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Full text of "La tentation de saint Antoine"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/latentationdesaOOflau 


OE  U  V  R  E  S 


GUSTAVE    FLAUBERT 


JlfiTlii 


OE  U  V  R  E  S 


GUSTAVE    FLAUBERT 


L>A    TE'hLT^TIO'H, 


S^lî^T    o45VTO/ôVE 


PARIS 
LIBRAIRIH    ALPHONSE     LEMERRE 

23-35,      PASSAGE     CHOISEUL,      23-33 


PC 
/9- 


LA  TENTATION 


SAINT   ANTOINE 


'est  dans  laThébaïde,  au  haut  d'une 

montagne,  sur  une  plate-forme  .irron- 
die  en  demi-lun.e,  et  qu'enferment  de 
grosses  pierres. 

La  cabane  de  l'Ermite  occupe  le 
fond.  Elle  est  f.iite  de  boue  et  de  roseaux,  à  toit 
plat,  sans  porte.  On  distingue  dans  l'intérieur  une 
cruche  avec  un  pain  noir;  au  milieu,  sur  une  stèle 


La    Tentation 


de  bois,  un  gros  livre;  par  terre,  ça  et  là,  des  fila- 
ments de  sparterie,  deux  ou  trois  nattes,  une  cor- 
beille, un  couteau. 

A  dix  pas  de  la  cabane,  il  y  a  une  longue  croix 
plantée  dans  le  sol;  et,  à  l'autre  bout  de  la  plate- 
forme, un  vieux  palmier  tordu  se  penche  sur 
l'abîme,  car  la  montagne  est  taillée  à  pic,  et  le  Nil 
semble  faire  un  lac  au  bas  de  la  falaise. 

La  vue  est  bornée  à  droite  et  à  gauche  par  l'en- 
ceinte des  roches.  Mais  du  côté  du  désert,  comms 
des  plages  qui  se  succéderaient,  d'immenses  on- 
dulations parallèles  d'un  blond  cendré  s'étirent  les 
unes  derrière  les  autres,  en  montant  toujours  ;  — 
puis  .m  delà  des  sables,  tout  au  loin,  la  chaîne 
libyque  forme  un  mur  couleur  de  craie,  estompé 
légèrement  par  des  vapeurs  violettes.  En  face,  le 
soleil  s'abaisse.  Le  ciel,  dans  le  nord,  est  d'une 
teinte  gris-perle,  tandis  qu'au  zénith  des  nuages 
de  pourpre,  disposés  comme  les  flocons  d'une  cri- 
nière gigantesque,  s'allongent  sur  la  voûte  bleue. 
("es  rais  de  flamme  se  rembrunissent,  les  parties 
d'azur  prennent  une  pâleur  nacrée;  les  buissons, 
les  cailloux,  la  terre,  tout  maintenant  parait  dur 
comme  du  bronze;  et  dans  l'espace  (lotte  une  poudre 
d'or  tellement  menue  qu'elle  se  confond  avec  la 
vibration  de  la  lumière. 

SAIN  r  A  N  T  O I  N  B 

rbe,  'l'   longs  i  h'  veux  et  une 

tunique  de  peau  de  chèvre,  est  assis,  jamb 


<lc  sain!   A  ni 


secs,  en  tr.iin  de  faire  des  nattes.  Des  que  le  soleil 
disparait,  il  pousse  un  grand  soupir,  et  regardant 
l'horizon  : 

Encore  un  jour!  un  jour  de  passé! 

Autrefois  pourtant ,  je  n'étais  pas  si  misé- 
rable! Avant  la  fin  de  la  nuit,  je  commençais 
mes  oraisons  ;  puis,  je  descendais  vers  le  fleuve 
chercher  de  l'eau,  et  je  remontais  par  le  sen- 
tier rude  avec  l'outre  sur  mon  épaule,  en  chan- 
tant des  hymnes.  Ensuite,  je  m'amusais  à  ranger 
tout  dans  ma  cabane.  Je  prenais  mes  outils; je 
tâi  hais  que  les  nattes  fussent  bien  égales  et  les 
corbeilles  légères  ;  car  mes  moindres  actions  me 
semblaient  alors  des  devoirs  qui  n'avaient  rien 
de  pénible. 

A  des  heures  réglées  je  quittais  mon  ou- 
vrage ;  et  priant,  les  deux  bras  étendus,  je  sen- 
tais comme  une  fontaine  de  miséricorde  qui 
s'épanchait  du  haut  du  ciel  dans  mon  cœur. 
Elle  est  tarie,  maintenant.  Pourquoi?... 

Il  marche  dans  l'enceinte  des  roches,  lentement. 

Tous  me  blâmaient  lorsque  j'ai  quitté  la 
maison.  Ma  mère  s'affaissa  mourante,  ma  sœur 
de  loin  me  faisait  des  signes  pour  revenir;  et 
l'autre  pleurait,  Ammonaria,  cette  enfant  que 
je  rencontrais  chaque  soir  au  boni  de  la  citerne, 
quand  elle  amenait  ses  buffles.    Elle  a  couru 


4  La    Tentation 

moi.  Les  anneaux  de  ses  pieds  brillaient 
dans  la  poussière,  et  sa  tunique  ouverte  sur  les 
hanches  flottait  au  vent.  Le  vieil  ascète  qui 
m'emmenait  Lui  a  crié  des  injures.  Nos  deux 
chameaux  galopaient  toujours  ;  et  je  n'ai  plus 
revu  personne. 

D'abord,  j'ai  choisi  pour  demeure  le  tombeau 
d'un  Pharaon.  .Mais  un  enchantement  circule 
dans  ces  palais  souterrains,  où  les  ténèbres  ont 
l'air  épaissies  par  l'ancienne  fumée  des  aro- 
mates. Du  fond  des  sarcophages  j'ai  entendu 
une  voix  dolente  qui  m'appelait  ;  ou  bien,  je 
voyais  vivre,  tout  à  coup,  les  choses  abomina- 
bles peintes  sur  les  murs  ;  et  j'ai  fui  jusqu'au 
bord  de  la  mer  Rouge  dans  une  citadelle  en 
ruines.  Là,  j'avais  pour  compagnie  des  scor- 
pions se  traînant  parmi  les  pierres,  et  au-dessus 
de  ma  tête  continuellement  des  aigles  qui  tour- 
noyaient sur  le  ciel  bleu.  La  nuit,  j'étais  déchire 
par  des  griffes,  mordu  par  des  becs,  frôlé  par 
des  ailes  molles;  et  d'épouvantables  démons, 
huilant  dans  mes  oreilles,  me  renversaient  par 
terre.  Une  fois  même,  les  gens  d'une  caravane 
qui  s'en  allait  vers  Alexandrie  m'ont  m 
-    eux. 

Alors,  j'ai  voulu  m'instruire  près  du  bon  vieil- 
lard Didyme.  Bien  qu'il  lût  aveugle,  aucun  ne 
:    dam    l.i  connaissance  dis    Écritures. 
Ouand    la   leçon   était    finie,  il    réclamait    mon 


de   saint  Antoine. 


bras  pour  se  promener.  Je  le  conduis  lis  sur  le 
Paneum,  d'où  l'on  découvre  le  Phare  et  la  haute 
mer.  Nous  revenions  ensuite  par  le  port,  en 
coudoyant  des  hommes  de  toutes  les  nations, 
des  Cimmériens  vêtus  de  peaux  d'ours, 
et  des  Gymnosophistes  du  Gange,  frottés  de 
bouse  de  vache.  Mais  sans  cesse  il  y  avait 
quelque  bataille  dans  les  rues,  à  cause  des  Juifs 
refusant  de  payer  l'impôt,  ou  des  séditieux  qui 
voulaient  chasser  les  Romains.  D'ailleurs  la 
ville  est  pleine  d'hérétiques,  des  sectateurs  de 
Manès,  de  Valentin,  de  Basilide,  d'Arius,  — 
tous  vous  accaparant  pour  discuter  et  vous 
convaincre. 

Leurs  discours  me  reviennent  quelquefois 
dans  la  mémoire.  On  a  beau  n'y  pas  faire  atten- 
tion, cela  trouble. 

Je  me  suis  réfugié  à  Colzim  ;  et  ma  pénitence 
fut  si  haute  que  je  n'avais  plus  peur  de  Dieu. 
(Quelques -uns  s'assemblèrent  autour  de  moi 
pour  devenir  des  anachorètes.  Je  leur  ai  imposé 
une  règle  pratique,  en  haine  îles  extravagances 
de  la  Gnose  et  des  assertions  des  philosophes. 
On  m'envoyait  de  partout  «.les  messages.  On 
venait  me  voir  de  très  loin. 

Cependant  le  peuple  torturait  les  confes- 
seurs, et  la  soif  du  martyre  m'entraîna  dans 
Alexandrie.  La  persécution  avait  cessé  depuis 
trois  jours. 


6  La    Tentation 

Comme  je  m'en  retournais,  un  flot  de  monde 
m'arrêta  devant  le  temple  de  Sérapis.  C'était, 
me  dit-on,  un  dernier  exemple  que  le  gouver- 
neur voulait  faire.  Au  milieu  du  portique,  en 
plein  soleil,  une  femme  nue  était  attachée 
contre  une  colonne,  deux  soldats  la  fouettant 
avec  des  lanières  ;  à  chacun  des  coups  son  corps 
entier  se  tordait.  Elle  s'est  retournée,  la  bouche 
ouverte  ;  —  et  par-dessus  la  foule,  à  travers  ses 
longs  cheveux  qui  lui  couvraient  la  ligure,  j'ai 
cru  reconnaître  Ammonaria... 

Cependant...  celle-là  était  plus  grande...,  et 
belle...,  prodigieusement! 

Il  se  passe  les  mains  sur  le  front. 

Non  !  non  !  je  ne  veux  pas  y  penser  ! 

Une  autre  fois,  Athanase  m'appela  pour  le 
soutenir  contre  les  Ariens.  Tout  s'est  borné  à 
des  invectives  et  à  des  risées.  Mais,  depuis 
lors,  il  a  été  calomnié,  dépossédé  de  son  siège, 
mis  en  fuite.  Où  eM-il  maintenant  ?  je  n'en 
Bais  rien!  On  s'inquiète  si  peu  de  me  donner 
des  nouvelles.  Tous  mes  disciples  m'ont  quitté, 
Hilarion  comme  les  autres! 

Il    avait   peut-être   quinze  ans  quand   il  est 
venu;  <i  Bon  intelligence  était  si  curieuse  qu'il 
m'a<  Irei    lil   .1  1  haque    moment  des  qui 
Puis,  il  ccuutait  d'un  air  pensif  ;  —  et  les  choses 


de    retint  Antoine. 


dont  j'avais  besoin,  il  me  les  apportait  sans 
murmure,  plus  leste  qu'un  chevreau,  gai  d'ail- 
leurs à  faire  rire  les  patriarches.  C'était  un  fils 
pour  moi! 

Le  ciel  est  rouge,  la  terre  complètement  noire. 
Sous  les  rafales  du  vent,  des  traînées  de  sable  se 
lovent  comme  de  grands  linceuls,  puis  retombent. 
Dans  une  eclaircie,  tout  à  coup,  passent  des  oiseaux 
formant  un  bataillon  triangulaire,  pareil  à  un  mor- 
ceau  de  métal,  et  dont  les  bords  seuls  frémissent. 

Antoine  les  regarde. 

Ah!  que  je  voudrais  les  suivre! 

Combien  de  fois,  aussi,  n'ai-je  pas  contemplé 
avec  envie  les  longs  bateaux,  dont  les  voiles 
ressemblent  à  des  ailes,  et  surtout  quand  ils 
emmenaient  au  loin  ceux  que  j'avais  reçus  chez 
moi  !  Ouelles  bonnes  heures  nous  avions  !  quels 
épanchements  !  Aucun  ne  m'a  plus  intéressé 
qu'Ammon  ;  il  me  racontait  son  voyage  a  Rome, 
les  Catacombes,  le  Colisée,  la  piété  des  femmes 
illustres,  mille  choses  encore!...  et  je  n'ai  pas 
voulu  partir  avec  lui!  D'où  vient  mon  obstina- 
tion à  continuer  une  vie  pareille?  J'aurais 
bien  fait  de  rester  chez  les  moines  de  Nitrie, 
puisqu'ils  m'en  suppliaient.  Ils  habitent  des 
cellules  à  part,  et  cependant  communiquent 
entre  eux.  Le  dimanche,  la  trompette  les  as- 
semble a  l'église,  où  l'on  voit  accroches  trois  mar- 


8  L  ii    Tentation 

tinets  qui  servent  à  punir  les  délinquants,  les  vo- 
leurs et  les  intrus,  car  leur  discipline  est  sévère. 

Ils  ne  manquent  pas  de  certaines  douceurs, 
néanmoins.  Des  fidèles  leur  apportent  des  œufs, 
des  fruits,  et  même  des  instruments  propres  à 
ôter  les  épines  des  pieds.  Il  y  a  des  vignobles 
autour  de  Pisperi,  ceux  de  Pabèiie  ont  un 
radeau  pour  aller  chercher  les  provisions. 

Mais  j'aurais  mieux  servi  mes  frères  en  étant 
tout  simplement  un  prêtre.  On  secourt  les  pau- 
vres, on  distribue  les  sacrements,  on  a  de  l'au- 
torité dans  les  familles. 

D'ailleurs  les  laïques  ne  sont  pas  tous  damnés, 
et  il  ne  tenait  qu'à  moi  d'être...  par  exemple... 
grammairien,  philosophe.  J'aurais  dans  ma 
chambre  une  sphère  de  roseaux,  toujours  des 
tablettes  à  la  main,  des  jeunes  gens  autour  de 
moi,  et  à  ma  porte,  comme  enseigne,  une  cou- 
ronne de  laurier  suspendue. 

Mais  il  y  a  trop  d'orgueil  à  ces  triomphes! 
Soldat  valait  mieux.  J'étais  robuste  et  hardi, 
assez  pour  tendre  le  câble  des  machines,  tra- 
verser les  forêts  sombres,  entrer  casque  en  tête 
dans  les  villes  fumantes!...  Rien  ne  m'empê- 
chait, non  plus,  d'acheter  avec  mon  argent  nue 
charge  de  publicain  au  péage  de  quelque  pont  ; 
et  les  voyageur:  m'auraient  appris  des  bi  toires, 
en  me  montrant  dans  leurs  bagages  de;  quan- 
tités d'objets  curieux... 


de   sa  m  I   A  ii  laine. 


Les  marchands  d'Alexandrie  naviguent,  les 
jours  de  fête,  sur  la  rivière  de  Canope,  et  boivent 
du  vin  dans  des  calices  de  lotus,  au  bruit  des 
tambourins  qui  font  trembler  les  tavernes  le 
long  du  bord  !  Au  delà,  des  arbres  taillés  en 
cône  protègent  contre  le  vent  du  sud  les  fermes 
tranquilles.  Le  toit  de  la  haute  maison  s'appuie 
sur  de  minces  colonnettes,  rapprochées  comme 
les  bâtons  d'une  claire-voie;  et  par  ces  inter- 
valles le  maitre,  étendu  sur  un  long  siège, 
aperçoit  toutes  ses  plaines  autour  de  lui,  avec 
les  chasseurs  entre  les  blés,  le  pressoir  où  l'on 
vendange,  les  bœufs  qui  battent  la  paille.  Ses 
enfants  jouent  par  terre,  sa  femme  se  penche 
pour  l'embrasser. 

Dans  l'obscurité  blanchâtre  de  la  nuit,  appa- 
russent çà  et  là  des  museaux  pointus,  avec  des 
oreilles  toutes  droites  et  des  yeux  brillants.  Antoine 
marche  vers  eux.  Des  graviers  déroulent,  les  bêtes 
s'enfuient.   C'était  un  troupeau  de  chacals. 

Un  seul  est  resté,  et  qui  se  tient  sur  deux 
pattes,  le  corps  en  demi-cercle  et  la  tête  oblique, 
dans  une  pose  pleine  de  défiance. 

Comme  il  est  joli  !  je  voudrais  passer  ma 
main  sur  son  dos,  doucement. 

Antoine  siflle  pour  le  faire  venir.  Le  chacal 
disparait. 


10  f.a    7 entation 

Ah!  il  s'en  va  rejoindre  les  autres!  Quelle 
solitude!  Quel  ennui! 

Riant  amèrement  : 

C'est  une  si  belle  existence  que  de  tordre  au 
feu  des  bâtons  de  palmier  pour  faire  des  hou- 
lettes, et  de  façonner  des  corbeilles,  de  coudre 
des  nattes,  puis  d'échanger  tout  cela  avec  les 
Nomades  contre  du  pain  qui  vous  brise  les 
dents  !  Ah  !  misère  de  moi  !  est-ce  que  <,a  ne 
finira  pas?  Mais  la  mort  vaudrait  mieux!  Je 
n'en  peux  plus!  Assez!  assez! 

Il  frappe  du  pied,  et  tourne  au  milieu  des 
roches  d'un  pas  rapide,  puis  s'arrête  hors  d'ha- 
leine, éclate  en  sanglots  et  se  couche  par  terre,  sur 
le  flanc. 

La  nuit  est  calme;  des  étoiles  nombreuses  pal- 
pitent; on  n'entend  que  le  claquement  des  taren- 
tules. 

I  deux  bras  de  la  croix  font  une  ombre  sur 
le  sable;   Antoine,  qui  pleure,  l'aperçoit. 

Suis-je  assez  faible,  mon  Dieu  !  Du  courage, 
relevons-nous  ! 

II  entre  dans  sa  cabane,  découvre  un  charbon 
enfoui,    allume    une    torche  et    la    plante    sur    la 

le  bois,  de  façon  à  éclairer  le  gros  livre. 


à '  <•    saint   Antoine.  Il 

Si  je  prenais...  la  Vie  des  Apôtres?...  oui!... 
n'importe  où  ! 

«  //  vit  le  ciel  ouvert  avec  une  grande  nappe 
■,<.  qui  descendait  par  les  quatre  coins,  dans  la- 
«  quelle  il  y  avait  toutes  sortes  d'animaux  ter- 
ni restres  et  de  bêtes  sauvages,  de  reptiles  et  d'oi- 
«  seaux  ;  et  une  voix  lui  dit  :  Pierre,  levé- toi  ! 
«  tue  et  mange!  » 

Donc  le  Seigneur  voulait  que  son  apôtre  man- 
geât de  tout?...  tandis  que  moi... 

Antoine  reste  le  menton  sur  la  poitrine.  le 
frémissement  des  pages,  que  le  vent  agite,  lui  l'ait 
relever  la  tète,  et  il  lit  : 

«  Les  Juifs  tuèrent  tous  leurs  ennemis  avec 
«  des  glaives  et  ils  en  firent  un  grand  carnage, 
«  de  sorte  qu'ils  disposèrent  èi  volonté  de  ceux  qu'ils 
«  /laissaient.  ■» 

Suit  le  dénombrement  des  gens  tués  par  eux  : 
soixante-quinze  mille.  Ils  avaient  tant  souffert! 
D'ailleurs,  leurs  ennemis  étaient  les  ennemis  du 
vrai  Dieu.  Et  comme  ils  devaient  jouir  à  se 
venger,  tout  en  massacrant  des  idolâtres!  La 
ville  sans  doute  regorgeait  de  morts!  Il  y  en 
avait  au  seuil  des  jardins,  sur  les  escaliers,  à 
une  telle  liauteur   dans   les  chambres  que  les 


La    Tentation 


portes  ne  pouvaient  plus  tourner!...  —  Mais 
voilà  que  je  plonge  dans  des  idées  de  meurtre 
et  de  sang! 

Il  ouvre  le  livre  à  un  autre  endroit. 

«  Nabuchodonosor  s,-  prosterna  le  visage  contre 
«  terre  et  adora  Dante/.* 

Ahl  c'est  bien  !  Le  Très-Haut  exalte  ses  pro- 
phètes au-dessus  des  rois;  celui-là  pourtant 
vivait  dans  les  festins,  ivre  continuellement  de 
délices  et  d'orgueil.  Mais  Dieu,  par  punition, 
l'a  changé  en  bête.  11  marchait  à  quatre 
pattes  ! 

