans les Cieux ?
II
Phillis £vn efclat rougijfant
Oyatit ces mets deuint plus belle ;
En vain cette beauté nouuelle
Rend, dit-iUvofilre œil plus puijfant.
III.
Bile a vn gracieux fioufiris
Keceuant cette flatterie :
Cejfez, , luy dit-il , je vous prie,
C^efi fiait, enfin Hylas efipyû.
if:
(JMais s il plaint , dit-elle, a ï infant
Sa liberté, qui! la repreine$
Vous efiles, dit-il, moins humaine
En pardonnant au en furmontant.
r.
Lien trop aymahle ejr trop cher,
Dont le captif craint au on le lafiche^J,
Heureux Amant puis au il tefajches,
£uand tu vois au on te veut laficher.
Il femblou
Livre troisiesme.' 195
Il fembloit que ces étrangers attendiiTent
auec impatience la fin de cecce chanfon pour
demander qui eftoit Phillis & Hylas. Si vous
auez quelquesfois ouy parler de cette plaine de
Foreft, refpondit Paris, & particulièrement
de l'agréable nuiere Lignon, il ne peut eftre
que vous n'ayez ouy le nom de la belle Ber-
gère Diane, & d' Aftrée. Or cette Phillis dont
vous me demandez des nouuelles, eft leur
plus chère compagne. Quant a Hylas , ie ne
vous en puis dire autre chofe, finon qu'il eft
effranger, mais de la plus gracieufe & plus
heureufe humeur que l'aye ïamais pratiquée,
car il ne s'ennuye ïamais au feruice d'vne Ber-
gère, la quittant toufîours hui& iours, à ce
qu'il dit, auant que de s'y defplaire. N'elt-il
pas (adioufta Tvne de ces eftrangeres) d'vn
heu qui s'appelle Camargue , qui eft en la
prouince des Romains? &luy ayant refpondu
qu'ouy: Il fuffit, continua-t'elk , que vous
nous ayez dit fon nom, &le lieu d'où il eft:
car pour toutes fes autres conditions, nous les
auons autresfois appnfes à nos defpens , ôt
après s'eftre teuë quelque temps, elle reprit
de cette forte:
2. Part, N
194 La II. partie d'Astree.
HIS TOIRE DE PA LINICE
ET DE CïKCENE.
IE ne trouueray iamais eftrange , gentil
Berger, tant que Tauray mémoire de Hylas,
d'ouyr dire que lapluf-part des chofes confifte
en l'opinion. Puis que n'y ayant rien de ïî
contraire que le vice & la vertu, Se ceftui-cy
prenant l'vn pour l'autre, il nous montre que
véritablement l'opinion eft celle qui met le
prix à toutes chofes. Et certes, c'eft bien le plus
înconftant de tous les efprits qui ayent iamais
eu quelque opinion d'eftre amoureux, Se qui
auec plus d'opiniaftres raifons eiTaye de prou-
uer que c'eft vertu de changer 5 ou pluftoft
que d'aimer en diuers lieux 5 ce n'eftpas in-
conftance: 6c ne faut point croire qu'il en
parle contre ce qu'il en croit, parce que vérita-
blement c'eit félon foncœur. le me fouuiens
queftant venu de Camargue a Lyon 3 il fe
laiifa renfermer dans le Temple parmy les
filles 3 la veille d'vne Feftc, & n'euft efté la
compaiTion quePalinice eutdeluy ( c'eft ainiî
que celle-cy de mes compagnes fe nomme,
dit-elle, montrant celle qui eiioit plus près de
Pans; il n'y a point de doute que facuriofité
euft efté bien rudement punie. Mais elle re-
connu îlTant que fa faute eftoit procedée d'im-
Livre troisiesme] m*
prudence, &non de malice, en le defguifant
d'vn voile le fit fertir hors du Temple, & l'a-
mena îufques en fon logis qui eftoit dans la
demy Me que le Rofne 6c l'Arar font auprès
de l'Athenéc. A la vérité, cette courtoifîe fut
bien allez grande pour obliger Hylas a reuoir
Palinice : mais fa moderne auffi eftoit bien
vne bride affez forte , pour empefeher que
tout autre que Hylas ne luy euft parlé d'A-
mour: toutesfoisil n'attendit pas la troifiefme
vifite , fans luy en dire fon opinion. Car le
lendemain qu'il vint chez elle ce fut auec au-
tant de familiarité, que s'il euft efté toufiours
nourry auprès d'elle. Vous m'auez, luy dit-il
d'abord, conferuéla vie: il efl bien raifonna-
ble quelle foie employée à voftre feruice:
auffi le veux-ie faire, quand ce ne feroit que
pour neftre point ingrat ; vous auffi pour
ne fouiller la première faueur que vous m'a-
uez faidte, receuez l'offre que ievous fais de
mon feruice , &: ne croyez point qu'il y ait
perfonne au monde qui vous puiffe plus ai-
mer que moy, ny qui en ait plus de volon-
té. Ma compagne qui n'auoit pas accoutu-
mé d'ouyr de femblables harangues, pour le
commencement, luy refpondit affez froide-
nient, mais voyant qu'il continuoit, elle s'en
fafcha, ne pouuant fupporter qu'il luy tint ce
langage. En fin quand par la continuation de
fa vif ites, elle recornu t fon humeur, elle ne
N ij
r?5 La II. partie d'Astree.'
faifoit plus qu'en rire3 dequoy il ne s'offençoic
point : car il a cela de bon, que tout ainfi qu'il
vit librement auec tout k monde, il eftbien
ayfe qu'on en face de mefme auec luy. Toutes-
fois cette Amour alla croiflànt de forte que
ma compagne s'en trouua ennuyée: non pas
que véritablement Hylas ne foit perfonne de
mérite 3 & qu'il n'ait des perfections qui font
dignes d'efire aimées: mais elle eftant vefue5
& ne faifant pas deffein de fe marier, cette re-
cherche ne pouuoit que luy eftre fort def-ad-
uantageufe. En ce mefme temps il fembla que
le Ciel euft pitié de palinice, luy donnant vne
compagne, & bien-toit deux, pour luy ayder à
porter vn fi pefant fardeau, palinice auoit vn
frère qui cltoit feruiteur, il y auoit long temps,
deCircéne, dit-elle ( montrant l'autre de Ces
compagnes qui eftoit auprès d'elle : ) & parce
que le refpect a plus de puifTance fur les cœurs
qui aiment bien, Clonan (tel eft le nom du
frère de palinice ) n'auoit point encor eu la
hardie/Te de le dire à cette belle Circéne. Elle
d'autre cofté eftoit encor trop îeune pour
prendre garde aux aérions qui luy en pou-
uoient donner connoiffance j fi bien que Clo-
rian brufloit bien deuant faDeeffe: mais (on
facnrice eftoit inutile, n'eftant pas connu de
celle a qui il l'offroit. Hylas cependant conti-
nuoit devoir palinice; & parce , à ce qu'il dir3
que l'vn des premiers préceptes de la prudence
Livre troisiesme.' ijy
<F Amour, c'eft d'acquérir les bonnes grâces de
tous ceux qui attouchent ou d'amitié ou de
parentage à la perfonne aimée, il fît tout ce
qu'il pull pour eftre amy de Clorian: ce qui
luyfutfort ayfé, pourceque ce ieune homme
eftoit courtois & bien nay , & de fon cofté
auoit ce mefme deffein d'eftre aimé de tous.
Mais d'autant que Hylas eftoit plus fin & plus
ruzé, foit pour auoir plus voyagé, foit pour
auoir plus d'aage, il fe contenta de feindre ce
que Clorian fit a bon efeient: ôcparainfî il ne
fut fon amy que comme le commun , au lieu
que l'autre faimoit comme fi ç euft efté fon
frère. Pour le moins ce qui s en enfuiuit en
donna connoiffance : car Clorian augmentant
de iour à autre en fon affection entiers Cyrcé-
ne, fans la luy ofer faire fçauoir par fes paroles,
Hylas en fin s'en print garde de cette forte.
Cyrcéne eftoit partie pour aller voir fon père.,
qui eftoit tombé malade en vne ville du cofté
des Allobroges dans le pays des Sebufiens, &: fa
maladie fut telle que iamais il n'en releua de-
puis: cela fut cauie qu elle demeura long temps
hors de noftre ville , &: que par confequent
Clorian ne la voyoït point. Et parce qu'à ce
que i'ay ouy dire, il n'y a rien qui foulage plus
celuy qui aime bien, que de penfer en la per-
fonne aimée , Clorian fe retiroit bien fou-
uent en vne maifon qu'il auoit dans l'enceinte
mefme ae la ville, fur le haut de cette montée
N iij
198 La II. partie d'Astree!
qui va du codé des Sebufîens. De ce lieu on
void leRofne dvncofté3&de l'autre l'Arar,
de quand on veut eftendre la veuë on void du
coftéduRofnelaforeitdeMars ditte d'Eneu.
Que fî les arbres efleuez n'empefehoient l'œil,
il n'y a point de doute qu'il s'eftendoit plus de
ce cofté là que de tout autre. Quand on fe
tourne vers le Temple de Venus , on void
iufques aux monts desSegufîens. Quand on
regarde t'Arar,onvoid iufques aux Sequanois.
Et quand on eftend la veuë entre le Rofrie , &:
l'Arar, vous voyez iufques aux affreufes mon-
tagnes des Allcbroges 3 par delà la plaine des
Sebu/îens. Que s'il n'y auoit quelques rochers
qui s'oppofent , on verroit mefme iufques aux
Secuiïens3 parce qu'outre que le lieu eft fort
releué, encor y a-t'il vne tour qui eftmerueil-
leufe pour fa hauteur, au fommetde laquelle
il y a vn cabinet ouuert des quatre coftez , afin
qu'on puiiTe plus aifémët îouyr de la beauté de
cette veuë. C'eftoient en ce lieu que Clorian
fe retiroit d'ordinaire :&: quand il fepouuoit
defrober des compagnies il montoit en fa
tour : & de là iettant les yeux fur la plaine des
Sebufiens3il demeuroit commerauyenfapen-
fée,qui ne fe diuertifToit ïamais de Cyrcéne,
quelque objectqui fe prefentaft àfesyeux. Il
aduint que Hylas eftant fort familier auec luy,
comme ievous aydit, ne le trouuant point
dans le bas du logis, fe douta bien qu'il eitoit
Livre troi'si esme." rp.9
au haut de cette tour, & parce qu'il eftoit en
peine de qui fbn compagnon eftoit amou-
reux ( car il connoiiïbit bien que ces folitudes,
de ces longues penfées ne pounoient procéder
d'autre chofe que d'Amour ) il monta les de-
grez le plus doucement qu'il pût: & trouuant
la porte entr' ouuerte, il le vid accoudé fur la
feneftrequi regardoitdu cofté des Sebufiens,
tellement rauy en fa penfée, qu'il n'euft pas
oiiy tonner, tant s'en faut qu'il euft pu pren-
dre garde au bruit qus fit Hylas en ouurant la
porte & en entrant; & de fortune il parloit
alors fi haut que Hylas pûft ouyr ces paroles :
SONNET.
IL PARLE AV VENT.
DO v x Zephir que ie vois errer folaftre-
ment
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines,
Et qui pillant de s fleurs le s plus douces haleines,
Auec ce beau larcin vas tout ï air far fumant.
Si iamais la pitié te donna mouuemenU
Oublie en mafaueur icy tes douces peines :
Et ien va dans le Jem de ces heureufes plaines,
Ou mon malheur retient tout mon contentement»
N iiij
zco La II. partie d'Astrel
p% mais porte auec toy les amoureuses plaintes
£)ue parmy cesforejh iày trijkmet empreintes,
Seul ejr dernier pi aijir entre mes de (plaisirs.
La tu pourras trouuerfw dés leur es iumelles
Des odeurs ej? des fleurs plus douces ejr plus
belles :
A fais rapporte-le s-mûy pour nourrir mes defirs*
le vous y prends Clorian , dit Hylas, luy
iettant le bras au col, & le baifant à la ioiie,
ie confeffe que vous elles le plus fecret Amou-
reux qui fut iamars,mais fi ne pouuez-vous
plus vous cacher à moy. Ny en cette occafion,
dit Clorian, après l'aiioir quelcme temps con-
fîdcré,nyen nulle autre,ie ne me cacheray ia-
înais a vous. le le reconnoiitray bien, luy dit
Hylas, fi vous m'auoùez librement ce qu aufîi
bien ie fcay des-ja. Etqueft-ce, refpondit-il3
que vous voulez fçauoirde moy? le ne vous
demande plus , répliqua Hylas, quel eitvoftre
mal, mais feulement de qui il procède. Ah.'
Hylas ^ dit-il, auec vn grand ibufpir, vous
auez raifon de ne me demander point quel il
eft, car vous le ingérez aifez quand vous fç au-
rez qui en eft la caufe. Et pleuft aux Dieux
que vous pûfTïez auffi bien m'y rapporter
du foulagement comme l'en defefpere , &
comme librement ie (ansferay àvoitre curio-
fité. Et à ce mot s eflanc affis fur vn petit lict3
Livre troisîesme- 201
Zc le prenant par la main , il luy fit tout le dit
cours de fon affection , luy difant 9 combien le
refpeft qu'il auoit porté à Cyrcéne 3 eftoic
grand 3 puis qu'il n'auoit ofé luy déclarer l'A-
mour qu il luy portoit.
Lors que Hylas oùyt le nom de Cyrcéne , il
luy fembla bien de l'aiioir oiiy nommer autre-
fois, fans toutesfois s'en pouuoir bien fouuenir,
cela fut caufe qu'il luy demanda laquelle c'e-
ftoit de toutes celles qu'il auoit veiies. Puis que
vous n'en connoiiTez point le nom, refpond
Cîorian, il faut croire que vous ne l'aurez ia-
mais veiie , fa beauté eftant telle 3 qu'il efl: im-
poflîble qu'elle foit veiie fans qu'on n'en de-
mande le nom 3 & que l'Amour n'en engraue
en mefme temps le vifage bien auant dans le
cœur : & à la vérité quand ie conte en quel
temps vous eftes venu en cette ville, iepen-
fe que vous ne la pouuez auoir veiie. Farriuay,
adioufta Hylas, la veille de la dernière fefte
qu'on chommoit à Venus. Clorian alors après
auoir quelque temps penfé Juy refpondit qu'il
ne la pouuoit auoir veiie que ce îour-là, parce
quelle partit le lendemain pour aller vers fon
père, qui eitoit malade dans la prouinec des
Sebufîens, d'où elle n'efloit depuis reuemie. Et
bien, dit Hylas, & pour eftre fîjbelle penfez-
vous qu'elle ne vueille pas eftre aimée ? Quoy
donc3 croyez-vous qu'il n'y ait que les laides
qui vueiïlentfouffrk de Tertre? Tant s'en faut
2o£ La II. Partie d'Astr'ee*
fi quelques-vnes s'en doiuent offenfer quand
on le leur dit, ce font les laides , parce qu'il y a
apparence que Ton fe mocque d'elles. le ne
penfe pas, refpondit Clorian D qu'elles s en •
offenfent pour eftre belles: mais oiiy bien pour
e/jtrehonneftes. Comment, adioufta Hylas3
qii'vne femme pour honnefte quelle foir fe
piaffe fafcher d' eftre aimée ? Ah : Clorian mon
amy5 reflbuuenez- vous que la mine qu'elles en
font quand on leur dit , n'eft pas pour eftre
marries qu'on les aime 3 mais pour eftre en
doute qu'il ne foit pas vray. Et d'efFeâ: où eft
lafcmme3quieftantbienafTeuréederaffe&ion
dvn homme, ne s'en eft enfin fait paroiftre
tres-contente, & ne luy en a rendu des tefmoi-
gnages:Non,non,Clorian5de toutes les actions
que nous faifons, après celles qui conferuentla
vie, il n'y en a point de plus naturelle que celle
de l'Amour. Et tenez-vous les femmes pour
tant ennemies de la nature,qu elles hay lient ce
qui eft naturel ? le veux vous donner confeil,
encor que vous ne me le demandiez, & fi vous
le fuiuez vous verrez bien toft que ie ne fuis
pas apprentif en femblables chofes. Faites
fçauoir a Cyrcéne que vous l'aimez , & cela le
le plus promptement que vous pourrez; car
pluftoft elle le fçaura, pluftoft aufli en fera-
t'elle afîeurée, de tant pluftoft elle vous ai-
mera. Il n'y a point de doute qu'au com-
mencement elle tourna la tefte à cofté ,
Livre troisiesme! 205
quelle vous dira qu'elle ne veut point qu'on
luy parle d'Amour, quelle feindra d'eftre en
colère , & de ne vouloir plus parler à vous:
mais continuez feulement , & fi vous y
elles bien affidu , foyez aiTeuré que vous
l'emporterez.
Lors quelles nous font ces refponfes, &
qu'elles refufent l'affection que nous leur pre-
fentons, elles me font reilbuuenir decesMy-
res,quiayans vifité les malades , refufent en
tendant la main, l'argent que Ton leur prefen-
te. I'ay plus d'aage que vous, i'ay vn peu cou-
ru du monde,& fur tout l'en ay aimé plufîeun:
cela me donne l'authorité de vous en parler
plus librement, 8c vous ne le deuez point trou-
uer mauuais : foyéz certain que iamais honteux
Amant n'eut belle amie , & que c'eft fait de l'a-
moureux quieftrefpectueux. Il faut que celuy
qui veut faire ce meftier, ofe, entreprenne,
demande, &fupplie, qu'il importune, qu'il
preffe, qu'il prenne, qu'il furprenne , voire
qu'il rauifTe. Et ne fçauez-vous.Clonan^om-
mela femme efl faite ? Efcoutez ce qu'en dit ce
grand Oracle qui de noftre temps a parlé de là
les Alpes.
T98 L A IL P A RT I E D'A STREe!
MADRIGAL.
EL L e fuit y & fuyant elle veut qùon ï at-
teigne $
Refufe, ejr refufant veut qu on tait par effort ,•
Combat, & combattant veut qùon f oit le f lus
fort:
Carainfifon honneur 'ordonne quelle feigne.
Celuy qui n'a pas le courage de viure de
cette forte, conseillez -luy feulement qu'il
prenne vn autre mcffier que celuy d'Amour,
car il n'y fera ïamais Ton profit. le veux donc
conclure , Clorian 3 que non feulement
vous deue2 auoir la hardie/Te de luy décla-
rer voftre intention 3 mais deuezefperer pour
certain qu'elle vous aimera3 pourueu que vous
l'aimiez.
le ne fçaurois, gentil Berger , vous redire au
long les confeils, ny les raifons de Hylas: car à
ce queiay depuis fçeu par Palinice 3 a qui fon
frère les a plufieurs fois racontées , il fe faifoit
bien paroiftre mailtre paifé en femblables cho-
fes.Tant y a que la conclufion fut,d'autant que
Clorian nauoït pas la hardieffe de déclarer à
cette belle fille , laffeclion qu'il luy portoit,
qu aufîi-toft qu'elle feroit de retour ( ce qui de-
uoiteftre dans peu de îours) Hylas en porte-
Livre troisiesme* 2,oy
roit la parole. Ce qu'il accepta librement de
faire, parce, difoit-il3qu'il s'en obligeoit deux en
vn coup, a fçauoir Cionan enluy rendant ce
bon office, & Cyrcéne en luy portant de fi
bonnes nouuelles. Il aduint donc que quelque
temps après ma compagne retourna en lavillc:
de quoy que la mort de Ton père l'eut contrain-
te de porter le dueil, &que la tnirefle de fon
ame accompagnait fort bien l'habit qu'elle
^uoit, fîeft-ce que ce defplaifir n'auoit point
amoindry fa beauté, tant s'en faut il luy auoit
adiouftéienefçay quelle douceur au vifage,
qui efmouuoit tous ceux qui la voy oient, ôc
d'Amour, d'vne certaine attrayante compaf-
fion, qui la ren doit beaucoup plus aggreable.
Hylas pour fatisfaire à ce qu'il auoit promis, ne
fçeut pas pluftofl fon retour qu'il rechercha
curieufement les moyens de la voir; à quoy
Palinice luy feruit beaucoup, parce que fon frè-
re l'en auoit prié. Elle qui ne fçauoit point leur
deifein, & qui croyoit que ce ne fuft que par
curiofîté, fut bien aife de contenter fon frère
quoy qu'il luy fafchafr fort de traîner cet hom-3
me après elle. Et de fortune il fe prefenta vne
bonne occafîon, caria mère de Circéne vou-
lant faire quelque facrifice aux Dieux Mânes
pour fon mary,y comriaPalinice,commervne
de ks meilleures amies. Elle y alla, & auec
elle Hylas; mais voyez s'il n'eit pas aufTi bon
amy, que ridelle Amant: ilnereuitpasfî toit
lo6 La IL partie d'Astree.
Cyfcéne qu'il en deuint amoureux :1e dis,reuit,
parcequeiettantl-esyeux'deiTus, il fe reflbu-
u.int qu'il lauoit veiie autresfois dans le Tem-
ple de Venu s,lors que Palinice lefauua: & par-
ce que dés lors il lauoit trouuée fort a fon gré,
lés premières flammes fe rallumèrent aifé-
mentencecœur, qui eft aufïi fufceptible de
l'Amour, que le foulfre le peut eftre du feu .La
confiderant donc quelque temps fort attenti-
uement , il fe ramenteut peu a peu que Cyrcé-
ne eftoit celle qu'il auoit veiie dans le Temple,
& de laquelle ils auoient demandé le nom à
Palinice: &fe reprefentant alors la grâce qu'el-
le eut à chanter, & tout ce que l'Amour luy fift
conceuoir à cette première veiie, il oublia de
forte tout ce qu îlauoit promis aClonan, qu'il
ne penfaplus qu'a faire l'office pour foy mef-
me. Voyez combien il eft dangereux d'em-
ployer vn fécond en femblables affaires.il s'ap-
procha d'elle3& après l'auoir falùée,&que com-
me pleine de ciuiiité elle luy eut rendu fon fa-
hit, parce que c'eftoit dans le Temple, il fe mit
fur vngenoùil au plus près d'elle qu'il pût, &:
fuiuantfon humeur, fe panchant vn peu fur
l'autre, il luy parla de cette forte : le voy bien,
belle Cyrccne,que voftre veiie m'eft fatale, &
qu'cftant venu îcy pour affilier à vn de vos fa-
crifices, vous y ferez auffi à vn des miens. Elle
qui n'auoit jamais veu cet homme,ny oiiy par-
ler de luy, le regarda quelque temps au vifage ,
Livre troisiesme.1 207 -
& le coniiderant vn peu , connut bien qu'il
eiloit eftranger , flirt: au langage , fuft à l'habit,
parce qu encores qu'il le portail comme les au-
tres de la ville, fi eft - ce qu'il eftoit bien aifé à
connoiftre, d'autant que les eftrangers, quoy
qu'ils fe defguifent de nos habits, ont toufiours
quelque air différent de ceux de noftre con-
trée :& me femble que les Francs ont moins
cette différence que tous les autres. Et parce
queCyrcénene connoiflbit point Hylas, elle
creut qu'il la prenoit pour quelque autre , &£
cela fut caufe qu'après auoir arrefté quelque
temps fes yeux fur luy , elle fe tourna froide-
ment d'vn autre cofté , fans luy refpondrc ; de-
quoy neftantpasfatisfait, il la tira par vn des
plisdefarobbe.
Et quoy la belle,luy dit-il,vous ne me refpon-
dez nonplusquefîieneparlois point à vous :
AufTi crois-ie,ditCyrcéne5que voflre parole
ne s'addreffe pas à mov,ou que vous vous mef-
contez:car qu'eft-ce que vous me dites de veite
fatal c3& de voftre facrifice \ Ce n'eft point, dit-
il, à autre qu'a vous que ie parle, & ne vous
prens point pour autre que pour vous mefme :
c'eftadire, pour la plus belle & plus aimable
que ie vis ïamais , & de qui la première vetie a
faillydemecoufterlavie, 6c la féconde me la
rauira fans doute, fi ie ne vous trouneà cette
heure auili douce & fauorable quePalinice me
lefiR en ce temps-la. Et qu eft-ce, dit- elle, que
2,o8 La II. partie d'Astkee;
Palinice fit pour vous? Elle mefàuua la vie^
reipondit-il 3 lors que macuriofité m'engagea
dans le remple,ia nuict auant la feile de Venus,
&: que vofhre veiie m'y retint plus que îe ne de-
uois. le n'ay point de mémoire, dit Cyrcéne,
de vous y auoir veu. Cela, répliqua Hyias,
n'empefche pas que ie ne vous aime 3 & qu'au
lieu d'affilier à voftre facrifice3 comme i'ay
penféde faire, vous n'aiMiez à celuy qu'A-
mour vous fait de moy ; en quoy toutesfois ie
m'elumeray bien-heureux , fi l'acquiers quel-
que part en vofrre amitié. le voy, dit-elle, que
vous elles ellranger, &: que vous ne me con-
noiiTez pas ; & croy encores mieux que mon
amitié vous eft fort indifferente.Et à ce mot elle
fe tourna d'vn antre collé , &: il luy aduint à
propos qu'vne defes compagnes entra dans le
Temple, à laquelle feignant de quitter fa place
par courtoiiîe, elle fe retira au plus près de fa
mère qu'elle pût, & durant tout le relie du fa-
crifice, elle ne voulut s'approcher de luy. Mais
Hylas n'eltoit pas homme pour s'arreller en fi
beau chemin.
Il trouua donc par le moven de Palinice, ce-
luy d'entrer chez Cyrcéne., &: pour conclufîon
s'y rendit lî familier 5 faifant toufiours croire à
Clonan que c'eftoit a fon occalîon qu'il dc-
meuroit plus auec elle qu'en tout autre lieu.
Mais ce n'eftoit pas allez pour l'humeur d'Hy-
las de tromper fon amy 3 &: d'aimer Palinice &:
Cyrcéne,
Livre troisiesme. 209
Cyrcéne, fi vn foir que nous nous allafmes
promener,contre-mont l'Arar , il ne m'en euft
dit autant qu'aux autres, fans qu'il euft prefque
connoiflance de mon nom.
Hylas quieftoitauxefcoutes, commeie vous
ay dit, ne pût s'empefcher , quoy que ce fut
contre ion defifein 5 de fe montrera elle, &: de
luy dire tout à coup. Et quoy, belle Florice,
auez-vous opinion que ce fut de voftrenom
queiefufTe amoureux? Hylas fe repentit bien
de s'eftre fait voir fans y penfer 3 mais cçs
eftrangeres furent bien plus eftonnées , le
voyant paroiftre tant inopinément: quoy que
d'abord elles le regardèrent par deux fois auant
que de le reconnoiitre 3 a caufe du changement
d'habits.
MaisAftréeenfut tres-aife, qui s'ennuyoic
infiniment que le long difcours de cette étran-
gère luy retardait le contentement qu'elle et
peroit de la fin de fun voyage. Elle fit femblanc
toutesfois d'en eftre bien marrie 3 afin de faire
comme les autres 3 qui tous enfemblefe firent
voir. Au contraire Hylas feignant d'auoir in-
terrompu à deffein Florice, s'en courut l'em-
braiTer,&: puis faliia les autres deux : & enfin re-
tournant vers elle: Et bien belle difcoureufe,
dit-il 5 ne ceiTerez-vous iamais de renouueller
mes playes ? Fauois opinion, dit-elle, de chan-
ter vos louanges : & depuis quand les efhmez-
vous autres ITay de tout temps, dit-il , accoa-
1. Part , O
2io La IL partie d'Astree."
iiumcd'appeller chaque chofeparfonnom :&
n'eft-ce pas rebleifer que de remettre le fer dans
des vieilles cicatrices ? Et y a t'il vn fer plus
tranchant que la veiie de vos beautez,& le fou-
uenir de mes premières Amours ? O .' dit Flo-
ricc, loffenfen'eft pas grande fi ie ne vous fay
que cette playe,&vous ne deuez pas auoir peur
d'en mourir 5 puis que vous en fçauez de fi bon s
remèdes. Cela feroit bon,refpondk Hylas , fi
toute; les bleflures fe gueniîbient par des re-
mèdes femblables : mais n'entrons point fi toft
en ce difeours , & me dittes quel bon defiein
vous conduit en ce lieu? Ceneft pas, refpon-
ditFlorice, celuy de vous y voir. Si vous efliez,
adioufta Hylas, auffi courtoife que Vous m'e-
1res obligée 3 cette confideration auroit bien
alTez de force pour vous y conduire, vous ayant
afTez fait de feruices à toutes pour vous laif-
fer la volonté de me reuoir: mais ie voy bien
que i'ay femé vne terre ingratté, & qui ne rend
pas la peine qu'on y prend. Quelquesfois.rcf-
ponditCyrcéne, pource que le laboureur eft
mauuais, ôc la graine mal-choifie & mile hors
de faiibn, le bon terroir rapporte des ronces au
lieu de bled: prenez garde que quelqu'vne de
ces chofes ne foit caufe de l'infertilité donc
vous nous blafmez.
le fçay bien5dit-il,Cyrcéne,que comme vous
auez toufiours eu beaucoup de beauté pour
vous faire aimer3de mefmc vous n'aueziamais
i
Livre troisiesme- zu
eu faute de defdain pour mefprifer ceux qui
vous ont adorée. Etmoy,ditPalinice3 îefçay
encore mieux,que comme vous auez toufiours
efré tres-fcrtile ennouueauxdefirs & nouuel-
les affeftions, demefme vousn'aueziamais euv
faute de paroles pour accufer autruy de voftre
faute. Alors Hylas fe reculant deux ou trois
pas : C eft trop3dit-il3d'auoir à combattre con-
tre trois, les plus vaillans mefmc ne le veu-
lent entreprendre contre deux. A ce mot,
Aftrée, Diane, Phillis, & le refte de leur troup-
pe arriuerent, & furent caufe que cette difpute
priftfin, - L "
o n
L E
QVATRIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astre e.
'Estoit la couftumc des Ber-
gers de Lignon, de ne rencontrer
iamais effranger , fans luy offrir
toute forte d'afïiltance 3 leur fem~
blantqueles loix de Fhofpitalité le leurcom-
mandoient ainfi. Cette couftume conuia
Aftrée, Diane, & toute leur compagnie, de
faire ces mefmes offres à ces belles étran-
gères, & après leur demander la caufedeleur
voyage. A quoy Florice refpondit pour tou-
tes : queftant enuoyées en cette contrée, par
l'ordonnance d'vn Dieu qui leur auoitdefFen-
du d'en dire encores l'occafion , elles n ofe-
roient luy defobeyr , que cela eftoit caufe
qu'elles ne pouuoient leur fatisfaire : &: s'eftant
cnquife qui eftoient ces Bergères , &: ayant
fçeu de Phillis leurs noms., Florice s addref-
O ii)
ii4 La I1.Parti£ dAstree!
fane à Aftréc. Iauoiie , dit-elle 3 que l'ay efté
aueugle de ne connoiftre pas que vous eitiez
la Bergère Aftrée, de qui la beauté ne poll-
uant fe renfermer en vn fî petit pays que les
Forefts 3 remplit de fa louange toutes les con-
trées d'alentour : mais vous deuez , ce mefem-
ble , receuoir pour exeufe qu'admirant & vous
& Diane 3 le demeurois comme efbloiïye &
confufe de trop de lumière: Et ie commence
de bien efperer de noftre voyage, puis que d'a-
bord nous auons fait la plus heureufe rencon-
tre que nous eufïions pu defirer. Aftrée plei-
ne de ciuiiité , luy refpondit au ce les plus hon-
n elles paroles qu'il luyfutpofïïble,&: après s'e-
ftreembraifées&baifées, Hylasles interrom-
pant: Etquoy, Flonce, dit-il, que vous fem-
ble de nos villages? Viftes-vous iamais rien de
fi beau parmy les artifices de vos villes, &: n'ay-
ie point eu raifon de vous quitter toutes pour
ces belles Bergères , puis que la fimplicité
de mon humeur 5 ôc de mon efprit a bien
plus de fympathie auec leur beauté natu-
relle, qu'auec les rufes & fineffes dont vous
vfez dans vos villes ? Si iamais vous auez
difpofé vos actions , dit Flonce 3 auec iuge-
ment , l'auoiie que c'a efté cette fois , non
pas pour la conformité des humeurs qui peut
dire entre ces belles Bergères &: vous : car
en cela vous feriez trop différents 3 mais
parce que Hylas ayant efté toute fa vie vo-
Livre qvatriesme'. i*j
lage en l'affe&ion qu'il a portée aux antres
beaurez , deuiendra fans doute confiant à
ce coup , il pour le moins la perfection de
la beauté a puifTance de le foire : & quant à
moy îe le crois, puîs que ne voyant rien de
mieux en quelque autre lieu où il puïflè aller ,
s'il a de la raifon il fera contraint de t'arrcfter
icy. C'eft a moy à refpondre , dit Phillis , car
Hylas cil mon feruiteur: <$c toutesfois ie ne
reipondray pas de la fidélité, puis que regar-
dant voltre vifage qu'il a aimé;, & depuis celle
d'aimer, ie tiens que ce n'eft pas la beauté qui
le rend amoureux. Et que pourroit-ce donc
eflre ? interrompit Hylas. Vne imprudente hu-
meur dechanger,refponditFiorice?&: vne cer-
taine légèreté d'efpnt, qui ne le laiiîe ïamais
vingt-quatre heures en m efme opinion. Vous
eftes partie, répliqua Hylas, leiugement que
vous en faites cil fufpecl:. le vous aiTeure , ref-
pondit-elle, que fi vous croyez que ie fois par-
tic offenfée , ie vous remets librement l'iniure,
plus obligée àvoltre changement queie n'eufle
receu de fatisfaction de y dire confiance. Et û
vous me dites partie pour prétendre quelque
chofe en vous, croyez , Hylas 3 que ie quitte de
bon cœur ma prétention à qui la voudra, &
qu'il m'obligera plus en la receuant , que ie ne
penferay de luy auoir fait de l'auantage ? en h:y
faifant cette donation. Vous auez raifon , ref-
ponditHylas,à moitié choleré, de faire ce
O ù'ij
%lé LA IL PARTIE tfAsTREL
cette forte vos prefens de moy , car vous
en pouuez difpofer aufïï librement que des
eltoilles.
CependantParis s'cftôit addrefle à Diane, &
après l'auoir faliiée: C'eftbien, dit-il, la plus
heureufe rencontre que l'euife pu deiîrerque
celle de vous auoir trouuée icy où ie l'efperois
le moins. Elle l'eft pour moy 3 dit Diane,
puis qu'elle nous donne le bien de voitre
compagnie , fi ce n eit que ces belles eftran-
geres nous la rauiifent. Elle foufntàcemot
{cachant bien que Pans Faimoit , de forte qu'il
nauoit garde de la quitter pour quelque au-
tre que ce fut. Que fî ce foufris donna du
contentement à Pans, il fit bien vn contraire
effe£tenSiluandre3 qui n'ignorant point l'a-
mour de Paris, nefepûtdeffendre des poin-
tes de la ialoufîe, en voyant le bon accueil
qu'on faifoit à fon riual , &: cette expérience
euft eu plus.de force à luy faire auoiier que la
ialoufîe procedoit d'Amour 3 que toutes les!
raifons qu'euft *pû alléguer Phillis contre luy.
Et a la venté il n'y auoit rien qui pût 3 ce
luy fembloit 3 emporcer quelque aduantage
fur l'ame altiere de Diane, que la grandeur
du père de Pans. LaBergere, qui auoit quel-
que inclination a ne point hayr Siluandre,
y prit garde , aufïï fit bien Laonice , quoy
que le Berger difïïmulaft le mieux qu'il luy
fut poffible : mais les yeux d'amour & de la
Livre qjatriesme^ 217
malice font trop aigus pour ne percer tous les
voiles qu'on leur veut oppofer. Et la connoif-
fance qu'il leur en donnoit euft efté beaucoup
plus grande ,fi Aftrée ne les euft feparez : mais
defirant auec paffion de paracheuer fon voya-
ge 3 elle rompit bien-toft compagnie à ces
eftrangeres,&:fe remit en chemin. Et parce
que Paris auoit pris fous les bras Diane, Sil-
uandre s'en alla vers Phillis, qui le voyant ve-
nir. Voila que c'eft, luy dit-elle, nous fommes
tous deux de furplus, & quand nous ne ferions
point icy l'on nelaifferoitpasde s'entretenir.
Acecoup3drtSiluandre, Tauoue mon en-
nemie que vous auez barre fur moy5 & que ie
n'ay rien à répliquer fur ce que vous dittes : ie
plie patiemment les efpaules , & paye de cette
forte le tribut de mon peu de mérite fans mur-
murer. Lors qu'il luy vouloir refpondre , Hy.
las furuint,qui fansfe foucier de ces eftrange-
res s'en courut après Phillis , laiflant Pahnice,
Cyrcéne & Florice, tout ainfi que s'il ne les
euft ïamais aimées. Diane qui admiroit cette
humeur, ne peut s'empefeher d'en faire %ne<
a Phillis, qui de fon cofté le regardoit en pitié,
& feftimoit Fvnique en fon efpece , après la-
uoir confideré quelque temps de cette forte;
Me direz-vous la venté, Hylas,luy dit-elle >
En pouuêz-vous faire doute, refpondit-il,
voyant combien îevous aime, puisque pour
vousfuiure ie laiiTe toutes celles que fay au
2r8 La II. partie tfAsTÙH.'
mées? Cette prcuuc , continua Phfllis, n'eft
pas petite: mais ie doute infiniment de c* que
ie vous veux demander. Dittcs-moy donc7
auez-vous aimé ces eftrangeres que nous ve-
nons de laiiTer ? Vous le poùtiez apprendre,
refpondit-il, par les paroles de Flonce. le ne
fais pas, dit-elle. cette demande fansrarfon: car
fi vous les auez aimées, comment les auez-vous
fi toiè laifTées en ce lieu, où elles font mefmes
eftrangeres? Tout ainfi, refponditHylas, que
autresfois i'en ay lauTé d'autres pour elles, de
rnefme ie les laifïe maintenant pour vous, &: ie
confefTe bien que fi l'amour que îevous porte
n'euft eu plus depuiiTance furmoyque la ci-
uilité, i'eufTe efté en quelque forte obligé à
quelque afiiftance, mais ie vous aime tant que
ie ne puis auoir autre confideration que celle
qui dépend démon amour. le ne nie pas, dit
Phillis,que vous ne m'obligiez beaucoup: mais
ie vous admire en ce que les ayant aimées,
vous en faietes à cette heure fi peu de conte. le
lesay amées, refponditHylas, mais ie ne les
aime plus, &: parce que l'amour me retenoit
autresfois auprès d'elles, maintenant que cette
amour eft morte 5 elle ne le peut plus faire, &:
mefemble qu'en cela il n'y a pas grand fujecT:
d'admiration, ou demefmeilfaudroit s'efton-
ner de voir vn homme libre, lors eue la corde
qui le foui oit lier fe feroitvfée& rompue. le
crois, interrompit Siiuandre, queHylasna îa-
Livre qvatriesml 219
mais aimé ces belles étrangères : car autre-
ment il lesaimeroit encores, d'autant que les
liens damour ne fe peuuent ny vfer ny rom-
pre. S'ils ne peuuent cftre vfez ny rompus,
refpondit Hylas, ils font donc bien ayfez a
deinoiier. Tant s'en faut , répliqua Siluandre,
tous les nœuds d'amour font Gordiens. Si cela
cft , dit Hylas, i'ay donc la mefme efpée de ce-
luy qui iadis ne ks pouuant defnoiïer, les
couppa, cane fçay bien que ie me fuis desfait
deceuxdeplufieurs.
Ne croyez point, adioulh Siluandre, que
vous les ayez aimées : car vous les aimeriez
encores. le ne croy pas, dit Hylas , ce que îe
fçay : c'eft pourquoy, fçachant tres-aiTeuré-
ment ce que je dis, pour vous faire plailir ie ne
le croiray pas, & vous pour ne m'importurier
dauantage demeurez en voitre humeur mé-
lancolique , fans m'embroiuller dauantage le
cerueau de vos impertinentes opinions.
Phillis qui eftoit diferette, voyant que Hy-
las releuoit la voix auec colère , luv dit pour
l'interrompre : Encor faut-il, Hylas, que ie me
fafche contre vous , de ce que vous m auez
empefehée de fçauoir les nouuelles que ces
étrangères auoient commencé de raconter.
MaMaiitreiTe,refpondit-ii, faimerois mieux
ne les auoir ïamais aimées, que il elles eftoient
caufe que vous eufliez quelque mauuaiie fa-
tisftction de moy. le fcay bien , refpondit
iio La II. partie dAstrel
Phillis, que l'Amour que vous leur auez por-
tée, & la fatisfa&ion dont vous parlez, ne vous
preffent gueres, car puis que vous ne les aimez
plus, que vous peut importer de les auoir, ou
ne les auoir pas aimées."? Et quoy, ma belle
Maiitrefle , répliqua Hylas , vous n eihmes
donc point les contentemens qui fontpaflez?
Si mon bien ne continué , dit Phillis, le fouue-
nir de ne l'auoir plus m'afflige, &: ne m'en
laifle rien que du regret. De forte, continua
Hylas, que les feruices qu'on vous à faits huiâ:
iours après } font mis à néant , voila qui ne va
pas mal pour Hylas. Siluandre prenant la pa-
role pour Phillis : Voftre Maiitrefle , luy dit-il3
fte parle pas des feruices , mais des contente-
mens receus: &: auant que de vous en plain-
dre 3 il faut fçauoir d'elle, fi vos feruices font
mis en ce rang. Hylas refpondit : Ceux qui fe
desfient de leurs mérites, peuuent entrer en
cette doute comme vous; mais non pas moy.
Siluandre, qui feait que toute amour ne fe
peut payer que par amour, &quecelleà qui
i ay addrefle la mienne a trop d'efprit pour ne
la reconnoiitre , &trop de îugement pour ne
l'eftimer. Le Berger vouloit refpondre lors
que Phillis reprit la parole. Femme Hylas, dit-
elle , comme ie dois , de ie reconnois (es méri-
tes poureftre tres-dignes d'eitre aimez, de ne
faut pas qu'il penfe que ie perde la mémoire
de fes feruices ; car continuant de m'aimer, ils
Livre qvatriesme! zii
feront toufiours comme prefens. Et fi cette
déclaration luy eft agréable , ie luy veux faire
vne requcfle, qu'il me doit accorder, s'il ne
veut que l'aye opinion qu'il ne m aime pas
bien. Commandez-moy , dit Hylas, tout ce
qu'il vous plaira, horfmis deux chofes5 à fça-«
uoir que ie meure, ou que ie me départe de
l'affeâion que ie vous porte : car fi ï eftois
mort, ie ne vous pourrois plus aimer, &fi ie
ne vous aimois plus,ieperdrois leplaifirque
i'ay d'eftre aimé de vous : & vous, & l'Amour
que vous me portez, refpondit Phillis en fout
riant, ferez immortels, fi vous ne mourez que
par ma volonté: mais ce que ie defire, c'eft
d'entendre de voftre bouche ce que vous nous
auez empefché d'apprendre de celle de Flo-
rice. Diane qui ouy t cette demande , &: qui
s'ennuyoit fort de la grande chaleur qu'il fai-*
foit, dit: le trouue que fi nous rencontrions
quelque lieu commode pour paffer cette gran-
de ardeur du Soleil , il y auroitbien du plaifir
de donner vne heure d'audience à Hylas : car
ie m'affeure que fon difeours ne fera point
ennuyeux.
Aftrée, qui, encore que fort defireufe d'à-'
cheuer fon voyage, connut bien quelle difoit
vray, pour ne contrarier feule à la volonté, 8c
à la commodité de tous les autres , s'approcha
d'elle, & dit qu'elle vouloit efire de la partie:
De forte, adioufta Hylas, qu'il ne tiendra qu'à
Hz, La II. partie d'Astree.'
moy, que vous ne m'efcoutiez: & à la vérité*
ie trois de mauuaife compagnie, fi en me plai-
lànt moy-mefme, ie n'eftois bien ayfe de vous
contenter : car ne croyez pas que ce ne me
foit prefque autant de plaifir de repenfer à
mes premières amours, que fi l'eitois encore s
amoureux, &que les mefmes chofes fufTent
prefentes , parce que la pluf-part des plaifirs
d'Amour font plus en l'imagination qu'en la
chofe mefme : &: quand on raconte ce qui s'efl
paiTé, lame iette la veuë fur les images qui luy
en font reliées en la fantaifie 5 & les void alors
comme fi elles eltoient prefentes. Et par amlî
pour le contentement de toute cette com-
pagnie, il ne laut que trouuer vn lieu commo-
de où l'ombre nous défende des rays du So-
leil. Il feroit impolTible, refpondit Siluandre,
qu'en tout le bois on pûlt rencontrer vne pla-
ce plus commode que celle de la fource de ce
petit ruiiTeau que vous voyez: car la fraifcheur
de l'ombre, ôc le doux murmure de l'eau qui
coule parmy le grauier, cornue chacun à s'y
arrelter : & ce qui elt de meilleur , c'elt que
nous ne nous deltournions point de noftre
chemin. A ce mot fe mettant deuant au grand
pas, toute la troupe le fumit, bien ay fe d'euiter
l'incommodité du chaud. D'abord chacun mie
les mains dans la fontaine , & n'y euft celuy qui
n'en prift dans la bouche pour le rafraifehir, &:
puis choifilîant les places les plus commodes J
Livre qj^atriesm e. nj
ik s'aflîrcm tousafentourde cette belle four-
ce, horfmis Siluandre 3 qui eftant monté fur
vn grand cenfier,qui mefme leur faifoitvne
partie de l'ombrage, leur iettoit en bas des
branches chargées de fruicts: &: après en auoir
choifi quelques-vnes des plus belles , les vint
prefenter à Diane, qui en donna à Paris, &:
aux Bergères, non toutesfois lans en choifir
vne qu'elle donna à Siluandre, en luy difant;
Tenez Siluandre, c'eft ainfi que ie vous fais
part de mes biens. Pleuft a Dieu, dit-il, en la
receuant & luy baifant la main qu'elle luy
tendoit, que vous receufîiez d aufïi bon cœur
tout ce que ie vous donne , que cette part que
vous me fai&es m'efl agréable. Et prenant
place le mieux qu'il pu ft auprès d'elle, lors que
les cenfes furent paracheuées, Hylas com-
mença de parier de cette forte :
HISTOIRE DE PARTHENOPE;
Florice, et Dorinde.
IE me fuis moqué bien fouuenten ma pen-
fée,de ceux qui blafment rinconftance,&:
qui font profelTion d'en eftre plus ennemis,
conïîderant qu'ils ne peuuent eftre tels qu'ils fe
difentj qu'ils ne fuient eux-mefmes plus in-
224 LàII.Partiè d'Astree"
confîan.? , que ceux qu'ils accufent de ce vice.
Car lors qu'ils deuiennent amoureux, n'eft-ce
pas de la beauté, ou de quelque chofe qu'ils re-
marquent en la perfonne qui leur eft agréa-
ble ? Or fi cette beauté vient à défaillir, com-
me c'eft fans doute que le temps emporte cet
aduantage fur toutes les belles, ne font-ils pas
inconftans d'aimer ces laids vifages , &: qui ne
retiennent rien de ce qu'ils fouloient eftre,
finon le feul nom de vifage ? Si aimer le con-
traire de ce que l'on a aimé eft înconftance, àc
fi la laideur eft le contraire de la beauté, il n'y a
point de doute que celuy conclut fort bien, qui
fouftient celuy eftre înconftant, qui ayant ai-
mé vn beau vifage, continue de l'aimer quand
il eft laid. Cette confideration m'a fait croi-
re, que pour n'eftreinconitant, il faut aimer
toufîours 3 & en tous lieux, la beauté, &que
lors qu'elle fe fepare de quelque fuje&on s'en
doit de mefme feparer d'amitié, de peur de
n'aimer le contraire de cette beauté. le fçay
bien que la vulgaire opinion tient tout le
contraire: mais il me fuffit pour refponfe, de
dire que le peuple eft ignorant, &: qu'en cecy
il en rendvne véritable preuue. Ne trouuez
donc eftrange, ma MaiïtrefTe, ny vous , gentil
Paris 3 fî vous racontant ma vie vous oyez
pluiieurs femblables changemens: car ie fuis
fifoigneuxde ne contreueniràcette conftan-
ce3 que i'ay mieux aimé quitter toutes celles
que
Livre qvatriesme. ii$
que i'ay aimées iuiques îcy que de faillir en-
tiers elle.
Vousauezdes-ja fçeule fujectqui me fortit
deCamargues, quel fut mon voyage îufques
à Lyon, pourquoy l'aimay Palinice & Cyrcé-
ne, bc lorsque ïay interrompu Florice, elle
vouloit raconter comment elle me furprit:
mais parce qu'elle a oublié des chofes qu'il eft
iieceflàïre que vous (cachiez, ie reprendray ce
quelle a teu finement, & puis ie continueray
de vous dire le reftede ma vie, pourueuque
âous ayons affez de temps.
Sçachez donc,maMaiftreffe, que Clorian,
à la venté, fut tres-mal auifé de me donner
charge de parler à Cyrcéne pour luy , puis que
ce n'eft pas eftre bien confeillé de choilîr en
cela vn amy qui foit plus honnefte homme
que celuy qui l'enuoye, y ayant trop de dan-
ger , voire eftant prefque ineuitable , que ce
mal-auifé ne demeure Amant , 6c que l'autre
ne demeure aimé, parce quefï celle à qui l'on
sadrefle a de l'efprit, elle receura toufiours
pluftoft ce qui vaut le mieux : & puis c'eft
prendre vn mauuais luftreque de fe feruirôc*
accompagner d'vn plus honnefte homme que
l'on n'eft pas. Il eft certain que quand i'allay
auec Palinice trouuer Cyrcéne pourClorian,
mon deffein eftoit de le feruiren amy, &:de
rapporter tout ce qui meferoitpofîible à fon
contentement; mais auffi-toft queie vis cette
2, Part, P
zi6 La II. partie d'Astre^
fiile , ie me reifouuiens que l'en eftois amou-
reux depuis que ie l'auois veue la nuict dans le
Temple : de force que ie vids bien qu'il fallait
que ie contreuiniTe ou à 1 amitié ou a f Amour,
&: après que l'eus longuement débattu, & pour
l'vn&ipour l'autre, à fçauoir a qui cederoit:
En fin ie conclus qu'il falloir que le nouueau
venu quittait la place à l'autre: maisie n'eus
pas pluftoft fait cette refoîution, que l'Amour
incontinent me reprefenta qu'il eitoit nay en
mon ame, aiiiiî-toft prefque que i'eftois nay,
& que l'affection que ie portois à Cyrcéne
auoit deuancé celle que l'auois depuis eue
pour Paimice 3 qui eftoit caufé de l'amitié de
Cionari: & par ainli l'amitié eftant venue long
temps après l'Amour, fus-ie iniufte d'ordon-
ner qu'elle cederoit? Nullement, cerne fcm-
ble, puis que nous voyons que les Loix ap-
preuuent cette primogeniture des pères en-
tiers lesenfans, & qu'il femble mefmeque la
nature le vueille ainlï. Voila donc la raifon qui
me fit parler à Cyrcéne de la forte que Floiïce
vous a dit : & iugez fi ie pouuois auoir outre
cela plus d'obligation au contentement de
quelqu autre, qu'au mien propre. Quelle ne
m'aille donc point reprochant que ie trahis
mon amv: car fi de deux maux il faut toufioitrs
choifir le moindre ; & fi l'homicide de foy-
mefme eft plus grand que quelqu'autreque ce
foit, qui dira, s'il n'eft hors du fens, que ie n'ay e
Livre q^và tries me] 217.
bien fait de trahir pluftoft vne aminé qu'vn
Amour, 6c d'auoir plus d'égard à la con fer na-
tion de ma vie &de mon contentement, qu'à
celle de Clorian? Clorian m'aime, & l'aime
Cyrcéne, Clorian me prie de parler pour luy
à Cyrcéne, &: mon affedion me fait la mefme
requefte pour mov. Si le ne fatisfaits à Clo-
rian, l'offenfe l'amitié que îe luy porte, il ie
ne fatisfaits a mon affeclion, l'offenfe Cyrcé-
ne, & Hylas. l'aime Clorian, l'aime aum Hy-
las, & par la vous voyez que ces deux amitiez
pour le moins le contrepefent : car l'aime bien
autant Hylas que Clorian, voire euft-il auec
luy tout le relie du monde , mais l'Amour
que ie porte a Cyrcéne , fe ioignant à i'amitié
que ie me porte, appefantit de forte ce cofté
de la balance, que ie ne tournay pas feule-
ment les yeux fur Clorian, pour voir quel
eftoit fon poids. le me laiiTay donc emporter
a ce que ie me deuois , &: pour vous montrer
que fauois raifon, les Dieux approuuerent
mon deffein , le fauonfant tellement que
Cyrcéne après auoir efré recherchée de moy
quelque temps , m'aima en fin, peut-eftre,
autant que ie l'aimois : &: quand vous fçau-
nez les aifeurances que l'en ayreceues, ie
veux croire que vous en diriez autant que
moy. Mais parce qu'elle auoit des perfonne?,
à qui elledeuoit donner de la fatisfaétion , 6c
particulièrement a fa mère , elle me pria de
p 11
22S La II. partie d'Astree!
trouuer bon quelle feignift d aimer Clorian*
parce qu'il y auok apparence de mariage en-
tre eux, tuant dVne mefme ville, & dVne
mefme condition: &de plus, Clonan eftant
fort riche, fa mere,fans doute, auroit cette re-
cherche agréable, au lieu que fi la mienne eufl:
elle defcouuerte parce que Te/tois effranger,
êc qu'on ne feauoit pas mefmes fi ie n'eftois
point marié, elle l'euft defapprouuée , ôduy
euir, peut-efîre, défendu de me voir.
le fuis tres-ayfe quelle m'euftfait cette ou-
iierture , d autant que ie ne fçauois plus auec
quelles paroles ie deuois entretenir Clonan
plus longuement ,luy ayant des-ja dit toutes
les excules que ie pouuois , parce que luy
qui me voyoït d'ordinaire près de Cyrcéne,
feignant que c'eftok pour parler pour luy,
il commençoit d'entrer en doute de moy,
voyant que ie nefaifois rien à fon aduantage.
le fis donc entendre à Cyrcéne tout ce qui
s'eftoitpafTe entre Clonan, & moy, de la char-
ge qu'il m'auoit donnée de luy en parler.
Mais, ma belle MaiftrerTe, ie le luy dis en me
mocquantde luy, 6V le mefpnfant bien fort,
de peur que Ci ie luyeuiTe reptefenté fon af-
fection telle que ie i'euffebienfçeu faire, elle
n'euft pris quelque enuie de l'aimer : &: ie le fis
fieextrement, queCvrcéne euft plus de vo-
lonté encores de fe feruir de luy pour m'aimer
auec moins de foupçon,& me dit, que la raifon
Livre qjatriesme^ 229
qui luy en auoit fait faire choix, eltoit que fa
mère le luy auoit bien fouuent propoié pour
mary, & quelle auoit bien reconnu qu'il ne
luy vouloit point de mal. le me retire donc
en cette intention vers Clorian , à qui îe feints
vn longdilcoun pour luy faire trouuer meil-
leur ce que ie luy voulois dire: k luy raconte
des paroles, des refponfes, &.des répliques
merueilleufes que ie difois auoirfaictes à fon
aduantage , & dont il n'auoit pas eux dit vn
mot : & en fin ie l'affaire que la déclaration
qu'il luy fera de fon affection luy fera agréa-
ble. Les renier ciemens qu'il me fit furent
grands, & plus encor les offres de me feruir en
femblable occafion 3 dont ie le remerciois de
bon cœur , ne defîrant pas d'eftre entre fes
mains, comme iele tenois entre les miennes.
En fin il fe refout de parler à Cyrcéne , fé-
lon monaduisj &fe prépara à cette rencon-
tre, auec autant de crainte, & de battement de
cœur, que s'il euft deu entrer en champ clos
contre le plus vaillant Champion de tous les
Francs. Si eft-ce que le courage que ie luy
donnois , $C laiTeurance que fes paroles fe-
roient bien receuës, luy firent en fin furmon-
ter la crainte qui l'en auoit fi long temps em-
pefché : & trouuant la commodité de luy par-
ler il luy dit fon intention, auec les meilleures
paroles qu'il pûft inuenter, defquelles la con-
çlufîoi? fut qu'il luy portoit tant de refpect3
P u)
230 Là IL Partie d'Astree.'
que fans movil n'eufl iamais eu la hardkfle
de luy déclarer fou affection, encor quelle fuit
fi îufte , 8ç fi pleine d'honnefteté , ne tendant
quà l'efpoufer, qu'il penferoit bien qu'autre
quelle ne s'en fcauroit offenfer. A la vérité,
luy refpondit-elle, vous aucz vn fort bon amy
en Hy las, &: vous le deuez croire tel, &: le con-
feruer par tous les moyens qui vous feront
poffibles , y ayant plus d'vn mois que conti-
nuellement il me parle de vous, vous enten-
drez par luy que îe ne fuis pas fi méconnoif.
fante que vous m'emmez, & que le fçay bien
qu'vne perfonne de voftre mente oblige vne
fille quand il la recherche auec le deffein que
voftre amy ma affeuré que vous auez. Cela
eftant, vous deuez croire que îe viuray auec
vous, corne le requiert vne fi honefte affectïo:
mais îe feray tres-ay fe que Hylas foit tefmoin
de tout ce qui fe paffera entre nous , afin qu'il
condamne celuy qui aura le tort. Fabregeray
ce difcours,ma belle Phillis, parce que fi îe me
voulois autant arrefteren tous les autres, il
faudroit vn fiecle pour vous redire les acci-
dens qui me font armiez.
Sçachez donc que depuis ce iour , voila
Clonan tellement embarqué , qu'il n'y auoit
point de moyen de l'en retirer: & parce que
les parens commencèrent de s'en prendre
garde, il fallut que ie fiffe entendre à la mè-
re, que Clorian auoit deffein de lefpoufer,
I
Livre c^vatriesm^ 23
& que d'autant que i'auois iugé ce party
n'eftre point deiadiuntageux pour Cyrcérie,
l'y auois apporté tout ce qui maudit eftépoC
fïblc: mais que n'en ayant point parlé a fen
père & a iamere, îldeiiroitque cette déclara-
tion fuft fecrette. La mère de Cyrccnc qui
fçauoitqueClorianefloit riche, ex. bien appa-
renté, me remercia de ce bon office : & en fin
me pria que s'il auoit cette volonté , il luy
en dift quelque chofe, & qu'elle le tiendroit
iî fecret qu'il luy plairoit 3 mais qu'elle deiiroit
auoir cette fatisfaction de luy ; ie l'aiTeuray
qu'il n'y manqueroit point : & d'effeâ quel-
ques lours après nous l'allafmes trouuer en
fon logis, où Clonan luy endift encore plus
que ie n auois fait. Voila donc toutes chofes
en bon eftat: car pour moy feftois bien venu
auprès de la mère, très-bien auprès de Clo-
nan, mais mieux encore auprès de Circéne.
Or Voyez à quoy ie fus réduit pour faire
femblant que ie n eftois point amoureux de
cette belle fille , i'eftois contraint de quitter
la place à Clorian , & de parler pour luy:
s'il y auoit quelque compagnie, ie me met-
trais deuant eux, afin que fans eftreveu Clo-
rian luy baifafi: les mains , mais ie mourois
quand îevoyoïsque quelquefois il luybaifoit
la bouche, & toutesfois cela eft bien forment
aduenu en ma prefence. Et quoy qu'il me
defplûft beaucoup, & plus encores à Cvrcéne,
P iiij
232 La IL partie d'Astril
fi nous y contraignions-nous pour auoir fujeâ
de vmre priuémenc elle&moy. Car la mcre
qui croyoit que ie n y fuife que pour Clorian,
m'en donnoit toutes les commoditez que ie
voulcis. Voire ie diray bien dauantage , ie luy
portois les lettres que Clorian luy efcnuoit , &
le plus fouuent ie foifois la refponfe, &elle ne
faifoit que la refaire, & Dieu fçait fi ceftoit
fans rire, &fans bien pafTer noftre temps a fes
defpens.
le viuois donc de cette forte le plus content
homme du monde, lors que la fortune voulut
tourner la roiie tout à rebours: toutesfois ie
n'en eus pas tant de mal qu'vn autre euft bien
pu receuoir, ayant vne , très-bonne recepte à
toutes ces maladies. Les F elles des Baccha-
nales efloient prefque paracheuées, lors que
Clorian &moy nous relolumesde maintenir
vn tournoy. Clorian fit peindre pour fa de-
uife vne Cyrcé, auec le vifage de Cyrcéne,
qui transformoit par fes breuuages les com-
pagnons d'Vlyffe en diuerfes fortes d'ani-
maux,auéccemot, L'AVTRE AVOIT
MOINS DE CHARMES. Quanta
moy, n'ofant me déclarer comme luy, ie
voulus vn peu déguifer fon nom, & peignis
vne Syrene & VlylTe lié dans fon vaiiTeau,
auec ce mot , Q^V E L S LIENS
F A V D R O I T- 1 L. le penfois auoir bien
trauaillé3& qu'elle m'en feroit infiniment obli-
Livre qvatries^e." 233
gée,& voyez ce qui en aduint. Il y auoitde
fortune vne belle fille dans Lyon, qui fe nom-
moit Parthenopé , aflez voifine du logis ou
ie demeurois, auec laquelle toutesfois îe n'a-
uois iamais eu grande familiarité , & fi ie
rien fçauroisdire lacaufe: car ce n'efioit pas
mon humeur d'auoir de belles voifines (ans
les vifiter : quand ie fus fur les rangs , &: que
chacun eut dit fon aduis de noftre entrée dans
le champ , les plus curieux voulurent deuiner
nos deuifes.
Quant à celle de Clorian, il n'y eut celuy
qui ne la deuinafl ayfément, le vifage deCyr-
céne & l'equiuoque du nom la^defeouurant
afTez. Mais pour la mienne, il n'y auoit per-
fonne qui en peuft venir à bout. En fin vn
vieil Cheualier qui eftoit parmy les Dames fur
Fefchafaut où eftoit Cyrcéne, &Parthenopé,
&: que l'aage difpenfoit de veftir le harnois,
refpondit froidement, il eftayfé de defcouurir
fon intention, & lors s'addreflànt à Partheno-
pé : C'eft pour vous, la belle , luy dit-il, qu'il
entre au champ. Elle rougit, car elle fe fentoit
aceufee à tort , 6e luy refpondit comme fur-
prife : Si c'eft pourmoy, ileft vrayement bien
fecret de diflimulé, puis qu'il ne m'en a rien
dit. Prenez garde, refpondit Cyrcéne, qui fe
fentoit piquée , que vous ne le foyez plus que
luy, en le voyant difîimuler mieux qu'il na
fçeu faire. Il m'eft ayfé, rçfpondit Parthenopé,
i34 La IL partie dAstr.ee.1
de difîimuler vne chofe que ie ne fçay pas*
ny celuy non plus qui la dicte , fînon par
opinion. Si vous voulezTçauoir , refpondit
le vieil Cheualier , qui me Ta faict iuger
ainfî , ie le vous dirayj & ie m'aiTeure que
vous ferez vn îugement femblable au mien.
le feraybienaife-jrefpondit-elle, d'apprendre
ce fecret de vous : vous voyez, reprit alors le
vieil Cheualier 3 qu'il porte vne Sirène en fon
efcu 3 auec ce mot , quels liens faudroit-il. Il ne
pouuoit vous nommer plus clairement que par-
la peinture d'vne Sirène :par ce que les anciens
ont tenu que les Sirènes eftoiét trois filles d'A-
chelois, & de la Nymphe Calliope, &r fe nom-
moient3LigeeJLeucoiie,ôd)arthenopé:&: vous
vousappellantParthenopé, il eftoit bien mal-
ayfé qu'il pûft vous faire voir plus clairement
fon intention que par vne Sirène, & vn VI y (Te
lié à l'arbre de fon vaiiTeau 3 voulant entendre
qu il n'y a rien qui le pûft empefcher de fe
donner à vous , fil par vos faueurs vous le vou-
liez rendre voftre. Alors toute la trouppe frap-
pant des mains , s'eferia : Ah l Parthenopé y
vous nous l'auez bien tenu fecret , mais il
vaut autant l'auoiier maintenant que de le
nier. Quant à moy3 dit-elle, cem'eft tout
vn, &que cela foit ou non 3 il m'importe
fort peu. Vous ne vous fafcherëz donc point5
dit Cyrcéne, que nous le nommions voftre
Cheualier. le ne m'en fouciepoint^ dit-elle.
L IVRE" QVATRIÏSM V.1 H%
mais prenez garde que vous ne Taccufiez à
faux. Ce bruit courut incontinent parmy les
Dames, que feftois le Chcualier de la Sirè-
ne, &Clorian de Cyrcéne , & qu'on verroit
laquelle auroit meilleure fortune en ce tour-
noy. Quant à moy ie n'en fçauois rien, &:
prenois bien garde que quand ie paflbis foubs
fefchaffaut de Cyrcéne, ellemecrioit, adieu
Cheualier dePartenopé,maisiene fçauois ce
qu elle vouloit dire.
Enfin le tournoy paracheué chacun fe retira,
&: nous femblant d'auoir bien fait noftrc de-
uoirClorian & moy,auiTI-toi1: que nous fu fines
defarmez, & que nous eufmes changé d'habit,
nous allafmes chez Cyrcéne : mais elle qui
eftoit infiniment picquée contre moy , ne me
& pas l'accueil qu elle fouloit ; au contraire
quand ie luy voulois parler elle ne me difoit
autre chofe, finon laiffez moy en paix, Cheua-
lier de la Sirène, & fe tournant de l'autre collé,
auecvne façon de mefpris, ne me refpondoit
qu auec peine.
I'eftois tant innocent de ce quelle m accu-
foit, que ie n'y fongeois point, & ne fçauois
pourquoy elleme traittoitde cette forte , iî ce
n'eftqueienemerulîepasbien acquitté à fon
gré de l'entreprife que nous auions faire d'e-
ftrè les fouftenans en ce tournoy.
Mais ne me femblant pas que i'eufle plus
mal fait que mon compagnon a c\: voyant
ï]6 LÀ IL partie d'Astree!
qu'elleluy faifoit bonne chère, ie ne fçauois
qu'en penfer. le me retire ce foir fans en fça-
uoir autre chofe : car ie ne pu tant faire que de
parler à elle en particulier: ie m'en vay donc-
ques vnpeumalfatisfait de ma fortune: mais
le lendemain il m'aduint vne rencontre qui
ruynatoutle relie de mes affaires. Eftant le
matin dans le Temple, i'y rencontray Parthe-
nopé, auec vne de fes tantes: & de fortune
m5 eftant mis auprès d'elle , ie vis quelle me re-
garda dVnœil qui n'eltoit point ennemy. Elle
elloit belle, & par confequent de celles que par
les loix de ma confiance, ie fuis obligé d'aimer.
Cela fut caufë que ie m'approchay vn peu plus
d'elle : &: lors que ie cherchois vn fujet pour
parler, elle s'approcha & feparichavn peu de
mon collé, de me dit, comment vous trou-
uez-vous du tournoy? le dois faire cette de-
mande, luydis-ie, aux belles Dames comme
vous elles , puis que le iugement vous en de-
meure, le ne vous demande pas, me dit-elle,
comment vous vous y elles porté : car chacun
eft tefmoin qu'il ne fe pouuoit mieux, mais ie
fuis cuneufe de fçauoir lî vous ne vous elles
point trouué las de la peine que vous y eulles.
Puis que vous faites , luy repliquay-ie , vn iu-
gement fi aduantageux pour moy ; feroit-il
poffible que ien puiffe reffentir quelque pei-
ne? Nouseftionsenlieuoùles longs difeours
n'elloient pas bien feans : cela fut caufe quelle
Livre ojy atriesme] 2.37
iieme refponditqu atiec vn foufns , & en baif-
fant la telle de mon cofté. Or les prières U
deuotions efiant finies , elles forcent -hors du
Temple , & moy me femblant que ces der-
nières paroles m'obbgeoient à les accompa-
gner iiifques en leur logis, qui eftoic fort pro-
che de ce Temple, ie pris fous le bras Parthe-
nopé , & par les chemins ie fceus l'opinion que
chacun auoit eue, queiefuffe entré au tour-
noy comme fon cheualier. Quant à moy qui
eitois bien aife de couurir l'affe&ion que ie por-
tois à Cyrcéne, &" qui outre cela n euffe iamais
refufé les bonnes grâces de Parthenopé, luy
refpondis qu'il eftoit vray5ôc que n'ayant ofé le
luy déclarer par mes paroles, fauois choifî cet-
te voye. Apres plufieurs difcours5 & que nous
fufmes arriuez en fon logis3elle ofh fon efchar-
pe qui luy couuroit la telle 3 & la mit fur la ta-
ble, & puis olla fon mafque, &: tournant le dos
au feu ,fe chauffoit en me parlant, &: ie connoif-
fois bien qu'elle n'auoit point eu defagreable ce
qui s'elloit paifé , puis qu'elle en renouuelloit
toufîours le difeours; &: plus ie voyois que
mon feruice ne luy defplaifo.it point 3 & plus
i'en deuenois amoureux. Enfin auant que par-
tir ie pris cette efcharpe qu'elle auoit pofée fur
la table, & me la mis au col , encor qu'elle y fifl
vnpeuderefiflance; mais ie luy disqu'ellant
entré le iour précèdent au tournoy pour elle
fans auoir autre marque d'elle que mon affe-
238 La II. Partie d'A strel
ction,il eftoitbien raifonnable que l'euffe celle-
cy pour tefmoignage que ieftois fiemLa diffi-
culté qu'elle en lit ne fut pas grande^ par ainfî
ie l'emportay 3 & l'eu tout le refte du îour au
col. Toutesfois parce que îe ne voulois perdre
Cyrcéne , ie me contraignis de n'aller point en
lieu où elle me pût voir: mais celuydequne
me doutay le moins, qui eftoit Clorian, luy dit
fans autre deflein que de luy raconter de mes
nouuelles-, quefeitoisleplus content qui fut
ïamais, pour les fauenrs que ie receuois de Par-
thenopé -, & là deifus luy parla de cette efchar-
pe. Dieu fçait fi ces paroles luy touchèrent au
cœur : car Véritablement elle m'aimoit , & tou-
tesfois elle n'en fit point de iemblant. Mais
lors que i'y aïlay le lendemain , fans que Clo-
rian y fuit : Et bien, me dit-elle, Cheualier de la
Sirène, qu'auez vous fait de voftre belle ef-
charperFaimois Cyrcéne beaucoup plus que
Parthenopé, Ôcne voulois point la perdre pour
fi peu d'occafîon : cela fut caufe quauec mille
fermens,ie luy mray, qu'entrant au tournoy,ie
n'auois point penfé à ParthenopéDmais au nom
de Sirène ieu!ement5auqueladiouftant vne let-
• tre on pouuoit faire Cyrcéne. Mais 5 dit-elle ,
pourquoy ne m'en parlafîes vous point? Parce,
luy refpondis-ie, que ie croyois la chofe fi aifée
que ie penfois que vous le reconnoiftriez.Et de
cette efcharpe, adioufta-elle , qu'en dirons-
nous ? Fauoiïe, luy dis-ie3que ie la luy pris hier,
Livre qvatriesme.* zj§
mais ce ne fut que par manière d'acquit 3 &;
comme defireux de mieux celer l'affection que
ie vous porte.
Elle demeura quelque temps fans me ref-
pondre, & puis elle reprit tout à coup la parole
de cette forte.. Or bien Hylas,i'en croiray tout
ce que vous voudrez, pourueu que vous me
contentiez en vnc chofe. Elle fera impoflible,
luy dis-ie, fi ie ne la fais. Donnez-moy, mère-
pliqua-t'elle , l'efcharpe dont ie vous parle , di ie
vous en donneray en efchangevne autre qui
vaudra mieux. le fus en peine,&eufle bien vou-
lu m'en exeufer : mais il me fut impofTible , de
oyez ie vous fupplie, quelle fut fa refolution.
AufTi-toflqu'ellereutellefelamitau bras, de
m'en donna vn€ autre, qui fans mentir eftoit
beaucoup plus belle, de le iour mefme fçachant
que ie n eftois point en mon logis, elle s'en va
auec quelques- vnes de fes amies,.feignant de fe
promener, de pafTant deuant maporte, fait de-
mander fi i'eftois au logis. Vn homme qui me
feruoit, &qu elle connoifToit bien, vient par-
ler à elle, de luy dit que ie n'y eftois pas. Nous
voulions, luy dit-elle, cette bonne compagnie
de moy , qu'il vint au promenoir auec nous:
mais fais-nous vn plaifir, va t'en, dire à Par-
thenopé que nous l'attendons îcy pour cet
effed : de afin que tu y ailles de meilleur cou-
rage, voila vneefcharpe que ie te donne,& por-
te-la tout auiourd'hny pour l'amour de moy.
240 LaII. PARTIE D'A S T M
Et à ce mot elle luy mit au col celle que 1 a-
uois eue de Parthenopé. Ce valet qui fe
fe ientoit fort honoré de cette faneur -, l'en
remercia: & pour luy obeyr, s'en alla cou-
rant faire fon mefnageà cette fille qui voyant
d abord fon efcharpe au col de cet homme ,
cuit opinion que ie la luy faifois porter par
mefpris d'elle: & depuis oyant la harangue,
connut bien que cela venoit de Cyrcéne, de
que ie la luy auois donnée : ce qui l'offenfa
de forte que ïamais depuis ie ne pus renouer
auec elle 3 &: moins encore auec Cyrcéne 3
qui fe retira tout à fait de moy, quoy qu'elle
viit bien que ie l'aimois dauantage : mais
praâiquant cette maxime , qu'il faut hayr
ceux que Ton a ofrenfez 3 fçachant que la
trahifon qu'elle m'auoit faicle eftoit très-gran-
de , elle ne voulut iamais fe fier en
moy.
le fus contraint} de retourner à Palinice,
mais ie n'y demeuray pas long- temps : car
le Printemps eftant défia allez aduancé , &c
de fortune s'eftant trouué cette année fort
beau , vn iour ces belles Dames , fe met-
tant cnfemble plufieurs de compagnie, vou-
lurent louyr de la douceur des champs : &
pour y aller plus à leur commodité , entrè-
rent dans vn batteau , & remontant con-
tremont le paifible Arar , parîoient le temps
tantoft à la mufîque des initrumens, tantolt
à celle
Livre qjatriesme. ±41
à celles des voix, &: quelquesfois mettant pied
à terre 3 danfoient a des chanfons qu'elles di-
foient tour à tour. D e malheur, îe n'auois au-
tre connoifTance encerte trouppe que celle de
Palinice & Cyrcéne : toutesfois ie ne laifTay de
me mettre parmy elles,&: de les entretenir tou-
tes, le voyois bien quelles fe demandoient à
l'oreille qui 1 eftois , & que Palinice auoit affez
d'affaire a dire mon nom à toutes celles qui
s en enqueroient: mais cela ayant duré quelque
temps, ie fus incontinent après auiTi connu
que perfonne de la trouppe ; parce qu'entrant
en difeours auec la première qui fe prefentoit,
elles trouuerent mon humeur fi agréable , qu'il
n'y en eut vne feule qui ne voulut eitre de mes
amies. Tant que le batceaualla contremonr.en-
cor que l' Arar coule fi doucement , que bien
fouuent on ne peut remarquer de quel collé il
defeend , fi eft-ce que quelquesfois il faifoit vri
peu de bruit contre les aiz, & cela fut caufe
qu'on ne fe feruit que des inftrumens:finon
qu'interrompant quelquesfois la mufique, elles'
difeouroient bien fouuent aux defpens de ceux
qui n'en pouuoient mes. Mais quand on fe laif-
fa aller au courant de l'eau, & qu'on n'oyoït
plus qu'vn petit gazouillis que l'onde faifoit
contre le batteau 3 comme glorieufe de porter
vne fi belle charge, elles s'affirent dans le fond,
&là celles qui auoient la voix bonne , chan-
toient ce qui leur venoit en fantaifie. Entre ces
2. Part. Q^
%4i La II. Partie etAstr.ee;
belles Dames il y auoit plufieurs Cheualiers &
enfans des Druydes qui s'eftoient mis parmy
elles pour leur tenir compagnie^ palier le foir
plus agréablement. Ce fut en ce lieu où la
première fois ie vis Teombre. Cet homme
auoit prefque pafïe Ton Automne auec vne fi
bonne opinion de luymefme, qu'il penfoit
que toutes les Dames mouruftent d'amour
pour luy. Quant à moy ie ne pu ïamais y
remarquer chofe qui me pleuft : toutesfois il
efl certain qui'- auoit des mignardifes qui ne
defplaifoient point à quelques-vnes. Entre
les autres Flonce, à ce que ie crois , l'auoit
aimé cette Flonce à la vérité; eftoit belle, de
pouuoit conferuer ce nom entre celles qui
font efhmées belles. Elle eftoit blanche de
blonde, auoit tous les traiéte de vifage très-
beaux,maisfiu tout les yeux iï doux & attrayâs
quei'auoùe nen auoir ïamais veu de fembla-
bles. Elle auoit la taille fi belle , & la façon iï
pleine de majefte, qu'on pouuoit aifément ju-
ger qu'elle n eftoit pas née parmy le peuple,
auffi eftoit-eile de cette race qui ie vante eftre
iiïliëdu grand Anouifte, Et quoy que cette
belle Dame fuft telle, qu'il n'y euft point en
toute lacontrée, qui peut-eftreneluy deuft cé-
der, & en mérite , 3c en beauté : fî eft-ce que
Teombre, fuit pour le mal-heur d'elle ou au-
trement, en eftoit p;us aimé qu'autre qui fuft
dans la ville. Et parce qu'il y auoit défia quel-
Livre qvatriesme! 243
que temps que cette amitié eftoit commencée,
& que la continuation en eft quelques - fois
languiflànte. Teombre creut qu'il la falloit
rallumer par quelque ialoufie, &pourcefujct
fit femblant d'aimer vne ieune fille nommée
Dorinde, qui auoit bien quelque beauté, mais
qui cedoit en tout à Florice . Or cette Do-
rinde pour lors eftoit partie pour aller chez vn
de fes oncles 3 &y auoit quelques iours qu'elle
eftoit hors de la ville .cela rut caufe que Teom-
bre pour continuer fa feinte, quand ce fut à luy
à chanter, prit fonfujet fur cette Dorinde, &
en dit quelquesvers dont ie ne me fçauroisfou-
uenir, mais enfin le fujet eftoit qu'à fon départ
elle auoit fait ferment d'auoir toufiours mé-
moire de luy : ce qu'il tenoit pour vn fi grand
heur, qu'il n'y auoit Dieu dans le Ciel auec le-
quel il vouluft changer fafortune.La belle Flo-
rice fe fentic infiniment pkquée de cqs propos;
quiditsenfaprefence, fembloyent l'offenfer
dauantage-.& prenant la parole comme fi c'euft
efté en deflfenfe de Dorinde, qui en quelque fa-
çon luy touchoit d'alliance , elle luy refpondic
de cette forte :
oj»
244 La lï partie d'Astkêè
SONNET.
DO rind E femocquadevous,
£)uand elle vous tint ce langage-,
Scachant bien qu on peut fans outrage
Promettre toute chofe aux fous.
Ou la vanité de vofire ame,
Vous fait vanter que lie la dit,
Pour montrer d 'amoir du crédit,
Autres dvne fi belle Dame.
Mais foit quelle ait fait ce ferment
Pour chaffervnfafcheux Amant,
Promettre efivn doux artifice :
Et quand en ïen deur oit punir,
Elle aimeroit mieux lefupplice,
Que non pas vn tel fouue?iir.
Cette repartie faite fi à propos par Flonce
me fut tant agréable , que deflorsie merefolus
de l'aimer, &laioindreà Palinice, &: à Cyr-
céne, Scprefqueen mefme temps coftoyant
vn beau pré, elles furent toutes d'aduis de
mettre pied à terre, pour ioiiyr delà beauté
du lieu, quelques vnes foudain commencè-
rent de chanter , d'autres de danfer à leurs
Livre qvatriesm'e". 245-
chanfons, &: d'autres de cueillir des fleurs , ou
de fe promener.
Florice fut de celles qui efpanchées par le
pré faifoient des bouquets & des guirlandes.
Elle eltoit alors afïïfe fur les talons ,&feparée
de la trouppe, s'entretenoit peut-eitre de ce
queTeombrevenoitdedire. le m'approchay
d'elle, non pas pour m'y embarquer du tout,
mais ayant deux defTeins , Tvn de fonder s'il y
feroit bon 3 & félon que ie trouuerois le paf-
fage de pâffer plus outre, ou de m'en retirer:
Et l'autre penfant que Cyrcéne touchée de
cette ialoufîe, ne voudroit pas me perdre, &
viendrait peu t-eftre à quelque repentir. Mais
il aduint autrement, comme vous entendrez.
Mettant donc vn genoiiil en terre pour luy par-
ler plus aifément, ie faifois femblant deluy ay-
der à cueillir des fleurs. Elle les prenoit de ma
main auec beaucoup de ciuilité, non toutesfois
fans s'eftonner 3 que ne l'ayant iamais veuë au-
parauant ie priffe cette peine. le le reconnus
bien, mais fans luy en rien dire, ie voulois at-
tendre que fes paroles me donnaient occa-
fion de luy faire entendre que leTaimois^flant
bien affaire qu'il efloit impoffîble quiln'ad-
uintainfi. Et ce qui me faifoit trauter celle-cy
auec plus de refpeét., c'eftoit la grandeur qu'elle
tenoit3 qui à la vérité eft oit telle que ie n'eus
iamais tant de crainte d aborder pas vne des
autres que l'ay aimées. Et voyez fi ie ne de-
Q Mi
1±6 LaIL PARTIE D*A STKÏ!.'
uinepasquelquesfois. Il-aduint tout ainfi que
ie l'auois penié. Car après auoir receu plu-
iïeurs fois les fleurs que ie cueillois, enfin elle
me die que ieprenois trop de peine 3ôc que ie
l'eihmerois inciuile de permettre que ie conti-
nuante : tant s'en faut , luy dis-ie,que cela foit,
que ie crois chacun eftre obligé de vous ren-
dre toutes fortes de feruice, puis que vous af-
filiez fi bien vos amies en leur abfence-Ne par-
lez-vous pas, me dit-elle 5de Donnde'rC'eft cel-
le-là mefme, luy dis-ie5 en la perfonfie de qui
vous auez obligé toutes les autres. le ne fçau-
rois, dit-elle, fouffrir la vanité de Teombrc,
car vous voyez quel il eft3 &: toutesfois il pen-
fe& dit que nous mourons toutes d'amour
pour luy. Il faudroit bien, luy dis-ie , que les
Dames euffent beaucoup d'amour &: peu de
iugement, &: me femble qu'il eft plus propre
pour le remède d'amour, que pour enfeigner
l'art d'aimer. Florice alors me regardant auec
vn foufris. le fuis3 merefpondit-elle,de voftre
opinion, & de plus fi ie voulois aimer 3 ce fe-
rait le dernier de tous les hommes que ie choi-
firois. Ce feroit bien offenfer les Dieux qui
vous ont fute telle que vous eftesjuydis-ie,
fi vous profaniez pour luy tant de beautez. I e
fçay bien, me dit-elle, qu'il n'y a point de beau-
té en moy , mais ie fçay encore mieux que ie
n'auray iamais amour pour luyJDieu vous ren-
de; luy -dis-ie3 plus véritable pour luy^que vous
I
Livre qvàtriesme" 247
rie l'eftcs pas pour ce qui vous touche:& fî quel-
que autre que vous tenoit ce langage, il fero't
bien mal-aifé que ie le (ouffriflè, mais a vous ie
ne pu is [aire autre rciponfe, finon que fi tous
les yeux qui vous regardentDne vous voyoient
telle que ie vous vois, ie pourrois penfer que
Jes miens peut eftre me voulurent tromper:
mais puis qu'ils font tous vn mefme rapport >
ie veux croire que la modeftie eft celle qui vous
fait parler contre l'opinion de tous, encore que
vos yeux ne voyent pas différemment des no-
ftres. le crois, dit- elle, auec la venté3 que mon
vifagcn'a rien qui puifle mériter le nom que
vous luy donnczDmais tel qu'il eftm'en parlons
plus : la continuation en eft hors de faifon & de
peudeplaifïr. le vous obeiray,luy dis-ie , mais
ce fera auec cette proteftation que ie ne pari e-
ray iamais plus félon ma créance, & que ce que
vous me deffendez d'auoir en la bouche,ie lau-
ray le reite de ma vie au profond du cœur.Nous
eulllons continué 5 neuft eflé que les compa-
gnes l'appellerait > qui eftoient délia entrées
dans le batte au. Elle feleua donc fans me rei-
pondre, &ramaffant les rieurs dans l'vn des
pands de fa robbe, ie la pris fous les bras 5 & la
conduifîs dans fa trouppe: où n'ofant repren-
dre le difeours que nous auions laiffé, de peur
de paroiftre trop hardy (cas c'eft vntefmoi-
gnage de n'aimer gueres, que d'auoir trop de
hardieffe en ces premières déclarations ) ie rne, /
248 La II. partie d'Astree.
contentay pour cette fois de ce que ie luy en
auois dit. Et parce que la Mufique ayant
quelque temps continué , enfin elle ceffà
pour laiffer o;iyr les voix de ceux qui chan-
toient. Quand ce vint à mon rang, iechantay
les vers que ie vous vay dire, pour arTeurer
Floricequetout ce que ie luy auois dit eftoie
véritable.
SONNET.
SERMENS AMOVREVX.
BE/Ie de mes dejirs vous ejles le trejpas,
Etcefl vous toute sf ois que feule ie defire,
ïen iure vos beaux yeux que le Soleil admire*
Etien iure mon cœur, fur fris de vos appas.
ïen .iure vos douceurs , qui font tout mon
foulas,
ïen iure vos defdains,qui font tout mon martyre*
ïen tuie mes douleurs, tefmoins de voftre empire^
ïen iure cesplaifirs, qùauoirie ne puis pas.
ïen iure les ^fmours , amoureux de vous
mefme,
ïen iure ces beauté? , qui font que ïon vous
aime ,
feniuremes ejpoirs, encor que bien petit s:
Livre ^vatriesml 249
ïen turc ces dejirs que vous mefaicies naiftre,
Bref, ïen iurepar vous, fans que te ne veux eflre,
Encorne cro?rez,-vous ce que te vous en dis.
Or, belle Phillis , voicy vn grand commen-
cement d'affaires : car depuis que l'eus veu Flo
rice, il me fut impoflible de m'en retirer: tou-
tesfois il me fafchoit fort de perdre Palinice,
tant pour l'obligation que ie luy auois, que par-
ce que véritablement c'eftoit vne veufue qui
meritoit d'eitre ferme. Outre que îauoisdes-ja
trop de regret de la perte deCyrcéne : car ce
ieune efprit ayant eftéoffenfé, fe roidit touf-
iours contre toutes les raifons que ie luy pus
dire: & toutesfois encor quelle ne m'aimaft
point, fi ne laifToit-elle pas d'eftre fafchéeque
Florice me poffedait plus abfolument qu elle
n'auoit ïamais pu faire , luy femblant que
c'eftoit vn tefmoignage defonpeu de beauté.
Et cela fut caufe qu'elle me faifoit tous les
mauuais offices qu'elle pouuoit, tant enuers
Palinice, dé qui elle auoit reconnu l'amour,
qu'enuers Florice , pour qui mon affeâion
n'efloit que trop apparente. Mais il aduint que
fes contrarietez me furent vtiles 3 &: qu'elle fit
plus pour moy que mes feruices , peut-eitre5
n'eufîent peu faire de long temps : Parce que
Florice reconnut incontinent que Cyrcéne
parloit auec paillon, &: cela eftoit caufe qu elle
ne luy adiouitoit point de foy : & au contraire^
zp La II. partie d'Astree."
confîderant mes aérions de plus près elle com-
mença de les trouuer agréables, & peu à peu
de s'y plaire. Et lors Amour prenant cette
occafïon, comme fin & ruzé qu'il elt, iegiiila
mfenfiblement dansfon aine. Mais parce que
iedefîroisde conferuerPaimice, le ne tus pas
fans peine. Et apprens, Siluandre,cecy de moy,
dit-il, fe tournant vers le Berger, qu'il n'y a
rien que les femmes eitiment dauantâge que
ceux qui font amoureux d'elles , ny qu'elles
mefpnfent dauantâge, adiouila Siluandre,que
ceux qui les delaiffent pour quelque autre. Ce
futaufTi, continua Hy las, cette confideration
qui me fît refoudre de conferuer l'amitié de
toutes, s'il m'eltoit pofTible, mais ce fut en
vain , d'autant que Flonce auoit trop de vani-
té, &: trop bonne opinion de fes mentes, pour
vouloir vn cœur qu'il falluft partager auee
quelque autre. Cette ame orgueilleufe voulut
eftre feule maiftrefle , & tant quelle n'aima
gueres, elle le fouffnt : mais lors quelle refolut
de n'aimer que moy , il n'en fallut plus par-
ler: elle eut bonne grâce vne fois qu'elle m'af-
feuroit de m'aimer. Mais, luy dis-ie, que fe-
rons-nous de Teombre ( comme voulant le
luy reprocher,) elle me refpondit incontinent
pour me rendre la pareille. Nous le donne-
rons à Palinice : l'entendis bien ce qu'elle vou-
loit dire, & dés lors îe luy îuray de n'aimer ia-
mais que Florice : 5c que fi elle vouloit fe ban-
Livre qvatriesme. ip
nir de la veuë de Teombre , ieluy promettois
de iamais ne regarder Palinicc : Non point,
dit-elle, pource que vous m'en dites, mais
parce que véritablement il me dcfplaifl , ie
vous îure & protelle par lafoy que vous deuez
auoir enmoy, queiamais îe ne l'aimeray,&:
que s'il efloit bien feant icme bannirois de ta
veue- mais celle action me bleiîeroit plus
que vous n'en fç auriez aupir de fatistaction,
comme vous iugerez bien lors que vous le
considérerez. Depuis ce temps elle fe donna
toute à moy, &moy contre mon naturel me
donnay de forte à elle que ie me retiray de
toute autre. Du matin îufques au loir ie ne
bougeois de fon logis, finon lors quelle en
fortoit, & falloit bien que ceux qui la ve-
noient vifiter, futTent perfonnes fignalées, iî
nous interrompions nos difcours. Feftois en
toutes fes paroles , & elle en tout ce que ie
difois : & fembloit que nous ne fçeuflîons
faire vn bon conte , fans nous nommer ou
nous prendre l'vn l'autre pour tefmoin. lu-
gez fi Palinice & Cyrcéne trouuoienrfuje£t
de parler. Cela fut caufe que nous en prenant
garde vn peu trop tard, prefque toute la ville
eiloit abbreuuée de cette amour : & d'autant
que la renommée prend des forces en allant,
ou en parloit de forte au defaduantage de Flo-
hce, qu'en fin ce bruit paruint à fes oreilles:
par le moyen de quelques-vnes de fes amies
if£ La II. partie d'Astree!
qui l'en aduertirent. Eile fe repentit, mais
trop tard de cette conduitte auec fi peu de pru-
dence^ s'excufoit en m'en parlant, qu'elle
nauoit Jamais penfé de m'aimer tant qu elle
faifoit , & que cela l'auoit empefchée de pren-
dre garde à ces vifibles connoiiîances que nous
donnions de noftre bonne volonté, mais qu'à
l'aduenir pour les cacher mieux il ne falloit
plus que îe laviffeque le foir3 afin d'eftouffer,
s'il fe pouuoit, ce fafcheux bruit. le m'y con-
traignis quelque temps pour luy complaire:
mais parce qu'elle ne s'ennuyoit guère moins
d'eitre priuée de ma veuë que moy de Tertre
de la fienne , nous refoluimes de chercher
quelque moyen pour eftre plus longuement
enfemble. Apres y auoir penfé quelque temps,
elle me confeilla de faire femblant d'aimer
quelques-vnes de celles qui la voyoïent plus
familièrement, afin que fous ce prétexte ïc
puiife demeurer auprès d'elle. Et lors qu elle
y eut long temps refué : en fin elle n'en trouua
point vne plus à propos queDorinde, tant à
caufe qu'il y auoit quelque alliance entre elles
qui lesrendoit plus familières, que parce que
cette fille eûoit allez belle, & non pas trop fine,
encor que depuis elle prit bien de l'efpnt & de
la malice, comme le vous diray. Et quoy qu'el-
le ne fuit pas fi belle que Florice, nymefmeiî
aduanttgée de biens & d'vne fuitte de grands
ayeuls, fi ne laiffoit-elle pas d'en voir beaucoup
Livre qvatmesmi! *y$
d'autres après elle qu'elle outrepaiToit 3 fuft
pour (a beauté, fuft pour fes mentes.
Le îour que îe me declaray fon feruiteur^
ce fut celuy que le peuple fefloyoit pour la
reftauration de leur ville fai&e fous Néron,
après l'efpouuentable embrafement, dont le
feu duCiel envne nui£t l'auoit mife en cen-
dre. En cette commune refiouyflance, chacun
s'efforçoit de s'habiller le mieux qu'il luy
dtoit poflible, tant pour affilier aux facrifices
qui fe faifoient à Iupiter reflaurateur, &aux
Dieux Tutelaires3que pour fe trouuer aux jeux
&: fpectacles publics. Dorinde defireufe d'élire
remarquée, ne faillit de s'agencer de tous les
meilleurs artifices aneclefquels elle penfa que
fa beauté pouuoit dire accreue. Mais pour la
conclufion de ce iour, que vous diray-ie3 ma
belle Phillis ? vous particulanferay-ie tous nos
difcours? ils feroient, peut-dire ennuyeux, ôc
fuffira que ie vous faiTe briefuement entendre,
que Dorinde ne partit point de l'affemblée
que ie ne luy euffe dit tant de chofes de 1 af-
fection que ie luy portois qu'elle commença
de la croire: ce fut ce mefme îour que ie fis
amitié auecvn ieune Cheualier nommé Pe-
riandre , homme à la venté ; plein de nulli-
té 3 de diferetion 3 & de courtoiiie. Cellui-cy
m'ayant veu près de Dorinde , & trouuant
mon humeur à fon gré , refolut de me rendre
fon amy; &moy dejnon collé deiîreux d'à-
ïft La IL partie d'Astrel
uoirdesconnoiiTancescn ce lieu, où ie faifois
deffcin de demeurer longuement, puis l'a-
mour ie vouloit ainfi, ie le îugeay peribnne
dementeA'fus bien ayfe de l'auoir pour amy.
Cela fut caufe que nous efïans rencontrez de
mefme volonté, l'aminé fut piuftoit con-
tractée entre luy & moy, que non pas auec
Donnde, quoy que Flonce defon collé y rap-
portait tout ce qui luyeitoitpoiTible, afin de
mieux diffimuler: mais la pauurette ne pre-
uoyoit pas qu'elle aiguifoit vn fer qui luy fe-
roit vne bien cuifante blefilire , parce que mon
humeur n'eftantpas de voir quelque chofede
beau fans l'aimer peu à peu, îene me donnay
garde que leme trouuay amoureux aulTi bien
de Donnde que de Flonce. Toutesfois l'ai-
mois encores dauantage Flonce, comme à la
venté plus belle, &: qui tenoit plus de rang.
Deux mois s'efcoulerent de cette forte, &: l'a-
mitié de Penandrc & de mov prit cependant
vn fi grand accroiiTement, que d'ordinaire on
bous appelloit les deux amis: & parce que nous
definons de la conferuer telle, afin de l'afFer-
mif dauantage, nous allafmes au fepulchre
des deux amants, qui eft hors de la porte qui a
pris fon nom de la pierre couppée, & la nous
tenant chacun d'vne main, &de l'autre lvn
des coins de la tombe , nous fifmes fuiuant la
cuuftume du lieu, les fermens réciproques dV-
ne fidelle 6c parfaicte amitié , appellant les
Livre qj/atriesme." itf
âmes de ces deux Amants pour tefmoins du
fcrmeiiE que nous fai fions , &pounuites pu-
nifleurs de celuy qui manqueroit aux loix de
lamitîe. Apres cette proteftation, quelques
ïours fe panèrent que lvn n'auoit rien en la-
me qu'il ne le defcouunft à l'autre. Il aduint
quvn matin ( parce que le plus fouuent nous
couchions enfemble) après auoir parlé quel-
que temps des affedions des chères & belles
Dames de la ville, en faifant le iugement tel
que nous pouuoit permettre la connoiffance
que nous en auions , il me demanda fi îe n ai-
mois rien,ôduy ayant refpondu qu ouy,il me
dit quiuant que de me demâder qui eftoit ma
MaiftrelTe, il vouioit me defcouurir la fîenne.
le veux 3 luydis-ie, eflre le premier en cette
franchi fe 3 puis que vous auez efté le premier à
m'en parler. Et lors ie luy racontay toute la
recherche que i'auois faicte à Dorinde 3 depuis
deux mois, fans luy parier en façon quelcon-
que deFlorice 3 tant parce que ie l'aimois da-
uantage, ce qu'a cette occafîon iedefîrois que
cette amour fuit fecrette, que d'autant que
ie fçauois qu'vn de fes parens la recherchoit
pour l'cfpoufer. AufTi toft que ie luy eus
nommé Dorinde. Comment, repnt-il 3 vous
aimez Dorinde 3 Dorinde qui eft fille d'Ar-
cingentorix : c'eft celle-là mefme > luy dis-
ie3 & vous affeure qu'il y a plus de fîx mois
que ie la recherche. Ah Dieu, s'efctia-t'il,
ztf La II. partie d'Asthee]
comme l'amour m'a cruellement traicté : ô£
après s'eftre teu quelque temps, ie vous iure,
dit-il, & vous protefte que c'eft la mefme à qui
l'amour m'a donné il y a long temps. Me pou-
uoit-il aduenir vn plus grand malheur! Puis
que la mort m'eftauiïï douce que de m'en re-
tirer^ que c'eft offenfer noftre amitié de con-
tinuer, le fus fort eftonné,luy oyant tenir ce
langage : car encor que ie 1 aimafle5fi eft-ce que
ie me fafchois de luy laiiTer Dorinde , de qui
l'amour me chatouilloit de nouueaux defirs : àc
pource , après auoir tenu les yeux contre le
ciel du lict quelque temps, comme vne per-
fonne interdite 3 enfin ie luy parlay de cette
forte : Mon frère , puis que cet amour eft née
en nous auant que noftre amitié, tant s'en
faut que noftre amitié s'en doiue plaindre,
qu'au contraire elle la doit tenir comme vn
tefmoignage de la côformité de nos humeurs,
par laquelle nous auons efté pouffez à aimer
vne mefme chofe. Mais n'y ayant point eu
d'offenfe par le paffé , il faut que noftre pru-
dence empefche qu'il n'y en ait point auffi à
l'aduenir. Et pour coupper chemin a tout ce
qui en peut eftre, voyons à qui cette belle Da-
me demeurera. De penfer que noftre amitié
nous la face quitter l'vn à l'autre , ce feroit vne
tyrannie, & non pas vne amitié: de croire aufît
que nous puiflions eftre amis & nuaux , c'eft
vne folie. Que faut-il donc que nous faftions ?
remettons
Livre qvatriesmï. 2,77
remettons le tout à la raifon 3 & voyons lequel
elle aime le plus, & me dictes parle ferment
que nous auons fait fur la tombe des deux
Amants, fîvous reconnoiilcz qu'elle vous ai-
me, oc quel tefmoignage elle vous en a don-
né. Urne refpondit: ie vous îure, mon frère,
que ie ne vous mentiray iamais, ny en cecy,ny
en chofe quelconque vousvueillez fçauoirde
moy, non pas mefme quand il y iroit cent fois
de ma vie. Sçachez donc, qu'il eftimpoflible
que ie vous puiffe affairer fi elle m'aime, eftant .
fi diferette que fa modeftie cache tout ce qu el-
le en pourroit auoir en famé. Or puis, luy
dis-ie, que nous en fommesen cet eftat (car
ie ne reconnois encores rien en elle qui me
foit plus auantageux qu a vous ) îurons par
noftre amitié Tvn à l'autre, & appelions à tou-
tes les diuinitez qui vengent plus rigoureufe-
ment le parjure, que le premier de nous qui
retirera plus d'amitié d'elle, &rqui en rendra
plus de tefmoignage à rautre3la pofTedera tout
feul. Par ce moyen nous n'offencerons point
noftre amitié , puis que la raifon fera celle qui
ordonnera de cet affaire, eftant tres-raifonna-
ble qu'à celuy qu'elle aimera le plus , l'autre la
quitte & la delaiffe. le trouue, refpondit Pe-
riandre, que voftre propofition eft fort iufte:
car de s'en départir à cette heure ce feroit faire
vn trop violent effort à noftre volonté : ce que
nous ne ferons pas, lors que celuy qui fe verra
i.Part. K
258 La II. partie, d' Astre e.*
mefprifé s'armera dudefdain & du dcfpit con-
tre les forces de l'Amour. Et îe îure tous les
Dieux de n'y contreucnir jamais.
Or, gentil Paris, confîderez quel eit le na-
turel de la pluf-part des hommes. Auant que
Penandre m'euit déclaré fon attention , l'ay-
mois, certes, Dorinde, mais beaucoup moins
que îe ne fis depuis : Se fembla que comme le
brafîer s'augmente par l'agitation du vent, de
mefme mon affection prie beaucoup de vio-
lence par la contrariété de celle de Penandre.
Cela fut caufe que ie me donnay à elle plus
qu'auparauant: mais l'ayant recherchée quel-
ques îours fans effe£t, &t craignant que Penan-
dre, pour eftre de la ville ,& auoir beaucoup
dr parens des plus remarquables du lieu , ne
s'auançait plus en fes bonnes grâces que môy,
ie me refolus de le preuenir, & attacher, com-
me on dit , de la peau du Renard où deraiiloit
celleduLyon. Ierecours donc à la ruze, me
femblant qu'en amour toutes fineffes font
mites.
le fis faire fecrettement vn miroir de la
grandeur de la main que ie fis enrichir autant
qu'il me fut poiïîble, foit par l'efmail qui eltoit
mis fur l'or, foit par les découpures des chiffres
qui en augmentoient & la valeur & la beauté,
& après m'eftrefait peindre le plus au naturel
qu'il fut poflfible au renommé Zeuxide, ie fis
mettre mon portraict entre h glace & la table
Livre qvat'riesme. x^
d'or qui la fouftenoit, (ans qu'il y euft moyen
de louurir, de peur qu'on ne vint à defcouunr
mon artifice. Et puis m'accoftant d'vne vieille
femme qui gagnait fa vie a porter vendre les
dorures & pierreries dans les maifons particu-
lières, îe luy fis entendre que l'auois enuie de
tirer de l'argent de ce miroir , & quelle me
feroit plaifir fi elle le pouuoit vendre. Et
m'ayant promis qu'elle y trauailleroit, ie luy
dis que l'en auois promptement affaire : & que
fi elle fçauoit queiqu vne de fes amies qui le
vouluft, îeluylaiiferois, à quelque prix que ce
fijft. Elle me refpondit que iamais les chofes
qui fe faifoient a la hafte n'eftoient bien, que
toutesfois elle tafcheroit de m'y feruir. De
cette forte elle s'en va auec mon miroir: mais
elle ne fut pas pluftofi fortie de mon logis que
ie la renuoyay quérir, luy difant que quand
elle n'en trouueroit pas la moitié de ce qu'il
valloit, elle le donnait, d'autant que feneftois
preflé: mais auant que de le porter ailleurs,
allez chez Arcingentorix , luy dis-ie , fay fçeu
qu'il y a vne fille qu'il aime fort 3 peut-eftre,
fera-til bien ayfe de luy faire ce prefent. le
vous îure, me refpodit-elle5que c eftoit à luy à
qui ie faifois deffeinde le prefenter auant qu'à
tout autre , parce qu'il y a long temps que ie
fréquente en fa maifon. Or3 luy dis-ie, allez-y
donc>& auant que de le porter ailleurs,fçachez-
moy dire ce que le père ou la fille en voudront
tèo La II. Partie d'A strie!
donner. Il ne fert à rien que ievous aille ra-
contant les allées & venues de cette femme:
tant y a que maruze reùiïit de forte que Do-
nnde l'acheta, tant pour fa beauté, que pour le
bon marché, n'en donnant pas le tiers de ce
qu'il valoit. Eftant donc mes affaires ainlî bien
difpofées cinq oufix îours après que ie le vidsà
fa ceinture, & qu'elle le cheniloitfort, tant
pour fa beauté, que fuiuant le naturel de plu-
sieurs, quiayans nouuellement recouuré quel-
que chofe, l'ont beaucoup plus chère, ie iugeay
qu'il eftoit ncceilàire de paracheuer mon det
fein promptement, parce qu'il cftoit à craindre
que le verre eftant fragile ne vint à eftre caffé,
6c que mon pourtrait ne fe defcouunft. Pour
preuenir donc cet inconuenient, trouuant Pe-
handre en commodité, îem'enquis de luy s'il
n'auoit rien auancé auprès de Donnde: à quoy
franchement il me refpondit qu'il n'auoit non
plus de connoiifance de fa bonne volonté, que
le premier iour qu'il i'auoit veuë, qu'il ne fça-
uoit s'il en deuoitaccufer le naturel d'elle, ou
le peu de mente qui eftoiten luy, ou fon trop
de malheur : toutesfois ce qui luy donnoit
quelque cfpece de contentement, c'eftoit de
voir qu'elle traittoit de mefme auec tous les
autres. N'acculez point, luy dis-ie, mon frère,
nv voftrepeude mente, ny le naturel de Do-
nnde, car vous mentez beaucoup plus que
cette fortune, & elle n'eft pas infenfible aux
Livre c^vatriesme! z6i
coups d'Amour: mais l'affection qui la pof-
fede eit caufe de cette froideur, & entiers vous
& entiers tout autre. Et afin de vous fortir
d'erreur, encor que îe fçache que cela pour le
commencement vous def plaira, fi ne laifïèrayr
ie de vous en dire la vérité. Soyez a(Teuré5mon
frère, luy dis-ie en l'embraffant, & le baifant à
la îoue, que ie la pofTede de forte qu'elle ne
void que par mes yeux. Il eit vray que ie ne
vids de ma vie vne plus fige ny plus difcrette
Amante que celle-là, car elle a tant de peur
que fa paiïion foit connue, que iamais en pu-
blic elle ne tourne la veuë vers moy, qu'elle
n'y foit contrainte par les loix de la cmilité:
mais lors que nous fommes en particulier, fî
vous voyez les careffes extraordinaires qu elle
me fait, vous admireriez le commandement
qu'elle a fur elle-mefme,de n'en faire point de
demonftration ailleurs. Et afin que vous ne
penfîez pas que ce foitvn conte inuenté, en-
cor que l'amitié qui eft entre nous doiue effa-
cer toute telle mesfiance , fi vous en veux-ie
donner vne connoiflance qui vous affeurera
aiîez de tout ce que ie dis. Mais ie vous conjure
par nof tre amitié , ( puis que ce que ie vous en
dis n'eftque pour vous ofter de la tromperie,
en quoy fa froideur vous retient ) que vous ne
me defcouuriez iamais : <*ar cela ne vous pour-
roit profiter, de feroit caufe de me ruiner en-
tiers elle. Et lors me l'ayant iuré,ie conunuay:
R ii)
x6i La. II. partie d'Astrel
Auez vous point pris garde à vn miroir qu'elle
porte à la ceinture depuis quelques icurs ? &:
m ayant refpondu qu'ouy. Or, luy dis -ie, elle
le porte pour l'amour de moy : &: afin que
vous n'en puiflîez point douter , la première
fois que vous ferez auprès d'elle, caliez en la
glace, de en oftez vn petit papier qui cil entre
deux, vous y trouuerez de/Tous mon portrait
il n'y a point de doute qu'elle fera bien marrie
que vous l'ayez veu : mais l'amitié que le vous
porte, m'oblige de vous defcouurir ce fecret,
afin que vous fortiez de peine. Penandre
m'oyan: tenir ce difcours demeura aufTi im-
mobile , que s'il euft veu le vifage de Medufe,
& après auoir quelque temps relue fur ce que
ie luy difois, il conclud que fi cela ef toit, il n'y
auoit point de difficulté qu'il me la deuoit
quitter, & s'en retirer entièrement, &: pour en
fçauoir promptement la venté , encores , me
dit-il , que ie ne doute de vos paroles, fi feray-
ie bien ayfe de me retirer de fon feruice auec
connoiiïancedecaufe, en forte quelle ne me
puiffe aceufer de légèreté. Il fort donc à l'heure
mefme, ôdava trouuer en fon logis, où de
fortune Arcingentorix ny fa femme nettoient
point , mais Dorinde feulement , qui eftoit
demeurée pour entretenir deux ieunes Dames
qui l'eftoient venu vifiter. Elle qui véritable-
ment aimoitmkux Penandre, que pasvndc
tous ceux qui la recherchoient 5 quoy qu'elle
Livre qvatmesme' 2.65
en fift peu de dcmonftration : aniïi-tof! qu'el-
le l'apperceut elle l'alla receuoir auec fa cour-
roifie accoutumée. Mais luy qui eftoit des-
ja preuenu d'vne tres-mauuaife opinion, 111-
geant que tout ce quelle en foifoit n'eftoit
que par feinte , commençoit des-ja de luy
vouloir mal , & ne regardoit toutes fes actions
quaucc defdain. Prefque au mefme temps
qu'il fut arriué , ces Dames s'en allèrent. Et
parce que Dorinde eftoit innocente de la
faute dont en fon ame il l'accufoit, il s'efton-
noit de voir la franchife dont elle traittoit
auec luy. Mais ne pouuant plus s'arrefter en
ce lieu, où il luy fembloit eftretant indigne-
ment trahy, il voulut voir fi iamais dit véri-
té. Il luy prend donc fon miroir, faifant.fem-
blantde le trouuer beau D& parce qu'il eftoit
debout & appuyé contre la table il feignit de
fe laifTer emporter au difeours qu'il luy tenoit,
& tournant le bras, le mit entre luy &: vn des
coings. Au bruit que fit la glace en fe rompant,
il fit femblant de treiTaillir, comme l'ayant
fait par mefgarde^ voyant que le verre eftoit
rompu : îe vous en demande pardon,dit-il5ma
Maiftreffe , & ie fuis obligé pour reparer ma
faute , d'y faire mettre vne autre glace. Elle
luy refpondit que c eftoit peu de chofe, &: que
cela ne meritoit pas qu'il en prit la peine. Et
à ce mot elle tendit la main pour le repren-
dre, mais luy ayant opinion qu'elle ne le luy
R iiij
2(^4 La II. partie d'Astref..'
vouloir laitier, de peur qu'il nevid le portrait}
qui y eftoic, s'y opimaftroit dauantage, &en
cette difpure il ofra toute la glace 3 & enfemble
le petir papier, &: lors il vid que îe luy auois dit
vray. Encore qu'il cuftbiendes-ja creu à mes
paroles, fi eft- ce que voyant mon portraicl: il
demeura fi furpris qu'il ne fçeut parler de quel-
que temps : mais l'eftonnement de Dorinde
ne fut pas moindre. Periandrequi fans parler
regardoit quelquesfois la peinture , &: puis Do-
rinde coniiderant l'eftonnement de cette fille
eut opinion que c'eftoit pour mieux feindre :&
par ce, tranfporté d Vn puiflant defpit : le ài-
ray par tout, luy dit-il, que vous eftes nompa-
reille, foit a bien aimer, foit à effare fecrerte,
mais plus encores à fçauoir diffimuler. Penan-
dre, luy dit-elle, fi l'eftois la première qui eufl
elle trompée 3 l'aurois bien de la honte de le
confefïèr, mais croyez en ce qu'il vous plaira,
fi vous feray-ie tel ferment que vous voudrez
que l'eftois aufil ignorante de ce que ie voids
que vous m'en voyez eftonnée. Les Dieux
ne punifTent ïamais : mais 3 dit-il 3 les fer-
mens de ceux qui aiment : c eft pourquoy ie
n'en veux point de vous que ie fçay effare
de ce nombre: mais d'autant que vous eftes
la. première de qui l'humeur m'a deceu , ie
veux laifler la place à quelque autre , afin
que pour le moins l'aye ce contentement de
n'eftre pas le dernier que vous tromperez.
Livre qjatriesMe. 265
m'aflcurant bien que vos froideurs & difli-
mulations me donneront bien tort plufieurs
compagnons. Et à ce mot il s'en alla auec
plus de defpit & de cholere qu'ils n'en fai-
foient paroiftre , d'autant que (a modeftic
luy lia la langue. Dorinde fit bien tout ce
qu'elle pûft pour le détromper , mais c'e-
ftoitluyperfuader dauantage qu'elle diffimu-
loit. Il s'en alla donc de celle forte : mais
ne pouuant fi toft fe départir de fon ami-
tié, comme il eftoit contrainct, pour obfer-
uer le ferment que nous en auions faict 3 il
fe refolut de s'eiloigner, neiugeant pas qu'il
y euft va meilleur moyen pour vaincre cet
Amour 5 que labfence , qui toutesfois ne
luy feruit de guère, ainfi que ie vous diray
cy-apres.
Me voila donc heureufement venu à bout
de mon deffein , ayant la place libre : mais
quand ie voulus aller voir Dorinde 5 gentil
Paris , que ne me dit-elle point ? Elle auoit
enuoyé vers celle qui luy auoit vendu le mi-
roir 3 & la contraignit de luy dire , de qui
ellel'auoit eu3&: fçachant que ç'auoit efté
de moy , ie ne vous fçaurois reprefenter la
grandeur de fa cholere. Perfide & trom-
peur 3 me dit-elle, comment auez-vous eu
le courage d'offenfer fi mortellement vne
perfonne qui ne vous en a iamais donné
ccçafion f comment après vne fi grande
166 La II. partis d'Astîi £e!
offenfe, auez-vous l'effronterie de vous trou-
uer deuant Tes yeux ? le m'eftois défia bien
préparé à fes reproches , mais encore ne les
puis ie fupporter fans rougir, 6c parce que ie
fçauois bien que de vouloir les arrefter d a-
bord c'eftoit s'oppofer à la furie dVn tor-
rent impétueux, ie penfay qu'il eftoita pro-
pos de laitier vn peu efcouler fon lufte cour-
rouce auant que de luy refpondre , & quand
elle euft dit tout ce que ie penfois qu'elle euft
pu dire, ie luy refpondis de cette forte : le ne
me plains nullement des reproches que vous
me faites: car ratioue que vous auez plus de
raifon d'en vfer ainfi contre moy , que fi vous
faifiez autrement, mais ie me plaindray bien
auec fubiecl: de l'Amour, qui ayant mis tant
de feux dans mon ame pour vous , vous a
laiffée fi gelée pour moy : puis que s'il euft
efîé îufte il euft en quelque forte alenty ma
trop ardente affection , & ie n'euffe pas efté
contraincr de vous offenfer , &: euft vn peu ré-
chauffé cette grande froideur qui vous fait
trouuer fi mauuaife la mfe auec laquelle i'ay
chaiîe vn riual d'auprès de vous: Mais ie voy
bien que vous me direz que ie fuis bien nouice
en Amour, puis que ie demande la raifon en
ce qu'il fait.
Il eft vray que ie vous refpondray que s'il
cft ainfi, vous auegiencore plus de tort, belle
Donnde, de vous plaindre de mes actions, fi
Livre qv a tri es m e. 167
citant produites par l'Amour , vous voulez
toutesfois qu'elles foient réglées à la raiion.
I'auoiie que l'ay failly contre la ration : mais
ie nie que ce foit contre l'Amour, àc par ainfi
receucz moy, non pas comme raifonnable,
mais comme amoureux, & d autant plus de-
raifonnable, que ie fuis plus vmemcnt attaint
& pofTedé d'Amour.
Ces paroles proférées auec toute l'affection
qu'il m'efîoit poflible, firent enfin fi grand
effort en fon ame , que quelques îours après
elle me remit toute lofifenfe que ie luy auois
faite : & voyez comme le mal-heur eft quel-
quesfois profitable, il aduint depuis que ce qui
auoit elle caufe de fa colère, le fut d'augmen-
ter fa bonne volonté: car confiderant l'artifi-
ce dont l'auois vfé , elle eut opinion que véri-
tablement ie l'aimois. Et cette connoiffance
fut caufe que Teombre fut encor fans Mai-
itreiTe, car elle fe donna entièrement à moy:
fî bien qu'il fembloit que ie n'aimaiTe que
pour le faire hayr : Et toutesfois faimois en-
core beaucoup dauantage Florice que Dorin-
de. Il eft vray que quand Donnde com-
mença de me fauonfcr plus que de couitume3
ie commençay aufli de l'aimer dauantage :
car rien n'augmente tant mon affection que
les faueurs.
Viuant donc de cette- .forte auec toutes
deux s Florice commença d'entrer en quelques
Ï6S La IL partie d'Astrel
foupçons , d'autant que le bruit commun de
cette affe&ion eftoit trop grand. Cela fut
caufe qu'vn iouu elle m'en parla auec quel-
que forte d'altération 3 &: moy3 qui vérita-
blement l'aimois , luy îuray tout ce qu'elle
voulut , que ce n'eftoit que fon comman-
dement qui me faifoit voir Dorinde 3 qu'à
la vérité eftant auprès d'elle 3 îe luy faifois
ocprefTément paroiftre toute la bonne vo-
lonté qu'il m'eftoit poiïïble, afin que le def-
fein que nous auions fuft mieux couuert :
que fi elle trouuoït bon que îe ne la vùTe
plus , elle m'efuiteroit vne grande couru ée 3
de fi elle fe regardoit en fon miroir , & qu'a-
près elle daignait ietter les yeux fur Dorin-
de, cette veùe l'affeureroit plus que toutes
mes paroles. Bref ieluy en feeus tant dire»
qu'enfin ie la remis en bonne opinion de
moy : fi falut-il toutesfois luy promettre que
ie luy donnerois toutes les lettres que Do-
rinde m'eferiroit. Voyez-vous, me dit-elle,
ne me promettez point vne chofe que vous
ne me vueillez tenir : car ce feroit me per-
dre du tout, fi ie venois à reconnoiftre quel-
que manquement de parole. Iamais , luy
dis-ie, ie ne contreuiendray à chofe que ie
promette à qui que ce foit , mais moins à
Florice, qu'à tous les Dieux enfemble. Nous
voila donc remis mieux que nous n'auions
point efté : Et parce que véritablement ic
Livré qV a trie s me." Ï69
thaaois rien de plus cher que Florice; &que
toutesfois ie ne laiffois pas d'aimer Donn-
de , & de me plaire en fa compagnie \j tC
mefmes aux faneurs que ie rcccuois délie,
bien toft après ivfay dVnc fi grande recher-
che , que tout ainfi que cette dernière re-
ceuoit des lettres de moy , de mefme m'en
efcriuoit-t'elle ; & foudain îe les portois à
Florice qui les lifoit, & les gardoit foigneu-
fement.
A ce mot, Hylas voyant que Siluandre
Rapprochant de Diane , luy difoit quelque
chofe à l'oreille > & qu'après ils foufnoient
enfemble, interrompit le fil de fon difeours
pour refpondre à ce qu'il euft opinion qu'il
auoit dit.. Vous nez, luy dit-il , Siluandre,
de ce qu'aimant Florice , toutesfois le me
plaifois auprès de Donnde ; vous en pouuez
faire de mefme de ceux qui efloignez de chez
eux , paffent les nuifts entières dans les lo-
gis, où leurs îournées s'addreffent. Car fi le
rencontre le long du chemin qui me con-
duit! aux félicitez de Florice, quelque con-
tentement ou foulagement en la veûe&con-
uerfation de'Dormde, contreuiendray-ie aux
loix de la raifon fi îe les reçois , &'voftre
aufterité defnaturée ordonnera -telle que le
refufe le bien que les Dieux m'enuoyent ?
Et parce que Syluandre , pour ne l'inter-
rompre , ne voulut point refpondre, Hylas
iro La IL partie d'Astrêe]
ayant quelque temps attendu, enfin voyant
quil ne difoit mot, après auoir hoché la tcfte;
reprit de cette forte le difcours qu'il auoit
Ltifle.
Or voyez ce qui aduint de ces Amours. La
conuerfation ordinaire que i?eus auec Dorin-
de, commença de me la faire aimer dauan-
tage : &: d'autant qu'vne faucur receiie de bon-
ne volonté en attire vne plus grande , elle
me donnoit tous les iours de plus clairs tef-
moignages de fon amitié , qui fut caufe que
les lettres char.geans aulli de ftyle , deuin*
drent plus affe&onnées que de couftume.
Cela fut caufe que îe n'en donnois plus à
Florice que fort rarement, ex encores de cel-
les qui auoient moins d'apparence de bonne
volonté j gardant finement les autres. le vef-
quis de cette forte quelque temps auec plus
deplaifirque ie ne fçaurois raconter , eftant
bien veu de toutes les deux , mais d'autant que
les Dieux ordonnent que les plus grands con-
tentemens des hommes foi en t le plus aifé-
ment altérez, ôcfe perdent plus facilement,
ce bon-heur ne me dura gueres , parce qu'il ad-
uint qu'vn iour fouillant dans ma poche en la
prefence de Florice & de quelques autres de
fes compagnes, elle y entreuit deux ou trois
petites lettres pliées de la mefme forte qu'e-
ftoient celles que ieluyauois données de Do-
nnde. Elle foupçonna incontinent la vérité?
Livre qvatriesme. zjl
auiTI y auoit-il quelques iours qneie ne luy en
auois point donné , & dés lors fe figurant
qu'elle eftoit trompée, refolutde me les def-
robcr : & parce que le n'y prenois pas garde,
elle les prit fort aifément dans ma poche ce-
pendant que ie parlois aux autres, qui mef-
mesfaifoicnt tout ce quelles pouuoientpour
rn abufer, & luy donner plus de commodi-
té de faire fon larcin, ayant opinion que ce
n'eitoit que pour me les faire chercher. Elle
les prit donc fi dextrement que ie n'en fen-
tis rien , & les ayant cachées 3 quand ie m'en
feray allée , dit - elle à vne de fes compagnes,
vous luy pourrez faire fçauoir que ie les ay
prifes, fi vous voyez quil en foit trop en pei-
ne : ce qu elle difoit pour m'en donner dauan-
tage. Elle partit incontinent, & ne fut plu-
ftoftarriuée en fon logis, que fe renfermant
dans fon cabinet 3 elle les ietta toutes fur la ta-
ble, &trouua qu'il y en auoit cinq, dont les
vnesparoiiToientfraifchementefcrites, & les
autres de plus longue main.La première qu'elle
prit, qui toutesfois eftoit la dernière efcntte,
îexrouua telle:
2-2, La II. Partie d'Astre^
LETTRE DE DORINDE
a H y l a s.
IE ni y trouueray puis a *e vous le voulez
ainfi : aufi fer oit-il bien mal-aifc que vous y
fufiez>fans moy ,fuis qu: h ne fuis iamais fans
vous. Lflfais reffouueneT-voHS iauoiraufi
bien les yeux fur ma réfutation , que fur nojlre
contentement. £hmnt a moy> lors que ie fcay
que vous voulez, quelque chofe de moy , ie Cuis
aueugle four toute autre confideration. Cejl
donc a vous a y f rendre garde fi vous m aime?.
Et adieu tuf que s a ce que ie voye celuy qui cfi ai-
?né de?noy,ey qui ni aime , fi four le moins les
Dieux me veule?ît rendre contente.
Quelle penfez-vous D ma belle Phillis, que
deuinc Florice quand elle leut cette lettre f Elle
demeura tellement hors d'elle-mefme 3 qu'elle
ne fçauoit fi c'eftoit fonge ou non. Enfin fans
dire vn feul mot,elle mit lamain fur la premiè-
re qu'elle rencontra, qui fut telle.
LETTRE
Livre ojatriesme! 273
LETTRE DE D ORINDE
A H Y L A S.
IË croy de voflre affection encor, plus que^j
vous ne m en dînes . CMais pourquoi ne
maime^- vous autant que te vous aime ?
Vous iureiez, fans doute que vous m aimez, da-
vantage. S'il efl ainfi , pourquoy riauez,-vous
aufii bonne opinion de mon amitié ', que^J
iay de la voflre ? Il ne fert à rien de dire
que les femmes ne fauent point aimer : car
vous auez, tant d expérience du contraire,
que vous efles le plus incrédule de tous les
hommes , fi par mes effecis vous ne croyez a
mes paroles.
Voicy la troifiefme qu'elle rencontra.'
2. Parc
Ï74 La **• Partie ^AsTRÊil
LETTRE DE DORINDE
A H Y LA S. -
15 vous enuoye ce pourtraici que vous aue?
defiré de moy , non pas pour vous faire per-
dre personne que vous #ye^ acquife , commet
vous me fiftes autre sf ois auec vn femblabl^j
présent , mais pour vous affeurer que vous
avez, autant de puiffance fur celle qui le vous
enuoye ,que fut la peinture mefme que ievous
remets entre les mains. S'il mejlot permis
ie ferois aufi fouuent auec vous quelle fera
heureufe en cela plus que moy , & moins heu-
reufe feulement en ce quelle pojfedera ce bien
fans le connoiftre , que fans le poffeder ïefrime
plus que ma vie.
Iettant alors cette lettre de dépit fur la ta-
ble, & de colère pouffant les autres loing d'elle,
elle fe recula dVn pas, & fe nouant les bras
l'vn dans l'autre 3 tint quelque temps les yeux
fermez deffus:& puis comme reuenant d'vn
profond fom meil,0 Dieux .' dit-elle, eft-il pof-
fible que ce que ie voy foit véritable? Se peut-
il faire, Hylas, que tu m'ayes trahy ? Eft-il vray
quetutefoisfi long-temps mocqué de moy,
& que xenaye point eu de veiie pour remar-
Livre qvatrïesme? 27^
quer tes trahifons? Etfe.taifanc encorcs pour
quelque temps, tout à coup elle frappa des
deux mains fur la table -.Une fera pas vray per-
fide, que ta trahifon demeure impunie,ie la de-
couriray pour le moins à celle pour qui tu l'as
commencée, encor que tu l'ayes paracheuée
cnmoy, & peut-eftre fe rendra- t'elle fage à
mes defpens.Elle rïeuft pluftoii fait ce deiîein,
que ramaffant ces lettres, & prenant en fa bet-
te les autres que ie luy auois données, elle s'en
alla trouuer Donnde, la pnad aller en fon ca-
binet; où efiant, ma belle parente, luy dit - elle
(car c eftoit ainfi quelle la nommok) ie vous
veux rendre vne preuue d'amitié qui n'eil pas
petite: mais ie vous coniurc- de vous en feruir
auec prudence. Il y a quelque temps queHylas
vous recherche^ vous auez creu d'eflre aimée
de luy, ie viens îcy pour vous détromper, &
vous faire voir qu'il vous abufe. A ce mot Do-
rinde rougit, & voulant en faire la froide.Non,
non,ditFloricê,ne penfez-pas, ma parente, de
mepouuoir cacher ce que ie tçay mieux que
vous : le dis mieux, car vous fçauez feulement
voflre intention, 8c vous ignorez la Tienne, au
lieu que ie les fçay toutes deux.Vrayement,dic
Donnde, fi cela eft, vous elles bien fçauante.
Mais que fçauez- vous demoy ?Ie fçay,dit-elle,
que vous l'aimez, que vous luy auez enuoyé
voftre peinture^ que vous receuez les affigna*
tions qu'il vous donne:
S i
ijG La IL partie d'Astrel
Dorinde qui fe fende conuainciie par la vé-
rité 3 n'ayant pas l'effronterie de le nier, bailla
les yeux , & rougiflant encor dauantage 3 fe
mift de honte la main fur le vifage. Qu'il ne
vous ennuyé point Dorinde 3 continua - t'clle
alors, que ces chofes me foient connues, &
au contraire 5 reiioiiyffez-vous que letoutfoit
tombé entre mes mains, &: non point entre
celles de quelque autre qui vous eut moins ai-
mée, &araduenirretirez-vousfï vous aimez
voitre honneur 5 de l'amitié de cet homme,
qui ne vous recherche que pour fe vanter des
faneurs que vous luy faites , 2c à laduanture
pour en feindre plus qu'il n'y en a pas . Il y a
eu autresfois quelque familiarité entre luy &
moy3 cela a efté caufe , ce faut croire que ça
efté pour voftre bon-heur , qu'il s'efc addreffé
à moy. le ne croy pas que vous luy ayez dit
vne feule parole qu'il ne m'ait racontée: &par
ce qu'il feroit trop long de les vous redire ,
voyez 3 luy dit-elle, voicyla plufpart des let-
tres q ne vous luy auez cfcnttes , que vous ferez
fort bien de bruiîer3afin qu'il ne s'enpuiiîe pre~
ualoir. Dorinde les ayant prifes & reconnus,
âduoiia librement qu'elle auoit creu d'eftre
aimeedemoy, & que cela l'auoit obligée à
tout ce quelle auoit fait : mais qu'à ladue-
nir elle me hayroit au double de ce qu'elle
m'auoit aimé , qu'elle luy auoit vne infinie
obligation de cet aduertiflement , & qu'elle
Livre 'qvatïùesm^ ^77
montroit en cela qu'elle mentoit d'eftre ai-
mée & ferme de tout le monde, puis quelle
eftoiefi bonne amie. Et après fe mettant aux
iniures contre moy, il n'y eut mal que toutes
deux n'en diffent , mais beaucoup plus Dorin- .
de , comme celle qui eftoit , ce luy fembloit, la
plus offenfee. '
OrFlonce s'eftant vangeede moy lelon les
defirs, s'en retourna en fon logis, refoluë de
ne m'aimer ïamais , voire de ne me voir iamais
s'illuy eftoit poflible, mais lors que ce premier
mouuement fut vn peu paffé 3 & qu'elle vint à
fe remettre en mémoire les difeoursque Do-
rinde & elle auoient tenus,elle fe renouuint que
quelque affeftion que i'euffe eu pour Donnde,
ieneluyauois point toutesfois parlé de l'ami-
tié que le portois à Florice, ny d'aucune faueur
que i'euffe receiie d'elle, & tirant argument de
là 3 que le l'aimois encor plus que Dorinde,
elle commença de fe repentir de m'auoir fait
vne fi grande offenfe 3 car elle croyoït bien que
fi i'euffe defcouuert quelque chofe d'elle à l'au-
tre, quellen'euft pas'failly de le luy dire en
cette* occafion. Et plus elle s'arr eftoit fur cet-
te penfée, & plus elle ferepentoit de fa prom-
ptitude: car, difoit-elle 3 s'il l'a veiie , l'en fuis
caufe, s'il l'a recherchée, ie luy ay comman-
dé, fi elle fa aimé, c'eft parce qu'il eft aimable,
s'ilareceules faueurs qu'elle luy a faites, ça
cfté au commencement pour mieux diiïimu-
S îfc
iy$ LaILPartie d*Ast-reeI
1er 3 2c enfin parce qu'eftant ieuneiln'y en à
giieresdefonaageqiurefufent telles forcunes.
Ques'ilmelesadiiîimulées, c'efr qu'il a creu
que îe m'en fafcherois,ou que ie les declarerois,
& tout homme d'honneur eft obligé de confer-
uer la réputation de celles qui l'obligent . Mais
qu'il ne m'ait toufîours aimée dauantage quel-
le, il n'y a point de doute, puis que parmy tou-
tes les faueurs qu'il en a recèdes, il ne luy a ia-
mais parlé de noftre amitié. Ces penfées enfin
la contraignirent de fe condamner tout à fai£fc
coulpable 5 & d'auoir vn extrême repentir de
la faute qu'elle auoit faite , luy laiffant vn très-
grand deiîr de racommoder ce qu'elle auoit
deffaift.
Au contraire Dorinde iuftement animée
contre moy, brûlant toute de courroux &" de
dépit 3 après s'eftre noyée le fein de pleur, pro-
fera feule dans fon cabinet toutes les plus cruel-
les paroles que la douleur luy mit en la bou-
che: & de fortune, ainfi quelle efïuyoit fes
yeux,i arriuay chez elle: & parce quelle m oiiit
marcher, & quelle fe douta bien que ceftoit
moy 3 elle courut pouffer la porte qu'elle auoit
taillée ouuerte quand Floriceeftoitfortie ,&:
que depuis elle ne s'eftoit pas fouueniie de
refermer, tant elle auoit l'efprit ailleurs, mais
elle ne le pût faire fi promptement que ie ne
vifle fes yeux encores rouges de force de
pleurer: de lors que ie m'eftonno.is & de fçs.
Livre qvatriesme^ *79
larmes, & de ce qu'elle me rcfufoit l'entrée,
elle r'ouunt le cabinet , & m 'appellant par
mon nom 3 & fe mettant fur l'entrée : Et bien,
dit-elle , mefehant &: traiftre que eu es, ne te
contentes -tu point encores de tes perfidies,
ou fi tu en deffeignes de nouuelles à mon
dommage?
Et parce que ie ne lu y refpondois rien. eftant
fifurpns d'eftonnement, que ie ne pouuois
parler :Peut-eftre, dit-elle, ingrat & perfide,
voudras-tu nier tamefehanceté* Ah.' dit-elle,
en me montrant fes lettres , reflbuuiens-toyà
qui tu as donné ces tefmoignages de ma fa-
cile créance 3 &: fois certain que pas vne de
tes trahifons ne m'eft inconnue, &: que cela
a fait que tu n'auras iamais vne plus cruelle
ennemie. Et à ce mot5 me donnant de la main
contre l'efiomach, me pouffa hors de la porte
quelle ferma fur elle d'vne fi grande prompti-
tude que ie ne l'en pu iamais empefeher. Ceft
fans doute, ma belle MaiftreiTe, que iem'en
allay voyant qu'elle ne mevouloit point ou-
urir 3 le plus confus homme du monde,mai's
de telle forte animé contre Florice, quei'eufîe
acheté bien chèrement vn moyen de luy fai-
re defplaifir : car i'auois feeu que c'eftoit elle
qui m'auoit pris mes lettres : ie voyois a
cette heure qu elle les auok données à Do-
rindepour me defplaire. le iugeay bien que ce
n'eftoitquerenuie, oupluftoit la ialonliç qui
S in]
2.8o La II. partie'd'Astrel
luy auôit fait commettre cette faute contre
noitre amitié: &penfant qu'il n'y auroitrien
qui luy fafchafl: dauaîitage que de voir que ie
l'eufle quittée pour Dorinde , ie me refîolus
pardefpitdeme defpartir entièrement d'elle,
& de me donner tout à fait à l'autre. La diffi-
culté eftoit de r'appaifer Dorinde , mais i'auois
fait refolution de fouffrir toute rigueur 5 &: tout
defdain d'elle , pluitoit que ie ne me vengeafïc
deFlorice.
En ce deiTein3 après que quelques ioursfc
furent efcoulez, ie trouuay moyen de fur pren-
dre Dorinde en fon cabinet : car le defplaifir
qu'elle auoit receu la faifoit demeurer plus reti-
rée qu'elle fouloit. Et ayant pouffé la porte
fur moy 3 ie me iettay fî promptement à
genoux quelle n'euft pas le loifîr de s'en aller,
& là après plusieurs pardons que ie luy de-
manday 3 ie luy declaray la vérité : à fçauoir
que Florice m'ayant longuement aimé3âfin de
tenir noitre amitié plus fecrette 3 m'auoit com-
mandé de faire femblant de la rechercher5qu au
commencement ie l'auois fait par feinte , &
qu'en ce temps-là ie luy portois toutes fes let-
tres: mais depuis venant à l'aimer à bon ef-
cient, que ie ne luy en auois plus donné. Ah !
menteur^me dit-elle,&: ne m'a t'elle pas appor-
té les dernières que ie t'ay efcrittes ? Il eft vray,
luy refpondis-ie3 qu'elle les a eues, mais ceft
parce qu'elle me les a defrobées : & fi vous
Livre qvatriesme. 28r
ne m'en croyez, demandez-le à celles qui luy
virent faire ce larcin, & lome luy nommay les
deux qui l'auoient veu , &: qui me Taiioienc
die : de cela a elle caufe que fe voyant elle-
mefme punie par fa propre inuention , elle
vous a déclaré ce qu elle a creu qui pouuoit
rompre noitre amitié. Mais Amour, neft-il
pas bien îuflede luy auoir fait fouffrir le mal
qu elle vous auoit préparé ? & n'eftoit-elîe pas
bien outrecuidée, depenfer que l'on pûft faire
femblant de vous aimer , &: fe feruir de voftre
beauté pour couuhr l'amitié qu'on luy porte-
ront le ne veux point que les Dieux me
foientiamais fauorables,fi le ne la hay comme
la chofe du monde que ie croy la plus hay fia-
ble , & fî ie ne vous aime comme la feule per-
fonne de qui ie defîre les bonnes grâces. Ne
vueillez que cette îaloufe obtienne dauantage
par fa mefdifance fur vous, que mon affection,
&: que le defpit qu elle a eu d'auoir elle def-
daignée pour vous ne me nuife au lieu que
cette confideration me deuroit profiter. le luy
tins encores quelques autres femblables paro-
les, auec lefquelles ie n'eus pas d'abord ce que
iedefîrois: mais ie la difpofay bien , de forte
qu'après auoir vérifié le larcin que Florice
auoit fait de les lettres, elleme pardonna, &
peu après renoiia noitre amitié de plus eftroit-
tes obligations encores que les premières : ce
qui me retira de forte de Flonce , que ie ne
282 La II. partie d'Astree.'
faifois pas feulement femblanc de l'auoir ia-
maisveuë. Et en cela ie ne me contraignois
nullement: car il eftoit tres-veritable qu'en-
cores quelle fuftplus belle que Dorinde, &
beaucoup plus releuée, fî eft-ceque ledefpit
m'auoit fi bien changé les yeux que cette beau-
té ne rneftoit point agréable , &: que ie la
mefpnfois.
Elle le fupporta quelque temps, feignant de
ne s'en foucier, &c s efforçoit de faire paroiftre
que mes actions luy eftoient indifférentes:
mais en fin il fallut venir aux regrets & au re-
pentir de m'auoir perdu: &: d'autant quelle
fçauoit bien que ie l'auois aimée, & qu'vne
affeftion ne fe perd pas ayfément, elle creut
que fî elle faifoit femblant d'en aimer quelque
autre, cela fans doute me r'appelleroit, &fe-
roit reuenir vers elle.
Elle fit donc ce deffein, &: cherchant en elle
mefme à qui elle fe pourroit addreffer pour me
le faire croire plus ayfément, elle n'entrouua
point déplus à propos queTeombre,tant par-
ce qu'elle iugeoit qu'il feroit plus difpofé à re-
ceuoir de l'amour, que d'autant que ie le croi-
roisplufiofijfçachant bien quelle enauoit au-
trefois efté aimée. Elle commence donc de
faire bonne chère à Teombre, luy parle , &
montre de fe plaire à tout ce qu'il dit & qu'il
fait, & quand elle void que ie m'en prens gar-
de, c efHors qu'elle enfaitplusde cas,& qu'elle
Livre qjatriesml 2S5
a plus de fecrets à luydire. Iéremarquay in-
continent ce rcnouuellemcnt d amitié, &: le
dis aDonnde, qui ennoit auec moy,voyant
que Teombre s'y rembarquent : &: d'autant
que Flonce ne voyoït point que îe reuinili
comme elle s'eitoit figurée , elle augmenta les
faueurs qu'elle luy faifoit,de forte quepluiîeurs
ne pouuans approuuer cette vie, le dirent à
fes parens, d'autant que le bruit de cette af-
fection eftoit fi grand qu'il nefe pouuoit plus
cacher, à quoy elle auoit efté contrainte, par-
ce que pour me faire voir fes actions, il fallut
qu'elle en fit de grandes dernonftrations : &
qu'au lieu de les cacher, comme c'eft l'ordi-
naire, elle lesdefcouuntalaveuë de chacun,
voire s'eftudia de les faire paroiftre, autre-
ment elles m'eurTent efté inconnues , pource
que îe ne la voy ois plus qu'en public , & bien
fouuent encoreftant encesheux-la,iene fai-
fois pas femblant de la voir. Or fon père
eftant aduerty,comme 1 ay dit de cette amour,
l'en tanfa infiniment , & plus encores fa mère,
qui par toute la contrée auoit touiîours efté
vn exemple d'honneur 8c de chafteté. Elle
vfa au commencement d'exeufe: mais en fin
ne pouuant plus fe couunr, elle l'auoiia, & dit
qu'il eftoit vray que Teombre la recherchoit,
& qu'elle ne pouuoit pas empefeher qu'on
ne l'aimait Mais la mère qui en quelque
force cjue ce fuit ne youloit approuuer cette
1S4 La II. partie d'àstrh!
vie,luy refpondit pleine de colère queTeom-
bre ne donnoit pas tant de connoiffance
deftre amoureux d'elle, qu'elle d'eftre amou-
reufe de luy. A cela Flonce toute confufe,
refpondit que Teombre la recherchoit auec
tant d'honneur, quelle ne pouuoit moins faire
que de receuoir fon amitié de cette forte , puis
que c'eïtoit pour l'efpoufer. Si cela eft^refpon-
dit incontinent fon père, faictes qu'il nous en
parle 3 autrement nous dirons que vous i'auez
intenté pour vous sxeufer.
Elle qui véritablement craignoit &: fon père
& fa mère, &qui outre cela auoit toufîours
vefeu auec beaucoup de réputation, penfa
efire neceffaire que Teombre tint quelque
propos de mariage à fes parens, fans toutesfo is
quelle eutdeifein de pa(Ter outre, efperant de
rompre ayfément le tout quand il feroit vn
peu aduancé. Elle en parle donc à Teombre,
qui plus content que îe ne vous fçaurois repre-
fenter, ne perdit pas vne heure de temps,mais
tout incontinent prie deux de fes oncles d'en
porter la parole au père & a la mère de Flori-
ce: ce qu'ils firent, auec défi bonnettes offres
qu'ils furent receus comme ilseuffent pu de-
tirer. Car il eftoit fort riche , & le party
n'eftoit point defiduantageux pour Flonce :
ce qui eftant bien reconnu &: confîderé par
fes parens, ils ne voulurent point prolonger le
tempSj mais dés le îour mefine conclurent le
Livre qJ/atriesme? 28;
mariage : ce qu'ils firent d'autant plus libre-
ment qu'ils croy oient que c'eftoit la volonté
de leur fille. Voila donc Florice accordée à
Teombre , voila les articles pa^Tez^ ne falloit
plus que la prefenter au Temple deuant le
Vacie. Pourrois-ie bien, belle Bergère, vous
reprefenter Teftonnement de cette fille,quand
elle feeut ces nouuelles .? Son père penfant
quelle en feroit fort ayfe , voulut luy-mefmc
les luy dire : mais quand il luy fit entendre en
quel eftat eftoient fes affaires , quoy qu elle
voulut feindre , fî fut-elle contrainte de re-
courre aux larmes, dont le père eftonné: Ec
quoy, ma fille, luy dit-il, qu'eft-ce que ie voids?
Florice pleure de ce qu'elle a defiré ï Mon
père , refpondit-elle , quand f aurois defîré ce
que vous dites , ie ne laifferois de relTentir ce
coup, qui me menace de me feparer de vous3
6c de ma mère, &: mefme m'eftant aduenu
tant inopinément. Comment, refpondit le
père, ne m'en auez-vous pas parlé la première^
&: ne m'auez-vous pas fait entendre que vous
l'auiez agréable ? Il ne faut pas, mon enfant,
que les chofesqui font à propos aillent traî-
nant, fi on en veut voir vne bonne fin. le vous
ay bien dit, mon père, refpondit la fille toute
en pleurs, que Teombre me recherchoit de
mariage, maisie ne vous ay pas difqueie le
defîraffe. Et n'eft-ce pas vous, adiouira le pè-
re, qui eftes caufe que Teombre en a parlé?
i$6 LaILPartie d'Astree!
ça efté,repliqua-t'elle, parvoftre comman-
dement, & non pas de ma volonté : & ie
croyois que vous me donneriez du temps à
penfer, & à m'y refoudre. C'eft bien penfé à
vous, dit-il 3 tout en colère, vous fçauez bien
comme telles affaires fe côduifent. Ievoybien
que vous auez beaucoup fait de mariages en
voftre temps , refoluez-vous que les chofes
eftans de cette forte auancées ie veux qu'elles
fe paracheuent. Et quoy donc? vous voulez
efrre encore feaiie , & donner occafion à
chacun de faire des contes de vous? voulez-
vous pas auoir dauantage de loifîr pour me
rapporter encor vn peu .plus de honte ? Non,
non, contentez-vous Florice, que i'ay rougy
pour vous quand vos parens m'aduertirent de
voftre vie, & que ie ne veux plus que cela
m'aduienne, fi ie puis. Et à ce mot la laiflant
feule, s'en alla trcuuer fa femme, qui ayant
fçeu tous ces difc ours, vint vers elle toute en
colère, &luyvfa de paroles beaucoup plus ru-
des encor es que fon mary,luy faifant entendre
pour condition qu'il n'y auoit rien qui pûft
empefcher l'effed de ce mariage, que la mort,
ôc qu'elle s'y refolut . Voila la pauure Florice
la plus affligée qui fut iamais : car outre qu'elle
fe voyoït priuée de moy pour furcroift d'en-
nuy, elle fe voyoït entre les mains d'vne per-
fonne qu'elle n'auoit ïamais aimée, & qu'au
contraire, elle hayflbit plus que le tombeau.:
-Livre qv atriesme' 2.87
lugez en quelle confufion de penfée elle pou-
uoit eftre5&: combien elle auoit de diuers com-
bats en (on ame. En fin elle refolut que la
mort feroïc celle qui la guarantiroit de [es def-
plaifîrs, non pas quelle eut le courage de fe
donner du fer dans le fein ( car le penfer feule-
ment de telle cruauté la faifoit frémir) mais
elle cfpercit bien que la vie ne fçauroit luy de-
meurer longuement parmy tant de cruelles
peines. Et voyez que c'eftque l'amour: Elle
n auoit point tant de regret de me perdre, ny
de fe voir à vne perfonne qu elle n aimoit
point, que de penfer que ie iugerois mal de
Pamitié quelle m'auoit portée. Car encor
quelle fuit en colère contre moy, à caufe de
Dorinde 3 fi eit-ce qu elle ne laiflbit pas de
m aimer, m'exeufant mefme en ce que ie ne
l'aimois plus5 & s'aceufant de ce défaut d'ami-
tié, pour l'offenfe qu elle m'auoit faicîe. Eftant
en cette peine, elle refolut d'auoir cette fatis-
faction de foy-mefme, puis qu elle ne pouuoic
euiter le mariage de Teombre, de me faire
fçauoir pour le moins, que fa foy neftoic
point changée, ny que fon affection ne feroit
iamais autre que ie Tauois efprouuée. Sa lettre
fut telle:
288 La II. partie d'Astree!
LE TTRE DE FLORICE
A H Y L A S.
aV and vous verrez, cette efcriture,
peut-cftre , vous fouuiendreZ-vous iïen
auotr veu autres-fou , lors que vous aymie2 celle
qui vous efcrit) & que vous auez tant offensée.
Que s il aduie7it ainfi, quelle eft ï amitié que te
vous ay portée, fuis qu'après vn fi grand outra-
g? , elle me fait mettre la main a la plume , pour
vous fair? fçauoir ïeflat ou fe trouue celle que
vous auez> tant aymée-,& qui vous ayme encore s
plus que toutes les choses du monde, en deffitde
toutes les iniures que vous luy auezfaifte?. Sça-
chez donc que fans y penfer, ejr en feignant , te
me vois toute a vn autre par les rigoureufes loix
du mariage & qdil riy a point d'autre remède,
fnon que vous vueilliez a cette heure celle que
vous aue2 des-j a voulue tant de fois, maffeu-
rant que mes païens choi front toufwurs plufiofl
voftre alliance que celle de Tcombrc, a qui , helas !
te fuis dcjtinéejivous ne m ayme^autant que ic
vous ajme.
Lors que celte lettre me fut apportée, i'eftois
en peine du bruit qui couroit de ce mariage : &:
quoy que k fuffe, cerne fembloit, fort refolu
a élire tout à Dorinde y fî en>ce que ie ne
laiiïbis
Livre qj/atriesme^ 289
îaifîois de reflentir la perte de Florice., car telle
cltimois-ie l'alliance de Teombre , & confide-
rez la finelle d'Amour. Il connoifïoit bien^que
de m'attaquer tout ouuertemcnt pour elle,. il
y perdrait la peine , parce que l'eflois encore
en colère : il voulut donc me prendre d'vn au-
tre cofté. Premièrement 3 il me propofe la
haine que ie portois à Teombre, combien peu
il mentoit cet aduantage, & puis me représen-
tant la beauté & les mentes de Flonce 3 me
faifoit regretter que cet homme la porTedaft,
me remettant en mémoire toutes les faueurs
que l'auoisreceuès d'elle. Bref, il les fçeutde
telle forte imprimer en mon ame que le^e
me donnay garde que i'eftois plus amoureux
d'elle que de Donnde.Si bien3que quand fa let-
tre me vint entre les mains, l'auoiie'que tour-
nant les yeux d'vn fain iugement fur fa beauté,
fur fa qualité , àc fur fes mentes ie reconnus
que Tauois eu tort de l'auoir quittée pour vn
autre quivaloit moins, &:m'en repentant ïe
fis defTein de retourner vers elle. Il eft vray
que lifant le remède qu elle mepropofbit pour
rompre le mariage de Teombre, ie ne fçeus
iamais m'y refoudre , hayflant ce lien cruel
plus que ie ne fçaurois vous dire, non pas-pour
le particulier de Florice : mais pour le regard
de toutes les femmes, me femblant qu'il n'y a
point de tyrannie entre les humains iî grande
que celle du mariage. Si eftois-ie bien corn-
z.Parc. T
290 La II. partie b'Astrel
battu : car d'vn cofté Dorinde ne mV
point dei-agreabie : de l'autre ie ne poui
io iirrrir que Teo m bre pofledaftFlorice: i
fur tout ie ne voulois point l'efpoufer. Apres
auoir longuement débattu en moy-mçfme ie
me refolus de renouer l'amour qui auoit efté
encre nous,8c de faire ce que ie ponrrois pour
empefeher queTeombre ne i'euit pas. Et pour
mettre en effect cette penfée ie feignis de ri a-
uoir receu la lettre qu'elle m'auoit eferite: ce
que ie fis ay fémenc 3 parce que celuy qui l'ap-
porta, l'auuk remife entre les mains d'vn qui
eftoit en mon logis, penfant qu'il fultamoy
-_*ms -luy dire de la part de qui elle venoit ^ &
ir hazard il me donna le loilir quand ie me
rois de la lire. L'ayant leuë ie le pnay de
dire point que ie l'eufTe veuë, mais que
l'eitois des-ja party , & prenant la plume,
fefcriuis ainïi àFlonce:
LETTRE DE HYLAS
A F L O R I C Z.
VO y s mez, àinc le courage de vous don-
nera Te ombre ^ vous avez, donc fi peu de
mémoire de (am^ié de Hylas, que vous luy
yueillczxprejerefvn tel homme? Doncquesvous
au monde, pour h contenter, & moy pour
vous regretter* 0 D;eux Je permettrez,-vous?
Livre qvatriesme. 291
eu le permettant ne pumre^-vous point cette in-
gratte, ey me feonnoi fiant Florice ?
Or îefaifois femblant de n'auoir point re-
ccu fa lettre, afin qu'elle ne creuft pas que ce
fulTent fes paroles, mais mon amour feule-
ment qui me faifoit reuenir vers elle, parce
que fi l'euffe cité pouffé par fes prières, il eufi:
fembléque i'euffe eu moins d'affedtion qu'el-
le, ce que le ne voulois pas qu'elle penfafL
Quand elle receut ma lettre, elle eut beaucoup
de contentement de fçauoir que ie l'aimois,
&ne fut peu de la iîenne, voyant que ie ne
l'auois point receue : elle me refcnuit donc-
ques, &me fit fçauoir qu'elle m'àuoitdes ja
aduerty du moyen qu'il falloit temr pour
l'exempter de la mifere qui luy eftoit prépa-
rée. Et parce quelle craignoit que fa lettre ne
fuit perdue elle me la redifoit encor.es, mais
ians attendre Û refponfe', ie fis femblant de
partir de la ville, feignant d'y eftre contraint
pournepouuoirfouftenirlaveuë de ce maria-
ge : de afin quelle le creuft mieux , ie donnay
ordre que prefque en mefme temps vne autre
lettre des miennes luy fut portée. Elle eftoit
telle:
T 11
29-
La IL partie dAstrel
LETTRE DE HYLAS
a Florice.
PVis quil efi impofiiblc que Horicc ne fuiue
le cours de fin mal-heureux defiin , te fars
de cette ville, ne pouuant fioufifrir <vne v eue fi de-
plorablepourmoy. ï ayme ?nieux en prendre le
mal-heureux fiuccez, far me s oreilles que par mes
yeux, referuant déformais ceux-cy pour pleurer
<vn fi mifierable accident. Les Dieux vous c?i
donnent autant de contentement que vous m en
lai (fez, peu, &vcus le vueillent continuer aufiï
longuement que durera le cui fiant régi et que ten
ay, ey qui m accompagnera dans le cercueil , ou
me[me le meplaindray devufire changement ;&
delà rigueur de ?n a fortune.
Or , belle Phillis , îe luy efcriuois de cette
forte , afin qu elle ne creuft pas que l'euiTe re-
ceu fa lettre 3 parce qu'autrement ieuffe eité
obligé, iî le n euife voulu me feparer du tout
de fon amitié de la demander en mariage 3
&: i'eulTe pluftoft confenty à ma mort qu'a
lefpoufer: non pas que îe ne l'eitimarTe infi-
niment3 mais pour l'extrême horreur que ï'ay
de ce lien3& l'auois bien vne fî bonne opinion
demoy,que ie tenois pour certain quelle ne
me feroit point refufée : & de peur qu die ne
Livre qvatriesml 2,93
fuit en peine de la lettre quelle m auoit eferi-
te , îe fis quelle lny fuft rapportée par vn des
miens, qui luy fit entendre que i'eftois party
il y auoit deux ou trois iours 3 &que d'autant
qu'il ne fcauoit où feitois allé, il luy rendoit
cette lettre, de peur qu'elle ne fe perdift. Elle
ne connut point quelle euit eftéouuerte, par-
ce que la fermant auec de la mefme foye , 1 y
auois mis le mefme cachet, d'autant qu'il y
auoit long temps que nous en auions chacun
vn femblable: Elle reprit la letere en foufpi-
rant, & puis s'enquit pourquoy ie m'en eftois
allé, &: quel fi prompt affaire m y auoit con-
traint. Il luy refpondit, ayant ef té bien inftruit
par moy, qu'il n'en fcauoit autre choie finon
qu'il ne m'auoit iamais veu fi trifte que i'eftois
a mon départ , &: que ie luy auois feulement
commandé de l'attendre. Alors auec vn grand
foufpir. Ah! dit-elle, fay peur qu'il reuien-
dra trop tard pour mon contentement : Et à
ce mot , pour ne laiifer voir les larmes qui luy
fortoient des yeux , elle s'en alla de l'autre
collé. A fon retour il me raconta tout ce
qu'elle auoit dit & fait , & il faut confeffer que
ïcn eus pitié : mais il me fut impoflîble de
me refoudre à l'efpoufer. le me tins donc ca-
ché tant que les nopees demeurèrent à fe fai-
re, &: d'heure à autre fenuoyois celuy qui
luy auoit rapporté fa lettre, pour apprendre
desnouuelles. Enfin iefçcusqueletout eftoit
T iij
2$>4 La II. partie d Astre e.*
conclud, parce que Teombre auoit tant de
volonté de l'efpoufer, qu'il paflbit pardeflus
toure difficulté. le vous ferois ennuyeux, belle
Maiftreiîe , fi ievous racontois tous les artifi-
ces dont etlevfa, pour fe demefler de cette
confufion: mais ie m'entais, parce qu'ils fu-
rent tous inutiles , & vous diray qu'en fin ne
pouuant plus reculer, le foir auant que de
figner le contrait de mariage, elle m'eferiuit
telles paroles:
LETTRE DE FLORICE
A H Y L A S.
SI ie fournis vous cnuoyer ?na vie dans ce
papier aufii bien que la vérité de m$n in-
tention, ie ne me plaindrais pas de liniustice dit
Ciel qui madeshnee a manquer h men amour,
ou a mon demir. Demain fera le dernier tour
de ma vie, fi pour le moins on doit appdler mort
ce qui ranit toute efpece de contentement. Si
Hylas veut accompagner mondejplaifir du fie n
il peut me retirer du tombeau , & plus encores
s'il ne laijfe pas de maymer toute mifirable
que ie Cuis.
Iugez fi cette lettre me toucha viuement,
ouis que véritablement ie l'aymois 3 mass
Livre qvatriesmi. *9î
ne voyant autre remède à ce mal-heur, que
de l'efpoufcr, l'auoiie que mon affection ne
fut allez forte pour m'en donner la volon-
té. En fin elle fut contrainte de ligner le
lendemain 3 8c d'accorder tout ce que foa
pere 6c fa mère voulurent : mais auec des
regrets incroyables, &: de fi grands trcmble-
mens, que les iambes ne la pouuoient foufte-
nir : ny la main couduire la plume dont elle
eicriuit fon nom. O Dieux: dit-elle, àvne
de fes compagnes ; quelle cruelle le y cil
celle-cy , qui ordonne que l'innocent ligne
mefme fa mort ? Mais quand elle flit con-
duire au Temple , & que de fortune elle
paifa par la mefme rue ou eftoit mon lo-
gis, leuant les yeux contre les feneftres,elle
dit en foy-mefme. Pourquoy, ô trop heu-
reux logis , ne me font les Dieux aufll ra-
uorables qu'a toy, afin que le fuife comme
tu es à celuy a qui îe foulois eftre l Et de
fortune rn eftant mis à la feneftre que l'a-
uois entr'ouuerte pour la voir paffer y elle
m apperceut : mais , ô Dieux / quelle fut
cette veue : elle tombe efuanouye entre les
bras de ceux qui la conduifoknt : &: pour
n'en faire de mefme ie fus contraint de me
mettre fur vn lift , d'eti ie ne bougeay de
la piuf- part du ionr. En fin la voila mariée
auec tant de pleurs, que chacun en auok pi-
tié : mais parce que ie craignois que m 'ayant
T in]
196 La IL partie d'Astree!
veu,ellenecreuftque i'eufTefait femblant de
m'en aller, ie fis en forte, que dés le foir mefme
vndemes amis feignant de dancer auec elle.,
luy fit entendre que ie m'en cftois allé pour
ne voir point ces mal-hcureufes nopees, en in-
tention de ne reuenir iamais,mais que mon
affection auoit eu tant de force fur moy, qu'il
m'auoit efté impofiible d'en demeurer plus
long temps efloigné , ôc que par mal-heur
i'efiois arnué en Imitant le plus fafcheux que
i'euiTe pu rencontrer, que feftois tellement
hors de moy, qu'il m'eitoit împofTible devi-
ure,fi elle ne me donnoit quelque affeurance
que fon amitié ne fuft point changée. Elle
alors fans faire femblant de l'auoir ouy, tirant
vnebague de fon doigt laluymk en la main.
, Ce diamant 3 luy dit-elle, l'aifeurera qu'il a
moins de fermeté , que l'affection que ie luy
ay promife. Or, ie vous fupplie, oyez ce qui en
aduint. Le foir mefme qu'elle fe mit au lier , &
à l'heure mefme , comme ie crois , que Teom-
bre l'auoit entre fes bras , feiïois couché , & te-
noisfurmoneftomach la main où fauoismis
cette bague , fans la remuer : toutesfois ie ne
fçay comment elle m'entra dans la chair, êc
mefitvne fi profonde égratigneure , que ma
chemife en fut toute enfanglantée : àc depuis
la marque m'en efî toufiours demeurée au
droit du cœur. O Dieux.' m'eferiay-ie fou-
da:n penfant à l'outrage qne Teombre me
Livre qvatriesme. 197
faifoit: Combien eft plus fenfible, & de plus
longue durée3i'offenfe que l'on fait maintenant
àmonaffeétion?
le me fuis peut-eftre arrefté trop longuement
fur ces particularitez : mais excu fez H y las qui
ne fut iamais il viuement touché pour autre , fi
ce n'eft pour vous,ma Maiftreffe, dit-il, fe tour-
nant vers Pillis en foufriant. le n'en doute,dit-
elle, non plus que perfonne qui foit en cette
compagnie: mais dittes-nous comment vous
laifTaftes DorindefHylas alors reprit ainfila
parole.