Antoine  se  met  à  rire;  et  en  écartant  les  br;is, 
du  bout  de  sa  main,  dérange  les  feuillets  du  livre. 
Ses  yeux  tombent  sur  cette  phrase  : 

«  Ézichias  eut  une  grande  joie  de  leur  arrivée. 
«  //  leur  montra  ses  pat  fions  ,  son  or  et  son 
«  argent}  tous  ses  aromates,  ses  huiles  de  sen- 
«  leur,  tous  tes  rases  précieux,  et  ce  qu'il  r  avait 
«  dans  ses  ti  ésors.  * 

Je  me  figure...  qu'on  voyait  m  qu'au 

pierres   fines,  îles   diamant 
dariques,  Un  homme  qui  en  possède  um 
mutation  si  grande  n'est  plus  pareil  aux  autres. 
Il  songe,  tout   en    les    maniant,   qu'il   tient   le 


(1 '/■    i  a/Jl/    .  I  «  loin,'  13 

résultat  d'une  quantité  innombrable  d'efforts,  et 
^  comme  la  vie  des  peuples  qu'il  aurait  pompée 
et  qu'il  peut  répandre.  C'est  une  précaution 
utile  aux  rois.  Le  plus  sage  de  tous  n'y  a  pas 
manqué.  Ses  flottes  lui  apportaient  de  l'ivoire, 
des  singes...  Où  est-ce  donc? 

11  feuillette  vivement. 
Ah  !  voici  :    ' 

«  La  Reine  de  S,i!>a,  connaissant  la  gh 

«  Salomon,  vint  le   tenter,  en  lui  proposant  des 
«  énigmes.  » 

Comment  espérait-elle  le  tenter?  Le  ' 
a  bien  voulu  tenter  Jésus!  Mais  Jésus  a  triom- 
phé parce  qu'il  était  Dieu,  et  Salomon  <jrâre 
peut-être  à  sa  science  de  magicien.  Elle  est 
sublime,  cette  science-là!  Car  le  monde,  — 
ainsi  qu'un  philosophe  me  l'a  expliqué,  —  forme 
un  ensemble  dont  toutes  les  parties  influent  les 
unes  sur  les  autres,  comme  les  organes  d'un 
seul  corps.  Il  s'agit  de  connaître  les  amours 
et  les  répulsions  naturelles  des  choses,  puis  de 
les  mettre  en  jeu!...  On  pourrait  donc  modi- 
fier ce  qui  paraît  être  l'ordre  immuable  ? 

Alors    les    deux    ombres  dessinées  derrière    lui 
par    les    bras    de  la   croix   se   projettent    en    avant. 


14  La    Tentation 

Elles  font   comme  deux  grandes  cornes;  Antoine 
s'écrie  : 

Au  secours,  mon  Dieu  ! 

L'ombre  est  revenue  à  sa  place. 

Ah!...  c'était  une  illusion!  pas  autre  chose! 
—  Il  est  inutile  que  je  me  tourmente  l'esprit! 
Je  n'ai  rien  à  faire!...  absolument  rien  à  faire! 

Il  s'asseoit,  et  se  croise  les  bras. 

Cependant...  j'avais  cru  sentir  l'approche... 
Mais  pourquoi  viendrait-// ?  D'ailleurs,  est-ce 
que  je  ne  connais  pas  ses  artifices  ?  J'ai  repoussé 
le  monstrueux  anachorète  qui  m'offrait,  en  riant, 
des  petits  pains  chauds,  le  centaure  qui  tâchait 
de  me  prendre  sur  sa  croupe,  —  et  cet  enfant 
noir  apparu  au  milieu  des  sables,  qui  était  très 
beau,  et  qui  m'a  dit  s'appeler  l'esprit  de  forni- 
cation. 

Antoine  marche  de  droite  et  de  gauche,  vive- 
ment. 

C'est  par  mon  ordre  qu'on  a  bâti  cette  foule 

de  retraites  saintes,  pleines  de  moines  portant 

des  cilices  sous  leurs  peaux  de  chèvres,  et  nom- 

pouvoii   faire  une  armée!  J'ai  ^uéri  de 

malade   ,   j'ai   chassé  des  démons  ;  j'ai 

passé  le  fleuve  au  milieu  des  crocodiles;  l'em- 


de  saint  A  n  toi  ne .  i; 

-pereur  Constantin  m'a  écrit  trois  lettres;  Bala- 
cius,  qui  avait  craché  sur  les  miennes,  a  été 
déchiré  par  ses  chevaux  ;  le  peuple  d'Alexan- 
drie, quand  j'ai  reparu,  se  battait  pour  me  voir, 
et  Athanase  m'a  reconduit  sur  la  route.  Mais 
aussi  quelles  œuvres  !  Voilà  plus  de  trente  ans 
que  je  suis  dans  le  désert  à  gémir  toujours  ! 
J'ai  porté  sur  mes  reins  quatre-vingts  livres  de 
bronze  comme  Eusèbe,  j'ai  exposé  mon  corps 
à  la  piqûre  des  insectes  comme  Macaire,  je  suis 
resté  cinquante-trois  nuits  sans  fermer  l'oeil 
comme  Pacôme  ;  et  ceux  qu'on  décapite,  qu'on 
tenaille  ou  qu'on  brûle  ont  moins  de  vertu, 
peut-être,  puisque  ma  vie  est  un  continuel 
martyre  ! 

Antoine  se  ralentit. 

Certainement,  il  n'y  a  personne  dans  une 
détresse  aussi  profonde  !  Les  cœurs  charitables 
diminuent.  On  ne  me  donne  plus  rien.  Mon 
manteau  est  usé.  Je  n'ai  pas  de  sandales,  pas 
même  une  écuelle!  —  car  j'ai  distribué  aux 
pauvres  et  à  ma  famille  tout  mon  bien,  sans 
retenir  une  obole.  Ne  serait-ce  que  pour  avoir 
des  outils  indispensables  à  mon  travail,  il  me 
faudrait  un  peu  'l'argent.  Oh!  pas  beaucoup! 
une  petite  somme!...  je  la  ménagerais. 

Les  Pères  de  Nicée,  en  robes  de  pourpre,  se 
tenaient  comme  des  mages,  sur  des  trônes,  le 


l6  La    Tentation 

long  du  mur;  et  on  les  a  régalés  dans  un  ban- 
quet, en  les  comblant  d'honneurs,  surtout 
Paphnuce,  parce  qu'il  est  borgne  et  boiteux 
depuis  la  persécution  de  Dioclétien  !  L'Empe- 
reur lui  a  baisé  plusieurs  fois  son  œil  crevé; 
quelle  sottise!  Du  reste,  le  Concile  avait  des 
membres  si  infâmes!  Un  évèque  de  Scythie, 
Théophile;  un  autre  de  Perse,  Jean;  un  gar- 
deur  de  bestiaux,  Spiridion  !  Alexandre  était 
trop  vieux.  Athanase  aurait  dû  montrer  plus 
de  douceur  aux  Ariens,  pour  en  obtenir  des 
concessions  ! 

Est-ce  qu'ils  en  auraient  fait?  Ils  n'ont  pas 
voulu  m'entendre  !  Celui  qui  parlait  contre 
moi  —  un  grand  jeune  homme  à  barbe  frisée, 
—  me  lançait,  d'un  air  tranquille,  des  objec- 
tions captieuses  ;  et,  pendant  que  je  cherchais 
mes  paroles,  ils  étaient  à  me  regarder  avec 
leurs  figures  méchantes,  en  aboyant  comme 
des  hyènes.  Ah!  que  ne  puis-je  les  faire  exiler 
tous  par  l'Empereur,  ou  plutôt  les  battre,  les 
écraser,  les  voir  souffrir!  Je  souffre  bien,  moi! 

11  s'appuie  en  défaillant  contre  sa  cabane. 

C'est  d'avoir  trop  jeûné  !  mes  forces  s'en  vont. 
Si  je  mangeais...  une  fois  seulement,  un  mor- 
ceau de  viande. 

Il  entreferme  les  yeux,  avec  langueur. 


de   i  a  ;  a  l  A  ntoi  né.  17 

Ah!  de  la  chair  rouge...  une  grappe  d 
'qu'on   mord!...  du  lait  caillé  qui   tremble  sur 
un  plat!... 

Mais  qu'ai-je  donc?...  Qu'ai-je  donc?...  Je 
sens  mon  cœur  grossir  comme  la  mer,  quand 
elle  se  gonfle  avant  l'orage.  Une  mollesse  infinie 
m'accable,  et  l'air  chaud  me  semble  rouler  le 
parfum  d'une  chevelure.  Aucune  femme  n'est 
venue,  cependant?... 

Il  se  tourne  vers  le  petit  chemin  entre  les 
roches. 

C'est  par  là  qu'elles  arrivent,  balancées  dans 
leurs  litières,  aux  bras  noirs  des  eunuques.  Elles 
descendent,  et,  joignant  leurs  mains  chargées 
d'anneaux,  elles  s'agenouillent.  Elles  me  racon- 
tent leurs  inquiétudes.  Le  besoin  d'une  volupté 
Burhumaine  les  torture;  elles  voudraient  mou- 
rir, elles  ont  vu  dans  leurs  songes  des  Dieux 
qui  les  appelaient  ;  —  et  le  bas  de  leur  robe 
tombe  sur  mes  pieds.  Je  les  repousse.  «  Oh  ! 
non, disent-elles, pas  encore!  yuedois-je  faire?» 
Toutes  les  pénitences  leur  seraient  bonnes. 
Elles  demandent  les  plus  rudes,  à  partager  la 
mienne,  à  vivre  avec  moi. 

Voilà  longtemps  que  je  n'en  ai  vu!  Peut- 
être  qu'il  en  va  venir?  pourquoi  pas?  Si  tout 
à  coup...  j'allais  entendre  tinter  des  clochettes 
de  mulet  dans  la  montagne.  11  me  semble... 


iS  1  a    Tentation 


Antoine  grimpe  sur  une  roche,  à  l'entrée  du 
sentier;  et  il  se  penche,  en  dardant  s<.s  veux  d.ms 
les  ténèbres. 

Oui!  là-bas,  tout  au  fond,  une  masse  remue, 
comme  des  gens  qui  cherchent  leur  chemin. 
Elle  est  là!  Ils  se  trompent. 

Appelant: 

De  ce  côté!  viens!  viens! 

L'écho  répète:  Viens!   viens! 

11  laisse  tomber  ses  bras,  stupéfait. 

Quelle  honte!  Ah!  pauvre  Antoine! 

Et  tout  de  suite,  il  entend  chuchoter  :  ■  Pauvre 
Antoine!  » 

Quelqu'un  ?  répondez  ! 

Le  vent  qui  passe  dans  les  intervalles  des 
roches  fait    des   modulations;  et   dans   leur 

onfuses,  il  distingue  DES  VOIX  comme 
si  l'air  parlait.  Elles  sont  basses,  et  insinuantes, 
sifflantes. 

I.  A     PB  FM  1  I    K  I. 

Veux-tu  des  femmes? 


de   saint   Antoine.  19 

LA    SECONDE 

De  grands  tas  d'argent,  plutôt? 

LA  TROISIÈME 

Une  épée  qui  reluit  ? 

et 

LES    AUTRES 

—  Le  Peuple  entier  t'admire  ! 

—  Kndors-toi  ! 

—  Tu  les  égorgeras,  va,  tu  les  égorgeras  ! 

En  même  temps,  les  objets  se  transforment.  Au 
bord  de  la  falaise,  le  vieux  palmier,  avec  sa  touffe 
de  feuilles  jaunes,  devient  le  torse  d'une  femme 
penchée  sur  l'abime,  et  dont  les  grands  cheveux 
se  balancent. 

ANTOINE 

se  tourne  vers  sa  cabane;  et  l'escabeau  soutenant 
le  gros  livre,  avec  ses  pages  chargées  de  lettres 
noires,  lui  semble  un  arbuste  tout  couvert  d'hi- 
rondelles. 

C'est  la  torche,  sans  doute,  qui  faisant  un  jeu 
de  lumière...  Éteignons-la! 

11  l'éteint,  l'obscurité  est  profonde; 

lu,  tout  à  coup,  passent  au  milieu  de  l'air, 
d'abord  une  flaque  d'eau,  ensuite  une  prostituée, 
le    coin    d'un    temple,    une    ligure    de    soldat,    un 


:o     La    Tentation   de   saint  Antoine. 

char  avec  deux   chevaux   blancs,  qui   se  cabrent. 
Ces  images  arrivent  brusquement,  par  secousses, 
se    détachant    sur   la    nuit    comme    des   peintures 
d'écarlate  sur  de  l'ébène. 

Leur  mouvement  s'accélère.  Elles  défilent  d'une 
façon  vertigineuse.  D'autres  fois,  elles  s'arrêtent 
et  palissent  par  degrés,  se  fondent;  ou  bien,  elles 
s'envolent,  et  immédiatement  d'autres  arrivent. 

Antoine  ferme  ses  paupières. 

Elles  se  multiplient,  l'entourent,  l'assiègent. 
Une  épouvante  indicible  l'envahit;  et  il  ne  sent 
plus  rien  qu'une  contraction  brûlante  à  l'épi- 
gastre.  Malgré  le  vacarme  de  sa  tète,  il  perçoit 
un  silence  énorme  qui  le  sépare  du  monde.  Il 
tache  de  parler;  impossible!  C'est  comme  si  le 
lien  général  de  son  être  se  dissolvait;  et,  ne 
résistant  plus,  Antoine  tombe  sur  la  natte. 


t$5 


'.Sl 


II 


lors  une  grande  ombre,  plus  sub- 
tile qu'une  ombre  naturelle,  et  que 
d'autres  ombres  festonnent  le  long 
de  ses  bords,  se  marque  sur  la  terre. 
C'est  le  Diable,  accoudé  contre  le 
toit  de  la  cabane  et  portant  sous  ses  deux  ailes,  — 
comme  une  chauve-souris  gigantesque  qui  allaite- 
rait ses  petits,  —  les  Sept  Péchés  Capitaux,  do::t  les 
tètes  grimaçantes  se  laissent  entrevoir  confusément. 
Antoine,  les  yeux  toujours  fermés,  jouit  de  son 
inaction  ;  et  il  étale  ses  membres  sur  la  natte. 

Elle  lui  semble  douce,  de  plus  en  plus,  —  si 
bien  qu'elle  se  rembourre,  elle  se  hausse,  elle  devient 
un  lit,  le  lit  une  chaloupe;  de  l'eau  clapote  contre 
es  lianes. 


La    Tentation 


A  droite  et  à  gauche,  s'élèvent  deux  langues  de 
terre  noire,  que  dominent  des  champs  cultivés, 
avec  un  sycomore,  de  place  en  place.  Un  bruit  de 
grelots,  de  tambours  et  de  chanteurs  retentit  au 
loin.  Ce  sont  des  gens  qui  s'en  vont  à  Canope 
dormir  sur  le  temple  de  Sérapis  pour  avoir  des 
songes.  Antoine  sait  cela;  —  et  il  glisse,  poussé 
par  le  vent,  entre  les  deux  berges  du  canal.  Les 
feuilles  des  papyrus  et  les  fleurs  rouges  des  nvm- 
ph.L.is,  plus  grandes  qu'un  homme,  se  penchent 
sur  lui.  Il  est  étendu  au  fond  de  la  barque;  un 
aviron,  à  l'arrière,  traîne  dans  l'eau.  De  temps  en 
temps  un  souffle  tiède  arrive,  et  les  roseaux  minces 
s'entre-choquent.  Le  murmure  des  petites  vagues 
diminue.  L'n  assoupissement  le  prend.  11  songe 
qu'il  est  un  solitaire  d'L'gypte. 

Alors  il  se  relève  en  sursaut. 

Ai-je  rêvé?...  C'était  si  net  que  j'en  doute. 
La  langue  me  brûle!  J'ai  soif! 

Il  entre  dans  sa  cabane,  et  t.ite  au  hasard,  partout. 

Le  sol  est  humide!...  Est-ce  qu'il  a  plu?... 
Tiens!  des  morceaux!  ma  cruche  brisée!... 
mais  l'outre  ? 

11  la  trouve. 

Vide!  complètement  \  ide  ' 

Lotir  descendre  jusqu'au   fleuve,  il  me  fau* 


t/t-    i din l   A  h  toine.  i\ 

brait  trois  heures  an  moins,  et  la  nuit  e>t  si 
profonde  que  je  n'y  verrais  pas  à  me  conduire. 
Mes  entrailles  se  tordent.  Où  est  le  pain  ? 

Apres  avoir  cherché  longtemps,  il  ramasse  une 
croûte  moins  grosse  qu'un  œuf. 

Comment?  Les  chacals  l'auront  pris?  Ah, 
malédiction  ! 

Et,  de  fureur,  il  jette  le  pain  par  terre. 

A  peine  ce  geste  est -il  fait  qu'une  table  est 
là  couverte  de  toutes  les  choses  bonnes  à  manger. 

La  nappe  de  byssus,  striée  comme  les  bande- 
lettes des  sphinx,  produit  d'elle-même  des  ondu- 
lations lumineuses.  Il  y  a  dessus  d'énormes  quar- 
tiers de  viandes  rouges,  de  grands  poissons,  des 
oiseaux  avec  leurs  plumes,  des  quadrupèdes  avec 
leurs  poils,  des  fruits  d'une  coloration  presque 
humaine;  et  des  morceaux  de  glace  blanche  et 
des  buires  de  cristal  violet  se  renvoient  des  feux. 
Antoine  distingue  au  milieu  de  la  table  un  san- 
glier fumant  par  tous  ses  pores,  les  pattes  sous  le 
ventre,  les  yeux  à  demi  clos;  —  et  l'idée  de  pou- 
voir manger  cette  béte  formidable  le  réjouit  extrê- 
mement. Puis,  ce  sont  des  choses  qu'il  n'a  jamais 
vues,  des  hachis  noirs,  des  gelées  couleur  d'or, 
des  ragoûts  où  flottent  des  champignons  comme 
des  nénuphars  sur  des  étangs,  des  mousses  si 
légères  qu'elles  ressemblent  à  des  nuages. 


24  La    Tentation 

Ta  l'arôme  de  tout  cela  lui  apporte  l'odeur  salée 

de  l'Océan,  la  fraîcheur  «.les  fontaines,  le  grand 
parfum  des  bois.  11  dilate  ses  narines  tant  qu'il 
peut;  il  en  bave;  il  se  dit  qu'il  en  a  pour  un  an, 
pour  dix  ans,  pour  sa  vie  entière! 

A  mesure  qu'il  promène  sur  les  mets  ses  yeux 
écarquillés,  d'autres  s'accumulent,  formant  une 
pyramide,  dont  les  angles  s'écroulent.  Les  vins 
se  mettent  à  couler,  les  poissons  à  palpiter,  le 
sang  dans  les  plats  bouillonne,  la  pulpe  des  fruits 
s'avance  comme  des  lèvres  amoureuses;  et  la 
table  monte  jusqu'à  sa  poitrine,  jusqu 
menton,  —  ne  portant  qu'une  seule  assiette  et 
qu'un  seul  pain,  qui  se  trouvent  juste  en  face 
de  lui. 

Il  va  saisir  le  pain.  D'autres  pains  se  présen- 
tent. 

Pour  moi!...  tous!  mais... 
Antoine  recule. 

Au  lieu  d'un  qu'il  y  avait,  en  voilà!...  C'est 
un  miracle,  alors,  le  même  que  fit  le  Sei- 
gneur!... 

Dans  quel  but  ?  Eh  !  tout  le  reste  n'est  pas 
moins  incompréhensible  !  Ah  !  démon,  va-l'en! 
va-t'en  ! 

Il  donne  un  coup  de  pied  dana  la  table,  fille 

disputait. 


ds    sa  m  t   A  n toine . 


Plus  rien  ?  —  nonl 

Il  respire  largement. 

Ah!  la  tentation  était  forte.  Mais  comme  je 
m'en  suis  délivre  I 

Il  relève  la  tète,  et  trébuche  contre  un  objet 
sonore. 

Qu'est-ce  donc? 

Antoine  se  baisse. 

Tiens!  une  coupe!  Quelqu'un,  en  voyageant, 
l'aura  perdue.  Rien  d'extraordinaire... 

11  mouille  son  doigt,  et  frotte. 

Ça  reluit!  du  métal!  Cependant,  je  ne  dis- 
tingue pas... 

11  allume  sa  torche,  et  examine  la  coupe. 

Elle  est  en  argent,  ornée  d'ovules  sur  le  bord, 
avec  une  médaille  au  fond. 

Il  fait  sauter  la  médaille  d'un  coup  d'ongle. 

C'est  une  pièce  de  monnaie  qui  vaut...  de 
sept  à  huit  drachmes;  pas  davantage!  N'im- 
porte !  je  pourrais  bien,  avec  cela,  me  procurer 
une  peau  de  brebis. 

Un  retlet  de  la  torche  éclaire  la  coupe. 

4 


;6  La    Te  niai  ion 


Pas  possible  !  en  or  !  oui  !.. .  tout  en  or  ! 

Une  autre  pièce,  plus  grande,  se  trouve  au 
fond.  Sous  celle-ci  il  en  découvre  plusieurs  autres. 

Mais  cela  fait  une  somme...  assez  forte  pour 
avoir  trois  bœufs...  un  petit  champ! 

La  coupe  est  maintenant  remplie  de  pièces  d'or. 

Allons  donc!  cent  esclaves,  des  soldats,  une 
foule,  de  quoi  acheter... 

Les  granulations  de  la  bordure,  se  détachant, 
forment  un  collier  de  perles. 

Avec  ce  joyau- là,  on  gagnerait  même  la 
femme  de  l'Empereur! 

D'une  secousse,  Antoine  fait  glisser  le  collier 
sur  son  poignet.  Il  tient  la  coupe  de  sa  main 
gauche,  et  de  sou  autre  bras  lève  la  torche  pour 
mieux  l'éclairer.  Comme  l'eau  qui  ruisselle  d'une 
vasque,  il  s'en  épanche  à  flots  continus,  —  de 
manière  à  faire  un  monticule  sur  le  sable,  — 
des  diamants,  des  cscarbouclcs  et  des  saphirs 
mêlés  à  de  grandes  pièces  d'or,  portant  des  etli- 
gies  de  rois. 

•nent  ?  comment  ?  des  staters,  des  cycles, 
des   dariques ,    des    aryandiques  !     Alexandre, 

nus,  les  Ptolcmi  -       I  mais  chacun 

d'eux  n'en  avait  pas  autant  !  Rien  d'impossible! 


de  saint  A  ntoine.  27 

plus  de  souffrance  !  et  ces  rayons  qui  m'éblouis- 
sent  !  Ah!  mon  cœur  déborde!  comme  c'est 
bon  !  oui  !...  oui  !...  encore  !  jamais  assez  !  J'au- 
rais beau  en  jeter  à  la  mer  continuellement,  il 
m'en  restera.  Pourquoi  en  perdre?  Je  garderai 
tout,  sans  le  dire  à  personne;  je  me  ferai 
creuser  dans  le  roc  une  chambre  qui  sera  cou- 
verte à  l'intérieur  de  lames  de  bronze,  —  et  je 
viendrai  là,  pour  sentir  les  piles  d'or  s'enfoncer 
sous  mes  talons; j'y  plongerai  mes  bras  comme 
dans  des  sacs  de  grain.  Je  veux  m'en  frotter  le 
visage,  me  coucher  dessus  ! 

Il  lâche  la  torche  pour  embrasser  le  tas;  et 
tombe  par  terre  sur  la  poitrine. 

Il  se  relève.  La  place  est  entièrement  vide. 

'  'u'.ii-jc  fait  ? 

Si  j'étais  mort  pendant  ce  temps- là,  c'était 
l'enfer!  l'enfer  irrévocable! 

Il  tremble  de  tous  ses  membres. 

Je  suis  donc  maudit?  Eh  non!  c'est  ma 
faute!  Je  me  laisse  prendre  à  tous  les  pièges! 
On  n'est  pas  plus  imbécile  et  plus  infâme.  Je 
voudrais  me  battre,  ou  plutôt  m'arracher  de 
mon  corps  !  Il  y  a  trop  Ion-temps  que  je  me 
contiens!  J'ai  besoin  de  me  v  rapper, 

de  tuer!  c'est  comme  si  j'avais   dans   l'âme  un 


28  Lu    Tentation 

troupeau  de  bêtes  féroces.  Je  voudrais,  à  coups 
<'■*  hache,  au  milieu  d'une  foule...  Ah!  un  poi- 
gnard !... 

11  se  jette  sur  son  couteau,  qu'il  aperçoit.  Le 
couteau  glisse  de  sa  main,  et  Antoine  reste  accoté 
contre  le  mur  de  sa  cabane,  la  bouche  grande 
ouverte,  immobile,  —  cataleptique. 

Tout  l'entourage  a  disparu. 

Il  se  croit  à  Alexandrie  sur  le  Paneum.  mon- 
tagne artificielle  qu'entoure  un  escalier  en  limaçon 
et  dressée  au  centre  de  la  ville. 

En  face  de  lui  s'étend  le  lac  Mareotis,  à  droite 
la  mer,  a  gauche  la  campagne,  —  et.  immédiate- 
ment sous  ses  veux,  une  COnfu  îtS  plats, 
traversée  du  sud  au  nord  et  de  l'est  à  l'ouest  par 
deux  rues  qui  s'entre-croisent  et  forment,  dans 
toute  leur  longueur,  une  file  de  portiques  à  chapi- 
teaux corinthiens.  Les  maisons  surplombant  cette 
double  colonnade  ont  des  fenêtres  à  vitres 
coloriées.  Quelques-unes  portent  extérieurement 
d'énormes  cages  en  bois,  où  l'air  du  dehors  s'en- 
gouffre. 

I  l     monuments  d'architecture  différente 
sent  les  uns    près  des    autres.   Des    pylôni 
tiens   dominent  des   temples  grecs.    Des  obélisques 
Comme  des  lances  entre  des  ciénc.iux 

de  brii|i  \u   milieu   des  plact 

des    Henné.  des  Anubis  a 


de   saint  A  n toine.  29 

tête  de   chien     Antoine    distingue    des    m 

dans  les  cours    et  aux  poutrelles  des  plafonds  des 

tapis  accrochés. 

11  embrasse,  d'un  seul  coup  d'œil,  les  deux 
ports  (le  Grand-Port  et  l'Eunoste),  ronds  tous 
les  deux  comme  deux  cirques,  et  que  sépare  un 
môle  joignant  Alexandrie  à  l'îlot  escarpé  sur  lequel 
se  lève  la  tour  du  Phare  quadrangulaire,  haute 
de  cinq  cents  coudées  et  à  neuf  étages,  —  avec 
un  amas  de  charbons  noirs  fumant  à  son  som- 
met. 

De  petits  ports  intérieurs  découpent  les  ports 
principaux.  Le  mole,  à  chaque  bout,  est  terminé 
par  un  pont  établi  sur  des  colonnes  de  marbre 
plantées  dans  la  mer.  Des  voiles  passent  des- 
sous ;  et  de  lourdes  gabares  débordantes  de  mar- 
chandises, des  barques  thalamèges  à  incrii 
d'ivoire,  des  gondoles  couvertes  d'un  tcndelct.  des 
trirèmes  et  des  birèmes,  toutes  sortes  de  bateaux, 
circulent  ou  stationnent  contre  les  quais. 

Autour  du  Grand-Port,  c'est  une  suite  ininter- 
rompue de  constructions  royales  :  le  palais  des 
Ptolémées,  le  Muséum,  le  Posidium,  le 
reum,  le  Timonium  où  se  réfugia  Marc-Antoine, 
le  Sonia  qui  contient  le  tombeau  d'Alexandre; 
—  tandis  qu'à  l'autre  extrémité  de  la  ville,  après 
ite,  on  aperçoit  dans  un  faubourg  des 
[nés  de  verre,  de  parfums  et  de  papyrus. 

Des     vendeurs    ambulants.    îles     portefaix,    des 

àniers  courent,   se    heurtent.    (,'.i    et    là,  un    prêtre 

.wxc    une    peau    de  panthère  sur  l'épaule, 


30  la    Tentation 

un  soldat  romain  à  casque  de  bronze,  beaucoup 
de  nègres.  Au  seuil  des  boutiques,  des  femmes 
s'arrêtent,  des  artisans  travaillent;  et  le  grince- 
ment des  chars  fait  envoler  des  oiseaux  qui  man- 
gent par  terre  les  détritus  des  boucheries  et  des 
restes  de  poisson. 

Sur  l'uniformité  des  maisons  blanches,  le  dessin 
des  rues  jette  comme  un  réseau  noir.  Les  marchés 
pleins  d'herbes  y  font  des  bouquets  verts,  les 
sécheries  des  teinturiers  des  plaques  de  couleurs, 
les  ornements  d'or  au  fronton  des  temples  des 
points  lumineux,  —  tout  cela  compris  dans  l'en- 
ceinte ovale  des  murs  grisâtres,  sous  la  voûte  du 
ciel  bleu,  prés  de  ta  mer  immobile. 

Mais  la  foule  s'arrête,  et  regarde  du  côté  de 
l'occident,  d'où  s'avancent  d'énormes  tourbillons 
de  poussière. 

Ce  sont  les  moines  de  la  Thébaïde,  vêtus  de 
peaux  de  chèvre,  armés  de  gourdins,  et  hurlant 
un  cantique  de  guerre  et  de  religion  avec  ce  re- 
frain :  «  Où  sont-ils?  où  sont-ils  ?  » 

Antoine  comprend  qu'ils  viennent  pour  tuer  les 
Ariens. 

Tout  à  coup  les  rues  se  vident,  —  et  l'on  ne 
voit  plus  que  des  pieds  levés. 

Les    Solitaires    maintenant    sont    dans    la    ville. 

Leurs    formidables    bâtons,    garnis   de  clous,   tour- 

ii.  m    commi     des    soleils    d'acier.   On   entend    le 

fracas  des  cho  maisons.  11  y  a 

rvalli  •  de  silence.   Puis  de  grands   eus 

s'élèvent. 


Je   saint   Antoine. 


D'un  bout  à  l'autre  des  rues,  c'est  un  remous 
continuel  de  peuple  effaré. 

Plusieurs  tiennent  des  piques.  Quelquefois,  deux 
groupes  se  rencontrent,  n'en  font  qu'un  ;  et  cette 
masse  glisse  sur  les  dalles,  se  disjoint,  s'abat. 
Mais  toujours  les  hommes  à  longs  cheveux  repa- 
raissent. 

Des  filets  de  fumée  s'échappent  du  coin  des 
édifices.  Les  battants  des  portes  éclatent.  Des 
pans  de  murs  s'écroulent.  Des  architraves  tom- 
bent. 

Antoine  retrouve  tous  ses  ennemis  l'un  après 
l'autre.  11  en  reconnaît  qu'il  avait  oubliés;  avant 
de  les  tuer,  il  les  outrage.  II  éventre,  égorge, 
assomme,  traîne  les  vieillards  par  la  barbe,  écrase 
les  enfants,  frappe  les  blessés.  Et  on  se  venge 
du  luxe;  ceux  qui  ne  savent  pas  lire  déchirent  les 
livres;  d'autres  cassent,  abîment  les  statues,  les 
peintures,  les  meubles,  les  coffrets,  mille  délica- 
tesses dont  ils  ignorent  l'usage  et  qui,  à  cause  de 
cela,  les  exaspèrent.  De  temps  à  autre,  ils  s'arrê- 
tent tout  hors  d'haleine,  puis  recommencent. 

Les  habitants,  réfugiés  dans  les  cours,  gémis- 
sent. Les  femmes  lèvent  au  ciel  leurs  yeux  en 
pleurs  et  leurs  bras  nus.  Pour  fléchir  les  Soli- 
taires, elles  embrassent  leurs  genoux;  ils  les  ren- 
versent ;  et  le  sang  jaillit  jusqu'aux  plafonds, 
retombe  en  nappes  le  long  des  murs,  ruisselle  du 
tronc  des  cadavres  décapités,  emplit  les  aqueducs, 
fait  par  terre  de  larges  flaques  rouges. 

Antoine    en     a     jusqu'aux     jarrets.    Il     marche 


;j  La   Tentation 

dedans  ;  il  en  hume  les  gouttelettes  sur  ses 
lèvres,  et  tressaille  «Je  jo>e  à  le,  sentir  contre  ses 
membres,  sous  sa  tunique  de  poils,  qui  en  est 
trempée. 

La  nuit  vient.  L'immense  clameur  s'apaise. 

Les  Solitaires  ont  disparu. 

Tout  à  coup,  sur  les  galeries  extérieures  bor- 
dant les  neuf  étages  du  Phare,  Antoine  aperçoit 
de  grosses  lignes  noires  comme  seraient  des  cor- 
be.iux  arrêtés.  Il  v  court,  et  il  se  trouve  au  sommet. 

Un  grand  miroir  de  cuivre,  tourné  vers  la 
haute  mer,  reflète  les  navires  qui  sont  au  large. 

Antoine  s'amuse  à  les  regarder;  et  à  mesure 
qu'il  les  regarde,  leur  nombre  augmente. 

Ils  sont  tassés  dans  un  golfe  ayant  la  forme 
d'un  croissant.  Par  derrière,  sur  un  promontoire, 
s'étale  une  ville  neuve  d'architecture  romaine, 
avec  des  coupoles  de  pierre,  des  toits  coniques, 
des  marbres  roses  et  bleus,  et  une  profusion  d'ai- 
rain appliquée  aux  volutes  des  chapiteaux,  à  la 
crête  des  maisons,  aux  angles  des  corniches.  Un 
cyprès  la  domine.  La  couleur  de  la  mer 
est  plus  verte,  l'air  plus  froid.  Sur  les  montagnes 
à  l'horizon,   il  y  a  de  la  neige. 

Antoine   cherche   sa    route,   quand    un   homme 

et    lui    dit  :  •   Venezl    ou   vous  attend  I  » 

Il  traverse  un  forum,  entre   dans    une    cour,   se 

,.11.  nm   porte;  et  il  arrive  devant  la  Façade 

du  p. dais,  décoré  par   un  grou;  m   repré- 

sente l'empereur  Constantin  terrassant  un  dragon. 


dt   w7  -a  t  A  h  toin  i' .  33 

Une  v.isquc  dé  porphyre  porte  à  son  milieu  une 
conque  en  or  pleine  de  pistaches.  Son  guuie  lui 
dit  qu'il  peut  en  prendre.  Il  en  prend. 

Puis  il  est  connue  perdu  dans  une  succession 
d'appartements. 

On  voit,  le  long  des  murs  en  mosaïque,  des 
généraux  offrant  à  l'Empereur  sur  le  plat  de  la 
main  des  villes  conquises.  Et  partout,  ce  sont  des 
colonnes  de  basalte,  des  grilles  en  filigrane  d'ar- 
gent, des  sièges  d'ivoire,  des  tapisseries  brodées 
de  perles.  La  lumière  tombe  des  voûtes;  Antoine 
continue  à  marcher.  De  tièdes  exhalaisons  circu- 
lent; il  entend,  quelquefois,  le  claquement  discret 
d'une  sandale.  Postés  dans  les  antichambres,  des 
gardiens,  —  qui  ressemblent  à  des  automates,  — 
tiennent    sur  leurs  épaules  des   bâtons  de  vermeil. 

Enfin,  il  se  trouve   au   bas  d'une  salle    terminée 

au  fond  par  des  rideaux  d'hyacinthe.  Ils  s'écartent, 

ivrent  l'Empereur,  assis  sur  un  troue,  en 

tunique  violette,  et  chaussé  de  brodequins  rouges 

à  bandes  noires. 

Un  diadème  de  perles  contourne  sa  chevelure 
disposée  en  rouleaux  symétriques.  Il  a  les  pau- 
pières tombantes,  le  nez  droit,  la  physionomie 
lourde  et  sournoise.  Aux  coins  du  dais  étendu  sur 
sa  tète  quatre  colombes  d'or  sont  posées,  et  au 
pied  du  tronc  deux  lions  d'émail  accroupis.  Les 
colombe,  se  mettent  a  chanter,  les  lions  à  ru^ir, 
l'Empereur  roule  des  veux.  Antoine  s'avance;  et 
tOUt  de   suite,   sans  préambule,  ils  se  racontent  des 

événements.  Dans  les  villes  d'Antioche,  A'] 


34  La   Tentation 

et  d'Alexandrie,  on  a  saccagé  les  temples  et  fait 
avec  les  statues  des  dieux,  des  pots  et  des  mar- 
mites; l'Empereur  en  rit  beaucoup,  Antoine  lui 
reproche  sa  tolérance  envers  les  Novaticns.  Mais 
l'Empereur  s'emporte  :  Novatiens,  Ariens.  Mili- 
ciens, tous  l'ennuient.  Cependant  il  admire  l'épis- 
copat,  car  les  chrétiens  relevant  des  évéques,  qui 
dépendent  de  cinq  ou  six  personnages,  il  s'agit 
i  r  ceux-là  pour  avoir  à  soi  tous  les  autres. 
Aussi  n'a-t-il  pas  manqué  de  leur  fournir  des 
sommes  considérables.  Mais  il  déteste  les  pères 
du  Concile  de  Nicée.  —  «  Allons  les  voir!  »  An- 
toine le  suit. 

Et  ils  se  trouvent,  de  plain-pied,  sur  une  ter- 
rasse. 

Elle  domine  un  hippodrome,  rempli  de  monde 
et  que  surmontent  des  portiques,  où  le  reste  de  la 
foule  se  promène.  Au  centre  du  champ  de  course 
s'étend  une  plate-forme  étroite,  portant  sur  sa  lon- 
gueur un  petit  temple  de  Mercure,  la  statue  de 
'  itin,  trois  serpents  de  bronze  entre! 

un   bout  de  gros   oeufs   en    bois,    et    à    l'autre    sept 
dauphins  la  queue  en  l'air. 

Derrière    le    pavillon    impérial,    les    Préfets   des 

chamhi  .  domestiques  et    les    l'a- 

'échelonnent    jusqu'au  premier  étage  d'une 

église,    dont    toutes    les    fenêtres    sont    garnies    de 

■\    droit  :  est    la  tribune   de   la  faction 

bleue.   1  [le    île    la   verte,   en  dessous   un 

piquet    de    soldats,   et.   au     niveau    de    l'arène,    un 
rang  d'arcs  corinthien.,  formant  l'entrée  de 


de    saint   A  ni  ont  s.  35 

I.es  courses  vont  commencer,  les  chevau 
gnent.  De  hauts  panaches,  plantés  entre  leurs 
oreilles,  se  balancent  au  vent  comme  des  arbres;  et 
ils  secouent,  dans  leurs  bonds,  des  chars  en  forme 
de  coquille,  conduits  p:ir  des  cochers  revêtus  d'une 
sorte  de  cuirasse  multicolore,  avec  des  manches 
étroites  du  poignet  et  larges  du  bras,  les  jambes 
nues,  toute  la  barbe,  les  cheveux  rasés  sur  le  front 
à  la  mode  des  Huns. 

Antoine  est  d'abord  assourdi  par  le  clapote- 
ment des  voix.  Du  haut  en  bas,  il  n'aperçoit  que 
des  visages  fardés,  des  vêtements  bigarrés,  des 
plaques  d'orfèvrerie;  et  le  sable  de  l'arène,  tout 
blanc,  brille  comme  un  miroir. 

L'Empereur  l'entretient.  Il  lui  confie  des  choses 
importantes,  secrètes,  lui  avoue  l'assassinat  de  son 
fils  Crispus,  lui  demande  même  des  conseils  pour 
sa  santé. 

Cependant  Antoine  remarque  des  esclaves  au 
fond  des  loges.  Ce  sont  les  pères  du  Concile  de 
Nicée,  en  haillons,  abjects.  Le  martyr  Paphnuce 
brosse  la  crinière  d'un  cheval,  Théophile  lave  les 
jambes  d'un  autre,  Jean  peint  les  sabots  d'un 
troisième,  Alexandre  ramasse  du  crottin  dans  une 
corbeille. 

Antoine  passe  au  milieu  d'eux.  Ils  font  la 
haie,  le  prient  d'intercéder,  lui  baisent  les  mains. 
La  foule  entière  les  hue;  et  il  jouit  de  leur  dégra- 
dation, démesurément.  Le  voila  devenu  un  des 
grands  de  la  Cour,  confident  de  l'Empereur,  pre- 
mier  ministre  1  Constantin   lui  pose  son   diadème 


36  La    Tentation 

sur  le  front.  Antoine  le  garde,  trouvant  cet  hon- 
neur tout  simple. 

Et  bientôt  se  découvre  sous  les  ténèbres  une 
salle   immense,    éclairée   par  des  candélabres  d'or. 