Lors que feftois le plus empefché de m'en
defmeiler honneftement (car en effe£t faimois
Florice , tant parce qu'elle eftoit plus bclle3qne
pour auoir reconnu 3ce me fembloit 3 queDo-
rinde en aimoit vn autre) il fembla que le Ciel
me voulut ayder, me prefentant la meilleure
occafion quei'eufTe fçeu defirer.Periandre,qui,
comme ie vous ay dit, auoit elle contrainét
de me quitter Dorinde , &: ne pouuant fouffrir
de me la voir poffeder 3 s'en eftoit allé hors de
la ville, fut enfin contrainét de reuenir pour
ne pouuoir fe priuer plus long- temps de fi
veiïe. Et quoy qu'il preuit bien que le regret
feroitplusgranddc voir que d'oiiyr dire no-
ftre amitié, fi ne pût-il s'empefcher de reuenir,
luy femblant que le bleffé mefme a quelque
confolation quand il peut voir fa playe. Et par-
ce que d'abord il me vint voir, auiïi-toft qu'il
ï$9 La II. partie d'A s t r e ï.
arriua, ic fis deffeins de faire, comme on dk3
dVne pierre deux coups , à fçauoir de me
demefler de laminé de Dorinde > & d'obli-
ger infiniment Periandre à moy . Deux ou
trois iours s'eftans donc efcoulez qu'il ne me
partait qu'à mots interrompus de Dorinde,
nous trouuant feparez de toute compagnie ,
ie luy tins ces propos. Il éft impoflîble, Pe-
riandre, que l'amitié que ie vous porte , fouf-
fre que ie fois caufe plus longuement de la
melancholie que ie remarque en voftre vifa-
ge. l'aime trop mon frère pour luy voir paf-
fer vne telle vie à mon occafion , vous ne dou-
tez point que ie n'aime Dorinde 5 mais vous
deuez encor cftre moins en doute de l'affection
que ie vous porte. Et pour vous en rendre vn
tefmoignagequineferapas petit, ie vous re-
mets cette Dorinde que ma bonne fortune
vous auoit oftée, & veux bien qu'à ce coup l'a-
mitié que ie vous porte 3 furmonte l'Amour
que i'ay pour elle. Receuez-la donc Perian-
dre, de ma part 3&foyez certain que i'auray
moins de regret de m'en feparer, que de vous
voir triftei mon occafion,ou bien d'eftre priué
de voftre prefcnce.Si iamais perfonne condam-
née aufupplicereceut du contentement quand
on luy apporte fa grâce, vous deuez croire que
Periandre en eut oyantmes parens; & toutes-
fois fadifcretion , & l'amitié qu'il me portoit la
luy firent an commencement refufer: mais en-
Livre qvatkiesmk %99
fin voyant que ic continuois en cette volonté »
il la receut auec tant de rcmerciemens, que
îe fuscontraincldeluydire, qu elleluy eftoit
luitement deiïe, connoiflant bien qu il l'ai-
moit de forte qu'il me furmontoit autant en
cette Amour, que ma bonne fortune auoit
furpaiîélaiicnne.
le me retire donc peu à peu de Dorinde,
& Penandffc au contraire s'y aduance le plus
qu'il pût: mais cependant l'entreprens Flo-
nce. le trouue les moyens de parler à elle,
le l'affeure de mon affection : bref, ie fais eri
forte que ïamais il n'y auoit eu tant de bonnes
intelligences entre nous, &: ce qui m'y ayda
dauantag£ , fut le peu d'amitié qu'elle por-
coit à Teombre. Il eft vray qu'elle auoit
toufiours du foupçon pour Dorinde, fe ref-
ibuuenaut de ce qui s'cftoit paffe. Cela fut eau-
fe que quelque temps après quelle creut de
m'auoir bien rendu fien , elle me dit que refo-
lumcnt elle vouloit que tout ouuertement ic
rompiffe de forte auec Dorinde, qu'elle n'en
pûftiamais auoir doute : qu'autrement elle vi-
uroit toufiours auec incertitude de mon ami-
né, & qu'elle aimoit mieux s'en feparertout
à fait que d'auoir cette continuelle apprehen-
fion. le luy reprefentay tout ce que ie pus
pour' ne rendre point de defplaiiir a Dorinde:
car elle vouloit que ce fuit par quelque efpece
d'affront que ie me fepara d'elle > mais par vne
JOO LaII. PARTIE D'A STKHi
de mes raifons ne fut receuë : il fallut enfin que
iemyrefolufTe.
C'eftoit lefixiefme de la Lune de Iuillet que
tous les plus apparais de la ville vont auec les
Druydes,pour cueillir dans les forefts de Mars,
qu'ils nomment d'Erieu, le guy falutaire de
l'anneu, quand Florice pour la dernière fois,
me commanda de fatisfaire à ce qu'elle m'a-
uoit demandé. Toutes les Daifies eftoient
parées3 & chacun eftoit aflemblé en l'Athenée,
lors que ie refolus de luy complaire : le facnfice
eftoit paracheué , & les refioùyffances accou-
Humées fe commençoient, lors que tirant à
partPeriandre, afin qu'il ne s'offenfaft pas de
ce que ie voulons faire , ie luy dis que ie voyoïs
bien que Dorinde auoit toufîours quelque
efperance en moy, & que cela eftoït caufe
qu'elle ne recenoit pas fon feruice comme
elle deuoit, mais que ie la voulois defabufer,
afin qu'elle ne s'y arreftaft plus , &: foudain
après la voyant auprès de Florice, &: au mi-
lieu de la meilleure compagnie, ie m'appro-
chay d'elle , de après quelques propos com-
muns, ie luy dis fi haut que celles qui eftoient
à i'entour me peurent oiiyr. le connois à
cette heure, Dormde 3 que ce que l'on m'a dit
de vous cil véritable. Et quoy (me dit -elle
en foufriant, & attendant toute autre refponfe
de moy) que vous auez(luy repliquay-ie)meil-
leure opinion de vous queperfonne du monde
Livre clvatriesme^ jor
puiiTe auoir de foy-mefme. Elle rougit alors,
&: me demanda pourquoy ie faifois ce iuge-
menc d'elle <> Parce, luy dis-ie , que mefu-
ranc les autres par vous, ainfi que vous ai-
mez tout ce que vous voyez , vous penfez
auiTi que chacun fok amoureux de vous, &
fayf.eu que vous elles en cet erreur de moy,
croyant que i'en meurs d'Amour. Mais ie
veux bien que vous fçachiez que vous auez
trop peu de mente pour me donner feulement
lavolontfé de vous regarder Et fi vous vous
l'eftes figuré autrement, defabufez-vous, &
croye2 que Hylas auroit honte de vous auoir
aimée, ou s'il auoit fait cette faute , de la conti-
nuer maintenant. Penfez, gentil Paris, quelle
deuintDorinde. Quant a moy pour n'entrer
en plus de parole auec elle , à ces derniers mots
iem'enallay, lalaiflantlaplusconfufe perfon-
nequifutiamais.
Depuis ce temps, Flonce plus fatisfaite que
ie ne vous fçaurois dire , fe redonna toute à
moy, & fi Teombre la gardoit comme mary,
ie la poiTedois comme amy. MaisDorinde
animée à outrance contre moy, le refolut de
me rendre tous les plaifirs qui luy feroient pot
fibles : & defcouurant le renoiiement de l'ami-
tié de Flonce & de moy , fit deflein de m y tra-
nerferen tout. Et parce que ie ne la voyoïs
plus , encor que ce fut bien a regret , car ie Tai-
rnois, quoy que ce fut moins que jlorice, elle
302, La II. partie d'Astree;
iugea que Peaandre feroit vn bon moyen pour
apprendre de nies ne miellés. Elle commença
donc de faire cas de luy, & luy montrer meil-
leur viiage que de couftuine, &peu à peu fit
femblant de l'aimer dauantage, & alloïc ainli
toufiours augmentant de iour a autre. Dequoy
Periandreauoit tant de contentement qu'il ne
bougeokprefque g auprès d'elle. Ayant vef-
cu quelque temps auec luy de cette forte , elle
luy fit entendre la tromperie dont fauois vfé3
en mettant mon portraict dans le miroir :&
afin qu'il n'en pût douter , elle fit venir la fem-
me qui le luy auoit porté. Bref elle luy fift ce
conte tant à mon defaduantage, qu'elle refroi-
dit en partie l'amitié qu'il me ibuloit porter 5 &:
cela eh defTein d'auoir par fon moyen quelque
lettre de celles que Flonce m'efcriuoit, &
pource continuant fon difeours . Il eft , luy di -
foit-elle entièrement à Flonce 3 mais îufques à
ce que quelque autre luy parlera deuant les
yeux. Car c'eft bien le plus trompeur^ le plus
volage qui fut ramais. Mais, luy difoit-elle , en
luy tenant la main entre les iiennes3me voulez-
veus faire vn extrême plaifir ? 2c luy ayant ref-
pondu qu'il n'y auoit rien qu'il ne fift pour fon
feruice, elle le luy fit iurer , & depuis continua .
Vous fçauez que rlorice & moy fommes
amies & alliées. le ne fçaurois croire quelle
l'aime. le vousfuppliedittes-moyce que vous
en fçauez. Defabufez-vous de cela ( luy dit -il)
Livre qvatmesme.' 303
ie vous aflèure quelle Paime5& qu'il ne fe paffe
i our qu'elle ne luy efcriue. Et mon Dieu , re-
pliqua-t'elle , me i cannez- vous faire voir vnc
de tes lettres î Fort ayfemeiit , luy refpon-
dit-il, il eft affez nonchalant à les ferrer. Et
en cela Periandre auoit raifon, car vérita-
blement îe ne fcay que ie fay de celles qu'on
m'efent, & quoy que pour en auoir perdu
beaucoup l'ay eu bien fouuent du defplaifîr , fi
ncmepuis-iechaftier de cette nonchallance.
Or bien 3 adioufta Donnde, ie verray bien fî
vous eftes homme de parole 3 &fî vous m'ai-
mez,parce que iî cela eit/vous m'en ferez auoir
vnebientoft.
Auec cette refolution, Periandre3fans auoir
efgard à noflre amitié , & penfanty eière obli-
gé, fut par le commandement de Dorinde, fut
pour fe venger de la tromperie que ie luy auois
faite, ne perdit le temps 3 mais ce foirmefme
eilant venu coucher auec moy, comme bien
fouuentjilauoit accouftumé3m'en defroba vne
que îauois receiie en fa prefence, & aufïi - toft
qu'il pût entrer le matin en la chambre de Do-
Sinde 5 il la luy porta. Elle vit qu'elle eftoic
bile;
204. La IL partie dAsthee!
L E T T RE DE FLORICE
A H Y L A S.
CEÏuy qui rieftau monde que four nojïrefup-
'plice s en va demain hors de la ville. Si
vous venez , tout le joir fera mftre. Lerefle du
trmpsqueiepaffe ejloignce de ce que taime^ te
ne dis fas quil foit a nous.
Vousfçauez, gentil Pans, que l'on n'efcrit
rien fur le reply de femblables lettres, de peur
qu'eïrans trouuées^on ne reconnoiilepar celuy
à qui elles s'addreffent , celles qui les efcn-
uent ; cela fut caufe que Donnde après auoir
mille fois remercié Penandre fe retira dans
fon cabinet 3 & efcnuit au deflus à Teom-
bre 3 puis la recacheta auec de la foye bien
proprement, & la donnant à vnieune hom-
me des liens 3 l'initruiiît de tout ce qu'il auoit
à faire , &r luy commanda de la porter in-
continent à Teombre 3 parce qu elle fcauoit
bien qu'il deuoit s'en aller ce îour-là hors
de la ville. Le ïeune homme fît ce que Do-
nnde luy auoit ordonné , &: iî dextrement,
que cependant que Teombre cherchoit des
fïzeaux pour coupper la foye il reifortit du
logis 3 & vint trouuer Donnde > à laquelle
lira-
Livre qjatriesme.' joy
il raconta ce qu'ii auoic faïc}. Si le mary fut:
eftonné voyant la lettre de fa femme , de
plus encores lifant ce qu'elle efcnuoit, vous
le pouuez iuger, ma belle MailtrefTe.
Tant y a qu'au lieu de s'en al;er fcul, il
la contraignit de faire le voyage auec luy ,
de non pas fans luy montrer la lettre, & luy
faire plufieurs reproches , dont elle s'exeufa
le mieux qu'elle pût , difant qu'il y auoic
long-temps que cette lettre eftoit efcntte :&
parce qu'elle auoit reconneu que Dorinde
auoit efent ce qui eftoit fur le pi y. Lors
que Tcômbre luy refpondit , qu'en quel-
que temps que cette lettre fuit efcntte 5 elle
ne pouuoit eftre exeufée , elle répliqua qu'e*.
ftans filles & bonnes amies Dorinde de elle,
elles en auoient bien fouuent efent de fem-
blables, fe conuiant l'vne l'autre à fe venir
vifiter , lors qu'elles n'auoient perfonne
pour les empefeher de parler librement , de
que Dorinde à cette heure eftant en choie-
re contre elle, de fçachant qu'il deuoit par-
tir , luy auoit enuoyé cet eferit -, de d'effet,
difoit-elle , vous pouuez bien iuger que ie
dis vray , puis que le deflus de la lettre eft
eferit de la main de Dorinde . Que fi elle
vouloir elle en pourroit bien montrer plu-
fleurs autres femblables , de moy auffi des
Tiennes , fi feuffe efté aufïi foigneufe à les
garder qu'elle a efté. Teornbre fe paya en
2. Part. V
jo5 La II. partie d'Astre r.
quelque forte de cette exeufe: toutesfois elle
fat contraincte d'aller auec luy hors la ville,
&: n'euitloifir que d'eferire vn mot, quelle
laiiîa entre les mains dVne fille en qui elle
auoit toutes fortes d'afTeurancês. Quant a
moy qui penfois quelle fuft demeurée , &: que
Teombre s en. fu II allé feul, ie ne faillis point
fur le foir de me trouuer au lieu accouftumé.
Mais celte fille m'ayant ouuert , me donna
la lettre que Florice m'eferiuoit , &: fans di-
re vn feul mot me renferma la porte fi prom-
ptement, que ie ne fen feeu empefeher. Et
parce qu'il faifoit obfcur , & que ie craignois
qu'en heurtant ie fuffe oiiy de quelquautre,
après auoir attendu quelque temps pour voir
fi elle r'ouunroit , ie m'en allay auec vne
grande apprehenfion qu'il n'y fuft arriué
quelque accident , & quand ie fus en mon
logis 5 i au ois vne impatience incroyable,
d'attendre de la clarté pour lire h lettre qui
m'auoit cité donnée. Enfin ie vis qu'elle
eiloit telle.
I. IVRE OVATRIESME^ 307
LETTRE DE FLORICE
A H Y L A S.
C'Ejt la plus cruelle ennemie que tu auras
izmais.qui teferit maintenant ■-, pour ta-
uerùt que ny Dorinde , ny toy , nattez, tu
affeZ de mejehante^ pour la jmre mourir ,
& que le Ciel me laiffera ajjez, de vie Pour
me vanger de tous deux. Cependant , oublie
mon nom , comme tu as perdu le jouuenïr des
faneurs que te tay fait.
O Dieux! que deuins-ic ayant leu cette let-
tre ? & en quelle confufîon de penféesme trou-
uay-ie, nepouuant deuiner pourquoy Flori-
ce m'efcriuoit de cette forte ? le palTay cette
mucl en me promenant par la chambre , ôc
foudain qu'il tut Jour 3 l'enuoyay vn des misns
pour faire en forte que îe peuiTe parler à
celle qui m'auoit donné la lettre 3 mais îe ne le
pus de tout le iour. Le foir donc eftant venu ,
a'appris d'elle tout ce que ie viens devons dire,
cv l'opinion que Flohceauoit que i'euiTe don-
né cette lettre à Dorinde,qui luyfaifoit croire
que fauois feint lors que ie m'eftois retiré de
l'amitié de Dorinde , & que ç'auoit elle feule-
ment pour l'abufer. le cherchay incontinent
V i,
3~o8 La IL partie d'Astre*:
dans ma poche, &netrouuant point ma let-
tre , ieiugeay bien que Periandre me l'aiioir
defrobée, ôcfaifant milleproteibtionsa cette
fille pour mon innocence, le party refolu de
m'en venger. Mais quand îe rencontray mon ,
amy , &que d'vnvifage renfrogné, ie me plci-
gnis du larcin qu'il m'auoit fait. Il refpondit en
fouinant : Si en cela ie vous ay defpleu/en fuis
marry,ôcvousle deuez oublierai vous auez
mémoire que vous me fiftes bien plus doften-
fe en me defrobant Dorinde, par l'artifice d Vn
miroir, que ie vous en ay fait en vous pre-
nant vne lettre. Mais, luy dis-ie, ie vous ay
rendu voftreMaiitrelîe, 6c vous me faites per-
dre la mienne. le ne fçay en cela que vous dire,
refpondit-il , fmon que pour vous la rendre,ie
luy diray le larcin que ie vous ay fait. I'aimois
Periandre, & peut-eftre autant que pas vne de
ces Dames. Cela fut caufe que ie receus ion
excufe, iugeant mefme que cefloit le moyen
de reuenir aux bonnes grâces de Florice. Et
poutce conuertiifant le tout en gauiTene, nous
fifmesdelfeind attendre le retour de Florice,
afin de la for tir de l'erreur où elle eftoit. Mais
Teombre qui eftoit homme d'efprit , & qui
auoit bien fait femblant de prendre pour paye-
ment les excufes de fa femme ,fe refolut de de-
meurer quelque temps aux champs, afin de re-
connoiftre mieux ceux qui la recherchoient,&
de quelle humeur elle eftoit, & en cette deli:
Livre ^vatriesme." 309
beration s'y arrefta fi long -temps, que ce-
pendant ne pouuant demeurer inutile 5 ie
vis Cnfeide , &: fi ie la vis ie Faimay. Et
à la venté elle le meritoit 3 car ie ne croy
pas que iamais eflrangere eut plus d'attraits,
ny fut plus capable de donner de l'Amour
qu'elle.
V iij
I i
L E
CINQV.IESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astrel
S t r e e euft bien pris plâifiî
au difcoûrs de Hylas a ceuft efté
en vnc autre faifon : mais le defiî
extrême quelle audit d'eitrc au
lieu où Siluandre auok trouué la lettre de
Céladon luy faifoit foufFrir auec impatience
tout ce qui l'en deftournoit. Cela fut caufe
qu'à la première occafion qui fe prefenta ,
elle fit ligne à Phillis qu'il droit temps de
s'en aller 5 &: que le fejour luy cftoit en-
nuyeux, &voyantquefa cornpavgne ne Ten-
tendoitpas, lors quelle vit que Hylas s'arre-
ftoit pour fonger vn peu à ce qu'il auoit à dwz
de Cnfeide , & montroit d*en vouloir conti-
nuer le difcoûrs, elle le prenait, auec telles pa-
roles. Ien'euiTeiamaispenféque la beauté de
PfùlUs euft eu tant depuillance furie plip libre
V U
312, La IL partie- d'Astree"
efpntqui'futiamàîs, que de le retenir en vn
dïfcours plus dVnc heure. Et puis que la ri-
gueur de cette Bergère n'a point de confédé-
ration de la contrainte en quoy elle le re-
tient, faifon's nous paraître plus diferettes,
Scieur rompant compagnie , donnons iuy oc-
cafion de cefler. Âufli bien lagrande chaleur
qui nous a retenues en ce lieu eftdcfïa abbatuè,
&le promenoir dor-e'n-la fera plus agréable
que le dïfcours. Et à ce mot elle te leua, & le
refte de la compagnie la fuiuit, Se mefme Hylas
prenant Phillis fous les bras: le fuis bien aife,dit-
îl, ma MaiftrefTe, que les plus infenfibles reffen-
tentvne partie de la peine que vous me don-
nez, ëcreconnoiffent l'amour queie vous por-
te. Il difoit ces paroles pour Aftrée, qu'il tenoic
pour perfonne quin'euftiamais rien aimé. Et
voila comme noitre iugement eft deceu bien
/ fouuent par l'apparence. EtPhillis le voulant
lanTer en cette opinion. Ceux qui aiment
bien, dit-elle, n'eflayent pas de rendre preu-
ue de leur affection par le rapport des perfon-
nesquine fçauent pas aimer, mais par leurs
propres ferme es. Et quant à la patience que
vousauezeiiede parler iî longuement, n'en
eftes-vous pas fur pavé par celle que l'ay eue
de vous efeouter? C'en, dit Hylas, vnecha-
fe infupportable que l'arrogance Se l'ingrati-
tude des Bergères de cette contrée. Et parce
que Phillis voulut fuiure fes compagnes a il la
Livre cinqj/ie s ml1 315
prit fous les bras, &: continuant, afin de ne
m'eftre point obligée : Vous ne voulez pas feu-
lement nier ma patience, mais vous voulez
encores que ie vous fois redeuable de ce que
vous nïauez efcouté. Quelle loy eft celle-là ?
C'en1 celle que le feigneur, dit-elle, impofe à
fon efclaue. Mais pluftoft 3 dit-il , le Tyran a
fon peuple. Et comment, répliqua Phillis, me
tenez-vous pour vn Tyran ? Il y a pour le
moins cette différence, queie rivfe point de
force ny de violence fur vous. Pouuez-vous,
refpondit Hylas, dire ces paroles fans rougir ?
Et pouuez-vous penfer, que fi ce n'eftoit par
force, Hylas demeurait fi long temps en voftre
puiffance? Et où font mes liens, dit-elle, ou
font mes fers & mes prifons? Ahl ignorante,
ou trop diflimulée Bergère, dit Hylas, vos
chaînes font tellement indirTolubles,quemoy
qui lins, s'il faut le dire ainfi , la mefme fran-
chife & liberté n ay pas feulement le vouloir
de m'en deliurer. Or iugez fi vos nœuds
cftreignent bien fort, puis que Hylas en eft fï
fort attaché : Hylas, dis-ie, que cent beautez &
vnies 8c feparées, n'ont iamais peu arreften
Cependant Pans ayant repris Diane fous les
bras, Siîuandre pour fa difcretion demeura
fans party quelque temps: car il voulut bien
forcer fon affe&ion , 8c céder fa place à Paris,
pour rendre ce deuoir à fa Bergère, qui le re-
marquant luy en fçeut gré2 d'autant que toutes
314 La II. partie d'Astree."
ces honneit es Bergères eftoient bien ayfes de
rendre toute forte de deuoir au gentil Pa;
qui à leur confîderation quittoit la grandeur
où la condition l'auoit eileué. Et de fortune
Madonte eftant feule, parce que Therfindre
s'eftoitamuféauecLaonice, Siiuandre la pur
fous les bras, de s'auançant deuant la troupe,
relblut de continuer le voyage auec elle. Et
quoy que ce Berger s'y fuft- au commence-
ment addrelfé pour ne fçauoir où trouuer
mieux, il eft-ce qu'après il en fut fort fatis-
fait: car cette Bergère eftoit belle & diferette,
&auoitdes traits devifage, de des façons qui
relfembloient fort à celles de Diane , non pas
qu'elle fuit iî belle , ny qu'eftant cnfemble
. cette conformité fe puit bien remarquer, mais
eftans feparées , elles auoient quelque chofe
lVne de l'autre.
Or Siluandre marchoit de cette forte , de ne
pouuant eitre auprès de Diane, eitoit bien ayfe
de voir en Madonte quelque chofe qui en euft
des marques, mais plusencores, lors qu'en-
trant en difeours, il remarqua quelques accens
& quelques refponfes qui la luy reprefentoient
encor plus viuement. Cela fut caufe que de-
puis ce îour il fe pîûft dauantage en fa com-
pagnie, mais il paya peu de temps après bien
cheremët ceplaiiîr. Tircis entrctenoit Aftréc:
Paris^iane: Hylas,Phillis: de forte que Ther-
findre rat contraint, voyant fa place pnfe par
Livre cinqviisme. jtj
Siluandre, de s'arrefterauecLaonicc. Elle qui
auoit toulîours l'œil fur Philli's & fur Siluan-
dre, remarqua aflez ayfémentque le Berger
ne fe dcffîaifoit point auecMadonte : ëcafin
d'en fçauoir dauaritage, elle pnaTheriandic
de s'approcher d'eux, ce que la îaloufie qu'il
en conceuoit des-ja luy rit faire ayfément,
mais ils nepeurent ouyr que des propos afTez
communs.
Ils ne marchèrent pas vndemy quart d'heu-
re le long de quelques prez , que Siluandre
leur montra du dpigt le bois où il les vou-
ioit conduire, & peu après ayant paiTé quel-
ques hayes , ils entrèrent dans vn tailllis
eipais : & parce que le fentier eftoit fort eflroit,
ils furent contraints de fe mettre a la file,
&: continuèrent de cette forte plus d'vn traift
d'arc. En fin Siluandre , qui comme con-
ducteur marchoit le premier, fut tout eiton-
né qu'il rencontra des arbres pliez les vns fur
les autres en façon de tonne, qui luy coup-
poient le chemin. Toute la troupe paiïant à
rrauers les petits arbres, s'approcha pour fça-
uoir ce qui l'arreitoit, & voyant qu'il n'y auoit
plus de chemin: Et quoy, Siluandre, dit Phil-
lis^ eft-ce ainfî que vous conduifez celles
qui vous prennent pour guidée I'aiioue, dit
le Berger, que i'ay laitlé le chemin par où
i'ay paiTe ce matin, mais c'eft qu'il m'a fem-
blé que ce! iuy-cy .eflcic le plus court , &: le
y6 La IL partie d'Astree!
plus beau. Il n'eft point mauuais , adioufta
Hylas , fi vous nous voulez conduire à la
chafTe : car îe croy bien . que voicy le plus fort
du bois. Siluandre qui droit fafché d'auoir
perdu le chemin , fit le tour de cette tonne
auec quelque peu de difficulté: &eftant par-
uenu à l'autre collé, il fut plus eftonné qu'au-
parauant 3 parce que ces arbres qui eftoient
amfî pliez lesvns furies autres, faifoient vnc
forme ronde qui fembloit vn Temple , & qui
toutesfois n'eftoitque l'entrée d'vn autre plus
fpacieux, dans lequel on entroit par celuy-
cy. A l'entrée il y auoit quelques vers que
Siluandre s'amufa à lire, dont toute la trou-
pe qui Fattendoit , fe fentant ennuyée l'ap-
pella pluiieurs fois. Luy tout eftonné , après
leur auoit refpondu, s'en retourna vers eux,
fans entrer dans le Temple , afin de les y
conduire, &: tendant la main à Diane : Ma
MaiftrefTe, luy dit-il,, ne plaignez point la
peine que vous auez prife de venir iufques îcy:
car encor que vous vous foyez vn peu deitour-
née, toutesfois vous verrez vne merueille de
ces bois: & lors la prenant d'vne main , de
de l'autre pliant les branches des arbres le
.plus qu'il pouuoit pour luy faire partage, il
la conduifit audeuantde l'entrée. Les autres
Bergers & Bergères fuiuirent à la file, defî-
reux de voir cette rareté dont Siluandre auoit
parlé.
Livre cinqviesml 517
Au dcuant de rentrée il y auoit vn petit
pré de la largeur de trente pas, ou enuiron,qui
eftoit tout enuironné de bois de trois coitez,
de forte qu'il ne pouuoit eftre apperceu que
Ton n'y fuit. Vne belle fontaine qui prenoïc
fafource tout contre la porte du Temple, ou
pluftoft cabinet, ferpentoit par fvn des coftez,
& l'abbreuuoit fi bien, que l'herbe fraifche, &:
efpaifïe rendoit ce lieu tres-agreable. De tout
temps ce bocage auoit efté facré au grad Hefus,
Teutates & Taramis. Aufll n'y auoit-il Berger
qui euitlahardielfe de. conduire fon troupeau,
ny dans le boccage, ny dans lepreau:&cela
eftoit caufe que perfonne n'y frequentoit gue-
res, de peur d'interrompre la folitude& le fa-
cré filence des Nymphes, Pans & Egipans:
l'herbe qui neftoit point foulée, le bois qui
n'auoit iamais fenty lefer,& qui n'eitoit froiiTé
ny rompu par nulle forte de beftail, de la fon-
taine que le pied ny la langue altérée de nul
troupeau n'euftofé toucher, &ce petit taillis
agencé en façon de tonne, ou pluftoft de Tem-
ple , faifoient bien paroiftreque ce lieu eftoit
dédié à quelque Diuinité. Cela fut caufe que
tous ces Bergers s'approchans aucc refpeftde
l'entrée , auant que de paiTer outre y leurent
des vers, qui eferis fur vne petite table de bois
eftoient attachez au milieu d'vn fefton , qui
faifoit le tour de la voûte de la porte. Les vers
eftoient tels: »
3i8 La II.Partie d'Astrie;
Loin, bien loin, Profanes cjpùs: -
Qui nefl d'un Çainct Amour cjpris,
En et lieu fmncl ne fœiïe entrée:
Voicy le bcù tu chaque tour,
Vn cœur qui ne vît que £ Amour,
Isidore la Deeffe Affréta.
Ces Bergers & Bergères demeurèrent efton-
nez de voir cette infcnption, &fe regardoient
les vns les autres , comme le voulant deman-
der fî quel quvn de la troupe ne fçauoit point
ce que c eftoit , ôc s'il n'auoit poin* veu cecy
autrefois. Diane en fin s'addreiTant à Siluan-
dre: Eft-ce icy Berger, luy dit-elle, où vous
nous vouliez conduire? Nullement, refpon-
dit le Berger, deie ne vidsde ma vie ce que ie
vois.
Il eftayfé à cognoiftre, adioufta Paris , que
ces arbres ont efté pliez comme nous les
voyons depuis peu de temps : car les léures
en font encor toutes fraifches. Si faut-il que
nous fçachions ce que c'efl : mais de peur
d'offenfer laDeïté à qui ceboccage eft confa-
cré, n'y entrons point qu'auec refped , 8c
après nous eftre rendus plus nets que nous ne
fommespas.
Chacun s'y accorda , fînon Hylas , qui
refpondit que quant à luy il n'y auoit que
faire, c\r encor qu'il penfaft de bien aimer, que
toutesfois Siluandre luy auoit tant dit le con-
Livre ciNqviesme. 519
traire, qu'il ne fçauoit qu'en croire: Sr^uis,
cl i foie- il, qu'il eft défendu d'y entrera ceux qui
ne font point efpris dvn laind: Amour, îe fçay
bien que ie fuis efpris d'Amour, mais qu'il foit
fainc't, ou non, certes ie n'en fçay rien. Com-
ment, dit Phillis, en fouf-nant, faute d'amour,
ô mon feruiteur, fera-t'il que vous nous fauf-
ilez compagnie ? Quant a moy , refpondit-il,
ïcn ay bien très-grande quantité à ma façon,
mais que fçay-ie fi elle eft comme l'entend ce-
luy qui a efcrit ces vers? I'ay toufiours ouy
dire qu'il ne fe faut point ioiïer auec les Dieux.
Or regarde, Hylas, adioufta Siluandre, quelle
honte tu reçois de ton imparfaite aminé en
cette bonne compagnie. Vrayement, refpon-
dit Hylas, tu as raifon, tant s'en faut, fî tu
prenois mon action, comme elle doit élire
pnfe, tu m'en ioiierois. Car ne voulant point
contreuemr au commandement de laDiuini-
té qui s'adore en ce boccage, ie fais paroiftre
que ie luy porte vn grand refpect, & que ie la
reuere comme iedois, au lieu que toy mefpri-
fant fon ordonnance t'en vas plein d'outre-
cuidance profaner ce fainct lieu, fçachant bien
en ton ame, quoy que tu vueilles feindre, que
tu n'as pas ce fainct Amour qui eft requis.
Siluandre alors le taillant : le te relpondray,
luy dit il, bien-toft : & lors auec toute la trou-
pe , après auoir puifé de l'eau en fa main,
ôc s'élire laué, ils taillent tous leurs fouliers,
320 La II. partie d' Astre e.'
& les pieds nuds, entrent fous la tonne: &£
lors Silnandre fe tournant vers Hylas : Efcoute
Hylas, luy dit-il, efcoute mes paroles, de en fois
tefmoin. 6^ puis relifant les vers qui efloientà
l'entrée, il dit ayant les yeux contre leCtel, &
les genoux en terre: O grande Deité/ qui es
adorée en ce lieu, voicy l'entre en ton fainét
boccage, tres-affeuré que îe ne contreuiens
point a ta volonté, fçachant que mon amour
eit fi fainct &fi pur que tu auras agréable de
receuoir les vœux & fuppîications dvne ame
qui aime fi bien que la mienne. Et fi la pro-
tefration que ie fais n'eft véritable, punis, ô
grande Deité .' mon parjure, & mon outrecui-
dance.
A ce mot les mains ioin&es & la tefle nue,
il entra dans la tonne, ôc tous les autres après,
horfmis Hylas. Le lieu eftoit fpacieux , de
quinze ou feize pas en rond, & au milieu y
auoit vn grand chefne , fur lequel s appuyoït la
voûte que faifoient les petits arbres,&: mefmes
fes branches tirées contre bas en couuroient
vne partie. Au pied de cet arbre eftoient re-
louez quelques gazons en forme d'autel, fur
lequel y auoit vn tableau où deux Amours
eftoient peints, qui effayoientde s'ofter l'vn à
l'autre vne branche de Mirte, & vne de'Palme,
entortillées enfemble. Soudain que cette de-
uote troupe fut entrée , chacun fe ietta à ge-
noux: ôc après auoir adoré en particulier la
Deité
Livre ci nqviesmi.' jiî
Deïté de ce lieu , Paris sapprochant de l'Ai*-
tel, &£iifant l'office de Druide, ayant cueilly
quelques fueillesde cheûie : Reçoy, dit-il, ô
grande Deïté, qui que tu fois adorée en ce lieu*
l'humble reconnoiiîance de cette deuote trou-
pe, auec vne aûfli bonne volonté, qu'auec
humilité & deuotion îe t'offre , au nom de
tous, ces fueilles de l'arbre le plus aimé du
Ciel , & fous le tronc duquel il te plaifl: que
l'on t'honore. Il dit, & offrant ces fueilles, les
mit auec vn genoiiil en terre fur l'Autel. Alors
chacun fe releua, & sapprochant de ces gazons
pour voir le tableau qui eftoit deifus , ils apper-
ceurent deux Amours, comme l'ay dit, qui te-
nant à deux mains les branches de Palme & de
Mirte entortillées, s'efforçoient de fêles ofler
lVn à l'autre.
Le peinture eftoit fort bien faiéte: car encor
que ces petits enfans fuiTent gras & potelez \ iî
ne laiiToit-on de voir les mufcles & les nerfs,
qui a caufe de l'effort paroiflbient efleuez : non
toutesfois en forte que Ton ne reconnut bien
que l'embon-point empefchoit qu'ils ne pa-
rurent dauantage. Ils auoient tous deux la
ïambe droicte auancée, & les pieds qui fe tou-
choient prefquc lVn l'autre. Les bras eftoient
fort en auant , & au contraire les corps en ar-
rière , comme s'ils auoient appris, que plus vn
poids eft efloigné, & plus il a de pefanteur, car
chacun d eux pour donner plus de pej
j2i La II. partie d'Astrie.'
compagnon, fe tient de cette forte, afin que
le poids mefme de leurs petits corps, fauoniait
d autant la force de leurs bras. Ils auoient les
vifiges beaux, mais prefque comme bouffis,
à caufe du fang qui leur montoit au front pour
l'effort qu'ils laifoient, ce que les veines groffes
auprès des temples , & au milieu du front
tefmoignoient allez: ôc le peintre auoit eftéfî
foigneux, & y auoit trauaillé auec tant d'in-
duftrie ,- qu'encores qu'il les reprefentaft en
vne action qui faifoit paroiftre que chacun
vouloir vaincre ; fi eit ce qu'a leur vifage on
connoiffbic bien qu'il ny auoit point d'inimi-
tié entre eux, ayant meiléparmy leur combat
îe ne fçay quoy de doux & de riant aux yeux,
de en la bouche de tous les deux. Leurs flam-
beaux eitoient vn peu à cofté^où ilslesauoienc
laiifé choir: &: de fortune eftans tombez l'vn
près de Vautre, les endroits qui eftoient allu-
mez, s'eftoient rencontrez enfemble, de forte
qu'encores que le refte des flambeaux fuft fe-
paré, les flammes toutesfois des deux s'vnit
fant enfemble, n'en faifoient quvne, &: par
ce moyen ils efclairoient enfemble , £c auec
d'autant plus d'ardeur & de clarté que l'vne
adiouiloit à l'aurre tout ce qu'elle en auoit,
auec ce mot : Nos volontez de
M E S M E NE SONT Qj/VNE. Leul'S
arcs eftoient îe ne fçay comment fi bien entre-
laifez l'vn dans l'autre, qu'ils ne pouuoient
Livre QjyATRiEskE. 313
tirer que tous deux enftmbie , 6c les car-
quois qu'ils auoient fur leurs efpaules, eftoienC
bien pleins de flèches : mais a la couleur des
plumes, on cennoiflbit bien que celles qui
eftoient en l'vn., appartenoienta }'autre3 par-
ce que dans le carquois doré les flèches eftoient
a plumes argentées 3 6c dans l'argenté les do-
rées.
Celte trouppe euft demeuré long temps
fans entendre cette peinture 3 fi le Berger Sil-
uandre par la prière de Pans ne la leur enft
déclarée. Ces deux amours, dit-il, gentille
troupe, lignifient l'Amant & l'Aymé. Cette
Palme 6c ce Mirte entortillez $ fïgnifient la
viftoire d'amour, d'autant que la Palme eft la
marque de la Viftoire5 6c 1 e Mirte de l'Ara our.
Doncques l'Amant & l'Aymé s'efforcent à
qui fera victorieux , c'eft à dire à qui fera plus
Amant. Ces flambeaux dont les flammes font
aiTemblées, & qui pour ce fuj eft font plus gran-
des, montrent que l'amour réciproque augmé-
te l'atfeftion. Ces arcs entrelaiTez 6c liez de
forte enfemble, que Ton ne peut tirer l'vn fans
l'autre, nous enfeignent que toutes choies font
tellement communes entre les amis, que la
puifTance de l'vn eft celle de l'autre 3 voire que
ÎVn ne peut rien faire fans que fon compagnon
y contribue autant du fîen : ce que le change-
ment des flèches nous apprend encore mieux.
On peut encores connoiftre'par cette afTem-
X 1
p4 La II. partie d'Astîlee;
blée d'arcs & de flammes , & par cet efchan^s
de flèches lVriion des deuxvolontez en vne,
&; comme difent les plus fcauans,que l'Amant
& l'Aimé ne font qu vn. De forte qu'à ce que
je puis voir, ce tableau ne nous veut reprefen-
ter que les efforts de deux Amans pour em-
porter la victoire Tvn fur l'autre 3 non pas
d'eftre le mieux aimé , mais le plus remply
d'Amour 5 nous faifant entendre que la> per-
fection de l'Amour n'eft pas d'eltre aimé, mais
d'élire Amant.
Que fi cela eiî, ma belle Maiftreffe, dit-il 5 fe
tournant vers Diane ; voyez combien vous
m'en deuezde refte. Fauoiie librement, dit-
elle, que de cette forte faime mieux eftre en
vos dettes que fî vous eftiez aux miennes. Hy-
las eftoit à l'entrée5&: n'ofoit pafler outre5quoy
qu'il en euft beaucoup d'enuie, & plus encore
lors que panchant dedans la moitié du corps,
il vid l'autel de gazons, & le tableau qui eftoit
delTus : & parce qu'il ne lei pouuoit bien voir,
il preftoit l'oreille fort attentiue aux difeours
de Siluandre, cv en mefme temps il ouyt que le
Berger refpon dit à Diane: le voybien, ma
belle Maiftr elle, que vous ny moy nefommes
peint reprefentez en ce tableau, puis qu'ils
font chacun amant & aimé, & que vous elles
bien aimée, mais non pas Amante, &moy
A niant, & non pas aimé, &: cela plus par mal-
heur que par raifon.
Livre cinqviesmiI jïy
Il n'y a, dit Diane 3 différence entre nous
que des paroles : car l'appelle raifon ce que
vous venez de nommer maUieur: & toutes-
fois c'eftlamefme chofe. Si toute la différen-
ce, dit-il ,eftoit au mot, iene m'en (bucierois
gueres, mais le mal eft qu'en effeâ ce que vous
appeliez raifon , &moy mal-heur me remplit
de toute forte de defplaifirs, & que fon contrai-
re me rendroit le plus heureux Berger de l'V-
niuers. A ce mot il fe tourna vers le tableau3
& parce que Diane vouloit refpondre: le vous
fupplie , dit-il 3 ma belle MaiftrefTe, de ne me
donner dauantage de connoiiïance de voftre
peu de bonne volonté, & me permettre de
voir ce qui eft encor de rare en ce tableau. Et
lors le prenant en la main , il leut ces paroles
qui eftoient efcritesau bas :
X iij
3**
La IL partie d'Astreé]
VOICY LES DOVZE TABLES
DES LOIX d'AmOVR, QV E SVR
peine d'encourir fa difgrace* il
commande a tout Amant
d'obferuer.
Première Table.
\$t Vi veut eflre parfait! Amant,
Il faut qùil ayme infiniment :
L'extrême Amour feule en eft digne*
Aufi la médiocrité»
T>e trahtfoneflplufloftfigne,
Que non pas de f délite-
Deuxiefme Table.
Qdil ri ayme iamais qu'en vn lieu,
Et que cet Amour foitvn Dieu,
t)ii il adore pour toute chofe:
Et ?i ayant iamais qu vn object,
Tous les bon-heurs quilje propofc^
Soient pour cet vniquefuject
Troifiefme Table.
Bornant en luy tous fesplaifrs,
gdil arrejle tous Ces 'defirs,
Livre cinqviesme. . 317
^sfufrulce de cette belle :
Foire quil ceffe de saymer,
Sinon que d" autant quay me d'elles,
Ilfe doit pour elle ej rimer.
Quatriefme Table.
jQue s'il a le foin dJcflre mieux,
Ce ne (oit que four les beaux yeux.
Dent fon Amour a pris naif rincer:
S'il fouh ait te plus de bon-heur*
Ce ne foit que pour l' efyerance^ ,
Quelle en receuraplus a honneur,
Cinquicfme Table.
Telle foit fon affection*
Que me [me lapoffefion*
De ce quil defire en fon ame_j,
S'il doit l'acheter au mejpris
De fon honneur ou de fa Damcj ,
Luy foit moins chère que ce pris.
Sixiefme Table.
Tour fujecl qui fe vienne offrir*
^t£il nepuiffe iamais foujfrir
La honte de la chofe aimée :
Etfideuant luy par defdain*
jSvn me fdifant elle ejiblafmce*
Qdjl meure ou la venge foudain.
Septiefme Table.
Jguefon Amour faffe en ejfecl,
£>i£il iuge en elle tout pmfajçf,
X iiij
328 La II. partie dAstreï:
Et quoy que fans doute il ïefiime ,
ix de ce quil aytâera,
gtèil condamne comme dlvn crime,
qui moins ïeflimera
Huicliefme Table.
Que/pris d'vn Amour violant,
l\ aiil: fans ceffe bruflant,
Ej qtiïl langmffe, & qu il>fou(pires »
Entre la vie & letrefftaH
Sans toute sf ois quilpuiffe dires
Ce qtiïl veut, ou qiiil ne veut pas*
Neufiefme Table.
CMefpr if ant fon propre feiour,
Son amc aille viure £ Amour
Aufein de celle quil adores,
Et qiien elle ainfi transformé,
Tout ce quelle aime ejr quelle honores »
Soit aufii de luy bien aimé*
Dixiefme Table.
Jjtàil tienne les tours pour perdus
£ha loing délie font de fpendus,
7'oute peine foi: embrasée,
Pour efire en ce lieu defiré,
Et quil y foit de lapenfée,
Si le corps en ejlfepare\
LÏVfcE CINQVIESME^ )Z$
Onziefme Table.
gue la perte de la rai fin,
gue les liens & lœprifin,
Tour elle enfin ame il chéri (Je,
Etfeplaife à s y renfermer,
Sans attendre de fin feruice,
gue le feul honneur de ï aimer.
Douzicfme Table.
griil ne fuifféiamaispenfer,
guefon Amour doiuepaffer:
Qui d'autre forte le confiille*
Soit pour ennemy réputé,
Car cefide luyprefter l oreille,
Crime de le^eMaieflé.
Hylasqui efcoutoit ce que Siîuandrelifoitr:
lene croy point, dit-il/ Siluandre3 qu vne feu-
le des paroles que tu as proférées 5 foit ef-
critte au tableau que tu tiens: mais les ayant
compofées il y a long -temps félon ton hu-
meur mélancolique 3 tu fains à cette heure de
les lire pour leur donner plus d'authonté, &:
tromper plus aifément toute cette trouppe.
Cela feroit peut-eftrefaifable, refpondit Sil-
uandre , s'il n'y auoit icy que moy qui fceufl
lire, & ficesloix eftoient contraires à la rai-
fon3 ou aux anciens ftatuts d'Amour. Si ce
<jue ie te reproche n'eftoit véritable ? adioufla
330 La II. partie d'Astree]
Hylas, tu m'apporterais icy ce que tu tiens en
la main , pour me le faire voir. Si tu iuges 3 ré-
pliqua Siluandre, que ce fainct lieu feroit pio-
fané par ton corps 3 à plus forte raifon dois-le
penfer que ces fametes loix le feroient beau-
coup plus, fi par la lecture que tu enferois,ton
ame enauoit communication. Car ce n'eft que
pour l'imperfection quiefî en elle a que tuad-
uoiierois que ton corps eit profane, & indigne
d'entrer îcy. Toute la trouppe fe mift a rire5 Se
quoyque rinconftantvouluft répliquer, fine
fut il point efeouté , parce que Siluandre ayant
remis le tableau fur les gazons, & baifé les deux
coings de cet autel rufhque chacun fuiuit Pans,
qui trouuant vne porte faite d ozier, pafTa de ce
lieu en vn autre cabinet beaucoup plus ample.
Il y auoit au deiTus de la voûte de la porte vn fe-
fton où pendoit vn tableau 3 dans lequel ces
vers eitoient efents :
MADRIGAL
E Temple d "amitié
S^/Ouure fans plus l'entrée,^
Du [ainci Temple iïAjtrce :
OÙ F Amour qui m ordonne,
Jje la fermr toufiours :
Comme iadis ie luy donnay mes iour$>
Feutquores ic luy donne
Livre cinovusme! 531
Lestrijiesnmch
De mes ennuis.
Aftrée fut celle qui s'y arrefta le plus : fut
qu'a caule de fon nom, il luy femblaftquelley
euft le plus d'intereftj ouqu'oyantparlerdela
vie & des ennuis , elle penfaft que c ela fe deuil
entendre de la fortune du pauure de infortuné
Céladon. Tant y a qu'elle confidera longue-
ment cette efcnture3& cependant le relie
de la trouppe eitant paffée plus outre 3 & trou-
uant vne voûte faite comme la première,
mais beaucoup plus ample , d'abord tous fe
iej:tcrentà genoiiil, & ayant auecfilencc ado-
ré la Deïté à qui ce lieu eftoit confacré 3 Pa-
ris , comme il auoit defîa faict3 offrit pour tou-
te la trouppe vn rameau de chefne fur l'Au-
tel. Il eftoit de Gazons comme l'autre 3 fi-
non qu'il eftoit fait en triangle , & du mi-
lieu fortoit vn gros chefne, qui fe pouffant!
vn pied par defifusjes Gazons auecvn tronc
feulement 3 fe feparoit en trois branches
dvne efgalegro(Teur3 ôcfe hauffant de cette
forte plus de quatre pieds : fes branches ve-
noient d'elles-mefmesa fe remettre enfemble,
& n'enfaifoient plus qu'vne qui s'eileuoit plus
haut qu'aucun arbre de tout ce, boccage facré.
Il fembloit que la nature euft pris plaifir de fe
ioiieren cet arbre,ayant d'vntyge tiré ces trois
branches 3 & puis (1 bien reunies (fans ayde de
tfi La II. Partie d'Astreè*
l'artifice) qu'vne mefme êfcorce les lioit3 &
les tenoit enfemble. En la branche qui eftoit à
cofté droit on voyoit dans l'efcorce , H i s v s ,
& en celle qui eftoit à cofté gauche , Bele-
Nvs,&cn celle du milieu T h a r a m i s 3 au
tyge d'où ces trois branches fortoient , il y
auoit Tavtates, & en haut où elles fe
reiïniiToient , il y auoit de mefme , Tay-
tate s.
Ces chofes qui eftoient félon la couftume
de leur religion ( car ils adoroient Dieu fous
les tyges des chefhes ) ne les eftonnerent
point, mais fi fit bien ce qu'ils apperceurent à
main gauche. Ceftoit vn autre autel qui
eftoit aufîi de Gazons , auec deux grands va-
zes de terre 5 dans lefquels eftoient deux tyges
de myrte. Au milieu Ton voyoit vn tableau,
par deflus lequel les deux Myrtes pHant les
branches, fembloient luy faire vne couron-
ne , &r cela eftoit bien reconnu pour n'eftre
pas naturel: mais entortillé de cette forte par
artifice. Le tableau reprefen toit vne Bergère
de fa hauteur, &au plus haut du tableau il y
auoit, Ceji la Deejfe Ajlrée, & au bas on voyoit
ce vers :
fins digne àe nos vœux , que nos vœux ne font
délie.
Si toft que Diane ietta les yeux deflus 3 elle
Livre cinoviesme! 333
fe tourna vers Phtllis. N'auez-vous iamais veu
luy dit-elle, mon feruiteur5 perfonne à quife
pourtraict reffemble ? Philiis le confiderant da-
vantage. Voila , luy refpondit-ell e 3 Je pour-
traiét d' Aftrée3ie n'en vis iamais vn mieux fait,
ny qui luy retîemblaft dauantage : mais3conti-
nua-t elle 3 vous fcmble-t'il qu'on ne l'aie pas
voulu rendre reconnoiiïable \ Na-t'elle pas en
la main la mefme houlette qu'elle porte : &:
lors prenant celle qu'Aftréetenoit: Voyez, ma
Maiftreife ces doubles C,& ces doubles A, en-
trelaffez de mefme forte tout a l'entour, de
comme l'endroit, où elle la prend quand elle la
porte, eft garny de mefme façon,& les fers d'en
bas decuyure, aueclesmefmes chiffres : & le
fîfflet qui eft en haut, reprefentant la moitié
d'vnferpent, comme ilfe tourne de mefme.
Vous auez raifon, dit Diane , mefme que îe
vois icy Melampe couché à fes pieds. Il eft
bien reconnoilfable aux marques qu'il porte.
Voyez la moitié de la tefte comme il l'a blan-
che & l'autre noire, & fur l'oreille noire la mar-
que blanche. Si l'autre oreille n'eftoit cachée, il
y a apparence que nous y verrions la marque
noire-, car le peu qui s'en voit au haut de la
tefte, & au deffusparoifteftre blanc. Voyez
auffi cette marque blanche tout autour du col
en façon de coiier , & Fefchancrure du poil
noir qui fe tournant en demy lune deifus les
cfpaules, finit demefmefurla crouppe où le
334 L a 1 1. p à ar i e d'A s t r. ê e.
blanc recommence. On n'y a pas mefme ou-
blié cette bande noire &: blanche tout le long
des ïambes. Siluandre s approchant d'elle ,&:
moy, dit-il, l'y reconnois entre ce trouppeau la
brebis qu'Aitrée aime le plus. La voila toute
blanche iinon les oreilles qu'elle à noir es,le nez,
le tour des yeux, le bout de la queiië, & l'extré-
mité des quatre iambes : & afin qu'elle ne fufl -
pasmefeonnuë, regardez les nœuds que leluy
ay veu porter plufieurs fois a rentour des cor-
nes en façon de Guirlande. Aftréc ovant tous
ces difeours , demeuroit eftonnée & muette,
fans faire autre choie que regarder auec admi-
ration ce qu elle vcyoït. Toutesfois s'auançant
près de l'Autel^ voyant plufieurs petits rou-
leaux de papier efpars deffus; elle en prit vn,&:
le deiliant toute tremblante, y trouua ces vers :
Trïuc de mon <vray bien, ce bien faux me foulage*
A s s a n t f tu fenquiers qui dedans cc^>
Boccaq-e
AÏ a don~>;c ce portraict,
S cache qu Amour t afaicl,
Qù^ïiué du vray bien, £vn bien faux m<LJ
foulage.
Frefc'di la douleur icluy tiens ce langage,
Bznny de la moi:iét
Livre cinqviesme. '334
Pc? mette^parf itié ,
p-ir t mu c du vray bien, ce bien faux me foulage,
Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hom-
mage,
le vous ay confacré :
Aye^ au moins a gré,
Que priuédu vyay bien, ce bien faux me foulage.
S'il ne m 'ef! y as permis de voirvoflre vif ave-,
Ces beaux traits pour le moins,
Seruiront de tefmoins,
<gue priuédu vray bien ce bien faux me foulage.
le leur dis, 0 beaux traits que ie retiens pouy gage,
£)ue nul autre Amoureux
Ne fut oneflus heureux,
Priuc démon vray bien,ce bien faux me foulage.
le les adore donc, non pas comme vne image,
Adais comme Dieux très-grands :
Car par effect î apprends,
Quepriué du vray bien,ce bien faux me foulage #
Aftrée eftant retirée à part , lifoit &: confide-
roït ces vers , & plus elle regardent l'efcriturc^
&: plus il luy fembloit que c'eftoit de celle de
Céladon : de forte qu'après vn long combat en
elle-mefme , il luy fut impoffible de retenir
les larmes -? &: pour les cacher elle ftit con-
gtf LaII.Partie dAstrée.'
traincte détourner le vifage vers l'autre autel
Mais Phiilis qui eftoit auiTi eftonnée, qu'au-
cune de la compagnie ayant pris vn autre de
ces rouleaux ,1'alla trouuer fe doutant bien que
ce qui faifoit feparer Aftrée de cette forte , ne-
ftoit que ces peintures 3 &: ces eferits, qu'elle
mefme reconnoiffoit fort bien pour eftre de
ceux de Céladon .Et parce que Diane s'en alloic
aufli latrouuerPhillisluy fitfignedene le faire,
de peur que Siluandre., &r Paris ne la fuiuiffenr,
ce qu'aifément elle entendit : & pource s'en
retournant vers l'image d'Aflrée, elleouunt
quelques rouleaux de ceux qui eftoient fur l'au-
tel : le premier qui luy tomba entre les mains,
futeeluy-cy:
DIALOGVE,
SVR LES YEVX D'VN P O V R T R AIC ï»
STANCES.
SO n t-c e j Peintre fçmant, des âmes , ou
de s fiâmes,
Jguinaiffantde ces yeux leur volent alentour ?
Ce font fiâmes d! Amour qui confumétles ames :
Ce font âmes fluftofl qui font viure V Amour.
K_Ah ! qui ?i admirera ce s fiâmes nompareillcs*
Si la vie & la mort procèdent de ce s yeux ?
Les
Livre cinqviesm^ 337
■tes effecrs 'des grands Dieux fini - ce pas des
merueilles->
Et cesfoleils aufii nefiont-cepas des Dieux ?
Les aimer comme humains , cefit d,onc erreur
extrême*
Tuisquilfautdes Dieux reuererle pouvoir :
Ne commandent-ils pa<s à ton cœur q%i il les aime^
Ayant défia permis a tes yeux de les voir?
il efivray, mais mon cœur touché de reuerence,
Doit de deuotion non (X Amour s allumer :
Les Dieux ne veulent rien outre nofitre pwffance,
Efipreuue.fi tupeuxjes voir fions les aimer.
Cependant que Diane pour amufer toute
la compagnie alloit lifant tout haut ces vers,
&: ceux-cy eftans finis en prenoit 'd'autres j
dont l'autel eftoitprefquecouuert; Phillis s'a-
dreflTant à la Bergère Aftree : Mon Dieu 3 ma
fœur, luy dit-elle, que ie demeure eftonnée des
chofes que ie voy en ce lieu 1 Et moy , dit-elle,
l'en fuis tant hors de moy que ie ne fçayfiie
dors ou fî ie veille : & voyez cette lettre,& puis
me ditte ie vous fupplie , fî vous n'en auez ia-
mais veu de femblables.C'eft3refpondit Phillis,
de l'efcriture de Céladon 3 ou ie ne fuis pas
Phillis. Il n'y a point de doute, répliqua Aftree,
&: mefme ie me reiïbuuiens qu'il auoit eferit ce
dernier vers :
2,. Part. Y
338 La II. partie d'Astrîl'
Piriué de mon vray bien,ce bien faux me foulage.
au tour dvn petit pourtraïâ qu'il auoit de
moy , & qu'il portoit au col dans vue pe-
tite boiïette de cuir parfumé. Voyons , dit
Phillis 5 ce qu'il y a dans ce papier que ie
tiens en la main, & que Tay pris au pied de
voftre image.
SONNET.
QV I ne iahnireroit , & qui riaimercit
mieux
Errèrent adorant plein d'Amour ejr de crainte,
Et rendre courrouce? contre foy tous les Dieux,
£)uî ri idolâtrer point vne libelle fainte ?
Mais quefl-ce que ie dis ? en effet elle eft peinte,
La belle que voicy, ce ne font pas des yeux,
Comme nous les croyons, cerieneflqùvnefetnte ,
Don: nous déçoit la main du peintre ingénieux.
Ce ne [on ', pas des jeux ,fi reffens-ie laplaj e,
JOuoy que le trait fu il feint, toute sf ois ejlre vrayt,
Fuyons donc puis quainfi les coups nous en
fentojis :
Ciïïai s pourquoy fuirons-nous Ha fuite en efi
bien vaine,
Livre cinqviesme! 539
Si.de fia bien auantdans le cœur nous portons,
De ces jeux vrais ou faux la bïeffure certaine.
Ah .' mafocur, dit alors Aftrée3n'en doutons
plus g c'eit bien Céladon qui a efent ces vers,
c'eft bien luy fans doute 3 car il y a plus de trois
ans qu'il les rît fur vn pourtraiâ que mon père
auoit fait faire de moy , pour le donner à mon
oncle Focion. A ce mot les larmes luy reuin-
drent aux yeux , mais Phillis qui craignoit que
ces autres Bergers & Bergères ne s'en apper-
ceuiTent j Ma fœur3 luy dit-elle, voicy vn fu jet
de refiouiffance3 c\: non pas de trifleffe : car fi
Céladon a efenteecy, comme ic le crois, il eiî
certain qu'il n'eft point mort, quand vous auez
penfé qu'il fe foit noyé. Que fi cela efl3quel plus
grand fujet dé ioye pourrions-nous receuoir?
Ah .' ma fœur3 luy dit-elle, tournant la telle de
l'autre cofté,&la pouffant vn peu de la main,
ah .' ma fœur3ie vous fupplie ne me tenez point
ce langage.
Céladon eiï véritablement mort par mon
impr udence3 & îe fuis trop mal-heureufe pour
ne lanoir pas perdu.Et îe voy bien maintenant
que les Dieux nefontpasencor contents des
larmes que l'ay verfées pour luy , puis qu'ils
m'ont conduitte icy pour m'en donner vn
nouueau fuiet.Mais puisqu'ils le veulent.iever-
feray tant de pleurs,que fî le ne puis en lauer en-
tièrement mon offenfe>ie m'efforceray pour le
Y 1}
340 La 1 1. v a iÏTi ï d'Astre T.
moins de le faire, & ne cefferay que ie ne perde
ou la vie ou les yeux.Ie ne vous diray pas,replî-
quaPhillis:que Céladon viue: mais fi feray bien
ques'ilaefcritce que nous lifons., il faut que
denecefTitéilnefoitpasmort. Etquoy , dit-
elle, mafœur,n'auez-vous iarriais oiiy dire à
nosDruydes, que nous auons vne ame qui ne
meurt pas encor que noftre corps meurerle l'ay
bien oiiy dire,refpondit Phillis : Et n'auez-vons
pas bonne mémoire de ce qu'ils nous ont fi
ibuuentenfeigné, qu'il faut donner desfepul-
tures aux morts, voire mefmes leur mettre
quelque pièce d'argent dans la bouche, afin
qu'ils puirTent payer celuy qui les parte dans ie
Royaume de Dis ? Qujiutrement ceux qui
font priuez de fepukure, demeurent cent ans
errants le long des lieux où ils ont perdu leurs
corps 2 Et ne fçauez-vous pas que celuy de Cé-
ladon n'ayant pu eftre trouué ] eft demeuré
fans ce dernier office de pitié? Quefi cela eft,
pourquoy feroic-il împoffible qu'il allaft errant
le long de ce mal-heureux riuage de Lignon,
& que conferuant l'amitié qu'il m'a toufiours
portée, il euft encore pour fon intention les
mefmes penfees qu autresfois il a eues ? Ah ma
fœur, ma feeur. Céladon eft trop véritable-
ment mort pour mon contentement,^ ce que
nous en voyons , n eft que le tefmoignagede
fon amitié, &: de mon imprudence.Ce que i'en
dis, refponditPhillis n'eft que pour l'apparen-
Livre cinqv-iesme-' $41
ce que i'y vois, & le defir que i'en ay pour
voftre repos. le le connois bien , répliqua
Aftrée , mais, ma fœur, reftouuenez-vous que
6 i'auois d'eu que Céladon fuft en vie , &:
qu'enfin ie troumffe qu'il fut mort, il n'y au-
roitnenqui me pûft cqnferuer la vie: car ce
feroic le perdre vne féconde fois , & les Dieux
& mon cœur fçauent combien la première
ma conduitte près du tombeau. Encor vous
doit -ce eftre du contentement , refpondit
Phillis j de connoiftrequelamort n'a pu effa-
cer l'afFe&ion qu'il vous portoit. C'eft, dit-elle,
pour fa gloire, de pour ma punition. Maisplu-
ftoft, dit Phillis , qu'eftant mort il a veu'claire-
ment & fans nuage la pure & fincere amitié
que vous luy portez, & que mefme cette ia-
loufie qui eftoit caufe de voftre courroux , ne
procedoit que d'vne Amour très-grande. Car
l'ay oiiy dire que comme nos yeux voyentnos
corps, demefmesnos âmes feparéesfevoyent
&reconnoiffent. Aftrée refpondit : Ce feroit
bien la plus grande fatisfa&ion que ie peu (Te re-
ceuoir: carie ne doute nullement, qu'autant
que mon imprudence luy a donné de fubieft
d'ennuy, autant la veuè qu'il auroit de ma
bonne volonté, luydonneroit du contente-
ment. Car fi ie ne l'ay plus aimé que toutes les
chofes du monde, &fiie ne continue encores
en cette mefme affe&ion, queiamais les Dieux
ne m'aiment.
Y i?
342. La IL partie dAstree.
Ces Bergères partaient de cette forte, cepen-
dant que Diane entretenoit le refte de la
trouppe, lifant quelquesfois les petits rouleaux
qu'elles trouuoient fur l'Àuteli/dautresfois de-
mandant a Paris, Tiras, & Siluandre ce qu'ils
iugeoient de ces chofes II n'y a perfonne icy ,
dit Paris, qui ne connoiife biéque ce pourtraicl
a efté fait pour Aftrée,& qui de mefme ne luge
qu'il a efté mis en ce lieu par quelqu'vn qui ne
l'aime pas feulement, mais qui l'adore. Quant
à moy, dit Siluandre , ces chiffres me fe-
roient croire que ce feroit Céladon , fi Cé-
ladon n'eftoit point mort. Comment , dit
Tircis , Céladon 3 ce Berger qui fe noya il
y a quatre ou cinq Lunes dans Lignon ? Ce-
luy-là mefme, refpondit Siluandre. Et fer-
uoit-il Aftrée? adioufta Tircis. Au contraire
l'ay oùy dire qu'il y auoit tant d'inimitié entre
leurs familles.
La beauté de la Bergère flit plus grande que
la haine, refpondit Siluandre , & me femble
que puis qu'il eft mort, il n'y a point de danger
de le dire. le croy, interrompit Diane,qu'auiII
n'y auroit-il pas encor qu'il vefquit, ayant efté
fîdifcret, & Aftrcefifage., que cette affection
ne fçauroit auoir orTenfé perfonne. Aftrée qui
s'eftoit teuë quelque temps, oyant ce que les
Bergers difoient d'elle, encore que fes yeux
ne fuirent pas encor bien remis, ne pût s'em-
peicher de leur refpondre: Ces larmes que ie
Livre cinqviesme. 34^5
ne puis cacher , rendront tcfmoignsge que
Céladon m'a aimée , puis que fa mémoire
me .les arrache par force: mais ces efcntsqui
font fur ces gazons, tefmoignentaulTiqu' A-
ftiéea pluftoït fait faute centre l'Amour que
contre le deuoir. Cela eft caufe que 16 ne fais
point de difficulté de l'auoùer pour luy ren-
dre au moins cette fatisfaction après fa mort,
eue mon honnefteté n'a ïamais permis qu'il
euft receuë durant fa vie. A ces paroles tou-
te la trouppe s'approcha d'elle 3 & Diane luy
montrant les billets qu'elle auoit: Eft-celàde
l'efcnture de Céladon ? C'en eft fans doute,
refpondit Aftrée. C'eft donc fîgne , adiou-
fta Diane , qu'il n'eft pas mort. A quoy Phillis
refpondit, c'eft dequoy nous parlions à cette
heure-meime: mais elle dit que l'Ame de Cé-
ladon qui va errant le long du riuagedeLi-
gnonlesaefcrits. Et quoy, adioufta Tircis 3
n'a-t'il point efté enterré/ C'eft la caufe 3 dit
Aftrée , qu'il va errant de cette forte : car on ne
luy a pas mefme fait vn vain Tombeau. C'eft
veritablement3rephqua Paris, trop denoncha-
lance,d'auoir laiiTé fî longuement en peine pour
vn deuoir de fi peu de momét, vne libelle ame
que celle de ce gentil Berger. Voila, dit Tircis,
corne le foucy des morts touche le plus fouuent
fort peihceux qui furuiuét: de forte que i'eftime
ceux-là fages,quxd«rantleur vie y pouruoïtnr.
Et fans mentir 3 adioufta Diane 3 c'eft chofe
Y iïij
?44 La IL Partie d'Asthîl'
eftrange ; que ce Berger tant aimé 5 non feiT
lement de tous fes pafens , mais de toutnoftre
hameau j n'ait receu ce pitoyable office que re-
çoivent les moins aimez. C'eft peut-eftre,dit
Therfandre, que les Dieux l'ont ordonné de
cette forte 3 afin qu'il n'abandonnait pas fi toft
ces iieux qu'il auoit tant aimez, & que recom-
penfé de Ton affection, il cuft ce contentement
de demeurer quelque temps près de celle qu'il
aime.
Toutesfois, dit Tiras, i'ay appris que tout
ainiî que noftre corps ne peut demeurer en
l'air , en l'eau , ny dans le feu , fans vne conti^
nuelle p^ine, parce queftant pefant,û faut
qu inceffamment il fe tranaille, tant qu'il eft en
ces elemens qui n'ont rien de fi folide : de mef-
mc l'ame defpoùillée du du corps , n'eftant
po "nt en fon propre clément , tant qu elle de-
meure entre nous, eft en vne continuelle pei-
ne , iufques à ce quelle foit entrée aux champs
Elifîensj où elle trouue vn autre air , vne auti e
terre, vne autre eau, de vn antre feu , d'au ta) it
plusparfaicts&rconuenablesà fa nature, que
ceux où nous fommes le font dauantage à nt >s
corps lourds & gro (Tiers. Ce queiefçay : parce
que quand ma chère & tant aimée Cleon fut
morte , le fus prefque en refolution de ne luy
donner point de fepulture, afin de retenir certe
belle ame quelque temps auprès de moy:
mais nos Dru y des me fortirent de cette erreur,
Livre ctnqviïsme! 345
me faifant entendre ce que ie viens de vous
dire. Quant àmoy; dit Siiuandre , puis qu'à
faute de fepulture on demeure quelque temps
autour du lieu où Ton meurt, ie veux prier
tous mes amis , que fi ie meurs en cette con-
trée, ils ne m'enterrent point, afin que l'aye
plus de loifir de voir ma belle Maiftrefle. Car
il n'y a contentement des champs Elifiens
qui vaille ce'uy-là , ny peine qu vne amc
puiffe fouffrir pour n'efïre en fon élément,
qui ne foit beaucoup moindre que le bien de
la voir.
Cela feroit fort bon , refpondit Tircis, û
après la mort vous defpoiiillant du corps, vous
nelaifliez point aufïi toutes ces amours : mais
i ay ouy dire à nos fages , que nos pallions
n'eftoient que des tributs de i'humanité,&:que
les Dieux nous auoient naturellement donné
cet inftinct, afin que la race des hommes ne
Vinft à défaillir, mais qu après la mort, d'au-
tant que les âmes font immortelles^ que rien
d'immortel ne peut engendrer, cet Amour fe
perd en elles, tout ainfi que la volonté de man-
ger, de boire, &rde dormir. Et toutesfois , dit
Siluandre , fi Céladon a eferit ce que nous li-
fons, il n'y a pas apparence qu'il ait perdu
l'affection qu'il portoit à cette Bergère. Et qui
fçait, refpondit Tircis , fi les Dieux qui font
iuftes, ne luy ont point voulu donner cette
particulière fatisfaction pour rçcompenfe de
34^ La II. partie d'Astkee.
lavertueufe & faincle amitié qu'il a portée à
cette Bergère? Si celaeft, répliqua Siluandre,
pourquoy ne dois-ie efperer de trouuer les
Dieux auili iuftes & fauorables que luy, puis
que mon amitié ne cède ny a la henné, ny à
nulle autre, foit en ardeur, foit enverrai' Mais,
dit Aflrée, files Dieux luy ont fait cette grâce
que vous dites, ne feroit-ce point impieté en
luy rendant le deuoir de la fepulture de le faire
partir de cette contrée, &luy rauirce conten-
tement? Nullement, refpondit Tircis : car la
grâce que les Dieux luy ont faicte en cela, n'a
elle que pour foulager la peine que conti-
nuellement il reçoit, eflant contraint de de-
meurer fous vn Ciel fi contraire a ion na-
turel.
f Ces Bergers difcouroient de cette forte,
quand Phillis coniiderant tout ce qui efloit en
ce lieu, îetta fa veuë fur vn endroit eu il y
auoit apparence que quelqu'vn fe fuit mis bien
fouuent à genoux : car la terre en auoit les
marques bien imprimées. Et parce que cela
efloit vis a vis de l'Autel, & qu'elle y vid vn
rouleau de parchemin attaché à vne hart ou
tortis de faille , elle s'y en alla pour voir ce
que cefloit, & le defployant trouua ces pa-
roles :
Livre cinqj/iesme. 347
ORAISON A LA
Déesse Astre' e.
Rande ejr toute-puijfante Deejfe,
encore que vos perfections ne fttif-
ejire efgalées , il ne faut que nos
facrifices ne pouuans eftre tels que
vous mérite^, laifent de vous efire agréâmes-,
fuis que fi les Dieux ne receuoient que ceux
qui font dignes deux, il faudroit qu eux-me{mes
fuffent lu victime. Or ce que ie viens offrir a
voftre Bette , cefl vn cœur & vne volonté, qui
nont iamaisefte dédiez qu a vous feule. Si cette
offrande vous e[t agréable , tourne^ les yeux
pleins de pitié fur cette a?nequi les a toufiours
trouueZ fi pleins iï Amour, & par vn acte digne
de vous , fortcz-la de la peine oh elle demeure
continuellement , & la mettez, en repos dttqu î
fon malheur, & non fon démérite ta iufquesicy
1 (lorgnée, le vous requiers cette grâce par le nom
de Celadm, de qui la mémoire vous dit plaire,
ficelle du plus fidelle & affectionné de vos fré-
teur s, peut iamais auoir obtenu de voftre Divini-
té cette glorieufe facisf action.
Pluilis faifant fîgne de la main, de appclîâiit
Aftrée: Venez lire,hiy cuc-elie, mafeiu3 ce
348 La II. partie d'Astf.ei..
que Céladon vous demande, & vous con-
noiftrez que Tiras nous a dit vray : &: lors
s'eitans tous approchez , elle relent tout haut
cette Oraifon, qui ne fut pas fans qu'Aïtrée
accompagnait fes paroles de larmes, encores
qu'elle fe contraignit leplus qu'il luy fut pof-
fible : mais elle ne pouuoit refleurir ces def-
plailîrsauecvne moindre demonitration. Et
lorsque Phillis eut paracheué: Vrayement,
dit Aiîrée, îe fatisferay à fa îufte demande : Et
puis que Ces parensne luy rendent pas le de-
uoir3 a quoy la proximité les oblige, il receura
de moy celuy d'vne bonne amie. A ce mot
fortant de ce lieu , après auoir honoré f Autel
des Dieux, toute cette troupe retourna vers
Hylas,qui en les attendant n'auoit point efté
oïlïf: car les voyant tous attentifs dans l'autre
cabinet 3 il entra dans celuy où eitoient les
douze Tables des loixdAmour: eV quoy qu'il
en redoutait l'entrée, fi eft-eeque mefpnfant
la force d Amour, luy femblant qu'il ne luy
pouuoit faire pis, que luy faire perdre fa
MaiitrefTe, à quoy il fçauoitde très-bons re-
mèdes, il entra à la defrobée dedans: épre-
nant le tableau qui efïoit fur les gazons, vou-
lut rciïbrtir incontinent dehors, croyant que
s'il offençoit en y entrant, que moins il y dé-
ni eureroit, moindre aulTi feroit fon offenfe.
Et de fortune le prenant à la halte, & s'en re-
tournant de mefme, il heurta contre vn des
Livre qvatmesmb; 349
Codez de l'entrée, de telle forte que l'efbran-
lant, il fit tomber à fes pieds vne eferitoire
que celuy qui auoit fait cet ouurage tenoit là
expreflement pour eferire fes conceptions,
quand il y venoit faire fes prières. Il le ramaiïe
commme enuoyé de quelque Dieu, & fe re-
'folut de corriger en ces loix ce qu'il y trouue-
roit de contraire à (on humeur. En cette deli*
beration il les lit : & incontinent comme il
auoit l'efpnt prompt , les changea de cette
forte:
TABLES D'AMOVR
falfifiées par ï inconfiant Hylas.
Première Table.
V 1 veut eflre parfaici Amant,
£Hiil riayme point infiniment:
Telle amitié ri en eft pas digne,
Puis quau rebours l'extrémité,
De l'imprudence efiplufiofifigney
£hie non pas de fidélité.
Deuxiefme Table.
gUil ayme & ferue endiuers lieux,
Etcjuil tourne toufiours les yeux,
3^o La II. partie d'Astrel
îkffm quelque nouvelle chofe :
Ayrrnmt uttfii divers objects,
Jjfâè les bon-heurs qilil je propoJLj,
Soient avfii four dîners Jujects.
Trciiiefme Table.
Ne bornant ramais fes dejirs,
£>Uil cherche far tout fis flaifirs,
lai fat toujours amour nouuelk :
Voire qiiil cejfe de l'ajmer,
Sinon que d'autant qitaymc £ elles,
Pcurluy feul il doit ïejhmer.
Quatriefme Table.
%ie s il a dufein d'cjlre mieux,
Ce joit pour pi aire a tous les yeux,
Des belles de fa comicijfancc^:
S'il (ouhaitte quelque bon-heur.
Cène (oit que peur te gérances,
D\frre plus abfolu feïgneur.
Cincuiefme Table.
Telle [oitfon affeclion,
£h:e mefme lapolfefiion
De ce au il de (ire en (on âmes,
S* il doit l'acheter au mejpris
De (on honneur ou de fa Darnes ,
Il la vue Me bien a ce pris.
Livre ci nqjviesme.^ jyi
Sixicfme Table.
Tour fujecl qui fe vienne offrir,
£hiil nepuiffe iamaïs foujfrir
Querelle pour la choje aimée :
JOue fi deuant luy par defdain, ,
Ifvn mefdiÇantellc eflblafmce ,
£hfjl y confinte tout fiudain.
SeptiefmeTable,
£Hie ï Amour permette en effaicl,
Jguefon iugement foit parfaicl;
'Et que da?i$ fin ame il lejHtne ,
Toute telle qu elle fera,
Condamnant comme £vn grand crime,
Celuyqui peu leflimera,
Huiâiefmc Tabl
c.
^uejprù iïvn Amour ajfez, lanty
Il ri aille [ans cejje brujlant,
Ny qu'il lavguijfe, ou qu il fin frirez ,
En;re la vie & le trefhas,
Mais que toufiours ilpuife direct ,
Cequil veut, ou qu'il ne veut pas,
Neufiefme Table.
Eflimant fin propre fiieur,
Son ame en foy viue d Amour,
Et non en celle qu'il adorer,
Sans qu'en elle cfimt transformé,
jfi La, IL partie d'Ast*».
Tout ce quelle aime& quelle honorer*
Soitaupde luy bien aimé.
Dixiefme Table.
Jguil ne tienne pas four perdus
Les tours loing £ elle dépendus,
Ji lapeine rieftfurpafiée,
Parle bienquil s eft figure, ■
Mais fe contente enfapenfée,
Si le corps en eftfeparc.
Onziefme Table.
guilfe remette a U raifon,
guefes liens & faprifon.
Pour elle bien-toft il finijfe :
Mefpnfant de 's'y renfermer.
S'il n attend rien de f on feruice,
tgue le vain honneur de ï aimer.
Douziefme Table.
£)uil'nepuiffeiamaispenferr
gue telle Amour naitàpajfer:
Qui d autre forte le confeille,
Soit peur ennemy réputé,
Car cefide luyprefier ï oreille,
Crime de le^e Maiefté*
Hylas fe hafta le plus qu'il luy fut poiïible
de changer de cette forte ces douze Tables: &l
afin que Tes rayeures fuflent moins connues, ii
* les
Livre cinqj-iesme.' \ft
ks effaçoit aucc la pointe dVn coufceau: & y
, ayant: raclé va peu de foncngle les en cou-
uroit, & puis les poliflbic , fuit auec longle
mefme, fuit auec Je dos du coufteau , Ôc en fin
efcnuoit deflus ce qu'il y auoit changé : ce qu'il
fît fi promptement qu'il eitoit mal ayfé de le
reconnoif ire , & incontinent rentrant dans le
cabinet, mit le tableau en fa place, & refluait
auec la mefme diligence, fans eftre apperceu
de perfonne : ce qu'il fit vn peu auparauant que
Aftréc & le reite de la troupe reuint ; de forte
qu'il fut trouué affis à l'entrée, feignant de s'y
eftre endormy. Et parce quAftrée enfortoïc
la première toute triire3ne prit pas garde à luy,
il ne fit point aufïi de femblant de fe leuer:
mais quand Phillis qLU yenoit après lapperceut
en cette pofture: Et qu eft-ce> luy d:t-elle,Hy-
las que vous faiftes icy, cependant que nous
venons de voir les plus grandes merueilles qui
foient en toute la riue de Lignonf I'ay vne
penfée ( refponditHylas fe leuant froidement,
&fe frottant lesyeux) qui me tourmente plus
que îe ne me fuffe ïamai, peu perfuader. Et
quieft-elle? (ad:oufta Phillis) ie la vous diray,
refpondit l'inconftant., fi vous me promettez
de faire vne chofedont levousfupoiieray. le
nay garde, dit-elle , de m'obliger de parole,
fans fçauoir ce que vous voulez. Vous le pou-
uez faire, dit Siluaandre en fouf riant, en y
adiouftant les conditions, contre lefquelles il
3" Part, 2
3^4 LA II. PARTIE D A STREL
n'y a pas apparence qu'vn fi gentil & parfaict
Amant vous voulufi requérir de quelque cho-
fe, aiçauoir qu'il ne vous demandera rien qui
comreuienne à l'honneur dVne fage Bergère,
le le veux bien 3 dit Phillis , a cette occafion : &
mov, refpondit Hylas, îe ne le veux qu'a cette
condition. S cachez donc , ma belle Maiftreiïe,
continuait il froidement , que îe crois ce lieu
cftre à la venté vn boccage facré à quelque
grande Diuinité : car depuis que vous elles en-
trée dedans, & que Siluandre a leu les loix que
l'av ouyes, ie me fens tellement touché dVne
puiiTance intérieure que ie n'ay point de re-
pos en moy-meune,mefemblantqueiufques
icy 1 ay vefeu en erreur, me conduifant con-
tre les ordonnances que le Dieu qui efl ado-
ré en ce fainct lieu a fai&es à ceux qui veu-
lent aimer. De forte que ie fuis tout preft
d'abjurer mon erreur, 6V me remettre au fen-
tier qu'il m'ordonnera: & n'y a rien eu qui
m ait empefché de le faire cependant que
vous eftiezdans ce boccage, quvne chofeque
ie vous declareray. Vous fçauez, ma belle
Maifireflcj que depuis l'heure que vous &
mon cœur auez eu agréable queHylas fe dit
voftee feruiteur, ie n'ay point trouué en toute
cc:te contrée vn plus contrariant efprit, ny
vue humeur plus ennemie de la mienne que
Siluandre. Car il ne s'eft ïamais preienté
occafion de prendre le party contraire au
Livre cinqjtiesme" 35^
mien, que ce Berger ne l'ait fait, voire bien
forment il en a recherché les moyens auec
-artifice, comme en l'iniiifte fentence qu'il
donna contre Laonice , parce que l'auois par-
lé pour elle, y ayant peu d'apparence qu'vne
morte fuit préférée a cette belle &honnelte
Bergère. De forte que repaflànt ces chofes en
ma mémoire, ie fuis entré en doute, que con-
tinuant cette volonté de me contrarier, il ait
peut-eltre leu les ordonnances de ce Dieu
d'autre façon qu elles ne font pas eferites dans*
le tableau qu'il tenoit. C'eft pourquoy ie
vous veux conjurer, non feulement par la
promefTe que vous venez de me faire, mais
pour l'honneur que vous deuez , foit a l'A-
mour, foit à la Deité qui eft adorée en ceboc-
cage, que vous preniez la peine d'y rentrer,
& de m'apporter le tableau où ces loix font
efentes , afin que les lifant moy-mefme , ie
puiffe fortir du doute où ie fuis, & après fuiure
les ordonances que l'y trouueray tout le refte
de ma vie. Cette requelte, Siluandre , ( conti-
nua-t'il s'addrelfantaluy) elt-elle înciuile, de
contre l'honnelteté dVne fage Bergère? Nul-
lement, refpondit Siluandre, mais ie crains
qu'elle foit plultoft inutile. Or fus, dit Hy-
las, faifons vne autre promefTe entre nous:
promettez-moy deuant cette troupe, que tout
le refte de voltre vie vous fuiurez les corn-
mandemens que vous y trouuerez efents,
Z ij
yjé La II. Partie D,AsTKËî^
& ie vous feray vn mefmc ferment. le ne fe-
ray, dit-il, ïamais difficulté de vous promettre,
ny a tout autre d'obferuer ce à quoy le deuoir
m'oblige 3 y ayant long temps que îe lay pro-
mis aux Dieux. Vous me le promettez dencî
répliqua Hylas .le le vous promets, dit Siiuan-
dre, &C làns vous obliger à nulle prom elTe ré-
ciproque, vousaymant trop pour vous vou-
loir rendre parjure. Et moy, refpondit Hy-
las, ie le vous veux iurer, & aux Dieux mefmes
de ces lieux, les appellant tous à tefmoins, afin
qu'ils puniiïent celuy de nous deux qui y con-
treuiendra. le vous affaire, refpondit Phillis,
que pour voir vn fi grand changement en
Hylas5ie veux bien luy taire voir ces douze Ta-
bles : & lors rentrant dans le cabinet, après
auoir faitvne profonde reuerence, elle prit le
tableau , & l'apporta à l'inconflant, qui la tefte
nue, & mettant vn genoiiil en terre, le reçois,
dit-il, ces facrées ordonnances, comme venant
d'vnDieu, 6c apportées par maDeeffe, pro-
teftant de nouueau,&:iurantaux grands Dieux
deuant ce boccage facré,& prenant cette trou-
pe pour tefmoin , que toute ma vie ie les
obferuerayaufli religieufement que fi Hefus,
Tautates, Taramis Dieu me les auoient don-
nées vifiblement. Et lors fereleuant, fans re-
mettre fon chappeau,il baifalebas du tableau,
& eftant enuironné de toute la troupe, il com-
mença de les lire à haute voix. Mais quand
Livre cinqviesme^ ^7
Siiuandre ouyt qu'il difoit qu'on ne deuoit pas
aimer infiniment. Ah.' Berger, lifez bien, luy
dit-il, vous trouuerez autre chofe. A la peine
du liure , dit froidement Hylas , & lors il
montra l'efcriture àPhillis, qui leut comme
luy. Cela ne peut cftre,dit Siiuandre, &lors
s'approchant,il le voulut lire fans fe fier à per-
fonne,& Hylas ferrant le tableau contre fon
eftomac : C'eft vn grand cas, dit-il, que celuy
qui a accouftumé de tromper, à toufîcurs opi-
nion qu'on l'abufe. le me doutois bien que
vouslifïez autrement qu'il n'eftoit pas eferit,
& fi vous le voyez vous-mefme, l'auoùerez-
vous deuant toute cette troupe ? Iauciieray,
fans doute, dit Siiuandre, la venté, mais per-
mettez que îe la life. Il fuffit ; dit Hylas, ce me
femble, que Phillis l'ait veuë , & vous deuez
bien vous en fier à elle. le le ferois , refpondit
Siiuandre, fi elle vouloir dire la vérité, mais
c'eft par jeu ce qu'elle dit. le vous iure, dit Phil-
lis , qu'il a leu comme il eft eferit , & non au
contraire. le ne fçaurois, dit- il, le croire fi ie ne
le vois. Or fi vous n'auez affez de le voir, dit
Hylas , touchez-le , de lifez-le vous-mefme,
pourueu que ce foit fidellement. Et lors Sii-
uandre receuant le tableau.&iurant qu'il liroic
fans rien changer, il en recommença la lectu-
re. Mais quand il y trouua ce que Hylas auoit
ditj il ne fçauoit qu'en penfer, de plus encores
lorsque continuant il trouua les couplets tous
Z iij
3^8 La II. partie d'Asthel
changez. Et bien 3 dit Hylas, que vous en fcxn-
bie, maMaiftreiTe? auois-ie raiion de douter
de la preudhommie de Siluandre , puis qu'il
lifoit tout le contraire de ce qui eftoit efcrit?
Que dites-vous à cela. Berger, difoit-il, sa-
dreffànt à Siluandre 3 ferez-vous homme de
parole < ou fi vous vous defdirez? Le Berger,
ne refpondoit mot, mais plus ef tonné de cette
aduenture que de chofe qui luy fuft iamais
aduenuc, il alloit coniîderant ce tableau,&: lors
Diane Rapprochant de luy , &iettant laveue
deiTus, demeura au commencement eftonnéc,
& luy dit ; En bonne foy, Siluandre, ai/ouez la
venté, la première fois que vous nous auez leu
ces vers, eftoient-ils efcnts corne ils font ? Ma
belle Maiftrefïe5 dit-il , quand le lesay leus, ils
eftoient autres qu'ils ne font. Et ne puis pen-
fer s'il eftoit autrement , pourquoy ie ne les
euffe pas aufii bien veus qu'à cet heure. Alors
Diane prenant le tableau en la main, regarda
l'efcriture de plus près : ce que Hylas apperce-
uant & craignant que fa fineffe ne fuft recon-
nue'. Or fus, Siluandre.dit-il, il ne faut pas tant
de difcours : me voicy preft à tenir parole, &
vous, ferez-vous parjure? Vous me prenez de
bien court , dit Siluandre, iene fuis pas fans vn
gr.md foupçon de tromperie: car îefçay fort
bien que les loix que fay veuè's eftoient telles
que ie les ay dites , & maintenant ie vois tout
le contraire: de forte que ie fuis fort en doute
Livre ci-jf oyîiiùi^ tf9
que cécy ne foit fuppofé. Voila vne trçs-
mauuaifc exeufe , dit rinconfrahjt 3 & com-
ment pourroit-on auoir fait fi promptement
vn autre tableau? Cependant qu'ils parloient
ainfî, Diane qui coniîderok refenture recoffc.
nut qu'encores que l'ancre fuit femblabie,
toutesfois les traits des lettres ne feitoicri: pas
entièrement, & les regardant encoresde plttt
près , & pafîant le doigt deiius, Scfecoiïant le
parchemin, vne partie des racleures Je l'ongle
s'en alla 3 & lors oppofant feferiture au So!e?l
toutes les rayeures s'apparurent ayfémenr,
dont s'eftant aflTeurée5 Or fus, dit Diane, vous
voicy tous deux hors de difpute, car en vn
mefme lieu vous trouuerez ce que vous cher-
chez tous deux. Vous Siluandre, le lifant com-
me il effoit efent, & vous Hylas comme vous
fanez corrigé. Et lors s approchant d'eux elle
leur en montra la preuue-. parce que l'oppo-
fant au Soleil, on voyok ayfément les en-
droits où le parchemin auoit efté gratté ; &
puis le confiderant de plus près on remar-
quoit quelques- vns des premiers traiéfc qui
n'auoient pu eftre affez bien effacez. Il n'y
eut alors perfonne de la troupe qui ne recon-
nuft ce qu'elle difoit, & fe mettant tout au-
tour de Hylas, dites-nous,Berger,luydifoien:-
ils, comment vous auez pu Eure? Hylas fe
voyant conuaincu par la prudence de Diane,
fut en fin contraint dauoùer la vérité , non pas
Z nij
$6C LA II. PARTIE D'ÀSTfcïE.'
toutesfois fins iurer piufieurs fois que ce n'a-
uoit efté que l unuftice de ces loix , qui l'y
auoient pouffe: car, difcit-il, elles font bien
tellement iniques 3 qu'il m'a efté împoffible
de les fouffnr fans les corriger ainii qu'elles
doiuent eftre. Nul ne peut s'empefeher de rire
oyant comme il en parloit: mais plus enco-
res conliderant l'eftonnement que Siluandre
auoit eu au commencement : Et parce qu'il fe
failbit tard, & que le fejour en ce lieu auoit efté
allez longjPhillis voulut rapporter le tableau
où elle l'auoit pris, mais tous les Bergers fu-
rent d'aduis que les vers fuffent corrigez com-
me ils eltcient auparauant , & que Hy las pour
effacer en partie l'offence quil auoit faifte
d'entrer en ce lieu qui luy auoit eilé défendu,
& d'auoir ofe falfifier les ordonnances d'A-
mour, feroit condamné de rayer luy-mefme
ce qu'il y auoit efent, & de mettre a la marge
ce qu'il auoit irayé3ce qu'il fit à l'heure mefme,
plus diibit-il, pourobeyr à fa Maiftreffe pour
ap paifer Amour, le courroux duquel il ncre-
doutoit point fans elle 5 ny auili Siluandre,
gueres auec elle. le ne vous contredtfay ia-
mais, refpondit lmconitant, tant que vous me
blafmerezde trop de courage. Prenez garde,
refpondit Siluandre , que ce ne foit de pre-
fomption& d'infidélité. Si ces dernières pa-
roles euffent elle ouyes de Hylas a il n'y a
point de doute qu'il euft refpondu : mais eftant
Livre cinqviesml j&
entré dans le cabinet , elles demeurèrent faos
repartie, & cependant toute la trouppe s'ache-
mina par vn petit fentier que Siluandre auoit
choiiî, &: parce qu'Aftrée n'efperoit plustrou-
uer des nouuelles de Céladon qui luy puifTent
plaire, elle eitoit prefque en volonté de s'en re-
tourner^ pour ce fujet laiffantTircis elle s'ap-
procha de luy. Il me femble, luy dit-elle. Ber-
ger, qu'il eft bien tard pour aller plus outre 5 ô£
que nous ne fçaurions prefque retourner en
nos cabanes que lanuid ne nous furprenne. Il
eft certain3dit le Berger, mais cela ne vous doit
empefcher de continuer voftre voyage , puis
que vous en eftes fi près : car aufîi bien , encor
que vous y vouluiïiez retourner , le iour ne
vous accompagnera pas îufques à my-chemin.
Quanta ce qui eft de nos trouppeaux , ceux à
qui nous les auons laifTez en garde, les recon-
duiront bien pour ce foir en leurs loges. Mais,
dit Aftrée,comment coucherons-nous? Le lieu
où ie vous veux conduire5refpondit Siluandre,
n'eftpas loing du Temple delà bonne Decffè,
& ie m'aiTeure que la vénérable Chrifante fera
bienaifede vous auoir ce foir pour hoftefTe.
Il faut fçauoir, refponditla Bergère 5 û mes
compagnes l'auront agréable : & lors les ayant
attendues en vn lieu où le chemin s'eilargifîbit>
elle leur propofa ce que Siluandre auoit pen-
fé. Il n'y eut celle qui ne le trouuaft fort à pro-
pos 5 puis qu'aufîi bien il eftoit impoffible
J#2 L A II. P A R T I E D'A 5TKE E.~
de regaigner de îour leurs hameaux.
En cette refolution doncques ils le remet-
tent en chemin , &: Sihiandrc fans quitter
Aitrée, eitant touiîours le premier & ayant
marché quelque peu, luy monftra le bois eu
ilauok trouué la lettre qui eftoit caufe de ce
voyage. Voila 3 dit Aitrée, vn lieu bien retire
pour y receuoir des lettres. Vous le ingérez
bien mieux tel, luy dit- il, quand vous y ferez :
car c'eftbien le lieu le plus fumage, &: le moins
tiequenté , qui foit le long des nues de Li-
gnon. De forte, dit Aitrée, qiraucun ne l'a
iceu eferire que vous , ou l'Amour. Pour ce
qui elt de moy, dit - il, îefçaybien ce qui en
eft: Et quant a l'Amour le m'en tais, carfay
©uy-chreque quelquesfois nous voulant îetter
fes flammes dans ie cœur , il fe bruile luy mef-
mefansy penfer. Et qui fçait fi cela ne luy eft
point aduenu par la beauté de ma Maiftreiîe?
Que fî quelque chofe l'a garanty 3 c'eft fans
doute le bandeau qu'il a deuant les yeux. Ah !
Siluandre ? dit la Bergère , ce bandeau ne
l'empefche gueres ce bien voir ce qui luy
plaift: &: ces coups font fi îuftes , & faillent fi
peu lbuuentle but où il les addrefle, qu'il n*y a
pas apparence qu'vn aueugle les ait tirez.
Difcrette Bergère, refpondit Siluandre , i'ay
veu vn aueugle en la maifon de voftre père, qui
fçauoit auflî bien tons les chemins de deftours
de voftïe hameau, de fe conduifoit aufli bien
Livke cinqviesme. 3^3
par tout le logis que l'cuife fçeu hure, ayant
acquis cela pat vne longue accoutumance.
Et pourquoy ne dirions-nous qu'Amour qui
efUepremicL*,3deplus vieil de tous les Dieux',
naît par vne longue couitume appris d'attain-
dreles hommes au cœur >&; pour montrer que
c'eft plus par couitume que par iufteffe3preaçz
garde q ni ne nous vife qu'aux yeux,& qu'il ne
nous attaint qu'au cœur.Que s'il n'eiloit point
aueugle, qu'elle apparence y a t'il qu'il blelTaft
d'vn réciproque Amour des perfonnes trann-
efgales , ou qu'aux vnsil donnafl de l'Amour
pour des perfonnes qui les furpafTent de tant,
& aux autres pour d'autres qui leur iont tant
inférieures? l'en parle comme interdTé :carà
moy qui ne fçay feulement que ie Gais , il a ùk
aimer Diane de qui le mente furpaiTe tous
ceux des Bergères 3 & a Paris qui eft fils du
Prince denosDruydes3 il fait aimer vne Ber-
gère. Par vos mentes, refpondit Aftrée3vous
efgalez les perfections de Diane, 6c Diane par.
fes vertus furpaiTe la grandeur de Pans , £c par
ainfil'inefgalitén'elt point telle qu'il fa' le par
là aceufer Amour d'aueuglement. Siiuandre
demeura mueta cette réplique, non pas qu il
n'euit aifément refpondu , mais parce qu'il fut
marryd'auoir par fes paroles donné connoif-
iance de fa véritable affection, &s'en repen-
toit , craignant d'offenfer Diane fi autre qu'elle
le fçauoit. Mais il s'efbit de fortune bien
5(^4 La II. partie d'A strel
addrefifé : car Aftréeluy euft volontiers donne
toute forte d'ayde., reconnoiiTant la pure & iin-
cere amitié qu'il portoit à Diane. AuiTi le na-
aireld'vneperfonne qui aime bien, cil de ne
nuire ïamais aux amours d'autruy, il elles ne
font preiudiciables aux fiennes.
Et lors qu'il leuoitla telle pour luy refpondre,
il arnua dans !e bois, qui fut caufe que (ans faire
femblant de ce qu'ils auoient dit : Voicy , luy
dit-il, ifàge Bergère , le bois que vous auez tant
defiré, mais îleil fi tard que le Soleil elt défia
couché, de forte que nous n'aurions pas beau-
coup de loifir de le vifiter. Si nous y trouuons,
dit-elle,deschofesaufli rares que nous en auons
trouuéenceluy d'où nous venons 5 c'eft fans
doute que le temps fera court , puis qu'à peine
pourrons-nous défia lire , tant il efttard. Il eft
vrayque nous ne deuons pas plaindre noftre
iournée 3 l'ayant trop bien employée ce me
fembie. Auecfemblabledifcoursils entrèrent
dans le bois, eVnefe donnèrent garde que la
nuicl peu à peu leur ofta de forte la clarté,qu'ils
nefe vovoient plus , &nefe fuiuoient qu'à la
parole. Et lors s'enfonçant dauantage dans le
bois, il perdit tellement toute connoiiTan.ee du
chemin , qu'il fut contrainct dauoiïer qu'il
nefçauoitoii il efloit. Cela procedoit d'vne
herbe fur laquelle il auoit marché D queceux
de la contrée nomment l'herbe du fouruoye-
ment, parce qu'elle fait efgarer &; perdre le
Livre cinqviesme] 36$
themin depuis qu'on amis le pied deflus, de
fe Ion le bru iâ commun il y en a quantité dans
ce bois. Que cela (bit ou ne foie pas vray, ie
m'en remecs à ce qui en eft,tant y a queSiluan-
drefuiuy de cette honnefte trouppe, ne peut
de toute la nuicl: retrouuer le chemin, quoy
qu'auec mille tours &: deftours il allait prefque
par tout le bois, &c enfin il s'enfonça tellement,
que pour le fuiure ils eftoient contraints de fc
tenir par les habillemens, la nuict eftant fi ob-
feure qu elle fembloit expreffement élire telle
pour empefeher qu'ils ne fortifTent de ce
bois.
Hylas, qui de fortune s'eftoit rencontré en-
tre Aftréc& Phillis: le commence, dit-il, ma
Maiftrefle3à bien efperer du feruice que ie vous
rends. Etpourquoy , dit Phillis ? Parce , ref
pondit-il,que vous n'euftes iamais tant de peur
de me perdre que vous auez, &: qu'au lieu que
ie vous foulois fuiure , vous me fuiucz. Vous
auez raifon, dit-elle, & de tout ce changement,
vous en deuez remercier Siluandre , eue toti-
tesfois vous dites eilre vofire plus grand enne-
my. le ne fçay , adioufta Hylas, s'il me fait
fouuentde femblables offices, fi îauray plus
d'occafion de le remercier de la faueur qu'il
cil caufe que ie reçois de vous , que de luy
reprocher la peine que ieprens. Quanta cehj
dit Phillis, il faut que vous en lugiez après
auoir mis le plaifir & la peine que vous en rece-
566 La II. partie d'Astree;
ucz dans vne iufte balance. le voudrois bien5
ma MaiftrefTe, dit Hyias5que feule vous tinfliez
cette balance 3 2c que feule vous Alliez ingé-
nient de la pefanteur de IVn &: de l'autre : car
encore que le n'y fuffe point, îc ne laifferois pas
de m eu rapporter à ce que vous en auriez îugé.
Chacun fe mit à rire de la bonne volonté de
Hylas3 6c Siluandre qui foyok, ne pût luy r ef-
fondre autre chofefinon : Iauoiïe3 Hylas3 que
le fuis vn aucugle 3 qui en conduis pluiîeurs au-
tres. Mais le mal eft, ditHylas, qu ils ne font
aueugles que p our s'efrre trop fiez en vos yeux.
Si vous n eufiîez point efté en la trouppe , ad-
iouftaSi'uandre, cetaueuglementne nous fuit
point aduenu. Etpourquoy5dit-il, vous ay-ie
peut- eltre ofté les yeux ? Les yeux3non 3refpon-
dit Siluandre, mais oiiy bien le moyen devoir,
nous ayant trop longuement entretenus par
les longs ditcours de vos inconftances : & puis
par lesioixj que comme profane vous auez fal-
iifiée.squieiteneffeclce qui nous a mis à la
nuict. Vrayement Siluandre3refpondit Hylas3
tumefaisreirouuenirde ceux qui après auoir
trouué le vin trop bon, le blafment de ce qu'ils
s'en font enyurez: Et mes amis leur faut-il dire,
pourquoy en beuuiez-vous tant'rEt amySiluan-
ourquoym'efcoutois-tu fi longuement?
is-ie attaché parles oreillesiTauoisbienen
ce lieu :dit Siluandrc3des chaînes plus fortes
que les tiennes : mais quoy que s'en foit , nous
Livre cin^viesme.1 367
voicy tellement cfgarez, foit pour lanuift, foie
pour auoir marché fur l'herbe du fburuoye-
ment, qu'il ne faut pas efperer de pouuoir de-
meiler les petits fentiers qu'il ne foit iour, ou
que pour le moins la Lune n'efclaire. Et qu eft-
iî donc de faire ? dit Paris. Il faut, continua Sil-
uandreie repofer foubs quelques vns de ces ar-
bres .attendant que la Lune fe faffe voir. Cha-
cun trouua cette refolution bonne: auffi bien
vne partie de la nuicl eftoit defîa paiTée* lors
rencontrans vn arbre vn peu retiré des autres,
ils choiiîrent le mieux qu'ils peurent vn lieu
bien fec , & la les Bergers eftendant leurs fayes,
&: les Bergères s'eftant couchées deffus, ils fe re-
tirent vn peu à coite, où tous enfemble ils le
couchèrent attendant que la Lune paruft.
L E
SIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astre e.
N c o r e s que la nuift fuit
défia bien fore aduancée , lors
que ces Bergères fe couchèrent
fur les mppes & fayes de leurs
Bergers : fi eft-ce qu'eftant mal accoutu-
mées de dormir fous le Ciel feulement , &
fur l'herbe, & principalement la nuid, elles
demeurèrent long-temps à s'entretenir auant
que le fommeil les faifift. Et parce que l'hor-
reur de la nuidt leur faifoit peur , elles fe
mirent & refferrerent prefque toutes en vn
monceau : Et lors citant plus efueillées qu'elles
n'eufTent voulu5Diane, qui de fortune fetrou-
ua plus près de Madonthe , après quelques
autres propos communs , luy demanda quelle
ertoit la fortune qui l'auoit conduitte en cette
contrée. Sage Diane j f cfpondic-ellc3 rhîftoi-
^ Part. A a
3/0 L A î I. PARTIE D*A STREE.'
re en feroit & trop longue , de trop ennuyeufe,
mais concernez- voas 3 îe vous fupplie, que ce
inefme Amour qui -neït point inconnu parmy
vos hameaux , ne iefl non pins parmy les Da-
mes, ôc les Cheualiers , & que c'eft iuy qui
m'areueftuë comme vousmepouuezvoir,en-
corquemanaifTanceme releue beaucoup par
cleiTus cet eftat. S'il n'y arien , ditPhillis , qui
vous en cmpefche que la crainte de nous eitre
ennuyeufe , ie refponds pour toutes , que cela
ne vous doit pas arrelter • car ie fçay qu'il y a
long-temps que nous délirons toutes d'enten-
dre ce dtfcours de vous, de il mefemble que
nous ne feaurions trouuer vn temps plus à
propos , puis que voicy vne heure que nous ne
pouuons mieux employer, de que nous fouî-
mes feules , ie veux dire fans Berger. Quant à
moy,adiouita Diane, ce qui me le fait deiirer
plus particulièrement, c'eft que ceux qui nous
voyent feparées IVne de l'autre, me difent que
nous nous reiTemblons beaucoup : de forte que
vos fortunes me touchent comme fi elles
eiïoient les miennes, &: femble que ie fois pref-
que obligée de m'en enquérir. Ce me fera touf-
îours, dicMadonthe, beaucoup de contente-
ment de relfembler a vne telle beauté que la
yoftre : mais ie ne voudrois pas pour voitre re-
pos que vos fortunes fuffent femblables aux
miennes. le vous fuis obligée , dit Diane, de
cette bonne volonté: mais ne croyez pas que
L IVRE SIXIESMEÏ $jï
chacun n'ait fon fardeau à porter , &: qui nous
cit d'autant plus pefant que celuy des autres,
que celuy- cy eft tout à fait fur nos efpaules , &:
que l'autre ne nous touche que par le moyen
delacompafîion. Que cela donc ne vous em-
pefche de fatisfaire à la requefte que nous vous
faifons. Vous me permettez donc, refpondit
Madonthe,de parler vn peu bas, afin de n'eftre
point oiiye des Bergers qui font près de nous :
car faurois trop de honte qu'ils flirtent tef-
moins de mes erreursDoutre que le ne voudrois
pas que Therfandre me pull oùyr, pour les rai-
fons que vous pourrez iuger par la fuitte de
mon difeours : &: lors elle commença de cette
forte :
HISTOIRE DE DAMON ET
D E MADONTHE.
IL eft très à propos , fage & diferete troup-
pe , que de nuid ie vous raconte ma vie,
afin que couuerte des ténèbres , l'aye moins
de honte à vous dire mes folies, telles faut-
il que ie nommelesoccaiions,quimefaifans
changer l'eftat où la fortune m'auoit fait nai-
ftre , mon contrainte de prendre celuy où
vous me voyez. Car encor que ie fois auec
les habits que ie porte, & la houlette en la
A a i)
y?z La II. partie d'Astreï.'
main, ie ne fuis pas toucesfois Bergère :mai$
née de parens beaucoup plus releuez. Mon
père, fuiuant la fortune de Thierry, acquit
vn ii grand crédit parmy les gens de guer-
re , qu'il commandent en fon abfence a tou-
tes fes armées , non pas qu'il fut Vifigot com-
me luy, mais s'eitant trouué auec beaucoup
d authonté parmy les Aquitaniens , ii&t tant
aimé,& tantfauorifédeceRoy,qu'il l'obligea
de fe donner entièrement à luy , au feruice
duquel, outre les biens qu'il auoit de fes pre-
deceffeurs , il en acquit tant d'autres, qu'il n'y
auoit perfonne en Aquitaine qui fe pull dire
plus riche qu'il efîoit. Ayant vefeu de cette
forte longues années, tout le mal- heur qu'il
reifentit ïamais , fut feulement de n'auoir d'au-
tres enfans que moy: car encor que fa mort
fut violente, fi luy fut elle tant honorable que
ie la tiens pourl'vne de fes meilleures fortunes ;
Puis qu'après auoir fait leuer le fiege d'Or-
léans, au cruel Attile, enfin le pourfuiuant
îufques aux champs Cathaiauniques, Thier-
ry, Merouée,&^tius, luy donnèrent la ba-
taille, àrlederfirent, & de fortune mon pers
combatit ce iour-là à la main droitte de fon
Roy , qui auoit eu l'aile gauche de la batail-
le , & Meroùée la droitte. Et d'autant que
tout l'effort d' Attile fut prefque fur le coité de
Thierry, après vn long combat, le Roy Vifi-
got y fut tué^monpcreauflip qui percé de
Livre sixiesme." 375
plus de cent coups, futtrouuéfurlecorpsde
fon Roy où il s'eftoit mis pour le deffendre,
ôr pour receuoir les coups en Ton lieu. Ce que
Tornfmond fon fucceiTeur, & fon fils, euft
tant agréable, que la bataille eftant gagnée,
il fit emporter fon père & le mien,& les fit en-
terrer en vn mefme tombeau , mettant tou-
tesfo is la chaffe de plomb de mon père aux
pieds du fîen , y faifantgrauer des inferiptions
tant honorables , que la mémoire ne s en
efreindra iamais.
Lors que mon peremourut,ie pouuois auoir
îaage de fept ou huictans 3 &r commençay dés
ce temps-là de reffentir les rigueurs de la for-
tune. CarLeontidas, qui auoit fuccedé à la
charge de mon père , & que Tornfmond e
aimoitpardeifus tous les Cheualiers d'Aqui-
taine 3 vfa de tant d'artifice que ie luy fus re-
mife entre les mains , & prefque rauie de
celles de ma mère 3 fous vn prétexte qu'ils
nommoient raifon d'Eftat , difant qu'ayant
tant, de grands biens , & de places fortes , il
falloit prendre garde que ie ne me mariaiTe à
perfonne qui ne fut bien affectionnée au fer-
mée de Torrifmonde. Me voila donc fans
père, &: fans mère , priuée de IVn par la ri-
gueur de la mort, & de l'autre parcelle de cet-
te raifon d'efbt: toutesfois la fortune me fut
fauorable en ce que ie rencontray tant de dou*
ceur 3 & tant d'honnefteté en Leontidas, que ie
Aa iij
?74 L A 1 1. PARTIE D'A S T * E E.
ne ponuois délirer de meilleurs offices que
ceux que ie receuois de luy 5 ne luy défail-
lant rien que le nom de père. Safemmen'e-
ftoic pas de cette humeur, qui au contraire me
traittoit fî cruellement, que ie puis dire n'a-
noir iamais tant hay la mort , que ie luy vou-
lois de mal.
Or le delîein deLeontidas eftoit de m'eileuer
iufques en l'aage deme marier, & puis de me
donnerài'vndefes nepueux qu'il auoit efleu
pour fonheritiei^n'ayant iamais pu auoir des
enfans: mais d autant que la contrainte eft la
plus puiiTante occafion qui empeiche vn efpnt
généreux de fe plier à quelque chofe, il aduinc
que fonnepueu n'eut iamais de l'amour pour
moy3 ny moy pour luy, nous femblant que nos
fortunes eftant limitées en nous mefmes3 nous
elHonscaufelVn à l'autre de ce que nous ne
pouuionsefperer rien de plus grand, outre que
nous n'effim ions pas ce qui nous eftoit' acquis
fans peine. Cefurentdonc ces confîderations
ou d'autres plus cachées , qui nous empefehe-
rent d'auoir de l'aminé f vn pour l'autre : mais
lors que l'eus vn peu d'aage il y en eut bien
de plus grandes. Car la recherche de plu-
fîeurs ieunes Cheualiers, fi pleine d'honneur
& de refpect, me faifoit paraître plus faf-
cheuxlemefpris dontvfoitle nepueu deLeon-
tidas entiers moy. Luy d'autre codé picqué
de ce que ie le defdaignois , comme il luy
Livre sixiesmt. 37?
(en'ibloit, fe retira 5 de forte que ie ne le voyoïs
plus que comme effranger , dont 1e ne receuois
peu de contentement. Et quoy que le ref-
pect que chacun portoit a Lecntidas pour l'ex-
traordinaire faneur queTorrifmondeluy fai-
(bft, fuft caufe que plufieurs nauoienc pas U
hardiefTe de fe déclarer entièrement ;iîeft-ce
qu'il fe rencontra vn page allez proche de
Leontidas 3 qui fermant les yeux a toutes ces
confîderations, entreprit de me feruir, quoy
qu'il luy en pûft aduenir. Dés le commence-
ment cen'eftoit pas auec deiîein de s'y embar-
quer à bon efcient, mais feulement pour ne -
lire pas oiieux , & pour faire paroiîrre qu'il
auoit affezde mérite, & de courage , pour fe
faire aimer, &: pour aimer ce que l'on efti-
moitdeplus releué dans laCour ; pouuant di-
re fans vanité, que de ma condition il n'y auoit
rien qui le fuit plus quemoy. Et voyez com-
me ceux qui blafment l'Amour ont peu de rai-
fon de le faire. Lors que ce îeune Cheualicr
commença de me feruir 3 il eftoit homme fans
refpect, outrageux, violent, & le plus incom-
patible de tous ceux de fon aage : au refte , vif,
ardant, Sëficourageux, que le nom de témé-
raire luy eftoit mieux deu que celuy de vail-
lant. Mais depuis qu'Amour l'euft viuement
touché, il changea toutes ces im perfections
en vertu, &: s'eftudiade forte de fe rendre ai-
lîiabie.qu'il fut depuis le miroir des Cheuahers
A a iiii
376 La IL partie d'Astre e.
deTornfmonde. Il s appelloit Damon , pa~
renc aiTez proche de Leontidas, comme vous
auezoiiy dire , &dequileRoynefaifoitpoint
boniugement pour les raifons que îe vous ay
dittes: toutesfois lors qu'il commença de fe
clianger , le Roy aufïï changea d'opinion. Mais
parce que Leontidas eftok homme tres-aduifé,
&: qui toute fa vie auoit fait profefTion de re-
marquer les actions d'autruy, & d'en faire ju-
gement -, il feprift bien tofl: garde de fon def-
fein3 quiluy eitoit infupportable 5 à caufe de
la volonté qu'il auoit de me donner à fon nep-
ueu. Et pour coupper chemin à cette nou-
uelle recherche , il me deffendit fi abfolu-
ment dele voir, ôduy en parla de forte,que
nous demeurafmes tous deux plus ofFenfez de
luy que îe ne vous fçaurois dire. Et fuiuant la
couitumedes chofes deffenduës, nous corn-
mençafmes dés lors d'auoir plus de defir de
nous voir, & fufmes prefque plus attirez à l'a-
mitié l'vn de l'autre que nous n'eftions aupara-
uant. Iln'y arien, difcrettes Bergères , qui me
contraigne de vous auouer, ou denier ce que
ie vay vous dire : Si bien que vous deuez croire
que c'eft la feule venté qui m'y oblige. Lors
que Damon commença de me rechercher 5
fon humeur m'eitoit fî deligreable que ie ne
le pouuois fouffnr : mais depuis que Leontidas
auec de fafcheufes paroles m'euft fi expref-
fément deffendu de le voir, le doute qu'il fit
Livre si xi es me. \yj
paroiftre d'auoir de moy , me defpita fi fort,
que ie refolus de n'en aimer iamais d'ancre :
& cela fut caufe qu'auec vn foin extrême , ie
l'allois deftournant des vices, àquoyfon na-
turel le rendoit enclin , quelquesfois les luy
blafmant en autruy, 8c d'autresfois luy difànt,
que mon humeur neftoit point d'aimer ceux
qui en eftoient atteints. Le formant de cette
forte fur vn nouucau modelle , lors que ie
connus les conditions de ceCheualier chan-
gées, ie Faimay beaucoup plus que s'il fuft
venu me feruir auec ces mefmes perfections,
d'autant que chacun fe plaift beaucoup plus
en fon ouurage qu'en celuy d'autruy. le vi-
uois toutesfois fi difcrettement auec luy qu'il
ne pûiî pour lors reconnoiftre au vray fi ie
l'aymois, & me tenois tellement fur mes gar-
des , qu'il n'auoit feulement la hardieffe de
me déclarer fa volonté par fes paroles : effeci
bien différent de ceux que fon outrecuidance
auoit accouftumé de produire auparauant- Ce
qu'on pourroit trouuer eftrange , fi Amour
n'auoit fait autresfois des changemens beau-
coup plus contraires en maintes perfonnes.
En fin luy femblant que tout le feruice qu'il
me rendoit eftoit perdu > fi ie ne fçauois fon
intention 3 il refolut de prendre vn peu plus
de courage, & de hazarder cette fortune. Et
parce qu'il creut de le pouuoir mieux faire
par l'efcnture que par les paroles, après vne
378 La IL partie d'Astres."
longue difpute en fon efprit, il fit vne telle
lettre :
LETTRE DE D A M O N
a Madonthe.
C'E s t bien témérité d'aimer tant de per-
fections, mai* aufi cefi bien mon diuoir
de fertàr tant de mérites : Etji vous voulez
e feindre t 'affection de ceux qui vous arment , il
faut que de me (me vous laifie7 les perfections
qui vous font âymefc (y f vous nevouU? point
ejbre aymce.vueilLzaufi nefre point aymable,
autrement ne t routiez, e frange que vous [oyez
defobeye : car la force ex eu fera ton (tours ceux qui
feront cette offenfe contre voflrc volonté: puis que
la necefitè ne reconnoifrpas mefme la Loy que les
Dieux nous irnpofent.
Mais quand il me voulut faire voir cette
lettre, il ne fut pas fans peine, parce qu'il fça-
uoit bien que le ne la receurois pas fans artifi-
ce. En fin voyez quelles font les inuennons
d'Amour. Il me vint trouuer , fît femblam
de m5 entretenir des nouuellesde laCour,me
raconta deux ou trois accidens fur ce fujeâ
aduenus depuis peu, & en fin me dit qu'il auoit
reconnu vne nouuelle affection qui neftoit
pas rente 3 mais qu'il craignoit de me la3ire3
Livp. e sixiesme. 579
parce que la Dame eftoit de mes amies , &: le
Cheualier de fes amis. Et quoy, luy dis-ie,me
tenez-vous pour lî peudiferette que ie fje ici-
che taire ce qui ne doit pas eftre fçeu? Ce
rfefl point cette doute , me dit il 3 qui m'en
empefche, mus que vous n'en vuallezmal a
mon amy.
Et pourquoy cela, luy refpondis ie, puis que
1 amour qui eit honne (le Se pleine de refpeâ;
ne peut offenfer perfonne 2 le voyoïs bien,
gentilles Bergères, qu'il eftoit en peine de ce
q u il auoit à faire : mais ie ne penfois poi at q ie
ce fuft pour fon particulier, m imaginant que
s'il euft eu la volonté de m'en parler , il Teufl
fait dés long temps, en ayant eu diuerfes com-
moditez. Et cela fut caufe que ie l'en preftay
plus, peut-eftre , que ie ne deuois. En fia il me
dit que de me dire les noms, c'eftoit choie qu'il
n'oferoit faire, pourpiufieursconîiderationsj
mais qu'il m'en feroit voir vne lettre qu'il
auoit trouuée cematinmemie. Etacemot il
mit la main dans fa poche, &me montra la
lettre qu'il venoitde m'efenre, que fans diffi-
culté ie leus fans en reconnoiiïre l'cfcriture3
parce que ie n'en auois ïamais veu encores.
Mais fi auparauant fauois vn peu de volonté
d'en fçauuir les noms , après cette le&ure.
l'en eus vn extrême deiir, ^lorsque ie l'en
preliois le pli s, ie le vis fouf-nre, & ne me
dire que de fort mauuaifes exeufes. Et quoy3
380 La II. Partie d'Astree."
Damon, luy drs-ie, depuis quand eftes-vous
deuenu fi peu foucieux de me plaire que vous
ne me vueillez dire ce que îe vous demande?
le crains, me refpondit-il, de vous orlenfer fi
ie vous obeys : car celle à qui cette lettre s'ad-
dreflï eft fort de vos amies , comme îe vous ay
dit. Vous me ferez, fans doute, luy repliquay-
ie, vne offenfe beaucoup plus grande en me
defobeïffanr. le fuis donc, me dit-il, entre
deux grandes extremitez , mais puis que la
faute que îe feray par voftre commandement
fera beaucoup moindre, ie vais vous cbevr, &
me prenant la lettre, me la relut tout haut,
mais eftant paruenu à la fin, il s'arrefta tout
court fans nommer perfonne. Voyez, belles
Bergères, que c'eft que l'Amour .' Quelques-
fois A porte les efprits les plus abaiffez à des te-
m entez incroyables, & d autres-fois fait trem-
bler les courages plus relouez en des occafions
que les moindres perfonnes ne redouteroient
point.
Damon en fert d'exemple, puis que luy, qui
entre les plus effroyables dangers des armes
pouuoit eftre appelle téméraire, comme ie
vous ay dit, n'auok la hardieffe de dire fon
nom à vne fille, fille encores qu'il fçauoit bien
ne luy vouloir point de mal. Mais s'il auoit
peu de courage, l'auois, ce me femble, encore
moins d'entendement: car ie deuois bien con-
noiftre à la crainte qu'il aucit, que cela luy
Livre sixiesme. 381
touchoit, & ie veux croire qu'Amour eftoïc
celuy qui me bouchoit les yeux; ayant fait det
fein de rendre par nous fa puiffance mieux
connue à chacun. Autrement l'y euiTe bien
pris garde, puisque ie l'aimois, & qu'on dit
que les yeux des Amans percent les murailles.
Quoy que ce fuit, l'auoùequeie n'y penfois
point, & voyant qu'il fe taifoit: Et quoy, luy
dis-ie, Damon, ncn fçauray-ie autre chofe?
Vrayement ie penfois auoir plus de pouuoir
fur vous. Tant s'en faut, me refpondit-il, que
mon filence procède de là: que ce qui m'em-
pefche de vous en dire dauantage, c'eiî que
vous pouuez trop fur moy. Et toutesfois ce
que ie vous en ay dit vous deuoit fuffire: car
que puis-ie vous en déclarer, après vous en
auoir fait lire la lettre , & ouyr la voix \ Com-
ment, luy dis-ie , toute eftonnée, cft-ce vous,
Damon, qui l'auez efcnte? c'eil moy, fans
doute, dit-il, baiffant les yeux contre terre. Et
ie vous fupplie, continuay-ie, dittes-moy à qui
elle s'addi-eife. C'efî, adioufta-t'il froidement,
puis qu'il vous plaift de le fçauoir, à la belle
Madonthe. Et à ce mot il fe teut pourvoir,
comme ie croy, de quelle forte ie-receuois
cette déclaration. I'auoiie que ie fus furprife,
parce que i'attendois toute autre refponfe que
celle-là : & quoy que ie l'aimaiTe comme Je
vous ay dit, &que ce fuft d'vne volonté re-
folué, iî eft-ce que Thôneur qui doit toufîours
382, La II. partie dAstkei!
tenir le premier lieu dans nos âmes, me fit
croire que ces paroles m brlenfoient. Etquoy
eue îe reconnuife bien que iauois elle caufe
de (à hardieife-j il ne vouius-ie point l'exeufer,
me fcmblant que comme que ce fuit, il fe
deuoit taire. Il eit vray qu'Amour qui n'elloit
pas foibîe en moy tenait fort fon party , 8£
quoy quil ne pu fi efrouffer entièrement les
reflentimens que l'honneur me donnoit 31î
les adouciiîbit-ii infiniment. En fin ie luy
refponciis ainfi: Mal-ayfément,Damon3 euiTè-
ie attendu cette trahifcn de vous, en qui ie
rif afleurois comme en moy-mefme: mais par
cette action vous m'auez appris qu'il ne fe
faut ramais fier en vn îeune homme, nyen
vne perfonne téméraire. Toutesfois îene vous
accule pas entièrement de cette raute, l'en fuis
coulpable en partie, ayant vefeu par le paffé
auec vous de la forte que îay fait. Voftre ou-
trecuidance fera caufe que îeferay plus aduilec
à i'aduenir, &: pour vous, &pour tous les au-
tres qui vous reffembleront. Si vous appeliez
ti ahifon3 me rcfpondit-il, de vous auoir plus
a m ce que n'auez penfe, ic confeife que vous
tïtes trahie de moy, &r que vous le ferez de
cette forte tant que ie viutay, fçachant bien
que ny vous ny perfonne du monde ne fçau-
rt it le figurer la grandeur de mon affection: 8t
fi vous croyez que ma ieunelTe menait don-
ne la volonté . & ma témérité la hardieffe > ie
LlVfcE SIXIESME. }8j
Biaintiendray contre tous les hommes, que
iamais vieillefle ne fut plus prudente que cette
icuneffe, nv prudence plus fage que cette té-
mérité que vous blafmez en moy. Que fi l'ay
faiilv comme vous dites , & que vous en (oyez
couipâble, ce n efl pas pour la façon dont vous
auezvefcu au ce moy : mais parce queftant fî
belle, vous vous elles rendue iî pleine de per-
fection , quil eft impoflîble que tous ceux
qui vous verront, ne commettent lesmefmes
fautes que vous me reprochez. Et toutesfois
le ne fçay quel démon ennemy de mon con-
tentement , vous met à cette heure des opi-
nions en lame fi contraires à celles que vous
venez de me dire. Et il faut bien que ce foie
pour mon mal-heur 5 que vous les ayez fî
prompternent oubliées: ne m'auez-vous pas
dit que l'Amour norfençoit perfonne? Si cela
eit 3 pourquoyle iugez- vous à cette heure au-
trement contre moy' Mais fî ces paroles ne
vous contentent , voicy Damon deuant vous,
qui vous offre l'eftomach, voire ce mefme
cœur qui vous adore, afin que pour vousfatis-
ture vous luv donniez tel chafbment quil
vous plaira ,& s'il en refufevnfeul (fînon la
defciiie que vous luy pourriez faire de vous
finur) il veut que vous le teniez pour le plus
traifrre qui fut iamais, & le plus indigne de
tous les hommes d eftre honoré de vos bonnes
grâces. Si ie vous ay dit, luy rcfpondis-ie, que
3#4 La ii. partie d'Astree!
l'on ne s'offençoit point (Tertre aimée, \y ay
adioufté le refpect & l'honnefteté., a quoy l'on
cit obligé : & quand vous vous fufiiez contenté
de me rendre preuue de voftre bonne volonté
par ce refpect feulement , & non point par
l'outrecuidance de vos paroles, l'euiTe eu au-
tant d'occafîondevous aimer, que l'en ay de
vous haïr. Car pourray-ie bien dcuter à l'ad-
uenir que Damon ne recherche ma honte,
puis qu'il a eu la hardiefle de me le dire luy-
mefhie? Quelle me penfcz-vous, Damon.,
pour croire que fans vengeance îe fouffre ces
iniures ? n'auez-vous point de mémoire du
père que fay eu ? n'auez-vous point reconnu
quelle vie a elle la mienne ? Et combien Tay
eu de foin de me conferuer,non feulement
telle que îe dois dire, mais en forte que la
mefdifance n'eut occafîon de mordre fur mes
actions : Reffouuenez- vous que fi vous n'auez
ny mémoire ny îugement pour ce que ie vous*
dis, l'en ay affez pour tous deux, & que fî vous
continuez, vous me donnerez fuject de vous
rendre du defplaifîr par toutes les voyes que ie
fçauray inuenter. Madame 5 me refpondit-il
incontinence laiffez de mettre en auant con-
tre moy toutes les fortes de peine que vous
pourrez imaginer. Celuy qui a peu fupporter
l'effort de vos yeux, ne fçauroit craindre ce-
luy de tout le refte de l'Vniuers. Ce ne feront
que des tefmoignages de mon affedion^ qui
me
Livre sixiesme] 38;
me feront d'autant plus chers, qu'ils tendront
plus de preuue que vous elles aimée de Da-
mon: Et ne penfez plus que ie vous mefcon-
noiiTe , ny ceux dont vous eftes defcenduë.
Vos vertus font trop grauées en mon ame, &c
iay trop d'obligation a ceux qui vous ont mife
au monde pour en perdre la mémoire : mais ïî
ie ne vous ay offenfée que par la parole & non
par le deiTein que iay eu de vous rendre du
îeruice, laiiïbns-la. Madame, cette fafcheufe
parole, oublions-la: commandez-moy que ie
(bis muet, pourueu qu'il foit permis a mon
ame de vous adorer, ie veux bien ne parler îa-
mais: Mais fi vous redoutez fi fort que ie vous
die que ie vous aime, &fï vous croyez que
cela importe tant à cette réputation dont
luftement vous eftes fî foigneufe , ne voyez-
vous pas que vous vous allez procurer vn
extrême defplaifir, puis que viuant auec moy
comme vous me menaiTez, il fera impoiïible
que mon affection ne fe manifefte à chacun,
& par ainfî ce que ie vous dis en particulier
fera public par tous ceux de cette Cour: &
ne ferez^vous pas plus offenfée de l'ouyr de
la bouche de chacun , &: en public que de la
mienne en particulier ? Auantque d'ordonner
ce qu'il vous plaift faire de moy, ie vous fup-
plie, Madame, confîderez ce que ievous dis,
& de plus que fî ie ne faux point, vous n auez
point de raifondemepunir. Et fivous eftes
2. Part. Bb -
^%6 Xa II. Partie d'Astrel
otfenféca &: que ma faute vous defplaife, pour-
quov vous voulez-vous faire plus de tort en la
publiant à tout le monde ?
Il feroitbienmal-ayfé, fages Bergères, de
vous redire toutes les raifons que Damon
m'allégua: carie tfpuys iamais mieux parler:
rauoiic toutesfois que l'efprouuay bien en
cette occafion que le confeil eft tres-bon de
ceux qui difent, qu'on ne doit iamais déclarer
fon arre cciomà vue Dame, quauparauant on
ne Tait obligée à quelque forte de bonne vo-
lonté. Car lors que l'offenfe qu'elle penfe re-
ceuoirpar telle déclaration, la veut eiloigner,
cette bonne volonté qui la tient attaçhée,rem-
pefche de la pouuoir faire , &: luy fait efeouter
par force telles paroles, voire en fait faire vn
jugement plus fauorable. le l'efprouuay, dis-
ie, a cette rois, puis qu'il me fut impoilible de
m'en feparer, encore que îe reflentiire i iniure
que l'en receuois : au contraire auant que de
mettre fin a nos difeours , îe confentis d'aftre
aimée & ferme de luy, pourueu que ce fuit
auec honneur- &: difcretion. Et parce que
Leontidas auoit continuellement les yeux fur
nous , îe luy commanday de ne me voir plus
fî iouuenr, de de diiTimuler mieux qu'il n'a-
uok fait par le palTé, afin de tromper cet
homme. le me fouuiens qu'en ce temps-là,
d'autant que Leontidas, encor que grand &
fage Capitaine , ne laiiloit toutesfois de fe
LlVR E S I XI ESMîl 587
îaiiTer poflcder à l'amour de quelques femmes,
qui feignant de l'aimer, tiroient de fon bien
roue ce qu'elles pouuoient, &cn cachette en
fàuorifoient d'autres : il fit des vers qu'il m'en-
noya, &: parce que nous craignons que les
lettres venant à fe perdre nos noms, ne fiiTeiit
reconnoiftre ce que nous defînons qui fuie
tenu caché, îe l'appelloismon frère, & il me
nommoit fa feeur. Iepenfeque îe me refïou-
uiendray encores des vers dont îe vous parle.
Il mefemble qu'ils efroient tels :
SONNET.
QVT E N v 1 B vx de mon bien^ il parle eu
quil blafybeme^ ,
£>uil remarque a nos jeux ce quil penfe eftre
en nous,
g» il connoiffe en effeci que te ne Cuis moy-
mefri(u> , _
Sinon, ma fœur, entant que le ne fais qu a vous.
£)ue dUvn œil importun il nous "veille ja-
loux,
£)ue fur nos actions la mefdifance il ferne^ :
il peut bien m'efloigner de mon bien le plus
doux,
Mais non pas empefeber quenfin ie ne vous
ayme^j.
Bb ij
j83 La IL partie d'Astreé;
CMalgré tous ces dificours contre nous in-
uente^,
Malgré tous cesfoupçcns qui nous ont tourmen-
tez,
Me fine dans le cercueil iefay <vœu d'eftre voftrei
Mais ce faficheux ^Argus , ne fer oit-il pas
mieux,
Nous lai fiant en repos d'employer tous fies
yeux,
L^4 garder la beauté quil paye pour vn autre ?
Mais pour reuenir à ce que îe vous difois,
depuis ce iour Damon fe régla de forte à ma
volonté 3 que ie ne puis nier que le n'euffe de
l'Amour pour luy. Auill eftoit-il tel qu'il
eftoit bien mal-ayfé de ne l'aimer point 5 Si
mefme connoiffant combien l'afre&ion qu'il
me portoit luy auoit fait changer de vices en
vertus. Et parce que pour tromper les yeux
de Leontidas, nous ne nous parlions plus que
par rencontre , & fort peu fouuent en pre-
fence de quelquVn 3 pluiieurs eurent opinion
que le courage généreux de Damon n'auoit
pu ibuffrir plus longuement les defdains dont
f au ois vie enuers luy , 6c qu'il s'eftok retiré
de mon amitié, & Leontidas mefme y fur
trompé, encore que fa femme qui eftoit infi-
ni ent foupeonneufe, l'affeuraft tou/iours du
contraire. Et parce qu'il deiîroit paflîonné-
Livre sixiesxMe!! 389
ment, comme îe vousay dit, de me donner
à fon nepueu, pour contenter fon efprit, il
penfa de mettre près de moy vne femme qui
prit garde à mes actions, fans en faire fem-
blant. Elle fe nommoit Leriane , & des-ja
eftoit bien fort aduancée en [on aage , tou-
tefois dVne humeur afTez complaifante , mais
au refle la plus fine &: rufée qui fut^iamais.
Pour ce coup ie n'eus pas la veue fi bonne que
Damon : car d'abord qu'elle me fut donnée,
il defcouurit ledefTein de Leontidas, & paire
que ie la trouuois de bonne compagnie , &
quelle faifoit tout ce qu elle pouuoit pour me
plaire, ie ne pouuois croire quelle eufl cette
mauuaifé intention : Et d'autant que conti-
nuellement il me difoit qu'elle me trompe-
roit,&que iem'en priffe garde, nous fifmes
refolution de ioûer au plus fin. Et puis qu'il
ne dependoit pas de noftre yolonté 3 de
l'efloigner de nous 3 nous penfafmes qu'il
eftoit à propos de faire femblant que fa com-
pagnie nous eftoit tres-agreable. Par cet arti-
fice nous auions opinion de l'obliger à ne nous
rendre point tous les mauuais offices qu'elle
pourroit, & de faire paroiftre à Leontidas que
nous n'auions point de déflein,que nous ne
voulufïïons bien qu'il fçeuft.
O que nous cuflions efté aduifez , fi nous
eufîions mis en efFeâ cette délibération ! Mais
oyez, gentilles Berger cs3 ce qui en aduint.
Bb ii)
590 La II. partie d Astkfe.'
Lenane voyant la bonne chère que ie luy
fàifoiSj fe montroit iidefireufede me plaire,
qu'en fin ie vins à l'aimer infeniiblement, &
elle d'autre colté prenant garde aux recher-
ches queDamon luy faifoit, creut ayfement
qu'il l'aimoit, & cette créance iointe à la beau-
té &: aux perfections de ce îeune Cheuah'er,
conuierent bien-toft Lenane de l'aimer, de
forte qu'il n'y eut que le pauure Damon qui
ne fe trompa point, & toutesfois ce fut luy
qui paya plus chèrement nos erreurs. Et quoy
qu'il reconnu!! bien dés le commencement
ce que ie vous dis, fi ne m'en peut-il empef-
cher. Il me fouuiendra le refte de ma vie des
paroles dont il vfa,lors qu'il me dit : Ma fœur,
me dit-il 3 vous aimez Leriane , mais fouue-
nez-vous qu'elle ne le mente pas,& que ie
crains que vous n'y preniez garde trop tari
Elle a vn tres-mauuais detîein 5 £c^nuers
vous , & entiers moy ? car la femme de Leon-
tidas ne vous l'a donnée que pour vous efpier,
&r croyez que véritablement la bonne chère
que vous m'auez commandé de luy frire, luy
a donné occaiion de croire que ie l'aimois,
&: que cette opinion eft caufe qu'elle ne me
veut point de mal. Tant mieux, luydis-ie,
mon frère, en fouf-riant, ie fçay bien que
vous ne ferez pas amoureux d'elle, pour le
moins ie vous afleure que ie n'en feray ja-
mais îaloufe: & cependant la bonne volonté
Livre si xi es m b. $91
quelle vous portera, la retiendra peut-eftre
m deuoir , ôc l'emp
taire tout le rr it. Dieu vue]
me dit-il, ma four, iuknne cou
voas *u cor-
: cette afféâion i tic fin : car
: impofii
ne chère, & ie voyant
ce quelle ne tera point Elle ne
prendra, peut-elire, pas par force, lu;
D:eu vueille , me rep iqua-tll, eue ie
mauuais deuiri, & qu'elle ne fâffe pas quel-
que choie de pire encores que ce que vous
dictes, le vis bien que cette femme îuy eltoit
importune, mais ie ne rugeay iamais qu'elle
euft de l'Amour, 2c penfois que toutes les
recherches nettoient que pour mieux taire la
complaiîànte. Et parce quencores que Leon-
tidas me fit toute la bonne chère qu'il luy
eibit poiTible, fi eft-ce que le mauuais trait-
tement que ie receuois de ta femme , me
farbit palier vne vie fort ennuyeuie. le rel-
pondis a Damon, qu'il deuoit çonfiderer la
miierable vie que ie faiiois : que ie nauois
contentement que de luy ; nv confoladon
quedeLeriane: eue ie crovois bien que lin-
tendon dcLeontidas, 2c de la femme, aûoit
■ en mettant Lerianc auprès de mr-
m'auoir donné vn elpion, mais que ie ci-
bien aufli qu'ils pourroienjt ie tromper, & que
Bb ii.j
§yi La II. partie d'Astree."
cette femme fe fentoit tellement obligée aux
carefïès que îe iuy auois faictes, que îe connoil-
fois bien que véritablement elle m'aimoit3 &
en fin qu a la longue il perdroit la mauuaife
opinion qu'il auoit d'elle 3 parce que la prati-
quant dauantage , il connoiitroit que c'eftoit
vne perfonne d'honneur. Damon ne fçeut
faire autre chofe, voyant a comme, i'en eitois
abufée, que de plier les efpaules, &: dcpu's ne
m'en ofa plus parler, de peur de me defplaire.
Et voyez combien la bonne opinion que nous
auons dvne perfonne , a de force fur nous : ie
voyoïs bien la recherche qu'elle faifoit à Da-
mon 3 & ne pouuois m'imaginer, que ce fuit à
mauuaife intention, me figurant que tout ce
qu'elle enfaifoit,n'eitoitquepourme complai-
re. O que le vifage difïïmulé de la preud'hom-
mie couure, & nous fait mefcônoiitre de vices:
Et cela eftoit caufe que quelquesfois Damon
receuoit mauuaife chère de moy9 me femblant
qu'il ne traittoit pas auec Lenane comme il
deuoit, puis que ie luy auois dit que iePaimoiSj
& que c'eftoit la moindre chofe qu'il deuil fai-
re pourmoy^quede faire cas de ceux dont ie
cheriiïbis l'amitié. Ce que Damon reconnoif-
foit bien, & ne s'en ofoit plaindre, de peur de
faire pis : mais feulement nourriffoit en fon
ame vne fi cruelle haine contre elle, qu'a pei-
ne la pouuoit-il cacher. Au contraire Lenane
augmentait de iour à autre de telle forte çettç
Livre sixiesme. • 393
affe&ion qu'elle luy portoit , qu'enfin voyant
qu'il ne faifoit pas femblant de la reconnoiftre,
ellenefepût empefcher de luy efcnre vne let-
tre fi pleine de pafIion5queDamon ne pouuant
plus diflimuler, luy enoftafî bien toute efpe-
rance 3 quelle ne perdit pas feulement l'amour
qu'elle luy portoit : mais en fa pi ace y fit naiftre
vne fi grande hayne qu'elle iura fa perte. Que
û elle euft pu prouucr, en l'accufant à Léon-
tidas.ee qu'elle fçauoit denoftre afFec~hon3il n'y
apoint de doute qu'elle l'euft fait : mais noftre
bon-heur fut tel que quelque familiarité qui
euft elle entre-nous , ie ne luy en auoisiamais
parlé que fort peu. Il eft vray que ie l'ay depuis
reconnue allez fine & malicieufe pour croire
que s'il ne luy êuft falu que quelque preuue,
elle ne s'y fuit pas arref rée : parce qu'elle n euft
ïamais manqué d'inuention : mais vn des prin-
cipaux fujets qui l'empefcha 5 ce fut ce que i'ay
iugé depuis qu'elle euft crainte que Dam on
neuft gardé des lettres qu'elle luy auoit eferit-
tes 3 & que par ce moyen Leontidasl' euft re-
connue pour vne tres-mauuaife femme > &
toutesfois cette confideration ne pouuoït en-
cor eftre afifez forte pour l' empefcher, parce
qu'elle euft pu dire qu'elle auoit fait femblant
d'aimer Damon pour le conuier de nefefiep
plus en elle : & fans doute Leontidas & fa
femme l'euffent creue , ayant conceu vne fi
bonne opinion d'elle qu'ils ne penfoient pas
324 La II. Partie d'Astree!
qu'il y euft Matrone en Grade plus fage que
Lenane.
Mus iifauois eu tort en l'amitié que ie luy
portois3 Damcnne fe peut excuferqu il n'aie
iailly en cette action: car s\] m' euft monftré
la lettre quelle luy auoit ef.rtte iln'ya point
de doute qu'il m1 euft fortie d'erreur , &que
nous ne fu liions pas tombez aux mal- heurs eu
nous nous viimes depuis :Et ce qui l'en empef-
çha, comme ie penie, ce fut la cruelle refponce
qu'il luy auoit faite, d'autant qu'il eut peur que
ie la yifTcj&luy en feeuffe mauuais gré.Tant y
a qu'il mêle tint ii fecret que ie n'en fç eus rien
pour lors.
Or Leriane ayant fait deiîein , comme ie
vous difoi>3defe venger de ce Cheualier3iugea
qu'il n y auoit point de moyen plus propre que
celuy que ie luy en donnerois.Et (cachant bien
que vivant familieiementauecmoy3il ne pou-
uoit pas eftre qu'il ne s'en prefentaft quelque
bonne occaiion3 elle fe rendit fi fofgneufe de
me voir, &: de mefuiurc, que ie la pouuois dire
l'ombre qui accompagnoit mon corps. Et par-
ce qu'elle auoit vn efprit vif3é\r qui entroit pref-
quedanslesintentionsde^peiibnnesj elle re-
connu: que Therfandre maimoit. le dis ce
mefme Therfandre que vous voyez qui eft en
ccheuauccmoy. Il ne faut pas qucie vous eue
ce qui eft de la perfonne3 puis que vous le
voyzi3 (âges Bergères: mais oiiy bien de
Livre sixiesmï. 39?
quelle condition il eft. Sçachez donc que fou
père ayant fuiuy le mien en tous (es voyage*
de guerre, ils furet enfin tuez tous deux, le iour
que Thierry mourut* & parce que ceftuy cy
auoit elle nourry petit enfant dans la maiion
de mon père, il auoit conceu vneii grande aile-
etion pour moy , que la différence de nos con -
ditions, ne le pûtpasempefcherdeme regar-
der d'autre forte quil ne deuoit. Et l'en pou-
uois bien eftre caufe fans y penfer : car la gran-
de inégalité c:ui eftoit entre nous,me faifoit re-
ceuoirtousfesferuices, non pas comme dvn
amant , mais comme d Vn domeftique, le lieu
d'où il eftoit ne luy pouuant donner par raifon
vne plus grande prétention pour mon regard.
Mais Amour 3 qui faifoit naiftre fes penfées en
ion ame, d'autant qu'il eft au eu gle, peut fans
reproche en produire de plus defraifonna-
bles , & par ainfi luy faifoit conceuoir des efpe-
rances qui eltoient du tout efloignées de la rai-
fon. Toutesfois Leriane qui 3 plus fine que
moy , auoit ietté les yeux fur luy , & auoit
fort bien reconnu fon intention , le iugea vn
fujettres-r#bpre pour commencer fa vengean-
ce. Elle f;auoit bien que de toutes les amertu-
mes d'Amour , il n'y en auoit point de fi diffi-
cile que la ialoufie 3 ny quifuft recède plus ai-
fémentenvneamequiaime bien. Elle com-
mence donc de fe rendre^miliere auec luy3lu -ju-
rait paroiiïre beaucoup de bonne volonré 3 luy
jc>6 LaII.Partiï dAsîree!
offre toute forte d'afnftance en tout cequife
prefentera; bref peu à peu l'attire au près de
moy3 & luy donne commodité de me voir , &
de parler à moy : Mais voyant que fa modefiie
Tempefchoit de me déclarer fa volonté, elle re-
folut de luy en donner le courage, & auec ce
deiTein,vn iour quelle le trouuaa propos,apres
quelques difcours efloignez, &: qu'elle fît venir
fur ce qu elle luy vouloit dire5elle luy fit enten-
dre qu'elle & moy nous errions fouuent efton-
nées dele voir3fans qu'il euit encores fait choix
de quelque maiïtrefle, & que ic difois queie
n'enpouuoisiugerlacaufe:carde dire que ce
fuit faute de volonté 3 l'aage où il eftoit r>e le
pouuoit permettre: que ce ruft faute de coura-
ge 3 encores moins, puis qu'il auoit rendu trop
deteimojgnage de ce qu'il eltoit,&:que la con-
noiflance qu'il auoit de luy mefme , luy dcuoit
donner aftez d'afleurance de pouuoir acquérir
les bonnes grâces de la plus belle de cetteCour:
tellement que ie n'en voyois autre occafîon, fi-
non qu'il ne trouuoit rien digne de luy. Ther-
fandre qui croyoit ce qu'elle difbit, & qui fe
fentoit toucher fendroit le plus fenfible de fon
ame. Helas, ma fille.' luy dit-il, en foufpiranc
(car telle eftoit l'alliance dont il la nommoit)
helas : que Madame &vous auez peu remarqué
ânes actions 3 puis que vous n'auez reconnu ma
folie. l'aime, mais helas ! 1 aime en tel lieu ,
cjiul.vaut mieux le taire pour n'eitre]eitimé
Livre sixiesmi- 327
infenfé, quele dire pour efperer tant foie peu
d allégement. Cette ruzée de Leriane, qui
fçauoit bien ce qu'il vouloic dire, feignant de
ne l'entendre pas , le tourna de tant décollez,
qu'elle luy arracha le nom de Madonthe, de
la bouche, mais auec tant d'exeufes, qu'elle
ïugea bien qu'il reconnoiilbit ion outrecui-
dance, & qu'il falloit luy donner du coura-
ge pour continuer fon deiîein. Ceit pour-
quoy d'abord elle luy dit, quelle ne trouuoit
point tant d'inefgalité entre luy &" moy, que
cela l'en deuil: retirer. Que fi la fortune m'a-
uoitfauorifée de beaucoup de biens , & d'eftre
née de ces' grands ayeuls dont ie tirois mon
origine , qu'il auoit tant de vertus, que s'il
cftoit moindre en fortune , il m'eftoit efeal en
mérite. Elle m 'auoit feint tout le difeours pré-
cèdent qu'elle difoit que nous auions eu en-
femble , & m'en auoit attribué la plus grande
partie , pour luy donner la hardieffe de fe dé-
clarer: & maintenant pour luy donner coura-
ge de continuer , elle en inuente vn autre aufîî
peu véritable, luy difant quelle auoit bien re-
connu aux paroles que ie luy auois dittes de
luy plufîeurs fois, que ie Teftimois, voir e que
lei'aimois, autant queie me fentois impor-
tunée de Damon. EUenementoit pas enco-
re qu'elle creut mentir: car il eftoit vray que
ie l'aimois autant que iîeftois importunée de
Damon jEtpourleluyperfuadermieux, Juy
55S L A 1 1. P A R T I £ D*A STRE!.'
diCoit que bien fouucnt quand il s'appro^
choit de moy , ic difois , me tournant vers
elle , que pour le moins Damon ifuft changé en
ïherjfândrc Et fut ce difcours elle s'eiiendoit
le plus qu'elle pouuoit en des louanges quelle
difoit de hiy,& qu'elle feignoit de redire
après moy, & pour la fin luroit que iene trou-
uois rien de mauuais en luy > que le trop
grand refpeét qu'il me portoit, afin que par
ce moyen il luit plus hardy , de perdit la gran-
de apprcheriiion qu'il auoit pour noiîre in e lé-
galité.
Ayant donc ietté de cette forte les fonde-
ments de fa trahifon , elle vouait fonder ma
volonté , me parlant quelquesfois de Damcn:
ce comme fi c'euft efté par mefgarde, elle y
meiloittoufiours quelque chofe a la louange
de Therfandre. Ce que le n entendois point:
car ie n'aille ramais tourné les yeux fur luy, Se
voyant quei'en parfois comme d'Vne perfon-
ne indirrerente,elie eut opinion que peut-eftre
en receurois-ie les lettres, fi elles m'eitoient
n ces bien à propos. Le iour de Tan appro-
chait, où l'en a de couftume de fe donner l'vn
à /autre, des petits prefens,que nous nom-
mons les eftreincs. Elle penfa que des gans
rarfumez qu'elle auoit recouurez,feroient pro-
pres pour m'en faire voir vne.EUeaiTeura donc
Therfandrc de m'en donner , & fous cette ef-
perance , en re tire vne de luy, qu'elle met daji s
Livre sixiesmï. >?5>
vn des doigts du gand, év prend fi bien fen
temps qu'en la meilleure compagnie cù elle
me voit, elle prcfentefesëftreines. De fortune
Damony eitoit:& parce qu'elle eut crainte la
rencontrant du doigt que le n'en donnaiTe con-
noiiîancc à chacun , elle me dit qu vne couftu-
res'dioit decoufuë, & qu'elle ïaracommode-
roit :& à ce mot me ganta celuy cù la lettre
eftoit, laiffant l'autre entre les mains de ceux
qui le vouîoient fennï :mais quey qu'elle m'en
euftaduertie lors que ie rencontray le papier,
ie nepusm'empefcherde demander que c'e-
ftoit : a quoy elle refpondk que c'eftoit la cou-
fture qui auoit iafché quand elle les auoit
eflayez. Quanta moy qui n entendois point
cette fin eiTe, ie repliquay que ce n'eftoit point
cela. Eile auec vne afîeurance incroyable:
Vous ne faites que refuer , maMaiirreflea me
dit elle, car c'eftoit ainfi qu'elle menommoit ,
c'eH m oy- me fine qui iay defeoufu fans y peu-
fer. I e iugeay bien que c'eftoit chofe qu'il fal-
loit dilTimuler en fi bonne compagnie :mais
f cfrois trop îeune pour le fçauoir îaire, de for-
te que Damon qui auoit les yeux fur nous , ne
s'en apperçeut: &alaveritéi,eftoisexcufable,
fi ie les fçauois fi peu cacher. Damon qui
auoit de l'Amour , & qui fçauoit par expé-
rience combien cette paillon rend les per-
fonnes ingenieufes , mgea bien incontinent
qu'il y auoit vne lettre 5 mais il ne pûc deuiner
400* La 1 1. v a n t i e d'Astrêe.
dequiceftoit: car pour Therfandre il ne l'en
euftïaœais foupçcnné : Toutesfois ce qu'il en
vid depuisjluy fie croire quecelle-cy venoit de
luy 3 comme k vous diray. Quant à moy en-
cores que ie voululTe viure comme ie deuois,
il ne laifîbis-ie d'auoir vn extrême defîr de
fçauoir ce qu'il y auoit dans ce gand, & cela fut
caufequeieme retiray le pfaffoft'que je pus
pour le voir :ôc lorsque ie fus feule, ie fors le
papier, & le defpliant3 ie trouue qu'il y auoit
telles paroles:
LETTRE DE THERSANDRE
a Madonthe.
CO m m e contraincf, & non pas commej
m en eftimant digne , ie prens la hardie f
fe , Madame , de me dire vojlre tres-humble^J
feruikurj s 'il fallait que vous fuyiez, feulement
feruie de ceux qui font dignes de vous-, ilfau-
droit aufi que ceux-là feuls eujfent le bon-heur
de vojire veu'é. Car encor que nous nen ayons
les mérites , nous ne laiffons d'en receuoir les
defrs , qui nous font d 'autant plus insupporta-
bles quils font moins accompagnez* de tejpe-
rance. Mais fi l Amour continuant en vous
. Ces ordinaires miracles , vous rendoit agréa-
ble vne extrême affection* Madame, ie me-
ftimerou
Livre sixiesme." 401
fnmeroù tres-keureux , vou* feriez, fortfidelle-
ment fer nie. Carie fcay bien que iamais perfon-
nenevarukndraa la grandeur de mapafion,
encore que tous les cœurs je mirent ensemble pouf
vous aimer cjr adorer.
Les flatteries de cette lettre me pleurent5mais
venant de la part de Therfandre 3 i'en eus hon-
te,ne voulant cru vne telle perfonne euftla har-
die/Te détourner les yeux fur moy3 pour ce fu-
)et. Fenfus offenféq contre Leriane, &: trou-
uant fort effrange quelle m'euit fait voir cette
lettre , ie confultay longuement en moy-mef-
me 3 fi. ie m'en deuois plaindre à elle , ou
bien n'en faire point de femblant. le refo-
lus enfin de luy dire que ie l'auois iettée au
feu, fans la lire: parce que fi l'en euffe fait
des plaintes , peut-eftre m'en euit-elle dit da-
uantage,& l'en vouloisfuyr les occafions5tant
pour en amortir le bruit entièrement , que
pour n'auoirfuiet d'efloigner Leriane de moy,
de qui l'humeur m'eftoii tres-agreable. Et tou-
tesfois ie connoiffois qu'elle auoit eu tort, mais
ma ieunerTe , & l'amitié que ie luy portois , me
contraignirent de ioublier5&: de chercher mcC-
me desexeufes àfa faute. Lors qu'elle reuint
de là à quelques iours , & n'ayant pas, com-
me- ie crois, la hardieffe de me voir fî toit
après ce beau ménage, ôc parce que ie ne
voulus porter les gands qu'elle m'auoit don-
2. Pan, Ce
402. La IL partie d'Astree.
nez 3 ayant opinion qu'ils venoient de Thcr
jfandre auiïl bien que la lettre, elle me de-
manda que i'en auois faict. le les ay donnez
luy dis-ie , d'autant qu'ils n'eftoient pas bien
pour ma main. Et du papier, dit -elle, qui
etioit dedans, qu'en auez-vous faict? le l'ay
îetté au feu , luy refpondis-ie : eftoit-cc quel-
que chofe d'importance \ Vous ne l'auez donc
point leu , me dit-elle ? de luy ayant refpon-
du que non,elle continua,qu'elle en eftoit tres-
aife , parce qu'elle auoit eicé trompée par
vne perfonne en qui elle fe hoit : mais qu'elle
-loiioit Dieu que le feu eut nettoyé la faute.
Et qu'efloit-ce, luy demanday -îe? Vous ne
le fçaurez pas de moy, dit-elle, cV vous allai-
ré que depuis qu^e l'ay lceu ce que ceÛojt
(qui ne fi: que depuis vne heure) îe mourais
de peur que ne la leuffiez , & venois pour
vous en empefeher. Cette fine femme pen-
fa bien toutes-fois que îe Tauois leué, mais
connoiilant par ce que îe luy en dilois , que
îe n'elcois pas encor bien difpoféeàcc qu'elle
vouloir, elle creut eftre neceiTaire demeiaif-
fervne bonne opinion d'elle>& de feindre auflî
bien que moy. Et parce qu'elle fçauoit que
l'aimois Damon,elle en aceufe cette bonne vo-
lonté , & penfa qu'elle ne pouuoit mieuxbaftir
fon defTein que des ruynes de l'amitié que îe
portoisaceCheuaher. Cela fut eau fe quelle
tourna tout fon efprk à la ruyner:& d'autant
Livre sîxÎESMfe. 405
quelle connoitïbit bien que ie n au ois pas mau-
uaife opinion de moy, elle fe figura que Fa-
mine que Dam on me portoir 3 eftoit caufe
que ie l'aimois. Elle fie donc deffein de me
mettre en doute de luy3 ne iugeant point qu'il
y euft vn meilleur moyen que la îalouiîe, d'au-
tant qu vn cœur généreux relient plus le mef-
pns que toute autre orfenfe : & quoy que la ia-
loufiepuiffe procéder de diuerfes caufes , tou-
tesfois la principale eiiquand l'amant voit que
la perfonne aimée , en aime vn autre, prenant
cette nouuelle affection pour vn tefmoignage
de mefpris d'autant qu'il mge que comme celle
qu'il aime mente toute fon amour , de mefme
il doit aufïireceuoir toute la fienne, fi pour le
moins elle l'eftime autant qu'elle eft eftimée
de lny , &: ne le faifant pas il l'attribue au
mefpris.
Mais quand elle voulut exécuter ce deffein,
elle n'y trouua pas vne petite dirnculté3 d'au-
tant que ce Cheualierneregardoitfemmedu
monde que moy3 outre qu'il eftoit neceffaire
que Lenane euft toute puiiTance fur celle de
quiellcmerendroitialoufe, afin de la condui-
re à fa volonté: & de plus qu'elle fuit fecrette3
& belle , & de telle condition , qu'il y euft
apparence qu'elle méritait d'élire aimée. Il
eftoit bien difficile de trouuer toutes ces qualî-
tez enfemble en va mefme fujet. Mamelle
qui auoit vnefpritquinetrouuoitiamaisrien
Ce ï)
404 La îï. partie dAstree]
d'impofïible 3 après auoir cherché quelques
iours en vain, fe refoluc de fuppleer par la fi-
neiTe au deffaut dVne niepee qu elle nourrit
{oit. C'eftoit vne ieune fille qui s'appelloit
Ormanthe, ie dis ieune d'aage &: d'efpnt , qui
auoit le vifage alTez beau, mais fi defnuée de
ce vif efpnc , qui donne de l'amour 3 que peu
de perlonnes la îugeoient belle. Leriane tou-
tesfois eut opinion qu'elle l'inftruiroit de forte,
qu cù la nature defailloit 5 fon artifice donne-
rait vn fî grand fecours 3 que tout reiiiTiroïc
àfonaduantage. En ce deffein elle tire à part
Ormanthe 3 la tance du peu de foing qu'eue a
d'elle mefme, qu'elle deuroit auoir honte de
voir toutes iescopagnes aimées & feruies D qui
eftoient beaucoup moins belles qu elle n'e-
ftoit pas, & qu'elle n'auoit feeu encor es obli-
ger le moindre Cheualier à l'aimer , que ce-
la procedoit de fa nonchalance 3 & de fon peu
d'efpnt, que quant à elle, fi elle ne fevou-*
bit refoudre à mieux faire , quelle la ren-
uoyeroit vers fa mère, parce que demeurant
dauantage dans la Cour, elle n y feroit autre
chofe qu'y deuenir vieille fille. Ormanthe
qui craignoit que fa mère la mal-trai&afl: , fi
Lenane la renuovoit de cette forte , les lar-
mes aux yeux , fe îette à fes genoux ,1a fup-
plie de luy vouloir pardonner les fautes que
elle auoit faittes , & luy promet qua laduenir
elle s'eltudiera de luy donner plus deconten:
Livre sixiesml 4^î
tcment. Leriane qui vit v'n fi bon commen-
cement en fon deiîein, continua : Mais voyez-
vous, Ormanthe, toutes ces larmes , Se tou-
tes ces proteftations feront enfin inutiles , Ci
ie vois que vous ne changiez de façon de vi-
ure. Toutes vos compagnes tont fermes, &
vous efies la feule qui ne l'eftes point. Pen-
fez-vous que ie fois fans defplaifir , quand le
vois toutes les filles de la Cour recherchées,
& eflimées, de quand nous allons au prome-
noir, que chacune a fon^Cheuaîier qui lu y
ayde à marcher, voire quelques - vnes deux ou
trois5qui fe preflent à qui occupera leurs coftez,
& que vous eites toute feule fans que perfonne
daigne feulement tourner les yeux vers vous?
chacun en parle comme il luy plaiit:maisne
croyez point que ce foit à v offre aduantage,
Quclques-vns qui voyent voftre vifage eflre
plus beau que celuy de plufieurs de vos com-
pagnes defquelles on faict cas, difent que fi
vous n'eftes point recherchée, c'eft que vous
efies pauure, d'autres que vous auez quelque
deffaut, ou en voftre race, ou en voffre per-
fonne. Et en venté ce n'eft que pour voftre
nonchalance , & pour vne façon fauuage &:
humeur rnftique qui vous fait fuyr de cha-
cun. Et de fait , ie fçay que Damon a eu
deiTern de vous aimer: ie le fçay, parce qu'il
m'en a faict parler par quelques -vns de fes
amis , & toutesfois il n'a iamais fçeu trouuer
Cç ïij
406 L A 1 1. PAHIE D'A STKEE.
les moyens de s'approcher de vous, tant vous
elres peu accoftable , & tant cette lotte hu-
meur, &: façon retirée luy en a ofté la com-
modité. Et Dieu fçait lï en cette Cour il y a
Cheualier de plus de mente , & lî vous ne
feriez pas la fille la mieux fei'uie 8: la plus
honnorée, li ce bien vous aduenoit. Que iî
cette bonne fortune fe prefentoit à quelques
autres de vos compagnes, 5c de quel courage
feroit-ellereceuë , & de quelle induftrie, & de
quel artifice n'vferoient - elles point pour le
polTeder entièrement? Or le vous diray donc
encore cette fois pour toutes , que fi vous vou-
lez, Orm an the, que îe vous retienne plus lon-
guement en ce heu,ie délire que vous donniez
autant de fujetaDamonde vous aimer, que
vous luy en auez donné du contraire, & ne
craignez que les faueurs que vous luy ferez,
foientveuës de quelque autre: car le delTein
qu'il a de vous elpoufer , couurira aiTez tout ce
qu'on en fçauroit penfer à fon defaduantage.
Telle fut la leçon que Leriane fift à cette îeune
fille, qui ne tomba point en vne terre în-
gratte, d autant que Ormanthe qui de {on
naturel eitoit d'humeur libre de fans feintife,
n'ayant plus de bride qui la retint, tant s'en
faut , ayant les inftruclions de Leriane qui l'y
pouflbient, faifoit depuis ce îour tant d'extra-
ordinaires careffes à Damon , que luy & tous
ceux qui les voyoïentj endemeuroient eiion-
Livre sixiesme] '407
nés. Et ces chofes pafferent fi auant, queie
commençayd'enoùyr quelque bruit, & cela
par l'artifice de Leriane, qui par le moyen de
Thcrfandre le taifoit dire en lieu d'cùie le pou-
uois fçauoir. Et afin que l'eulTe moins de foup-
çon que ce fuft vne tromperie 3iamaisTher£m-
dren'en parloit., mais il le taifoit dire par fes
amis. Ettoutesfois îe ne pouuois croire que
Damon aimait mieux cette lotte fille quemoy,
puis que fa beauté, ce fembloit, n'efgaloit pô'nt
celle de mon vifage, ainlî que mon miroir
m'afTeuroit 3 fur lequel la voyant ie îettois bien
fouuent les yeux pour en faite comparaifon.
De plus,quand ie me reffouuenois de ce que fe-
fïois, & quOrmanthe eftoit, ie ne pouuois
m'imaginer qu'il fift choix5en me defdaignant,
d'vne perfonne qui eftoit fi peu de chofe au
prix de moy. Ce que cette malicieufe recon-
noifiant bien, voulut me tromper auec vn plus
grand artifice. Il y auoit vne vieille femme
qui eftoit tante de Leriane, qui auoit toute fa
vie vefcn auec beaucoup d'honneur & de ré-
putation. Leriane fit en forte, par la voye de
Therfandre, que cette bonne vieille fut aduer-
tie des carefles que Ormanthe faifoit à Damon,
qui eftoient telles , que quaj îd elle les fçeut,elle
n'eut repos qu'elle n'en vint aduertir Leriane,
de elle qui fçauoit fa venue, fetrouna exprefle-
ment dans ma chambre,afin queie ville quand
elle iuy en parleroit.Leurs difeours furet longs,
C c iiil
40S La II. partie d'Astree.
&les branflemens detefte, Se la colère que
ie remarquay en elles , me donna volonté,
quand cette bonne femme fut partie , defça-
uoir ce que c'eftoit. Elle feigait de vouloir
&nepouuoir me le taire, ôc demeura quel-
que temps fons refpondre. Enfin parce que
ie l'en preiïbis par l'amitié que ie luy por-
rois, elle me dit: Voyez-vous, maMaiftref-
fe (c'eftoitainfi qu'elle mappelloit) Damon
penfe eftre fin, & il ne prend pas garde que
ie fuis encore plus fine. Il croit en feignant
de vous aimer, que ie ne verray pas l'affe-
ction qu'il porte à Ormanthe. Cette ruze fc-
roit bonne fi ce n'eftoit point ma niepee,
mais cela me touche trop pour n'auoir les yeux
bien clairs en femblables affaires -.outre qu'il fe
laifle tellement emporter au delà de toute pru-
dence, qu'il faudrait bien eftre aueuglepour
n'y prendre garde. le penfe que plus de mille
perlbnnes m'en ont aduertie: de voila cette
bonne femme qui ne rn eft venue trouuer que
pour me dire qu'ils viuent: de forte que cha-
cun en parle fi defaduantageufement pour fa
petite niepee, qu'elle ne me le pût celer, 8c
que mefme ie ne fuis pas exempt du blafme
de le fourrnr , puis qu'elle eft fous ma char-
ge, l'en ay tancé plufieurs fois Ormanthe, mais
ie penfe qu'il l'a enforcelée. le ne fçay quant à
moy quel gouft il y trouue: car encor qu'elle
fgit maniepce , ie diray bien qu'il n'y a pasvne
Livre sixiesme! 4°9
fille plus lotte 5 ny plus incapable , ce me fem-
ble de donner de l'amour que celle-là. O que
ces paroles me furent fafcheufes &: difficiles à
fupporter fans en donner connoifiance .' le me
retiray en mon cabinet où cette ruzée me fui-
uit , eflant trop expérimentée en femblables
accidens pour ne reconnoiftre pas ceux que fes
paroles auoient caufezenmoy. Et parce que
le mefiois entièrement en elle 3 aufïi-tofïque
if lavis feule près de moy3 il me fut împoiTi-
ble de retenir les larmes 3 & en fin de ne luy
dire tout ce que îufques alors îe luy auois celé
de noftre affection. Dieu fçait fiLeriane re-
ceut vn extrême contentement de cette dé-
claration, &; quoy que tout fon deffein ne ten-
dit qua mcdiuertirde l'amitié deDamon, fi
connut-elle bien qu'il n'eftoit pas encor temps
de donner les grands coups 3 & qu'il la falloit
affoiblir dauantage auant que l'entreprendre.
Et pour le pouuoir mieux faire , elle me voulut
donner vne créance bien contraire à ce qui
eftoit de la vérité, à fçauoir qu'elle eftoit fort
amie de ce Cheualier : ce qu elle faifoit pour
m'ofter toute méfiance. Elle me parla donc de
cette forte : I'auoue., ma Maiftreffe 3 que vous
m'auez fortie d'vne extrême peine, & toutes-
fois k ne voudrois pas auoir achetté mon re-
pos à vos defpens. Si i'euffe penfé qu'il vous
aift aimée3 le n'euffe ïamais eu peur qu'il euft
çourné les yeux fur ma niepce pour l'armer,
4*o La II. partie d'Astree]
Damon a trop deiugemcnt pour vous changer
à vn autre , & m efm e qui van t h peu. C e n cil
qu'vne humeur de îeunefTe qui l'a efloignede
vous, il reuicndra bien toit a ion deuoir, &
ne faut pas que cela vous fe pare de ion amitié.
Il a beaucoup de mente, il eft plein de coura-
ge, &: uns mentir perfonne ne le void qui ne
ieiuge digne dVne bonne fortune. Toutesfois
îene fuis pas en doute que cette action ne vous
afflige, &ne vous donne autant de defplaiiir,
que iî c'eftoit quelque plus grande îniure, &:
ceft parce qu'Amour eft vn entant , qui s'of-
fenfede peu dechofe. Mais, maMaiftrcile, ne
vous en tourmentez point Hauàotage. Si vous
voulez vfer du remède que ie vous donneray,
vous ferez tous deux bien-toit guéris. N'auez-
vous iamais pris garde qu vne trop grande
clarté efbloiiyt, & que le trop de bruit em-
pefched'oùyr: Peut-eitre aulTi trop d amitié,
que vous luy auez fait paroiftre, a rendu moin-
dre fon affection. Quant a moy, ie le crois fa-
cilement, fçacham ailcz que ces îeunes efpnts
font ordinairement fujeds a telle chofe, ou
pourfe croire trop affeurezde ce qu'ils poffe-
dent, ii bien qu'ils deuiennent nonchalans, ou
pour mcfpnfer ce qu'ils ont fans peine, 6: en
abondance , qui leur donne de nouueaux de-
iîrs. Mais il laut vfer en ce mal ( comme en
tout ancre ; de fon contraire. le fuis certaine
que ii vous feignez de vous retirer vn peu de
Livre sixiesme, 411
luy, vous le verrez incontinent reuenirà fon
deuoir, & vous crier mercy de fa faute. Vous
croyez bien, ma Mai (trèfle, que fi îe ne vous
aimois, îe ne vous ucndrois pas ce Langage.
Aufli vous donne-ie lemefme confeil, qu'en
femblable accident levoudrois prendre pour
moy. La conclufion fut que cette fine àc ma-
licieufe fe feeut tellement defguifer que ie
luy promis, après plufieurs remerciemenN de
me feruir de ce remède. Qr le deffein qu elle
auor, eftoitde faire l'vn de ces deux efTe£b.
OuDamon, difoit-elle en elle-mefme, glo-
rieux de fon naturel, fe voyant defdaigner
auec plus de defpit que d amour, fe retirera
offenfé des adions de Madonthe : ou bien
ayant plus d'amour que de defpit , elTayera de
regagner fes bonnes grâces s'efloignant dOr-
manthe. Si le premier aduient, fauray obtenu
ce que îeveux: fi c'eit le dernier, l'acquerray
vue fi grande créance auprès de Madonthe,
lors qu elle aura efprouué mon confeil eftre il
bon , qu'après l'en difpoferay entièrement à
ma volonté. Et il aduint que Damon con-
noiffant quelque froideur en moy, & nca
polluant acculer autre chofe que les carefles
qu'Ormanthe luy faifoit, le retira peu à peu
d'elle, & la fuvoit comme s'il euft efié fille
& elle homme. Lenane s'en prit garde auiîi
bien que moy, &: pour ne perdre vne fi bonne
occafîon, vn lour que nous en parlions feules
4ii La IL partie d Astref!
dans mon cabinet 5 elle me demanda fi fon
confeil n'auoit pas eftébon , & fi a faduenk ie
ne la croirois pas ? Et luy ayant refpondu
quouy, elle continua: Or3 ma MaiitreiTe 3 il
faut que nous fartions comme ces bons Mede -
cinsj qui ayans bien préparé les humeurs par
quelques légers remèdes, les chaffent après
tout à fait par de plus fortes médecines. le
vous veux dire vn artifice dont l'ay veu vler à
celles qui fe méfient d'aimer. Il n y a rien
eu vn Amant reiTente plus que les coups de la
laloufie^ ny qui l'efueille mieux, & le faiTe plus
promptement reuenir à fon deuoir. le fuis
d'aduis que Damon en efpreuue quelque cho-
fe. Vous verrez comme il reuiendra à fon de-
uoir, & comme il feiettera à vos pieds, &f re-
connoiitra l'offenfe qu'il a fai&e. le me mis à
fouf-nre oyant ces paroles 3 ne me femblant
pas que îe peuife obtenir cela fur moy : Tou-
tesfois repaifant par ma mémoire combien le
confeil quelle m'auoit des-ja donné efioit
reiïflî a mon contentement, îe merefolus de
la croire encores ace coup: Mais, luy dis ie3
de qui fera-ce que nous nous feruirons en cecy?
C'eftoitàce paffage que cette ruzée m'atten-
doit il y auoit long temps , parce qu'elle ne
m'oioit propofer Therfandre , à caufe de ce
qui s'eitoit paffé: &: toutesfois c'eftoit où elle
vouloit que le vinife de moy-mefme. Elle
me refpondic donc de cette forte: Vous auez
Livre si xi es me.1 415
raifon , ma Maiftreflc, de faire cette demande,
& il y faut bien auifer : eau à tel vous pourriez-
vous addreiTer, qui par après en feroit fon pro-
fit , & pourroit nuire à voftre réputation : de
forte que le conclus qu'il faut que ce foit vn
homme de qui vous puilTiez difpofer abfoluë-
l ment, & qu'il foit au prix de vous de fi peu de
coniîderation , que quand vous voudrez vous
en retirer, il n'ait la hardieffe de s'en plaindre,
ou s'en plaignant 3 qu'au lieu d'eftre creu,
chacun fe mocque de luy. Et à ce mot baiflant
les yeux en terre ,- après s'eftre teu quelque
temps, & fe grattant le derrière de la tefte,
feignant d'en chercher vn , elle releua les yeux
tout à coup fur moy, ôcme dit: Maispour-
quoy cherchons-nous bien loing ce que nous
auons fi près ? Qui fçauroit eftre meilleur que
Therfandre? Vous en ferez tout ce que vous
voudrez, & il n'oferoit fouffler: tant s'en faut
qu'il s'ofe plaindre, outre qu'il eft fi diferet 3 de
il plein de bonne volonté^ que îe ne croy pas
qu'il s en puifTe rencontrer vn qui foit plus
propre à ce pour quoy nous le demandons.
Lors qu'elle me nomma Therfandre, ie me
refTouuins de ce qui s'eftoit paffé , &: iugeay
bien qu'elle me le propofoit pluftoft qu'vn au-
tre, pource qu'elle l'aimoit, mais auffi ie con-
nus bien que fa condition ôc fa prudence
eftoient telles qu il les falloit pour exécuter la
refolution que nous aiaons pnfe. Et quoy que
4r4 La II. partie d'Astrîl
mon courage aider refufaft de tourner me«
yeux ilir vn homme de fi peu, fi eft-ce que l'af-
fection que ieportois a Damon, qui comme
que ce fuit me donnoit la volonté de le rap-
peller , me ht en fin condefcendrc à ce que
voulut Leriane. le cômmençay donc défaire
plus de casdeTherfandre, &de parler quel-
quefois à luy, mais îe mourois de honte,quand
le prenois garde que quelqu'vn me voyoït.
Damon de qui l'affection efloit extrême, s'ap-
perccut incontinent de ce changement, parce
que Leriane auoit dit a Therfandre que la
difcretion auec laquelle il m auoit ferme, auoit
eu tant d'effedt qu'en fin îe l'aimois autant
qu'il m auoit aimée ,& la moindre apparence
qu'il en remarquoit, luy en faifoit croire au
double, d'autant que ï auois accouftumé de
viure fi différemment auec luy que les moin-
dres paroles luy eitoient de très-grandes fa-
ueurs: &cela fut caufe qu'il commença de fe
releuer plus quevde couftume, de fe porter
plus haut qu'il ne fouloit , abufé des vaines
efperances qu'il fe donnoit , & des mentenes
de cette femme. De forte que Damon apper-
ceut bien-toit cette bonne chère, & repartant
par fa mémoire tout ce qu'il auoit veu, fe ref-
fouuint de la lettre qu'il m'auoitveu receuoir
dans les gands, &de là tirant plufieùrs def-
aduantageufes conclufions & contre luy &r
contre moy, il creut en fin que par la folhci-
Livre six lis MI. 41 y
fetiondcLcnane, iaiïois receu le fcruicc de
Therlandre, & oublié ton arfeclion : & après
auoir fopparté ce defplaiiïr quelque temps,
pour voir h îe ne changeois point, en fin n'en
ayant plus le pouuoir, il refolut de me faire
quelques reproches. Et parce que Leriane
eitoit toufiouis auprès de mov, il luyfut im-
polfible de me parler que dans la chambre
meimedeLeontidas. Il prit donc l'occaiîon,
lors que fortant de table feftois eiloignée de
cette femme, &: parce qu'il vid bien qu'il n'au-
roit pas beaucoup de loiiir, il me dit : Eitcc
que vous vueillezque ie meure, ou que vous
ayez tait dciTeind'efprouuer combien vne per-
fonne qui aime peut fupporter des rigueurs? le
luyrcfpondis froidement: voitremort ne me
touche non plus que mes rigueurs vous peu-
uent atteindre: il me vouloit refpondrè, mais
Lcnane furuint, parce qu'elle s'eitoit pnfe gar-
de de ces propos, &: par fa prefence contraignit
Damon de fe taire, outre que me tournant
vers elle ie luy en oftay le moyen. Cette rulee
me regarda, me faifant ligne que c'eftoitvrx
crfect de noftre deffem: & puis sapprochant
de mon oreille, Ne voicy pas, dit-elle, vn bon
commencement? Il faut continuer, & vous
verrez que ie 111V entends. Ah / la malicieu-
fe , elle auoit ration de dire qu'elle s'y enten-
doit, mais c'eitoit à me rendre la plus mal-
heureufeperibnneqLu fat Jamais. le contint**
4i6 La II. partie d'Astree."
donc, fage Bergère, &: ne daigne pas feulement
me tourner du cofté de ce Cheualier, qui fortit
de lafale fi hors de luy-mefme, qu'il fut plu-
lïeurs fois preft à fe mettre fon efpée dans le
corps, «Sciecroy que fans ledeiTein qu'il auoit
de faire mourir Theriandre, il euir exécuté
contre luy-mefme cette eitrange refolution.
Et ce qui fempefcha de ne mettre prompte-
inent la main fur Theriandre, fut la crainte
qu'il eut demedefplaire,fçachant bien qu'il fe-
roit vne grande playe a ma réputation, fi fans
autre fujecl: il fattaquoit. Cela fut caufe que
avant vn peu rabattu de fa furie, il alloit re-
cherchant quelque occafion, lors qu'il rencon-
tra Ormanthe, qui félon fa couftume luy vint
fauter au col. Luy qui neftoit pas en bonne
humeur la repouiîa vn peu, &: luy dit qu'il
s'eftonnoit qu'elle n'euft point de crainte du
iugement que chacun pourroit foire de fem-
blables actions. Et de qui, refpondit-elle , me
dois-ie foucier, pourueu que vous l'ayez agréa-
ble? Quand ce ne feroit de nul autre, répliqua
Damon, encor deunez-vous craindre Lena-
ne. DeLeriane,dit-elle en fouf- riant, ah/ Da-
mon, que vous eftesdeceu, îe ne fçaurois luy
faire plus de plaifir que de faire cas de vous. Le
Cheualier qui feauoit bien que Leriane luy
vouloit mal , oyant ces paroles, fe douta in-
continent de quelque trahifon,&: pour l'aue-
rcr la tirant à part, la pria de luy dire comment
elle
Livre sixiesme." 417
elle le fçauoit. Ormanthc qui eiloit peu fine*
&:qui outre cela penfok bien s'exeufer en re-
iettant le tout fur fa'tante, luy raconta tout au
long les difcours deLenane, & le commande-
ment quelle luy enauoit fait.
Damonqui droit aduifé,iugea après y auoir
vn peu penfé , a quel dtflein elle l'auoit fait,
&vid bien alors que le changement de mon
amitié n'eltoit procédé que de l'opinion que
j'auois conceuë qu'il aimait cette fille. Et pour
ne luy en donner connoiffance, il la laiflà fai-
sant femblant d auoir affaire ailleurs, bien relb-
lu de me le dire, quelque empefehement que
Leriane y peuit donner. Et il fembla que la
fortune luy en voulut offrir lacomm©dité : car
ce mcfme iour Tornfmond voulut aller à la
chaffe : & parce que laRoync auoit accoutu-
mé de l'y accompagner, ie montay à cheual
comme ie relie de mes compagnes, & allât
mes en troupe îufques a laflcmblée : mais
quand nous fufmes au laiffé-courre, & que Tort
euft donné les chiens, le cerf eftant lancé fans
fe faire battre laiffa librement fon buiffon, de
prenant vne grande campagne emmena à
perte de veue toute la chaife après luy. Ce fut
alors que nous nous feparafmes3 & que les
cheuaux plus viftes laifferent les autres derriè-
re. Damon qui effoit bien monté auoit touf-
feurs l'œil furmoy, & me voyant vn peu fe-
parée de mes compagnes, & iugeant par la
a. Part, Dd
418 La II. Partie d'Astrel
route que ie prenois Fendroit où ie deuors paf-
fer , il me gagna les deuants, Se feignit que ion
cheual luy eftant tombé deiïùs,luy auoit bielle
vne ïambe, &pour en donner plus de créan-
ce, il fouilla tout vn cofté de la tefte,de l'efpau-
le de de la cuiiTe de fon cheual, ayant aupara-
vant dôné quelque commifTionàfonEfcuyer,
pour l'efloigner de luy. Et racontoit a tous
ceux qui paffoient en ce lieu l'inconuenient
qui luy eftoit arnué , &: leur montroit la route
que la chaire auoit pnfe , leur difant que ie
Roy eftoit prefque feuL Mais lors que ie paf-
fay , il me trauerfa le chemin , & prenant
mon cheual par la bride, Farrefta , quoy que
ie ne le voulnffe pas, dont certes ie fus vn peu
furprife, craignant que l'amour ne le porta*!
à quelque indiferetion. Mais ayant peur que il
ie luy montrois vn vifage eftonné , il ne prie
plus de hardieiîe, ie fis de neceiTité vertu , &
luy dis dVne voix aiTez forte: Et quelt cecy
Damon? depuis quand auez-vous pris tant
d outrecuidance que de m'ofer interrompre
mon chemin? Laneceiïité, me refpondit-il,
qui n'a point de Loy, me contraint de com-
mettre cette faute. Que fi vous îugez après
m'auoir ouy qu elle mérite chailiment,ie vous
promets qu'au partir de voftrc prefence ie le
feray tel que vous en ferez fatisfai&e. Et lors
leuantles yeux en haut: ODieux .'dit-il, qui
voyez les cachettes des âmes plusdiflimulees:
Livre six iYs m ï] 419
oyez ce que vaydire à cette belle 3& fi ie ne
fuis véritable , ô Dieux ! vous nèfles point
miles fi vous ne me punifiez deuant fes yeux.
Et lors fe tournant vers moy : le ne veux
pointa cette heure, continua- t'il, ny m'excu-
fer, ny vous aceufer, belle Madonthe , pour le
choix qu'il vous a pieu taire a mon defaduan-
tage deTheriandre, mettant en oubly tant
de fermens lurez, & tant de Dieux appeliez
pour tefmoins: mais ie me plaindray bien de
ma fortune , qui n'a voulu que f ewtaflè le
mal-heur que fauois preueu. Dés queLeria-
ne s'approcha de vous, il fembla que quelque
Démon me predifoit le mal qu'elle me deuoit
pourchafTer : Vous fçauez combien de fois
nous auions refolu de ne nous fier en elle:
mais mon mauuaisdeflin plus fort que toutes
nos refolutions , vous fit changer de penfée,
& a voulu que vous l'ayez aimée. Puis que
vous enauezeu du contentement, encorque
l'en aye fouffert le plus cruel tourment qu'v-
ne amepuifle refTentir., fen lotie les Dieux.»
& les fupplie qu'ils le vous continuent. Si efi>
ce qu'il m'efl impoilïble de vous laifier plus
long temps en doute de ma fidélité , & quoy
que ie fçache que ce fera inutilement , éc
que vous n'en croirez rien3 fi vous diray-
ie la malice auec laquelle elle a ruiné mon
bon-heur. Et en ce lieu il me raconta l'a-
mour que Leriane luy auoit portée, les re-
Dd i)
420 La II. partie d'Astre!;
cherches qu'elle luy auok faictes, comment il
l'auoit rerufée, & l'e^œreme haine qui eftoit
née en elle de ce refus : oblpour vérifier ce qu'il
difoit,il me remit en mefme temps les lettres
qu'elle luy en auoit efcrites , & continuant foa
difcoursmedit lesconfeils quelle auoit don*
nez à Ormanthe de le carefTer, afin de me faire
croire qu'il en eftoit amoureux 5 me faifant
entendre comme il lauoit fçeu , & en fin il
adiouïta: Or cette ame trauerfée ,& pleine de
malice, n'a tenu conte de l'honneur jde fa
niepee, afin de me nuirc,& de vous faire aimer
Therfandre, ce qu'elle fçauoit bien ne pou-
uoir aduenir qu'en merauiflant l'honneur de
vos bonnes grâces. Mais, ô Dieux! eft-ilpofTi-
ble qu'elle y foit paruenuë? Mais, ô Dieux/
eft-il pofTible que l'endoute, après auoirveu
receuoir des lettres dans des gands , & après
auoir veu la peine que vous prenez de faire
bone chère a vn homme tant indigne de vous?
Mais quels plus feurs tefmoignages puis-ie
auoirque vos paroles, pour connoiftre que ie
fuis miferable, que ie fuis condamné, & que ie
fuis perdu? Or bien,Madonthe, puisque ma
* mauuaife fortune eit caufe que ce généreux
courage que l'ay toufiours reconnu en vous,
s'eit non feulement fouillé de l'inconftance,
mais dVn choix encore qui eit fi vil &: hon-
teux, il ne fera pas vray que ie furuiue voffoc
amitié, & veux faire paroiftre que i'ay allez
1
Livre sixiisme! 4Z
d'amour pour lauer voftre ofFcnfe de mon
fang. Si ie fus eftonnée doiïyr cette trahifon,
vous lcpouuez iuger, fage Diane, puis queie
ne luy fçeus refpondre de quelque temps: de
lors que ie comrnençois de reprendre la paro-
le , de que ie voulois luy donner toute la fuis-
faction qu'il euil fçeu délirer, ie vis que la
chaiTe reuenoit à nous, de qu elle ef toit des-ja (i
proche, que pour n'eltreveuê' feule auecDa-
mon, ie fus contrainte de partir fans auoir le
loifïr de luy dire que ce peu de mots : La vérité
fera toufîours la plus forte. Et foudain frap*
pant mon cheual de la houfline, ie me icttay
dans le bois , bien marne de n'auoir pu luy
refpondre. Que iî i'eulTe ofé luy commander
demefuiure ie l'eiirTe fait, mais l'eus peur que
quelqu'vn ne nous rencontrait enfemble: de
forte que i'aimay mieux remettre à vne meil-
leure occafion la déclaration que ie luy voulois
faire, outre qu encores voulois-ie lire les lettres
qu'il m'auoit données pour voir s'il m auoit
dit vray.
Or oyez, ie vous fupplie, de quelle forte
les rencontres font conduites par les Dieux,
quand ils fe veulent mocquer de noftre pru-
dence. I'auois efleu le lendemain pour fortir
de peine le pauureDamon, &ce fut ce iour
qui le mit en fa dernière confufion, le ne vous
diray pas quelle fut la nuiâ: qu'il paffà : car on
peut croire ayfémcnt que ce fuft fans repos:
Dd iij
412 La IL partie d'Astrel'
tant y a que le ioureftant venu, il fort de fa
chambre , & voyant que c'eftoit l'heure que
l'auois accoultumé de me leuer, il fe vint pro-
mener en vne galerie 5 de laquelle il voyoit
3uand on ouuroit; la porte de ma chambre , à
eifein d'y entrer auifi-toil qu'il fçauroit-que
îe ferois hors du lift. Mais de fortune ce îour
ie m'efueillay fort tard, tant à caufedu trauail
de la chaiTe, que pour m'eftre le foir amufée à
lire les lettres de Leriane qu'il m'auoit don-
nées, & faut .que i'auoùe que l'y leus'des du-
plications indignes du nom de fille, &: entre les
autres en la conclufion de l'vne il y auoit ces
mefmes mots : Receuez , ô beau & trop aima-
ble Damon3 les prières de celle qui fe donne
à vous, fans autre condition que d'eftre voftre:
Que iî ce n'eft par Amour, ce foit au-moins
par pitié. Certes, l'eftonnement que i'en eus
fut grand: mais plus encore lemefpnsque ie
conceus de ces paroles. Il fut tel, que de defpit
dauoir erré fi vilainement trompée, ie ne
pus clorre l'eril de long temps après rneitre
mife au lich Mais cependant qus Damon,
comme ie vous ay dit5fe promenoitdans cette
galerie, Leriane qui l'auoit veu en ce lieu3
voulut efTayer, il vn Amant peut mourir de
defplaifir : car ayant trouué en mefme temps
Therfandre, elle le conduifit à vne feneftre
baife au deiîous de celle où elle auoit veu que
Damon s'appuyoit quelquefois eftant las de
Livre sixiesme, 42,$
fe promener, & ayant remarqué qu'il y eftoit
•à l'heure mefme, feignant de parler bas elle
tint allez haut tels propos à Therfancfre. Afin
que vous connoifiicz, mon frère, que Madon-
the vous aime véritablement , & qu'elle fe
mocque de tous les autres qui ont opinion
ifeftre aimez d'elle, hyer elle me commanda
dés qu'elle fut reuenue de la chaffe, de vous
donner cette bague qu'elle a fait foire exprés
pour vous, toute femblable à celle que vous luy
auezveu porter il y a long temps, & vous prie
de l'aimer, & delà porter pour l'amour d'elle
pour fy mbole de voftre amitié, & pour faiTeu-
rance que déformais fa volonté ne différera
non plus de la voftre que cette bague de celle
qu'elle retient. O Dieux: quelle trahifon .' Eft-
îl polîible qu'vn efprit humain en ait cité l'in-
uenteur? Car il eftoit certain que i'auoisvne
bague femblable à celle qu'elle luy donnoit, de
qu'il y auoit long temps que ie la portois, &:
cette malicieufe l'auoit fait fectettement con-
trefaire auec deffein d'en commettre cette
xnefchanceté. Damon qui eftoit comme ie
vous ay dit, accoudé fur la feneftre haute,
oyant la voix de cette femme la reconnut in-
continent, &preftantplusattentiuement l'o-
reille, ouyt les paroles que ie viens de vous
dire. Et parce qu'à deflein elle fortit le bras
hors de la feneftre pour faire voir la bague à
Damon 3 il reconnut bien qu'il eftoic vray que
Dd iiij
424 La II. parité d'Astrte.'
j'en auoisvnc fcmblable: & cependant qinJ
tafchoit de la bien reconnoirtre, il ouytquc
Therfandre luyre(pondoit: le îure par tous
nos Dieux que cette fàueur m'eft tant agrea-
ble3 queie veux bien que Madonthe ne m'ai-
me iamais3iîiene l'emporte dans mon cer-
cueil, pour marque que îe fuis à elle, &que
c'efi la plus chère chofe que iauray iamais, &
à ce mot il la prit, la baifa diuerfeslbis, &en
fin fe la mit au doigt.
SiDamonfut tranfporté3& s'il auoitfuject
de fortir hors des limites du deuoir5ie vous le
laifle a penfer, fage Bergère: & toutesfois il
eut tant depouuoirfurfa colère , qu'il ne fie
nyne dit chofe qui peut en donner connoif-
fance , de peur que quelqu vn ne s'en apper-
ceuil,&ne l'empefchaft d'exécuter fon deffein.
En mefme temps la Roy ne s'en alloit au Tem-
ple pour affilier aux facnfices qui fe faifoient
prefque tous les matins. Et parce que la femme
deLiontidas ne labandonnoit gueres, îe la
fuiuis, comme les autres Dames de la Cour:
dequoy Damon n'eftant aduerty que nous ne
raflions des-ja en nos chariots, il monta à che-
nal 3c\: nous atteignit lorsque nous entrions
xians le Temple: Voyez quel malheur fut le
noftre. Taiiois refolu de receuoir fes exeufes,
& de l'affeurer que îe l'aimoïs, quelque de-
monftration que feutre faicte du contraire, &C
pour témoignage de mes paroles 1e voulois
Livre si'xusme. 42.J
rompre toute forte d'amitié auec Lcriane, &:
toute familiarité auec Therfandre , & ne cher-
chois que l'occafion de le pouuoir dire à Da-
mon: mais abufé de la trahifon que Leriane ve-
noit de luy fairejors qu'il me vit,ce fut auec vu
vifage fi renfrongné,& tenant fi peu de conte
du falut que îe luy fis , que véritablement i'en
demeuray offenfée , ne fçachant point le der-
nier fujet qu'il en auoit.Et toutesfois me repre-
f entant la ialoufie que le luy auois donnée,
quelque temps après îel'en exeufay. Nous en-
trafmes dans le Temple, où les facrifices furent
commencez, durant lefquclsie pris bien garde
de fois à autre qu'il me regardoit, mais dVn œil
il farouche qu'il tefmoignoit bien qu'il êftoit
fort tranfporté. Or oyez, îe vous fupplie, iuf-
ques où cette paffion l'emporta, lors que les
boities furent offertes, que chacun auec plus
de zèle & de deuotion faifoit d'vne voix baffe
& à genoux fes prières, il fe releua dans le mi-
lieu du Temple, & haufiant la voix, il profeÀ
relies paroles : O Dieu .' qui es adoré dans ce
fainét lieu par cette deuote affemblée , fi tu es
î ufte, pourquoy ne punis- tu l'ame la plus perfi-
de & la plus cruelle de toutes celles qui font au
monde : le t'en demande îuiticeen fa prefen-
ce, afin que fi elle a quelques defenfes, elle les
allègue: mais fi cela naduient point, ie diray
que tu es iniulte ou impuiflant.
Vous pouuçz peiiier, fage Bergère 3 quelle ie
■416 La II. Partie d'Astrh;
deuins, & quelle peur i'eus qu'en fon tranfpore
il n'en dit dauantage , ou fit reccnnoifîre que
c'eftoit de moy de qui il padoit.Toute Paffenfc-
blée tourna les yeux fur luy, tan t pour fa voix
qui eiloit pleine de terreur & d'efpouuante-
ment , que pour cette façon de faire 3 du tout
inaccoutumée. Mais lny fans en faire fem-
blant, après s'eftre remis a genoux, laiffa pa-
raçheuer le facnfice. Dieu fçait fi cela fit faire
de diuers iugemens a plufieurs : Et il fut très à
propos pour moy que le voile que i'auois fur
le vifage 3 empefehaft que Ton ne me vid : car
on euft fans doute reconnu à ma rougeur5que
c'eltoit de moy de qui il fe plaignoit: & fes
amis & fes païens trouuerent cette prière hors
defaifon 3 & n'attendoient la plus-part que la
fin du facnfice pour luy en dire leur aduis.
Mais ils furent bien deceus, d'autant que fe per-
dant parmy la foule il fe defroba, fans que per-
fonne s'en prit garde : & fe retirant en fon
logis après auoir donné ordre à fes affaires
le plus promptement qu'il pût , il m'eferi-
uit vne lettre , qu'il mit en fa poche 3 & re-
prenant la plume , efcriuit ces paroles à
Therfandre.
Livre sixiesmé, 417
DEFFY DE D AMON
a Theksandre.
SI l'offenfe que iay recette de voàf, neftoit
de celles qui ne peuuent ejlre effacées qu'a-
ucc le fang , ie ne defirerois pas Tberfandre, de
'vous voir feul auec l'ejpée en la main. Mais ne.
pouuant cjtre fatisfaiff d'autre forte, & [ca-
chant bien que vojlre courage ne vous rendit
ïamais plus lent au combat qu 'al 'offenfe 'je vous
tnuoye cet homme que vous connoijjez, bien
eflre a moy , & qui vous conduira ou ie vous
atiens fans autres armes que celles que nous for-
tons ordinairement au co/té, vous promettant
en foy de Cheualier que ïy fuis feul , & que vous
naurt 7 a vous garder de personne que de moy
qui juu D A M 0 N.
Il commandai vn ienne homme des fi en s,
nommé Halladin, qu'il auoit nourry 5 & qu'il
aimoit fur tous ceux qui le feruoient 3 fut pont
fon affeftion, fut pour l'entendement qu'il a-
uoit.qu'en diligence il luy menai!: vn cheual le
long des rempart s de la ville , fans que perfon-
ne le vift , &: qu'il en pnft vn autre pour le fut-
ure : Halladin n'y faillit pas, & ainfi eftant tous
deux fortis dehors, Damon laiiTe le grand chc~
4^8 LaII.Partie dAstree.1
mm, Payant choifi vn lieu commode pour fon
'defTeinJeplus reculé du paflàge commun, il
découure fon intention à Halladin: Finftniiâ
de ce qu'il doit faire, & enfin donne ce qu'il ef-
critiTherfandrc. Ce îcune homme defireux
de feruir fon mailtre félon fes commendemens
trouue Thcrfandre, & fart fi à propos fon mef-
fage que perfonne ne Yen prit garde. Mais
pourquoy perdrois-ie plus de paroles en ce fu-
jet ? Therfandre s'y en va : ils mettent lamain
a fefpée . Damon eft vainqueur, & laide Ther-
fandre efuanouy fur la place auec trois grands
coups dans le corps.Il cft vray qu'il n'eftoit gue-
remieux:toutesfoisileut allez de force pour
prendre la bague que Leriane auoit donnée.&
remontant à cheual, commanda à Halladin de
le fuiure.
Quant à mcy qui voulois en toute façon
contenter ceCheualicr, après toutesfois lauoir
tancé de fon imprudence, ie Fallois cherchant
de l'œil parmy les autres , & demeuray vn peu
eftonnéedeccqueie ne le voyois point 3 ne
fongeant au malheur qui eftoit arriué, lors
qu'après difner 3 ainfi que quelques- vnes de
mes compagnes &: moy nous promenions fur
lefoirdansvniardin, ievis arnuer Halladin,
qui s'eftant addrefTé à moy, me demanda iî
Leriane ri eftoit point près de la, & l'ayant faic
a; relier, il luy addreiïa fa parole en cette forte:
Leriane, mon maiflrc auifcaitbïen le cor
Livre sixiesme.' 4x9
tcmcncquc vous receurez des nouuelles que
fay à vous dire, m a commandé de les vous
raconter, non pas pour amitié qui foit entre
vous, mais pour celle qu'il fçait que Madon-
the vous porte. Et lors il nous raconta par le
menu tout ce que ie viens de vous dire de ce
combat : puis continuant; Lors qiùl fut re-
monté à cheual , dit-il 3 & queieluy vis pren-
dre les lieux plus efloignez de la fréquentation
du peuple, ie m'en eftonnay, car il eftoit fore
blcité, & ne pus m'empefeher de luy dire, qu'il
mefembloit, que le plus neceffaire eftoit de
trouuer, quelque bon Myre pour penfer fes
playes. Il me refpondit froidement : Nous le
trouuerons bien-tofî , Halladin 3 n'en fois
point en peine, l'eus opinion qu'il difoit vray,
& de cette forte iê le fuiuis quelque temps5non
fans peine toutesfois 3 en luy voyant perdre
vnefi grande abondance de fang. Enfin il
paruint fur les riues du fleuue de Garonne 3
en vn lieu où du riuage releué par quelques
rochers on voyait le courant de l'eau 3 qui
dVne extrême furie le venoit rompre contre,
& la hauteur eftoic telle qu elle faifoit peur.
Eftant arnué en cet endroit il voulut [mettre
pied à terre., mais il eftoit fî afFoibly de la per-
te du fang , qu'il fallut que ie luy ay daiTe à des-
cendre. Et lors s'appuyant contre le dos d'vn
rocher, il fortit de là poche vn papier ,& me
le tendant 3 il me dit. Cette lettre sadreffe
450 La IL partie d'Astree.
à labelleMadonthe: ne fay faute de laluy don-
ner : & fortant du doigt la bague qu'il anoit
oftée a Therfandre Donne la luy auii^me dk-
il, & 1 affeure de ma part que la mort m'eft
agréable, puis que îeluy ay pu rendre tefmoi-
gnagequeielameritoismieux qneceluy à qui
elleiauoit donnée. Et puis que mon efpéea
ofté du monde celuy qu'elle en auoit iugé di-
gne^ que fa rigueur oite la vie à celuy de qui
l'affection lapouuoit mériter, coniure la par la
mémoire de ceux defquels elle a pris naiffance,
&r par fon propre mérite, &: l'amitié qu'elle
m'auoit promife , de ne la donner ïamais plus
à perfonne de qui l'amour luy foit honteufe, &
qui ne la fçache bien conferuer. le receus la
lettre & labague,qiulme tendoif.mais voyant
qu'il n'auoit plus la force de fe fouitonir, àc
qu'il deuenoit pafle , îe le pris fous les bras, Se
luy dis qu'il deuoit faire paroiitre plus de cou-
rage 3 &: prendre vne autre refolution 5 fans
titre de cette forte homicide de foy-mefme: &
fortant mon mouchoir , ie le voulus mettre
contre vne de fes bleffures qui eftoit la plus'
grande 5 & par laquelle il perdoit plus de fang ,
mais meToltant de furie d'entre les mains:Tay
toy3 Hailadim, me dit-il, & ne me parle plus de
viure, maintenant que ie ne le puis aux bonnes
grâces de Madonthe : & lors eftendant mon
mouchoir fous fa bleflure 5 il receut le fang qui
en fortoit, & le voyant prefque plein me le
Livre sixiesme, 451
tendit, & me dit telles paroles. Fay moy
paroiftre en cette dernière occaiïon , que la
nourriture que îe t'ay donnée, & l'eflection
que fay faite de toy,n'a point efté fans rai-
foti : Et foudain que îe feray mort , porte
ma lettre &: cette bague à Madonthe, & ce
mouchoir plein de fang à Leriane , & dy
luy, que puis qu'elle n'a pu fe faouler de me
faire mal tant que iay vefeu , ie luy enuoyc
ce fang, afin qu'elle en palTe fen enuie. Com-
ment, luy dis-ie, Seigneur, queievous voye
mourir pour des femmes qui ne le mentent
pas ? PiuftofL ii vous me le commandez, ie
leur mettray ce fer dans le cœur, & leur feray
reconnoiflre qu'elles font indignes qu'vn tel
Clieualierfoittraitte pour elles de cette forte.
Voyez quelle fut la force de fon affection: Il
eftoit réduit a telle extrémité , qu'à peine pou-
uoit-il parler , & tout ce qu'il pouuoit faire ,
c'eftoit de fe fouftenir appuyé contre le rocher:
mais lors qu'il m'oiiyt tenir ce langage , il fe
Jeua de furie , mit la main à l'efpée , & m'euft
fans doute tué fi ie ne me fuffe fauué de vi-
teffe : & voyant qu'il ne me pouuoit atcaindre;
Eft-cc donc ainfi, m'efcria-t'il, mefehant &
deiloyalferuiteur, que tu parles indignement
delà plus parfaite Diane du monder Sois cer-
tain que fî la vie me demeurait, tu ne mour-
ras ïamais que par ma main. Et lors reuenant
fur le lieu où il eftoit défia, & fentant que h
4?i La II. partie d'Astree;
foiblefôcommençoitdclefai/ir, il eut peu*
comme ie puis mger, que venant à s*cfua-
noùyr, ie le fifle emporter en lieu où il fuit
penfé contre fa volonté. Cela futcaufe que
le hairant d approcher le rocher efearpé, il
s'eferia , Vous perdez auiourd'huy , ô belle
Madonthe , celuy de qui l'affection pouuoit
feule eftre digne de vos mentes. O Dieux,
quel tranfport.'ô Dieux, quelle Manie! ie le
\is qu'il fe îetta la te/te première dans ce fleu-
ue^e courus pour le retenir, cV a la venté ie
fus fi prompt que ie le pris par l'vn des pan s de
ion lioqueton : mais le branle qu'il s'eftoit
donne eut tant de force , qu'au lieu de le re-
tenir il m'emporta auec luy dans lariuicre,
où il faut que l'aduouë que la crainte de Ja
mou me fit oublier le foing que i'auois de
le fauuer : & ainii allant au fonds 3 ie fis ce
que ie pus pour reuenir fur l'eau, & gagner
après le bord , ou l'arnuay fi las? & eftonné
àc ce danger, que ie ne fçeus remarquer
que deuint le corps de mon pauure maiftre,
le demeuray quelque temps léseras croifez
regardant le cours du fleuue : mais voyant que
s'en eftoit fait, ie remontay au mieux queie
pus ce nuage, &me femblant d'eftre obligé de
fatisfaire aux derniers commendemens qu'il
m'auoit faits, ie ramafTay & fa lettre , &c fa
bague , que i'auois mife en terre quand ie luy
auois voulu eftancher fes playes , &: prenant
mon
vLïvble sïxiesme»' '433
mon mouchoir ie viens les vous prefenter,
C'efl à vous 3 Madame , me dit-il 3 que cette
lettre & cette bague font deuës, & n'en ayez
point d'horreur: encor qu'elles foient tachées
defang:carc'eftduplus noble &: du plus gé-
néreux qui fortit iamais d'vn homme. Et c'èft
à toy, dit -il 3 saddreffant à Leriane, qu'eft
deu ce mouchoir que ie te veux donner 5 iaou-
les-en ta rage 3 & te relTouuiens que fi iamais
les Dieux ont elle iuftes3 ils puniront ta mef-
chanceté. A ce mot il luy ietta aux pieds vn
mouchoir tout plein de &ng-, & fe mettant aux
cris s'en alla comme defefperé, fans qu'on pûc
tirer autre parole de luy.
Il ne faut point que ie m'arrefte à vous dire,
fi ce ménage me toucha viuement: carilfe-
roit impofTible de le pouuoir reprefenter 3
tant y a que toute hors de moy on me ra-
mena dans ma chambre 3&: de fortune ieren-
contray qu'on rapportoit Therfandre qui
n'eftoit encore lans fentiment. Quand ie fus
reuenue en moy-mefme3 & que d'vn efprit
vn peu plus raffis 3 l'eus ietté les yeux fur la
bague que Halladin m'auoit apportée 3 il me
fcmbla de voir celle que ie portois ordinaire-
ment, & les approchant fvne de l'autre 3 ien'y
trouuay autre différence 3 finon que celle-cy
eftoit vn peu plus neufue & plus grande, le ne
fçauois penfer pourquoy elles auoient elle fau
tes fi femblables,ny qui l'auoit donnée à Ther-
2, Part, E e
434 La II. partie d'à s t \ e e."
fandre: Enfinieleus la lettre qu'il m'efcnuolr.
qui fetrouua telle:
LETTRE DE DAMON
a Madonthl
MAdame, puis que la comtoiffances
que vous euftes hier de ma véritables
ïif::rion , & de la malice de Leriane , au
lieu de tri 'ejlre fauorable , a fans plut ejlé eau-
Ce de vous faire fauorifer dauantage vnes
ferfonne qui en estant indigne , renomiellant
far vne bague les afeurances de la bonnes
volonté que vous luy aue? promise ; ie me
refus de vous faire voir par mes armes ques
celuy a qui vous faites ces faueurs, riejl capa-
ble de les concerner co?ttre celuy a qui vous les
refit fez> imufiement. Et que fi elles fe pôuuoient
acquérir far valeur ou par affection, il ri y au-
ra t perfonne qui le s deufipretendre que moy. Et
tutesfoisiugeantque ie ne mérite deviure ,puis
jttë i-kj le courage d' aimer celle qui me mefirifes
pour vn homme de fi peu de valeur , file fort des
armes , comme ie tien fuis point en doute , fis
tourne a mon aduantage , ie vous promets que
la veue que vous aurez, de m oy, ne vous donnera
iamais de fir de vengeance four vous auoir oflé
voftre cher Therfandre^ oh le fer* l'eau ejr le
Livre six iesmb' 45 ?
fiu ne feront pas capables de faire mourir <v?t
pu [érable.
Ces paroles, quin'eftoient pleines que d'vn
extrême tranfport5me firent vne effrange bief-
furc en lame : car ie fus faille dvn fi grand
defplaifir que ie ne vous fçaurois dire^nyce
que ie dis , ny ce que ie fis. Tant y a que me
mettant au lia, ie faillis de perdre l'entende-
ment , me femblant à tous coups que Da-
monmepourfuiuoit, 8: fur tout ce mouchoir
plein de fang me reuenoit deuant les yeux : de
forte qu'il falloit qu'il y euft toufiours quel-
qu'vn auprès de moy pour me r'affeurer. Le-
nanequine penfoit pas que ie fceuiTe toutes
fes malices 3 voulut viure comme de couftume
auec moy : de pour mieux feindre s'en vint
toute efplorée au cheuet de monlict : mais fou-
dam que ie l'apperceus 3 il faut que l'auouë
que ie n'eus point aiTez de force fur moy pour
diiTimuler la hayne que ie luy portois: aufîi
me fembloit-il inutile , puis que Damon eftoïc
mort. Ofte-toyd'icy, luydis-ieD mefehante
& perfide créature. Ofte-toy d'icy pefte des
humains , &: ne viens plus autour de moy pour
continuer tes malices & tes trahifons 3 &: croy
que fi fauois la force , auffi bien que la volonté,
ie t'eftranglerois de .m es mains 3 & me faou-
lerois de ton cœur. Ceux qui efloient dans
la chambre 3 ignorant le fujet que fauois
Ee îj
43V La IL partie d'Astre t.
de luy parler de cette forte 3 demeurèrent infî-
niment ef tonnez: mais elle qui auoit lefprit le
plus prompt en fes malices qui fut ïamais 3 for-
çant de ma prefence îoignoit les mains, plioit
les efpaules , & leuoit les yeux en haut , & leur
difoit d'vne voix balfe , que i'eftois hors de
moy, &queierefuois (ce qu'ils creurent aifé-
mentpour m'auoir defîa oiiy dire quelques pa-
roles mal à propos ) &fortit de ma chambre
auec cette excufe. Cependant Theriandre re-
uint en fanté, car les coups qu'il auoit ne fe
trouuerent point mortels, ôda perte du fang
fans plus eftoit celle qui l'auoit fait efuanoùyr.
Et de mefme en ce temps-là fauois repris mon
bon fens, & commençay de m'enquerir de
ce que l'on difoit par la Cour de moy. le fçeus
de ma nourrice qu'il m'aimok comme fon en-
fant, chacun en parloit félon fa paffion : mais
que tous en gênerai me blafmoient de h mort
de Damon3 &: que Ton tenoit pour certain que
Leriane auoit dit beaucoup de nouuelles à
Leontidas3&àfafemme3&en mefme temps
îe vis entrer Therlandre dans ma chambre. Si
venue me donna vn grand furfaut 3 &ne vou-
loïs point parler à luy lors qu'il fe ietta à ge-
noux deuant mon lift, &me voyant tourner
la tefte a cofté : Vous auez raifon 3 me dit -il 3
Madame, de ne vouloir point regarder la per-
fonne du monde la plus indigne de voflre
Vcue: car fauouë que ie mente moins cet hon*
Livre sixiesme! 437
neur qu'homme qui viue3 pour vous auoir
donné tant de fujcrs de hayne. Mais s'il vous
plaift d oiiyr ce que ie viensvous declarcr.peut-
eftre ne me iugerez vous point tant coulpable
que vous faites maintenant-, & parce que ic luy
refpondois auec beaucoup d'aigreur , & que ie
nevouloisluydonnerloiflrdeparler,manour-
riflc m'en reprit, me difant que ie deuois l'ef-
couter, parce que s'il n'auoit failly il n'eftoit rai-
fonnabledeletraitterde cette forte : & que s'il
auoit fait faute 3 ie le pourrois auec plus de rai-
fon bannir de ma prefence après l'auoir oiiy.
Et bien, luy dis-ie, que penfez- vous qu'il vueil-
le alléguer ? ie le fçay aufïi bien que luy. Il dira
que l'affe&ion qu'il m'a portée le luy a fait fai-
re: mais qu'ay-ie affaire de cette affe6tion5fi elle
m'eft dommageable? le n'accuferay pas, me
dit-il3 Madame3 feulement cette affection dont
vous parlez, encores peut-eftre qu'enuers quel-
que autre cette excufe ne feroit pas trouuée fî
mauuaife que vous la dites : mais ie vous diray
de plus 3 queïamaisperfonnenefut plus fine-
ment trompée que vous & moy l'auons eftez
parLeriane. Et fur cela il reprit toute l'hiftoi-
reque ie viens de vous faire 3 de quelle forte
elle luy donna courage de me regarder3de par-
ler à moy 3 d'afpirerà mes bonnes grâces 5 les
faueurs controuuées qu'elle luy portoit de
ma part, les inuentions contre Damon,les rap-
ports que par fon moyen elle me faifoit faire
Ee iij
4"(8 LaII. partie d'A str.ee,
de l'amitié feinte de luy & d'Ormanthe 3 par
qui fa tante auoit elle aduertie de ce que ie
vous ay dit: bref le prefentdelabague qui auoit
efté, commeilcroyoit3le fujet du combat de
Damon&deluy. Et enfin il continua de cette
forte. Or, Madame., îugez s'il eft polfible que
telles efperances ne trounaffent place dans la-
me la plus prudente & aduifée qui fut iamais,
puisque celuy qui vous verra, fans fouhakter
ce bon-heur, pourra auec raifon eftre acciifé
de défaut de îugement^ & plus encorey eftant
attiré par les rapports & par les artifices de Le-
nane 3 de qui fay penfé vous deuoir dire la
perfidie , afin que vous preniez garde à la der-
niere mefehanceté quelle vous a faite , &: à
moyauflTi. Lors il me fit entendre que cette
malicieufe femme, voyant bien qu elle ne pou-
uoitplusmabufer, ny luy aufli , &: de plus fe
fentant rudement menaîfée par Leontidas c\r
fafemme, qui luy reprochoientlepeude foin
qu elle auoit eu de m oy, afin de s'exeufer, auoit
dit tout ce quelle auoit fçeu imaginer de pire
de nous, leurfaifant entendre que faimois &:
eftois aimée de tant de perfonnes, que quand
elleprenoit garde a lvn 3 l'autre la deceuoit , &
entre ceux quelle auoit nommez, Damon &
Therfandre n auoient pas efté oubliez.Dequoy
Leontidas eftoitde forte en colère , & plus
encore fa femme, foït contre moy, fon con-
tre luy3 qu'il auoit penfé eftre à propos de
Livre sixiesme] 459
m'en aduertir, afin que l'y donnafle le meil-
leur ordre que ie poiUTois. Et aprcsil adioufta
tantdefupplications, en me demandant par-
don de l'offenfe qu'il auoit Êiice de m'ofer ai-
mer, & me fit tant de proteflatïons de viure à
l'aduenir comme il deuok , que ie fus con-
trainte, par l'aduis mefme de ma nourrice , de
luy pardonner.
Mais/ fages Bergères 3 ie vous raconteray
maintenant l'vne des plus grandes mefehance-
tez qui fut iamais ii mentée contre vne perfon-
ne innocente. le vous ay dit qu'Ormanthe
auoit., par le commandement deLeriane, ren-
du toutes les pnuautez qu'elle auoit pu à Da-
mon. Il faut que vous fçachiez qu'elle n'eftoit
point fî laide, ny luy fî degoufté qu'enfin ûs
n'eavinfifent aux plus eftroittes faueurs: telle-
ment quelle deuint enceinte. La pauure fille
le déclara incontinent à cette malicieufe , qui
au commencement en fut'eftonnée -.mais re-
uenant foudain àfes malices accouftuméeSjeile
fit deifein de fe feruir de cette occafion pour
faire croire à Dam on que i'aurois eu cet enfant
deTherfandre : & pource elle deffendit tres-
expreirementàOrmanthe de ne luy en rien dit
re,ny àperfonnedu monde: ôc deilors parce
que le ventre commençoit à luy grommelle luy
enfeigna comme elle fe deuok habiller pour
couunr cette enfieure portant des robbes vo-
lanteSj ou froncées au corps. Mais quand elle
Ee irij
44° La IL partie d'Astree;
fçeut que Damoneftoitmort, & que toutes
chofes eftoient changées,comme vous auez en-
tendu, elle refo lut de ne perdre pas cette belle
inuention 3 & de s'en feruir à ma ruyne. Voi-
cy donc ce qu'elle fît. Depuis l'accident deDa-
mon, i auois prefque touliours tenu le lict, fi-
non l'apres-difnéc que ie me leuois, & me
renfermois dans mon cabinet où ie demeurois
iufquesàneuf& dix heures du foir /entrete-
nant toute feule mes penfées, fans que per-
fonne fçeut que l'y fuiTe,finon ma nourrice , de
quelques filles qui me feruoient 3 aufquelles ia-
uois deifendu d'en parler à perfonne du mon-
de. Et parce qu'on euft pu trouuer eftrange
que îen'allois plus chez la Royne, fi l'on euft
fçeuqueien'euilepointeudemal, ie feignois
d'eftrefort malade :& pour tromper les Méde-
cins , ie ne me plaignois point de la fiéure
ny d'autre maladie reconnoiffable : mais quel-
quesfois de la migraine, du mal de dents3 de
la colique & femblables maux. Et d'autant
que quelques -vnes de mes amies m'en-
uoyoientvifiter, n'ayant pas la hardieiTe d'y
venir elles mefmes pour ne defplaire à Leontr-
das 6c a fa femme, quiauoientvn grand pou-
noir près du Roy Se de la Royne 3 i'auois com-
mandé à ma nourrice de faire mettre vne fille
dans mon licl:, qui receuoit les mcf&ges pour
moy :8c feignant que le mal l'empefcnoit de
parler , ma nourrice feifoit les refponces.
Livre six ie s me. 441
Les feneftres qui eftoient bien fermées 3 & les
rideaux bien tirez empefchoient que la clarté
ne pouuoit entrer dans la chambre, de forte
qu'il n'y auoit perfonne qui s'en prift garde.
OrLenanefut aduertie parfaniepce, que ie
ne faillois point toutes lesapres-difnéesdeme
renfermer de cette forte, parce que ie ne hayt
fois point Ormanthe, encor qu'elle fnft en par-
tie rinftrument démon mal,connoitfant bien
qu'elle n'y auoit rien fait de malice: fi bien
qu'elle eftoit toufiours demeurée parmymes
filles : & à cette fois mefme elle déclara à Le-
riane ce que ie vous viens de dire, plulloft par
ma fimplicité que par malice. Mais fa tante qui
ne fongeoit qu'à me ruiner entièrement de ré-
putation, voire à me faire perdre la vie, de
peur que ie ne declaraffe à Leontidas les mef-
chancetez qu'elle auoit faicte , penfa d'auoir
trouué vn bon moyen pour paruenir a la fin de
fes defirs. Et parce qu'elle auoit fçeu que
Therfandre m'auoit dit tous les artifices dont
elle auoit vfé contre Damon& contre moy5
elle tourna en haine mortelle toute la bonne
volôté qu'elle luy auoit portée. Et d'autât qu'il
n'y eut ïamais vn efprit plus plein de ruze de
de malice que celuy de cette femme, elle penfa
de fe venger tout à coup deTherfandre& de
moy : & voicy les moyens qu'elle tint : Elle
demanda à Ormanthe depuis quand elle pen-
foit eftre enceinte : & après auoir conté elle
442- La II. partie d'Astree.'
trouua quelle eftoit dans fon neufîefme mois,
dont elle fur tres-ayfé , & après luy auoir don-
né bon courage, & commandé airelle tint bien
fecret fon gros ventfe, elle luy dit quauffi-toft
qu'elle fen droit quelques tranchées, elle l'en
fit aduertir, & que cependant le plus ibuuent
quelle pourroit , elle fe mit dans mon lict en
ma place pour receuoirles mefïàges, ainiî que
ie vous ay dit. Et baitiiTant fa trahifon la drf-
fus, elle vint trouuer la femme deLeontidas,
qui retirée de toute compagnie , regardoir
l'eftat des affaires de famaifôn. Et après s'eitre
mife à genoux deuant ci e5 la fupplia de luy
vouloir pardonner la nonchalance dont elle
auoit vfé en ce qui me concernoit. Et parce
qu'eile connoiiToit bien que cette Dame eftoit
plus offenfée, à caufe de mon bien, que pour la
perte qu'elle failbit de moy, d'autant qu'il n'y
auoit plus d'apparence que fon nepueu me
deuit 4f>oufer, veu l'opinion que l'on auoit
de Damon , elle adioufta ces paroles. Que s'il
vous plaif ^Madame, me remettre en vos bon-
nes grâces 5 ie vous donneray vn moyen in-
faillible & tres-iufte pour rendre voftre^ tous
les biens de Madonthe. Cette Dame oyant
cette proportion tant félon fon humeur s'a-
doucit vn peu, & fans luy refpondre aux autres
pomets qu'elle auoit touchez, elle luy dit: Et
quel moyen auez-vous pour effectuer ce que
votb dictes r le le vous dirayenpcu de rncts^
Livre -si xi ism e. 441
refpondit cette mefchante : mais auec condi-
tion, Madame,que vous me pardonnerez 1 ot-
fcnfe nouuellc que îe vous declarcray, fi vous
iugez qu'il y ait de ma faute. Et luy ayant com-
mandé qu'elle parlait hardimet,Lenane reprit
la parole ainfr. Madonthe (en laperfonnede
laquelle, Madame, Dieu a bien fait paroiftre
qu'il vous aimoit, puis qu'il n'a voulu permet-
tre qu'elle entrait en voftre maiibn) eft la plus
miferable &: perdue fille d'Aquitaine, & fa-
uoiie que le n'euffj iamais penfé qu'vne icu-
nefle telle que la Tienne euft pu fi bien decc-
uoir ma vieilleiTe : & toutesfois il eft certain
que fa façon modefte , fa froideur, cette mine
altiere , & bref, les honorables ayeuls dont elle
eftokiiîuë, &plus encores les bons exemples
qu'elle auoit de vous, m'ont tellement abufée,
que l'euffe refpondu auec autant d'alfeurance
de fa pudicité que de la mienne propre: Et
toutesfois îe viens de defcouunr qu'elle elt en-
ceinte. Madonthe eft enceinte, interrompit
cette bonne Dame toute furpnfe : Ouy, Ma-
dame , refpondit Lenane ,&fiic vous diray
de plus, qu'elle eft prefte d'accoucher. Ahî
la miferable qu'elle eft 3 répliqua telle , &
comment s'eft-elle de tant oubliée ? & com-
ment n'y auez-vous eu l'œil? Ah.' il fon père
viuoit, en quel lieu de la terre euiteroit-elle
ion iufte courroux ! Qujl eft heureux d'eftre
444 La II. partie d'Astre i.
mortauant qu'elle ait fait vne fi grande honte
àfarace: Mais de qui 3 & comment le fçauez-
vous? Madame, dit-elle, ie vous fupplie tres-
humblement de me pardonner, &de croire
queie n'ay pas efté fi nonchalante en la charge
que vous m'auez donnée d'auoir foin de la
conduitte, comme i'ay efté deceue de la bonne
opinion que fauois d'elle : veulepeu d'appa-
rence qu'il y auoit qu'elle deuft aimer vne per-
fonne de fi peu que Therfandre : &: l'auoiie qne
la îaloufie a les yeux plus clairs-voyans que la
prudence , puis que Damon s'eftoit bien ap-
perceu de cette amour que ie n'auois iamais
veuë. En fin ie l'ay fçeu par le moyen d'vne
fàge femme 3 à laquelle elle s'eft adreiTée pour
faire perdre fon enfant. Mais la bonne femme
qui eft vertueufe5&qui ne voudroit commettre
vne telle mefchanceté, luy a refpondu qu'il ne
fe pouuoit 3 parce que l'enfant eftoit entière-
ment formé , voire prcft à fortir , mais qu'elle
ne fe mit pas en peine, qu'elle la feroit accou-
cher fi promptement que perfonne n'en fçau-
roit rien. Or cette femme a eu peur quelle ne
fe mesfift: c'en: pourquoy elle m'en eft venue
aduertir, m'ayantveuë dés long temps auprès
d'elle, afin que l'y pnffe garde. Et parce que
i'eftois en peine de fçauoir qui en eftoit le pè-
re, ie luy ay demandé fi elle n'en pouuoit
foupçonner perfonne. Mal-ayfément , m'a
t'elle dit; fi ce n'eft Therfandre : car à toutes les
Livre sixiesme.' 445;
fois qu'elle regardoitfon ventre, & qu'elle fon-
geoit au danger où elle eftoit, elle ne difoic au-
tre chofe finon : Ah.' Therfandre, que ton
amitié me coufte 1 cela méfait iuger que c'en:
luy. Or, Madame, confiderez comment ie
pouuois me garder de ceftuy-cy, eftant do-
mcftiqueôc homme de fi baffe qualité au prix
d'elle, que ie n'euffe ïamais penféqu' elle y cuit
daigné tourner les yeux. Mais puis qu'elle s'eft
rendue indigne de voltre alliance , il faut
quelle foi.t punie comme elle mente 3 & vous
deuez croire que Dieu l'a decette forte abandon-
née pour la faire feruir d'exemple aux autres
de fon aage. Cependât vous deuez vous acqué-
rir les biens que la fortune luy auoit préparez
auec fi peu de mérites. Et en voicy le moyen :
Vous fçauez, Madame, que par nos loix, toute
fille qui manque à fon honnefteté, cil con-
damnée à mourir par le feu. Nous la conuain-
crons de cette faute fort ayfément, comme
vous pouuez penfer , puis quelle en a des
tefmoignages dans le ventre;, defquelselle ne
fe peut desfaire: Et parce que celles qui font
ainli condamnées, ne perdent pas feulement
la vie, mais le bien au fil, qui eft acquis au Roy,
il faut le luy demander des premiers : car il n'a
garde de le vous refufer. En ce mefme temps
Leontidas entra dans le cabinet, & trouuant
Leriane: Eft-il poffible, dit-il à fa femme, que
vous ayez le courage de voir cette perfonne
44^ La IL partie d'Astrie^
qui cft caufe de tout le defplaiiîr que nous
auomr Sa femme Rapprochant de luy, défi-
rcufe d auoir mon bien le tira contre vne fe-
fïeilre5& commença de luy raconter ce qu'elle
vendit d'apprendre: &quoy qu'il fuft gene-
; oc plein d'honneur, fi le tourna-t'eile de
tant de coftez qu'en fin il s'accorda à tout ce
quelle voulut: &ainfi r'appellant Lenanequi
fe tcnoit vn peu efloignée , il iuy commanda
de dire la venté, & far tout de ne rien mettre
en auât qu'elle ne peuit veriiier.Elle plus aflTeu-
rée qu'il ne fepeut croire, reprit d'vn bout a
l'autre tout le difeours qu'elle auoit des-ja fait
a fà femme, & en fin concludque s'il ne fe
vouloir aiTcurer en ce qu'elle difoit, qu'il luy
donnait vne fage femme, pourueu qu'elle ne
ïuil point connue de moy, & qu'elle me feroit
toucher à elle, & qu'il en pourroit apprendre
]a venté par fon rapport. Leontidas trouua
cette preuue fort bonne , &: dés le lendemain
luy en enuoya vne. Il aduint que ce îour la, fa
niepee par ion commandement s'eftoit mile
en ma place dans le lia, &pour empefeher
que ma nourrice ne fe prift garde de ce qu'elle
vouloit faire, elle dit à la femme de Leontidas
qu elle l'eniioyau quérir ,' fous prétexte de luy
demander de mes nouuelles. De cette forte
ma chambre demeura fans aucune perfonne
qui euit du lugement , iî bien que Leriane en-
trant dedans auec cette fage femme3 Payant
Livre si xi es m t. 447
bien inftruit Ci nicpcc de ce quelle auoit à
dire: die s'approcha d'elle, ôcluy dit: Mada-
me, îe vous auois promis de vous amener vne
perfonnequi vous foulageroit en voftremal:
1e vous tiens parole a ce coup : car vous ne
deuez rien craindre tant que vous aurez celle
queie vous ameine. Ormanthe contrefaifant
fa parole, refpondit fort bas 3 elle foit la bien-
venue. Ne trouuercz-vous pas bon. Mada-
me, dit la bonne femme, que îe fçache en
quel eftat vous eftes ? le le veux bien, refpon-
di: Ormanthe. Elle Ce mit donc incontinent
fous le tour du lie!, & paffant les mains furie
ventre d'Ormanthe, fit ce qu'on a accoutu-
mé en femblables occafions, &: de fortune
l'enfant remuai de forte que cependant qu'el-
le la touchoit, les douleurs prindrent cette
pauure fiUe, qui fut fi fort préfixe de Lena*
ne , & par la fagç femme , qu'en moins de
deux heures elle accoucha fans bruit , & fans
que perfonne dans le logis s'en prift garde,
tant la pauure Ormanthe fe contraignit. Le-
riane qui vid la chofe reiiiTir fi bien 3 félon
fondelR-in, donnant diuerfes commiflions à
deux filles qui eitoient dans ma chambre, fit
fi bien qu'elle demeura feule : & foudain y
ayant pourueu de longue-main, fit bien ban-
der fa mepee, de fans que la fage femme s'en
prift garde la fît leuer vne heure après, cepen-
dant qu'elles cenoient auprès du feu le petit
44S La II. partie d'Astree!
enfant. Et pour paracheuer fa trahifon elle
porta l'enfant auec la fage femme à Leontidas
tout a defcouuert, eftant bien ayfe que chacun
le viil fortir de ma chambre 3 &: de mon logis.
le l'oùys bien crier du cabinet où l'eftois :mais
ne me doutant en façon du monde de cette
mefehanceté 3 ie ne voulus me deitourner de
mes triftes penfées. Elle s'addreffa première-
ment à la femme de Leontidas , & auec le
tefmoignage de celle qui auoit accouché Or-
manthe, elle luy donna vne telle affeurance
que l'enfant eftoit mien , qu'elle le creut &
Leontidas aufîi. Mais pour couunr encores
mieux cette trahifon, elle dit à cette Dame
quelle la fupplioit de fe contenter d'auoir
mon bien , &: que fi elle me vouloit conteruer
la vie, elle s'afTeuroit que ie ne ferois point de
difficulté 3 veu la faute que l'auois fai&e, de le
luy donner, de me renfermer pour le refte de
mes iours entre les filles Druides, ou Veitales.
Que ce feroit vne œuure très- agréable à Dieu
de me fauuer la vie pour ne diffamer point vne
fî bonne & honorable famille que la mienne :
qu encores que TeuiTe commis vne fî grande
faute, elle ne pouuoit toutesfois oublier l'a-
mitié qu'elle rnauoit portée, cependant que ie
viuois félon mon deuoir : & que c'eftoit la
feule occafion qui luy faifoit faire cette prière.
Lafemme deLeontidas qui n'auoit pas deffein
fur ma vie, mais fur mon bien feulement, y
confentic
Livre sixnsMf. 449
cbnfentit fans grande difficulté: maisLcôriti-
das qui eftoit homme d'honneur, &qui n'y
tournoie point les yeux, fut longtemps au-
parauant que de s'y accorder. En fin l'impor-
tunitédefafemme, ioinâe aire feintes larmes
deLeriane53de fouuemr qu'il tut de quelques
obligations, dont mon père Fauoit autres-fois
lié, le vainquirent : fî bien qu'ils donnèrent
charge à Lenane de me perfuader ce qu'elle
leur auoitpr ope fé.
Or le deifein de cette mab'cieufe créature,
n'eftoit pas celuy-la, mau e:ie eut peur que û
fur l'heure i'euffe eftévifîtée, l'on n'euft trop
ayfément reconnu que îe n aùois point fait
d'enfant, de forte qu elle defira ce faire en fa-
çon que quelques iours s'efcouiafftnt , après
lefquels la connoiiTance n'en fuit pas fî afîeu-
rée. Et pour rendre la chofe plus vray-fem-
blable, elle fupplia Leontidas & fa femme de
luy donner quelques- vns pourvoir l'eftat où
i'eirois : ce qu'ils firent 3 commandant à vne
vieille Damoifelle, &àvnvieil Cheualierqui
eftoit de leur maifon , & aufquels ils auoient
beaucoup dafTeurance,defuiuréLeriane. Elle
auec la fage femme, après auoir mis l'enfant à
nourrice, les conduit dans ma chambre ^'ap-
proche du li£t: mais lors qu'elle n'y trouue
perfonne, clic fait de reftonnée3el:e le defeou-
ure , & leur montre les marques d'vn accou-
chement^ feignant de nefçauoiroù felfois,
2, Part. Ff
4jc La II. partie d'Astree,
me cherche fans faire bruit, & en fin me trouue
en mon cabinet. Elle les appelle, &: fans que
i'y priiTe garde me montre par le trou de la
ferrure, feftois pour lors couchée de mon
long fur vn petit liftj & auois la main fous la
telle, refuant au miferable accident de Da-
mons à la réputation qui m'en eftoit demeu-
rée , de forte qu'à mon vifage on pouuoit re-
connoiftre les triftes reprtfentations de ma
penfee. Cette mefchanre leur fit croire que
c eftoit de mal & de lafTitude que ie demeurois
de cette forte : ce qu'ils creurent ayfémenc
pour les apparences qu'ils en auoient veucs:
&: trompez de cette forte, s'en retournèrent
faire leur rapport. Cependant Leriane eilant
demeurée feule auec la fage femme, fit chan-
ger les linceuls de mon lier , & tout ce qui me
pouuoit donner cônnoiffancc de ce qui s'y
eftoit paiîé, & contentant fort bien cette bon-
ne femme la licentia, après l'auoir conjurée
de n'en parler point, mais de bien remarquer
le iour ôc l'heure, afin qu'en temps & lieu elle
s'en peufî refTouuemr, & après elles partirent
de mon logis. Ma nourrice y reuint quelque
temps après, ayant toufiours efté retenue par
la femme de Leontidas, & ne trouuant rien
de changé dans ma chambre, ne s'eftonna
d'aune choie que de ne voir point Orman-
thé dans mon îiGt : mais penfant qu'elle eii/è
eu quelque affaire , elle n en fit plus grande
Livre sixiesme" 4?ï
recherche. La nui£t eftant venue , & l'heure
que l'auoisaccouftumé de me coucher, ie fis
comme de couftume, & me repofay iufques
au lendemain fans entrer en nulle douce. Ce-
pendant Leriane baftiffoit de merueilleufes
harangues en mon nom, difant à Leontidas
ôc à fa femme que ie les fuppliois tres-hum-
blement d'auoir pitié de moy, qu'ils auoient
ma vie & ma mort entre les mains , que ie
me donnois à eux, &queie nevoulois plus
qu'vne maifon retirée, pour me renfermer
en lieu où perfonne ne me vift : Qujmfîi-
toft que ie ferois en eftat de marcher, ie leur
Viendrois demander pardon de la faute que
i'auois commife , & requérir permiiTion de
me retirer du monde. Bref, fages Bergères,
cette femme conduiiîtiî bien fa mefchanceté,
que fïx femainesfepafferent, durant lefquel-
les Ormanthe fe remit en eftat, qu'on n'euft:
iamais iugé à la voir quelle euft fait vn en-
fant: Et feignant d'auoir eu quelques affaires
chez elle, reuint plus belle qu'elle n'auoit ia-
mais efté. Leriane l'auoit fî bien inftruite, que
quand ie luy demanday pourquoy elle s'en
eftoit allée fans m'en parler, elle me refpon-
dit qu'elle n'ofa pas heurter à la porte de mon
Cabinet , &: qu'elle croyoic que ce ne feroit
que pour deux ou trois iours , & par ainfî
pcnfoit d'eftre pluftoft reuenuë que ie n>u-
rois pris garde qu elle feroit partie. le receus
Ff i)
4^ La II. partie d* Astre e!
cette excufe, &: luydis feulement qu'elle n'y
retournait plus fans me demander congé,
Or ces chofes eflans en cet eftat, Leriane ne
craignant plus qu'on la peuft conuaincre de
menfonge, refolut d'acheuer fon mal-heureux
deffein: Elle auoitdeux coufinsgermatfisqui
portoient les armes, de qui s'eltoient acquis en
toutes les armées où îlsauoient eflé, la répu-
tation de tres-vaillans Cheualiers. Ils eftoient
frères, fi grands & forts,&: fî adroits aux armes,
qu'il n'y auoit perfonne dans la Cour de Tor-
nimonde qui les égalait. Au refle ilseftoient
pauures,& n'auoient autre efperance que celle
d'eftre héritiers de Leriane. Elle qui faifoit
deffein de fc feruir de leur couragejes obligeoit
par des prefens,&:par fes paroles leur faifoit
entendre qu'ils deuoient efperer d'auoir fon
bien : ce qui les lioit de forte qu'il n'y auoit
commandement qu'elle leur fît, qu'ils n'ef-
favaffent d'exécuter. Apres s'eftre affeurée de
leur volonté, elle commença de changer de
difeours en parlant a Leontidas, & à fa femme,
difant que ie reprenois courage, que ie ne par-
lois plus de me retirer du monde,que l'oubkois
ce que ie leur deuois : bref, quelques iours eftâs
cfcoulez,elle leur dit qu'il ne falloit plus rien
efperer de moy que par force, que ie niois
tout ce qui s'eftoit paffé, & en difant cecy,elle
fcignoit d'eftre tant offenfée contre moy,
qu'elle auoiioit que i'eftois indigne du bien
Livre sixi'esme] 453
qu'ils me vouloicnt faire. Et parce que la fem-
me de Leontidas afpiroit toufiours à mon
bien: mais comment, luy dit-elle, la pourrez-
vous conuaincre maintenant ? Nous auons,
dit-elle, de bons tefmoins , mais quand cela ne
feroit pas, puis que la vérité eft pour nous, i'ay
des perfonnes à moy qui le maintiendront
par les armes contre tous ceux qui fouftien-
drontle contraire :■& vous fçauez, Madame,
quedeschofesqui fontdouteufes, &dont les
preuues ne font pas fufman tes, on en tire la ve-
nté par les armes. Leontidas qui eftoit homme
de courage , & qui eftoit entré en colère de la
malice dont il penfoit que i'auois vfé: non,
non, dit-il 3 ie fuis trop certain qu'elle a failly:
ce fera moy qui l'accuferay , & qui le main-
tiendray contre tous. Lerianequi eftoit tres-
afleurée de fes deux germains, &qui vouloit
fur toutfe faire paroiftre affectionnée a Leon-
tidas, fe tournant vers fa femme : Madame,
luy dit-elle, i'aimerois mieux mourir, que de
voir les armes à la main de mon feigneur pour
ce fujecl:, ievous fupplie le deftourner de ce
deffein, ou bien ievous protefte de ne m'en
méfier plus. Fay Leotaris, mon germain, &r
fon frère, qui prendront cette charge : & à la
vérité, il eft plus à propos que ce foient eux,
parce qu'il ne feroit pas bien feant de deman-
der le bien de celle que vous aceuferiez. Leon-
tidas perlîftoit en cette volonté,mais fa femme
Ff ii)
4J4 La II. Partie d'Astris.'
qui ne le vouloir point voir en ce danger, &
qui iugeoit bien qu'il n'eftoit pas à propos
qu'il fufl: mon accufateur, &r qu'il demandait
en mefme temps mon bien au Roy5 fit en
forte qu'elle obtint de luy qu'il laiiTeroit faire
auxparens de cette femme. Ayant pris cette
refolution, Leriane parle aLeotaris, luy pfxu
met tout fon bien, luy palTe vne affeurance
par efcrit: bref, l'oblige de forte que luy &; fon
frère euffent entrepris contre le Ciel, tant s'en
faut qu'ils euffent fait difficulté de s'armer
contre moy. Leriane affeurée de ce cofté, &
fonftenuë de l'opinion de plufieurs, mefme de
l'authonté de Leontidas, fe prefente deuant la
Royne, m'accufe, s offre de vérifier ce qu'elle
dit 3 & reprefente la chofe fi vray-femblable
que chacun la croit. Et de peur que Therfan-
dre ne defcouunt les ruzes &: malices dont
elle auoit vfé par le paffé a elle dit qu'il cft
père de l'enfant , afin qu'il ne peuft porter
tefmoignage contre elle. LaRoynequi effoit
vnePnnceffe pleine d'honneur 8f de vertu, la
conduit deuant le Roy, &: îoignant fes prières
aux accufaticns de cette mefchante femme,
requiert que ie fois punie félon les rigueurs
des loix. Leontidas eft appelle 5 qui affiliant
laRoyne fit les mefmes fupplications , pour
la honte qu'il en receuoit : cet acte ayant efté
commis en fa maifon.,ôc fa femme en mefme
temps fupplia la Royne de luy faire donner
Livre sixiesme. 457
mon bien, ce que le Roy accorda librement.
Et toutesfois ce bon Prince fe fouuenant àcs
femices que mon père auoit faits à Thierry
fon pcre , n'eftoit pas fans defplaifir de mon
defaftre. La première nouuelle que i'en fçeus,
fut que les foldats de la iuftice fe vindrent
faifirde moy, &: cachetrerent machambre3&
mon cabinet , & en mefme temps me con-
duirent deuant le Roy, fans m'en dire le fu-
jeft. Dieux .' quelle deuins-ie quand i'oùys les
paroles de Leiiane : le demeuray fans pou-
uoïr proférer vn feul mot fort longtemps:
en fin eftant reuenue à moy, ie me iettay.à
genoux deuant la Roy ne, la fuppliay de ne
croire point cette mefehante femme: que ie
luy iurois par tous les Dieux qu'il n'en eftoit
rien, qu'il n'y auoit preuue que ie ne fiffede
ma pudicité,&: que par pitié elle prit la caufe
dVne innocente. Le Roy fut plus efmeu de
mes paroles que la Royne , fuft qu'il euft
plus de mémoire des feruices de mon père,
fuft que ma ieuneffe, &: mon vifage le tou-
chaflent de pitié, tant y a que fe tournant
vers Leriane: fi ce que vous propofez, dit-il,
n'eft point véritable , ie vous promets, par
l'ame de mon père , que vous fouffrirez la
mefme peine que vous préparez aux autres.
Sire, dit-elle, tres-affeurément ie prouueray
ce que ie dis , oc par tefmoins, &: par les ar-
mes. Tous les deux, dit le Rov, vous font
Ff iiij
45^ La IL partie dAstkie!
accordez. Et lors nous fatfant feparer, ie fus
remife en feure garde,&Therfandre aufli: Et
fur ordonné que les tefmoins nous feroient
reprefentez. Voila donc la fage femme & la
nourrice a qui on auoic remis l'enfant d'Or-
manthe3qui rendent tefmoignage de ce qu'el-
les fçauent. Voila le vieil Cheualier, & laDa-
moiielie dont ie vous ay parlé qui en font de
mefme. Elle produit outre cela diuerfes per-
fonnes qui auoicnt veu ibrtir cet enfant de
mon logis: bref, les preaues elloient telles.que
fi Dieu n'euft eu foin de mon innocence, il n'y
a point de doute que ieuffe efté condamnée.
De fortune les luges eftans dans ma chambre,
&me lifant les depofitions fai£tes contre moy3
ie ne fçeus que faire en cette affliction 3 que de
re courre aux Dieux 3 &: leuant les yeux au
Ciel, iem'efcriay: ô Dieux tout-pui (Tans/ qui
Liez dans mon cœur, & qui fçauez que ie ne
fuis point atteinte de ce dont ie fuis accufée5
foyez mon fupport, ôc déclarez mon innocen-
ce. Et lors comme infpirée de quelque bon
Démon, ie me tournayvers la cheminée, &
addreiTant ma parole aux luges: Si ces accu-
fations3leur dis-ie3 font véritables , ieprie les"
Dieux que ie nepuiffe plus refpirer, & fi elles
font fauffes, ie les requiers que ce charbon
ardantne mepunfe point bruiler. Et foudain
mebai0ant,ieprinsvn gros charbon du feu5
&: le tins fans me bruiler auec la main nire
Livre sixiesme- 457
fi long-temps qu'il s'y efteignit prefque en-
tièrement. Les luges eftonnez de cette preu-
ue 3 voulurent toucher le charbon pour fça-
uoir s'il eftoit chaud , mais ils en retirèrent
bien promptement la main : Et après qu'il
fut prefque efteint , comme ie vous difois ,
ils vifiterent ma main pour voir s'il s'yauoit
point d'apparence de bruflure . Mais ils. n'y
en trouuerent non plus que fî iamais il n'y
euft eu du feu. S'ils en furent eftonnez, vous
le pouuez penfer : tant y a qu'ils en firent le
rapport au Roy , qui ordonna que Leriane
en feroit aduertie 3 pour voir fi cette preuue
de mon innocence luy feroit point changer
de difeours. Mais au contraire, elle dit que
quelque recepte auoit empefché que le feu
ne m'auoit offenfé : &: que les tefmoins
qu elle prefentoit, eftoient irréprochables. Et
que cette preuue du feu feroit peut-eftre re-
ceuable fî elle efîoit ordonnée par les luges,
& non pas procedée de ma feule volonté qui
la rendoit fufpe&e de beaucoup d'artifice.
Bref, fages Bergères, elle fçeut de telle for-
te fouftenir fa fauffeté , que toute la faueur
que le Roy me pût faire , fut d'ordonner 5
que le tout fe verifieroit par les armes , &c
que dans quinze iours nous donnerions des
Cheualiers 5 qui combattroient à outrance
pour nous,
Les nouuçlles de tout ce que ie vous ay
458 La II. Partie d'Astree"
raconte, furent incontinent efpanchées par
toute l'Aquitaine, de forte que ma mère les
entendit aufli bien que les autres , & parce
que Leriane auoit produit tant de tefmoinsj
elle creut , comme faifoient aufli prefque
tous ceux qui en oyoient parler, que vérita-
blement i'auo is commis la faute dont fefiois
aceufée: & comme celle qui auoit toufiours
vefeu auec toute forte d'honneur, elle en re-
ceut vn fi grand defplaifîr qu elle en tomba
malade, et ayant delîa de l'aage, ne pût re-
fîfter longuement au mal 5 de forte qu'elle
mourut en dix ou douze iours, auecfimau-
uaile opinion de moy , qu'elle ne voulut ia-
mais enuoyer me voir , ny m'affifter en ma
uiftirlcation. Voyez comme les Dieux me
voulurent affliger en diuerfes fortes. Car ce
coup me toucha plus viucment que ie ne vous
Xçaurois dire. Me voila donc fans père &:
fans mère, & delaifTéc de tous ceux qui me
connoifïbient, voire blafmée vniuerfellement
de chacun. Faiiouë que ie fus plufieurs fois
en délibération de me précipiter d'vnefene-
neftre en bas pour fortir de tant de peines :
car ie n'auois que ce feul moyen de me faire
du mal. Mais les Dieux me conferuerent auec
efpoir que mon innocence feroit enfin con-
nue : me reprefentant que fi ie mourois , ie
laiiTerois toute l'Aquitaine en cette mauuaife
opinion de moy. Mais lors que Leriane offrit
Livre sixiesme. 4Ç9
Leotans&r fon frère; & que Therfandre ny
moy ne peufmes nommer perfonne ; tant par-
ce que nous ne nous y eftions point préparez,
que d'autant qu'il n'y auoit homme qui vou-
lu/1 entrer au combat fur vne mauuaife que-
relle , comme il croyoit celle-cy : il faut auoùer
que îe demeuray fort eftonnée 3 & qu'alors
plus que iamais ie regrettay le pauure Dam on ,
m'affeurant bien que s'il cuft e/té en vie ie
n'euffe pas efté fans Cheualier. Therfandre
d'autre cofré qui ne pouuoit défendre que
fa caufe ne pût offrir que de combattre Leo-
taris & fon frère l'vn après l'autre. Mais le
terme eftant pafTé , le Roy pour nous faire
quelque grâce nous donna encores hui£t
iours5 & ceux -là eftant cfcoulez, ilenadiou-
ira pour tout delay trois autres, à la fin def-
quelsnous fufmes conduits dans le camp, moy
toute veftuë de dueil, &: fans autre compa-
gnie que celle des gens de Iuftice : au con-
traire Leriane toute triomphante &: accom-
pagnée de plufieurs, futmifefurvn autre ef-
chaffaut vis à vis de celuy où feftois. De/ia
Leotaris & fon frère eftoient dans le camp ar-
mez & mon:ez à l'aduantage , faifant d'au-
tant plus les vaillans qu'ils croyoient nauoir
à combattre que Therfandre, parce que nous
n'auions pu trouuer autre que luy, d'autant
que Leontidas, qui eftoit fauorifé du Roy3 fît
paroiftre de tenir le party de Leriane pour
4&o La IL partie dAstkee]
lbffenfe qu'il difoit auoir reccuë. Et que ceux,
qui autresfois portez camour euiTent entre-
pris pour moy cent combats femblables 5 en
eftoient refroidis par la créance qu'ils auoient
que îe les auois tous defdaignez pour Ther-
fandre. Voyez combien vne faufTeté eftdit-
iîcille à eftre reconnue quand elle eft fine-
ment defguifée. Enfin voicyTherfandrcqui
entre dans le camp, refolu de les combat-
tre tous deux 5 (cachant bien que la iuitice
eltoit de fon collé. Il fut ordonné par les
luges, que fî durant le combat quelque Che-
ualier fe prefentoit pour moy il feroit receu,
& que Leotaris de fon frère pouuoient , ou
enfemble, ou feparément, combattre Ther-
fandre s'ils le vouloient. Ces deux frères
auoient du courage , ôc eftoient perfonnes
d'honneur ; de forte qu'ils vouloient le pren-
dre lVn après l'autre : mais Lenane leur .dit
qu'elle ne le vouloir pas, de forte que ne luy
ofant defplaire 3 ils coururent tous deux con-
tre luy. Penfez , fages Bergères , en quel
eftat ie deuois eftre ? le vous aiTeurequei'e-
ftois tellement hors de moy queie ne voyois
pas ce queïe regardois. En ce temps le So-
leil , fuiuant la couftume , fut cfgalement
partagé : les detfenfes ordinaires furent fai-
tes 3 & le commandement effent donné ,
les trompettes fonnerent. Therfandre qui
véritablement a du courage , remettant fa
Livre si'xiesme. 461
confiance en la iuftice des Dieux3 donne dt^-
efperons à fon cheual, bien couuert de fon
efeu 3 & frappe de fon bois le frère de Léo-
tans fur lequel il le rompt fans effeâ: : mais
luy atteint en mefme temps des deux lances,
cft porté par terre auec la feelle entre les
ïambes. Leriane voyant vn fi grand aduan-
tage pour les fiens, eftoit pleine de conten-
tement, & au contraire le mourois de peur.
Therfandre fe voyant en telle extrémité, ne
perdit point l'entendement: mais courant à
fon cheual, luy ofta la bride auant qu'ils fuf-
fent reuenus à luy. L'animal qui eftoit cou-
rageux fe fentant fans felle & fans bride , fe
met à courre par le camp 3 &: comme fi
Dieu l'eut infpiré, fe ioinâ à Leotaris 3 ôc
à fon frère, &: commence à coups de pieds,
de à coups de dents, de les afTailliriî furieu-
fement, qu'au lieu d'attaquer Therfandre s
ils furent contraints de fe deffendre de fon
cheual : Cela les amufa quelque temps, par-
ce qu'ils ne le peurent tuer il toit qu'ils p en-
fuient, à caufe de la légèreté &: des coups
qu'il leur donnoit : enfin ils en vindrent à
bout,& animez contreTherfandre pour cet-
te ruze refoluren: de finir promptement le
combat: & pource s'addreffant tous deux à
luy 3 il ne pût faire autre chofe que fe met-
tre auprès de fon chenal, qui eftoit mort en
Tvn des bouts du camp , ce qui luy feruk beau-
462, L A I I. V A K T I E D'ASTRE!.
coup, d'autant que les chenaux de fesenne-
œis ayant frayeur du mort , ne s'en vouloienc
approcher qu'auec peine , & cela mena le
combat à vne grande longueur : enfin Léo-
taris voyant qu'il n'en pouuoit venir a bout,
fe refolut de mettre pied a terre, cequefon
frère fit anffi, & taillant aller leurs cheuaux
par le camp, s'en vmdrent tons deux contre
Therfandre 3 qui certes fit tout ce qu'vn hom-
me pouuoit foire , mais ayant en tefte deux
des plus forts & courageux Cheualiers d A-
quitaine , il luy fut impoffible de faire lon-
gue refiitance. Il cftoit donc défia blefféen
diuers lieux 3 &auoit tant perdu de fang,qu'il
n auoit plus la force de fe défendre longue-
ment, lors quelesDïeuxeurentpirédemoy,
& firent prefcnter a la barrière du camp vn
Cheualier qui demanda d'entrer pour défen-
dre, cV'moy & Therfandre. Elle luy fut in-
continent ouuerte , & parce qu'il vid bien
que Therfandre eftoit réduit à l'extrémité, il
pouffe lbn cheual furieufement contre eux:
mais lors qu'il leur fut auprès il s'arrefta fans
lés attaquer 3 & leur cria, celiez, Cheualiers,
d offenfer plus longuement les loix de Che-
ualene, & vous addrefîez à moy , qui fuis
enuoyé fi à propos pour vous en punir. Lco-
taris & fon frère oyant cette voix fe recule-
rent-bien eftonnez de fe voir a pied , craignant
qu'il ne fe vouluft feruir de faduantage qu'il
Livre sixiesmé. 465
auoit de fon chcuaL Et pourcc ils fc mirent
à courre vers les leurs : mais l'effranger fe
mie au deuant, &leur.dit: le veux que vous
teniez cerre courtoifie de rrioy , & non pas
de voffre viteffe Se légèreté : montez a vo-
ffre aifc à cheual5 & ne croyez point queie
me vueille preuaîoir contre vous du mien.
Tous ceux qui virent ces deux genereufes
actions, eftimerent infiniment l'effranger :
mais îe ne ponuois m'en contenter 3 mefem-
blant que contre ceux qui fouftenoient vne
fi mefehante trahifon 3 c'eftoit vne grande
feutc de n'vfer de toute forte d'aduantage ,
& mefme puis qu'elles en auoient vfé de
cette forte contre Therfandre. Mais le Che-
ualïer auoit vne autre confideration 3 ne iu-
géant pas, que ce qu'il blafmoit en autruy
luy fuit honorable. Cependant que ie pen-
fois à ce que ie vous ay dit , ie vis Leotans
&: fon frère à chenal 3 qui fans fe reflbuuenir
de la courtoifie receuë , vindrent l'attaquer
tous deux a la fois, mais ils trouuerentbien
vn bras plus fort que celuy de Therfandre.
Sages Bergères , ie ne vous fçaurois parti-
culanfer ce combat 3 car i'auois l'efprit tant
aliéné 3 qu a peine le voyois-ie. Il fuffira
de vous dire que l'effranger fit des preuues
& de force , & de valeur fi memeilleufes , que
Lenanediioitquec'efroit vn Démon, & non
point vn homme mortel. Enfin après auoir
464 La IL Partie b Astrée!
quelque temps combattu, ie vy bien qu enco-
res qu'il fuft feul , il auoit toutesfois quelque
aduantage fur eux : car pour Thefaridre il
cftoit tombé de foiblefïe & ne fe pouuoit re-
leuer de terre. Etcequilefitconnoiftreà tous
ceiixquilesregardoient, ce fut vn coup qu'il
donna au frère de Lcotaris d' vne telle force
qu'il luy fepara la texte de deffus les efpaules .
Leotans voulut venger fon frère: mais l'cftran-
ger n'ayant plus i faire qu'a luy> le mena de
forte, &le bleffa en tant d'endroits que de
foiblefïe pour le défaut du fang, il fe laiffa
choir du cheual en terre 3 & d'vne fî lour-
de cheutte, que frappant de la telle la pre*
miere il fe tordit le col de la pefanteur du
corps-ôc des armes. L'eftranger mettant pied
à terre, & voyant qu il effoit mort, le prend
par vn pied, le traine hors du camp, &fon
frère de mefme, puis s'addreffantàTherfan-
dre l'ayde à fe releuer , &: le met à cheual fur
vn de ceux des morts , & reprenant le fien,
demande aux luges s'il auoit rien plus a fai-
re : &: luy ayant refpondu que non, il requière
que ie fois mife en liberté : ce qui fut ordon-
né à l'heure mefme. Il s'en vint doncàmoy,
& me demanda s'il pouuoit me rendre quel-
que autre feruice. Deux encores, luy dis-ie,
Tvn que vous me conduifiez chez moy, en
m'oftant de la tyrannie de ceux qui m ont
rauie à ma mère , de l'autre que vous me
faflïez
Livre sixïesm^ fyj
FaiTiez fçauoir à qui i'ay l'obligation de
ma vie, &: de mon honneur. Pour vous
dire mon nom, me refpondit-il, c'eit vne
grâce que îe vous demande de ne m'y vou-
loir point contraindre. Pour vous condui-
re où vous voudrez , il n'y a rien qui m'en
puille empefcher, pourueu que cefoitprom-
ptement.
Cependant que ces chofes fe pafToient de
cette forte tant à mon aduantage en ce lieu,
les Dieux voulurent bien faire connoiftre que
iamais ils n'abandonnent l'innocence. Car il
aduint que ma pauure nourrice n'ayant pas le
courage de me voir mourir , croyant pour
certain que Therfandre ne fçauroit reîlfter
contre ces deux Cheualiers , s'eftoit renfer-
mée dans ma chambre, pleurant &faifant de
fî pitoyables regrets-, qu'il n'y auoit perfon-
ne qui n'en fu ft efmeuë.Ormanthe qui auoit
receu d'elle, &: de moy toutes les courtoifies
qu'elle pouuoit defîrer en fut efmeuë, parce
qu'elle efloit fort peu fine , elle ne peut
s'empefeher de dire que fa tante luy auoit
afleuré que ie ne mourroïs point , mais que
feulement elle vouloit que ie luy fufTe obli-
gée de la vie , afin que ie luy fiffe plus de
bien. Ah .' mamie, luy dit ma nourrice , il
n'y a point de doute que noftre maiftreiïè
efi morte 3 fi Therfandre ne demeure victo-
rieux, & que le Roy giefme, félon les loix,
2. Part. G g
'^■66 La II. partie dAstkeî.;
nelafçauroit fauuer. Comment , dit Or-
manthe , Madame fera brûlée ? Il n'y a poinc
de douce 5 refpondic-elle. Ahimiferableque
ie fuis , répliqua cette fille, comment cft-ce
que les Dieux me pardonneront à ïamais fa
mort? Et comment, en elles -vous coulpa-
bks? adioufta ma nourrice. Ahl ma mère,
refpondit Or manthe, fi vous me promettez
de n'en rien dire, ie vous raconteray vn eftran-
gc accident: 6c ma nourrice le luy ayant pro-
mis, elle luy dit que ç'auoit elle elle qui
auoit fait cet enfant , & luy redit tout ce que
ie viens de vous raconter. Mamie, dit in-
continent ma nourrice , allons, allons toli
fauuer la vie à tant de gens , & croyez que
Dieu vous en fçauragré : de de plus, ie vous
ferayauoir de Madame tout ce que vous vou-
drez. Voyez comme la vérité fe defcouure.
Cette fille fuiuit ma nourrice, qui pour abré-
ger, s'addreffaiit hardiment à la Royne, luy
fait entendre tout ce que ie vousay dit , de for-
tune au me fine temps que le C heualier étran-
ger parloit à moy.
La mefehanceté de Leriane eftant donc
defcouuerte par les armes , & par la confu-
fion de cette fuie, le Roy commanda qu'el-
le fuft mife dans le feu qui auoit efté prépa-
ré pour moy : quelques reproches qu'elle pût
faire à fa niepee , difant , que ma nourrice
1 auoit trompée , & que la fille n'cftoitpas en
Livre sixiesml 467
aage de porter tefmoignage, & moins con-
tre elle que contre tout autre 3 parce qu'elle
1 auoit rudoyée & chaftiée de fes vices. Mais
toutes fes defenfes turent de nulle valeur 3
& la vérité fut allez connue de chacun 3
tant pour les particularitez que cette fille en
difoit , que pour le rapport de la fage fem-
me qui auoùa de ne l'auoir ïamais veuë au
vifage. Et parce que chacun battoit des
mains , & que le peuple ayant fceu les ma-
lices de Leriane , commençoit de luy iet-
rer des piètres 3 le Roy commanda quelaiu-
liice en ifaft faite, & fe voyant prefte à eitre
icttée dans le feu, elle fe refolut de duc la
vérité 3 touchée de la mémoire de tant de mef-
chancetez. Elle demande donc d'élire oiïye,
& déclare toutes fes trahifons, m'en deman-
de pardon, & puis volontairement fe iette
elle mefmc dans le feu, où elle finit fa vie
au contentement de tous1 ceux qui auoient
oiiy fes malices.
Cependant que ces chofes fe demelloientje
Cheualier qui m'auoit deliurée ne voulant
cftre connu , à ce que ie penfe 3 fe retira
fans que perfonne s'en prift garde , & moy
ne le trouuant point iedemeurayauec beau-
coup de defplaifir pour le peu de remercie-
ment que ie luy auois fait, le fis tout ce que ie
pûspourenfçauoirdesnouuelles: mais il me
fut impofTiblç d'en apprendre iufques au
Gg ï)
4^8 La II. partie d'Astîi;
lendemain qu'vn homme du pays'quifauoiè
rencontré , ôc auquel il auoic parlé me vint
orouuer de fa part , & me fit entendre que
s'il n'euft efté prelTé de partir, il cufl: atten-
du tant qu'il m'euft pieu, pour me condui-
re où ie luy auois commandé , mais qu'il
auoit promis à vne Dame de l'a (Mer en vne
affaire qui Femmenoit du cofté de la ville
de Gergouie : que s'il en reuenoit , & que
i'eulfe affaire de Ton feruice , on pourroit
fçauoir de fes nouuelles au Mont -d'or , &
que pour élire reconnu , il ne changerait
point la marque qui eftoit en fon efcu . Et
luy demandant quelle elle eftoit , parce que
le tour précèdent l'eftois ii eftonnée que ie
n'y auois pris garde , il me refpondit , que
c'eftoit vn tygre qui fe repaiifoit d'vn cœur
humain : auec ces mots, TV me donnes
LA MORT, ET IE SOVSTIENS TA
V I E.
Or, diicrettes Bergères, il faut que Fabbre-
ce ce long difcours , il fut ordonné que ie
fortiroisdes mains de Leontidas, à caufe que
la femme auoit demandé mon bien, & que ie
ferois remife en ma liberté , & lapauure Or-
manthe pour n'auoir efté pouffée à tout ce qui
s'eftoitpaiféquepar l'artifice de fa tante, fut
renfermée dans des maifons deftinées à fèm-
blables punitions , où telles femmes viuent
auec toute, forte de commodité , fans toutes-
Livre sixiesme* 469
fois en pouuoir iamais fortir. le vous vay fa:-
rcvn récit effrange: I'auois toufiours infini-
ment aiméDamon , & fa mémoire depuis fa
mort m'eftoit demeurée fi viue en Famé , que
ie I'auois ordinairement deuantles yeux : mais
depuis cetaccident, &: que l'eus veu ce Che-
ualier eitranger 3 ie ne fçay comment iecom-
mençay de changer toute cette première affe-
ction en luy : &quoy que ie ne l'eufTe point
veu au vifage3.il faut que i'auoiïe queie l'ai-
may : de forte que iepouuois dire que feftois
amoureufe d'vn vifage armé, & fans lecon-
noiftre. le ne fçay fi l'obligation que ie luy
auois en eftoit caufe 3 où fi fa valeur & fa cour-
toifîe , où fa bonne façon m'y contraignirent :
tant y a que véritablement 3 ie n'ay pu aimer
depuis ceiour, que ce Cheualier inconnu, Et
pour preuue de ce que ie dis-, après auoir at-
tendu quelque temps : ôc voyant que ie n'a-
uois point de fes nouuelles, ie me refolus de
prendre le chemin de Gergouie & du Mont-
d'or : 3c après auoir vn peu confulté ce def-
fein, ie ledeclarayà Therfandre, qui m'of-
frit toute afïiftance. Et ie m'addreiTàv ;->lu-
itoftà luy qu'à tout autre, parce que depuis
le iourqti il auoit combattu il s' eftoit entière-
ment donné à moy : Etqueplufieurs fois ie
luy auois oûy dire, qu'il defiroit infiniment de
connoiftrece vaiilantCheualier qui nous ai- oit
fi bien fecourus, Feignant donc de vouloir
Gg uj
4-»o La IL PARTIE D'A stkel
viiîrer mon bien , ie dreffe mon train , jc
fors de la Cour , &: m'en viens chez moy,
où me demeflanc de cet embarras , ie ne
prens que ma nourrice pour toute compa-
gnie 3 & Therfandre pour me défendre , &r
nous mettons fur le chemin du Mont- d'or.
C'èit vn pays extrêmement rude ôc mon-
tueux 3 chargé prefque en tout temps de
neiges & de glaçons ; ma pauure nourrice
y mourut , de lors que ie la faifois enter-
rer 3 de que i'eftois merueilleufement en
peine pour eftre feule auec Therfandre , ie
rencontray Tyrcis , & Hylas , & Laonice,
defquels la compagnie me fut tant agréa-
ble 3 que pour ne la perdre ie me refolus
de nf habiller en Bergère , comme vous me
voyez , & Therfandre en Berger : & après
auoir demeuré quelque temps dans ces
montagnes 3 penfant y trouuer quelques
nounelles de celles que ie cherchois > ie me
refolus de venir auec eux en ce pays , puis
que par l'Oracle il ^ur efroit commandé de
s'y acheminer : 6c penfay auili puis que ie
m'approchois de Gergouie , que ie pourrois
peut-eflre trouuer ce Cheualierà quifay tanç
d'obligation.
Madonthe alloit de cette forte racontant
fa fortune , & non fans mouiller fon vifage de
pleurs 3 cependant que Paris & les Bergers
difeouroient cnfemble ,& ne fe nouuancfi toft
Livre sïxiesme". 471
endormir pour eftre tous attaints de ce mal
defprit , qui far tous les antres eft ennemy du
fommeil. Car Tyrcis mefme aimoit fa Clcon
morte, quoy qu'il n'euft plus cf elperance de la
reuoir: Se parce qu'entre tous il n'y en auoit
point qui fuit plus libre que l'inconftant Hylas5
c eftoit aufli celuy qui portoic auec moins
d'incommodité fon amour. Et de fortune
Tyrcis ayant la penlee en fa chère Cieon,
ne pût s'empefeher de foufpirer fort haut,
6c en mefme temps Siluandre en fît de
mefme. Voila, ditHylas, deux foufpirs bien
differens.Et comment l'entendez-vousrdit Pa-
ns, le l'entends ainfi3& m'imagine que Siluan-
dre fouffic de cette forte pour efteindre le feu
qui le brule3& Tyrcis pour rallumer celuy qui
la brûlé autresfois. Hylas parle fort bien , dit
Tyrcis, quand il dit qu'il s'imagine telle chofe :
car aufli n'eft-ce quvne pure imagination
d'vne ame qui iae fçait pas aimer. Et vous aufli
Tyrcis, refpondit Hylas, me reprochez que ie
nefçay pas aimer rie penfois qu'il n'y euft que
ce fantaftique Siluandre qui deuit auoir cette
opinion. Si chacun3 dit Tyrcis, iugeoit auec la
raifon3vous mefme le croiriez comme nous.
Commentj dit Hylas,fe relenant fur vn coude3
que pour bien aimer il faut idolâtrer vnemor-
texommevous? Si vous fçauiez bien aimer y
adioufta Tyrcis 3 il n'y a point de doute que
fi vous auiezvne rencontre aufli malheureuii
G g m]
47* La II. partie dAstr.ee;
que la mienne, vous y feriez obligé par le de
uoir. Et quoy , répliqua l'inœnitant, on ver-
roit Hylas amoureux dvn tombeau? & fi ia-
uois laiouyflance de mes amours , comme en-
fin tout amant la defire, qu'en naifiroit-il 3
Tyrcis, que des cercueils- Quant à moy, Ber-
ger 3 îe ne veux point de tels enfans 3 & par
confequent n'aimeray iamais telles maiftref-
fcs. Mais venons a la raifon : Quel contente-
ment 3 de quelle fin propofez-vous à voftrc
amour? Amour, dit-il ,. en; vn fi grand Dieu5
qu'il ne peut rien délirer hors de foy-mefme : il
eft fon propre centre; &n aiamais defTein qui
ne commence & finiiTe en luy. Et partant,
Hylas -, quand il le propofe quelque contente-
ment, c'eft enluy-mefmedoùilne peut for-
tir, dtantvn cercle rond, qui par tout a fa' fin
6c fon commencement 3 voire qui commence
où il finit, fe perpétuant de cette forte , non
point par l'entremife de quelque autre, mais
par fa feule & propre nature. Cefl bien Druy-
fer3 dit Hylas , en fe mocquant , mais quant à
moy, îecroy que tout ce que vous venez de
de dire font des fables, auec lefquelles les fem-
mes endorment les moins ruzez. Etqueft-
ce, Hylas , dit Tyrcis , qui te femble plus
eiloigné de la vérité ? Toutes leschofesque
vous venez de dire , refpondit i'inconftant3
font de telle forte hors d'apparence, queiene
fjaurois marquer celle qui l'cft dauantage.
Livre sixiîsme! 473
Qu\Amour ne defire rien hors de foy-mefme>
tant s'en faut on void le contraire , puis que
nous ne defirons que ce que nous nations pas.
Si vous entendiez, refponditTyrcis, de quelle
forte par l'infinie puiflance d'amour deux per-
fonnes ne detuennent qu'vne, e\r vne en de-
uient deux, vous connoiftriez que l'Amant ne
peut rien defïrer hors de foy-mefme. Car
aufli-toft que vous auriez entendu comme l'A-
mant fe transforme en l'Aimé, & l'Aimé en
l'Amant , & par ainfi deux ne deuiennent
qu'vn, &: chacun toutesfois eftant Amant &c
Aimé , par confequent eft deux , vous com-
prendriez, Hylas, ce qui vous eft tant difficile,
& auoiïeriez, que puis qu'il ne defire que ce
qu'il aime, de qu'il eft l'Amant & l'Aimé, fes
defirs ne peuuent fortir de luy-mefme. Voicy
bien , dit Hylas, la preuue du vieux prouerbe,
QuVn erreur en attire cent. Car pour me per-
fuader ce que vous auez dit , vous m'allez figu-
rant des chofes encores plus impofïibles, à fça-
uoir, que celuy qui aime, deuient ce qu'il ai-
me, ¶infi le ferois donc Phillis. Lacon-
clufion, dit Siluandre, n'eft pas bonne : car
vous ne l'aimez pas , mais fi vous difiez qu'en
aimant Diane, ie me transforme en elle , vous
diriez fort bien : Et quoy, dit Hylas, vous eftes
donc Diane ? Eç voftre chappeau auffi n'eft-il
point changé en fa coiffure, & voftre nippe
en fa robbe? mon chappeau, dû Siluandre,
474 La II. partie d'Astree!
n'aime pas fa coiffure. Mais quoy? dit Vin-
confiant, vous deuriez donc vous habiller en
fille: car il nefl pas raifonnable qu'vne frge
Bergère comme vous elles, fe defguife de cette
forte en homme. Il n'y eut perfonne de la
troupe qui fe peufl empefcher de rire des pa-
roles de ceBerger, & Siluandre mefme en rit
comme les autres : mais après il refpondit de
cette forte: Il faut, s'il m'cft poflible, que le
vous forte de l'erreur où vous elles. Sçachez
donc qu'il y a deux parties en l'homme: IV-
ne, ce corps que nous voyons , & que nous
touchons: &: L'autre, l'ame, qui ne fe void , ny
ne fe touche point, mais fe rcconnoift paries
paroles & par les aérions, car les actions ny les
paroles ne font point du corps , mais de l'ame,
qui toutesfois fe fert du corps ccmme d'vn
infiniment. Or le corps nevoid ny entend:
mais c'efl lame qui fait toutes ces chofes : de
forte que quand nous aimons, ce n'eft pas le
corps, qui aime, mais l'ame, &ainfî ce nefl
que l'ame qui fe transforme en la chofe ai-
mée, 6c non pas le corps. Mais, interrompit
Hylas, l'aime le corps aufli bien que l'ame : de
forte que fi l'Amant ne fe change en l'Aimé,
mon amedeuroitfechager aufli bien au corps
de Phiilis qu'en foname. Cela, dit Siluandre
feroit contreuenir aux loix de la nature : car
l'ame qui eft fpintuelle,ne peut non plus deue-
mr corps,que le corps deuenir ame : mais pour
Livre sixiesme. 47?
cela le changement de l'Amant en l'Aimé ne
laiife pas de fe faire. Ce n'eft donc qu'en vnc
pâme, dit Hylas, qui eft lame, &qui par con-
iequent eft celle dont ie me fbuciele moins. En
cela vous faictes paroiftre, ditSiluandrc, que
vous n'aimez point , ou que vous aimez contre
laraifon: car l'amené fedoit point abaiffer a
ce qui eft moins quelle, &c'eftpourquoyon
dit que l'amour doit eftre entre les égaux, a
fçauoir lame, aimer lame qui eft fon égale, &
non pas le corps qui eft fon inférieur, & que la '
nature ne luy a donné que pour infiniment.
Or pour faire paroiftre que l'Amant dément
l'Aimé, & que fi vous aimiez bien Philiis, Hy-
las feroit Philiis, & lî Philiis aimoit bien Hylas,
Philiis feroitHylas , oyez que c'eft que lame:
car cen'eft rien, Berger, qu'vne volonté,quV
ne mémoire, & qu'vn entendement. Or files
plus fçauans difent que nous ne pouuons aimer
que ce que nous connoiffons, de s'il eft vray
que l'entendemét & la chofe entendue ne font
qu'vne mefme chofe, il s'enfuit que l'entende-
ment de celuy qui aime,eftlemefme qu'il ai-
me. Que fi la volonté de l'Amant ne doit en
rien différer de celle de l'Aimé , & s'il vit plus
par la_penfée qui n'eft qu'vn erfe&de lame-
moire , que par la propre vie qu'il refpire , qui
doutera que la memoire,i'entendemet& la vo-
lonté eftant changée en ce qu'il aime, fon ame
qui n'eft autre chofe que ces trois puifTances3
47^ La II. partie d Astrie!
ne le foit de mefme ? Par Thautates, dit Hylasj
vous le prenez bien haut, cncor que l'ayelono-
temps dtc dans les efcoles des Mafiihens , ii
ne puis-ie qu'à peine vous fuiure. Si eft-ce,dit
Siluandre, que c'eftparmy eux que i'ay appris
ce que ie dis. Si auez-vous eu beau m'em-
broîiiiler le cerueau par vos difcours,dit Hylas,
vous ne fçauriez pourtant me montrer que
l'Amant fe change en l'Aimé, puis qu'il en
biffe vne partie, qui cil: le corps. Le corps, dit
Siluandre, n'eft pas partie, mais infiniment de
l'Aimé , & de faiâ iî l'ame eiloit feparee du
corps de Phillis, ne diroit-on pas, voila le corps
de Phillis ? Que fi c'eft bien parler que de
dire ainfî, il faut donc entendre que Phillis eft
ailleurs, & ce feroit en cette Phillis que vous
feriez transformé, fi vous fcauiez bien aimer,&:
cela eftant vous n'auriez point de defîr hors de
vous-mefme : car comprenant toute voftre
amour en vous, vous affouuiriez aufli en vous
tous vos defîrs. S'il eftvray, dit Hylas, que le
corps ne foit que l'initrument dont fe fert
Phillis, ie vous donne Phillis, &: laiffez-moy le
refte, & nous verrons qui fera plus content de
vous oudemoy: Et pour la fin de noflre dif-
ferent,il fera fort à propos que nous dormions
vnpeu. Et à ce mot fe remettant en fa place,
ne voulut plus leur refpondre. Ainfî peu a peu
toute cette trouppe s'endormit horfmis Sil-
uandre, qui véritablement efpns d'vne très-
Livre sixiesmï^ 477
Violente affection, ne peut clorre l'oeil de long
temps après.
Cependant, ainfi que ie vous difois,Madon-
the aiioit racontant fa fortune a ces belles Ber-
gères : &: parce qu'vne grande partie de la nuiëfc
eitoit des-) a paffée , peu à peu le fommeil
s'cfcoula dans les yeux dePhillis& d'elle: Mais
Aftréequi ne pouuoit dormir alloit entrete*
nant Diane, qui de fon cofté reconnoiiTant
l'extrême affection deSiluandre^commençoit
de l'aimer, quoy que cette bonne volonté priffc
rvaiffance aiTezinfenfîblement, car elle-mefme
ne s'en prenoit garde. Au commencement ce
ne fat qu vne connoiiTance de fon mente 3
( aufll eft-il neceffaire de connoiltre auant que
d'aimer) depuis fa conuerfation ordinaire, luy
fît trouuer fa compagnie agréable. Et en fin fa
recherche auec tant de difcretion&derefpecl:
le luy fit aimer fans nul deffein toutesfois3 d'à-
uoir de l'amour pour luy. Aftrée qui auoit
toutes fes penfées en Céladon ne pouuant fî
toftclorre l'œil, voyant que Phiilis & Madon-
the eftoient endormies , &: croyant de n'eftre
efeoutée de perfonne, parloir de cette forte à
Diane. Véritablement, ma fœur, il faut auoiier
qu'vne imprudence attire beaucoup de peines
après elle, & que quand vne faute eft faicte, i\
faut beaucoup de fageife pour la reparer. Con-
fierez, ie vous fuppiie, combien celle que l'ay
commis en L'amitié de Céladon m'a rapporté
478 La II. partie dAsîree;
&me rapportera d'ennuis,, puis que ie ne fçau-
rois fournir que ma penfée efpere de m'en
voir ïamais exempte, finon par la mort, & en-
corcsnepenfe-ie pas que iî après la mort on a
connoiiTance de ce qui s'eft paiTé en cette vie,
( comme pour certain îe croy que l'on a ) ie
n'aye dans mon tombeau mefme, le regret d'a-
uoir commis cette offenfe contre la fidélité de
Celadon3 & cependât voyez à quoy cette faute v
m'a portée. Voila cette amour qu'auectant de
peine & de Oing i'ay tenue fi longuement ca-
chée^ que ie ne voulois pas mefme eftre con-
nue à ma chère compagne , la voila, dis-ie, à
cette heure defcouuerte parmoy-mefme à des
perfonnes effranger es, & qui ne me font obli-
gées d'aucune forte dedeuoir. Ah/ que fî ie
reuenois au bon-heur que fay perdu , ie me
conduirois bien3ce me femble,auec plus de pru-
dence. Mafœur, refpondit Diane, la foibleffe
humaine a cela de propre., quelle ne reconnoic
prefque ïamais fa faute que quand elle en ref-
ient le mal, d'autât que les Dieux veulent feuls
eifre eftimez parfaicts& fages. De forte qu'il
ne faut point que vous croyez que fî la perte
que vous auez faicte de Céladon, ne fuft adue-
nuéde cette façon, c'eufr efté, fans doute, de
quelque autre: car il n'y a rien de ferme, ny
d'enneremét arreltéparmy les hommes. le ne
dis pas que la prudence ne puiiTe efloigner, di-
ucrrir ou amoindrir yn peu ces accidens : mais
Livre s : x i'e s m e? 479
troyez-mov, ma fcrur, il faut en fin , que par la
preuue nous connoifiïons que nous fommes
hommes, c'cft à dire ,alicc beaucoup d'imper-
f celions. Si voyons-nous 3 refpondit Aftrée,
plufieurs perfonnes qui paffent plus doucemét
leur vie que d'autres, ou de qui pour le moins
les actions ne font point au veu&au fçeu du
public, & fans aller plus !oing3 l'auoiie que vous
auez eu du mal heur en Philandre : mais qui
eft-ce qui vous le peut reprocher ? Ah : ma
fœur, refpondit Diane, il n'y a rien qui nous
faffe de plus rudes reproches de nos fautes
que la connoiilance que nous en auons nous-
mefrnes. Il eft vray3 répliqua Aftrée3 fi m'a-
uoiierez-vous 5 que tout ainfî que le bien que
nous poffedons eft plus grand quand il eft
connu: de mefme aulTi le mal 3 dont chacun a
connoiifance, eft bien plus cuifant. De là vient
qu'auec tant de foin chacun s'efforce de cacher
les incommoditez qu'il fouffre,& qu'il y en a
bien fouuent qui aiment mieux les auoir plus
grandes, & qu'elles foient cachées de fecret-
tes. Or5 ma feeur, ie vous aime trop pour ne
vous aduertir d'vne chofe3 où, ce me fem-
ble, vousdeuez apporter tous les remèdes de
voftre prudence. Et puis qu'il n'y a perfon-
ne qui nous efeoute, îe penferois vfer de trahi-
-fon , fi ie ne vous defcouurois ma penfée. Car
le fçay fort bien , que fi autres-fois l'eufTe
auant mon malheur rencontré vne amie qui
480 La II. partie d'Astrèe!
m'euit parlé fi franchement, ie ne ferois pas
en la confufion où ie me trouue. Ma feeur,
refpondit Diane , voicy vn tefmoignage de
noftre amitié & de voftre bonté. Vous m'o-
bligez infiniment de médire non feulement
cette fois , mais toufiours ce qui vous femblera
de mes actions, & mefme en particulier, com-
me nous fommes à cette heure, que tout dort
autour de nous.
Encores que ces deux fages Bergères euffent
opinion de n'eftre point ouyes,fi eftoient-elles
bien fort deceuës: carLaonice qui eftoitde la
compagnie 5 encor qu'elle feignit de dormir
oyant que ces Bergères difcouroient entre
elles, leur tendoit l'oreille plus attentiuemcnc
qu'il luyeftoit poiTible,defireufe outre mefure
d'apprendre de leurs nouuelles, afin de leur
rapporterai! defplaifir, fuiuant le deiTein qu'el-
le en auoit fait. D'autre cofté Siluandre voyant
tous fes compagnons endormis, & oyant par-
ler ces Bergères, reconnut, ce luyfembla, la
voix de Diane, & defireux d'entendre leur
difeours fe defrobaleplus doucement qu'il luy
fut pofTible d'entre ces Bergères, ce qu'il fit
ayfément , parce qu'ils eftoient fur leur pre-
mier fom m eil,&fe tramant peu a peu fur les
mains & fur les genoux vers le lieu où eftoient
les Bergères, fit de forte qu'elles ne l'oiiyrent
point approcher. Et parce que leur murmure
lalloit guidant, il ne sarrefta qu'il ne peuft
bien
Livre s t x i e s m t. 481
bien di (cerner la voix de chacune, & de fortu-
ne il y arnuaaumefrne temps qu' Afïrée re-
prenoïc la parole de cette forte :
Vous refïbuuenez-vous des propos que ie
Vous ay dits auiourd'huy à l'oreille quand Sil-
uandre difputoit auec Phillis ? N'eft-ce pas, dit
Diane, de l'amitié de ce Berger enuers moy ?
de celamefme, refpôdit Aftrée: Or continua-
t'elle, il faut que vous fçachiez que depuis ie
l'ay bien mieux reconnue parlesdifcours qu'il
m'a tenus : de forte que vous deuez attendre
pour ehofe très-certaine vne extrême aiiecT:ion
de luy. Que il elle vous eft def-agreable, il faut
que de bonne heure vous l'efloignez de vous,
&encor ne fçay-ie ficela y profitera beaucoup,
puis que 'ces humeurs particulières, comme en:
celle de ce Berger, ne fefurmontent pasayfé-
ment, eftant de telle nature quelles s'efforcent
plus opiniaftremét contre ce qui les contrarie:
Que fi elle vous plaifi il faut y vfer dvne très-
grande difcretion,afin quelle ne foit reconnue
d'autre que de vous. Ma fœur, refpôdit Diane,
après auoir quelque temps penfé à ce qu'elle
luy difoit, vous me faites trop paroiftre d'à-
initié j pour vous tenir quelque chofe cachée,
le vous veux donc parler à cœur ouuert, mais
auec fupplication que ce que ie vous diray, ne
foit ïamais redit ailleurs, non pas mefme à
Phiilis,fi cela n'offenfe point l'amitié qui efl
entre vous. le croirois, refpondit Aftrée, vfei:
i.Parr. Hh
4$ 2, La II. partie dAstrel
dvne grande trahifon, & eftre indigne délire
aimée de ypas^pfi le faifois paît à quelqu vn
dVn fecre.t que vous m'auriez fié : de quant à
ce qui concerne Phillis, foyez feure 3 ma fœur,
que tout amfique ie ne feray ïamais chofe qui
puifïe bleiTer l'amicié que ie luy porte , dz
mefmene me fera-t'eile ïamais ofFenfer celle
que ie vous ay îurée. Ce n'eftpas, dit Diane,
que ie fois en doute de la difcretion de Phillis,
mais c'eft que fi ie pouuois,ie me cacherois à
moy-mefme. Et à ce mot s'eftant teuë pour
quelque temps, elle recommença ainfi: Lors,
mafœur, queie perdis Philandre , comme ie
vous ay raconté, le defplaifir m'en fut fi knii-
blc, qu'après l'auoir plaint fort long temps, ie
fis refolution de n'aimer ïamais rien,& de pai-
fer de cette forte le refte de ma vie en vn éter-
nel veufuage. Car encor que Philandre ne fu(i
pas mon mary, fi crois-ie que fans doute il
l'euft efté s'il euft furuefcuPhilidas. En cette re-
folution ievous puisiurer auec vérité que fay
vefeu iufques icy autant infenfible à l'amour,
que fi ie n'euife point eu d'yeux ny d'oreilles,
pour voir ny oiiyr ceux qui fe font prefentez.
Amidor, coufin dePhilidas, en peut rendre
preuue, qui encor que d'vne humeur volage,
ne laiiToit d'auoir des parties aflez recomman-
dâmes pour fe faire aimer, & qui auant qu'ef-
poufer AVarante, m'a plufieurs fois reprefenté
la volonté de fon oncle, voire celle dePhilidas,
Livre sïxiesme! '483
8: offert de me prendre à toutes les conditions
que ie luy voudrois dôner : Tefmoin le pauure
Nicandrc: îe l'appelle pauure, pour l'effran-
ge refolution que mon refus luy fit prendre :
Et bref, tefmoins tous ceux qui depuis ce iour
là ont eu la volonté de m' aimer. Tant y a que
la mémoire de Fhilandre m'a îufques à ce iour
de telle forte défendue de femblables coups,
que ie ne puis îurer n'auoir pas mefmes eu en
penfée que cela peut eftre.Mais il faut confèfTer
que depuis la feinte recherche de Siluandre3 ie
me fens beaucoup moins changée 3 & vous
fuppliede confiderer ce que ievay vous dire:
le fçay que ce Berger, au comencement pour
le moins, ne m'a ferme que par gageure; &
toutesfois dés qu'il a commencé, l'ay eu fa
recherche agréable , & au contraire , ie fçay
que le gentil Paris m'aime véritablement, &:
que pourmoy il laifle la grandeur de fa naïf-
fance : & toutesfois 3 quelque mérite que ie
reconnoiffe en luy, il eft impofïible qu'il faiTe
naiftre en moy tant foit peu d'amour, & pro-
tefre que toutes les fois que ie le confîdere,
ôc que ie me demande de quelle volonté
ie fuis enuers luy , ie trouue que ce n'eft
point d'autre forte que s'il eftoit mon frè-
re. D'en trouuer la raifon , il m'eft impofTi-
ble: mais tant y a que cela eft très- vérita-
ble. Or , ma fœur, fnedisque faime d'autre
façon Silnandre, ne croyez pas pour cela que
Hh fj
484 La II. Partie d'Astree."
ie fois cfpnfe d'amour pour luy, mais ouy bien
queie reflens les mefmes commencemés, que,
fi i'ay bonne mémoire, ie reffentois à lanaïf-
fance de l'amitié dePhilandre. Et qu eft-ce5ma
fœur, refpondit Aftrée, qui vous plaift le plus
en luy? Premièrement, dit Diane, ienevoy
point qu'il ait iamais rien aimé, &c cela ne fe
peut pas attribuer àvne ftupidité d'entende-
ment , veu qu'il montre bien le contraire par
fes difeours. Et pius il fe foufmet ie ne fçay
comment, & me donne vne fi abfoluë puifTan-
ce fur fa volonté, qu'il ne dit iamais parole
qu'il ne craigne de m'offenfer. Outre cela, ccft
vne difcretion toufiours continuée que toute
fa vie, & ne voyez rien en luy de trop ny de
trop peu : Et en fin3& qui efi véritablement la
caufe principale de mon amitié, c eft que ie le
iuge homme de bien, rond, & fans vice. le
vous affaire, ma fœur, refpondit Aftrée, que ie
reconnois les mefmes conditions en ce Berger,
&que quant à moy ie iuge que fi le Ciel vous
deftine à aimer quelque chofe, vouseftes heu-
reufe, fi c'eft ce B erger. Mais fi faut-il que vous
y vfiez de voflre prudence ordinaire, fi vous
n'en voulez auoir du defplaifir. le ne fçay, ma
fœur, dit Diane , pourquoy vous me tenez ce
langage: carfçachez qu'en cores que ie l'aime
mieux qu'autre que iaye veu depuis la perte
de Philandre, ce n'eft pas pour cela que ie
yueille qu'il le fçache, ny que i'aye intention
Livre sïxiesme". 48?
de luy permettre de me feruir : & s'il eft fi ou-
trecuidé que de me le déclarer, qu'il s'aflfeure
que ie le traitteray de forte qu'il n'aura iamais
la hardiefTe de m'en parler deux fois. Mais, ma
feeur, ditAftrée, quelle cft donc voftre inten-
tion? De nous punir tous deux, refpôdit Dia-
ne, le veux dire de le chaftier de la hardiefie
qu'il aura eue de m'aimer, &me punir auffi
de la faute que Tauray fai&e de l'auoir agréa-
ble, afin d'eftre pour le moins plus iufteque
bien auifée. Ma feeur, dit Aftrée , ce deffem eft
tres-pernicieux: car en cela vous ne vous rap-
porterez nulle fatisfa&ion , mais beaucoup de
peine, & peut-eftre vne extrême confufîon.
Prenez garde, que voyant vn caillou, vous n'y
apperceuez point de feu 9 mais fi vous le frap-
pez, ou auec vn autre caillou, ou auec quelque
chofe de plus dur, vous le voyez incontinent
tout couurir d'eftincelles, &par ainfilefeu ca-
ché fe defcouure. Faicles eftatquede mefme
cesieunes cœurs, qui aiment bien , s'ils ont de
la prudence, cachent diferettement leurs af-
fections, & n'en donnent la veuë qu'à ceux qui
en doiuent auoir connoiffance : Mais quand
ils font hurtez , ie veux dire quand vne trop
grande rigueur les outrage, ils font fi tranfpor-
tez de leur paillon , qu'il leur eft impofïible
qu'ils lapuiflent difllmuler, &Dieu fçait, fi
cela peut eftre fans mettre vn grand trouble en
i'amede celle pour qui ceschofes fefont: car
Hh iij
486 La II. partie d'Astres.'
de quelque cofté que ces difeours puiiîent
tomber , ils ne peuuent eftre à l'aduantagc
d'vne fille. Voftre fageiTe , ma fœur, vous fe-
roit bienconfeillervne autre, mais chacun a
les yeux clos le plus fouuent pour foy-mefme :
c'eit ce qui m'a conuié à vous demander dés le
commencement 3 fi vous aimez ou n'aimez
pas ce Berger. Car fi vous ne l'aimez point,
il faut d'abord retrancher toute conférence
5c toute pratique, mais fi entièrement & fi
promptement, qu'il ne luy refte nul efpoir,
ny a ceux quidefcouunront fon affection , ny
aucun foupçon que vous y ayez iamais con-
fenty. Et il ne faut point fe flatter en cela, de
dire qu'vne femme ne peut non plus s'em-
pefcher d'efire aimée que d'eftre veuë. Ce
font des contes pour endormir îles perfonnes
moins mfées, puis qu'en effecl: il n'y a celuy
qui ne fe départe dételle entrepnfe , fi dés le
commencement toute efperanceluy eftoftée,
non pas d'vne partie, mais du tout. Que fi
nous en voyons quelques opiniaftres , c'efl
pour quelques iours feulement, eftant certain
que l'amour non plus que le refte des chofes
mortelles, ne peut viure fans nourriture, &:
que la propre nourriture d'amour, c'eft l'eipe-
rance. Mais fi vous l'aimez ainfi que vous m'a-
uez dit , & comme, à la vérité, il le mérite : ce
feroit,ma fœur, vne grande imprudence, ce
me femble ; de vouloir vous rauir ce qui vous
Livre sixiesme. 487
pîaift. Mais., dit Diane, ce qui plaift n'eft pas
touiiours ny honorable, ny raifonnable, &:
cela n'eftant pas3 la vertu nous ordonne de
nous en déporter: & quant a moy3 faimerois
mieux lamort,qucde faire autrement. le ne
doute point de ce que vousdittes, refpondit
Aftrée5eftant trop certaine de la vertu de Dia-
ne: mais voyons donc iî cette aftion eft con-
traire a la raifon ou à l'honneur. Eft-ce con-
tre la raifon d'aimer vn gentil Berger, fage,
diferet, &: qui a tant efté lauorifé de la nature?
Quant à moy le îuge que non , tant s'en faut3
il me femble raifonnable. Or rien de raifonna-
ble ne peut eltre honteux3& ne l'tftant point,
ie ne vois pas qu'il y ait apparence de douter
de ce que vous difiez. Il eft ay fé, adioulta Dia-
ne, de conclure icy à l'aduantagede ce Ber-
ger, n'y ayant perfonnequi y contredife5mais
ii quelqu'vn vous propofoit : Eft-il raifonna-
ble que Diane qui a toujours efté en confi-
deration parmy les Bergers de cette contrée^
efpoufe par amour vn Berger inconnu 3 &qui
n'a rien que fon corps, & ce que fa conduitte
luy peut acquérir ? ie ne croy pas que vous prif-
iiez la première opinion . Et cette confidera-
tion eft caufe que ie fuis entièrement refoluë
de fouffrir fa recherche & fon affection 3 tant
que ie pourray feindre de ne la croire : mais
s'il me réduit à tel poinct que ie ne puifle
plus me couurir de cette rufe 5 dés l'heure
H h ni)
488 La"II. partie d'Astres]
que cela m'aduiendra,ie protefteque iamais ie
ne luy permettray de me voir, ou s'il me void
de m'en parler3 ou s'il m'en parle, ôc qu il m'ai-
me , ie le traitteray de force que s'il vk^ ie croi-
ray qu'il ne m'aimera plus. Et vous^dit Aftrées
que deuiendrez-vous cependant ? le Paimeray
fans doute, refpondit Diane , &: en raimant, &*
viuant de cette forte auec luy, ie puniray lof-
fenfc que i'auray faicte de l'aimer, le preuois,
adioufta Aftrée, que ce deffein vous prépare
plus de peines & de mortels defplaifîrs , que la
vanité qui le vous fait faire ne vous donnera
jamais de faux contentemens.
Cependant que ces Bergères difcouroient de
cette forte, penfant que perfonne ne les oiïyt,
Laonice eftoitfiattentiue, que pour n'en per-
dre vne feule parole , elle n'ofoit pas mefme
fouffler, parce qu'il n'y auoit rien qu'elle défi-
raft auec plus de paffion que de defcouurir
les nouuelles qu'elle apprenoit. Mais Siluan-
dre y demeuroit rauy5 & lors qu'il oyoit au
cominencemen: les fauorables paroles que
Diane difoit , combien s'eftim oit-il heureux?
puis quand il efcoutoit les confeils d'Aftrée,
& la defenfe qu'elle fai foi t de fon mérite, com-
bien luy eftoit-il obligé ! Mais quand fur la
fin il vid la refoludon que Diane prenoit: a
Dieux / qu?eft-ce qu'il deuint ! Il fut très à
propos pour !uy que ces Bergères s'endormiÊ
fent 3 puis qu'il luy euft cité impoflible de ne
Livre si'xiesme! 489
donner connoiiîancc qu'il eftoit-la par quelque
cuifant foufpir. Car de s'en aller pour foufpirer
à fon aife loing d'elle, il ne pouuoit obtenir ce-
la fur luy-mefme, eftant trop defireux dcfcou-
ter la fin de leurs difcours:de forte que ce fut vn
grand bien pour luy que ces B ergeres après s'e-
ftre donné le bon foir s'endormifient. Car il fe
retira vers fes compagnes , auiïi doucement
qu'il en eftoit party , & ayant repris fa place , &
bien regardé fi quelqu'vn de ces Bergers ne
veilloit point, &trouuant qu'ils cftoient tous
profondément endormis3il fe mit àlarenuerfe,
&: les yeux en haut, il confideroit à trauers l'ef-
pefleur des arbresjes eftoillesqui paroifïbient,
odes diuerfes chimères quife forment dans la
nue , mais il n'y en auoit point tant, ny de fi di-
uerfes,à ce qu'il difoit luy mefme,que celle que
les difeours qu'il venoit d'oùyr luy mettoient
en la penfée, acheptant par là bien chèrement
le plaifir qu'il auoit eu de fçauoir que fa Diane
laimoit: eftant çn doute s'il eftoit plus obligé
à la curiofité, qui luy auoit fait auoir cette con-
noiiTance, que defobligé pour auoir appris la
cruelle refolution qu elle auoit faite. Cette
imagination fut débattue en fon ame fort long
temps: enfin Amour par pitié luy permit de
clorre les yeux ,& y laiffer couler le fommeil
pour enchanter en quelque forte ks fafcheufes
incertitudes.
49i
L E
SEPTIESM E LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d'Astril
Ai s il efi temps de reuenir à Cé-
ladon que nous auons il longue-
ment lailîe dans fa cauerne , fins
autre compagnie que celle de fes
penfées , qui n'auoient autre fujet que fon bon-
heur paffé , & fon ennuy prefent. Quinze
ou fcize iours s'efcoulerent de cette forte, auec
fi peu de foucy de fa vie^que la trifteffe le nour-
nflbit plus qu'autre chofe qu'il fe fouciaft de
manger. Tout fon plaifir efloit en fes imagi-
nations, aueclefquelles il pallbit les iours &
les nui&s, qui luy eftoientmefmechofevpuis
qu'efloigné des yeux d'Aflrée , les vns &: les
autres ne luy fembloient que des ténèbres.
Il n'auoit iamais eu accident en û vie qui ne
luy reuint lors en lamemoire,& par malheur
il s'arreftoit toufiours dauantage en ceux qui
49^ La II. partie d'Astree]
luy auoient efté plus ennuyeux, comme plus
conuenables à l'eftat où il fe trouuoit. Que
fi de fortune il s'amufoit quelque temps aux
autres, il fe reprenoit incontinent de ce qu'il
tournoit en vne faifon fi trifte les yeux de
fon ame fur quelque fujet de contentement.
PafTant fon aage en ces triftes exercices 3 &
prenant de fi mauuaifes nourritures 3 fonvi-
fage fe changea de forte qu'il n'eftoit pas con-
noiiTable. Et ne faut point douter qu'il eftoit
impoflîble qu'il vefquit long -temps , fi le
Ciel y qui peut- eftre le referuoit à quelque
fortune meilleure 3 ne luy euft enuoyé du
foulagement.
Le iour mefme qu'il s'eftoit efchappé des
mains deGalathée par l'ayde d'Adamas, de
Syluie& deLeonide,Galathéefut contrainte
defuiure fa mère Amafis à Marcilly, à caufe de
quelques refioùiffances &: feux de ioye qui fe
deuoient faire pour les heureux fuccez qu'a-
uoient eu les deffeins de Clidamant en l'ar-
mée des Francs. Mais quand elle y futarri-
uée, & qu'elle feeut que Céladon eftoit ef-
chappé, elle entra en vne fi grande colère con-
tre Leonide , qu'elle luy défendit fa prefence.
Cette belle Nymphe eftant laffe du tracas de
la Cour 3 fe retira chez fon oncle Adamas3
qui auoit le mefme foing d'elle , que fi elle
euft efté fa ftile, tant pour luy eftre fi pro-
che 3 que pour la recommandation que Belizac
Livre septiisme.' 49$
fon frcrc luy auoit faite à fa mort. Et quoy
quelle vift tous fes fermées pafTez élire per-
dus,^: qu'elle n'en deuoit rienefperer, fieitoit-
elle bien aife d'auoir recouuré la liberté à ce
prix : mais plus encorcs pour Fefperance
quelle auoit de voir Celadon,penfant qu'il fuft
auprès d'Aftrée, ne fe pouuant figurer que l'ai*
mant auec tant de violence, le rude comman-
dement qu'elle luy auoit faid le pûftempef-
cher d'y retourner. Et quoy qu'elle fçeuft bien
que cette affeftion luy oftoit toute efperance
deftre aimée du Berger, fi fereprefent oit -elle
que ce luy feroït vne douce vie de pafTer fes
îours auprès de luy.Cela fut caufe que trouuant
Paris fort difpofé à femblable vifite, deux iours
après qu'elle fut arriuée chez fon oncle, ils allè-
rent enfembledansle hameau de ces Bergères:
mais elle fut bien eftonnée , quand demandant
desnouuelles de Céladon, elle entendit qu'il
n'y eftoit point venu, & que tant s'en falloit on
l'y croyoit mort. EUenelaiiTa toutesfois,pour
le contentement de Paris, qui eftoit amoureux
de Diane, d'effectuer le deffein qu'elle auoit Eut
pour le fi en propre, à fçauoir de vifiter fort feu-
lient cette bonne compagnie, outre que vérita-
blement il y auoit du plaifîr pour elle en vne fi
douce conuerfation.Viuant donc de cette forte
elle fer en dit fi familière parmy ces Bergères,
qu'elles l'aimoient infiniment , ôc par fon com-
mandement viuoïent auec elle, commefi elle
4p4 ^a II. Partie d^àstree!
euft efté Berger e5à quoy elle fc plaifoit3de forte
que foudain quelle pouuoit prendrequelque
loifir, elle s'y en alloicquelquesfois en compa-
gnie de Pans3& bien founent feule , n'y ayant
guère plus d'vne demie lieue de la maifon où
elle demeuroit îufques aux hameaux de ces
Bergères, & le chemin encores eftoit tant
agreable,à caufe de la douce nuiere de Lignon,
& des boccages qui s'y rencontroient, qu'il
eftoit împofhble de sVennuver.Iladuint donc
qu'eftantrefoluëvniourdc s'y en aller toute
feule, elle alla paiîer fur le pont de la boute-
reiTe:6cde(lendant le long des nues de Lignon,
encores qu'il n'y euft point de fentier fi près de
la nue, elle ne laiilbit de s'y faire chemin pour
le plaifir qu'elle prenoit de voir lepoiifon , qui
dans la claire eau de la nuiere s'en alloit à peti-
tes Houppes, fe louant enfemble le long du
bord, & pourfuiuant ainfi ion voyage, fe trou-
uafansy penfer près de la fontaine, où Cela-
don fbuloit cueillir le creiîon dont il fe nour-
nflbit. Et defortune le Berger s'eftant couché
fur le bord; s'y eftoit endormy vn peu aupara-
uant. D'auiii loing que la Nvmphe l'apper-
céut3 elle le pnft pour Licidas, parce que ces
deux frères eftoient prefque d'vne mefme
taille , & auoient accouftumé d'aller vertus l'vn
comme l'autre^ & quoy que Céladon fut vn
peu plus grand,& euft le vitage beaucoup plus
grand & plus agréable D fieft-ce que s'appro-
\
Livre septïesm^ 45>5
chant de luy elle y fut deceuë : tant pourcc
quelle creut affairement que Céladon n'eftoit
pas en cette contrée, que pour le changement
de fon vilage, ou pour i opinion qu'elle auoit
que Licidas plein de îaloufie, comme elle fça-
uoit bien qu'il eftoit, fe retirent ainfi feul par
ces lieux efgarez.Tant y a qu'elle s'affilt auprès
de Céladon 3 p enfant qu'il fuft Licidas: mais
voyant qu'il ne s'eiueilloit point, elle refolut de
continuer fon voyage, &lelauferenrepos. Il
eftoit couché fur le cofié, & le petit fac où il
feuloit tenir fes lettres paroiiibit vn peu hors
de fa poche, d'autant quefaiuppe s'eftoit re-
trouffée. Elle y porta curieufement lamain3 8d
le tirant doucement fans qu'il s'efueillait, fift
deiTeindevoir ce que c'eftoit, & le luy faire
chercher quelque temps auant que de le luy
rendre, fî c'eftoit chofe qui enmeritaft la peine.
Elle part donc auec ce larcin, & laifle ce Berger
endormy, qui incontinent après fe refueilla
Et parce que le Soleil com mène oit depafferfa"
chaleur plus ardante, & qu'il ne s'eftoit mis au-
près de cette fontaine que pour lotiyr !du frais
que fon onde , & l'ombrage des arbres voi-
finsyconferuoientj il partit de ce lieu, & fe
mit dans le plus fauuage du bois. Mais d'autant
que tout fon entretient eftoit de la mémoire
de fa Bergère, il ouure la petite boitte qu'il
portoic au col , où eftoit le ponrtraict d'Aftrée,
&: après Fauoft contemplé quelque temps , il
45>6 La II. Partie d'Astree!
îeut les paroles qu'il auoit autresfois efcrites fur
l'autre cofté, qui eftoient telles :
Pritiéde mon vmy bien, ce bien faux me foulage.
Helas, difbit-il, ô miferable Céladon .' que
c efl: bien maintenant que tu peux dire,que pri-
uéde ton vray bien, ce bien faux te foulage,
puis que tu n'as plus que des biens imaginaires,
les autres t'ayans elle rauis par la perfonne mef-
me dequitulestenois. Et puis confïderant le
pourtraict, & parlant à luy comme fî c'eufl cité
Attréemefme:Eft-ilpoiîible, difoit-il, ô ma
belle Bergère : que ie vous aye defpleu r Mais
cft-il poiTible , que vous ayant defpleu ic viue
encore l Que ie vous aye defpleu , il eft impof-
fîble félon ma volonté : mais que ie viue après
cette faute, il eft impoflible félon mon affe-
ction. Et demeurant for cette confideration
quelque temps muet, il reprit ainiî la parole:Si
elle veut que ie viue, pourquoy me bannit- elle
du lieu où feulement ie puis viure? Et fi elle
veut que ie meure, pourquoy ne me l'a- elle
commandé abfolument.'Mais quel plus exprès
commandement faut-il que nous attendions
que celuy qu'elle m'a fait de ne me prefenter ia-
mais deuant elle .'Puis qu'elle fcait bien que fa
veùe efl: ma vie , me défendant cette veiie , ne
me commande- t'elle pas de mourir ? Et lors fe
reprenant: Cela, fans doute, difoit-il, fuffiroïc
pour
Livre septiesme? 497
pour me faire chercher le trépas 3 fiie ne fça-
uois que ce qui eft raifonnable au iugement des
autres , eft fans force de raifon en elle. Il f éra-
ble a chacun que c'eft choie iufle d'aimer ce-
luy dont il eft aimé 3 & que l'amitié ne fe paye
que d'amitié :& au contraire elle iuge raifon-
nable de hayr ceux qui l'adorent. Pourquoy
donc ne dois-ie croire, que ce commandement
de viure eiloigné d'elle3eft pluft >ii pour me fai-
re fouflFrir dauantage en viuant 5 que pour me
faire abréger mes peines par vne mort auancée?
Mais ce n'elt pas encor ce qu'elle veut de moy7
puis qu'elle fçait bien que ie ne puisviure ainfi.
A telle iamais demandé demoy que des preu-
ues impofTibles f Tefmoins3difoit-il peu après,
les commandemensque de bouche , & par let-
tres elle ma faits fi fouuent, de feindre d'aime-
quelque autre , 6c rendre cette feinte accompat
gnée de ces véritables demonfrrations qui
font ordinairement auec les plus parfai&es
amitiez. Et lors refferrant ce cher pourtraicl:
pour lire les lettres où ce commandement luy
eftoit fai£t : Or fus , difoit-il, viuons donc pour
fk gloire, puis que nous ne le pouuons faire
pour nofire contentement. Et a ce mot ayant
remis fa petite boitte dans fon fein, il voulut
prendre les lettres qu'il portoit enfapoche5fer-
rées dans vn petit fac : mais l'y ayant quelque
temps cherché en vain, il s'afiit en terre, &
cfpancha fur l'herbe tout ce qu'il ayoit' en
2. Parc. îi
49$ L A II PARTIE d'AsikEE.'
l'vne&ren l'autre, & voyant qu'en effett ce
qu'il cherchoic n'y eftoitpoint, îlramaifedans
vn pan de fon faye tout ce qui ef toit en terre ,
n'ayant pas le loifir de le remettre en Tes po-
ches, & s'encourt en fa cauerne penfant ly
auoir oublié. Mais après beaucoup de peine, il,
ne le peuttrouuer, car ceftoit ce queLeonide
auoit defrobé.Iln'y eut fueille en ia cauerne,ny
de fa cauerne à la fontaine 3 ny de la fontaine
aux lieux où il auoit éfté ce îour-là qu'il ne tour-
nait & retournait de fa main/voire de petits fe-
ftus qu'il n'y auoit pas apparence qui lepuiiTent
couunr , tant eitoïc grand le defpiaiiir de cette
perte. Se le deiîr de la recouurer.Car outre qu'il
ce noit ces lettres chères, comme eicntesdela
main de fa Bergère , encore lesaimoit-ilcôme
les tefmoins & de fon bon-heur &de fa fidéli-
té, & comme le plus doux entretien qu'il pût
auoir en la miferable vie qu'il menoit. Enfin
voyant qu'il fe trauailloit en vain , &: qu'il n'y
auoit plus d'efperance de trouuer ces chères let-
tres: Helas,dit-il,croifant les bras lVn dans l'au-
tre, de regardant pitoyablement le Ciel, com-
me luy demandant iufticc: helas.'quei miufte
Démon m'a rauy le peu de contentement qui
nve reftoit ? Démon pour certain faut-il bien
qu'il foit,puis que nulle perfonne n'a efté icy&c
quand elle y euftefté 3 eile n'euft pu auoir le
courage de commettre vne fi grande cruauté :
puisdefpluntlesbrasjioignantlesmains^cen-
LrvKE sep ti es me" 499
trelaffant les doigts enfemble, laiflbit aller Ces
bras nonchalamment fur fescuiffes. Tu eftois
encer trop heureux, difoit-il3 ô Céladon/ en
cette miferable vie, ayant ces heureux tefmui-
gnages de ta félicité paiTée : il ne falloir pas que
Javolon té d' Aftrée eftant de te combler de tou-
te forte d'infortune, ces chères & douces mé-
moires contreuiniTent à ce qu'elle auoit refoiu.
Confole-toydoncenta perte, &: remercie le
Ciel qui fe rend fi conforme à la volonté de ta
Bergère, qu elle mefme ne le fçauroit defirer
dauantage3& fay paro litre qu'il n'y a rigueur
d'elle, ny force du Ciel qui t'en lafle,ny qui t'en
fepare ïamais.Aufli ne falloir-il pas que pour te
rendre affligé de toute efpece de mal-heur 3 tu
perdiffes toute efpece de confolation .
Cependant Leonide bien aife de fon larcin,
s'eftant à grands pas eiloignée de ce Berger,
toute curieufealloit ouurantles nœuds du pe-
tit lac; & voyant qu'il n'y auoit que des lettres 3
elle creut que c'eftoient de celles de Phillis.De-
firant donc outre-mefure devoir les fecrets de
cette Bergère 3 elle s'dîît foubs vn arbre, & les
defployant toutes en fon giron, la première
cu'elle rencontra 5 fut telle:
Ii ii
fdo La II. PARTIE d'Astrïi,
LETTRE D'ASTREE
a Céladon.
QVe vous m aimiez, ie le croy, & vous le
pouuez connoiflre en ce que ïay agréables
que vous m en ajfeuruz. J^uefivcus anieï au-
tant de conmijfanceque de refJ'entimetd'Awour,
far la permifiion que ie vous donne de me dires
que vous maime^j vous iugerie^jqueie vous ai-
W?»ét pa> -là vous feriez affeuré que vous auez
de moy, ce quilfemble que vous Jouhaitte^ feule-
ment pour ejhe bien-heureux. Si après cette dé-
claration vous ïlefles contenu ie diray que vous
naime^point Afirce , puis que ï amitié ne doit
rien dejrrer quel 'amitié.
Quand Leonide lifant cette lettre rencon-
tra le nom d'Aflrée , elle s'arrefta tout court,
Rapprochant le papier defes yeux,releut deux
ou trois fois ce mot.Enhnfe reiibuuenant de la
îaloufie qui auoit efté entre Céladon, Licidas ,
Aitree & Phiilis , elle creut que peut efîre n'e-
ftoit-elle pas mal-fondée^ qu'en effeclAiirée
pcuuoit bien auoir aimé Licidas: & pource la
repliant, la mit en fon fein:& en prilt vne autre
qu'elle trouua telle:
Livre septiesme^ foi
LETTRE D'ASTREE
a Céladon.
N'A v o v e r e z-v o v s point a ce coup ,
mon fils, que ie vous aime plus que vous
ne m aimez -, puis que ie vous enuoye mon pour-
traici, ti ayant iamais peu obtenir le vofire par
toutes mes prières ? Mais Amour ejt iufie en ce-
la , puis quil fçait bien qu'il faut toufiours fe-
courir premièrement ceux qui en ont plus de^j
necefiitc. La foiblefje de vofire amitié auoitplus
de besoin de ce fouucnir, que non pas la mien-
ne. Receuez>-le donc pour tefmoignage de vofire
défaut. £)uen cy oyez-vous, Céladon? p enfer iez-
vous efire aimé de moyfi ie doutois de vo(lre affe-
ction? le me mocque, Berger $ car fi tauois certes
opinion de vous, ie ne voud rois pas que vous euf-
fiez> cette créance de moy. Et pour ce ne doutez
point, tant que ie vous feray paroiflre d'auoir mé-
moire de vous , que ce ne [oit vngage tres-affeu-
réde ïefiat que iefay di efire veritableme?it aimée
de mon fils.
Seroit-ce point, difoitLeonide , toute efton-
née, que Licidas ayt trouué après la perte
de fon frère ces lettres entre fes meubles ? plus
chères les euft-il gardées pour l'amitié qu'il luy
li iij
yo2 La II. partie d'Astrel
portoit 3 ou de peur que fes fecrets d'amour
n'euiîent efté veus par quelque autre. Mais il
cela eftoit, il ne les porteroit pas fur luy de
crainte de les perdre. Que feroit-ce donc, &
comment les auroit-il tues? Et lors ïettant la
main fur la première qui fe prefeiate , elle la
trouua-telle :
LETTRE D'A S TREE
a Céladon.
IL vous fied bien, mon fils, Garnir moins dey
courage que moy : vous dittes que cell vn
figne que ïaime moins que vous: mais voye?
comme ie l'entends au contraire. Ce qui me^>
fait fupporter toutes Us peines qui fe présentent
four vous, cefi fans plus l'amitié que ie vous
porte. Do-ncqucs ce -te affeclion qui me fait fur-
monter les plus grandes peines, doit cjhe la plus
grande , ey ainfi ce courage que vous blajmez,
en moy , e/tvne vraye marque de mon affection.
ATevouslaiffez> donc plus emporter al ennuy que
vous donnent nos communs ennemis ( cejl amfi
Céladon, que ie les nomme, & non pas nos pè-
res ) fi vous voule? que ie croye vojlre amitié
efgale a celle qui me fait non feulement Çur mon-
ter , mais mefprifer pour vous toutes fortes dey
peines & d'incommodité?.
Li%vre settiesme! yoj
Lconide leuc cette lettre, fans fçauoir pref-
que ce quelle liibit , paire que fe reprefentant
le Berger a. qui elle auoitpm ce petit fac, &fe
rcilbuuenant d'en auoir oiïy dire quelque cho
fe à Galathée , lors que Céladon fut trouué
fur le bord de Lignon, elle entra en quelque
opinion que ce fuftluy , &r non pas Licidas, &
lors coniîderant de plus près ces papiers, elle
s'en alîeuradauantage quand elle en vid quel-
ques vns qui montraient d auoir eiré mouillez:
mais beaucoup plus encores , lors que regar-
dant le fac, elle trouua que le cuir s'eîtoit retiré
eV ridé en certains lieux, car elle reconnut par
là que véritablement ceftoit ceftuy - cy dont
Galathée luy auoit parlé. O dieux / dit - elle ,
frappant des mains cnfemble:il n'en faut point
douter, c'eil Celadon.Mais où auois-ie les yeux
que 1e ne l'ay pas connu quand îe l'ay veu ? E t
lors ramaflant en diligence tous ces papiers ,
elle les refferre, & s'en retourne bien plus vi-
lle à la fontaine où elle Tauoit laiiTé qu'elle
n'en eftoit pas venue. Mais elle fut bien trichée
de ne fy trouuer plus: Ahi fontaine,- difoit-
elle, &vousfeiour iolitaire, rendez-moy ce
que ie vous aylaiifé. Rendez-le moy, ce Ber-
ger du quel ne voulant interrompre le, repos,
l'ay perdu entièrement le mien. En proférant
ces paroles elle alloit tournant la veuc tout à
lenteur, pourvoira elle en pouuoit appren-
dre quelque nouuellc. Mais elle n'auoic carde :
Ii iii)
co4 La II. partie dAstree!
car il s eftok défia retiré tout trifté en fa ca-
Berne 5 après auoir cherché en vain ce quelle
lny auoit defrobé. Enfin Amour , qui eft
prudent, luy fift prendie garde que l'herbe
depuis la fontaine iufques afTez loing de là
eftoit ïbulée comme vn fentier nouueau5 &:
qui n eftoit pas bien encor battu. Elleiugea,
& certes fort à propos 5 que ce fentier la
conduirait où s'eftoit retiré ce Berger: &: de
fairt c eftoit la venté, que Céladon ayant ac-
coutumé de parler par là lors que de fa eau er-,
ne il s'en venoit en ce lieu , en au oit fait fi fou-
lient le chemin 3 que l'herbe en eftoit foulée
comme d'vn nouueau fentier. Le prenant
donc pour fon guide3 elle ne l'eut point fuiuy3
cinq ou fix cens pas, qu'elle fe trouue proche
du rocher où Céladon faifoit fa retraitte: tou-
tesfois d'autant que les arbres & buiffons qui
luy eftoient à l'entour , le couuroient tourelle
eut prefque peur de s'en approcher , craignant
que ce ne fuil le repaire de quelque loup ou
fanglier , ou pour le moins de quantité de fer»
pens. Et comme elle eftoit en fuipens 5 il luy
fembla cPoiiyr foufpircr: ce qui luy fift con-
noiftre qu'il y auoit quelqu'vn ; mais iugeant
aufii que les couleuures & ferpents fiffient
quelquesfois prefque de la forte, elle ne s'en
approchoit qu'auec apprehenfion , &fî dou-
cement que Céladon qui eftoit dedans ne s'en
appercaioit point, Mais encor qu'à fa venue
Livre s ït tus m t. yo?
elle euft fait plus de bruit., le Berger ne s'en
fuit pas pris garde, tant il eftoit attentif à ce
qu'il penibit. E t lors que fuiuant le fentierqui
la conduilbit, elle eufr fait le tourdubuiffbn, 6c
quelle fuit venue près de l'entrée par le collé
de la riuiere, elle l'ouyt foufpirer beaucoup
plus haut : &: quelquesfois parler, mais elle
n'en pouuoit entendre les paroles encor que
le murmure de la voix , vint iufques a fes
oreilles : cela fut caufe qu'auec plus d'afTeuran-
ce, elle vint doucement iufques à l'entrée, &:
feioignant contre le Rocher, & puis mettant
peu a peu la tefte dedans, elle l'oiiyt parler de
cette forte : Commençons déformais à bien
efperer, ômon cœur, puisque tout ainfîque
la mefche de la lampe acheue de bruïler, lors
que le feu a confumé toute l'huile, demefme
deuons-nous croire qucnoftre malheur fmira3
ayant déformais confumé peu a peu tous les
biens &: contentemens qui nous reftoient.
Heureufe perte , que ie te chéris , fî par ton
moyen ie puis fortir de la mifcrable vie que ie
traine. Ah .' que ie beniray le îour que vous
m'auez elle rauis, ô mes chers papiers ! iï'voftre
regret me peut faire mourir, puis que ie ne
dois efperer que mes ennuis cefTent qu'auec
ma vie. Leonide qui l'efcoutoit fut touchée
de tant de compaffion , reconnoiffant que vé-
ritablement c'eftoit Céladon, & fut furprife
d'vneii foudaineioye, qu'ençores qu'elle euft
yo6 La II. partie d'Astree.
refolude le laiflTer plaindre, & l'efcoutçr plus
longtemps, fi fut-elle contrainte de s'en aller
à luy les bras ouuerts en luy criant: Ah.' Cé-
ladon, c'eft trop fe plaindre, c'eft affcz auoit
eu de tnflefTe &de defplaifir: il eft temps de
changer de vie, &de parler plus doucement
vos îours. Si céladon fut furpris oyant cette
voix tout à coup , & la voyant venir à luy : on
le peut allez îugcr, puisque depuis le temps
qu'il eftoit venu en ce lieu, il n'y auoit veu
perfonne, & qu'ayant l'efpnt entièrement en
fe penfées, elle fut auprès de luy auant qu'il
euft feulement oiiy ce qu'elle difoit. Ii fe re-
leuaenfiirfaut: mais lafurpriie fut telle, qu'il
fut contraint de fe rafTeoir , tant la vie quil
auoit menée, &c la mauuaife nourriture qu'il
prenoit ordinairement 1 auoient affoibly. Lors
la Nymphe pour luy donner loifirde reuenir
à luy~mefme, s'aiïit fiir fon lift, & luy prenant
la main : Et bien céladon, luy dit-elle, en fin
eftoît-ce pour faire cette vie que vous defiriez
auec tant d'impatience <le fortir d'entre les
mains de Galathée? Eft- il poffible que nofîre
compagnie vous fuft tant def-agreable que
vous la vouiuiïiezfliyr pour celle des rochers
&des bois? Le Berger alors ayant repris les
eipiits luy refpondit froidement: Vous voyez*
belleLeonide, à quoy m'a réduit Amour, &r
iiîfquesoùpeut paruenirlapniiîance que vous
auez fur ceux qui vous aiment. Comment^dit-
Livre septiesme. 507
elle, cft-il poffiblcque l'Amour d'autruy vous
ait fait mefprifer de cette forte voftre propre
conferuation? Mais eft-il poflible, refpondit
le Berger, que vous qui vous vantez de fçauoir
aimer, ayez doute que mon afte&ion ne me
puiile encor porter à de plus grandes extre-
m itez ? Pour le moins, répliqua la Nymphe, fi
1 auois à mourir, l'en voudrois demander la
raifon à celuy qui me condamneroit. Et quel-
le autre meilleure raifon , adioufta Céladon,
dois-ic defîrer d'en fçauoir, fînon que celle qui
peut tout fur moy, le veut ainfî? Tellement
que la raifon de mon mal fera que mon bien
luy defplaift. Miferable condition, dit la Nym-
phe en le plaignant, que la tienne Céladon/
Tant s'en faut, dit-il, voyez, fage Nymphe,-
combien vous eftes deceuë. le ne fçaurois de-
firer plus de bien que le mal que ie fouffre : car
en pourrois-ie fouhaitter vn plus grand que de
luy plaire: Et fi fonmal luyplaift,me pourrais-
ie douloir? Tant s'en faut ne me dois-ie point
refîoiiyr de ce qui luy cfl agréable ? Et alors
s,efcnant,ô heureux Céladon, dit-il, 8c en vne
chofe moins heureux 3 qu'Aftrée ne feait pas
que tu es heureux: Leonideluyoyant tenir ce
langage demeuroit tant eftonnée qu elle lere-
gardoit auec admiration. En fin après auoir
elle quelque temps muette, elle dit: Iaucue,
Berger, que fi c'eft aimer que ce que vous fai-
tes, il n'y a que vous entre tous les nommes qui
5 o8 La IL partie d Astre e!
fçachiez aimer: mais prenez garde que comme
l'abus fe méfie ordinairement parmy routes les
chofes bonnes pour les corrompre & gafter, de
mefme la mélancolie ô£ l'opiniaftreté ne pren-
nent place parmy voftre amitié. I'ay fort peu
de foucy3refpondit le Berger, de tous les acci-
dens qui me peuuent arnuer, pourueu que
mon amour n'yfoit offenfée: Mais, dit Le o-
nide , aimez-vous bien Aftrée ? Vous me
faiftes, refpondit il, vne demande à laquelle
vous pourriez bien refpondre ians moy.