Des  colonnes,  à  demi  perdues  dans  l'ombre  tant 
elles  sont  bautes,  vont  s'alignant  à  la  file  en  debors 
des  tables  qui  se  prolongent  jusqu'à  l'horizon,  — 
où  apparaissent,  dans  une  vapeur  lumincn 
superpositions  d'escaliers,  des  suites  d'arcades,  des 
»,  des  tours,  et  par  derrière  une  vague 
bordure  de  palais  que  dépassent  des  cèdres,  faisant 
des  niasses  plus  noires  sur  l'obscurité. 

Les  convives,  couronnés  de  violettes,  s'appuient 
du  coude  contre  des  lits  très  bas.  Le  long  de  ces 
deux  rangs,  des  amphores  qu'on  incline  versent 
du  vin;  —  et  tout  au  fond,  seul,  coiffé  de  la 
tiare  et  couvert  d'escarboucles,  mange  et  boit  le 
roi  Nabuchodonosor. 

A  sa  droite  et  à  sa  gauche,  deux  théories  de 
prêtres  en  bonnets  pointus  balancent  des  encen- 
soirs. Par  terre,  sous  lui,  rampent  les  rois  cap- 
tifs, sans  pieds  ni  mains,  auxquels  il  jette  des 
os  à  ronger;  plus  bas  se  tiennent  ses  frères,  avec 
un  bandeau  sur   les  veux.  —  étant  tous  aveugles. 

plainte  continue  monte  du  fond  di 
tules.  Les  sons  doux  et  longs  d'un  orgue  hydrau- 
lique alternent  avec  les  chœurs  de  voix;  et  on 
sent  qu'il  y  a  tout  autour  de  la  salle  une  ville 
démesurée,  un  océan  d'hommes  dont  le  .  Ilots  bat- 
tent les  murs. 


de   suint    A  n  toine .  ?7 

Les   esclaves   courent,   portant   ii 

femmes  circulent  offrant  à  boire,  les  corbeilles 
crient  sous  le  poids  des  pains;  et  un  droma- 
daire, charge  d'outrés  percées,  passe  et  revient, 
laissant  couler  de  la  verveine  pour  rafraîchir  les 
dalles. 

Des  belluaires  amènent  des  lions.  Des  dan- 
les  cheveux  pris  dans  des  filets,  tournent 
sur  les  mains  en  crachant  du  feu  par  les  narines; 
des  bateleurs  nègres  jonglent,  des  enfants  nus  se 
lancent  des  pelotes  de  neige,  qui  s'écrasent  en 
tombant  contre  les  claires  argenteries.  La  clameur 
est  si  formidable  qu'on  dirait  une  tempête,  et  un 
nuage  flotte  sur  le  festin,  tant  il  y  a  de  viandes 
et  d'haleines.  Quelquefois  une  flammèche  des 
grands  flambeaux,  arrachée  par  le  vent,  traverse 
la  nuit  comme  une  étoile  qui  file. 

Le  Roi  essuie  avec  son  bras  les  parfums  de  son 
visage.  Il  mange  dans  les  vases  sacrés,  puis  les 
brise;  et  il  énumère  intérieurement  ses  flottes,  ses 
armées,  ses  peuples.  Tout  à  l'heure,  par  caprice, 
il  brûlera  son  palais  avec  ses  convives.  Il  compte 
rebâtir  la  tour  de  Babel  et  détrôner  Dieu. 

Antoine  lit,  de  loin,  sur  son  front,  toutes  ses 
pensées.  Elles  le  pénètrent,  —  et  il  devient  Nabu- 
chodonosor. 

Aussitôt  il  est  repu  de  débordements  et  d'exter- 
minations ;  et  l'envie  le  prend  de  se  rouler  dans 
la  bassesse.  D'ailleurs,  la  dégradation  de  ce  qui 
épouvante  les  hommes  est  un  outrage  fait  à  leur 
esprit,   une   manière   encore  de    les    stupéfier;  et 


La    Tentation 

comme  rien  n'est  plus  vil  qu'une  bête  brute, 
Antoine  se  met  à  quatre  pattes  sur  la  table,  et 
beugle  connue  un  taureau. 

11  sent  une  douleur  à  la  main,  —  un  caillou,  par 
hasard,  l'a  blessé,  —  et  il  se  retrouve  devant  sa 
cabane. 

L'enceinte  des  roches  est  vide.  Les  étoiles  rayon- 
nent. Tout  se  tait. 

Une  fois  de  plus  je  me  suis  trompé!  Pour- 
quoi ces  choses?  Elles  viennent  des  soulève- 
ments de  la  chair.  Ah!  misérable! 

Il  s'élance  dans  sa  cabane,  y  prend  un  paquet 
de  cordes,  terminé  par  des  ongles  métalliques,  se 
dénude  jusqu'à  la  ceinture,  et  levant  la  tête  vers 
ie  ciel  : 

Accepte  ma  pénitence,  ô    mon    Dieu  !  ne   la 
pas    pour    sa    faiblesse.     Rends -la 
aiguë,   prolongée,  excessive!    11   est   temps!  à 
l'œuvre  ! 

Il  s'applique  un  cinglon  vigoureux. 

Aie  !  non  !  non  !  pas  de  pitié  ! 

11  recommem  e, 

<  )li  !  nh  '  ni]  '  i  haque  coup  me  déchire  I  - 
me  tranche  Les  membres.  Cela  me  brûle  horri- 
blement ! 


d r    <;a  in  t   A  ntoine. 

Ehl  ce  n'est  pas  terrible!  un  s'y  l'ail.  Il  me 
semble  même... 

Antoine  s'arrête. 

V.i  donc,  lâche!  va  donc!  Bien!  bien!  sur 
les  bras,  dans  le  dos,  sur  la  poitrine,  contre  le 
ventre,  partout  !  Sifflez,  lanières,  mordez-moi, 
arrachez-moi  !  Je  voudrais  que  les  gouttes  de 
mon  sang  jaillissent  jusqu'aux  étoiles,  fissent 
craquer  mes  os,  découvrir  mes  nerfs!  Des 
tenailles,  des  chevalets,  du  plomb  fondu!  Les 
martyrs  en  ont  subi  bien  d  autres!  n'est-ce  pas, 
Ammonaria  ? 

L'ombre  des  cornes  du  Diable  reparaît. 

J'aurais  pu  être  attaché  à  la  colonne  près  de 
la  tienne,  face  à  face,  sous  tes  yeux,  répondant 
à  tes  cris  par  mes  soupirs  ;  et  nos  douleurs  se 
seraient    confondues,    nos    âmes    se    si 
mêlées. 

Il  se  flagelle  avec  furie. 

Tiens,  tiens  !  pour  toi  !  encore!...  Mais  voilà 
qu'un  chatouillement  me  parcourt.  Quel  sup- 
plice! quelles  délices!  ce  sont  comme  des  baisers 
Ma  moelle  se  fond!  je  meurs! 

Et  il  voit  en  face  de  lui   trois  cavaliers   montés 


40 


/ <i    Tf niai io n 


sur  des  onagres,  vêtus  de  robes  vertes,  tenant  des 
lis  .1  la  main  et  se  ressemblant  tous  de  ligure. 

Antoine  se  retourne,  et  il  voit  trois  autres  cava- 
mblables,  sur  de  pareils  onagres,  dans  la 
même   attitude. 

11  recule.  Alors  les  onagres,  tous  à  la  fois,  font 
un  pas  et  frottent  leur  museau  contre  lui,  en 
essayant  de  mordre  son  vêtement.  Des  voix  crient  : 
«  Par  ici,  par  ici,  c'est  là  !  »  Et  des  étendards 
paraissent  entre  les  fentes  de  la  montagne  avec  des 
tètes  de  chameau  en  licol  de  soie  rouge,  des 
mulets  chargés  de  bagages,  et  des  femmes  cou- 
vertes de  voiles  jaunes,  montées  à  califourchon' 
sur  des  chevaux-pie. 

Les  bêtes  haletantes  se  couchent,  les  esclaves  se 
précipitent  sur  les  ballots,  on  déroule  des  tapis 
bariolés,  on  étale  par  terre  des  choses  qui  brillent. 

Un  éléphant  blanc,  caparaçonné  d'un  filet  d'or, 
accourt,  en  secouant  le  bouquet  de  plumes  d'au- 
truche attaché  à  son  frontal. 

Sur  son  dos,  parmi  des  coussins  de  laine 
bleue,  jambes  croisées,  paupières  à  demi  closes  et 
se  balançant  la  tète,  il  y  a  une  femme  si  splen- 
didement  vêtue  qu'elle  envoie   îles    rayons    autour 

d'elle.  La  foule   se    prosterne,   l'éléphant  plie  les 

genoux,  et 

LA    R i  INI     DE    SA  HA 

se    laissant    glisser   le   long  de  son   épaule,   d 

sur  les  tapis  et  s'avance  vers  !  lint  Antoine. 


de   sain/    Antoine.  41 

Sa  robe  en  brocart  d'or,  divisée  régulièrement 
par  des  falbalas  de  perles,  de  jais  et  de  saphirs, 
lui  serre  la  taille  dans  un  corsage  étroit,  rehaussé 
d'applications  de  couleur,  qui  représentent  les 
douze  signes  du  Zodiaque.  Elle  a  des  patins  très 
hauts,  dont  l'un  est  noir  et  semé  d'étoiles  d'ar- 
gent, avec  un  croissant  de  lune,  — et  l'autre,  qui 
est  blanc,  est  couvert  de  gouttelettes  d'or  avec  un 
soleil  au  milieu. 

Ses  larges  manches,  garnies  d'émeraudes  et  de 
plumes  d'oiseau,  laissent  voir  à  nu  son  petit 
br.is  rond,  orne  au  poignet  d'un  bracelet  d'ébène, 
et  ses  mains  chargées  de  bagues  se  terminent  par 
des  ongles  si  pointus  que  le  bout  de  ses  doigts 
ressemble  presque  à  des  aiguilles. 

Une  chaîne  d'or  plate,  lui  passant  sous  le 
menton,  monte  le  long  de  ses  joues,  s'enroule  en 
spirale  autour  de  sa  coiffure,  poudrée  de  poudre 
bleue;  puis,  redescendant,  lui  effleure  les  épaules 
et  vient  s'attacher  sur  sa  poitrine  à  un  scorpion  de 
diamant,  qui  allonge  la  langue  entre  ses  seins. 
Deux  grosses  perles  blondes  tirent  ses  oreilles.  Le 
bord  de  ses  paupières  est  peint  en  noir.  Elle  a 
sur  la  pommette  gauche  une  tache  brune  natu- 
relle; et  elle  respire  en  ouvrant  la  bouche,  comme 
si  son  corset  la  gênait. 

Elle  secoue,  tout  en    marchant,  un  parasol  vert 
à    manche    d'ivoire,    entouré    de    sonnelt 
meilles  ;  —  et   douze   négrillons   crépus  portent  la 
longue    queue    de   sa    robe,    dont    un    singe   lient 
l'extrémité  qu'il  soulevé  de  temps  .1  autre. 

C 


42  La    Tentation 


Elle  dit  : 

Ah!  bel  ermite!  bel  ermite!  mon  cœur  défaille! 

A  force  de  piétiner  d'impatience  il  m'est  venu 
des  calus  au  talon,  et  j'ai  cassé  un  de  mes 
ongles  !  J'envoyais  des  bergers  qui  restaient 
sur  les  montagnes  la  main  étendue  devant  les 
yeux,  et  des  chasseurs  qui  criaient  ton  nom 
dans  les  bois,  et  des  espions  qui  parcouraient 
toutes  les  routes  en  disant  à  chaque  passant  : 
«  Lavez-vous  vu  ?  » 

La  nuit,  je  pleurais,  le  visage  tourné  vers  la 
muraille.  Mes  larmes,  à  la  longue,  ont  fait  deux 
petits  trous  dans  la  mosaïque,  comme  des 
flaques  d'eau  de  mer  dans  les  rochers,  car,  je 
t'aime!  Oh!  oui!  beaucoup! 

Elle  lui  prend  l.i  barbe. 

Ris  donc,  bel  ermite!  ris  donc!  Je  suis  très 

gaie,  tu    verras!  Je  pince  de  la  lyre,  je   danse 

comme  une  abeille,  et  je  sais  une  foule  d'his- 

i  raconter,  toutes  plus  divertissantes  les 

unes  que  les  autres. 

Tu  n'imagines  pas  La  longue  route  que  nous 
avons    faite.  Voil  i  Tes   des  courriers 

|ui  sont  morts  de  fatigue  ! 

I  ■         ont  étendus   par  terre,  saiib  mou- 

vement. 


de    saint   .  I  n  to  ine .  43 


Depuis  trois  grandes  lunes,  ils  ont  couru  d'un 
train  égal,  avec  un  caillou  dans  les  dents  pour 
couper  le  vent,  la  queue  toujours  droite,  le 
jarret  toujours  plie,  et  ^dopant  toujours.  On 
n'en  retrouvera  pas  de  pareils!  Ils  me  venaient 
de  mon  grand-père  maternel,  l'empereur Sahai  il, 
fils  d'Iakhschab,  fils  d'Iaarab,  fils  de  Kastan. 
Ah!  s'ils  vivaient  encore,  nous  les  attellerions 
à  une  litière  pour  nous  en  retourner  vite  à  la 
maison!  Mais...  comment  ?...  à  quoi  songes-tu? 

Elle  l'examine. 

Ah  !  quand  tu  seras  mon  mari,  je  t'habillerai, 
je  te  parfumerai,  je  tepilerai. 

Antoine  reste  immobile,  plus  roide  qu'un  pieu, 
paie  comme  un  mort. 

Tu  as  l'air  triste  ;  est-ce  de  quitter  ta  cabane  ? 
Moi,  j'ai  tout  quitté  pour  toi,  —  jusqu'au  roi 
Salomon,  qui  a  cependant  beaucoup  de  sagesse, 
vingt  mille  chariots  de  guerre,  et  une  belle 
barbe  !  Je  t'ai  apporté  mes  cadeaux  de  noces. 
Choisis. 

Elle  se  promène  entre  les  rangées  d'esclaves  et 
les  marchandises. 

Voici  du  baume  de  Génézareth,  de  L'encens 
du  cap  Gardefan,  du  ladanon,  du  cinnamome, 

et  du  silphium,  bon  à  mettre  dans  les  sauces. 


44  i-  <>    te  »  ta  lion 

Il  y  a  là-dedans  des  broderies  d'Assur,  des 
ivoires  du  Gange,  de  la  pourpre  d'Élisa;  et 
cette  boîte  de  neige  contient  une  outre  de  cha- 
libon,  vin  réservé  pour  les  rois  d'Assyrie,  — 
et  qui  se  boit  pur  dans  une  corne  de  licorne. 
Voilà  des  colliers,  des  agrafes,  des  filets,  des 
parasols,  de  la  poudre  d'or  de  Raasa,  du  cassi- 
teros  de  Tartessus,  du  bois  bleu  de  Pandio, 
des  fourrures  blanches  d'Issedonie,  des  escar- 
boucles  de  l'île  Palsesimonde,  et  des  cure-dents 
faits  avec  des  poils  du  tachas,  —  animal  perdu 
qui  se  trouve  sous  la  terre.  Ces  coussins  sont 
d'Kmath,  et  ces  franges  à  manteau  de  Palmyre. 
Sur  ce  tapis  de  Babylone,  il  y  a...  mais  viens 
donc  !  Viens  donc  ! 

Elle  tire  saint  Antoine  par  la  manche.  Il  résiste. 
Elle  continue  : 

Ce  tissu  mince,  qui  craque  sous  les  doigts 
avi  c  un  bruit  d'él  im  elli    .  es!  la  fameu 

jaune  apportée  p;ir    les  mai  chauds   île   la    Bac- 
II  leur  faut    quarante-trois  interprètes 
dans  leur  voyage.  Je  t'en  ferai  li ire  des  robes, 
que  tu  mettras  à  la  maison. 

Poussez  les  crochets  de  l'étui  en  sycomore, 
et  donnez-moi  la  ca  ette  d'ivoire  qui  est  au 
garrot  de  mon  él<  phant  ! 

Un   retire  d'une   boite  quelque  chose  de   rond 


i/r   ut i ii  t  A  ntoine.  45 

couvert  d'un  voile,  et  l'on  apporte  un  petit 
chargé  de  ciselures. 

Veux-tu  le  bouclier  de  Dgian-ben-Dgian, 
celui  qui  a  bâti  les  Pyramides.'  le  voilà!  Il 
est  composé  de  sept  peaux  de  dragon  mises 
l'une  sur  l'autre,  jointes  par  des  vis  de  dia- 
mant, et  qui  ont  été  tannées  dans  de  la  bile  de 
parricide.  11  représente,  d'un  côté,  toutes  les 
guerres  qui  ont  eu  lieu  depuis  l'invention  des 
armes,  et,  de  l'autre,  toutes  les  guerres  qui 
auront  lieu  jusqu'à  la  fin  du  monde.  La  foudre 
rebondit  dessus,  comme  une  balle  de  liège.  Je 
vais  le  passer  à  ton  bras,  et  tu  le  porteras  à  la 
chasse. 

Mais  si  tu  savais  ce  que  j'ai  dans  ma  petite 
boîte!  Retourne-la,  tâche  de  l'ouvrir!  Per- 
sonne n'y  parviendrait  ;  embrasse-moi  ;  je  te  le 
dirai. 

Elle  prend  s.iint  Antoine  par  les  deux  joues;  il 
la  repousse  à  bras  tendus. 

C'était  une  nuit  que  le  roi  Salomon  perdait 
la  tête.  Enfin  nous  conclûmes  un  marché.  11  se 
leva,  et  sortant  à  pas  de  loup... 

Elle  fait  une  pirouette. 

Ah  !  ah  !  bel  ermite  !  tu  ne  le  sauras  pas  !  tu 
ne  le  sauras  pas  ! 


4f>  /ii    Trni  a  lion 

Elle   secoue   son    parasol,   dont  toutes   les   clo- 
chettes tintent. 


Et  j'ai  bien  d'autres  choses  encore,  va!  J'ai 
des  trésors  enfermés  dans  des  galeries  où  l'on 
se   perd   comme  dans  un  bois.  J'ai  des  palais 

n  treillage  de  roseaux,  et  des  palais 
d'hiver  en  marbre  noir.  Au  milieu  des  lacs 
grands  comme  des  mers,  j'ai  des  îles  rondes 
comme  des  pièce-  d'argent,  toutes  couvertes 
de  nacre,  et  dont  [es  rivages  font  de  la  musique, 
au  battement  des  flots  tièdes  qui  se  roulent 
sur  le  sable.  Les  esclaves  de  mes  cuisines  pren- 
nent des  oiseaux  dans  mes  volières  et  pèchent 

on  dans  mes  viviers.  J'ai  des  graveurs 
continuellement  assis  pour  creuser  mon  por- 
trait sur  des  pierres  dures,  des  fondeurs  hale- 
tants qui  coulent  mes  statues,  des  parfumeurs 
qui  mêlent  le  suc  des  plantes  à  des  vinaigres 
et  battent  des  pâtes.  J'ai  des  couturières  qui 
me  coupent  des  étoffes,  des  orfèvres  qui  me 
travaillent  des  bijoux,  des  coiffeuses  qui  sont  à 
me  chercher  des  coiffures,  et  des  peintres  atten- 
tifs, versant  sur  mes  lambris  des  résines  bouil- 
lantes, qu'ils  refroidissent  avec  dei  i  rentails. 
J'ai  des  suivantes  de  quoi  faire  un  harem,  des 
eunuqu'  i    faire    uni  l'ai  des 

uples  !  J'ai  dans  mon  vesti- 


>/,-    |  a  i  il  /    A  n  loi  il  r .  47 

bule  une  garde  de  nains  portant  sur  le  dos  des 
trompes  d'ivoire. 

Antoine  soupire. 

J'ai  des  attelages  de  gazelles,  des  quadriges 
d'éléphants,  des  couples  de  chameaux  par  cen- 
taines, et  des  cavales  à  crinière  si  longue  que 
leurs  pieds  y  entrent  quand  elles  galopent,  et 
des  troupeaux  à  cornes  si  larges  que  l'on  abat 
les  bois  devant  eux  quand  ils  pâturent.  J'ai  des 
girafes  qui  se  promènent  dans  mes  jardins,  et 
qui  avancent  leur  tête  sur  le  bord  de  mon  toit, 
quand  je  prends  l'air  après  dîner. 