Si vous l'aimez, continua la Nymphe, vous
deuez donc aimer ce qui eft à elle-, &: fi cela eft,
pourquoy ne vous aimez-vous , puis que vous
eftes tellement fien , que vous celiez d'eftre
vous-mefmes:Pui.s que l'aime Aftrée,repliqua
le Bergerie dois hayr tout ce quelle hayt.
Aftrée veut mal au m iferable Céladon: pour-
quoy donc, belle Nymphe, ne luy porteray-ie
tGutela haine qui me fera poflible? Chacun^
dit-elle 3 eft plus obligé a fa propre conferua-
tion qu'à la haine ou amitié d'autruy. Ces
loix, interrompit incontinent le Berger, font
bonnes 8c receuables parmy les hommes, mais
non pas parmy les Amans. Et quoy ? dit la
Nymphe, laitTe-t'on d'eftre homme quand on
deuient Amant ? Si vous appeliez eftre hom-
me, dit- il, que d'eftre fujeâ à toutes fortes de
peines &r d'inquiétudes, i'auoiie que l'Amant
demeure homme: mais fi cet homme a vne
Livre septiesmi." yb?
propre volonté, &: îuge toutes chofes telles
quelles font, &non pas félon l'opinion d'au-
truy, îe nie que l'Amant foit homme, puis
que dés l'heure qu'il commence de deuenir
tel , il fe defpoùille tellement de toute volonté
& de tout îugementj qu'il ne veut ny ne iuge
plus, que comme veut & iuge celle à qui fon
affection l'a donné. O miferable eftat que
celuy de l'Amant i s'eferia laNymphe: mais
tant s'en faut, refpondit incontinent le Ber-
ger, miferable celuy qui n'aime point, puis
qu'il ne peut loùyr des biens les plus parfaicts
qui foient au monde. Et iugez 3 belle Nym-
phe, quels doiuenteftre les contentemens d'a-
mour , puis que les moindres furpaffent les
plus grands qu'on puiffe auoir en toutes les
chofes humaines fans amour. Y a-t il rien de
fi ayfé a diuertir que les biens qui font en la
penfée? & toutesfois quand vn Amant fe re-
prefente la beauté de celle qu'il aime, mais
encor cela trop ^ quand il fe remet feulement
vne de fes actions en mémoire , mais ceft trop
encores; quand il fe reffouuient du lieu où il
la veuë5 voire quand il penfe qu'elle fe reflbu-
uiendra de l'auoir veu en quelque autre en-
droit 3 penfez-vous qu'il vouluit changer fon
contentement à tous ceux de l'Vniuers? tant
s'en faut, il eil fî ialoux&fî foigneux d entre-
tenir feul cette penfée,que pour n'en faire part
à perfonne il fe retire en lieu folitaire & reculé
jio La II. partie d'Asthee!
de la veuë des hommes ne fe foucie point de
quitter tous ks autres biens que les hommes
ont accouftume de chérir oc rechercher auec
tant de peine, pourueu qu'auec la perte de tous
il achette le bien de Ces chères penfées. Or,
Leomde, puis que les contentemens de la
penféefont tels, quels iugerez-vous ceux de
l'effect, quand il y peut arriuer : Comment,
contmuoit-il, loiiyrde laveuëde ce que l'on
aime? L'oiiyr parler: luy baiferlamain ? oiivr
de fa bouche cette parole, ie vous aime ? Eiï-il
pofîïble que la foibleiîe d'vn cceurpuiffe fup-
porter tant de contentement? eft-il poiïîble
que le pouuant,vn efpnt les conçoiue fans
rauiiTement, & rauy qu'il ne s'y fonde, & le
fente dilToudre de trop de plaiiîr & de félicité t
le ne rapporte point îcy ks dernières aiTeu-
rances que Ton peut receuoir d'eftre aimé, ny
les languiffemens dans le feinde laperfonne
aimée, parce que^ comme ces contentemens
ne fe peuuent goufîer fans tranfport &: fans
nous rauir entièrement à nous-mefmes , aufll
ne peuuent-ils eftre reprefentez par la parole
que trop imparfaitement. Or dittes main-
tenant, belle Nymphe, que l'eftat d'vn Amant
eft miferable : maintenant, dis-ie, que vous
fçauez quelles font fes extrêmes félicitez: I'a-
uoùe, dit la Nymphe, après l'auoir efeouté
auec admiration , fauoiïe que véritablement
Céladon aime3 fi c eft aimer que d'eftre hors
Livre septi'esmf.1 ni
de foy-mcfinCj & vîùtc feulement de penfées:
mais que pour cela îe ne femme miferabîe
de le voir réduit aux imaginations pour auoir
quelque contentement: tant s'en faut que ces
paroles me perfuadent le contraire, qu'elles
me fortifient dauantage en cette opinion.
Mais, Berger, îaidbns ce difcours, puis qu'auili
bien il ne vous peut donner aucun allége-
ment, ôc me dictes qu'elle a efté voitre vie,
depuis que ie vous laiifay ? Sage Nymphe,
refpondit Céladon , celle que vous matiez
veu faire depuis que vous m'auez rencontre,
c'en: celle-là mefme que l'ay continuée de-
puis le îour que vous dittes. Car au partir
d'auprès devons, ie me fuis venu renfermer
en ce lieu , attendant que l'amour ou la m oit
m'en forte. Et pourquoy, dit-elle, n'allaites-
vous point en voifre hameau , où vos amiscc
vos parens vous regrettent iî fort ? Aftrée-,
dit-il, qui peut plus fur moy que mes parens
ny mes amis , m'a de fendu de me faire ia-
mais voir a elle, lufques à ce qu'elle me l'ait
commandé , & t'etî pourquoy ie vous ay
dit que ie me fuis renfermé en ce lieu, atten-
dant que l'amour & la mort m'en forte, par-
ce que iî ma Bergère m'auoit abfolumcnt
commandé de ne me faire iamaisvoirà die,
il n'y a point de doute que iû fuffe foity de
cette vie , auffi-toft que reuenu à moy, ie
reconnus que Lignon ne m'zuoit pas voulu
JE La II. partie fe'ÂsttLÏË
donner la mort: mais ayant bonne mémoire
de fes paroles, &: me refïbuuenant que ce ban-
nifTement neftoit pas pour toufiours, mais
feulement autant qu'elle demeurèrent à me
commander de reuenir , îay vefeu de cette
forte, attendant que l'Amour me rappellaft,
comme il femblle quelle m'ait promis , ou à
Ton défaut, la mort, qui ne me fera ïamais
moins ennuyeufe, qu'en l'eiTat où îe fuis. Mais
comment, pauure abufé, répliqua la Nymphe,
pouuez-vous efperer qu'elle vous rappelle, iî
elle ne fçait pas où vous eftes \ Amour, refpon-
dit-il, qui m'a conduit icy, n'a pas oublié le lieu
oùie fuis, puis qu'ordinairement il m'y vient
entretenir: & puis que c'eft par luy que le dois
efperer qu'elle me rappelle , il ne faut point
que ie doute que fans moy il ne luy faiîe bien
entendre en quel lieu il m'a confiné. Si vo$
imaginations,repliqua la Nymphe, pouuoient
autant fur les autres que fur vous, il y auroit
quelque apparence en ce que vous dictes : mais
croyez que les Dieux n'aident gueres à ceux
qui ne s'aident point eivx-mefmes. Et ne pen-
fez que ie vous en parle fans raifon : car ie fçay
fort bien quefî Aftrée vous fçauoit en vie, elle
vous defireroit auprès d'elle. Et comment,
dit incontinent le Berger, le fçauez-vous,belle
Nymphe ? Je l'ay appris, dit-elle, de la trïflfcflc
que ie vois en fon vifage. Elle fe trouue, peut-
eûre, mai d'ailleurs, ditleBerger: mais où l'a-
uez-
Livre septiesme' *të
uez-vous veuë depuis que nous nous fepa-
rafmes ? I'ay bien, luy die- elle, à vous entrete-
nir fur cedifcours, &feroisbien ayfedevous
raconter ce qui nVeftaduenu depuis que nous
nous quittafmes, pourucu que le vous vifle
faire meilleure chère que vous ne faiâes pas.
Cela, dit Céladon, ne vous en doit pas em-
pefcher, & croyez que voitre veuë m'apporte
autant de contentement qu'autre que îe puifTe
auoir fans celle d'Aflrée, de laquelle eftant
priué, le difeours que vous me voulez faire
m'eft fur tout agréable. Alors Leonide reprit
la parole de cette forte:
HISTOIRE DE GALATHEE,
"VTOvs defirez donc fçauoir, Céladon,
V de quelle façon i'ayvefcu depuis quinze
ou feize nuids en ça ? le veux bien le vous ra-
conter, à condition quefi levons ennuyé par
vn trop long difeours, nous le coupperons où
vous voudrez , & le reprendrons vne autre
fois quand l'occafion s'en prefentera. Sçachez
donc que reuenant de vous conduire 5 l'en-
trois dans le Palais d'IfToure au mefme temps
qu'Amafis montoit dansfon chariot pour re-
tourner à Marcilly, emmenant auec elle Ga~
ferfiée, parce que defireuie de rendre grâces à
a.Parr. Ks
^4 La IL partie d'Astrel
Hefus du bon fuccez que fon fils Clidamant
auoit eu en la bataille qui s'eïtoit donnée con-
tre lesNeuftriens, elle voulut que Galathée y
fiift3 afin de rendre cette fblennité plus célè-
bre : & parce que le retardement de telles
actions reffemble en quelque forte à loubly,
& l'oubly à l'ingratitude,elle partit fi prompte-
ment qu'elle ne donna pas mefme le loiiïr à la
Nymphe de nous pouuoir dire ce quelle vou-
loit que nous Allions de vous. Et quoy qu'elle
en fuft en vne peine extrême , fi n'ofoit-elle
en faire femblanc, de peur qu'Amafis ne s'en
prift garde , qui la tenoit toufiours par la
main, non pas pour aucun foupçon qu'elle
euft, mais feulement pour la careiTer dauan-
rage. Eftant doneques contrainte d'entrer
ainlî auec elle dans ce chariot, tout ce qu'elle
pût , ce fut de me dire lors que ie luy aidois à
monter : Vous Siluie ôc Lucinde viendrez
dans le mien, & nous fumrez en diligence : Et
moy baillant latsfte, & leur faifanc vne gran-
de reuerenec, ie montray d'auoir entendu ce
quelle vouloit dire: mais ie n'auois garde de
liivobeyr, car vous auiez pnsvn chemin bien
différent . Er quoy que ie preuiife affez fon
courroux , fi ne pouuois-ie me repentir de
vous auoir rendu ce bon office, eilifant plûs-
toft la haine de la Nymphe, que de faillir a l'a-
mitié que ie vous porte. Toutesfois feignant
que ç'auoit eflé pourobeyr à mon oncle, le.
Livre septiesme! 5*15
rencontrant auec Siluic qui me cherchoit,
îe leur racontay de quelle forte vous citiez
cichappé; fans que perfonne y euft pris garde :
mais, leur dis-ie, îe ne fus de ma vie plus fur-
pnfe , que quand en entrant l'ay rencontré
Araafisf& Galathée, qui montoient en leur
chariot: car l'eftois perdue fî elles m'euffent
appcrceuë hors de la porte : encor ne fçay-ie
ce qui en fera , lors que Ton fçaura ce qui eft
aduenu. Mais, mon père, luy dis-ie 3 en fouf-
nant 3 & vous ma compagne , vous m'aiderez
tous deux a porter cette charge. Ma fille 3 me
refpondit Adamas3ne craignez ïamais d'eftre
blafméc de faire ce que vous deuez , ny de re-
ceuoir du defplaifir pour femblabies occafions.
Les Dieux, defquels dépendent tous les eue-
nemens font trop iuftes pour confentir à vne
chofe tant inique: &: fi quelquesfois il y a des
?ccidensqui luyfemblent aduenir au contrai-
re, prenez garde, ma fille, qu'en fin le conten-
tement s'en redouble , voire qu'il fembleque
cène foitque pour nous l'augmenter. Et par-
ce qu'il eft très à propos que vous preniez pei-
ne de conferuer les bonnes grâces de vofire
Maifirefie, Siluie tefmoignera que vous na-
uez rien fait qu'elle ne fçache bien : & afin
de vous en defeharger dauantage , ie veux
bien que toutes deux vous la fafliez entrer en
foupçon de moy : car ie ne feray iamais marry
qu'elle croye que ie hayffe ce qui eft contraire
Kk ij
yi6 La IL partie d'Astrei
à la vertu, &vouspermettrois de l'enaffeureF
tout à fai£t,fî cen'eftoitquepour la détrom-
per des fauffes imaginations que Climante luy
a données , il eft nece {faire que îe ne luy fois
point odieux entièrement.
Auec femblables difcours, mon oncle taf.
choit de nous donner courage, &nous faire
continuer en ce louable deifein, puis prit le
chemin du cofté de Laigneu , & nous celuy de
Marcilly , non pas toutesfois fans confulter
enfemble, comme nousauions àrefpondre a
Galathée, afin qu'il n'y euft point de contra-
riété entre nous, fçachant affez qu'il n'y a œil
plus vif ny plus pénétrant que celuy de la ia-
loufie: Au contraire laNymphe alloit faifant
àcffcin fur defTein 3 pource qui eftoit de la
porTeffion de fa chère Lucinde , efhmant mon
efprit, & louant ma rufe, de vous auoir fait
veftir de cette forte, ayant efperanee que cet
habit luy donneroit plus de commodité de
vous auoir fans foupçon continuellement au-
près d'elle : non pas, Berger, qu'elle confentiit
iamais à chofe qui contreuint à fon honnefte-
té 3 ainfi que i%y toufîours reconnu par Ces
actions, mais deifeignant de vous efpoufer3 &
ne lofant déclarer tant qu'A damas viura,
elle penfoit de pouuoir îoii) r longuement de
voitre prefence fous cet habit : Et quoy qu'elle
ne peuft douter de larîe&ion que vous portez '
à la belle Ailr^e3 en fe fktta»t elle fe figuroic
LÏVKÇ SEPTIÎSME^ 517
que laveuë que vous auriez de fes grandeurs
&: magnificences l'emporteroit ayfément par
deffus l'amour d'vne Bergère : de forte que
s'en allant ainfi la plus contente du monde , il
n'y auoit rien qui luy donnait alors de l'en-
nuyque la longueur du chemin. Mais quand
elle fut arnuée à Marcilly, & qu'elle ne vid
point entre les autres Nymphes fa tant aimée
Lucjnde , en quelle inquiétude fut- elle 1 de
auec quelle promptitude fit-elle femblant d'à-
uoir affaire en fa chambre, & de la chambre
au cabinet? Moy qui preuoyoisbien cet ora-
ge, ie la fuiuois: mais non pas franchement
comme de couftume: & faut que l'auoiieque
mefentant atteinte de quelque efpecede tra-
hifbn, ie redoutois fa prefence: &toutesfois
de peur quelle ne foupçonnaft qu'il y euftde
de ma faute, auiïi-toft que ie m'ouys appelle^
ie courus vers elle, &m'ayant commandé de
pouffer la porte fur moy : Et bien, me dit-
elle., Leonide 5 qu'eft deuenu Céladon? Ma-
dame, luy dis-ie, contrefàifant vnvifage plein
d'eftonnement & de defplaifîr, ie ne feaurois
vous le dire: car aufTi-toft que vous elles par-
tie , Siluie & moy l'auons cherché par tout le
Palais , &c n'auons laiffé lieu que nous n'ayons
inutilement vifité,& ne pouuons pensfer qu'au-
tre qu'Adamas en puifîe fçauoir des nouuel-
les, Comment, dit Galathée, furprifede cette
refponfe fî peu attendue : vous n'en fc.uez
Kk iii
pjj La II. partie d!Astre£.'
donc autre chofe ? Et voyant que ie ne luv
refpondois point : Nevolisauois-ie pas com-
mandé, continua-t'elle d'en auoir plusxie foin?
Eft-ce ainfî que vous faicles ce que îe vous or-
donne-?. Et là s'eftant encor arreftée pour
quelque temps , & voyant que ie ne luy difois
mot : Allez, me dit-e!le,Leonide, à cette heure
niefmes vers voflre oncle , &: fi Céladon y efr,
ramenez-le icy, autrement ne vous prefentez
plus deuant moy, &: vous affeurez que ie n'ou-
blieray iamais cette offenfe que ie ne vous aye
fait reilentir combien elle m'efl: cuifante. La
voyant en grande colère, &r ne voulant luy
répliquer de crainte de l'aigrir dauantage, ie
luy fis la reuerence, & fortis froidement du ca-
binet pour n'en donner connoiiTance à mes
compagnes. Siluiequi eftoit auxefcoutes,me
fuiuix îufques hors de la chambre , & nous
efîans efloignées contre vne feneftre, ie luy
racontay tous les difeours de Galathée , éc
comme elle m'auoit commandé de me re-
tirer, le fçauois bien, refpondit Siluie , qu'il
eftoit împoflible que cet affaire fe finift fans
la mettre en colère: mais l'euffe penfé toute
autre chofe , pluftoft que ce que vous me dit-
tes. Eft-il poflible que ce defplaifir l'ait tant
aueuglée, qu'elle vous ait commandé de fortir
de fa maifon pour vn foupçon fî mal fondé ?
Et qu'eft-ce que cliacun lugera de voftre de-
part ? Et comment le couurira-t'elle à Amaiîs
Livre septiesme.' 5T9
mcfmc? Or bien 3 macompagne, me dit-elle,
en fin tout le mal eft tombé deffus vous, en-
cores qu'également Taye contribué à la fou-
te , fi Ton doit ainfi nommer ce que nous
auons pu Élire: mais puisqu'il eft ainfi, l'au-
ray foin de vous taire reuenir le plnftoft qu'il
me fera pofllble : cependant fi Ton me de-
mande la caufe de voftre abfence, 1e diray
qu'A damas a fupplié Galathée de vous laiiler
pour quelque temps chez luy , ayant inten-
tion de jvoir s'il pouuoit faire naiitre quel-
que amitié entre Paris, fon fils & vous: & îe
ne le diray qu'en fecret, afin qu'il s'efuente
moins. A ce mot nous nous baifafmes5 & '
nous recommandans aux Dieux, ie vins trou-
uer mon oncle, à qui ie racontay tout ce qui
s'eftoit paiTé.
Cependant Galathée eftant demeurée feule
en fon cabinet 5 & voyant tous fes deffeins
tant efloignez qu'elle n'efperoit plus d'en pou-
uoir r'approcher les occafions, fut tellement
opprefTéc de ce defplaifir , que s'abouchant
fur vn petit liétverd, elle demeura fort long
temps fans refpirer: mais enfin y eftant con-
trainte , elle reprit l'haleine auec vn grand Hé-
las / 6c puis le redoublant par plufieurs fois3
après s'eftre relenée 3 elle îetta les yeux par
hazard fur vn grand miroir, qui eftoit vis a vis
d'elle, & s'y confiderant toute en larmes: Hé-
las ! Galathée, difoit-elk, àquoy te ferc cette
K K liij
ito La IL partie d'Astrel
beauté doat tu as efté tant efhmée par ceux
qui en efloient idolâtres, puis qu'elle n'a peu
efmouuoir celuy à qui tu as tant defiré de plai-
re, & qu'elle neft plus eue la vile defpoiiille
d'vn Berger, voire fî vile qu'il ne l'a pas feule-
ment pour agréable ? Ne flus-ie point la plus
mal-heureufe du monde, puisque celuy que
iaime, &qui n'a rien en foy de plus recom-
mandable que mon amitié la mefpnfe, & la
fuit pour celle d'vne vile & ingratte Berge-
rs? HelasdefTeins: dont les commoicemens
rn'eftoient fi doux & agréables , combien
m'en efl leprogrez amer ôcfafcheux.' Et lors
s'efiant teuë pour quelque temps , elle reprit
ainfi en s'efcriant: Mais, efnlbien vray3Cela-
don, qu'en fin tu ne m'aimes point ? Eft-il pof-
fibleque k n'ayepeu te retirer de l'affection
d'vne Bergère ? peut-il eftre qu'vne beauté
ruftique,vne champeftre, vne fauuagc ait eu
plus de pouuoir fur ton amequela mienne?
ialloit-il que pour ma punition le Ciel te fiirfi
aimable & fi peu aduifé - Elle euft continué da-
tiantage, n'euft efté que Siluie fçachant qu'A-
mafislavenoit voir3 parce qu'on luyauoitdit
qu'elle fetrouuoit mal, fît du bruit à la porte,
& après l'auoirouuerte, l'aduertit de la venue
de fa mère. Elle incontinent fe feichant les
yeux le mieux qu'il luymftpoffible,fe coucha
de fon long furie lier., & fe mit vn linge fur
les yeux* feignant de dormir: cela fùc caufe
Livre septiesme. 521
que Siluie reflbrtant rencontra à la porte
Amafis, à qui elle raconta le mal de Gala-
thée , luy difant qu'elle ne croyoit pas que ce
fuft autre chofe qu'vne migraine, quifepaf-
feroit auiïi-toft qu'elle auroit vn peu repofé.
Elle la creut aifément 5 d'autant que s'eftant
approchée de Galathée , elle luy vit le vifa-
ge tout en feu. La Nymphe, à la venue de
la mère, fit femblant de s'efueiller , &fele-
uant en furfaut , luy fit la reuerence 3 & te-
nant vne main fur les yeux, reconfirma ce
que Siluie luy auoit dit. Elle luy confeilla
de fe mettre aulicl:, &: fe repofer pour ce
foir, afin qu'elle peuitmieuxaflîfteraufeude
ioye qui fe deuoit faire dans deux ou trois
iours : Et après auoir parlé à elle quelque
temps, elle fe retira pour luy en donner le
loifir. Galathée qui eftoit bien aife de cette
exeufe pour eftre feule, fit fortir chacun de fa
chambre , &: s'eftant déshabillée , fe mit au
li£t, ne voulant autre auprès d'elle que Sil-
uie, à qui elle ordonna de demeurer en fa
ruelle , afin qu'elle la peuft entendre fi elle
l'appelloit. Siluie qui fçauoit bien quel eftoit
ce mal , preparoit les remèdes qu'elle pre~
uoyoit eftre neceffaires : mais elle fut bien
deceuë, caria Nymphe demeura iufques a
la nuict fans parler, comme fi elle euft at-
tendu que Siluie commençait. Enfin quand
l'heure du repas fut venue : Allez -vous -en
fïi La II. partie d'A^tkie.'
foupper , dit Gaîathée , ô: faiftes venir ;
quelque autre , îufques à ce que vous foyez
de retour : car quant a môy , ie ne veux
point manger. Madame , refpontiit Siiuie,
ie vous fupplie que ie demeure près de vo-
ilre lift , aufïî bien le repas ne me fçauroit
profiter , vous,fçachant fans repos . Vraye-
ment , dit la Nymphe , ma mignonne , ie
vous en feav bon gré, & croyez que ie re-
connoiftray cette bonne volonté 3 fans que
l'ingratitude des autres m'en empefehe. Mais
dittes-moy tout franchement5ie vousprie,luy
dit- elle , fe retenant fur fon lift , & tirant le
rideau : N'auez-vous point pris garde com-
ment Leomde a faift efchapper Céladon ?
Madame, refpondit Siluie, fi c'eft ma com-
pagne, il faut bien dire que c'eft le plus fi-
nement que Ton fçauroit imaginer, car elle
na iamais bougé d'auec moy : Et s'il vous
plaift que ie vous en die ce que i'en penfe ,
ie vous affeure , Madame , que ie crois que
fi quelqu'vn luy a donné le moyen de s'en
aller, ce doit eftre fans doute Adamas : par-
ce qu'au mefme temps que vous auez com-
mencé de difner : fay pris garde qu'il a tiré
Céladon à part , & luy a parlé d'affeftion
aiîez long temps. De plus , l'ay remarqué
que quand il nous a veués en peine de le
chercher après voftre defpart, îlahochédeux
ou trois fois la tefte en foufnant, & mefmc
Livre siptiesme. ^3
quand nous fommes parties toutes affligées
de ce que nous ne Tairions pu trouucr. AuiTi
bien, nous a-il dit, na-t'il que trop demeu-
ré céans, & eufl: efté à propos qu'il n'y fut ia-
mais entré. Comment, dit Galathée, il eft
donc bien vray que Leonide n'y a point con-
fenty ? Madame 3 refpondit difcrettementSiU
uie , ie ne vous affeureray pas qu'elle naît
point de part à cette faute , mais ie vous diray
bien, que mon opinion en: quelle n'y en a
point, &rque fi quelqu'vn en eft coulpable,
outre Tingratitude de ce Berger 3 ie penfe que
c'eft Adamas. Ne me parlez- vous point de
cette forte , dit-elle 5 pour exeufer voftrccom-
pagne? vous eftes trop bonne: car fi elle auoit
autant d auantage fur vous 5 ne doutez point
qu'elle ne s'en preualuft bien mieux. C'eft
la plus malicieufe ôc la plus ialoufe que ie vis
iamais de toutes celles qui s'approchent de
moy , & principalement quand ie parle a
vous. Madame, refpondit Siluie, iamais la
confideration d'aucune de mes compagnes ne
me fera manquer a ce que ie vous dois : Ec
quant à leur cnuie & îaloufie, cela ne m'en
fera non plus iamais reculer, & ne fçaurois
en vouloir mal à Leonide : car ie îuge, que
fi elle ne vous aimoit point, elle ne feroitpas
ialoufe de celles qui vous approchent . Ma
mignonne, dit Galathée, en luy prenant la
tçlte de deux mains ^ & la baifent au front 3 il
j-2,4 La II. partie d'Astre e;
cft tout vray que vous elles trop auifée pour
voftre aage , qu'à voftre confideration îe veux
rappeller Leonide, à qui fauois défendu rr-a
maifon : mais auec proteftation 3 que le veux
que vous foyez la plus proche de ma perfonne,
&quec'eftàvous que ie remettray tous mes
fecrets. Iufques icy voftre bas a âge m'en a
empefehée : mais ie connois à cette heure
que fr voftre corps eft îeune 5 voftre efpric
eft vieux &fage. Et pource tenez-vous d'or--
en-là le plus près de moy que vous pourrcz,&
fans que ie vous appelle entrez librement par
toutoùieferay, carie le veux ainfi. Et afin
que Leonide vous foit obligée, mandez-luy ce
que vous auez faid pour elle 3& qu'elle reuien -
ne. Madame j refpondit Siluie, en luy fai-
fent vne grande reuerence, & au lieu de la
main, baifant fon linceul, l'honneur que vous
me faictes eft fi grand , que ie ne l'oubliray ia-
mais3 &nefçaurois penfer qu'autre confîde-
ration que voftre feule bonté vous ait pu pouf-
fer à me faire ce bien. le le reçois comme
ceux que les Dieux nous enuoyent outre no-
Are mérite 3 & vous îure, Madame., que de
volonté & fidélité ie ne failliray non plus en
ce que ie connoiftray concerner voftre feruice,
qu'a ce que ie dois aux grands Dieux mefmes.
Et quanta ce qui touche Leonide, neferoit-
il point plus à propos que vous attendiiTiez le
jour des feux de ioye qu'Adamas y fera, afin
Livre septiesme.; py
que vous faiTiez femblant de remettre cette
offenfe à fa confideration ? Mais 3 mamie, ref-
pondit elle, c'eft contre Adamas que le fuis
en colère, puis que c'eft luy qui m'a fait cette
offcnfe. Madame, répliqua Siluie, me per-
mettrez-vous de vous dire vn confeil que ma
mère me donna quand le la laiffay ? Ma fille,
me dit-elle, reflfouuiens-toy quand quelque-
vne de tes compagnes t'aura faict defplaifîr de
ne leur faire iamais paroiftre que tu leur en
vueilles mal, que quand tu auras le moyen
de t'envenger. Carfîtulefais en autre faifcn,
cela ne feruira qu'a l'aigrir dauantage contre
toy , & à'te faire ouuertement ce quelle ne fai-
foit qu'en cachettes. le veux dire aufîl, Ma-
dame 3 que vous ne deuez point faire paroi-
ftre la mauuaife fatisfaction que vous auez d'A-
damas , que vous ne la luy piaffiez faire ref-
fentir , de peur que fe voyant hors de vos bon-
nes grâces , il ne fe faffe ou die chofe qui vous
tende encor plus de defplaifîr. Ainfi par la
prudence de cette îeune Nymphe, Galathée
oublia vne partie de la colère qu'elle auoit con-
tre moy, & fe refolut de n'en faire rien pa-
roiftre à mon oncle que la faifon ne fut chan-
gée, dequoy Siluie m'aduertit incontinent 3
afin qu' Adamas ne failhft pasdefe trouueraux
feftes qu Amafis preparoit.
Mais cependant Polemas neftoit point fans
peine: car il voyoit que par toutes ks nou-
pS La II. partie d'Astre e.
tielles qui venoient de l'armée des Francs 3 il y
auoit touiîours tant de chofes à l'aduantage de
Lindamor, que l'on parloit plus de luy prcf-
que que de tout le refte 3 & que cela eftoit cau-
fe qu'il s'acqueroit merueilleufement la voix
de chacun , ôc quau contraire on le renoic pres-
que pour vn fainéant, de forte qu'il fe m bloit,
que la gloire de ion nual diminuait la fiennc
d'autant: mais ce qui luy fafchoit le plus , c'e-
ftoit que la ruze de Climanthe, dont ie vous
ay autresfois parlé 5 n auoit rien faid à fon ad-
uantage3 & ne fçachant pas ce qui en eftoit
adwenu 3 il eftoït le plus confus homme du
monde : Touresfois encor qu'il vift tous les
îours la Nymphe 3 & qu'il l'entretint bien fou-
uent , îî n ofa-t'il iuv en faire iamais fcmblant :
tant s'en faut, vne fois que Galathée luy en
parla , pour efprouuer h ce que ie luy auois dit
delaruzedePolemas & de Climanthe cftoit
véritable, il feignit de forte de n'en fçauoir rien
que la Nymphe perdit tout a fait la doute où ie
1 auois mile 3 m'accufant en fon ame d'auoir
inuenté cettemeritcne a l'aduantage de Linda-
mor, ainiï que fayfçeu depuis par le rapport
deSiluie, à qui la Nymphe racontoit toutes
ces choies.
Cependant ie paiîois vne vie qui n cftoit
point defagreable 3 fî l'euffe eu le bien que i*ay
maintenant de vous voir. Car,Celadon3ii faut
que vous fçachiez que Paris eft tellement
Livre septiesmé. J27
deucnu amoureux dcDiane , que delaiiîant fa
première façon de viure , il ne s'habille plus
qu'en Berger , &ne fe foucie que des exercices
de Berger. Efi-ceDiane, dit Céladon, qui eft
fille de la fage -Belluide \ Ceft, refpondit la
Nymphe, de celle-là m efme. Ievousaffeure,
adioufta le Berger, que cefl bien vne des plus
belles, des plus fages 6c des plus accomplies
Bergères que îe vis ramais, & qui mente vne
auiîi bonne fortune, &ie prie Teutates qu'il
la luy enuoye. le fuis, ditlaNymphe, devo-
ftre opinion , mais ie ne croy pas que Paris l'ef-
poufe, car' elle m'a dit quelquesfois que ie luy
en ay parlé , qu'a la venté elle aime & honore
Pans, &: qu'elle connoift bien l'honneur qu'il
luyfaicldela rechercher, & Taduantage que
ce luy peut eftre : mais qu'elle ne fcait pour-
quoyellenele peut aimer d'autre forte, que
comme s'il efîoit fon frère , qu'elle connoiilbit
bien fes mérites , mais qu'il luy eft împoili-
ble de larf eclionner d'autre forte. Comment,
interrompit Céladon, en font-ils défia venus
iîauant, &vous parle-t'elle fi familièrement
de ces chofesrlele trouue effrange, m ereiîou-
uenantdefon humeur, qui efl: a(Tez retenue,
voire mefme fî retirée que fes compagnes
qu'elle aime le plus, qui font, comme ie crois,
Aftrée & Phiilis , fçauent fort peu de fes inten-
tions. O Berger ! refpondit la Nymphe, depuis
les trois ou quatre Lunes que vous n'y aucz
5i3 La II. Partie d'Astrîl
efté , tout y cil bien changé : Car Aftrée 3Dia~
ne, & Phillis 3 ne font qu'vne mcfmc chofe:
elles font ordinairement enfemble 3 de depuis
voirre perte vous diriez que Diane a fuccedé à
vollre place. De plus , vous auez autresfois
veu Siluandre, que Ton appelloit le Berger
fans affection , il eil main tenant fi fort amou-
reux, que peut-eftre, fi ce n'ell Céladon, il n'y
en eut ïamais en voflre hameau qui le fut da-
uantage3 &: cela luy eftaduenu comme ie vous
vay dire. Phillis &: luy entrèrent en différent
de leurs mentes 3 & parce que le Berger, quia
l'efprit vif 3 & a fréquenté les efcoles des Maiïi-
iiens, félon queie luy ay oùy dire , auoit des
raifons plus fortes 6c plus prenantes que laBer-
gere3 elle5 qui eftd'vne humeur tres-agreable,
propofa que Siluandre pour rendre preuue de
ion mente 3 fuft condamné de feruir auec tant
de diferetion vne Bergère, qu'il s'en fit aimer.
Le Berger accepta ce qu'elle propofoit, à con-
dition que Phillis fuft contrainte d'en faire de
mefme. Apres plufieurs difficultez, Aftrée3
Diane&moy , ordonnafmes, que tous deux
feruiroient vne mefme Bergère , Se que dans
trois mois cette Bergère lugeroit lequel des
deux auoit plus de mentes pour fe faire aimer.
Celaeftantainfirefolu, Diane fut elléuë pour
eftre feruie de tous deux. De forte que depuis
ce temps Phillis faidt fi bien la paffionnée : qu'il
n'y a Berger qui s'en fçeut mieux acquitter.
Or
Livre septiesme^ )iy
Or voyez ce qui eft aducnu de cette feinte . Sil -
uandre qui, comme ie vous difois, eftoitiadis
fi defdaigneux , eit en feignant deuenu fi ef-
perduëment amoureux de Diane, qu'il n'y a
perfonnequine reconnonTe bien qu'il outre-
paiTe la feinte : 6C fî ie m'y fçay connoiitre,Dia-
ne donnera fon iugement à fon aduantage.
Car encorque la froideur 6C la modeftie de -
cette Bergère fbient très- grandes 3 fi recon-
noift-on bien qu'elle n'a point fa recherché
defagreable :6c quant a moy l'aiioue que horf-
mis Céladon ie ne connois Berger plus digne
d'eftreaimé. Et parce que cette feinté 'recher-
che eft eau fe que Phillis eft prefquc rouflours
auec Diane, &que Siluandre ne laafe Diane
le moins qu'il peut D L1cidas vcfïre frère a creu
qu'il y auoit de l'amour entre Phillis 6c Siluan-
dre 3 &fel'eft tellement perfuadé 3 quilacon-
ceu vne fî grande ialoufie qu'il ne les peut fouf-
fnr enfemble. Et d'autant que Phillis ne peut
fe bannir de la compagnie d'Aftrée , &: que
Diane eft toufîours auec elle , 6c Siluandre au-
près de Diane, le pauure Licidas ne le pou-
uant foufFrir , ne voit plus Phillis que par des
rencontrés qu'il ne peut efuiter. Voila bien
du changement, refpondit le tnite Céladon, 6c
faut que i'auouë qu'ils font tous bien fort à
plaindre 3 & Licidas fur tous, puisqu'il eft ré-
tombé en cette dangereufe maladie d'Amoun
Mais ie ne le trouue point eftrange , ayant
2, Part. Ll
yjo La IL Partie dAstree]
roufiours efté le naturel de mon frère de fe bif-
fer aller à ces imprelTions. Ieprotefte quant à
mov , que nous ne ibmmes point frères de ce
cofté-là. Iene veux pas nier que îe n'aye efté
vne fois ialoux : mais le crois que c'eft que les
amants y font fubiets vne fois en leur vie, com-
me l'on dit que les petits enfans le font a de
certaines maladies dangereufes qui ne leur
viennent qu'vne fois. Phillis auiïï n'eft pas
peu à plaindre, qui ayant donné tant d'aileu-
rances de bonne volonté a Licidas , le voit ton-
tesfois entrer en doute de fon amitié. Mais ie
crois quéMa connoirTance qu'elle a que cette ia-
loufie en mon frère n'eiïqu'vn excez d'amour,
luyfaicr porter ce defplaifir auec moins d'im-
patience. Quant à Siluandre, & à Diane,en-
cores qu'il faille confeilcr qu'il eftoit impoiîi-
ble que deux fuiects d'amour fe puiffent ren-
contrer plus efgaux: car fi Diane en beauté &
en biens de fortune furpaffe Siluandre , la ver-
tu & le mente du Berger les peut bien contre-
pefer : fi eft-ce que ie les plains tous deux infini-
ment , parce que les ayant veu viure tellement
maiftresde leurs aâions, qu'il n'y auoit rien
qui pûft interrompre leur repos que leurs affai-
res domeftiques, & fçachant par expérience
en quel cahos de troubles & d'inquietutes ils fé
vont plonger, îleft împolTible que ie ne fois
touché de pitié de leur voir faire vn change-
ment fî defaduantageux. Voila, fage Nymphe,
Livre sep tie s m il 531
qui nous apprend qu'il n'y a point de bon -heur
alleuié entre les hommes. Céladon , refpon-
dit la Nymphe, ie crois que vous feriez le mef-
meTeutatcs, iivous leur pouuiez perfuader
qu'ils ne riiilent beaucoup plus heureux qu'ils
n'eitoientautresfois, & mefme Siluandre, de
qui la compagnie eft au double plus aimable
qu'elle ne fouloiteftre , à ce que fayoiïydire
a ceux qui l'ont veu auparauant.Quant a moy ,
dit Céladon, ie fuis en cela de l'opinion de ce
Berger :car s'il y a en amour quelque peine, en
quelle forte de vie n'y en a c'il point ? mais fî
vous confidérez quels font les contentemens
que l'on reçoit d'aimer, & d'élire aimé d'vne
perfonne qui le mente, ie ne croy point que
vous ne m accordiez que ce n'eft pas viure heu-
reufement, que de parler fon aage fans amour.
Ah. 'Céladon , dithNymphe, auecvn grand
foufpir, combien font chèrement vendus ces
contentemens que vous dites / le m'en remets
à vous mefme, fi vous en voulez auoùer la
vérité fans paffion. Tous ceux qui aiment,
répliqua Céladon , ne rencontrent pas des
Aftrées. Mais , adioufta Leonide , fi vous
auez cette opinion, pourquoy difiez-vous
que vous le plaigniez? Parce, refpondit Cela-
don, que tout ainfi que c'en; vne douce chofe
de vaincre a la luitte , ou à la courfe , tout au
contraire d'efhe vaincu : de mefme ie crains
qu'y ayant beaucoup detrauail en l'amour, ils
Ll i)
$£ La ÏI. partie d'A'stru,'
ne foienc vaincus ou cftonnez par les diffieuî-
tez, &: s'en retirent auanc que de les auoir.
furmontées. Et n'ay -îe pas raifon de plain-
dre ceux que îe vois entrer en ce danger donc
FiATuë eft incertaine ? Mais ie m'eftonne com-
ment vous auez tant appris des nouu elles de
Diane, que i'ay toufîours connue pour la plus
fecrette de nos Bergères, L'amour de Paris,
refpondit-elle, enaeftécaufe, quimeTafaiéfe
Voir plus fouuent que ie neufle pas faidt. Encor
que i'euiîe beaucoup de volonté d'aller en
voftre hameau 3 penfant que vous y fufîiez,
& lors que i'eftois en peine d'en trouuer quel-
que bonne exeufe, Amour me fit rencontrer
Paris, qui ne voulant perdre Toccafion qui fe
prefentoit dés le foir que l'y arnuay 3 me parla
de cette forte. Ma fœur ( car Adamas veut que
nous nous nommions frère & feeur) ne vous
refTouuenez-vous plus du contentement que
vouseuftesia nuict que vous couchaftes aux:
hameaux d'Aftrée & de Diane 5 & combien
leur conuerfation eft agréable? Moy qui fea-
uois bien qu'il y auoit efté plufieurs fois de-
puis , ie luv refpondis : Si fay , mon frère ,
mais i'ay opinion que vous en auez eu meil-
leure mémoire que moy , à ce que i'ay oiïy
dir e.Il eft vray 3 me dit-il 3 & ie ne nieray poin c
que leurs mentes ne m'ayent donné plus de
volonté d'acquérir l'amitié de ces belles & fa-
ges Bergères 9 que ie n'en ay faift paroiftre.
Livre septiesme! 5-35
O ! mon frère , luy dis-ie , vous m'en dites plus
que ie ne vous en demande. le voy bien,
me répliqua t'il en foufriant, que c'eft ce que
vous voulez dire , 2c ie le vous auouë libre-
ment, afin de vousconuierane refufer point
vne requefteque ie vous veux faire , vous en
coniuranc par cette confïderation, & par tou-
te noftre amitié. Puis que c'eft par noftrc
amitié, luy dis-ie, demandez ce que vous vou-
drez , car il nJy a rien que ie refufe à mon
frère, eftant ainfi coniurée. le vous fupplie
donc , continua-t'il , que cependant que vous
ne retournerez point à Marcilly , vous vueillez
aller fur les dues deLignon, paffer les apres-
difnées en la compagnie de ces belles & fages
Bergères, ôc ie vous y fuiuray. AufH-bien
trouuerez-vous icy les iours fort longs, ayant
accouftumé la Cour de Galathée , outre que
les nuages de Lignon ont des ombres fraif-
ches & fî plaifantcs , qu'il eft impofTible de
s'y ennuyer. On y voit fonde claire & net-
te 3 fi peuplée de toute forte de poiiîons , qu'à
peinefe peuuent-ils couunr de l'eau. Vous y
entendez mille fortes d'oy féaux , qui des pro-
ches boccages font retentir leurvoix auec mille
Echos. Il y a des fontaines fi fraifehes & fi clai-
res, qu'elles comment les moins altérez d'en
boire. Bref, luy dis -ie en foufriant , oh y
rencontre des plus belles & agréables Bergè-
res de toute la contrée. Il eftvray , medit-il,
Ll iij
^4 L A 1 1. P À RTI E D* A S T R E E.
6c tout cela ne vous doit- il pas cormier d'y
allers Toutce que vous rne racontez, luy dis-
le , ne rn efmeut point au prix de la volon-
té que vous en auez :câr pour toutes ces cho-
fes, mon frère mon amy, ie viens du Palais
d'IiToure, où l'aybieneu le loifir d'en parler
mon enuie. Mais puis que vous defirez que
j'aille voir ces Bergères , ie leferay, pourucu
que vous me diiiez à laquelle vous en voulez :
ie veux dire, fi c'eft à Aftrée , ou à Diane,
Vous elles bien deuenuë curieufe en peu de
temps, me dit-il. le l'auoùe, luy refpondis-
ie, mais cela ne m'empefehera pas que ie ne
vous fàfTe cette demande encore vne fois, &
que fi vous me la refu fez 3 ie ne die qu'en peu
de temps aufTi vous eftes bien deuenu fecret,
puis que vous m'en difiez auparauant plus
que ie n'en voulois fçauoir. Et quoy, ma feeur,
me dit-il, ayant fi peu de mentes, pourriez-
vous penfer que ie m'addrerTaffeà la luftice ? le
vous entends , luy dis - ie , vous voulez dire
Aftrée, mais aufïi mon frère, prenez garde
que laveuë de cette Diane ne vous farTe- deuo-
reràvos defirs. Or confiderez, me repliqua-
t'il , en quel eftat ie fuis . le vous îure, ma fœur,
que ie voudrois eftre en danger d'en eftre man-
gé , voire de mes chiens, au fil bien qu'Acleon,
ponrueu que l'euiTe le bon-heur de voir cette
Diane nue. Eli - il pofTible, luy dis - ie, que
vous fafliezfî peu de conte de voiire vie ? Ce
Livre septiesme'. fty
n cftpas 5 merefpondit-il, qnc i'efiimepeu ma
vie , mais c'eft que l'eftimc infiniment la veue
de cane de beauté. Et puis quauiïi bien il faut
mourir,&quepeut-eftrelavic me laiifera fans
auoir relîenty nul contentement efgal , n'ay-ie
pas raifon de ne la plaindre point, pourueu que
auec vntel prix cette félicite me (bit acquife/
Quant amoy, refpondis-ie,ie ne vous blafine-
ray ïamaisdvne iî belle eflecticn, mais ie ne
laiiîeray pas d'en craindre la peine pour vous.
Ma fœur , me dit-il3 la difficulté cft la pierre où
lesdefîrss'aiguifent. Mais, dites- moy franche-
ment, ferez- vous a maconfideration vne heure
du iour Bergère? Comment 3dis-ie3queie pren-
ne leur habit comme vous celuy de Berger ?
Non pas cela, me dit-il: car outre que ce vous
feroit de l'incommodité^encorne rapporterok
il rien à l'acheminement de ce que ie defîre.
le veux feulement eftrc auprès de ces Bergè-
res, feignant de vous y accompagner. Ieferay,
monfrere, tout ce que vous voudrez, luydis-
ie, mais prenez garde quecetteouuerturene
nuife a v offre deflein : car voyant de cette forte
Diane, elle ne vous fera point obi gée de vo-
itreveue.Celle^nedit-il^dontvousparlezrfeil:
pas perfonne qui fe paiiTe de les vamtez, &: qui
n'ait allez de iugement pour difeerner mes
actions ,& les difcernant en loiier la difcre-
tion: outre que la connoifTance quelle aura de
mon amour par fes vifîtes fera la moindre
Ll iiij
$6 L a IL p a s.t i e D9A stree;
dVne infinité que ie luy donncray à toutes les
heures.
Cette refolution fut donc prife de cette for-,
te entre nous , & dés le foirmefmeParisfit en-
tendre à Ad.anas que s'il le trouuoitbon3 il
m'accompagneroitàlachaife où iauois enuie
d'aller le lendemain : non pas, luy dit- il, là
feulement , maispartoutoù elle voudra : car
i'en ay tant aimé le père 3 que quoy que ie faffe
ie ne m'^cquitteray iamais enuers la fille de Ta-
rn itié que ie luy ay portée. Paris n'attendoit
que cette déclaration pourparacheuer fon def-
fein : cela fut cautè que le lendemain 3 après
auoirdïfné de bonne heure 3 nous defeendif-
mes la colline de Laignieu, & partant la claire
riuieredeLignonfurlepont de Trelin, nous
vinfmesfuiuant la riuiere3 iufqu'aupres de la
Boutereffe, oùremoiuantvnpeu3 de laiffant
le temple de la bonne DeerTe à main-droide 3
nous vinfmes fur vn lieu releué 3 d'où nous
pouuions voir prefque tous les deftours de
Lignon, ôc les lieux où les Bergers mènent
paiftre leurs trouppeaux. mefmes nous y en
vifmes, qui pour eftre trop eiloignez 3 ne peu-
rent eftre reconnus de nous. Et lors que par
vn petit fentier nous commencions à defeen-
dre dans la plaine : Voyez-vous 3 luy àis-kj
mon frere3 en la luy montrant du doigt , cette
touffe d arbres 3 quieftàmain droic~te3 & qui
§ 'approche vn peu du Ç>ord de la riy 1ère > c'efi le
Livre septiesml 5:37
premier lieu où 1e vis iamais Aftrée, Diane 3&
Phillis : & iî vous eufliez efté auec moy au lieu
deSiluie, vouseuffiez, peut-effare3 appris plus
de leurs nouuelles que nous ne filmes : car
latfées du chemin nous nous y endormifmes,
&r cependant ces trois Bergères fe vindrent
affeoirde l'autre cofté, fans nous auoir apper-
ceuës, & ne faut point douter quelles n'y de-
meurèrent muettes: mais par malheur, quand
nous nous efueillafmes, elles partirent. Il efl
vray que depuis ïy reuins feule au retour de
Feurs,&f ce fut lors que vous me rencontrâmes,
& que iy appris bien des nouuelles de Diane,
Ah / mafœur, me dit-il foudam, que i'ay bon-
ne mémoire de ce que vous me dittes. Ce fiit
au temps que ie commençay d'aimer autruy
plus que moy-mefme. Mais par la chofe que
vous aimez le plus 3 ie vous fupplie de me dire
ce que vous en fçauez : Aime-t'elle quelque
chofe? voyez, luy refpondis-ie en fouf-riant,
comme vous elles des-ja deuenu ialoux, &:
que feroit-ce de vous, fi vous en fçauiez dauan-
tage ? Contentez-vous que ie vous en diray ce
que ie connoiftray effare neceffaire que vous
(cachiez. Mauuaife foeur 3 me dit- il, vous me
traictez comme les enfans aufquels on montre
des pommes pour leur en donner feulement
enuie, & après on les leur refufe. Auffi, luy
dis-ie , les Amans ne font guère différents des
enfans. Etquoy, continua-t'il3 ie ne fçauray
j38 La II. pa?.tte d'Astme."
doncques point à cette heure iî elle ayme ou
non ? II y a plus de danger, luy dis-ie, qu elle
ne vous vueille point aimer, qu'il n'eft pas a
craindre qu elle en aime quelqu'autre. Que-y
que vous me rafliez, dit-il, vne fort grande
menace , fi fuis-ie plus ayfe de TaiTeurance que
vous me donnez qu'elle n'ayme perfonne, que
ie ne fuis en peine de la doute que vous autz .
qu'elle ne me vueille point aimer. Et pour-
quoy 3 luy refpondis-ie, ne voudnez-vous
point auoir vn bien , fi quelque autre y auoit
part? Pour vous refpondre, dit'Pans, il fau-
drait faire vne longue diftinftion des biens,
fi vous diray-ie briefuement qu îi y en a qui
font d'autant meilleurs qu'ils font plus corn-
municables, & d'autres d'autant plus à efhmer
qu'ils fe-communiquent moins , & en ce der-
nier ordre il faut, félon mon opinion, que les
biens d amour l'oient mis. Iecroy, refpondis-
ie, que fi l'eftois capable d'aimer l'en aurois
cette mefme créance , mais que cette peur
ne vous diminue point les faueurs que vous en
receurez: car vous deuezeftre tres-afîeuré que
celles qu elle vous fera ( fi toutesfois ce bien
vous arnue ) pour certain ne feront point
communes.
Or, Céladon, ie vous ay fait tout ce difeours
par le menu, afin que vous îugiez de quelle
ibrre Pans eit viuemenr atteint: maintenant
levons diray quelque choie de Siluandre, &
LlVkE SEPTIESME, fi<?
de Licidas. Defcendant donc de cette forte
dans la plaine, nous apperceufmesSiluandre,
qui afiis auprès de quelques arbres eftoit telle-
ment attentif à châter au fon de fa cornemufe
qu il ne fe prenoit garde que Diane l'ayant re-
c jnnu à la voix paflbit doucement derrière le
buiflbn pour l'efcouter fans eftre veue: Et Dia-
ne eitoit fi defîreufe de l'oiiyr qu elle ne voyok
pas Aftrée &Phillis, qui la regardoient faire,
qui touchées dVne femblable curiofité pat
foient d'vn autre collé pour n'effare veues ny
de Diane ny de Siluandre, mais nouseufmes
bien du plaifir à côlîderer Licidas,qui eftant fur
vne motte vn peu plus releuée ,regardoit Prril-
lis fe traînant en terre lentement pour n'efîre
point veue de Siluandre. Car ayant opinion
que l'amour qu'elle portok à ce Berger luy
donnoitdela curiofité de l'ouyr, ildemeuroit
tout debout les bras"1 croifez , '&: les yeux à ce
que nous pouuions ïuger tellement fur elle,
qu'il fembloit immobile. le ne l'eulTe pas re-
connu de fi loing, fans Pans qui ks voyok
tous bien fouuent. Or cependant que nous
defcédions.nous vifmes que tout à coup voftre
frère enfonçant fon chapeau, &: tournant le
dos à fa Bergère s'en venoit droit à nous fans
nous voir, quelquefois les bras eftendus ,&:
regardant le Ciel, &: d'autres- fois fe les croi-
fant fur Teftomac , & tenant les yeux en terre.
L'action ou nous le vifmes nous dona volonté
J40 La IL partie d Astree."
d'ouyr les paroles qu'il difoit, &: pource nous
cachant derrière quelques hayes, qui eitoient
le long du chemin, nous pnfmes garde que
tout à coup il fe laiffa choir, comme fi quelque
mal luy fuit furuenu. Nous nous auançafmes
pour voir ce qu'il deuiendroit \ & nous eftans
approchez doucement de luy, nous ouyfmes
qu'après quelques foufpirs il parla de cette
forte:
SONNET.
Qujl eft ialoux auec raifon.
A M o v r qui dans mon cœur vas lifant
mespenfées,
Dans mon cœur ou ta main tous les iours les efcrit,
Ne vois-tu quv?i fcupçon m algrétoy les aigrit,
guoy qiiauec tes douceurs elles foient commccces*
Tant de fermens iure2, tant de preuues pafices
Ne fçauroient r affeurer a ce coup mon ejprit,
Fuis qu autres-fois Amour, dle-mefme m apprit,
Jj)ue les voix dyvn Amant font enfin exaucées.
Dieux ! s'il efivray, qù enfin l'on exauce vn
Amant
Ne [uù-ie point ialoux auecque iugement ?
Qui?ie le fer oit point, ceferoitvnefouchc^. -
Livre septiesme! j4i
îe îay vcu de mes yeux deuantelle a genoux >
La voila qui ne pend que de fa feule boucher ,
Etquiferoit ï Amant qui rienferoit ialoux?
A peine auoic-il paracheué ces vers , que
nous le vifmes tout à coup fe releuer , &: fe
hauifant fur le bout des pieds regarder ce que
faifoit Phillis,& peu après au petit pas s'appro-
cher d'elle, s en retournant d'où il eftoit venu.
Nous ne fufmes point apperceus de luy, parce
qu'il auoit tellement toute fa penfée en fa
Phillis, que quand nous euflions efté deuanc
fes yeux, ie croy qu'il ne nous euft point vens,
Nous le fuiuifmes de loing, & lorsqu'il fe ca-
cha auprès de Phillis3nous en fifmesde mefme
pour ouyr Siluandre qui chantoit ces vers
quand nous yarnuafmes.
i
STANCES.
Monde d' A m o v r."
/.
A M o v R , grand artifan , a fait *vn au-
tre Mond<LJ\
La terre ce[imafoy,qui ri a nul mouuement,
t comme ÎVniuersfur la terre fe fonder ,
Aiafoy de ce beau Monde ejt le feur fondement.
54*
La Iï. partie d'Astree.
//.
J^uefi quelques foupçons dvne ialoufe guerre
Esbranlent en mon cœur cette confiante foy-
C V/? comme quanà les vents font enclos dans la
terre,
£hùpar des tremblemens la rempli ffe?tt d'effroy.
III
Ailes pleurs font ï Océan , auÇi tarir mes lar-
mes
A'cfivn moindre de fein que d'efpuiferlamcr:
La peur de nefire aimé caufe de tant d'allar-
mes,
Cefi ï orage qui fait cette merefcumer.
IK
Cette mer eftamere, encore que fe s ondes9
Ne [oient qùvn grand amas desfleuues qui font
doux:
Tins amers font mes pleurs, ey leurs fource s fé-
condes,
Plus douces a mon cœur comme venant die vous.
F.
L'air, cefima volonté qui libre enfapuif
[ance,
o/ ïmtour de ma foy va toufwurs fe mou-
uant,
Livre sbptusme. 5-43
ttis vents font leurs dcjïrs ardans dés leurnaif
pince,
Dont scfmeut mcn vouloir comme ï air par le
v.nt.
VI
K-sfstfSi comme les vents diuerfement fremif
fent,
Sous des rochers affreux, dont ils ri 0 fent par-
tir,
De mefme mes defrs au rejpea obeiffent,
Et dans mon cœur enclos rien oferoient fortir. l
VII
Cet innifible Feu qui les airs enuironncj ,
Ceft la flamme fecrette ouïe me vay bruflant,
Et comme ce grand Feu ne fe void de perfonn^j,
k_A 'chacun mon ardeur ie vay difimulant.
VIII.
Comme ïon void quau Feu tout efl réduit en
fiâmes ,
El que four ce dévie il ne f eut rien nourrir:
De mejme le s pen fers qui font dedans mon ame ,
S'ils ne bruflent foudain , doiuent foudain
mourir.
I X.
La Lune cefl Vefyonqui crcijfejr diminué,
De vous feule empruntant les rats dont il reluit,
544 La II. Partie d'Astkei
tJMais lors que fajis lumière elle erre dans la
nue,
C7efl mon vague Penfer , qui fans raifon vous
fuit
X.
Le Soleil ce(lvofireœil lumière fans féconde:
Bel œil , Soleil d'Amour, qui nous e flaire a tous:
Jjhte fi l'autre Soleil donne la vie au Mondes ',
guel Amant peut nier de la tenir de vous ?
XL
?uù de tant de beauté^ Amour vous a pour-
ueue\
Que [on iour cefivous voir, fa nuict ne vous
voir pas.
Si ce rieftque dauoir le bien de vofire veue\
Nous fit plufloflla vie, & ï autre le trejpœs.
XI L
L'Eflé, cejl le tranfport, dont le fang me
bouillonnes ,
Et ÏHyuer, cejl la peur , qui me gelé en tout
temps :
CMais que me vaut cela , fi toufiours mon Au-
tomnes ,
Efi fans fruicts aufii bien que fans purs mon
Printemps ?
Siluan-
Livre septiesmï! 545"
Siluandreparach:ua bien ce qu'il chantoit
de cette forte: mais non pas fes penfées: au
contraire s'arreftant fur le dernier couplet:
Helas! difoit-il. Amour, puis que tu ordonnes
que l'Automne n'ait point de fruicts pour
moy quene permets-tu pour le moins que le
Printemps me donne des fleurs ? Si eft-ce bien
tacouftume, ô petit Dieu! de nourrir d'efpe-
rance ceux que tu ne peux contenter. Et pour-
quoy romps-tu cette coufiume pour moy?
Mais va 5 tu es îufte , puis qu il ne falloit pas
chaftier mon outrecuidance auec vn moin-
dre (iipplice que celuy que ie relfens ; Ec
toutesfois ie m'en plains, car erïcor qail foit
iufteil nelaifla pas d'eftre douloureux, com-
me encore que coulpabie 3 ie ne laiiTe pas
d'eftre feniible. A ces mots il fe teut, &: rou-
lant pluiîeurs fortes de penfées, il donna loi-
fir a Diane de ietter l'œil fur fes compagnes,
&i voyant quelles l'auoient apperceuë , elle
en eut honte , &: pource fe leuant douce-
ment, & s'approchant d'elles, elle dit à Phil-
lis: le vous iupplie 3 mon feruiteur, cepen-
dant qu'Aftrée & moy nous efloignerons vn
peu , demeurez icy, afin que fi ce Berger nous
oyoit partir vous le puiffiez amufer: car ie ne
voudrais pas qu'il fçeuft que ie TcuiTe efeou-
té. Et Pliillis ayant fait fîgne qu'elle y pren-
droit garde, AÏlrée& Diane s'en allèrent. le
remarquay que Licidas iugea lois que ces
2,. Part. Mm
y4o La II. partie d'Astri-,
deux Bergères auoient voulu emmener Philhs»
mais quelle nauoit voulu laifler Siluandre
pour l'amour, qu'il croyoït quelle luy por-
tail Les aftions qu'il fit de la telle & des
mains en la confiderant, me rirent auoir cette
opinion. Cependant Siluandre recommença
déchanter ces vers:
SONNET.
Qve d'adorer sevlement
Diane, il eft trop heureux.
SI l V a n d R E qui te pla'ms comme d'vne
iniustices >
giik fi belle CMaiftreffe ^Amour ta desti-
né,
Rends4uy grâces pluftoflde ? auoir ordonné
De femirde. victime en fi beau farific^ .
Depuis que ce grand Dieu d'vn puiffani ar-
tifices ,
Séparant le cahos, le monde a façonné:
Jamais dedans le Ciel ne fut imaginé
Rien plus beau que la belle a qui tu fais fer*
uices.
Livre septiesme* 5É47
Cejfe donc de te plaindre, où tu plaindras a tort,
Jgueji tu meurs pour elle, e [NI plus belle mort ?
CejHors que ïame vit quand elle en ejl meurtrie.
jQuefi ïatnour te fait idolâtrer Ces jeux,
Adore-les , Siluandre , mnfi comme des Dieux,
£hà jamais a commis {lus belle idolâtriez?
Ce Berger euit, peut-eftre, continué dauan-
tage, & Paris & moy citions fefolus de fuiure
les Bergères, mais Dnopé le chien cie Diane
s'efehappant d'entre fes mains, s'en courut
vers Siluandre pour luy faire feite, parce qu'il
auoit accouitumé de le careiTer. Le Berger
fe releua incontinent, & lettant la veuë de
tous collez 5 il ne la vid point : mais il apper-
ccut bien Licidas qui l'efcquoit , 6c Phillis,
qui l'ayant veu fe leuer, pour fatisfaire à ce
que Diane luy auoit dit ? s'en venoit vers
luy pour l'amufer. Mais ainfî quelle s'auan-
çoit, elle apperceut Licidas, qui luy fit chan-
ger de deiTein: car fçachant combien ce Ber-
ger auoit de laloufie pour Siluandre , elle
tourna les pas ailleurs : & cela luy en fît
foupçonner dauantage penfant qu'elle fe von-
luit cacher de luy. Siluandre qui fçauoit le
cœur de tous les deux , à ce qu'il me fit depuis
entendre, & qui vouloit fuiuant la refolution
qu'il en auoit faifte autresfois augmenter la
laloufie en Licidas, feignant de ne voir point
Mm ij
j48 La II. partie d'Astrh;
voftre frère fe met à courre vers Phillis, Se
l'ayant atteinte luy prend vne main qu'il
baifa par force deux ou trois fois: de puis la
prenant fous les bras, luy demanda des nou-
uelles de Diane ôc d'Aftrée. LaBergere eftoit
fî ennuyée de ce que Licidas voyoït toutes
fes actions, qu'elle ne fçauoitque luyrefpon-
dre. Pans 5c moy qui eftions des-ja achemi-
nez pour fuiure Àftréc & Diane nous en al-
lafmes vers PhïlHs & Siluandre, qui ne fut
point vne rencontre fafcheufe pour elle, par-
ce que Siluandre, qui eft fort ciiuhfé , com-
me vous fçauez, la laiffa en paix , & vm-
drent tous deux à nous pour nousiakier.
Licidas au contraire plus mal fatistait de cette
veuë qu'il n'auoit ïamais efté, fe retira dVn
autre cofté fans faire femblantde nous auoir
apperceus. Eftans donc tous quatre enfem-
ble , nous prifmes noftre chemin du coite où
nous auions veu aller Aftréc & Diane , après
que Siluandre raiîemblant fon troupeau ôc
celuy de Phillis, les eut chaffez du cofté où
elles citaient paflees: qui nefutpas, fans dou-
te 3 vn petit rcnouuellement de îaloulie en
Licidas , voyant comme ce Berger prenoïc
le foing de conduire les brebis de Pfaflfas : car
voftre frère alloit de temps en temps tour-
nant la tefte de noftre cofté 3 pour voir ce
quenousfaifions.
Sans mentir, interrompit Céladon, il eit
Livre siptiesme. '5:49
bien à plaindre: car pour le peu que l'en ày
cfprouué , îe crois que la ialoufie eft vne des
plus fenfiblesbleffures dont vn Amant puiffe
eftre atteint. Mais, belle Nvmphc, que de-
uint-il? le ne le vous fçaurois dire, refpon-
dit-elle, car ie ne le vis plus de tout le iouï;
& quant à nous , nous trouuafmes Diane &
Aftrée peu de temps après qui attendoient, à
ce que ie penfe, leur compagne. Nous pat
fafmes auec elles toute la îournée, & auec
beaucoup de contentement. Paris entretenoit
Diane , Siluandre faifoit la guerre a Phillis,
&moy ie partais auec A ftrée, que ie trocuay
en vérité, tres-digne d'eflre aimée &: ferme
de Céladon. Me permettez-vous, belle Nym-
phe, dit Céladon, d'eftre vn peu curieux en
cet endroit ? Et que de/irez-vous de fçauoir
de moy, ditLeonide? Oiiyites-vousiamais,
dit-il, vne plus douce & agréable parole que
la fienne? elle a vn certain ton en la voix,
& quelque façon de prononcer qui charme
m erueilleufement l'oreille. Il eft certain, réf.
pondit la Nymphe, de ce que i'eftime dauan-
tage, ceft qu'il n'y a point d'artifice, &que
toutes fes paroles font pleines de modeftie &
de ciuilité. Mais, fage Nymphe, adioufta Ce-
ledon, ne parla-t'elle iamais de moy? Si fît,
dit-elle, mais ce fut moy qui en commençay
ledifeours, &: ie connus bien quelle en par-
loir fi peu , pour l'opinion qu'on auoit euç
Mm ii)
yyo La II. Pap.tîe d'Astree!
devoftrc amitié. Par Teutates, belle Leonide,"
adiouita leBerger?dites-moy les difcours que
vous en eui'tes ; ils furent fort courts, refpon-
àit la Nymphe: ôdenefçayfi îe m'enpour-
ray bien rellbuuenir. le defirois auec pafiion
de fçauoir de vos nouuellcs, & lors que Paris
m'auoit parlé d'aller dans voftre hameau, le
n'auoisiamais eu la hardiefle de vous nommer
a luy 3 de quoy qu'il ne m'euft point parlé de
vous , ie penfois qu eftant fi fort amoureux
deDiane., il nepriit garde a autre chofe qu'a
elle^ôc à ce coup ne vous voyant point auec
ces Bergères, l'en eftois en vne peine extrême :
en fin comme l'on pafTe d'vn fujeét en l'autre
pour peu que l'on parle enfemble, ie luy dis
que ie neufie pas penfé que les Bergers de
Lignon eufîent efté fi gentils ny fi ciuilifez
que ie les trouuois , & que la première fois
que reuenant de Feurs ie m'eftois arrefiée
auec elles, ç'auoit principalement elle en in-
tention de fçauoir fi ce que l'on en difoit,e(toit
eftoit véritable , & que Siluandre dés ce îour
la m'en auoit donné fort bonne imprefTion.
A la vérité , me refpondit-elle froidement,
Siluandre efi vn tres-honnefte Berger: mais3
Madame 5 fi vous fufliez venue en vne autre
faifon , ie croy que vous enfliez eflé beau-
coup plus fatisfaiéte de nous. Car au temps
que ie veux dire , il y auoit vne volée de
jeunes Bergers , qui fembloient faire a l'enuy
LîVKE ST-PTIESME." JJ!
à qui feroit plus honneite homme. Et que
(ont- ils deuenus? refpondis-ie : Les vns, me
dit-elle, font morts comme le pauure Cela-
don, les autres affligez de cette perte qui eft
encorcs fort frefche: car il n'y a pas plus de
trois ou quatre Lunes, qu'ils demeurent foli-
taires & fe retirent de toute compagnie, cônie
Licidas : les autres eflonnez de ce defaftre onr
quitté les nues de ce malheureux Lignon:
bref , nous-mefmes qui femmes demeurées,
nous trouuons fi eflourdies de ce coup, que
nous ne pouuons nous remettre. Céladon,
repliquay-ie, n'eftoit-ce pas ce Berger donc
i'oiïys parler depuis ne fus-ie îcv : C'eft celuy-
lamefme* me dit-elle, auecvn grand foufpir,
Eftoit-il de vos parais? luy dis-ie. Non, dit-
elle, au contraire, fon père & le mien eft oient
mortels ennemis. Mais , Madame, ceftbït
bien vn des plus gentils Bergers qui ayent
jamais efté en cette contrée. Et quoy qu'il
y euft vne très-grande inimitié entre ceux
de fa famille & de la mienne , fi ne puis-ie
m'empefeher de le regretter, tant il auoit de
bonnes conditions qui contraignent chacun
de reiTentir fa perte. A ce mot elle changea
de vifage : £c fe mettant vne main fur les
yeux, fit femblant de fe frotter le front. le
connus bien à ces difeours , que vous nefhez
point reuenu vers elle , depuis que îe vous
Mm îiij
JJ2 LA II. PARTIE D'AstRIE.'
auoit laiflee 3 & connoiffant qu elle ne mê
pouuoit dire nouuelies de ce que ie defirois,
&: que la continuation de tous les propos ne
pouuoit que l'ennuyer 3 ie changeay de dit
cours, & quelque temps après, voyant qu'il fe
failbit tard 3 Paris & moy nous retirafmes;
Et ce fut lors que ie f;eus deSiluandre laia-
loufie de Licidas , car vous venant accom-
pagner îufques fur le bord de la nuiere3 ie
luy demanday quelle eftoit la trifteiTe de
voihe frère 3 & pourquoy on ne le voyoit
point: & il me raconta, qu'eftant feruiteur
de Phillis, il eftoit deuenu îaloux d'elle &de
luy , & qu'expreffément pour le tourmenter
dauantage , quand il penfoit eftre veu de luy3
il feignoit d'aimer Phillis , & en faifoit tou-
tes les demonftrations qu'il luy eftoit pofïi-
ble. Voila, Céladon, comme nous paiTaûnes
cette première iournée : &r depuis ne pou-
uant fçauoir de vos nouuelies fay toufîours
continué de voir cette bonne compagnie3 me
femblant qu'eftant auprès de celle que vous
aimez , fefteis en quelque forte auprès de
vous. Cela fut caufe que qu and Arnafis après
auoir fait de grands préparatifs de refîoiiyf-
fance , fut contraint de les laiiîer inutiles
pour les nouuelies de la mort du Roy Me-
rouée , encores que Siluie par le comman-
dement de Galathée me fit fçauoir que ie
pourrois retourner à Marcilly quand ic vou-
Livre s^ptiesme yjj
drois , îe ne voulus toucesfois m'y en aller,
tant îe prenois de plaifïr à la douce vie de
ces diferettes Bergères . Et pourquoy , ref-
pondit Céladon, la more de ce Roy attnfb-
telle Amafis ? Parce, comme ie penfe, que
vous fçauez que Clidamant cftoit auec In y ,
6c que particulièrement il l'auoit obligé à fon
amitié, outre que principalement ce Prince
eftoit infiniment aimé par tout où il eftoit
connu : &: de peur que mon oncle ne me fit
retourner vers la Nymphe, ie luy cachayla
lettre de Siluie. Mais, Céladon, confeflfez la
vérité, ne me portez -vous point d'enuie de
ce que ie vois Afhrée, & que ie parle à elle
toutes les fois que ie veux? Puis que vous y
prenez plaifir, refpondit Céladon, ie ferois
bien marry de le vous enuier: il me femble
toutesfois que fî chafque chofe eftoit condui-
te par raifon , ie pourrais bien auoir part à ce
contentement. Et pourquoy , refpondit la
Nymphe , vous en priuez- vous vous mef-
mes? Ah/ Leonide, dit-il, combien verriez-
vous le contraire fî vous pouuiez lire dans
mon cœur? Comment voulez-vous que i'aî-
me 6c n'aime pas en mefme temps \ Que fî
ie n'aime point Aftrée , ie n'auray point de
plaifîr de la voir yôciî ie l'aime, comme me
puis-ie plaire en luy defplaifant ? Mais , luy
dit la Nymphe > pourquoy îugez-vous que
vous luy defplainez? Parce qu'elle ma defFcn-
574 Là 1 1. p à r t r e d' A s t k e e!
du 3 dit le Berger, de me faire iamais voir
à elle qu'elle ne me l'ait commandé . Et
comment voulez- vous , dit Leonide, qu'elle
vous le commande , fi elle ne vous voit
point , fi elle ne fçait où vous eftes 3 voire
il elle croit que vous foyez mort? Ah: Nym-
phe , s'eferia le Berger 5 qu'Amour eft vn
puiiîant Dieu : & tout ainfi que fans raifon
il a bien trouué le moyen de me bannir de
fa prelence, de mefme il trouuera bien auec
raifon le moyen de me rappeller quand il
luy plaira. Vous eftes donc refolu, ditLeo-
nide , de ne vous reprefenter point à elle?
I'eflirois pluftofl la mort, dit-il, & que tou-
tes mes fortunes ibient entre les mains d'A-
mour. A ce mot il le leua pour changer de
difeours, êc prenant la Nymphe par la main,
fe vint affeoir au deuant de la porte où il
auoit roulé quelque gros cailloux.Mais quand
elle le vit au iour 3 elle ne peut retenir les
larmes le trouuant fi changé , dont Cé-
ladon s'apperceuant : N'en foyez point affli-
gée , courtoife Nymphe , ce changement ,
dit-il , que vous voyez en mon vifage n'eil
qu'vne marque d'vn prochain repos. Il fe-
roit ennuyeux de raconter par le menu
tous leurs difeours : tant y a que quelques
perfuafions dont elle peut vfer pour luy fai-
re changer cette auftere façon de viure, elle
ne peut obtenir autre choie de luy , iinon
LlVKE SEPTIESMî! ftf
que fi clic vouloit prendre la peine de le voir
quelquesfois,ille fouffriroit. Enfin le So-
leil eftant preft à fc cacher., elle fut contrain-
te de fc retirer > aucc promefle de le reuoir
bien fouuent.
L E
HVICTIESM E LIVRE
DE LA SECONDE
Paktie d'Astre e.
V e l qv -E deffein queLeoni-
de euft faict de n'auoir plus d a-
mour pour Céladon , fi ne fe
pouuoit- elle desfaire entière-
ment de la première affeftion
qu'elle auoit eue pour luy 3 tant cette paffion
efè difficilement arrachée quand elle a ietté de
profondes racines dans vn cœur qui n'a point
d'autre foucy. De forte que la rencontre
qu'elle auoit faite de luy , ne iuy auoit pas rap-
porté vn petit contentement : mais le defplai-
fif de l'aiioir veu en vn fî miferable eftat, n'c-
floit pas moindre, & fe rendoit encor plus
grand , quand elle fe reprefentoit l'effrange
refolution qu'il auoit fai&e. Si bien qu'elle fe
trouuoit étrangement combattue, &nefça-
uoit fî elle fe deuoit plus refîouyr de i'auoir
^8 La II. partie d'Astre^
trouué s que s'attriftcr de Tefht auquel elle
l'auoit trouué. Tant que le chemin dura, elle
ne fît que penfer & chercher les moyens de
le retirer de cette façon de viure. Quelques-
fois elle auoit opinion quelle deuoit faire en-
tendre le tout a la Bergère Aftrée , afin que l'y
conduifant, il laiifaft cette vie fauuage. Mais
ellechangeoit d'auis aufii-toft qu' elle fereftbu-
uenoit que par ce moyen elle s'oftoit toute ef-
perancedepouuoinamais eftre aimée de luy,
fçachant bien que il Aftrée entendoit qu il fuft
çnvic3 &qu'ellelepeufttrouuer, elle luy fe-
roit tant de demonftrations de bonne volonté
quelle ne deuoit plus rien efperer de luy. Car
encor qu'elle eufl trouué Céladon fi opinia-
ftre pour conferuer l'affe&ion qu'il portoit à fa
Bergère 3 fi ne fe pouuoit-elle figurer qu'vne
amitié peuft longuement viure feule, & fe per-
fuadoit qu'enfin l'amour feroit des merueilles
pour elle,ou pour le moins le defdain d' Aftrée.
Changeant donc dams 3 &c fe reprefentant
qu'A damas auoit toufiours beaucoup aimé le
père de Céladon 5 à ce qu'elle luy auoit oiiy
dire , elle iugea d'eftre à propos de l'aduertir de
la vie qu'il faifoit3s'arTeurant bien qu'il y mer-
troit l'ordre qui feroit neceiTaire. Toutesfois
confiderantquele lieu où Céladon s'eftoit ré-
duit 5 eitoitleplus commode qu'elle fçauroit
choiilr, fuft pour l'entretenir toute feule, fuft
pour luy rendrede grandes preuues de fa bon-
Livre hvictusmî. ^9
ne volonté , elle pend qu'il valloit mieux n'en
rien dire à perfonne pour encores,& effayer de
luy faire palier le temps, & le diuertir defes
trilles peu fées le plus qu'il luy feroit poiïible ,
faifant refolution, que fi elle voyoit que fa
prefence & fon artifice ne le fiflent point chan-
ger, il feroit toufîours affezà temps d'en ad -
uertir fon oncle. Elle s'arrefta donc en cette
refolution, & pour l'effectuer, elle ne failloit
point tous les îours de le venir trouuer , &:
pafler toutes les heures qu'elle pouuoit auprès
de luy. Le B erger qui reconnut que le grand
foingque la Nymphe auoit de le viilter, ne
pouuoit procéder que d'Amour, enreceut du
defplaiiîr, luy fembîant que de le fouffrir,il
offençoit en quelque forte la fidélité qu'il
auoit promife a fa Bergère : Outre que les
heures de fa viiîte luy iémbloient eftre per-
dues, parce qu'il ne pouuoit entretenir fes chè-
res & douces penfées. Si bien qu'au lieu de
fe refîoiïir, il commença de s'attrifter dauan-
tage : dequoy la Nymphe s'apperceuant, après
auoir quelque temps confultéenelle-mefme,
de voyant que de îour en îour il alloit dimi-
nuant, elle refolut de recourre aux fagescon-
feils d'Adamas 5 s'affeurant de luy en parler
de forte , qu'il n'y foupçonneroïc nen à fon
deiaduantage.
S'en reuenant donc vn foir de meilleure heu-
re que de couftume.elk crouua fon oncle qui le
j£o La II. Partie d'Astkêe;
promenoit furvneterrafTe, qui auoitlaveuë
du coiié de la plaine d'où elle venoit. Et
après l'auoir fàlué, &que leDruyde luy eue
demandé , où elle auoic laiffé Pans , elle luy
refpondic que toutes ces belles Bergères IV
uoient accompagnée iufques auprès du Tem-
ple de la bonne Deeffe, & que Paris les auoic
voulu reconduire. Mais , dit-elle, mon Père,
i'ayfaid vne plaifante rencontre, & qui ma
retenue, de forte que iepenfois que Paris fe-
roit arriué auant moy . Et quelle eft elle, luy
dit le Druyde î^Ceft 3 refpondit Leonide, de
Céladon. Il faut que vous fçachiez que de-
puis que nous le filmes fortir du Palais d'If-
îbure , au lieu d aller trouuer fes parens &
amis , il s'elt retiré dans vne cauernej où il s'efl
tellementcachéàtousceux de fa connoiffan-
ce5 qu'iln'yaperfonnequine penfe qu'il foit
mort. Et pourquoy , dit Adamas 5 a-t'il faiét
cette refolution ? le croy, refpondit-elle, qu'il
a quelque maladie d'efprit i & qu'il ne viura
pas long-temps : car il ne parle qu a force, &
ne vit que d'herbes, & a vnefî grande triftef-
fe que vous ne le reconnaîtriez pas. Et d'où
vous a- t'il dit , adioufra le Druyde > que ce
mal luy procedoit ? Il n'en parle qu'à mots
interrompus 5 & fi peu , qu'il efl: aifé à connoi-
flre que le difeours luy en defplaiiL Toutes-
fois le penfe que l'amour qu'il porte à la Ber-
gère Aftréeenejftla caufe. Sicela eft, refpondic
A damas *
LlVR'E hvictiesme! "pSi
Àdamas 3 il eft fils de père : car Alcippe a
efté autresfois tellement tranfporté l'amour
d'Amanilis, que ie ne vis iamais faire déplus
grandes folies : Et de mefme cela fur caufe qu'il
laiila la v1c des champs pour celle de la Cour3
& qu'il fît long-temps les exercices des Cheua-
liers. Et leur eft-il permis, ditLeonide, de
changer de cette forte de condition? Ma fille,
dit le Druyde , ny Céladon , ny ces autres
Bergers que vous voyez le long des riues
de Lignon 3 ny la plufpart de ceux de Loire
&: de Furan , ne font pas de moindre extra-
ction que vous eftes 3 &z faut que vous fça-
chiez que leurs ayeux n'ont efleu cette forte
de vie que pour eftre plus douce, Raccom-
pagnée de moins d'inquiétudes. Et d'efFed
ce Céladon de qui nous parlons 3 eft voltre
parent fort proche. Car la maifon de Lai-
gnieu, & la fienne viennent d'vne mefme ti-
ge : fi bien que Lindamor & luy vous font
parents en mefme degré. Mon ayeul, &les
bifayeuls de Lindamor & de Céladon, ayant
efté frères . Leonide , qui n'auoit encores fçeu
cette alliance , demeura eftonnée, luy fem-
blant que cette proximité luy defifendoit d'ai-
mer Céladon, comme l'amour luy comman-
doit : toutesfois pour n'en donner cGnnorf-
fance à fon oncle 3 elle luy dit 3 que leur
eftant fi proche ils eitoientdonc obligez d'en
auoir plus de foin que d'vn effranger , &qus
2. Part. Nn
$6l LaII. PARTIE D'A S T H E E.'
la fauuage vie qu'il menoit, cftoit telle qu'elle
ne pcnfoic pas qu'il peint viurc longuement.
Il faut , refpondit le Druyde 5 que nous y
rapportions tout ce que nous pourrons , &
afin de n'y point faire de faute, ieveuxcon-
fulter l'antre de la vieille Cleontine : peut-
eitre que le Ciel a foin deluy,&quece n'eft
point uns fiijcç qu'il le retient ainfi caché,
l'en ay veu d'autres qui ont efté preferuez
de cette forte de dmerfes fortunes dont ils
eftoient menaiTez. Cependant qu'ils par-
taient, Paris arnua, qui leur fit interrompre
leur difcours, pource qu'ils ne vouloient qu'il
fçeuft ces nouueiles,&: entrant dans le logis,
ils fem:rent à table, & quelque temps après
dans le lict 5 afin d'aller plus matin vers
Cleontme.
Mont-verdun eft vn grand rocher quis'eile-
ue en poincre de Diamant au milieu de la plai-
ne du coité de M mt-brifon, entre la nuie-
re de Lignon , ôc la montaigne d IlToure. Que
s'il eitoit vn peu plus a main droifte du
cofté de Laigneu , les'n:ois poin&esdeMar-
cilly, dliïbure, & de Mont-verdun feroient
vn triangle parràict. On diroit que la natu-
re a pris plaifir d'embellir ce lieu fur tous
les autres de cette contrée. Car l'ayant elle-
ué dans le fein de cette plaine , fi efgalement de
tous cofiez, il fe va eitreiTaTant peu à peu , &:
laiiTeaufommetlaïuIte efpace d'vn Temple,
Livre ftvicTÏ fs.îcir $65
qui a eft é dédié à Teutates , Hefus, Tharamis3
Belenus. Et parce que c'efi le plus renom-
mé de tous ceux des Forefts, c'efi le lieu où
les Eubages, les Sarronides , les Vacies , &
les Bardes, fe tiennent dans des grottes qu'ils
ont faictes autour du Temple , dans lequel
ils font leurs aiïemblées, lors que les Druy-
des le leur ordonnent. Mais ce qui efi plus
admirable , c'efi que ce grand rocher, qui a
plus de quatre mille pas de tour 3 quand il
commence de s'eileuer 5 & de hauteur plus de
quatre cents 3 & au fommet plus de cinq cents,
eft tout couuert de terre 3 & d'vn cofié planté
de vignes, &: de l'autre fi plein d'vne menue
herbe 3 ô: fi verte , que ceux du pays en
corrompant fon nom , l'ont appelle Mont-
verdun5 au lieu de Mont-vatodun, quifignï-
fioit la Montagne & demeure des facrifîca-
teurs 3 parce qu'en langage Celte Dunumfî-
gnifie forterefTe,&Vates5en celuy des Romains
Sacrificateurs , où ceux qui rendent les oracles,
& depuis que lesGaulois auoient eu la commu-
nication des Romains , ils n'auoient pas feule-
ment méfié leurs langages enfemble,mais au fli
leur façon de facririer: voulant bien pour leur
complaire, & s'aecômoder au peuple qui efioïc
victorieux , prendre quelques- vnes de leurs
couitumes: mais ne pouuant auiTi fe deffaire de
leurs anciennes , ny oublier leurs premières cé-
rémonies, ils enfirentvntelmeflange, qu'ils
Nn 1;
jf&t L a 1 1. p a ht i é d'A s t i. t il
retindrent prefque efgalement du Romain &
du Celte. L'occafion qui auoit rendu ce Mont
plus peuplé dé ces Bardes 5 Eubages , Sarroni-
des, & autres 5 ç'auoitefté que Dryus-, celuy
qunnfiitualesDruydeSj ayanttrouuéce lieu
plein d'vne certaine diuinité, qui l'infpira d'a-
bord qu'il y fut , il penfa eftre à propos d'en laïf-
fer quelque marque à la pofterité. Tout ce
rocher 3 qui pour fa grandeur fe peut nommer
vne Montagne 3 eft de nature tellement creux,
qu'il iemble quand on eft dedans 3 que ce ne
foit qu vne voûte : Il y a trois ouuertures fî fpa-
tieufesquVn chariot y pourroit entrer: elles
demeurent ordinairement clofes , (înon lors
que l'on veut confulter l'oracle î qu'il y a touf-
ioursvne Druyde, qui après le facnfice s'en
court ouurir la porte du Dieu auquel on fait
la demande, Se foudain il en fort vn vèntaiTez
impétueux 3 qui venant des concauitez de cet
antr*e, & fefroiflant contre les deftours du ro-
cher, fai£tvn certain bruit, qui femble à des
voix mal- articulées, & la Druyde tenant la
tefte la plus aduancée qu'elle peut dedans auec
la bouche ouuerte, y demeure tant que le bruit
dure, puis s'en reuient dehors auec les cheueux
mal en ordre, les yeux efgarez, & le vifage
tout changé, &dvne voix toute autre qu'elle
n'auoit pas , & faifant des actions dVnc per-
fonne tranfport ée3 prononce l'oracle que bien
fowuent elle n'entend pas elle-mefee. Or ces
Livre hvictiesme" ]6$
trois portes font dédiées à trois de leurs Dieux,
ou pour mieux dire, à Dieu fous trois diuers
nomsjàfçauoirTvn àHefus.quel'on confultoit
quand il falloit faire la guerre. L'autre à Tha-
ramis, où les chofes futures s'apprenoient,&:
l'autre à Belenus, où les Amants addrefibient
leurs facrifices & fupplications , & ïamais ces
portes ne s'ouuroient toutes à la fois que le
iixiefme de la Lune de Iuillet3 qu'ayant cueilly
le Guy, ils en venoient ietter des branches de-
dans. Que fi alors la Dame de la prouince fe
trouuoit encor fille, îlluy eftoit permis d'en-
trer dans lacauerne , choififfant pour fon Che-
ualierceluy quelle vouloit prendre pour fon
mary, auec lequel, de le grand Druy de, ils vifi-
toient tout ce qui eftoit dans cette cauerne 5 &
voyoient toutes les merueilles que le grand
Druyde y auoit laifieés.
Or ce fut en ce lieu où Adamas dés le matin
s'achemina auec Leonide,pour confulter Tha-
ramis: & après auoir fait le facrifice des Ter-
reaux blancs,felon leur couftume,& queOeon-
tine eut efié ceinte de verueine, & eutietté du
fang du facrifice contre l'entrée 3 elle mit du
Laurier dans là bouche 3 le mâcha, & touchant
la ferrure auec vne branche de Guy , les portes
incontinent s'ouurirent auec vn grand bruit3&
elle fe tenant à Fvn des gonds, pencha tout le
corps en dedans, & receuant à pleine bou-
che le vent qui en murmurant venoit de la
Nn iij
566 La II. PARTIE D'A ST RI t.
cauerne , y demeura fort long -temps 5 de
enfin reuint courant au lieu du façnfice 5 où
le Druyde de tous ceux qui y auoient affa-
irez l'attendoient à genoux , &: la telle nuë5
fupplioient Teutates d'auoir leurs vœux
agréables. Et d'abord qu'elle fut arnuée, pre-
nant l'vn des coins de l'autel, & fe leuant fur
le haud des pieds, les cheueux efpars & he-
niiez 3 elle profera d'vne voix toute changée
telles paroles :
ORACLE.
A Vous [âge Adamas le Ciel la defliné,
S urmontez>par prudence,
Et F amour & ï enfance.
Vous le deueTainfupuis quil e(l ordonné,
£kiobtenant fa maij}re(fe>
Contente peur iamais fera voftre vieille ffe.
Adamas après auoir remercié Tharamis, &
fupplié qu'il luy fit bien entendre fa volonté,
de peur que par ignorance il n'ycontreuint,
partit de ce lieu, tout refolu d'affilier Céladon
en tout ce qu'il pourroit , puis que le Dieu luy
promettoitvne vieillerie contente, quand ce
B erger poffederoit fa maifireffe. Il auoit bien
défia vne bonne volonté enuers luy3tant à cau-
fe de la proximité qui eftoit entre-eux , que
Livre hvictiesmï! \§J
pour les mérites du Berger : mais depuis la
refponfe de l'oracle il y fut bien dauantage
poude pour fon propre fujet, faifanrbienpa-
roiitre combien vneperfonneintereiTée s'em-
ploye plus foigneufement que celle qui n'eu:
touchée que du deuoir. Prenant donc le che-
min de Lignon , il s'enquit de Leonide du
lieu où Céladon eftoit, 6c elle luy ayant
monftré l'endroi£t 3 il creut eftre à propos
de regaigner le pont de. la Boutereffe , &:
prenant le mefme fentier par où elle y auoit
ciré condui&e fans y penfer 3 elle luy mon-
tra la fontaine où elle l'auoit rencontré , de
enfin le buifîon qui couuroit le rocher où il
demeuroit. Et parce qu'ils eurent peur que
s'il les apperceuoit, il ne s'en fuit, ils s'en ap-
prochèrent le plus doucement qu'il leur fut
polTible pour le furprendre. Et de fortune, il
eftoit couché à l'entrée de fa cauerne fi près de
la riuiere 3 que la confiderant appuyée fur vn
coude, les larmes, que fes penfées luy arra-
choient du cœur, tomboient dedans, & fe mef-
loient parmy fon onde : Et lors qu'ils arnue-
rent, il reprit ainfi la parole:
N n iiij
jé8 La IL partie d'Astree,
SONNET.
Il fe compare à la riuiere de Lignon.
RI y i e r e que i accrois couché parmy ces
fleurs,
Je confldere en toy ma tri fie reffemblance,
De deux four ce s tuprens en me fme temps naif
\ance ,
f& mes yeux ?ie font rien que deux fources dç
pleurs.
Tu rtas point tant de flots que ie fens dcj
mal-heurs,
Si tu cours fans dejfein , iefers fans efyerance.
En des fommcts hautains ta four ce Je commence >
IJ orgueilleufes beaute&procedent mes douleurs.
Combien de grands rochers te rompent le~J
paffage?
De quels empêchements ne fens-ie point l'ou-
trage ?
Toutesjois en vnpointT: nous différons tous deux:
En toy tonde saccroifl des neiges qui fcj>
fondent,
Tlus on gelé pour moy, plus mes larmes abondent
cguoy que tu fois fi froide, & moyfi plein de feux,
Livre hvictiesme. 569
Ah/ riuiere,continua-t'il peu après", qui es
tefmoinque ie fuis le plus malheureux, com-
me autres-fois tu m'as veu le plus heureux
Berger du monde : eft-il poiïible que tu
n'ayes point de regret de n'auoir voulu met-
tre vne pitoyable fin à mes infortunes , lors
que dans tes eaux tu me fauuasfi cruellement
la vie ? Falloit-il que les chofes mefmes infen-
fîbles conjurées enfernble contre moy, me re-
fufafTent le fecours que naturellement elles
donnent à tout autre? Mais, peut-eftre, tu
n'as voulu confentir à ma fin^çfperant d'a-
uoir par mon moyen vne troifiefme fource,
preuoyant bien que mes yeux n'ayans que
trop d'occafîon de pleurer , t'en fourniroient
d'vne plus abondante que celle que tu as . Si
ce deffein t'a fait vfer enuers moy de cette
cruelle pitié , tu n'en feras point deceuë, puis
que mes pleurs ne cefTeront ïamais tant que ie
viuray. A ce mot les foufpirs donnèrent vn
tel empefchement à la voix , qu'il fut con-
traint d'interrompre fes paroles pour quelque
temps ,&: lors qu'il voulut commencer, Leo-
nide fans ypenfer fe remua: & parce qu'elle
oftoit fort près de luy, il tourna la telle de fon
cofté, & fut fort furpns de la voir auec Adamas
en ce lieu. Il fe releuapromptement, & vint
faliier le Druide qui s'auançoitdes-ja vers luy.
La pafleur &: la maigreur de Céladon , eftoient
telles qu Adamas n'en fut pas peu eflonné^
570 La fi papvTie d'Astre!."
mais ayant autres-fois efprouué les forces d'A-
mour,! il îugea bien que cette violente mala-
die lepourroit réduire en vn citât encor plus
dangereux 3 s'il demeuroit fans remède. C'cft
pourquoy après les falutanons ordinaires, il le
prit par la main ,& le fit aifeoir auprès de luy
aumefmelieu où ileftoit couché auparauant,
où après quelques difeours , il luy tint ce lan-
gage. Mais 3 mon enfant, en quel citât eft ce-
luy oùie vous trouue? cfîoit-cepourviure de
cette forte, que Vous me requiires dans le Pa-
lais d'IiToûre, de vous fortir de la peine où
vous citiez? Faifiez-vous deffein de vous ve-
nir renfermer dans cet Antre, & viure loing
de la fréquentation des hommes 3 comme vne
perfonne faunage? Vous eftes nay, Céladon,
à quelque chofede meilleur: vous-, dis-ie, que
le grand Taramis a particulièrement doué
de la raifon, ne ferez-vous point condamné
pu* fon infaillible iugement, fi à la neceiïité
vous ne produifez les effecis qu'il attend de
vous? S'il a mis quantité de troupeaux &: de
pafturages fous voftre charge , penfez-vous
n'eftre pas obligé de luy en rendre conte ?
Tout ce qui eft fous reitenduë du Ciel eft à
luy, & nous n'en fommes que les gardiens,
bc ne faut point dout, r qu'il ne nous en de-
mande en fin vn compte fort particulier. Et
que luy refpondrez- vous, mon enfant, quand
ce temps-là fera venu ? Encores qu'il nous
Livre hvictiesme! 571
ait remis fousnoflre volonté, il ne fommcs-
nous pas noilres , & faut que nous atten-
dions vn rude chailiment , fî nous auons dif-
po'é de nous-mefmes, autrement que nous
n aiions deu. Et comment penfez-vous efire
raifonnable , puis qu'en l'aage où vous efles
fans foucy de vos troupeaux, de vos parens
ny de vos amis, vous viuez comme vn ours
fauuage dans les antres efcartez, efloigné de
la veuë de chacun , & fans vous preualoir en
cette occafiondes remèdes que ce grand Dieu
a remis entre vos mains ? Vous direz que i'af-
feftion que vous portez à la Bergère Aftrée
vous y contraint : Mais, mjn enfant, ren-
trez en vous-mefmes , & confîden z que û
vous l'auez offenfée , tant que vous ferez loing
d'elle, vos feruices n effaceront point cette
offenfe , &: fi vous ne lauez point offen-
fée, comment efperez-vous de luy faire con-
noiflre voflre innocence ? Or fus, mon en-
fant, îe vous accorde que par le paffé vous
auez eu quelque raifon de vous retirer de fa
prefence, voire mefmede laveuede chacun,
afin qu'elle connufl qu'elle peut toute chofe
fur vous, & que la perte de fes bonnes grâ-
ces, efl du nombre de celles qui ne fe peu-
uent receuoir fans perdre auiTi pour quel-
que temps l'vfage de la raifon, Mais a cette
heure il efl temps que vous reueniez en vous-
j7^ La II. partie d'Astree."
mefme,&:que vous luy fafTiez paroiftre que
vous neftes pas feulement amoureux, niais
homme au fil , & que fi le defplaifîr vous a
iufques icy ofté l'vfage de la railbn , la raifon
toutesfois vous eft demeurée, qui peu après a
repnns fa force, afin quelle ne fe repente pas
d'auoir affectionné en vous vn Amant qui
n'eftoit pas homme. A ces paroles d'A damas.
Céladon refpondit froidement de cette forte:
PleuftaDieu, mon père, que vos paroles rlif-
fent addreffées à vne perfonne qui euft vne
ame capable de les reccuoir: car quant àmoy,
i'auoiïe qu'il ne m'eft refté autre chofe de
l'homme que la mémoire 5 n'en ayant plusny
l'entendement ny la volonté, &: encores îe
crois que cette mémoire n'eft demeurée auec
moy, que pour la nourriture de mes ennuyeu-
fes penfées. De forte que ce que vous voyez
deuant vous,ce n'eft plus ce Céladon, fils d'Aï-
cippe & dAmanllis,que le grand Druide Ada-
mas a autres-fois tant fauorifé de fon amitié,
mais feulement vne vaine idole que le Ciel
conferue encores parmy ces bois pour marque
que Céladon fçeuft aimer. Et toutesfois, puis
que réduit en cette extrémité, l'vfage de la pa-
role m'eft permis pour refpondre au grand
DieuTharamis, & à tout ce que vous mbp-
pofez , il iiiffit que ie vous die feulement ce
mot, I'ayme. Car, fageAdamas, fi l'aime,
comment auray-ie peur d'offenfer Tharamis
Livre hvictiesmé! y7j
enfaifont ce que l'amitié me commande, puis
qu'il a voulu, ou permis pour le moins que îay
aimé? ou ceux qui permettent quelque chofe
doiuent enfourîrir tout ce qui en dépend, Ôc
qui niera que la miferable vie que ie traine ne
foit vne dépendance de cette Amour ? Et
quant à ce qui me touche, ceîuy-là fe peut-il
dire Amant qui a des yeux pour voir autre
chofe que ce qu'il aime ? Ah / mon pcre , c'eft
fans doute, que i'aime ,&: c'eft fans doute aufîi
que k fuis auengle pour moy, pour mes trou-
peaux, pour mes par ens,&: pour toutlerefte
des hommes. Car ie n'ay des yeux que pour
celle à qui ie fuis. Si le Ciel, comme vous dic-
tes, m'a lailTé en mapuiffance, pourquoyme
demanderoit-il conte de moy-mefme , puis
que tout ainfî qu'il m'auoit remis en ma pro-
propre conduitte B£ difpofînon, de mefme me
ïius-ic entièrement refigné entre les , mains
de celle à qui ie me fuis donné ? & partant
s'il veut demander conte de Céladon, qu'il
s'addreffe à celle à qui Céladon eft entière-
ment. Et quant à moy, c'eft affez que ie ne
contreuienne en rien à la donation que i'en ay
faiéte. Le Ciel Fa voulu, car c'eft par deftin
que ie Faime. Le Ciel l'afçeu : car dés que l'ay
commencé d'auoir quelque volonté, ie me fuis
donné a elle , & ay toufiours continué depuis.
Et bref, le Ciel Fa eu agréable: autrement ie
n'eufle pas efté fi heureux que ie me fuis veu
y74 La II. partie d'Astrïe.'
par tant d'années. Que s'il Fa voulu, s'il Ta
fçeu, & la eu agréable, auec quelle iuftice
me pourra t'il punir , fi îe continue à cette
heure, qu'il n'eft pas mefme en ma puifiànce
de faire autrement ? Faffe de moy Taramis,
tout ce qu'il luy plaira, que mes troupeaux
deuiennent ce qu'ils pourront: Que mes pa-
rens & amis fe plaignent & ayent telle opi-
nion qu'ils voudront, ils doiuent eftre tous
fatisfaits & contents de moy quand ie leur
diray pour toute raifon que Fayme. Mais
comment, reipondit A damas , voulez-vous
toufiôurs viure de cette forte ? L'eflection, ref-
pondit le Berger , ne dépend de çeluy qui n'a
ny volonté ny entendement.
Si cela cft, adioufta le Druide, vous ceffez
d'eftre homme. Il y a long temps, répli-
qua le Berger, que ce foucy ne me touche
nullement. Mais fi vous aimez, continua le
Druide, comment ne vous efforcez- vous de
voir celle que vous aimez ? Si l'aime, refpon-
dit-il , comment voudrois-ie defplaire à celle
que i'ayme , ou comment luy def-obeyr?
Ou pluftoft comment ne receuray-ie vn ex-
trême contentement de luy plaire & de luy
obeyr? Mais, dit le Druide, elle ne fçait pas
que vous luyobeyflez. Il fiiffit, refpondit le
Berger, quand il n'eft pas permis d'en don-
ner plus de connoiffance que pour noftre
Livre hvictiesme. 57^
fittisfaâion, nous fçauons que nous auons fait
ce qui a efté de noftre dcuoir. Il n'y a point
de plus fidclle tefmom, ny de luge plus rigou-
reux contre nous que nous-mefmes. Le Drui-
de ne fçauoit s'il deuoit pluseftimerlaviuaci-
ré de cet efpnt en ces refponfes, que blafmer
l'erreur auquel il efloit : mais enfin confî-
derant que le mal ri efloit pas encor venu à
fon déclin, il penfa que ce feroit l'animer
dauantage que de luy prefenter de plus vio-
lens remèdes. Ceia fut caufe que sefianc
teu quelque temps : Or /Céladon, dit-il, ce
que îe vous en ay dit , ça feulement eflé
penfant d'y effare oblige par les loix de la-
miné, &parlcdeuoir de ma charge 3 &non
pas pour vous contrarier. Seulement le veux
vne chofe de vous 3 & que vous ne me deuez
point refufer, puis que c cil pour mon conten-
tement. Il faut que vous fçachiez que fay vne
fille que fayme plus que toutes les chofes
que la bonté de Taramis ma données. Et
parce qu'il n'y a nul bien entre les hommes
qui foit parfait de tous poincts, le conten-
tement de ma chère fille rrieft infiniment
diminué par fa longue abiencea&par la cen-
noifïance que fay d'en deuoir élire encor
fort long temps priué. Or dés l'heure que
îe vous vy au Palais d'Iiïbure , il efl certain
que îe vous aimay , peur fçauoir que vous
eûiez fils d'Alcippe & d'Àmanllis : mais il faut
<jf6 La ÏI. partie d'Astrel
que ie confeffe que mon amitié s'augmenta
beaucoup par la veue que l'eus de voftre vifa-
ge: car d'abord il me fembla de voir ma chère
fille, tant vous auez de l'air l'vn de l'autre.
Cela eit caufe que ie vous conjure par tout ce
qui a plus de puiiTance fur vous, d'auoir agréa-
ble que ie vienne quelquesfois interrompre
voftre folitude, pour me donner cette fatis-
fa&ion devoir en voftre vifage vn pourtraicT:
viuant de ce que Taim e le plus au monde. L e
Berger qui eftoit plein de courtoifîe, luy ref-
pondit qu'il luy fefokvne particulière faueur
de prendre cette peine3& que s'il neftoit con-
traint de fe tenir efloigné de chacun, il iroïc
luy-mefme en fa maifon5 pour luy rendre ce
feruice3&r qu'il rem ercioit la nature de l'auoir
tant fauorifé que de luy auoir donné quelques
trai&s refTemblans à quelque chofe qui fufl
aimée de luy. Bref, pour ne redire îcy toutes
leurs paroles, qui par leur longueur feroient,
peut-eftre3 ennuyeufes , Adamas fe refolutdc
vifîterbien fouuent le Berger, efperant par ce
moyen le pouuoir retirer peu à peu de cette
grande mélancolie : outre qu'il eftoit vray que
Alexis fa fille reffembloit vn peu à ce Berger:
& d'autant qu'il eftoit contraint, félon leurs
ftatuts de la laiiîer iufqucs en l'aage de qua-
rante ans parmy les filles Druides, qui demeu-
roient aux Antres desCarnutes, il prenoitdu
plaifir, voyant Céladon qui laluy reprefentoit
en
Livre hvictïesme^ ^jy
en quelque forte. Il auoit elle ordonné par
Dis Samothes , &: depuis 3 reconfirmé par le
grand Druys, Inftituteur des Druides: Que
les Sacrificateurs qui auraient des fils , en-
uoyeroient leurs aifnez aux efcoles des Carnu-
tes, où dix ans ils apprenoient leur feience,
dix ans ils l'enfeignoient aux autres, &: dix ans
ils feruoient aux facrifices & ingemens pu-
blics , & après ils pouuoient retourner chez
cux,& exercer la charge des Druides par tou-
tes les Gaules.
Que s'ils n'auoient que des filles, ils eitoient
contraints d'enuoyeries aifnées., depuis l'aage
de dix ans, au mefme lieu où elles eitoient
inftruites, puis inftruifoient3& enfin iugeoient
comme nous auons dit : car les Gaulois s ar-
reitoient bien fouuenc au iugement de ces
femmes Druides. Et ce temps-la s'eftant paiTé,
elles reuenoient en la maifon de leurs peres?
où elles fe pouuoient marier.
Or cette refolution eftant prifede cette for-
te, Céladon fut celuy qui en eut plus de profit:
car dés le commencement Leonide luy ren-
dit fes lettres quelle luy auoit defrobées, qui
luy fut vn grand prefàge de meilleure fortu-
ne, ayant toufiours ouy dire, que comme les
malheurs ne viennent iamais feuls , il femble
auflï qu vn bon-heur en attire vn autre. Et de-
puis eî^ant vifité fort fouuent, tantoft par Leo-
nide, & tantoll par le Druide , il client fort ai-
2., Paire. Oo
jtS La II. partie d'Astkee."
ùerty des triftcs penlees qui le corifomm oient-
outre que le ibing qu'A damas auoit de luv
donner des viures fecrettement, n'efïoit pas
petit. Et véritablement ce fut vne bonne ren-
contre pour Céladon, que la bonté du Druide,
& l'affection de la Nymphe: car elles clcoient
caufe que l'vn & l'autre eftoïent foigneux de
luy outre mcfure,éV par deffus leur deuoir Se
grandeur. Mais ce qui donna plus de foulage-
ment à ce Berger, ce fut que la Nymphe luy
porta de l'ancre &du papier, parce qu citant
fctil il s'amulcit a- mettre par efent les pal-
lions qu'il reffentoit, ce qui le contentoit beau-
coup quand il les kiyreiiibic: les playes d'A-
mour eftantde telle condition que plus elles ■
font cachées &z tenues fecrettes, plus auiTi fe
vont-elles enuenimant, & femble que la pa-
role auec laquelle on les redit, foit vn des plus
fouucrains remèdes que l'on puiiTe reçeuoir
en l'abfence. En mefme temps Adamas qui
îugeoit bien que les trop continuelles penlees
du Berger ne faifoient que l'arrefter & rafer-
mir ^iauantage en fa mélancolie, luy confeiila
de palier ion temps dans le boccage facré, qui
«ftoit auprès de là, fuit à grauer fur les effor-
ces des îeunes arbres des chiffres de des deuifes,
fuft à faire des tonnes & cabinets , pour l'em-
belliffement du lieu , 6c pour cet effecl luy
apporta des outils neceitures. Ce Berger,
qui des-) a auoit repris fes forces & fa pre-
Livre Hvictiesm'e] '579
rïiicre beauté, ayant aniïi l'entendement ren-
forcé , connut bien qu A damas le cortfeilloic
auec raifon , de fuyr cette nonchalante oyfi-
ueré où il anoit veicu: &cela fut caufe que s m
allant de compagnie au lieu qu'il luy auoit
dit, il commença d'y trauailler. Mais ce qu'il
faifoit c eftoit par le deffein du Druide, qui
aufli comme vn bon Médecin s'accommo-
dant à Ton malade , luy affaifonnoit tous ks
confeils par quelque defTcin d'Amour. Voyez-
vous, luy difoit-il, mon enfant, encores que
félon nos ftatuts nous ne deuions point faire
de Temple àTeutatcs3Hefus,Belenus, Tha-
ramis noftre Dieu , iî eft-ce que depuis que ces
vfurpateurs de l'autruy, ie veux dire ces peu-
ples que Ton appelle Romains, apportèrent
auec leurs armes leurs Dieux eftrangcrs dans
les Gaules, & que perdant noftre ancienne
nanchife, nousfufmes contraints de facnfier
en partie à leur façon , nous auons eu des
Temples cù noftre Dieu a efté adoré parmy
le s kurs; & parce que la couftume elt paffée en
fin en loy, il vous fera permis, Céladon, de
dédier vne partie de ce boccage , non pas
comme à vne première diuinité, mais comme
à vn tres-parfaict ouurage de cette diuinké à
voftrc belle Aftrée 3 ce que noftre Dieu ne
trouera point plus mauuais que les Temples
dédiez par ces eftrangers à la Deeffe Fortune,
à la DeelTe Maladie, ou à la DeefTe Crainte;
Oo ij
580 La II. Partie d'àstree!
principalement fi voftre ouurage luy eftaîit:
directement confacré , vous n'adorez pas for
leurs Gazons cette DeefTe Aftrée, mais luy en
efleuant d'autres à coftéde leurs chefhes vous
adreffez vos voeux à cette belle , comme à
rœuure le plus parfaict qui foit forty de Tes
mains. Il faut donc plier ces arbres fur ce
chefne, luy dit-il, luy en montrant vn affez
beau, & arracher ces petits, afin d'y faire vne
place que nous dédierons a l'amitié, &: contre
le pied du chefne , nous efleuerons des Gazons
en forme d'Autel, fur lequel ie mettray vn
tableau qui fera le fymbole de l'amitié. Et
quand celuy-cy fera finy, nous y ferons vne
porte pour entrer dans vn autre qui fera plus
îpacieux, & que nous appuyerôs fur ce chefne,
qui véritablement, dit il, eft admirable, luy
montrant vn grand chefne qui s'efleuoit d'vn
feul tronc , & puis fe feparant en trois bran-
ches les réunifient en haut, & les refîerroit fous
vn mefme efeorce.
Voyez-vous, luy dit-il, que le lieu montre
que l'on y a efté quelquesfois , i'y fuis venu
bien fouuent faire des facrifices pour le fym-
bole que cet arbre a deTeutates, Hefus,Be-
lcnus.Tharamis noflreDieu. Comment, mon
père, refpondit Céladon, vous en nommez
quatre, &: vous ne dittes que n offre Dieu ? Ii
faudrait dire nos Dieux. le ne vous en enfle
pas parlé pour vne fois , mais vous l'auez des-ja
LÎVHB HviCTIESME^ j8l
plufieurs fois répliqué. Mon enfant, refpondic
le Druide, ce que vous me demandez n'eft
pas le moindre de nos minifterès, mais pluftoft
lVn des plus grands de la créance des Druides,
& quoy que nous ne le deuions reueler qu'a
ceux qui font înftruits en nos antres & efcoles:
fi ne laifTeray-ie de vous en déclarer autant
que vous ferez capable d'en receuoir.
S cachez donc , mon enfant, que ce grand
dis Samothes, incontinent après la dimiîon
des hommes , à caufe de la confulîon des lan-
gues, eftantbien inftruit par fonayeul, fuit en
la Religion du vray Dieu 5 fuft aux fcicnces
plus cachées, s'en vint defcendre par l'Océan
Armorique en cette terre , que îufques à cette
heure nous nommons Gaule, & qui peu à peu
changeant ce nom , femble prendre celuy de
France pour l'aduenir: & depuis s'auançant,
& la peuplant y planta heureufement ion
Sceptre, enfemble y mil! la Religion de fes
pères, & donna la connoiffance des fciencesà
ceux qui plus familiers, & de meilleur efprit,
foeurent mieux entendre & retenir fes en-
feignemens, & qui depuis de fon nom furent
appeliez Samothées : Et celuy- cy fut le pre-
mier Roy des Gaules 3 qui fut tant agréable à
Dieu & aux hommes, qu'il régna longuement
en paix, & après luy fa polterité, auec tant
d'heur 3 qu'il n'y a eu endroit de la terre qui
n'ait connu le nom ,& la valeur des Gaulois.
Oo iij
fîi La II. partie d'AstreY
Que fi ce peuple 5 que nous nommons Pvo*
main, s'eftvfurpé la domination de* Gaulois,
mais pluftoft par chalhment de nos diflen-
lions 3 qui efians pleines d'animofité entre
nous, ont eftécaufede nous le faire appeller,
de demander fecours a ceux de qui l'ambition
nous a depuis deildrez, nous apprenant, mais
trop tard , qu'il ne faut iamais efpererquc les,
eiïrangçrs nous affectionnent plus, que nous
ne nous aimons nous-mcfmes. Mais le grand
Dieu que Samothes nous enieigna d'adorer en
pureté de cœur, ne voulant eiïendre fon ire a
l'infiny, nous ayant fut palier vne demy Lune
de fiedes fous cette domination eftrangerc,
montre qu'il nous en veut retirer par les ar-
mes des Francs, qui fe vantent n'eftre iflusdes
anciens Gaulois. Or pour reprendre noftre
difcours , le quatnefme Roy qui domina en
Gaule, desdefeendans de ce grand &: fainâ
SamQthçs,fut le fage & fçauant Diyus, de qui
quelques-vns penfent , que pour auoir elle
Infiituteur des Druides , ils ayent pris leur
nom, mais ceux-là fe trompent autant que ces.
Grecs outrecuidez qui fe vantent que c'eitde
leur mot Drys, qui lignifie chefne: car auant
que les lettres euffent elle portées en Grrce
nous efbons appeliez Druides , cvles feiences
eftoient en Gaule auant que ces peuples vains
fçeuiîent feulement lire, comme le nom de
pruidç nous enfeigne 3 qui au langage de
Livre Hvictiesme! 585
l'aveui dtSamothes, fignific contemplateur,
du mot Driffim , parce que comme vous
fçaiiez, mon enfant', noftre principale vaca-
tion coniiile en la contemplation des œuurcs
de Dieu.
Or ce grand Dis Samothes, ex depuis noftre
iainct Inltituteur Dryus, nous ordonnèrent
d'adorer Dieu , non pas leion l'erreur des
gens , mais ainii qu'ils l'auoient appris de
leurs pères. Et parce que l'ignorance du peu-
ple groiTicr eftoit telle qu'il ne pouuoit com-
prendre cette fupreme bonté, 8c ton te- pu if-
fance , qu'ils nommoient Thau , c'eft a dire,
fans en apprendre quelques effects , ils luy
dennerent trois noms, Iehvs, qui ligni-
fie Fort, Buenos, c'eft a dire,
D I E V - H O M M E , & T H A R A M I S , qui
fignific Re pvrg e ant, nous voulant
enfeigner par ces trois noms, que Dieu eft
tout-puiifant , Créateur & conferuateur des
hommes : mais depuis par les changemens
que le temps & l'ignorance du peuple apporte
en toutes chofes , mais principalement aux
noms, au lieu de T h a v ils dirent Thav-
t a , & en fin T h a v t e s , &: T h e v-
t a t es. Au lieu de Iehvs, Bêle-
nos ôc Thaharamis, def quels laipi-
ration fur le milieu efloit vn peu mal-ayfëe , ils
dirent Hesvs, B'e le nos &Tharamis,
& le peuple a eu tant de pouuoir fur les plus
O 0 311)
584 La II. partie d'Astrel
fçauans, que chacun pour ef Ire entendu, a
dïé contraint de dire comme eux, &confen-
tir a leur erreur.
Et quoy, mon père, refpondit le Berger,
Tentâtes 3 Hefus, Tharamis,& Belenus, ne
font-ce parles Dieux que l'on nous dit, a fça-
uoir Mercure, Mars, Jupiter, & Apollon, mais
vn Dieu feulement? Pleuit à D,ieu,mon en-
fant, dit le Druide, que levous peuife bien
faire entendre ce quevousmedemâdez: mais
oùvoftre intelligence ne peut monter, il faut
que la croyance que vous auez en moy vous
porte & vous retienne. Sçachez donc que les
étrangers voyans que les Gaulois adoro*ent,
&reclamoienc T h a v t a t e s en toutes
leurs affaires, & au commencement de tous
leurs voyages, &de toutes leurs actions, &
de plus çonfiderant , que naturellement ils
font eloquens, & qu'ils fe plaifent à bien dire,
ils mgerent que c'eftoit Mercure qu'ils difent
eftre Dieu , non feulement de l'éloquence,
mais preiîdant aux chemins , inuenteur des
arts , & le protecteur des Marchands & de
ceux qui trafiquent: Et après remarquant
qu'en nos guerres nous reclamons H e s v s,
ils cr eurent que c'eftoit Mars, qui pour eux cil
tenu le Dieu des armées. Et parce que quand
nous demandons d'eftre nettoyez de nos fau-
tes ils nous oyent appeller T h ara Mrs,
ils penferent que c'eftoit Iupiter , duquel ils
Livre hVictiesme^ '5-8 y
redoutent fur tous les chaftimens, àcaufede
la foudre qu'ils luy attribuent: outre que leur
fcmblant D que le pardon des fautes fe doit
attendre du plus grand de tous les Dieux 3 ils
difoient que c eftoit Iupiter3qu ils croyent eftre
le premier , &r plus puiifant de tous. Et parce
qu'ils nous voyoient recourre i BeLenvs
quand nous eftions en doute de noftre fanté
ou de nos' amis , ou que nous devrions d'a-
uoir des enfans, ils fe perfuaderent que cV
floit leur Apollon , qu'ils croyent eftre l'in-
uenteur de la Médecine 5 outre que luy don-
nant la conduitte du Soleil , voire prenanc
mefme bien fouuent l'vnpour l'autre, &fça-
chant que le Soleil eft la caufe de la vie de
tous les animaux, & de plus que l'homme
& luy engendrent l'homme 5 ils eurent quel-
que raifon de penfer que c'eftoit noftre
B ELENVS.
Mais il eft certain , mon cher enfant, qu'il
n'y peut auoir quVn Dieu : car s'il n'eft tout
puiiïant, il n'eft point Dieu : Que s'il y auoic
deux Tous-puifl ans 3 la puiffance feroit diui-
fée 3 outre qu'il faudroit qu'ils fuiTent ou fem-
blables ou différents: s'ils eftoient femb'ables
dutoutilsferoientlesmefmes, &ainfi ne ie-
roient qu'vne choie: s'ils eftoient différents , il
faudroitque le bon fuft différent du bon, ce
qui ne peut eftre. le vous dis ces raifon s ft*
ftjilieres ? pour ne vous apporter les autres qui
fî6 La II. Partie d'Astree]
foncplus fortes & plus prelîantes, mais pîus
obfcures auffi , & plus dift cfrre cci.
fcs. I'ay bien toufîoiHs creu mon père.
Céladon, qu'il ny a qtivn Dieu, Roy &
Seigneur de tous les autres, mais le penfois
auffi que comme entre les hommes nous
voyons des Roys qui ont des officiers foubs
eux, de mefme il y euft de petits Dieux ,
foubs celuy qui eftoit le principal, & ce grand
Dieu le le nommois Tentâtes, &: les autres ,
Helus , Taramis, ôcBelenns, que iadoèois
après luy. En cela, mon enfant, rcfponditle
Druyde , vous auiez quelque raifon, &: toutes-
fois vous faifiez vne grande erreur: car ceux
que vous nommez ainfi, ne font proprement
quefurnoms de ce grand Teutares: & quoy
que ie vous aucuë qu il ait des officiers fous luy
comme les Roys que vous dites, fi deuez-vous
entendre qu'ils ne Hj entent point l'adoration
quin'eft deùe qu'à vn Dieu Et pourquoy:mcn
père, répliqua Céladon , ks vois-ie dans les
Temples auprès de nôftre grand Teutates ?
Mon enfant.rcfpondit A damas, ie vous;-, y des-
ja dit que les Romains ont m elle leur Religion
parmy lanoftrerilfaut que vous fçachiczque
parnosloixil nous eit défendu de faire image
de Dieu, parce que l'image n'eftant que la re-
prefentation de quelque chofe, &: citant necef-
faire qu'il y ait quelque proportion entre la
choie repreientêe ce celle eu: reprefente nofke
L'fY&t HviCTlESlif t. 58^
grand Drvus, ne iugeant pas qu'il y eut rien en-
tre les hommes qui peuftauoirauec Dieu. nous
défendit tres-expreirement d'en faire, n n
plus que des Temples, luy femblant que çe7
iloit vnc grande ignorance de penfer, de pou-
uoir enclorre l'immenfe deïté dans des murail-
les, 6c vue très -grande outre-cuidancedeluy
pouuoir faire vue maifon digne d'elle, CcLi
cftcaufequ'àla façon de ces anciens, pereôc
ayeul du grand Samothes , il nous fut com-
mandé d'aderer Dieu dans des Boccage. en
campagne: Boccagestoutesfois qui luy citaient
confierez par la deuotion du peuple , de peur
qu'ils ne fulïçnt profanez, eV en ces lieux -la
on choifîfToit de grands chefnes , comme nous.
faifons encores 5 fous lefquels Dieu eitoit ado-
ré. Et de là eit aduçnu que les Romains en-
rrans en nos contrées, & voyans nos iaincts
Bocçages,&dafaçondenosfacririces, ont dit, '
tous eltonnez, que nous eftionsfeuls entre les
hommes, qui ne connoiflions point Dieu, ou
feulsquileconnoiflions: & toutesfois, quoy
qu'ils ayent voulu raualer la gloire , non feule-
ment des Gaulois, mais de tous les peupies,qm
corne loups affamez en ont efté eng!out!s,fi ne
fe font-ils pu empefeherde dire en pariant de
noas,qucle>Gau ois fur tout font très religieux
& pleins de deuotion entiers les Dieux. Mais
a autant que le vainqueur donne les loix qu'il
luy plaid au vaincu, ils en tirent de m efine ça
588 La II. partie d'Astree!
Gaule3ou svfurpant auec vne extrémeTyran-
nie3 non feulement nos biens, mais nos âmes
auffij ils voulurent changer nos ceremonies,&
nous faire prendre leurs Dieux 3 nous con-
traignant de leur baf tir des Temples 3 de rece-
uoir leurs Idoles 3 &de reprefenter Teutates,
Hefus, Belenus, &Tharamis, aueedes figu-
res de leur Mercure, Mars, Apollon, & Iup-
pirer. Et parce que les Druy des s'oppoferent
vertueufement à leur abus , il y eut vn de leurs
Empereurs, qui par Edift du Sénat voulut
abolir toute noftre religion , chaffant & ban-
niflant les Druydes hors de l'Empire. Mais
ce grand Teutates à permis que les bons ayent
efté perfecutez pour efprouuer leur vertu, &r
non pas abolis 5 afin de donner connoilTance
queiamais ils ne font entièrement abandon-
nez. Et ainfiparmy la tyrannie des étrangers,
nousauons toufioursconferué quelque pureté
ennosfacrifices, &auons adoré Dieu comme
il faut, &: mefme en cette contrée, cùnous
n'auons iamais reconnu la puiffance de ces
vfurpateurs pour le refpeét qu'ils ont touiîours
porté à Diane, dé laquelle ils ont penfé que
noftre grande Nymphe reprefentoit la per-
fonne. Et maintenant que les Francs ont em-
mené auec eux leurs Druydes, faifant bien pa-
roiftre qu'ils ont efté autresfois Gaulois, il fem-
ble que noftre authorité & nos fainétes couftu-
fiies retiennent en leur fplendeur. Mais 3
Livre hvictiesml 589
mon père 5 refpondic Céladon, fi ay-ie bien
veu dans nos boccages facrez, lors que vous
faites des facnfices qu'il y a des ftatuës, & des
images 3 quelquesfois du grand Dis 5 &: quel-
quesfois d'Hercule. Ccft parce , refpondic
Adamas, que Dis & Hercule font des hom-
mes 3 & non pas des Dieux , & qu'eftant hom-
mes 5 on les peut reprefenter. Mais , répliqua
Céladon 3 fi cène font pas des Dieux, pour-
quoy les mettez- vous fur l'autel l Pour faire
entendre, dit-il, qu'ils ont efté entre les hom-
mes comme des Dieux pour leurs vertus, ôc
que comme tels nous les deuons honorer 3 &:
en conferuer la mémoire 3 afin que les antres
hommes, en les voyant dreffent leurs actions
fur le patron qu'ils nous en ont laiifé, de les
eftrangers qui ne fçauoient pas noftre inten-
tion, ontereu que nous les adorions, &ont
dit que Dis eftoit Piutonj duquel nous nous
vantions d'eftre yffus , &: ont donné à Hercu-
le le furnom de Gaulois,parce que nous en ho-
norions beaucoup la mémoire, tant pour auoir
efté plein de toutes vertus Heroïques,que pour
auoir.efpoufé la belle Galathée, noftre Pnncef-
fe & fille de Celte noftre Roy. Vous me racon-
tez, dit Céladon tout eftonné, des chofes qui
merauifientj &vousfupplie, mon père , de
continuer, & de me dire comment il faut que
le faile quand ientre dans ces Temples où îe
trouue des images de Iupiter, de Mars , de
t-oo La IL PARTIE d'Astri e!
Pallas, de Venus, &: de femblables Dizux
£: Déciles. Mon enfant, refpondit Adamas,
il faut que vous y alliez fort retenu , & que fur
tout vous ne preniez pas cela pour des Dieux
(eparez, ma: s pour les vertus, pniiTances, &:
errecTs d'vn feul Dieu.,, & qu'ainii vous ado-
riez luppiter comme la grandeur &Majefté de
Dieu ; Mars, comme fa puifîànce ; Pallas ,
comme la iapience ; Venus, comme la beauté,
2e ainlî des autres. Par ce moyen , îes adorant
comme îe dis, vous référerez tout à noftre
Liai id Tentâtes , & honorant les grands Héros
pour leur vertu , vous vous montrerez iufte de
rendre a ces vertueuies perfennes , après leur
mort, l'honneur que vous n'auez pu leur faire
curant leur vie. Et que cela vous fuffife pour
cettefeis, attendant que la fréquentation que
vous aurez auec moy, vous en apprenne peu à
peudauântage.
Or, mon entant, laiiîant donc tous ces dif-
cours à part, nous ferons îcy vne forme de
Temple dans ce Boccage qui de long-temps a
eaéeenfacré a Tentâtes , c'eit à dire à Dieu:
entant que ce fera dans vn Boccage nous ob-
feruerons nos anciennes ordonnances , &:
pourcecu'il y aura vn Temple, nous obéirons
a ces eihangers. Et pour l'intelligence de ce
que ie viens de vous dire , feferiray au Tronc
de ce chefne merueilleux, le faincl nom de
Teutates : puis en ces trois branches qui
L I V K ! H V î C T I E S M E, jpr
feparent, à la droicte ie mettray Hefus, au
milieu Tharamis, & à l'autre colle Belenus,
ôc en ce cronc d'enhaut où ces trois branches
fe viennent réunir, nous graucrofls encores
le ÙLÇté nom de Tentâtes, pour montrer que
nous n entendons qu'vn Dieu fous ces autres
crois paroles. Que fi l'ofois vous defcouurir îa
profondité de nos fain&s myfteres, &lesfe-
crets plus cachez de noftre religion, ie vous
dirois vne interprétation que Samothes 3 le
plus fçauant de tous les hommes,nous a tari-
fée, &qui de père en fils eft venue iufques
à nous : C'eft que ces trois noms lignifient trois
perfonnes qui ne font qu'vn Dieu , Le Diev
FO R T,leDlE v Homm E,&leDi E V R E-
pvrgfant: le Pere> le Dieu homme, eft
le Fils ; &le Dieu Repurgeant, c'eft l'Amour
derous les deux , & tous trois ne font qu'vn
TeutatcSj c'eft à dire vn Dieu ; Se c'eft la mè-
re de ce Dieu homme à qui nos Druydes ont
dédié dans l'antre des Carnutes 3 il y a plus de
vingt fïecles, vn Autel auec vne ftatuë d'vne
pucclle tenant vn enfant entre les bras, auec
cesmots:A la Vierge qvi enfan-
tera. Mais, mon enfant , vous n'eftes pas
capable de ces hauts myfteres, t& vaut mieux
pour ne les profaner, que ie m'en taife y peut
eftre aduiendra t'il que quelque fçauant Druy-
de venant en ce Boccage facré, adorera Teuta-
tes en pureté de cœur comme nous 3 6c louera
£9i La IL Partie dAstree.'
noftreouurage, en approuuant noftre bonne
intention.
LeDruydealloit difeourant de cette forte,
des myiteres les plus cachez de fa religion :&:
parce qu'ils furpaflbicnt l'entendement du Ber-
ger, il n'en voulut point dire dauantage:mais
foudain que ces noms furent grauez contre
l'arbre ils fe îetterent tous deux à genoux,ev les
les adorèrent , & ne s'en approchèrent plus
qu'auec beaucoup de refpecl. Mais d'autant
que le Druyde auoit opinion que s'il ne flat-
toit vn peu le mal de Céladon , il perdroit
peu à peu la deuotion &: la volonté, d'y tra-
uailler, il nomma le Temple du nom de la
Décile Aftrée: & ne craignez, dit-il, mon en-
enfant de faillir enuers Dieu , pourueu que
vous y honoriez cette Aftrée comme l'vn des
plus parfaicls ouurages qu'il ait ïamais fa ici:
voir aux hommes. Céladon y confentit aifé-
ment ,& plein d Vn zèle incroyable y trauailla
iî aiïiduellementj quenpeu de iours il acheua
ce que le Dniydeluy auoit ordonné,qui louant
fa diligence 3 & fon induftrie,afin de luy aug-
menter la volonté qu'il auoit, apporta les loix
d'amour, & le tableau de la réciproque Amitié:
mais Rapprochant de l'Autel d' Aftrée, il ne
fçauoit ce qu'ilymettroitdeifus pour le faire
voir & reconnoiftre. Et après y auoir penfé
quelque temps:
Si vous eftiez bon Peintre, luy dit-il, vous
auez
Livre hvictiesme^ fsÈ
auezbien la mémoire affez vme pour vousref-
fouuenir des traifts du vifage de la belle Aftree:
de force que vous pourriez bien la peindre,
& nous la mettrions fur cet Autel qui luy eft
dédié : mais cela n'eftant pas encores 3 îefe-
ray faire vn petit tableau ou l'efcriray feule-
ment Ton nom. Alors le Berger luy fit celle
refponce.
Vousauezraifon3 mon père., d'auoir cefte
bonne croyance de moy ,car ventablemëti ay
non feulement les trai£ts de fbn vifage fi bien
grauez en la mémoire 3 qu'il me fembic qu'elle
cfttoufiours deuant mes yeux , maisauffifon
parler & fes façons de faire me font tellemét en
famé 3 qu'il faut aduouerqueriennemepeut
diuertir ny feparer d'elle, & me figurant à tous
coups de la voir deuant moy , il me lèmble que
fa parole de mefme 3 mefrappe toufioursaux
oreilles. Mais encores que ienefçachepas pein*
dre,fi ne bifferons nous pour cela d auoïr fa ref-
femblanccjû vous me promettez de me rendre
ce que îe vous r emettray entre les mains. Et le
Druide le luy ayât promis il décrocha fa iuppe
& ouurât la boite qu'il portoit au col,il luy mon-
tra la peinture d' Aftree. Mais mon père juy dit-
ïl,fî vous la perdez* ou que vousne meia fëdiez,
c'eft chofe tres-afTeuree que i en mouray de dé-
plaifir 5 & qu'il n'y a exeufe ny confolation qui
m'en puifTe garantir. Apres qu Adamas eut"
promis par Teutatés quii la luy r endroit, h
a. Part. Pp
j94 La IL partie d'A stkee'
Berger la luy remit entre les mains, mais non
pas fans l'auoir baifée plus dvne fois, & l'ac-
compagnant toujours de l'œil , comme la re-
grettant défia 3 le Druyde l'ayant quelque
temps confiderée , vrayement dit-il , mon en-
fant , ta folie eft belle , & faut auoùer queie ne
crois pas qu'il y ait vifage plus beau , ny auquel
il fe life vne plus grande m. >deftie d' Amour ,ny
vne plus douce feuenré. Heureux le père qui
a vn tel enfant, heureufe la mère qui l'a eflcuée,
heureux les yeux qui la voyent 3 mais plus
heureux celuy qui aimé d'elle la poiïcden.
A ce mot il la remit en fa boitte, auec promeife
de la rapporter bien-toit, ce qu'il fit dam cinq
ouiîxiours.
Cefutencelieuqu'Aftrée&: fa trouppe en-
trèrent & virent tant de vers &: d'efcntures
de Céladon, car depuis le Berger s'y plaifoit de
forte qu'il eftoit toufiours ordinairement de-
uant l'image de fa Bergère , & l'adoroit de tout
foncœur, & félon que les diuerfes imagina-
tions luy venoient , il les efcnuoit & les met-
toit comme pour offrande fur l'autel de la
la Deefle Afîrée, & fut ce Berger & Ada-
masqueSiluandre rencontra la nuift difcou-
rant enfemble, car le Druyde par cette fré-
quentation l'aima de forte qu'il oublioit pref-
que toute autre chofe 3 &de mefme le Berger
fe fentoit tellement obligé à i'afliftance quil
receuoit de luy qu'il l'honoroit comme ion
Livre Hvictiesme' ïshj
pcre. Leomde depuis ce temps -là nalloit
plus fi fouuent vifiter les Bergères qu'elle
fouloic , feignant lors que Paris luy en deman-
dent la raifon , que la chaiTe l'occuppoit entiè-
rement. Or Céladon vefquit de cette forte,
quelquesfois moins , quelquesfois plus affligé,
félon que fes penfées le traittoient, iufques à
ce qu'il rencontra Siluandre, entre les mains
duquel il remit la lettre qu'il efcriuoit à la Ber-
gère Aftrée , & qui depuis futcaufe défaire ve-
nir toute cette trouppe de Bergères & de Ber-
gers en ce lieu où s'eftant efgarée , elle fut con-
traindre de ferepofer,en deffein de partir auffi-
toftque la Lune commenceroit de paroiftre:
mais la peine que ces Bergères auoient eue le
îour & vne partie de la nuict, auec la fiait
cheur du lieu , les affoupk dVn plus long
fommeil quelles n'auoienc penfé : car tanc
s'en faut qu elles fe refueillaffent lors que la
Lune fe leua , que le iour eftoit défia grand,
que les Bergers mefmes eftoient encor tous
endormis. Au contraire le trifte Céladon,
fumant fa couftume , fe leua de grand ma-
tin, afin de pouuoir entretenir fes penfées
{ans eftre rencontré de perfonne , ayant or-
dinairement accoutumé de fe leuer à telle
heure, afin de pouuoir fortir dehors, quand
chacun eftoit encore endormy , de puis fe
renfermoit le plus fouuent tant que iour du-
rcit .
^6 La II. partie d'Astre t.'
Le Soleil ne parcifîbit point encore, lors que
de fortune il addreiTa fes pas du cofté où eftoit
cette trouppe : Et parce qu'il s'en alloit tout
en fes penfées 3 fans prendre garde a ce qui luy
eftoit autour, ïamais homme ne fut plus eftori-
né que luy , quand tout à coup il apperceuc
A ftrée. Elle auoit vn moufehoir defïus les yeux
qui luy cachoitvne partie du vifage, vn bras
fous la tefte , & l'autre eftendu le long de la
cuifTe 3 ôde cottillon vnpeu retrouffé parmef-
garde 3 ne cachoit pas entièrement la beauté de
la ïambe : & d'autant que fon corps de îuppe la
ferroit vn peu , elle s'eftoit delafTée 3 & n auoit
rien fur le feinqu'vn moufehoir de refcul, au
trauers duquel la blancheur de fa gorge paroif-
foit merueilleufement; du bras qu elle auoit
fous la tefte, on voyoit la manche auallée iuf-
ques fous le coude , permettant ainfî la veue
dvn bras blanc & potelé 3 dont les veines pour
ladelicatelTedelapeauparleur couleur bleue,
defcouuroient leur diuers paiTages.Et quoy que
de cette main elle tint fa coiffure 3 qui lanuift
s'eftoit deilachée , fî cil-ce que pour la ferrer
trop négligemment , vue partie de fes che-
ueux s'eftoit efparfe fur fa iouë5 & l'autre
prife à quelques ronces qui eftoient voifînes.
O.' quelle veuë fut celle-cy pour Céladon/
Il fut tellement furpris, qu'il demeura immo-
bile fans poulx D &fans haleine, de n'y auoit en
en luy autre fîgne de vie que le battement
Livre HvÎctiesme! ^7
du cœur, & la veuë qui fembloit eftrc atta-
chée fur ce beau vifage. Mais il luy aduint
lors comme à ces personnes qui ont longue-
ment demeuré dans des profondes ténèbres,
& qui font tout à coup portées aux plus clairs
rayons du Soleil : car tout ainfî qu'elles de-
meurent efbloiiyes par trop de clarté, de mef-
me pour auoir trop de contentement, il n'en
pouuoit ioiiyr dVn feul^ les ayant eu tout à
coup 3 &: venant de quitter l'obfcurité de fes
defplaifirs. Quelque temps après , ayant re-
pris vn peu plus de force, il commença de
confiderer ce qu'il voyoit , tantofi regardant
ce vifage aimé, tantoft le fein , de qui les
threfors ne luy auoicnt iamais efté îîdefcou-
uerts, & fans fe pouuoir faouler de confide-
rer toutes ces beautcz, il eufl: voulu comme
vn nouuel Argus, auoir le corps tout couuert
d'yeux: mais lors qu'il eftoit en cette agréa-
ble contemplation, voila fa penfée qui luy re-
prefente incontinent vn fouuenir qui luy
trouble toute fa îoye. Retire-toy, luy difoit-
elle, retire-toy, infortuné Berger , de ce lieu
bien-heureux , & qu'il ne foit point dauanta-
ge profané par tes yeux : As-tu défia mis en
oubly la defFenfe qui ta efté faicte? ne fçais-tu
pas quil ne t'eft permis de te prefenter de-
uant fes yeux? Et peux-tu mettre en oubly
ce commandement , ou fi tu t'en fouuiens ^
y peux-tu contreuenir ? Il fe retira les bras
Pp nj
V98 La II. PARTIE D'A s tr.ee/
croikz , & les yeux tendus au Ciel 3 après
ces paroles, comme fi ç/eufiTent elle des chaî-
nes qui le retiraient auec violence de ce
lieu: mais certes fes penfées 6c fes pas fai-
foient bien vn différent chemin, car plus l'vn
Tefloignoit d'Aftrée , & plus l'autre l'en ap-
prochoit. Enfin l'ayant perdue de veuë5 il
demeura fi troublé, qu il fut contrainâ; de
s'arr citer tout court. De m'en aller, diroit-
il,ie ne puis- de m'y en retourner, ie n'ofe-
rois ; de demeurer icy , îe me trauaille en
vain , à quoy nous refoudrons -nous donc ?
A receuoir , diioit -il après, la faueur que le
Ciel nous a faicte fans la luy auoir deman-
dée. Mais comment contreuiendrons-nous au
commandement de celle à qui nousn'auons
iamais defobey ? Mais , fe refpondoit- il , ne
contreuenant point à ce qu'elle m'a comman-
dé, n'eft-ce pas faute d'amour, fi par crainte
ie me priue de fa veue ? Or elle ne m'a pas com-
mandé de ne la voir point: cardés lors ie me
fuiTepriuédemesycux, mais feulement que
ie ne me fille point voir a elle. Mais comment
me verra t'elle en dormant? Prenons- donc
Amour pour guide, & fous fa conduitte allons-
le adorer en elle , comme au lien où il eft en fa
plus grande gloire. Porté de cette considéra-
tion, il retourne fur fes pas, & marche le plus
doucement qu'il pût pour ne l'efueiller, de
d'aufliloing qu'il la peut apperceuoir,fe ktte à
Livre Hvictiesme.~ ^99
genoux 3 l'adore &: luy addrefle dvne voix
baffe cette prière:
Grande & puiflante Decffe , puis que les
Dieux ne font pas mieux paroiftre leur diuini-
té3cn puniffant qu'en pardonnant, voicy ie me
iette à genoux. le ne veux point entrer en ju-
gement au ectoy, ny demander fila peine que
îay fupportée n'outre-pafle point la grandeur
de ma faute, puisqu'elle a efté commife par
ignorance , mais feulement îe te requiers que
la pitié t'efmeuue en ce que mon amour ta
laifle infenfible, & de rendre auflibien cette
preuue de ta diuinité 3 en me remettant en
ma félicité perdue, que tu m'as ofté le bon-
heur où tu m'auois efleué , puis que ma
foubmifTion ne te doit pas moins efmouuoir
au pardon que mon offenfe inconnue au
chaihment.
Ainlî difoit le trifteBerger, n'ofant prefque
lai (Ter fortir ces mots de fes leures , de peur
d'efueiller celle à qui il les addreiToit : Et lors fe
releuant, s'approcha dauantage d'elle, afin de
la mieux confiderer : Mais lorsqu'il eftoit plus
auant en cette contemplation par mal-heur
Phillis fe tourna d'vn coite fur l'autre , fans
toutesfois ouurir les yeux, ny s'efueiller : ce
qui donna tant de crainte à Céladon, que fe
retirant promptement à cofté,il fut contninét,
de s'en retourner en fa trifte demeure , où
il ne fe fut plufloft renfermé 3 que repenfanc
Pp iiij
rfOO L A 1 1. PARTIE D'A S TR E eI
à cette rencontre, & à celle du iour précè-
dent , il ne fçauoit s'il en deuoit prendre vn
prefage heureux , ou mal - heureux . Enfin
confîderant l'effecT: de la lettre qu'il auoit re-
mise entre les mains de Siluandre ( car il
croyoit bien qu Alliée en auoit fçeu quelque
chofe ) il fe refolut d'en hazarder vne autre 3 &
pour ne perdre temps fe defpefcha de l'efcnre,
de peur que s'il tardoit trop 3 ces Bergers ne
s'efueiilaifent. Il met fur le ply de la lettre,
comme il auoit deiîa faicl fur l'autre , & for-
mant haftiuement s'en va au grand pas où il
auoit laifle fa Bergère : mais ayant peur que
elles ne fe fuiTent efueillées lors qu'il les ap-
procha, il fe couunt de quelques arbres , &
eftendant: la veue de tous coftez, connut bien
qu'elles ne s'eftoient point efueillées : mais
aufli il vit bien que la compagnie eftoit plus
grande qu'il n'auoit creu au commencement,
parce qu'il apperceut vn peu loing d'elles les
Bergers dont nous auons parlé: &: pour fça-
uoir s'ils dormoient , & s'ils eftoient de fà
connoiffance , il s'approcha doucement du
lieu où ils eftoient , &: le premier qu'il renr
contra D fut Siluandre. Hal fidelle amy , luy
dit-il d'vne voix balle , laquelle eft l'obliga-
tion que îe t'ay , puis que tu as plus faiâ
pour moy que îe ne t'auois ofé demander.'Puif-
fes-tnDBerger,receuoir de quelqu'vn des miens
pour remerciement de ce bien-faict quelque
Livre Hvîctiesmï" 601
office fîgnalé auprès de Diane , puis que de
moy3 il ne faut que tu efperes que de f impies
fouhaits : Et lors tournant les yeux fur les au-
tres quatre Bergers qui eftoient auprès de
luy 3 il n'en peuft reconnoiftre aucun : bien
luy fembla-t'il d'auoir veu Tirfis autres-fois :
voyant donc qu'ils eftoient tous endormis , il
s'achemine vers les Bergères. Le Soleil eftoit
des-jaaffezhaut, &: trouuant paflàge entre les
arbres, commençoit d'efclairer en quelques
lieux fur elles, de forte que fî ce Berger euft
efté aufïï iufte luge des beautez qu'il eftoit par-
faid Amant, il euft bien peu dire à laquelle de
toutes il falloit donner le prix de la beauté :
mais fi les longs ennuis d'Aftrée luy faifoient
en quelque chofe céder pour lors à Diane, l'af-
fection du Berger fuppleoit de forte ce défaut,
que le iugement n'en eftoit iamais donné par
luy à fon defaduantage. Et lors confîderant
particulièrement Aftrée, il fe remet rurvn ge-
noùil, & s approchant de fa belle main ne peuft
s'empefcherdelaluybaifer, puis auançant la
iambe, &: trainant l'autre doucement, luy mit
fa lettre dans le fein , &tranfporté d'amour ne
fe peuft garder d'accompagner fa main de
la bouche. O perdu Berger .' quel fut alors le
tranfport qui en te releuant te porta iufques
à fa bouche ? Il fut tel enfin qu'oubliant pref-
que la crainte qu'il auoit eue de refueiller5 il
l'appuya de forte deffus, que la Bergère donna
6oi La IL partie d'Astree!
figne de s'efueiller, & commençoic d'ouurir
les yeux lors qu'il s'eftoie à peine releué: Et
n'euft efté que de fortune les rayons du Soleil
qui luy donnoient fur le vifage Fefblouyrcnt
de leur prompte clarté, il n'y a point de dou-
te quelle l'euil: reconnu: mais cela fuit caufe
qu'elle ne peut que l'entreuoir comme vne
ombre, & lorsqu'elle voulut tourner la te/te
pour le fuiure des yeux , fes cheueux qui
eftoient, comme i'ay dit, pris à des ronces,
s'arrefterent auec telle douleur qu'elle ne peut
s'empeicher de faire vn cry allez haut, dont
Phiilis s'efueilla en furfaut, &luy demandant
quel fujeft elle auoit de crier, Afrréeluy mon-
tra fes cheueux, n'ayant encores la force de
parler, tant elle eitoit eitonnée de ce qui luy
eftoit aduenu. Phiilis en fouf- riant les luy
defprit, &: fe voulant r'alTeoir en fa place, elle
vit qu Aftrée s'eftoit leuée , & auoit laiffé
cheoir vn papier. Elle fut curieufe de le ra-
maffer, &: de la fuiure à quinze ou vingt pas
du lieu d'eu elles s'efeoient leuées. Et lors la
tnfteAftrée s'eftant affife contre vn arbre de-
vint pafle outre mefure, &: fembloit prefque
fiir le poinct d euanouyr : dont Phiilis ef ton-
née courut incontinent la ibuftenir, & lors
qu'elle fut vn peu reuenuë : Helas! ma fœur,
dit-elle à Phiilis, auec vn grand foufpir, he-
las: qu'eft-ce que fay veur ôdors elle fe tai-
foit pour quelque temps, efhnt contrainte de
Livre Hvictiesme. 6o$
foufpirer, & peu après recommençant par
vn grand foufpir, elle difoit: Helas! mafœur,
fay veu Céladon, ie veux dire que fay veu
ce qui refte de Céladon. A ce mot de Cé-
ladon la voix fe perdit en fi bouche, & Ja
langue s'attacha à fon Palais, puis ferrant les
mains enfemble, & tenant les yeux tendus
au Ciel 3 fembloit luy demander fecours en ce
crauail. Phillis qui la vit en cet dlat , ayant
oiiy le peu de paroles qu'elle venoit de dire,
eut foudain opinion qu'elle auoit eu quel-
que fonge eftrange qui Fauoit efpouuantée
de cette forte, & pour l'en diuertir : Ma fcur,
luy dit-elle, c eit vne folie de croire aux lon-
ges, car l'imagination nous reprefente en dor-
mant ce que nos yeux ont veu en veillant,
ou que nous auons fait ou penfé , fî bien qu'ils
ne font pas prefages du futur, mais feule-
ment images du pafTé : Ah/ ma fœur, inter-
rompit Aftrée , ne croyez point que ce foït
fonge. le l'ay veu de mes yeux , & foudain
qu'il a connu que ie le regardois , il s'efî
éuanouy en l'air. Peut-eftre, ma feeur, ref-
pondit Phillis, auiez-vqus opinion de veiller:
car cela aduient bien fouuent en dormant.
Ne vous figurez point cela , dit Aftrée , ve-
maternent ie veillois. Et comment efl-
ce , dit Phillis , que vous auez pris garde à
luy? Feftois, refpondit Aftrée, ny bien efucil-
lée^ ny bien eudormie, lors que ie fay ouy
6c4 La II. partie d' Astre e.'
foufpirer autour de m jy, voire îufques auprès
demonvifage, l'ay ouuert les yeux&ay veu
lame de mon Berger deuant moy. Mais, ô
Dieu , combien belle & pleine de clarté ! Elle
eitoit telle qu'il n'y a Soleil qui porte plus de
rayons. Iugez-le, ma fccur, puis que l'en" fuis
demeurée efbloiïye , iufques à ce que Tay efïé
icy. Mais au fli- toit que Tayietté l'œil furluy,
il s'efî: perdu aufli viite qu'vn efclair. Et vraye-
ment, ôbelleamt.' tuas raifon de ne vouloir
que laveue de celle qui a fceu fi mal mefna-
ger ta vie, te fouille : Si te fuis-ie infiniment
obligée, puis qu'ayant tant d'occafion de me
hayr, tu me fais toutesfois paroiftre que ton
amour continue. Philhs toute eftonnée creut
alors que véritablement c'eitoit l'ame de Cé-
ladon, ôduy dit: Tout ce que nous pouuons
faire pour ceux qui ne font plus en cette vie,
ccft d'en auoir la mémoire, d'en redire les
vertus, &de leur rendre le dernier office de
pitié, qui eftla fepulture. De forte que îefuis
d'aduis , dit-elle , que pour voflre contente-
ment, & pour fatisfaire à cette ame qui vous a
tant aimée , vous luy faflîez dreifer vn tom-
beau, afin de la mettre en quelque repos, &
puis en conferuer la mémoire parmy nous le
plus longuement qu'il vous fera polTible. Cela,
dit Aiîrée, feray-ie toute ma vie-, mais, ma
feeur, ne fera-t'il point trouué mauuais, fi
n'eftant point de m^s parens , ie luy rends çç
Livre HviCTiisMEr Soy
dernier office de la fepulture? Que peut-on
dire, refpondit-elle, finon que fes parens , ne
faifant pas leur deuoir en cecy , vous faites ce
qu'ils deuroient faire l Que s il eftoit en vie, il
y auroit apparence de faire quelque doute^
mais à cette heure qu'il cft mort, on ne peut
ioupçonner quevoftre amitié pafTée,qui n'eft
guiere plus inconnue qu'à ceux qui n'ont îa-
maisoliy dire voftre nom. Difant ces paroles
elle tenoit le papier quelle auoit ramaiTé , de
de fortune Aftrée îettant l'œil denus , de re-
connoiiîant l'efcnture de Céladon, luy de-
manda quelle lettre elle tenoit en la main ?
Elle refpondit quelle l'auoit ramaffée, &que
ceftoit elle qui l'auoit la ifle cheoir quand elle
s'eftoit leuée. Iay bien fenty, dit alors Aftrée5
que quelque chofe m'eft tombée dufein, mais
l'eftois tant hors de moy, que le ne lay pas
veu, & lors la prenant, de lifant ce qui eftoit au
denus, elle dit que ceftoit la lettre que Siluan-
dre auoit trouuée. Celanepeut paseftre, dit
Phillis , car ie Fay ferrée dans ma poche, dey
mettant la main la trouua. Que fera-ce donc,
refpondit Aftrée, fi cft-elle efentede lamefme
main , de lors la defpliant elle trouua quelle
eftoit telle:
606 La II. partie d'Astrel
LETTRE DE CELADON
a la Bergère Astre e.
SI ïoccafion de voftre venue en ce lieu ou le
refie de Céladon efi encore, puis que les Dieux
le veulent aw fi, ri efi que pourvoir combien vous
axez- pu, cr pouuez> furluy, c efi trop de peine pour
choje de fi peu de valeur, ^ue fi quelque efiincclle
de compafion vous y amené, quels feruices peu-
uent mériter vne ji grande récompense ? Et fi la
fortune \eide vous y a conduit te jans deffein,
riefi-ce pas trop de bon-heur pour vne perfonne fi
malheur eu\e< De forte que quelque occafionque
ce fui fie efire, tauc'ùe que c efi fans raifon. Si
ce riefi quil [oit tres-raifonnable que comme
ï affection que ie vous porte outre-pafe toutes les
bernes de la raifon , de mefme en ce qui touche
cette affeciion la raifon riait point de lieu. Et
par ainfi ie ne me dois plaindre quelle riait efic
appellce qua?îd lay efic banny, ny quauxennuys
que ie fouffre, elle ne puiffe auoir quelque place,
-.nt tres-iufle, que celuy qui le premier a defi
daigné la raifon fente que la raifon aufii le def-
daigne. Si ne laifferay-ie de vous remercier au-
tant que peut faire ï ombre vaine de ce que iay
eflcf car véritablement ie ?ie fuis plus autre choje)
fi vous efies venue voir combien vous pouuez, fur
moy, car comme que ce fit, cefivn de mes plus
Livre kvictiesme, 6qj
grands defirs defire envofire mémoire. levons
remercie de me (me fi lapiné vous y amené, car
encor quelle (oit bien tardute , ce ne fi pas efire
(ans consolation que d 'auoir en fin quelque confio-
lation. Et aufii vous remercieray-ie fi cefi la
fortune, puisque te connais parla qu il na tenu
qua elle que ie naye pluficfi reffenty les effecJs de
vofire douceur: & cette dernière confédération
fiera caufe que comme par le iugement de tous
ceux qui vous voyent, & par la grandeur de
mon affection vous efies la plus belle &p\us ay-
mce Berbère de l'Fniuers, de me(meieme diray,
puisque ma fortune & ma confiance le veulent
ainfi, le plus infortuné comme le plus fidelle de
vosferuiteurs.
Ce fut bien alors que ces Bergères creurenc
que Céladon eitoit mort, 6c que l'amour fie
refoudre Aftree de luy rendre le dernier de-
uoir de fon amitié : & lors qu'elles fe voûtaient
leuer pour efueiller Diane, &: les autres Ber-
gères, parce qu'il eitoit des-jatard3 ^qu'eFes
crajgnoient que Ton ne fuit en peine d'elles en
leur hameau ; elles apperceurent que Siluan-
dre eitoit venu auprès de Diane qui dormoit,
6c que demeurant rauy à la regarder, après
auoir eflé quelque temps immobile 3 enfin û
dit fort haut telles paroles :
6c8 La II. partie d'Astreje;
SONNET.
LA belle dont ï Amour me priue de repos,
Repolit doucement fous ï ombre iïvn boc-
cages s
Lavoloient les amours autour de fon vifagcs ,
£)ui nai$oie?it de Ces yeux, encor qu'ils furent
dos.
La les Zephirs changez en amoureux pro-
pos,
Rendoient pour fies amours vn amoureux hom^
mages :
Et les arbres charge? de tant dt amours efclos,
N'en efioient garantis parles loix de leur âges.
Hommes, Faunes, ny Vieux, rien neftoità l 'en-
tour,
Contemplant ce jommeil , qui ne bru(la(l d'à*
mour,
Etperdifile repos pendant quelle repofes.
Quelle cfes-voia, beauté, quand vaincre vôuf
voua? y
Puis que fans ce dejfein tellement vous brujlez, ,
Que vous voir, vous aimer, riejt quvne me fine
chofes?
Il
Livre hvictîesme." 609
Il parloic ainfi haut, parce qu'il ne craigfloit
de l'efueiller., ayant eu commandement d'elle
de le faire aurfï-toft mefme que ia Lune lui-
roit : mais la bonne fortune de Céladon ne le
voulut, afin qu'il euft ce contentement de
voir h Maiflrefie en ce lieu, & fut caufe qu'en-
cor que Siluandre eut veillé en vue partie de
la nui&j il n'eut toutesfois la hardieiTe d'inter-
rompre le fommeil de fa MaiftrefTe, craignant
qu'elle s'en trouuaft mal , ou que peut-eftre
elle euft trop d'incommodité à marcher fous
la foible lueur de la Lune parmy ce bois.
Apres que ce Berger eut proféré ces paroles, il
fe mit à genoux pour baifervne main, mais
ayant peur d'élire apperceu des deux Bergè-
res qu'il ne vit plus en leurs places, il fcjreleua
inarry d'en auoir tant fait , fi toutesfois il
auoit eflé veu. Cependant ces deux Bergères
le regardoient , de Phillis qui efloit bien ayfe
de diuertirAflrée: Ne me croyez iamais, ma
fœur, luy dit-elle, iî ce Berger n'aime Diane,
& s'il n'a eflé moins fin qu'il ne penfoit eflre;
l'en parlois hier à Diane, refpondit triflemenc
Aflrée, & félon ce que i'en pus reconnoiflre,
il n'en doit attendre que du defplaifîr: car
non feulement elle ne le veut point aimer3
mais ne veut pas mefme fçauoir qu'il l'aime.
Voila , adioufla Phillis , vnê refolution qui
femble deuoir conduire en peu de temps Sil-
uandre aux termes de Céladon 3 Se Diane à
tJPart Qq
fSio La IL partie d' Astre z.
ceuxd'Aftréé. Ha: mafœur, dit Aftrcc, Sil-
uandre coure bien cette fortune 3 mais tant
que Diane s'exemptera d'amour, elle ne ioiie-
ra iamais vn fi mal-heureux perfonnage que
le mien. le vous l'alloue, répliqua Phillis , que
tant que véritablement elle fera exempte d'a-
mour, elle ne fera point en ce danger: mais fi
ce n'eftoit que par diffimulation qu'elle en fuft
exempte, qu'en iugeriez-vous ? Quelle feroit
heureufe par opinion , dit Aftrée, &: qu'en
effeft elle feroit m al- heureufe : mais il n'y a
gueres encores d'apparence : l'humeur de
Diane, &les perfections de Siluandre n'eftans
point telles que la Bergère puifTe eftre pnfe
facilement, ny luy propre fujet pour la pou-
uoir prendre. Et a ce mot prenant Phillis par
la main, elle fe leua pour aller trouuer Dia-
ne : toutesfois, Phillis ne laiffa point de luy
refpondre : O ma fœur, que vous elles deceue
fi vous auez cettt opinion.' car pour ce qui
concerne les mentes de Siluandre , croyez que
quand vn Berger a deiîein de plaire, il fe rend
tout autre qu'il n'eft pas lors qu'il vit noncha-
lamment. De la aduient que quelquefois l'on
s'eftonne fi fort de voir des Bergers chéris &
aimez 5 que l'on iuge toutesfois fi def-agrea-
blés : Et de là , ce crois-ie 5 a pris naiffance ce
vieil prouerbe : Nulles amours laides ; voire îc
diray bien dauantage, que ie n'ay encores veu
iufques icy Berger, qui aie efté def-agreable à
Livre Hvictiesmk.1 6u
ceîle qu'il a recherchée s'il n'y a point eu
d'autre occafion de haine que fon amour, tant
cette recherche de ce defir de plaire , rend
agréables ceux qui ont deffein de fe faire ai-
mer. Que fi cela aduient en gênerai à tous, à
plus forte raifon aSiluandre, de qui le corps
n'efl: point fi def-agreable que la beauté de
l'efprit ne puiffe ayfément fuppléer à tous ces
défauts: & quant à ce qui eflde l'humeur de
Diane3l*mitié quelle a portée à Philandre3eft
vne preuue certaine qu'elle n'a pas toufiours
efté infenfible à l'amour: Et qui peut empet
cher que ce qui luy eft arriué vne fois, ne luy
aduienne encore vne autre ? Quant à moy ie
croy qu'Amour n'a pas oublié l'addrerTe dont
il via la première fois qu'elle fut Méfiée, & que
Siluandre peut bien auoir la mefme fortune
quePhilandre a eue. C'efl: pourquoy, refpon-
dit Aftree en luy ferrant la main, ie tiens pour
chofe impofTible que ïamais Diane felaifTe re-
prendre à l'Amour: &en cela nousfommes
vous & moy de différente opinion: car ie croy
que fort ayfément vne fille qui n'a iamais rien
aiméXe laiifera emporter à ces douces flatteries,
mais du tout impofTible félon mon humeur,
qu'vne perfonne aduifée ayant aimé & perdu
la perfonne aimée, puirTe iamais plus laiffer
prendre racine à vne autre amour dans fon
ame, & mefemble que pour cette occafion le
Ciprez ferok vn bon fymbole de mon amitié,
Qq »J
êiz La II. Partie d'Astrel
puis qu'eitant couppé il ne rejette iamais. Â
ces dernières paroles elles arnuerent fî près de
Diane que Phillis ne luy peut refpondre autre
choie fincn : Nous verrons bien-toit, ma fœur,
qui de nous deux aura faicvn plus certain m-
gement.
Cependant que ces Bergères parloient de
cette forte, Pans, Hy las, Tyrfis, &Therian-
dre ayant elle eiueiliez par Siluandre, s en
venoient trouuer ces Bergères 3& parloient fî
haut en s'en approchant, que Diane s'efucilla
prefque au mefme temps que Phillis la vou-
loit pouffer de la main. Elle fut honteufe de
fe voir prefque toute déshabillée eniî bonne
compagnie, & cela fut caufe que ramaiTant
fon poil dVne main , & couurant fon Cciii de
l'autre elle s'efloigna entre quelques arbres,
où Aitrée& Phillis la faillirent, & luy racontè-
rent cependant qa'elle fe coiffoit, la viiîon
d'Aftrée, la lettre qui luy eftoit tombée du
fein, & enfin la refolution qu'elle auoit prife
de faire vn vain tombeau à l'ame de Céladon,
puis que fes parens n'auoient point de foucy
de fon repos. Cet office , refpondit Diane , eJi
vrayement plein de pitié & de pieté, & quant
a moy il n'y a rien que l'y def-appreuue , li-
non que ce fera donner occailon -à pluiïeurs
de parier, trouuant effrange que l'inimitié de
vos parens foit changée envne iî bonne vo-
lonté. Comment effrange? répliqua la trille
Livre hvictiesme.' ér*
Bergère; il le deuroic bien fembler dauanta-
ge , fi cette inimitié donc vous parlez duroît
encores après la mort. Si Céladon viuoit, il
n'y a point de doute que le ne voudrois pas,
que l'amitié que ie luy porte fuit reconnue,
mais heîas / puis que pour mon malheur il n'eu:
plus parmy les hommes, fi ce n cft affez que
les hommes la connoiiTent, ie veux bien que
. Ja terre&leCiel ne l'ignorent pas. Etvoicy
la raifon fur quoy ie me fonde : Mes amies ne
trouueront iamais m aimais ce qui me plaira,
quant aux autres , tant s'en faut que ie me
vueille priuer pour elles de mon contente-
ment, que ce m'eft plaifîr de leur defplaire.
Puis que vous auez fait cette refolution , rct
pondit Diane, le pluftoil que vous la pourrez
mettre enefifec~r, fera le meilleur, cerne fem-
b\c,8cfi vous croyez mon confeil, ce fera auane
que partir d'icy. le m'afïcure que ie le feray
bien faire à Paris enfon nom, & tontesfois à
voftre intention : mais, refponditPhillis, cù
trouueroit-on les chofes necefTaires, fi nous
n'allions en noftre hameau ? Le Temple, dit
Diane, de la bonne Deeffe où les filles Druides
& les Veftales demeurent, n'eft pas loing d'icy:
, fi quelqu'vne de nous y va accompagné de l'vn
de ces Bergers, il ne nous fera rien refufé dV-
ne fi faindte compagnie pour vn fi bon defiein:
mais appelions Pans &: ces Bergers qui nous en
diront leuraduis. Plirllisàcemot lesappellant
614 La Iî. partie d'Astree!
iis vindrenr vers elle, & Diane tirant Paris à
part 5 luy fit entendre la vifion & le deffein
d'Aftrée: Et parce, continua-t'elle, que la mé-
difince a les ongles fi aiguës qu'elle trouueroit
prife fur le plus poly d'vn enclume^ie defire de
vous cette courtoifie, que ce tombeau foït efle-
ué envollrenom, à l'intention toutesfois de
la Bergère. Vous pouuez5dit Paris, difpofer en-
tièrement de tout ce qui eft en mon pouuoir,
faut feulement que vous preniez la peine de
me commander: car îe perdray feulement la
volonté de vous faifle feruice 3 quand îe feray
pnué de laconnoilfance de moy-mefme.
Apres que Diane l'eut remercié le plus hon-
nêtement qu il luy fut poflible , elle le pria
de faire donc entendre fa volonté à toute la
troupe: ce qu'il fit fi difcrettement qu'il n'y
eut perfonne, horfmis Siluandre,qui ne treuil
que véritablement ce deffein venoit de luy
feul : mais ce Berger qui n'ignoroit pas l'amitié
qu'A ftrée portoit à Céladon, fe douta bien que
ce n'eftoit que pour la couunr aux plus curieux.
Et parce qu'il eftimoit la vertu d'Aftrée, luy-
mefme s'aida en cette diffimulation, & s'offrit
d'aller au Temple de la bonne Deeffe, pour
auoir des chofes neceffaires : Aftréey voulut
aller auffi, penfant que fa prefence y rappor-
teroit beaucoup, à caufe de l'amitié que Clm-
fante la principale des filles Druides luy por-
toit. Elle pria doncPhillis& Laoruce de de-
Livre Hvictiesme. £15*
meurer auec Diane en ce lieu, cependant que
Madonthe & elle s'en iroient auec Siluandrc
&Theriandre au Temple qui eftoit proche
de la : auec prcmdTe a due aufîi-tcft de rc-
tour que Pans Se ces autres Bergères auraient
eileué les Gazons ,6: préparé les fleurs &f les
chofes neceflaires. Ainfi s'en alla la Bergère
Aftrée : & Pans mettant la main à l'œuure
choilit le plus près du lieu eu elles auoient
dormy, vn endroit qui efbit vuide d'arbres, &:
où l'herbe femée de diueries fleurs fembloit
élire referuée a vn femblable office. Tyrcis
& Hyias auec le fer de leur houlette & les
coufteaux qu'ils portoient à leurs ceintures.,
n'ayant point de meilleurs outils, luyaidoient
a trafïer &coupper les gazons, & après à les
efleuer lVn fur l'autre en façon de tombeau,
cependant que Diane, phillis, &Laonice, d'vn
cofté cueifoient diuerfes fleurs pour les femer
delTus quand la cérémonie fe feroit, & diligen-
terent de forte qu ils paracheuerent en peu de
temps. Or il ne falloir que la perche pour
mettre la refTemblan.ee d'vne colombe deffus
pour marque du lieu où efroit mort Céladon,
ôc dequoy grauer ou eferire le nltre ou l'épi-
taphe: mais n'ayant ny hache pour coupper,
ny encre pour efenre , ils eltoient bien empef-
chez. Enfin Tyrcis fe reflbuuint qu'au Tem-
ple de la DeelTe Aftrée , Hylas auoit troui é de-
quoy eferire, & que fans doute il y auoit iâiflç
Os m
6iS La IL partie d'Astre e.~
Ycfctkokci ils le prièrent d'y aller, & luy pro-
mirent qu'ils l'attendroient. Luy pour obeyr
à fa MaiftreiTe partit incontinent, auec pro-
:neiî de reuenir bien-toft: & Paris defireux
de tenir toute chofepreiîe, s'addrefîant à Dia-
ne, luy dit qu'il feroit à propos de choiiir ce-
pendant la perche, qu'ils effayeroient de coup-
per peu à peu auec leurs couiteaux,& pour ne
faillir Aftrée à fon retour, ils allèrent du coite
qu'elle deuoit reuenir. Laiffant donc la nuierc
à main gauche, ils fe mirent pas à pas à re-
chercher parmy ces arbres quelque branche
qui leur fuft propre, & ne fe donnèrent garde
qu'ils furent de cette forte prefque hors du
bois, fans rencontrer ce qu'ils cherchoient, par-
ce que Diane penfant que Paris s'en prift gar-
de, n'y regardoit pas ,& Paris eftoit de forte
attentif à elle qu'il ne penfoit point à fa quefte.
Dequoy Diane s'apperceuant, ditàTyrcis:Ie
crois que nous ferons fi difficiles en noftre
choix que tout ce bois ne nous contentera
pas. Si mefemble-t'il,refponditTyrcis, que
?ay veu des branches aifez bonnes : Il faut, refe
pondit Paris, qu'elles foient bien grandes,autre-
ment elles ne fçauroient feruir: Mais, refpôdit
Tyrcis , fi elles le font trop 5 le vent les abbat
incontinent : de forte que quand elles ont
vingt ou vingt- cinq pieds c'eft affez: il eft vray5
dit Paris, mais il faut que ie confeiTe que fay
peafe ailleurs, & que ie n'y ay pas pris garde,
Livre Hvictiesme. 617
Eft-ceainfi, interrompit Diane en foufriant,
y que vous nous fai&es perdre nos pas inutile-
ment/ Alors Paris fe retournant versTyrcis,
le pria que s'il en remarquoit quelqu'vne qui
fuftbonne, il Fen aduertift , & puis add refont
fa parole à Diane : Ne me blafmez point, belle
Diane, de la faute que vous me fai&es com-
mettre : car eft-il pofTible d'eftre auprès de
vous 3 &penfer à quelque autre chofe ?. le ne
crois pas , refpondit Diane , qu'il vous doiue
eftre plus difficile qu a moy eftant auprès de
vous de penfer ailleurs. Si vos mérites & ce qui
eft en moy, refpondit Paris , eitoient efgaux,
ou que nos volontez fulTent femblables , il y
auroit de l'appar-ence en ce que vous dûtes. S'il
y a du défaut , dit Diane, ileft de mon coÛé.
Oiïybien, adiouiîa incontinent Paris, en ce
qui eft cauie que ie ne puis arrefler voftre pen-
fée. le l'entends autrement, dit Diane, carie
vous eftime& vous honore comme ie dois.
Pleuftà Dieu , Diane, refpondit Paris , auec vn
grand foufpir, que vous fufTiez aufii véritable
que vous eftes belle. Vous ne defîrez pas, dit la
Bergere,beaucoup de vérité en moy. Mais en
quoy me iugez-vous menfongere ? puis-ie faire
plus d'emme de vous, ou demandez-vous que
ie vous rende plus dhonneur ? s'il y a en cela de
la faute, accufez-vous-en3 puis que vous ne le
voulez pas. Cet honneur de cette eftirne dont
ypus parlez^ dit-il: n'eft pas ce queie demande3
éiB La IL partie d'Astree!
tant s'en faut, ceft ce qui nie rend tefmoi-
gnage du contraire : mais changez cetee eltime
en amitié, &cet honneur en familiarité, &ie
feray content. Vous eftes trop raifonnable,
refpondir-eile,pouren vouloir dauantage de
moy3 contentez -vous., gentil Pans , que ie
vous aime, & vis auec vous comme fi vous
eftiez mon frère. Ce n'eft pas que ie ne fçachc
bien queftant ce que vous eftes 5 vne Bergère
telle que ie fuis ne le deuroit pas ofter 3 mais
l'aime mieux faillir auxloix de laciuilitéquede
vous déplaire , puis que vous le voulez amiî.
C'eft bien, répliqua Paris, vn commencement
de ce que ie délire , mais non pas tout ce que ie
veux. En cela, dit Diane, comme en toute au-
tre chofeil faut que vous régliez voftre volon-
té a la raifon. Il vous eft aifé , refpondit Pans ,
de donner èc fuiure ce confeii 5 mais n'eft-il pas
raifonnable, que quelquesfois Diane chofiffe
quelquVn qu elle rendra heureux , &: auec qui
elle puifle viure heureufe ? Ce choix, repliqua-
t'elle, eft bien mal-aifé a faire, & pour ne m'y
tromper, iele remettray tonfiours à ceux qui
font plus fages que moy. Et qui font- ils? ad-
iouftaPans. Et qui peuuent-ils eftre, dit-elle,
fînonma mère & mon oncle? Paris vouloit
refpondre lors que Tyrcis l'interrompit pour
luy monftrer vne îeune branche . Diane en
fut bien aife : car ce difeours commençait de h
prêter bien fort, & au contraire Pans bien en-
Livre Hvictiesmé. 619
nuyé qui ddîroit de fçauoir d'elle il die auroic
agréable qu'il leur en parlait mais elle qui le
reconnue bien,pna Phillis de ne l'eiloigncr plus
comme elle auoit faict, de peur que Pans ne
reprit Ton difeours. Ayant donc choiii cette
perche , ils effayerent de la coupper 3 mais
leurs coufteaux n'eftant pas affez forts ils fe
contentèrent delà marquer en attendant que
Aftrée fuir de retour , croyant bien que Siluan-
dre n'auroit oublié ce qu'il faudroit-pour cet
erîec~t. Reprenant donc le chemin du Tem-
ple de la bonne Deeife 3 ils s'en alloient au
petit pas,&: peut-eftre que Pans vouloir retour-
ner fur les difeours qu'ils auoient biffez, lots
qu'ils apperceurent alafortie du bois vne Ber-
gère qui fe peignoit fous vn large Sycomore: &
parce que fes cheueux blonds & crefpez cHoiëc
fi longs qu'ils la couuroient piefque toure3dau-
rant qu'elle eftoit affile, ils ne fçeurent d'abord
iugereeque c'efbit : mais s'en eitant vn peu
approchez, & ayant rafermy leur veue ils re-
conneurent que c'eitoit vne Bergère : fon vifà-
getoutesfois,que les cheueux cachoient en par-
tie^ epouuanteitre bien veu par eux,leur don-
na la curiofîtéde s'en approcher dauantage. Et
lors qu'ils effayoïent de la connoiflre, ils virent
vn îeune Berger qui fe vintietterdcuant elle
à genoux, lafurprenant, de forte qu'elle n'a-
uoit eu le loifîrde fe leuer. NyceBerger^ny
cette Bergère 3 ne peurent eïire reconus de
€io LaII. Partie t> Astkzï.
cette trouppe, encores qu'ils fuffent à'vnlu
meau affez voifin: Quant a la Bergère, elle peu-
uoit efîreditte belle, & la nonchalance de les
cheueux & de fes habits luy adiouftoit plùfioft
cette grâce quelle ne luy en of toit. Mais qui les
rendit encor plus eftonnez, fut qu'ils virent le
longd'vn petit pré vn autre Berger qui de for-
tune furuenant en ce lieu les auoit apperecus &
les confideroit auec vne fi grande inquiétude,
qu'encores qu'il monitraft de fe vouloir ca-
cher, fi ne fe pouuoit-il empefeher de paroi-
itre&: de faire bruit par fesdiuers rnouucmens.
Quelquesfois il auançoit la tefte à coflé de
quelques branches qui le couuroient,&: preitoit
l'oreille pour oûyr ce qu'ils difoient -, d'autres-
fois il mettoit vn doigt dans fa bouche & le
ferroit entre fes dents , peu après de cette
mefme main, il fe grattoit la tefte, & enfin
lors qu'il entr'oy oit quelque mot3 il ferroit les
deuxmainsenfemble, & les laiffoit choir fur
fescuifîes -.ôcbrefportoitfi impatiemment de
les voir enfemble, qu'il n'auoit nulle fermeté
en fes aftions. D'autre coite la Bergère faifoit
paroiftre d'auoir fi peu igreable la venue de ce-
luy qui eftoit à genoux deuant elle, qu'elle, ne
daignoit pas feulement tourner les yeux vers
luy, & fembloit quelle fe haftaft de parache-
uer fa coiffure, afin de s'en aller pluitoft de ce
lieu. Diane &: fa trouppe voyant la beauté &
le deldain de la Bergère , raffe&ion & foub:
Livre hvictiesme- 6i{
railTion de celuy qui efloit à genoux, & les
appréhendons de celuy qui les regardoit, prin-
drent volonté de fçauoir dauantage de leurs af-
faires. Et pource en attendant qu'Afîrée re~
umt3 ils s'en approchèrent le plus qu'ils peurent
fans en eftre veus 5 & lors ils oùyrent que ce
Berger après vn grand foufpïr ,reprenoit la pa-
role de cette forte : Eft-il poiïïble. Bergère, que
vous n'ayez ïamais agréable ny la volonté que
fay de vous feruir , ny la contrainte que vous
faictesde vous aimer? le ne fçay,refpondit-elle
defdaigneufement, ny quelle eit cette volonté,
ny quelle ^eit cette contrainte dont vous me
parlez, maisiêfçay que venant de vous nyl'vn
ny l'autre ne me fçauroit plaire. Que vous ne
f cachiez point, répliqua le Berger, ny quelles
font vos chaînes , ny quelle elï ma feruitude r
celanemeremetpas en liberté, mais que vous
ne les ayez point agréables, d'autant qu'elles
me louchent, c'eftbien le plus grand mal qui
mepuiiTearriuer. Si lacouftume, dit la Ber-
gère, rend toutes chofes pour difficiles qu'elles
foi en t, aifées à fupporter, vous ne deuez pas
beaucoup reffentirle mal que vous dictes, puif-
que il y afî long-temps que vous y deuez eftre
accouftumé < Car dés l'heure que vous me dé-
clarâmes voftre volonté , ie vous fis entendre
la mienne iï franchement que vous en f:euftes
autant la première fois que vous en auez iamais
fçeu depuis, ny que vous en fçaurez ïamais.
ézz La II. Partie d'Astree^
Ha! Dons y refpondit le Berger, fimonamc
s'endurciiToit auiTi bien à vos defdains que
voftre cœur à mes prières, il eft certain que
déformais ie ne les fenciro:sp!us jmais.helas.'
cette couitume ne 1ère qu'a me rendre plus
fenfible , & tant s'en faut qu'elle m'allège -,
que tout ainiî que celuy eft toufiours plus
trauaillé qui continue de porter vn pefant
fardeau, de mefme eft-il de cette couihime
qui ne faicl que rendre ma peine plusinfup-
portable. La Bergère demeura quelque temps
fans luy refpondre, comme fi elle euft efté
attentiue a s'habiller, mais voyant qu'il ou-
ufoit la bouche pour recommencer, elle l'in-
terrompit par ces paroles : Voyez -vous ,
Adrafte , tous vos difeonrs ne feruent de rien,
& vous diray encore vne fois pour toutes que
ie neveux ny tftre aimée, ny aimer , & fi vous
ne voulez eftre hay demoy,ne m'enimpor-
tunez plus. O Dieux 1 dit le Berger , qu'eft-ce
que i'entends ? & lors fe tournant vers elle:
Eft -il pofïible, luy dit-il. Bergère, que les
Dieux ne fe lalTent iamais d'elïre adorez des
mortels , & que vous foyez ennuyée de l'eftre
de moy ? Ne vous en eftonnez point, Adrafte,
ait la Bergère , c'eft que ie ne fuis point DeelTe;
que fi ie l'eftois, &que l'on ne me fît point
de plus agréables facnfices que les voftres,
faimerois mieux eftre fans temples & fans au-
tels. Et à ce mot ayant paracheué de s'habiller.
Livre Hvictiesme! 61^
elle famàflà fa houlette qui eftoit à terre, &:
partit de ce lieu 3 laiflànt ce pauure Berger
tant affligé, ca.nl n eut ny la force, ny lahar-
dieiTedelafuiurc;
Diane la voyant partir fut en volonté de l'ap-
pelle!*, mais confiderant que fans y prendre
garde elle s'en alloit vers L'autre Berger, elle
penia bien qu'il l'arrelf croit, &: que par ce
moyen elle pourroit apprendre datiantage de
fes nouuelles : & de faiét cet autre Berger la
voyant venir vers luy, l'alla rencontrer, & la
print par fa robbe , de peur qu'elle ne paiïaft
outre: mais elle qui fuyoit encore plus celuy-
cy, voulant rudement le demeiler de fes mains,
fe laiffa cheoir fi a propos qu'il fembloit qu'elle
fe fuit afïife de fon gré.LeBerger fe ietta incon-
tinent a genoux, & luy demandant pardon de
cette faute: Ce n'elt point de cette- cy, dit-elle.
Berger, qu'il faut que vous vous repentiez,mais
de celle qui a fait perdre toute la bonne volon-
té que ie vous ay iamais portée. Pour celle-là ,
refpondit incontinent le Berger, au lieu des
paroles 1 y mettrais le fang & la vie^mais ie n'o-
~e vous en fupplier fin on auec le iilence & la
fubmilTion , puifque aufil bien ie ne fçay quelle
elle eft ventablemét Jl n'y a;Palemon,repliqua-
t'elle. plus grande ignorance, que de ceîuy qui
ne veut pas fçauoir quelque choie : mais cela ne
me touche point. le fuisguerie de cefte bîdfure,
& de telle forte que la marque nyparoift plus.
6i4 La II. par. tie d'AJstree."
Il eftaifé, dit le Berger, de guérir dVne piaye
qui n'a pas efté grande. le ne vous diray pas,
refpondit-elle, qu'elle elle a elle pour n'au-
gmenter dauantage voftre vanité , tant y a que
j'aimerois mieux la mert que de retomber aux
mefmes accidents dont ie fuis fortie -Or voyez,
dit alors le Berger^ à quel poinctie fuis réduit:
l'affection que ie vous porte a tant de puiffance
furmoy,queii la condition où vous eftes, vous
pîaift autant que vous dittes, elle me défend
de vouloir que vous la changiez iamais , pour-
ueu que vous permettiez que ie retourne en
celle où ie lbulois eftre. Et de mefme3 dit-elle,
coniîderez combien ie fuis efloignée & diffé-
rente de vous , puifque l'aimerois mieux ne
voir iamais perfonne que lï ie Vous voyois en
Teftat où vous fouliez eftre. Et pour prêuue
que ie dis vray , ou ne m'en parlez plus , ou ne
me retenez plus icy par force. Puis, dit-il, que
vous me défendez la parole, ou le contente-
ment d'eflre auprès de vous,permettez-moy
pour le moins de chanter ce que mes yeux
ne ceiTeront iamais de pleurer. Et lors il
foufpira ces vers, aufquels pour luy déplaire
elle refpondit.
DIALO-
Livre Hvictiesme, s2c
D 1 A t O G V E.
PALEMON, DORIS,
t
Pal.
- ^ / laime autre que vous qHe ie meure &
k-s Coudais
tï éternelle douleur cette mort foi 'tfuiuie.
Dor guc ie puiffe mourir dvn tourment in-
humain,
Si d'aimer rien que moy ieprens iamak enuie.
II.
P. ^sfwc^ouriaime^point, toufwursvom
adorant^
Vom verrez, que mafoyfe rendra plus extrême.
D. K^sfime^ ou n'aimez, point , il mefb in-
différant,
Mai* vous ne verrez point que iàmais ie vous
aime.
III.
P. Je vaincray vous aimant toute difficulté,
Encorqiia mon de ffe in le Ciel me [me /oppofè.
D. CMon cœur efi tellement de l'Amour re-
butté,
^ue pour ne vous aimer il vaincra toute chofe,
2.. Part fc
6l6 LaII. PARTIE D'A S T R E E."
IV.
P. Si le Ciel eftoit iufte, il puniroit en vous
Cet orgueil qui vous fait mefyri fer tous les hom-
mes.
D- Mais tant s en faut le Ciel eftant tres-iufle
en nous-,
Nous àetient t*un & t autre au dejfein où nous
fommes.
P. Jguand il veut qùon vous aime-, il eft iufte en
ce point :
Maisiniujbe en oftanl al AmGurl efyerance.
D. S'il veut que vous aimiez, & que ie naime
point*
Il vange mon Amour & punit voftreoffence.
•I
Encor que Doris ne fift refponfe au Berger,
qui ne luy rendift tefmoignage de mauuaife
volonté , fi nelailToit-il de prendre quelque ef-
pece de contentement a la voir & l'entretenir,
de forte qu'il n'eufl fi toft mis fin à ce qu'il
chantoit fi elle ne luy euft fauffé compagnie. Et
parce qu'elle vouloitéuiter le premier Berger,
elle s'en vint droit à Diane fans l'auoir apper-
ceuë , qui voyant alors qu'elle ne fe poiiuoic
plus cacher, s'auançaauec fa trouppe vers cette
Bergère, & après l'auoir faliïée, luy dit : le ne
m'eftonne^lus , gentille Doris, fi ces Bergers
Livre Hvictiesme! 627
que ic viens de voir auprès de vous font tant
êfpris de voflre beauté , puis qu'elle eft telle
qu'il faudroit eftre priné de vcuë pour ne l'ad-
mirer :mais ie ne puis affez trouuer eftrange
la cruauté dont vous vfez entiers eux, puis
que vous eftes feule qui mefpnfez ce qui eft
voftre , & que vous auez acquis auec de fi belles
&«lefi chères armes. Cependant que Diane
parloit ainfi, Polemon y arriua , & peut oîiyr la
refponfe de Dons qui fut telle. Sage Bergère,
la beauté que pour m'cbliger, vous dittes eftre
en moy, eft véritablement admirée en vous de
tous ceux qui vous voyent, & ne fçay auec
quelles armes ie puis auoir acquis ceux dont
vous parlez , finon qu'elles doiuent eftre fort
mal-heureufesd'auoir fait vne telle conquefte.
La beauté, dit Diane, fiedauffi bien aux filles,
que l'orgueil & la prefomption eft mal-feante
aux belles. Sivousfçauiez, refpondit l'eftran-
gère, quelle eft l'occafion qui me fait parler
ainfi, vous admireriez la puiffance que i'ay fur
moy-mefme de ne pouuoir feulement regar-
der ce Berger. A ce mot palemon fe ietta à
leurs genoux , & les mains iointes dans fon
chappeau : le vous fupplie de coniure 3 dit-il , ô
fage &rdifcrete B ergere,fi vous aimez par la per-
fonne que vous honorez de voftre amitié, & fi
vous n'aimez point par vous mefme, & par la
douceur quevos yeux promettét,de prendre la
peine d'oiiir noftre different,&fi vous me îugez
Rr ij
éi% La II. partie d'Astreî.
coulpable, ie ne veux pas que la vie me de-
meure^'fi au contraire elle a le tort, îe deman*
de feulement qu'elle me permette, ainfi qu'elle
mecontramcT:, de parTer le refte de mes îours
en la feruant.
Diane vouloitrefpondre lors quelle vit ap-
procher Aftrée qui reuenoit du temple auec
vne trouppe bien plus grande qu'elle n'y eftoic
pas allée: car la Nymphe Leonide y eftoit, &
Chniante la prmcipalle des Druydes, auec IV-
ne de fes filles, qui venoient pour honorer les
funérailles de Céladon, conduifant mefme le
Vacie du lieu, qui eftoit celuy qui ordinaire-
ment faifoit les fàcnfices iournaliers pour le
hameau, dans le temple de la bonne DcefTe.
Celuy-cy auoit apporté tout ce qui eftoit ne-
ceiîaire pour le tombeau vuide de Céladon , &c
les filles Druydes auec Chrifante eftoient char-
gées les vnes de fleurs, les autres de laite, &
les autres de vin & d'eau, & deuant elles tou-
choient les brebis & îeunes taureaux neceiïai-
res. Lycidas mefme eftant allé ce matin au
Temple de la bonne DeefTe rendre quelque
vœu, que fa ialoufie peut-eftre luy auoit faict
faire , s'y rencontra tant à propos qu eftant ad-
iiertydudeflèindeParispourle repos de fon
frère, & fe fouuenant qu'il auoit manqué à ce
deuoir, fe refolut, preffé de ce remors, d'y aiTi-
fier , quoy qu'il receut vn extrême defplaifir de
voir Phillis & Syluandrc. Et pour cet effed
Livre hvictïesme^ 62,9
ayant choifi vne grande truye pour en faire fa-
crifice félon la couftume à Cerés & à laTerre,il
fuiuoit lentement cette trouppe.
Diane donc voyant approcher cette gran-
de compagnie , ne peut refpondre , ny an Ber-
ger, ny à la Bergère , finon que la Nymphe
Leonide qui venoit en ce lieu auec tant de
Druydes,feroitbienaife d'oiïyr leur différent,
& de les mettre en repos,apres toutesfois que la
cérémonie feroit paracheuée, à laquelle ils fe-
roient vn a£le de pitié d'aiïifter. Et fans atten-
dre leur refponfe, s'aduança auec Paris , &: alla
faliier la Nymphe & Chrifante : & après quel-
ques propos communs , le Vacie demanda là
où le vain tombeau auoit efté efleué pour Ce-
ladon,afin de ne perdre dauantage de temps:
& y ef tant conduit par Paris , il mit la main à
l'œuure: mais premièrement par la truye que
Lycidas offrit, qui fut facrifiéeaCerés&a la
Terre, & puis tuant les brebis & les ieunes tau-
reaux noirs, en receut le fang dans des coupes.
Il difpofa les filles Druydes félon la cérémonie:
auxvnes il donna le laiâ: facré; aux autres le
vin , & choififfant Lycidas pour faire porter
l'eau Arfenale, & s approchant du vain tom-
beau,l'arroufa de toutes ces chofes auec vn petit
rameau de Ciprés, appellant par diuerfes fois
lame de Céladon : & après verfant l'eau aux
Dieux Mânes, ilrefpanditlevin, lelaiâ, &lc
fangfurle tombeau, appellant encores l'ame
Rr iij
6;o La ÏI. partie D'A s tuée."
de Céladon. Et à cette féconde fais toutes ces
filles Druydes,&: les autres encores fe décoif-
fent & taillant leurs cheueux efpars, commen-
cèrent auec pleurs & crisdappeller & de re-
gretter Céladon: & ayant demeuré quelque
temps en ce pitoyable Office 5 le Vacie com-
mençant à faire le tour du tombeau du coite
gauche, i'enuironna trois fois, & à chacune
l'appellant par fon nom, & femant des rofes &
des fleurs fur les gazons, à la dernière, il di£t
d Vnevoix encor plus haute: Adieu, Céladon,
adieu , & pour ïamais adieu : La terre oh tu fois
te PMjfe ejire légère. Alors la Nymphe com-
mençant les mefmes tours en fit autant que
liiy , îettant les fleurs à pleines poignées det
fus, encores quelle fçeuft bien quil ne fuft
pas mort : Pans la fuiuit , &: après tous ces
Bergers & Bergères en foule. Cependant
que les filles Druydcs d'vn chant trille &
funèbre plaignoient la perte de ce .Berger ,
& en racontoient félon leur couftume la vie
& les actions , combien il eftoit aimé de
chacun , comme il auoit honoré fon père y
chery fa mère, aimé tous fes parens , com-
bien de fois il auoit vaincu fes compagnons
àlacourfe, àlaluitte, & autres exercices bon-
nettes & accouftumez parmy les Bergers , &
enfin combien ils regrettoient cette mort
aduancée 3 & quelle perte c'eitoit à toute la
contrée.
Livre Hvictiesme. 651
Il fut très à propos pour Aftrée que tous les
Bergers & Bergères fiffent le tour de ce vain
tombeau en confuiïon& criaflent à Céladon
f éternel adieu : car fi elle euft efté feule-, elle eut
donné trop de connoiffance du regret qu'elle
cnauoit3maisparmy les autres fon ennuy ne
parut gu ères. Or toutes ces chofescftans finies
il ne reftoit plus que de mettre la perche defifus
auec la figure delà colombe tournée du cofté
où Céladon eftoit mort: ce que le Vacie ne
(cachant, il fallut qu Aftrée le delTeignaft elle
mefme , qui ne fut pas vn petit renouuelle-
ment de fcs ennuis , remettant alors en fa mé-
moire ce miferable accident. Cette perche
doncqueseftantdreffée, il ne falloit plus qu'y
attacher le tiltre que Siluandre efcnuoit fur vne
table que le Vacie auoit apportée, ne l'ayant pu
efcnreauparauant, parce que Hylas qui eftoit
allé chercher vne efcritoire3n'eftoit point re-
tourné pour s'eftre amufé auprès de quel-
ques Bergères, qu'il rencontra en allanc au
temple de la DeeiTe Aftrée. Le tiltre que Sil-
uandre efcriuit eftoit tel :
Rr un
6y~ La II. partie d'Astrel
A V X
DIEVX MANES
E T
Â~LA MEMOIRE ETERNELLE
DV PLVS AIMABLE BERGER
de Lignon.
AMovr. Qvi. Par. Imprvdence.Fvt,
Cavse.
De. La. Mort. De. Céladon.
Apres. .Avoir. Noyé". Son. Bandeav. de,
Ses. Plevrs.
Rompv. Son. Arc.
Froisse'. Ses. Traicts.
Estaint. A. Iamais. Son. Flambleav.
Lvy. Rend.
Plein. De. Tristesse. Et.De.Desolation'
Ce. Dernier. Devoir.
Et. Apend.
Sa. Despo ville. Svr. Ce. Tombe av
Povr. Marqve. Eternelle.
Qvayant. Perdv.Vn. Svbiet.Si Aimablf"
II. Ne.Daigneroit. Plvs.
Emi loyer. Ses.Traicts. Ni. Sis. Flammes.
Invti^es.
Livre Hvictiesme! 635
Chacun loua l'efprit de Siluandre , mais
plus ceux qui fçauoient le fuject de fa perte,
de fut tous Aftrée de Diane , leur femblant
que s'il euft fceu leur intention , il neuf t pas
mieux efcrit cet Epitaphe : Or les pleurs
eftans ceffez, de leVacie, de fes gens, ayans
emporté le refte des animaux frcrifiez, de les
vafes,&: autres initrumens neceffàires; Léo-
nide prenant Chrifante par la main, fortic
de ce bois 3 cependant que d'vne longue
fuitte , toute la troupe venoit après , ayans
des-ja ramaffé de remis leurs cheueux fous
leurs coiffures. Et fembloit que Diane euft
oublié la prière de Palemon , lors qu Adraf te
& luy la fupplierent de faire en forte que
Leonide de Chrifante oiiyffent leurs plain-
tes , de en iugeaffent comme elles trouue-
roient raifonnable. Diane alors Rapprochant
de Leonide: Grande Nymphe, luy dit-elle,
lors que vous eftes arriuée , ces Bergers of-
fenfez de cette Bergère , luy montrant do-
ris, auoient voulu remettre leurs différents
entre mes mains , mais îe leur ay donné
confeil d'attendre que cette cérémonie fuft
paracheuée, &: puis s'en addreffer à vous,&
à la fage Chrifante , s'il vous plairoit d'en
prendre la peine , m'affeurant que le iuge-
jnent que vous en donneriez toutes deux
^34 La IL partie d'Astree.*
feroit fi iufte , qu'ils auroient tous occafîon
de le fuiure. La Nymphe qui eflcit pleine
de courtoifie receut le falut de cette Berge-,
re, & de ces deux Bergers, & Chniante de
mefme, & lors quelle vouloit parler, Pale-
mon & Adrafte fe îetterent a fes genoux,
luy difant: Si iamais Amans ont mérité que
l'on prit compaflion de leur peine, croyez,
Madame , que ces deux Bergers fe peuuenc
vanter d'eftre ceux-là : de forte que vous
ferez vne adtion digne de vous , s'il vous
plaift, d'ouyr nos différents , &: en ordon-
ner comme , non pas la raifon , mais l'a-
mour vous infpirera: car c'elt à fa iuihce3
& non point à celle d'aucun autre des Dieux
que nous voulons demander fecours. Sans
mentir , dit la Nymphe , fi vous penfîez,
gentille Bergère, que la vénérable Chrifan-
te & moy ruffions capables d'ouyr le fujet
de vos diiTenfions , & d'en pouuoir iuger,
nous ferions tres-ayfes de vous donner à
tous le repos que îe m'afTeure que vous n'a-
uez pas tant que vous demeurerez en l'eftat
cù vous eftes. Dons auec vne très-grande
moderne , refpondit de cette forte : Grande
Nymphe, ces Bergers, qui abufez de la fa-
ueur que vous leur faites de les efeouter,
vous font cette fupplication defaduantageufe
pour eux , montrant bien qu'ils ne feauent
Livre hvictiesme^ ty
ce qu'ils demandent , car par la peine qu'il
vous plaift de prendre de nous efeoucer,
vous ne defcouurirez que trop les mau-
uaiftiez , &: infidelitez de l'vn , & les in-
diferetions & importunitez de l'autre. Ton-
tesfois puis que la bonté qui cft en vous,
furpaffe noftre folie , Madame , ie vous en
remettray le iugement , & à la vénérable
Chrifante , à condition que ny eux ny moy
ne contreuiendrons ïamais à ce que vous
ordonnerez: le iure, dit Palemon, que ie
defobeïray plu (toit aux Dieux qu'à fes com-
mandemens. Et moy, dit Adrafte, îe pro-
tefte de vous aimer toute ma vie , quel-
que ordonnance qui me foit faifte au con-
traire : mais îe iure bien aufli par le Guy
de l'an neuf, s'il m'eit ordonné de vous
quitter , que iamais vous ne receurez im-
portunité de mon affection : & îe ne ferois
point de difficulté de vous faire vne aufli
entière refponfe que ce Berger, fî l'extrême
amour que ie vous porte le pouuoit con-
fentir. Mais en cela vous pouuez connoiftre
:ombien fon affection eft moindre que la
uenne. Adrafte, Adrafte , dit alors Pale-
non, tu te trompes fort, fi tu penfes que
ie vueille obéir aux ordonnances de cette
grande Nymphe , fî elles me font contrai-
res d'autre forte qu'auec la fin de ma vie.
6$6 La II. partie d'Astreè."
Si bien que îe te furmonte autant en vraye
amitié que toyfaifant defTein de viure eftant
condamné, & moy de mourir, ma paillon
eftant plus forte que la tienne. Adrafteluy réf.
pondit froidement: Puis que tu difpofes ainii
ablblument de ta vie , &: de ta mort , tu mon-
tres bien que tu as toute-puiiTance fur toy.
Mais helas : mon affection qui eft entièrement
maiftrefTe de ma volonté & de toute mon
ame3 me défend d'ordonner de moy fî libre»
ment que tu fais.
Si Leonide ne les euft interrompus , ils
n évident fi toft mis fin à kur difpute, eftans
chacun defîreux outre mefure de montrer à
Dons qu'il l'aimoit dauantage. Mais la Nym-
phe prenant la vénérable Chrifante d'vne
main,&: Doris de l'autre : Cherchons, dit-
elle, vn lieu qui foit commode pour nous
afleoir, afin que plus a noftre aife nous puif-
fions efeouter leurs raifons:ce fera vne bonne
œuure que celle-cy, & qui fera agréable aux
Dieux. Et, peut-eftre, non pas moindre que
celle que nous venons de faire. A ce mot
chacun prit vne de fes Bergères fous les
bras, Tyrcis Aftrée, Pans, piane, &: Sil-
uandre voyant que fa place eftoit pnfe , &
que Lycidas eftoit a cofté, qui regardait Phil-
lis du coin de l'œil fans s'en vouloir appro-
cher, fe refolut de luy augmenter fa peine4
Livre Hvictiesme. 637
puis qu'ainfî fans raifon il eftoit ialoux de
luy. Il s'addreffe donc à phillis, & la veut
prendre fous les bras : mais elle qui voyoic
bien l'œil de Lycidas 3 fit vn tour entier
pour l'euiter, feignant que ce fuit pour ap-
pelle!* quelqu vne de fes compagnes. Mais
Siluandre s'opiniaftrant 3 fit le tour auffi-
bien qu'elle. Phillis n'ofoit le refufer tout
ouuer cernent , de peur que ceux qui le ver-
roientj ne le trouuaffent mauuais : auffi ne
pouuant fouffnr qu'il la prift, elle luy dit:
Penfez-vous3 Siluandre, que ie vous fois fort
obligée de ce que vous venez vers moy 3 à
faute d'autre ? Siluandre connut bien à quel
deffein elle le difoit : mais fans en faire
femblant 3 il s'approcha de fon oreille 5 &:
feignant de luy parler , fe retira incontinent
après , non fans auoir tourné la tefte du
collé de Lycidas, faifant toutesfois femblant
qu'il eftoit bien marry qu'il l'eult apperceu.
Ce coup fut vn des plus fenfibles que Lyci-
das euft pu receuoir : car il creut comme
il y auoit apparence que c'eitoit à fon occa-
sion qu'il s'en retiroit , & qu'il y auoit vne
grande intelligence entre phillis & le Ber-
ger. Cela fut caufe que ne pouuant ap-
porter cette veuë, il salloit peu à peu reti-
rant. Mais phillis qui euft bien defiré de fe
65S La II. partie d'Astree.
r .appointer , voyant qu'il fe vouloir defiober,
Vous vous en allez , dit- elle , Lycidas , &
ne voulez-vous point ouyr le difcours de
ces étrangers ? Il y a ailez bonne com-
pagnie fans moy 5 refpondit-il , en tour-
nant la telle d autre colté y & puis il y en
a qui fe contraignent trop quand l'y /fuis.
Si feftois de vote confeil 5 dit Phillis 3 îe
ferois d'aduis que vous enfliez plus d'égard
a voftre contentement qu'a celuy des au-
tres, le voy bien 3 reipondit Lycidas 3 que
vous me donnerez le confeil que vous pre-
nez pour vous , & fuis bien marry de ne
m'en pouuoir feruir , mais ie n'ay pas en-
core ailez de puiiTance fur moy. Phil-
lis entendit bien ce qu'il vouloit dire 3 &:
en fut piquée îufques en lame : toutefois
feignant autrement 5 elle luy répliqua. A ce
que îe vois, Lycidas , ii la Nymphe vou-
loit accorder tous ceux qui ont quelque
différent en cette troupe, vous & moy ne
ferions pas hors du nombre. Il eft vray, dit
ie Berger!, rouge de colère , mais pour bien
faire il faudroit que Siluandre en donnait
le ingénient. Et pourquoy Siluandre ? dit
la Bergère. Parce, dit-il 3 qu'il n'y a per-
ionne qui en foit mieux informé. Et à ce
mot fans attendre autre refponfe il fe rc-
Livre hvictiesme. 6$$
mit dans le bois au grand pas. Si cette ré-
plique toucha viuement Phillis , on le peut
penfer, puis que de tout le îour en ne peut
auoir vue bonne parole d'elle.
L E
NEVFIESM E LIVRE
DE LA SECONDE
partie d' Astre e.
Ependant que Leonide., &
Ja vénérable Ghrifante, alloient
cherchant quelque lieu commode
pour saffeoirD elles apperceitrent
à trauers le bois des Bergères qui venoient
Vers elles : car les arbres qui eftoient fort hauts,
&affez efloigncz les vns des autresjeurs troncs
fort efleuez, & fans auoir gueres débranches
baffes , & la terre fans ronces , ny autre menu
bois ne pouuoient empefcher que la veuë ne
sVftendit fort loing, &c que Ton ne vid ce qui
eftoit par delà les arbres. Au commencement
qu'elles furent apperceues^&queLeonide de-
manda qui elles eftoient, il n'y eut perfonne
qui Icfçcuft dire: mais s'eftans approchées,
Hylasqui droit parmy elles, fut incontinent
reconnu, & bien-toit après les Bergères, qui
2.. Part, Sf
6
La IL partie d'Astree.
eftoient, Palinice 2c Floriçé, auec leïquei:
s'eftoit amuïe , les ayant Rencontrées fur ion
chemin, fans fe ibuuemr de Méritoire, qu'il
alloit quérir. Et n euft elle qu'elles luy deman-
dèrent d'où il venait , & où il alloit, il ne pen-
foït plus a ce qu'il auoit a faire , mais cette de-
mande l'en fit reflbùueiifr: & les ayans priées
de l'attendre il s'en courut prendre lefcritoirç,
& les ayant retrouuées,leur fit entendre les 0
remanies du Tombeau de Céladon, aufquelles
elles defiferent d'afififter, mais elles arnuerenc
trop tard. Leomde qui auoit fçcu des-ja qui
elles eftoient, voulut les attendre, &Hylas qui
ne demeuroit ïamais muet, eileuant la voix
s'en venoit chantant ces vers, a haut de tefte:
SONNET.
Qujl ne faut point aimer fans eflre aimé.
aV A N D u vois <vn Amant tranfu
Qui languit £vn amour extrêmes*
L'œil trijte , & le vtfage b!efm(U>,
Portant, cent {lis fur le fiurcy :
' Quand ie le vois plein de foucy,
Oui meurt d Amour fans que (on ïaitnLJ*
Je dis aufi-toft en moy-mefmt^>,
Ceftvn grand fit d'aimer ai vji
Livre nevfiesme. 6^5
il faut aimer 7nais que la belles
Brujle peur qui brufle pour elles*
Ou bien cejt pure lafcheté.
L * Amour de ï Amour e(l extraiclcs ,
La charge nefl iamaii bien f aides >
J^ui pa?uhe toute div?i ccjlc.
A ces dernières paroles ces étrangères fu-
rent ii proches de Leonide & de Chrifante,
qu'ayant fçeu de Hylas qui cftoit la Nym-
phe, elles i allèrent falikr>& Chrifante auffi,
après que Leonide leur eut fait fçauoir qui
elle eftoit : & parce qu Hylas apportoit referi-
toire, &: que Philis en rioit, penfez-vous, dit-
il , Bergère que ie ne fois venu en Fore fis
que pour feruir les morts ? Thyrcis qui n'a
•autre affaire y peut bien employer le temps,
mais c'eft en quoy Hylas s'entend l.e moins,
& pource ne trouuez effrange, que par vne
honnefle permillîon, ïe vous die que fî vous
ne me voulez tel que ie fuis, vous n'efpe-
nez pas de me changer fur mes vieux îours.
Phillis qui auoit bien d autres chofes en la
tefte. le te iure , dit-elle , Hylas, que fï tu
cilojs d'autre humeur, ie ne t'aimerois pas tant
que h fais.
Mais tout ainfi que ie ne dois pas efperer de
te changer, anfli ne faut-il pas que tu penfes
de me rendre autre que ie ne fuis : & pource
SC i)
644 La II. Partie d'Astrel
quand îe voudray rire permets que ie ne , &
que ie me taife quand ie ne voudray pas parler..
év l'en feray de mefme te laiffant en tes hu-
meurs : auec cette franchife nous vairons tous
deux bien contents, & fans gueres de peine.
Ah .' maMaiilreffe, dit-il 3 que ie vous aime5
mais pluftolt que ie vous adore, puis que vous
elles de cette humeur : ie ne penfois pas en
pouuoir ïamais rencontrer vne telle : & en di-
fant ces paroles il luy tenoit les iambes em-
brafiees3& la vouloit porter en fesbras, dont
elle fe defendoit. Chacun doit de voir la peine
de Phillis, & l'humeur du Berger : & cepen-
dant Leonide & Chnfànte ayant trouué vn
lieu qui leur fembloit commode, pnndrent
leurs places : car quant à Paris il eftoit tout
iours auprès de Diane, qui n eftoit point vn
petit dcfplaifir à Siluandre, notant l'appro-
cher pour le refpedï qu'il luy vouloir rendre.
Cela fut caufe qu'eftant priué du bien de la pa-
role 3 afind'auoirceluyde faveue,il filt con-
traint de fe mettre vis à vis d'elle. Et lors
chacun s'eftant afïis,Palemon & Adrafte choi-
firent leur place au deuant deDoris, où îlsfe
mirent tous deux à genoux , fans vouloir s'en
ofter, quoy que la Nymphe ou la vénérable
Druide leur puiffent dire. Enfin la Bergère
commença de parler en cette forte par le com-
mandement qui luy en fut fait:
Livre NEVEiEskEr 6^
HISTOIRE DE D OR I S
ET PALEMON.
I'A y toufiours eu cette opinion, grande &
fage Nymphe, &vous vénérable Chrifan-
te, que s'il y auoit quelque chofe entre les
hommes qui les peuft obliger les vns aux au-
tres, ce deuoit eftre l'amitié: & ficela eftvray
ou faux, l'en laifferayle îugement à celles qui
ont efté aimées : tant y a que fumant cette
croyance, après l'auoir efté longuement de ce
Berger, ie penfay d'eftre en quelque forte obli-
gée de luy rendre amitié pour amitié. Il eft
vray que comme d'ordinaire les commence-
mens font toufiours peu de chofe, à la naïf-
fance de cette bonne volonté, ie ne iugeois pas
qu'elle peuft ïamais deuenir telle que ie l'ay
depuis refTentie. Mais ellepnftinfenfiblement
vne fi profonde racine par vne longue con-
uerfation, que quand ie m'en apperceus,il ne
fut plus en mapuiffance de m'en deffaire: &"
par ainfi ie l'aimay de façon que s'il m'auoit
rendu la première preuue de fon affection, ie
luy tefmoignay depuis mon amitié en tant de
fortes, que comme ie ne voulois point douter
de la fienne, auffi ne le pouuoit-il plus de celle
qu'il defiroit de moy, pourrie moins auec
raifon. Toutesfois ie ne fçay comment peur
Sf ii)
6.yS La IL partie d'Asthh..
moiTumal-heur3 quand il en fut plus
ce fut lors qu'il me fît paroiftre d'en auoir plus
de mesiîance, fi bien que ce ne luy fuir pas allez
de me retirer de la fréquentation de tous ceux
que 1 auois accoiiftumé de voir, mais vouloit
encoresque tous les autres fuilent priuez de la
mienne, ne fe contentant plus que îe ne vifi-
taffe vne feule de mes compagnes, mais lï
quclqu'vne me venoit trouuer, ce luy eftoit
choie infupportable.
Vovez quelle offenfe il me faifott ayant
vne fi mauuaife opinion de moy par fa ia*
loùfie: & iugez, pour Dieu, en quelle extrême
tyrannie fou amitié s'eftoit changée 3 de tou-
tefois jpluftoft que de luy defplaire , i'efleus
de perdre entièrement la bonne volonté de
toutes mes voiiînes5 que de luy donner quel-
que mauuaife fatisfadion de moy. Les Dieux
fçauent auec quelle peine ie le,pûs,non pas
que ie n euffe vn très-grand contentement
de faire chofe qui luy fut agréable : mais il
falloit-8 m'y conduire auec vne grande con-
trainte, & auec vne prudence qui ne fut pas
moindre pour ne donner occaiion de mefeon-
tentement à celles que i'efloignois de ma com-
pagnie, l'y paruins le plus doucement qu'il
me fut poilîble 3 & le contentay, de forte
qu'il fembloit que i'eufle quelque maladie
contagieufe , tant ie demeurois retirée' des
Bergers & des Bergères qui me ibuloient pra-:
Livre ^evfiesme! 647
tiquer. Que fi cette îaloufie procedoit de
l'affection qu'il me portoit j 11 cf toit- il pas pour
le moins obligé de faire autant pour moy
qu'il me contraigncitdc faire pour ltiy ? Mais
au contraire durant tout ce temps de ma vie
que ic puis bien appel 1er fauuâge (car véri-
tablement telle eftois-ie deuenuë pour luy
e/îre agréable) détour le iouriene le voyoïs
quVn moment : mais le dis vn moment ii
bref, qu'en venté ie nefaiibisque le voir, ne
me donnant ny la commodité ny le loifîr de
luy pouuoir dire prefque vne parole, fans que
le cruel confîderaft que puis que pour luy ie
me priuois de tout autre, s'il ne pouuoit efïre
tout le temps à moy, il ledeuoit eftre pour
le moins la plus grande partie. Et îugez fi ie
n'ay pas occafîon de dire que fon affection
s'eftoit changée en tyrannie, puis qu'en cor
il penfoit que ie luy en deufle de retour, imi-
tant en cela les autres qui au commencement
retranchent leur defpenfe fous ombre d'eftre
bons mefnaeers, év enfin viennent à vne telle
efpargne, qu'ils s'ofrent à eux &: à ceux qui
les feruent , les moyens de pouuoir viure.
Car ie croy bien que fa vie n'eftoit pas plus
agréable que la mienne, finon en tant quela
fienne eftoit volontaire. Et voyez fi ie laf-
mois, cvfi l'eftois bonne. Il via de cette ty-
rannie fur moy, fans que i'en murmuraiïc Ja-
mais aufli longuement qu'il luy pleuft. & li
Sf mi
648 La II. partie d'Astrie.'
jamais il ne l'euit quittée, jamais iene m'en
fuiTe fouitraitte, & la dernière preuue que ie
luy rendis de mon obeïffance ( car telle la
puis-ie dire ,& non pas feulement affection)
fut telle qu'elle deuoit élire plus capable de
luyofter toutes ces fafcheufes &: effranges hu-
meurs.
Il faut que vous fçachiez , grande Nymphe,
que îe fuis demeurée fort îeune fans père &
fans mère, entre les mains d'vn frère , qui
pour auoir plus d'aage que moy, &pour l'a-
initié qu'il m'a toufiours fait paroiflre, m'a
tenu lufques icy lieu de père, foit en la con-
duite de ma perfonne , ou en celle de mon
bien, ayant receu en toutes les occafîons qui
fe fontprefentées tant de bons offices de luy,
que îe puis en cela luy donner nom de père.
Eftant tel , jugez s'il falloir, & fi la raifon
mefme ne me commandoit que îe me confor-
mante le plus qu'il m'eftoit poïTible à toutes
fes humeurs & volontez3 & s'il y auoit appa-
rence que îe le deuffe contrarier. Palemon
toutesfois fans confideration de toutes ces
chofes , vouloit qu'abfolument ie m'en reti-
raiTe : non pas que ie fortifie de fa majfon : car
il ne voyoit lieu cù ie peuiïe aller, mais ouy
bien que defdaignant ce qui le ccntentoit, ie
ne fiiTe point d'eftat de ceux qu'il aimoit,
voire leur defendiiTe maveuë. Ceux qui ont
efté fous l'authonté d'autruy, fçauront fi cela
Livre nEvfiesme. 649
cfl: faifable ou non 5 toutcsfois pour luy faire
connoiftre qu'il ne voudroic iamais tefmoi-
gnage de mon amitié que ie ne m'efforçafle
de luy rendre, encores entrepris-ie de le fa-
tisfaire en cecy. Mon frère aimoic entre tous
fes voifîns vn Berger qui s'appelloit Pantcf-
mon, homme à la vérité qui auoit toutes
les bonnes conditions qui peuuent rendre
vne perfonne agréable. Il eftoit fage , cour-
tois, plein de refpecT;, officieux, courageux.,
&: bon amy, &: fur tout parmy les Bergè-
res le plus diferet de tout le hameau : ces
qualitez conuierent mon frère à l'aim er , &c
l'amitié rapporta vne fî ordinaire pratique
entre-eux3 que mal-aifément fe voyoient-ils
lVn fans l'autre. Or il faut que 1 auoiie qu'en -
cor qu'il euft de l'amitié pour mon frère au-
tant qu'il en pouuoit auoir , toutesfois l'a-
mour ne laiifa de,,trouuer place enfoncœur:
carie ne fçay s'il remarqua quelque chofequi
luy pleuft en moy , ou fî la familiarité qu'il
auoit auec le frère , fifl: naiftre de la bonne
volonté pour la fœur ; tant y a qu'il eftvray
que ie reconnus bien qu'il m'aimoit , &:
voyez fi ie ne viuois pas franchement , ôc
comme ie deuois auec Palemon. Auiïi-toft
que i'en eus connoiffance 3 ie luy dis, & luy
allois par après racontant toutes fes actions,
& toutes les demonftrations d'amitié que ie
femarquay en Juy : Si içiifle eu quelque
6^0 La II partie dAstrel
deffein , iugez il fen euiTe vfc de cette for-
te. O Dreux .' quel refped, quel honneur,
&: quelle foubmiijîon me rendoïc ce Ber-
cer : Ses mérites & foji aiîtclion eftoierit
hien dignes d'eitre aimez, & mefmes ac-
compagnez de la volonté que mon frère en
auoit, qui comme iay connu depuis 3 faiibit
defTein de nous marier en femble. Ma is qn e i e
nepuiiTedema vie auoir b:en, il iamais h us
feulement opinion que îe iuy peuflè vouloir
du bien plus particulièrement qu'aux autres
amis de mon frere : au contraire le recenois fa
recherche auec plus de froideur, que de plu-
iïeurs autres. Car frachant qu'il auoit de l'a-
mour pour moy, il me fembloit que de Je
fourrrir fans peine ceftoit faire toit à l'affe-
ction de Palemon , au lieu que les autres n'y
eftans pouffez que de la ciuilité , ne pou-
uoient me fu're cette offcjfe. Ce fut a ce-
luv-cy eue Palemon voulut que 1e defrendii-
ie de me voir. Conliderez comme îe le pou-
vois bien faire. Auffi Pantefhron n'euft eu
plus de volonré de m obeyr, que ce Berger de
raifon en ce qu'il demandoit -, ie ne f ay
comme à ce coup i'euffe pu luy fatisfaire,
car en quelle forte luy pouuois- ie interdire
la maifon de mon frere , qui l'aimoit peut-
eitre autant & plus qu'il ne m'aimoit pas <
Toutesfois quand ie le retiray à part-, &c que ie
luy ris fçauoir ma volonté y Nonfculement;mc
LlVRE NEVFIESM?. 6jl
dict-il , ic vous veux faire paroiftre que ie vous
aime par les effects de mon aminé, mais par
ceuxauffide voit re haine. Vous me banniflez
fans raifon de vous, &ie veux que le tort que
vous auez en cela vous rende tefmoignage de
mon affection, vous faifmt voir combien vous
auez de pouuoir furmoy, puis que fans mur-
murer îe vous obeys en vn commandement
tant miufte. le me retireray donc de voftre
veuë, pour vous contenter. Il efl vray que
perdant ce bon- heur , ie ne perdray iamais
l'affection que ie vous porte, encores queie
la doiue efprouuer infructueufe tout le relie
de ma vie. Audi ne vous ay-ie iamais aimée
que pour vous aimer. Pantefmon , luy dis-ie,
l'entière puifTance que vous me donnez for
vous, me fait auoir plus de regret de vous
cfloigner de moy queie neutTe pas efhmé. Et
fuis bien marrie que vous m'ayeztrouuéeen
eftat que ie ne puifïe difpofer de ma volon-
té: car vos mérites &!' affection que vous me
faicles paroiftre 3 me font auoir du defpîaiiir
de ne pouuoir dauantage pour vous. Mais
croyez-moy pour véritable, ôc foyez affeuré,
que ce neil point fans raifon ny fans regret
queie vous fais cette prière. Si vous pouuies
auoir quelque efperance en moy, vous auriez
plus de fujed de vous fafcher: mais puis que
cela n'efl pas, quel plaifîr auriez- vous fî vous
m'aimez de me rendre miferable, fans qu'il
66i La II. Partie d'Astree.*
vous en reuienne autre aduantage que mon
defplaifir ? Il ne faut point 3 me refpcn dit-il 3
quevousmeleperfuadiez auec plus de paro-
les : mon affection qui tient entièrement le
party de voftre volonté , m'en reprefente plus
que îe ne vous fçaurois dire. le \ feray iuf-
ques à la mort tout ce que vous m ordonnerez,
fans autre deiTein que celuy de vous obeyr.
Toutesfois iî mon affection 3 fi mes ferui-
ces, & fi mon obeyffance en cette dernière
action, doiuent efperer quelque chofe de plus
aduantageux, que d'eftre chaffé de voftre pre-
fence fans aucune demonftration d'amitié, ie
vous fupplie , de fi toutes ces chofes n'ont
point de pouuoir enuers vous , & que ma con-
sidération ne foit point affez forte , ie vous
coniure par ce que vous aimez le plus , &
qui peut-eftre eft caufe que vous me bannif-
foz ainfi, que pour la fin de mon efpoir, 3c
pour la dernière importunité que vous re-
ceurez de cet infortuné amant, vous me per-
mettiez qu'en vous difant ce dernier ôc éter-
nel adieu , ie puiffe vous baifer &: la bou-
che , & le fein. le rougis certes , ô grande
Nymphe, en le racontant (dift-elle, fe met-
tant vne main de honte fur le vifage ) mais
il faut que ie l'auouë , il eft vray, îeluy per-
mis , me fcmblant que fa bonté m'y obligeoit,
& de plus, que l'euffe fait tort à l'amitié que
ie port pis à Palemon , fi ie n'euffe accordé
Livre nevfiesml 6ft
h requefte qu'il me faifoit en me coniurant
par luy. Incontinent après il partit , & de-
puis il ne s'eft iamais trouué en lieu où il
m ait peu voir.
Or toutes ces preuues de mon amitié n'e-
ftoient-elles pas capables d'obliger à iamais
entiers moy cet ingrat & mefconnoiffant Ber-
ger ? ôc toutesfois il aduint au contraire ,
car tant s'en falut qu'il m'en fçeuft gré, que
depuis îe ne le vis plus, ie ne diray pas com-
me amant, mais non pas mefme comme amy.
le voulus fçauoirl'occafion de fa retraitte, &
vne de mes plus fidelles amies qui l'alla trouuer
de ma part , ne me rapporta autre refponfe de
luy que ce mot:
^Amour chaffe l Amour , comme vn doua
chœjTe Vautre..
le me itigeay alors deux chofes : La premiè-
re, qu'eftant deuenu amoureux de quelque
autre Bergère , il auoit par cette féconde
amour chaiTé la première qu'il me portoit:&
l'autre 3 qu'auec mefpris il m'en confeilloic
d'en faire de mefme. Si cela me fut fafcheux
a fupporter , ie n ay point affaire de le redire y
&m'en tairay quand cène feroit que pour ne
fortifier point dauantage ce glorieux Berger,
en la bonne opinion que fa vanité luy don-
ne : mais faffe le Ciel que nos plus grands
ennemys en reffentent les moindres traits.
6^4r La II. Partie d'Astre^
Or eftant ainii delaiffce, encor qu'il me îuCi
infiniment neceLfaûe de m'armer contre cet
accident de quelques bonnes & fortes armes,
ii ne voulus- îe me feruir de celles que cet
ennemy m'auoit enuoyées, tant pour les 111-
ger honteufes, que pour ne me preualoir de
de choie qui vint d'vne perfonne à qui l'a-
u ois ii peu d occafion de vouloir du bien ,
outre que les meipniant comme fîennes ie
les croyois indignes de moy , & infidelles
auiTibien que l'eftimois leur inuenteur perfi-
de, le recourus donc à d'autres qui eftoient
plus tardiues certes en leurs effe&s5maisaufîi
plus félon mon humeur , qui furent celle du
temps 3 le temps, dis-ie, fut l'arme & celuy
mefmequim'enfcgna de me feruir de cette
arme: Le temps fut mon médecin & ma mé-
decine. Et à la venté félon la couftume des
chofes qui fe font lentement, le bien de cette
guenfon n'a pas eiîé pour vn jour, ny la defenfe
de ces armes pour vn aiiaut feuiement : mais
Dieu mercy pour le reite de ma vie. le àis
Dieu mercy auec beaucoup de raifon. Car,
grande Nymphe, quand ie repaife par ma
mémoire la vie que Tay faite, tant que ce per-
fide a monftré de m'aimer , &que ie me te-
f refente celle où ie fuis à cette heure : il faut par
force que i'auoué' qu'il ma plus obligée en
me trahiiTant5quePantefmon en m obeyfïant:
car ce n'eiloit pas vmre : mais eitre efclaue*
Livre nivfiesme. 6))
que de demeurer en l'eftat où la tyrannie
me retenoir.
Or ce dclloy alertant, comme ie crois 3 en-
uieiix delà douceur de ma vie, où n'eftant pas
courent d'auoù" triomphé vne fois demoy, a
voulu rcbafiir Tes trahi Tons : & comme au
commencement, il me iiuprirt par fubmif-
fion de par de très-grand es demonftrations
dVne violente aminé, il a creu en pouuoif
faire de mefme à ce coup, &c'ert pourquoy
vous le voyez , u grande & fage Nymphe 3 à
genoux deuantmoy 3 viant des paroles telles
que ceux qui aiment véritablement ont ac-
courtumé de dire. Mais il n'a pas confîderé
i.
que m'eftant reconnue plus foibie de ce co-
llé la que de tout autre, i'ay tâfché de m'y
fortifier davantage: <Sc me iemble que fon
opiniartreté deuroit ertre déformais vaincue
par la reiiilance que ie luy ay faicte , fi ce
n'eftoit , comme ie crov, qu'il aime mieux fc
trauailler & me defplaire 5 que de viure en
repos: & femble qu'il cheriilé dauantage ce
qui m'ennuye que ce qui luy peut efhe pro-
• fitable.
Il continue donc fês fainctes ? & renou-
uelle au lieu d'Amour vn fi alpredefdainen
. mon ame, que faveuë m'eftplus infupporra-
ble, que fa perfidie ne mêle fuit jamais, cefaur
auouër qu'il vient fort bien à bout de fon
ceilein 5 fi fon deifein elî de me defplaire.
^6 La II. PARTIE D'AsTft. ît.
Que fi cela neft pas , comme il iure,&: corn»
me il tafche de me perfuader., & quepariufte
punition des Dieux il ait véritablement ta-
lumé fa fiame efteinte , à qui faut-il qu'il s'en
prenne qu'à luy mefme, puis qu'il eft le feul
autheur de fon mal, ôcquec'eft luy qui s'en:
préparé ce fupplice , fans que l'y aye rien
contribué du mien , non pas les vœux feu-
lement? I'auoué qu'en me vengeant de la
mefehanceté qu il m'a faite 5 & que ce cha-
ftiant de fa perfidie, par les mefmcs armes
dont il m'auoit orientes , il eft homme plus
lufte , qu'il n'eft bon Amant. Mais pourquoy
m'accufe-ul de fa peine, moydis-ie, qui ne
veux pas mefme auoir mémoire qu'il foitau
monder Ou pourquoy veut-il que ie luy re-
mette les armes en la main , defquelles en
penfant me blefTer il s'efl: orfenfé luy mefme?
CTeit vne trop lourde imprudence de chop-
per deux fois contre vn mefme bois. Il ne
doit point efperer cela de moy 3 qui ay les
images de ma vie paffée , trop viues enl'ame,
pour ne les voir point toutes les fois que ie
tourne les yeux fur luy. Qujl fe retire donc
& me laifle îoiiyr du bon-heur qu'il m'a luy
mefme acquis , quoy que c'ait eité auec vn
deffein bien contraire. Mais fi le Ciel, félon
facouftume, a tiré du mal qu'il me prepa-
roit vn fi grand bien pour moy , qu'il ne foit
point marry fi l'en îoiiys, 5c fi ie fçay mieux
me
Livre nevfiesme^ 6$j
tne preualoir de la faucur qu'il ma feiâe en
cela, que luy de celles que le luy ay fairïes
par lc.paffé, & qu'il iuge & confefFe que iu-
ftement le Cielaprislacaufeôc la defenfe de
mon innocente aminé, contré la perfonne h
plus ingratte & la plus perfide qui ait iamais
cité bien aimée. Que fi, comme les loueurs
qui perdent, il demande quelque chofe pour fa
dernieremaïri3voicy,fage& grande Nymphe,
tout ce que ie puis pour luy. "le luy aiïouëray
que ie fuis affez fatisfaide de fon ingratitude,
queie luy quitte l'offenfe, que la vengeance
quilmafaiftemeplaift, voire afin qu il fe re-
tire entièrement de moy3 quei'ay ptiéde fon
mal, mais que cela luy furnïe, & qu'il ne m'im-
portune plus.
Amfi finit la Bergère , auec vne telle em<>
tion que la couleur qui luy en ef toit venue au
vifage la rendoit plus belle qu'elle ne fouloit
eftre : & lors que Leonide connut qu elle ne
vouloit rien dire dauantage, elle fiït figne ,à
Palemon de refpondre^il auoità dire quelque
chofe contre ce quelle leur auoit fait entendre.
Alors le Berger fe releuant, après auoir faliic U
Nymphe, luy parla de cette forte ;
2. Part, . Xt
6yS La II. partie d'Astre^
RESPONSE DV BERGER
P A L E M 0 N.
GR a n d i Nymphe, le connois bien eftrc
très-véritable, cequei'ay toufiours ciïy
dire de la diuinité , que ïamais les Dieux &
Deefles n'entrent en vn lieu fans y foire quel-
que bien , puis que vous , qui par voftre meri-
te de voftre condition en reprefentez l'image
parmy nous, n'auez prcfque efté pluftoft en
ce lieu que me voila detromj. é & forty de l'er-
reur où lay fi longuement vefeu, fi toutesfois
on peut appeller vie ce qui rapporte plus de
malquelamortmefme. ï'auoué que tout ce
que cette belle Bergère vient de vous raconter
eft véritable, & que ieluy ay plus d'obligation
encore qu'elle ne fçauroit dire: mais fi taut-il
qu ayant oùy de fa bouche ce qu'elle vient de
me reprocher îe me plaigne que le Ciel com-
me enuieux de mon aife, m'ait caché la plus
grande partie de mon bon-heur: &: croirois
d'auoirplus doccalion de m'en douloir & de
l'acculer ûiniuftice , fiie ne connoifïbis bien,
que c'eft ainfi que tous les hommes font trait-
iez, afin qu'il n'y ait point ça bas de parfaict
contentement. Toutesfois fi faut-il que l'on
me permette eje me douloir du tort que cette
Livre nevfiesme* 6^
belle Bergère afaiét à l'amitié qu'elle m'auoit
promife 3 puis quelle ne peut trouuer occa-
sion de fe douloir de la mienne que par le
foupçon , & fe déguifantà mon defaduantage>
ce qu'au contraire elle deuoit prendre pour
plus grande affeurance de mon affection. Mais
comment , ô Amour , m'oferay-)e plaindre
d'elle, puis que tu commandes de ne trouuer
mauuais choie qu'elle vueilie faire? Ierfvferay
donc point de plainte, car mon cœur ne la
ded ira iamais en rien. Mais , ô fage Nymphe,
i'eflayeray en vous difant la vérité de vous fai-
re entendre que Palemon fçak aimer , &: que
c'eft fans raifon que Doris a creu le contraire.
Et pour commencer, &: ne point vfer de long
difeours, elle auouë que ie l'ay aimée & qu'elle
m'a aimé, mais que me reproche-t'ellc pour
auoirfujet de rompre cette amitié? Que i'ay
cité ialoux, &: ie confeiTe que ie l'ay eité : mais
fi elle m'a aimé ainfi qu'elle dit, pour auoir re-
connu que ie laimois , comment a t'elle eu
agréable mon amitié, & non point l'effecl: de
mon amitié ; fi tous ceux defquels elle eftoic
veue me donnoient de la ialoufie, &: fi leur
conuerfation, leurs paroles, voire leurs re-
gards mefme se/toi entfoub{ôneux,n'eftoit- ce
pas vn très-certain tefmoignage que iel'aimois
infiniment? Elle dit toutesfois quede douter
d'elle, ceftoit l'offencer, & en faire vn finï-
jiifire iugement. Ah .' grande Nymphe , fi ceffc
Tt i}
66o LÀII. partiï i>' A st ï t il
Bergère fçauoitauiTi bien aimer que fes yeux
fefçauenr faire adorer, nediroit-ellepas plus-
toft que c'eftoit vne extrême amour , & la
trop bonne opinion que l'auois d'elle qui me le
faifoient faire? Car fî le ne l'eufle crue digne
d'eftre feruie de tous , comment eufle-ie creu
que tous renflent feruie : mais fî ie n'eufle eu
cette créance, comment eufle-ie efté ialoux de
chacun r Cette ialoufîe donc.ô belle Doris^n'eft
point vn moindre figne d'affe£tion & dVne
tres-violente amour, que les foufpirs & les lar-
mes,dont les amants vont noyant les mains de
leurs bien aimées : puis qu'elîenaift de la con-
noiflance de la perfection de la perfonne que
l'on aime, &: les foufpirs & les larmes procè-
dent leplus fouuent de la cruauté feulement
qu'ils trouuent en elle,ou du tourment qu'ils en
reflentent. Connoiflant donc;ô grande Nym-
phe, que i'eftois ialoux , ne deuoit-elle pas
augmenter la bonne volonté quelle me por-
toit, pour balancer en quelque forte la pefan-
teur que l'allois adiouftant à la mienne ? Au
contraire qu'eft-ce que fa cruauté , ou pour
le moins fa mefconnoiflance luy confeillade
faire? Vous l'oyez de fa propre bouche. Elle
fe deilie de cette eflroitte amitié, que tant
de feruices , quêtant de connoiflances dVne
vraye affection deuoient auoir rendue indiflb-
luble, & pour s'en donner quelque prétexte,
fe figure des refroidiflemens de mon cofté, &
Livre nevîiesme. 66\
des nonchallances , qui, helas i n'eftoient qu'en
lbn opinion. Elle dit, qu'en ce temps-la le ne
demeurois guère auprès d'elle. Quand ie con-
fidere ce reproche , il faut enfin que i'auouë que
toutes les actions peuue.it eftre foupçonnées
contraires au deiTein de celuy qui les fait, puis
que les effecls mefmes qui s'en produifent,
ne font le plus fbuuentapperceusdeceuxqui
ont le plus d'intereft. Si ie vous demande,
ô belle Doris, quelle opinion vous aucz eue
demoy dés le commencement que ma for-
tune m'appella près de vous , pour ne vous
contredire , ie m'aiTeure que vous auouèrez
que is vous ay aimée & feruieauectantdaf-
feclion que ïamais Berger ait pu aimer ou
feruir. Or maintenant n'ayez point defagrea-
ble, ie vous fupplie , que deuant celte gran-
de Nymphe, & cette vénérable Druyde, ie
vous coniure de dire quelle a efté la Bergère
pour qui ie vous ay changée, 6c à qui vous
m'auezveu rendre du deuoir,ou feulement l'a-
uez oiiy dire ? Que fi vous n'en fçauez point, 6c
û vous confériez quemonaffe&ion n'a point
efté diftraitte ailleurs , pourquoy vous plai-
gnez-vous ?& pourquoy auez-vous foupçon-
né mes aftlons tout au contraire de mon dc£
fein ? Ceftoit5 ce me femble, tres-mal conclur-
reà vous: Palemon m'a aimée, mais puce
qu'il ne me void pas fi fonuentque de couftu-
me^ il ne m'aime plus. Tant s'en faut, neftiez-
Te iij
66t LaII. PARTIE d'AsïHEï,
vous point plus obligée par les loix de l'amitié
de dire, Si mon Berger ne me voit point fi fou-
u ent que de couitume 3 le fçay que c'eft quel-
que neceflaire contrainte qui l'en empefche.
CompatifTant ainfi au mal que ie fouffrois
efloigné de voftre prefence , eV jugeant autruy
par vous mefme 5 vous n'euffiez pas offencé fi
cruellement celuy qui aoffenca ïamais l'arre-
ciion qu'il vous a promife.Mais me direz-vous
que vouloient donc lignifier ces demy-mo-
mensqui à peine vous pouuoient retenir au-
près de moy, au lieu quauparauant les iours
les plus longs ne vous pouuoient pas conten-
ter î le le vous diray ô fage Nymphe, & ie m'af-
feure qu'en m'efeoutant vous ne ferez point vn
fifiniftreiugementdemoy, que cefte belle a
fai&de ma fidélité, &: feulement ie la fupplie
de fe refïouuenir de la vie que ie menois en ce
temps-la , & parmy quelles compagnies on me
voyoit demeurer.
le puis dire auec vérité, ô grande Nymphe,
que iamais homme n'a vefeu plus fauuage-
ment que moy 3 non pas mefme ceux qui font
profeiïion de ne demeurer que parmy les ro-
chers , &: les deferts, finon durant les momens
que mon affection mecontraignoit vne fois le
iourdelavoir. Car dés que la clarté cômnien-
çoit de paroiftre 3 ie fortois de ma cabane , &
loing de toutes compagnies, ie ne reuenois que
la nuict ne fuft clofe 3 demeurant quelquesfoi»
Livre hvictiesme. 66$
caché dans les antres les plus retirez, &: quel-
quesfois dans le plus haut desmontaignes, tel-
lement feul, que rien que mes penfees ne pou-
uoient me trouuer , mais elles me tenoient auf-
fî bonne compagnie qu'elles me côtraignoient
bien fouuent de me mettre en lieu d'où îepuif-
fe voir l'endroit de fa demeure, me femblant
que les h.ureufes murailles où elle eftoit, me
rapportaient vne efpece de coniblation qui
nelèoit pas petite 3 fans que rien me retiraft de
cefte forte de vie 5 non l'amitié de mes voifins,
nonledeuoirdemes parens, non le foucy de
mes trouppeaux bien-aymez, ny bref quoy que
l'on pûft dire de moy, finon le feul defir de fa
veuedont ie îouiflbis tous les îours vne fois 3
mais fi peu de temps à mon grand regrec que
quand ic m'en retournois, il me fembloit que
îenefaifoisque d'y arriuer. Et toutesfois celle
qui fe dcult de cette vie en eftoit la feule caufe,
&; l'extrême affection que ieluy portois m'em-
pefchoit de la luy defcouurir.
Or fage & grande Nymphe, i'ay toufiours
eu cette opinion, que celuy qui ayme comme
il doit, doit auoir plus cher l'honneur de la
perfonne aymeequele contentement qu'il en
peut retirer , la malice des hommes mal-
penfants 3 n'ait iamais eflé fi foible , quel-
le nayt toufiours trouué fubiect de s'em-
ployer où il luy a pieu ne fit en ce temps là
Te iiif
664 LaII. PARTIE D'A STKEE,'
plus de grâce à noftre amitié qu'elle a accou-
tumé de faire à toutes les autres plus rem-
plies de vertu , de forte que noftre ordi-
naire fréquentation fuft defapreuuée, adon-
na fuje£t a ces malins d'en parler allez mal
à propos , fi fourdement toutesfois que les
autheurs de ces impoftures quelque diligen-
ce que l'y emplo\ affe , me furent toujours
de forte inconnus , que ie ne pus trouuer à
qui m'en prendre. Que pouuois-ie faire en
cela ? D'entreprendre vn bien long voyage,
ie n'eftois pas maiftre entièrement de mes
actions, de cciTer de l'aimer feuffe pluftofl
ceiTé de viure. Puis donc que noftre trop
grande practique eftoit celle qui donnoit quel-
que apparence de viure à leur mefdifance ,
a quoy me deuois-ie pluftofl refoudre qu'à
l'interrompre pour quelque temps , &: à
payer aiflfi pluftoft aux defpens de mon
contentement que de fa réputation la faute
de ces mefchantes âmes ? Que fî elle fe
plaint que ie ne luy en ave rien dit iufques
a cette heure, qu'elle fe plaigne auiTi que ie
l'ay trop aimée , car véritablement c'a eftc
pour laiioir tropaimée; que l'av plufïoftchoifî
de me pnuer du bon-heur de fa veue, voire
mefme le lailfer en doute de mon afre&ion ,
que de luy dire Foccafîon qui m e faifoit viure
auecellede cette forte, de peur de luy faire parc
dc fennuy que Ten reiîentcis .fcachant allez
Livre nevfiesme' 66$
c^i'elle, qui auoit toufiours fi curieufement
conferué fa vie exempte des calomnies , ne les
fçauroit fupporter qu'auec de trop grands deC-
plaifîrs.
Or confiderez, grande Nymphe, par ce vé-
ritable difepurs, fi tels effefts fe voyent parmy
tes vulgaires affections , &; de la prenez con-
noiffance s'il vous plaift , de quelle qualité doit
élire la mienne : & fî eflant telle cefloit fans
raifon , qu elle demandoit à cette Bergère, de
grandes preuues de la Tienne , puis que l'A-
mour ne fe paye qu'auec l'amour. Et toutes-
fois ce qui aduint de Pantefmon qui ell ce me
femble le plus grand fujeét de plainte qu'elle
ayt contre moy, ne procéda pas feulement
dVne ialoufîe mal fondée, comme elle dit,
mais de beaucoup de raifon. Car ainfî qu elle
vous a auoiié, ce Berger ell tel, & a tant de
bonnes conditions qu'il ell plus croyable que
celle qu'il recherchera le doiue airner que
mefpnlér. De plus l'amitié que fon frère luy
porroit , ne m'eftoit point fufpe&e fa ns caufe,
mais encore plus, le bon accueil qu elle luy fai-
{bit, qui àla vérité elloit tel, qu'ayant, com-
me elle dit, fî bien reconnu ma ialoufîe par le
paiTé, elle auoit plus de tort d'en vfer ainfî que
moy de penfer, quoy que ce fut à fon det
aduantage: & de faict qu'elle die fî cela ne fuc
pas caufe que tout ouuertement on parloit de
leur mariage. Si oyantcesnouuelies îe neuff
666 La II. partie d'Astree,
point efté efmeu, n'eufTe-ie pas plnsoffenfé
noftre aminé, qu elle fon frère, en foifant ce
que ie requerois ? Que iî l'aminé a plus de
pnuilege que l'amour, elle a bien quelque
occafîon de fe douloir de moy. Mais ïï cela
n'eft pas, pourquoy trouue-t'elle eftrange que
mon amour ait voulu triompher de l'aminé
qu'elle portoit à fon frère ?
Et c'eft d'icy, grande Nymphe , que tous
mes mal-hcurs ont pris leur origine. Car luy
reprochant la bonne chère quelle faifoit à ce
Berger, elle me refponditque l'amitié que fon
frère luy portoit en eftoit caufe: mais quand
ie luy repliquay que le bruit de leur mariage
eftbit fi commun qu'il tn eftoit impoffible de
viure tant qu'il continueroit, &que ie veirois
le contentement de qui elleprefereroit. Et à
quoyeft-ce, me dit-elle en changeant de vifa-
ge, que voftre bizarre foupçon me veut enco-
res contraindre \ vous le nommerez, luy dis-
ie, comme il vous plaira, mais ie n'auray ia-
mais repos que ie ne voye ce Berger efloigné
de vous. Et bien, me dit-elle d'vne voix toute
altérée , ie vous contenteray encor en cecy, &
Dieu vueille que ce foit la dernière fois que
vous prendrez de femblables humeurs. Elle
profera de forte ces paroles qu'elles redoublè-
rent beaucoup plus mon fbupçpn que fi elle
m'euft auec quelque exeufe entièrement re-
fufé. Ce qui me rit refoudre d'en apprendre
Livre nevfiesme. 66j
vne fois en ma vie la venté, & pour m'en
efclaircir mieux ie ne voulus me fier qu'à mes
yeux propres. O mal-heureufe mesfiance / ô
dommageable refolution , qui depuis m'a
couite tant d'ennuis, detrauaux&de larmes.'
En ce defleindonc l'efpie le temps que Pan-
tefmon la vint trouueren fa chambre, carde
fortune ce iour elle tenoit le lift, fuftde def-
plaifir, fuit pour quelque légère maladie: &
paflant par vne montée defrobée qui entroit*
d.insle logis, ie vins par vn paffage caché me
mettre dans vn cabinet dont la porte refpon-
doit fur le lia. Mon malheur fut tel que par la
fente des aix, ie peux voir tout ce qu'ils firent,
mais pour eftre trop efloigné ie n'en ouys vne
feule parole. le vis dôcques,&: trop certes pour
mon contentement que le Berger s'afïïd d'a-
bord fur le pied du lia, &: après luyauoirpns
la main, qu'il baifa plufîeurs fois fans refîftance,
parla fort long temps la tefte nue : ie vis qu'elle
luy refpondoit , & ce que ie pouuois remar-
quer à ion vifage, ce n'eltoit point de paroles
de courroux. Que fila fortune m'eiiït permis
devoiraufîî bien celuy dePantefmon, peut-
eiire y euffe-ie apperceu quelque mefeonten-
tementqui m'eufl: contenté, mais il me tour-
noit prefque le dos, pour luy parler plus bas Et
lors que feftois en cette peine, ie vis que epu .
à coup il fe ietta à genoux , & elle fe releua vn
peu fur le lift, &: après fe pancchaS: le baift
66% La IL partie d'Astree!
Dieux i quel coup decoufteau receus-ie,mais
plus encores quand le Berger ne fe contentant
point de ces extraordinaires faucurs, luy def-
couurit le fein, & fans refiftance le luybaifa.
Amour, quel deuins-ie? mais, ô Dieux.' quel
deuois-ie deuenir \ le ne fçay comme ie puis le
fouffnr&viure,fi ce n'elî que tout ainfique
mon affection eftoit celle qui m'en faitbit
auoir de fi extrêmes reffentimens, elle mefme
auili me donnoit de la confiance de fupporter
ce que ie penfois luy eftre agréable. Pantefmon
partit, & ie partis aufli , luy pour moy maUa-
tisfait,&moy pour luy entièrement defefpe-
ré. Voyez comme Amour nous chaftioit l'vn
par l'autre.
Or dittes-moy , ie vous fupplie , fage Nym-
phe, eufliez-vous creu que feuffe aimé , fi ie
n'eufle point reiTenty vn coup fi fenfible ? & le
reffentiment pouuoit-il eftre moindre que de
me retirer , ou pour le moins pouuoit-il eftre
accompagné de plus de difcretionque de nca
parler à perfonne ? I'auoùe que l'effayeray de
rauoirma liberté: & lors que ie trouuois plus
de difficulté àdemefler les liens dont elle me
tenoit pris, ie dis plufieurs fois en moy-mefme,
qu'il falloir coupper ceux qui ne pouuoient
efîre dénotiez. Et furlepoin&que ie fairois le
plus d'effort contre ma volonté, il eft vray
qu'elle m'enuoya Tvne de fes amies. Mais
quel pouuois-ie penfer que fut ce mefîage ,
Livre NEvriESMïr isê§
quVne continuation de fa tromperie ? Eftoir-
ilpoffiblededefmentirde fi fîdelles tefmoins
que mes propres yeux, &fur cette créance ic
luy fis, tout en colère, la refponfe dont elle (à
plaint, à fçauoj'r, qu'vn clou chafle laurre:
mais quel moindre reproche luy pouuois-ie
faire ayant opinion d'auoir efté il ingratte-
ment trahy ? Outre que i y eftois obligé par
les loix de mon affeétion 3 qui ne me pou«
uoient permettre de luy mentir à cette fois
non plus que ie n'auois ïamais fait parlepafîe.
Si elle le print autrement que ie ne l'entcndois,'
fon innocence en eftoit caufe, &: Terreur en
quoy i'eftoib me faifoit parler ainfi. Ievoulois
bien quelle connuftque ie fçauoisqu vne au-
tre amour auoit chaffé la mienne de fon cœur,
&toutesfois la crainte que fauois de luy don-
ner du defplaifir, m'a îufquesicy priuédemon
plus grand contentement. Car lors que quel*
quesfois ie me refoluois de luy faire les repro-
ches, que ie penfois eltre dignes d yne fi grande
trahifon. Amour qui a toufiours eu le plus de
force fur mon ame, m'en empefehoit, &mc
faifoit changer d'aduis en me difant que cefc-
roit trop offenfer celle que l'auois tant aimée,'
de luy faire honte d'vne fi grande faute, Se
•tant indigne d'elle , & que ie me deuois con-
tenter d'eilre hors de la tromperie où i auois
efté fi longuement retenu. le creus ce confeil
tres-mauuais poiu' moy : car celt fans doute
6yo La IL partie d'Astre e,
que fi dés le commencement: îe luy euife dit
ce que l'auois veu, elle m'euft raconté ce qu' el-
le auoit fait, &: ainfi l'eufle eu autant de bon-
heur &: de contentement quei'ay fouffert de-
puis de fanglans dépiaifirs. Au contraire m'é^
loign nt entièrement d'elle, ienepeusde long
temps fçauoir que Pantefmon ne la voyoïc
plus , & le mal eiloit que mefme îe n'ofeis de-
mander de leurs nouuelles, pourn'ouyr cho-
fe qui accreuft mon regret. En fin mon amour
plus forte que ny ma refolution , ny ma choie-
re me ramena peu à peu auprès d'elle , & dés la
première veue ayant oublié tous les outrages
que ie penfois auoir receus , me voila plus à elle
que ie nauois ïamaisefté. Mais quelle, lare-
trouuay-ie ? Ceftoient bien ces mefmes yeux,
cette mefme bouche, & cette mefme beauté,
mais non pas cette mefme Dons qui à mon dé-
part n'efhmoit quePalemon,n'aymoit que Pa-
lemon, & ne carreffoit que Palemon. A ce tri-
fte retour ie ne vis plus que defdain, ienere-
cognus que haine , & ne reiîentis que rigueur:
de forte que iufques îcy il m'a efté împofiible
de luy faire entendre le fubiet que fauois eu des
m'en retirer, parce que iamais elle n'a voulu
fouffrir que ie luy aye parlé qu'à difeours inter-
rompus. Or fi toutes ces chofes ne font de
preuues d'vne tres-fidelle , & très -violente
affcâion, ie ne veux point qu'elle me face des
grâce encores ô grande Nymphe que la gra*
Livre N e v f i e s m i. 6j\
ce que ie demande n'cft point pour foute que
j'aye faite contre l'Amour, mais feulement
pour l'cnnuy que ie luy puis auoir donné en
ïaymantplus^ peut-eftre quelle ne vouloit,
ou qu'elle ne croyoit pas. Que fi l'amour me
permettoit de me plaindre d'elle, auiïi bië que
ie le pourrois faire auecraifcn, ie dirois qu'elle
a fait vn torr extrême à l'Amour, à Dons & à
Palemon -, Car Amour fe peut plaindre qu'elle
aeftcint les feux qui efioient allumez en elle
d'vne ii pure flamme 3 que la vertu mefme
n'euft point efté dffencée d'en brufler : elle les
aefteintes di^ie, pour allumer celles du def-
pit3 fi noires de fumée qu'au lieu d'efclairer el-
les ne rempliffent fon ameque de ténèbres de
deconfuiîon. Mais Dons fe plaindra bienda-
uantage qu vne fi légère opinion l'ait rendue
panure, luy faifant rompre les fermensfifou-
uent reiurezàceBerger defaflré, de ne chan-
ger iamais de volonté. Et que pourroit-elle
refpondre a Palemon s'il luy difoit , Eft-ilpof-
iible, mefcognoiffante Bergere3 que tant d an-
nées de feruice3tant de tefmoignages d afFcctio,
ôc tant d'affeurance de ma fidélité , ne vous
ayentpeu ofter la croyance que fi defauanta-
geufemenc vous auez conceuë de moy? Et bien
l'ay efté ialoux : mais nerfont-ce pas des fruiâs
de l'amour ? pourquoy non ialoux : fi amou-
reux ? 6c de qui ialoux finon de ce que i'ay-
xncf Et toutesfois foitainfi que cette ialoufic
îyi Lï IL partie d'AstJïï;
foie vne faute, & qu'il la faille punir , le luge
n'eft-il pas cruel qui égale le fupplice au pé-
ché ? Or fus, qu'il foie encor permis de l'éga-
ler, & que œil pour œil, & bras pour bras, doi-
ue expier la faute, comment eft-ce qu eftant
ialoux de vous le deurois eftre puny? par le
mefme fupplice, c'eft à dire, que il ie vous
offenfois eftant ialoux de vous, vous me dé-
niez chaftier eftant îaloufede moy. O que cette
action euft efté glorieufe & digne véritable-
ment d'vne perfonne qui aimoit! Mais, me
direz-vous, vous vous eftes cfloigné de moy,
vous m'auez quittée 3 &vous eftes rendu in-
capable de ce traittement. Et bien faifons la
melme ordonnance de punition c jntre cette
faute que contre la première ; le me fuis efloi-
gnéde vous; Il faut que vous vous efloigniez
auiTi de moy. Mais quoy? peut-eftre l'auez-
vous des-j a fait , & qui fçait fi en cet efloigne-
mentvousnemauezpoint plus offenfé? Po-
fons toutesfois que la chofe foit égale. Puis
donc que vous me voulez chaftier tout ainfî
que ie vous offenfe , & non point dauanta-
ge, à cette heure que ie retourne àvousauec
defplaifir extrême de tout ce qui s'eft paifé,
neftes-vous pas obligée d'en faire de meûne?
Me voicy à vos genoux auec les repentirs les
plus cuifans qu'vn Amant puiffe relfentir : eft-il
polTible que voftrc courroux fe puiifè eftendre
plus outre, & que le fouuenir de ce que ie vous
ay
Livre nevfiesme^ 6j$
ây efté ? ne vous efmeuue à me rendre le bon-
heur duquel le fouuenirdes offenfes que vous
auez opinion d'auoir receuës de moy m'a
priué depuis vn fi long fiecle?Donc amour
qui cil le plus grand de tous les Dieux, & qui
cft lachofe du monde la plus forte, à ce coup
cédera fa place à lofFence& au defdain, Ainfi
dit Palemon,& défia Lconide & Chryfante
fe preparoient de dire ce qui leur en fembloit ,
quand l'autre Berger fe hafta de leur faire en-
tendre fes raifons de cette forte.
HISTOIRE
dv Berger Adraste.
IE vous coniure grande & puifTante Nym-
phe ,& vous fage & vénérable Chnfante,
defurfoirle Jugement que vous voulez don-
ner îufques a ce que vous m'ayez oiïy 5 & vous
fais cette adiuration parle plus fîneere , fidelle
& patient amour qui iamais ait efté , afin qu'a-
uec vnc plus grande cognoiffance de noftre
différent 5 vous puiffiez mettre vne iufte
conclufîon à nos peines 3 & inquiétudes.
Fay aymé cette Bergère depuis le berceau :8c
tant s'en faut que 1 aye iamais ceffé de l'ay-
^er3 que comme en toute autre chofe ie
fuis toufiours allé crofîTanten la volonté que
Vu
674 La H- PA*TI£ d'AstIeî^
l'ay de luy faire feruice. Fay foufFert fes de&
dains, fay patienté que fon amitié deuant mes
yeux fuit toute à vue autre. La longueur du
temps ne m'a point diuerty de mon dcfïcin , fes
rigueurs ne m'en ont point diftraicr, ôden'ay
peu toutesfois îufques îcy luy faire changer la
moindre de fes cruautez. le fçay que les défa-
neurs quelle me faifoit eftoient par elle mifes
en conte de faueurs a Palemon , quenfemblc
ils fe font mocquez de mon amour bc de ma pa-
tience, & que trop cruellement elle ma mef-
pnfé. Mais a quoy m'a f :ruy cefte cognoiffance
finon à rendre ma vie plus fru&ueufe , & a r'en-
greger dauantage mes mfupportables defplai-
firsî Car ils on efté tellement inutiles à medi-
uertir de fon feruice, que plus l'yr'encontrois
dedifficultez&: de peines, plus fe renforçoit la
violence de mon affection. Dieux quvn hom-
m e atteint de.ee mal eft peu fage , & combien a-
tilpeudepouuoir de rechercher guenfon, puis
que mefme fa volonté n'y peut confentir .' Tous
ceux qui me côfeilloient contre Amour eftoiet
mes ennemis déclarez: &quoy que l'efperance
mefme ne pût trouuer place parmy mes de-
feftres, mon affection toutesfois s'eft-elle chan-
gée ? s'eft-elle laffée ou feulement s'eft-elle al-
lentie? Nullement, grande Nymphe 3 faime-
rois mieux la mort que de diminuer ma flam-
me de la moindre eftincelle qui me brufle.
Elle ma veu fouuent fondre en pleurs deuant
Livre nevfiesme.1 67^
elle , elle m'a veu .tomber à fes pieds hors de
fentiment. Mais ny mes pleurs, ny ma pro-
chaine mort ,n ont nendauantage acquis en-
uers elle , qu'vn mefpris & vne mocquerie,
de laquelle vn îufte reffentiment m'eufl peu
faire prendre vengeance fur Palemon, fi mon
amour euft peu confentir que l'cufle voulu
defpiaire à cette cruelle. Mais cette paffion
de vengeance efioit trop foible pour me por-
ter à femblable deffein 3 & quelque opinion
quelle ait de moy 5 fi fçay-ie bien quelle ne
peut en rien reprendre mon affe&ion, & que
fans outrecuidance ie me puis donner le nom
véritable D'AMANT SANS REPRO-
CHE. Car la ialouiie n'a iamais trouuépla-
ce en mon ame, comme elle a faict en ce trop
aimé Berger , ny ïamais ie n'ay feulement
auec le penfer , trouué nulle de fes actions
mauuaifes. Amour me foit tefmoing que
mefme les rigueurs que i'en receuois m'e-
ftoient chères > quand ie me reflbuuenois
qu elles eftoient agréables à cefte belle Do-
ris, Et encores que ic n'aye point efté tant
difgracié en mes autres fortunes 3 que quel-
que Bergère peut eftre ne m'ait regardé de
bon œil , fi fuis-ie tres-affeuré que ie n'ay
point rendu de foibles tefmojgnages de ma
fidélité. Audi Amour pour ne laiffer tans
de defdains impunis , & pour n'abandon-
ner entièrement fans fecoms vne Amour fi
Vu ij
e76 La II. partie d'Astree.'
innocente &: pure que la mienne , ( encore»
certes, que ce n'a pas efté a ma requefte,car
ie ne luy demanday iaroais vengeance , mais
aflez da patience feulement) a permis, com-
me iecroy qu'elle ait relTenty des amertumes
dont elle m'abbreuue depuis long temps, par
le diuorce d'elle & de ce Beiger. Mais auant
quePalemonlait aymee, depuis qu'il l'a ay-
mée , quand il s'en eft efloigné, & quand il
eft reuenu , qu'elle die fi elle n'a pas touf-
îours veu vne extrême affedion en moy,
& fi ïamais elle a recognu cette affeébon
altérée pour quelque traittement qu'elle
m'ait faift. I'ay efté le premier qui l'ay fer-
me , ie fuis le feul qui ay toufiours conti-
nué , & comment que ie fois traifté, ie k-
ray le dernier qui conferueray cette volonté :
pour le moins ce fera celle qui m'accompa-
gnera dans le cercueil-
le ne luy remets point ces choies deuanc
les yeux pour reproche, mais pour la venté
feulement, vérité toutesfois que ie voudras
bien vous pouuoir reprefenter auec des paro-
les qui luy donnaient de moins fafcheufes
fouuenances , car telles appelle-ie celles de
mesferuices paffezpour elk. Etencor que fa
cruauté ait efté telle enuers moy, fi faut-il que
ie l'exeufe en quelque forte , puis qu'etont :n-
gaeéeàPolemon,elle euft,peut-eftre offenfc
fa fidélité défaire autrement, mais à cette heu-
Livre nîvfiesme. 6jy
re que Dieu mercy elle la quitté, quelle raifon
peut- elle alleguer,pour couuerture de fa cruau-
té,pnismefmeque dés qu'elle a commencé de
parler deuant vous, elle vous a dit qu'elle auoit
ayméPalemon, parce quelle auoit iugé cftre
tresraifonnabledaymer celuy de qui l'on eft
aymé.C'eii: fumant fon ingénient mefmeque
le requiers le voftre, ôgrande Nymphe, vous
iurant par elle-mefme qui eft bien le plus grâd
ferment que îepuilTe faire, que ïamais beauté
nydeftinnecauferent vn-plus grande , plus
imcere3nyplus fidelle Amour que celle d'A-
dulte enuen la belle Doris.
Adrafte finit de cette forte fon difeours, auec
tant de démonstration d'vnc parfaite amour,
que ceux qui roiiyrent refTentoient vne partie
de fa peine. Et la Bergère Doris voyant qu'il ne
vouloit plus rien dire , après vne grande reue-
rence refpondit auec telles paroles.
Grande & fage Nymphe i ay beaucoup de
regret pour le repos de ce Berger, que tout ce
qu'il ,vous a dicl foit véritable, car il medef-
plaiftbien fort qu'il foit mal traiété, pour l'af-
feérion qu'il me porte , encores que vous iuge-
rez bien m ayant oiiie qu'il n'y a point de ma
faute, & que ç aefté luy feulqui opiniaftremet
a pourfuiuy fon mal-heur. La première fois
qu'il me déclara fa volonté, nous eftiorn tous
deux fi ieunes , que mal aifément euft-on peu
penfer,ny qu'il euft quelque reffentimetd'A-
Vu îij
6y% La II. partie d'Astre e,'
mour, ny moy l'entendement d'en pouuoir
comprendre quelque chofe. Si bien que ce
qu'il m'en dit, ne m'efmeut non plusqu'vne
perfonne à qui la chofe ne touchoit aucune-
ment. Depuis il fit vn voyage aflez long, & à
fon retour il trouua queie n'eftois plus mien-
ne, m'citant défia donnée à Palemon. De for-
te que fi à la première fois il auoit eu occafîon
de fe plaindre de mon ignorance, à la fécon-
de il en auoit bien dauantage de fe douloir de
mon trop de cognoiffance. Mais de moy nul-
lement: car vous plaignez-vous, Berger,quc
n'eftant point capable d'Amour, ie ne vous
aye point aimé? Accufez-en la Nature, accu-
fez-enles Ordonnances, aufquelles elle nous
a foubmifes. Et trouuez-vous eftrange que ie
ne vous puiffe aimer quand ma volonté n'eft
plus mienne ? Il faut que vous en fafîîez de
mefme de ce que ie n'ay qu'vn coeur , que ie
n'ay qu'vne ame, & quvne volonté. Mais
vouspouuezauec plus de raifon vous plain-
dre, f & c'eft ce me femble la feule plainte que
vous deuez faire; que vous foyez venu vers
rnoy trop toft , & que vous y foyez retour-
né trop tard , parce que quand vous diètes
que ie ne vous ay iamais regardé qu auec def-
da n, & que fay efté fi retenue à vous fa-
uorifer , fi vous preniez bien mes actions,
vous cognoiftriez que vous m'auez plus d'obli-
gation en cela, que fi i'auois fai£t autrement
Livre' nevfiesmh. 679
Car fi vous eufliez rcceu quelque fatisfacticn
de moy,iugez à quelle extrémité voftire Amour
fuft paru enue, puis qu'ayât vlé enuers vous de
tant de rigueurs, vous la reileiuez touresfbis U
grande. Et vous reffouuenez , A dralte , que les
faueurs que vous eufliez receués de moy3euf-
fent efté plufioft rengagement que foulage-
ment de voftre mal. Outre que mefme elles ne
vous pouuoient élire accordées fans beaucoup
offenfer la fincere amitié que fauois promife
àPalemon. Que i'aduoiïe qu'il foi t iufte d'ay-
mer qui nousayme5ie ne dis pas "qu'il foit îniu^
fie de n'aymer pas tous ceux qui nous afre&iô-
nent,autremétil n'y auroit point de fidélité ny
d'arTeurâce en amour,& vous mefme 5 s'il efloit
ainfi,deuriez élire obligé de rendre à la Bergère
Bybliene,qui meurt pour vous, vne amour ré-
ciproque mais fay blé voulu dire quvne fille fe
trouuât libre de toute autre afFeétion, peut fans
reproche aimer celuy qui l'aime, s'il n'y a point
d'autre occafîon de haine que celle Amour : or
en ce qui fe prefente entre vous ôc moy3 il n'y a
rien fernblable>puis queftat engagée ailleurs, ie
ne pouuois faire vne nouuelle amitié auec vous
fans la ruine de celle que fauois défia. Si ie vous
l'ay diflimulé,ou fi ie vous ay entretenu de pa-
*oles,pleigncz-vôusdemcy,carceferaauecnu-
fon:mais fi ie vous en ay toufiours parlé fort fri-
chemët, que ne recognoiifez-vous i'ohligaticn
que vous m'en auez? &ne vous arreftez pointa
Vu uï)
£go La II. Partie d'Astree]
celles que ie vous ay pour m'auoirfi longue-
ment aymée, ne vous ay-ie pas mille fois fup-,
plié, coniuré,voire commandé autant que fay
0:1 d'authorité fur vous, que vous miiTiezfin à
cette affeûion : & lors quauec pius de violence
ie vous en ay requis, ne m'auez-vous pas touf-
jours refpondu que vous le feriez ,fi vous pou-
uicz viure, & ne m'aymer point ?Si vous auez
continué, n'a ce point efté pour voftre confide-
iràtion, &: non pas pour la mienne : Mais gran-
de & fige Nymphe 3 voicy félon que fay peu
confîderer par fes paroles 5 ce qui l'a dauantage
deceu. Il a penfé , fans doute, que l'affection
queieportoisiPalemon, eftoit la feule caufe
quim'empefchoit d'auoir chère la fienne, &
d'effectil n'a point feeu pluftoft les dilTentions
de ce Berger & de moy 3 qu'incontinent le
voila enflé d'efperance de paruenir a ce qu'il
auoittantdefiré , &: pour n'en perdre l'occa-
/îomm'a tellement prefTée depuis ce temps-là,
qu'auecraifon,ielepuis pluftoft dire mon en-
nemyque mon amy, voire fi ia diferetion ne
m'empefchoit, pluftoft importun que feruiteur.
Mais il a bien ef té deceu par cette opinion, & n'a
pas confideré que iamais cette amitié ne feper-
droit , que ie ne perdiffe enfemble tellement
toute puiffancç d'ay mer, qu'il ne feroit plus en
moy d'en reffentir les effedts.
Ainfî paracheua Doris , Adrafte vouloit ré-
pliquer^ luyfemblant d'auoir beaucoup de rai-
Livre nevïies me! 68i
fons pour alléguer au contraire 3 quand L eoni-
deluy fit figne de la main qu'il fe teuft, & ti-
rant a part Chryfante,Aftree3 Diane, Philis,
Madonthe&Laonice, leur demanda de quel
aduis elles ettoient : mais parce qu'elles furent
long temps a fe refoudre ,& que ces Bergers
qui nettoient point appeliez à leur confeil ne
pouuoient demeurer fans rien faire, Hylasfut
lepremkr,qui s'addreffant à Dons,Ii n'y a que
vous au monde, luy dit-il 3 qui vous fafchez
d'eftre trop riche. Comment l'entendez- vous?
refpondit elle: le veux dire, adioutta Hylas,
que vous ne deuez pas feulement receuoir ces
deux Bergers qui vousayment (pour tefmoi-
gnage que vous eftes belle: ) mais tous ceux en-
cores qui fe voudront donner à vous : car c'eft
honneur à vne fille d'eftre aymee & recher-
chée de plufîeurs , outre la commodité qui s'en
peut retirer. le croy, refpondit froidement
Doris , que cela feroit bon pour celles qui veu-
lent eftre ettimees belles , & ne le font pas 5 ou
bien qui préfèrent cette vanité , dont vous par-
iez à vn repos, àc vnfolide contentement. Si
cclï bien d'eftre aymee , répliqua Hylas, plus
vous le ferez 6c plus vous aurez de bien, &ifi
c'eft mal 3 adioutta Doris, plus îe feray aymee,
&p'us iauray de mai. Il eft vray, reprit Hylas,
mais qu'elle apparence y a-t'il , que ce foit mal
d'eftre aymee de pluiîeurs? Il nous hayflent
à la fin, refpondit - elle. Ouy bien, repartit-il.
6%l La II. partie d'Astkee,
fi vous ne le contentez. Comment, adioufta
Doris,enfatisfaireplufieurs, puis qu'il eft im-
pofïïble'd'en contenter vn feul? Et quoy,conti-
nuaHylas, vousn'eftimez point dauoir plu-
sieurs feruiteursr' Ils deuiennent en fin nos en-
nemis, dit la Bergère, de lors qu'ils nous au
ment, ils nous importunent plus qu'ils ne nous
profitent. Il faut , adioufta-t'il , auoir foin de les
con fer ucr : la peine > répliqua Dons , furpaiïe
le plaifir. Si eft-ce, continua le Berger, que les
Dieux ne fe fentent point importunez que
plufïeurs chargent leurs autels de Sacrifices. Il
eft vray , refpondit elle maisc'eft auiTi vn par-
ticulier priuilege des Dieux, de pouuoir faire
du bien à plufîeurs , fans fe donner de la peine.
Il me femble , dit Hylas , que puis que l'amour
dépend de la volonté, &: que puis que la vo-
lonté s'eftend à tout ce qu'il luy plaiit, il ny a
pas grande peine d'aimer diuerfes p:rfonnes.
Les amants de ce fiecle, refpondit-elle-, ne fe
contentent pas de la volonté , ils veulent porte -
der en cflfedL Et quand cela ne feroit pas , ie
nelaiiTerois de croire împoiTiblc, que la vo-
lonté fe puiffe en mefme temps donner toute
à des perfonnes fepauees. Il faut , repliqua-
t'il, ne leur en donner quvne partie. C e.l,
refpondit la Bergère, ce que ie crois encores
plus impoffible: Et quand il fe pourroit ,puis
que l'amour d'vn feul eft fi pénible , que feroit-
ce d'vne fi grande multitude ? Vous n'en veu-
Livre nevfiesme. 685
lez donc aymer qu'vn ? Vn5refpondit- elle, efl
encores trop, c'en; pourquoy ie n'en veux point
du tout. Et vous Bergers , dit Hylas, s'addref-
fant àPalemon, & aAdrafte, que dites vous
la deffus ? nous faifons bien paroiftre , di£t Pa-
lemon, que nous auons la mefme opinion.
Comment, dit Hylas, Ton n'en peut aymer
qu'vn? Encores moins, refpondit Palemon,
puis que nous fommes mis deux pour en ay-
mer vne.
Les difeours d'H ylas euffent bien continué
dauantage,fi la Nymphe en s'en reuenant auec
toute fa troupe, ne leseuii interrompus. Elle
fe remit donc en fa place, & chacun ayant re-
pris la fîenne , elle parla de cette fojrte.
IVGEMENT DE LA NYMPHE
L E O N I D E.
Ncores que nous remarquions en
ces différents, qui font entre nos
j^lj fite§$ mains., plufieurs accidents qui fem-
^&>^i blenc eftre cotraires entr'eiiXjfi eft-
ce qu'il n'y a rien qui côtretiienne à l'amour5car
il n'eft pas plus naturelalaflamedefe mouuoir
& d échauffer, qu'a l'amour de produire ces dif-
fentions encre ceux qui aimét 3 & qui voudroit
les ofter d'entre les amants nentreprédroit pas
vne chofe moins împolTible que s'il vouloir
684 La II. Partie d'Astrïl
ofterle mouuement & la chaleur à la fiame.
D'autre cofté, confîderantquecen'eftpas ay-
mer que de ne fe donner entièrement à la per-
fonne aymee , nous ne pouuons penfer que ce
nefoitvneefpecede trahifon défaire part de
fbn affe&ion à quelque autre. Ceft pourquoy
toutes chofes longuement débattues & fige-
raient confiderces, nous difons 5 Que celuy fe-
roitiniufte5qui îugeroit que l'amour fe deuc
perdre pour vne chofe qui luyeftfi naturelle,
ou fediuiferà pluficurs pour quelque confide-
ration que ce foit: & nous déclarons que les dif-
fentions & petites querelles font des renouuel-
lemens d'amour, Et que de diuifer ou changer
vne affe&ion eft crime de leze-Majefté en
Amour-.Etenconfequence de cela, nous or-
donnons queDorisay m cra Palemon, & que
Palemon toutesfois affeuré de la bonne volon-
té de Doris^îuy donnera à l'aduenir de meilleu-
res preuues de fon affe£tion3 que celles de fa ia-
loufîe, qui à la venté eft bien figne d'amour.
Mais comme la maladie eft figne de vie : car
non plus que fans la vie on ne peut eftre mala-
de, fans amour aufllon ne peut eftrc ialoux:
toutesfois comme la maladie eft tefmoignage
d'vneviemal difpofee, de mefme la ialoufie
rend prcuue d'vne amour malade. Et Doris
pardonnante receuant Palemon en Ces bon-
nes grâces en oubliant tout ce qui luyaura de-
pleu, confiderant que l'amour qui eft vne tres:
Livre nevfiesmf^ 68y
violente pafIion3fait commettre plufieurs cho-
fcs qui ne feroientpas approuuees de celuy qui
les fait , s'il n'efîoit atteint de cette maladie.
Mais pour éuiter les defplaifirs quelle a reffen-
tis par le paffé , nous voulons qu'ainfi que Do-
ns traitera Palemon 5 comme la perfonne du
inonde qu'elle aymera le plus, de mcfme Pale-
mon tienne Dons pour celle qui aura le plus de
pouuoir fur fa volonté,d autant que lapuiflan-
cequi panche tout d'vn cofté, encor qu'elle
foitpermife volontairement , tombe en fin en
Tyrannie. Et quant à l'infortuné , & patient
Adrafte:nous ordonnons qu'il eflife d'eftre à
jamais exemple dvne iîdelle & infrudtueufe af-
fection, en continuant celle qu'il porte à Do-
ns fans efhreaymé, ou rompant fes premiers
liens par l'effort du defpit ou du defefpoir, il fa-
fatisfafle à l'amitié de celle dont il eft aymé.
Tel fuft le îugement de la Nymphe 5 qui en
mefme temps fît trois effets bien differens en
ces trois perfonnes, en Palemon d'extrême
contentement 3 en Doris d'vn eftonnement fi
grand , qu'elle demeura fans parler : mais en
Adrafted'vn fi prompt faififlement d'efprir3
qu'il felaiiTa choir en terre comme mort : de
forte que cependant que Palemon auec mille
paroles confufes &mal agencées, effayoit de
remercier fon îuge d'vne fi fauorable ordon-
nance. Doris fans dire mot, tenoit les yeux en
terre, comme ne fçachant fi elle deuoat en citre
6§6 LaII. Partie d' Astre e,
aife ou marrie : Et Adrafte couché dcfon long,
quoy que fans fentiment , ne laiiTbit d'en eau-
fer vn fi grand de fon ennuy en ceux qui le re-
gardoienr, que Dons mefme en fut couches
de pitié. Toute cefle trouppe accourut àluy,
& lu y rapporta tout le fecours qui fut poffi-
b!e 3 & le voyant reuenu , Leonide accompa-
gnée d'Aftree ?& de fes compagnes, les laiiTa
tous trois: mais ils ne furent pas long temps
enfemble : car incontinent après , Palemoh
prenant Dons fous les bras, s'en alla du cofté
de Mont- verdun, & Adrafte les ayant accom-
pagnez quelque temps de l'œil, & commen-
çant à les perdre entre quelques arbres, Or aU
lez, dit-il 3 plus heureux que parfai&s Amants,
allez & iouyffez de voftre bon -heur &: du
mien 3 cependant que contraint par vnc trop
iniufte ordonnance firay payant de mes lar-
mes durant le refle de ma vie , 1 e bien que vous
pofTederez. Ces paroles furent les dernières
qu'il dit de long - temps d'vn mgement bien
fain: car depuis fon efpnt fetroubia, de forte
qu'il en perdit l'entendement 5 & fît des folies
ii grandes 3 que ceux mefmc qu'il faifoitrire
nepouuoients'empefcherd'en auoir compaf-
fîon. Hylasquinetrouuoit point de îuftice au
iugement que la Nymphe en auoit fait, foufte-
noit contre tous que ce différent ne pouuoit
eftre terminé plus equitablement. Et parce que
Leonide & Paris nlgn or oient pas l'humeur d»
Livre M-EVl-lESifl* 6$7
ce Berger , ils furent bien aifes pour paffer le
temps de le faire parler, & Pans à ce dclTein
prenant la parole: Il me femble,dit- il, ma feeur,
que vous auez faicl vn grand tort au pauurc
Adraftc, &que vous pouuiez bien ordonner
quelque choie de plus doux pourluy. Neft-ii
pasvray,Hylas? Quanta mov, refpondit le
Berger, iecroyqueleCiel a voulu punir par
cette îniufte ordonnance, la fottife d'Adrafte,
autrement il n'y auoit apparence qu'il fût con-
damné de cefte forte. Maïs l'aduoue que l'im-
prudente & fotte pafTion à laquelle il s'eftlaiffé
conduire fi longtemps, ne mentoit pas vne
moindre punition. Voyez Hylas, refpondit la
Nymphe , combien nous fommes différents
d'opinion : tant s'en faut que l'amour qu'jl-a
portée auec tant de confiance à Doris , & con-
tinuée auec tant d'opinialtreté, me femblepu-
nilTable.qu'iln'ya rkn que ie loue dauantage
enluy, &celaacftécaufequeieluy ay permis
delà pouuoir continuer s'il îuyplaift. Voila,dit
Hylas^vnepermiiTionbienfauorable&aduan-
tageulV.il vaudroit autant que vousluy euffiez
permis de prendre toute fa vie vne peine tres-
inutile. le tiens, quant à m oy, quec'eften cela
que vous luy auez efté trop rigoureufe,& s'il en
euft appelle à moy, & que i'en cuife eu la
puiffance , ie fçay bien que l'euife reuoqué vo-
ftre iugement. Et quel euft efté le voftre , dit la
Nymphe en foufriant , le les eufle , dit Hylas3
688 La II. partie d'Astree."
rendu tous trois contens. le m affaire ", inter-
rompit Syluandre, que cette ordonnance fera
bien digérée, 6z qu'elle rendra preuue d'vn bon
iugement. Il n'y a point de doute, dit Hylas,
auec vn hauffement de telle, que qui voudra
s'amufer aux mélancoliques humeurs de Syl-
uandre, ne mgera iamais biendel'amoutfmais
fi on veut regarder iainement pourquoy c'eft
que l'on ayme, on dira que Tay raifon , &: que
DorL 5 Adrafte & Palemon pouuoient eïtre
tous trois contentez. Et comment fe pouuoit
faire cela ? refpondit la Nymphe: En ordon-
nant , répliqua Hylas , que Doris les aymaii
tous deux 3 & que tous deux la feraiflent: car
parce moyen ils euffent eu ce qu'ils deiîroienr,
qui eftoit d'eftre aymez d'elle , & elle eneufl:
efté mieux feruie. Il ny euft celuy qui pûft
s'empefeher de rire , oyant vn tel iugement, &
Leonide plus que les autres , de forte que s'ad-
dreffantaelle ,11 femble, dit-il, grande Nym-
phe J que vous vous mocquiez de moy. Tant
s'en faut, dit-elle , il femble bien mieux Hylas
que vous vous mocquiez de nous. Excufez-le,
Madame, interrompit Syluandre, il en parle
félon fa penfee. Si la voftre , dit-il , s'addrefTant
à Syluandre prefque en choiere eft différentes
la mienne , vous penfez tres-mal , & voudrois
bien fçauoir fur qu'elle raifon vous pouuez
vous appuyer pour blafmer cette ordonnance.
Syluandre luy refpondit froidement: Lefens
commun
Livre nevfiesme.1 £89
commun nous apprend que ce que plufieurs
poffedent n'eft à perfonne entieremenr.Si plu-
sieurs poffedent la bonne volonté de Doris, ny
Adrafte, ny Palemon n'en auront que leur
portion : mais en Amour n'en auo*r qu'vne
partie, c'-eft n'en auoir rien du tout, Diane pre-
nant la parole 3ÔC s'addrefTant à Syluandre.
Pourquoy , dit - elle , parlez- vous de celte for-
te à Hylas, ? ne fçauefc-vous B erger, qu'il n'en^
tend pas ce langage ? A la vérité, reprit Hy las,
vousauezraifonde vous en meiler aufTi: car
peu t eftre Syluandre n'a pas affez de babil pour
confondre luy feul tout le refte du monde : &
puis fe tournant vers Leonide. Ouyftes-vous
iamaK3dit-il5 grande Nymphe, vne plus fauiTe
opinion que celle de Syluandre? N'auoir qu'v-
ne partie d' vne chofe c'eft n'en auoir rien du
tout, &-quiiugeraque dans vne tafTeilnyayt
point d'eau 3 parce que toute lamef n'y eft pas?
Ievoudrois bienfçauoir quel eft le fens com*
mun qui luy apprend vne chore fi faufle, Syl-
uandre luy refpondit , fi l'amour comme Feau
pouuoit eftre diuifee, & demeurer toufiours
amour, vous auriez quelque raifon: car l'eau
eft de telle nature qu'vne feule goutte eft aufli
bien eau que toute la mer , & toutes les iburces
cnfemble: mais l'amour au contraire n'eft plus
Amour, aufTi toft que la moindre partie luy
defFaut : & pour faire voir que ie dis vray*
l'amour confifte principalement en l'affe&ion,
2. Part. Xx
6$o La II. partie d'Astreî,
extrême , &: en la perpétuelle fidélité, fi nous4
oftons quelqu'vnedeces parties , ce n'eft plus
Amour, &: îecroy qu'il n'y a perfonne en la
compagnie, fi ce n'eft Hylas qui nel'aduoùe.
Et que fera-cc donc? dit Hylas. Ce ne fera,
refponditSiluandre ,1e contraire d'amour: car
fi l'extrémité deffaut à l'affection, telle affe-
étion n'appartient non plus à l'amour que le
froid au chaud, &fi la fidélité manque a l'ex-
trême affecl on, c'eftvnetrahifon, &: non pas
vne Amour. Que fi la fidélité y eft, mais non
pas continuée, ou pour mieux dire , perpétuel-
le jcen'eft pas fidélité, mais perfidie. Voyez
donc, Hylas j & confeiTez que l'ay eu raifon de
dire, que qui n'auoit qu'vne partie d'Amour
n'en auoit nen du tout. Que s'il eft vray que
l'amour foit quelque chofe d'indiuifible, com-
ment euft-il efté raifonnable d'ordonner a Do-
ris qu'elle la diuifaft pour Palemon, & pour
Adrafle ? A la fin de fes paroles, Paris reprit
ainfi froidement. Il me femble, Hylas, que
nous auons la raifon de noftre collé , mais que
Syluandreparfesdifcours s'acquiert l'opinion
de toute la troup e qui le fauonfe : & faut que îe
confefie,quefivous ne luy refpondez, îeme
fens prefque contraint d'auoiier ce qu'il dit.
Gentil Pans, dit Hylas, quoy que Syluandre
en die, & quoy que vous en croyez, la ve-
nté ne fe changera pas : & quant à moy ic
fçay bien que l'expérience eft plus certains
Livre Uzvvizsuz: è$i
Êjue les paroles. Or Sylnandre n'a que des
paroles pour preuuerce qu'il dit: & moy i'ay
les effedts ôc l'expérience fi familière , que îe
n'en veux point chercher de plus efloignee
qu'en moy-mefme . Car i'eh ay aymé plu-
fieurs tout à la fois3 & fcay fort bien, quoy qu'il
vueille dire • que véritablement ie les aymois,
&pourquoy Doris n'en pourroit - elle faire de
mefme ? Il y a plufieurs pérfonnes , répliqua
Syluandre , qui penfent faire des chofes qu'ils
ne font pas: touslesartifans3 mais plus encor
tous ceux qui s'addonnent aux fciehces 5 & aux
arts qui ne font point mécaniques 5 ont opi-
nion de faire très-bien ce qu'ils font , & y en a
fort peu qui ne iugent leur ouurage plus beau
& plus parfait que celuy de tout autre, &: tou-
tefois on voit bien , &: qu'ils fe trompent^ &
qu'il y a bien fouuent de très-grandes imper-
fections: mais l'amour de foy-mefmequi cil
prefqueinfeparabledu jugement j ouùre ordi-
nairement les yeux à chacun en ce qui le tou-
che. Il en faut autant dire de Hylas, qui penfc
de bien aymer : & toutefois en efl vn fort mau-
ùais ôuurier,& par ainfî qui voudra bien aimer,
s'il ne veut errer, ne prendra iamâis fon pa-
tron fur luy. Et fur qui donc ? interrompit Hy-
las,fera-ce point fur vous? Si quelqu'vn3 réf.
pondit Syluandre, le vouloit bien reprefen-
ter , le Patron que vousdittes, feroit trop dif-
§cilc > & ne crois pas que perfonnclepuiffe
Xx i)
66i La IL partie d'Astreè.'
que Siluandre fcul. Voila > luy refpondit Hy-
las, vne des plus grandes outrecuidances que
l'amour de ioy-mefme puifle produire. Que
vousfeulpuifïïezbienaymer? le dis, répliqua
Syluandre , que mon amitié cil parfaite, & que
vousnefçauriez y trouuer rien à reprendre,
& de plus que vous ne fçauriez m'en propo*
fer vn autre qui le (bit dauantage. Voyez, s'ef-
criaHylas, quelle outrecuidance eft celle de
ce Berger , luy feul fçait aymer , c'eft luy qui
donne les loix à l'amour, qui l'a faiâ venir du
Ciel parmy les hommes , & qui mefure la
grandeur & perfection de nos volontez. Belle
Nymphe j fi ce ne vous eft chofe ennuyeufe,
permettez -moy que ie luy monftre fon er-
reur, & lors enfonçant fon chapeau,& releoant
vnpeulaiflequi luy couuroit le front, met-
tant vne main fur les coftezj & de l'autre ac-
compagnant par des geftes la violence de fi
parole , il luy parla de cette forte. Tu dis deux
chofes Syluandre , IVne que ton affection eft
parfai£te3&nepeuteftreprife, & l'autre que
ie ne t'en fçaurois propofer vne plus accom-
plie. Refponsmoy pour la première. A ce qui
eftparfai£tpeut-on adioufter quelque chofe?
le m'afleure que tu diras que non , car s'il fc
pouuoit, la chofe auroitmâqué auparauant de
ce qu'on yauroit rapporté. La chofe à laquel-
le on ne peut rien adiouftef, doit eiire venue à
fon extrémité; Et par ainii A feue aduoiier que
Livre xtvïitsui. 6$\
tout ce qui cil parfaitt eft extrême. Or fi ton
affe&ion eft parfaite 3 on n'y peut donc rien
adioufter 3 & ne fçauroit fe rendre plus grande
quelle eft , ny plus accomplie. Dy moy donc
maintenant 3 Qu^eft - ce qu'Amour ? n'eft-ce
pas vn defir de beauté ,& du bien qui deffaut?
mais fi ton amour eft defir du bien qui défaut,
aduoiie par force qu'on peut adioufter à ton
amour quelque chofe quelle n'a pas: de plus
tu dis quelle ne peut eftre repnfe. Si ie te de-
mande que c'eft que tu aymes 3 tu refpondras
que c'eft Diane: & fipaflant plus outre ie m'en-
quiers qui eft cette Diane 3 tu diras que c'eft la
plus parfaite Bergère du monde. Or refponds
moy; Si cefte Bergère eft auffi parfaite que
tu l'eftimes 3 n es tu pas bien outrecuidé, do-
fer aymervne telle perfë&'on, puis qu'il faut
qu'il y ait de la proportion entre l'Amant &
l'aimé? carie ne croy pas que ta prefomption
foit telle qu'elle te perfuade que tu fois auflï
parfait comme tu Teftimes. le m'affaire que
tu me voudras reprédre de mefme faute, pour-
ce que i'aime Philis 3 que tu diras auoir beau-
coup plus de perfection que moy : mais ie fuis
de contraire créance à la tienne, première-
ment parce queie ne tiens pas telle que tu dis
ta Diane: Faduoue bien qu'elle a de la beauté &:
du mérite, mais auffi ne fuis ie pas fansl'vn
ny fans l'autre. Elle a de l'efprit 5 l'en ay auffi.
Elle eft fage3 ie ne fuis pas fol. Bref elle eft
Xx îij
694 La II. partie d'Ast^eeJ
Bergère, ie fuis Berger, & fi elle eft Philis,
ie fuis Hylas ,n'yat'il pas quelque conformité
entre nous ? car tout ainfî que ie ne vaux
pas qu'vn autre ne puiffe valoir dauantage :
auflî n'eft-elle pas fi belle quvne autre ne
la puiffe eftre plus: de forte que ie puis dire
pour refpondre mefme à ce que tu m'as
demandé , que ie te propofaffe vne plus par-
faite amour que la tienne. Que fi quelquvn
veut bien aymer 3 il faut que ce foit comme
Hylas, &: non pas comme Syluandre. Car à
quelle occafion ayme t'on,finon pour auoir du
contentement? Mais quel plaifirpeuuent auoir
ces mornes & penfifs Amants qui vont con-
tinuellement ferrez en eux mefmes, fe ron-
geant l'efprit& le cœur, auec cette chimère
de confiance ? Diane, nous dira Syluandre, ne
m aime point : elle en ayme vn autre, & me
mefprife: maisienelaifferay de l'aimer &: de
la feruir ,de peur d'eftre dit inconftant. Philis,
nous dira Hylas,ne m'aime point : elle en aime
vn autre, & me mefprife , pourquoy nexhan-
geray - ie pas cette ingratte & mefeognoiffante,
pour vn autre qui m'aimera & mefprifera quel-
que autre pour moy ? Sera-ce de peur d'eftre
taxé d'inconftance ? khi mes amis , dites moy
quelle befteeft- ce que cette inconf tan ce ? qui
a t'elle deuoré? pubien quelle maladie caufê-
t'elle, & qui eft-ce qui en eft: mort, ou quel
frère ou père a iamais eu pecafion d'en porter le
Livre Nevfiesme. £95-
dueil ?Ceft vne imagination, ou pluftoftvne
inuention de quelque fine Amante, qui fe
voyant deuenuë laide , ou prefte à eftre chan-
gée pour vne plus belle quelle n'eitoit pas,
mift en auant cette opinion & la fifl croire pour
quelque chofe de tres-mauuais. Et faut il qu'va
homme d'efprit s'yabufe, & qu'il paffe fans
fubiecl: tout fon aage en trauaillant fans élire
foulage : Appellera -ton cela Amour & con-
fiance, oufiauecplus deraifononneluydoit
point pluftoll donner le nom de folie ? Quoy,
îanguir dedans le fein dvne vieille & ingratte
mailtrefle: ô 1 erreur indigne d'vn homme
d'efprit & de courage .' Quand on dit vieille,ne
s'enfuit-il pas deneceiïité, aide : que lî elle efl
vieille & laide, où eft leiugement qui la tien-
dra pour élire aimable? Et quand on dit ingrat-
r^n'eft ce pas autant que trompeufe, perfide3&:
defdaigneufe? Mais fi elle eft telle, où eft le
courage , qui pourra fouffrir de fe foufmettre à
vne fioutrageufe & indigne perfonne.' Que
Siluandre ne me demande donc plus en quoy
l'on peut reprendre fon amour 3 & où l'on en
peut^trouuer vne plus parfaite,puis que ie m'af-
feurc qu'il n'yaperfonne en cette trouppe qui
ne luy die , Hylas ay me , àc Hylas feul fçait ai-
mer en homme d'efprit &: de courage.
Le Berger inconftant finit de cette forte ,
s'eftant tellement efmeu par fes propres rai-
fons3 qu'il eneftoittouten feu: chacun foufrit-,
Xx iijj
696 La IL partie d'Astree;
ôl tourna les yeux fur Siluandre pour ouyr ce
qu'il diroit,&luy pour leur fatisfaire refponeic
froidement de cette forte.
le penfois, Madame, deuoir parler à vn Ber-
ge^ & en prefence des Dames & des Bergères,
mais à ce que ie vois, ceit à vn de ces Ora-
teurs, qui haranguent deuant les auteL de
l'Athenee de Lyon,tant Hylas s'en: laifle tranf-
porter à fon bien dire. Si voudrois -ic bien
toutesfois (voyez combien ie fuis affairée de
labontédemacaufe)que celuy de nous deux
qui fera condamné fuit aufll rudement chaihé,
queceuxquiontlahardiefle de parler deuant
ces autels facrez, que Ton contraint ayant efié
vaincu, d'effacer leur harangue auecla langue,
ou d'eftre plongez dans le Rofne. Cela neft
pas raifonnable, interrompit Hylas, & fi l'en
eufle efté aduerty des le commencement Teuf-
fc pris des luges qui ne m'euflen t point efté fuf-
pe£h, & à tout hazard l'eufle fait mon difeours
de moins de paroles, afin pour le moins den'a-
uoir pas tant de peine s'il le falloir effacer. Et
comment, dit la Nymphe,vous nous iugez fuf-
peftes & pourquoy auez vous cette opinion de
nous :Parce,dit Hylas , que vouscroyez toutes
Siluandre comme vn oracle, & fous prétexte
qu'il a efié quelque temps aux efcoles desMafTi-
Jiens.vous admirez tout ce qu'il dit,& vous fem-
ble qu'il a toufiours raifon. Non, non, Hylas,
repnt incontinent Siluandre, ne refufe pointée
Livre nevft îsmî! 697
iugemènt de cefte grande Nymphe, nydela
vénérable Chryfante , & te reflbuuiens queles
Dieux auiïi ont ordinairement les pardons , de
lesbien-fai&senla main, que la luftice , & les
chaftimens. Mais , diSt Hylas , ces Bergères de
qui la conditionne les appr jche point dauanta-
ge des Dieux que nous,y ont leurs voix , enco-
res qu elles ne îugent pas feules. Ha , Hylas, ad-
ioufta Siluandre , tu offences leurs mérites &
leurs beautez, qui peuuent bien les efleuer en-
core plus haut que la condition la plus releuéc
qui foit en terre. Mais ne crain rien , Berger, car
ie voy bien qu il n'y a perfonne icy qui fe dit
pofe a la rigueur, & tout le chaftiment que tu
en dois attendre, c'eft feulement lacognoif-
fance de ton erreur.
Tu dis donc, Hy'as, qu'il n'y a point d'a-
mour parfaire, fansl'acquifition du bien déli-
ré, parce qu Amour n'eft quvn defir du bien
qui deffaut. Mais, Madame , auant que deref-
pondreà ce Berger, il faut que ie vous fupplic
tres-humblement dem'exeufer fi pour defeou-
urir les fubtilitez , ie fuis contraint dVfer de
quelques termes qui ne font gueres accouftu-
mez parmy nos champs! 1 m'y contrainft com-
me vous voyez, & me force pour fouftenir la
vérité de parler de cefte forte. Or refpond-moy
donc Berger, Defîre-t on ce que Ton poffede?
tu diras que non, puisque le defir n'eft que de
ce qqi défaut : mais fi l'Amour a comme tu dis,
6yZ La IL partie d'Astrie!
n'eft quvn defir , ne vois-tu pas que poffeder ce
que i on defire , c'eft faire mourir l'Amour^puis
que perfonne ne defire ce quelle poftede?Et
comment3adiouftaHylas,on nayme point ce
queTonpoiTedePiî cela eft l'ay me mieux que
tu aymes 3 & que ie nayme point, afin que tu
délires , & que i e poiTede. Ce nefî pas 3 refpon-
ditSiluandre3ce que ie dis ,mais c'eft pourre
monftrer que l'amour n'eft pas feulement le
defirdelaporîeflîon, comme tu nous voulois
perfuader 3 & qu'au contraire celte pofTeflion la
fai£t pluftoft mourir que viure. Si ce n'eft, re-
pliquaHylas j ce qui l'afaict viure 3 c'eft pour le
moins ce qui luy donne fa perfechon.Ce n'eft
pointeela çncores , dit Siluandre 5 car elle n'eft
nullement neceffaire pour parfaire l'amour,
tout ainfiquvn Diamant, eftaufli parfait Dia-
mant auant qu'eftre mis en œuure 3 qu'après
que l'artifan l'a poly , parce que fi la perfection,
de l'Amour defpendoit de cette ioiïyflance3il ne
feroit au pouuoir de celuy qui ayme d'aymer
parfaitement , puis que cette poflTefiion ne
defpend de luy3mais du confentement d'vn au-
tre , &: toutesfois l'Amour eftant vn acte de vo-
lonté qui fe porte à ce que l'entendement iuge
bon , & la volonté eftant libre en tout ce qu'el-
le fait 3 il n'y a pas apparence quecefteadtion
qui eft la principale des fiennes defpende d'au-
tre que d'elle-mefme.
Maisfoitainfi qu'Amour ne foit qu'vn de-
Livre nevïiesmi! 699
/îr, pour cela faut-il conclure comme tu fais,
àfçauoir, quelle fe peut augmenter en iouyf-
fant de ce que l'on defire ? au contraire fi tu le
çonfiderc , tu diras que l'amour en eft moindre,
par ce-que tu fçais bien que noflre ame reffem-
ble en cecy à l'arc , &: tout ainfi que plus la cor-
de efl: tendue , & plus il îette la flefche auec vio-
lence 3 de mefme noftre ame pouffe bien auec
plus de violence les defirs dont les effefts luy
font mal-ayfez & deffendus , que ceux dont
l'accompliffement efl: en fa puiffance. Que iî
les defirs s'amoindriffent quand ils font faciles,
à plus forte raifon quand ils ferprît affouuis*
maïs fi l'Amour n efl: qu'vn defir, comment
peux-tu penfer qu'il augmente par la poflef-
fîon qui diminue le defir ?
Ne dis donc plus , Hylas, que mon amour
eftant vn defir ne peut eftre parfaifl: fans la pof-
feffion, & ne m'oppofe plus pour m'aceufer
d'arrogance qu'il faut qu'il y ait de la propor-
tion entre Diane &moy, car fi tu nies quel' ho-
me doiueaymerDieu, îe t'accorderay ce que
tu dis:maisiîtuaduoiiesquec'eft yn des pre-
miers commandemens qui nous fait , ie te de-
manderay, Berger ,quelle plus grande difpra-
portion y a-t'il entre Diane & moy 5 que celle
qui efl: entre le grand Thautates, & Hylas :&:
pour te fortir d'erreur 3 il faut que ie t'explique
encoresce fecret myftere d'Amour. Nous ne
pouuons aymer que nous ne cognoiflions la
yoô La II. partie T>yAsr%iil
chofe que nousaymons. O.» s'efcriaHylas,com-
bien eft faufîe ceftepropofition / Fay aymé plus
décent Dames , ouBergeres, & ie n'en cognus
iamaisbien vne, & pour preuue de ce que ic
dis,auffi-toft que ie les trouuois ingrates ou def-
daigneufes > ie les laiflbis , & me retirois tout en
colère de ce que ie les auois eftimées autres que
iene les trouuois pas. Ceftc preuue que tu as
faite ,re(ponditSiluandre3 eft celle qui te doit
faire auoiier ce queie viens de dire. Car tu ay-
mois ce que tu ne cognoiflbis , c'eft à dire,
qu'ayant opinion qu'elles euflent les perfe&iôs
que tu ïugeois aymables , tu les aymois3 mais
ayant recognu la ver ité,tu as laifle de les aym er,
& par la tu vois que la cognoiflance de la per-
fection que tu t'eftois imaginée , eftoit la fource
de ton Amour, & à la vérité 3 fi la volonté dont
n'aift l'Amour ne fe meut iamais quace que
l'entendement iugebon, n'y ayant pas appa-
rence que l'entendement puifle iuger d'vne
chofe dont il n'a point de cognoiflance ; ie ne
fçay comment tu te peux imaginer quon puif-
fe aymer ce qu'on ne cognoift point. le t'auoiic-
ray bien tout esfois que tout ainfi que la veuèfc
trompe quelque fois, de mefme l'entendement
fe peut deceuoir , & iuger aimable ce qui ne l'eft
pas: mais tant y'a que 1* Amour vient de la co-
gnoiflance, foi t- elle faufle ou vraye. Or cela
cftant ainfi, n'as-tu pas appris dans les efcoles
desMafliliens,que l'entendement qui entend
Livre nevfïI'sme! 761
& ce qui eft entendu , ne font qu vne mefmc
chofe.?Et me dis , Berger, puis que i'ayme
Diane, & que ie ne la puis aimer fans la cognoi-
ftre,quelle plus grande proportion peux-tu de-
fîrer,que celle qui eft entre deux chofes qui n'en
font qu vne ? Te voicy reuenu, dit Hylas , d ou
tu partis hier au foir : Et quoy , Siluandre , tu es
encores Dianecomme tu eftois hier ? vrayemét
Diane , dit-il , fe tournant vers elle , vous eftes
vn beau garçon, & vous Siluandre , continua-
t'il , s'addreffant au B ergér , vous elles vne belle
pucelle. Croy-moy , Berger, que pour peu
que tu continues, ta compagnie ne fera point
defagreable , & que tu rendras vn fol aufli plai-
fant que iamaislaFôtfort en ait produit en Fo-
refis. Chacun fe mit à rire ,&5iluandre mefmc
ne s'en peut empefeher , oyant la façon dont il
parloir 5 & comment il expliquoit ce qu'il auoic
diâ. Cela fatcaufe que reprenant la parole il
continua ainfi.
Tu as raifon,Berger , de te mocquer de moy,1
puisqueienedeuroisprophaner ces myfteres
en te les communiquant: aufïï ne le ferois-iefî
tu eftois feul, mais i y fuis contraint pour ne
iaiflèr en erreur ceux qui nous efcoutcnt.Etpuis
que tu ne veux receuoir ce que ie t'ay didt, tu ne
refuferas ,peut-eftre , ce que tu viens de rnbp-
pofer en parlant de Philis , ie veux dire, que tu
allègues pour vne bonne raifon, l'opinion que
tu as de ton mente, Se de celuy dePhylis, que
JOi LA II. PARTIE D'A S t R 1 E ,
tu n'eftimes point tant que le tien ne le puiiïë
efgaller, car fi ta créance peut cela en toy .pour-
quoy ne veux-tu que celle que l'ay de moy en
puiiîe autant en mon aduantage? Or ic croy
que la mefme proportion qui eft entre le feu &
le bois qu'il brufle, eft entre Diane & moy^
que fi tu me nies ce que fert dis, hé monamy
pourquoy veux-tu auoir plus de priiulege f
Maisie diray bien auec afTeurance que Hy-
las n'ayme point Phylis. Car qu'il y ait quel-
que chofe plus parfaicle qu'elle 3 le m en remets
à la venté 3 & n'en veux pas eftre le iuge: mais
que tu ayes cefte mauuaife opinion d'elle, & que
tu l'aymes 3 ie diray & fouftiendray bien qu'il
eft entièrement impofïîble; puis que les pre-
mières Ordonnances d'Amour, c'eft, QVE
L'AMANT CROYE TOVTES CHO-
SES TRES-PARFAITES EN LA
PERSONNE AYMEE. Et à la venté ceftt
loy eft tres-iuf le,& fondée fur toute forte de rai-
fon , car fî l'amant doit plus aimetfamaiftrefTe
que toutes les chofes de rVniuers,ne faut-il pas,
puis que la volonté leportetoufîoufsàceque
l'entendement luy dit eftre le meilleur 3 qu'il
l'eftimeplus que tout autre chofe ? Mais cen'efl
pas en cela feul que tu fais paroiftre que cefl
Hylas que tu aimes & non pas Phylis, comme
on voit en ce que tu dis que l'on n'aime que
pour auoir fon propre contentement: les tra-
uâux que les amans reçoiuent volontiers feule-
Livre nevfiesme^ y6\
ment pour faire feruice à celles qu'ils ai-
ment, font bien paroiftre le contraire : & n'as-
tu iamais oùy dire que nous viuons plus où
nous aimons qu'où nous refpironsrCe que ic
ne croiray iamais 3 refpcndit Hylas , tournant
defdaigneufement latefte de l'autre cofté, tous
ces difcours ne procèdent que de quelques ima-
ginations bleffées comme la tienne : I'aduoiië,
dit Siluandre, que ces difcours viennent de
quelques imaginations bleflees3 mais celle d'vn
amant ne l'eu1 -elle pas ? Malaifément fi cela
neitoit3nous verroit-on mourir de defplaifir
pour la moindre parole que l'on nous dit, pour
vncleind'ceil, voire pour vn foupçon? Mal-
aifément nous verroit-on défdaigner tout re-
pos^ tout autre contentement^ pouricùyr
vn moment delà veuë de la perfonne aimée.
Mais fî tu fçauois, Hylas 3 quelle félicitée e£t
d'affoller pour ce fubiec~t, tu dirois que toute la
fageffedu monde n'eft point eftimablc au prix
de celle heureufe folie. Que fi tu eitois capa-
ble de la comprendre, tu ne me demanderois
pas comme tu fais 5 quels plaifirs reçoiuent ces
ridelles amants que tu nommes in ornes & pen-
fifs , car tu cognoiftrois qu'ils demeurent de
forterauisenla contemplation du bien qu'ils
adorent, que mefprifans tout ce qui eften l'V-
niuers , il n'y a rien qu'ils plaignent plus que la
perte dutemps qu'ils emploient ailleurs ,6c que
leur ame n'ayant aflèz de force poux bien com-
704 La II. partie d'Astre e,~
prendre la grandeur de leur contentement , de-
meure eftonnée , de tant de threfors , & de tant
de félicitez qui furpaflent la cognoiflance qu'el-
le en peut auoir. Et contente- toy pour ce coup
de fçauoir , que le bien dont amour recompen-
fe les ridelles amants eft celuy-là mefme qu'il
peut donner aux Dieux, & à ces hommes qui
s'efleuanspar defïusla nature des hommes, fe
rendent prefque Dieux: car les autres plaifirs
dont tu fais tant de conte , ne font que ceux
qu'vn amour baftard donne aux animaux fans
raifon, & à ces hommes qui s'abbaiflans par
deflbus la nature des hommes , fe rendent prêt
que animaux prkiez de la raifon*
Et c'eft en ce monitre , 6 Hylas , que tu dégé-
nères quand tu aimes autrement que tu ne dois,
encemonftre,disie,qui fe fait bien paroiftre
tel en toy, puisque comme les monftres il eft
fans proportion : que comme les monftres il ne
peut produire fon femblable ,& bref, que com-
me les monftres il ne peut viure longuement.
Au contraire mon Amour eft quelque chofe
de fi parfaicl: que rien n'y peut eftre adioufté ny
diminué fans faire offenfe à la raifon: car foie
en la grandeur , qui efgale le fubicét qu'il s'eft
propofé, foit en la qualité, en laquelle la vertu
ne peut rien remarquer qui luy puifTe defplaire,
ie puis dire, fans vanité, qu'il eft paruenu à la
perfection. Que fi iay dit que mon afFe£rion
ne pouuoit eftre repriîe, c eft auec raifon , puis
qu'outre
Livre névfiesme.' 70J
qu'outre que celle qui la fait naiftre eh moy, ne
produit Jamais n en qui ne foitparfaicT:, encor
fçais-ie bien que ies Dieux me chaftieroient, A
iofbis offrir a vne amefi parfaite vne affection
qui peut eftre blafméc.
Siluandre vouloit continuer lorsque Hyîas
ne pouuant patienter plus long temps l'inter-
rompit tout à coup de cette forte. Iufques à
quand en fm;Siluandre,abuferas-tu delà patien-
ce de ceux quuefcoutentfïufques à quand nous
rempliras-tu les aureilles de tes vanitez & de tes
imaginationsrEt iufques à quand efperes-tuque
iepuiffefouffnr l'impertinence de tes paroles?
Toute la trouppe qui eftoit atténue au difeours
deSyluahdre fut fî furpnfe d'oiiir parler Hylas
dVne voix fi efclattante, qu'après l'auoir bien
confideré quelque tem ps chacun fe prift fi fort à
rire , qu'il fut contraint de fe taire: & parce que
la plus grande partie du iour eftoit defîa pat
fée, & que Lconide auoit deffein de s'en re-
tourner vers Adamas 3 pour luy raconter ce
qu'elle auoit veu 5 elle dit à Hylas 3 lors qu'il
voulait reprendre la parole. Non non Hyhs,
c'eftaffezdifputé pour celte fois; La vénérable
Chryfanten'apas accouftumé de laiffer fon te-
plenyfabonneDéeffe3filongtempsfanslesrc-
uoir: Qu'il vous fuffife, Berger , que nous fça-
uons bien que vous auez de fort bonnes raifons
contre Siluandre,maisnous vous prions de les
remettre a vne autre fois ; & cependant vous
2, Parc, y y
7©6 La II. partie d Astre è;
nous en irons auec cette créance 3 que fi vou5
euiïiez eu le loifir de parler, vous eufliez eu
fans cloute autant d'auantage fur ce Berger ,
qu'il en emporte par deifus vous. Voila ce que
ditHyias a moitié en colère , il faut comment
que cefoir,que nous tenions toufiours quel-
que chofe de l'imperfection de noltre nature.
Que dites-vous? adioufta la Nymphe. le dis3
refpondit Hylas 3 qu'encore que vous foyez
Nymphe, il faut que vous faciez paroiltre que
vous eltes femme , n'ayant pas la patience
d'ouyr la vérité, & vous plaifant fi fort aux flat-
teries de ce Berger qui vous trompe. Vous ne
m'ofïenfez point, dit Leonide, en foufriant,
dem'appeller femme, car véritablement ie la
fuis3 &laveuxeltre, &ne voudrois pasauoir
changé auec le plus habile homme de celte con-
trée : mais ie nefçay pourquoy vous m'aceufez
de la faute queSyluandre a faicte en rapportant
de trop bonnes raifons, & de celle que Hylas a
commife , en luy répliquant fi mal.
Il n'y a point de doue que Hylas euft relpon-
du s'il euft bien oiiy laNymphe,mais s'en eftant
allé de colère, aufTi- toit qu'il eult acheué de par-
ler j il n'entendit point ces dernières paroles
Et Leonide voyant qu'il fc faifoit tard après
quelques Jdifcours communs , fc-mira en com-
pagnie delà vénérable Chryfante, àefes filles
Druydes 5 au temple de la bonne Deelfe, &:
après lf difner s'en alla trouuer Adamas, fans
Livre nevmesme] 707
|ne Paris la vocilut fuiure , parce que l'affection
qu'il porcoic à Diane, eftoit telle qu'il n'auoit
autre contentement 5 que d'efîre auprès d'elle.
La Nymphe donc s'en allant chez ion Oncle,
Paris prift le chemin contraire, & ayant retrou-
ué ces belles Bergères 3 s'arreita auec elles prêt
que tout le refte du iour.
Vy ij
7°9
L E
DIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
partie d'Astre e.
V a n T à Leonide \ elle mar-
cha auec plus de diligence de-
puis qu'elle euft laiffé Chry-
fante au Temple de la bonne
Deefle 3 parce qu'elle defiroit
de raconter à fon oncle ce qui auoit efté fait
pour Céladon. Et de fortune elle le rencon-
tra fur vne terrafle que quelques Sicomores
couuroient à l'entrée de la maifon. Et d'au-
tant qu'il s'eftonna qu'elle fut venue de fi
bonne heure, elle luy en dit le fubie£t, dont
il ne pûfl s'empefeher de rire, voyant com-
me chacun eftoit abufé. l'ay penfé , conti-
nua la Nymphe , que c'eftoit vn bon fubiet
pour retirer ce miferable Berger , de la
vie qu'il faift : car luy faifant cognoifbe que
h Bergère l'ayme & le regrette , fans doutç
7io LaII. Partie d'A strie!
il prendra fa réfutation de la voir. Mais ic
ne luy ay point voulu parler , & m'en fuis
venu vous trouuer auant que de le voir,
m'affeurant que les raifons que vous luy di-
rez mieux que le ne fçauro's faire , & l'ami-
tié & refpe£t qu'il vous porte , feront caufe
que vos paroles auront vnplus grand poids,
l'en parleray à Céladon , dit le Druyde 3
mais ie nefçay fi nous obtiendrons cela de luy,
car il elt certain qu'il m'aime & me porte beau-
coup de refpect en tout, finon en ce qui con-
cerne fon affection , &faut que faduoue que
n'euft elle que ie crains qu'en le déclarant il
ne s'en aille en quelque autre lieu plus ef-
çarté & plus fauuage , il y a long temps que
i'en eufle défia parlé à la Bergère Aftrée3cOr
gnoillant allez quelle Taime ; mais la peur
queiay eu de la perdre entièrement 3 men a
empefehé. Il y a deux iours que nous ne Ta-
lions veu , auiïi bien eft - il à propos que nous
y allions demain: nous y ferons tout ce que
nous pourrons.
En cefte refolution 3 dés que le iour com-
mença de paroiitre3 Leonidç fut hors du lift,
& Adamas de mefme:de forte queftant peu
de temps après habillez, il fc mirent en chemin.
Le matin le Berger rieftoit point forty de fa
cauerne, eftant demeuré penfif outre mefures
de ce qui luy eftoit aduenu le iour précè-
dent 3 trçs-aife toutefois & tres-fatisfait de ù
Livre dixiîsml 711
fortune qui luy auoic permis devoir auant la
more cefte belle Aftrée. Etconfiderant que li-
mais iln'auoiteu tant de foueur d'elle 3 qu'en
cette rencontre, hors-mis lors que ienne en-
fant il la vid au Temple de Venus , Il s'eferioit,
O heureux malheur , qui as elle plus fauorifé
que ma meilleure fortune /O bonté d'Amour,
qui parmy fes plus grandes peines donne m ef-
me fes plus grands contentemens / Qui vou-
droitiamais fe retirer de ton obeiflance, puÎ9
que tu as vn fi grand foin de ceux qui font à
toy ? A ces paroles il adioufta ces vers.
STANCE S
BElle onde de Ligno que ï enfle des mes pleun*
Campagnes qui jçaue^ quelles font mes
douleurs ,
Te [moins de mes ennui* ô Forefls folitaires,
Echo de qui la voix rejpond a mes accens ,
Air remply de foufpirs & de cris languiffants ,
<-^<?£ part a mon heur comme a tant de miferes.
De tempe fies touflours le mont de Marfllly ,
guoy quil foit efleué na le dos affailly y
Touflours. impétueux Lignonne fe courrouce,
Uefloir de mes motions ne nous déçoit touflours,
far dium changements s ' entre fuiuent nos iours,
Et d'vn branle diuers > le temps meflme Ce pouffe.
Y y iiij
fti La II. partie d'AstheEj
CMa Bergère dormoit: mais au tour de [es yeux
Mille petits ^Amours voletoient fouet eux,
A trouves les dejîrs fur fa lèvre iumelle
Accouroient murmurans, corne font o fines vains :
Et ces defirs naiffoient des amoureux Syluains,
nui ne virent iamais vne Nymphe fi belle.
Heureux,ahltrop heureux tous mes ennuis paffcz,
Fous ejles h ce coup trop bien récompensez, ,
Puis que iel'ay peu voir auant que ie finiffe:
frfais s il ne te plaifi pas de changer [on de] dam,
Je te fupplie Amour ,fay-moy mourir foudain ,
De peur qu en laguiffantmo heur ne s amoindrie,
En fa eourfe Lignon reflotte moins de fois ,
Nos chapsiauritffent moins jfoure amoins de bois,
Et moins de voix Echo , bien quelle foitfon ame,
Moins d'efians a cet Air dîvn grand vent agité,
£)ue ml cœur n a £ Amour, ma Nj mphe de beauté,
guemon Amour defoy , que fa beauté de flammç
Ce pendant que ce Berger s'entretenoic
de cette forte ? Adamas & Leonide y arrié-
rent: & parce que le vifage de Çdadon, beau-
coup changé de ce qu'il fouloit eilre, donnoit
tefmoignage du côtentement qu'il auoit receu ,
le Druide & la Nrniphe le recognoiflàns luy
dirent après quelques autres propos com-
muns; qu'ils fe refîouïfïbiét de luy voir quelque
efpece de foulagement. Le plaufîr qui fe lit en
Livre di xi es me.* 71$
jnonvifage, refpondic Céladon, eft comme
ces Soleils d'hyuer, qui feleuent tard &fe cou-
chent de bonne heure 5 & qui à la venté ap-
portent bien le iour, mais auec défi efpaiffes
nuées que la clarté ny la chaleur ne s'en voit
ny ne s'en relient guère. Et lors il leur raconta
la rencontre qu'il auoit eue de Syluandre, la
lettre qu'il luy auoit mife entre les mains , & la
venue d'Aftree auec toutes ces Bergères, &
comme il l'auoit veuê, & luy auoit mis vne
lettre dans le fein. Mais helas ! mon père, con-
tinua - t'il, encor que cet heur (bit très grand
pour moy , n'ay le point occafion de craindre
qu'il ne (oit tenu que pour me faire mieux ref-
teflentir mes defplaifirsr& que le Ciel pour me
donner plus de regret du miferableeitat ou
ie fuis 3 m'ayt voulu faire voir celuy, où ie
deurois eftre, s'il y auoit quelque iultice en
amour.
Tant s'en faut, mon enfant, refpondit le
Druide , que ce fage Amour dont vous parlez,
ayant foin de vous, &c deiTeignant de met-
tre en vne fortune plus heureufe que vous
n'auez point efté , a voulu vous donner ce pe-
tit contentement pour ne vous porter d'vne
extrémité en l'autre : fçachant afïez combien
tels changemens font dangereux. Et pour vous
monftrer que ie dis vray,Leonide vous dira ce
qu'elle a apris, & quelle déclaration d'amitié
die a veu faire à la belle Aftree: la Nymphe
•7Ï4 La II. Partie d'AstreeJ
alors luy raconta le vain tombeau qui luy auoic
elle dreiTé , les cérémonies, les pleurs & les
difcours de chaeun : & particulièrement d'elle:
& pour vous faire croire ce queie dis,adioufbi
la Nymphe, venez voir le tombeau de Cela-
don, il efliî près d'icy5que ie ne fçay comment
vous n'auezouy les voix des filles Druides &
du Vacie. Vous me racontez , dit le Berger3des
chofesqueien'euffe pas creuës facilement de
la bouche d'vn autr.e : le ne veux pas , répliqua
îa Nymphe , que vous m'adiouftiez plus de
foy qu'à la plus étrangère du monde, il me
fuffit que vous croyez à vos yeux . A ce mot
le Druyde & Leonide le faifant fortir de ce
lieu,le conduirent dans le bois où le vain tom-
beau luy auoit elle dreffé.O Dieu! quel deuint-
il, & comme promptement il fe mit à lire l'cf-
çriturequeSyluandreyauoit mifç, & l'ayant
reîeuë deux ou trois fais. I'aduoiïe , dit- il , que
vous m'auczdit la vérité. Mais ayant receu va
fi grand contentement, fera -ce point faute
d'Amour,iî i'ay la volonté de viure, me voyac
priué de fa veuc ? Adamas alors prenant la pa-
role. Il n'y a point de doute , luy dit-il ,' que fi
vous pouuez demeurer reclus & fans la voir
c eft faute décourage &r d'Amour, Ah / d'A-
mour non, refpondit incontinent le Berger:
lel'aduoiïeray bien du courage, qui en cette
occafion me deffaut autant que i'ay trop d'a-
bondance d'amour. le çroiray, refpondit Ada*
Livre dixiesme." yij
mas , que vous n'aimez point Aftree , fi fça-\
chant qu'elle vous ayme , & la pouuuant voir,
vous vous tenez eiloigné de fa prefence.
Amour, dit le Berger, me deffend deluy defo-
beir : Et puis qu'elle m'a commandé de ne me
faire point voir à elle, appeliez- vous défaut d'à-
mouL'jfi l'obferue fon commandement? Quand
elle vous l'a commandé, adioufta le Druyde,
elle vous haïflbit. Mais à cette heure elle vous
aime & vous pleure non pas abfent mais com-
me mort. Comment que ce foit,refpondit Cé-
ladon, elle me l'a commande,^ comment que
ce foi t, ieluy veux obéir. Et toutesfois, reprit
Adamas, quelque entier obferuateur, que vous
foy zz de fes commandemens,fîeit-ce que vous
y auez defîa contreuenu , puis que vous l'auez
veuë3& vous elles prefenté deuant fes yeux,
Elle ne m'a pas deffendu , dit-il,de la voir,mais
feulement de me laiffer voir à elle. Et com-
ment mauroit-elle veu, puis qu'elle dormoit?
Si cela eft , refpondit le Duyde , & comme en
effecVie trouue que vous auez raifon, ie vous
donneray vn moyen de la voir tous lesiours,
fans quelle vous voye.Ie trouue cela bien diffi-
cïle,refpondit Celadon,car il faudroit,ou qu el-
le dormift, ou que ie fuiTe caché en quelque
lieu. Nullement , répliqua le Druyde : tant s'en
faut, vous luy parlerez fi vous voulez: Cela ne
fe peut, adioufta le Berger , fî ie ne fuis en lieu
bien ohfcur. Vous ferez , dit A damas , en plein
ji& La IL paktie d* Astre e!
iour, voyez feulement (fi vous auez le courage)
ou iî l'amour a la force de le vous faire entre-
prendre. Ne croyez point , mon père 3 refpon-
dit-il 3 qu'il y ait deffaut d amour en moy , ny
courage, pourueu que ie ne contreuienne
point a (es commandemens. Or, dit le Druy-
de : oyez donc ce que ie viens de penfer. Il a
pieu au grand Thautates de m'auoir donné
vne fille que i*ayme, ainfi que ie penfe vous
auoir dit autresfois, plus que ma vie propre.
Cefte fille 3 félon la rigueur de nos loix 5 eft en-
tre les filles Druydes nourrie dans les Antres
des Carnutes , il y a plus de huict ans , dont ic
n'ay nul efpoir de la fortir de tant dannees5que
ie n'y ofe penfer, car il faut quelle y demeure
vn fiecle 5dont la tierce partie n'eft point encor
cfcoulee. Peut-eftre vous reilbuuenez-vous
bien queie vous ay dit, que vous auez beau-
coup de reffemblance &: d'aage &: de vifage. Or
ie me refous de faire courre le bruit, qu'il y a
défia quelque temps qu'elle cil: malade, & qu a
cette occafion , les Druydes anciennes ont efié
d'aduis que ie la retirafTe iufques à ce qu elle
foit en eftat d'y pouuoir faire les exercices ne-
cefTaires.Et quelques iours après vous vous ha-
billerez comme elle, &ievous receuray chez
moy, fous le nom de ma fille Alexis, ôcil fera
fort à propos de dire qu elle cfr malade: caria
vie que vous auez faidte depuis plus de deux
Lunes vous a changé de forte le yifage^ & tant
Livre dixiesmeT 717
ofté de la viue couleur que vous fouliez auoir,
qu'il n'y a celuy qui n'y foie trompé en vous re-
gardant. Etquoyquela reffemblance qui eft
entre vous, ne foie pas telle, que quand on
vousverroit enfemble on ne recogneut bien
vne grande différence, il n'importe , d'autant
qu'il y a fi long temps que perfonne de cette
contrée ne Ta veue , que quand vous feriez en-
cor beaucoup moins reflemblans me l'oyanc
dire,onnelai{Teradevous prendre pour elle,
le ne vois en tout cecy qu'vn inconuenient.
C'eft que tous les ans nous nous affemblons
tous à Dreux qui eft fi proche des antres des
Carnutes,quelesVacies de Druides fçauront
aifémentquemafille n'en eft point partiemiais
il ne faut pas s'arrefter pour cela: car comme ïe
vous dis , cette aiTemblee des Druides ne fe
fait d'vne Lune & demye, & font contrains d'y
demeurer plus de deux Lunes, & Dieu fçait
fiauanteeterme vous n'aurez pris vos habits,
& changé de vie .'Or regardez Céladon, fi cela
n'eftpas bien fai&ble ? Ahl mon père, refpon-
dit le Berger , après y auoir fongé quelque
temps ,&: comment entendez- vous qu'Aftree3
par cemoyennemevoye point ?Penfez- vous,
adiouftale Druide,qu'clle-vous voye, fi elle ne
vous cognift r? Et comment vous cognoiitra-
t elle ainfi reueftu \ Mais, répliqua Céladon, en
quelque forte que ie fois reueftu , fi feray-ie en
effeâ; Céladon 7 de forte que véritablement ie
^iS LaII.Partîb ifKïrkiil
luy defobeiray. Que vous ne foyez CeladonJI
n'ya point dedoute,refponditAdamas.maiscc
n efl: pas en cela que vous contreuiendreza fon
ordonnance : car elle ne vous a pas deffendu
d'élire Céladon , mais feulement de luy faire
voir ceCeladon.OrcJeneleverrapasenvous
voyant3mais Alexis.Etpourcôclufion,fi elle ne
vous cognoift point, vous ne rofFenceréspoinr3
û elle vous cognoift& qu elle s'en fafche 3 vous
n'en deuez efperer rien moins que la mo rt. Et
telle fin n'eft-elle pas meilleure que de languir
de cette forte? Voila, dit alors le Berger, la
meilleure raifon 3 & ie m'y veux arrefter, &:
pource , mon pere3 ie remets entre vos mains,
& ma vie & mon contentement:difpofez donc
de moy, comme il vous plaira.