Assise  dans  une  coquille,  et  traînée  par  des 
dauphins,  je  me  promène  dans  les  grottes, 
écoutant  tomber  l'eau  des  stalactites.  Je  vais 
au  pays  des  diamants,  où  les  magiciens  mes 
amis  me  laissent  choisir  les  plus  beaux;  puis 
je  remonte  sur  la  terre,  et  je  rentre  chez  moi. 

Hlle  pousse  un  sifflement  aigu;  —  et  un  grand 
oiseau,  qui  descend  du  ciel,  vient  s'abattre  sur  le 
sommet  de  sa  chevelure,  dont  il  fait  tomber  la 
poudre  bleue. 

Son  plumage,  de  couleur  orange,  semble  com- 
posé d'écaillés  métalliques.  Sa  petite  tête,  garnie 
d'une  huppe  d'argent,  représente  un  visage  hu- 
main. Il  a  quatre  ailes,  d  le  vautour,  et 
une  immense  queue  de  paon,  qu'il  étale  en  rond 
derrière  lui. 


48  La    Tentation 

Il  saisit  dans  son  bec  le  parasol  de  la  Reine, 
chancelle  un  peu  avant  de  prendre  son  aplomb, 
puis  hérisse  toutes  ses  plumes,  et  demeure  immo- 
bile. 

Merci,  beau  Simorg-anka!  toi  qui  m'as  appris 
où  se  cachait  l'amoureux!  Merci!  merci!  mes- 
sager de  mon  cœur  ! 

11  vole  comme  le  désir.  11  fait  le  tour  du 
monde  dans  sa  journée.  Le  soir,  il  revient;  il 
se  pose  au  pied  de  ma  couche;  il  me  raconte 
ce  qu'il  a  vu,  les  mers  qui  ont  passé  sous  lui 
avec  les  poissons  et  les  navires,  les  grands 
déserts  vides  qu'il  a  contemplés  du  haut  des 
cieux,  et  toutes  les  moissons  qui  se  courbaient 
dans  la  campagne,  et  les  plantes  qui  poussaient 
sur  le  mur  des  villes  abandonnées. 

tord  ses  bras,  langoureusement. 

si  tu  voulais,  si  tu  voulais!...  J'ai  un 
pavillon  sur  un  promontoire  au  milieu  d'un 
isthme,  entre  deux  océans.  Il  est  lambrissé  de 
plaques  de  verre,  parqueté  d'écaillés  de  tortue, 
et  s'ouvre  aux  quatre  vents  du  ciel,  n'en 
haut,  je  voi  r<  venir  mes  flottes  et  les  peuples 
qui  m  mit  m  la  colline  avec  des  fardeaux  sur 
l'<  paule.  Nou    dormirii  >lu\  ets  plus 

boirions  des  bois- 
sons  froides  de  lunts,  et  nous 


Je    S  in  il  I    A  il  I  o  m  r  . 

remanierions  le  soleil  à  travers  des  émera 
Viens!... 

Antoine  se  recule.  Elle  se  rapproche;  et  d'un 
ton  irrité: 

Comment?  ni  riche,  ni  coquette,  ni  amou- 
reuse? ce  n'est  pas  tout  cela  qu'il  te  faut 
hein  ?  mais  lascive,  grasse,  avec  une  voix 
rauque,  la  chevelure  couleur  de  feu  et  des  chairs 
rebondissantes.  Préfères -tu  un  corps  froid 
comme  la  peau  des  serpents,  ou  bien  de  grands 
yeux  noirs,  plus  sombres  que  les  cavernes  mys- 
tiques? regarde-les,  mes  yeux  ! 

Antoine,  malgré  lui,  les  regarde. 

Toutes  celles  que  tu  as  rencontrées,  depuis 
la  fille  des  carrefours  chantant  sous  sa  lanterne 
jusqu'à  la  patricienne  effeuillant  des  roses  du 
haut  de  sa  litière,  toutes  les  formes  entrevues, 
toutes  les  imaginations  de  ton  désir,  demande- 
les!  Je  ne  suis  pas  une  femme,  je  suis  un 
monde.  Mes  vêtements  n'ont  qu'à  tomber,  et 
tu  découvriras  sur  ma  personne  une  succession 
de  mystères  ! 

Antoine  claque  des  dents. 

Si  tu  posais  ton  doigt  sur  mon  épaule,  ce 
serait  comme  une  traînée  de  feu  dans  tes 
veines.  La  possession  de   la  moindre  place   do 


jo     La    Tentation   de  saint   . 

mon  corps  t'emplira  d'une  joie  plus  véhémente 
que  la  conquête  d'un  empire.  Avance  tes 
lèvres!  mes  baisers  ont  le  goût  d'un  fruit  qui 
se  fondrait  dans  ton  cœur!  Ah!  comme  tu  vas 
te  perdre  sous  mes  cheveux,  humer  ma  poitrine, 
t'ébahir  de  mes  membres,  et  brûlé  par  mes 
prunelles,  entre  mes  bras,  dans  un  tourbillon... 

Antoine  fait  un  signe  de  croix. 

Tu  me  dédaignes  !  adieu  ! 

Elle  s'éloigne  en  pleurant,  puis  se  retourne  : 

Bien  sûr?  une  femme  si  belle! 

Elle  rit,  et  le  singe  qui  tient  le  bas  de  sa  robe, 
la  soulève. 

Tu  te  repentiras,  bel  ermite,  tu  gémiras!  tu 
t'ennuieras!  mais  je  m'en  moque!  la!  lai  la! 
oh  !  oh  !  oh  ! 

Elle  s'en  v.i  la  figure  dans  les  mains,  en  sau- 
tillant à  cloche-pied. 

s    défilent   devant  saint  Antoine,  les 
chevaux,    les    dromadaires,    l'éléphant,    1- 
vantes,  les  mulets  qu'un  a  rechargés,  les  négril- 
lons, le  singe,  les  courriers  verts,  tenant  à  la  main 
leur    lis   cassé;  —  et  la  Reine   de    S.iba  s' 
en    poussant   une  |uel  convulsif,  qui 

vu  à  un  ricanement. 


<Y£msZ 


III 


uand  elle  a  disparu,  Antoine  aperçoit 

un  enfant  sur  lu  seuil  de  sa  cabane. 

C'est  quelqu'un  des  serviteurs  de 
la  Reine,  pense-t-il. 

Cet  enfant  est  petit  comme  un  nain,  et  pour- 
tant trapu  comme  un  Cabire,  contourné,  d'aspect 
misérable.  Des  cheveux  blancs  couvrent  sa  tète 
prodigieusement  grosse;  et  il  grelotte  sous  une 
Ite  tunique,  tout  en  gardant  à  sa  main  un 
rouleau  de  pi: 

La  lumière  de  la  lune,  que    traverse   un 
tombe  sur  lui 


52  La    Tentation 

A  NT  Ol  N  E 

l'observe  de  loin  et  en  a  peur. 
Qui  es-tu? 

L'EXF  a  n  t 
répond  : 

Ton  ancien  disciple  Hilarion! 

ANTOINE 

Tu  mens!  Hilarion  habite  depuis  longues 
années  la  Palestine. 

H  I  LARION 
J  en  suis  revenu!  c'est  bien  moi! 

ANTOIN  E 

se  rapproche,  et  il  le  considère. 

Cependant  sa  figure  était  brillante  comme 
l'aurore,  candide,  joyeuse.  Celle-là  est  toute 
sombre  et  vieille. 

Il  [LA  RU 

•  le  long    travaux  m'ont  fal 

A  N  T  " 

La  voix  au:  i  est  différente.  Elle  a  un  timbre 
qui  vi 


de  saint   Antoine.  53 

HILARION 

C'est  que  je  me  nourris  de  choses  arriéres! 

ANTOINE 
Et  ces  cheveux  blancs? 

HILARION 

J'ai  eu  tant  de  chagrins  ! 

A NTOINE 
à  part  : 

Serait-ce  possible?... 

HILARION 

Je  n'étais  pas  si  loin  que  tu  le  supposes. 
L'ermite  Paul  t'a  rendu  visite  cette  année,  pen- 
dant le  mois  deschebar.  Il  y  ajuste  vingt  jours 
que  les  Nomades  t'ont  apporté  du  pain.  Tu  as 
dit,  avant-hier,  à  un  matelot  de  te  faire  par- 
venir trois  poinçons. 

AN  TOI  .\  B 
11  sait  tout  ! 

HILARION 

Apprends  même  que  je  ne  t'ai  jamais  quitté. 
Mais  tu  passes  de  longues  périodes  sans  in'u- 
percevoir. 


^4  î  '    Ten  talion 


ANTOINE 

Comment  cela?  Il  est  vrai  <|iie  j'ai  la  tète  si 
troublée!  Cette  nuit  particulièrement... 

HILARION 

Tous  les  Péchés  Capitaux  sont  venus.  Mais 
leurs  piètres  embûches  se  brisent  contre  un 
Saint  tel  que  toi  ! 

ANTOINÏ 

Oh!  non!...  non!  A  chaque  minute,  je  dé- 
faille! Que  ne  suis-je  un  de  ceux  dont  l'âme 
est  toujours  intrénide  et  l'esprit  ferme,  —  comme 
le  grand  Athanase,  par  exemple. 

II  I  LA  Kl  (IN 

Il  a  >:ié  ordonné  illégalement  par  sept  évo- 
ques! 

ANTOINK 

Qu'importe  !  si  sa  vertu  .. 

HILARION 

Allons  donc!  un  homme  orgueilleux,  cruel, 
toujoui  intrigues,  et  finalement  exilé 

comme  accapareur. 

ANTOl 


de    mi  i  n  t   An/.  55 

Il  I  I.A  i;  TON 

Tu  ne  nieras  pas  qu'il    ait  voulu  corrompre 
Eustates,  le  trésorier  des  largesses  ? 

A  N  T  O  I  N  V. 
On  l'affirme  ;  j'en  conviens. 

II  I  LA  u  ION 
Il  a  brûlé,  par  vengeance,  la  maison  d'Arsène! 

ANTOINE 

Hélas! 

II  I  I.A  R  H)  N 

Au  concile  de  Nicée,  il  a  dit  en  parlant  de 
Jésus  :  «  l'homme  du  Seigneur.» 

A  N  T  O  I  N  E 
Ah  !  cela  c'est  un  blasphème  ! 

II  I  LA  R  ION 

Tellement  borné,   du  reste,   qu'il  avoue  ne 
rien  comprendre  à  la  nature  du  Verbe. 

AN  TO I N  E 

souriant  de  plaisir  : 

En  effetril  n'a  pas  l'intelligence  très...  élevée. 


56  La    Tentation 

HILARION 

Si  l'on  t'avait  mis  à  sa  place,  c'eût  été  un 
grand  bonheur  pour  tes  frères  comme  pour  toi. 
Cette  vie  a  l'écart  des  autres  est  mauvaise. 

A  NTOINE 

Au  contraire  !  L'homme,  étant  esprit,  doit  se 
retirer  des  choses  mortelles.  Toute  action  le 
dégrade.  Je  voudrais  ne  pas  tenir  à  la  terre, — 
même  par  la  plante  de  mes  pieds! 

HILARION 

Hypocrite  qui  s'enfonce  dans  la  solitude 
pour  se  livrer  mieux  au  débordement  de  ses 
convoitises!  Tu  te  prives  de  viandes,  de  vin, 
d'étuves,  d'esclaves  et  d'honneurs  ;  mais  comme 
tu  laisses  ton  imagination  t'offrir  des  banquets, 
des  parfums,  des  femmes  nues  et  des  foules 
applaudissantes!  Ta  chasteté  n'est  qu'une  cor- 
ruption plus  subtile,  et  ce  mépris  du  monde 
l'impuissance  de  ta  haine  contre  lui!  C'est  là 
ce  qui  rend  tes  pareils  si  lugubres,  ou  peut- 
ètre  parce  qu'ils  doutent.  La  possession  de  la 
vérile   donne    la   joie.  Est-ce    que    Jésus  était 

Il  allait  entouré  d'amis,    se   rep 
l'ombre  de  l'olivier,  entrait  chez   le  publicain, 
multipliait  les  coupes,  pardonnant  à  la  péche- 
resse, guérissant  toutes  les  douleurs.   Toi,  tu 


de    saint  Antoine.  57 

n'as  de  pitié  que  pour  ta  misère.  (  !'<  t  comme 
un  remords  qui  t'agite  et  une  démence  farouche, 
jusqu'à  repousser  la  caresse  d'un  chien  ou  le 
sourire  d'un  enfant. 

A  MOINE 
éclate  en  sanglots. 

Assez!  assez!  tu  remues  trop  mon  cœur! 

H1LARION 

Secoue  la  vermine  de  tes  haillons  !  Relève-toi 
de  ton  ordure  !  Ton  Dieu  n'est  pas  un  Moloch 
qui  demande  de  la  chair  en  sacrifice  ! 

ANTOINE 

Cependant  la  souffrance  est  bénie.  Les  ché- 
rubins s'inclinent  pour  recevoir  le  sang  des 
confesseurs. 

II  I  LA  K  ION 

Admire  donc  les  MonUnistes  !  ils  dépassent 
tous  les  autres. 

ANTOINE 

Mais  c'est  la  vérité  de  la  doctrine  qui  fait  le 
martyre  ! 

H  I  LA  K I  ON 

Comment  peut-il  en  prouver  l'excellence, 
puisqu'il  témoigne  également  pour  L'erreur? 


58  La   Tentation 

ANTOINE 
Te  tairas-tu,  vipère! 

II  l  LA  RION 

Cela  n'est  peut-être  pas  si  difficile.  Le- 
exhortations  des  amis,  le  plaisir  d'insulter  le 
peuple,  le  serment  qu'on  a  fait,  un  certain  ver- 
tige, mille  circonstances  les  aident. 

Antoine  s'éloigne   d'Hilarion.  llilarion  le  suit. 

D'ailleurs,  cetle  manière  de  mourir  amène  de 
grands  désordres.  Denys,  Cyprien  et  Grégoire 
s'y  sont  soustraits.  Pierre  d'Alexandrie  l'a  blâ- 
mée, et  le  concile  d'Klvire... 

ANTOINE 

se  bouche  les  oreilles. 
Je  n'écoute  plus  ! 

11  II.  A  RION 
élevant  la  voix  : 

Voilà  que  tu  retombes  dans  ton  péché  d'ha- 

.  la  paresse.   L'ignorance  est  l'écume  de 

eil.  <  )n   dit:  *    Ma  conviction  est  faito 

»  et  un  nu  pi  i  e  le   docteurs, 

ophe  .  la  tradition .  et  jusqu'au  texte 

de  la  Loi  qu'on  ignore.  Crois-iu  tenir  La  sagesse 

dans  ta  main  \ 


de   \ii////  Antoine.  59 


ANTOINE 

Je  l'entends  toujours!  Ses  paroles  bruyantes 
emplissent  ma  tùte. 

HILARION 

Les  efforts  pour  comprendre  Dieu  sont  supé- 
rieurs à  tes  mortifications  pour  le  fléchir.  Nous 
n'avons  de  mérite  que  par  notre  soif  du  Vrai. 
La  Religion  seule  n'explique  pas  tout  ;  et  la 
solution  des  problèmes  que  tu  méconnais  peut 
la  rendre  plus  inattaquable  et  plus  haute. 
Donc  il  faut,  pour  son  salut,  communiquer  avec 
ses  frères,  —  ou  bien  l'Église,  l'a?semblée  des 
fidèles,  ne  serait  qu'un  mot,  —  et  écouter  toutes 
les  raisons,  ne  dédaigner  rien,  ni  personne.  Le 
sorcier  Balaam,  le  poète  Eschyle  et  la  sibylle 
de  dîmes  avaient  annoncé  le  Sauveur.  Denys 
l'Alexandrin  reçut  du  Ciel  l'ordre  de  lire  tous 
les  livres.  Saint  Clément  nous  ordonne  la 
culture  des  lettres  grecques.  Ilermas  a  etc 
converti  par  l'illusion  d'une  femme  qu'il  avait 
aimée. 

ANTOINE 

Quel  air  d'autorité!  Il  me  semble  que  tu 
grandis... 

En  eilet,  l.i  taille  d'Hilarion  s'est  progressive- 


6o  / ./    Trnlation 

nient    élevée;  et   Antoine,  pour  ne   plus   le  voir, 
ferme  les  veux. 

11  I  LA  K  ION 

Rassure-toi,  bon  ermite! 

Asseyons-nous  là,  sur  cette  grosse  pierre,  — 
comme  autrefois,  quand  à  la  première  lueur  du 
jour  je  te  saluais,  en  t 'appelant  «  claire  étoile 
du  matin  »  ;  et  tu  commençais  tout  de  suite 
mes  instructions.  Elles  ne  sont  pas  finies.  La 
lune  nous  éclaire  suffisamment.  Je  t'écoute. 

Il  a  tiré  un  calame  de  sa  ceinture;  et,  par 
terre,  jambes  croisées,  avec  son  rouleau  de  pa- 
pyrus à  la  main,  il  lève  la  tête  vers  saint  Antoine, 
qui,  assis  près  de  lui.  reste  le  front  penché. 

Apres  un  moment  de  silence,  Hilarion  reprend: 

La  parole  d<  Dieu,  n'est-ce  pas,  nous  est 
confirmée  par  les  miracles?  Cependant  les 
sorciers  de  Pharaon  en  faisaient;  d'autres 
imposteurs  peuvent  en  faire;  on  s'y  trompe. 
Qu'est-ce  donc  qu'un  miracle?  Un  événement 
qui  nous  semble  en  dehors  de  la  nature.  Mai 
connaisson    nou    touti 

qu'une  linairement   ne    nous  étonne 

pa  .    ensuit-il  que  nous  la  com| 

ANTO 1 
l'eu  importe!  il  faut  croire  l'Écriture! 


de    saint  A  n  toine.  f>i 


H  ILAKION 

Saint  Paul ,  Origène  et  bien  d'autres  ne 
l'entendaient  pas  littéralement  ;  mais  si  on 
l'explique  par  des  allégories,  elle  devient  le 
partage  d'un  petit  nombre,  et  l'évidence  de  la 

vérité  disparaît.  (_)ue  faire? 

A  N  T  O I  N  E 
S'en  remettre  à  l'Eglise! 

H  1  LA  Kl  ON 

Donc  l'Écriture  est  inutile? 

ANTOINE 

Non  pas!  quoique  l'Ancien  Testament,  je 
l'avoue,  ait...  des  obscurités...  Mais  le  Nouveau 
resplendit  d'une  lumière  pure. 

Il  II.  A  K  ION 

Cependant  l'ange  annonciateur,  dans  Mat- 
thieu, apparaît  à  Joseph,  tandis  que,  dans  Luc, 
c'est  à  M. nie.  L'onction  de  Jésus  par  une 
femme  se  passe,  d'après  le  premier  Évangile, 
au  commencement  de  sa  vie  publique,  et,  selon 
les  trois  autres  peu  de  jours  avant  sa  mort. 
Le  breuvage  qu'on  lui  offre  sur  la  croix,  c'est, 
dan  Matthieu,  du  vinaigre  avec  du  fiel,  dans 
Marc,  du  vin  et  de  la  myrrhe.  Suivant  Luc  et 


/  <i    Te n  tal  10 n 


Matthieu,  les  apôtres  ne  doivent  prendre  ni 
argent,  ni  sac,  pas  même  de  sandales  et  de 
bâton  ;  dans  Marc,  au  contraire,  Jésus  leur 
défend  de  rien  emporter  si  ce  n'est  des  sandales 
et  un  bâton.  Je  m'y  perds!... 

a  N  T  0  I  N  E 
avec  ébakissement  : 

En  effet...  en  effet... 

H  I  I.  A  RIO  N 

Au  contact  de  l'hémorroïdesse,  Jésus  se  re- 
tourna en  disant:  «  Oui  m'a  touche?  «  11  ne 
savait  donc  pas  qui  le  touchait  ?  Cela  contredit 
l'omniscience  de  Jésus.  Si  le  tombeau  était 
surveillé  par  des  gardes,  les  femmes  n'avaù  nt 
pas  à  s'inquiéter  d'un  aide  pour  soulever  la 
pierre  de  ce  tombeau.  Donc,  il  n'y  avait  pas  de 
gardes,  ou  bien   les  saintes  femmes  n'étaient 

A  Emmaiis,  il  mange  avec  ses  disciples 
et  leur  fait  tâter  ses  plaies.  C'est  un  corps 
humain,    un    objet    matériel,     pondérable,    et 

mi  qui  traverse  les  murailles.  Est-ce 
■le  ? 