Ce fut de cette forte qu'Adamas Vainquit la
première opiniaftreté de Céladon: &afin qu'il
îie changeait d'aduis3 il s'en retourna dés l'heu-
re mefme pour donner ordre a ce qui eftoit ne-
ceiTaire3 6c fur tout pour faire courre le bruit du
mal de fa fille, & de fon retour. Car c'eftoit la
couftume des filles Druides qu'elles fortoienc
des Antres5 lors qu'elles eftoient malade s, & iî
leurs parens n'eftoient foigneux de les enuoyer
querir,les anciennes leur renuoyoient3d'autant
qu'elles tenoiént pour vn grand mal- heur , lors
qu'il y en mouroit quelqu vne. Et cela fut eau-
fe qu'il feignoit que la fîenne s'en reuenoit par
le commandement des anciennes3 &- qu'il Fat-
Livre dixîesmê? 719
tendoitde iour à autre. Cetce nouuelle ayar>c
couru quatre ou cinq îours , Adamas &: Leoni-
de reuindrentauec tout cequi eftoit necefTaire
vers Céladon , qui cependant auoit eu le loifir
de dire Adieu à Lignon 3 &: prendre congé de
Ces bois 3 de fon antre 3 & fur tout du temple de
laDeeile Aftree: Et lors qu'il fut reueftu en
Nimphe^c'eftainfï qu'en cette contrée s'habil-
loient les filles des Druides , quand elles reue-
noient de leurs Antres) & qu'il fut preil à par-
tir, ils furent d'auis qu'il falloit attendre le foir,
afin que perfonne ne le vift arnuer feul 3 &: ce-
pendant Adamas l'initruifoit de ce qu'il auoit à
refpondreàceuxqui s'enqueroientde la façon
deviure des filles Druides, de leurs cérémo-
nies, de leur facrifice ôc de leurs efcoles &
feiences ,mais en fin 3 luy difoit-il , le meilleur
fera3ce me femble, d'en parler le moins qu'il
veus fera poflible , &: principalement deuant
ceux qui fçauront quelque chofe 5 car pour les
autres il n'importera, d'autant que facilement
ils croiront ce que vousleur en direz.Orle iour
eftant prefque finy, ils fortirent de ce lieu 5 à
l'entrée duquel Céladon auoit graué des vers
de la pointe d'vn poinçon fur le rocher auec
beaucoup de peine & de temps3 les ayant com-
mencez dés le iour qu'il refolut d'en fortii^pour
mémoire éternelle du fejour qu'il y auoit fait;
ils eiloient tels.
?ïo La II. partie d'Astree*
MADRIGAL-
DAns les trifies recoins de cette roche obfcum
Habitèrent long teps l'amour & le defdaith
Sans paffer plus auânt fitu crains leur blejfure,
Payant fuyi en foudain.
Car comme le charbon Ça flamme eflantefleinte
Retient long temps le chaut ,
Au fi craindre il te faut*
gue ces gra?ids Dieux abfents de leur demeure
feinte
Ayent lai fc dedans
Des feux encorardansi
Cette affaire fut conduite par Adamas,auec
tant de prudence , que Paris mefme n'en fçeut
rien,ayant refolu de le tromper3afin que les au-
tres y fiiifent mieux deceusJlreceut donc pour
fa fœur cette feinte Alexis,ceft ainfi que d'oref-
nauant nous appellerons Céladon: & de fortu-
ne lors qu'A damas arriua chezluyil n'y eftoic
point3qui fut vne bonne rencontre , parce qu'il
ne vid point quelle eftoit feule , d'abord il la fit
mettre au lift, difant qu'elle eftoit trauaillee du'
long chemin 3&dcfonmal,deforre que Paris
ne la vid que le matin qu'Adamas &: Leonide
ne la voulurent laiifer fortir de la chambre,
dont les feneftres eitoientiî fermées que le peu
de
Livre dixiesme! '721
de cîairté empefchoit de defcouurir ce qu'ils
Vouloicnt tenir caché: &: continuèrent de cette
façon plufieurs iours 3 encor que cet artificd fut
bienfuperfiu., d'autant qu'elle fçauoit fi bien
ioiier fon pcrfonn âge qu'il n'y auoit perfonne
qui la peut foupçonncr. Toutesfois cela la r'af-
feura encor dauantage3 parce qu'elle receuten
cet eftatprefque toutes les vifites defesvoifi-
nesqui s'en alloient plus fatisfaites d'elle qu'il
ne fe peut dire.
Quelques iours s'efcoulerent de cette façon:
en fin elle commença de vifiter lamaifon, &
de fortir dehors, faifant femblant que l'air la
fortifioit. Lafïiette du lieu eitoit très-belle &
agreable3ayant la veue de la montagne & de la
plaine, &: mefme de la deledtable riuierede
Lignon, depuis Boën iufques à Feurs. Cela
auoit eftécaufe, quePelion5pered'Adamas y
auoit fait baftir: Et depuis Adamas y fitefleuer
le fomptueux tombeau de fon frère Belizar au
fortirdelamaifon3 & tout auprès d'vn petit
boeçage qui touchoit prefque la maifon du
coftétieJâ montague.En ce lieu Alexis & Léo-
n:de fe venoient bien fouuent promener à eau-
fe de la beauté des allées, & de la veuë : & par ce
quilfalloit vn peu monter 3 Alexis prenoic
quelquefois Leonide fous les bras quand elles
n'eftoiênt pas veuës 3 & vnc fois entre - autres
qu'elles s'eftoient leuees affez matin,&: qu'Ale-
xis luy rendoit ce feruice : voicy, ditlaNûn-
2. Parc Zz
f£i La II. partie d'Âstreè,;
phe en foufriant , vn feruice que vous aime-:
riez bien mieux rendre à quelque autre qui
peut eiire ne vous en fçauroïc pas tant de gré
que moy. Ha .'Nymphe , dit Alexis en fout
pirant, îevousfupplieaunomde Dieu ne té*
nouuelier pomtlefouuenirdemon mal: pen-
fenez vous que ie peulle l'oublier, lereiTentant
d'ordinaire comme ie fay ? Elles paruindrent
àuec ces propos au bocage , qui eftant plus fe-
leuéque la maifon, defcouuroit encores mieux
route la plaine : de forte qu'il n'y auoit reply
ny deftour de Lignon , depuis Boën d'où il
commençoit de fortir de la montagne , iufques
à.Feurs , où il entroit en Loire > qu'elles ne def-
couuniTent aifément. Cette reprefentation fut
fi fenfible à la feinte Alexis, qu'elle ne peut
s'empefeher dédire tout haut.
Ha.' mes trilles yeux, comment fouffr ez-
vousfàrismortlaveuëdeces nues heureufes,
où vous laiffates par mon départ tout voltre
contentement. Leonide qui vouloit l'inter-
rompre -, le croy? luy dit- elle , qu e de tous ceux
qui aiment vous eftes feule qui vous ennuyez
de voiries lieux où vous auez receu du plai-
fïr : car lî le fouuenir des trauaux paffez cft
agréable à la penfee, à plus forte raifon le fera
celuy du bon- heur receu. Latrifte Alexis luy
refpondit, Ce qui rend douce la mémoire du
mal paiTé , c'eft ce qui rend celle du bien plein e
d'infupportables amertumes, parce que la
Livre dixieîme, jj^
cognoiffance d'auoir paffé ce mal, refioiiit, &
celle de n'auoir plus ce bien , attrilk: mais en-
core ay-ievnefurcharge a mes ennuis, qui eft
de ne fçauoir l'occalîon de mon mal. CJeft ie
vous îure Leonide, vne des plus cruelles poin-
tes quimetrauerfe le cœur en celte affliction.
Fay faic vne exacte recherche de ma vie, mais
ie n'en ay peu condamner vne feule action^: de
penferqu'vne humeur volage ou quelque au-
tre deffein luy aie donné volonté de chan-
ger d'amitié, ceft la trop offencer :& démentir
trop de tefmoignages que Tay du contraire ! de
croire aufll qu elle me traitte ainfi fans quel-
que raifoh, c'eit auoir trop peu de cognoiflan-
ce d'elle, de qui les moindres actions n'en font
ïamais defpourueuës: qu'eft ce donc que nous
aceuferons denoltre mal? O Dieux ! ie penfe
que la langue ne pouuant bien expliquer le
mal, duquel les fentimens ne peuuent arTez
bien comprendre la grandeur , vous ne voulez
pas que l'entendement le cognoilfe/ Et lors
continuant ces trilles penfees,voyez- vous, dit-
elle, grade Nimphe, vne petite Ille que Lignon
faiétaudroiâdecehameau, qui cil de là la ri-
Uiere,vn peu plus en laque Mont-verdun , &
vn peu par delfus Iulieu. Nous yeltions pafTez
par delfus des grolfes pierres que nous auions
ïettees en l'eau de pas en pas, parce qu'en ce
temps-là, nous cherchions les lieux ^es plus
fcaehezpour éuiter la veue de nos parens i &
Zz ij
724 La IL PARTIE b'AsTREE^
mefmedemonpere, quinetrouuanc remède
à cette affe&ion qu'il voyoit croiitre deuan£
fes yeux, refolut de me faire for tir de la Gaule,
Se me faire pafler les Alpes , & vifiter la grande
cité , penfant que refloignement pourroit ob-
tenir fur moy ce que fes defFences & contra-
rietez n'auoient iamais peu : & parce que nous
en eftions bien aduertis, nous allions cher-
chant , comme l'ay dit , les endroits les plus re-
culez, pour au moins employer le peu de
temps qui nous reftoit à nous entretenir fans
contrainte. Quelquefois àcaufe de la commo-
dité du lieu , nous venions dans ce rocher que
vous voyez beaucoup plus près de nous, qui
cil creux, & laiiTionsLicidasouPhilis en fen-
tinelle pour nous aduertir quand quelqu'vn
pafleroit, parce qu'eftant prez du grand che-
min nous auionspeur d'eftreoùis & entendus.
Or cette fois , comme ie vous dy , fuiuant nos
brebis qui s'eftoient comme de couftume ra-
mafleesenfemble, nous paiîames fur des gros
cailleux en cette petite Ifle de Lignon:Et quo/
que nous euiïions défia diuerfes fois pris congé
lvn de l'autre, afin de n'eitre point furpris, car
mon père me tenoit caché le iour de mon de-
part , fi ne lairTames nous de renouueller encôr
nos Adieux. D'abord que nous vifmes que
nous ne pouuions eftreapperceus de perfonne,
elle s afîît en terre,& s appuya contre vn arbre,
& moy me lettant à genoux ie luy pris U main,
LlVUE DÎXIESME.' ?!$
&: après lauoir baifee de mouillée de mes lar-
mes quelque temps 5 en fin lors que ie peus par-
ler ieluy dis.
Doncques mon bel Aftre , il faut que ie vous
eiloigne , & que ie ne meure pas 5 puis que
vous me l'auez commandé ? Mais comment
le pourray - ie , fi la penfee de ceft efloigne-
mentm'efttant infupportable qu'elle molle
prefque la vie , toutes les fois que ie me fou-
uiens qu'il vous faut laifTer? Elle ne me ref-.
pondit rien , mais me ietta vn bras au col&
me fit coucher en fon giron , exprez 5 comme
je croy 3 pour m ofter la veuë des larmes 5
qu'incontinent après elle ne peut retenir : &
parce que fattendois quelle me dift quelque
chofe, iedemeuray quelque temps muet; el-
le cependant, meflattoit les yeux & les che-
ueux auec la main 3 &r me fembloit bien d'oiiir
quelques foufpirs qui eftans contraints n'o-
foient fortir auec violence pour ne fe faire ouïr.
Ayant en ce filence quelque temps repenfé en
mon mal, en fin ie parlay à elle de cette forte.
Helas / mon Aftre 3 ne plaignez- vous point ce
m iferable berger qu e la cruauté d' vn père, & la
rigueur du deflin chaiTe daupres de vous ? Elle
me refpondit auec vn grand foufpir. Eft-il pof-
fible 5 mon fils , que vous auez mémoire de ma
vie paffee , & que vous entriez en doute que ie
ne reflente viuement tout ce qui vous deplaift ?
Croyez^ Céladon 3 que ie vous rendray té-
Zz ii)
yië La II. partie d'Astrel
moignage queie vous ayme 3 & Dieu vueilk
que ce ne foit trop cLv rement. le me releuay
pour voir quelle eitoit cette preuue qu elle me
vouloit donner de ion amitiç : mais elle tourna
la tefte de l'autre cofté 3 & me remit aueç
lamainaumefme lieu où l'eftois auparauanr,
afin que ie ne ville fes larmes , dont il fembîoit
que Ton honneur eufî honte: c'eftoit peut-eftre,
dit Leonide, Ton courage glorieux, qui ne vou-
loit qu'autre qu'Amour feeut que l'Amour
l'eufllurmonté.
Quoy que ce fort, dit Alexis 5 elle voulut que
ieviffe ce que l'amour la contraignoit de faire
pour moy.Pourquoy3luy dis-jejmon bel Aftre,
iîmonefloignement vousfafche5ne me com-
mandez-vous que ie demeure ? croyez vous
qu'il y ait commandement de père, ny con-
trainte de la rieceffité , qui me face centreuenir
à ce que vous m'ordonnerez r Mon nls3me dit-
elle alors 5 l'aymerois mieux la mort que vous
deftourner de voftre voyage :vous offenceriez
trop contre voftre deiioir, & moy contre mon
honneur.Et ne penfez pas. que ie faffe doute du
pouuoir abfûluque l'ay fur vous : ie vous iuge
par moy-mefme qui fçay bien n'y auoir puif-
iancedepcre,authohté de mère, volonté de
parens , confeilny fullicitation d'amis, qui me
puiïTe iamais foire contreuenir à l'amitié que ie
vous porte. Et afin que vous partiez auec quel-
que contentement d'auprès de moy , en>
LlVBLE DIXIESME.1 jij
portez cette affeurance auec vous. le vous îurc
ôc promets en prefence de tous les Dieux que
l'appelle à tefmoins , & par cette ame qui vous
ayme tant, dit-elle, mettant la main fur Ion
eltomac , qu'il n'y a mon fils , ny ordonnance
du Ciel , ny contrainte de la terre , qui me face
nmaisaymer autre que Céladon, ny qui nie
puiffe empefeher que ie ne Tayme toufîours,
O paroles.' dit alors en foufpiranr Alexis: ô pa-
roles dites trop fauorablement à celuy qui de-
puis deuoit eftre tant défauorifé.
Quelques iours après ie partis, & paffant par
lesAÏÏobroges, ienefçauiois vous dire com-
bien ie courus de fortune par les rochers & pré-
cipices affreux des Sebufiens, de Catunges,
desBrauomices &Carroceles , & iufques aux
Segufîenfes?oùieparacheuay les Alpes Coties:
par autant de pas que Ton faicl 5 autant voit- on
de fois l'horreur de la mort; & toutefois cela
n'eftoit point capable de diftraire mapenfee.
pn paffant fous ces effroyables rochers que Ton
ne peut regarder qu'en hauffant la telle de pro-
pos délibéré, &: tenant fonchappeau, de peur
qu'il ne tombé > ie fis ces vers.
Z? in)
yi% La II. partie d*Astre^
STANCES.
PRecipices, rochers, montagnes fourcilkufes,
^Akifmes entfouuers , vous pointes orgueil-
leufes,
£Hà vous armez, d'horreur & d'efjiouuentementi
Encorque de pitié vous nefoyez, attei?ites ,
De vos Commets chenus efcoutez, mes coplaintes,
Et jbyezpour ce coup tejmoins de mon ferment.
i^finfique ïapperçois dejfus vos te fie s nues ,
Les arbres fe nourrir, ejr voifmerles nues,
Iefay veu qua iamais en moy ie nourrir ay ,
Contre tous mes malheurs mon amour infinie :
Accroijfe s il fe peut le Ciel fcrfyrannie ,
Si ie nefmeus l'Amour , la mort ieflcfchiray.
Et parce cju'auparauant ayant paffé les deftoits
des Sabufîens , ie voulus euiter la fâfcheufe
montagne des Caturiges me mettant fur le
Rofne, ie me refolus de fuiure ce grand lac qui
flotte contre les rochers efearpez de cette mon-
tagne, mais ie ne fus pas foulage par l'eau da-
uant<ige que par la terre : au contraire la tour-
mente s'efleuant , nous faillifmes plufîeurs fois
de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la
prochaine mort qui nous menaflbit 3 trembloit
dans le batteau , fans eftre efmeu de cette crain-
te, iene penfois qu'en maBergere,& voicy des
vers que l'en fis à l'heure mefme.
LlVïlE DIX1ESMZ. 725
SONNET.
ONdes quifoufleueTvos voûtes vagabondes*
Contre lefoiblefein de monfreflevaijfeau,
S cachez que dans lefein te forte vn tel flambeau*
££il peutredre vne merdes abyfmesfans ondes.
Plufieurs fois de mes yeux les deux fource s fé-
condes ,
Aut oient de fia faiclnaiflre vn Océan nouue au >
Si l'ardeur de ce feu ne confommoit leur eau ,
Vagues refuyez donc en vos grottes profondes.
De vos replis boffus plus fort vous nous huriez>
Sans craindre de t Amour les flabeaux redoutez ,
N'efles vous point d 'enfer 'quelque fource maudite?
0 Dieux ! s'il efiainfi du deflin eflably ,
Sontpluftoftqiivn Lethé^p ourle moins vn Cocyte,
lieuuepluftoflde mort, que fleuue de ïoubly.
Au fo rtir de ce grand lac , ie trauerfay les grands
bois des Catunges , 6c après auoir paffélferé , ri-
uiere qui vient des Centrons, ie trauerfay l'e-
ftroicte valée des Carroceles, ôc Bramouices3qui
me conduit iufques aux monts Coties. le fis en
paffant par ces grands rochers, & ces defertsdes
vers cjue Tay oubliez: mais vn effranger en la
7$o La IL partis d'Astref,'
compagnie duquel ie m'eftois mis, en fit, qu'il
merecita, de parce qu'ils me plurent, ieles ap-
pris par cœur , ils eftoient tels.
SONNET.
Des Montagnes & Rochers à vn Amant.
CEs vieux Rochers tous nuis , gliffants ev
précipices ,
Ces cheutes en Torrent ,f roi ffe^de mille faults ,
Ces fommets plus neigeux, <&ces monts les plus,
hauts.
Si ces Rochers font vieux, il faut que ie vieilliffe
Lie parla confiance au milieu de mes maux :
S'ils font nuds &fans fruici, fans fruicifont mes
trauaux ,
Sans epuen eux nul efpoirie mienne ou nourri ffe.
Et ces Torrents rompus, font-ce pas mes de(feinsf
Ces Neiges vos froideurs , ces grands Monts vos
defdains l
Bref ces deferts en tout a mon efire refondent.
Sinoque vos rigueurs plus malheureux me font.
Car dvn chaud bien fouuent quelques neiges fe
fonde?it,
O'daisLts ! de vos froideurs, pasvnene fe fond:
Livre dixiesme] 731
Leonide qui eftoit bien aife de diftraire Alexis
de fes fafcheufcs penfées, Racontez- moy, luy
dic-elle 3 ce que vous villes de rare, en yoftre
voyage. Cela feroit trop long, refpondit-elle3
car l'Italie eft la prouince la plus belle du mon-
de : & raefme quand l'euffe defeendu des Monts
Cônes, &, que l'eus pafTé la ville desSegufien-
fes. Mais îe vous veux raconter lVne des plus
belles aduentnres qui m'y aduindrent 3 maflèu-
rant que nous en aurons allez de loilîr.
H I STOIRE
d'Vrsace et d'Olymbrl
SC a c h e z donc , Madame 3 qu'Alcipc
ayant faictdeffein dem'efloigner d'Aftrée,
il m'ordonna de laiiTer les habirs des Bergers,
afin que plus librement îe peuiTe fréquenter
parmy les bonnes compagnies : Car en ces pays
dont ie vous parle-il n'y a que les perfonnes plus
viles qui demeurent aux champs, & les autres
habitent dans les grandes villes, qu'ils nommet
Citeu, où les Palais de marbre & les ennchif-
feures qui furparTent l'imagination, eftonnent
pluftoftceux qui les regardent, qu'ils ne peu-
uent eftre affez confiderez: Encores certes, que
chacun y fut effrayé de la venue d Vn bar-
bare quispar mer eftoit defeendu en Italie, &
y$Z L A 1 1. P A K T I E D'A STKEE.'
l'auoit prefque toute rauagée, &: Rome parn-
ticulierement.rauois tant de defir de me rendue
aimable,que ie ne vous fçaurois dire auec qu el-
le curiofité ie voulois apprendre toutes chofes >
efperant qu Aftrée m'enaimeroit mieux: Ap-
prochant donc dcTAppennin, iefeeus qu'il y
auoit des montagnes qui brufloient continuel-
lement, afin d'en fçauoir parler à mon retour ,
ie voulus les voir, & cela fut caufe que me dé-
tournant vn peu du grand chemin, ie pris à
main droi&e. Mais ie fis vne rencontre qui
rompit mon defTein comme ie vous diray. le
n'auoi5 pasencor monté plus de deux milles,
c'eftainfï qu'ils content la diftance des lieues,
que iouïs vne voix qui fe plaignoit: & parce que
i'eus opinion que ccferoit peut-eftre quelqu'vn
qui auroit faute d'affiftance,ie tournay du cofté
où mon oreille me guidoit. le n'eus pas mar-
ché cent pas que ie vis vn homme eftendu
de fon long contre terre , qui fans m'apperec-
ceuoir à l'heure que l'airiuay parloit de cefte
forte.
Livre dixïesmi! 7$
SONNET.
S'il doit mourir ou viure,
M On ejprit combatu diuerfement chancelle,
Dois-ie vture ou mourir parmy tant de
malheurs ?
Si ie vis „he comment foujfrir tant de douleurs}
Si ie meurshe comment ejlre kiamais fans elle ?
En mourant ie nauray que lejftine cruelle \
'BontAmourfifouuentma tant promis de fleurs '»
En v tuant ie feray toufiours noyé des fleurs \
guemon cuifant regret fans ce jfe renouuelle.
Pour tromper tant de maux y mon coeur que fe-
rons-nous \
Viuons. La vie enfin eft agréable À tous,
Mourons. Douce eft la mort dot Came eflfoul/igcc*
En quel cruel eftat m ont réduit mes ennuis ,
Puis que ny vif ny mort, la mi fer e ou ie fuis ,
Tant mon defajtre eft grand , nepeuteftre allégée.
MiferableVrface, difoit-il , après s'eftre tcu
quelque temps , îufques à quand te trompera
ce vain efpoir qui te flatte ? combien te fera-ril
paffer encores deiours en celle cru elle miferc l
7H La II. partie d'Ast^ei/
Et combien te contraindra- ul de conferuer
cefte vie tant indigne, & de tes a&ions, & de
ton courage ?Toy qui as le cœur fi plein d'ou-
trecuidance que daueirieué les yeux à l'efpou-
fe dvn Cefar , qui as eule courage pour la ven-
ger & ton amour auffi, de tremper tes mains
dans le fang dvn autre eri autre, en auras-tu
maintenant fi peu que tu puifle viure,& voir
ta chère Eudoxe entre les mains d'vn Vandale
qui remmené dans le profond de l'Afrique , &
pour triompher & pour faouier, peut eftre fon
împudicitérO Dieu .' comment foufFrirez-vous
que cefte beauté qui veritablemét ne doit eftre
/inon adorée, feït iridignement la defpoiiille
dvn fi cruel barbare i Si l'outrecuidance de
l'Empire Romain vous a defp!eu:fî les vices
de la miferable Italie vous ont offenfé : ie ne
trouue pas eftrange que vous l'ayez mife en
proye aux Huns & aux Vandales 3 & que Ro-
me m èfme riche des defpoiiilles de toutes for-
tes de gens; car il eft bien raifonnable quelle
leur rende auec vfure ce qu elle leur a rauy.
Mais, ô Dieux, comment fouffrirez-vous que
cefte beauté qui eftoit diuine, coure mainte-
nant la fortune des plus miferables chofes hu-
maines > Et tu le fçais, Vrfacc,.& tu las veu
deuant tes yeux, ôc tu nés pas mon. Et tu te
vantes encores d'eftre ce mefme Vrface Ro-
main quia eftéaymé de cefte diuine Eudoxe,
&: qui as vâgé & deliuré l'Empire & celte belle
Livre dix'iismi" 73J
de la tyrannie de Maxime? ah meurs/ meurs fi
tu veux que le nom t'en demeure auec raifon ,
& ce que le regret n'a peu faire que ce fer le
fafle maintenant 3 pour lauer par, ceft aâe fc
gnalé , la honte d'auoir furuefeu là liberté d'Eu*
doxe.
Cet effranger parlcitde celle forte :& pre-
nant tout traniporté de fureur vn petit glaiue
quiluypendoit à cofté de la cuifTe, il s'en fut
donné 3 fans doute , dans Teftomach 3 fi vn fien
compagnon accourant à temps ne luy euft re-
tenu le bras qu'il auoit efieué pour donner vn
plus grand coup. Maisiladuint qu'en luy fau-
liant la vie il faillit d'auoir la main couppée.
CarVrfacefc fentantpris3 & ayant défia Tef-
prit occupé de l'opinion de la mortel le retira fi
promptement3 que famanche luy efchappa,&:
lamaindeceluy quieftoit fuaienu, coulant le
long ,1e trenchant luy fit vne grande bleflure,
qui futcaufe que nele pouuant plus retenir cfe
ceftemain, &: craignant qu'il ne paracheuaft
fon cruel defiein , îifeiettafur luy, luy difant,
iamais Vrface ne mourra fans Olymbre.Grand
effeâ de l'amitié; à ce nom d'Olymbre, ie vis
cet homme auparauant fi tranfporté reuenir
toutàcoup en luy-mefme3 & comme s'il fut
tombé de quelque lieu bien haut3 il fembloit
touteftonnédecequiluy eftoit aduenu3 & de
ce qu'ii voyoit: en fin lors qu'il pût prendre la
parole* Amy 3 dit-il3 hé quel démon contraire
7}6 La II. partie d'Ajtrei;
à mes defirs t'a conduit en ce lieu efearté pou-
m'empefeher de fuiure , fi le ne puis comme
Vrface, comme fon efprit, pour le moins fa
tant aimée EudjxerVriac£5iuy dit-il, le Dieu
qui prefîde aux amitiez , & non point vn mau-
uais démon , eft caufe que îe te cherche^ depuis
trois îours , non pour t'empefeher de fuiure
Eudoxe,fic'eft ton contentement, mais pour
t y accompagner , ne voulant fouffrir que fi ton
Amour te faift faire ce cruel voyage, mon ami-
tié ait moins de pouuoir a me faire tenir com-
pagnie. Et par ainfi fi tu veux acheucr le deffein
que tu dis,il faut que tu faces refolution de met-
tre premieremét ce fer que tu tiens en la mainy
dans l'eftomach de ton amy ,2c puis rouge &c
fumeux de mon fang, tu pourras exécuter en
toy ce que tu voudras. Ah: Oly more, dit-il, que
tu me fais faire vne requefte dontreffede eft in-
compatible auec mon amitié : penfes-tu que
ma main pût auoir la force doffencer l'efto-
mach delamy d'Vrface ? me tiens-tu pour fi
cruel, que ie puiffe confentir à la mort de celuy
de qui la vie m'a toufiours efté plus chère que la
mienne propres. Ofte, oftecela de ton efprit:
ïamais cefte volonté ne fera en cefte ame qui ta
ay mé , de qui ne cefferaiamais de t aymer. Mais
fi tu as quelque compaflîon de ma peine , par
noftre ancienne & pure amitié, ieteconiurc,
amy de me laiffer fortir de cefte mifere où ie
fuis. ;Eft-il poilible , refpondit incontinent
Olymbrç ,
Livre dixiesme' 737
Olymbre, que mon amitié eftant fi parfai&e
enuerstoy, îerecognoiiîela nennefî défaillan-
te ? Tu n'as pas le courage de m' oiîer la vie3afin
que ie te puiffe fuiure 5 &: tu as bien la volonté
de te rauirde rrioy ,àfia que tu puifTes fuiurd
Eudoxe ? Grois-tala mort eftre bien ou mal ?
Si c'eftmal pourquoy veux -tu le donner a ce
«que tu fçàis bien , que Olymbre ton amy ay-
me plus que luy-mefme ? Sicefl bien, pour-
quoy ne veux-tu qu'Olymbre que tii aymes
participe a ce bien auec toy? Pour toutes rai-
fons, refpondit Vrface , ie ne te puis dire autre
chofe3iinon, qu'Olymbre viura eternel'iemét,
s'il ne meurt que de la main d:Vrface,&que tii
me rendras vue extrême preuue d'amitié, de
melauîer librement pafacheuerce defTein qui
feul peut effacer la honte d'auoir furuefcu à
mon bon-lieur. Et en difant ces paroles il
cffayoit de retirer lé bras que fon amyluy te-
iioit engage (bus le corps : dequoy m'apperce-
liant, bc craignant que celuy qui eftoit bleffé
h'euft pas affez de force pour l'enempefcher,
ie mapprochay doucement d'eux, & prenât
la main d' Vrface , ie luy ouuris les doigts
à force , & me faifis du glaïue. Et parce que
l'effort qu'Olymbre faifoit luy auôir faicl: per-
dre beaucoup de fang par la bléifeure de la
main incontinent après fe fentit défaillir^
& prenant garde que c'eftoit à caufe de la perte
du fang 5 il fe leua de deiTusfon compagnon,
2.. Pare, Aaâ
^8 LÀ II. Partie i>'Astrï£
& luy moaftrant fa main; Amy , luy dit-il , tu
as faiâ ce que tu deurois , voila ie m'en vay
t attendre auprès d'Eudoxe3 bien - heureux de
ne te pas future 3 puis que tu vouiois mourir:
&: prefque en mefme temps fe laiflant couler
en terre il s'efuânoiiic fur le fein de foh amy.
Vrface preiTé de la crainte dvnc telle perte,
J'aifla l'opinion qu'il auoit de fe tuer pour le
fecourir , & courant a vne fontaine qui eitoit
près de là en apporta de Teau fur fan chappeau
pour luy letter au vifège. Cependant par-
ce que ie cognus bien que le mal procedoit
de la perte qu'il faifoit de fon fang , ie luy
liay la playe auec vn mouchoir, y mettant
vn peu de mouffe , ne pouuant prompte-
ment y trouuer autre remède : & ie n'a-
uois encore acheué qu'Vrface reuint 3 qui
arroufant le vifage de fon amy d'eau froi-
de , & l'appellant à haute voix , 'par fon
nom , le fit en fin reuenir. A louuerture
de les yeux, Helas.' dit-il, amy pourquoyme
pappcÛcs-tu ? laiile partir mon ame bien con-
tente, & permets qu'elle t'attende où tu veux
aller , & aye cefte créance d'elle ie te fupplie*
qu'elle ne pouuoit clore fes iours plus heu-
reufement que par ta main , & en te faifant
feruice. Olymbre , dit Vrface , s'il faut que
tu partes pour venir auec moy3il faut que ie fors
le premier: & pource ne penfe point que mon
amitié permette que le paflfage fok ouucFt
LïV ré dixiesme] 739
à ton ame par ta main 5 quelle mefme Se auec
le mefme fer n'ait chaffé la mienne hors de
fon miierable feiour. Et a ce mot , il cher-
choit de l'œil où eftoit l'arme que îe luy a-
uois oftée, dont méprenant garde, Nepen-
k 3 luy dis-ie , Vrface , de pouuoir fatis-
faire auec ce fer à ta cruelle délibération : le
Ciel m'a enuoyé icy pour te dire , qu'il n'y
a rien au m onde de fi defefperé qu'il nepuifle
remettre en fon premier eftat , lors qu'il luy
plaira, &: pour te deffendre de ne point atten-
ter fur la vie, nyde toy ny de tonamy, car
c'eft à luy à qui elle eft 3ôc non point à nous;
Que fi tu fais autrement > îe t'annonce de la
part du grand Dieu, qu'au lieu de fuiure cefte
Eudoxe que tu defires auec tant de paiTion,
il te reléguera dans les obfcures tenebres,cîi tant
s'en faut que tu ayes iamais cefte veuè tant fou-
haittée , qu'au contraire il ne t'en laiffera pas la
mémoire feulement. le vous raconteray lym-
phe , dit Alexis , vn eftrange effe£t. Olympe
oyant mes paroles , furpns de rauiffemcnt fe
voulut leucr pour fe mettre à genoux dé-
liant moy: Mais la foiblefle Ten empefcha5&
feulement me ioignit les mains , fe tournant de
moncofié. Mais Vrface fe profternant à mes
pieds; O meflager du Ciel , me dit-il, que
ierecognois5foitauxdifcours3foit à l'efclat du
Vifage , me voicy preft 3 qu'eftee que tu com-
mandes ? lis vous prindrent , interrompit
Aaa ij
74Ô La IL partie d Astkïï]
Leonide pour Mercure 3 parce qu'ils le reprc=
fentent ieune & beau comme vous elles. Il
eft vray 3 refpondic Alexis , qu ils me penfc-
renc eftre Mercure ou quelque meffager celé-
fte. Mais ie ne fçay pourquoy ? tant y a que
pour me preualoir à leur profit de cefte opi-
nion j ie fis telle refponfe à Vrface , Dieu ô Vr-
face te commande, & à toy aufîIOlymbre, de.
viure & d'efperer. Et à ce mot fortant de ma
poche vn petit cuir plein de vin 5- à la façon des
Vifîgots l'en fis boire vn peu à Oly mbre : & luy
donnant la main îeluy dis , Debout , Oly mbre,
le Ciel te guérira bien-toft de cefte blefleure , &
pour cet effeâ:, allons en cefte bourgade pro-
chaine , car il veut que les grâces qu'il fait foienc
le plus fouuent par l'entremife des hommes,
afin d'entretenir l'amitié entr'eux, par ces mu-
tuelles obligations. Ge fut vne ehofe eftrangô
que l'effe£t delopinion en cet homme, puis
q ue penfant que ie folle enuoy é du Ciel, & que
le breuuage que ie luy auois donné , fut quelque
chofe diuin , le voila qui reprit fes forces ,
& fe mit à me fumre 5 tout ainfiprefquequc
s' il n'euft point eu aucun mal. Craignant
to utesfois que quelques défaillance ne luy re-
uint3 ie me tournay vers Vrface , & luy
dis , Encor que le Ciel puiiTe donner telle
force à voftre amy , qui luy fera necefTaire,
fi n'eft-il point hors de propos , que vous
luy aidiez à marcher. Car Dieu fe plaîft > dlau-
Livre dixiesme.' 741
tant qu'il cftbon , de voir les effe&s de la bonté
entre les hommes. A ce mot Vrface s'ap-
prochant de fon amy le pria de s'appuyer
fur luy: De cette forte nous arnuafmes à la
prochaine bourgade 3 où de fortune nous
trouuafmes vn Mire qu'ils nomment Chirur-
gien ? qui penfa la main d'01ymbré:& parce
qu'il n'yauoit rien de dangereux que de la per^
te du fang, il luy ordonna de tenir le lift pour
quelque temps.
Quant àmoy, ieme retiray en vn autre lo-
gis 3 eftant bien aife de leur auoir rendu ce bon
office: encores que cela fut caufe que mondef-
fein demeura imparfait , car le iour eftoit
tant aduancé , qu'il n'y auoit pas du temps
pour aller voir ces Montagnes bruflantes. Vr-
face fut bien empefché quand il me vit partir,
parce qu'il me vouloit accompagner : &: tou*
tesfois fon amitié luy deffendoit d'eflongner
fon amy en cet cftat. le recognus aifément
fa peine, & pour l'en ofter ieluy dis qu'il de-
uoit demeurer auprès de fon amy 3 & que
Dieu luy fçauroit gré de l'aiTiftance qu'il luy
jrçndroir, Si ie ne l'en eufie empefché 3 îe croy
qu'il fe fufl: ietté à mes pieds pour remerciment:
Mais ne voulant le fouffrir 3 îeluy deffendis, Se
incontinent ie me retiray en vn autre logis.
Mais Vrface m'ayantfuiuy de loing, remarqua
le lieu oùi'eftois entré, &: ayant feeu que fa-
Wis demandé à loger 3 s'en retourna vers
rr-^l LA II. PARTIE D'ASTREE,
[on amy pour laduertir , qu'encores que i€
futfe forcy de leur logis, toutesfois ie ne m'en
eftois pas allé, efperantpar ce moyen que ie
le reuerrois encorcs. Car, grande Nmphe,
ils auoient pris vne fi grande confiance en
moy , qu'ils s'affeuroient , auec mon aiTiftan-
ce, der'auoir bien toit Eudoxe : Mais trouT
uant qu'il s'eftoit endormy 3 il reuint incon-
tinent où i'eftois , & voyant que ie prcnois
mon repas , il demeura vn peu eftonné. Si
n'en fit-il point de femblant , tant qu'il vid
quelques perfonnes du logis autour de moy :
mais quand la nappe fuft oitée , & que nous
demeurafmes feuis, ie luy dis qu'il ferrait la
porte de la chambre fur nous: & puis le fai-
fant affeoir , quoy qu'auec beaucoup de pei-
ne, pour le mettre hors d'erreur ,ie luy par.
lay de celte forte. le voy bien Seigneur Che-
ualier, que l'affiitancc que vous aucz eue de
moy, tant à propos , vous a faift croire-que
i'eftois quelque chofe plus qu'homme , & n'ay
point efté marry que vous ayez eu cefts
créance , afin de vous' deftourner du cruel
&: furieux deiîein que vous au;ez, Mais à
cefte heure que la raifon a repris fa première
force çn vous , ie ne veux pas que vous de-
meuriez plus long temps deccu. Sçachez
donc que ie fuis Celte que vous appeliez
Gaulois , & nay dans vne contrée, dont les ha-
bitant font nommez Segufiens & Forefien^
Livre dixiesme" 743
Quelques occafions qui feroient longues &:
inutiles à vous dcfduire m ont fait forcir de ma
patrie , & me contraignent de demeurer en
celte Italie, pour quelque temps. Toutesfois ie
tiens pour certain que ce ne fuit point fans
vne particulière prouidence du Ciel, que ie
fus conduit fi a proposait lieu cù vous eftiez,
puis qu'il s'en efVenfuiuy vn (1 bon effecl:. le l'en
remercie de tout mon cœur , & me femble
que vous en deuez faire de mefme, puis que
vous deuez eftre tres-affeuré , qu'il ne vous
eufî point retiré de celle prochaine mort, lî ce
n'eulî eité pour faire de vous quelque chofe,
ou à fa gloire , ou à voltre honneur &:
contentement. le vy à ces paroles qu'Vrface
deuint pafle,& changea deux ou trois fois de
couleur, fe voyant deceu de rafliftance diui-
uine qu'il auoit efperée : toutesfois comme
homme de courage, après y auoir penfé quel-
que temps ; raduouë, me dit-il , que iay elté
deceu, car vqus voyant en quelque forte vertu
d'autre façon, que nous ne fommes, le vifa-
ge fî beau , oyant voltre voix plus douce,
&\ voltre parole fî graue , &: de plus, eftant
arriué prçfque inuifrplement , & fi à propos
près de nous, il faut que faduoiïë que ie vous
prinspour l'vn des M^lïagers du grand Dieu,
mais puis que l'entends par voltre bouche m et
me que vous eltes mortel comme nous , ie
ne yeux pas laifler de croire pour cela , quç
Aaa un
5*44 La II. partie d'Astre e^
vousnefoyezenuoyé de luy pour luy confes-
uer la vie de deux fidèles feruiteurs. Et quoy
que par la première opinion que Tauois eue
de vous , îe me fuffe incontinent figuré des
aflïftances extraordinaires du Çiei , ie n'en
veux pas pour cela perdre Fefperance entière-
ment, puis que par la rencontre que nous a-
uons faicre de vous , il eit împoffible de nier
que ce ne foit vn foin particulier , que quel-
que grand Dieu , ou grand démon , pour le
moins a delaconferuationdenoftrevie. N'en
doutez point , luy dis-ie , ny que vous ne foyez
referuez à quelque meilleure fortune , puis
qu'ils vous ont retirez d'vn danger fi apparent :
car ils ne font ïamais rien que pour noftre
mieux : & parce que ie fuis eftranger , de du
tout ignorant de la fortune que vous regret-
fez, ce meferoit vn grand plaifîr de l'oiïyr de
voltre bouche afin que ie feeuffe pour le moins,
pour qui les Dieux m ont' faict viure celte iour-
née. Alors aucc vn grand foufpir il me refpon-
dit de cette forte. Le Ciel me puniroit auec
raifon, comme vningrat,fi ie refufois à celuy
qui m'a conferuc la vie, de luy raconter quel
rn a efté le cours, & lentrefuirte. Et pour ce
ie fatisferay à voftre curiofité , auec promefTe
toutefois que vous tiédrez fecret ce que ie vous
en diray , car eftant defcouuert , il pourroit
efire caufe de la perte de cette vie, que nous
pouuons dire que vous nous auez conferué. Et
Livre dixiesme^ 74?
luy en ayant donné toute laffeurance qu'il
voulut , il continua de cette forte.
Alexis vouloit continuer fon difcours5& ra-
conter tout au long ce qu Vrfaceluy a\ioit dit,
Mais Adamas furuenant l'en empcfcha. Car
Leonide & elle furent contraintes de fe leucr,
& luy rendre 1 honneur qu'elles luy deuoient,
& le fagc Druide les prenant chacune d'vnc
main commença de fe promener par vne allée
qui , encores que couuerte du Soleil, ne laiffoit
d'auoirvne belle veue ducoftédu bois d'Ifou-
re :& cependant qu'ils difeouroient de diuer-
fes chofesj on les vint aduertir que Syluie cftoit
arriuee, &: qu elle eftoit défia entrée dans la
maifon, Alexis fit difficulté de fe biffer voir à
elle, depeurd'eftre recognuë: Mais en fin fe
reffouuenant combien cette Nymphe auoit
défia contribué du fien5 pour le fortir de la pei-
pe où il eftoit au Palais d'Ifoure 3 elle creut
qu'elle ne feroit pas changée. Toutefois Ada-
mas ne fut pas d'auis qu'elle fe laiffàft voir, crai-
gnant que la ieuneffe de la Nymphe, & les fa-
ueurs qu'il auoit feeu que Galathée luy faifoit,
depuis que fa niepee n'eftoit plus auprès d el-
le3 ne la fiffent parler plus qu'elle ne deuroit. Et
il vouloit de force tenir cette affaire fecrette ,
que s'il euft pû3 il fe la fut cachée à luy-mefme,
Il commande donc à Leonide daller trouuer
fa compagne,& fur tout ne luy parler de Cela-
don.quc fi elle demandoit de voir Alexis.qu'el-
j^6 La II. partie d' Astre e.'
le luy dit 3 qu'ils eftoient empefchez enfemblej
pour quelques affaires de leurs charges, & offi-
ces :&queftantrefoluë de retourner bien- tofi
vers lesCarnuteSj¶cheuer fonterme^elle
ne fe laifibit voir que le moins qu elle pouuoit.
JLeonides'en alla donc de cette forte bien in-
ftruite trouuer Siluie3à laquelle elle donna d'a-
bord tant de baifers^ôr fit tant d'embra(femen$
qu'il fembloit quelles ne fe fuffentveuës de
plus d Vn an : & après ces premiers accueils , ôc
que pour fe gratifier IVne l'autre, elles fe forent
affeurees quelles ne s'eftoient iamais veuës fi
belles;& que Siluie euft dit à fa compagne , que
les champs ne luy auoicnt point gafté fon beau
teint,&que Leonideluy euft reproché, quelle
ne monftroit pas d'auoir beaucoup de regret de
ne la voir plus,&qiie le tracas de la Court ne la
trauailloitguiere,puisqu elleauoit vn meilleur
vifage 3 encores que quand elle la laifla, elles
s'attirent efloignees de chacun,&lors Siluie luy
parla de cette forte.
Livre dixiesme. 747
SYI'TTE DE
L'HISTOIRE
DE LINDAMOR.
Ncores, ma fœur, qu'il ne me
faille point de fu-biecT: pour mç
conuicr de vous venir voir, fi-
non le feul defîr que l'en ay.fi vous
diray-ie qu'a ce coup ce qui m'a conduit icy3
n'eft pas cecte feule volonté > car cdl pour con-
férer auec vous , & iî vous le trouuez bon 3 auec
AdamasauiïijdVneaffaireque l'ay luge eftre
à propos de vous faire fçauoir, parce que Gala-
thee &c nous en pouuons receuoir beaucoup de
contentement, ou beaucoup dedefplaifir. S ca-
chez donc ma fœur , que Fleunal eft reuenu du
lieu où vous l'auiez enuoyé , & qu'il a rapporté
des lettres de Lindamor. H fut bien eftonné
quand il ne vous trouua plus à Marcilly ,& vou-
lut venir îcy, mais de fortune Galathee fe prit
garde qu'il parloit à moy : & foupçonnant que
vous me Feuliez enuoyé 3 car elle fçauok le
voyage que vous luy auiez commandé de fai-
re, elle l'appella3&: luy demanda d'où il venoit,
&quec'eiî: qu'il me vouîoit. Luy qui penfoit
bien faire, fansdefguifer chofe du monde luy
fit refponfe qu'il venoit de trpuuer Lindamor,
74* La II. partie d'Astree,1
& en mefme temps luy prefenta les lettres qu'il
enauoit: Et elle luy ayant demandé qui luy
auoit fait faire ce voyage, il refpondit que ç a-
uoit efté vous, depuis que nous ef lions au Palais
d'Ifoure. Galathee alors fe tournant à moyen
pliant les efpaules. Voyez, dit-elle, qu'elle efl
l'humeur de voftre compagne > £V refufant les
lettres 3 luy commanda de me les donner pour
vous les enuoyer.Et puis fe re tirant en fa cham-
bre,car de fortune elle venoit de fe promener ,
elle me commarjda dç la fuiure. Cela fut caufe
que ie ne peus dueautre choie à Fleurial, finon
prenant fes lettres, qu'il m'attendift en ce lieu,
iufques à ce que l'euiTe parlé à la Nymphe.
Aufïî-toft qu'elle fut en fon cabinet, & qu'elle
vit que i'eftois feule. Que vous femble^me dit-
elle, de voftre compagne? n'eft-elle pas refo-
luë de me rendre tous les defplaifirs qu elle
pourra ? Madame, luy refpondis-ie , ie ne fçay
que dire fur cela, il faut parler à elle pour fça-
uoirquelfubietelleenaeu, & quel a eftç foa
deflein. le le fçay , répliqua t'elle^mieux quelle
ne le vêus dira , car elle ne vous confefferapas
la vérité, &ie me doute bien de ce qui eneil.
Elle adonné aduis à Lindamor que i'aymois
Céladon. Seroit-il poffible, Madame, refpon-
dis-ie, qu'elle euft pris la peine de luy eferire
ces nouuelles de fi loin, & ayant à faire vn che-
min fi dangereux ? Voyons, me dit-elle, les
lettres de Lindamor^ de vous cognoiftre? c^ue
Livre dixïesmé- ^49
knementsmoint.Etlorsrne les oftant d'encre
les mains, elle rompit le cachet & les leut: la
première qu'elle rencontre fut celle qui s'ad-
dreffoic à vous3& parce que îe les ay apportées,
nous ks pourrons lire , & mettant la main dans
fa poche, elle en tira le paquet ouuert, adon-
nant à Leonîde la lettre qui saddreflbit à elle
vit quelle eftoit telle.
LETTRE DE LINDAMOR
a Leonîde.
VOus croye^ que maprefence me fera utile,
& te penje quanfii fera ielle, mais par
vnmoyenbien différent de celuy que vous atten-
dez, 5 elle me profitera fans doute , en deux fortes,
tvne en me fortant de la miferable vie ou it
fuis y méfiant impofible de voir vn tel change-
ment en ma Dame ,fans mourir, Et l'autre en
me faifant prendre vengeance de celuy qui eji
caufe de mon mal. Jurant par tous les Dieux
quelefangde ce perfide efila feule fatisfacJion
que iepuis receuoirivnefi grade offence. Ieferay
pour ce fuj envers vous dans le temps que ce por-
teur vous dira: cependant fi vous le trouueZ k
propos , fait es voir à ma Dame la lettre que ieluy
efcrisy attendant que la fin de ma vie^ deuancee
de la mort de ce mefehant luy rende tefmoignage*
jrjo La IL Partie d'Ast&ï^
qut ie nepouuois future ïarnitïc quelle mmoit
promise , ny mourir aufii fans en tirer ven-
geance*
Voicy, me dit-elle , continua Siluie, ce que
i'ay toufiours le plus redouté , l'imprudence de
Leonide , ou pluftoft fa malice eft fi grande
qu'elle a déclaré à Lindamor laminé que ie
porte à Céladon , & ce rapport eft caufe qu'il le
veut tuer. Faymerois mieux la mort, quefi ce
Berger auoit le moindre mal du moude a mon
eccafion, & il né faut point douter que ccft ou-
trecuidénelefaiTepourmedefplaire, & Dieu
fçait combien il le pourroit outrager facile-
ment, puis. que le pauure Berger ny penfe
point 3 & qu'outre cela il n a point d'autres ar-
mes , que fa houlette. Il faut bien dire , que c'eft
vne grande malice que la fienne, de procurer
lamortaceluyquine luy fit ïamais defplaifin
le croy que ceil la rage, car elle layme, &
voyant qu'il n'a tenu compte d'elle elle vou-
droit qu îifut mort. Madame, luy refpondis-ie,
ie ne croy pas que ma compagne ait fait cette
faute, mais pluftoft vne plus grande: car lifant
ce que Lindamor luy efcnt,ie ne penfe pas
qu'il vueille parler de Céladon, maisdePolc-
mas: car à quelle occafion nommeroit-il Cela-
don perfide ? Et pourquoy , interrompit elle
incontinent, pluftoft Polemas? parce, Mada-
me, luy dis-ie, quelle luy aura faift fçauok
Livre dixiêsme? jp
l'artifice donc il a vfé de ce faux Druide. Et
quoy Siluic, me dit elle enfe mocquant de
moy: vous croyez encores que Leonide vous
air dit vray f ne cognoiffez vous pas que ce fut
vne menterie qu'elle inueiita pour me diftrairc
deCeladon3afindelepo(Tedertoutefeule/Or
ie vous apprens,fi vous ne le fçauèz , qu elle en
cftoit tellement amoureufe , qu'elle ne pou-
uoit prefque fouffnr que ie le regardafTe: &
fi elle euft eu autant de puiffance fur moy 3 que
i'en ay fur elle,ô qu'elle m'euft bien empefché
de n'entrer ïamais en lieu où il euft efté.' Ec
quoy m'amie, vous n'auez point pris garde à
fes adtiôs , & comme lors qu elle le voy oit, elle
lemangeoitdes yeux, s'il faut dire ainfî, ne le
pouuant afTez regarder : Et s'ennuyoit telle-
ment de nous voir auprès de luy qu'elle en
mourait de ialoufie. le vous afifeure 'que i'ay
quelquefois pafie mon temps à confiderer les
diuerfes pallions qu'elle refîentoit.Iela voyois
maintenant toute en feu5 & puis incontinent
deuenir pafle, &fans couleur. Quelquefois il
n'y auoit à parler que pour elle , & puis tout à
coup elle fe taifoit de forte qu'il fembloit qu'on,
luy euft ofté la voix , ou la langue. le l'ay fi fou-
uent furprife qu'elle auoit les yeux fur luy,
qu'en fin ie ne prenois plus la peine de la regar-
der : mais feulement me moquois d'elle quand
ie la voyois en cette extafe3tel fe peut nommer
(on rauiifement. Et penfant de m'en retirer -du
ff£ La II. Partie d'Astree/
tout, clic fit cette belle inuention dont vous
auezouy parlera-mais cela cftauiTi peu vray que
la plus grande fauffeté qui fut iamais. A ce mot
elle prit l'autre lettre qui s'âddreilbit à elle, que
vous pourrez lire, dit Siluie, la prefentant à
Leonide 3qui la prenant trouuâ quelle eftoit
telle.
LETTRE DELINDAMOR
a Galathee.
\FISque ce malheureux ejloignement outre
'[honneur de vofire prefence , me rauit celuy
de vos bonnes grâces , le proîejte que ie ne veux
plus viure que pour vous rendre preuue que ie
mérite mieux ce que vous m auez promis , queéle
perfide qui ejlcaufede ma dijgrace.que silfalloit
obtenir le bien que ie regrette par amour, ou par
armes , & non par artifice, 71e croyez, point que ce
mefehant ofafty afyirer , tant que ieferois en vie.
Il aduouera bien tofi ce que te dis , ou Cejpee quil a
défia rejfentie , luy oftera à ce coup la vie , que ie
ne luy laiffay que trop maïheureufement , pour ce
mijerable& infortuné Lindamor.
Quand Leonide euftleu cette lctrEeJcmaf-
feure 5 dit -elle 3 mafeeur, que Galathee a bien
recogneu que Ton tant aymé Céladon , n'eitoit
point en. danger de perdre la vie par mon
moyen,
Livre dixiesme." y^
îHoyert, queceftpluftoft cetraiftre Polemas
qui cft caufe de toute noftre peine: &c iepne
Hefus qu'il le puniffe par les armes , ou Tara-
mis par le foudre 5 & qu'en fin par la grâce de
Tautares, Madame cognoiffe que ie n'ay poinc
menty quand ie luy ay raconté la mefehan-
ceté de Climanthe 3 & de ce cauteleux amant ;
car tout ce que ie luy en ay dit , cil aufli vérita-
ble, que iedefîre le Guy de l'an neuf m'eftre
falutaire5ôdiiementsqueie ne puiiTe iamais
affifter au facrifice du pain & du vin, ny baifer
laferped'ordontle Guy cette année fera al>
batu : Bref ma fœur, ie le vous iure par tous
les ferments qui nous font plus fain dis & fa-
crez : de quoy que ie ne me foucie guiere de
retourner à Marcilly , tant quelle fera de cette
humeur 3 fi ferois-ie bien aife qu'à toutes les
occafions qm fe prefenteront , vous fifiiez tout
ce qui fe peut pour l'ofter de Terreur où elle eft:
non point pour autre fubiet que pour ne luy
laiffervnefimauuaife impreffion de moy qui
tie veux pas à la vérité viure 3 ny enDruide3ny
en Veftale, mais ouy bien en fille de ma condi-
tion,^ fans reproche. Mafoeur, refponditSit-
uie : il ne faut point que vous m'affeuriez auec
plus de ferments de la fineffe de Polemas, ie
lay creuë , dés la première fois que vous m'en
parlaftes3 tant pour vous croire véritable, que
pour ne douter point de l'efprit de Polemas3ny
delà volonté, parla cognoiflance des chofes
£. Part, B b h
7f4 La II. partie dAsuee.'
qu'il auoit défia faites pour ce fubiet. Etdeucz
croire qui toutes les occafions qui fe preten-
teront le ne fulliray point de periuader la véri-
té à la Ni mphe, comme iufquesicy ie n'en ay
laiffé paffervne feulle, fansmy eftrc effayé
Mais il ne faut point que ie vous flatte en cela:,
ie n'efpere pas que mes paroles ny mes perfua-
fions y puiilent beaucoup faire , iufques à ce
que fon efprit ny foit préparé d'autre forte , ce
qui peut eitre aduiendratrop tard fi Dieu ne
nous enuoye quelque moyen inefperé: car ie
vois bien que Polemasa vn mauuais defTein,
& qu'il ne le couure que pour la crainte qu'il
a de Clidaman, &: de Lindamor, qu'il fçait
eftre armez, &: tant aimez du Roy Childenc;
qui ayant fuccedé à ce grand Merouee > a
prisvne fî particulière amitié a Clidaman, à
Lindamor 3 mais plus encor à Guiemens qu'il
ne peut eftre fans eux. Et Po'emas qui eft fin
& ruzéjcraint que s'il entreprend quelque nou-
ueauté, ce Franc ne les afTiire 5 & par -fa force
ne ruine tous fes deiTeins. Mais pour laiiTer
ces affaires d'eftat 3 qui doiucnt eftre demefiees
par de plus capables perfonnes que nous , ie
vous diray, ma fœur , que quand Galathee euft
leueeque Lindamor luy efcriuoit, elle fut fi
aife de voir que Céladon ne couroit point de
fortune, que la moitié de fa colère fut paiTce. Et
bien , luy dis-ie, Madame, nayie pas bien de-
uiné que Lindamor voulait parler de Poiemas?
Livre dixiesmé^ 7^
Vous auez raifon, me dit-elle, &i'aduoùequc
i'ay à ce coup accufé à tort Leonide , mais la
eompalTion que iauôis de ce pauure Berger,
qui a la vérité ne peut mes de tout cecy3 me fai*
(oit tenir ce langage. Madame , contmuay - 1e,
faites moy [honneur de croire que Leonide ne
vous rendra ïamais du defplaifîr àfon efciét, de
quecognoiilant bien que vous n'aimez nulle-
ment Polemas, elle a quelque raifon de deiircr
queLindamorparuienne a l'honneur qui! re-
cherche en vos bonnes grâces pour le paren-
tage qui e(t entre elle & luy. Car vous fçauez,
Madame5que Lindamor eft de ceft illufîre fang
deLauieu, & elledeceluy de Feur, qui de iî
longtemps ont eu tant d'alliances enfemble,
qu'il femble que ces deux races ne fontqu'v-
ne. Et au contraire, il y a toufîours eu tauc
d'inimitié entre celle de Surieu 3 & celles-cy ,
que fi elle tafche defloigner Polemas du bien
qu'il prétend , vous deuez l'en exeufer 3 puis
qu'elle y a vn fi grand întereft. le fçauois bien 3
rëfpondit Galathee, qu'il y auoit eu de gran-
des inimitiez entre ceux de Lauieu3& de Su-
rieu, & depuis le combat de Lindamor & de
Polemas 3 qu'il n'y auoit eu guiere d'amitié en-
tre eux, quoy que Polemas n'en aie rien feeu
que par foupçon. Mais k ne fçauois point le
fubiect que Leonide auoit de fauorifer Linda-
mor, &i'aduoùe qu'elle a raifon 3 d'autant que
chacun doit defirer que le lieu dont il tire fon
Bbbi)
7y£ La IL partie d'Astrîe;
origine foit le plus îiluftre qu'il fe peut. Et fi ié
l'euffe fceu pluftoft 5 ie n'euffe pas «ouué fi
mauuais la protection qu'elle a toufîours prife
de Lindamor3 foit contre celuy dont nous
parlons, foit contre Céladon, qui à la vérité a
cité tant opiniaftre quelquefois que l'ay eu
fubiet de croire qu'il y auoit de I'amour5&: non
pas delà haine. Mais maintenant que ie confi-
dere ce que vous dites , ie veux croire qu'A da-
mas a fait efchapper Céladon 3 afin que Linda-
mor qui eft fon parent comme vous dites , par-
uint à ce qu'il defire, 6c ie penfe bien que Leo-
mde n'y a pas nuy pour ce mefme fubieft.
Toutesfois ie luy pardonne pour cette confide-
ration^mefme n'ayant rien mandé à Linda-
mor de tout ce qui s'eft paffé en mon Palais d I-
foure. Et faut que nous fartions, continua t'elle,
vnecontre-ruze par fon moyen 5 & fans qu'elle
s'en doute. AcemotSiluiefe teuft, & laiifant
fon premier difeours peu après reprit de cette
forte. Voyez-vous,mafœur, ie ne vous cache
nen3parce que noftre amitié me lecommande
ainfij mais iï vous me defcouuriez, ie ferois rui-
nee3ceitpourquoy ievousfupplie de n'en faire
iamais femblant, Faymcrois mieux > refpondit
Leonide, ne parler iamais que fi l'auoisfait cet-
te faute. Sçachez donc, continua Siluie, que
Galathee après auoir quelque temps penfé en
ellc-mefme;me dit en fin Voyez vous Siluie. le
fuis infiniment empefehec de ces deux hora-
7 Livre dixiesme. 757
mes, ieveuxdiredeLindamor,&dePolemas,
&fautqueievousaduotk queceluy qui m'en
defîeroit, m'obligeroit infiniment : carie fcay
bien,qu'ilsne tailleront ïamais en paix Cela-
don auprès de moy,c'eit pourquoy ie voudrois
bien eiïayer de me depefcher de l'vn par le
moyen de l'autre, ce que nous pouuons faire
par l'entremife de Leonide, a laquelle il faut
que vous confeillez qu'elle doit aduertir Lin-
damor de tout ce qu'elle dit de Climanthe &:
de luy, mais qu'elle fe garde bien d'y embrouil-
ler Céladon , &: vous luy pourrez dire afin de
luy en ©4kr la volonté queie n'ay plus de mé-
moire de luy , & que la prefence de Lmdamor
qui eit Cheualier de tant de mérites, me fera
bien oublier ce Berger entièrement, par ce
qu'où Lindamor me deffera de Polemas,ou ce-
tui-cy de l'autre, & par ainfi l'en feray defehar-
gec à moitié, de peut eftre du tout, fi ma bonne
fortune veut qu'en mefme temps l'vn me def-
face de l'autre. le ne voudrois pas que ce fut par
leur mort , mais pluftoft par quelque autre
moyen,& toutefois iemefens fi fort importu-
tuneed'eux,& l'ayme deforteCeladon,ques'it
nefe peut autrement, i'yconfentirav,pourueu
que ie n'y mette point la main, &: que l'on ne
(cache que cela vienne de moy. I'aduoùe,.ma
feeur, qu oyant ces paroles,ie demeuray eflon-
fiée, &merefolus de vous en aduertir, non o?s
pour vous donner volonté de faire ce qu'il dit,
B b qj
7) 8 La II. partie d'A srk. 1 1\
mais au contraire pour y pouruoir. le refpon-
dis donc donc à la Nymphe qu'auant que de
fa ire de/Tein fur ce qu'elle difoit, il failloit fça-
uoirdeFieunalen quel temps Lindamor luy
auoit dit qu'il viendroit. Ce quelle trouua à
proposa me commanda de l'appeller : ce que
ieds, mais auant que de le faire parler à elle5ie
luy dis qu'il fe gardait bien de dire à Galathee
le temps que Lindamor deuoit venir 5 ny le
lieu où il fe deuoit trouuer, &: que ii elle luy de-
mandons il diit qu'il reuiendroit beaucoup plus
tard qu'il ne vous mandoir. Encor qu'il foit
d'alTez peu d'efprit, fî eft-ce qu'il creutee que îc
luy en dis., & lors qu'il fuit deuant elle 3 il men-
toitfîaiTeurement que Galathee le creut. Et
parce qu'elle a trouué à propos que ie fois ve-
nue vers vousj pour commencer de vous con-
uier d'eferire à Liadamor, ou pour le moins de
luy faire fçauoir ce que Polemas a fait contre
luy : l'ay penfé qu'il citoit bon d'amener Fleu-
rial pour vous dire plusau long ce que Linda-
mor vous mande, & qu'il ne ma point vou'u
dire, mais il craint que vous foyez en colère
contre luy, pour la faute qu'il a faite de donner
fes lettres à Galathee,& de luy auoir dit le fub*
iet de fon voyage : iî bien qu'il ne s'ofeprefen-
ter deuant vous. Il mefemble qu'encor qu'il ait
faiily, il ne le faut pas toutesfois rudoyer de
forte qu'il perde la volonté de paracheuer: caï
deuantqu'vn autre en feeuft autant que luy^
Livre dixiïsme! 759
nous perdrions beaucoup de temps,& à l'auan-
tureneferoit-ilpas mieux. Vous auez raifon,
rcfpondit Leonide, &: peut-dire n'a-t'il pas fait
tant de mal qu'il femblc 3 puis que Galathee a
leu lalettre de Lin dam 01* 3 que (ans doute elle
eufl fait difficulté de voir, & que l'euiTeeité
bien empefehee de luy prefenter pour eflrc
bannie de faprefence comme îe fuis. Vous le
deuez donc afTeurer que îc n'en fuis point mar-
rie 5 qu'au contraire, il a fort bien raicl, mais
qu'il n'y retourne plus, car peut eftre vne autre
fois, il ne feroit pas à propos. Syluie fortant de
îa ralle 3 fit appeller Fleurial , auquel elle fit en-
tendre tout ce que vous auez feeu, & puis le
conduitversLeonidequiluy fit vn fort bon vi-
fage, & l'afTeura de ce que fa côpagne luy auoit
dit3& luy demandant particulièrement lefuc-
cez defon voyage, il commença de cette force.
I'ay eu crainte d'auoir failly, Madame 3 ainii
que vousa peu dire Siluie3quei'auois fuppliee
de vous faire des exeufes, comme celle qui a
veu en quelle forte le tout s'eftpaffé: mais puis
que Dieu mercy , il eft aduenu autrement, l'en
fuis très. aife,& m'en refiouïs comme du plus
grand bien qui me puiiTe arriuer 3 ayant voilé
tant deferuiceà Lindamor, que s'il recegn oit
en moy quelque faute d'efprit,ie fçay bien pc 1 r
le moins qu'il n'en trouuera ïamais de fidélité,
ny d'affection. Cela fut caufe qu'au fil- toit que
vous me commandâtes de l'aller trouuer, iele
Bbb m)
j6o La IL fâ rtie d'Astre je,
Bs auec toute la plus grande diligence qu'il me
fut poiTible , & arriuay en vne ville qui s'appel-
le Paris3où Merouee demeuroit pour lors, eftât
de retour du païs des Neuftriens : cette vill e eft
aiTife dans vne Iile fî petite que les murailles
font continuellement lauees de la riuierequi
fcnuironne de tous coftez, de forte que Ion n'y
fçauroit aller que par des ponts. Aufïi-toft qu'il
me vîitie remarquay bien afon vifage vne gra-
de altération: mais d'autant qu'il eitoit au lift,
&qu'il y auoit quantité de perfonnes auprès de
luy, ilne peut parler à moy , ny me demander
l'occafiondemon voyage : mais lors qu'il fue
feul3ilmefitappeller , & me demandant quel
fubiet m auoit amené , ieluy dis qu'il le verroit
par voftre lettre : & riy en a t'il point 5 dit-il in-
continent, de celle de Madame? vousfçaurez
tout , luy refpondis-ie 5par cette lettre. Il chan-
gea de couleur quand ie luy tins ce langage^
croyant bien qu'il y euft du changement : mais
quand il euiî leu ce que vous luy efcriuiez, ic ne
vis jamais vn homme fî efionné. le ne fçay
quant a moy ce qu'il y auoit dans ce papier,
mais il faillit de luy ofterlavie. IemereÂbu-
uicndray bien 3 dit Leonide, des mefm es paro-
les: car il y en auoit fort peu , & veux , ma feeur,
que vous les oyez3afin dit elle5s'approchant de
fonoreille,que vouspuiiTiezlesdire à Galatee
s'il cil: neceftaire. Il n'y auoit que ce que ie vous
vay dire,& lors fe reculant elle dit tout haut.
Livre dixiesm^ 761
LETTRE
DE LEONIDE A LlNDAMOR.
/ autrefois vous aue7 deu efierer en ?noy ,
ie vous dis maintenant que vous deuc7
remettre toute vofire efierance en vous-mefme <,
non pas que taye diminué de bonne volonté en-
vers vous , mais farce que les artifices de Fole-
mas^ont efié tels qu ils m ont 0 fié tout fournir de
vous fer uir. Vos affaires font en fi mauuais ter-
me , quil ri y a point d'apparence de falutfivous
ne reuenez, promptemcnt. le ne puis Vous en
dire dauantage que ce ne foit débouche ,n "e fiant
f as a propos qù autre que vous entende ce a quoy
tout feul vous pouuez* remédier.
Vous luy donniez, dit Syluie, l'alarme bien
chaude , &: ne m'eftonne plus quil ait changé
de couleur, car cette nouuelle eftoit bien affez
fafcheufe pour luy caufer de femblables efFe£ts.
Que pouuois-ie, dit Leonide3luy efcrire moins \
ft'eftoit-il pas vray ? Quant à moyie nefceus
iamais mentir , mais moins a mes amis : &à
ceux qui fe fiét en moy qu'a tous les autres. Vos
paroles , reprit alors Fleurial, ne demeurèrent
pas fans eflPecc. De fortune il n'y auoit perfon-
ne auprès de luy comme ie vous ay dit y finon
yét La II. partie dAstree,
vn ieune homme qui le feruoiten la chambre.
Il euttantdepuiflancefur fa douleur qu'il re-
tint les plaintes iufquesàce qu'il eut comman-
dé à ce ieune homme 3 &àmjy de nous reti-
rer dans fa garderobbe5attendant qu'il nous ap-
pcllat : &faifant tirer le rideau, il fe mit à fouf-
pirerfîhaut, que nous l'entendions quelque-
fois , encor que la porte fut fer m ée : le m'en qu is
alors quel eftoit le mal qui le retenoit dans le
lia 5 & ie feeus que ceftoient des blefleures qu'il
auoit eues en vne rencontre 3 où les Neuftriens
auoient efté deffiuâs par la valeur de C'ila-
man& de Lindamor-.& parce que i'eftois eu"
rieux de fçauoir comme le tout s'eftoit pafîe*
prenant la parole il me parla de cefte forte .
le croy Fleunal, me dit-il , ( car il fçauoit mon
nom m'ayant veu bien fouuent dans les iar-
dins de Monbrifon 3 & dans le logis mefme
de fon maiftre, lors que vous m'y enuoyezj
que tu as ouy dire les batailles qui ont efté ga-
gnées fur les Neultriens parle Roy , auec l'afli-
f tance toutesfois de Clidaman & de mon mai-
ftre.Ie m'affaire auffi que tu as ouy parler d'vnc
Dame (il me la nomma bien, dit-il, s'addref-
fant à Leonide , mais i'en ay oublié le nom ) qui
s'habillât en homme auoitfuiuy d'vn pays qui
eftde là la mer vn Neuftrien qu'elle aymoit, &
qui reffembloit tant à Ligdamon, qu'eftant pris
pour luy 5 il mourut ne voulant point efpoufer
vne femme , pour qui celuy-là s'eiloit battu , U
Livre dixiesme.* 7^
âuoit tué vn homme, pour le meurtre duquel
eftant banny ,il s'enfuie en ce pais que ie ne fçay
nommer : & depuis reuenant fut pris par vn
parent du mort. Et fans cette Dame dont ie te
pari c, il eut efté remis entre les mains de lalu-
ffice, mais elle combattit pour luy, & fe mie
en prifon pour l'en fortir.
Ce difeours embrouillé de Fleurial, fit rire
IcsNimphes, encores que Siluie, pour la me»
moiredeLigdamon,en euft peu de volonté,
& Leonide.pour luy aider luy dit. Tu veux
parler 3 Fleunai de iabeile Melandre. Il eït vray,
interrompit- il , ceftainfi qu'elle fe nomme: dz
deLydias , commua la Nymphe, qui fut rete-
nu à Calais par Lypandas, à caufe de la mort
d'Aronte? Ce font ceux-là mefme, dit Fleu-
nai j en frappant d'vne main contre l'autre:
mais ie ne pouuois me fouuenir de leurs noms,
&pourueu que vous m'aidiez vn peu, l'ache-
ueray bien de vous raconter tout ce qu'il me
dicl Or cette Dame continua-ul 5fut caufe que
Calais fut pris par les Francs , &: Lipandas ( ie ne
fçay fi ie dis bien fon nom ) fut mis prifonnier,
QuantaMellandre qui eftoitdans vn cachot,
aufîl toit qu'elle fut deliuree elle s'en alla fans
parler à Lydias, ayant opinion , félon ce qu elle
en auoit oiïy dire, que Ligdamon qui eftoit
entre les mains des ennemis, fut Lidias , amh
que chacun luy difoit. Au ffi toit que Lidias feeut
le départ de celte Dame5 il fe mit après , fans rç-
7^4 La II. partie d'Astml
douter la rigueur des ennemis, ny de laluftice:
Mais Lipandas qui eftoit dans vne prifon3ayant
fceu qu'il auoit tenu vne femme pnfonnierc,
& qu'il auoit combattu contre elle 3 deuint tant
amoureux de Mellandre, qu'il ne ceffa depour-
fuiure fa deliurance, rufquesàce qu'il fut mis
en liberté , &foudain pnnt le chemin de la ville
où elle eftoit allée, dont i'ay oublié le nom pour
eftre fort eftrange. N'eft-ce point Rothomage,
dit Leonide ? c eft celle-là mefme , dit Fleunal:
O Dieu l que ie vous raconterois de bel] es cho-
fes , fi l'auois vne auiTi bonne mémoire : tant y
a que le fils du Roy, ayant eu quelque aduer-
tifTcment 3 s'en alla attendre les ennemis , & les
deffit après vn fi long côbat , où Lindamor fut
blcfle , de forte quïhie pouuoit fortir du lict.
Vrayement, refpondit Leonide, tuéslemeil-
leur raconteur des chofes que l'on t'a dictes qui
fepuiflfetrouuercn toute cette contrée. Or di-
nouslerefte, &fitu t'en acquittes aufli bien,
nous ferons fort fatisfai&es de ton bien dire.Fay
vne mémoire, dit-il , qui ne me fert pas fi bien
que ie voudrois , & ayme mieux ne dire pas
plufieurs chofes , que de mentir.
Or ce pendant que ce îeune homme me ra-
contait ces chofes , Lindamor foufpiroit & par-
loit quelquefois , mais il m'efloit impofïïble
d'oiïyr ces paroles , parce que la porte eftoit
fermée ; en fin i'oii;s qu'il m'appella , & &ns
ouunr les rideaux , il me dit ; le veux Fleunal,
Livre dixiesmï] 76)
que tu partes demain , & ie te deuancerois fi ie
n'auois les deux cuiffes percées qui m'empef-
chentdepouuoirfoufFrir le chenal , mais ie te
fuiuraybien-toft,&:disàLeonideque ie m'en
iray defcendre chez Adamas , puis quelle m'a
acquis fon amitié , de que ce fera dans vingt
niu&s fi pour le moins mes blefTeures me le
permettent 3- &à ce mot me commandant de
m aller repofer 5 ie fus bien eftonné que la nuiét
mefme on me dicT: que Ton l'auoit tenu deux ou
trois fois pour mort 3 & que ks playes eftoient
tellement changées , qu'il eftoit en grand dan-
ger de fa viele crois que les nouuelles que vous
luy auiez efcntcs5 en furent caufe , tant y a qu'il
fut longuement en cet eftat 3 & ne peus partir
d'vne lune après, que s'eftant confolé ou pris
quelque refolution , fon mal ne fut plus fi dan-
gereux. Outre les blefTeures 3 il auoit eu vne fi
fafcheufe fièvre, qu'il refuoit prefque ordinai-
rement, &nommoit à tous coups Galathée,
Leonide, &Polemas, méfiant parmy des pro-
pos d'amour ,de'vengeance5& de mort. Il re-
uint en fin en fanté : mais encore qu'il fut en cet
efht, fine pouuoit-ilfortir du lift, de les Mires
luy dirent que de quinze nuifts pour le moins
ilnefçauroit fortirde la chambre: cela fut cau-
fe qu'il me defpcfcha ,& me dit, que dans le di-
xiefmedelalune fumante 5 il feroiticy , &me
donna les lettres que vous auez veuës, me corn*
mandant de vous- dire beaucoup de belles pa-
j&6 La II. partie d'Asthe^
rôles, qui n'eiîoient que des rcmerciemens > &
defquels ie vous aduoue, Madame 3 que fay
perdu entièrement la mémoire.
Les Nymphes ne peurent s'empefcher de
rireoyans iedifeours deFleurialr, & les effeêcs
de fa bonne mémoire : Et parce qu elles vou-
loient parler enfemble, elles luy commandè-
rent de forcir &: d'an rendre que Siluic s'en re-
tournait , & fur tout qu'il fe gardait bien de dire
à peifonne que Lindamor deuil reuenir:& eftâs
demeurées feules 5 elles refolurent de dire tout
ouuertemét à Galathée , la vérité de ce voyage,
efperant que peut-eflre le mérite de Lindamor
laferoit reueniràibn deuoir: mais de luy ca-
cher en toute façon le temps de fon retour , de
peurqueiielîelefçauoit, elle n'en donnât ad-
uis à Polemas , non pas pour amitié qu'elle luy
portât: mais feulementafin qu'il fe tint fur fes
gardes, & qu'il fit vne telle deffence que Linda-
mor la voulant tuer 3 ils y demeuraifent tous
deux , ou bien que luy difant le deifein & l'en-
treprife de Lindamor , il demandât le camp,
& qu'ils y mouruiTent , dequoy les paroles de la
Nymphe les mettoient en foupçon. Ayant
donc fai£t ce deiTein, Siluie fut d'aduis de fe
communiquer au fage Adamas, à fin d'en fça-
uoir fon opinion : mais Leonide luy dit, qu elle
luy en parleroit à loiiîr , &quà cefle heure il
cftoitempefchéauec fa fille. Et ne laverray-ie
point, dit Siluie ,11 fera bien mal-aifé, dit Léo-
Livre dixiesme? j6j
nidc, pour ce coup, car ils font infiniment cm-
pcfchez3 àcaufe qu'il n'y aplusqu'vne lune, ou
enuiron d îcy au lour que l'avTemblée des Druy-
desfefai&àDreux, & ie croy que pour cette
année mon oncle s'en veut exempter à caufe de
fa fîile3 qu'il feroit contrainct de ramener , de la
prefencede laquelle il veut ioiiyr le plus long
temps qu'il luy fera poflible. Toutesfois fî vous
voulez , ie ne laifTeray pas de les en faire aducr-
dr , car ie fçay bien qu'ils auront vn très-grand
plaifir de vous voir. Ilne faut pas 3 dit Siluie, ic
fuis bien aife qu'Adamas fe refolue de demeu-
rer cette année , car fa prefence nous fera peut-
eitre plus neceiTaire que nous ne penfons:Il ne
faut point les de/tourner 3 & me fuffit de fça-
uoir qu'ils fe pottent bien , &: après quelques
autres difcoursSiluie prit congé 3 & fe retira à
Marcilly , où Galathée lattendoit en bonne de-
uotion,pour le defîr quelle auoit d'entendre
le difeours que Leonide &: elle auoient tenus,&
fur tout apprendre des nouuelles de Céladon,
s aflèurant bien que Leonide en auroit ; Mais
quand elle fçeuft que le Berger n'eftoit point en
fon hameau 3 &que perfonne ne fçauoit où il
eftoit,elle demeura fort empefehée, ne fçachant
dequoy aceufer Leonide , car elle penfoit bien
que fi le Berger fe fut fauué par fon aduis3 elle
neuft pas permis qu'il fut forty hors delà con-
trée :& après auoir quelque temps fongé en el-
le-rnefmc 3 elle dit , Peut élire en fin fera-t'il
j6% La II. partie d'Astreé,
vray queLeonide n'eft point coulpable du dé-
part de Céladon puisqu'il s'en eft allé de cette
forte? le croy véritablement, refpondit Siluie,
quelle n a iamais penfé à faire fortir du Palais
d'Ifoure,&: félon que ie luy en ay oùy parler,
ie refpondrois en cela ptefque autant pour elle
que pour moy. Mais fi ce n'eft point elle,reprint
Galathée, pourquoy n'euft-elle pas voulu reue-
nir quand vous luy auez mandé de ma part?
Madame 5 dit Siluie, me permettrez-vous de
vous dire franchement la refponfe quelle m'a
fài&e ? le ne le vous permets pas feulement ,
adioufta laNymphe, mais ie le vous comman-
de. Scachez-donc, Madame , continua Siluie,
qu'après auoir yeu malettre,elle me refpôndit,
Qj/elle recognoifïbit bien l'honneur que ce
luy eftoit de vous faire feruice3& puis encores
d'eftre près de voftre perfonne, n'ignorant pas
que nous fommes toutes obligées par la nature
&par vos mérites, à vous donner, & noftre
peine ,&: noftre vie, mais quand elle confide-
roit les eftranges opinions que vous auiezcori-
ceuês contre elle, & le mauuais traittement que
pour fes opinions elle auoitreceu de vous , elle
aymoit mieux s'efloigner de voftre prefence,
que d'eftre en danger de receuoir encores Va
mauuais vifage , &: vn congé auec fi peu de fub-
iec~L Qujen cefte refolution elle fe forçoit in-
finiement , & l'inclination qu'elle auoit d'eftre
touiîours auprès de voftre perfonne , mais
quelle
Livre dixîesmê, 769
quelle aimoit mieux fupporter cette peine en
particulier , que d'élire la fable de toute la cour:
QuVne fille n'auoit tien de fî cher que la ré-
putation 3 &: que les foupçons que vous auiez
d'elle depuis quelques lunes 3 l'ofFençoient
de forte qu'elle donnoit à parler à chacun
à fon dtfauantage. Quelle recherchèrent:
toufîours l'honneur de vos bonnes grâces par
tous les fermées qu'elle vous pourrait rendre,
mais elle vous fupplioit très - humblement
de trouuer bon qu'elle ne reuint plus 3 & à
cette fois que îe luy en parlay , elle m'a fait
encores la mefme rcfponfe , & a adioufté
tant de fermens , que ce qu'elle vous auoit
dit de Polemas & de Climante3 eftoit vérita-
ble, qiul faut que l'aduouë que l'en crois quel-
que chofe, Pcnfez-vous , dit Galathee $ que
celapuiffe eftre ? Madame 3 refpondit Siluie3 ie
n'y vois rien d'impoiTïble,car il eft bien cer-
tain que Polemas vous ayme , &: qu'il a bien af-
fez de finefle pour inuenter cet artifice, & ce
qui me le fai£t mieux croire 3 c'elt que leiour
que vous trouuaftes Geladon ; Polemas fut veu
tout feul au mefme lieu3 s'y promenant fort
long temps3&: môftrant bien qu'il y auoit quel-
que deflein : Et comment le fçauez-vous : dit la
Nimphe 3 le l'ay appris 3 dit Siluie3 de plufieuf s
perfonnes, parce que depuis que ma compa-
gne m'eut raconté ce quelle vous auoit die, ôc
voyant la doute en quoy vous en citiez, ie
2. Par t. G ce
j-?o La IL partie d'Astrëè.'
fus cuneufe d'en defcouunr la venté 3 & m'en-
querant en quel lieu efloit Polemas, ce iour-
la3 îe fceus au commencement qu'il n'ellcit
point à Marcilly : &: depuis recherchant la
vérité de plus presse defcouury qu'il cftoit par-
ty de Feurs , n'ayant qu vn homme en fa com-
pagnie que perfonne ne cognoiflbit 3 auquel
îl faifoit des carefîes extraordinaires :Et en fin
l'ay fceu de pluiïeurs3 que ceux qui cherchoisnt
Céladon 3 le long de Lignon, trouuerent Po-
lemastout feul, qui fe promenoit au mefmc
lieu où vous trouuaites le Berger. Vraycment,
dit Galathée , ce que vous me racontez me met
bien en peine, Se s'il eft vray, il ne faut point
douter que Tay eu tort de traicter Leonide
commei'ay faiû, car l'ay penfé iufques icyque
c'eftoit vne pure mentene. Madame, refpon-
dit Siluic 3 ie vous affeureray bien que c'eft la
venté que Polemas fut long temps fur le lieu,
& que depuis on l'y a veu plufîeurs iours Cui^
uans fans compagnie, iugez ce qu'il y pouuoit
attendre. Il faut aduoùer > dit Galathée 3 que .
véritablement Polemas eft mefehant , èc que iï
i'en puis defcouurir la vérité, ie l'en feray bien
repentir : cependant ie veux que vous difpofïez
Leonide à reuenir, de que vous l'afleunez que
ie l'ay meray pourueu qu'elle viuc,& auec moy,
& auec vous comme elle doit.
D'autre cofté Leonide , auflî toft que fa
compagne fut partie, retourna vers A damas,
Livre dixiesme.7 7jr
&luy raconta vne partie des nouuelles qu'elle
luyauoitdittes, cachant auec fineflece qu'elle
crût qu'il pourroit trouuer mauuais, & parce
qu'il eftoit heure de difner : le Druyde, Ale-
xis , & elle fe retirèrent au petit pas dans le
togis.
Ce
c n
77Î
L E
VNZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
partie d'Astre e.
Ovze ou quinze iours s'c-
ftoient paflez depuis qu'Alexis
auoit laifle fa tnfte demeure, &
défia la plus part des voifirts
auoit vifité Adamas 5 quand
on Taduertic que quelques Bergers defiroient
déparier à luy 3 &: qu'entre les autres , il yen
auoit vn nommé Licidas. A ce nom de Li-
cidas , Alexis treffaillit de forte qu Adamas
s'en prit garde 3 & de peur que Paris n'en fit de
mefme0 il luy commanda d'aller feauoir qui
c'eftoit. Il prit de bon cœur cette commif-
fion , pour l'amitié qu'il portoit à Diane ;
Cependant Adamas Rapprochant d'Alexis,
l'ay peur , luy dit-il , ma fille , que la haine
que vous portez à ce frère 5 ne defcouure ce
que nous voulons tenir fi caché. Il m'a eftç
Ccc îij
774 La IL partie d'As tk !î!
impolTible, refpondit-elle , de ne me laiffè^
furprendre à cette nouuelle fî peu attendue.
Et fi vous le trouuiez à propos > îe me reti-
reras dans cette chambre voifine mfques à
ce que ces Bergers s'en fuffent retournez, afin
d euiter le danger qu'il y a que ie me def-
couure. Il ne le faut pas faire , dit A damas,
car fans doute ils viennent îcy en partie pour
vous voir, & ne faut penfer qu'ils n'enayent
demandé des nouuelles à Paris, aufîi-toft
qu'ils l'ont veu: outre que nous le? mettrions
luy-mefme en vne grande doute. Alexis ne
répliqua rien , parce qu'elle oûyt parler Lici-
das au bas de l'cfcalier , & peu après toute la
trouppe entra dans la falc , où le Druide les
receutauecdesdemonftrations d'amitié extra-
ordinaires. Ceux qui eftoient les plus appa-
rens, c'eftoientDiamis, oncle de Diane, Pho-
cion oncle d'Aftrée, Licidas, Siluandre, Corî-
das , Amidor , & bien que Thircis , ny Hilas ne
fuffent point de cette contrée, fînelaifferent-
ils d'afTïïter ces B ergers en ce deuoir , tant à eau-
fe de l'amitié qu'ils luy portoient , que pour
auoir défia fejourné trois ou quatre mois en leur
hameau
Phocion au nom de tonsles autres , afféura le
Druide de leur bonne volonté,& du defir qu'ils
auoient de luy faire feruice, & puis luy dir, que
deux occasions particulièrement les condui-
sent vers luy, l'vne pour fe relioùir du con-
'L I V R E V'N Z I E S M H 77c
tentëment qu'il auoit de rcuoir Alexis 5 pîuftof t
de en meilleure famé qu'il n'auojt efpcré , &:
l'autre pour l'aduertir qu'il auoit pieu au grand
Theutates leur enuoyer kGuy dans les boc-
cages de leur hameau 3 & qu'ils venbient le
fupplier de vouloir félon leur couituine, pren-
dre la peine de faire le Sacrifice des actions
de grâces. Lors le Vacie s'auançant 3 C'eft
vnechofe cftrange, dit-il3 Seigneur, que celle
que ie vous vay raconter. Dans ce Boccage
facré a Hefus , Taramis , Belenus , noftre grand
Theutates3 i'ay trouué des chofes merueiileu-
fes en cherchant le Guy , pour l'an neuf. pre-
mièrement vn temple de petits coudres , &
deieunes chefnes, tellement pliez & appuyez
fur vn grand arbre qui eftau milieu , qu'ils font
vne voûte afTez fpacieufe pour y contenir vne
grande quantité de perfonnes: ôc dans le mi-
lieu il y a des gazons en forme d'autel^ fur les-
quels on voit vn tableau qui reprefente l'a-
mitié réciproque 3 auec des vers où font ef-
crites les douze Tables des loix d'Amour.
Plus en là nous rencontrafmesvn autre Tem-
ple dédié à la DeeiTe Aftrée. O Seigneur,
combien eft-il myftericux ! Il y a deux autels,
.dont le principal eftfai&en triangle, appuyé
contre vn chefne le plus merueilleux qui fut
iamais : car n'ayant qu'vn tige , il fe fepare
en trois branches efgales, &: peu après les re-
loint toutes trois enfemble dans vne mefme
G ce ii)
jy-6 La II. Partie dAstree.
çCcorcc 3 de telle façon qu'elles ne font plus
qu'vn feul tronc , qui s'eileuant plus que ic
ne fçaurois dire par deflus les autres arbres
du boccage , a elle eileu de Theutates pour
ion arbre bien - aymé , & pour nous en don-
ner cognoiiTance , nous y auons troutié le
Guy falutaire , ii beau , & fi bien nourry ,
qu'il n'y en a point dans la contrée de tel,
au rapport de tous les Varies. Et fans men-
tir le nom du grand Theutates, qui eft graué
en fon tronc , & celuy de Hefus 5 Tharamis ,&
Belenus,qui font aux trois branches auec les
autres merueilles qui fe voient en ce lieu , font
bien cognoiftre que Dieu s'y ayme,& qu'il veut
y eftre adoré.
Ainfi difeouroit le Varie, & raçontoit au
Druide vnechofe qu'il fçauoit mieux queluy,
comme en ayant efté l'inuenteur. C'eftoit la
couftume des Gaulois, de chercher vne lune
auancle fixiefme de celle de Juillet , par toute
la contrée, le chefne qui auoit le plus beau Guy,
& en faire rapport au grand Druide, afin que
le îour qu'il deuoit eftre cueilly l'arTemblée fe
fit dan s le hameau 3 où il s' eftoit rencontré. Et
pour cet effecl,tous les Vacies s'aiTembloient^&r
ftiiuoient tous les boccages facrez, & choifif-
ibientle plus beau, & le marquaient. Et parce
qu'ils eftim oient que c'eftoit vn figne d'eftre ay-
mez de Dieu, que de le trouuer dâs les boccages
quidépcndoientde leur hameau, pour luy en
Livre vnziesmî- 777
rendre gracejls fouloient faire vn facrifice par-
ticulier , ou le grand Druide affifioit pour peu
qu'il les voulue fauorifer. Et d'autant que Ada-
mas aimoit infiniment ceux- y, outre le deiïem
qu'il auoit pour Alexis, du contentement du-
quel ilpenfoitquelefien dépendit: ainfi qu'il
auok feeu par l'oracle. Il leur promit d'y aller
quand le Vacie le viendroit aduertir. Les Ber-
gers le remercièrent auec les plus honneftes pa-
roles qui leur furent poflîbles. Encores,dit-il en
faufilant, que i'aye quelque occasion de me
douloir des Bergères de voftre hameau, que ie
puis dire eftre les feules qui ne me font point
venu vifiter , & fe refiouïr auec moy, depuis
l'heureux retour de ma fille ,fi ne veux-iepour
cela laifler de donner cognoifïance, qu'il n'y en
a point en toute la contrée que l'effime plus
quelles. Paris qui vouloit exeufer faMaiftreffe
auec les autres : Mon pere,refpondit-il 3 ne leur
en fçachez point tnauuais gré, car ie vous afTeu-
re que ie les ay veuës s'en exeufer elles mefmes,
& faire refolution de venit voir ma fecur: Mais
la maladie d'Aftree,qui tfeft point allez grande
pour la retenir au li£t , nyaffez petite pour luy
permettre devenir fi loing, les en a empef-
chees,parce qu'elles ne vouloient point y venir
fans elle: Si cela eftvray , refpondit Adamas,
ie reçois cette exeufe : Mais s'il 11'elt pas , ie fuis
vn peu en colère; Phocion prenant la parole : Il
eft vray , adioufta-t'il, que ma Niepce depuis
.77^ La IL partie d Astree,"
quelques lunes fe trouue mal, &: que depuis dix
ou douze nuicts 5 elle sabbat plus que de cou-
tume ,mais ie crois que pour la guérir il la faut
marier : Vous y deunez fonger, dit Adamas,
car elle commence d'en auoir l'aage. Elle a, dit
Phocion, la moitié dVn fiecle, & trente fix lu-
nes , ou enuironD&i'efpere de la loger bien-
toft s'il plaid à Dieu.
Cependant qu' Adamas parloit de cette for-
te auec les Bergers , Leonide & Alexis entrete-
noient les autres: rhaisauiTi-tod que Lycidas
mit les yeux fur fon frère, il demeura long
temps fans les en pouuoir retirer, car illuy
fembla d'abord de voir levifage de Céladon.
Et puis le confid srant de plus pres5il demeuroit
edonné,quedeux perfonnes puiiTent fe reiTern-
bleriï fort:Toutesfois l'opinion qu'il auoit qu'il
fut mort , l'authonté du Druide qui difoit
quec'edoit fa fille, & l'habit de Nimphe qui
l'embeliiToit , &: le changeoit vn peu , l'empef-
cherent d'en defcouurir la venté 3 & luy fai-
foient démentir fes yeux. Si ne peut il empef-
cher en fin après l'auoir quelque temps confî-
deré 3 de luy dire , Si ie reffemblois autant à la
perfonneque vous aymez le plus que vous,
Madame , a celle que l'ay le plus aimée & hon-
noree3i'efpererois d'edre bien tod en vos bon-
nes grâces. Gentil Berger, refpondit Alexis3en
rougifïant 3 ie fuis tres-fatisfaite de mon vifàge,
puifquetdquneitil reffemble à ce que vous
Livre vnziesme. 779
aimez , car ayant appris de mon père combien
il vous eftime & chent 3 îe feray toufîours tres-
aife de vous donner occaiion de continuer l'a-
mitié que vous luy portez. Et les obligations
que nous auons au père , refpondit Ly cidas , &
les mentes de la fille nous commandent à tous
de vous rendre toutes fortes de feruices,mais à
moy ce me fembîe plus qu'a tout autrequi voy
reuiureen voftre viiage , celuy pour qui ic ne
ferois difficulté de metrre ma vie, ficela pou-
uoitrappellerla fienne. Telles furent les pre-
mières paroles dont ces deux frères vferenc: 8C
quoy queLeonide fe contraignit, fî ne pût-elle
s'empefeher de foulïire, voyant combien Lici-
das eftoit trompé. M lis ayant peur qu'Alexis à
l'abord ne fut pas bien accoutumée de parler
en fille; elle voulut interrompre leurs difcours,
feignant d'eftre curieufe d'entendre des nou-
uelles des Bergères fes amies qu elle n'auoie
veuesilyauoit plufieurs iours, Vours repren-
drez vne autrefois ces belles paroi! es , dit elle ,
Licidas,mais a cette heure, dites moy ie vous
prie, comment fe portent mes chères amies,
?entendsles Bergères de voftre hameau î Les
vncs,refponditLicidas3fo:it contentes, les au-
tres fafchees,& les autres ny fafchees ny con-
tentes-.mais paiTent doucement leur vie. Qui
eft celle, adiouftaLeonide,quieft tant infenii-
ble au bien & au mal , qu elle ne reffent ny Tvn
ny l'autre ? C'eft, refpondit Licidas, la Bergère
780 LaIL Partie dAstree,
Diane , car n'aimant rien ie necroy pasqu'el-
JepuilTe auoir ny bien nymal, puis que tous
les biens & tous les maux qui ne procèdent d'a-
mour, ne mentent dauoir ce nom. le croy,die
Leonide 5que vous le penfez comme vous le
dites: mais chacun n'eft pas de cette opinion.
Ceux qui le iugent autrement , dit - il, reiîem-
blent a ces anciens qui croyoient l'eau & le
gland eftre la meilleure & plus douce nourri-
ture de rhomme,parce qu'ils n'auoient efprou-
uény le vin ny le bled , de maintenant nous te-
nons que l'eau &: le gland ne font que pour les
bettes- de mefme quand ils auront efpronué les
douceurs ou les amertumes d'amour ils auoùe-
ront que tout le refte n'eft rien Et croyez- vous,
continua Leonide, que Diane n'ait rien aimé,
ou quelle n'aime rien encores? le ne fçay,
refpondit Licidas,ce qui eft du pafîe, mais pour
cette heure iecroy quelle laiiTe toute l'amour
aux autres. Vousme dites, répliqua Leonide,
demauuaifesnouuellespour Paris : voila que
ç'eft, dit le Berger, de la fottife de nos villages,
fi ne puis ie penfer que Diane reffente aueç
Amour l'honneur que Paris luy fait: toutesfois
fi ieftois deceu , ie ne ferois pas le premier
trompé au lugement des femmes . Or bien;dit
Leonide , biffons Diane pour ce coup , car fi
elle n'aime point encore , ne doutez que fa for-
tune ne l'attende, & dites moy qui cil celle
qui efi fafchçc r c'eft Aftréc , refpondit Licidas,
Livre vnziesme; 781
cârPhocionquieft auarc,&quine fonge fui*
uât la couflume des vieillards, qu'a loger rie he-
menc fa Niepce3veut qu'elle efpoufe vn Berger
desBoyens, nommé Caly don 3 qu elle n'a ia-
mais veu qu vn moment,à quoy elle ne fc peut
refoudre , & ie ne croy pas quant à moy que ce
vieillard en vienne à bout. Ce Caly don, dit la
Nimphe, n'eftee pas le Nepueu de Tamire?
c'eftceluy-làmefme, refpondit-il, mais a-t'il
oublié, répliqua Leonide, l'Amour de Celidée?
O Madame, adioufta le Berger, que Celidéee
n'eftplus celle qu'elle fouloiteftre, & que lac-
cident de fa perte eft eftrangei Comment,ditla
Nimphe, Celidée eft perdue / Elle fepeut dire
telle , refpondit-il. Et Tamire n'a rien à cette
heure tant à coeur que de marier Caly don. En-
cor qu'Alexis parlait auec Hylas 3 Corilas3ô£
Amidor,finelaiïroitellede prefter l'oreille à
Licidas,& d'oiïir fes paroles, qui luy ferrèrent
de forte le cœur, qu'il n'y eut Berger qui ny
prift garde 5 parce quelle changea au commen-
cement de couleur 5 & puis deuint froide com-
xnevn glaçon :celafutcaufe que Leonideluy
ditjvous vous trouuez mal,ma foeur^ce font cn-
cores des relies de voftre maladie,vous deuriez
vous afleoir.Hylas qui dés le moment qu'il l'a-
uoitveuè^l'auoittrouueetant à fbngré, que
Philiscommençoit fort à perdre fon cœur, &
cclle-cyàleiiiydefrobcr , la prenant fous les
fera* la fit afleoir a moitié par force , & fe met-
y%L La IL Partie d'AstrhJ
tant à genoux auprès d'elle ne deftournoit nul-
lement les yeux dedeiïus fon vifage. Cepen-
dant Leonide&Licidasfe retirans contre vne
fenefîre continuèrent leurs difcours, mais auât
que de les reprendre Licidasconfiderant Ale-
xis, le ne puis , dit- il, fouler mes yeux de regar-
der la belle fille d'Adamas: car elle reffemble
de telle forte à mon pauure frère , que plus ie la
confîdere,&: plus l'y trouuedestrai&s, foit au
vifage, foit en fes f.-.çons, où ie n'y cognois
différence que celle des habits. Y a-t'il long
temps , refpondit Leonide , qu'il cii mort fil y
àenuiron quatre Lunes, refpondit-il, le fuis
marrie, adioufta Leonide, de ne lauoinamais
veu, pour auoir ouy dire beaucoup de bien de
luy. Quant à ce qui eft de fon humeur, & de
ion efpnt , dit Licidas,ie ne fçaurois vous le
monftrer , mais pour fon vifage &c pour fes
accions , regardez Alexis", & vous le verrez. Et
lors il continuoitjvoila fon mefme œil , {à met
me bouche,famefme rondeur de vifage :& par
fortune Alexis en mefme temps foufFritdece
que Hy las luy difoit,encor quelle n'en euft pas
beaucoup d'enuie. O Dieux.' ditLicidas , voila
fon mefme fouf ris, cxfonmefme tourner de
tcilc • fut-il iamais rien de fi reiîemblant / Leo-
nide, qui craignoit que cette confideration trop
continuée ne luy fit defcouurir qu'Alexis ref-
fembloitfifort à Céladon, que c'eftoit Cela-
don mcûnejuy dit, Mais à propos de voftre
Livre vnziesme] 785
frère: lorsque Paris luy dreflace'vain Tom-
beau , l'appris qu'Aftree lauoit infiniment ai-
mé ,& quelle ne s'eftok peu empefcher de le
déclarer vn peu auant que nous y fuflions arri-
liez. le le feeus au fTi par Tircis, refpodit Licidas:
& pleuftà Dieu , continua t'il auec vn grand
foufpk 3 que celan'euft point elle 3 ie iurerois
prefque que mon frère feroic encores en vie.
Et comm ent 3 dit L eonide, l'aceufez vous de fa
mort 3 puis quelle n'en pouuoit mes3 eftant el-
le-mefme en vn extrême danger 3 à ce que iay
ouy dire 2 Licidas refpondit froidement 3 l'hi-
ftoire fercit trop longue de trop ennuyeufe
pour la raconter maintenant: tant y a que fi clic
fouffre du mal pour Calidon 3 qui ne l'aime
point 5 iecroy qu'Amour l'ordonne ainfi pour
venger la perte de Céladon, qui l'adoroit, &
dont elle eft coulpable. Et y a t'il long temps,
dit la Nimphe3que cette belle fille eft pcrduëPll
ya3refponditLicidas3douzeou quinze nui&s.
Ce fut donc3adioufta la Nimphe,peu de temps
après qu'elle receut noftre iugement: Dix ou
douze nuifls après, dit le Berger , & vous affeu-
rejque tous ceux qui l'auoient cognuë l'ont re-
grettée. Quant à moy , dit la Nimphe , ie n'en
ay rien feeu qu'à cette heure3& ie vous iure que
ie reffens fa perte. Mais diftes moy Licidas,
comment eft elle aduenuë?
784 La II. partie d'Astres
SVITTE.DE
L'HISTOIRE
DE CELIDEE.
E penfois, Madame, refpondit Ucidas,
que vous euiTîezfceu fa pitoyable hiftoire3
parce que ça efté vn accident fi effrange, que
chacun le racontoit pour vne grande merueil-
le : mais puis que cela neft pas 3 & que vous
délirez de l'entendre; Il faut que vous fçachiez
grande Nimphe, quelepauure Calydon ayant
efté condamné par vous 0 en récent le defplaifir
que vous pouuez penfer5 &: après auoir long
temps plaint fa fortune, en fin la raifon luy re-
mettant deuant les yeux ce qu'il deuoità Tha-
myre, le defdain de Celidee,&: le ferment qu'il
auoit fait d'obeïr à ce que vous ordonnenez3 il
prift vn bon confeil , &: s'eiTay ant d'effacer cet-
te paffion de fon ame , vefquït quelque temps
auec vn efprit vnpeu plus repofé.
Cependant Thamyre ayant fait entendre
fon deiîein à Cleontine , & elle aux autres pa-
rents , & mefmc à la mère deCelidec^dans dix
ou douze nuicts, le tout fut de forte auancé,
qu'il ne falloit plus que coucher enfemble. Le
foir eftant venu que le mariage deuoit efîre
confomméjon n'oyoit dedans lamaifon ,que
refioiïifTancc
Livre vnziesme.' y%$
refiouïflàncc de ceux qui attouchoient de quel-
que parentage à cette fille 3 pour l'efperance du
fupporc qu'ils efperoient de ce riche Paftcur.
Iuquesà ce poincl:Caly don obéît à voiire or-
donnancerais quand il vint à penfer que cette
nuiclCelideeferoit entre les bras d'autre que
de luy, il perdit toute refolution, & rendit té-
moignage par cette acîion , que quand les yeux
voyent ce qu'ils n'ont ïamais veu , le cœur pen-
fe ce qu'il n'a ïamais penfé : car s'eiiant aupara-
tiant figuré d'eftre refolu à cette perte a quand
ilvitqu'iln'yauoitplus quvne heure d'inter-
ualle entre fon efperance, & l'entière perte de
fon efperance.il perdit toute refolution, oublia
tout deuoir 5 & mefprifa toute confideration. Il
eftoit retiré à vn des coins de la chambre, où
cette penfee le faifoit mourir de regret , cepen-
dant que chacun danfoit. Thamire qui l'aimoit
comme fi ceuftefté fon enfant, fe douta bien
d'où procedojt cette triftcfTç, & ayant pitié de
ion mal, s'approcha doucement de luy , qui ra-
uy en fon defplaifir proferoit à voix baffe telles
paroles Cuis apperceuoir fon oncle,
Madrigal.
QVE ie <viue & quon Upojfede,
N'eft-ce point dî Amour <vn deffmt.
Puis que pour bien aymçr il faut ,
S» on meure plujtojiqueï on cedel
*-P^- Ddd
j%6 La II. partie d'Astrei!
Mais fiie meurs, ie ne fers pas
Le fouuenir qui me tourmente ,
Au creux de mu Tombe relente
Ce regret futur a m on trcjpas.
guette fortune pitoyable
OMe contratnci Csimour de courir,
Puis que pour rieftre miferable,
le ne puis viure ny mourir?
Thamirel'cfcoutant en prit vne compafllon
qui ne fut pas petite, &: plus encores lors qu'a-
près ces paroles il luy vit tendre les yeux en
haut , & ioindre les mains dans fon giron,
couurant fon vifage de larmes qui luy era-
pefchoient déparier. Il fe retira doucement,
& s addreflant a Celidee, luy dit l'eftat en quoy
il l'auoit trouué, & la pria de parler à luy, &: luy
donner quelque confolation. La Bergère qui
eftoit bien aife dVbeïr à Thamire , & qui fai-
foit deiïein de n'auoir point les mauuaifes
grâces de Calydon , puisqu'elle deuoit viure
auec fon oncle, s'y enallaaufîi ton; que Tha-
mire le luy eut dit, & le trouuant en cftat:
Et quoy 3 luy dit-elle, Berger, ferez- vous
le feul qui ne danferez point? A la venté,
refpondit-il,en luy tendant la main , vous auez
raifon3belle Celidee ,de me faire cette demade,
car c'eft bien à mes defpens quecebalfefai<S.
Livre vnziesme! 7S7
Mais pleuft à Dieu, que fans offcnfer Theuta-
t<s 5 ny vous , ie peuife auiTibien mettre fin à
mes îours , que cette nuit me rauira tout efpoir
de contentement. Et qu eft-ce que vous voulez
dire ? refpondit la Bergère, feignant de ne l'en-
tendre pas. le veux dire 3 repliqua-t'il, que fi ie
ne craignois dbffécer Theutates, en me faifant
mourir fans fon commandement, & vous en
vous faifant perdre vn feruiteur,cette main me
rauiroitlavieauant qu'en cette maflieureufe
nuictThamirepoiTedafien vous ce que mon f
affection feule pourroir mériter. Celidee fai-
fant femblant de ne penfer plus en ceschofes.
I'auois opimon,dit-elle5que vous eufîiez oublié
toutes ces folies, &en efi- il encores mémoire?
Comment , reprit Calidon auec vn grand fou-
fpir 3 que Calidon oublie Jamais Cclidee-.&: n'a-
uez-vous point de peur que Tharamis vous
chaftie pour l'offence que vous faiftes à
mon amour? vous en deunez bien auoir da-
uantagedeTheutates,refpondit-elle3quevous
appellafies quand vous promises à Leoni-
de dobferuerce qu'elle ordonneroit, & auez
vous défia mis en oubly le îugement quelle
fit < ou penfez-vous que les Dieux l'ayent ou-
blié? ou comment efperez-vous que le Guy
de 1 an neuf vous puiffe eftre profitable 3 puis
que ceil par luy que vous iuraftes? Pour le
moins ie vous confeille de ne chercher jamais
Vuf faluraire des ferpents : car vous courez
Dddij
788 La II. partie d'AstreeJ
fortune de n'en point efchapper. Ha .' Berger^
reprit Calidon, ne croyez point qne Taye ou-
blié l'iniufte aigement de l'impitoyable Nim-
phe( pardonnez-moy 3 Madame , dit Licidas.,
fi i'vfc des mefmes mots du Berger interef-
fé j le fouuenir m'en eft trop douloureux pour
l'oublier. Ne penfez non plus que raye opi-
nion que Theutates n'ait mémoire de ce que
leiuray : mais n'eftimez pas aufli que ie tien-
ne que le Guy de l'an neuf, ny l'œuf des fer-
pentsme foit falutaire, puis qu'en vous per-
dant il n'y a plus rien au monde dont ie me
foucie. Encores deuez-vous redouter, dit elle,
laiuitice des Dieux après voftre mort. Ils
nefçauroient, refpondit-il, me donner plus
de mal que l'en fouftre en vie , & fçay bien
qu'ils n'ont point de plus cruels fupplices
que ceux que l'endure. Mais ne croyez tou-
tcsfo is que ie fois fi peu iufte obferuateur de
ce que i'ay promis : car fi vous auez bonne
mémoire 3 ie dis que ie voulois que iamais le
Guyderanneufnemepeuteftre falutaire, &
que fi ie rcncontroiVteuffoufflé des ferpents*
ie priois Theutates quilles animait de force
contre moy qu'ils me fiffent mourir, fi ienbb-
feruoisleiugement de la Nymphe tant que te
viurois. Ec bien , dit elle 3 n'y contreuenez
vous pas parles paroles que vous me venez
de dire? Nullement , refpondit - til , car fyay
mis vnc condition qui m'en empefche. Et
Livre vnziesme. 789
quelle cft elle ? dit Celidee , que le n'y contre-
uiendrois point, dit Calydon, tant que je vi-
uray&r ne voyez vous pas que îe mourus dés-
lois que cette ordonnance fut faite., û pour
le moins 5 la vie eit vn bien : car dés ce mo-
ment mal-heureux, le perdis non feulemenc
toute forte de bien, mais toute efperancc
mefme de quelque bien. Que fi toutesfois vous
appelles vmre que de languir comme ie fais,
dans peu de nuicls ie laiiïeray fans doute ce
que vous nommez vie : que fi entre cy & là k
contreuiens à ce que iay iuré3 ie veux bien
que le Guy de l'an neuf ne me férue de rien,
aufll bien neipere ie pas de le voir iamais,outre
que fans vous rien ne me peut eftre faln taire: Et
ie mourray bien-toit, fi les Dieux veulent exau-
cer les vœux du plus defolé homme du monde.
Et quel aduantage efperez - vous , dit-elle 3 en
mourant? l'attends , dit-il 3 toute ma félicité,
puis qu'il me fera permis de vous aymer 3 fans
offencer nyThamire ny les Dieux 3 ny vous
que ie redoute dauantage. Mais cruelle Bergè-
re , quel deiTein vous conduit vers moy ? Eft-ce
point pour triompher encor vne fois de Caly-
don5 ou bien pour imiter ces cruels 3 qui ayans
tué le miferable qui ne fé deffend point, en
viennent voir le corps pour coflderer combien
grandes àc diuerfesen font les bleifeures:' Ce
n'eft point ce fuieét, defolé Berger, dit-elle, qui
me conduit; mais pour eiTayer de vous diuertir
Ddd lij
7?o La II. partie d'Astref;
de vos triltes penfees, & voir fi ie puis vous
donner quelque foulagement, fanscontreue-
nir toutesfois a la volonté des Dieux. Et com-
ment? interrompit-il incontinent, il ne vous
fuffit pas que ie meure, pai la cruauté de mon
deihn3&: par l'iniufhce des hommes,qui m ont
rauy tout ce qui me pouuoit retenir en vie 3 fi
vous n y adiouftiez encore cette vaine compaf-
fion que vous faites paroiftre d'auoir de moy,
feulement pour me faire mourir- auec plus de
regret ? Quoy / Celidee , vous voulez que ic
penfe que vous eftes touchée de pitié, en
voyantlemiferable efiatcù ie fuis , afin que
vous perdant & vous voyant poffedee par vn
autre ie vous plaigne dauantage ? Si c'eft vofire
deffein , viuez contente 3 & croyez que vous
ne fçauriez me defirer plus de mal que ceîuy
que ie reffens : Se fi ce ne l'eft pas 3 ne me parlez
iamais plus de pitié, de falut , de remède., ou de
quelque efperance : car l'en fuis auflî incapable
que le ciel 5 &: vous auez eu peu de volonté de
monbien-Etàcemotlalaifiant , quoy quelle
s'efforçaftdeleretenir3ilfortithors delà cham-
bre/
Il eftoit défia tard , de forte que le bal finit
bien-toit après 3 &: chacun fe retira quand Celi-
dee , fuiuant nos couftumes, euft efté mife dans
le lift auprès de Thamire, vous deuez croire
que le contentement de ce Berger cftoit à fon
extremitéjpuis que leciel ne lui en voulut point
Livre vkziesml 791
donner dauantage , comme ie vous diray. Ca-
hdon , au fortir de la chambre, s'en alla hors du
logis, & de fortune fe coucha fous des grands
ormes qui eftoiét le long du chemin auprès de
lamaifon,oùapresauoir confideré quel heur
eftoit celuy de Thamire , & au contraire com-
bien fa fortune depuis peu de temps s'eftoit
changée, il prit fi grand ferrement de cceur,que
peu a peu l'cnnuy luy rauifTant la force il de-
meura efuanoiïy,& fi longuement que Cleon-
tine,&fatrouppe fortant du logis de Thami-
re , le trouuerent eftendu , comme s'il s'y fait
endormy: mais l'ayât voulu efueiller,& voyant
qu'il ne fe remuoit point , Cleontine mefme le
prit par la main, & d'autat que toute la chaleur
auoit dclaifle les extremitez du corps pour fe
retirer autour du cœur , elle letrouua fi froid,
que toute furprife de frayeur , elle s'eferia , ô
Dieu, Calidon eft mort.' Quelques-vnes de fes
parentes qui oùirët cette voix,y accouru rent,&
Je voyant en ceft eftat eileuerent de fi grands
cris qu'elles y firent accourir tout ievoifinage:
& parce qu'il eftoit infiniment aimé, & que ceft
accident eftoit tant inefperé, plufîeurs retour-
nèrent dans le logis de Thamire, où criant à
haut de tefte queCalidon eftoit mort, Thami-
re en oùit le bruit, & n oyat que le nom de Ca-
lidon & de mort , fe doutant de quelque fini-
ftre accident , ^aute hors du lift en terre , court
à la porte: Rappelle quelqu'vn de la maifon^
Ddd nij
79^ La II. partie d'àstrei'
& enfin apprend queÇalidon eft mort. Il ai-
mait ce nepueu autant que s'il euft efté foniîls •
fi bien qu a ces premières nouuelles il faillit de
tomber de fa hauteur fur le plancher 9 mais
eftantfouftenu par quelques- vns des fiens, ce
fut tout ce qu il peut faire de fe remettre au lift
auec laide de ceux qui le tenoient. Auflî-toft
qu'il fut couché il demeura fans poux, &peuà
peu deuint froid , & enfin s'il n'euft efté fecouru,
rfluy en fuit autant aduenu qu'a Calidon : mais
lesdiuerstemedesqu'onluy fit3& le foin que
Celidéeen eut, "en empefeherent. Qui euft
veu cette belle& ieune Bergère toute efcheue-
lée5& a moitié veftuë fondre enlarmes, furie
vifage de Thamire , lors que peu à peu il alloit
défaillant entre fes bras , & n'euft efté touché de
pitié, euft eu fans doute vne ame ou vn cœur dé-
rocher. On dit qu'on ne vit iamais rien de plus
beau, ôcfembloit que les nonchalances de fon
habit 3 & le peu de foin quelle auoit d'elle-
mefme, adiouftaiTent vne grâce extremeàfes
beautez. Tant y a quelle fit reuenir Thamire,
ôdepreflànt entre fes bras à moitié nuds;& fe
colant fur fa bouche auec vn ruifTeau de pleurs ,
ne pouuoit le carreffer aftez à fon gré. Mais le
pauure Berger eftant prefque deuenu infenfi-
ble à toute autre pafiipn qu'à celle de la perte
qu'il penfoit auoir faite , repouffant doucement
Gelidée, & tournant la tefte à cofté receuoit ce$
|>ajfers fi froidement 3 qu'il fembloit qu'ils luy
f Livre vnziesms.' 795
fufTent ennuyeux. Carfans feulement la regar-
der il demaridoitd?ordinaire desnouuelles de
Calidon : mais voyant qu'il n'en pouuoit auoir
de bonnes ; Il faut , dit-il , que ic le voye, & s'il
eft mort pour le contentement que i'ay5que ie
meure pour le defplaifir qu'il a eu : & fe îet-
tant de furie à terre , s'habilla à moitié ; &
courut à demy nud au lieu , où le pauure Cali-
don eftoit eftendu de fon long , reilemblant
tout à faift à vne perfonne morte. D'abord
chacun luy fit place : tant pour le refpeâ qu'on
luy portoit , que pour la compaiïion qu'on
auoit de dueil , qui deuoit eftre grand 3 puis
qu'il luy faifoit lailfer Celidée 3 &: defdaigner
le bien qu'il auoit fi long temps, &fî ardam-
ment déliré. Soudain qu'il vit Calidon ayant
opinion qu'il fut mort , il felaifie choir deiTus
fi mal à propos, que donnant du front contre
vne pierre quarrée, fur laquelle on auoit ap-
puyé la tefte de Calidon, & rencontrant par
malheur le trenchant, il fe !a fendit fi auant,
que le fang incontinent luy en tomba par le vi-
fage, & en demeura efuanoùy. Ceux qui efroiéc
an tour de Calidon 3 oyans le coup que Tha~
mire s'eftoit donné 3 eurent bien opinion qu'il
fefuftbleiTé, mais non pas tant qu'il eftoit: &:
n' euft efté qu'ils Je virent fi Jong temps fans
mouuement, & qu'il ne parloit point, ils n'y
cuiTent pris garde que bien tard. Le cry fe re-
doubla-, & les clameurs de ceux qui voyoïent ce
794 La II. PARTIE d'à stuee,
piteux fpe£focle : mais iuge2 quelle fut la veue
que Celidéeeuit quand on rapporta ion mary ,
& fon nepueu, corne s'ils euiTent efté morts. De
fortune lors qu'on voulut of 1er de deflus vnc ef-
chelle Calidon , pour l'emporter a fon aife dans
vnechambre3ilrcuint3&: voyant tant de peuple
autour de luy ,& qu'il eftoit couuert du fangde
Thamire , il ne fçauoit que penfer , & luy fem-
bloitderefuer. Mais quand il vid emporter fon
oncle qui n'auoit point encoresde fentiment,
auec cette grande playe à la teftc, s'imaginant
que quelquVn l'euft blcfle , il fc relcue porté de
furie, & demande qui eft le meurtrier épre-
nant à fes pieds vn caillou , tenoit le bras releué
comme preft d'en aiTornmer celuy qui auoit fait
cet homicide , mais quelques-vns de fes parens
le rapaifant luy firent entendre comme le tout,
s'eftoit parlé. Comment, s'efcria-t'il, ceftdonc
moy qui ay fait ce parricide ? Il n'eft pas raifon-
nable que îe n'en faile auiïibien la vengeance,
que fi c'eftoitvnefrranger, voire dautantplus
grande que ie luy ay plus d'obligation. Et à ce
mot îlleuale bras pour fe frapper de la pierre
contre la tefte, mais ceux qui eftoient auprès
de luy furent prompts à coure au coup 5 &
les vns luy retindrent le bras , &r les autres
luy firent tomber la pierre de la main , & le
lailifTant des deux colrez3 ne l'abandonnèrent
plus qu'il ne fuft vn peu remis. Cependant
Thamire par les cris de Celidéc 3 & par les
Livre vnziesme." 795'
remèdes qui luy furent fai&s, ne fut pa? plu-
ftoft panfé, & remis dans le lift, qu'il rcuinc
de fon éuanoiiiffement , &: à l'ouiicrture de
fes yeux , foudain qu'il pût parler, la premiè-
re parole qu'il profera 3 ce fut le nom de Ca.
lydon, demandant où eiloit fon corps. Caly-
don luy refpondir, vn vieux Myrequil'auoit
panfé, fe porte mieux que vous, & n a point
autre mal que le voftre. Comment , dit-il 3
Caiydon ncft pas mort ? Ha/ mes amis , ne
renouueilez point ainfi ma peine. Il n'eft point
mort , refpondit le Myre D & fi vous voulez
ne vous point efmouuoir quand vous le ver-
rez , nous le vous amènerons icy en bonne
fanté.O Dieu5dit Thamire , iî ce que vous dites
eft vray5 ne ma dilayez point dauantage ce feul
remède qui me peut guarir. Et à ce mot il fe
voulut. efforcer de feleuer, maislesMyres l'en
empefeherent. Et parce que de fon cofté Caiy-
don preffoit auec vne impatience extrême de le
voirais penferent que pour remettre leur efprit
en reposai feroit bon de les faire entre- voir, en-
cor qu'ils craigniffent fort que cette efmotion
ne fu(t caufe que la playe de Thamire ne re-
tournai: feigner: mais îugeât que cet incôueniét
feroit moindre que les autres dont le defny
qu'ils luy en pourroient faire, le menaçoit. Ils
firent venir Caiydon, qui voyant Thamire en
cet eftat , & ayant defîa entendu tout ce qui s'e-
ftoitpaffé,fc iette d'abord à genoux deuant luy,
j<}6 La II. pa rtie d'Astreî,
&: luy demande pardon de l'ennuy qu'il luy a
donné. Excufez, luy dit-il, mon père le peu de
puiiïance que iay fur moy : iay faicl ce qui m'a
eftépoflfible pour ne vous en donner cognoif-
fance , & voulois bien mourir s'il m'euft e/lé
poiTibie3fans vous donner cette féconde occa-
fion de regretter la peine que vous auez eue à
m'efleuer , mais la fortune qui ne cefTera de
m'afflgertant que îe feray envie3nem'apas
mefmc voulu contenter en cela. le viens vous
en demander pardon ,& vous fupplier de croire
que îe nauray iamais contentement, queie
n'aye tellement fatisfait à cette faute ; qu'il ne
m'en refte nulle tache.Mon fils^ditThamire.en
luy tédant la main3releue toy, & me viens em-
brafTer5& croyquefi l'euiTe penfé queCelidée
euft peu eftre tienne 3 iamais ie ne TeufTe voulu
auoir: tout le regret qui me refte à cette heure,
eft que fi autresfois il y a eu vn empefehement
à ton deiir^l y en a maintenant deux. Le pre-
mier , celuy de fa volonté , qui a toufiours efté
tant efloignee de toy, que iamais elle n y a peu
confentir: & l'autre le mariage qui eft entre el-
le & moy: Que fi fa volonté fe pouuoit chan-
ger aufïl bien que iepourrois remédier au der-
nier/ois certain, Calidô, que la mort me feroie
agréable fi ie pcnfois que par ma mort ie te ren-
difie content. Cahdonvouloitrcfpondre3mais
il nepeut, de peur de l'interropre, parce qu'en
mefrne temps îiaddreiTa fa parole à Celidée
Livre vnziesme! j^-f
Et vous 3 ma fille, dit-il , qui voyez combien
vous elles aymée de Calidon, fera-t'il poflîble
que vous ne changiez iamais de volonté enuers
Juy ? ny fon affection , ny Ces mérites , ny mes
prières ne pourront-elles ïamais rien enuers
vous ? Sera-t'il vray que Celidée foit née pour
faire mourir Calidon & Thamire 3 & d'amour,
&: de regret ? Celidée tout en pleurs vouloit
refpondre, lors que Calidon reprit la parole.
Il ne faut pas, mon père 5 que l'ordonnance du
Ciel , 8c ce qu'il a pieu a celte belle d'ordonner
de moy5 foit autrement qu'il eft. Theutates
fçaitmieuxee qu'il nous faut que nous mefmes.
Il n'eflpas rauonnable que deux perfonnes qui
mentent toute forte de bon-heur 3 comme font
Thamire & Celidée, changent de fortune pour
le plus infortune qui fut iamais entre les hom-
mes : & quant à moy, k protelte entre vos
mains 3 & appelle le ciel & la terre pour tet
moins , que ie ne veux point contreuenir au iu-
gement qu'il a pieu aux Dieux de faire de nous
par la bouche de la Nimphe. Et que fignifient
donc, dit Clecntine 3 ces plaintes 3 ces pleurs,
&cesefuanoii ffemens? Ce font , refpondit Ca-
lidon 3 des tefmoignages que ie fuis homme:
mais comme les bons Myres noftenc pas la
main de la bleffeure, encores que le patient s'en
plaigne, voire en crie 3 demeime vous ne de-
nez tous laiffer de mettre fin à ce qu'il a pieu à
Theutates d ordonne* en cette affaire, & ie ne
798 La IL partie d'Astree,
vous demande autre faueur 5 finon qu'il me foie
permis de me plaindre , voire de crier quand la
douleur du mal me prêtera. Nonncn, du Ce-
lidée,d vne parole proférée auec violence, ne
vous mettez plus en peine, ny les vns ny les au-
tres : le grand Dieu Tharamis vient de m'infpi-
rerfecrettementvn moyen pour vous mettre
tous en repos d'efpnt. Il nef l pas raifonnable,
que tes prières & tes remontrances demeurent
piuslongtempsfansnuleffect: mais il ne faut
pas que nous contrcuenions à la volonté de
Theutates3 ny que 1 affection que tufiias por-
tée foit inutile , non plus que l'amitié que dés
le berceau ict'ay eue. Et toy aufli Calydon, il
ne fout pas que tu confommes toute ta vie de
cette forte: vmez tous deux contcns.ô: m e don-
nez loifir feulement de quatre ou cinq nuicts 3 de
vous verrez que le Ciel m'a mis en famé vn
moyen pour vous fortir tous deux de peine. A
ce mot elle reprit fes habits , & pria Thamire de
trouuer bon qu'elle ne couchait point de trois
ou quatre nuicls auprès de luy y afin qu elle pull
acheuer ce qu'elle auoit deiTeigné. Thamire qui
commençoitde refTentir la douleur de fa playe,
& qui outre cela eufi: confenty à fa mort pour
fau ucr la vie à Caly don , luy accorda librement
fa demande, & après quelques autres propos
furcefubie&Jes Myres qui virent que l'cfpc-
ranec que Celidée leur auoit donnée leur rap-
portoit quelque forte de repos 3 confcilkrcnt
Livre vnziism^. 7^9
toute la trouppe de fe retirer , & Calydon
faifanc apporter vn lift dans la chambre de
Thamyre ,nc le voulut plus abandonner: d au-
tre cefte Thamyre auoit tant de fatisfaftion de
laminé que ion nepueu luy faifoit paroiftre,
qu'il levouloit toufiours auoir prés de luy. Il
n'y auoit que Celidée qui fut bien en peine , car
elle ne vouloit déclarer la délibération à per-
sonne 3 de peur d'y eftre contrariée, & toutes-
fois elle ne fçauoit par quel moyen y paruenir.
Elle auoit faiâ vn deffein bien différent de cc-
luy de toutes les filles, parce que cognoifTanc
que la beauté de fen vifage eftoit caufe de l'a-
mour que l'oncle & le nepueu luy portoient
auec tant de paillon, & confiderant que c'eftoit
la feule occalion dudiuorcequi eftoit entr'eux,
elle refoult de le rendre telle qu'ils fufTent à
l'aduenir autant refroidis par fa laideur 3 qu'ils
auoicnt efté efchauffez par fa beauté: efperant
par ce moyen de remettre Caly don en Ton bon
fens, & de rendre preuue a chacun qu'elle n'a-
uoitiamaisconfenty à fes folies. Lors qu'elle y
euft longuement penfé3ne pouuant fe refoudre
au fer , à caufe du fang & de la cruauté , à quoy
fon courage ne pouuoit confentir : outre qu'il
luy fcmbloit que les coupures fegueriiToient,ôc
que ce ieroit toufiours à recommencer : elle
saddreiTa à la mère de fa nournlTe , fit la tirant à
part luy fit entendre quelle auoit vnefi extrê-
me animofité contre yne Bergère, fa voifine,
gco LaÎI. PAKTIE D'A STUEe!
quil'auoic infiniment outragée : quelle efïoté
refoluë d'en prendre vengeance; qu'elle ne la
vouloit pas faire mourir , parce que fa haine ne
paifoiciufquesalamort: mais quelle defirok
de s en venger fur fon vifage , comme la plus
chère chofe qu'elle euft: Qu'à cette occaiion
elle la prioit de luy enfeigner quelque herbe, ou
quelque autre recepte, qui pull tellement ga-
fter le vifage dVne fille, qu'elle ne pûft plus re-
uenir en ion premier eflat. La bonne femme
quiaimoitCelidée corne fi elle l'euft nourrie,
luy rcfpondit fort fagement qu'elle deuoit per-
dre cette mauuaife volonté , &:chaiTer de fon
ame ce cruel defir de vengeance : Que fi l'autre
lauoitoffenfée,elleen laifTaft le chaitiment à
Hefus , qui auoit la puilTancc de le faire , & qu il
eftoit à craindre , que celle à qui elle vouloit fai-
re du mal, ne le luy rendit par après au double:
bref, elle luy reprefenta tout ce qu'elle pût pour
l'endiuertir. Mais cette fage fille qui auoit vn
deifein bien différent à celuy quelle difoit , s'o-
piniaftrant en fa demande» êé luy faifant enten-
dre que ce n'eftoit pas perfonne qui put s'en
venger, outre qu'elle le feroit faire fi fecrette-
rnentquellenefçauroità qui s'en prendre, la
coniura encores par toute l'amitié qu'elle luy
portoit, de fatisfaire à fa demande, luyprote-
fiât que ft cela n'eftoit , clic fe refoudroit a quel-
que chofe de pire3& qu'elle en feroit caufe. La
bonne femme luy refpondk qu elle en feroit
bien
Livre vnziesmî^ Soi
bien mariée, &: que dans deux ou trois nuicts
elleluyenrendroit rcfponfe: N'y faillez donc
pas dit Cehdée,car fi vous me trompez 5 vous
ferez cauie de quelque plus grand mal. Le ter-
me eibnt efeoulé , que cette bonne femme n'a-
uoir pris que pour pouffer le temps , comme
Tondit, auec fefpaule. Elle luy en demanda
encor autant: mais Celidée qui cognut bien que
ce n'eftoit que pour l'amufer , fit fcmblant de la
croire 3 & cependât refolut de faire de fon collé
ce qu'elle penfero'it eilre meilleur pour ache-
lier fon defîeiru feignât de cette forte auec cette
bonne vieille, de peur qu'elle ne defcouunftfa
délibération à Cleontine. Cherchât donc tout
ce qu'elle pourroit pour deuenir laide, demau-
uaife fortune elle efloit vn matin à la chambre
de Cleontine qu'elle eftoit encore au lier, ôc
parce que cette bonne femme auoitaccouftu-
mé de porter vne pointe de diamant au doigt
pour figne qu elle eftoit dédiée à Theutates,
comme vous fçauez. Madame, que c'eft la
couftume de toutes nos Druydes, elle l'a pofoit
tous les foirs auant que de fe mettre au lict , & la
reprenoit le matin. Il aduint que Gelidée pre-
nant cette bague fe la mettoït au doigt, & de
lVn en l'autre alloit cherchant auquel elle
eftoit plus iufte , fans peut-eftre fonger à ce
qu'elle faifoit. Dont Cleontine s'apperceuant,
Voudriez-vous bien, dit-elle, ma fille eftre o-
bligée de porter cette bague aux mefrnes
i Part, Eef
8o2, La IL partie r/Asl kee! '
conditions que ie la porte ? Si l'en eftois capa-
ble, refpondit Celidée , il n'y auroit rien au
monde que.ie fouhaitafle dauantage : fie com-
ment, ditCleontine, penienez-vous fatisfaire
à Thamyre & à Caly don , ainfi que vous auez
promis? Ce feroit, refpondit-elle , le meilleur
remède de tous, car ils font fi religieux, quel tac
dédiée a Theutates, ny l'vn ny l'autre ne vki\-
droit pas m'en retirer. L' Amour , dit Cleon-
nne3 elt encore plus forte que le deuoir , ny
que la religion: mais dites-moy ma fille , de
quelle forte penfez-vous de les contenter > Car
ie ne le puis entendre: en premier lieu, vous
ne pouuez eitre qu'a Thamyre 5 puis que
vous eftes fa femme j & quand vous voudriez
vous dédier à Theutates , vous ne le pouuez
fans la permifîion de celuy à qui vous eftes.
Et quand vous feriez vne Druyde, penfenez-
vous pour cela les contenter tous deux ? tant
s'en faudroic , vous les mefeontentenez , les
priuantde vous. Ma mère , refpondit Celidée,
le grandDiêuquimemitles paroles en la bou-
che, lors que pour alléger leur ennuy, ie promis
ce que vous me demandez, m'en donnera fans
doute quelque moyen : puis qu'il ne laiife îa-
mais vne œuure imparfaicte ; îlacommécécel-
le-cy par moy, lime rendra aireurcment capa-
ble de la finir aucc fon aide. Ma fille , dit Cleon-
rine 3 eftonnee des figes propos de fa niepee : le
ne fuis plus en douce qu'il n'aduienne comme
yousdittes: pourueu que véritablement vous
vous remettiez en luy , car jamais peribnne ne
fut refufée a quand c'eft auec vne bonne ôc pure
intention que Ton le fupplie. Cleontine vou-
loir continuer : mais Celidée , qui fans y penfer,
s'eftoit mis la pointe du diamant dans la main ,
fepriht à crier de la douleur que l'egratigneure
luy auoit faiâe : dequoy la bonne femme fur-
prife: Quauez-vous^dit-elle^ne vous efks-vou$
pasbleffée dé ce diamantfC'eft peudechofe^
refpondit Celidée,mais la douleur m'a côtrain*
te de crier. Vouspenfez, dit Cleontine, que ce
foit peu de choie , fi vous trompez - vous fort,
iar iarhais la marque ne s'en vâ,&! mai-aifemene
en peut-on guérir, &: lors luy prenant la main;&
voyant quelle eftoit fott cfgratignée : Croyez,
iuy dit elle,- Celidée, que vous eftes marquée
pourvo/lre vie 5& que fi cela vous eftoit adac-
nuau vilage, vous feriez gaftée :Comment3dit
Celidée,le diamant eft fi venimeux: ïamais,dit-
elle , fa marque ne s^cn va depuis que lé fang en
fort , & c'efl: pour ce fubieâ: que ie le laiflc
quand i'entre au lift. Il féroit malaifé de
dire le contentement que feceut cette ieunc
Bergère , ayant appris cefecrec,luyfemblaftt
que Dieu lé luy audit efifeigné exprès pour a-
cheuer ce qu'elle àuoit defigné. Quelle refolutiô,
Madame 3 efl: celle que ie vous vay raconter
de cette ieune fille / Il y auoie defia cinq ou
Gx iours que Thamire en tombant seftoiç
Eec ij
804 La II. PARTIE TïAsTKÏÏl
bleiTé5 comme ie vousay dit, & fa playe n'e:
fiant pas dangereufe, elle commençoit d'eftre
prefque guene 5 de force qu'il n'en tenoitplus
la chambre : Celidée qui n'attendoit que là
guenfon , pour forcir de la promeffe qu'elle
auoit faicle 3 & de laquelle Calidon, & Tha-
myre la fommoient , leur die d'vn vifage
allez îoyeux , que le lendemain elle les con-
tenteroic tous deux. Dés le foir quand fa tance
fut couchée , elle defroba la bague dont elle
s efroit bleffée 3 &: feignant de fe recirer pour
fe deshabiller, chacun s'en alla coucher : au con-
traire 3 elle encra dans vn pecit recoin où elle
auoit accouftumé de demeurer feule quand
elle vouloit s'habiller ou deshabiller , & ayant
ferré la porte elle s'afïïc près d vne table où elle
auoit vn miroir, duquel les iours des grands fa*
crifîces & des aflemblées générales , ou feftes
publiques, elle auoit accouftumé defe feruir,
pour ageancer fon vifage. AufIi-toft qu elle y
ietta les yeux deifus^ah : miroir, dit-elle, de qui
iefoulois prendre confcil,auec tant de foin&
de vigilance, pour accompagnera: augmenter
la beauté de mon vifage,combien efi changé ce
temps-là: & combien eil différente l'occafion
qui me faiâ: à cette heure te demander confeil:
puis que fi autrefois ray ietté les y eux fur toy ,
pour me rendre belle, Ty viens maintenat pour
fçauoir comment ie me puis priuer de cette
beauté que fay eue fi chère ? Et à ce mot
Livre vnziesme; Soy
ouurant le miroir, & confiderant fon vifage
tout couuert de pleurs : Ceferoit, dit-elle, eftre
bien inhumains, mes yeux, fi vous ne pleuriez;
la prochaine perce de cette beauté , qui autres-
fois vous a rendu fi contens , & pleins de ioye,
quand glorieux d'vne fi chère &: aymable com-
pagne, il ne vous fcmbloit point de voir vn au-
tre vifage , qui fepûfl: égaler au voftre. Et puis
demeurant quelquetemps fans parler, & con-
fiderant particulièrement fa beauté &: fa grâce ,
la iufte proportion de fes traits, le vif & doux
efclairde fes yeux,refclat de fon teint, les at-
traits de fa bouche , bref tout ce qui eftoit d'a-
greable en fon vifage, Fentens bien , dit-elle , ô
mes chers & rares threfors , ce que vous me
voulez dire3mais helas / continuoit-elle en fouf-
pirant, que vaut cela , fi ie ne puis viure conten-
te en vous conferuant? le feay bien que vous me
reprefentez que cette beauté que fay tant ché-
rie , & qu'autrefois i'ay eftimée mon fouuerain
bien, me reproche vne grande légèreté de m'en
vouloir priuer, anantprefqueque de la poflè-
der. Ienefuispasfourde aux fupplications que
ie me fais à moy-mefmc:de ne me point appau-
urir de ce que chacun recherche auec tant de
defir: Mais quand ie vous aceuferay deuant la
raifon d'eftre caufe de toute la peine que
i'eus iamais ; Quand ie vous blafmeray delà
diffention de l'oncle &: du neueu, voire quand
ie vous diray coulpable de leur fang , & de
E e e ni
So£ La II. Partie d'Asthee.
leur prochaine ruine , & peut-eftre de Ieut
uiorc , que direz-vous pour voftre deffence,
§c qu'alléguerez - vous pour montrer que ie
vous doiue conferuer de retenir ? Que c'eft
vne douce chofe que d'eltre belle.' Mais com-
bien plus ameres font les effedb qui s'en pro-
duifçrrt, Se qu'il m'eft impofllble d'éuiter en
vous conferuant. Quoy-donc f que l'amour
fuit la beauté , & que rien n'eft plus agréable
que d'eftre aymée & carreiTée ? Mais combien
plus defagieables font les importunitez de
ceux que nous n'aymons point, ôc les foup-
çons de ceux à qui noftte deuoir nous oblige
d'eftre 3 & de nous referuer entièrement: Ne
dis-tu pas qu'au lieu que chacun m'adoroit
belle , chacun me mefprifera laide: Tant s'en
faut, cette a&ion fi peu açcouftuméeme fera
admirer 5 & contraindra chacun de croire qu'il
y a quelque perfection cachée en moy, plus
puiffante que cette beauté qui fe vpyoir. Et
puis ce que ie deffeigne de faire, n'eft que de
deuancer le temps de fert peu de moments.
Car cette beauté , dont nous faifons tant de
conte , combien de lunes me pourroit-elle
demeurer encores? fort peu , certes, & quel-
que foin & quelque peine que l'y rapporte , il
faut que l'aage me la rauiffe, & ne vaut-il ps
mieux que pour vne fi bonne occaf ion , nous
nous en defpoiiillions nous mefmes volontai-
rement, & la fàcrifionsaureposde Thamnç
LlVX^ VNZIESMÏ. S07
<jue iayme, & que l'ay tant d'occaiîon d'aymer,
& à ccluy de Calydon , qui a tant fouffert de
peines , pour l'affection qu'il ma portée? Au
pis aller que m'en aduicdra-t'il \ Quand ic fera y
laide , moins de perfonnes m'aymeront , éé
de qui dois-ie vouloir l'amitié que de Tha-
rpyre ? Mais Thamire mefme ne m'aymera
plus, fi fon amitié n'eft fondée que fur ma beau-
té, ce fera dans peu de temps qu'elle £e per-
dra, s'il m'ayme pour les autres conditions
qu'il peut auoir recognuës en moy, voyant que
i'auray donaé cefte beauté, pour me rendre
du tout fienne, il me deuraaymer & eftimer
dauantage. Bref faifons-nous paroiftre telle
que nous délirons d'eitre creué. Cette beau-
té eflcaufe que Calydon manque à fon deuoir:
Er que Thamire mefme a moins de foin qu'il
deuroit auoir à fa propre conferuation : rache-
tons-les & nous auffi , eux des fautes où ils
font tombez , & nous du defplaifir que nous
en auons,& par la perte d'vne chofe de fi peu
de durée, que la beauté : Payons leur rançon
&tanoitre,afin qu'à laduenir nous puifTions
vàire en liberté, & hors de cette continuelle
inquiétude. A ces mots 3 ô Dieu , Madame,
quelle eftrange 2c gencreufe aclion vous vav-ie
raconter: A ces mots, dis-ie,Cehdée, met la
pointe du diamant a fon front, &; d'vne main
genereufe fe l'enfonça dans la peau, & qiioV
que la douleur fut extrême, fi fe la conppe-t'elie
E e e ni]
SoS Là II. TAP.TÎE D'*A'fTiJi&
dVn cofté à loutre l & grinçant les dents du
malquelablefTeure luyfaifoit 3 elle en fait de
mefmeà fes ioues , &: fe faift dechafquç codé
trois on quatre profondes cicatrices fi longues
& fi enfoncées, que véritablement il ne luyre-
ftoit plus rien de la beauté quelle fouloit auoir.
Iugez, Madame , en quel eftat elle pouuoic
eftre, & quelle douleur elle dcuoit rciTençir.
Elle n'en fît toutefois point de femblant : mais
fe mettant vn linge au tour de la telle, ôc eftei-
gnant la chandelle , après auoir remis la bague
en fon lieu 3 elle s'en alla mettre au lift, où elle
nauoit garde de rèpofer pour le grâd mal qu'el-
le fentoit. Maisquâdle marin fut reuenu,&quc
chacun fut efueillé , Cleontme dans la chambre
de laquelle elle couchoit, &: qui aymoit cette
niepee comme fi elle eufl «fté fa fille, eftonnçe
de la voir fi endormie contre fon naturel , cV
craignant qu'elle ne fe trounaft mal, vint dou-
cement la voir dans le lift, mais d'abord qu'elle
via tout le couurechef en fang , & vne partie du
linceul , elle ietta vn grand cry , penfant qu'elle
fut morte: tous ceux de la maifon y accoururét,
& la trouuerent aflis fur le lift , qui tenok Celi-
dée entre fes bras. . 6V la baifoit encor qu'il ne fe
vid prefque en tout fonvifage que bleffeures ,
& fang caillé : O Dieux,ma fille, difoit la bonne
femme3qui eft le cruel &: inhumain qui t'a trair
tée de cette forte? qui eft le bras barbare , qui en
a eu le courage? Et quelle cruauté peut efgallcr
Livre vnziesme.' 809
celle qui a deshonoré de diffamé la beauté de
ton vifage ? En proférant ces paroles elle la bai-
foit & la ferroit entre fes bras , pleine de tant de
paiTion3qu'oubliant ce quelle deuoit à fa quali-
té de Druyde , elle fe relafcha de telle forte à la
douleur qu elle fembloit vne perfonne hors
d'entendcment.Celidee de qui les playes enue-
nimees s'eftoient bouffieSjSc endoluës de façon
quelle en anoit la fiebure, fuppha d'vne voix
baffe fa tante delà laitier en repos , & qu'elle
fçauroit qui Fauoit mife en ceft eliat, quand
Thamyre , & Calydon feroient venus. On eh-
uoya incontinent cercher les Myres,& prefque
enmefme temps Thamyre aduerty de l'eftat
où eftoitCelideejS'en vint courant en fa cham-
bre. Mais quand il la vid,il demeura immobile,
& les bras notiez l'vn dans l'autre 3 ne donnoiét
autre fîgne de vie, que celuy de pleurs qui luy
tomboient des yeux. Enfin reuenu en luy-
mefme, Eft-ce Celidee., dit-il, que le vois en
cefteftat? Les Dieux ont ils confenty , & vn
cœur humain a ni peu penfer à vne fi grande
cruauté. Et quelque Tygre foubsla figure d'vn
homme l'ayant imaginée, & quelque malin
Démon y ayant confenty: Quelle cruauté a ia-
mais eu aiTez d'inhumanité pour l'exécuter?
Celidee fe tournant doucement vers luy3 Amy
Thamy re 3 luy dit-elle, confole toy , que fi tu
as perdu le vifage de Celidee , elle ta conferué
pour le moins toutk refte^ fi tu veux me per-
tio LaIÎ.Paktie d'Astree,
mettre de n en point faire de vengeance, ie te
di'ray qui en efl caufe, &r qui m'a fait cet outra-
ge , fî auec toy ie le dois nommer tel. Calydon
en mefme temps entra dans la chambre, qui
empefcha que Thamyre ne peut refpondre5car
ayant couru depuis fon logis 3 où il auoit apns
cette trifte nouuelle, quand il mit le pied dans
la porte, il eftoit tant hors d'haleine , qu'il ne
pouuoitprefquerefpirer. Et toutesfois mon-
tantes degrez & entrant dans la chambre , on
l'oyoït iurer par Hefus&r par Hercule , que ce-
luy quiaucitmisla main fur Celidee,en mour-
roitauantque la nui£t fuit venue*. Ne iurez
point 3dit-elle5 ô Calydon , de peur que vous
ne foyez panure : ce pourrait eftre tel que vous
aimeriez mieux mourir que dobferuer voftre
ferment. Comment, reprit incontinent Caly-
don 3 le iure encor par Hefus 3 & par lame de
celuy qui ma mis au monde,que horfmis Tha-
myre ie n'excepte perfon ne à qui ie ne face per-
dre la vie: Et à ce mot3il fe mit à genoux deuât
ion li£t , 6c luy voulut prendre la main pour la
baifer , mais elle en le repouffant vn peu ? Et a
qui,Calydon,-luy dit-elle, penfez vous baifer la
main? regardez mon vifage,& prenez garde que
iene fuis plus cette Celidee, de qui vous auez
tant eftimé la beauté, Le Berger ,tranfporté de
furie n'auoit point encor îetté les yeux fur elle:
mais quand il les hauffa,& qu il la vit fi affreufe,
car telle véritablement fe pouuoit-elle dire:
Livre vnziismb Sn
1! demeura encores plus eftonné que n'auoit
elle Thamyre i Et fe mettant la main fur les
yeux, tk tournant la tefle de l'autre cofté , il luy
fut impofTible d'en fouffnt la veuë griffonnant
comme vue perfonne qui a horreur de ce qu'il
voit. Elle au lieuMe s'en fafcher dVn courage
incroyable, fouffrit cette action ,& tendant en-
cor vne fois la main a Thamyre , Et b,ien ami,
luy dit -elle 3 ne vous feracepas du contente-
ment de me voie toute à vous,& que perfonne
n'y prétende ou n'y defire plus rienraurez-vous
horreur de ee vifage defehiré de cette forte,
quand vous confïdererez qu'il n'eft tel que
pour eftre à vous feul rie ne le penfç pas Tha-
myre, &: veux ctoire que l'arFeclion que vous
m'auez portée, & la cognoiiTance de celle que
vous aucz receuë de moy , ont trop de puiffan-
ce*, & font plantées fur vn plus feurLndem ent
que celuy-là. Et parce que le vous vois tous en
peine, &defireuxde f^auoirqui m'a mife en
l'eftat cù vous metrouuez : S cachez, Ta m y re,
que cck Calydon,& vous Calydon,dit-elle3fe
tournant vers le ieune B erger, (cachez que c eft
Thamyre. Que nous vous auons mife enceft
cftat? s'efcrierentils tous deux i Ouy , dit-elle,
froidemen^c'eft: Thamyre &Calydon qui ont
(lia cet outrage à Celidee: mais ayez vn p::u
eje patience, & oyez comment. Chacun aces
paroles demeura eftôné. Mais fur tous les deux
Bergers; & lors que Calydpn vouloir parler,
8i2 La II. partie d'Astree;
elle l'interrompit de cette forte. Ne vous excu-
fez point Calydon de ce qui m'en; aduenu , car
encorque Thamire, &vousenfoyezcaufe, fi
eft-ce que vous Terres beaucoup plus que luy.
Et lors addreffant fa parole à tous, elle conti-
nua: Iln'yaperfonne qui me cognoiiïe, qui
ncfçache quellea efté l'amour que Thamire
maporteedés mon enfance, & qu'il femble
que dés quei ouurisles yeux dans le berceau,
fouuris fon cœur pour y faire entrer l'affection,
que depuis il m'a toufîours continuée. Or cette
amour fut réciproque entre nous ,auflî toft que
ic fus capable d'aimer,& en donnay tant de co-
gnoiffanccàceBerger, que içpenfe que com-
me fa recherche me conuia de l'aimer, la bonne
volonté qu'il recogneut en moy luy donna fu-
jedt de continuer :&c derfecT: combien heureu-
fement auons-nous vefeu, & auec combien de
contentement iufques à ce îour mal-heureux,
queCalydon reuenant des Boycns, ietta les
yeux fur moy. Thamire, à qui les bleffeures ne
peuuent empefcherla parole,le peut mieux ra-
conter que ie ne fçaurois , tant y a que nous
pouuons dire l'vn & l'autre auec vérité, que Ja-
mais Amant ne fut mieux aimé, ny Amante
plus aimee,que Thamire & Celidee. Mais dés
que Calydon me vid, ie puis bien diremalheu-
reufement, fans l'offencer , ce bien que nous
auions poiledé fi long temps,commcnça de fe
diminuer, premièrement par fa maladie, &
Livre vnziesmî. 8i$
puis par le don que Thamire luy fit demoya
auquel ie ne puis ïamais confentir. Il eft vray
qu'après auoir longuement fupporté la froi-
deur de Thamire, Se la vaine affection de Caly-
don, ie me defpitay contre tous deux, me fem-
blant que c'eftoit auec raifcn,puis que Calydon
m'auoit fait perdre Thamire, & que Thamire
m'auoit fans beaucoup de fuiect remife à Ca-
lydon ,& lors que feftois la plus efloignee de
tous deux, ie me vis entièrement redonneeà
Thamire, par le iugement de la Nymphe
Leonide, à laquelle nous en auions donné
toute puiflance. le penfay certes, que c eïtoit la
volonté deTheutates,quimelafaifoit enten-
dre par fa bouche, & me refolus de la fuiurc
entierement,&: lors qwe feftimois que la raifon
auoit le plus eiloigné Calydon de moy, fut
pour le commandement de la Nimphe, fut
pour le deuoir qui lobligeoit enuers Thamire,
le voila qui fe defefpere, & qui veut mourir.
D'autre cofté le bon naturel de Thamire ne
luy permettant de gouïter quelque forte de
plaiiir, voyant fon nepueu en cette peine, fe
lai/Ta tellement emporter àl'ennuy, que fans
faire conte du contentement qu'il auoit defîré
& recherché auec tant de paflion-, il melaiffè
feule dans le lié): , & me fit bien paroiftre que
l'amitié eft plus forte en luy que l'Amour. le
demeurayeftourdie de cette rencontre, com-
me mon affeétion me lordonnoit, & lors que
&4 La II. Paktiè d'Astree,'
fcftoisattentiueà confiderer en moy-mefrric
cec accident, Ion nie rapporta & mon mary &
monnepueu fur des efchelles comme morts.
I'aduoiieque quand ie les yis, & que ie feeus
comme le tout efroit aduenu,ie demeuray tant
hors de moy > que ii peu après ils ne fuffent re-
uenus, ieneïçay à quoy ie me fuile refoluèv
Mais confiderant ce qui s'eftoit paffé , &oyant
les paroles qu'ils tenoient cntr'euXà fefleuay
mapenfeeàTharamis, ôc le fuppliay de mt
vouloir confeiïler ce que je deuois faire, pour
nous metrre en repô$: Il m'infpira fans doute,
&mc fît fecrettement entendre par quel
moyen iele pourrois. Et ce fut en ce mefmc
temps que ie vousie promis à tous deux,& que
depuis l'ay dilayé,parce que véritablement fay
trouué beaucoup de difficulté à l'exécution de
ce conieiL&r a fallu que ie me fois fait vne gran-
de force auant que d'y peiiuoir confentir. Voi-
cy donc3ôBergers;quelle fut cette fainâe infpi-
ration. Confïdere, me ditle Dieuja violente
affection de Caly don, & fois certaine que ia-
fciaisiineceiïerade t aimer, -que tu ne cefTes
deftre belle. Il ne faut que tu cfperes que la re-
ligion des Dieux,ny le deuoir des hommesj'eh
retirent iira ais. Il ne faut non plus que tu pen-
ùs que Tharnire 3 quoy qu'il foit ton mary, 8C
qu'il t'aime plus que fa vie, puiffe iamaiseftre
content, tant que fon nepueu fera tourmente
de cette forte. Quant à toy, quelle vie efpere^
Livre vnziésme] Srj*
tu de pouuoir menèrent quetu feras caufe de
la peine de l'oncle , & du nepueu : de te donner
à Çalydonyta volonté n'y peut confentinoutre
que tu es tellement a Thamire3que rien ne t'en
peut retirer que la mort.D'eftre aufTi à Thami-
re, la paillon de Calydon ne le peut fouffrir3ny
le bon naturel de Thamire, endurer le conti-
nuel defplaifir de fon nepueu. Que faut-il donc
Celideeqtie tu faces? priue toy par vne belle
fefolution deeequieft le germe de cette dif-
fention: mais que peux tu penferque ce foit
autre chofe que la beauté de fon vifage? Ileft
vray 3 refpondis-ie 3mais perdant cette beauté^
ie perds aufïi bien l'amour de Thamïre3 que
celle de Calydon, & fi cela eft, l'aime beau-
coup mieux la mort. Tu te trompes, me ré-
pondit-il, l'afleftion de ces deux Bergers efi
bien différente -. Thamire aime Celidee, &
Calydon adore la beauté de Celidee. Que fi ce
que tu crains eftoit vray, il vaudroit mieux
que tu mourufles à l'heure que tu parles, que
de viure plus longuement^ eftre affeureeque
quand l'aage te rendra l'aide, Thamire cete-
ra de t'airner. Mais cela n'eft pas , d'autant
que ce Berger aime Celidee 3 &r quelle que
Celidee deuienne , jamais fon aminé ne fe
perdra.
Voila Bergers, quelle fut la fecrette infpira-
tion que ce Dieu me donna 3 à laquelle ne vou-
lant contreucnir, xecfaerchay les moyens d'y
8i6 La IL par. tie d'àstrèe,*
fatisfaire, &: de fortune ayant appris de ma tan-
te que les blefTeures que le diamant fait , ne
gueniTent iamais , i'ay bien voiu facniîer là
beauté de mon vifage , fi toutesfois il y en a eu,
à voftre repos & à voftre reùnion.Mais3ô mon
Thamire3cefferez vous d'aimer Celidee encor
qu elle n'ait plus le vifage qu'elle fouloit auoir,
puis qu'elle a bien voulu le donner pour ran-
çon, & pour fe racheter des defîrs de Calydon3
afin d'eftre toute voftre? Celidee finit de cette
forte , laifTant tous ceux qui l'ouïrent fi pleins
d efîonnement , & de merueille,de cette ge-
nereufe action , qu a peine pouuoient ils croire
que ce qu'ils voy oient fuit vray .
Il fcroit long de dire maintenant les repro-
ches que Caly don luy fit : le defplaifir de Tha~
mire,ny les regrets de Cleontine,&: de la mère
de Celidee, & de tous ceux qui la côfideroient:
tant y a que les Myres eftas venus, & luy ayans
nettoyé le vifage , ingèrent que iamais elle ne
• mourneroit en fon premier eftatjcar les play es
efioientfi profondes & en des lieux fi délicats
qu'elles luy oitoient toute la grâce, 6c la pro-
portion qui fouloit y efire. Il eft auenu que vé-
ritablement Caly don la voyant fi difforme, a
perdu cette foie paflîon qu'il luy portoit3&: que
Thamire ainfi qu'elle efperoit a continué de
l'aimer, fi bien qu'elle a depuis vefeu en repos,
& tellement honorée & eftimee de chacun *
qu'elle iure n'auoir receu de fa beauté en toute
fa vie,
Livre vnzîes2,ï£. £i-r
fa vie , la moindre partie du contentement que
là laideur luy a rapporté depuis 10. ou u.nui&s.
Vousm'aucz raconté, dit Leonide, la plus
genereufe , &: la plus louable action que Jamais
fille ait faite , & fuis bien aile que cette -belle ô£
vertueufe refolution foit partie d'vne perforine
qui meft proche, comme l'ay feeu que m'eft
Celidee^eftantniepce de Cleontine, Dieu la
rende aufli contente auec Thamire, que Tha-
mire a d'occafion de l'aimer 5 &: d'eftimer fa
vertu. Discontinua Licidas/Thamire qui croie
de n auoir point d'enfans , veut faire marier
Calidonauec Ailree , & pour y conuierPho-
cion, offre de luy donner tous fes troupeaux,
&tousfespaiturages,Aitreequia faï£t refolu-
tion de n aimer ïamais rien pour le regrec
qu'elle a de la mort de Céladon , n'y veut con-
fentir en forte quelconque , & quand fon oncle
luy en parle , elle ne faid que pleurer , & lors
qu'il la preiTe , elle refpond qu elle veut palier
favieparmylesVeftales & Druides, & pour
ce fubieft m'a prié d'en parier fecrettement à la
venerableChryfante: Etpenfez-vous, adiou-
fia Leonide ; queChryfante la vueiJlc receuoir
fans le confentement de fes parens f le luy ay
Fait cette mefme oppofition , dit-il, quand elle
m'en a parlé, mais elle m'a refpondu que
n ayant ny père ny mère , il n^auoit pas appa-
rence, qu'elle en fit difficulté, & que fï cette
voyeluy eltoit réfutée, elle prendroit celle du
z. Part. Fff
81S LaII.partie d'Astree,'
cercueil. Acequeie vois, dit Leonide, elle n'eft
pas fans affaire ,&: ie crois aifément ce que v ,
dites 3 que véritablement elle eft affi'gee : Mais
qui eft celle qui eit contente \ Vous l'oferay - rc
dire, refpondit le Berger. Et pourquoy feriez
vous plus de difficulté de me dire le bien que
vous m'en auez fait, que de me dire le mal ? Il y
a plusieurs occafions , repliqua-t'il, qui m'en
peuuent empefeher , toutesfois puis que nous
en fommes il auant , il feroit mal à propos de
ne palier plus outre : Scachez donc , Madame^
continua- il 3 en foufriant , que c'eft Philis : mais
grande Nimphe, ie vous fupplie, ne m'en de-
mandez pas dauantage. Macurioiité,diÇ-elle,
aura bien autant de force contre la prière que
vous me faictes, que vous en fçauriez auoir
contre celle que ie vous fais, de ne vouloir ce-
ler ce que fur toute chofe ie defîre infiniment
de fçauoir.Car aimant Philis, comment voulez-
vous que iene fois point curieufe d'apprendre
des nouuelles de fon contentementrMais peut-
eftre voulez- vous eftre ainfî fecret, parce que
ceftvn des premiers commâdemens d'amour,
de CELER ET TAIRE. Et parce qu'il vou-
loit feindre de n'y auoir aucun intereft. Non
non,continua la Nimphe, ne vous cachez point
à moy : Iefçay, Berger 3 plus de vos nouuelles
que vous ne penfez. Auez vous opinion que
depuis le temps que ie fréquente parmy vos
Bergers, îen'aye pas appris que vous elles fer.
LlVKE VNZIESME, 8l?
Uiteur de Philis * & que cette affe&ion cft conv
mencee auec celle de Céladon , & d'Attirée ,&:
qu'après auoircôtinué longuement vous eftes
en findcuenuialouxdeSiliiandrc? Iaurois eu
peu decuriofité 5fi voyant vn fihonnefte Ber-
ger que LicidaSj & aimant particulièrement
Philis , îe ne m'eftois enquife de leur vie. Con-
tentez-vous Berger, que fiie ne vous ay point
fai£t de femblant , c'a feulement efté par difere-
cion, & qu'en effeâ l'en fçay prefque autant
que vous , & fi vous voulez ie vous en diray de
telles particuiaritez, que vous ferez contraint
defaduoiïer. Licidas foyant parler de cette
forte , demeura vn peu confus, & d'abord eut
opinion que cela venoit d'Aftree, & de Philis.
lecognoy bien , dit il , en fin, que vousfçauez
quelles font mes folies, & que toutes celles que
vous auczveuës depuis quelque temps en ça,
n'ont paseftéfifecrettes,queiele voulois ettre,
mais pour vous faire paroiftre que îe fuis au-
tant voftre feruiteur, quelles fçauroient ettre
vosferuantes, ie vous veux dire ce que vous
nefçaunez auoir appris d'elles 3 parce que ce
font deschofes qui fontaduenuès depuis qu'el-
les n'ont eu l'honneur de vous auoir veuè,
vous fuppliant toutesfois de n'en rien dire.
Feftime trop , refponditla Nimphe,la vertu de
Philis, & voftre m ente, pournecouurir défi*
Jence> tout ce que ie penferay qui puiffe im-
porter ou à l'vn ou à l'autre : & vous pouuez iu-
Fffij
820 La II. partie d'Astre éJ
ger que lemefçay taire, puis qu'y ayant long
temps que ief.ay ce que îe viens de vous dire*
ie n'en ayiamais fait femblant. Mais quand
vousm'auez dit quePhilis eftoit contente, l'ay
cftéeftonnée, (cachant allez combien elle
•eftoit en peine de voftre froideur & jaloufic.
Ah/ grande Nimphe, dit Licidas en foufnant,
qu'il ma bien fallu changer de perfonnes , de-
puis que ie n'ay eu 1 honneur de vous voir.
O que l'on m'a bien fait crier mercy , & de-
mander pardon !o combien de fois ay-ie efté
contraint de me mettre à genouxi Croyez,
Madame 3 que Philisabien feeu me ramener à
mon bon fens, & quelle m'a bien fait reco-
gnoiftremon deuoir. Si ie penfois auoit allez
dcloifira le vous raconter par le menu, vous
verriez qu'il y a beaucoup de différence entre
vn amant & vn hommefage. le ne fçaurois5
refponditlaNimphe,apprendre déplus agréa-
bles nouuelles que celles cy, & pour le loifîr
vous en auez affez , puis qu'A damas 5 Phocion,
& Diamis font entrés en difeours , d'autant
que ces vieilles perfonnes ne peuuent ïamais
trouuerla fin de leurs paroles. Ce qui donnoit
encore plusd'enuie a la Nymphe de le faire
parler, eftoit pour le diuertir d'autant de la
confideration d'Alexis, car encorqu elle feeuft
bien , que fi ce n'eftoit à cette fois , ce feroit
à vne autre : Toutesfois dlc iugeoit que la
première veuc eftoit la plus dangereufe^
Livre vnziesme. Szi
parce qu'après fon iugement efhnt défia préoc-
cupé par cette opinion de reffemblance, il ne
pourroit fi bien defcouurir la venté: & que
mefme le rapport qu'il enferoït aux Bergers
& Bergères de fa cognoiffance , feroit prefque
le mefme effeâ aux autres. Licidas qui n'y pen*
foit point, croyant feulement de fajre chofë
qui fuil agréable à la Nimphe , repriil la parole
ainfi.
HISTOIRE
DE LA I ALOV S IE
DE LlCIDAS.
O v s fçauez , Madame 3 que
l'ordinaire conuerfction qui
cftoit entre Fhiiis& Siluandre,
f à caufe de la gageure qu'ils
auoient faicte de fe faire aymer
à Diane , fuft le fuieci de ma jaloufie. Mais ce
ne fut pas de celles qui n'ont que le nom du
mal, &en retiennent fort peu de mauuaifes
qualitez, car iepuis dire n'y auoir iamais eu
paffion plus approchante à la Manie , que celle
qui m'occupoit l'entendement en ce ternes-là:
de forte que depuis ieme fuis eftonné plufieurs
fois 3 comme il a efté poïîïble que i'aye peu
F f f m '
8n La II. partie d'Astree,'
veir viure en cetre peine, aufil ne mettray ie
iatnais au cours de ma vie , les lunes ou pluftofi
les fiecles que l'ay paiTez en fi miferable eftat.
Car tant s'en faut: que îe puiffe dire d'auoir
vefcu , que ie tiendray toufiouçs auoir plus
fouffert en ce temps-là, que les douleurs de la
mort nefçauroienteitre grandes, d autant que
quand la mort eft aduenue , les douleurs ne la
peuuent outrepaffcr , ny l'accroifire , mais en
cefiepallion dont ie parle, tant de nouueaux
accidents qui l'agrandirent furuenoient d'heu-
re a autre, que quand ie venois à tourner les
yeux fur mes premiers maux , ie trouuois les
derniers fi grands, qu'il me femble que ceux
que i auois foufferts auparauant, ne meritoient
point d'auoir le nom de douleur: & le pis encor
eftoit que i auois vne fi grande curiofité de re-
chercher les fuiets de mon defplaifir , que bien
fouuent quand il ne s'en prerençoit point,
ie m'en figurois de tant efloignez de toute ap-
parence de raifon , que maintenant quand ie
les confidere, iem'efionne comme il eftpoffi-
blc que mon iugement fuft fi peruerty. Si elle
partait librement auec Siluandrc, ô que [es
paroles meperçoirnt vinementle cœur/ fi elle
neluy partait point, ie difois qu'elle feignoit:
fi elle me carcffpîc, ie penfois qu'elle me trom-
poit: fi elle ne faifoit point conte de moy, que
c'eftoit vn tefmoignage du changement de
Ton amitié ; fi elle fuyoit Siluandre, quelle
Livre vnziesme." 815
craignoit que îe m'en apperceuffe: fi elle s'en
Lailîoit approcher, quelle vouloir me frac
que feuffele defplaifîr de le voir fi elle fe mon-
ftroitgaye, qu'elle eftoit bien contente de ks
nouuelles affections , fi elle eftoit trille, qu'il
auoit quelque mauuais melhage entr'eux. Bref
toute chofem offençoit: & quand il n'y auoic
rien furquoy ie peufie fonder quelque occalîon
de déplai(ir,ie m'accufois de faute dé iugem en Ç
de ne fçauoir recognoiftre leurs diffi mutation s.
Combien de fois ay ie fouhaitcé de n'auoir
point de veue , pour ne voir ny Siluandre 3 ny
Phihs : mais ceiîeroient-ils , (difois je inconti-
nent ) de s'aimer3 encor que ie ne les viffe pas?
Combien de fois ay-ie déliré de perdre la vicï
Mais, difois-ie, îlvaudroic mieux perdre l'A-
mour 3 d'autant que h mémoire qui me tour-
mente, ne laiileroit de me iuiure après mon
trefpas. Et voyez a quelle extrémité mon mal
eftoit paruenu, puis qu'au lieu d'aimer Philis,
ie la haïiîbis : FeulTe voulu qu'elle euft elle lai-
àc,cz defagreable: & toutesfois i'eulTe efté mar-
ry h elle euft eu moins de beauté & de grâce.
Ce que ie recogneus en ce mefme temps-là,
parce qu'ayant eu deux ou trois accez de fièvre,
& le mai luy ayant changé le vifage, l'en eus
tant de defplaifir , qu'elle mefme s'en apper-
ceut. Viuant donc 5 ou pluftofl languiltànt
de cette forte , eftant prefque réduit à vn defef-
poir^Ies Dieux fans doute eurent pitié de moy.
Fffii^
824 La IL partie D'AsmEE.'
Ilya quelques nui&s que Svluandre s'cftanç
cndormy dans vn bois qui eft auprès du tem-
ple de la bonne Decflc, a fon reueii il fe trouua
vne lettre en la main, fans fçauoir qui la luy
auoit donnée. £t parce qu'à fon retour il la fit
voiràDiane,& a la Bergère A urée, ellebcreu-
rent quelle cftoit écrite de la main deCeladon,
&penfantapprédredefesnouuellesau lieu ou
îTTauoit trouuée ; elles le prièrent de les y vou-
loir conduire, ce qu'il fit. Mais lanuiûeitant
furuenuè elles fe perdirent de forte, quelles
furent contraintes d'y attendre le îour. Et par-
ce que durant le peu de temps qu'Aftree dor-
mit, elle euft quelques vifions (qui luy firent
croire que Céladon cftoit en peine pour n'auoir
reeeu les derniers offices de la fepulture, & qui
à la venté auoient efté dilayezpourpouuoir
apprendre quelques nouuelles de fon corps)elle
ferefolutdeluy drefTer pour le moins vn vain
tombeau, que l'on trouua plus à propos, de fai-
re au nom de Pans, que non pas au lien, ainfi
que depuis l'ay fçeu de Philis. O , Madame,
lesceremonies5comme vous fçauez, en furent
affez longues pour conuier ces {krgeres de
demeurera leur retour quelque temps retirées
en leurs cabanes pour fe repofer 3 fut du trauail
de la nui6t précédente, fut de la longueur du
chemin quelles auoient fait. Il n'y eut que Dia-
ne qui en fut de/tournée parla prefence de Pa-
ns. Quanta môy me feparant de bonne heure
Livre vnziesme! 8z,y
de la trouppe, après auoir difnéïc me retira/
fous vn gros buifibn 3 qui eft le carrefour de
ces chemins qui'fe croizent auprès de noftre
hameau : Il eft fi touffu , qu'encores que le grand
cheminle touche 3 fi eft-il împoiTibled'y eftre
veu : toutesfoison peut voir aifément ceux qui
vont & viennent. Apres auoir longuement
entretenu mes penfées , le fommeil m'y furprit,
de forte, que ie ne m'efueillay que quand le So-
leil ef toit défia preft de fe cacher , & faifant def-
fein de me retirer 3 ie voulus premièrement
voir qui eftoit dans la prairie , afin d éditer la
rencontre de Phylis : Et de fortune fapperceus
Aftrée,&elle, qui eftans demeurées feules le
reftedelaiournécdans leurs cabanes, s'en ve-
noient prendréle frais en ce lieu. le visd'vn au-
tre cofté Syluandre qui les fuiuoit, penfant,
comme ie croy , que Diane ne tarderoit pas
beaucoup de les venir trouuer. le me recachay
fbudain fous ce buifibn , defireux de voir ce
qu'ils feroient, penfant bien qu'ils me donne-
roientdenouuellescognoifiances de leur ami-
tié. Mais il aduint que Siluandre les voyant af«
fizes à l'autre collé du buifibn oùi,eftois,& fe
voulant mettre au milieu d'elles , Phylis quitta
la place,& s'efloigna quinze ou vingt pas d'eux:
i oiiis alors que Aftrée l'appelloit, & que Syl-
uandre l'en fupplioit: ô que ces paroles me fai-
foient de cuifantes blefleures/ Phylis toutesfois
py venoit point ; & monftroit d'eftre fort mal
%i6 La IL partie dAstree,
fatisfaiâe du Berger -.Mais au lieu que cela me
deuoit contenter 3 c'eftoic ce qui m'ofîençoie le
plus, fçachant qu'entre les amans il y a d'ordi-
naire de ces petites querelles, qui ne font que
des renouuellemens d'amitié. Elle eftoit a quin-
ze ou vngt pas d'eux, comme îe vous ay dicl,
& fe promenoit feule fans vouloir les appro-
cher, dont Syluandre au commencement ne
faifoit que foufrire : Mais en fin il ne fe pûft em-
pefcher d'en rire tout haut:Phylis qui l'ouït, s'a 1-
lumant d'vne plus forte colère contre luy,
Voyez-vous, luy dit-elle, Syluandre, ces fa-
çons de viure auec moy, me conuient de vous
haïr plus que la mort 3 & croyez que ie le vous
rendray vne fois en ma vie , ou l'occafion ne
s'en prefentera iamais. Le Berger luy oyanc
proférer ces paroles 3 auec tant de colère , fit vn
tel efclat de rire , qu'il ne pûft luy refpondre.
Continuez, continuez, difoit Phylis, fafcheux
Berger, &: ne ce/fez iamais de m offenfer, peut-
eftre que l'auray quelque iour le moyen d'en
fare vengeance , fi alors ie ne la prens , ne
croyez iamais que ie fois Phylis. Mais parce
que le Berger la voyant en vne fi grande colère,
de force de rire ne pouuoit luy refpôdre, Aftrée
en fin prift la parole auec elle. le n enfle iamais
penfé,dir-elle,que Syluandre que i'ay toufiours
recognu fi diferet 3 & fi remply de nullité par-
jnyles Bergers, voulut à deifem offenfer Phylis
iansfubiecr. Phylis ayant Aftrée, ne faillit point
Livre vnzIesmE. 827
felonlacouftumedesperfonnes qui fe voycnt
fbuftenues en leur colete^desanimerdauanta-
ge contre le Berger: Il fefoucic fort-peu, dit-
elle, de m'offenfer. Mais il a raifon, car aufïi
biennemefçauroit-il donner plus de volonté
deluyfairedefp!aiiir,cjuefenay. Dieu fçait fi
ieftois marry de cette dilTention/& toutefois
encor me fafcha-t'il do voir le mefpris dont il
- vfoit cnuers elle. En attendant la fin de cette
rencontre 3 îouis que Syluandre s'addrciTantà
la Bergère Afirée : Et vous auffi, belle Bergère,
dit-il, vous eftes en colère contre moy : &fie
pcnfoisquevoustfnflïezmonparty. le ne fuis
iamais contre la raifon quand ie la puis cognoi-
Are , refpondit Afirée,, &me femble que vous
feriez mieux de ne point donner dauantage
d'occafion de haine à ma compagne, & de vous
fouuenir encor qu'elle ne puilTe pas beaucoup,
qui! n'y a point toutesfois de petit ennemy.
Vrayement , refpon dit alors le Berger 3 laiifant
tout ieu a part , encore que vous foy ez fi partia-
le pour Phylis, ie veux bien que vous foy ez mge
de noAre différent , pourueu qu'elle veuille me
dire deuant vous, quelle occation elle a de fe
douloir de moy , &c quand vous nous aurez
ouïs tous deux , ie me foufmets dés à cette
heure à telle punition qu'il vous plaira. Moy,
dit Phillis , que i' entre iamais en raifon auec
vous ; l'aymerois mieux ne parler de ma vie.
Mais fçauez-vous que ie defire ? CeA que vous
828 La II. partie d'Astkef,
fefïiez eftat que ie ne fuis point an monde pour
vous , & que de cette forte vous perdiez telle-
ment la-memoire de moy3 que quand par mal-
heur vous me verrez, vous ne penfîez pas mef
me à moy. Or voyez,refpondit le Berger5com-
bien nous fommes de différente humeur, c'efl
à cette heure que ie veux parler à vous,& que ie
vousveuxdire chofe, qui vous fera peut- eftre
iuger que Syluandre cil plus voftre feruiteur
que vous ne croyez pas. Et lors fe tournant vers
Afrrée3il la pria ôc fupplia, de forte qu'elle
fît afïeoir Phylis auprès d'elle , non pas , dit-elle
en 5 y mettant, que ce foit pour vous oiiir , mais.
ieulement pournedefobeyr à celle qui me l'or-
donne ainfi. Luy fans refpondre à fes paroles,
recommença de cette forte. le croy , Philis5que
vous ne me tenez pas pour fçauoir fi peu des
affaires du monde, que vous ayez opinion que
ien'ayeiamais oiiy parler de l'amitié qui eft en-
tre vous & Lycidas. Que s'il eftoit autrement ,
& que vous euffiez volonté que ie vous en difl e
des particularitezjpeut-cftre feriez vous eftônée
que l'en aye tant fceu,& que l'en aye faicl: paroi-
ftrefipeu, & lors vous ne iugenez pas que ce
Syluandreàqui vous voulez tant de mal, futfî
pen voftre feruiteur que vous le penfiez.Tant y
aBergere, qu'après l'auoir feeude ceux qui font
les plus curieux des affaires d'autruy : en fin ie
l'appris de voftre bouche mefme 3 & de celle de
Lycidas. Vous reiîbuuenez-vous point qu vn
Livre vnzîesMï] 829
foir vous retirant en bonne compagnie 3 vous
corn mandates à Hy las de raconter fa vie, & les
aduanturesdefes ?mcurs? Nouiez- vous point
oublié, que cependant vous partiftes 3 & laiiTa-
ces la trouppe , priant A f bée d aller auec vous.
Auez-vous bonne mémoire que vous allafîes
le long du bois parler a Lycidas qui vous y at-
tendoit 3& qu Aftrée vous dit que vous deuicz
bien prédre garde^qu il ne fuft trouué mauuaisa
&: cjue vousluy refpondites , qu'il vous en auoit
tant preffée , que vous ne le luy auiez peu refu-
fer > Mais que pour ce fuiet , vous auiez prié
Aftrée d'y eftre auec vous. Or Bergère, penfez
maintenant à tous tes difeours que vous y euftes
auec Lycidas : car ie les fçay tous comme les
ayant oiiis. Ace mot elles rougirent, 6c de-
meurèrent fi eftonnées quellesne faifoient que
fc regarder. MaisSyluandre reprenant la paro-
le, Ne foy ez point marries , dit-il , que ie fçache
ce que ie viens de veus dire, car Tay affez de
difcretion pour n'en faire paroiftre que ce qui
ne vous peut importer , & fi vous vouliez , belle
Aflrée, que ie vous diffe la colère de Lycidas
contre vous , & la peine que vous priftes de la
luy faire perdre, vous vertiez que ie fçay pref*
que autant de vos affaires, que vous mefmes.
Mais cela ne feruant de rien à ce quei'ay a vous
dire maintenant , il fuffit, Phylis, que vous
fçachicz que ie n'ignorois , ny la ialouiie . ny le
fubieâ delà îalouile deLicidas. Il faut bien dire
830 La IL partie D'AstREE.*
(diti ma Bergère le regardant ferme entre le*
yeux ) que vous eltes malicieux ayant feeu c€
que vous dites, dauoir vefeu de celle forte a~
iicc moy , pour donner plus de peine à Lici- •
das, à vous &à moy. Ah Bergère, refpondit-
il, que vous m'eftesplus obligée que vous ne
penfez pas! car que vouliez- vous que lefiiTef
Puis que vous fçauicz , dit-elle , que Lycidas
eftoit jaloux à vcftre occafien , vous deuiez
m'efloigner. Vous me dites (rephqua-t'il)vne
chofe impoiTible3& qui vous euftpeu nuire in-
finiment ii îe l'eufte fai£te. Impoflible, d'au tant
qu'ayant entrepris de ieruir Diane 3 & vous
cftant ordinairement auprès d'elle \ il m'efloïc
impoiTibk de vous eiloigner fvns fans l'autre.
Et bien :ditPhyhs,iivous euffiez efté tel en-
tiers moy,que vous deuiez eftre , n'euftiez- vous
pas plultoft efîeu de laiiTer la fréquentation de
Diane, auec hazard de perdre voitre gageure 5
que non pas de dôner tant de ialoufie aLycidas,
& a moy tant de defplaiiîr 3 puis que le Berger
eftoit tant de vos amis , &: queie ne vous auois
iamais dôné occafiô d'eftre autre que des miés ?
le voy bien,Beigere,refponditS}luandre,que
vous ne fçauez pasie mal que vous m'auezfait ,
puis que vous parlez de cette forte, ny combien
j] m'eftoitimpollîble de faire ce que vous dites,
Que ie vous ayefaitt du mal, dit Phylis, c'eft
donc bien par ignorance, car ien en ay iamais
eu intention. Cela, répliqua le Berger,n'exnpef-
Livre v'nziesmé] S$i
che pas qu'en effe£t vous ne m'ayez fait du mal,
&: que ie ne le reflente.Et commen^adioufta la
Bergère, peut-eilre aduenuce que vous dires?
Ncit-ce pas Phy lis , refpondit le B erger 5 qui eft
caufe que iay entrepris de feruir DianerEt vous
n eftes- vous pas celte Phy lis ? Et pour cela , dit
Phy lis , dequoy me voulez- vous accufer? De
tout le mal, refpondit Syluandre, queie reffen-
tirayiamaisicaraulieu de feindre, iay ayméà
bon cfcient. A ce mot le Berger s'arrelta tout
court, & bien marry d'en auoir tant dedaré,de-
quoy s'appercenft Aitrée,Ne foyez fafché, dit-
elle, & ne rougiflcz point d'aduoùer la vérité ,
peut-eltre que ces paroles ne font pasles pre-
mières quï nous ont dôné cognoiffance. Ien'au-
ray iamais honte 3 refpondit-il , de dire que ie
fuis feruiteur de Diane pour fa feule confédé-
ration,mais ouy bienconfîderantcombienie
mérite peu. Si Diane, refpondit Aftrée, doit
élire acquifepar les mentes, il n'y a perfonne
qui y doiue prétendre pluftoft que Syluan:
dre.
Pleuft a Dieu3belle Bergere,repliqua-t'il , que
chacun euft la mefme opinion. O Madame,
que ces paroles me furent agréables, & que Syl-
uandre euft vne douce main , pour panfer vne
fî fenfible playe que la mienne. Comment, dit-
Leonide, euVil pofTible que ce Berger ayme
véritablement DianerEllcfaifoit cette deman-
de, çncor qu'elle feeuft bien ce cjui en eltoit^
Î^Z LaÎI. PAR. TIE D'A STKEE,:
pour en auoir quelque nouuelle cogfioiiTaficé
à caufe de Paris. N'en doutez point 3 dit ilj Ma-
dame, & vne autrefois ie vous en raconteray
dauantage, mais pour ce coup5ie vous diray
feulement, comme ie me deliuray de cette fat
cheufe îaioufie. louis donc que Syluandre en
continuant reprit decetteforte. Ornencpou-
uant m'efloigner de vous à caufe de Diane , que
vouliez vous que ie fiiTe: foyezen vous-mefmds
le mge. Dés le commencement, refpondit Phy-
lis, vous ne deuiez point donner d'occâiion.cfe
ialoufîe à Lycidas , &: puis voyant que comme
que ce fuft il eftoit deuenu îaloux , vous deuiez
non pas m'efloigner du tout 3 puisque vous di-
tes que vous ne lepouuiez,faire à caufe de Dia-
ne: mais pour le moins eftant en lieu où Lyci-
das nous apperceuoit , il falloit viure plus mo-
dérément ,&: plus froidement auec moy. Ah
nouiceen Amour, refpondit le Berger , quand
Lycidas deuint ialoux y priftes-vous garde?
Nullement, dit elle3& comment, adioufta Syl-
uandre, vouliez-vousqueie m'en apperceuffe
mieux: Ne vous reiîbuuenez-vous pas, qu'à la
première parole qui vous en dit, vous demeu-
râmes fi ef tonnée de telle opinion, que vous ne
puftes luy refpondre de quelque temps ? & cela
dautant que les commencements des maladies
d'Amour, font comme la plus part des au-
tres qui ne donnent coguoiflance d'elles que la
fièvre ne fok défia bien fort* le ne pouuois
donc
Livre vNzies:,iî, %tf
donc non plus empefcher la naiiîance de cette
ialouiîe que vous D & quant au progrez3 lepen*
fe vous y auoir infiniment obligée, parce que
iî deilors que îe vous en eus parlé 5 le me fuiïè
retiré de vous D ou que l'en euffe vfé plus froi-
dement .• qu'euil-il penfé^ou pour le moins
qu'euft-il deu penfer ? Que il ie m'en efloi-
gnois, &: il ie viuois d'autre forte que de conftu-
me s c'eitoit pour le tromper, &: que nous eihôs
en bonne intelligence enfemble, comment fe
fuft-il imaginé que l'eufTe fceucette ialouiîe que
par vous ,puis qu'il n'en auoit parlé qu a vous?
Et s'il cufteu opinion que vous me i'eufîîez di-
te, n'eufl il pas îugéauec raifon qu'il y auoit vne
grande amitié entre nous? dz ce moyen pouuoic
amortir ou allumer dauantage fa ialouiîe,
Croyez,Phylis , qu'il a efté beaucoup plus à pro-
pos que l'aye continué de viure comme l'auois
commencé, puis qu'il a deu cognoiitre parla
qu'il n'y auoit point d'intelligence entre nous,
voyant que vous ne m'en auiez point aduerty3
ny point d'Amour, d'autant que iene meca-
chois deperfonneiadiilîmulation en eftant vn
des plus grands iîgnes. A ce mot eihnt refolu
de la la doute où l'auois eilé il long temps5&: co-
gnoirTant qu'il n'y auoit point d'Amour entr-
eux, ie m'efenay, Ah Phylis3que Siluandrcfçait
bié aimer,& qu'il parle auec beaucoup de venté:
&faifantletourdu buiflpn , ie vins courant me
ietter à genoux deuant eiks;.dequoy elles furent
2. Par s, G^p-
856 La II. partie d'Astreej
toutes deux fi eftonnées 3 que fc prenatis parles
mains, elles demeurèrent comme rauk s. Quant
à moy plus cotent de ma fortune queie n'auois
iamais cfté,ie ne fcaurois par quelles paroles cô-
ir encer pour remercier Amour de celte faneur,
enfin rn addreffant a elle , îe parlay de cette for-
te ; Ma belle Bereere, fi voftre amitié a efté allez
forte pour ne le point rompre, fous la pefanteur
de ma fuite, îe m'alfeure qu'elle le fera encor
allez pour vous plier pluftoft au pardon qu'a la
vengeance. Voicy ce Lycidas qui par fês foup-
con vous a tant ol2 enfée 3 mais le voicy main-
tenant qui vou> crie mercy, qui vous demâde
pardon lans réfuter chofe que vous luy ordon-
niez j pourueu qtfevous oubliez cefteofrenfe.Ie
tins encor quelques autres femblables propos,
aufquels fans faire refponfe elle tourna la tefte
de mon cofté, mais fans regarder tenoit les
yeux contre terre : 2c parce que îe m'eftois teu ,
ce qu'elle ne parloir point, Snuandre voulant
eftre en partie caufe de mon contentement
comme il l'auoit efté de mon defplaifir , Aïnfi ,
dit-il, Bergère , que l'ay eftétefmoin que fans
fuieet Licidas a eu de la ialoufie,demdmele
feray-ie que vous auez plus de vengeance que
d'Amour,!! vous ne receuez la fatisfaction qu'il
vous ùict. Il n'eft plus temps de confulter en
vou s mefme ce que vous deuez faire , le dcuoir
où il fe m et le vous dit , fon affection le vous
requiert ., de voftre ancienne amitié le vous
LlVP. E VNZIESME, §37
commande. Mafœur, adioufta Aflrée, Siluan-
dre vous dit vray , & deuez outre cela croire af-
fairement, que c'en: pluftoft excès, que défaut
d'Amour quiafaict commettre cette erreur à
Licidas5& de plus, que s'il afait la faute, il en a
bien raid la pénitence. Alors Pfailis leuant les
yeux lentement contre moy ; Lycidas, dit-elle ,
Vous m'auez tellement offenféc, qu'il eft bien
malaifé que ie n'en aye longuement le fouuenir:
toutesfois puis qu Aftree me l'ordonne ie veux
bien vous pardonner, mais auec ferment que
s'il vous àuient iamais de retomber en fembla-
bie faute, vous deuez perdre à iamais toute ef-
perance de mon amitié. Et quoy* Lycidas 3 con-
tmua-t'elle après d'vne voix plus forte, vous
femble-t'ii que les aircurancesque'iufques icy
vous auez receuës de ma bonne volonté, foient
fi petites qu'il en faille douter aifément ? Quel-
le fi grande cognoifïance auez vous eu de ma
facilité, ou de ma légèreté, que vous puiffiez
croire que 1 aime, & reçoiue tous ceux qui me
regardent ? elle euft continué fans doute, carie
ne fçauois que luy refpondre , n'euffc efté qu A-
ftrécrinterrompant>Ceft allez, ma foeur, luy
dit-elle, vous ne fçaunez en dire tant que vous
n'ayez encor occafion de vous plaindre dauan-
rage. Mais reffouuenez- vous que c'efl ce Lyci-
das à qui vous auez bien rendu de plus grandes
preuues d'amitié , que ne fera pas le pardon que
ion filence & fafoubmifilon vous demandent^
Ggg n
858 La II. Partie d'Astrëe.
& que fi vous le luyrefufez, vous ne ferez vnc
petite offenfe à voftre vie paffée. Philis après
auoir elle muette quelque temps3 en finadreiïa
fa parole de cette forte à fa compagne. le le
veux, ma fœur , ie pardonne nonfeulcmenE
rofFence,mais la veux encieremët oublier,pour-
ueuqu'al'aduenirilneme donne ïamais occa-
fîon de m'en fouuemr. Voila5Madame3 comme
ie fus guery, voila comme ma faute fut pardon-
née^ comme ie rentray en mon premier hon-
neur, & depuis nous auons vefeu Siluandre
&moy 3 auec tant de familiarité qu'il eft l'hom-
me que fayiamais le plus aimé, & après mon
pauure frère. Etn'auez vous point de peur, ad-
ioufta Leonidc, que l'ordinaire veuè de Siluan-
dre &: de Philis ne vous donne la mefme ialou-
fie que vous auez eue? Cclan'eit pas fans dan-
ger , puis que celuy qui aime eft de fa nature
merueilleufemét fuiet au foupçô. Deux raifon j,
dit Licidas3m'en empefeheront toufîours-.l'vne,
que fay trop d affeurance de l'amitié de Philis ,
&: l'autre, de l'amour que Siluandre porte a
Diane 3 qui fans mentir eft telle qu'elle ne fçau-
roitfouffrir vne compagne: mais ie vous fup-
plie, grande Nimphe,de n'en vouloir point par-
ler , car il auroïc occafion de fc douloir de
moy3 qui vousaurois décelé ce qu'il s'efforce
auec tant d'artifice de tenir caché : & mefmc
que pour auoir permiflîon de parler à fa Ber-
gère fans qu'elle s'en puiile offenfer i il a fuy
LÏV-HS VNZlïSMï. 8'9
hifqucs îcy le iugement qu'elle doit faire de
fon mente , & de ccluy de Phiiis, luy femblant
que tant qu'il le pourra cuiter, il luy fera per-
mis de luy dire combien il l'aime, car il y a
plus de huift ou dix iours que les trois lunes
font efcoulées.
AinfidifcouroicntLicidas&LconidcjCepen-
dant qu'Hylas entretenant Alexis ne fe pre-
noit garde, que peu à peu il en deuenoit amou-
reux. Et elle qui auoit opinion que cela luy fer-
uiroità fe faire mieux croire , Alexis luy don-
noit à deiTein toute l'Amour qu'elle pouuoit:
car encores qu'elle ne l'euft iamais veu , fi auoit-
elle efté aduertie par Leonide & Paris de fon
agréable humeur. Et comme s'il euft voulu
rendre vne bonne preuue de ce qu'il eftoit ,
fans en biffer plus longuement en doute ceux
qui ne le cognoiffoient point, il s'eferia tout
à coup en frappant des mains 3 & fe les fror-
tant l'vne en l'autre , S'en eft faiâ3 Phiiis, ie
vous dis adieu : cette belle Nimphe vous ra-
uiteeque l'Amour vousauoit acquis: &r tout
ce que ie puis faire, c'eft de vous donner le con-
gé queieprenspourmoy. Siluandre & Cori-
las oyant cette prompte refolution ne peu-
rent s'empefeher , voyant qu'Alexis de force
de rire ne pouuoit prononcer vnfeul m ot .de
prendre le party de Phiiis pour luy donner oc-
casion de cômencer quelque agréable difco!.ir<\
Et quoy , Berger, luy dit Conlas , donnez-vous
Ggg uj
8.J.O La II. pap.tie d'Astreï,
de cette forte congé a la belle Philis? comment
penfez-voir> qu'elle puiiieeftreconfolée de cet-
te perte : C'eft bien ce iour qu'entre tous les fiés
elle doit marquer de noir. A fon dam,refpondit
Hi'as tout froidement 5 pourquoy n'eft- elle pas
auflî belle qu'Alexis ? O Dieux / répliqua Cori-
las , & qui fera celle à l'aduenir qui pourra eilre
aflearce de voftre amitié ? Cette belle Nimphe,
refpondit-il , qui eft plus belle que Philis. Mais,
adioufta Cornas, na-t'elle pas en Philis vnebô-
ne preuue de voftre légèreté ? Non pas cela, dit-
il : mais ouy bien vu grand tefmoignage de fa
beauté. Si eft-ce, refpondit Corilas, que Philis
n'eft pas laide. Si m auouërez-vous, dit-ii ^'qu'el-
le a moins de beauté qu'Alexis , puis qu'elle luy
cède (a place. Quelquefois,refpondit Corilas,
on la quitte par ce qu'on s'y fafche , ou qu'on et
père mieux. Pour s'ennuyer de moy, répliqua
Tinconftant, il eft impoflible a Philis , car elle a
trop de iugement, & pour efperer mieux elle
ne fçauroit , & puis eft-ce eile à voftre aduis qui
me quitte, ou fi ce n'eft point moy qui luy don-
ne fon congé f Siluandre eftoit demeuré rmet
allez long temps 5mais voiant que Corilas ne
refpondoit plus, il prit la parole pour luy. Ce
n'eft, dit-il., ny défaut de beauté en Philis, ny
congé que ce Berger.luy donne que la retraitte
qu'il rai ci , mais la naturelle inconftance qui eft
en luy. C eft bien dit, refpondit Hilas: appeliez-
vous inconftance de paruenirpasàpas où l'on
Livre vnziesme! &41
a fai&deffein daller: Non pascela die 5 Siluan-
dre,& toucesfois , dit Hilas,onmet vn pieu tai -
toft en terre 3 &tantoft en l'air, quelquefois dé-
liant , & quelquefois derrière : & ncft-cç pas
cela auffi bien inconftance que ce que vous me
reprochez? puis qu'ayant faict dciTcin de parue-
nir à la parfaite beauté3tout ainfi qu'en marchât
on change dVn pied àrautrc3iufques à ce qu'on
paruienne au lieu que l'on s'efi propofé:de mef-
meay-iefaict aimant les beautez que fay ren-
contrées iufques a ce que ie fois paruenua celle
d'Alexis, que véritablement ie recognois eftre
la plus parfaicle de toutes. Vous auriez peut-
eftre raifon , refpcndit Syluandre 3 fi la Nature
nous auoir permis d'y aller tout d'vn pas , ainfî
qu'il eft en noftre puiiTance d'aimer d'abord
cette parfaite beauté. Commentât Hila^you-
lez-vous me confeiller défaire îcy mon appren-
tiiîage:il y a bien apparence qu'vn apprentifdu
premier eouppeuft eftre digne feruiteur d'Ale-
xis. S'il n'y auoit que cela feulement, dit Siluan-
dre5 qui vous empefehaft d'eftre digne c£e'lc3ie
ne vous confeillerois pas d'en faire difficulté,
caries chofes que la Nature produit font bien
différentes de celles que l'artifice nous donne.
L'herbe des qu'elle commence de poindra cft
auffi bien herbe 3 que quand elle a fon parf ': sc-
croifTement: au contraire ce que 1 artifice nous
produift fe perfectionne par vn long eftude , 8f
vne curieufe induiîne. Or l'Amour eftantin-
Ggg iiij
841 La IL partie d'Astree]
inflin&delanature 3iln?abefoin d'apprentifla-
ge : & c'efi pourquoy en quelque aage que flous
foyons 3 nous aimons toufîours quelque chofe.
Eftans enfansles pouppées 3 eftans hommes les
hommes , & quand nous femmes vieux 3 les ri-
dieffesj &ccux qui nous, peuuent eftre vtiles,
Et paria, dit Hylas, vous voulez conclure Sil-
uandre,que ie ne deuois auoir rien aimé iuf-
ques icy: Et bien ie le vous accorde 3 i^yefté en
erreur , mais ne m'aduouërez-vous pas qu'ai-
mant à cette heure cette belle Nimphe, le fay
pour le moins ce que iedoy5 &: que tant s'en
faut que par cette dernière action ledoiue eftre
blafmé, que toutes mes fautes pailees en de-
meurent couuertes entièrement. Toutainfî,
refpondit Siluandre , que vous auezfoilly par le
pafle en aimant ces beautez que vous ne dé-
niez pas : Aufli faillez-vcusàcette heure d'en
aimer vnc que vous ne mentez pas: & comme
par vos premières actions vous aue-z acquis le
nom d'inconfhnt, ces dernières vous donne-
ront celuy de téméraire. Alexis s'eftoit teuë
quelque temps, prenant plaifir aux difeours de
cesE ergers :mais quand elle s'oiiit fi fort louer,
elle fut contrainte de reprendre ainfi la parole.
Si ie mérite autantj gentil Berger, l'amitié de
Hilas , que de bon coeur ie la reçoy, foiez cer-
tain qu'il n'aura peu d occafîpn de m 'aimer 3 ny
moypeu de moien de recognoiftre fa bonne
volonté. Et fe tournant toute riante vers
Livre vnziesme- 845
By'^-Et vous^luy dit-elle, mon ieïuiteur,f>re-
nez bien garde que les paroles de ce Berger ne
vous eflonncnt5car vous vous offenceriez trop,
&l'ouurage que vous me feriez ne feroit pas
moindre ; puis que c'eft honte d'entreprendre
& fe retirer d' vne entreprife imparfaite : & ce
feroit vne preuue trop euidente de mon peu
de mérite fi vous me quittiez fi promptement:
Mais Hylas, interrompit Siluandre , comment
ne craignez- vous l'ire de Thautates 3 ayant la
hardiefle de vous addrefTer à vne perfonne qui
luy efr confacree ? Ignorant , refpondit Hylas,
les Dieux ne nous deffendent pas de les aymer
eux-m efm es ,& comment feroient ils courou-
cez fi nous aimons ce qui eft à eux? Voyez-
V011S5 dit Alexis 5 ce Berger a quelque mauuais
, detTem contre nous , il vous veut efloigner de
moy par artifice, car il fçait bien que fi îe veux
ienecontinueray pas la profeiTion que i'ay
prife.
Ces Bergers parloient de cette forte , cepen~:
dant qu'Adamas entretenoitPhocion3Diamis3
de Tyrcis, & parce qu'il les cftimoit beaucoup,
fut pour leur aage.fiit pour leur vertu: ou pour
Je deffein qu'il au oit de faire en forte que Cela-
don eipoufaft Aftree 5 il faifoit tout ce qu'il luy
efroit poiïïble pour les garder de s'ennuyer. Et
d'autant queTyrcis eftoit eftranger>&: qu'il n'a-
uoit point veu ce qui eftoit de rare en fon logis,
il luy demandai! ce ne luy feroit point de peine
§44 Là IL partie d'Astre^
de fe promener , & vifiter fa mailbn. f Et ayant
feeu qu'il le defiroit infiniment , il le prit par la
main,&ditaParis3 qu'il côduififtHy las, & ces
autresBergers s'ils vonloiét en faire de mefme.
Alexis cftant aidée de Hilas fe releua , & s'ap-
puyant fur luy , fuiuit Adamas, auec le refte de
la compagnie. La maifoneftoit très-belle, Se
agréable de plufieurs fingularitez : mais parce
que le difeours en feroittrop long, nous n'en
dirons que ce qui féru ira à noftre propos. Ils
entrèrent donc dedans vne belle galerie qui.
auoit la veue de la plaine d'vn coite , & de l'au-
tre des montagnes qui la limitoient en forte
qu'elle eftoit très -agréable. Le bas eftoit lam-
briffé, & tows les entre -deux des feneftres
eiîoient remplis des cartes des diuerfes Prouin-
ces de la Gaule. Etpardeflus eftoientpofezdes
pourtraitsde diuerfes Prouinces, Rois & Em-
pereurs,parmy lefquels onyoyoït ceux de plu-
fieurs belles femmes. La voûte eitoit tout en-
richie d'or , & d'azur , auec maintes deuifes.
Chacun iettant l'œil fur ce qui luy eftoit le plus
agréable: mais Hyks qui nàuoitle cœur qu'à
la beauté, tournant les yeux furvn tableau de
deux Dames; Voila , dit-il , deux vifages bien
agréables : mais lequel îugeroit on eftre le plus
bea u i Adamas qui l'oiiit : Ceftuy-là , dit il, qui
efl à main droite e(t celuy de la belle mère 3 &
l'autre de la belle fille , & ont efté deux Pnncef-
fesauili belles,^ aufïï fages qu'il enfuit iamais5
Livre vnziesme.' 845-
& autant agitées de la fortune qu'autres qui
ayent efté de noilre temps: Car celle-cy qui
me femble plus aag:e c'eft la fage Placidie, fille
du grand Theodofe, fœur d'Arcadius, & d'Ho-
nonus , fem me de Confiance , & mère de Va-.
lentinian , qui tous cinq ont elle Ernpereurs,&:
defquels vouspouuez voir les portraits vn peu
en là. Et cette autre;c eft Eudoxe fille de Theo-
dofe deuxiefme,5^femmede Valentinian,que
Genferic emmena en AfFnque : Voila, dit Tir-
cis de belles PrincefTes, & qui ont vne grande
extraction , mais en quoy leur a efté la fortune
{î contraire ? le le vous diray briefuement , ref«
pondit Adamas, & enfembie vous feray co-
gnoiftre vne partie des pourtraits que vous
voyez icy: & lors, après s'eftre teu quelque
temps, il reprit de cette forte.
L'HISTO I R E
DE PLACIDIE.
J|p H e o d o s e premier de ce nom , Empe-
^^reur d'Orient, l'vn des plus grands Princes
que nous ayons veu depuis Augufte, euft trois
enfans ; l'vn Arcadius, qui fut après luy Empe-
reur en Orientjlautre Honorius qui euft l'Em-
pire d'Occident ,& la fage Placidie , de qui la
fortune fut fi diuerfe , que par elle on peut aifé-
*4* La II. vÀXTïi d'àstheeî
ment iuger combien lavertu eft ordinairement
trauerfee; car eftant demeurée entre les mains
de fon frère Honorius , & luy entre celles de
Stilicon3en la charge duquel le grand Theodo-
fe l'auoit remis durant fon ieune aage5elle tom-
ba en ces accidens fi diuers , qu'il fembla que la
fortune euft pris fa vie pour y faire paroiftre la
puifTance quelle a fur les chofes humaines;donc
Stiliconfutcn partie caufe, qui ayant vne fi
grande puifTance fur la perfonne du ieune
Theodofe,& fur tout ce qui eftoit de l'Empire,
cfleuales yeux de fon ambition à vne plus ab-
fbluç authorité , defirant de fe faire luy-mefme
Empereur, comme fes deffeins eftants defcou-
uerts, firent affez paroifrre. Et parce qu'il auoit
l'entendement vif,& que le maniement des af-
faires luy auoit apns les moyens de paruenirà
la grandeur qu'il defiroit, ilpenfade faire par
fineffe ce qu'il voyoit impoffible de paracheuer
par force. Dés le commencement donc il ac-
creut fon authorité au plus haut point qu'il
penfalapouuoirefleuer fans donner cognoif-
fancede fon intenrion3&puis la voulut fortifier
par le moyen de fa fille qu'il fit efpoufer à Ho-
norius, car le nom de beau père de l'Empereur
le faifoit beaucoup honorer & redouter. Apres
il fit des fecrettes intelligences auec ceux qu'il
eftima efire propres à fon deffein , & en fin fe
refolut d'affoiblir les forces de l'Empereur le
plus qu'il luy feroit poffible? pour s'en pouuoir
LlV:RE VnZIESME. 847
plus aifémentfaifir : en quoy il n'cufl: pas beau-
coup de peine, parce qu'il fcmbloit que cous les
peuples de la terre prcnoienc Rome en ce
temps-là pour butte deleurs armes. LesGots,
les Francs3& les Bourguignons en Gaule , les
Vvandales&rles Àlains en E (pagne, les An-
glois & les Piftes en Bretagne, les Huns ce les
Gepides en laPannome: Bref de tous coftez
l'Empire eftoic dételle forte defehiré, qu'il ne
luy reftoit plus que l'Italie d'entier. Et de fortu-
ne Alaric Roy desGots, pour nelalaifferplus
en repos que lere/le 'de l'Occident 3 y vint fon-
dre auecvnfî grand nombre.de peuple, qu'il
fut impoflïble à Hononus de luy refifter, De
forte que pour luy donner occafion d'en fortir
il fut confeiilé de rechercher la paix à quelque
prix qu'il la puft auoir : à quoy il s'accorda aifé-
ment, n'eftant d'humeur fort guerriere3& fou-
haittant fur toutes chofes de viure en repos. Le
traittédela paix ayant donc cité proposé, -fut
conduit fi fagement 3 qu'en fin Alaric accorda
de fe retirer deçà les Alpes, en 'quelques pro-
tiinces qui luy furent afllgnees par l'Empereur,
dequoy Stiiicon citant mal content , parce
qu'il iugeoitque ceftaccord portercit preiudi-
ce à fon deflein , il fit en forte auec vn Capitai-
ne effranger qui pour lors cltoit fbulcloyé de
l'Empereur , qu'il fut chargé près des nues du
Pau, lorsqu'il fe retirort fans meffiance,aux
terres qui luy cftoient reliées : dont il fut û
84§ La II. Partie îd'àstree-
defpité contre Honorius 5 qu'il rcuint a Rome*
lafliege, & au bout de deux ans la prit 5c la fee-
cagea entièrement , quoy qu'Honorius poui
faire paroi lire qu'il n'auoit point confenty à
telle perfidie 5 euii fait mourir le traiitre Sti!i-
con auiïi-toft qu'il auera que cette entreprifs
venoit de luy. Ainfr cet ambitieux finit mal-
heureufementfes îours 3 Guis mettre fin toute-
fois aux miferes de l'Italie : Parce qu'Alaric
après auoirfaccagé& bruiîé cette grande Cité,
n'eftant point encores faonldc les defpoiïilles*
pilla tout le pais d'alentour , & le ruina de forte
qu'il falloit bien élire barbare pour n'en auoir
point de pitié. Mais ce qui fut plus déplorable,
outre la ruinede tant de Temples , & la perte
de tant de raretés dont les Empereurs auoienc
cité curieux d'embellir leur ville , ce fut la mi-
ferable fortune que courut cette fage PrinceiTe
au iacceRome, où elle fetrouuaians fecours
pour la nonchalance defon frère: car elle qui
d'extra£tion efioit fille des Cefars, & fceur de
deux Empereurs^ iouitrant la peine de la faute
uautruy5fevitcaptiue entre les mains de ces
Barbares, fa patrie bruflee, les temples profa-
nez , &: elle en tel danger que fi Ataulfe Prince.
\^l X
du fang d'Alanc , efpns de fa beauté & vertu ,
ne l'euit iugee digne d'élire fa femme , elle
cfioit en danger de perdre là vie, ou ce qu'elle
auoit de plus cher Mais ce Prince la voyant fi
belle ôc d fage , &: fçachant qu elleefioit fille du
Lïvp.e vnziïsme! 849
grand Theodofe , endeuintfî pafTicnnément
amoureux qu'il la rcquift en mariage, & peu
après l'efpoufa aiiec là permifiion d'Alaric.
Confiderez quelle force cette fage PrinceiTe fe
fie à iby-mefme auant que de pouuoir confen-
tir a cette alliance .& quelle deuil: eftre fa pru-
dence pourfe conduire entre ces peuples ru-
des & barbares fi fage ment qu'elle fit. Et en cela
Dieu rit bien paroiftre d'auoir pitié de la déplo-
rable Rome , car uns cette alliance elle euft elle
entièrement rafee; d'autant qu'Alaric s'en re-
tournât mourut à Cofenze3ôde Prince Ataul-
fe, parla voix commune del'armee, fut efleu
Roy. Si vous confiderez c~ tableau qui eft au-
près de celuy de Placidie 3 vous îugerez aifé-
ment , que c'eftoit vne perfonne rude & hagar-
de, &pluftoftdefireufe de fang& de guerre,
que non pas de paix. AuiTi il n eut fi tofl ce
pouuoir abfoiu pour les Gots 3 qu'il reprit le
chemin de Rome, en deffein de la brufler &
démolir entièrement, luy femblant que tant
que les murailles de la ville demeureroient en-
tières, il yauroittoufîours vn Empereur Ro-
main, duquel le nom luy eftoit fi odieux 5 qu'il
en vouicit faire perdre la mémoire. Quand la
fage PJacicredefcouurit fon intention , elle re-
folut de faire tout ce qui luy ferok poiTible
pour l'en diuertir , luy femblant que la defola-
tion entière de fa patrie , eltoit vn extrême fur-
charge àfes malheurs. Elle fe monihx donc au
gyo LaII.Paktie dAstkee.
commencement pleine cf ennuy & de triftefle.
JaifTe inceiTamment couler fes larmes le long
de fon beau vifage , perd le repas & le repos, ne
celle de fe tourmenter que quand Ataulfe cil
auprès d'elle quelle fe contraint le plus qu'elle
peut deluy faire bon viiage. Ce Prince qui
auoit efté porté d'Amour a l'efpoufer, nepiit
longuement fouffrir qu'elle vefauit ainfi3- ians
luy demander l'occafion de fon defplaifir: à qui
en fin elle fit vne telle refponce . fay fait 3 ô
grand Roy , tout ce qui m'a efté pollïble pour
ne te point donner cognoiilance de l'extrême
defplaifir qui me prelfe , craignant qu'en cela
ie ne te fuite fafcheufe & importune. Mais puis
que la nature m'a faict trop feniîble, & trop
foible pour reiifter aux coups que la fortune me
prépare , & que la bonté d' Ataulfe , & l'amitié
qu'il porte a faPlaeidie , ont efté telles, que ie
ae leur ay peu cacher 1 ennuy que ie reffentois.,
ietefuppliedenetrouuer point mauuais que
ne pouuant remédier d'autre forte à l'infortu-
ne, qui accable ma patrie, ie luy donne des
larmes au lieu de fang, ainfi que la nature nous
oblige ,&: quei£ refpandrois beaucoup plusli-
Ixeirjentpourfaconferuation. le voy tes ar-
mes, ô Seigneur , qui ont toufiours efté inuin-
cibles, tournées a la ruine de cette miferable
Rome , à quhe doy ma naiiïance , &: de qui ie
tiens toute la grandeur de ceux , dont ie me
vante d'eilre yrïuë. Et peux twpenfer que fi ie
la pouuois
LiVre vnziesme; 851
1.1 pouuoîs racheter auec ma mort, ïene don-
naffe volontiers ma vie pour fa rançon , & que
ie ne la creuffe mieux employée, quelle ne
feauroit îamais eilre , fi ce n'eft en ce qui con-
cerne ton feruicc .'Et puis que tu m'as fait cette
grâce de me demander quel efl mon defplaifir,
permets moy,ie te fupplie, qu'auec toute hu-
milité, ie te: demande quel auantage tu peux
prétendre de la ruine de Rome, &de l'Italie?
Eft-ce du bien & des threfors ? outre que ce
font des chofes trop viles & indignes de la
grandeur de ton courage , encore n'y a fil pas
apparence qu'vn pais ruiné &c faccagé , & vne
ville démolie & prefque bruflee , d'où vne ar-
mée viclorieufenefaitque de fortir, après y
auoir demeuré fi longuement au pillage, puiiTe
beaucoup t enrichir maintenant, toy, dis-ie, à
qui les threfors de tant de peuples ramaffez en
vn lieu femblent auoir efié deftinez par la more
d'Alaric? Que ce foit la gloire qui t'y conduife,
ie ne le puis penferxaj: quelle gioirc déformais
peut eftre adiouftée a la tienne,ou quelle peux
t u efperer d'acquenr en ruinant des murs défia
ruinez, & maffacran : vn peuple defarmé,&:
battu 3 voire qui ne fçauroit eftreplus vaincu*
ny foufmis qu'il eft? S'il efl honteux de blefTer
vn mort, quel honneur paix tu attendrepar les
nouuelles playes que tu veux faire à ce peuple
défia mort ,& fans force? Que ce foit pour ra-
2. Part, Hhh
Sfi La II. partie d'Astree.'
fermir ta domination , ayc pour agr cable Y 6
grand Roy 3 que ie te die que ce feroit vne exé-
crable cruauté de vouloir exterminer tous les
peuples. d'Italie : outre que quand ils auroienc
tous paiTé au fil de ton efpee , tu ne ferois pour
cela en plus grande affeurance que tu es , ayant
encores contre toy les armes animées de la
nouuelle Rome , de toute l'Ali e , de l'Afrique,
& de tout le refte del Europe, dont l'Italie n'eit
qu'vne des moindres parties: luge gandRoy,
quelle apparence il y a qu vne force humaine
puiife.furmonter tant de prouinces , vaincre
tant de Roys, 6c acquérir, pour dire ainiî, tant
de Mondes, car tels peut on nommer les Roy-
aumes,& l'immenfe eftenduè' de.l'Empire Ro-
main. De forte que la ruine d'Italie ne te peut
profiter qu'à te rendre hay des hommes, & du
Ciel. Des hommes, qui voudront venger l'ou-
trage que tu auras fait à cette Rome chef de
toute la terre: Et du Ciel, qui nepeuftqu'eftre
offencé, de voir la ruine de la ville qu'il a efieuë
pour le miracle du monde, &: en laquelle il a
fait paroulredefcplaire, s'il y a quelque cho-
ie parmy les hommes en laquelle il ait pris
plailîr.
Que s'il te plaift d'auoir toutes ces chofes de-
uantles yeux, tu verras bien qu'il feroit beau-
coup meilleur, de te rendre amys & obligez
mes deux frères & leurs Empires, reconfir-
Livre vnziesme.' 85-5
toant par vne bonne intelligence l'alliance qui
ett délia entre vous. Etquoy Seigneur, pour-
quoy m'as-tu fait l'honneur de me vouloir
pour ta femme? eftojfc-ce potif eftre ennemy-
de mes frères î eftoit-ce pour ruiner ma patrie?
eftoir-ce pour voir mes parens 2c amis menez
efclaues en triomphe dans vn pais effrange ? '
ô quelles funeftes nopees furent les miennes ,
& combien cuit-il mieux valu queleiour de la
prife de ma ville euft efté le dernier de ma
vie.' A ce mot certe belle & fage Prmcelîe
toute couverte de larmes , fe laiffa cheoir aux
genoux a A taulfe , les luy embtaiîe & fer-
re auec tant de fanglots3que la pitié que le
Roy eut d'elle, furmonta la cruauté de fon
naturel , 5r l'attendrit de forte que la releuanr,
& la baifant , il luy ôaî. Ççflc tes pleurs Placi-
die , îe te donne ta ville & ta patrie : & pour
faire paroifire combien îe délire ton conten-
tement, ieteiure par i'ame de mon père, que
le ne tourneray iamais mes armes contre tes
frères, defquels à ta confideration îe veux eftrc
amv
Le Roy Goth, attendry & vaincu de cette
fortc/aiila paix auecHonorius , & fort d'Italie
pour retourner dans les Prouinces qui auoient
défia dté accordées à Alaric, fon predeceffeuh
Mais fon peuple qui eftoit tout Martial-, ôcqui
depuis tant d'années eftoit nourry panny les
Hhhij
8y4 La II. partie d'Astre e~
armes, nepounanc fouffrir de viure en paix5lt
fit en fia mourir par vne fedition publique.
Vous pouuez croire que le péril que Placidie
courue à cette fois 3 ne fut pas moindre que ce-
luy de fa rnfe de Rome^car vne fedmonpopu-
lare cil -comme vn torrent qui emporte tout
ce qui fe rencontre en Ton chemin. Toutesfois
cette fage Pnnceilequi auoit preueu ce dan-
ger de longue main, y auoit pourueu le mieux
qu'il luy auoit dlé pofTible, ayant obligé les
principaux de l'armée par tous les bons offi-
ces quelle auoit pu. Et d'effet, tant quelle
demeura auec eux , elle fut toufiours honorée,
&a'ymée plus que Royne quilseulTent ïamais
eue Or ce courage généreux ne fe perdit pas
par la mort du Roy fon mary , ny moins la vo-
lonté quelle auoit de feruir a Î3l patrie &: à fes
frères : au commencement fe roidiilant contre
le mai'heur5 elle lit en forte qu'vn grand Prin-
ce d'entre les Goths, de l'amitié duquel elle
eftoitfort arTeuree, fut eileuRoy, il sappelloir
Sigerie : celuy-cy recognoiiïànt l'obligation
qu'il auoit a la fage Placidie3eVde plus que pour
reitabliilement de fa couronne , l'amitié des
Empereurs Romains eftoit tres-neceiïaire,
lembraiTaauec tant d'affection, qu'il s'acquit
la haine de fon armée , qui fut caufe que dans
peu de temps ils le maffacrerent comme A-
.taulfe. Mais la genereufe Royne ne pouuanc
Livre vnziesme, 8^-
cftre vaincue du mal'heur, ny laiTee de tra-
Bailler pour le bien &la feureté de l'Empire,
fie encore de telle force que Vualia fut eflea
Roy-.Ce Vualia eftoit vn gt and 6c fage Capitai-
ne, qui ayant deuant les yeux l'exemple des
deuxRoySjfespredeceffeurs, le refolut de fe
feriur de la prudence 3 pour éuiter vue fembla-
ble fin. Il fait donc femblant au commence-
ment d'eftre le plus grand ennemy de l'Em-
pire, fait de grands préparatifs pour l'attraper,
& feignant d'eflre mal auec la fage Placidie,cn-
uoye dénoncer la guerre à ion frère 3 qui citant
aduerty fous main par fa fœur .futdefon cofté
courre des bruits d'vne armée infinicqu il pre-
paroit contre les Goths,&: efpouuanta de forte
ces barbares par 1 aide de Vualia 3 qu'en fin le
peuple mefme demanda la paix , qui fut con-
clue au grand contentement de Placidie : Qui
voyant l'Empire affeuré de ce collé, defira de
fortir d'entre leurs mains 3 & fe retirer en Ita-
lie : où elle fut receuë de fon frère 5 & de tout le
peuple 5 toutainfi que fi c'euft efté vn grand
chef de guerre , à qui le triomphe euft elle
décerné . Il fembla qu'en ce temps la fortune
fut lafle de trauailler cette fage Princeiïe , d'au-
tant que retournée- en Italie, elle fut aimée &
honorée de chacun, & mefme de Hononus
fbn frère, quifereflbuuenant du fbing quelle
auoit eu de deliurer l'Empire d^s armes des
Hhh iij
8v<? La IL partie d'Astree;
Goths, & combien luydc toute l'Europe luy
eftoient redeuables, refolut, voyant qu'il efloit
fans enfans^de la marier auec celuy qu'il vouloir
alfocier à l'Empire j afin quelle fut après luy
maiftrefle des iflats, quelle auoitfî prudem-
ment ôjIî longuement conteniez. En ce deffein
il ietta l'œil fur l'vn des plus grands Capitaines
de fon armée,duquel & la valeur & la fage con-
duire recognuë de chacun le rendoient vérita-
blement digne de commander. Il s'appelloit
Confiance, homme qui efloit de race tres-an-
cienne.ôc de vertu tres-recommandable. Vous
en pouucz voir le pourtrait auprès de celuy de
Placidie , dans lequel vous lirez vne grandeur
d'efprit & de courage , qui n'eft pas commune.
Et fans mentir ça efté vn des grands perfon-
nages que l'Empire ait eu de long temps aupa-
ravant. Ceft donc à celuy-cy qu Honorais
donne fafœur3& en mefme temps i'enuoye en
ifpagne, auec vne grande armée contre les
Alains, les Siiéues,& les Vandales qui loccu-
poient prefque entièrement. Le bon Roy Vua-
liafçacliantque Confiance efloit mary de la
fage Placidie3l'aiiifla de toutes fes forces3& luy
tnefmelefuiuitenperfonne, de cela fut caule
qu'à fon retour Confiance fit donner l'Aqui-
taine audit Vualia3où depuis il vefquit en repos
& en bonne intelligence auec les Romains. Ce
grandConflance d'abord furmonta les Alaïns*
Livre vnziesme. 8^7
êctna leur Roy, nommé Acaces, vainquit les
Suéues , qui reftoient faifïs delaMende. it ne
faut point douter que les Vandales n'eulîent
ef té chafTez de laBetique5quede leur nom ils
appelloient Vandaloufie, n'eufïeftéla reuolte
qu'Attalus auoit faite à Rome,pour'eftre dé-
claré Empereur, voyant quHonorius n'auoic
point d'enfans5 &nenommoit point de fuc-
ceffeur. Car Confiance laiifant imparfaite l'en-
trepnfed'Efpagne s'en vint à Rome,oùilpniT:
ce feditieuXj & le confina dans îHyppodromc:
dequoy Honorius fut fi fatisfait qu'il TafTocia à
r£mpire,& le déclara Augufte: & tout ainfi que
la fortune nenuoye que fort rarement vn mal-
heur tout feul3 de mefme elle ne fe contente
guère de donner vn bien qui ne foit fuiuy de
quelque autre. Voila donc Confiance vain-
cueur en Efpagne triomphant à Romev&iaflb-
ciéà l'Empire telle veut encores luy faire vne
grande faueur , & qui ne fut pas moindre que
les precedentes3en luy donnant deux enfans de
fa chère, & tant eftimée Placidie, à fçauoir, Va-
lentinian & Honorique , defquels l'ay efté cu-
rieux d'auoir les pourtraits. Voila celuy de Va-
Jentinian visa vis d'Etidoxe fa femme, fille de
friripereur Arcadius, Se celuy dHonoriqne
auprès d'Attila quelle fuiuit en Pannonie,apres
Tauoir efpoufé.
Voila donc Placidie & Confiance au fupreme
Hhhiiij
8^8 La IL partie d'Astree ;
degré de leur félicité : Lors que la fortune fie
reffentir à cette fage Princeife, qu'elle auoit
bien fait tréue auec elle pour quelque temps,
mais non pas la paix. Car fur le poinét que fon
chermary preparoit vne grande armée pour
remettre emieremcntl'ifpagne fous l'impire,
ilfiitattaint d'vne fi violente maladie 3 qu'en
peu de iours ilmourut,donnant bien parla co-
gnoiffanceque lafortune ennemie de la vertu,
la laifle en repos le moins qu'elle peut. Il eft
vray que d'autant que le Ciel permet bien que
le vertueux foit trauaillé , mais non pas accablé:
cette fage PrincefTe eut de grandes confor-
tions 3 en ce que fa perte qui fut commune, fut
aufli plainte 3 & regrettée d'vne commune
voix par tout l'Empire : Et que les regrets
efloient méfiez de tant de louanges, que iamais;
Prince n'en receut dauantage.Mais fur toutes la
confolation fut très - grande des deux enfans
que fon maryluy auoit taillez , qu'elle fit efle-
uer , & infiruire le plus foigneufement qu'il luy
futpofîible.
Il y auoit en ce temps-là dans l'armée, vn
tres-fage &: vaillant Capitaine, qui fe nommoit
-/Ecius3fils de ce grand Gaudens , qui fut tué en
Gaule par lesfoldatsl'aduoiïe que ie fuis partial
pour luy ,parce qu'ayant fait la guerre fort long
temps dans'les Prouinces voiiînes , nousn a-
uonsiamaisreceu incommodité de luy ny de
Livre vnziesme.* 8^9
fês armes. Au contraire i'ay cogncu en luy
tant de bonne volonté 3 pournoirre confjrua-
rion,que véritablement tous les Gaulois luy
doiuent eftre obligez. Pourcefubiectiefus cu-
rieux d'auoir fon pourtrait , que i'ay mis contre
eeiuy d'Attila , parce que ce fut luy qui chaiïa
ce fléau de Dieu des Gaules. Vous voyez
bien a ce nez Aquilm fa generofité , à ce front
large ôc couppé de rides, fa prudence 3& à fes
yeux vifs Cardans , fa vigilance & fa prompti-
tude. Etàlaventéc'eftoitvndes plusprudens
& des plus vaillans hommes de fon temps y
preuoyant les chofes auant prefque qu'il y en
cuit aucune apparence 3 plein de courtoifîe ,&
de telle forte libéral, qu a Timitation d'Alexan-
dre, il ne fe referuoit que Tefperance. Or celuy-
cyf'tefleupar Honorius , pour acheuer l'en-
treprife d'Efpagne, à quoy l'aduis de Placidie
euft beaucoup de pouuoir. Elle en auoit vnc
très-bonne opinion par le rapport que Con-
fiance luy en auoit fai£L Mais combien eft
Yb *mme miferable , d'eftre au iugement des
hommes/ Si vous y vruezfans reputation,vous
elles mefprifé , &: fî vous auez cette réputation,
& que vos effets ne refpondent incontinent à
lopinion que Ton a conceue de vous , vous
eftes foupçonné de n'y pas marcher rondemet.
Et le pis eft, quand il en faut rendre con re a vns
perfonnequi n'en a point d'expérience. Ge fut
8éO L A 1 1. P A K Tî E D'A S T R. E E ,
le malheur de ce grand perfonnage3qui penfane
s'en aller cnEfpagne fans feiourneren Gaule,,
fut bien deceu , trouuanc les Bourguignons qui
fevouloient faifirdupaysdesHeduois, & des
Sequanois; & les Francs qui conduits par Fara-
mond leur Roy, auoient paffé leRhein, & fe
vouloient loger en Gaule: Il fut contraint co-
rne au danger plus proche , de tourner teire à
ceux-cy , auant que de pa/Fer outre : ce qu'il
fit fi heureufement , qu'il renuoya les Bourgui-
gnons au lieu d'où ils efloient partis^ contrai-
gnit les Francs de repalTer les nues du Rhin , où
pour lors ils s'arrefterent , non pas toutesfois
fans plufieurs dangereux combats 3 comme
l'on peut penfer , puis que les Francs font
entre tous les peuples Septentrionaux, les
plus belliqueux & les plus aguerris, & aufquels
la fortune promet aufil bonne part aux Gaules ,
tant pour leur vaillance, que pour leur cour-
toifie , mais plus encores pour la conformité
de leurs mœurs & humeurs3auec celle des Gau-
lois , & de leurs loix 3 polices, & religion , qui
efttelle3qinlefiaiféàcognoiftre à ceux qui le
veulent remarquer, que véritablement ce n'a
efté autrefois qu'vn peuple , & que ces Francs
de leur extraction font Gaulois : mais fortis de
nos terres pour quelque conquefte , ou pour
les defeharger du temps de Sigouefe3 & Belo-
uefcj de Brème 5 ou d'autres. Mais quoy que
Livre vnziesmï! %6i
c*en fuft pour^e coup , Faramond repaffa le
Rhin , & fut contraint de s'y arrefter par la
prudécc & valeur d5yEtius,qui toutesfois fentic
bien l'effort d^ ces guerriers, puis qu'encores
que victorieux, il demeura de forte débilité,
que quand il fut paffé en Efpagne, il fe trou-
ua beaucoup plus foible que ceux qu'il alloic
attaquer, parce que les Vandales fortifiez dans
la Betique, fous la conduite de Genferic, s'e-
ftoient rendus fort puiffans. Les S n eues & les
Alains eftoient rentrez dans la Meride,& s'y
eftoient logez, & lesGoths depuis la mort de
Vualia , ayant perdu la bonne volonté qu'ils
portaient à l'Empire, & ne pouuanc fe con-
tenir dans les limites de l'Aquitaine, s'eftoient
eflargis en Efpagne , de forte que ce que les
Romains y tenoient , eftoit la moindre partie,
qui contraignit ce grand Capitaine , voyant les
forces ennemies furpafler de beaucoup les fîen-
nes;de les furmonter pluftoft par prudence que
par l'effort des armes ,faifant deflein de les ren-
dre ennemis entr'eux , & de temporifer iufqaes
à ce qu'il vid fon aduantage, & ne rien hazarder
mal à propos.
Mais Honorius qui ayant defîa veu com-
me ^Etius auoit chaffé les Bourguignons, &:
les Francs , s 'eftoit perfuadé , qu'au (Ti-toft
qu'il auroit nouuelle de fon arriuée en Efpa-
gne, il receuroitenfemble celle deladeffai&c
%6t La II. partie d'Astrei,
des Vandales 5 Suéues 5 Alaigs , & Goths :
voyant cette longueur, le foupeonna, & eue
opinion quil s'entendoit auec eux. Ce Prin-
ce eftoit timide, & nonchalant pour les cho-
fes de la guerre , &c qui ïamais n'auoit vefii
le harnois : de forte qu il n en fçauoit rien dç
veuë : mais feulement mefuroit toute cho-
fe aux euenemens heureux du grand Theo-
doze 5 ou de ceux qui fous Confiance luy
efioient arriuez , fi bien qu'entrant en meï-
fiançe de y£tius3il le renuoya quérir, &mit
Caftinus en fa place. Ce Cafiinus eftoit l'vn
des plus grands amis dVEaus , & cela fut
caufe que les affaires de l'Empire s'en firent
mieux,parce qu'il luy donna toutes les meilleu-
res inftructions qu'il pût , & luy ouunt tous
fes defleins, & les moyens de les exécuter. Ce
pendant il s'en retourna à Rome, où il rendit
conte a Hononus de fon adminiftration. Mais
recognoifiant que l'Empereur efioit entré en
foupçon de luy , il fe retira en fa maifon 3 côme
perfonne priuée.cù voyant depuis que ce foup-
çon au lieu de diminuer ,s'augmentoit de îour
à autre, & que l'on vouloit mefme attenter à
fa vie , il fut contraint de fe fauuerenPanno-
nie 3 parmy les Huns , & les Gepides. Et ce qui
le fît recourre 'plufioft à ceux-cy , qu'à tous .au-
tres, fut vne tres-prudente confideration : Car
s'il le fuit retiré ms les Francs bourguignons,
Livre vnziesmé; %fy
Coths, Viiigots 3 ou Vandales, on euft dicT: que
l'Empereur l'auoit foupçonné à iuliecaufe, &
qu'il auoit de longue main cotrafté amitié aucc
eux: mais cela ne fe pouuok dire des Huns &
Gepidcs ; qui n'eftoiét encore prefque cogneus
du peuple Romain. Et d'efieà ,ils ne faifoient
que forcir de leurs froides & horribles demeu-
res , pour entrer en la Pannonie , inuitez à cette
entreprife par l'heureux fuccés des Goths. Pla-
cidie infiniment offenfée contre fon frère , tanc
pour la perte qu'il auoit faicte de JEtius , que
pour fa mauuaife conduit te en tout le relie : re-
folut de fe retirer en Conftantinople , vers fon
nepueuTheodoze, où elle fuit allée dés long
temps 5 n euft elle qu'Arcadius fon frere,venant
à mourir, auoit remis fon fils Theodoze entre
les mains d'Ifdigerde Roy de Perfes & des
Parthes 5 qu'il auoit efleu pour fon tuteur : Par-
ce qu'encor' qu'il fuil fon amy & fon confe-
deré,toutesfois ces peuples auoient elle de tout
temps ennemis de l'Empire , de elle ne pouuoit
trouuer bon que des eftrangers gouuernaifent
fon Nepueu j toutesfois Ifdigerde fe monllra
tres-homme de bien en cette occafîon,& par ce
qu'il n'y pouuoit aller en perfonne , il enuoyaà
.Conftantinople vn très-grand Capitaine, pour
Gouuerneur de la perfonne & de l'Ellat de ce
leune Prince , qui pour lors ne pouuoit auoir
8^4 La II. partie d'Astkee,
que hnift ans: Ce Parthe fe nommoit An'tio-
chus, homme qui s'aquittail bien de la charge
qui luy auoit efté donnée y que Ton adminiltra-
tion fut fans reproche. Si vous tournez l'œil dé-
ça3vous verrez le portraict dlfdigerdeprcs de
<:eluy d'Arcadius^uquelil tend la main 3 ex aux
pieds de Theodoze fécond , voila fon (âge de
bien aymé Gouuerneur Antiochus, a la Phifio-
nomie de ce dernier3oniuge bien que véritable-
ment c'eftoit vn homme rond 6: fans ambition
de fortune, quelque temps auparauantqu'Ho-
norieux ne fe relTouuenant plus des obligations
qu'il auoit à fa fœur3 luy donnait occafion de
iaiffer l'Italie: Theodofefonnepueu,fc trouua
hors de tutelle, qui fut caufe quelle fe refolut
plus aifément de sen aller3 &: emmena auec elle
fesenfans: Et d'autant que cette fage Princefle
eftoit infiniment aymée, & que le îeune Valen-
tinian commençoit de donner vne grande ef-
perance de luy3 plufieurs des Sénateurs & des
Cheualiers mirent leurs ieunes enfans auec
luy pour luy faire ièruice. DequoyPlacidie fut
tres-aife, peur obliger par ainfiks principaux
•Seigneurs Romains à fes enfans. Entre autres
Vriace filsd'vn des principaux Cheualiers: le
nomme celuy-cy,parce que depuis il fift la ven-
geance de la mort de Valentinian.
Siluandre alors interrompant le Druyde,
Pardonnez- moy, dit-il, mon pere3fî le vous
Livre v h tiïsùtl 8^
interromps 5 car il faut que ie vous die 3 que fî
vous parlez de cet Vrface qui tua Maxime, il
n'y a perfonne en cette trouppe qui en puifîe
dire plus de particularitez que mcy3 par ce
que (tant aux efcoles desMafliiitns, de fortu-
ne ion vaiileau s'efchoùa en vne coite, ou ie
croy qu'il fuit mort &: fon amy Oiymbre 3 fans
le fecours que quelques-vns de mes compa-
gnons & moy luy donnafmes, & depuis atten-
dant que fon vaitîeau fe refifl: 5 il me raconta des
particularitez de fa vie 3 qu'il feroit mal-aifé de
içauoir d'autre que de luy.
C'eit de celuy-la mefme 3 dit Adamas, de qui
ie parle3 & quand vous aurez entendu ce que
ie veux dire de la fortune de la fagePlacidie,ic
maffeure que cette trouppe fera bienaife d'ouïi:
ce que vous en fçauez. Mais pour reprendre ce
que nous auonslaiffé , fçachez donc que cepen-
dant qu'Hononus viuoit de ceiie forte en
Italie, yËtius qui eftoit en Pannonie,ne demeu-
roit pas inutile: au contraire.dautant qu'vnc des
plus douces penfées, de celuy qui eft offenfé,
ceft celle de la vengeancejeihnt homme com-
me les autres 5 & d'autant plus feniible qu'il luy
fembloit que l'Empereur luy faifoit cet outrage
plus iniuftement, il ne peut eftre exemot du
defîr défaire repentir Hononus 3 de l'auoir trai-
té d-e cette forte. Et parce qu'il eftoit homme
de qui le nom auoit par tout yr>e grande repu^
%6& La IL partie b'ÀsîhtBJE
ration 5 il perfuada aifément ce qu'il voulut 1
ces Barbares , leur reprefentant combien ce-
itoitchofe facile d'entreprendre fur l'Italie ,&
mefmes auec les intelligences qu'il y auoit
pour leur en donner plus d'eni,ie2leur racon-
toitles richeiTes, lesthrefors de l'Empereur ôc
des particuliers. Ces peuples qui ne defiroient
rien tant que de changer de demeure , oyant la
fertilité & les richeiïés d'Italie bruiîoient de
delîr d'y entrer , &: lors qu'ils sappreftoient,&:
que fans doute ils l'euiTent inondée d'vn nom-
bre infiny , il fcmbla que Dieu pour ce coup en
euft pitié, de deftourna cet orage ailleurs parla
mort de l'Empereur Hononus. Par ce que
jEtius , qui ne vouloit point de mal à l'Italie,
mais à Hcnonus feulement, ayant les nouuel-
les de fa mort 5 changea incontinent de deffein:
Et fît entendre à ces Barbares qu'il eftoit necef-
faire qu'il allait à Rome, pour voir de quelle
forte elle eftoit difpofée, &: quelles forces il y
auoit. Eux qui ne s^eftoient efmeus qu'à fon
rapport , trcuuerent bon qu'il s'y acheminait
auec promefTes réciproques de toutes fortes de
(cœurs 3c d'affiftance.
lîy vint donc, & s'afleurant fur l'amitié de
Cafhnus, faifoit deilein de fe faire Empe-
reur, mais trouuant la faâiond'Hono nus en-
core très-grande , & craignant vn grand Ca-
pitaine nommé Boniface,qui auoit les forces
d'Afrique,
LlVRE VNZXESME. %Gj
d'Afrique i mais plus encores leieurie Empe-
reur Theodoze^ il ayma mieux faire foncier le
gué à vn nommé Iean , qui auoit eflé premier
Secrétaire cTHonorius \ auec lequel il auoit
toufiotirs eu très- bonne intelligence : Il luy
fai£t donc prendre le tiltre d'impereur , &r
fousfon nom difpofe & ordonne toutes cho-
tes. Et certes , il fit bien paroiftre en cela qu'il
eltoit prudent 3 car Theodoze n'approuuant
point ce Iean , déclare Valentinian fon coufin
germain impereur d'Occident : & d'autant
qu'il fçauoic bien que le meilleur Sceptre des
Empereurs eftoit la force des armes, il drefle
vne puifïante armée qu'il eniioy e en Italie fous
laconduitte de Artabure.C'eftoit vn Capitaine
tres-experimenté, comme il lent bien paroiftre
à Caftinus -.toutefois laMerluy fut fi contraire
que l'orage le ietta. contre la coite de Rauenne,
où fonvaiffeau fe trouua feul5qui fe brifa con-
tre vn efeueil. Ce fut tout ce qu'il pût faire
que de gaigner le bord où il fut incontinent pris
par ceux qui gardoient le riuage, &: conduit à
Iean qui le retint prifonnier à Rauenne. Le
refte de l'armée auoit efté efearté en diuers
lieux : Mais Afpar fils d'Artabure $ qui aûoit ac~
compagne ion père en celte expédition., de for-
tune n cirât pas dâs le m efme vaiiTeau : lors que
l'orage fut cette ,2c qu'il feeut lafortune de fort
père ,ram*fla tout ce qu'il peut de l'armée, U
lii
8^8 La IL partie d'Astree! '
mettant pied à terre de nuift, fut comme mira-
culeufement mené dans Rauerie auec toutes
fes forces par vn conduit , duquel ceux de la
ville ne fe donnoient garde, & le four eftant ve-
nu,il pritlean, luy fift trancher latcfteaumi-
lieu delà place ,& dcliura fon père.
Prefque en me fine temps , là fage Placidie
arriueaRauenne auec le ieune Empereur fon
fils: où peu de fours après les choies luy ac-
cédèrent , tout ainfr qu'elle cuit feeu defirer*
parce que Caftinus qui reuenoit d'Efpagne , ne
feachant encor l'accident de Iean , penfoic
îoindre fes forces auec celles de fon amy
yEtius , & de leur Empereur : & pour cet effed,
venoit à grandes îournées : dequoy Placidic
eftant aduertie pour empefeher que cela n e fuit,
enuoya Artabure fur le chemin qui le rencon-
trant à Verceil , luy donna la bataille, desfit fon
armée, & le mena pnfonnier à Ranenne: Er
commefileCieleuft voulu entièrement aifeu-
rer d'abord l'Empire de Valentiman , JEtius
qui eftoità Rome, attendant les forces de Ca-
ftinus, & celles desHuns&Gepides, futpnns
pnfonnier parles partiians d'Hononus, qui le
conduisent à Rauenne , entre les mains de
Placidie. .
Cefutencefte eccafion que cette grande
Princeffe fitparoiftre , que véritablement elle
auoic vn cfpm généreux,* auw beaucoup de
LlVP.E VNZIESMI.1 %6$
prudence : car au lieu de fe venger de ces deux
grands perfonnages par leur mort., elle pcnfa
que ce kroit vn grand auantage a Valentinian,
fi elle les luy pouuoit acquérir pour ridelles fer-
wteurs. Quanta Caftinus , elle ne i'aimoit pas
beaucoup D ôc luy fembloit qu'au ec fort peu de
raifon , il s'efioit fouftrait de l'obeïiîance de
l'Empire j de forte que peut-eftre luy euft-elle
elle plus rudcn'euit elle la coniideration qu'elle
euft de l'amitié qui efïoit entre luy & ./Etius,
duquel elle fçauoit le iugement 5 l'expérience^
la valeur 3 & qu'elle cognoiiToit pouuoir eftre
très vtile a fon fils 5 à caufe de la grande créance
que lesHuns & les Gepides auoient en luy 5 qui
par fon confeil auoient faict de grands prépara-
tifs pour entrer en Italie, &: défia commençoiec
de marcher . De plus elle côfideroit que Hono-
nus , par fes foupcons luy auoit donné occa-
sion de biffer fon feruice , & pour conferuer fa
vie de fe retirer parmy ces barbares , defquels
elle redoutoit infiniment fes forces à l'euene-
ment de fon fils a l'Empire. Toutes ces chofes
donc longuement confiderées , elle penfa que il
elle faifoit punir Caitinus, elle offenceroit mer-
ueilleufemet JEtius pour l'amitié qu'il luy por-
t-oir, 6c qu'au contraire tenant en feure garde
Caftinus , ce feroit donner oecafion a l'autre de
faire mieux fon deuoir, le contregageant pres-
que par la vie de fon amy. En cette refoluuolï
h* y
8-0 La II. Partie d'Astrel
elle met en prifonCaftinus dans l'Hypodrome*
d'où peu de temps après elle lefortitpour obli-
ger dauantage ^Etius : auquel cependant elle
donne toute liberté, luy fait des grâces , au lieu
de luy donner deschaftimens: l'excufe de touc
ce qu il a faict , remettant Terreur fur les foup-
çons mal fondez d'HononuSjôc ne fe conten-
tant point de le remettre en fes premières char-
ges £: offices , elle fait en forte que Valentinian
Je fai£t Patrice , &: ayant pris aifeurance de luy
par fa parole i'enuoy e gênerai en Gaule , contre
les diuerfes nations qui Toccupoient. Auanc
que de s'y acheminer pour preuue de fa fidélité*
il fait en forte que les Huns & Gepides , qui s'e-
ftoiet acheminez pour entrer en Italie, rebrouf-
fent chemin >&: retournent en Pannonic.Et des
qu'il fut en Gaule, il fait lcuer leiiege d'Ar-
chilla , que Thicrn fils de Vualia , le bon
amy de l'Empire , auoit mis deuant , & ré-
duit la place en très-grande neceffité. Puis fe
tournant contre les Bourguignons, les retient
dans les limites que l'Empereur leur auoit don-
nées: Et pour les Francs, ne pou uant empefeher
qu'ils ne fiiTent quelques progrez fous leur Roy
Ciodion , pour le moins il leur donna tant de
peine qu'ils negaignerent en ce temps-là de la
Gaule , que fort peu autour du Rhin. Et parce
que laBretagnene pouuoit refifter auxPiftes,
quoyqueles Romains y enflent fait vn grand
Livre vnziesme." 8/r
rempart en forme de muraille , pour défendre
la Bretagne des courfes de ces peuples voifins
& ennemis3il y enuoya Galmon 3 auec la légion
qui pour lors eftoit dans Paris.
Iufques icy toutes chofes arriuoienc à fou-
hait à la fagePlacidie5& a l'Empereur ion fils;
Mais Boniface fut le premier qui commença
en fe ruinant de faire perdre ôd' Afrique, Sd'Ef-
pagne. Ce Boniface eftoit Gouuerneur d'Afri-
que, ôc hay (Toit infiniment Caftinus,& par çon-
fequent ^fetius. Sçachantde quelle forte Placi-
die les auoit trai&ez , & le grand pouuoir qu el-
le auoit donné à jEtius ,1e faifant Patrice, & lny
remettant la charge des Gaules , îlrefolut defe
fouftraire de fon obeïfiance, & de cette forte ne
voulut fuiuant fes commandemens s'en reuenir
à Rome, dequoy eftantfort offencée, elle fit en
forte que Mahortius y fuit enuoyé auec vne
forte armée. Quelques-vns foupçonnoient
qu^Etius y vfa d'artifice, pour le ruiner auprès
de Placidie& de Y Empereur, tant y aque Ma-
hortius ayant eilé desfait par Boniface , Va-
lentinian y enuoya Sifulfus , duquel vous
pouuez voir icy le pourtraicT: fous celuy de
Valëtinian.Fay efte curieux del'auoir tant pour
fa valeur & prudence , que pour la fidélité qu'il
atoufioursconferuée à fon maiftre , me am-
biant que fes perfections le rendoient digne
*Teflre mis au rang des homes plus illuftres. Or
Iii iij
$-ri La II. PARTIE d'ÂSTUE;
ce Sifulphus fe faifît d'abord de Carthagc,&:
contraignic Boniface de s'enfuyr en la Maurita-
nie Cefanenne , où ne fe trouuant encor' affeu-
ré,appellaGenfericRoy desVandales.qui pour
lors eftoiten la Betique. Ce Vandale fut tres-
aife de forcir d'Efpagne, parce que les Goths
fous Thiern leur Roy, ne pouuans s'eflargir
en Gaule à caufe d'étuis 5 & toutesfois n'ayant
affez de terre pour le grand nombre de gens
qu'ils auoient 3 s'eftoient en ce temps-là iettez
auec vne multitude très grande de peuple fur la
Betique, & tourmentoient de forte les Vanda-
les , qu'ils ne la pouuoient plus défendre. Et
lors que Boniface offrit à Genferic,de partager
l'Afrique auecluy, il eftoit réduit atelpoinct
qu'il ne fçauoit de quel colté fe tourner. Ilprêd
donc le party que Boniface luy prefente.il quit-
te la Brique 5 qui depuis fut toufiours appellée
Vandalofîe,& paffe en Afrique , auec vne fem-
me &enfans, mais il apprïnt bien a. Boniface
gueceft defe fier aux Barbares. CaraufTi-toft
qu'il fut en Afrique , il fe faiiît de la Mauritanie,
& réduit le pauure Boniface en des montagnes
inaccefîibles 5 & puis s'accorde auec les ro-
mains3à condition que ce qu'il auoit ofté à Bo-
niface luy demeureroit. Valentinian y confent
librement : & penfant que le refte d'Afrique luy
droit tres-aiTeuré par la paix nouuellemét faite
auec leVandalejU retire le vaillant Sifulphus de
Livre v'nziesme.' 873
Catthage pour s'en feruir aux occafionsqui fc
prefentoient en l'Italie & en Gaule .Mais Gén-
ie rie ne luy tint pas mieux fa parole qu'il a-
uoit fait à Boniface. Car Sifulphus n'eit pas
fi tort en Italie , auec toures les légions 3 que le
Vandale fefaifit de Cartilage, & chaflà les Ro-
mains de tout le relie de l'Afrique : de forte que
cette grande ville fuft foultuaicte de l'Empire,
dix & neuf fîecles 5c demy, après que le grand
Scipionreutfurmotée&acquife à (a Republi-
que. En ce mefme temps viuoit en vne ville d*A-
frique3nomméeIponne5vn très-grand 2c ver-
tueux perfonnage,tât pour la bote de fes mœurs
que par fi profonde doctrine , nommé Augu-
ftin5tres-grand amy deBoniface,£c qui n'adoroit
qu'vn feu) Theutates : Se quoy qu'il fut différent
de la religion que nous tenons, fî en eftoit il
beaucoup plus approchant que les anciens ro-
m ains , car il faifoit le ficrifice du Pain & du Vin
comme nous3& rie receuoit en façon quelcon-
que la pluralité des Dieux , & fur tout reueroit
cette Vierge qui doit enfanter, à laquelle il y a
tant de fîecles que nous auôs dédié yn autel dâs
l'antre des Carnutes. Mais pour reuenirà noftre
difeours • Il fembla qu'en ce temps- là , le grand
Dieu voulut changer les peuples d'vn pays en
l'autre , & principalement en Europe. Car le
règne des Vandales print alors conimen remet
en Afrique. Celuy des V ifigots en Efpagne :
Iii ni(
{$74 Lv II. partie d'Astrei,
parcequ'aufîi-toftqueles Vandales en forttréc
ilsy entrèrent e^y établirent. Celuy des An-
glois en la grande Bretagne , d'autant que Gal-
uion ayant efté r'appelié par l'Empereur, pour
l'enuoyer en Afrique: les(Pi£tes tourmen-
tèrent de forte ce Royaume, que les Bretons
furent contraincts d'appeller à 'leur fecours les
Seigneurs Anglois, qui depuis s'en font rendus
lesmaiftres. Celuy auiïî des Francs, qui fous
Clodionauoient franchi le Rhem ,& qui bien-
toil: après fous Merouée,s'eftablircnt ou ils font
maintenant. Voila, fages Bergers, comme le
Ciel 3 quand îlluy plaifi, change les règnes &
les dominations.
Or la fage & prudente Placidie qui fe fentoit
défia furchargée dvn grand aage, & qui auoit
efprouué tant degrandes & diuerfes fortunes,
voyant bien que déformais elle ne pourroit fup-
pprterle faix des grandes affaires que elle pre-
uoyoit deuoir arriuer fur les bras de Valétinian,
délira infiniment de le voir marié, comme dés
long temps elle auoit refolu auec la fille de fon
nepueu Theodoze , qui auoit toufiours eu cette
mefme intention, &: fit en forte que Valétinian
s'en alla en Conftantinople, où les nopees fu-
rent faites au grand contentement de Theodo-
ze &: de Placidie.De Theodoze , parce qu'il vo-
yoitfa fille Impératrice , qui eftoit ce qu'il auoit
le plus defiré. Et de Placidie,d'autant qu'elle eut
Livre vkziesme.' 875"
Opinion que cefle alliance affeureroit dauanta-
ge fon fil s , contre tous fes ennemis , & oblige-
roit Theodoze de luy donner fecours en toutes
îesoccafions qui fe prefenteroient, comme elle
veit auantque fon fils réunit de Conftantino-
ple 5 par ce qu auec fa fille Eudoxe 3 il enuoya
auflî vne grande armée pour feruir Valenti-
nian en tout ce qu'il auroit affaire.
Voila fages Bergers 3 la vie que vous auez de-
firé d'entendre, qui a la venté eftfi pleine de
diuers accidents , qu'il fe peut dire 3 que Placi-
diedefontempsaefté la butte de la bonne &
mauuaife fortune. Car fi elle a efté fille, feeur,
femme 3 mère , &r tante d'Empereurs , elle s'eft
veuéaufTiprifeparles Barbares, &" a eu occa-
sion de regretter la mort de la plus part de ceux
qu'elle a le plus aymez. En fin toutesfuis
nous la pouuons dire heureufe , puis quelle eft
morte à Rome , mère d'vn Empereur3qui l'ai-
moitôd'honoroit, ainfi qu'il eftoit obligé, &
de plus regrettée de tout l'Empire, pour fa pru-
dence &: bonté, car elle mourut prefque in-
continent que fon fils fut reuenu en Italie auec
fa femme.
Adamas finit de cette forte fon difeours 3 qui
fut caufe que toute la trouppe admirantla ver-
tu de cette grande Princefïe , ietta plus particu-
lièrement laveue fur ellc,confîderant les traiéts
de fon vifage. Mais Alexis qui fe refîbuuenoit
%?6 La II. partie d' Astre i]
de ce que Syluandre auoit dit de la belle Eudo-
xe,defircufe de fçauoir s'il auoit ouy raconter
cette hiftoire , comme elle fauoit apprife de la
bouche mefme d'Vrface , ainii qu'elle auoit
commencé de dire à Leonide, lors qu Adamas
les auoit interrompues: Elle dit affez bas à la
Nymphe, qu'elle fît en forte que le Berger s ac-
quittait (a promette , quaufïibien il eftoit
tard:&quele fage Adamas nepermettroitpas
àcesyieuxpafteursdes'en aller, quelelende-
main.Leonide qui defîroit de complaire à Ale-
xis, en tout ce qui luy eftoit poffible , &: qui de
fon cofté effait bien- aife d'ouïr parler Syluan-
dre, & d'apprendre ces particularitez d'Eudo-
xe5le fomma de fa parole; & parce qu'il s'excu-
foit fur le peu de iour qui leur reftoit , Adamas
luy refpondit qu'il ne pnftpas cette excufe,par-
ce qu'il ne permettroit pas que Ton fe retirai!:
û tard de chez luy, & qu'il vouloit ioiiir de leur
compagnie pour tout ce iour. Diamis, Pho-
cion, ôcThyrcisen firent quelque difficulté:
mais Hylas fut celuy qui accepta le premier cet-
te femonce;&: fe tournant vers Adamas, luy
dit. Que quant à luy ,' il eftoit d'aduis que ceux
qui s'en vouloient aller s'en allaffent, & qu'il
fuft permis de demeurer à ceux qui vpuloienc
demeurer: & que pour luy il luy promettoit
que de bon cœur il luy tiendroit compagnie
tant qu'Alexis y feroit. Adamas fourit des pa:
Livre vnziesme. 877
rôles de Hylas,& après l'auoir remercié de fa
bonne volonté , au nom de fa fille , il fe tourna
vers les autres , & les pria , de forte qu'il leur fut
impoiïible de ne luy obeïr : faifant donc appor-
ter des fieges pour faire affeoir la compagnie,
chacun pntplace5&Siluandre eftantau milieu,
commença déparier de cette forte,
L E
DOVZIESME LIVRE
DE LA SECONDE
PARTIE D'AsfRU.
V l s qu'il vous plaift/age Ad*-
mas 3 & vous grande Nimphe^
doiïir la fortune de la belle Eu-
doxe , vous me permettrez s'il
vous plaifl: de vous dire com-
ment îe lay apprife3& par qui ie lay entenduêV
aiîn'que vous adiouitiez plus de foyà mes pa-
roles. Encores que vous me voyez auec des ha-
bits de Berger, & viure auec la charge dvn pe-
tit troupeau , dans le hameau de ces fages &
courtois Bergers: ce n'eft pas pour cela que ie
ftache affèurément d'eftre de cette contree3ny
quei'ayeefté nourry pour eftre Berger. Au
contraire Ton a eu tant de foin de moy, que
pour me rendre plus honneite homme 5 iay
cité nourry en tous les plus beaux exercices
où la îeuneffe puifle élire employée : fi bien
88/ La II. PARTIE D'ÂSTREEJ
qu'il n'a tenu qu'à mon peu d'entendement , fi
ie n'ay beaucoup appris. Pour ce fubieâ:, ie fus
enuoyé aux Efcholes des Phocenfes5Mafliliens,
eu ie demeuLay iufques à ce que l'eus riny mes
eftudes. Et parce qu'il y auoit toufiours fort
bonne compagnie, lors que nous n'eftions
point fur nos liures^nous faitions diuers exerci-
ces. Quelquesfois nous ailemblant fur le bord
de laMer , nous luittions, nous courions, fau-
tions ou îettions la pierre : d'autres-fois quand
il faifoit chaud, nous nagions 5 chaffant de cet-
te forte le plus que nous poumons l'oiiiueté qui
véritablement elt la mère des vices.
Iladuinten Eité , lors que les efhides cef-
fent5&quenous eftions moins empefehez à
nos liurcs -, que nous mettant cinq ou fix de
compagnie 3 nous fifmes refolution de nous
baigner , & pour cet efred fortifmes de la ville,
8t prenant le cofté de la L y gurie , allions cher-
chant la poinfte d'vn rocher qui s'aduancoit
en Mer, duquel nous auiens accouftumé de
fauter la tefte la première dans l'eau , & allions
bien fouuent toucher Tareine de la main , &
pour marque en apportions des poignées fur
l'eau :Mais à ce coup quand nous eufmes mon-
té ceftefcuerl , & que nous commencions de
nous des- habiller j nous en fufmes empefehez
par vn tourbillon qui furuint 3 & qui peu après
fort fuiuy de quelques efclats de tonnerre.
Livre vnziesme- 891
Incontinent le Ciel fe noircit dVne cfpaiiTe
nuée , & les ondes commencèrent de s'cfleuer
fi hautes, qu'a peine eftions nous affeurez fur
ceftefcueiij tant de flots rompus heurtoient de
fune contre le dos du rocher: c'eftoit vne chofe
cfpouiiantabledc voir le iour prefque changé
en nuiâ 3 d'cuir lemugilTèment de la mer , de
fentir l'esbranlement du rocher 3 par le heurt
des ondes, & bref de confiderer le Cahos3 &
laconrufîon de tout cet grand élément. Et ne
faut point douter que lapluye & l'orage ne
nous euffent contraints de nous en aller, fi
quelque bon Démon ne nous y euil arreftez.
Nous auions veu que cette tourmente s'e^-
fioitefleuee fi promptement que nous penfa-
m es bien que pluiieurs vairTeaux en auroient
ëftéfurpris:& parce que le vent poulïbit con-
tre noftre bord , nous nous refolumes d'atten-
dre que l'orage fut paiTé , pour voir fi de fortu-
ne nous en poumons point fecounr quel-
qu'vn 5 & toutesfois pour nous garentir vn peu
de la pluye, nous nous mifmes dans le reply du
rocher où nous auions accouftumé de cacher
nos h:;bits, quand nous nous baignions. L ora-
ge dura plus de deux heures s &lors que nous
commencions de nous ennuyer 3 & qu'il y en
auoit de la compagnie qui parloient de s'en re-
tourne^ il fembla que le Ciel s'efclairciflbit 5 §C
peu après la pluyecefia. Nous fonuin es alors
88t LaIIPartie d'Astkee,
du Rocher , & montant fur le haut de Tefcueib
iettions la veuë le plus loing que nous pou-
uions5pourdefcouupir s il y auoit rien fur la
mer. Le vent en fin chaffa tontes les nues , & le
Soleil commença d'efclairer, toutesfois les on-
des ncs'abbaifToient point, parce que les vents
continuoient aufii grands qu'ils auoient efté de
tout le iour. Et 1ers que nous difeourions entre
nous de la hardiefïe des mariniers.^ particuliè-
rement du premier qui hazarda de fe mettre
fur les eauX) combien la mer courroucée eftoit
efpouuantable, & que l'homme fage ne s'y de-
uoitiamais fier 3 il y euft vn de la compagnie
qui plus attentif à defcouurir la Mer , qu à nos
difcours,parce qu'il fe plaifoit de faire des preu-
ues defabonneveuë, fe leua tout a coup fur
les pieds. Et taifez- vous, nous dit-il, il me fem-
ble de voir vn vaiffeau , & mettant la main fur
fes fourcils demeura quelque temps fans par-
ler , & lors que nous nous moequions de luy ô£
de fa veuë: Et bien, dit- il, vous verrez prom-
ptement fi ie l'ay fi mauuaife,& vous fouuenez
que voila deux vaiffeaux que le vent rompra
contre noftre rocher , fi Dieu ne les fauonfe de
donner fur le fable le long de la cofte. Nous
nous leuafmes pour voir s'il eftoit vray : au
commencement pérfonrie n apperceuoitrien,
mais quelque temps après, il y en euft qui vi-
rent quelque chofe.Le vent eftoit fi impétueux
que
Livre vnziesme, 885
que ces Vâiflcaux furent bien-tefi après m(-
qu'eu ma veuë Te pouuok eftendre: & iors cha-1
cun les voyoic à plein. Il n'y auoic plus ny voi-
les , ny eiitennes , ny macs : l'orage auoit con-
traint les K4anniers de les abbattre & coucher
dans le fonds 3 & ne fe feruoient plus que du
Tymon^qui encorne pouuoient guiere refiiter
aux grands coups de la tempefre. Il y auoit de
la pitié 1 les regarder , car le vent eftoit fi grand
qu'ils ne pouuoient s'empefeher de fe hurter
rvnrautre, Le cry que le vent portoit iufques
à nousj eftoit pitoyable de ceux qui eftoient de-
dans3& qui à genoux furie tillac&: fur la poup-
pe,efleuoient les mains au Ciel La plufpart
voyant le nuage s'eftoient déshabillez, efperane
de le gagner a nage, fi le vaiiieau s'en appro-
choit vn peu plus. La fortune voulut qu'en fin
après s'eftre a moitié entr'ouuerts iVn l'autre
de force de fe hurter vn tourbillon furuint qui
les pouila contre noflre rocher.Du grand coup^
que le premier donna il recula en arrière de tel-
le furie, que rencontrant l'autre qui le fuiuoit3il
. rompit vne partie de fa pouppe &: l'efperon de
la proue de l'autre: ce lors que la mer eftoit pre-
fte de les engloutir , il furuint vn ^utre flot qui
les poutïa d'vne fi grande force contre lemef-
mc rocher, que les vaiiTeaux soutinrent entie-
rement.Dieu qu'elle pitié fuft celle-L./qtielques
vns feprenoientaux pointes de la roche > &: e£
fayoïent d'y afTeurer leurs pieds , attendant
2. Part- Kkk
834 La H. Partie d'Astrie]
quelque fecours: d'autres faifîlïbient des rac*-
nés , & demeure. ent attachez par les bras, fans
en po.uoir partir : d'autres entre les mains des-
quels les racines dem eu r oient rompues 3 tom-
boienc en la mer , quel'onde en fe retirant env
portoit en arrière.
Quelques vns nageoient fur des tables, d'au-
tres fur des tonneaux, &: autres choies fembla-
bles>mais la plus grande partie s'en noy a.LVne
des plus grandes compalîions que ie vis, fut de
plusieurs femmes qui n'auoient autre recours
qu'aux cris, i'auoùeque cette compaiTion me
toucha de forte, qu'eftantà moitié déshabillé
ie me hafiay dfc me mettre nud3 & taifant pour
fecounrees pauures gens', ce que l'auoisfait il
fouuent pour mon plaifir3encore que le hazard
y fuft grand à caufe du fouleuement des ondes
& de la force du vent : ie fautay du rocher dans
la mer , & eftant reuenu fur l'eau , & îettant la
veue autour de moy, i'apperceus deux femmes
qui embrafTees alloient roulant fur l'eau 5 n'y
ayant rien qui les empefehaft d'enfoncer , que
leurs robes qui toutesfois peu à peu commen-
çoient de s'appefantir. l'en pris vne par les che-
ueux , & nageant de l'autre main y ic les tiray
toutes deux a bord 3où les laiflant à moitié mor-
tes;ie me reiettay dans l'eau pour fecounr deux
hommes,dont l'amitié m'efmeut à compaffiô,
parce qu'il y en auoitvn qui fçauoit nager 3 &
auoit mis l'autre fur fon dos pour le fauuer^mais
Livre E>ovzIESMi., 885
îa charge eftoit fî pefante, ou celuy qui eftoit
deffus qui eftoit le plus ieune, auok de forte lié
Se ferré le col de fon amy de peur de tomber ,
quelenageui n'ayant ny force ny haleine , s'e-
ftoit defia enfoncé deux ou trois fois dans l'eau.
le furuins donc tout auprès pour les fecourir, &
prenant d'vne main celuy qui ne fçauroit na-
ger, ie le ibufleuay vn peu, & donnant courage
a L'autre , il reprit force, & fe voyant affilié de
moy me fit figne que fon amy luy ofloit le
fouffle :qui fut caufe que luy déferrant vn peu
lamain, quoy qu'auec grande peine, il com-
mença de refpirer, & parce que ie n'ofois guère
m'approcher d eux de peur qu'ils ne me prit
fent les bras ou les ïambes , ie me tenois vn peu
a cofîé, & d e fois à autre leur donnois du pied,
les pouffant contre la terre. Dieu m'affiflail
bien que ie les mis en fin fur le bord. A mon
exemple tous mes compagnons en firent de
mefme, de forte que nous en fauuafmes plu-
fieurs,mais fî mal menez de cette fortune qu'ils
demeuroienteftendusfurle bord ce la mer,
comme s ils euffent eflé morts. Et parce que
i'eus opinion que Dieu me commandoit dV
uoir particulièrement foing de ceux que i'à-
uois retirez du naufrage3apres auoir repris mes
habits ie les vins retrou uer, & leur donna/
tout le fecours qu'il me fut poffible. Et la for-
tune voulut qu'après auoir reietté vne partie
de l'eau qu'ils auoient aualee: ils commen-
Rkk ij
886 La II. partie d'Astree,'
çoientdefe bien porter 3 & mcfmes les fem-
mes qui auoient efté plus en danger. L'obli-
gation de ceux que nous auions recirez fut tel-
le, qu'ils nous demandèrent nos noms 3 &:de
quelles gens nous eihons : & quand ils m ouï-
rent dire que ie penfois eftre Scgufien ou Fo-
reiîen5 O Dieu s'eferia Tvn d'eux, ceux d'vne
telle contrée font deftinez pour nous r'ap-
pellerdelamort: Pour lors ie leur demanday
pourquoy ils auoient cette opinion , voyant
bien que le temps n'eftoit pas propre , puis
qu'ils eftoient encores fi eftonnez du naufra-
ge , qu'ils ne faifoient que foufpirer , ioindre
les mains , ôc tendre les yeux en haut , pour le
regret de la perte qu'ils venoient de faire: &
parce qu'ils eftoient prefque tous nuds , ie fus
daduis qu auant que de les emmener en la
ville 5 il leur falloit chercher des habits pour les
couurir , n'eftant pas honnefte de les conduire
autrement. le fus vn de ceux qui eurent char-
ge d'aller en la ville, où nous trouuafmes tant
de perfonnes > qui pitoyablement nous fecou-
rurent, que nous en eufmes de refte. Ilsfu-
rent après feparez dans les meilleures rnaifons
des Bourgeois, qui ayant compaiTîon de leur
accident lesreceurent humainement. Quant
;\moy,iepriay les deux amys que i'auois fau-
ué , de fe vouloir retirer auec moy , parce qu'ils
me fembloknt perfonnes de mente. Nous ne
pouuons, dirent -ils , nous feparer de ces deux
Livre vnzieîme. 887
femmes que vous auez fauuees, parce que nou s
les auons en noftre charge , & ce vous feroit
peut-eftre trop d'incommodité. Nullerrfenr,
leurdis-je , pourueu que vous tnefines n'en
receuiez pour la peticefle du logis : au contraire
cerne fera vne extrefme (àtisfa£tion, fi vous
me voulez faire cette faueur. Ils me fuiuirent
donc tous quatre : &: parce que i'auois des amis
dans la ville , qui eftoient mieux logez que
moy,ielesconduifis en la maifon d'vn riche
Bourgeois 3 auec lequeliauois vne très eftroit-
te familiarité -, fçachanabien qu'il i'auroit agréa-
ble 3luy ayant défia veu faire plufieurs fois de
ces actions de libéralité 3 & de pitié entiers ceux
qui pouffez d'vne mefme fortune^ auoicnt fait
naufrage contre cette playe. Ils y furent tres-
bien receus de accommodez de tout ce qui
leur eftoitneceffaire. Or, il faut que vous fça-
chiez que c'eftoient deux des principaux de
Rome, dontl'vn comme iefeeus depuis •> s'ap-
pelloit Vrfice, & l'autre Olymbre : de forte
qu'incontinent ils renuoyerent en leurs mai-
fons 5 ôc eurent de l'argent, &: plufieurs ferui-
teurs. Mais pour fatisfaireàceque ievous ay
promis, il faut que vous fçachiez qu'attendant
d'auoir refponce de Rome, ces deux Cheua-
liers ne pouuoienteftre fans moy,& falloir que
laiffant bien fouuent mes eftudes,ie les aceem-
pagnaffe par tous les endroits où la cunof ité
les attiroit;dont ie prenois beaucoup de piaifir3
Lkk iî)
888 La II. partie d'Astre^
parce que leur conuerfation eftoit fort douce &r
honnefte.En fin defîranc de fçauoir qui eftoient
ceux à qui l'auois rendu vn fi bon office, vn foir
que i'eftois feul d«ns leur chambra (car les deux
femmes fe retiroient ordinairement dans la
leur après le repas) ie les îiippliay de me dire
pourquoy lors qu'ils auoient fceu que l'eftois
Seguzien,ils auoient dit que ceux de cette con-
trée eftoient deftinez pour les r'appellcr delà
mort. Le plus vieux prenant la parole me
refpondit ainfi.
1
HISTOIRE
D'EVDOXE, VALENTINIAN,
ET VRSACE.
g Oftre defir eft trop iufte , courtois Siluan-
dre (il auoit appris que ie m'appellois ain-
fi) pour ne luypas fatisfaire. Carilefttres-
raifonnable que vous fçachiez à qui vous auez
fàuué la vie 3 & quelle eft la condition de ceux
qui vous ont tant d obligation.Nous n'eufllons
tant dem euré à le vous dire, n'euft efté la crain-
te qu'eftansrecogneus3nousne receufiionsdu
defplaifîr de quelques ennemis fecrets: nous
yous prierons donc de n'en faire point de fem-
Livre dovziesme! 889
blant 3 afin que la peine que vous auez prife à
nous fauuer, ne demeure inutile. Et afin que
nous ne puiffions eitre efeoutez de perfonne, ie
vousfuppliede pouffer la porte: ce qu'ayant
fait, & m'eltant remis en ma place 3 il reprit la
parole de cette forte.
Sçachez donc que Theodofe fils de l'Empe-
reur Arcadiusj&r le petit fils du grand Theodo-
fe eltant impereur d'Orient efpoufa iudo-
xe fille du Phiicfophe L^ontius Athénien.
Encores que cette Dame ne fuit pas de race
tant illultre qu'eult bien requife la Maiefté d'vn
telEmpcreur3iielt-cequefa beauté &: laver-
tu eftoient telles qu'elles la pouuoient bien en-
cores e ileuer à vne plus haute dignité , s'il s'en
fuit trouué parmy les hommes Theodofe
n'eut qu vne fille d'elle , & parce qu'il aimoit
paiïïonnément fa femme 3 il voulut que fa fille
en portait le nom. Elle fut donc appellee Eu-
doxe, &commeficenom eult elle fatal aux
belles, cette ieune PrincelTe dés fes premières
années paruint à vne telle beauté 3 qu'elle fur-
paflfa de beaucoup fa mère, &que chacun ad-
uoiïoit que la nature ne pouuoit rien faire de
plus beau, ny de plus parfait. En ce mefme
temps Placidie ayant quelque mauuaife fatisfa-
cliondefon frère Honorius s'eltoit retirée en
Conftantinople vers fon nepueu Theodofe,
car elle eitoit fille de Theodofe le Grad&fœur
d'Arcadius : emmenant auec elle fes enfans3
Kkk iiij
£90 La II. partie d'Astkee;
Valentinian&Honorique, & de fortune i'a-
uois cfté donné fort îeune enfant à Placidie,
pour élire nourry auec fon fils comme plu-
ïîeurs autres demeime ange , enfans des princi-
paux Cheualiers & Sénateurs de Rome: & lors
qu'elle quitta l'Italie l'auois pris vne fi grande
amitié a Valentm an & luy à moy, que Ton ne
nous pouuoit feparer.
Il aduint que l'Empereur Theodofe ne
voyant point d'enfant a fon oncle Honorius3
refolut de donner fa fille à Valentinian , & le
faire Empereur dOccident , après la mort
d'Hononus.Lafage Placidie qui voyoit bien
quec'eftoitiauantagedefon fils, & le mieux
qui luy pouuoit arriuer3luy commandoit d'or-
dinaire de rechercher cette belle Princeffcimaîs
voyez que c'eft que la contrainte en amour: la-
mais Valeminian ne peut aimer d'amour Eu-
doxe5quoy que ce fuit la pins belle PrmçciTe du
monde. Toutesfois pour ne defplaue a la fage
Placidie , ny a fon Germain D defquels toute fa,
fortune dependoit: il fe refolut de feindre & de
diffimulcr : il bien que chacun le creut eftre vé-
ritablement amoureux. Et pour ce iuietilfai-
foit bien fouuent des tournoiS3dans les Cirques
& dans l'Hippodrome où la belle Eudoxeaf-
iiitoitordimrcment, quoy qu'elle fuft'fi jeu-
ne qu'il n'y euftpas grande apparence quel-
le deuit prendre garde a l'amour. Et parce
cjuei'eftois nourry auprès de ce jeune Prince,
Livre vnziïsme! 891
il faut que ie confefTe que tournant inconfide-
rément les yeux fur elle, l'en deuins de for-
te amoureux, que depuis il ma elle impofii-
ble de m'en retirer. Dois-ie dire cette veuc
heureufe pour moy , qui ma courte tant de
trauaux & tant de foin ? Mais comment le
piiis-ie mettre en doute , puis que iamais per-
fonne ne fut plus heureux ayant conceuvn fî
généreux derTein , quelque peine & trauai1 que
la fortune m'ait enuoyé pour ce fubiecfc ? le de-
uins donc feruiteur de cette Princcffc , & fî
Valentinian cntroit aux tournois , fous le nom
feint de Cheualier de la belle Eudoxe, ie puis
dire , que ie n'en faifois pas de mefme, efïant de
forte efpris de fa beauté & de fa vertu3que mon
amour eftoit incroyable pour laage que nous
auions tons deux.
Encemefmetcmps il fut donné vneieune
fille des meilleures maifons de Grèce à laieune
Eudoxe,pour efîre nourrie auec elle. Elle s'ap-
pelloit Ifîdore ,6c faut auoùer que hormis Eu-
doxe 3 il n'y auoit rien ( n la Cour qui la valufh
Valétinian ne ietta pas les yeux pluftoft fur fon
vifage, qu'il en deuint amoureux: Mais elle fe
trouua fi foigneufe de fon honneur &: répu-
tation , que cognoiiTant bien cette affection',
&: que Valentiniannelapouuoit efpou fer, pour
les occafîons que ie vous ay dift (car chacun
fcauoit la volonté de Theodoze ) elle ne voulut
ïamais foufFnr fa recherche 3 s'en defifendant au
fyl L A 1 1. P A R T I E D'A S T K E I,
commencement par les plus douces voye$
qu'elle peut: mais en fin la reiettantplusrigou-
reufement peut-eitrc que la qualité de Valen-
tinian ne meritoit. it quoy qu'il s'y voulu ft
opiniaftrer, îitraitta-elledeforteauec luy.quel-
le le contraignit de s'en retirer en apparence 5
parce qu'elle luyiura que s'ilcontinuoit, elle le
dcclareroit à Theodoze , & a Placide. Ce ieune
Prince qui ne vouloit point defpiaireà l'Empe-
reur nyàfamere3 cacha iî bien fes defirs 2 que
perfonne ne s'en prift garde, quEudoxe&moy,
comme le vous diray. Cependant mon affeého
alloit croiffant (ans que cette ieune Pnr; celle
s'en apperceuft. Tantquemaieuneifefut telle
qu'il m'efloit permis de la voir fans foupçon3ia-
mais ie n'en perdis vne commodité 3 me rendae
û foigneux près de fa perfonne , qu'elle e/ioit
contrainte de fe feruir plus fouuentde moy que
de nul autre demescompagnôs. Et quoy qu'en
ce temps-là ie ne fceuiïe prefque que c'eftoit
que. l'Amour 3 fi ne laiiïbis-ie d'auoir vn très-
grand plaifîr d eftre auprès d'elle-, delà feruir,
d'en receuoir les commandemens , de baifer
(lorsqu'elle me tendoit quelque chofe ; l'en-
droit que fa main auoit touché, ce qu'elle ne
voyoit point,ou fi e'ie le voyok, elle l'attribucit
à ciuilité. le me foutuens qu'en cetemps-là,
elle fe promenoit vn îour dans vne gallene, où
il y auoit quantité de belles & rares peintures
qu'elle alloit considérant, intre les autres elle
Livre dovziesme! §9*
Vit vn Icare qui tout déplumé fe lailToit choir
dans la mer. Vrface, me dict-elle ( c'eft ainfi
que l'on me nomme) qu'eft-ce que fignifient
ces plumes efparfes , &r cet homme qui tombe
d'enhaut ? Ceft, luy dis-ie, Madame, vn îeu-
ne homme qui porté dVn généreux courage,
ne voulut pas fe contenter de voler fi bas que
fon père que vous voyez au dellus de luy : &:
parce que fes ailles efioient iointes auec de la
cire 3 la chaleur du Soleil les fit relafcher,& luy
p'en eftant plus fouftenu fut contraint de tom-
ber comme vous voyez. Vrayement meref-
pondit-elle 3 il eftoit bien inconfîderé. Mais
luy repliquay-iealauoitvn courage bien géné-
reux. A quoy luy furuit-il,me dit-elle, puis qu'il
ne le peut garantir de la mortf La mort , luy ref-
pondis-ie , eft peu de chofe quand elle laiffe vne
fi belle mémoire de nous. Et quoy, me dit- elle,
vous louez cette action ? le la lotie de forte, luy
çlis-ie. Madame ,queie ne refuferay iamais la
mort, pour vne femblable gloire. Elle pouuoit
auoir douze ans , &: moy quinze ou feize : aagc
peu capable encores de reffentir les traifts d'A-
mour^ toutesfois îe n'en eftois pas exempt :
mais l'auois fi peu de hardieffe que ie n'auois
ofé luy en rien defcouurir. Etmoy, me dit-elle,
vous efhmez donc bien peu voftre vie ? C'eft
fans doute, Madame, luy dis-ie, qu'il y a plu-
sieurs chofes que feftime beaucoup plus. Et
lefquelle^ entrautres,adioufta-t'elle , car il me
8^4 L A 1 1. P A R. TI E D'A STR.EE,
femble que quand nous ne fommes plus, tout
lereftene nous touche gueres: l'honneur, &
l'Amour, luy refpondis-ie. Et qu'eft-ce que
l'honneur ,me dit-elle? C'eft opinion , repli-
quay-ie, que nous biffons de nous&rdenoftre
courage. Et l'Amour , c'eft vn defir de poffeder
quelque chofe de grand & de mente. Et c'eft
pourquoy,Madame, ie ne ferois ïamais difficul-
té de mourir en vne'genereufe action, nyen
vous faifant feruice , en la première pour la
gloire qui m'en demeurerait 3 en la dernière
pour l'affection que ie vous porte.
£t comment 3 me dit-elle tout enfant, vous
auez donc de l'Amour pour moy ? A quoy Fa-
uez-vous recognu ? Aux effects , luy refpon-
dis-ie: car quand ie ne vous vois point , ie brufle
de defir de vous voir : Quand ie vous vois , ie
meurs de regret de ne vous voir pas affez. Et
comment 3 me dit-elle , vous eft furuenuë cefte
maladie, & qui en a elle caufe ? vos perfections
Madame, luy dis-ie5 & vos beautez m'ont faict
ce mal, par la longue demeure quei'ay fait près
de vous. Si l'eftois en voftre place , me refpon-
dit-clle, ie voudrois y demeurer le moins que ie
pourrois : Mais n'y a- t'il point de remède pour
guérir ce mal r Si a, luy dis-ie, fi vous vouliez
m'ay mer autant que ie vous ayme. Comment,
dit-elle foudain, en fe tournant vers moy, que
iebruilaffe quand ie ne vous verrois point? in
ma foy , Vii.ice, cherchez quelquautrerecepte,
Livre vnziesme! 895-
car pour celle-là, ie ne la, puis pas faire. le
me fuis quelquesfois bruflée le doigt 3 mais c'efl
vne douleur infupportablci& n'attendez point>
vousdis-ie encorvn coup 3 d'eflre foulage de
moy par ce moyen : le n'ofay répliquer ^ par-
ce qu en la gallene il y auoit plufieurs Dames
& Cheualiers, qui difcouroient enfemble5
(ans toutesfois prendre garde à nous 3 quoy
qu'ils y fuiTent pour accompagner cette ieu-
ne Princeffe , mais fon enfance & ma ieunef-
fe nous permettoient d'eftre enfemble fans
foupçon , encores que ie ne le penfaiTe pas
ainii.
Depuis elle deuint bien plus fçauante lors
quei'aageluyenfeignalarefolution des doutes
qu'elle me fouloit faire en fon enfance, &en
mefme temps ,ie deuins auïïî beaucoup plus
amoureux que ie ne foulois efhre. Valentinian
qui auoit defTem fur la belle Ifidore faifoit le
plus fouuent qu'il pouuoit des tournois 3 parce
qu citant fort adroit 3 il luyfonbloit que c'e-
ftoit vn bon moyen pour acquérir les bonnes
grâces de celte fage fille , feignant toutesfois
que ce fut pour la belle Eudoxe. Et parce qu'il
prenôit ordinairement de ceux de fon aage3 Se
qu'il n'y auoit différence entre luy&moy5 que
de deux ou trois ans qu il pouuoit auoir plus
que moy 3 feftois prefque toufîours de fa par-
tie. Et me fembloit que la fortune me voulut
fauorifer , me faifant emporter bien fouuent
%y6 La II. partie d'Astree,
le prix, que toufîours , feignant que ce fut à can-
fe de Valentinian , îe portois à Eudoxe : & lors
qu'en le receuant , elle me permettent deluy
baiferlamain; O que l'efhmois toutes les pei-
nes que i'auois eues, le refte du îour bien em-
ployées .' le viuois toutes-fois auec tant de dis-
crétion , qu'elle ne b'en pouuoit offencer , enco-
res qu'elle euft quelque mémoire des difeours
que îe iuy auois tenu : car peniant que ce furent
des imprudences de l'enfance-, elle auok opi-
nion que l'âge mauoitfait recognoiftre ce que
îe luy deuois. La première fois qu'elle foup-
conna le contraire, ce fùtvn îour qu'elle s'e-
itoit allée promener de l'autre cofté du traietfc
dans les iardins de l'Empereur. Apres s'eftre
longuement promenée , elle s'endormit fous
vu frais ombrage dans le giron d'Ilidorc: nous
eiîions quantité de ieunesChcualiers à l'entrée
du cabinet , qui difcounons , lors qu'vne A-
beille fe vint pofer fur fa lèvre ,& après l'auoir
fuccéc quelque temps , la picqua bien fort : h
douleur l'efueilla enfurfaut , & portant la main
fur la picqueure , fe pleignit du peu de foin qu'I-
iîdoreauoit d'elle. Valétmian qui fe promenoir
par le îardin , accourut au cry qu'elle auoir fait ?
ce voyant qu'elle blafmoit Iiidore afin de repa-
rer la faute qu'elle auoit faite , il luy dit , que 1 a-
uoisvne recace qui la guanroit incontinent, de
qu'il en auok bien fouuentveu l'expérience fur
pi ufîeurs, mais particulièrement fur luy, depuis
Livre itovzïe'sme. %$j
deux iours. Ec que faut-il fairejuy dit-elle? Il dit,
refpondit Valêtinian3quclque parole furie mal
& iuudain la douleur cefTe. Et lors me deman-
dant s'il eftoit vray,ie luy dis qu'ouy3&: que iuf-
ques en ce temps-la îe n'en auois point failly 3 de
que îe ne péfois pas que la fortune me fut moins
fauorable pour elle que pour tous les autres.Elle
fefafchoit fort que l'approchaiTe ma bouche fi
près de la fienne, de en me prefentât la main me
commande que i'efTayafTe defîus. le luy mets la
bouche contre 3 & foufflant vn peu fapprochay
les lèvres mfques à la peau3 & la preffay douce-
ment. OSiluandre3quelcômeiacement fut cc-
luy-cy.'Elle retire la main,&: me dit que c'eftoit
baifer3 & non pas vne recette 3 & ne voulue
point le permettre, mais la douleur qui Ta pref-
îbir,la contraignit en fin de me dire que ie l'ap-
pnffe à Iiidore , & qu'elle la luy feroit. le fus
bien combattu, car ie defirois fort d'eftre ce-
luy qui approcheroit auprès de fes belles leures ,
toutesfois îeftois bien marry du mal qu'elle
fouffroit. Amourme confeilla de dire d'autres
paroles a Ifîdore3 afin que ne la trouuant pas
bonne, elle fut contrainte de recourre à moy,
Et mon defiein reiïffit comme ie l'auoispropo-
fé3 parce qu'ayant murmuré en vain mes fau (Tes
paroles, & fai£t toutes les autres cérémonies,
la douleur ne ce (la point. Dont Valentinian fc
mocquât3 Pen fez- vous, luy dit-il3 mamaiftref-
fc3 que chacun foit propre à cette recette ? ie
8i?8 La II. partie d'Astrel
vous iure que ie l'ay elpreuuéc , & que fi
bile ne vous profite , cdl qu'Ifidore y oublie
quelque criofe,&: a ce mot reiïbrtant du cabi-
net emmenaauec luy tous lesCheualiers. La
dou euraugmentoit,cv la lèvre commençait
d'enfierjon que fe tournant vers mov3lar vo-
itre roy 3 dit-elle, Vrface 3 la recette eft-ellebon-
nerjevousiure, luy dis-ie.Mauame, par l'hon-
neur que ie vous dois, que ie ne la visiamais
manquer^ fuis il marry quliidore ne Tait feeu
faire,que ie n'ay ïamais defiré d eftre fille qu'à
ce coup pour vous rendre ce feruice.Ifidore pre-
nant la parole, lenefçay , dit-elle. Madame ?
quelle difficulté vous en faites: mais fî vous
voyez comme la bouche vous groflit ? vous ne
voudriez pour quoy que ce fuit que le mal paf-
fait plus outre. Mais , dittes m oy , Vrface, reprit
Eudoxe,demeurerez-vous long temps à faire
voftre recette: Le moins que ie pourray, luy
dis-ie. Madame,& lors m'approchant d'elle3elle
fe retira a l'endroit le plus obfcur du cabinet ,
commeayant honte d'eftre veue5& permit for-
cée de la douleur que ie rifle mon enchante-
ment.
Fut-il iamaisforcier plus heureux que moy?
le dis donc les paroles fur la lèvre: mais quand
ie la pris entre les miennes , & qu'en fuceant
ie lapreifay vn peu; faduoue que fi quelquvn
euft peu mourir de douceur , qu'Vrface ne fc-
f oit plus. Elle fe retire toute rouge de honte,
Voila
Livre Dovziesme] 899
Voila, dit-elle,la plus importune recette qui fut
ïamais. Mais , Madame,luy dit Ifidore , vous a-
t'eile foulagée ? Il me femble3rerpondit-elle5quc
i'y recognois quelque amendem et. Voftre dou-
leur ,lu) dis-ie,fe parlera bien tournais l'en au-
raytoutle mal. Comment, me dit-elle , vous
aurez rDonmakOuyJWadamejIuyrefpondis-ic,
les conditions de cette recette font telles que
ceiuy qui guérit autruy de cette forte, en fouf-
frela douleur. Elle quinel'entendoit pas, ou
pour le moins feignoit de ne l'entendre ainfî
que ie difois: Vrayement:Vrface5me ■ dit-elle, ie
vous fuis trop obligée de mauoir voulu guérir
en prenant mon mal. Madame , luy dis-ie ; fi ie
pouuois auiîî bien rendre mien tout celuy que
Vous deuez iamais auoir, foyez certaine que
Vous n'en refTentiriez iamais. Mais , dit Ifido-
re en foufriant, fi vous auiez autant de bonne
volonté. Madame , pour luy qu'il en a pour
VOus,ïlfaudroit qu'a cette heure vous luy fifTiez
la mefme recette pour le guérir du mal qu'il
a pour vous. Tayme mieux ,re!pondit Eudo-
Xe,luy eftre redeuable encecy;que s'ilmel'e-
ftoit,& puis ce feroit toufionrs a recommen-
cer, car il eft trop courtois Cheualier 5 pour
me lailîer auec le mal qu'il me pourroit ofter.
Il eft vray y Madame,adiouitay-ie, & puis mon
mai n'eïtplusenlaléure, il eft parlé au coeur,
ïllc entendit bien ce que ie vouloisdire, quoy
quelle fit femblant de ne l'auoir point ouy,&:
LU ■
~9oô La FI. partie dAstree!
fanslfidore qui eftoit trop près de nous, îelrv
eneufle bien dit dauantage. le me contenta/
donc de cefte ouuerture pour ce premier coup.
Et depuis ie fis tels vers fur cette pjcqueure.
SONNET
DVne moufche fur les îévres de fa
Dame endormie.
, Ependantque CMadamea ï ombre fe repoft,
'Et trompe du Soleil la trop afj>re chaleur,
Vn petit animal volant de fleur en fleur ,
Les douceurs va cherchant dont le miel fe compoft.
Ds fortune fa lèvre efiant a moitié 'clofe ',
La fleur reprefentoit la plusviue en couleur y
Lors me cet animal , la voyant par malheur,
T vole i & la fucçantpenfa fuccer la rofe*
Ah\ trop [âge au faillir, trop heureux a h fer,
TuU quà toute hardie (fe on naflceu refufer,
Ce qùon nk aux defirs dont mon ame s allume.
»
Mais cefle moufche \Amour,rauU tout nofire bien
gue nous refte-t'il plut, puis quelle a rendu fleth
Le miel dont saddomittoute mfln amertume^
Livre dovziesme! 901
le ferois ennuyeux, ô courtois Siluandre, fi1^
Vous racontois par le menu le commencement
& le progrezde mon affe&ion : le vous diray
doneques feulement ce qui fera plus necelTaire
que vous fçachiez. Amour me rendit en finû
hardy3que'.ie me refolus de lu y déclarer tout ou-
Uertementcequeie reffentois pour elle: le de-
meuray long temps a difputer en moy-mefme,
iî ce feroit de bouche ou par l'efcnture: en fin
ie conclus qu'il valloit mieux le luy dire, que de
le luy faire iire>par ce quei'auois-de long temgs
appris qu'il faut faire demander par quelque au-
tre ce que Ton ne veut pas obtenir. Outre ce
queiepreuoyois bien que la difficulté ne feroit
pas petite de luy faire receuoir de mes lettres.
Mais,ô Dieux , combien de fois ayant faict cette
refolution m'enreuins-ie en mon logis, fans y
àuoir rien aduancé: Le Ciel en fin, qui fembloit
en ce temps de vouloir fauonfer mon deifein ,
m'en donna vne telle commodité,
1 1 ne faut ,'comme ie vous ay dit , que pafifer le
Bofphore, pour aller aux îardins de l'Empereur,
fîtuez toutesfois en Afie > en vn lieu nommé
Calcédoine , qui eftfi près de Conftantinople,
qu'on peut ouyr la voix d'vn homme d'vnlieu
àTautre-Eudoxesalloit promener fort fouuent
en ces iardins3 & toutes les fois qu'il m'eltoit
permis , ie l'y accompagnois auec tant de foing
de luy faire quelque feruice, que quad ceneuft
elle que de .luv amaiTer vne fleur en tout va
lu ij
yoi La II. Partie d'Astree,1
iour , i'eftois fort content de ma îournée, ayant
appris dés long temps, qu'en amour les petits
feruices .s'ils font en grand nombre font plus
d'effe£t que ceux qui font d'importance, & qui
arnuent rarement 3 parce qu'a ccux-cy oneft
obligé, fi l'on ne veut eftre eftimé ennemy plu-
ftoft qu'amy : mais il n'y a rien qui nous pouffe
aux autres que la feule affection. I'eftois donc
d'ordinaire auec elle , & me rendois fi foign eux
quelle nauoit vne feule de fes filles, qui fut
J>lus prompte à tous fes petits meffages que fe-
ftois. Il aduint qu Vn iour Valentinian l'auoit
fuiuie en ce lieu, à caufe d'Ifidore, & parce qu'el-
le aymoit fort à fe promener 3 & qu'Ifidore fe
trouuoitvn peu laflè, elles fe feparerent. Eudo-
xe continua le promenoir, & Ifidore entra dans
vn cabinet, où elletrouua des fieges rehauffez
de gazons 3 & couuerts de quelques aix. ille n'y
euft pas demeuré long temps que Valentiniaa,
qui eftoit pour lors auec iudoxe, feignant d'e-
ftre las , s'alla affeoir dans le mefme cabinet , Ifi-
dore en volut reffonir , mais il l'a retint par fa
robbe:Eudoxe qui s'en prit garde, ne pcuts'em-
pefcher de foufnre en me regardant, & me fem-
blant que c'eftoit vne très bonne occafion pour
commécer mon defTein,ie ne la voulus perdre:
le me fouris donecomme elle,& plie les efpau-
les.,me tournant de l'autre cofté-& alors me de-
manda que i'auois à foufnre , le luy refpondis
tout franchement, que c'eftoit de voir que Va-
Livre dovziesml 5>c$
îentinian la quittât pour aller vers Ifidore. E t
quoy ,medit elle, Vrface, n'enfenez-vouspas
demefme:Moy5Madame,luy dis-ie.auriez vous
bien opinion que TeurTe iî peu de iugcmét?vous
ledeuriez faire , me dit- elle, puis qu'il y a plus
d'apparence qu'elle doiue eftre feruie de vous
que de Valentinian. le fçay bienjuy dis-ie, Ma-
dame.que la condition d'Iiîdore & de moy>m'y
deuro't pluitoftconuier,maisiadiiouè" quc4!ay-
me mieux faire vnc contraire faute a celle de
Valentinian Comment l'entendez- vous, ref-
pondit-ellerle veuxuire, ~ontinuay-ie , que plu-
froft que de feruir quelque chofe d égal a moy ,
comme Iiîdore,i a y me mieux mourir d amour,
pour ce qui eft par defïus moy3côme vous. Co-
rne moy.?r éprit incontmentEudoxe5& que pen-
fez- vous dire,Vr lac e?Ie penfe dire Madame Juy
refpondis-ie.quei'ayme mieux mourir en vous
adorant,que de viureaymé d'Iiîdore, &: que la
grande inégalité qui eft entre nous , ne m'a feeu
empefeher que len'aye eu cette volonté, depuis
le lour qu'il me fut permis de vous voirie crois,
me ditlaPrincerTe5que vous eftes hors de vous
mefme , de me tenir ces propos. Ne croyez
point , luy dis-ie , Madame, ie ne parlay iamais
ny auec plus de venté , ny auec vn plus fain m-
gement. Elle demeura ferme5& me regarda en-
tre les yeux , & pins me dit , Eft-ce à bon ef-
cient^ou par ieu , que vous me tenez ce langage?
leiure, Madame, repliqu'ay-ie , par lcferuice
LU 11,
5>:>4 La II. partie d'Astre e]
queievousdoy,queiene proferay iamais pa-'
rôles plus véritables , ny d'vne volonté plus re-
folué, que celles que vous venez d'ouir, &de
plus,que cette extrême affeclion , donne vous
parle ,ne changera ïamais , quelque traitement
que îerecoiuede Vous. le fuis marne5me dit-el-
le3Vrface>devoftre folie, parce que la longue
nourriture que vous auez eue de l'Empereur
mon pere,m'obligeoitde vous voir, & de me
feruir de vous d'vne meilleure volonté , que de
plufieurs autres,dont les mérites ne pouuoiét ef-
galler les voftres.Mais puis que voftre outrecui-
dance a paiTé toutes les bornes de la raifon, &
vousaoftélacognoiiîance de ce que vous me
deuez , reiTouuenez-vcus , que s'il vous aduient
iamais de me parler de cette forte , ie vous feray
repentir de vcftre témérité , de que l'Empereur
& Valentinian en feront aduertis;Madame,luy
refpondis-ie.fî ie ne craignois que ceux qui font
en ceiardin, s apperceuilent de ce que ie vous
dis , ie me ietterois à vos genoux, pour vous de-
mander pardon de loffignfe que ievous ay fai-
te, maiseftant reuenu de cette eonfideration,
ayez agréable la volonté que fen ay ,&: me per-
mettez de vous dire , que les menaces que vous
me faides , pourroient auoir quelque torce fur
moy,iî c'eftoitde ma volonté, que cette affe-
ction fut néc,mais puis que c'eit le Ciel qui m'y
force, n'efperez que la crainte de l'Empereur,
ny laconiîderation de Valentinian m'en diuer-
Livre dovziesmeï 905-
dircntiamais.il eftvray que ie puis bic me tai-
re, &: mourir d'amour pour la belle Eudoxe : it
pour preuue de cela,&: afin de ne vous ennuyer
iamais des fafcheufes paroles qui vous ont of-
fenfée, ie vous iure par le très- humble feruice
que ie vous dois, de ne vous en parler iamais :
Mais reiïbuuenez-vous que toutes les fois que
ie m approcheray de vous , & que ie vous diray,
bon îour , Madame , ou que feulement ie vous
feray la reuerenec 3 ce fera à dire 3 le meurs d'a-
mour gour vous , Madame , & vous n'aurez ia-
mais vn plus fidèle feruiteur que m oy.Et quand
ic prendray congé>& qu'en vous faluaçt ie vous
donneray le bon foir,&: me retireray5ce fera au-
tant que iîie vous difois : Iufques à quand or-
donner ez-vous que ie fois miferable, & com-
bien encore durera voftre rigueur ? Et pour
commencer, luy dis-ie froidement 3 vous me
permettrez de prendre congé de vous5 & de
vous donner le bon foir. Et à ce mot , ie fis vne
grande reuerenec ,&mc retiray 3 de peur qu'eL
le me défendit encores ces deux paroles, & tou-
tefois ie pris garde qu'elle fe tourna de l'autre
cofté en foufriant. Ce qui ne me donna point
vne petite efperance.
Or, Gentil eftrangeiye vefquis.dcpuis ce leur
de cette forte auec elle, ne luy faifant jan'ais
ièmblantdetoutcequis'eftoit paifé,finon par
le bon iour , & le bon foir , aufquels quand die
nefloit point veue, ellerefpondoitle plusfou-
Lll ni)
$ç>é Lv IRf^RTiE d'Astre e5
uent en branlant la tefte, comme h elle fe fuit
encores offenfée de cefouuenir que ie iuy don-
nois. Plus de iîx mois s'efeouierent que ie con-
tinuai toufîours de mefme foçon 3 & qu'elle
auffi s'opiniaftroit de ne point reccuoir mon af-
fection. En finie vainquis , mais auftî queft-ce
que ne peut le leruiceô: la perfeuerence d'vn
amant auiférVn matin que Valentinian la con-
duifoit au Temple , ie m'auançay , &: luy faifant
vne grande reuerence , ie luy dis , Bon iour. Ma-
dame.Elle alors en foufriant3& fe tournant vers
moy. Vos bons-iours, Vrface , me dit-elle.font
receusdeboncœur. O Dieux ,pourrois-ie dire
quel fut le contentement que ie receus , ic pro-
tefte,queiamais ie n'efperay d'eibre fi heureux,
ôc moins en ce temps la que l'on parloit du ma-
riage de Valentinian & d'elle^ toutesfois 1 ap-
pris depuis, que ce que ie croyois la deuoir
efloigner de moy5fut ce qui me l'obligea dauan-
tage5parce que voyant que l'affection qu'il por-
tait à Ilîdore s'a ugm en toit, &: que celle qu'il
luy iaifoit paraître, n'eftoit que pour complai-
re à l'Empereur j elle fe refolut de ne l'aymer
auiîî que pour eftrc femme d'vn Empereur i &
de fane efiat de mon feruice , comme Valenti-
nian de raiïection qu'il portoit a Iiidore. le
feeus cette refolution peu après , car dés !a pre-
mière occafion qui fe prefenta , elle me dit , eue
finon opiniaftreté,& l'affection de Valcnnnian
cnuers Ifîdore 3 l'auoit vaincue , & que il ie
Livre dovziesmf. 907
continuons de viureauec lamefme difcretion»
elle continuerait au 1T1 Je 01c vouloir du bien,
& depuis ce iourellepeariit qu'en particulier ie
la nommaffe ma Piinceflè , & elle m'appelloit
fon Cheualier. Iugez Siluandre, s'il y audit
homme au monde pus heureux que moy.Car
EudoxeeftoitlVne des plus belles PrinceiTes
du monde, enlaagede drx-fept ou dix-huidt
ans , & qui ne faifoit paroifke d'aimer person-
ne que moy.
Cependant que nous viuions de cette forte,
Honorius , qui auoit efpoufé la fille de Stilicon3
mourut fans enfans,^ parce qu'vn Romain
nommé Iean, fon premier Secrétaire, s'eftoit
faiteflireEmpereur3parlemoyendeCaitinus,
&de yEtius , l'Emperair Theodoze qui auoit
fait deflTein de faire Empcreut d'Occident , fon
coufin Valentinian, l'y voulut enuoyer auec fa
mere Piacidie. le fis femblant de la vouloir fui-
ureen ce voyage: mais en effect ie ne defirois
rien plus que de demeurer pour la garde d'Eu-
doxe.Car encor que le defir de la gloire m'atti-
rait en Italie, l'amour me rttenoit en Conftan-
tinople,auecdes liens qui n'eftoient pas foi-
bles, parce que cette belle PrinceflTe fe laiflfa al-
ler, outre fon deffein, de telle forte à l'amitié
qu'elle m'auoitpromife, qu'en fin elle n'auoi'c
pas moins d'affection pour moy,que i'en auois
pour elle : ie croy bien qu'elle y fut trompée, ÔC
qu'au commencement ellenecreut ïamaisd en
2o8 LaILPartie dAstrîe,
venir fi auanc , mais ie penfe5fans mentir, que
l'Amour a beaucoup de refTcmblance anec ia
mort , &" que comme on ne peut mourir a moi-
tié 5 que de mefm c cnnefçauroit aimer a de-
my. Etlorsquei'eftoisplusen peine de trou-
uer vne bonne exeufe, l'Empereur receut des
nouuelles que quelques ennemis auec vn nom-
bre infiny de perfonnes le venoient attaquer
du cofié de Conftantinople : Ces nouuelles
conuierent pluficurs de demeurer , qui autre*
ment eufTentefié contrains pour leur deuoir,
de s'en aller fous la charge d'Art abure,qui con-
duifoitvne forte armee'par mer? ayant auec
luy Afpar fon fils , très- vaillant &: heureux Ca-
pitaine^ comme il fit bien paroifire en la prife
de Iean dans Rauenne3&: en la deliurace de fon
père. Encore que ie ne fuiïe point jaloux de
Valentinian, quoyqu'Eudoxeluy fit paroifire
de la bonne volonté , feachant aflezque ce n'e-
ûok que pour cpm plaire à Theodoze , & pour
efixe Impératrice : fi eft-ce qu'ayant apris de
longue main, que la doute qu'on fait paroifire
den'cftrepasaiTezaimé, conuient les Dames
à nous en donner plus de cognoiflance , &:
quaufTï feindre de laialoufie leur donne bien
fouuent occafion de redoubler leurs foreurs, ie
fis femblant d'efire va peu ialoux de Valenti-
nian 5 &: de me réiouïr de fon départ 3 & ie fis
des vers fur ce fuiet que chatay deuan t elle , à 1 a
première occafion quife prefenta : îlseûoienr
tels.
Livre dovziesme." $09
SONNET
Sur le départ d'vnRjual,
Amais contre le s rocs tant de flots amajfeQ
B fumant de courroux , ri ont blanchy les ri-
nages :
Jamais les blancs couuerts ri ont veu tant de nau-
frages
JjHie cet ejloignement m a d'ennuis efface^.
Bien-heureux fouuenirs de mesfoupçonspaffez,
Maintenant de ?non heur a fleurez, tejmoignagesy
£)uil efldouxau nocher après de grands orages,
De voir dedans vn port je s natures caffez !
Blefc de froide peur dedans lafanhafie>
ïay tremble mille fois attaint dejaloufie ,
Mais enfin fon de fy art m a rendu du toutfain,
Heureux e (Joigne me nt,puif es-tu toufiours eftre,
Ou bien s'il s'en r euient, Amour fay luy paroi/lrey
Chiafon dam plùartit,ey quil retourne en vain.
le ne vous diray point en ce lieu quel fut le
voyage de Valentinian, car vous le pouuez
auoir entendu par plufîeurs, tant y a qu'après
auoir mis tel ordre aux affaires d'Occident;qu'il
9io La II. partie d'Astree,
iugea cftre à propos , il reuint en Confhntino-
plc , où il fut receu par Theodoze, comme fi
c'euft efté fonfîls \ &: foudain à la folicitation
de Piacidicquieftoit demeurée au gouuerne-
ment d'Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut
conclud auec luy. Seroit-il bien poiTibie;que ie
vous puiTe raconter ce que ie refîentis en c^ac
occafîon ? le ne lecroy pas, car ie fus de forte
combatu de la crainte & du regret ..que fins Eu-
doxe, il eit certain queiene Peuflepû fuppor-
ter. Mais elle qui eftoit fagc & prudentc,encor
que de fon cofté elle fut fort affligée de fe voir
entre les mains dVne perfonne qu'elle naimoit
pomtDiî furmonta-t'elle ce defplaiiîrauec la ré-
solution. Et parce qu elle voyoït bien en quelle
peine ieviuois3elle me donna commodité de
parler à elle dans fon cabinet , fans qu'autre y
fut qu'I/îdorejen qui elle fe fioit infiniment.EUe
eftoit aflife fur vn petit lier , & ie me mis fur vn
genouil deuant elle , ayant dciïbus quelques
carreaux qu elle m'auoit fait apporter : & parce
que rauy de contentement ie ne faifois que la
contempler ,& luy baifer la main qu'elle m'a-
uoit permis de luy prendre , après m'auoir con-
sidéré quelque temps , elle me parla de cette
forte. Et bien mon Cheualier, vous plaindrez
vous toute voftre vie demoy, & ferez -vous
touiîours en doute de 1 amitié que levons por-
te ? Ma belle Princefle, luy dis-ie, fî ie nauois
accoufhimé de leceuoir de vous plus de fa-
Livre dovziesme. "911
uenrs que k n'en mérite 3 vous auriez quelque
raifon de me faire cette demande à cette heure
que ie reçois celle-cy3qui véritablement dt tel-
le qucïe ne puis la redire. Mais pourquoy ne
me permettez-vous de me plaindre de la for-
tune 3 qui m 'ayant monftré le bien quelle me
pouuoit donner , l'ordonne toutesfois à vn au-
tre de qui l'affection le mérite aufTi peu que la
mienne pourroit eilre digne de l'obtenir, fi elle
le pouuoit eftre par vne extrême Amour? Mon
Cheualier, me refpondit elle, viuez content &
affetiïé de ce que ie vous vay dire. Tout ce
qu vne extrême affection peut obtenir de moy3
fçachez qu'Vrface le poffede, & ce que vous
regrettez qui foit a vn autre,croyez moy3 mon
Cheualier que ceft ce qui fe doit donner par
deuoir,&r non point par Amour, & cela efîant3
quelle raifon auez- vous de vous plaindre de la
fortune? La raifon que fen ayjrepliquay-ie^eft
aufli grande que l'obligation en quoy vous me
mettez , par cette affeurance. Pourquoy ma
Princeffe , ne me p!aindray-ie pas d'elle qui
ayantyoulu fauorifer mon affection 3 m'a t.ou-
tesfois pnué de ce qui feul me pouuoit faire
parueniraubienqueiedefirois?Ah!monChe-
ual?er3me dit-elle,vous m'offencez.Comment?
vous ne m'auez aimée que pour auoirdemoy
cequemondeuoirvousrefufe? Et quelle ma-
uez vous eftimee? &: comment m'auez vous
peu aimer fi vous mauez eue en fi mauuaifc
jii La H. partie d'Astree^
opinion: le ne puis luy refpondre voyant con>
me elle le prenoit , mais auec vn giand foufpir
ie m'abouchay fur fan gyron, tenant fa'main
contre ma bouche. Elle qui recogneut bien ma
peine , me mit l'autre main fur la tefte , & paf-
foit les doigts dans mes cheueux, &fans me di-
re mot fembloit d'attendre ce que ie luy ref-
pondrois. En fin me leuant ie luy refpondis.
I'aduoue3 ma belle PrinceiTe. que ie vous ayme
plus que vous ne voulez 3 & plus encore que la
raifon ne veut, mais qui pourroit vous aimer
moins que cela: le confeffe qu'il n'y a raifon ny
deuoirqiùpuiffemefurerla grandeur démon
affection D & fî ie vous offenfe en cela3pardon-
nez moy en confiderant que ee feroit profaner
voftre beauté que de l'aimer moins3ôc plaignez
moy, qui ayant eu tant de courage me fuis
trouué auec îî peu de mérite. Et toutesfois vo-
ftre bonne volonté pourroit fuppleeràce def-
faut 3 11 l'amour auoitvn peu plus de force en
vous. le ne vous entens point,me dit-elle3& ne
fçay en quoy vous voudriez que mon Amour
èuft plus de force. O Dieu, repliquay-ie, qu'il
fera bienmalaifé que mes paroles vous fafTent
entendre a mon aduantage, ce que l'Amour
ne vous a peu faire conceuoir .'le veux dire, ma
PnnceiTe3que (î l'Amour auoit plus de puifTan-
cefurvous,cedeuoirquc vous m'oppofezen
auroit beaucoup moins,& que ce trop heureux
Valentinian poflfederoit ce qu'il recherche , &
Livre dovziesme! ^r$
moycequeiedefire. AhmonCheualier, réf.
pondit-elle, auec vn grand foufpir, fi vous fça-
uiezcequeiereiTens en monôme 3 & quelle
eft la contrainte que îeme fais: vous croiriez
bien qu'Amour a route la puifTahce fur moy
qu'il peut auoir furvn cœur. Mais fi ie vous
refufe quelque teimojgnagc de cette puiffance,
reilouuenez vous quelle ie fuis née > & à quelles
loix ma naifïànce m'oblige. Si la fortune mV
uoitfait naiftre d'vnLeontin Athénien com-
me mamere>ie pourrois difpofer de moy, auf-
fi bien que de mon affection , mais eftant fille
d'vn Empereur Theodoze y petite fille dVn
Empereur Arcadius , & ayant pour bifayeul
Theodoze le Grand, ne voyez- vous' pas que
cette naiffance m aftraint pour ne leur point
faire de honte 3 à lailTer la difpofition démon
corps à ceux qui me font donné ? C'eiî vn tri-
but de l'humanité que de ne voir jamais ça bas
choie qui (bit entièrement accomplie:lesgran-
dcurs& les Empires traînent infeparabtament
cette contrainte que iamais on ne s'apparie
que par raifon dt/tat, ny vous ny moync
voyons rien de nouucau, il y a long temps
que nous auons préueu qu'il nous aduiendroïc
ce que nous reffentons, & quand ie tournay
les yeux fur vous, &: que ie vous aimay , ce
fut auec cette refoiution que Valentinian fe-
roit mon mary. le m'afTeure que vous auez
penfé la mefme chofe , dés le premier iour que
^14 La IL partie d'Astr ééJ
vous fifres deflein de m'aimer, & qu'eft-ce
donc qui vous afflige maintenant, de quel acci-
dent voyez- vous que vous deuiez dire inopiné?
Ces mots me touchèrent fi viuement, fut pour
voirvne fi grande refolution que i'aceufois de
peu d'amitié, fut pout penfer qu'vn autre la
poiTederoit, qu'il me fut impofliblc de luy per-
mettre de parler dauantage fans l'interrom-
pre. Vous croyez donc,luy dis-ie^Madame^que
ce foit aimer que de retenir ces confîdcrations:
vous auez opinion que la vraye amour puiffe
efire fubiecle aux loix du deuoirr1 O Dieux,
que vous & moyfommes trompez.' vous qui
auez creu damier , & moy quiay penfé d'eftre
aimé devons ? Et la m'arreftant vn peu , îe re-
pris de cette forte, lors que îe vis qu'elle vou-
loir prendre la parole. Les loix d'Amour, Ma-
dame, font bien différents de celles que vous
vous propofez, & fi vous voulez cognoiftre,
qu'elles elles font, lifez les en moy,&: vous ver-
rez que comme l'inégalité qui eft entre nous
ne m'a peu empefeher d'efleuer les yeux à ma
belle Pnnceffe , de mefme ne vous doit elle di-
uertir debaificr les voftres vers voftre Cheua-
lier , n'y ayant pas plus de différence de vous à
moy, que de moy à vous. Et quant à ce que
vous m'alléguez de voftre naifTance,puis qu'el-
le efî telle que rien ne vous peut releuerpar
defTuscequevous eftes, pourquoy au lieu de
tourner vos yeux fur la grandeur, qui ne vous
peut
Livre dovziesme. 9ry
peut eftreaugmenu'e,ne les iettez- vous fur vo-
ftre contentement, afin que comme vous eftes
de voftre naiilànce la plus grande Pfcinceflç du
monde, vous foyez auffi par voftre choix la
plus contente Princêffe qui fut iamais? Vous
dettes que ie commençay de vous feruir auec
cette opinion, que Vaicntinian feroit voftre
mary. Ah, Madame /iaduoiie, que quand ie
commençay de me donner a vous, feus cette
créance que -ie îe pourrois fupporter, mais fi*
depuis mon affe&ion eft tellement creuë3qu'iL
m'eftimpolTibledypenfer fans perdre incon-
tinent toute refolution , que pourrez vous
moppoferque la foibiefle de voftre amitié qui
ne s'eft point augmentée depuis le premier
jour qu'elleprift naifànce/Commenrma belle
Prince{Te3vousrefuferezdesfaucurs a mon af-
fection que vous accorderez à vne perfonne
qui ne vous aime point f Vous confentirez que
ces beautez, qui fans plus doiucnt eftrelare-
compenfe, &lafeiicitédVne pàrfaiàe Amour,
foient poiledées par celuy qui les defdaigne,ou
ne les recognoift pas?comment fournirez vous
ces careiTes? ôc comment ne regretterez vous
point la peine & le cruel defpiaifirde voftre
Cheualier-ïlîdorequioyoit vnc partie de nos
difcoursj&quidefîroit infiniment de nous y
fauonfer, non pas pour amitié qu'elle me por-
tail , ou pour la volonté qu'elle euft de tenir la
main a femblables recherches3maîs pour i'efpe-
**Part. M m m
$*6 La II. Partie dAsîR!^
rance quelle auoit que cette affe&ion pour-
voit palier fi outre que peut eftre elle rom-
proit le mariage de Valentinian , &: d'Eudoxe;
afin de nous donner plus de commodité de
parler enfemble3 peu a peu fe retira dans vn
arrière cabinet, où en fin elle s'endormit: ie
m'enapperceus inconnncnt,encore que l'eufle
le dos tourné contre elle, parce que paiTant de-
uant les flambeaux qui eftoient fur la table der-
rière nous, ie vis fon ombre contre la muraille^
qui me fit remarquer quelle s'en alloit. La
PrincefTe qui s'eftoit appuyée du coude contre
le cheuet du li£t5& qui auoit la tefte fur la main3
ne s'en prit point garde , eftant fi attentiue à ce
que ie luy difois que malaifément l'euft elle
peu voir, encore qu'elle eufl pa&é pardeuant
(es yeux. Et parce que mes demie res paroles
la touchèrent fort viuement , elle demeura
quelque temps fans me refpondre > baifiant les
yeux contre terre, en fin fans fe remuer , après
vn grand foufpir: Ah , mon Cheualier^medic
elle .' que vos paroles me percent Tame cruel-
lement 3 &: que les chofes que vous me prefen-
tez, me font difficiles à fupporter, mais qut
puis-ie faire ? que puis-ie deuenir ? fi ie n'efpou-
feValentinian,quefera-ceque de moy.? & fi
ie l'efpoufe , ô Dieu 5 à quel fuppliceme vois-ie
defhnée ! le vis à ces dernières paroles que les
larmes luy couloient le long du vifage,& qu'el-
le s'eftoit teue , pour ne poutioir parler de peur
Livre dovziîsme! 917
que les foufpirs ne fe meflanent & fortifTent au
lieu de la voix. Ces pleurs m'efmeurent de
pitié , mais ils ne me donnèrent pas vne petite
aifeurance , & n'augmentèrent peu mon cou-
rage, le vous confeffe, gentil Siluandre, que
ie n'eufle ïamais efperé de réduire cette Pnn-
ceile en ceft efîat, mais voyant plus d'amour en
elle que ie n'cuiîe cf eu , ie pris plus de hardief-
fe quei'eufle ïamais pente. le m'approche donc
d'elle vn peu plus que ie n'eftois , &: feignant
de luy fouftenir la tefte contre mon efpaule,
ma bouche fe rencontra iuitement à l'endroit -
de les yeux: au commencement ie n'ofoisles
baifer , & faifois fcmblant que ceftoit par met
garde , mais voyant qu elle n'en difbït rien5peu
à peu , ie defeendis plus bas & rencontray fa
bouche, qu'elle retint longuement fur la mien-
ne 5 & parce qu'elle ne me faifoit point de
deftence, ie luy mis vne main dans le fein, mais
auec tant de tranfport que îetremblois com-
me la feuille agitée du vent. Depuis ce temps
iemefuistrouué en pluiieurs rencontres, en
beaucoup de grandes & diuerfes batailles ,&:
en maints aflauts: mais ie ne fus de ma vie
faifi de telle crainte qu en cette occafion Elle
me permit donc encores cette priuauté fans
m'en rien dire , mais lors que defeendant la
main vn peu plus bas , ie la voulus mettre fous
larobbe, ellemedit froidement: Que pen-
fez-vous faire , mon Cheualier ? Iiidore vous
Mmm ij
5>i8 La II. partie d'AstreiJ
voit. Ily a long temps3luydis-ie, ma belle Prin-
ceiTe , qu'elle nous a laùlez feuls. Comment,
die- elle, en furfaut, Ifîdoren'eft elle pas icy ? &
fereleuantfufkbâ Elle a eu tort 3 continua»
t elle de nous biffer feuîs de cette forte . Et
pourquoy. Madame , luy dis-ie3 nous. n'auions
point affaire d'elle. Non pas vous , me répliqua
elle, mais fi ay bien moy : Et fi vous m'aymiez
comme vous dites, vous feriez content de ce
que ie vous ay permis 3 fans me rechercher de
chofe que ie ne puis . le penfois que la prefence
d'Ifîdore vous empefcheroit de pafTer plus ou-
tre que l'honnefteté ne peut permettre , &
voulois bien que ce fut elle, qui par ce moyen
vous en fit la deffence, Scnon pas moy, afin de
vous laiffer auec cette fàtisfaction de mon ami-
tié5qu'il n auoitpastenuà moy que vous neuf-
fiez eu toute forte de preuue de ma bonne vo-
lonté: mais puis qu'elle s ai efl allée, &que
vous ne vous arrêtiez pas à ce que vous deuer*
ie fuis contrainte de vous dire3que fi vous vou-
lez de moy 3 ce qu'il me femble que contre
mon honneur vous recherchiez, ie le vous per-
mettra}^ a condition toutesfois que ie tiendray
vn poignard nud en la main, pour incontinent
après m'en donner dans le cœur, & le punir
tout a l'inflant de cette forte , de la faute qu'il
m'aura contrainte de commettre: que fi vous
ne voulez que ie meure 3 ne me contraignez
donc point ? ie vous fupplie, de vous permet-
Livre dovziesme. 919
trecequeiene dois faire fans mourir. Il faut
aduoùer que ces paroles me rendirent de telle
forte confus, que me leuant de la place où i'e-
frois3&mereiettantafes genoux, leluypro-
teftay de ne rechercher ïamais ny tefmoignage
de ion amitié, ny foulagement à mes deiirs,
plus grands que ceux quelle venoit de me don-
ner. Si vous le faites, me dit- elle, ie vous per«<
mettray lereftedemavie les mefmes pnuau-
tez que vous auez receuë , & cette preuue de
laffeâionquevousme portez me fera agréa-
ble 3 cognoilTant que cet Amour outrepaflant
toutes les limites des plus violentes Amours,
s'arreftetoutesfoisà celle de mon honnefteté.
Et à ce mot méprenant par la tefte auec les
deux mains 3 elle me baifa pour arres de fa pro-
meflTe3nous auions fait du bruit , & auions vn
peu releué la voix , de forte qu'Ifidore s'efueil-
la3&: parce que la nuict eftoit fort auancee 3&
que les flambeaux eftoient prefque acheuez ,
Eudoxelappella &: luy demanda quelle heure
il eftoit. CeftTheure, Madame, dit-elle 3 que
ie viens de faire vn grand fommeil ,& que cha-
cun dort ; finon vous. Et penfez-vous Ifidore,
dit la Princefle, que Valentinian ne veille pas
à cette heure pour faMailtreffe ? le ne fçay,dit
Ifidore 3 ce quil fait , mais ie fçay bien que fi ce
n eftoit que pour luy, ieferois a cette heure au
lift, & dormirois fort bien. le luy refpondis:
Ceft bien au lia aufli où il voudroit vous
Mm m îij
yio La II. partie d'Astree*
trouuer.Et quoy,dit elle enfouriant.nen vou-
driez vous point ailleurs ? LaPrincefTefemità
rire s &: après luy dit. Et que penfez- vous d 1-
re , Iiidore ? le penfe que vous dormez. Que
voulez- vous que 1 y faite , dit - elle , en fe frot-
tant les yeux, Vrface me fera deuenir folle.
Et parce qu'il eftoit tard, & qu'Eudoxene fe
vouloit point cacher de cette fille, dont l'hu-
meur luy eftoittres-agreable, & la prudence
fort cognué ; en fe leuant de delTus le li£t,
elle me prit par la telle & me baifa, Rap-
prochant du feu, elle me commanda de me
retirer, ce que ie fis: mais fans vfer dupriui-
lege qu'elle m'auoit donné delà baifer,& par-
ce qu'elle prit garde qu'Ifidore la confîdcrok
fans dire mot , elle luy dit. Que regardez vous
liîdore? le regardois. Madame, dit-elle , il
la meuche vous auoit fort picquee. Quelle
mouche? dit la PrincefTe : La mouche du îar-
din , dit-elle: car ce Cheualier vous fait fou-
uent la recette de la picqueure , & à ce mot pre-
nant vn des flambeaux qui eftoient fur la table,
elle fe mit deuant moy pour me conduire par
vn petit degré defrobé qui fortoit dans la bafTe-
court du chafteau ,non pas fansqu'Eudoxe ne
foufnt de cette rencontre, & ne luy dit,Gardez
qu'efîat feule auec luy il ne vousfaiTe lamefme
recette. N'ayez peur, Madame , dit-elle , cette
recette ne vaut rien pour moy , car ie ne croy
point en paroles.