A  N   I  1 1  !  N  I 

Il  faudrait  beaucoup  de  temps  pour  te  ré- 
pondre ! 


de   taittt  Antoine. 

H  I  I.  A  RI  O  N 

Pourquoi  reçut-il  le  Saint-Esprit,  bien  que- 
tant  le  Fils?  Qu'avait-il  besoin  du  baptême, 
s'il  était  le  Verbe  ?  Comment  le  Diable  pou- 
vait-il le  tenter,  lui,  Dieu? 

Est-ce  que  ces  pensées-là  ne  te  sont  jamais 
venues  ? 

ANTOINE 

Oui!...  souvent!...  Engourdies  ou  furieuses, 
elles  demeurent  dans  ma  conscience.  Je  les 
écrase,  elles  renaissent,  m'étouffent  ;  et  je  crois 
parfois  que  je  suis  maudit. 

FI  I  I.  A  K  ION 

Alors,  tu  n'as  que  faire  de  servir  Dieu  ? 

A NTOIXE 
J'ai  toujours  besoin  de  l'adorer! 
Apres  un  Ion;.;  silence, 

H  I  LA  RION 

reprend  : 

Mais  en  dehors  du  dogme,  toute  liberté  de 
recherches  nous  est  permise.  Désires-tu  con- 
naître la  hiérarchie  des  Anges,  la  vertu  des 
Nombres,  la  raison  des  germes  et  des  méta- 
morphoses ? 


/    Tentation  de  saint  Antoine. 

A  NTO I N  I 
Oui  !  oui  !  ma  pensée  se  débat  pour  sortir  de 
sa  prison.  Il  me  semble  qu'en  ramassant  nus 
forces  j'y  parviendrai.  Quelquefois  même,  pen- 
dant la  durée  d'un  éclair,  je  me  trouve  comme 
suspendu;  puis  je  retombe! 

Hl  LA  R  tON 

Le  secret  que  tu  voudrais  tenir  est  gardé  par 
des  sages.  Ils  vivent  dans  un  pays  lointain, 
ous  des  arbres  gigantesques,  vêtus  de 
blanc  et  calmes  comme  des  Dieux.  Un  air 
chaud  les  nourrit.  Des  léopards  tout  à  l'entour 
marchent  sur  des  gazons.  Le  murmure  des 
sources  avec  le  hennissement  des  licornes  se 
mêlent  à  leurs  voix.  Tu  les  écouteras  ;  et  la 
face  de  l'Inconnu  se  dévoilera! 

A  NT O I N 1 
soupirant  : 

La  route  est  longue,  et  je  suis  vieux! 

H  [ L  AR I O  N 

Oh!  oh!  les  hommes  savants  ne  sont  pus 
rares!  Il  y  en  a  même  tout  près  de  toi  ;  ici!  — 
Entrons  ! 


IV 


t  Antoine  voit  devant  lui  une  basi- 
lique immense. 

La  lumière  se  projette  du  fond, 
merveilleuse  comme  serait  un  soleil 
multicolore.  Elle  éclaire  les  têtes 
innombrables  de  la  foule  qui  emplit  la  nef  et 
reflue  entre  les  colonnes,  vers  les  bas  côtés,  —  où 
l'on  distingue,  dans  des  compartiments  de  bois, 
des  autels,  des  lits,  des  chaînettes  de  petites  pierres 
bleues,  et  des  constellations  peintes  sur  les  murs. 

Au  milieu  de  la  houle,  des  groupes,  çà  et  là, 
stationnent.  Des  hommes,  debout  sur  des  esca- 
beaux, haranguent,  le  doigt  levé;  d'autres  prient 
les  bras  en  croix,  sont  couchés  par  terre,  chantent 
des  hymnes  ou  boivent  du  vin  ;  autour  d'une  table, 


6b  La    'I\ntation 

des  fidèles  font  les  agapes;  des  martyrs  démail- 
lottent  leurs  membres  pour  montrer  leurs  bles- 
sures; des  vieillards,  appuyés  sur  des  bâtons, 
racontent  leurs  voyages. 

Il  y  en  a  du  pays  des  Germains,  de  la  Thrace 
et  des  Gaules,  de  la  Scytbîe  et  des  Indes,  —  avec 
de  la  neige  sur  la  barbe,  des  plumes  dans  la  che- 
velure, des  épines  aux  franges  de  leur  vêtement, 
les  sandales  noires  de  poussière,  la  peau  brûlée 
par  le  soleil.  Tous  les  costumes  se  confondent,  les 
manteaux  de  pourpre  et  les  robes  de  lin,  des  d.il- 
matiques  brodées,  des  sayons  de  poil,  des  bonnets 
de  matelots,  des  mitres  d'évêques.  Leurs  veux  ful- 
gurent  extraordinairement.  Ils  ont  l'air  de  bour- 
reaux ou  l'air  d'eunuques. 

Hilarion  s'avance  au  milieu  d'eux.  Tous  le 
saluent.  Antoine,  en  se  serrant  contre  son  épaule, 
les  observe.  Il  remarque  beaucoup  de  femmes. 
Plusieurs  sont  habillées  en  hommes,  avec  les  che- 
veux ras;  il  en  a  peur. 

HILARION 

Ce  sont  des  chrétiennes  qui  ont  converti 
leurs  maris.  D'ailleurs  les  femmes  sont  toujours 
pour  Jésus,  même  les  idolâtres,  témoin  Procula 
l'épouse  de  Pilate,  et  Poppée  la  concubine  de 
Néron.  Ne  tremble  plus!  avance! 

El  il  en  arrive  d'autres,  continuellement. 
Ils  se  multiplient,  se  dédoublent,  légers  comme 
des  Ombles,   tout    en    faisant    une  grande  clameur 


il  r    t  a  :  n  I    A  >!  tO  !  il  t  ■  f>7 

où  se  mêlent   des   hurlements  de  rage,   des    cris 
d'amour,  des  cantiques  et  des  objurgations. 

anïoi.n  i; 
à  voix  basse: 

Que  veulent-ils? 

HILARION 

Le  Seigneur  a  dit:  «  J'aurais  encore  à  vous 
parler  de  bien  des  choses.»  Ils  possèdent  ces 
choses. 

Et  il  le  pousse  vers  un  trône  d'or  à  cinq  mar- 
ches où,  entouré  de  quatre-vingt-quinze  disciples, 
tous  frottés  d'huile,  maigres  et  très  pâles,  siège  le 
prophète  Manès,  —  beau  comme  un  archange, 
immobile  comme  une  statue,  portant  une  robe 
indienne,  des  escarboucles  dans  ses  cheveux  nattés, 
à  sa  main  gauche  un  livre  d'images  peintes,  et 
sous  sa  droite  un  globe.  Les  images  représentent 
les  créatures  qui  sommeillaient  dans  le  chaos. 
Antoine  se  penche  pour  les  voir.  Puis, 


fait  tourner  son  globe;  et  réglant  ses  paroles  sur 
une  lyre  d'où  .s'échappent  des  sons  cristallins: 

La  terre  céleste  est  à  l'extrémité  supérieure, 
la  terre  mortelle  à  l'extrémité  inférieure.  Elle 


68  La    Tentation 

est  soutenue  par  deux  anges,  le  Splenditenens 
et  l'Omophore  à  six  visages. 

Au  sommet  du  ciel  le  plus  haut  se  tient  la 
Divinité  impassible  ;  en  dessous,  face  à  face, 
sont  le  Fils  de  Dieu  et  le  Prince  des  ténèbres. 

Les  ténèbres  s'étant  avancées  jusqu'à  son 
royaume,  Dieu  tira  de  son  essence  une  vertu 
qui  produisit  le  premier  homme  ;  et  il  l'envi- 
ronna des  cinq  éléments.  Mais  les  démons  des 
ténèbres  lui  en  dérobèrent  une  partie,  et  cette 
partie  est  l'âme. 

11  n'y  a  qu'une  seule  âme  — universellement 
épandue,  comme  l'eau  d'un  fleuve  divisé  en 
plusieurs  bras.  C'est  elle  qui  soupire  dans  le 
vent,  grince  dans  le  marbre  qu'on  scie,  hurle 
par  la  voix  de  la  mer  ;  et  elle  pleure  des 
larmes  de  lait  quand  on  arrache  les  feuilles  du 
figuier. 

Les  âmes  sorties  de  ce  monde  émigrent  vers 
les  astres,  qui  sont  des  ctres  animés. 

A  N  T  O  I  N  E 

se  met  à  rire. 

Ah!  ah!  quelle  absurde  imagination! 

l'N    HOMME 

sans  barbe  et  d'apparence  austère: 
I  ii  <jii"i  ? 


(//•    saint   A  n  toi ne.  69 

Antoine  va  répondre.  Mais  Hilarion  lui  dit  tout 
bas  que  cet  homme  est  l'immense  Origéne;  et 

M  A  N  È  S 

reprend  : 

D'abord  elles  s'arrêtent  dans  la  lune,  où 
elles  se  purifient.  Ensuite  elles  montent  dans 
le  soleil. 

A  N  T  0  I  N  E 
lentement: 

Te  ne  connais  rien...  qui  nous  empêche...  de 
le  croire. 

MANES 

Le  but  de  toute  créature  est  la  délivrance  du 
rayon  céleste  enfermé  dans  la  matière.  Il  s'en 
échappe  plus  facilement  par  les  parfums,  les 
épices,  l'arôme  du  vin  cuit,  les  choses  légères 
qui  ressemblent  à  des  pensées.  Mais  les  actes 
de  la  vie  l'y  retiennent.  Le  meurtrier  renaîtra 
dans  le  corps  d'un  celèphe,  celui  qui  tue  un 
animal  deviendra  cet  animal;  si  tu  plantes  une 
vigne,  tu  seras  lié  dans  ses  rameaux.  La  nour- 
riture en  absorbe.    Donc,  privez-vous  !  jeûnez  ! 

HILARION 

Ils  sont  tempérants,  comme  tu  vois! 


70  La    Tentation 


Il  y  en  a  beaucoup  dans  les  viandes,  moins 
dans  les  herbes.  D'ailleurs  les  Purs,  grâce  à 
leurs  mérites,  dépouillent  les  végétaux  de  cette 
partie  lumineuse  et  elle  remonte  à  son  foyer. 
Les  animaux,  par  la  génération,  l'emprisonnent 
dans  la  chair.  Donc,  fuyez  les  femmes! 

H1LARI0N 
Admire  leur  continence  ! 


Ou  plutôt,  faites  si  bien  qu'elles  ne  soient 
pas  fécondes. —  Mieux  vaut  pour  l'âme  tomber 
sur  la  terre  que  de  languir  dans  des  entraves 
charnelles  ! 

ANTOINE 
Ah  I  l'abomination  I 

h  i  LA  K  ION 

f_Hf importe  la  hiérarchie  des  turpitudes? 
l'Eglise  a  bien  fait   du  mariage  un  sacrementl 

SATURNIN 

en  costume  tic  Syrie  : 

Il  propage  un    ordre  de   choses  funeste!  Le 


i/i-   saint  Antoine.  71 

Père,  pour  punir  les  anges  révoltés,  leur 
ordonna  de  créer  le  monde.  Le  Christ  est 
venu,  afin  que  le  Dieu  des  Juifs  qui  était  un 
de  ces  anges... 

ANTOINE 
Un  ange?  lui!  le  Créateur I 

CERDON 

N'a-t-il  pas  voulu  tuer  Moïse,  tromper  ses 
prophètes,  séduit  les  peuples,  répandu  le  men- 
songe et  l'idolâtrie  ? 

MARCION 

Certainement,  le  Créateur  n'est  pas  le  vrai 
Dieu! 

SAINT    CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 
La  matière  est  éternelle! 

BARDES  A  NES 

en  mage  de  Babylone: 

Elle  a  été  formée  par  les  Sept  Esprits  plané- 
taires. 

LES     HERNIENS 

Les  anges  ont  fait  les  âmes! 


7-  Z  <!    Tentation 

LES    PRISCILL1  ANIENS 

C'est  le  Diable  qui  a  fait  le  monde 

AN TOI N  B 

se  rejette  en  arriére 

Horreur! 

HILARION 
le  soutenant  : 

Tu  te  désespères  trop  vite  !  tu  comprends 
ma]  leur  doctrine!  en  voici  un  qui  a  reçu  la 
sienne  de  Théodas,  l'ami  de  saint  Paul. 
Écoute-le  ! 

Et,  sur  un  signe  d'Hilarion, 
VALï  NTIN 

en    unique  de  toile  d'argent,  la  voix  sifflante  et 

le  cr.ine  pointu  : 

Le  monde  est  l'œuvre  d'un  Dieu  en  délire. 

A  N  T  <  I 
baisse  la  tête. 

L'œuvre  d'un  Dieu  en  délire!... 

un  lonj;  silence  : 
Comment  cela? 


i/r    s ii  m  I   A  a  toine  73 


VALENT1N 

Le  plus  parfait  des  êtres,  des  Kons,  l'Abîme, 
reposait  au  sein  de  la  Profondeur  avec  la  Pensée. 
De  leur  union  sortit  l'Intelligence,  qui  eut  pour 
compagne  la  Vérité. 

L'Intelligence  et  la  Vérité  engendrèrent  le 
Verbe  et  la  Vie,  qui,  à  leur  tour,  engendrèrent 
l'Homme  et  l'Église  ;  —  et  cela  fait  huit  Éons  ! 

Il  compte  sur  ses  doigts. 

Le  Verbe  et  la  Vérité  produisirent  dix  autres 
Eons,  c'est-à-dire  cinq  couples.  l'Homme  et 
l'Église  en  avaient  produit  douze  autres,  parmi 
lesquels  le  Paraclet  et  la  Foi,  l'Espérance  et  la 
Charité,  le  Parfait  et  la  Sagesse,  Sophia. 

L'ensemble  de  ces  trente  Eons  constitue  le 
Plérôme,  ou  Universalité  de  Dieu.  Ainsi, 
comme  les  échos  d'une  voix  qui  s'éloigne, 
comme  les  effluves  d'un  parfum  qui  s'évapore, 
comme  les  feux  du  soleil  qui  se  couche,  les 
Puissances  émanées  du  Principe  vont  toujours 
s'affaiblissant. 

Mais  Sophia,  désireuse  de  connaître  le  Père, 
s'élança  hors  du  Plérôme  ;  —  et  le  Verbe  fit 
alors  un  autre  couple,  le  Christ  et  le  Saint- 
Esprit,  qui  avait  relié  entre  eux  tous  les  Eons; 
et  tous  ensemble  ils  formèrent  Jésus,  la  fleur 
du  Plérôme. 


74  L  ii    7 1- n  ta  lion 

Cependant,  l'effort  de  Sophia  pour  s'enfuir 
avait  laissé  dans  le  vide  une  image  d'elle,  une 
substance  mauvaise,  Acharamoth.  Le  Sauveur 
en  eut  pitié,  la  délivra  des  passions  ;  —  et  du 
sourire  d'Acharamoth  délivrée  la  lumière 
naquit;  ses  larmes  firent  les  eaux,  sa  tristesse 
engendra  la  matière  noire. 

D'Acharamoth  sortit  le  Démiurge,  fabri- 
cateur  des  mondes,  des  cieux  et  du  Diable.  Il 
habite  bien  plus  bas  que  le  Plérôme,  sans  même 
l'apercevoir,  tellement  qu'il  se  croit  le  vrai 
Dieu,  et  répète  par  la  bouche  de  ses  prophètes: 
«  11  n'y  a  d'autre  Dieu  que  moi!»  Puis  il  fit 
l'homme,  et  lui  jeta  dans  l'âme  la  semence 
immatérielle,  qui  était  l'Église,  reflet  de  l'autre 
Eglise  placée  dans  le  Plérôme. 

Acharamoth,  un  jour,  parvenant  à  la  région 
la  plus  haute,  se  joindra  au  Sauveur  ;  le  feu 
caché  dans  le  monde  anéantira  toute  matière, 
se  dévorera  lui-même,  et  les  hommes,  devenus 
de  purs  esprits,  épouseront  des  anges  ! 


ORlf,  i  N  B 
Alors  le   Démon  sera  vaincu,  et  le  règne  de 

1  lieu    i  nmiiu   | 

Antoine  retient  un  cri;  et  aussitôt, 


il ' i-    j ii in t  Antoine.  75 

BASILI DE 
le  prenant  par  le  coude  : 

L'Etre  suprême  avec  les  émanations  infinies 
s'appelle  Abraxas,  et  le  Sauveur  avec  toutes 
ses  vertus  Kaulakau,  autrement  ligne-sur-ligne, 
rectitude-sur-rectitude. 

On  obtient  la  force  de  Kaulakau  par  le 
secours  de  certains  mots,  inscrits  sur  cette  cal- 
cédoine pour  faciliter  la  mémoire. 

Et  il  montre  à  son  cou  une  petite  pierre  où  sont 
gravées  des  lignes  bizarres. 

Alors  tu  seras  transporté  dans  l'Invisible  ;  et, 
supérieur  à  la  loi,  tu  mépriseras  tout,  même  la 
vertu  ! 

Nous  autres,  les  Purs,  nous  devons  fuir  la 
douleur,  d'après  l'exemple  de  Kaulakau. 

ANTOINE 
Comment!  et  la  croix? 

LES    EI.KHESAÏTES 

en  robe  d'hyacinthe,  lui  répondent  : 

La  tristesse,  la  bassesse,  la  condamnation  et 
l'oppression  de  mes  pères  sont  effacées,  grâce  à 
la  mission  qui  est  venue  ! 


76  La    Tentation 

On  peut  renier  le  Christ  inférieur,  l'homme- 
Jésus;  mais  il  faut  adorer  l'autre  Christ,  éclos 
dans  sa  personne  sous  l'aile  de  la  Colombe. 

Honorez    le  mariage!    Le    Saint-Esprit    est 

féminin  ! 

Hilarion  a  disparu  ;  et  Antoine  poussé  par  la 
foule  arrive  devant 

LFS   CAKPOCRATIENS 

étendus  avec  des  femmes  sur  des  coussins  d'écar- 
late  : 

A  Tant  de  rentrer  dans  l'Unique,  tu  passeras 
par  une  série  de  conditions  et  d'actions.  Pour 
l'affranchir  des  ténèbres,  accomplis,  dès  main- 
tenant, leurs  œuvres!  L'époux  va  dire  à  l'é- 
pouse: «  Fais  la  charité  à  ton  frère,»  et  elle 
te  baisera. 

LES   NICOLAÏTES 

assemblés  autour  d'un  mets  qui  fume: 

C'est  de  la  viande  offerte  aux  idoles; 
prends-en!  L'apostasie  est  permise  quand  le 
cœur  est  pur.  Gorge  ta  chair  de  ce  qu'elle 
demande.  Tâche  de  l'exterminer  à  force  de 
débauche:  '  Prounikos,  la  mère  du  Ciel,  s'est 
vautrée  dans  les  ignominies. 


de  saint   A  ntoine.  77 

LES    MARCOSIENS 

avec  des  anneaux  d'or,  et   ruisselants  de  baume: 

Entre  chez  nous  pour  t'unir  à  L'Esprit  !  Entre 
chez  nous  pour  boire  l'immortalité! 

Et  l'un  d'eux  lui  montre,  derrière  une  tapisserie, 
le  corps  d'un  homme  terminé  par  une  tête  d'âne. 

Cela    représente    Sabaoth,    père    du    Diable.    En 
marque  de  haine,  il  crache  dessus. 

Un  autre  découvre  un  lit  très  bas,  jonché  de 
fleurs,  en  disant  que 

Les  noces  spirituelles  vont  s'accomplir. 

Un  troisième  tient  une  coupe  de  verre,  fait  une 
invocation;  du  sang  y  parait: 

Ah!  le  voilà!  le  voilà!  le  sang  du  Christ! 

Antoine  s'écarte.  Mais  il  est  éclaboussé  par  l'eau 
qui  saute  d'une  cuve. 

LES    HELVIDIENS 

s'y  jettent  la  tête  en  bas,  en  marmottant  : 

L'homme  régénéré  par  le  baptême  est  impec- 
cable ! 

Puis  il  passe  près  d'un  grand  feu,  où  se  chauf- 
fent les  Adamites,  complètement  nus  pour  imiter 
la  pureté  du  paradis;  et  il  se  heurte  aux 


78  La    Tentation 

MESSALIENS 

vautrés  sur  les  dalles,  à  moitié  endormis,  stu- 
pides  : 

Oh  !  écrase-nous  si  tu  veux,  nous  ne  bou- 
gerons pas!  Le  travail  est  un  péché, toute  occu- 
pation mauvaise  ! 

Derrière  ceux-là,  les  abjects 

PATERNIENS 

hommes,  femmes  et  enfants,  péle-mèle  sur  un  tas 
d'ordures,  relèvent  leurs  faces  hideuses  barbouillées 
de  vin  : 

Les  parties  inférieures  du  corps  faites  par 
le  Diable  lui  appartiennent.  Buvons,  mangeons, 
forniquons  ! 

^ETIUS. 

Les  crimes  sont  des  besoins  au-dessous  du 
regard  de  Dieu  ! 

Mais  tout  à  COUp 

U  N     1IO  M  M  I 

vêtu  d'un  manteau  carthaginois,  bondit  au  milieu 
d'eux,  avec  un  paquet  de  lanières  à  la  main,  et 
frappe  au  hasard  de  droite  et  de  gattche,  violem- 
ment : 

Ali  !  imposteurs,  brigands,  simoniaqucs,  héré- 


de    saint  Auto  nu-.  79 

tiques  et  démons  !  la  vermine  des  écoles,  la  lie 
de  l'enfer!  Celui-là,  Marcion,  c'est  un  matelot 
de  Sinope  excommunié  pour  inceste  ;  on  a  banni 
Carpocras  comme  magicien  ;  /Etius  a  volé  sa 
concubine  ;  Nicolas  prostitué  sa  femme  ;  et 
Manès,  qui  se  fait  appeler  le  Bouddha  et  qui 
se  nomme  Cubricus,  fut  écorché  vif  avec  une 
pointe  de  roseau,  si  bien  que  sa  peau  tannée  se 
balance  aux  portes  de  Ctésiphon  ! 

ANTOINE 

a  reconnu  Tertullien,  et  s'élance  pour  le  re- 
joindre. 

Maître  !  à  moi  !  à  moi  ! 

TERTULLIEN 

continuant  : 

Brisez  les  images!  voilez  les  vierges!  Priez, 
jeûnez,  pleurez,  mortifiez-vous  !  Pas  de  philo- 
sophie !  pas  de  livres  !  après  Jésus;  la  science  est 
inutile  ! 

Tous  ont  fui  ;  et  Antoine  voit,  à  la  place  de  Ter- 
tullien, une  femme  assise  sur  un  banc  de   pierre. 

Elle  sanglote,  la  tete  appuyée  contre  une  co- 
lonne, les  cheveux  pendants,  le  corps  affaissé  dans 
une  longue  sim.irre  brune. 

Puis,  ils  se  trouvent  l'un  prés  de  l'autre,  loin 
de  la  foule;  —  et  un  silence,  un  apaisement  extra- 


8o  La    Tentation 

ordinaire  s'est  fait,  comme  dans  les  bois  quand  le 
vent  s'arrête  et  que  les  feuilles  tout  à  coup  ne 
remuent  plus. 

Cette  femme  est  très  belle,  flétrie  pourtant  et 
d'une  pâleur  de  sépulcre.  Ils  se  regardent;  et  leurs 
yeux  s'envoient  comme  un  flot  de  pensées,  mille 
choses  anciennes,  confuses  et  profondes.  Enfin, 

PRISCILLA 

se  met  à  dire: 

J'étais  dans  la  dernière  chambre  des  bains, 
et  je  m'endormais  au  bourdonnement  des  rues. 

Tout  à  coup  j'entendis  des  clameurs.  On 
criait:  «  C'est  un  magicien I  c'est  le  Diable!» 
Et  la  foule  s'arrêta  devant  notre  maison,  en 
face  du  temple  d'Esculape.  Je  me  haussai  avec 
les  poignets  jusqu'à  la  hauteur  du  soupirail. 

Sur  le  péristyle  du  temple,  il  y  avait  un 
homme  qui  portait  un  carcan  de  fer  à  son  cou, 
Il  prenait  des  charbons  dans  un  réchaud,  et  il 
s'en  faisait  sur  la  poitrine  de  larges  traînées, 
en  appelant  «  Jésus, Jésus!  »  Le  peuple  disait  : 
«  Cela  n'est  pas  permis!  lapidons-le!  »  Lui,  il 
continuait.  C'étaient  des  choses  inouïes,  trans- 
portantes, Des  fleurs  larges  comme  le  soleil 
tournaient devanl  me  yeux,  et  j'entendais  dans 
les  espaces  une  harpe  d'or  vibrer.  Le  jour 
Mi     btas  lâchèrent    les   barreaux,  mon 


de   saint   Antoine.  8l 

corps   défaillit,    et   quand    il  m'eut   amenée    à 
sa  maison... 

ANTOINE 
De  qui  donc  parles-tu  ? 

PHI  S  CI LL A 

Mais,  de  Montanus  ! 

ANTOINE 
Il  est  mort,  Montanus. 

PRISCILLA 
Ce  n'est  pas  vrai  ! 

UNE   VOIX 

Non,  Montanus  n'est  pas  mort! 

Antoine  se  retourne;  et  prés  de  lui,  de  l'autre 
côté,  sur  le  banc,  une  seconde  femme  est  assise, 
—  blonde  celh-là,  et  encore  plus  pale,  avec  des 
bouffissures  sous  les  paupières  comme  si  elle  avait 
longtemps  pleuré.  Sans  qu'il  l'interroge,  elle  dit: 

M  A  X  I  M  I  L  L  A 

Nous  revenions  de  Tarse  par  les  montagnes, 

lorsqu'à  un  détour  du  chemin  nous  vîmes  un 

homme  sous  un  figuier. 

■  11  cria   de    loin:   «  Arrêtez-vous!»   et   il   se 

précipita  en  nous  injuriant.  Les  esclaves  accou- 


82  La    Tentation 

rurent.  Il  éclata  de  rire.  Les  chevaux  se 
cabrèrent.  Les  molosses  hurlaient  tous. 

Il  était  debout.  La  sueur  coulait  sur  son 
visage.  Le  vent  faisait  claquer  son  manteau. 

En  nous  appelant  par  nos  noms,  il  nous 
reprochait  la  vanité  de  nos  œuvres,  l'infamie 
de  nos  corps  ;  —  et  il  levait  le  poing  du  côté 
des  dromadaires,  à  cause  des  clochettes  d'argent 
qu'ils  portaient  sous  la  mâchoire. 

Sa  fureur  me  versait  l'épouvante  dans  les 
entrailles;  c'était  pourtant  comme  une  volupté 
qui  me  berçait,  m'enivrait. 

D'abord,  les  esclaves  s'approchèrent.  «  Maître, 
dirent-ils,  nos  bêtes  sont  fatiguées;»  puis  ce 
furent  les  femmes:  «  Nous  avons  peur,»  et  les 
esclaves  s'en  allèrent.  Puis  les  enfants  se 
mirent  à  pleurer  :  «  Nous  avons  faim!  »  Et 
comme  on  n'avait  pas  répondu  aux  femmes, 
elles  disparurent. 

Lui,  il  parlait.  Je  sentis  quelqu'un  près  de 
moi.  C'était  l'époux  ;  j'écoutais  l'autre.  Il  se 
traîna  parmi  les  pierres  en  s'écriant  «  Tu  m'a- 
bandonnes ?  »  et  je  répondis  :  «  Oui  !  va-t'en  !  » 
—  afin  d'accompagner  Montanus. 

A  N  T  O  I  N  L 
L  n  eunuque  ! 


//>■    sainl   Antoine.  S  3 


P  R  I  S  C I  L I.  A 

Ah  !  cela  t'étonne,  cœur  grossier  !  Cependant 
Madeleine,  Jeanne,  Marthe  et  Suzanne  n'en- 
traient pas  dans  la  couche  du  Sauveur.  Les 
âmes,  mieux  que  les  corps,  peuvent  s'étreindre 
avec  délire.  Pour  conserver  impunément  Eus- 
tolie,  Léonce  l'évêque  se  mutila,  —  aimant 
mieux  son  amour  que  sa  virilité.  Et  puis,  ce 
n'est  pas  ma  faute;  un  esprit  m'y  contraint; 
Sotas  n'a  pu  me  guérir.  Il  est  cruel,  pourtant! 
Qu'importe!  Je  suis  la  dernière  des  prophé- 
tesses  ;  et  après  moi,  la  fin  du  monde  viendra. 

MAXIM  ILLA 

Il  m'a  comblée  de  ses  dons.  Aucune  d'ailleurs 
ne  l'aime  autant,  —  et  n'en  est  plus  aimée! 

PRISCILLA 
Tu  mens  !  c'est  moi  ! 

MAXIMILLA 

Non,  c'est  moi  ! 

Elles  se  battent. 

Entre  leurs  épaules  parait  la  tête  d'un  nègre. 


?4  I-n    Tentation 


MONTANTS 

couvert  d'un  manteau  noir,  fermé  par  deux  os  de 
mort  : 

Apaisez-vous,  mes  colombes!  Incapables  du 
bonheur  terrestre,  nous  sommes  par  cette  union 
dans  la  plénitude  spirituelle.  Après  l'âge  ciu 
Père,  l'âge  du  Fils  :  et  j'inaugure  le  troisième, 
celui  du  Paraclet.  Sa  lumière  m'est  venue  du- 
rant les  quarante  nuits  que  la  Jérusalem  céleste 
a  brillé  dans  le  firmament,  au-dessus  de  ma 
maison,  à  Pepuza. 

Ah  !  comme  vous  criez  d'angoisse  quand  les 
lanières  vous  flagellent  !  comme  vos  membres 
endoloris  se  présentent  à  mes  ardeurs  !  comme 
vous  languissez  sur  ma  poitrine,  d'un  irréali- 
sable amour!  Il  est  si  fort  qu'il  vous  a  décou- 
vert des  mondes,  et  vous  pouvez  maintenant 
apercevoir  les  âmes  avec  vos  yeux. 

Antoine  fait  un  geste  d'étonnement. 

TE  RTU1  I  [EN 

revenu  prés  de  Montanus  : 

Sans  doute,  puisque  l'âme  a  un  corps,  —  ce 
qui  n'a  point  de  corps  n'existant  pas. 


de   sain/  Antoine.  85 


MONTAN US 

Pour  la  rendre  plus  subtile,  j'ai  institué  des 
mortifications  nombreuses,  trois  carêmes  par 
an,  et  pour  chaque  nuit  des  prières  où  l'on 
ferme  la  bouche,  —  de  peur  que  l'haleine  en 
s'échappant  ne  ternisse  la  pensée.  Il  faut  s'abs- 
tenir des  secondes  noces,  ou  plutôt  de  tout 
mariage  !  Les  anges  ont  péché  avec  les 
femmes. 

LES    ARCONTIQUES 

en  ciliccs  de  crins: 

Le  Sauveur  a  dit:  «  Je  suis  venu  pour  dé- 
truire l'œuvre  de  la  Femme.  » 

LES    TATIANIENS 

en  cilices  de  joncs  : 

L'arbre  du  mal  c'est  elle  !  Les  habits  de  peau 
sont  notre  corps. 

Et,  avançant  toujours  du  même  côté,  Antoine 
rencontre 

LES    VALÉSI1 

étendus  par  terre,  avec  des  plaques  rouges  au   bas 
du  ventre,  sous  leur  tunique. 


S(î  La    Tentation 

Ils  lui  présentent  un  couteau: 

Fais  comme  Origène  et  comme  nous  !  Est-ce 
la  douleur  que  tu  crains,  lâche?  Est-ce  l'amour 
de  ta  chair  qui  te  retient,  hypocrite  ? 

Et  pendant  qu'il  est  à  les  regarder  se  débattre, 
étendus   sur  le  dos  dans  les  mares  de  leur  sang, 

LFS  CAÏNITES 

les  cheveux  noués  par  une  vipère,  passent  près  de 
lui,  en  vociférant  à  son  oreille  : 

Gloire  à  Gain  !  gloire  à  Sodome  !  gloire  à 
Judas  ! 

Caïn  fit  la  race  des  forts.  Sodome  épouvanta 
la  terre  avec  son  châtiment;  et  c'est  par  Judas 
que  Dieu  sauva  le  monde!  —  Oui,  Judas!  sans 
lui  pas  de  mort  et  pas  de  rédemption  ! 

Ils  disparaissent  sous  la  horde  des 
CIRCONCELLIONS 

vêtus  de    peaux   de   loup,  couronnés  d'épines,   et 
portant  des  massues  de  fer: 

ez  le  fruit!  troublez  la  source!  noyez 
l'enfant!  Pillez  le  riche  qui  se  trouve  heureux, 
qui  mange  beaucoup  !  Battez  le  pauvre  qui 
envie  la  housse  de  l'âne,  le  repas  du  chien,  le 
niii  de  l'oiseau,  et  qui  se  désole  parce  que  les 
autres  ne  sont  pas  des  misérables  comme  lui. 


<i ',•    '■•i  in/    Antoine.  S  7 

Nous,  les  Saints,  pour  hâter  la  fin  du  monde, 
nous  empoisonnons,  brûlons,  massacrons! 

Le   salut   n'est  que   dans  le   martyre.    Nous 
nous  donnons  le  martyre.  Nous  enlevons  avec 
des  tenailles  la  peau  de  nos  têtes,  nous  <. 
nos  membres  sous  les  charrues,  nous  nous  jetons 
dans  la  gueule  des  fours  ! 

Honni  le  baptême!  honnie  l'eucharistie! 
honni  le  mariage!  damnation  universelle! 

Alors,  dans  toute  la  basilique,  c'est  un  redouble- 
ment de  fureurs. 

Les  Audiens  tirent  des  flèches  contre  le  Diable; 
les  Collyridicns  lancent  au  plafond  des  voiles 
bleus;  les  Ascites  se  prosternent  devant  une  outre; 
les  Marcionites  baptisent  un  mort  avec  de  l'huile. 
Auprès  d'Appelles,  une  femme,  pour  expliquer 
mieux  son  idée,  fait  voir  un  pain  rond  dans  une 
bouteille  ;  une  autre,  au  milieu  des  Sampséens, 
distribue,  comme  une  hostie,  la  poussière  de  ses 
sandales.  Sur  le  lit  des  Marcosiens  jonché  de 
roses,  deux  amants  s'embrassent.  Les  Circoncel- 
lions  s'entr'égorgent,  les  Valcsiens  raient,  Barde- 
sane  chante,  Carpocras  danse,  Maximilla  et  Pris- 
cilla  poussent  des  gémissements  sonores  ;  —  et  la 
fausse  prophétesse  de  Cappadoce,  toute  nue,  ac- 
coudée sur  un  lion  et  secouant  trois  flambeaux, 
hurle  l'Invocation-Terrible. 

les  colonnes  se  balancent  comme  des  troncs 
d'arbres,  les  amulettes  aux  cous  des  Hérésiarques 


SS  La    Tentation 

eutre-croisent  des  lignes  de  feux,  les  constellations 
dans  les  chapelles  s'agitent,  et  les  murs  reculent 
sous  le  va-et-vient  de  la  foule,  dont  chaque  tête 
est  un  flot  qui  saute  et  rugit. 

Cependant,  —  du  fond  même  de  la  clameur, 
une  chanson  s'élève  avec  des  éclats  de  rire,  où  le 
nom  de  Jésus  revient. 

Ce  sont  des  gens  de  la  plèbe,  tous  frappant  dans 
leurs  mains  pour  marquer  la  cadence.  Au  milieu 
d'eux  est 

ARIIIS 

en  costume  de  4>acre. 

Les  fous  qui  déclament  contre  moi  préten- 
dent expliquer  l'absurde  ;  et  pour  les  perdre 
tout  à  fait,  j'ai  composé  des  petits  poèmes  tel- 
lement drôles,  qu'on  les  sait  par  cœur  dans  les 
moulins,  les  tavernes  et  les  ports. 

Mille  fois  non  !  le  Fils  n'est  pas  coéternel  au 
Père,  ni  de  même  substance!  Autrement  il 
n'aurait  pas  dit  :  «  Père,  éloigne  de  moi  ce 
calice!  —  Pourquoi  m'appelez-vous  bon?  Dieu 
seul  est  bon  !  —  Je  vais  à  mon  Dieu,  à  votre 
Dieu  !  »  et  d'autres  paroles  attestant  sa  qualité 
de  créature.  Elle  nous  est  démontrée,  dé  plus, 
pai  tous  ses  noms:  agneau,  pasteur,  fontaine, 
.  Bis  de  l'homme,  prophète,  bonne  voie, 
pierre  angulaire  ! 


de   saint   Antoine. 


SABELLIUS 

Moi,  je  soutiens  que  tous  deux  sont  iden- 
tiques. 

ARIUS 
Le  concile  d'Antioche  a  décidé  le  contraire. 

ANTOINE 

Qu'est-ce   donc  que    le  Verbe?...   Ou'était 
Jésus  ? 

LES    VALENTINIENS 
C'était  l'époux  d'Acharamoth  repentie  ! 

LES    SETHIANIENS 
C'était  Sem,  fils  de  Noé  ! 

LES    THÉODOT1ENS 
C'était  Melchisédech! 

LES    MÉRINTHIENS 
Ce  n'était  rien  qu'un  homme  ! 

LES    APOLLINARISTES 

Il  en  a  pris  l'apparence!  il  a  simule  [a   Pa  - 
sion. 


go  La    Tent 

maece: 

.  ?ppement  du  Père! 

LE    PAPE    CALIXTE 

deux  modes  d'un  seul 

MÉTHO: 
Il  fut  d'abord  dans  Adam,  puis  dans  l'homme. 

CÉRINTHE 
£t  il  ressuscitera! 

.ENTIN 

Imposable,  —  son  corps  étant  céleste! 

iTE 
Il  .  ae  depuis  son  baptême  ! 

HERMOC 

Il  habite  le  soleil! 

t   un   cercle  autour 
a  tète  dans  ses  mains. 

et  la  peau  maculée  de  lèpre,  s'avance 
:    au!  Il   souffrait  de 


(!>•   ta ; u I  An to ine.  f)I 

la  maladie  bellérophontienne  ;  et  sa  mère,  la 
parfumeuse,  s'est  livrée  à  Pantherus,  un  soldat 
romain,  sur  des  gerbes  de  maïs,  un  soir  de 
moisson. 

ANTOINE 

vivement,  relève  sa  tête,  les  regarde  sans  parler; 
puis  marche  droit  sur  eux  : 

Docteurs ,    magiciens ,    évêques    et    diacres, 
hommes  et  fantômes,  arrière  !  arrière  !  V 
tous  des  mensonges. 

LES    HÉRÉSIARQUES 

Nous  avons  des  martyrs  plus  martyrs  que  les 
tiens,  des  prières  plus  difficiles,  des  élans 
d'amour  supérieurs,  des  extases  aussi  longues. 

ANTOINE 
Mais  pas  de  révélation  !  pas  de  preuves  l 

Alors  tous  brandissent  dans  l'air  des  rouleaux 
de  papyrus,  des  tablettes  de  bois,  des  morceaux 
de  cuir,  des  bandes  d'étoffes;  —  et  se  poussant 
les  uns  les  autres  : 

I  I  -    CÊRINTHIENS 
Voila  l'Évangile  des  Hébreux  ! 


92  La   Tentation 

LES    MARCIONITES 

L'Évangile  du  Seigneur  ! 

LES    MARCOSIENS 
L'Evangile  d'Eve  ! 

LES    ENCRATITES 
L'Évangile  de  Thomas. 

LES    CAÏNITES 
L'Évangile  de  Judas! 

BASILIDE 

Le  traité  de  l 'âme  advenue  ! 

M  a  N  È  s 

La  prophétie  de  Barcouf! 

Antoine  se  débat,  leur  échappe;  —  et  il  aper- 
çoit dans  un  coin,  plein  d'ombre, 

I  r^    VIEUX    BBIONITBS 

desséchés  comme  des  momies,  le  regard  éteint,  les 
sourcils  blancs. 