Livre dovziesme. 921
Voila en quels termes l'eftois lors que Valen-
tinian efpou (à cette belle Princeffe, qu'incon-
tinent après il amena en Italie, le ne vous dis
point les regrets que ie fis, ny les defplaiiîrs que
ie receus,pnncipalement lanuicide fes nopees,
parce qu'ils vous ennuyeroient, & qu'ils furent
entièrement inutiles, mais ceux de la bel-
le Eudoxe ne furent gueres moindres, à ce
quelle me dit , de Ifidore , qu'elle emme-
na aucc elle quand elle partit de Grèce,
pour l'extrême confiance quelle auoit en el-
le. A quoy Valentinian ne contraria pas,com-
rue vous pouuez penfer. Mais fi cette première
nuicl: mefutprefqueinfupportable : ie ne fus
pas fans peine à trouuer vneexeufe pour fuiure
cette belle Princeffe, car i'cftois tombé mala-
de du gramhdefplaifir que l'eus, lors que Va-
lentinian eftoit party , & depuis ayant reccu
ma famé ,iedemanday congé à l'Empereur de
fuiure Ariobinde, ou Afila, deux grands Ca-
pitaines qu'il donnoit à Valentinian ,auec vne
armée pour l'aiTifter contre l'inondation de
ces peuples Barbares , qui de tous coftez fe
vrnoient îetter fur fon Empire . Mon aage
& ma iufte requefte obtindrent facilement
cç que ie demandois , mais le malheur ne
voulut-il pas que cette armée s'eftoit arrefice
en Sicile, & Valentinian ayant paffé outre & la
belle Eudoxe, Theodoze nous contre-manda,
à caufe d'Attila, qui parle moyen des Huns,
Mmm inj
JIZ LA IL PARTIE D ASTREEJ
Alains & Gcpides auoit affèmblé vn peuple
prefque in fin y, 6: s'en alloit fondre furCon-
ftancinopie. Le commandement du retour ne
fut pas piuftoft porté à Anobinde, &à Aiîla,
qu'ils receurent prefque en mcfme temps la
nouuelle de la mort de Theodoze , qui attaint
de pefte eftoit mort fans fils. le ne voulus por-
ter ces mauuaifes nouuelles à la belle Eudoxe,
mais ie fuppliay Anobinde qu'il me laifTaft te-
nir compagnie à celuy qu'il cnuoyeroit, fei-
gnant que fatiois vn extrême defîr de reuoir
l'Italie auant que de m'en retourner^ ce qui me
fut aifément accordé. Etpartant nousvinfmes
à Naples 3 & de la à Rome , où ie fus receu auec
tant de bonne chère que ie n enpouuois defîr er
dauantage. Eudoxe iciïentit la mort de fon pe-
re5comme fon bon naturel luy commandoit3&
durant le temps que les grands pleurs demeu-
rèrent à s'efcouler, Valentmian fut aduerty
par quelques perfonnes que Pulcheria, qui
cftoit fœur de Theodoze , auoit efpoufé vn
vieux Capitaine nommé Marcian, & qu'elle
iauoit fait eilire Empereur. Ce M-arcian elloit
celuy fur qui Genfer^Roy des Vandales , vit
voler l'Aigle quand il le tenoitprifonnier en
Afrique , & auec lequel il auoit faictdepuis vue
très-grande amitié. Et parce que c'eftoit vn
très-grand Capitaine, & de grande réputation,
il contraignit bien toft Attila de fe retirer en
Pannonie , où defpité contre fon frère Bleda: il
Livre dovziesme^ 913
le fit mourir par trahifon, afin de demeurer feul
Roy de routes ces nations Barbares. Quand 1e
fusaduerty de l'élection de ce nouuel Empe-
reur & qu'Attilla auoit efté repouffé, îepen-
ùy qu'il n'y auoit rien qui me contraignit de
partir d'Italie 3 au contraire la guerre qui s'y fai-
foit de tous coftez , meconuioit auec Amour
d'y demeurer. Et lors que l'eifais en ces confi-
derations, l'Empereur fut aduerty que ce fléau
de Dieu Attila , car c'efî ainfi que luy mefme fe
nommoit , auoitpris la Gaule pour fon premier
deiTein. Et qu'ayant rendu prefque fuicts par
fes armes, Valamer& ArdaricRoy desOftro-
gots&: des Gepides , il les auoit contraints de
fe îomdre à fes forces compofées^es Erules,
des Aîains ,dcs Turingiens, des llRcomancs,
& de quelque , Francs qui e/toiet demeurez de-
là le Rhein en leurs premières habitations , lors
que fous le grand Pharamond ce peuple guer-
rier s'efforça de paffer , & d'occuper en Gaule
les pays qu'ils tiennent maintenant , & qu'ils
commencèrent du nom de Franc, d'appeller
France. Aufïï-toft que ces nouuelles furent
affeurées, l'Empereur renforça l'armée du Pa-
trice yEtius , lVn des meilleurs & des plus grâds
Capitaines Romains, & qui auoit la charge des
Gaules. Encores que ce me fut vne chofe bien
difficile que de quitter la belle Eudoxe,fï falut-
û m'en aller: & lors que 1e luy en demanday
congé-, pourquoy, me dit-elle, Mon Cheua-
914 La II, Partie d'Astree,1
lier, voulez-vous vous efloigner de moy ? Quel
fubieâ vous en ay-ie donné ?Auez-vous fi peu
cTafïe&icn quelle vous permette de me laifletf
Ma belle Princeflejuy dis-ie^fi ie ne fay ce voya-
is où rat de îeuneffe de cette Cour s'en va , quel-
le opinion aura- ton de mon courage ? Pour
quoy penfera-t on que ie fois demeuré ? 1 t vous
mefme que iugerez-vous de moy ? Elle alors
en foufnant. Or fouuenez-vous , me dit-elle,
des raifons que vous ne vouliez point receuoir
auant mon mariage, & auoiiez que ce mefme
honneur qui alors me les faifoit proférer , vous
les met à cette heure en la bouchc,& que ce que
ievousenay dit, n'a feulement elle que pour
vous rendre preuue, qu'encoresque iecontra-
trariaiTe à vÉJfcdefirssie ne lailTois de vous aymer
autant que vous m'aymez à cefte heure , &
croyez-le pour faire autant pour moy que ie fay
pour vous, carie ne doute point que vous ne
m'aymiez, encore que le deuoir ait allez de for-
ce pour vous faire efloigner de moy. Et lors en
mebaifant ;Renrbuuiens-roy,me dit-elle, mon
Cheualier, dereuenir bicn-toft, &dem'eftre
tcufioursfidelle. Et ne pouuant demeurer pins
long temps auprès d'elle, ie partis , & m'en vins
trouner ./Etius^ fis tels vers fur ce fubiet.
Livre DcviiKSML 92?
SONNET
S V R V N A D I E V.
'Ejlois pour mon malheur prefl a partit des
lieux ,
Où dans le fem d'autruy ie me laijfay moy- mefme,
Lors que plein de regret en mes derniers adieux
Talois contre Humour proférant ce blafyheme:
Doncques cruel Amour.fi tu fais quelle mayme*
Et que ieïayme aufi cent fois plus que mes y eux y
Cefl feulement afin qu'vn regret plus extrême
Nous blefie ïvn ejr ï autre , ejr nous offenfe mieux.
Mais quadiepris congé: Souuie-toy , me dit elle.
De reuenir bien toft, ejr de meflre f délie ,
O tourment bien-heureux guery fi doucement!
Content en mon malheur >ie fus contraint de dire:
le cognois qu on peut eflre heureux mefme au tour-
ment,
Et que le bien cC^mour furpaffe fon martyre.
Cependant Valentinian qui eftoit infini-
ment amoureux de lafage Ifîdore , continuoit
fa recherche , mais auec toute forte de difcre-
tion, & penfant que le refus qu'elle faifoitde
916 La II. partie d'Astkee,
luy , ne procedoit que de la crainte qui ac-
compagne ordinairement les filles , de ne fe
pouuoir marier quand on fçait quelles ont
aymé, ilfe refolut de la loger, & après auoir
cherché en Ci Cour quelquvn qui fuft pro-
pre pour elle , il iugea que Maxime, Cheua-
lier Romain , homme de grande authcrité,
feroit fort bon : tant parce qu'il demeurent le
plus fouuent à Rome , & qu'il luy feroit plus
aifé de la voir , que d'autant qu'il eftoit fort
ambitieux , & que luy faifànt de l'honneur ,
il l'abuferoit facilement. Maxime qui defi-
roit de le marier , &: qui pretendoit tout fon
auancemepe de l'Empereur , receut à très-gran-
de faueur l'offre que Valentinian luy en fit
faire , outre que cette Dame eftan t très -belle , &
de bonne &illuftre race,auoït aufli bonne ré-
putation qu'autre qui fuft en la Cour. Ifidorc
d'autre cofté n'y contraria pas, parce que Ma-
xime eftoit des plus riches de Rome , & auoit
eflédeux fois Confui; & l'Impératrice quiay-
moit infiniment cette Dame , fut bien aife de la
voir logée dansRome,tant aduantageufemcr.t.
N'y ayant donc rien qui contrariai!: à ce maria-
ge, il fut incontinent conclud au contentement
de chacun : Mais quand l'Empereur voulut ten-
ter quelques iours après la volonté de la fage
Ifidore,il la trouuaplus retirée de fon amitié
quauparauantjdontil prit vn fi grand dépit,
qu'il refolut de nefe plus arrefter aux fuppli.
cations. Iladuint doneques qu'attirant Maxi-
Livre dovziesme. $ij
mêle plus près de fa perfonne qu'il pouuoit, il
ioùoic prefque ordinairement auec luy. Va
icur Maxime eut le leufi contraire , qu'il perdit
tout fon argent^ n'ayant plus rien fur luy qu'il
pûitioùer, que la bague qui luy feruoit de ca-
chet, &: qu'il portoit toujours au doigt.il Ta mie
au îeu &: la perdit : L'impereur s'maginant d'a-
uoir trouué vne très- bonne occafîon pour ache-
lier fon deiTein, feignit d'auoir quelque affaire
d'importance 5 & lanfant vn des liens en fa pla-
ce, luy commanda de continuer le îeu fur le
crédit de Maxime ,iufques à ce qu'il fe fuftr'a-
quité3ce qu'il faifoit en deffein de l'amufer : Ce-
pendant il enuoya vers lafagelfidorc de la part
de fon mary 3 &: luy commande de venir vifîter
l'Impératrice \ &: pour marques luy monftre la
bague de fon mary. Elle qui crût a cemeffager,
&ne penfant point à cette tromperie, s'y en
vint incontinent, mais eftant conduite parce-
luy que l'impereur y auoit enuoyé , au lieu
daller chez Eudoxe, elle fut menée en des lar-
dins où l'Empereur fattendoit, luy faifant en-
tendre que l'Impératrice y eftoir. Paruenuë doc
en ce lieu retiré, iugez fi elle fut eftonnée defe
voir entre les mains de Valentinian. Elle com-
mence de paflir, &: de trembler,l'£mpereur qui
lerecognut, la prenant par la main ,1a voulut
faire affeoirdans vn cabinet qui eftoit au mi-
lieu du iardin , mais elle refufa d'y entrer 5fe
voyant feule auec luy , toutesfois la prenant par
928 Lv IL PARTIE D'AsTP.EÈ,
le bras , & vfant de force, il l'y porta de pouffa la
porte fur eux. O Dieux 3 courtois Siluandre ,
quelle deuint le pauure ïïidore, voyant vn tel
commencement .' Elle droit telle, que fi clic
eufi efté conduitte au fupplice: mais l'Empereur
qui penfok de la vaincre par belles paroles, &:
qui n'euft iamais penfé quVne femme luy pûii
refifter 3 l'ayant afTïfefur vnliét, femit auprès
d'elle , & luy parla de cette forte : le ne fay
point de doute 5 belle Ifîdore.que vous ne trou-
uiez fort effrange la trôperie queie vous ay fai-
te,& que vous n'en foyez eftonnée,& peut-effre
courroucée contre moy. Toutesfois,quâd vous
considérerez l'extrême affeûion que ic vous
porte, combien elle a continu é 3 & comme il
m'a efté impoiTible de m'en diuertir, foit par les
raifons queieme fuis plufieurs fois moy-mefme
reprefentées , foit par les rigueurs dont vous
auez vie contre moy , vous ne trouuerez point
cette action fi eftrange 3 nyai'en ferez point
fi courroucée contre moy , que prenant «pitié
dvne perfonne qui eft entièrement voffre,
vous ne pardonniez celle hardiefle 3 &: me ren-
diez content auant que de partir d'icy. Toutes
chofes nous y doiucnt conuier : Premièrement
lafifeétion que îe vous porte, que vous reco-
gnoiffez bien'telle, qu'il n'y a rien' qui l'efgale.
Pu's la qualité deceluyqui vous ayme, que ie
ne represéteray point au tre que vous la fçauez ,
& qui cft telle, qu'eftant Empereur , vous pou-
Livre DOvzlESME., $<.$
ùezafpirer à l'Empire, fivousvoulez meren-
drc autant de fatisfaction que le mente l'a-
mour queie vous porte: & en fin la confide-
ration de Maxime ne vous en peut diuertir,puis
que par la bague qu'il vous a enuoyée -, il fait bié
pàroiitre qu'il n'yconfent pas feulement, mais
qu il le dciire. Que fera-cedonc>ma belle Ifido-
re, qui me niera le bien queie délire, puisque
toute raifon le veut ainfi? Et lors luy mettant la
main fous le menton la voulut baifer , mais elle
tourna doucement la tefteàcofté 3 fans le re-
pouiTer auec trop de violence 5 parce que voyâc
reftatoùelle eiroit, &: que la force ne luy fer-
uiroit de rien , elle refolut de recourre à tous
les artifices que îa prudence &: la rufe luy pour-
roient mettre en l'efprit: Le repouiTant donc
doucement auec la main 3 elle le fupplia del'ef-
couter&de fe rarTeoir, & luy qui defiroit fur
tout de la vaincre par douceur , luy voulut bien
complaire à ce coup : &: lors elle reprit ainfila
parole : le ne puis nier , Seigneur, que ie ne fois
infiniment eftonnée de me voir feule auprès
de vous en ce lieu efcarté3& tant contre mon
opinion3puis que d'icy dépend laruinedemon
honneur , & la fin de ma vie , mais il n'y a rien
qui m'empefche d'eftre bien fort alfeurée que
vous ne ferez rien contre voftre deuoir > 8c
contre ma volonté , lors que ie confidere
qui vous cftes , &c qui ie fuis : car pour ce
qui vous concerne , comment redouterois-ic
530 La IL partie d'Astkee.'
d'eftre entre les mains de ce grand Valentinian,'
fils decegenereuxEmpereurConftance,le plus
accomply qui aitiamais efté appelle du nom
de Celar ? De ce Valentinian , dis-ie , qui a
eu pour mère cette grande & fage Placidie ,
l'honneur & le miroir des Dames , & de qui
les lages confeils luy ont efté continuez fi
longuement , & auec tant de profit de tout
l'Empire rPenfcriez-vous3 Seigneur, que mille
peur de vous) de qui la fagefte eft cogneuë de
tout le monde, de qui la prudence eft admirée
de chacun > & de qui la iuftice n'eft redoutée
de psrfoniaerll faudroit quei'euflTe peu de co-
gnoilTance des perfections de Yi mpereur , fi
l'en trois en doute de fa prud'hommie pour me
voir feule auec luy en ce lieu efearté, fçachant
bien que fa puiiTance n'eft pas moindre dans le
milieu des rues & des plus grandes aiTembiées,
quelle fçauroit eftre icy, & que lesoccaiîons
qu'on dit eilre des mefehancetez, ne le fçau-
roient rendre autre qu'il eft -.parce que toutes
heures & tous endroits luy fonrmefmes occa-
sions , puis que fa puiiTance eft efgale en tous
lieux & en tous temps. C'eftpour les foiblcs Se
lesperibnnesfuiettesaux autres que telles oc-
caiions qu'ils nomment commoditez , peuuent
eftre propres & neceiTaires , mais nullement
pour C efar qui peut par tout, & qui n'a point de
borne à fa puiifance que fa volonté.
Que fi cette volonté 3 Seigneur , qui limite
fans
Livre dovzies me! 931
Uns plus voftrepuiiTance,m'elt entièrement
acquile, ainfique vous mel'auez une de fois
îtuc, comment pourray-ie craindre quelle s'e-
ftende plus outre qu'il ne m e plaira ? Non,nom
ie ne dois point eftrc eitonnée de me voir feule
entre les mains de l'Empereur, n'y eitantpas
dauanragcacetre heure que l'y fuis ordinaire-
ment: mais iaduotié'bien que ie ne puis affez
trouuer eftrange que ie fois venue en ce lieu
par le confentement de Maxime , & qu'il ait
feruyd'inftrument pour m'y conduire, & cela
m'offenfede forte contre luy, queiamais fon
refpeft ne me diuertira deconfentir à tout ce
que vous voudrez de moy,eftant fans doute in-
digne, ayant fi peu d honneur, d'auoir Iiidore
pour fa femme : Ifidore , dis-ie , qui a toufiours
vefeu de forte qu'il n'y a rien qui fa puifie faire
rougir , finon d'eftre femme d'vne perfonne
de fi peu de mente que de ce deUhonoré Maxi-
me, lahonte& le vitupère des hommes.
s Or, Seigneur , ie ne veux pas demander que
c cft que vous voulez de moy, ny a quelle occa^
fionvousmauez fait conduire en ce lieu? Cç
traiftre de qui ie voy la bague le fç ait allez, $
vos difcoursne mêle font que trop entendre,
mais ie vous veux bien fupplier tres-humble-
ment d'auoir cenfideration de ce que ie fuis , de
de vous reilbuuenir que ceft quvne femme
qui naplus d'honneur , & fî vousmaymez,ne
vueillez me rédre tant indigne d'eftre aymçç de
Nna
9]t La IL partie d'Astkee,
ce grand Ceiar, de qui lenomefthonoiépaî
tout le monde. Reifouuenez-vous, Seigneur,-
que vous foulez fous les pieds l'honneur^ & la
vie de celle que vous dites que vous aymez, &
qu'en mefme temps vous faictesvne fi grande
offenfea voftre réputation y que ie ne fçay fi Ja-
mais il vous fera poflible de la reparer. Vous
dites qu'en- vous rendant cette fatisfa£tion5vous
cftei tel que ie puis prétendre à l'Empire. O
Dieux !& cornent en- îugenez-vous digne celle
qui ne menteroit pas feulement de viure après
vne fi grande faute? Si vous auez celte bône vo-
lontéjconferuez-moy telle, que fans honte vous
me puiffiez faire telle que vous dites, fila fortu-
ne veurfauorifer vos deffeins en cecy , comme
elle a défia fai& paroiftre en tant d'autres occa-
fions,Si vos paroles font véritables, vous may-
mez r&fi vousm'aymez,que pouuez-vous de-
fîrer dauantage que d'eftre aymé de moy ? Mais
commenta Penfez- vous que ie puifïè aymer ce-
luy qui me rauit l'honneur que l'ay plus cher
que la vie? Ne précipitez rienrSeigneur ? vous
auez fi longuement temporifé : Il y a fi long
temps que vous me faites l'honneur de m'ay-
mer. Vous auez elle voftre maiftre rufquesicy,
continuez encore vn peu , cV croyez que le Ciel
ne vous a point fait défi grandes faueurs, fans
vous en vouloir donner de plus grandes, Corv-
fiderez l'obligation que vous auez à Dieu, qui
vous a donné pour père , Confiance, eftime
Livre dovziesme. 955
Voire pretque adoré de tout l'Empire ; pour
lucre, Placidie, la plus fage PrincefTe qui fin
iamais, &lors qu'eilo'igné de l'Italie, vous y
auiez le moins d'efperance, il vous fufcite vn
parent , qui vous donnant vne fage Princetre
pour femme , vous aremis vn Empire pour fon
don: mais Dieu s'efl-il contenté de cette faueui?
Nullement, Seigneur, il vous a conduit com-
me par la main , & mis miraculeufement dans
le throfne cù vous elles : Il vous a faic~t vaincre
Iean,par le ieune Afnar, ie dis celean, qui atibfc
occupé l'Empire : 11 a fait furmonter ce vaillant
Caflinus5parce.mefmeArtabure, qui peu au-
parauant eftoit prifonnier de Iean, dans Ra-
uenne: Il vous a remis entre les mains ce pru-
dent & fage Patrice ^Etius , par le moyen de
ceuxquiprefquene vous cognoifToient point:
Il vous a deffaïc de ce Boniface , vfurpateur de
derAffnque: Il vous a rendu amy depuis n'a-
gueres de ce redoutable Genferic Roy des Van-
dales : Bref que n'a- t'il point fait pour vous, ce
grand Dieu dont ie vous parle 3- & quelles grâ-
ces ne luy deuez vous point rendre? Or, Sei-
gneurie mefme Dieu à qui vous auez toutes
ces obligations : c'eft celuy-là mefme qui main-
tenant vous voit3& qui regarde quel fujet vous
luy donnerez à ce coup de continuer fes grâces
enuers vous, ou bien de vous enuoyer des cha-
ftimens. Gonfiderez quels miferables accidensy
yoirc quelles tragédies font autrefois furuc-
Nnn i)
c^4 La II. partie d'As trie,
nues en ce mefmc Empir e5pour vue fembiable
occafionque ceile-cy.
O Dieu Tout-puiffant , iette pluftoft fur
moy ton foudre , & me cache dans le profond
delà terre, que de permettre que ie lois caufe
cTefmouuoir ton courroux contre ce grand
Empereur , le plus fige 5 le plus aymé, & le
plus eftimé de tous ceux qui depuis Augufte
ont tenu cet Empire fous leur puiffance. Et
à ce mot 3 fe iettant à fes genoux elle conti-
nua : Et vous , Seigneur, faites-moy pluftoft
mourir , que de me rauir ce qui me peut rendre
digne d'eftre aymée de vous , & de me faire
eftrelefujct d'attirer fur vous la haine de Dieu
& des hommes. Monftrez à ce coup que vérita-
blement vous eftes Cefar,c eft à dire, Seigneur ,
& commandez de forte fur cette paiïion, que
vous foyez auiTï bien inuincible à vous mef-
mes 5 que Dieu vous a rendu victorieux fur vos
ennemis.
Valentinian la voyant à genoux la releua3&:
touché de fes remonftrances, eftoit honteux de
ce qu'ilauoitfait , &: eut bien defîréde ne la-
uoir point entrepris: Ses paroles fî pleines de
véritables raifons,fes pleurs dont elle auoit tout
le vifàge & tout le fein noyé , & la crainte de ce
qui en pourroitaduenir5auec fa naturelle bon-
té,luy firent prendre refolution de fe furmôter
foy-mefme,& de la renuoy er fans la toucher, àc
ca cette volonté après l'auoir vn peu r affeuree,
Livre dovziesme] 9$ y
illuy promit &iura, que iamais il nvferoit de
force: Mais qu'il l'a fupphoit d'auoirconfîdcra-
tion de fon amitié, & pour le moins de l'af-
feurer de n'auoir iamais mémoire Arce-qu'il
auoit voulu faire, & que Maxime & Eudoxe
venant à mourir, elle feroïc contente de lci-
poufer. La fage Ifidore oyant ces paroles,
faffereine fon vifage,luy iure &: promet tout
ce qu'il veut 5 & le fupplie de permettre quelle
s'en aille. A ce mot Valentinian lny baife la
main, &: auec vn grand foufpir, appelle Heracle
l'Eunuque, qui eltoit celuy de tous ceux de fa
Cour,enquiilfefioitleplus, &: le confeil du-
quel il fuiuoit prefque en tout : Cet Eunuque
eftoit mefehant , & n'auoit rien d'aymable , fi-
non qu'il eftoit fidelle, au refteleplusauare,&:
le plus grand flatteur qui fut iamais: ç'auoit cité
luy qui auoit porté la bague a la fagellïdore,
& qui l'auoit conduitte en ce iardin. it par ce
que l'Empereur vouloit que cette affaire fut
la plus fecrette qu'il luy feroit poffible, il n'a-
uoit pris autre compagne , que celle de cet
homme, auquel il auoit commandé de de-
meurer dans vn arrière' cabinet , pour venir
vers luy aufïï-toft qu'il l'appelleroit. Heracie
à la voix de l'Empejeur 5 courut incontinent
àluy ,penfant qu'If idore ne voulant de bon gré
confentir au defir de Valentinian , il l'ap pelle ît
pour luy aider, mais quand il oiiit le comman-
demét qu'il luy faifoit de la r'amener chez-elle ,
Nnn iij
'^6 La H. partie d'Astree,
& qu'il luy euft redit les confîderations qui la
faifoient renuoyer fans l'auoir touchée: Eft-il
poflîble, dit-il, Seigneur , que des paroles vous
puitTent faire perdre vne telle occaiion de vous
contenter? Vous arreftez- vous aux belles pro-
meuves qu'elle vous tait ? & ne voyez- vous pas
que ce n'eft que la crainte qui en eft caufe : Et
d'efFeét.vous a-t'elle iamais parlé de cette forte,,
que depuis quelle fe voit entre vos mains?
Craignez vous ce que Ton pourra dire, ou de
vous ou d'elle? DevousD 'eft fans raifon:Car
que peut-on dire pis que de vous publier infi-
niment amoureux d Vne belle Dame? Et quelle
iniure eft cellc-là3ou qui font ceux qui s'en font
fouciez?& quant à ce qui la touche, au fii bien
n'ya-t'ilperibnnequiffçachant que vous lay-
mez ,& que vous l'auez tenue en ce heu iî lon-
guement fans autre tefmoin, que Heracle )
ne croye que vous en auez parte voftre enuie? r c
plus vous direz &: iurerez le contraire 5 & moins
vous adiouftera-tonde foy. Que fi perfonne
n'en fçaitrien,& quelachofe foitfecrette, com-
me il ne tiendra qu'a vous deux,qu'elle nefe
foit 3 qtiïmportera-t'ilàfa réputations Ce qui
fie fera point feeu , ne luy touche non plus que
s'il n'eftoït pas. Et quant «à ce qui eft deMaxi-
me3ou il fçaura qu elle aefté icy,ou il ne le fçau-
ra pas. S'il l'ignore , il ne fçaura non plus tout ce
que vous ferez; & s'il le fçait3 dites-moy le vous
fupplie,où eft le mary qui ne croiroit tout le pis
Livre dovziesme. 9^7
<jui en fçauroit eilre , &: qui ne pcnfcroit que les
protestations contraires de fa femme, ne fe-
roient que des excufes?
Et quant à ce qui eft de Dieu, reifounencz-
vous, Seigneur , qu'il fixait bien qu encores que
vous foyczCefar3 vous ne laiifez d'eftre hom-
me, & cela eftant3il excuferaauffi bien en vous
cette faute 3 qu'en tout le refte des hommes;
mefmes quei'ay oùy dire à quelques-vns 3 que
s'il ne fe refout de pardonner cette erreur , il
peut bien faire eftat de demeurer feul dans le
Ciel 5 ou pour le moins fans homme. Ne laiifez
donc perdre cette commodité que vous regret-
terez longuement en vain fi elle vous efchappe
fans que vous vous en feruiez.
La fage Ifidore qui vit que l'Empereur fe
laiflbit emporter aux mefehantes perfuafions
cTHeracle , voulut reprendre la parole pour ref-
pondre à ce qu'il auoit dit , mais l'Eunuque qui
en eut peur, & qu'il vift bien que fonmaiitre de-
firoit 3 & n'ofoit pas vfer de violence , pour in-
terrompre Ifidore, luydit: Seigneur, n'efeou-
tcz point la voix de cette Syrene,qui ne parle
de cette forte que contre fa propre intention, &
qui pour vous faire croire qu'elle efi preude
femme, ne defire rien tant que d'y eiîre con-
trainte par vous3afin depouuoir fecouiinr ainiî
decette acïion;&: croyez que fi vous taillez per-
dre cette commodité3 elle vous mefeftimen^
&femocquera de vous, & fi vous me leper-
Nnn îiij
o$S La II. partie d'Astre?;
mettez, dit-iUen pafïant de l'autre cofré du lift,
vous verrez que îe dis vrayAr lors voulant met-
tre la main fur elle, elle luy donna de la main
fur la ioiievnfi grand coup, que le fangluy en
fortit incontinent du nez: Mais l'Eunuque qui
efloit accoutumé à fcmblables rencontres,
voyant que l'Empereur n'en difoit mot Ja
prift par le haut des manches ,& la tirant à la
reuerfe furie lift, luy lia de forte les bras, qu'el-
le ne s'en pouuoit feruir. Elle fe mit bien à
crier, & à faire toute la deffence qu'elle pût,
mais tout luy fut inutile , & l'Empereur en eut
par l'aide dHeracle tout ce qu'il en voulut: Et
lors qu'elle e/toit en cet citât , Ah Valenti-
nian, luy dit-elle, refîbuuiens-toy quetufais
vn acte indigne de toy , & que îe mourray
vengée de cette offenfe. Mais aufli-toitqu'He-
racle Tcuit lafchée,elle fe letta fur luy , &c des on-
gles, des dents,& des pieds, le meurtrit en cent
lieux , & entrautres endroits luy mit les on-
gles au yifage, dont elle luy defehira vne partie
de la îoùe , & ne luy pouuant plus faire de mal
courut par le cabinet pour trouuer quelque ar-
me pour tuer Valentinian,& elle auffi :Mais de
fortune il n'y en auoit point. Elle fe met donc
aux «mires , &: contre l'vn , & contre l'autre , fe
veut tuer,fe frappe le vifage ; bref faid des enra-
geries tant elle e/toit tranfportée. Lorsque Va-
lentimanlavit en cet eftat, il voulut la confo-
ler,luy demande pardon , aceufe l'Eunuque de
Livre dovziesme 95^
toute la faute, & luy remonftre que fi elle con-
tinue , elle en donnera cognoifTance a toute la
Cour^qu'aufTi bien la chofe eftoit faite,& qu'on
n'y pouuoit plus remédier , qu'elle exeufat l'A-
mour , qu'elle luy demandât tout ce qu'elle
voudroit pour amende de cet outrage: Bref il
luy prefenta tant de chofes, qu'en fin outrée de
douleur ,&: de lafïïtude, elle s affit fur vn iîege,
tant hors d'elle mefme qu'elle ne pouuoit par-
ler: Valentinian s'approche d'elle,femit fur vn
autre fiege, continue fes fupplications , &: fes
remonftrances, & en fin luy déclare que fon
mary n'en fçauoit rien, & luy dit3de quelle for-
te il auoit eu cette bague .
Voyez fage Siluandre, quelle vertu eurent
ces paroles en ce généreux courage .' L'Empe-
reur luy faifoit cette déclaration, afin qu'elle ne
le dit pas à Maxime 3 Se pour luy donner quel-
que confolation 3 fçachant que le tout eftoit
ignoré de fon mary: Et au contraire, depuis
qu'elle auoit receu cet outrage , le plus grand
defplaifir qu'elle euft3 c'eftoit de penfer que fon
mary y eftoit confentant, & ne fçauoit à qui
recourre pour eftre vengée : Mais quand elle
entendit la tromperie que l'on luy auoit faite3
elle en receut vne grande fatisfa&ion , efperant
d'eftre maintenue 6c d'en pouuoir faire la ven-
geance: ôc afin de le faire mieux à propos,apres
auoir demeuré quelque temps fans parler , elle
fe contraignit de forte, que Valentinian iugea
P4° La II. Partie dAstree,
quelle edoit vn peu remife,car luy adreiTant fa
parole , elle feignit dauoirvn grand contente-
ment de ce que Maxime n'en fçauoit rien, & i e
coniura de ne luy en vouloir rien dire & garder
que ny luy, ny autre ne le fceut, afin que ne
pouuât viure enefFett, telle qu elle deuoit dire,
elle fut pour le moins en bonne opinion auprès
dechacun.UEmpereurquiraimoitpaiTionné-
rnerrt,&: qui fans l'Eunuque n'euft iamais vfé
de force, le luy promet auec tous les fermens
qu elle veut, & le commande fi abfolument à
Heracle, qu'il ne falloitauoir peurqu'il y coft-
treuint.
«Apres auoir raccommode fa coiffure, &: le
refte de fon habit , le mieux qu'il luy fut pofli-
ble, elle fe retire chez elle , où elle attendoit la
venue de fon mary,que Valentinian trouua en-
core au ieu3& qui s'eftoit r'acquitté d'vne par-
tie de fà perte. Lanui£t eftât venué^& l'Empe-
reur l'ayant licentié ,ilreuint en fan logis, cù il
ne fut pas pluftod , que fuiuant fa coufïume, il
alla voir la fagelfidore : elle eftoit dans vn ca-
binet toute feule, ii couuerte de larmes, que
quand il la veid ,il en demeura tout e donné, &
l'ayant fupplié de s'affeoir auprès d'elle : Mon
mary, luy dit-elle5ne vous edônez point de me
%'oir en cet edat, l'en ay tant d'occafîon que ie
ne veux plus viure , mais auant que mourir fai-
tes moy vn ferment qui me rendra contente à
iamais,qui cd de venger ma mort. Maxime qui
Livre dovziisme. 941
aimoit cette femme pourfafageffe, &: pour fa.
beauté plus qu'il ne fe peut croire, voulut s'ap-
procher d'elle ? comme de couftume pour la
baifer,& fçauoir ce qui l'affligeoit , mais elle fe
recula5& luy dit: il n'eft pasraifonnable , Maxi-
me, que ce corps foiullé?comme il e(r3 s'appro-
che de vous : le ne fuis plus cette Ifidore, que
vous auez tant aimée, & qui n'aima ïamais nen
que vous :1e luis (ô amy,que le n'ofe plus nom-
mer monmary,) le fuis vne autre femme que
ie ne foulois pas eftre .'le plusmefehant, ôde
plus grand Tyran qui fut ïamais , m'ayant de
forte fouillée, que ie ne veux plus viure, ne
mentant pas de viure voftre femme. Et fur
cela, luy raconta tout ce que ie viens de vous
dire, luy montrant pour marque de ce qu elle
difoitfa bague,les meurtrifTeures qu ellç s'eftoic
faite, &: le fang d'Heracle , qui en la tenant
luy eftoit tombé deflus. le ferois trop long fi ic
voulois redire les plaintes qu'elle & Maxi-
me rirent enfemble. Tant y a que du toutrefo-
lu à la vengeance , il la pria de nauancer point
(es iours , de peur d'irriter Dieu contre elle, &
qu'elle pûftauoir le contentemenr delà ven-
geance qu'il luy promettoit de faire 5 fi grande
qu'elle auroit fubietdefatisfaction. Etquece-
pendant n'ayant point confenty delà volon-
té à cette violence, elle creut qu'il ne la croy-
oitpas moins charte, ny moins digne d'eftre
là femme qu'auparauant3quepouracheuerle
94i La II. partie d'AstreEj
deflein qu'ils auoient fait, il falloit feindre ,&
qu'elle affairât Valencinian , de ne luy en
auoirrfen dit, afin qu'il ne prit garde a luy.
Elle le fit de forte que iamais l'iimpereur ne
s'en douta, voire mefme luy rendit la bague
de fon mary , à fin de le luy mieux perfuader.
Etenuironce temps Eudoxe accoucha dvne
fi'lc qui fut nommée Eu Joxe, comme elle, 6c
l'année après d Vne autre qui eut le nom de fon
aveulePlacidic.
Cependant nous effions en Gaule , atten-
dant Attila , où ^Etius fe préparent de tout ce
qu'il iugeoit eftre neceffaire : Ce Barbare ayant
ramafsé vne très grande armée, comme ie
vous ay dit 3 faifoit deffein d'attaquer Conf tan-
tinople: Mais voyant que la bonne conduitte
deMarcianl'empefchoitdy faire progrez , &
qu'il ncpouuoit entretenir la grande multitude
de gens qui le fuiuoient , ny en Pannonie, ny
en Germanie prefque deferte à caufe de diuers
partages que tant de nations y auoient faits, dé-
libéra de feietterfur l'Empire d'Occident, des-
ja bien fort esbranlé & diifipé par tant de peu-
ples qui y eftoient venus fondre. A quoy l'af-
iîftanceque Genferic Roy des Vandales luy
promettait, ne luy feruoit pas d'vn petit éguil-
lon. Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry,
Roy des Gots, en mariage , pour Honoric fon
fils , prit opinion qu elle le vouloit empoifon-
ner,&fousce prétexte, luy fit couper le nez,
'Livre dovziesme." 5>4>
la renuoya en Gaule vers fon père 5 duquel re-
doutant le courroux ,il penfa eitre a propos de
ie fortifier en l'aminé des Huns , en leur pro-
mettant toute forte d'AfTiftance. Attila qui n'a-
uoit pas moins promis a fon ambition ,que tout
l'Empire d'Occident, ayant renouuellé ôc re-
mis fon armée en bon -fiât , prit le chemin des
Gaules 5 mais auparavant dépefche vers Thier-
ry ) pour lors le plus puiiîant Roy de tous ceux
qui les auoient occupées: car il tenoit prefquc
toute TEfpagne, & vne grande pâme de la
Gaule , à fçauoir depuis les Pirenées iufques à
Loire. Et parce qu'Attila redoutoit lagrandeur
de ce puiiîant Barbare, il lu y fait entendre qu'il
ne vient en Gaule que contre les Romains y &:
qu'ils partageront enfcmblerEinpire>quiaufIi
bien s'en alloit tout diffipé. Il en fit de mefme à
Gondioc , Roy des Bourguignons , & à ce vail-
lant Meroiiee Roy des Francs, & fuccelîeur de
C lodion , fils de Faramond : Et traitta fi fecret-
tement auecSingiban Roy des Alains, qu'il
luy promit de tenir fon party. Mais ALàus qui
aeftél'vndesplusauifez Capitaines du mon-
de , recognoiffantfarufe, la defcouunt a ces
Roys, leur fait entendre que quand les Ro-
mains feroient deffaits3 Attila tourneroff {es
forces fur eux 3 ôc fe les rendrok tributaires
comme il auoit défia fait aVaiamer, & à Ar-
daric3& aux autres fes voifins3& que l'amitié de
l'Empereur Valentinian leur eftoic bien plus
944 La II. partie tf'AsTiEE,
neceffaire 2c honorable : NecefTaire 3 d'autant
que l'Empire Romain eftant fi grande & de fi
longue main eibbly3 i! n'y auûicpas apparence
qu' il ne deuil fe maintenir, & qu'il eftoit im-
poiTible, qu'ayant vn fi puiffant voifin pour
ennemy,ils peullent dormir d vn bon fommeil
en leurs maifons. Que quant a Attila , ce n'e-
ftoitqu'vn orage, qui eftant pafsé ne reuien-
droit plus ,& qui feroit de forte matté, auane
que d'arriuer îufqucs a eux , qu'il ne fçauroïc
leur faire, ny beaucoup de bien 5 ny beaucoup
de mal: Et que l'amitié de l'Empereur leur
eitoit plus honorable,d'autant que Valentinian
eftoirvn grand Prince, bon ,& qui leur eftoit
deiîa conioinét d'amitié QujiuxBourguignons
il auoit donné leurs habitations où ils eftoient,
& que l'amitié de Vualiaauec Confiance, père
de Valentinian 3 auoit acquis aux Vifigots tout
ce qu ils tenoienten Gaule: Bref, qu'ils auoienc
délia efprouué la foy de l'Empire Romain D qui
leur deuoic empefeher d'en douter , au lieu que
ce feroit vue grande folie à eux de fe fier à At-
tila , de qui l'ambition eftoit telle , que violant
tout droit diuin & humain 5 il n'auoit pas mef-
me pu fôuffrif pour compagnon Ton frère Ble-
da, qu'il auoit fait miferabl cm en t mourir. Ces
remonftranccs furent caufe que les Francs, les
Vifigors5les Bourguignons,ôcles Alains fecon-
federerentauec ^Etius contre Attila5quiayant
efeoulé quelques années en l'appreft de fon ar-
Livre dovziesme. siy
tnce , s'en vint fondre en fin 3 auec cinq cents
mille combattans fur la Gaule. Les premiers
qu'il attaqua, furent les Francs 3 prenant&ra-
fant prefque toutes leurs villes3encores qu'il en
euft en fon armee3comme îe vousay dit : mais
c'eftoient de ceux qui n'aucient pas eu le cou-
rage de palier le Rhin auec les premiers qui
auoient pnsleuis demeures en Gaule 3 & rui-
nant &bruflant de cette forte toute cette Pro-
uince ,il paruint îufques à vne ville des Carnu-
tes5nommee Orleans,où il mit le fiege5& Teuft
prife fans doute, fi les Francs,& Vifigots y ne fc
fufientprefentez à luy auec vne telle armée,
qu'il fut contraint de s'en aller. Cette armée,&
celle d'^Etius eftoit compofee aufli bien que
celle d'A ttila , de diuerfes nations 3 entre les au-
tres des Francs, des Vifigots, des Sarmates3des
Ala:ns5desArmoriquains,desLuteciens.Bour-
guignons, Saxons, Ribarols, Auuergnats, He-
duois,&idiuer$ autres peuples Gaulois, auec
les Lombrions, ladis foldats de l'ordonnance
Romaine, cV maintenant alliez & gens de fe-
cours . Attila deceu de fon attente, (parce qu'il
pcnfoitque. Sigiban Roy des Alains5luymet*
troit Orléans entre les mains 3 y errant auec les
iiens, maisilfutdefcouuert) ne fçachant preC
que s'il deuoit combattre ou s'en retourner,
fe retire uifques en la plaine de Mauriac, où in-
terrogeant fes Sacrificateurs, du fuccez delà
bataille^lleur demande quelle en ferok li'ffue .
94^ La II. partie d'Astree^
Ils refpondent, après auoir vcu les entrailles
des animaux : qu'il perdroit la bataille: Mais
que le principal chef des ennemis y feroit tué.
Luy qui creut que ce feroit y£tius 3 fe refout à
ladonner5nefe fouciant pas delà perdre, pou r-
ueu que ce grand Capitaine mourut , efpcrant
de bien ton1 remettre vne autre armée fur
pieds, de n'ayant plusvn tel homme en tefte,
de fe rendre incontinent tributaire de l'i mpire
Romain.il aduint donc que le lendemainla ba-
taille fe donna : le pourrois bien vous particu-
larifer tout ce qui s'y fit3car l'eftois auec /Etius,
auprès duquel îe combattis ce iour -là. Mais îe
ferois trop long, &cela ne feruiroit de rien à
noftre difeours: Tant y a qu'Attila fut vaincu,
de contraint de fe retirer dans fon camp , qu'il
auoit fermé de fes chariots. Et parce qu'il auoit
opinion qu'on l'y viendroit attaquer , il auoit
fait vne haute Piramyde de toutes fes (elles , de
bats de fon armée , au milieu de fes chariots, en
deiTeindy mettre le feu, de de s'y brufler plu-
ftoit que de tomber entre les mains de fes en-
nemis, le le vis ce iour-la3& le lendemain auffi,
& l'onrecognoilToit bien à fa mine, la vanité
qui eftait en l'âme de cet homme: Mais Prifcus
Secrétaire de Valentinian,& qui fut enuoyé en
Syrie vers luy auant qu'il vint en Pannonie,ma
dit qu'il ne vit iamais va homme plus prefom-
ptueuxny; plus hautain, ayant délibéré de fe
îaireMonarque de tout le monde3 de dellors fe
donna
LlvUE DOVZIES^E.' 947
donna le nom de Roy des Hûs, des Medes,des
Goths, des Danois 3 & des Ger ides : Il prenoic
le titre de la terreur du Monde, & de Fieau de
Dieu; &: parce que îe luy dtmanday , fi fa taille
eftoit telle que ion courage , il me refpondir,
qu'il eftoit pluftoft petit que grand, auoit l'efto-
mach large3la teftegrande3les yeux petits3mais
vifs ëcluiians, la barbe claire, le nez enfonce,
&: la couleur brune , que fon marcher eftoit
glorieux ,&monftroit bien l'orgueil de fonef-
prit, & les traits de fon vifage faifoient bien
cognoiftre qiui eftoit amateur de la guerre.
Qujw refte il eftoit rufe , 5c qu'encores qu'il
fut courageux, fi n'auoit-il pas accouftumé de
combattre de fa perfonne qu'a l'extrémité, fe
lefcruanttoufioursaux grandes affaires. Que
comme il eftoit tres-cruei ôc inhumain a fes en-
nemis,aufTi eftoit il doux & courtois à ceux qui
fe foufmettoientà luy, ouquiTayant offenfé,
luy demandoient pardon : Aufquels il gardoit
lafoy inuiolablement,& les deffendoit contre
tous.
Ce rapport que Prifcus fit d'Attila eftant de
retour a Rome , fut caufe qu'Hononque feeur
de Valentinian defira de l'efpoufer 5 commeie
vousdiray: Mais cependant pour rerourner à
yEtius, il huit que vous fçachiez,amy Syluan-
dre,que^ce grand Capitaine eftant hors du dan-
ger cù Attila i'auoit mis,cogneut bien qu'il ren-
troit en vn plus grand : Parce que fi les Francs,
^. Part. Ooo
94** La II. partie id'Astree,
Bourguignons , & Vifigots vcnoient à reco-
gnoiftre leurs forces 3 il n'y auoit point de dou-
te qu'ils poiuToient beaucoup offenfer l'Empi-
re , &" pour vn ennemyil s'envoyoit coûta
coup plufieurs furies bras.Pour les retenir donc
en quelque crainte, il trouua à propos de laiflèr
fauuer Attila, peniantque la doute qu'ils au-
roient d'vn ii grand enncmy3les retiendroit
toufiours vnis à 1 Empereur: &: parce que Thie-
ry,Roy des Vifigots, eftoit mort en cette batail-
le^ que Thoriîm onde & Thierry fes enfans,
vouloient pour venger leur père, forcer Attila
dans fes chariots , il feignit de les aimer dauan-
tage qu'il ne haïffoit pas Attila^ &1 eur confeilja
de s'en retourner en diligence à Tolofe,auec le
refle de leur armée, d'autant qu'il cftoit à crain-
dre, que leurs frères qui auoient efté biffez, ne
semparaffentdu Royaume en leur abfence3di-
fant qu'auant la mort de leur pere ils faifbiem
deiîa courre ce bruit: Et qu'à cette caufe il eftoit
d'aduis qu'ils ne diminuaient point plus leur
armée, afin que s'ils auoiét affaire de gens , ils ne
s'en trouuaiTent déniiez, & que pour les affilier
en cette occafîo,&: en toute autre, il leur offroit
toute la puiiTance de l'Empire. Thonfmonde
qui eftoit d'vn naturel affez déifiant, & qui fe
fouuenoit qu'il auoit laiiTé trois autres de fes
frères dans le païs3nommez Fnderic, Rotemer,
& Hononc,tcnarit^tius pourfon srrry, fans
faire plus long feiour3 prend le corps de (on
Livre dovziesme. 949
bere,&s'en va en diligence en Aquitaine, où
fans difficulté il en; recelâtes frères n ayât point
penfe a ce qu'^tîus lu y auok perfuadé. Ces
trouppeseftantfeparéesde noflre armée, elle
demeura fi foible , que chacun fut d'opinion
qu'il eftoit bon de laiiler Attila, difant qu vn
Capitaine prudét doit faire vn pont d'or a ion
ennemy quand il s'en veut aller. Ceft ennemy
de l'Empire efchappa donc des main s de Atius
de cette forte 5 & quoy que ce grand Capitaine
Teuflfaitauec vue bonne intention : fi cil-ce
que depuis l'Empereur lerecogneut fort mal.
Oriefuiuis toujours ^Etius en toutes ces der-
nières expéditions , fans que l'ofaife partir de
l'armée, tant acaufedesdiuerfes occafïonsde
combattre qui fe prefentoient a toute heure,
que pour l'exprez commandement que la belle
Eudoxe m'en faifoit, qui eftoit bien aife de me
tenir loin d'elle, de peur que l'ordinaire recher-
che que ie luy faifois,n emportait quelque clio-
fe par deiïlis fon defTein , ou que quelqu'vn s'en
prit garde* Et Dieu fçait quelle contrainte ie
mefaifois, & combien de fois ie me refolus de
partir, omettre fous les pieds toute confédé-
ration de deuoir & dedifcretiommais quand ie
me reprefenrois les exprez commandemens
qu'elle me faifoit, ie ne pus iamais y contreue-
nir. îedemeuray donc en cette armée l'efpace
de douze ans , fur la fin defquels fe donna la ba-
taille dont ie vies de vous parler; il efr vray que
Ooo ij
5ko La II. Partie d'Astree]
durant ce grand exil îe receus plufîeurs fois dej
lettres d'Eudoxe , par lefquelles elle me corirV
nuoirtoulioursrafleurancede fes bonnes grâ-
ces : & parce que porté du defîr que l'auois de
foire quelque choie qui fuft digne de l'aminé
dVne il grande Pnncefle, le ne perdis iamais
occafion de me lignai er, que îe ne rédiiTepreu-
ue de mon courage: l'acquis beaucoup de ré-
putation parmy l'armée 3 mais plus encores au-
près de la belle Eudoxe, qui en eftant aduertie3
par les lettres qu'yEtius efcriuoit à 1 Empereur,
s'en refioùiiToit comme de chofe qu'elle fçauois
bien eftre faite a fon occafion, & par celle qu'el-
le m'efcnuoit , elle m'en remercioit comme fi
c'eufî efté quelque prefent que ie luy euife fait,
lemerefouuiendray toute ma vie de la lettre
que ie receus d'elle, après cette grande bataille.
Elle eftoit telle.
LETTRE
d'Evdoxe a V RSA ce.
L n appartient qu a ?nonCheualier , d'efton-
- ner Je s e?memis de fon bras , ^ [es amis
de fon courage. ^uoir releué deux fois l'Ai-
gle Romaine abbatu'e par les Francs ejr Gepi-
des -.K^fuoir trois fois enuniour remis à chcual
Aetius , prefyue cjloujfé par la fouie des mm*
Livre dovziesme.' 951
mis , ce font véritablement des aBions dignes de
cehty qui doit eflre aymé de moy. CM ai s fuis
que la fortune a fécondé lufque s rcy voflre valeur*
te vous deffens de la tenter fi fouucnt à ï adve-
nir que vous aue7f aie: pour le pafîé, & vous
commande de vous con\eruer , non pas comme
voflre , mais comme mien . Ayez, donc fin de ce
que ie vous donne engarde.ey m en venez, rendre
conte quand Aetius lai ferai ' armée, afin que com-
me vous aue7 participé à fes pei/ies cr a [es dan-
gers , vous ayez, parc aufi a l'honneur & a la
bonne cbere queï Italie luy fera-, & que ic vous
prépare,
Durant le temps que f eftois demeuré en lar-
mee 3 i'auois fait amité fort particulière auec
vnieune Cheualier Romain 3nomé Olymbre,
c'elt celuy que vous voyez icy. Plufîeurs bons
offices faits & rendus Tvn à l'autre , comme en
femblables lieux les occafîons en font ordinai-
res 3 en enfreignirent de forte les nœuds, que îa-
mais depuis il n y a rien eu qui nous ait peu fe-
parer. Ce cheualier pour l'amitié qui eitoit en-
tre nous, Rit depuis tant fuppoiti d'Eudoxe
qu'il fuc Sénateur. Et vous aduoiïe qu'après el-
le, il n'y a rien au monde qu'il cheniTe plus que
mont amitié, fi ce n'eft celle de Piacidie : Car il
faut que vous fçachiez5Siluandre,que la bonne
volonté quieftoit entre nous, ne nous a ramais
peu permettre de nous feparer depuis le com-
Ooo iij
952 La II. partie d'Astree^
mencemenrde noftre cognoifïance, fi ce na
efté pour le feruice l'vn de l'autre. De forte que
me voyant refoîude reuenir à Rome, quand
JEuus y retourna , il délira de faire ce voyage
auec moy ; & d'autât que nous n'auions rien de
fecretquinefut communiqué entre nous, ie
luy declaray librement l'afreclion que lepor-
tois à Eudoxe , & la bonne volonté qu'elle me
faifoit paroifhe ,le priant routesfois de ne luy
en point faire de fcmblanr3 de peur qu'elle n'en
fut offenfée contre moy . Cette déclaration
futcaufe que depuis fe rendant familier d'ui-
doxe, il prit la hardiefle de regarder Placidie fa
fille, & commença de laferuir qu'elle, n'auoit
pas encores plus de douze ans, montrant en
cela d'auoir quelque conformée d'humeurs
auec moy: car ce nefutprefqueen mefmeaage
que ie començay de fcruir la mere.de qui cette
fille auoit beaucoup de traits. Olymbre eftoic
plus ieune que moy , n'ayant pour lors plus de
vingt & fept ans,&: moy i'en auois plus de tren-
te & cinq, & la belle Eudoxe enuiron trente;
toutesfois la différence de l'aage, de luy & de
moy,ne fit point d'empefchement ny à la naïf-
fance : ny à l'accroirTement & conferuation de
nofire amitié, au contraire il me femble qu'elle
y eftoit prefque necelTaire pour fupporter les
imperfections l'vn de l'autre; parce que s'il fai-
foit quelque chofe qui me defpleuft , l'en accu-
fois fa ieuneffej & s'il en remarquoit en moy
Livre dovziesme ^
qui ne luy fuft pas agréable, il la fupportoit
pour le refpeâ qu'il portoit àl'aage que i'auois
plus que luy. La belle Eudoxe & moy, pnfmes
bien garde de la naiffance de fon affection 3 &:
que Placidie ne l'auoit point à contre-cœur. Et
quoy qu'Olymbrene fut ny Roy ny Empe-
reur, fï eft-ce qu'Eudoxe ne s'offenfoit point
de cette affeâiô,parce qu'il eftoit & de richeiîe,
& de race autant illuftre qu'autre qui pour lors
fut à Rome , fon père 5 ayeul &: bifayeul ayant
efté Sénateurs, & plufîeurs fois Confuls: Si
bien que pour ces confîderations, pourueu que
ce ne fut pas deuant les yeux de l'Empereur,
elle ne s'en foucioit point , mais plus encores
pour l'amitié quelle voyoit entre nous. Fay
bien voulu vous dire ces chofes auant que vous
raconter la réception que la belle Eudoxe me
fit, afin de n'élire contraint d'interrompre
plufîeurs fois mon difeours.
Sçachez donc, courtois Siluandre , que nous
en reueuant auec .£tius, nous receufmes par
toute l'Italie tant d'honneur & de remercie-
ments,.& le peuple Romain fît de telles accla-
mations lors que ce grand Capitaine entra
dans la ville, qu'encores que l'Empereur ne
luy euft pas décerné le triomphe, fi fembloit-
il qu'il triomphait , fuft pour les voixj fuft
pour la fuitte du peuple qui accouroit à la
foule de tous coftez. Ce qui ne toucha pas vn
coeur irifenfible en frappant celuy de Valero
Qoq nij
9Ï4 L A 1 1. P A R T I £ D'A S T R E E ;
tinian , car cette grandeur de courage qui eftoïc
en y£tins, cette prudence dont il condujfoit
toutes fesnftions, cette louange que le peuple
luy donnoit , & l'honneur que toute l'Italie Ivy
auoit rendu , le rendirent de forte foupçon-
neuxdelagrandeurdeyEtius, que dés-lors il
enconceutvneialoufic, qui depuis le fie aifé-
ment consentir au mauuais conseil qui luy fut
donné. Mus quantàinoy quineme fouciois
guère des affaires d'ilrat^ qui auois feulement
deuant les yeux , & en tous mes defleins, l'afte-
ftion de la belle Eudoxe , dés que ie fus arriué,
& qu'en compagnie de yEtius, l'eus baifé la
main de l'Empereur 3 ie paiïay chez l'Impéra-
trice , où feignant d'auoir à iuy dire quelque
chofe de la part de mon General , îela vis en
particulier^ receus tant de bonne chère , que
les douze ans d'abfence me fembloient bien
employez 3 puis qu'à mon retour le receuois
tant d'extraordinaires faueurs.Efraten fin con-
traint de fortir de ion cabinet 3 pour ne donner
ccgnoiilance de ce que nous auions fi longue-
ment celé?ie m'en allay trouuer la fige Ifidore,
comme celle que i'aimois & honorois ie plus
après Eudoxe, mais ie la trouuay bien changée
de ce qu'elle fouloic eftre, n'ayant plus celle
gaillardife , ny cette hardieiîe dont elle eftoifi
tant emmable. le luy en demanday la caufe,
mais ces larmes me refpondirent pour elle, &
ne peus tirer de ce coup autre refponce3 dont
Livre dovzïesmê. pcr
eftant infiniment eftonné,iecreusau commen-
cement, que les foucis du mariage, en eftoent
peut-eftre caufe , ou que fon mary luy cftoit ru-
de, ou la defdaignoit pour quelqu autre 3 &
cette doute me fit raeourcir ma vifite, plus que
ie n eùffe faiét: mais quand le remarquay depuis
que Maxime l'aymoit & careflbit infiniment ,
quand ie feeus les riche/Tes qui efïoient en certe
maifon,ie perdis l'opinion quei'auois euè^&ne
pus imaginer la caufe de fa trifteffe , qu vn foir,
que parlant a la belle Eudoxe, lefceus qu'elle
ne vcnoit plus à la Cour que fort rarement , &
qu'elle eftoit il changée enuers elle, qu'eilen'e-
ftoit pas cognoiflable. le me doutay inconti-
nent , non pas de tout ce qui eftoit auenu, mais
d Vne pai tie , &• m enquerantfi l'A mour de Va-
lennnian continuoit , & qu elle rneuft dit qu'el-
le n'y auoit point pris garde : Croyezjuy dis-ie,
ma Priheeflè5quily à quelque mal entendu en-
rreux, & que l'Empereur luy a fait quelque
defplamr, ou le luy a voulu faire, & que- cela
Tempefclie de vous voir fi fouuent qu elle
auoit accoutumé: car vous neTauez pas efloi-
gnée de vous par quelque défaueur: fon maiy
ne la trairtepas mal, &fes affaires domeftiques
ne la contraignent pas de viure de celle forte, fi
bien que la caufe doit venir de plus haut. qIic
fi ceftoif quelque maladie du corps, elle parmi
ftroitautrement. le croy,me dit-elle, que vous
auezraifon , car elle ne me voit iamais quelle
e,s6 Lv II.PARTIE D AsTREE,
n'ait les larmes aux yeux , & quand l'Empereur
vient où elle eft, ie la vois toute changer, &: s'en
aller le pluftoft qu'il eft pofïïbie. le luy cnay
fouuent demandé le fujet, mais ie nel'ay peu
fçauoir d'elle, àc vous me faiftes fouuenir que ie
l'ay fouuent oiiy foufpirer. Ces confiderations
furent caufe quelle me commanda de l'aller
trouuerdefapart,&dcfairetout ce qui me fe-
rok poflible pour le defcouunr.I'y fus & y vfay
de tout l'artifice que ie pus, mais ce fut inutile-
ment ? n'y cognoiiîant autre chofe qu'vne gran-
deanimofité contre l'Empereur; &iors queie
fis ce rapport à la belle ïudoxe , ie l'aduertis de
feindre qu'elle en eut feeu quelque chofe de Va-
lentinian, & que cela 5peuft-eftre ,1a feroit re-
lafcher: Et il auint comme ie l'auois penfé : car
vnfoir eftant tous trois dans le cabinet de l'Im-
peratnce,elle fut tant tourmétée de nous , qu'en
fin toute couuerte de pleurs , & la belle Eudoxe
feignant fort à propos d'en fçauoir vne partie,
elle fut contrainde de nous aduotier la mef-
chancetéquiluyauoitefté faite, & fumit après
vn torrent d'iniures contre l^mpereur, & de
paroles defefperées , qui efmeurent de forte Eu-
doxe, quelle ne fe peut empefeher d'accompa-
gner de Ces larmes la fage Ifidorc. l'eus à la ven-
té compalTion de cette honnefte Dame, &fauc
auoiierque fi ceuftefté autre que l'Empereur,
ie luy euflè offert & ma main&mon efpée pour
venger vn fi grand outrage, mais contre celuy
Livre dovziesme! ^j
que i'auois recognu pour mon Seigneur3&aqui
I auois tant de fois promis fidélité 3 & duquel i'a-
iio:s eu plufieurs bien-faits, &receu beaucoup
d honneur 5 iefuiîe mort pliiitoil que d'y fon-
ger, ny d'entreprendre chofe quelconque con-
tre luy3ny contre fonEftat: Et lors que leurs lar-
mes furent vn peu efcoulées3 &r que ie peus par-
ler à la belle Eudoxe : Madame, luy drs-ie,voicy
çemefemblevn bon fujet pour me rendre le
plus heureux homme qui fut iamais. Et com-
ment, refpondit-elle: Vangcz-vous5luy dis-ie,
ma belle Prince iTe 5 & des mefrnes armes dont
yous auez efté orFenféé , vous ferez trois 3 voire
quatre a&ions dignes de vous. Premièrement
vous tirerez vengeance de l'offenfe que l'on
vous a faicte 5 puis vous donnerez quelque fatis-
fattion à voftre chère Ifidore 5 vous chaftierez
celuy qui a failly , & vous me recompenferez &:
rendrez le plus content qui puiiTe eflre entre
les hommes. Lafageliidorequi n'auoit parlé
de long temps empefehée defes pleurs, fehafta
de refpondre auant que l'Impératrice. Ma-
dame , dit-elle , fe iettant àfes genoux, ie vous
uirequecette vengeance feroit la plus iufte&:
la plus grande queiefçaurois iamais receuoir:
aufTi-bien n'eft-il pasraifonnable que celuy qui
recognoift iî mal le bien que leCiel luy a fait,
le poifede plus longuement fans compagnon:
II eft ind igné , Madame 3 de vous auoir , & vous
cites iniufteli vous demeurez plus longuement
958 La II. Partie d'Astre e^
fienne .Le mefpris qu'il a fait de vous^lamefco-
gnoiflance de l'obligation en laquelle l'a mis
l'Empereur voftre père, le deshonneur qu'il a
fait à voftre maîfon , & bref l'outrage qu'a receu
cette miferable Ifidore , a qui vous anez fait au-
trefois l'honneur de vouloir du bien , & que
vous auez nourrie : vous conuient d'o&royer
à Vrface la demande qu'il vous a faite. Quel
mal vous en peut-il aduenir? yous aymez ce
Cheualier3ileftdifcretD perfonne ne le fcaura,&:
vous vous vengerez doucement d'vne iniute
qui d'autre forte eft irréparable : L'Impératrice
en foufriant nous refpondk: le croy bien que les
performesmterefëes ne fçauroient eftre bons
iuges, vous me confeillez tous deux de me van-
gerDcn m'offençant dauantage. Si l'Empereur a
failly,i'aduoué'bienqueicn reçois quelque in-
iure 3 mais d'autant que le ne difpofe pas de fes
actions, ie n'en fuis pas coupable : or vous vou-
lez que îe la deuienne, en commettant la mef-
me faute. MaPrincefie, interrompis-ie , il y a
bien de la difference,car foy ez très-certaine que
vous ne m'oyreziamais plaindre de la force que
vous m'auez faite. le crois cela de voftre bonne
volonté 3 refpodit-elle^baiiTant la tefte, &: tour-
nant les yeux de mon coité , & toutesfois fi
vous vouliez véritablement eftre mon Cheua-
lier3vous le deuriez faire , puis que ce nom vous
oblige plus à conferuer mon honneur que ma
vie. Pour ce coup, refpondis-ie, Madame3iele
Livk'e DOVZUSM!. 5)J9
kifleray pour prendre celuy de voftre vangeur,
&: toutesfoisiene voy pas qu'ilyallaft de vo-
ftre honneur , puis que perfonnenelefçauroit,
comme Ifidore vous areprefenté. Etiïperfbn-
ne, dit-elle, ne le fçauoit, qu'elle vengeance fe-
roit la mienne, puis que celle qui n'eft point
fceuë, ny rertentfe, eft comme il elle n'eftoit
pas? V oyez- vous, mon Cheualier, îe vousay-
me comme îe le doy , & îe voudrois bien
me vanger, mais fans m'offenfer , &: puis que
cela ne peut eltre de cette forte, n'en parlons
plus, & tournons noftre penfée ailleurs. Les fa-
ges difeours de cette grade PrinceïTe nous ofte-
rent la parole5& nous firent dire d'vne commu-
ne voix , Qifeiie meritoit de trouuervn autre
mary que Valentinian, ou Valentinian vn au-
tre femme qu'Eudoxe.
Et toutesfoisle refus de cette vengeance, qui
pcut-eftreeuft contenté l'efprit de cette Dame
offenfée, fut caufe qu'Ifidore , ne lailTant iamais
fon mary en repos, le follicitoit continuelle-
ment a la vanger de l'inuiure qu'ils auoient re-
ceuc. Luy qui ne i'auoit point oubliée, mais
qui ne diflimuloit que pour exécuter fondef-
fein bien a propos,penfoit îour &nuid à ce qu'il
auoït affaire En fin ne voulat vne moindre ven-
geance que la vte de celuy qui l'auoit offenfé;
Il iugea que s'il entreprenoit quelque chofe
contre l'Empereur, fes forces qui eftoient entre
les mains d'^£tius , & l'authorité cV prudence de
$6o La II. partie d'Astree,:
ce Capitaine pourroient le mettre en danger
de la propre perte , &: de celle de fes ennemis. Il
creut donc efire à propos d'ofter du monde
^Etius , afin que Valentinian eftant affoibly de
cecofté-là5 fut après plus aifé à ruiner. Mais
quand il eut pris cette refolution5 la difficulté
fut de l'exécuter 3 parce que la grande puiiïànce
de ce vaillant Capitaine efroit telle, que par for-
ce malaifémentreut-on peu offencer ,& fa pru-
dence fi grande 3 que la fineiTe & la rufe eftoient
bien foibles pour la deceuoir: il penfa donc qinl
n'y auoit point vn meilleur infiniment 3 que le
mefme Valentinian 3 duquel il cognoiiïbit l'hu-
meur foupçonneufe, qui fe conduifoit par des
amesvi]es&bafTes,& craignoientles moindres
apparences du danger. Ils'addrefTe à Heraclc,
qui auoit toufïours porté depuis comme vne fe-
crette punition de Dieu Jes marques desongles
d'Ifidore , & luy reprefcnte la foupçonneufe
grandeur détins 3 l'honneur que toute l'Italie
luy auoit fait a fon retour , les loiianges que cha-
cun luy donnoit, l'Amour que le peuple luy
portoit J affection des foldats, lesricheiTes qu'il
auoit acquifes en Gaule, les liberalitez ou plu-
floftprodigalitezenuerstous^le crédit qu'il a-
uoitparmy les étrangers, les întelligeaces a-
uec les ennemis de l' Empire :& bref pour con-
firm er de tout ce foupçonjuy remonltre qu'yât
peu desfaire & ruiner entièrement Attila 3 il l'a-
uoit faitfauuer, luy auoit donné paflàge,auec
Livre dovziesme! '961
j}Lr>merTe3 comme il yauoic apparence , d'cftre
affilié de luy en fon pernicieux deflein , que de-
puis il s' eftoit rendu amy non feulement des
Vifïgots& Bourguignons qui eftoient défia en
Gaule , mais de plus , des Francs qu'il y auoit
retenus 3 -& des Vandales mefmes , par
Je moyen defquels il auoit ruiné les affai-
res de l'Empire en l'Afrique 5 &: en Efpa-
gne 5 & par l'entremife des Anglois, rauy la
Bretagne, & par a lie des Bretons , prefque tou-
te l'Armorique : qu'il ne ref toit plus que l'Italie,
qu'il auroit défia fait vfurper à quelques nations
barbares, s'ilnel'auoitreferuée à fon ambition,
que les apparences en eftoient fi grandes, que
fi Ion ne fe haftoit de le preuenir,il y auoit beau-
coup de danger que Ton n'en reffentit bien-
toit les malheureux effets. Que quant à luy il
concluoit, que pour le falut de tous, il eftoit
expediét de ne le bannir pas feulement de l'Em-
pire, mais de tout le monde 3 d'autant quvn ef-
prit ambitieux comme celuy-là 3 ne pouuoir
eftre gaigné ny par douceur ny par force. Hera-
cle qui de fon naturel eftoit efféminé y<k fans
courage , & par confequent foupçonneux &
cruel, fe laiiTa ayfément perfuader , que^uus
deffeignoit quelque nouuelleté: & que pour iuy
trancher tousfesdeffeins, il falloir le preuenir,
En cette opinion après auoir remercié Maxime
du foin qu'il auoit de T Empereur 3 & du bien
public ; il s'en alla trouuer Vaientinian , auquel
$6Z LÀ II. PARTIE D'ASTRîfJ
il reprefenta le péril fi proche & fî grand , que le
iour meimeilfittuerjEtius par les Eunuques;
A aie n qui le rendit fî mal voulu de chacun,
quedcflors prefque il ceffa d'eftre Empereur,
n eftant obey que comme Tyran ; &■ certes il
connut oien peu de temps après, que Froxime
Chenalicr Romain , luy auoit re [pondu fort
véritablement 5 lors qu'il luy demanda s'il n'a-
uoit pas bien fait de tuer y£tius : De celaj, dit-il ,
ie vousenlaiiTeleiugement,mais ie fçay bien
que de la main gauche vous vous elles couppé
la droite. Car Attila folicité par l'amour d'Ho-
noriquequiluy auoit cnuoyé fon portrait, &
qui pour eftre mal traitté de fon frère , deiîroit
infiniment de fortir de fes mains , & d'efpoufer
ce grand Roy Barbare , & de plus porté de fon
extrême ambition 3 voyant yEtius fon grand
ennemy n'eftreplus 3 remettant fon armée fur
pieds, s'en vint attaquer l'Italie ,& fi funeufe-
mét que les premières trouppes des noftresqui
s'oppoferentàluyayant c(té desfaites , il ne fe
trouua plus que les villes qui luy fifTenttefte, &
entre les autres Aquilée,qu'en fin après vn fiege
à e trois ans il prit & démolit îufques au fonde-
dement.Ceux de Padoue en ce temps-ia&quel-
ques peuples nommez Vennetes , venus dés
long temps de la Gaule Armorique( lors com-
me ie croy que fous Belouefusvn peuple infiny
dcGaulois palîà en Italie)fuyant la furie d'Attila,
le retirèrent en qudques petites ides de la mer
Adriatique,
Livre dovziesme. 965
Adriatique 3- aucci eurs femmes, enfàns5 meu-
bles,^ tout ce qu'ils auoient de précieux ,cù
deffeichant les Palus & Marefts qui y eftcient,iis
cômencerent de fe loger: Et premièrement en
vnlieu qu'ils nommèrent Rialte, voulant dire,
comme 1e penfe3nue haute, parce que ce lieu-là
eftoic plus releué que les autres : 6c depuis ayant
trouué le lieu commode 3 s'y font du teut arrê-
tiez, & du nom qu'ils portoient,i'ont appelle
Venife3&les habitans Vénitiens. Incontinent
qu'Aqmlée fut deitruite, colis ceux qui le pu-
rent fauuer , recoururent aux meimes Ifles ôc
Palus 3 qui eftoient alentour de Rialte , & édi-
fièrent Grade: Ceux de Concorde,Gaurly;ceux
d'Al tine3Vorceliy: Bref ceux de Vincence, de
B relie , de Mantouë , de Bergame, de Milan , &
de Pauie, voyant comme ces premiers demeu-
roient afleurez en ces lieux , fe refolurent de s'y
retirer; & baitiifant le mieux qu'ils purent, & le
plus près les vns des autres 5 le lièrent dVne fî
eilroitte amitié 3 que depuis ils n'ont tous fait
qu'vn peuple 3 qui pour eftre compofé de di-
ûerfes nations n'ont peu s'accordera i'eledfton
d'vn Roy , mais pour ofler toute ialoufie3 fe
fonteux-mefmes donné des loix communes,
& commencent de viure eii Republique 3 s'e-
flant fouftraits & feparé de l'Empire. Or ce
qui m'a fait vous dire plus au long ce commen-
cement 3 c'eil parce que tous les Aflrolcgues
qui ont ietté la figure de la naiffance de cette
x.Part. Ppp
o<?4. LA II. PARTIE D'ASTRÎî;
aiïembléede gens réfugiez, ont dit queiamai*
République ne fut fondée en vn poin&plus-
heureux que celle-cy. Non pour vne grande &
fort eftendue domination, mais pour fa longue
durée, qui ne fem bloit point auoir de fin > fînon
loirs que toutes les chofes qui font fous la Lu-
ne doiuent cftrc changées. Et pour la douceur
dala yie* four les iuftes loix,& pour les grands
per fonr âges qui en fortiroient , fut en paix , tut
en guerre: qu'elle remettroit l'Empire de Con-
ftanpnople,&: luy donneraient des Empereurs,
que fes armées fe verraient vi&oneufes par
tout l'Orient , & que l'Italie, & tous les Prin-
ces d'Occident eftant prefts d'eftre furmontez
par quelque grand & dangereux Barbare, fe-
roient rendus victorieux près deNaupa£te,&:
remis en leurs "premières feuretez.Bref 3 ils pro-
mettent tant d'heur & de félicitez à ces petites
Ifles: qu'il femble que ce doiue eftre vniour le
recours de tous les affligez, & de tous ceux qui
netrouuent point d'affeurance ailleurs. Et qua
cette occafîon Dieu ne leur a point voulu don-
ner d'autres murailles que la mer, pour faire
entendre qu'elle eft ouuerte à tous les hom-
mes. Dieu qui dans fa profonde prouidence
cifpofe toute chofe a vne bonne; fin, fçait luy
feuifices prédictions font véritables, & pour-
quoy il veut les fauonfer de tant de bon-heur*
tant y a qu'il fe voit beaucoup d'apparence de
leur future grandeur , puis qu'à peine tout ce
Livre dôvziesme. $<$?
peuple s y eft-il retiré 3 que défia ces Mes ne pa-
toifTcntplusIflcS;, mais vue grande ville r'ata-
chée par vne infinité deponts3&dont lés rues
noncautrepaiiéquelaMcr,y eftant accourus
de toutes parts tant d'artifans ,&: tant de grands
perfonnages., que véritablement dés fon origi-
ne elle fe peut dire admirable.
^ Maispourreueniranofhre difeours, Apres
qu'Attila eut pris Aquilée, & ruyné le pays d'a-
lentour, il s'achemina droit à Rome3& ne
faut point douter qu'il ne l'euft prife & facca-
gée, h Valcntinian perdu de courage,- ne fe fut
rendu fon tributaire 3 & ne îuy euit accordé fà
four Hoiionque pour femme: Mais cette lion-
teufe paix eftant faite., il le retira en Pânonie, où
le loir de fes nopees 5 outré de viande & de vin,
s'eitantmisaulicl:, il fut trouué mort le lende-
main. Lesvnsdifent que ce futdVne perte de
fangpar le nez qui le fuffoqua 3 d'autres qu'il fut
tué par vne de fes femmes; tât y a que véritable-
ment il mourut la nuid qu'il fe maria, deliurât
par ce moyé rEmpire,& de frayeur & de tribut.
Valentmian recognut bien en cette neceffité
quelle faute il auoit fait dauoir tué yEtius, ne
trouuant Capitaine pour oppofer à ce Barbare ,
n'y ayât perlbnne qui fe fouciaitde luy faire fer-
uice.puis qu'il recompenfoit fi mal ceux qui luy
en auoiét rendu le plus. Quant à moy l'euffe eu
riontedemetrouuerenltaliejqui eftoit le lieu
de ma naiffance; & lavoir en telle de(blatio%
PpP i)
966 LA II. PARTIE D'ÀSTREEj
fans eiTayer de me perdre auec elle 3n'eufteits
que par commandement de Valentinian, & par
ceiuy d Eudoxe aulTi 3 dés qu Aquilée fut allie-
gée -, te fus cnuoyévcrs l'Empereur Marcian,dc-
mander fecours : mais ie le trouuay fort refroi-
dyenuersValentinian, tantàcaufedc la mort
dVEnus , qu'il ne pouuoit approuuer,que parce
qu Attila luy auoit mandé qu'il ne venoit en
Italie qnepourcbtemrHonoriqucde laquelle
il eftoit deuenu amoureux, it fçachant que Va-
lenunian s opiniaftroit à la luy refufer , il ne fit
pas grand conte de le fecourir en celle necefli-
téjOLiilluyfembloitqu'il s'eftoit réduit par fa
mauuaifeconduitte & fans raifon. Cependant
que ie faifois cette pourfuitte , ie tombay de
forte malade, que chacun me tint pourmort5
ôc mefme il y en eut qui dirent à zudoxe qu'ils
m'auoient veu enterrer. Iugezquel furfaut fut
le fien , & quel regret elle euft de ma perte : car
ie puis dire auec vérité , que iamais perfonne ne
fut plus aymée quemoy. Elle n'auoit autre fou-
lagement queceluy dliîdore à qui elle racon-
toit tous fes defplaifîrs , & lors qu'elle en eftoit
plus en peine, elle receut des nouuelles d Vndes
miens 3 qui par mon commandement auoitef-
cm à lafageliidore s parce que ie n'auoiseula
force de tenir la plume, ny voir les lettres.Mon
mal fut dangereux , car c eftoit le pourpre5mais
beaucoup plus long encores , parce qu'il ma-
uoit mis fi basique ie ne pouuois mer'auoir3 &
Livre dovziesme! 967
demeuray plus de huiâ mois de cette forte : en
fin ayant eux arrefté a Conftantinopîc , d;x-
huiâ. ou vingt mois inutilement , 1e nie refo-
lus de me faire porter dans les vaifleaux qui
m'attendoient au port , & m'en vins à Ra
uenne b où Val entinian s'eftoit ietté pour fà
feurete, auec Eudoxe, &r ce qu'il auoit eu de
plus cher ayant abandonné Rome à toute forte
de violence fi la paix &€ fut furuenu ë , comme
ie vous ay dit.
Eftant donc l'Italie r afleurée de fa peur, &
plus encores lorsque la mort d'Attila fut fecue,
Petronius Maxime mary de la fage Iiîdore, fe
refolut de faire fa vengeance , luy femblant que
toutes chofes fecondoient fon defTein. Ii l'auoit
retardé tant qu'Attila auoit efté en Italie 3 pour
la crainte de ce barbare 3 & qu'il auoit opinion
que le peuple mefme ne pouuant fupporter ce
Prince fainéant, feroit quelque fedition publi-
que, voyant maintenant que ces occaiionsde
crainte eftoient paffées 3 & que le peuple auoit
fupporté auec patience la nonchalance de l'Em-
pereur, il fe refolut à l'entière vengeance ,&:
ànelaplusdilayer. Il auoit vne grande authon-
té dans l'Empire, parce qu'il eftoit Patrice, de
ayant le deffein de fe venger, & peut-eirre de fe
faire Empereur, auoit de longue main acquis
l'amitié du peuple & des foldats : de ceux cy
par fa libéralité , car il eftoit fort riche, <k de
ceux-là fe rendant populaire , &: Joignant touf-
Ppp ii]
5>5S La II. partie d'Astree,1
ioars û voix aux requeftes qui efroient faites
pcurladeichargecx franchife du peuple, fans
efgard du bien du Prince, ny de l'Eilat; ôc pour
rendre hay Valentinian de chacun , il le confeil-
loitfecrettcment de ne point recomp enfer les
foldats, ny par honneur3ny par bien faits , & de
furcharger de forte le peuple, qu'il n'euft que le
moyen de viure3& non pas d'entrepredre quel-
quenouueHeté. Et pour mieux paruenir à fon
deiîein 5 iis'eftudia d'agrandir tant qu'il luy fc-
jroit pofTible 3 les amis dugrand y£nus;auec lef-
quels il fc rendit fi familier, qu'ils eftoient pref-
que d'ordinaire auec luy. L'Empereur nentroit
point en doute de toutes ces chofes, car îlfça-
uoit que Maxime auoit efté daduis qu'on Ye
desfîcd'yEtius, outre qu'il y auoit défia fi long
temps que ce meurtre auoit elle fait, qu'il ne
penfoitplus queqnelqu'vn eneuftencorle fou-
uenir. Et quant a ce qui eftoitde la violence fai-
te à la fige Iiîdore, il croyoit qu'elle n'en auoit
rien dit a fon mary,puis que depuis tât d'années
il n'en auoit point fait de femblant. Bref, il vu
uoit fi affairé, qu'il auoit mefme approché de
fapedonne, les plus grands amis d'anus. Ce
qu'ayant de long temps confideré le vindicatif
Maxime, &' ne cherchant que les moyens de
contenter la fage Iiîdore,qui fans celle luy efbit
aux oreilles ; vniour tirantà part Thrafile lvn
des plus grands amis dugrand JEtius, & qui
pour lors auoit charge de la garde dei'£mpe>
Livre dovziesme. '969
reur 3 il fceut de telle forte luy remettre deuant
les yeux la mort de fonamy : la nonchalance,
&: le peu de courage de Valentinian- qui nauoit
iamaisfait la ga erre que de ion cabinet, & la
facilité qu'il y auoit de s'en ranger , qu il ie
porta ayfément atout ce qu'il voulu t:&: non
content de la vengeance, & paiïant plus outre,
refolurent d'vfurper l'Empire , & que Maxime
y citât paruenu,en fercit fi bonne part z Thraii-
îe , qu'il auroit fujet de fe contenter. Cette reib-
lution eftantprife , ils ne tardèrent guère de l'e-
xécuter : car Thrafîle en trouua la commodité
telle qu'il voulut, eftant d'ordinaire prés delà
perfonne de FEmpereur. Vniour que Valenti-
nian eltoit à table , & qu'il mangcoit retiré ,
Thrafîle & Maxime le tuèrent miferablement ,
& l'eunuque Heracle auprès de luy , non point
tant pour s'eftre voulu mettre en defence 3 que
pourleconC.il qu'il auoit donné à l'Empereur^
quand la fage Iiidorc fut forcée. Ainfî mourut
Valentinian après auoir régné trente ans. Si
i'euiTe efté près de fa perfonne 3 en cette occa-
fion , il n'y a point de doute que l'y fuife mort ,
ou que ie feuile défendu : car encor que ce fut
vne mefehante action, que celle qu'il commit
contre la fage Ifidore; il eft-ce que ce n'eft
point au fubieét de mettre la main fur fon Sei-
gneur, & qu'il doit bié effayer par toutes voyes,
& par bon confeil de le retirer de fon vicç: : Mais
non pas de l'en chamer 3 & moins encores
Ppp iiij
970 LaII. PARTIE X>'A STXEE,
d'oiterla vie à celuy pour lequel il cil obheé de
mettre la fienne-I'etlois pour lors au facrifice,
auec la belle Eudoxe^où le tumulte fut ii grand,
qu elle fut contrainte pour fe fauuer de la fu-
rie du Tyran , de fe retirer hors de Rome: mais
il fallut bien-toit y retourner.Car Maxime ayâc
commis cet homicide, fereflouuint bien qu'il
ne faut ïamais faire vne mefehanceté à moitié,
&:pourcefetrouuant les forces entre les mains
par le moyen de Thrafile 3 &: de quelques
autres dont ii s'eitoit acquis l'amitié , & de
plus , tres-aiieuré du contentement du peuple,
ilfefit incontinent eflire& proclamer Empe-
reur, ce qui fut fait fuis que perfonne s'y oppo-
faft,pour le trouble en quoy toute la ville eitoit.
Ifidorc fut incontinent aduertie , & par fon ma-
ry , Se par le bruit cômun de la mort de Valen-
tinian: Mais elle luy portoit tant de ha:ne, qu'el-
le ne le pût croire mort auantque l'auoir veu:
elle fort donc de fon logis, s'en va droit au Pa-
lais : envoyant le corps fans telle, fe laue les
mains de fonfang,& receut vn fi grand conten-
tement de fa mort, que la ioye luy diffipant en-
tièrement les forces & les efprits , elle tomba
morte de l'autre collé : quât à moy l'eflois com-
me le vous ay dit, auec la belle Eudoxe, & ne
voulus la delaifler en vne fortune li eflrangc. le
l'accompagnay par tout où elle voulut, trop
heureux de luy pouuor faire feruice, & de luy
tefmoigner & mon afFe âion ,&ma fidélité.
Livre dovziesml 971
Vogspourroîs-ie dire amySuuandre, com-
bien de fois de peut ie la tins efuanoiue: entre
mes bras , combien de fois par mes ardans bai-
fers ', ie r'appeliay fon ame : moitié fortie de ce
beau corps? Et combien de fois ie luy noyay ie
vifage ôdefeinde mcb larmes r Lv. halte que
nous aillons eue de partir, eftoit caufe que nous
tuions prefquefeuls , & que lanukt nous per-
dant par ies chemins , nous fufmes contraints
de nous arreiter dans vn bois, où cherchant
l'endroit le plus caché, ie fis tout ceque iepus,
pour amoindrir 1 incommodité du beu fauua-
ge. Elle n auoit auec ehVque ces deux filles,
Olymbre bc deux ieunes hommes, qui auoienc
accouilumé de nous fuiure ordinairement, &:
qui furent affez empefehez à garder nos che-
uaux : de forte qu'il n'y euft toute la nuift au-
près d'elle que ces deux ieunes Princes, Olym-
bre & moy. le me couchay en terre , de elle
mit fa tefte fur mon eftomach,fes filles eftoient
à fes pieds , qui luy tenoient les iambes, &: Tac-
commodafmes de cette forte le mieux que
nous peufmes. Nous faifions deffein de nous
efchapper dltalie, & d aller en Conftantinople
trouuerMarcian, parce qu'encores que nous
feeufiions que Maxime euft tué l'Empereur,
(ayant fait faire ce meurtre par Thrafile: ) fi eft-
ce,quenous auions fçeu qu'il auoit pris le titre
d'Augurte, & craignons qu'eftant Empereur
il ne voulut fe venger fur elle, de l'iniure receuë
97* La II. partie d'Astree,
en la perfonne d'Ifidore.Quoy que cette nu ici
fut pénible & pleine d'alarmes pour la belle
Eudoxe 3 fî auoiïeray-ie n'auoir ïamais paffé
vue plus douce nui£l,car feus continuellement
la main dans Ion fein,&: la bouche îointe à la
(îenne. Amour fçait quels furet mes tranfports,
& combien de fois ie faillis de perdre tout ref-
pe£t. Elle le recognent lors que fentant fes
deux filles endormies, ie voulus couler vne
main par la fente de fa robbe , cr: me prenant
doucement la main ,elleioignit fa bouche con-
tre mon oreille, &me dit le plus bas quelle
put telles paroles; Etquoy, mon Cheualiér, ne
vous femble-t'ii point que Dieu foie aifez cour-
roucé contre moy3 fans que vous attiriez fur
mateflc par des nouuellcs offenecs, de nou-
ueaux chaftimens t à ce mot elle feteuft, & re-
mit fa telle où elle la fouloit auoir5me donnant
vnbaifer,qui me redit bien tefmoignage qu'el-
le m aimoit,& moy, après cette faueur^oignan t
de mefme ma bouche contre fon oreille, îeluy
dis. Mais^ma belle PrincefTe , quelle offence fe-
roit-ce, puis que vous n'eftes plus à perfonne
quavousmefme:Voulez-vous,peut eftre,que
l'attende que vous foyez encore à quelquVn
qui vous poffedera deuant mes yeux ? Efl-il
polTible que vous-vous refermez de cette forte
pour ceux qui ne vous aimèrent ïamais ? Elle à
lors hauffant fa bouche contre mon oreille.
MonCheualier 0 me dit-elle3n'orîençons point
Livre dovziesme^ 973
Dieu, ny mon honneur , & pour vous arTeurer
de la doute où vous eftes, receuez le ferment
que îe vous tais. le vous iure Vrface, par le
grand Dieu que l'adore, que ie n efpoufcray ia-
mais homme que vous3& fi ce que fay e/té,me
permettait de pouuoir difpofer librement de
moy ,ie vous prendroisdés a cette heure pour
mon mary: Mais ie veux croire que voftre
amitié eit telle que vous ne voudriez pas, qu'a-
yant efté Imperatncç,ie vefquiiTe d'autre forte5
6c tinffe vn moindre rang:peut-efire que la for-
tune difpofera de forte de vous j que ie pour-
rày vous comenter auec honneur, &lors plai-
gnez-vous de moy fi l'y faux. Cependant viuez
au ec cette fatis&ct ion que ienefi'ouieray ïa-
mais perfonne fi ce tfcfl vons& pour aiTeuran-
çedecequcie vousare, receuezee baifer: &
lorsioignant fa bouche à la mienne, elle de-
meura long temps collée delfus. Si cette affeu-
rance me fut agréable, <k il ie receus ce ferment
de bon cœur , îugez le gentil eftranger3puis que
len'auois ïamais rien defiré auec tant de paf-
fion.Ieluy refpondis donc de cette forte. Ma
belle Princelîe, ie reçois cette promeiTe auec
tant de remerciemens,& d'vne fi bonne volon-
té qu'en efchange ieme donne entierementjà
vous, de vous protefte que ïamais ie ne contre-
uiendray à cette donation: Mais permettez-
moyauflldeiurerparcegrand Dieu , deuant
lequel vous mauez fait cette promeiTe, que fi
974 La II. partie d'Astres,1
ïamais il aduient que par voftre volonté ou au-
trement, quétyu vn vous poffede en qualité de
voftre mary,ie le fêray mourir auec la mafme
main que maintenant vous me tenez entre les
voftres 3 fans que vous en puiffiez eftre offen-
fée contre moy s ny que vous diminuiez l'ami-
tié que vous m'auezpromife. Elle alors s'abou-
chant à mon oreille : le ne le vous promets pas
feulement, me dit-elle, mais îe vous croiray
pour traiftre , & deffailly de cœur , fi vous ne le
faites :& à ce mot, elle fe remit comme elle
eftoit3ôq>affames la nuid comme nous fanions
commencée. Mais helas.' le ne louïs pas long
temps du contentement d'cftre feul auprès
d'elle5nymonamy non plus, d'eftre auprès de
Placidie, car le lendemain ce Tyran Maxime
voyant que Eudoxe & fcs deux filles s'eftoient;
fauuées,enuoya de tous coltez pout nous attra-
per^ dépefcha tant de gens , qu'en fin nous
fufmes rencontrez & ramenez veis luy quel-
que deffenfe qu'Olymbre & moy puflions
faire: qui après anoir efté bleffez en diuers lieux,
mais moy beaucoup plus qu'Olymbre, fufmes
en fin emportez vers ce Tyran , qui ne fe con-
tentant pas d'auoir tué Valcntinian,& vfurpé
l'Empire,voulut encores pour vne entière ven-
geance , ou pluftoft pour rafermir fon vfurpa-
tion 5 & luy donner quelque couleur , efpoufer
la belle Eudoxe: O Dieux , que ne fit elle point
pour s'en empefeher.' mais , 6 Dieux, que ne
Livre dovziesmé. 975
rcifentïs-ie point. 'Peftois de force bîefie queie
ne pouuois fortir du lic~t 3 & entre les coups que
jfauois.i'eftois très- mal d'vne ïambe 6c du bras
droit: Si bien que îe ne me pouuois aider ny
de l'vn ny de l'autre . En fin le Tyran voyant
qu'Eudoxe n'y vouloir point confentir de fa
volon té, vfa d'vne lî grande violence que dix
ou douze iours après la mort de Valentinian,
il contraignit Eudoxed'eftre fa femme.Ie feeus
ces nouuelles par Olymbre , qui eftoit défia
prefqueguery,ô:quine bongeoit le plus fou-
uent du cheuet de mon li£t Et lors que nous ne
fçauions que mger de cette aclion 3 ô: que nous
eihons prcfque en doute qu'il n'y eufl ducon-
fentement de cette Princefle , ie receus vne de
ks lettres 5 qui fut telle.
LETTRE
d'Evdoxe a V rsa ce.
è^Ç / Eudoxe rieft miferable 3 /'/ ny en euftià*
«^ mais au monde : le fuis en:re Us mains dïvn
Tjr*n , qui me force a des iniuftes nopees. l'appel-
le le Dieu qui a ouy les fermens que ie vous ay
faits pour te fmoing que te nay confenty ny ne con-
fenriray iamais à fa volonté: ejr que ie vous fem-
me de lapromefje que vous me fifles en mefms
temps, fi vous nevouleTque îe me plaigne autant
de v oui, que vous & moy auons ioçcapon de nous
$}è LA îî. PARTIE CASTREE,
douloir de la fortune , qui m a laifé affez, de vie
purmevoiren!rtUsm*ins dtceluy qui mer x-
uit tant imufhment des vofires ,- & ^particu-
lièrement ien auray 'de vous accu fer de faute
daff: ciunjivousne metenez>mieux parole que
te ne la vous tiens, puis que le dejafoe le veut
ai?f.
Que neufle-ie point entrepris Ci la force eut
cfgalé ma volonté r ou feulement fi mes blef-
feuresmereuflent permis /Mais helas ! i'eftois
en eftatquemal-aifémenteufTe le peu faire mal
à autruy 5puis qu il me fuit impoflibie de m'en
faire à moy-mcfme-, lors que pour ne voir Eu-
cioxe poiTedée par ce Tyrannie voulus me met-
tre le fer dans l'eftcmach. Et peut eftre enfin
i'y farte paruenu fans mon cher Olymbre , qui
plus foigneux de moy , que îe ne vous fçaurois
dire, s'en prenant garde, moftoic toute forte
de moyen demepouuoiroffenfer. Etpuisme
reprefentoit tant de raifons pour mediuertir
de mon deileinqu'en fin il me retint en vie,iuk
eues à ce que huidou dix îours après ces iniu-
(tes nopces,ie vis entrer dans ma chambre, la
%e& belle Eudoxe: Elle auoic obtenu cette
penr ifîlon de Maxime 3 luy difant qu'il eftoic
bien raifonnable qu'elle me veid en mon mal,
puis que pour la défendre , l'auois cfté bleiîé de
cette forte- luy qui la vouloit gaigner par la
douceur, ?il luy eftoic poflîble3&qui n'auoit
Livre dovziesme.1 S77?
poin t de foupçon de moy^tant nous auions vé-
cu diferetemêt par le paffé, & cane Ifidoreauoic
efté diferete ôc fidelle à fa maiftreffe. Elle vient
donc me voir* cV feignant qu'il ne falloit pas-
que beaucoup de peribnnes entraflent dans
ma chambre , elle laiffa toute fa fuitte dans vne
antichambre5&:nemena auec elle quePlacidie
la petite Princeife , fçachant bien qu'Oly mbre
i'encretiendroit èi l'empefcneroit de prendre
garde à ce que nous dirions : Elle s'approche
donc de mon lift, & s'afllt au cheuet, &: chacun
s'eftant retiré, elle voulut parler: mais elle de-
meura long temps fans le pouuoir faire. En fin
voyant que les larmes méfortoïent des yeux,
&: que ic ne pouuois proférer vne parole, tour-
nant fa chaire contre le iour, parce qu'elle n'a-
uoit voulu palier dans la ruelle, elle fe couurit
& par fon ombre me cacha prefque entière-
ment , de peur que ceux qui me feruoient, ne
puilenc remarquer nofhre defplaifir. Nousde-
meurafmes encor quelque temps de cette forte
fans dire mot .Mais ayant repris vn peudere-
folution , îe lu y dis en fin ces paroles. A ce que
ie vois,Madame, il n'y a perfonne qui ait perdu
en cette fortune, que Valentinian, & Vrface.
Luy fe voyant rauir la vie, fon Empire & fa
femme: &moy,les bonnes grâces dEudoxe.
Mais combien eftplus douce la perte qu il a fai-
te, puis que mourant 1! a perdu tout le reiTeru!-
§j% LaII.Partie dAstree,
ment de fon mal , au lieu que la vie m'eft feule-
ment demeurée pour refientir mieux le mien,
& pour me pouuoir dire le plus malheureux de
tous les hommes qui viuent : Elle me refpon-
dit,premierementauec des larmes qu'elle ne
peut retenir , & puis auec telles paroles. Vous
aufli 3 mon Cheualier , vous- vous aidez a me
donner delà douleur, & au lieu de foulager , &
de plaindre mon mal, youf l'augmentez paf
vos reproches. Et bien, puis que vous en auez
le courage, l'aduoùe que ie mérite d'eltre trait-
tee de cette forte 3 & que le Ciel ny vous, ne
fçaunez augmenter nies ennuis: car tout ce qui
me refle a fouffnr, qui neft plus que la perte de
ma vie, ne me peut eiïre que foulagement,puis
que ie cognois qu Vrface ne m'aime plus. O
Dieu, m'efcriay-ietant haut que ie pus .' tranf.
porté del'offcnce que ces paroles me faifoient,
êefus bien many de m'eftre eferié il haut , car
deux ou trois perfonnes accoururent pour fça-
uoirqueievoulois, aufquels ie rcfpondis que
ccftoitvnefiancement que l'auois fenty en la
bleiTcure de mon bras , ôc que cela efroit paifé;
ils m erefpôdirentqu il ne falloir point remuer,
de peur doîFenferlenerf,quieitoitvlipeuof-
fenfé&lorss'eftans retirez ic repris ainfi la pa-
role.Comment;Madame,Vrface ne vous aime
plus? vous le pouuez dire fans rougir, & vous
ne craignez point que le Ciel vous punifle de
l'outrage que vous me faictes l Vrface ne vous
aime
Livre dovziesme. 579
âirrie plus^MadamePSc depuis quand auez vous
recogneu ce changement en luyrEiè-ce deuanC
que Vâlentinianibit mort :* vousm'auez uent
le contraire, & vos lettres en ferôt foy en teires
& lame delafage Ifidoreaux Cieux-Efr ce de-
puis fa mort? les promeJes que vous m auez
faites , dont vous auez eu lî peu de riremoirc:&
celles que vous auez re ceues de moy (ddqucl-
les ie me fouuiendray bien mieux que vous)
vous reprocheront que cela n'eft pas. Mais ce
fera peut-eftfe depuis l'outrage que vous ma-
tiez fait , en vous donnant à ce cruel Tyran. S'il
cft ainiî 3 ça donc efté pour auoir veu que faye
peu viure , après auoir receu ctevous vile fi gra-
de offence : mais de cela vous en deuez acculer
Oly m bre. qui m'en a ofté tous les moyens 3 &
qui m'a fait entendre que vous le vouliez & me
le commandiez ainfi.Que fi la vie qui m'eit de-
meurée, vous a donné cette créance ,ie la vous
feray perdre, aufli-tcft que ie feray en efrat de
recouurervn fer pour me le planter au cœur:
Car auffi bien le veux - ie punir, cet inconfide-
ié qu'il cft, de vous auoir aimée , & d'auoiref-
peré que vous l'aimeriez auffi conftammenc
queiuy. Et fi vous me voulez rendre quelque
preuue, non ras d'amitié: (carie n'en cfpere
plus de la femme de Maxime ) mais de com-
paffi on feu I emen t . E t qu lie c om pa fi 1 on dois-
ieattendre de la femme d'vn Tyran ? quelque
recognoi (Tance donc de n'eftre pas entierc-
z. Parc> Qq q
980 La II. partie d'Astre Ëy
nient ingrate, donnez- moy vous-mefme le
fer , que îe ne puis iï promptement recouurer,
afin que ie vous faiîe voir que c'eft la force , non
la volonté qui me retient en vie , après vn fi
grand outrage Elle alors vaincue de ces paro-
les, &: ne pouuant fupporter queie les conti-
nuante 3 Rapprochant dauantage de moy, me
refpondit de cette forte- Quand vous auez dit7
qu'il n'y auoit que Vaientinian,& vous qui euf-
fîez perdu en cette miferable fortune , fay creu
quenememettantpoint du nombre, vousne
m'aimiez plus,puis que ie fuis celle qui y ay fait
la plus grande perte : n'ayant pas feulement
eux prméedelaperfonne, ôc de la vie de mon
mary, maisdemoy-mefme, qui me vois en la
poiTefiion de celuy , que ie hay plus que toutes?
les chofes du monde,qui fe doiuent le plus haïr.
Oyant maintenant le contraire par vos paroles,
& fçachant bien que vous auez touiîours efté
très- véritable, ie change d'opinion, & ne me
dis plus fi miferable, puis que ie fçay que vous
m'aimez encores. le vous en dirois dauantagc,fï
ie ne cnugnois que l'on prit garde à nos dit-
cours, 8c feuiement levons veux coniurer par
l'amitié que vous me portez, de croire que
comme vous euftes demeuré par force en vie,
que de mefme,c'eit en ddpit de moy,que ie vis
auprès de Maxime.que ie ne tiens non plus que
vous faites pour Empereur: mais pour le plus
cruel Tyran, qui fut ïamais en Rome. Et fi le
Livre dovzîesme.' ^
dcfir de vengeance & celuy de vouspouuoir
rendre vn iour content de moy,ne meretenoit
envie, (oyez certain que dés 1 heure que pour
madefrence ie vous vis iî cruellement bleiTer
deuant mes yeux, & plus encores depuis- Ja for-
ce qui ma efté faite , ie ferois fans doute dans le
tombeau: Mais le Ciel qui eft iufte3me promet
queie verray la vengeance du fangde Valenti-
»Uli^ & de l'outrage qui a efté faite à Vrface &
à cette mifèrableEudoxe. Cependant contrai-
gnez vous, mon Cheualier3 & vous guerifTez,-
car il n'y a que ce feui moyen pour paruemr a
ce que nous prétendons. Vousfçaurois-ie dire
^uel foulagement fut celuy que ie receus par
cette déclaration ? Il fut tel que me refoluant
de guenr pour faire promptement cette ven-
geance, ilmefembloit que ie n'auois plus de
mal : pour ce coup elle ne m en voulut d;reda-
uantage,eftant contrainte de s'en aller , pour ne
faire.foupçonnerno/tre deflein. Mais deux ou
trois îours après qu'elle me vint reuoir, dk me
fit entendre que Maxime auoit tué Valenti-
nian,& que ç auoit cfté pour l'efpoufer, à ce
que luyen auoit dit luy-mefme: dont elle eftoic
fi oftenece, qu'elle eftoic refoluë de le faire
mourir par quelque voye qu'elle peuft rencon-
trer. Il faut , luy dis -je , ma Princeffe , que vous
ne fafliez rien imprudemment , parce que fi
vous failliez voftre entrepnfe vne fois5il ne faut
plus que vous efperiez de l'exécuter, outre le
982, La IL partie d'AstmeJ
danger en quoy vous vous mettriez , & pui^
vous me tenez vn trop grand outrage, fiautre
que moy mettoit la main dans le fang de ecluy
qui eft parricide de mon Seigneur i & qui par
violence vous a rauie. Mais voicy ce que îe m-
ge à propos. Valentinian , quelque temps
auant qu'Attila tourna Tes armes contre
l'Italie , auoit fait la paix auec Genfcric Roy des
Vandales, 6c luy laiita l'Afrique, à condition
qu'il fut fonamy, 8c confédéré. Ce Barbare
a toufiours depuis fait paroiftre qu'il aimoit
l'Empereur, &: ne s'eft voulu allier auec fes
ennemis, faites luyfrauoir la mefehancetéde
Maxime , le meurtre de Valentinian , l'vfurpa-
tion de l'Empire, la force qu'il vous a faite,
& te fommez de l'amitié qu'il a promife à l'Em-
pereur 3 par laquelle l'Afrique elt Tienne , & ne
cloutez point qu'il ne ne vous fecoure: caren-
cores qu'il foit Barbare, fi elt- il generevx^&r
telles nations font plus d'eftat de conferuer
l'amitié aux morts, que non pas à leurs amis
viuants, leur femblant qu'il ny a rien qui les
y porte ny conuie,que la libre volonté qu'ils
ont de maintenir leur promeffe. Et toutesfois,
afin que vous ne foyez pas deceuë en luy , tous
ces Barbares font auares de leur naturel: of-
frez luy l'Empire, & afin qu'il l'entreprenne
de meilleure volonté , & auec plus d'afleu-
rance , faites luy entendre lesmoyens que vous
auez de luy donner l'Italie* & combien vous
Livre dovziesmî.1 9S3
y auez de feruiteurs , qui vous font rcftez enco-
re s après le parricide commis en la perfonne
de l'Empereur & quoy qu'il foitbiefl fafcheux
devoir vn Barbare eftre Seigneur de l'Italie,
iï ef t - ce qu'il vaut mieux que cela (bit, que
demeurer fans vengeance , & mefmeque Gcn-
fertc eftoit amy de Valentinian , &c l'eit de
Marcian. Eudoxe ayant quelque temps con-
fideréeequeie luy difois 9 me refpondit que
toute la doute quelle faifoit en cet affaire,
c'eftoitdetraitter auec le Vandale fi fecrette-
ment , & promptement qu'elle le peut voir
pluftoft en Italie que Ton ne feeut qu il y vint:
&c qu elle ne fçauroit , veu l'eftat où l'eftois,
qui pourroit eftre capable de faire ce voyage,
que de retarder, elle aimoit autant mourir
pour l'infupportable regret quelle auoit de
coucher auprès de ceTyran ; que pour quelque
temps elle s'en exempteroit , feignant d'eftre
malade : mais qu'à la longue cela ne pouuoit
eftre. Ieluyconfeillay de continuer cette fein-
te^ que pour tromper les yeux de ceux qui
regard roient fon vifage, elle vfaft de la fu-
mée de foulfre tous les matins, la receuant &
au vifage & aux mains, mais qu'au commen-
cement ce fut fort peu,afin qu'on ne s'eftonnaft
de la voirfi-toft changée , que cette fumée luy
rendroit le teint fi differét de ce qu'elle l'audit,
qu'il n'y auroit perfonne qui creut fa maladie
très-grande. Que pour aller en Afrique mon
Q^qiij
$H La II. Partie d'AstrieJ
maTlierf m'en empcfchoit pour lors, outre
que iauois Eut vœu de ne fortir jamais d'Italie,
que îe n'euife fait mourir le Tyranmais qu'elle
fe pouuoit fier démon cherÔiymbre, & eue
ie laffoinois qu'il ne faiih'roit «mais à chofe
quelle luy commandai! , cYqueieluv refpon-
dois de fonaffedion , de fa fidélité , & de Û ca-
pacité. Elleqmn'auoitdcfirfemblable que de
fe venger, & fortir des mains de ce Tyran,
.s'en remit entièrement a moy , & me pria de
faire cette dépefehe. le le fis ,'siluandrc, &
Oiymbre s y monftra fi fiige;& fi diligent qu'e-
fiant arnué à Cartilage en moins de quinze
iours ; il diipoia de forte Genfenc, fut à la ven-
geance, fut al Vfurpation, & au pillage de Ro-
me, que deux mois après le Roy Vandale print
terre en Italie, auec trois cens mille combat-
tans qu'il auoit ramafsé des Afriquains , des
Mores ou des Vandales, dont toute la ville fut
de forte eirroyée, & toute laProuince, que cha-
cun ruyoït dans les montagnes, & dansles bois
& rochers :& parce que nous le foliotions de
venir droit a Rome pour prendre le Tyran ,
il feliafia tant qu'il pût, fois s'amufer à point
de villes Je long de fen chemin: dequoy Ma-
xime prit vne telle faveur, que fans faire aucu-
ne refifiance, il permit a chacun de fe retirer
dans les montagnes & lieux plus cachez, &
luy mefme s'en voulut fuyr comme les autres,
l'efiojsguery en ce temps-la, & ne me refifen-
Liv^E dovziesme] 985-
toisplus de mes blefleures, & n'euft elle que
labelleEudoxeme défendit de ne point exé-
cuter mon deiTein , que le Vandale ne fut près
de Rome,afin d'eftre plus affairé : il n'y a point
■de difficulté que i euffe défia mis la main lut le
Tyran. Et à ce coup voyant qu'au lieu de dé-
fendre l'eftat qu'il auoit vfurpé , il le laiflbit en
proye à ces Barbares , i'eus peur qu'il ne fe fait-
«aft , & que Genferic ayant quitté l'Italie , il ne
reuint encoresen. fa tyrannie. Cela fut caufe
queieme mis après îuy, auec quelques -vns
de mes amis 5 & l'atteignis fur le bord du Ti-
bre, ainfi qu'il remontoit à cheual après auoir
repeu , pour faire vne grande traitte^ & fe iet-
ter dans les montagnes: encores que ceux qui
venoient auec moy fufTent haraflez du che-
min que nous allions des ja fait , & d'vn nom-
bre beaucoup plus petit 5 fi fis-ie refolution de
le charger ,& de ne le laiiïer point pafTer plus
outre : le le deffie donc fur la mefehanceté
qu'il auoit faite , en la mort de l'Empereur 3- en
l'vfurpation de l'Italie, & en la force com m iCc
contre la belle Eudoxe ; de parce qu'il fe fentoit
coulpable &:delVn & de l'autre , il refufa de
venir aux mains auec moy , & voulut prendre
la fuitte, dont les fiens mefmes furent tant ani-
mez, que fe ioignant prefque tous auec mes
amis, ils coururent après, & de fortune mon
cheual allant plus vifte que les autres, ie l'attei-
gnis le premier,^ luy donnay vn fi grand coup
Qc[q iiîj
î%6 La IL ? a k t i e d'A stree';
fur la tefte, quefufl: de peur ou autrement, il fç
laiffa choir en terre, où incontinent ceux qui
yenoient après moy^cheuercnt de le tuer3tant
chacun eitoit animé contre fa perfidie 3 & con-
tre fonpeu décourage. Ainfi finit ce Tyran,
tant hay des fiens , que quand il fut mort ils
le mirent en pièces 5 & les îetterent dans la
riuiere, comme s'ils cuiTent voulu effacer fon
offencc de cette forte : mais toute l'eau du
Tybreneuft fceu lauer la moindre de celles
qu'il auoit commifes, fut contre l'Empereur,
fat contre la belle Eudoxe 3 ou contre tout
bflat
Or ie vous ay raconté iufques icy de mifera-
bles accidens pour la belle Eudoxe, & pour
moy : Mais ceux que i ay maintenant a vous
dire, font bien encore plus fafcheux. Car helasi
ce font ceux qui mont réduit en feftat où vous
m'auez veu , lors que le Ciel tant inopinément
vous a fait arriuer pour me fauuer la vie , àc
quoy que ie n'y efpere remède quelconque,
que celuy que vous m'auez empefché , ie yeux
dire la mort,fi ne laiiTeray-ie de continuer pour
fatisfaire à la prière que vous m'auez faite.
Voila donc Genferic arriué dans la ville 3 il y
entra fans trouuer refiftance, &: fans qu'vnc
feule porte fetrouuaft fermée. Eudoxe le re-
çoit , l'appellantdu nom d'Augufte, & luy dit,
quel'Empire luy doit fa liberté. Bref, luy rend
tous les honneurs, &lesremeramensquiluy
Livre dovziesme! 987
font poflîbles : mais ce courage barbare au lieu
de s'amolir par ces faueurs, fe rend plus alticr
&infupporable. D'amy il deuint ennemy,&: fe
porte non pas comme vn Prince appelle pour
iecourir vne PnnceiTe affligée, mais comme vn
conquérant qui a foufmis par armes, & après
yne longue guerre vne prouioce ennemie. Il
donne donc la ville en pillage , & fans pardon-
ner non plus aux chofes faccées qu'aux propha-
nes , il defpoiiille les temples de leurs vafes , de
leurs threfors, & desraretez dont la deuotion
du peuple, ôc des Empereurs Romains les auoic
enrichis par tant de ficelés. 1 1 après que cette
confufïon eut duré 1 v iours, il courut vne partie
de l'Italie , & vintiufques àParchenopéjOÙ tou-
tesfois il n e fît que perdre fon temps, 8e gafter le
plat pays: ôc fe voyant outré, s'il faut dire ainfi,
de forte de defpoùilie il s'en retourna en Afri-
que,ayant chargé les vaiffeaux de tout ce qu'il
auoit trouué de rare dans la ville : Mais helas ! ne
fe contentant pas des chofes inanimées, il rauit
encores les perfonnes qu'il iugea luy pouuoir
cft/e vtiles, & entre les autres, ô Dieux! il em-
mena la belle Eudoxe & fes deux filles Eudoxe ,
& Placjdic : I'eiiois pour lors près de cette Prin-
ceffe defolée , quand il luy manda quelle fe tint
pre/te pour partir trois iours après : Elle tomba
euanoiïye , &: peu s'en fallut qu'elle ne perdit la
vie, & pleuii à Dieu qu'elle & moy fufiions
morts a l'heure, pour le moins elle n'aurok
$>£8 LaïI. Partie d'Astree,'
point efté captiue , & ne ferois pas demeuré
en Italie, lors que l'on l'emmena en Afrique.
O Dieux , comment puis-ie me reiTouucnir
de cet accident fans mounr i le fors de Ro-
me auecquclques-vns de mes amis, fans dire
à perfonne mon defTein , nom pas mefme a
mon cher Olymbre, à qui îe ne pus parler
en partant, parce qiùi eftoit auprès de G^n-
feric,qui l'auoit pris en amitié depuis fon voya-
ge d'Afrique ,& par le commandement d'Eu-
doxeilne bougeoit guère d'auprès de luy ; afin
deconferuer la ville le plus qu'il luy eftoit poffi-
ble , d'autant qu'a (a requelle il faifoit plu-
fleurs grâces à diuerfes perfonnes. Tenuoyay
depuis vers luy , afin qu'il aifeurait Eudoxe que
ie la fortirois des mains de ces B.irb.ires , ou
iemourroisenlapeine. Elle qui auoitvn îuge-
ment fort fain , cognuil: bien que mon entre-
prife eftoit impofTible, pour le grand nombre
defoldats que Genfenc auoitamené, qui paf-
foient trois cents mille hommes : & fi elle euft
iceu en quel lieu Teitois , c efr fans doute qu el-
le m'euii: défendu d'exécuter ce deiTein: mais
pour n'eftre furpris des Vandales , le ne demeu-
rois iamais vnc nuicl entière en vn lieu. le r a-
niaiTay enuiron mille cheuaux , & fifeurTeeu
plus de loifir, peut-eftre euffe-ie fait vne telle
armée que ces Barbares ne s en fuiTent pas tous
allez en Afrique fi chargez de nos defpouilles,
fans pour le moins efprouuer combien pèlent
Livre dovziesmî. 9%9
les coups des foldats Romains. Mais ie n'eus
que huict ioursdeloifir, & toutesfois ne poll-
uant fouffrir que Ton emmenait Eudoxe,iere-
folus de combattre vne fi grande & efpouuan-
tablc armée 3 auec vne fi petite trouppe, faifant
mon conte que ie mourrois les armes en la
main, pour vn fuiet fi honorable, que- Ja-
mais ma vie ne fçauroit eftre mieux employée.
Il aduin t toutesfois autrement5car rne fiant em-
kifché dans vn bois qui eft fur le chemin d'Ho-
flic, ievispaffer vne partie de l'armée en aiTez
mauuais ordre ., mais d'autant que îene voulois
qu'Eudoxe , l'attendis mfques a ce que ie vis
venir quelques chariots; dans lefquels fapper-
ceus des Dames, & penfant que ce Rident cel-
les que ie demandois , ie donnay courage à ceux
quieftoient auprès de moy , les affeurantque
lauois vne grande intelligence dans l'armée
des ennemis par le moyen d'Oiymbre, duquel
ilsfçauoient la faucur,&:que nous ferions au-
îourd'huy vn ade digne du nom Romain. A ce
mot pouffant mo cheual,& eux me fuiuas d'vn
grand courage, nous chargeons ces chariots , à
la garde defquels il y auoit plus de dix milleBar-
bares:ie ne vous raconteray pas par le menu de
quelle forte cette charge fuit faite , car cela
n'importe de rien. Tant y a que nous les desfi-
nies, & que fi nidoxe euft eflé où ie penfois
qu'elle fuit, c'eft fans doute que ie la deliurois
des mains de ces Barbares-.mais le malheur vou-
ççO L A 1 1. P A R. TI E D'A STREE,
lut, quelle eftoit encore derrière , & que les
Dames que l'auois vcucs, eftoient de celles qui
eftantpnfes &rdans iaviile&parla campagne,
eftoienc emmenées auec le refte du butin en A-
frique.O Dieux 3quel regret fut le mien quand
ie vis mon entreprife faillie ! & que l'auois toute
i'armée fur les bras ; car ace tumulte l'auantgar-
de recula, & l'arrieregarde s'auancanc, feioi-
gmt prefque au gros de la bataille qui neftoit
pas encores pa(Tée,de forte que ie fus enuiron-
né de tous collez d'vn iî grand nombre d'enne-
mis, que nous fufmes tous desfaits, Quelques-
vns fe fauuerent,mais la plus grade partie y de-
meura: quant à moy ie demeuray parmy les
morts, & fus defpoiiillé comme tel, & cela fut
caufe de mon bien: C ar mes habits eftans portez
par vn foldat , Eudoxe les recognut, & les mon-
trant à Olymbre qui ne l'abandonnoit point,
tout ce quelle pût dire cefut,Vrface en fin a
trouué le repos que la fortune luyatoufiours
refufé. ït a ce mots'cfuanoùit dans lalictiere
où elle cftoic. Olymbre courant après celuy qui
portoit mes habits, s'en quift de luy où il les a-
uoit pris , & luy ayant dit l'endroit , il partit in-
continent , & chercha tant qu'il me trouua.
Quels furent les regrets que fon amitié luy fift
faire ? Il n'y a perfonne qui les puiffc redire.Tâc
y a qu'ayant eu permifîion du Vandale de me
rendre les derniers deuoirs , il s'en reuint à Ro-
me où il me fit rapporter , n'ayant ofé affeurer
Livre dovziesme! 95^
ma mort à la belle Eudoxe, quitoutesfois ne
luy fut cachée par Géferic3à ce que depuis nous
auonsfeeu. Tantyaqueme faifanc porter fur
des brancards3 ie ne fçay fi ce fut que le marcher
descheuaux,quiparlcbranlementefmeutmes
fentimens3ou qu'eflant couuerts de quelques
habits 3 la chaleur qui n'eftoit point encor
efteinte du tout en moy, reprit force peu a peu,
tant y a que ie donnayfignede vie.Olymbrc
qui auoit continuellement l'œil fur moy 3 s'en
prit garde incontinent ,&; plein d'vne îoye in-
croyable , me fit mettre dans la première mai-
fon qu'il rencontra; ou il me feeourut de forte 3
qu'en fin ie rcuins de ce long efuanouyflc-
ment. Vous pourrez mieux feaucir de luy5rmy
Syiuandre, que ie ne vous fçaurois dire 3 quel
extrême contentement fut le iîen , quand après
mauoir pleuré mort , il me reu.t en vie. Ceux
qui ie virent en cet eftat; iugerent bien que fa
vie ne luy efioit pas plus chère que la mienne:
& toutesfois nous eu fiions elle &: l'vn àc l'au-
tre beaucoup plus heureux fi mes fours eufTenc
efté finis en cette rencontre , car ie n'eufle point
eu les defplaifirs que l'abfence &ie rauifTement
d'F.udoxe m'ont depuis rapportez, & Olymbre
ne feroit point feparé de fa chère Placidie, ny
Eudoxe abandonnée d'Oîymbre, duquel elle
cuftreceu plufieurs feruiecs en cette occafiom
fans cette vie mifemble qui ne m'jft reftée que
pour yn plus grand malheur. Cette confide-
'9?X LaII. PARTIE d'AsT'KEF3
ration fut celle qui me fitreibudre à la mort,
aufiî-toft que ie iceus que ce perfide Gen-
fencl'auoit emmenée auec fes deux filles : Mais
l'extrême foin que mon amy auoit de moy,
m'empefcha d'exécuter ce généreux defTein, tât
que mesplayesme retindrent dans lehét Ce
qui fut caufe quauflî-tôil que ie fus guery ,&
que ie pus monter à cheual,ieme deirobay le
plus fecrettement de luy qu'il me fut poffiblej
& prenant le chemin de Tofcane, ie me cachay
dans les montagnes de l'Apennin 3faifantdet
feind'y mounr3afaute de manger, ou d'autre
incommodité : ne voulant refpandre mon fang
pour n offenfer le grand Dieu qui punit les
homicides: Mais lors que la longueur de ce def-
fein me fit refoudre à vne plus prompte mort,
&que perdant toute force de considération du
du Ciel 3 ieme voulois ouurir le cœur auec vn
glaiue, mô cher Olymbre furuint qui m'arrefla
le bras, &meredonnala vie pour vne féconde
fois.Et lors que ie m'en opiniafïrois, & m'efFor-
çois d'effectuer cette dernière refolution, il fur-
nintvnieune homme, quiparfa beauté&par
fa fageiTe < nous fift croire qu'arnuant fi à pro-
pos 3 c'eftoit vn meffager du grand Dieu qui
cftoit enuoyé pour me diuertir de ce deffein.
I'aduoué qu'au commencement ie le crûs, àc
que me rendant du tout obeïffant à fes paroles,
ie perdis pour lors cette volonté de me faire
mourir, efperantreceuoir de luy quelque tre=-
LlVKE DOVZIESME. 99^
grand & incroyable fecour s >&que deceu de
cette forte, nous nous reurafmes tous trois en
lapins proche ville pour panfer Oiymbre dV-
ne grande bleiïeure queieluy auois faite en la
main, quand il me voulut olter le fer duquel le
mevouiois tuer.
Mais quand ie fceus que ce ieune hom-
me eiloitScguficn comme vous,& qu'il eftoic
arnué au lieu ou l'eftois par hazard, l'aduoiïe
que îe pris vne plus forte volonté de mou-
rir qu auparauant, & l'euffe fait fans ce ieune
homme qui s appelloit Céladon, comme de-
puis il me dit , qui me reprefenta tant de
raifons, qu'en fin îe rcfolqs d'attendre lague-
rifon d'Olymbre. Il y auoit en ce lieu vn
vieux & fage Chirurgien qui panfoit la blet
feure de mon amy5 auquel l'aage & les voya-
ges qu il auoit faits en diuers lieux , auoienT
appris beauoup de chofes : c'eftuy-cy ne vint
pas fouuent où nous eftions , fans prendre
garde à noftre trifteffe , & parce que d'vne
parole a l'autre, on vient quelquefois a defeou-
unr beaucoup de fecrets qu'on voudroit tenir
cachez ,'ie ne pus il bien me diflîmuler, qu'il
ne recognut en partie le defifein que 1 auois.
Cela tiit caufe qu vn îour voyant que la
bleffeure de mon cher Oiymbre ne le pou-
uoic plus conuier de nous venir vifitcr , eftant
prefque guérie, il me tira à part & me tint ce
langage; Seigneur, ne- tçouucz eftrange fi îe
5Ï94. La II. partie d'Astreé;
memefledevous dcnner vn confeil que vous
ne me demandez pas: Mon aage, voitre mé-
rite & ce que ie dois au grand Dieu m'y con-
uient. Frenez-donc en bofine part ce que ie
vous vay dire. I'ay recognetrtjuç vous eftes
faiiî dvnefî grande triiicile 5 que vous defTei-
gnez contre voitre vie , ne le faites pas, car
le grand Dieu punit tres-rigoureufement., a-
près leur mort, les homicides d'eux-mefme*;
outre que c'eft vn défaut de courage que de
fe tuer , pour ne pouuoir fupporterlcs coups
du defaitre ; âc tout fembla^e a celuy quis'en-
fuyroit le iour d'vne bataille , de peur des en-
nemis: car ceux qui fe donnent la mort pour
quelque defplaiiir qu'ils preuoyent 5 ou qu'ils
foufFrent , s'enfuyent véritablement de ce
monde à faute de courage, & pour n'ofer fou-
ftenir les coups de la fortune. Cen'eft pas a
dire pour cela que les hommes , comme cf-
claues, foient obligez d'endurer toutes lesin-
dignitez que cette foi tune leur tait, ou leur pré-
pare : Car le grand Dieu les ayme trop pour
les auoir foufmis a cette mifere. Mais il leur
a donné le îugement&la prudence pour faire
cette efledion auec vne bonne & fain&crai-
fon, Et parce que l'homme oreuenu defapaf-
fionne feauroit ny bien iuger ny bieneflire,-
il l'a rendu accompagnable, & lny a donné vil
naturel qui ayme la focieté, afin que s'eflifonc
vn ou pluiieursamis, il leur demande confeil
lors
LlVREtJOVZIESME! 95)^
lors qu'il voudra difpofcr, non feulement de
fa vie & de fa mort 3 mais de toutes autres affai-
res d'importance. Et d'autant que les amis font
le plus fouuent intereifez en ce qui touche le
bien ou le mal delà perfohne qu'ils ayment:
Ce grand Dieu nt voulant point laiifer encor
en cecy l'homme fans vne bonne guide, ïaf
a donné des luges & des Roys qui en ordon-
nent ainfî qu'ils trouuent à propos ; pour nos
tiiifeniîons qui touchent le bien , ou quelque
ôfrcnfe re ceue.
Le Senaty pouruoit très fagement : mais
£our les outrages de la fortune, parce qu'el-
le a toufîours efté tant aymée du peuple ôc de
fEmpire Romain, ii n'en a pas voulu eftre le iu-
ge , cognoiiTant bien que comme les amis font
mtereifezenia caufede leurs amis3 il ne pou-
uoit que iuger fauorablement3& à i'aduâtage de
la fortune. Toutesfois ce grand Créateur des
hommes qui les ayme comme fes enfans 3 les a
voulu pouruoir de tout ce qui efloit necelîaire
pour viure & mourir en hommes; & pour ce
fujetainfpirc ces grands &prudens MafTiliens
de s'en eftablir les luges 5 leur femblant que la
mort n'eftant point vn tort;ny vn outrage3mais
vn tribut de nature, ceft faire tres-iniuftemenc
&:tres-lafchementderefufer le remède à ceux
qui auec raifon le demandent ; que le temps
en fin ne peut nier a leur aage , & pourtant
il y a vn lieu public en leur ville^ou ils gar-
i.Part. Rrr
p$6 La il. partie d'àstreèj
dent dupoifon meilé auec de la figue 3 qu'ils
donnent a boire a celuy qui veut mourir , fi ton-
testbis le Confeil ces fix cents iuge3que les rai-
fons (oient bonnes pour lefqueiies il délire la
mon.
le vous donne cet aduis, Seigneur , afin
que- il le defaftrc vous pourfnir iniuflement,
vous p ni fiiez iuftemenc fortir de fa Tyran-
nie ; par iaduïsde tantdeperfonnes eitimées,
fages & prudentes, Et quant a moy , afin que
vous ne penfiez pas que îc vous donne vn con-
feil queienevueiiie prendre, îe fuis relblu de
partir dam peu de iours3 pour les aller trouuer,
afin de clorre heureufement ma vieilleiT^, y
eftanttoutesfois pouffe par vne contraire opï-'
mon a la voftre ,car ayant vefeu vn fi longaage
qui eft de quatre vingts & dix- neuf ans, auec
toute forte de félicité, félon ma condition,à fça-
uoir riche des biens de fortune autant qu'autre
de mon eftat, heureux en enfansjbien-avméde
tous mes voifîns ; efbmé de chacun ; le ne fuis
pas refcîu d'attendre ia cantiefme année , pour
don et I oifir au dcfaihe de me faire mourir mal-
heureux l'Ayant appris que fi Priam fut mort
quelque temps auant la perte de fa ville, il euft
efré ie plus grand Prince de TAfie.
Ce bon vieillard me tint ces paroles , qui ne
firent pas vn petit effet en.moy, car aufïi-toil
-m'approchant tfOlymbre ; ie luy en fis le récit,
& prefque en mefme temps nous refolumes
Livre dovziesMe. %j
Cous trois de venir enfemble en ce lieu , pour de
compagnie mettre fin à nosiours. Mais le Ciel
ne l'a pas voulu, le faifant mourir lors que vous
nousauez (ecouriis,& parce que ces deux fem-
mes que vous aucz fauuees3 font deux de Tes fil-
les plus aymrcsj qui eftoient venues pour luy
clorre les yeux 5 fi de fortune le Confeil des fix
cents luy cvû accordé le poifon ; nous auons
penfé d'eftre obligez de les affilier en cet acci-
dent^ de ne les point abandonner^iufquesà ce
quelles ayenttrouué le corps de leur père, &
rendu ce dernier deuoir à celuy qui n'eut la-
mais infortune durant fa vie , afin que mefme
après fa mort il foit fi heureux, que d'eftre en-
terré parles mains de fesenfans. Et après nous
auons fait deflein de les renuoyer à nos def-
pens, aufll-toft que nous aurons eu nouuelle
de Rome Mais pour ce qui nous concerne,
nous fommes refolus d'acheuer noftre deiTein3
& ne retardons de nous prefenter deuant le
Confeil, que pour faire paroiftre quelapertc
des biens, ny de naufrage ne nous ont point
donné cette volonté, eftant plus riches 3 puis
que le Ciel le veut , de grandes terres & poffef-
fions que de contentem ent 3 & pour cette occa-
(îon nous auons enuoyé en nos maifons pour
faire venir nos efclaues & feruiteurs 5 auec vne
partie de nos biens.
Vrface finit de cette forte , me taillant infini-
ment touché de corn paffion pour fa fortune,^
Rrr îi
95>8 La II. partie dAstreeJ '
pour celle d'Eudoxe^&luy ayant refpondu que
l'en auois yeu pluiicurs qui auoient fait la re-
quefte du poifon au confeil des fix cens , aux-
quels on lauoit accordée 5&rrefufée à d'autres;
il me pria de les tenir fecrets 5 de peur que s'il
y auoit quelques amisdeMaxime3ou quelquvn
outragé de Genfenc * il ne lespreuint, & leur
empefehaft de mourir de leur volonté : Et après
s'enquirent comment larequefte fe deuoit pré-
senter, en quels termes, & quelles cérémonies
il y falloit faire. le leur refpondis que la chofe
eftoit fort aifée , & qu'il ne falloit s'addrefTer
qu'au Magiftrat particulier, auquel on^donnoit
larequelte qu'il rapport eroit au confeil des fix
cents, & qu'il ne falloit y nommer perfonne^
afin que rfans efgard des qualitez 3 ils puf-
fent mieux iuger3 & que la requefte deuoit eftrc
teUe.
RE QVESTE
Qw fe prefente au Confeil des fix cents,
demandant le poifon.
E [ouuerain Confcil des fix cents, efi requk
d 'accorder au [uppliant , le fauorable [ou- j
lagement des miferes humaines en 'vertu des I
figes & genereujes Loix des CMafîiliens ,
ordonne •£ luges en terre entre la fortune & l&
Livre dovziism^ 999-
hommes. Et four cet effet luy foit. donné vt*
tour pour' déduire fe s raifons par deuant eux»
K^Ainfi fe conferue & s'augmente leur gran-
deur.
Ils m'en demandèrent copie5afin de n'y point
faillir, &: la leur ayant promife, ie continuay.
Apres , leur dis-ie 3 on vous alignera le îo.ur,&
deuant eux vous defduirez les occafions qui
vous conuient a vouloir mourir ; fans toutes-
fois que vous foyez obligé de dire voftre nom5
ny d'autre 3 que vous alléguiez en voftre dif-
cours3qui doit eftrc fort clair & de peu de mots :
& croyez que fi c'eft chofe iufte , ils vous accor-
deront ce que vous requérez, le vis bien à ces
dernières paroles qu'Vrface vouloït mourir,
car ie lifois à fes yeux le contentement de fou
,ame : Mais ie cognus bien au fil qu Oiymbre
ny eftoit pouffé que de la feule amitié qu'il por-
toit à fon compagnon , duquel il ne fe vouloït
point feparer,
Or quelques iours ssefcoulerent de cette
forte , au bout defqucls ils eurent nouuelle d'I-
talie3telle qu'ils attendoient 5 par vn vaiffeau qui
leur apporta grande quantité d'efclaues , de fer-
uiteurs & de richeffes. Il faut que i'abbrege
ce long . difeours. Toutes choies donc citant
preftes , ils me prièrent de les accompagner
deuant les luges ,& leur rendre ce dernier &;
pitoyable o ffiçç, le le fis à regret , car ie les ay-
^GOO La II. PARTIE D'ASTRE^
mois,& voyant la volonté qu'ils auoient3ie crai-
gnoisque le Confeil trouuaft leur demande
jufte Ils prefentét-donc leur requelle, & font a£
lignez au troifiefme iour d'après, car c'efloit le
terme qu'ils donnoient pour changer d'aduis:
Mais Vrface confiant & ferme en cette opi-
nion fe trouua dés le matin deuant eux auec
Glymbrc, tous deux bien veftus & bien accom-
pagnez 3&: eftans appeliez dans le Confeil , ôc
enquisdufu;et qu'ils auoient de vouloir mou-
rir : Vrface parla briefuement de cette forte.
DEN4ANDE D'VRSACE.
£T$ Evcux mourir ! Seigneurs Mafiiliens , par
^* ce que la vie mejl de f agréable > inutile , &
honteuÇc : Defegnable , Sautant quaymé ejr
ornant £ vue très-belle, cytrcs-vertucufeDa-
?ne , elle ma cjlé enlcuce & emmenée efclaue en
pays eftranger : Inutile , parce que ce rauiffeur
ejl infiniment puiffant par diffus toutes mes for-
ces : Et honteufe , £ autant qu ayant mille fois
iurc à cette ht lie Dame de ne feuffrir, tant que
k (crois en vie , qu'il luy fuftfaïci outrage , ce
?ncfi vne honte extrême de viure ejr ne la fe-
ccurir pas. Or le grand I>itu ri ayant donne la
vie aux ho?nmes que pour leur bien y il rieflpas
raïfonrtable quelle me demeure feulement pour
mm mai C"esl pourquoy ie me pre fente de*
Livre dovziesme. iooi
uant vous, f âge s Seigneurs , pour obtenir le fou-
lage ment que vous ne refuje? point aux mtfie*.
râbles , ey croyez que vous ne t accorderez, iiê?
mais aperfionne plus affligée , ny qui le defire
dauantage.
Vriace parla de cette forte, qui fit tourner
les yeux de chacun fur luy, admirant fa con-
ftance, & la fermeté de fa parole , car iamai s
il ne châgea de voix ny de couleur. Et peu après
Olymbrc fe defcouurant la tefte , dit ainiî.
DEMANDE D'OLYMBRE.
Wi E veux mourir, Seigneurs Afafiiliens, pour
ifâles mefimes rai fins que mon amyveus a
deduittes , par ce que comme luy ïay perdu celle
mie taymois : E: de plus , Parce que ie vois qud
veut mourir : Car ïaymant plus que tout ce qui
efi en ïl'niuers , ie ne puis ny ne dois consentir
quil fe fepare de moy. le ne puis , d 'autant
que ï amitié ne fiant qiivne vnion de deux vo-
lontés , ie naymerois point , ( & cela efi im-
pofiible ) fi te confient ois à cejk de fi- vnion. Et
ie ne dois , parce que cefi contre le deuoir dévn
homme dhonneur , de ce fier d'aymer , ce qua-
uec raijon il a commencé iïaymer. Or toutes
raifons mont contraint a cette amitié: car il efi
vertueux* bon amy ,& ie luy fuis obligé de la
Rrr n\\
1001 Lv II. PARTIE D'ASTREÎ,
vie. X^fcroit-ce contrevenir h toutes raiforts ,fiie
defaitfoM en cet:e amitié ï Ccfl pourquoi/ , Jages
S. igncurs , puis que te Ciel vom a eftabiis peur le
(cul âge ment des affligez,, ne ni en rejujez, point
te remède, afin de ne cont retient r a 'vos Ltx &
ordonnances > que par ^antdefiecles vous aue^ju-
gc'cs fi tujks e^- fi fiai nef es.
Chacun certes admira la refokition de cet
amy , & n'y euft celuy qui ne defiraft d'efire le
tiers pour participer au bon-heur dvne telle
amitié. Le Confeil cependant , après auoir lon-
guement difputé, demeura en douce fi londe-
uoit lcuraccoider ou refuierce qu'ils deman-
doient, iufques à ce que le principal du Confeil
par l'aduis de tous,demanda a Vrface , s'il vour
Io:t permettre à Ton amy de mourir. A quoy il
refpondit que non. Et pourquoy fadiouftab fa-
ge Mailiben. Parce. refpondit Vrface, qu'il doit
viure pour foulager,ainfi qu'il fepeut, l'infortu-
ne de fa Dame, & de la nvenne. Etvous,con-
tinua-t'il 3 auez-vous permiffion de celle que
vous aymez, devons oller la vie, ne la pou-
Uànt fecourir en cette infortune? le ne Fay point,
dit Vrface, d'autant que depuis ce malheur ie
ne l'ay point veuë: maisiem'aiTeiu'e bi&que fon
cœur généreux y confentira3&que fi elle efioit
enmap!ace5elle vousferoit la mefme requeita
que ie vous ay faiûe. Les Seigneurs du C onfeil
alors difputerent entr'eux fort longtemps, fans
Livre dovziismf.. 1003
qu on les peuft entendre. En fin les voix ayant
elle recueillies par le principal, &: s'eftant remis
en fa place , il profera dVnc voix graue &: afTez
haute, celles paroles.
I V G E M E N T
du Confeildes fix cents.
\VR les Requêtes a nous prefentées par ces
deux fuppliants , pour obtenir le foulai ement
des mi fer es humaines : Le Ccnfcil ordonne auant
qu accorder la première, que le fuppliant aura
permifion de la Dame qdil aime \ de pouuoïr
difofer de fa vie : auec laquelle reuenant, fon de-
firfera contenté Et pour ï autre ,fon amy ne vou-
lantconsentir a fa mort , il efi déclare incapable
d obtenir cette grâce- Et cela-> dt autant que lyvn ejr
ï autre font Amants ejr aymez^ & que ï Amant
ne doit pas viure pour foy , mais pour la personne
aymée ;&parconfequent ne peut, ny ne dottdif
po fer déjà vie ,fans lapermifïion de celuy a qui
elle ejt.
O Dieujs'efcria Vrface/ ayant ouy cette
ordonnance, combien ay-ie encores à paffer de
trilles îours , & de fafcheufes nuifts ? Et faifànt
vne grande reuerence à ces Seigneurs 3 il fprtit
çjuConfeil, fi affligé de n'auoir peu obtenir ce
roo4 La IL partie d'Astree^
qu'il demandoit, qu'il fai (bit eftonner chacun
de fa confiance ,&: ferme refolution à la mort.
Olymbre n'en cftoit pas de mefme, qui n'auoit
déliré de mourir, que pour l'accompagner , &:
quieftoit bien aife du defny que l'on leur auoit
faitàtous ; car iln'euft pas volu que c'euft efté
à luy feul. Ils fe retirèrent donc en leur logis
accouftumé,où après s'eftre plaints de la fortu-
ne , qui oftoit la volonté à ces fages MalTîliens,
de leur accorder ce qu'ils ne rcfulbient aux plus
miferables : le bruit s'efpancha non feulem ent
par la ville , mais par toute la contrée, que deux
grands perfonnages Romains , eftoient venus
exprès pour demander le poifon. Cela fut cau-
fe qu'entre les autres, il y eut vn grand A Uro-
logue, qui defîreux de les cognoiftre les vint
viiiter. Cet homme eftoit vieil, &auoit vefeu
près de trois fîecles, ie veux dire des noftres,
s'eftant toufiours adonné à cette fcience,auec
tantd'eftude, qu'il eftoit reufTi admirable en
{qs prédictions. Celuy- cy eflant donc aduerty
deleurdeffein, craignant que leurs courages
fufTent tellement difpofez à la volonté de
mourir que le poifon leur eftant refufé , ils ne
recouruffentaufer, il defira de les confeiller
felonquefafciencele luy pourroit permettre;
Et encedeflein les vint trouuervn matin qu'ils
eftoient feuls dans leur chambre. Il voulut y
eftre conduit par moy, parce que nous auions
quelque cognoiffance à çaufe de mes eftudes.
Livre dovziesme, iooJ
ïenevousdiray point les difeours particuliers
qu'ils eiu'ent:carilsfetoienttroplongs: tant y a
qu'ayant feeu le poincl de leur natiuité 3 leur
ayant long temps confideré le vifage & les
mains , &: ayant ictté quelques figures furvn
papier qu'il fepara& puis reioignit enfemble,
il leur tint telles paroles. Seigneurs 5 viuez &
vousconferuez à vne meilleure faifon que le
Ciel vous promet: Vous, dit-il 3 s'addrefîantà
Vrfàce, vous recouurerez celle que vous auez
perdue, par le moyen de l'homme que vous
aimez le plus au monde, & plein de contente-
ment,lapofTederezà longues années dans la
mefme ville où voftre Amour a pris naiffance.
Et vous, dit -il, fe tournant vers Olymbre,
vous efpouférez celle que vous aimez ,1a rame,
nerez en fia patrie auec fa mère , &: ne mourrez
jamais que fait Empereur , vous n'ayez com^
mandé a l'Empire d'Occident. Ces chofes que
ie vous dis font infaliibles3 & rien nelespeuÉ
diuertir.
La réputation de cet homme eut vne grande
force fur Vrfàce, & plus encores les parciculari-
t ez de fa vie paffée3 qui! luy dit,& qu'il ne pou-
uoit auoir feeuës , que par fa doctrine : de forte
qu'il refolut de le croire, & de fuiurele confeil
qu'il luy donnerôit. Et fe defcouurant à cette
occalion entièrement à luy,le pria par le grand
Dieu qu'il adoroit, de le vouloir afTifter de fon
aduis.Etlors il luy propofala haine de Genfe-
too6 La H.Partie dAstkee:
ne, 5c le danger qu'il y auoit pourluy, de s'en
aller en Afrique. I) faut > dit-il, que vous ren-
uoyezen Italie tous vos domen:iques3 &que
vous faïïîez femblant de vous tuer , afin que le
bruit s'en efpandepar tout: &: puis de la a quel-
ques fouis, vous vous defguiferezou en efclaue
ou autrement 5 & vous mettrez au feruice de
vofireamy, qui vous emmènera en Afrique,
où mefme il le racontera à Gcnferic &: ne dou-
tez point que de cette forte demeurant înco-
gnu 5 vous ne parueniez à ce que vous dcfîrez.
ïe vous confeillerois bien d'aller en Conftanti-
noplc , attendre qu'Olymbre vous y allât trou-
uer auec Eudoxe & Placidie,car îevoybien
par mes obreruations qu'il les y doit conduire:
Mais trois occafions me font vous dire , que
vous deuez aller en Afrique. La première, par-
ce que ïe preuoy qu'il fuit que vous foyez tenu
pour efclaue, & que vous ne le pouuezéuiter:
L autre,que peut eftre le feiour vous feroit bien
ennuyeux d'attendre fi long temps fans voftrc
amy5& fans voir celle que vous aimez. Et la
dernière, afin que vous aflîmez de confeil
01ymbrc,qui en aura bien affaire aux occa-
fions quifeprefenteront,&dcfquelles îlneft
pas à propos qu'il fe déclare à perfonne : Outre,
qu'il eft neccflaire pour ofter à Gcnferic tout
foupçon, & toute la mauuaife volonté quil
pourroit auoirconceuë contre Olymbre, que
l'en faffe courir le bruit que vous eftes mort:
Livke dovziesme! 1007
i|iie fi vous demeuriez en Grèce ou en Italie , il
feroit impoiTible que quelqu'vn ne vous def-
couurit.Ainfilesconfeiilacc fagc, & après les
auoir taillez en la garde de Dieu , fe rerira en fa
maifon.
Vrface , ayant longuement dcbatu en luy-
mefme3ce qu'il auoit a faire, fe relblut en fin
de l'obferuer de poinct en poinct, ôc pour ce
vnfoir ayant accommodé le long de fon co-
fté vne vefïie pleine de fang , il saiia promener
furleborddeîameraueclaplui-partdefesdo-
meftiques j & pluficurs de ceux de la ville 5 où
après auoir fait quelques difcoursdefesmifc-
res,&: s'eftrepleint du dény qu'on luy auoitfaie
du poifon5feignant de ne vou'oir plus viure , il
fe mit vncoufteau dans le cofté3 d'où le fang
fortit en telle abondance 3 que chacun creuc
qu'il eftoit mort : Mais fe démeflant de nous 3 il
fe letta de furie dans la mer, nous laïflantfa
robbe entre les mains, à Olymbre, & à moy,
qui faiiîons femblant de le vouloir retenir. Il
eftoit entre îour &: nuicl: , & il fçauoit fort bien
nager: De forte que plongeant 5 & s'en allant
fort loing entre deux eaux, nous le perdifmes
incontinent. le ne vous diray point l'eftonne-
ment de chacun , ny les plaintes qu'Olymbre
faifoit, afin de mieux faire croire la mort de
fon amy : Tant y a , que difant alors fon nom,
la nouuelle en fut diuulguée par tout. Cepen-
dant ierrfenallay où xc fçauois qu'il fe deuoic
ioo8 La II. partie d'Astre i,
retirer, & luy portant cks habits d'efclaue^e fis
coucher dans vne panure maifon, où ielac-
commoday de tout ce que ie pus. Il aduirre
qu Oiymbre ie- lendemain faifant fembiant
de chercher le corps de fon amy , trouua celuy
du vieil Myre, père des deux filles qui eitoient
retirées auccluy,& le leur remettant entre les
mains 5 elles luy rendirent les derniers deuoirs
de la fepulture, comme fi le Ciel n'eufi pas
mefme voulu que cet heureux vieillard eu fi
eité priué de quelque heur qui peut arriuer aux
hommes;mefme après leur mort: Sur fon tom-
beau à la requefte de fes lages & honneftes fil-
les , ie fis ces vers.
E P I t A P H E
d'vn homme hevrevx.
ff$3 Nfantchery de tous, nourry de père, &mere
^^ Je une fans point de peine, ejr fans mauuaifes
mœurs,
Puis homme iay vefeu » fans fortune contraire:
Et vieux fans maladie : à lafinfiie meurs*
Cejlquela mort a tous eftehofe neceffaire:
Payant ne trouble point malmenant mon repos :
Et toy Terre, à iawais fois légère a mes os.
Quelques ious après, Oiymbre renuoy a en
Livre dovziesme.' 1009
Italie tous fes domeftiques & ceux dVrface,
ëc mefmes les ceux filles du bon Myre,aufqueî-
ks il fit de grands biens: &: prenant d'autres
fcruiteurs, s'en alla auec fon amy , déguifé en
efclaue en Afrique , non pas fans m'y vouloir
mener : Mais mon deftein n'eftant point dede-
fobeïr à celuy qui m'auoit nourry, ie ne voulus
diipoier de moy fins fa volonté,
Voila3Madame, dit Siiuandre^'addrcflànt à
Leonide 5 ce que i ay feeu delà f®rtune d'Vrfa-
ce3qui a la vérité mentoit bien toute forte de
contente m ent-pour la fidélité qui eitoït en luy,
Leonitk voulut refpondre, lors queHilas fe le-
tiant de fon fiege : Voila, dit-il, leplus vray fol,
qui fit iamais profeflion d'aimer. Comment
continua- t'il? auoir feruy toute fa vie^pour n'en
auoir autre contentement, que d'eftre appelle
mon Cheualier, & la nommer ma belle Prin-
cefle3oudïen auoir feulement quelque mife-
rable baifer? Et cependant auoir couru tant
de fortune de fa vie , & refpandu tant de fang>
auoir demandé le poifon : &: bref s'eftre rendu
efclaue rie conclus quant à moy, que le Ciel a
cité très- îufte de le traitter ainfi , & qu auec rai-
fon il luy afait prendre l'habit qu'il a porté en
Afrique, puisque toute fa vie il en a faidtlcs
actions. A damas & toute la troupe, ne fepeu-
rent empefeher de rire, de l'opinion deHi-
Lis, &: n'euit efté qu'il eftoit heure de fouper,
ieeroy qu'il ne s m fut pas ailé fans refponce.
ïoio La IL partie d'Astree^
Mais le Druide fe leua prenant Tircis dVilc
main , ôcPhocion de l'autre ,&: attendant que
la viande fut portée , il fit quelques tours en la
Gallerie, chacun confîdetant ce qui luy fem-
bloit de plus rare. Et entre autres, Tircis re-
gardant vn grand Roy armé, & tout couuert
de pannaches , à longue barbe § & à longue
cheuelure, & de qui le vifage eftoit remply de
grauité. QuUftceluy-là : dit-il , mon père, qui
porte vn efeu de Gueulles à trois diadefmes
d'or fC'eft, dit le Druide 5 Pharamond, le pre-
mier Roy desFrancs, qui a fait fentir fes armes
viftoneufes aux Romains en Gaule: & celuy-
cy continua Tircis , qui eft auprès de luy , qui
porte d'azur à vn chat d'argent armé deGueul-
les? C'eft j dit A damas, Gondioch , Roy des
Bourguignons5qui prift cet animal en fîgne dé-
libéré. Et cet autre adioufta Tiras , qui porte
d'or à trois corbeaux à ailles eftenduës;de pour-
pre membres de Gueulles ? C'eft, refpondic
Adamas,leRoydesGepides , nommé Arda-
ric Quant à celuy-cy , reprit Tircis , qui porte
de Gueulles à vnefperuier a ailles eftenduës^
d'or membre & couronné d'argent, ie ne le
vous demande pas , car vous m'auez déjà dit,
qu'il s'appelloit Attila Roy des Huns. Il faut
auoiier que vous auez efté curieux, non feule-
ment pour les peintures de tant de grands per-
fonnages : Mais pour auoir encore eu la curiofi-
té de les faire veftir & armer comme ils fou-
loient
Livré dcVziesme.' ion
îoient cftf e,Ceft apprendre à bon marché, que
defe promener cri ce lieuauec vous. Cepen-
dant Hylas qui tenoit Alexis d'vn cofté, alloit
bien difeourant fur d'autres fujêts: careftarit
deuenu paflionnément amoureux d'elle, il ne
la pouùoit quitter. Adamas , qui s'en prenoit
garde, & qui efbk bien âife, qu'il fe trompait
de cette forte 5 pour mieux cacher Alexis, lors,
qu'il fallut aller a la table, & fortir de la galle-
ne5 fe tournant vers Hylas: Et bien, Berger,
luy dit-il, auotierez la vérité, qu'eft-ce que vous
•aueztroiiué de plus beau en ce lieu? Hylas fans
y longuement fonger refpondit , Alexis. Mais
adiouita le Druyde, ie parle des raretezque
vousyauezveuës,&:qUei'ay efté curieux d'y
aiTembler, Quanta moy, répliqua Hylas, ie
ft'ay pb-int d'yeux , pour regarder autre ch'ofe
qu'Alexis,& fi vous vouiez feauoir des nouuel-
les de ce que vousme demandez,il s'enfaut en-,
quenr de Tyrcis,parce que ce ne font que pein-
tures mortes 3 &r il n'aime que celles qui ne font
plus au monde. le refpondray, dïtTyrcis, que
ie n'y ay rien veu de plus beau qu'Alexis,ny qui
m'agrée davantage. En fin s'efcria Hylas 5 qui
commençoit d'eftre ialoux , Hylas ne fera pas
le feul inconîtant de cette troupe , puis que
vous- vous en méfiez. Mais, ma maiftreiTe con-
tinua-t'il, s'addf eiTant a Alexis 5 ne vqus laiffez
pas mourir pour cela, car il vaut mieux qu'il
foitinconftant. Etpourquoy dites vous cela,
z. Part. S ff
pëte La II. partie d'Astre^,
mon feruiteur , refponcnt Alexis > Parce , dit-3^
qu' il n'a accouftumé que d'aimer la more. Et
ne voyez- vous pas, reprit Tyrcis, que cette
belle Alexis doit eftre aimée de moy, fii'aime
la mort, puis que fes beautezeri font plus mou-
rir que la more mcfme? Ah i dit Hylas , fivous
le prenez de cette forte , îe le quitte : Mais puis
qu'il eft ainfi y pour nous rendre tous deux con-
tins , il faut qu'elle donne la mort à Tyrcis , &:
à Hylas la vie. Vous & moy , repliquaTyrcisy
ferions trop contens pour des hommes, fi nous
receuions vne mort ou vne vie fi belle. Et à ce
mot fortant de la galerie, chacun fe mit à table,
&: le loupé eftant riny ySc vne partie de la nuicl:
efcoulée en diuers difeours , ils furent tous con-
duits en leurs chambres y ou ayant repofé iuf-
quesauiour, ils fe retirèrent dés le matin en
leurs hameaux , fi fatisfaitts , & de la courtoifîe
d' Adamas, & de la beauté &: bonne grâce d'A-
lexis, qu'il n'yauoitceluy qui ne les loùaft in-
finiment. Mais fur tous Hylas, qui ne fepou-
uoit taire des perfections de cette nouuelle Mai-
ftrefle, & de fortune, ils rencontrèrent Aftrée,
Diane,&Philis3dans le grand pré auec Madon-
the5Laonice3Pallinice,Cyrcené,&Florice 3 qui
les attendoient de compagnie3pour apprendre
des nouuelles de la beauté d'Alexis , de laquelle
elles auoient défia ouy parler. EtPhilis Rappro-
chant de Licidas : Et bien, Berger , luy dit- elle:
Qujiï-ce que de cette beauté dont l'on parle
Livre dovziesme- toi}
tant ? le ne vdfcs en veux rien dire , refpondit
( le Berger , que vous ï^ayez parlé àHylas. Et
bien mon feruiteur , dit-clleV 'que. nous en rap-
porterez-vous ? Et parce qu'il ne refpondoit
rien. Et quoy , mon feruiteur , dit-elle, ne par-
lerez-vous point à voftre maiftrefle? Vous, dit
Hylas,ma maiftrefle, & moy,voftre feruiteur?
Si vous le croyez,il y en a bien de trompées,car
ie n'y penfay iamais moins que ie fais. Et com-
ment , mon feruiteur , dit Philis , feignant d'en
eftre bien en peine , vous ne me voulez plus
pour voftre maiftrefle ? le vous prie Bergère,
dit-il , nVfons plus de ces mots de feruiteur , Se
de maiftrefle , ils ne font de faifon entre nous.
Et à quel jeu , dit-elle , vous ay-ie perdu Hylas£
Aceluy des plus belles,refpondiMl.Nefçauez-
vous pas que i'ay accouftumé de donner congé
à celles que ïaime quand l'en trouuedeplus
belles ? demandez à Florice , à Cyrcené,à Palli-
nice, àMadonthe,£:à Leonice. Et fi toutes
celles-là ne le vous veulent dire, vouspouuez
dés à cette heure vous en enquérir à Philis 3 qui
eft l'viie de vos meilleures amies: car fi elle
vous veut aduoiier la vérité , elle vous dira que
ie la quitte pour Alexis5qui à la vérité eft la plus
belle & la plus aimable que ie vis iamais. Cha*
cun fc mit à rire des difeours d'Hylas : Et Philis
ayant fait comme les autres, en fin reprenant la
parole. Et quoy 3 Berger, vous eftes donc refo-,
iu de ne me plus aimer? Eft- il poiTible que youj
Sff n
ioi4 La IL partie d'Astre e'^
me quittiez pour vnc Druide? Pour le moins
ie me confole que vous ne icùirez de long
temps de vos amours: puis qu'Alexis ne peut
eftre mariée qu'elle n'ait acheué fan fie.de auec
les Carnutes. Alors Hylas fe foiifriant:, & bran-
lant la tcfte: le vous afleure, luy dit-il,Bergcre,
que vous me dites là vncchofequi me rendroïc
amoureux de la belle Alexis, fi ie ne Teftois pas:
car depuis que l'ay commencé de voir des fem-
mes, ien'enayencor ïamais aimé vnefeife que
ie ne raye hayeaufïi.toft que l'ay penfé * l'ef-
poufer : De forte que fi Alexis ne fe contente
d'vn fiecle , it luy en donne deux , ôc que ce-
pendant elle m'aime. Et puis il faut que ie vous
die vne ambition/l'amour qui m'en: venue. Iay
aimé des filles, des femmes } &: des vefues; l'en
ay recherché des moindres , d égales à moy 5 &
de plus grande qualité que ie n'eftois: l'en ay
fcruy de fottes , deîuzées *& de bonnes : l'en ay
trouuédedgoureufes, de courroifes , &: d'in-
fenfibles a la haine, & a l'Amour. l'en ay eu
de vieilles , de icunes & autres qui efloient en-
cores enfans : le me fuis pieu a la blonde, à la
noire, &: la claire brune, le me fuis addrefféà
desvnes qui n auôient iamais aimé, & à d'au-
tres qui aimoient , & à de celles qui n'aimoient
plus, à des trompeufes,à des trompees,&à des
innocentes. Brefie puis dire n'auoir rienlairTé
d'intenté en ce qui concerne l'amour de quel-
que condition ou humeur que puiiTe efire vnc;
Livre dovziesmh,1 ioij
femme, fînon de ieruir vne Druyde ou Veftale:
En aduoiie qu'en cela îe fuis encore nouice, ne
m eftant ïamais rencontré à propos pour en fai-
re rappren£iflàge3ôc penfc que les Dieux m ont
enuoyé cette belle Alexis,afin que je me puiiTe
vanter d'cilre le plus parfait & capable Amant
qui fut iamais. Tous ceux de la trouppe fe mi-
rent à rire oyant le deffein d'Hylas ;& Florice
prenât la parole: Et quoy3Hylas, dit-elle, ne
craignez-vous point le foudre deTharamis, re
cherchant cette fille qui luy cft dediée?Etpéfez-
vous, refpondit-il en hauifoïtla tefte , comme
par meipns,que tout ce qui eilau mondene
foit pas a luy fans qu'il luy (oit dédié; Er vous a
Florice , qui eiKs fi religieufe entiers les Dieux,
n'eftes-vous pas aTharamisr&toutesfoisn'a-
uez-vou. pas eu mille foi.* Theombre entre vos
bras,fans qu'vne feule il ait efté foudroyer Vous
auez raifon , dit froidement Florice , mais ie:
penfois que les chofes défendues offençoient
plus les Dieux que celles qui eftoient indifféren-
tes. Voila, refponditHylas3vne bonne excu-
fe , & bien trouuée : Ec dites-moy , ie vous fup-
plie, où auez-vous trouué que les Dieux ay ent-
rait cefte defence? Si vous auiez quelquefois, dit-
elle, veureceuoir vne Druyde ou Veftale par
leurs anciennes, vous ne me feriez pas cette de-
mande. Fentens bien,dit Hylas 3 que ces vieux-
Druydes font les defences que vous dites , mais
ils ne font pas desDieux : àc partant la defènee
SCt lit
ioi6 La II. partie d'Astrei;
tfcft" faite quepar des hommes, & des hommes
encoresqui eftant vieux , font marris que les
jeunes iouyiïent des douceurs, defquell es par
rimpuifTaiacedcleuraage ils font priuez. Ah,
Berger,ditTircis, ne mêlions ïamais tes chofes
facrées auec les prophanes , & vous fouuenez.
que for du Temple a Apolon qui coufta fî cher
à nos Gaulois :luy auoit cfté dédiée par les hom-
mes. Vray ement, dit Hylas, tu m'auois longue-
ment gardé celte remonftrance. EtTircis, mon
amy, depuis quand es-tu deuenufi amoureux?
Toy5dis-ie,qui ne te contentant pas desperfon-
ftes valantes, vas fouiller dans les tôbeauxpour
y dérober mefmece que les Dieux ont voulu
ofter d'entre les hommes, pour s'en rendre les
feuls porTerTeurs.^Toy, qui pour te rendre def-
obeïfïantà leurs ordônances,aimes mieux quit-
ter les aftions des hommes qui doiuent aymer
les perfonnes valantes, & auoiren horreur cel-
les qui font mortes : Toy , dis-ie , Tircis ■> tu me
viens parler des Dieux ,& du deuoir des hom-
mes? Ah.' Hylas , refpondit Ti cis en foufpi-
îant , que tes reproches touchent viuement , &
que c'eft à grand tort que tu me le fais/ I'aduoue
que 1 ayme Cleon,que ie feray plufloft fans me
fouuenir de moy-mefme, que fans la mé-
moire de fes perfections : Mais en quoy offenfé-
ic les Dieux, & en quoy fors-ie du deuoir des'
hommes? Puis qu'au contraire ce feroit eftre in-
finiment ingrat envers les Dieux , que de n no-
Livre dov'ZIZsmi.' .1017
norer point leur plus parfaift: ouurage3 & que ce
feroit n'eftre pas homme , que de naymer
point>ou d'oublier la chofe du monde la plus di-
gne d'Amour ,& de mémoire.
Ainfî difeouroient ces Bergers 3 cependant
queLycidas racôtoit à Philis & a la belle Aftrée,
ce qu'il auoit veu chez Adamas y & quelle eftoit
la beauté d'Alexis: Et afin, difoit-il, que, fans
l'cff enfer 5 ie vous dife quelle elle eft y reprefen-
tez-vous le vifage de feu mon frère quand il
eftoic en fa plus grande beauté, car elle luy ref-
femble de forte, que ie ne vis iamais portrait
qui reffemblaft mieux à vn vifage , ou pour
mieux dire,iamais miroir ne reprefenta rie plus
naïfuement. Eit-ilpoffiblé, dit Aftrée que cela
foit ? Il n'eft rien de fi vray, dit-il 3 que ie ny eo-
gnois différence qu'en l'habit , & que fans men-
tir ie trouue Alexis vn peu plus belle ce me
femble. O Dieux! dit Aftrée, me ferez- vous cet-
te grâce que ie puiffe encor vne fois contenter
mes yeux de cette agréable veuë ? Et puis fe
tournant à Diane , & luy parlant à l'aureille : le
vous promets, ma fœur, que iîie puis, fauray
fes bonnes graces,&: que ie feray refufée , ou ie
m'en iray auec elle pour me rendre Drujde.
Mon Dieu,ma feur5dit Diane,ne parlons point
de cette feparation 3 ou il faut que vous vous re-
foluiez de nous emmener Phylis & moy.il n'eft
pas raifonnabie a dit Aftrée, toute contente de
r cfperance qu'elle auoit, vous feriez trop de tort
îoi8 La II. Partie- d'Astree^
à Syluandre,5càLycidas,qui ne peuuent mes
de ma faute. Diafte vouloir refpondre, mais
Aftréeluy fitfigne du doigt qu'elle fe teuit,dc
peur qu'elles ne fufTent oùyes. De cette forte
cette belle trouppe fe retiroit au petit pas 3 &: a-
pres chacun fe fepara efi fa cabane , après auoir
fait refolution d'aller le trofiefme lour vifi-
ter Adamas & la belle ]Alexfs : Terme qu'A-
ftrée trouuoit fort long '&: ennuyeux pôui : l'ex-
trême defir qu'elle auoit devoir le vifage tant
aymé. Cependant que de fon cofté Céladon
inouroit d'impatience de fon retardement; A-
mour fe mocquant ainfî de tous les deux,ne leur
laiflbit îoùyr du bien qui eftoit en leur puiffan-
ce 3 s'il leur euft permis àt le fçauoir reca-
gnoiftre.
F I N
de U deuxiefme partie d'^Aftrée de
Me f ire Honoré êïVrfé*