Ils  disent,  d'une  voix  chevrotante 

Nous  l'avons  connu,  nous  autres,  nous  l'avons 
connu,  le  fils  du  charpentier!   Nous  étions  de 


de    saint  A  n  tome.  93 

son  âge,  nous  habitions  dans  sa  rue.  Il  s'amusait 
avec  de  la  boue  à  modeler  des  petits  oiseaux,  sans 
avoir  peur  du  coupant  des  tailloirs,  aidait  son 
père  dans  son  travail,  ou  assemblait  pour  sa 
mère  des  pelotons  de  laine  teinte.  Puis,  il  fit 
un  voyage  en  Egypte,  d'où  il  rapporta  de  grands 
secrets.  Nous  étions  à  Jéricho,  quand  il  vint 
trou%'er  le  mangeur  de  sauterelles.  Ils  causèrent 
à  voix  basse,  sans  que  personne  pût  les  enten- 
dre. Mais  c'est  à  partir  de  ce  moment  qu'il  fit 
du  bruit  en  Galilée  et  qu'on  a  débité  sur  son 
compte  beaucoup  de  fables. 

Ils  répètent,  en  tremblotant: 

Nous  l'avons  connu,  nous  autres  !  nous  l'avons 
connu! 

ANTOINE 

Ah!  encore,  parlez!  parlez!  Comment  était 
son  visage? 

TERTl  ILLIEN 

D'un  aspect  farouche  et  repoussant  ;  —  car  il 
s'était  chargé  de  tous  les  crimes,  toutes  les  dou- 
leurs, et  toutes  les  difformités  du  monde. 

ANTOINE 
Oh!  non!  non!  Je  me  figure,  au  contraire, 


C)4  La   Tentation 

que  toute  sa  personne  avait  une  beauté  plus 
qu'humaine. 

EUSÈBE    DE    CÉSAR ÉE 

Il  y  a  bien  à  Paneades ,  contre  une  vieille 
masure,  dans  un  fouillis  d'herbes,  une  statue  de 
pierre,  élevée,  à  ce  qu'on  prétend,  par  l'hémor- 
roïdesse.  Mais  le  temps  lui  a  rongé  la  face,  et 
les  pluies  ont  gâté  l'inscription. 

Une  femme  sort  du  groupe  des  Carpocratîens, 

M  A  R  c  e  1. 1. 1  n :  a 

Autrefois,  j'étais  diaconesse  à  Rome  dans  une 
petite  église,  où  je  faisais  voir  aux  fidèles  les 
en  argent  de  saint  Paul,  d'Homère,  de 
Pythagore  et  de  Jésus-Christ. 

Je  n'ai  gardé  que  la  sienne. 

Elle  entrouvre  son  manteau. 
La  veux-tu  '. 

1 1  N  E    V  n  I  x 

Il  repu. lit,  lui-même,  quand  nous  l'appelons! 
c'est  l'heure  !  Viens  ! 

l"t  Antoine  Sent  tomber  sur  son  bras  une  main 
brutale,  qui  l'entraîne. 
11  monte  un  escalier  complètement  obscur;  — 


dr   \iiint  Antoine.  v- 


et,  après  bien  des  marches,   il  arrive  devant  une 
porte. 

Alors,  celui  qui  le  mène  (est-ce  Hilarion?  il 
n'en  sait  rien)  dit  à  l'oreille  d'un  autre  :  «  Le 
Seigneur  va  venir,  »  —  et  ils  sont  introduits  dans 
une  chambre,  basse  de  plafond,  sans  meubles. 

Ce  qui  le  frappe  d'abord,  c'est  en  face  de  lui 
une  longue  chrysalide  couleur  de  sang,  avec  une 
tète  d'homme  d'où  s'échappent  des  rayons,  et  le 
mot  Knouphis,  écrit  en  grec  tout  autour.  Elle  do- 
mine un  fut  de  colonne,  posé  au  milieu  d'un  pié- 
destal. Sur  les  autres  parois  de  la  chambre,  des 
médaillons  en  fer  poli  représentent  des  tètes  d'ani- 
maux, celle  d'un  bœuf,  d'un  lion,  d'un  aigle, 
d'un  chien,  et  la  tète  d'âne  —  encore! 

Les  lampes  d'argile,  suspendues  au  bas  de  ces 
images,  font  une  lumière  vacillante.  Antoine,  par 
un  trou  de  la  muraille,  aperçoit  la  lune  qui  brille 
au  loin  sur  les  flots,  et  même  il  distingue  leur 
petit  clapotement  régulier,  avec  le  bruit  sourd 
d'une  carène  de  navire  tapant  contre  les  pierres 
d'un  mole. 

Des  hommes  accroupis,  la  figure  sous  leurs 
manteaux,  lancent,  par  intervalles,  comme  un 
aboiement  étouffé.  Des  femmes  sommeillent,  le 
front  sur  leurs  deux  bras  que  soutiennent  leurs 
genoux,  tellement  perdues  dans  leurs  voiles  qu'on 
dirait  des  tas  de  hardes  le  long  du  mur.  Auprès 
d'elles,  des  enfants  demi-nus,  tout  dévorés  de  ver- 
mine, regardent  d'un  air  idiot  les  lampes  brûler 
—  et  on  ne  fait  rien;  on  attend  quelque  chose. 


96  La    Tentation 

Ils  parlent  à  voix  basse  de  leurs  familles,  ou  se 
communiquent  des  remèdes  pour  leurs  maladies. 
Plusieurs  vont  s'embarquer  au  point  du  jour,  la 
persécution  devenant  trop  forte.  Les  païens  pour- 
tant ne  sont  pas  difficiles  à  tromper.  «  Ils  croient, 
les  sots,  que  nous  adorons  Knouphis!  » 

Mais  un  des  frères,  inspiré  tout  à  coup,  se  pose 
devant  la  colonne,  où  l'on  a  mis  un  pain  qui 
surmonte  une  corbeille  pleine  de  fenouil  tt  d'.iris- 
toloches. 

Les  autres  ont  pris  leurs  places,  formant  debout 
trois  lignes  parallèles. 

L'  I  N  S  P  I  R  É 

déroule  une  pancarte  couverte  de  cylindres  entre- 
mêlés, puis  commence  : 

Sur  les  ténèbres,  le  rayon  du  Verbe  descendit 
et  un  cri  violent  s  échappa,  qui  semblait  la  voix 
de  la  lumière. 

TOUS 

répondent,  en  balançant  leurs  corps: 
Kyrie  eleison  ! 

l.'l  NSI'I  RÉ 
L'homme,  ensuite,  fut  créé  par  l'infâme  Dieu 

d'Israël,  avec  l'auxiliaire  de  ceux-là; 


d V    tain  l  A  ntoin  t .  97 

En  désignant  les  médaillons, 

Astophaïos,  Oraïos,  Sabaoth,  Adonai,  Eloï, 
Iaô! 

Et  il  gisait  sur  la  boue,  hideux,débile,  informe, 
sans  pensée. 

TOUS 
d'un  ton  plaintif: 
Kyrie  eleison  ! 

[.'INSPIRÉ 

Mais  Sophia,  compatissante,  le  vivifia  (.l'une 
parcelle  de  son  âme. 

Alors,  voyant  l'homme  si  beau,  Dieu  fut  pris 
de  colère.  Il  l'emprisonna  dans  son  royaume, 
en  lui  interdisant  l'arbre  de  la  science. 

L'autre,  encore  une  fois,  le  Recourut!  Elle 
envoya  le  serpent,  qui,  par  de  longs  détours,  le 
fit  désobéir  à  cette  loi  de  haine. 

Et  l'homme,  quand  il  eut  goûté  de  la  science, 
comprit  les  choses  célestes. 

TOUS 
avec  force  : 

Kyrie  eleison  ! 

l'inspiré 
Mais    labdalaoth,  pour  se  venger,  précipita 


q8  L a    Te ntat /<> « 

l'homme  dans  la  matière,  et  le  serpent  avec 
lui! 

TOUS 
tres  bas  : 

Kyrie  eleison! 

Ils  ferment  la  bouche,  puis  se  taisent. 

Les  senteurs  du  port  se  mêlent  dans  l'air  chaud 
à  la  fumée  des  lampes.  Leurs  mèches,  en  crépi- 
tant, vont  s'éteindre;  de  longs  moustiques  tour- 
noient. Ht  Antoine  râle  d'angoisse;  c'est  comme 
le  sentiment  d'une  monstruosité  flottant  autour  de 
lui,  l'effroi  d'un  crime  près  de  s'accomplir. 

Mais 

l'inspiré 

frappant  du  talon,  claquant  des  doigts,  hochant  la 
tête,  psalmodie  sur  un  rythme  furieux,  au  son  des 
cymbales  et  d'une  ilùte  aiguë: 

Viens!  viens!  viens I  sors  de  ta  caverne! 

Véloce  qui  cours  sans  pieds,  capteur  qui 
prends  sans  mains  ! 

Sinueux  comme  les  fleuves,  orbiculaire  comme 
le  soleil,  noir  avec  des  taches  d'or,  comme  le 
firmament  semé  d'étoiles  !  Pareil  aux  enroule- 
ments de  la  vigne  et  aux  circonvolutions  des 
entrailles  ! 

Inengendré!  mangeur  de  terre!  toujours  jeune! 
perspicace!   honoré  à  Epidaure!   Bon  pour  les 


de   saint    Antoine.  99 

hommes!  qui  as  guéri  le  roi  Ptolémée,  les  sol- 
dats de  Moïse,  et  Glaucus  fils  de  Minos! 
Viens!  viens!  viens!  sors  de  ta  caverne! 


répètent  : 

Viens!  viens!  viens!  sors  de  ta  caverne! 
Cependant,  rien  ne  se  montre. 
Pourquoi  ?  qu'a-t-il  ? 

Et  on  se  concerte,  on  propose  des  moyens. 

Un  vieillard  offre  une  motte  de  gazon.  Alors  un 
soulèvement  se  fait  dans  la  corbeille.  L»i  verdure 
s'agite,  des  fleurs  tombent,  —  et  la  tête  d'un 
python  parait. 

Il  passe  lentement  sur  le  bord  du  pain,  comme 
un  cercle  qui  tournerait  autour  d'un  disque  immo- 
bile, puis  se  développe,  s'allonge;  il  est  énorme  et 
d'un  poids  considérable.  Pour  empêcher  qu'il  ne 
frôle  la  terre,  les  hommes  i"e  tiennent  contre  leur 
poitrine,  les  femmes  sur  leur  tête,  les  enfants  au 
bout  de  leurs  bras;  —  et  sa  queue,  sort,  rt  par  le 
trou  de  la  muraille,  s'en  va  indéfiniment  jusqu'au 
fond  de  la  mer.  Ses  anneaux  se  dédoublent, 
emplissent  la  chambre;  ils  enferment  Antoine. 


La    Tentation 


LES    FIDELES 


collant  leur  bouche  contre  sa  peau,  s'arrachent  le 
pain  qu'il  a  mordu. 

C'est  toi  !  c'est  toi  ! 

Élevé  d'abord  par  Moïse,  brisé  par  Ezéchias 
rétabli  par  le  Messie.  11  t'avait  bu  dans  les 
ondes  du  baptême  ;  mais  tu  l'as  quitté  au  jardin 
des  Olives,  et  il  sentit  alors  toute  sa  faiblesse. 

Tordu  à  la  barre  de  la  croix,  et  plus  haut  que 
sa  tête,  en  bavant  sur  la  couronne  d'épines,  tu 
le  regardais  mourir.  —  Car  tu  n'es  pas  Jésus, 
toi,  tu  es  le  Verbe!  tu  es  le  Christ! 

Antoine  s'évanouit  d'horreur,  et  il  tombe  devant 
sa  cabane  sur  les  éclats  de  bois,  où  brûle  douce- 
ment la  torche  qui  a  glissé  de  sa  main. 

Cette  commotion  lui  fait  entr'ouvrir  les  yeux; 
et  il  aperçoit  le  Nil,  onduleux  et  clair  sous  la 
blancheur  de  la  lune,  comme  un  grand  serpent  au 
milieu  des  sables;  —  si  bien  que  l'hallucination 
le  reprenant,  il  n'a  pas  quitté  les  Ophites;  ils 
l'entourent,  l'appellent,  charrient  des  bagages, 
descendent  vers   le   port.   11    s'embarque  avec  eux. 

Un  temps  inappréciable  s'écoule. 

Puis,    la   voûte  d'une   prison    l'environne.    Des 

barreaux,    devant    lui,    font    des   lignes    noires  sur 

un    fond    bleu;  —   et    à    ses   cotés,    dans    l'ombre, 

|>]<  il  relit  et   prient,  entourés  d'autres   qui 

les  exhortent  et  les  consolent. 


de  saint  Antoine. 


Au  dehors,  on  dirait  le  bourdonnement  d'une 
foule,  et  la  splendeur  d'un  jour  d'été. 

Des  voix  aiguës  crient  des  pastèques,  de  l'eau, 
des  boissons  à  la  glace,  des  coussins  d'herbes  pour 
s'asseoir.  De  temps  à  autre,  des  applaudissements 
éclatent.  Il  entend  marcher  sur  sa  tète. 

Tout  à  coup,  part  un  long  mugissement,  fort 
et  caverneux  comme  le  bruit  de  l'eau  dans  un 
aqueduc. 

Et  il  aperçoit  en  face,  derrière  les  barreaux 
d'une  autre  loge,  un  lion  qui  se  promène,  —  puis 
une  ligne  de  sandales,  de  jambes  nues  et  de 
franges  de  pourpre.  Au  delà,  des  couronnes  de 
monde  étagées  symétriquement  vont  en  s'élargis- 
sant  depuis  la  plus  basse  qui  enferme  l'arène 
jusqu'à  la  plus  haute,  où  se  dressent  des  mâts 
pour  soutenir  un  voile  d'hyacinthe,  tendu  dans 
l'air,  sur  des  cordages.  Des  escaliers  qui  rayon- 
nent vers  le  centre  coupent,  à  intervalles  égaux, 
ces  grands  cercles  de  pierre.  Leurs  gradins  dispa- 
raissent sous  un  peuple  assis,  chevaliers,  séna- 
teurs, soldats,  plébéiens,  vestales  et  courtisanes, 
—  en  capuchons  de  laine,  en  manipules  de  soie, 
en  tuniques  fauves,  avec  des  aigrettes  de  pierreries, 
des  panaches  de  plumes,  des  faisceaux  de  licteurs; 
et  tout  cela  grouillant,  criant,  tumultueux  et 
furieux  l'étourdit,  comme  une  immense  cuve 
bouillonnante.  Au  milieu  de  l'arène,  sur  un  autel, 
fume  un  vase  d'encens. 

Ainsi,  les  gens  qui  l'entourent  sont  des  chrétiens 
condamnés    aux    bètes.    Les    hommes    portent    le 


102  La    Tentation 

manteau  rouge  des  pontifes  de  Saturne,  les  femmes 
les  bandelettes  de  Cérès.  Leurs  amis  se  partagent 
des  bribes  de  leurs  vêtements,  des  anneaux.  Pour 
s'introduire  dans  la  prison,  il  a  fallu,  disent-ils, 
donner  beaucoup  d'argent.  Qu'importe  I  ils  reste- 
ront jusqu'à  la  fin. 

Parmi  ces  consolateurs,  Antoine  remarque  un 
homme  chauve  en  tunique  noire,  dont  la  figure 
s'est  déjà  montrée  quelque  part;  il  les  entretient 
du  néant  du  monde  et  de  la  félicité  des  élus. 
Antoine  est  transporté  d'amour.  Il  souhaite  l'oc- 
casion de  répandre  sa  vie  pour  le  Sauveur,  ne 
sachant  pas  s'il  n'est  point  lui-même  un  de  ces 
martyrs. 

M.iis.  sauf  un  Phrygien  à  longs  cheveux,  qui 
reste  les  bras  levés,  tous  ont  l'air  triste.  Un 
vieillard  sanglote  sur  un  banc,  et  un  jeune  homme 
rêve,  debout,  la  tête  basse. 

LE     VIEILLARD 

n'a  pas  voulu  payer,  à  l'angle  d'un  carrefour, 
devant  une  statue  de  Minerve;  et  il  considère  ses 
compagnons  avec  un  regard  qui  signifie  : 

Vous  auriez  dû  me  secourir!  Des  commu- 
nautés s'arrangent  quelquefois  pour  qu'on  les 
laisse  tranquilles.  Plusieurs  d'entre  vous  ont 
même  obtenu  de  ces  lettres  déclarant  fausse- 
ment qu'on  a  sacrifié  aux  idoles. 


de   saint   Antoine.  I03 


Il  demande  : 

N'est-ce  pas  Petrus  d'Alexandrie  qui  a  réglé 
ce  qu'on  doit  faire  quand  on  a  fléchi  dans  les 
tourments? 

Puis,  en  lui-même  : 

Ah!  cela  est  bien  dur  à  mon  âge!  mes  infir- 
mités me  rendent  si  faible!  Cependant,  j'aurais 
pu  vivre  jusqu'à  l'autre  hiver,  encore  ! 

Le  souvenir  de  son  petit  jardin  l'attendrit;  — 
et  il  regarde  du  côté  de  l'autel. 

LE    JF.UNK    HOMME 

qui  a  troublé,  par  des   coups,  une  fête  d'Apollon, 
murmure  : 

Il  ne  tenait  qu'à  moi,  pourtant,  de  m'enfuir 
dans  les  montagnes  ! 

—  Les  soldats  t'auraient  pris, 
dii  un  des  frères. 

—  Oh  !  j'aurais  fait  comme  Cyprien;  je  serais 
revenu  ;  et,  la  seconde  fois,  j'aurais  eu  plus  de 
force,  bien  sûr  ! 

Ensuite,  il  pense  aux  jours  innombrables  qu'il 
devait  vivre,  à  toutes  les  joies  qu'il  n'aura  pas 
connues  ;  —  et  il  regarde  du  coté  de  l'autel. 


ICI  La    Tentation 

Mais 

L'HOMME    EN    TUNIQUE    NOIRE 
accourt  sur  lui  : 

Quel  scandale  !  Comment,  toi,  une  victime 
d'élection  ?  Toutes  ces  femmes  qui  te  regardent, 
songe  donc!  Et  puis  Dieu,  quelquefois,  fait  un 
miracle.  Pionius  engourdit  la  main  de  ses  bour- 
reaux, le  sang  de  Polycarpe  éteignait  les  flammes 
de  son  bûcher. 

Il  se  tourne  vers  le  vieillard  : 

Père,  père  !  tu  dois  nous  édifier  par  ta  mort. 
En  la  retardant,  tu  commettrais  sans  doute 
quelque  mauvaise  action  qui  perdrait  le  fruit 
des  bonnes.  D'ailleurs  la  puissance  de  Dieu  est 
infinie.  Peut-être  que  ton  exemple  va  convertir 
le  peuple  entier. 

Et  dans  la  loge  en  face,  les  lions  passent  et 
reviennent  sans  s'arrêter,  d'un  mouvement  con- 
tinu, rapide.  Le  plus  grand,  tout  à  coup,  regarde 
Antoine,  se  met  à  rugir,  —  et  une  vapeur  sort 
de  sa  gueule. 

Les  femmes  sont  tassées  contre  les  hommes. 

I  1     CONSOLATEUR 

va  de  l'un  à  l'autre. 

(,_ue  dinez-vous,  que  dirais-tu,  si  on  te  brû- 


de  sain t   A  ntoine. 


lait  avec  des  plaques  de  fer,  si  des  chevaux 
tecartelaient,  si  ton  corps  enduit  de  miel  était 
dévoré  par  les  mouches  !  tu  n'auras  que  la  mort 
d'un  chasseur  qui  est  surpris  dans  un  bois. 

Antoine  aimerait  mieux  tout  cela  que  les  hor- 
ribles bêtes  féroces;  il  croit  sentir  leurs  dents, 
leurs  griffes,  entendre  ses  os  craquer  dans  leurs 
mâchoires. 

Un  belluaire  entre  dans  le  cachot;  les  martyrs 
tremblent. 

Un  seul  est  impassible,  le  Phrygien,  qui  priait 
à  l'écart.  II  a  brûlé  trois  temples;  et  il  s'avance 
les  bras  levés,  la  bouche  ouverte,  la  tête  au  ciel, 
sans  rien  voir,  comme  un  somnambule. 

LE    CONSOLATEUR 


Arrière  !  arrière  !  L'esprit  de  Montanus  vous 
prendrait. 

TOUS 
reculent,  en  vociféuuu: 

Damnation  au  Montaniste  ! 

Ils  l'injurient,  crachent  dessus,  voudraient  le 
battre. 

Les  lions  cabrés  se  mordent  à  la  crinière.  Le 
peuple  hurle  :  «  Aux  bétes  !  aux  bétesl  » 


106  La   Tentation 

Les  martyrs  éclatant  en  sanglots,  s'étreignent. 

Une  coupe  de  vin  narcotique  leur  est  offerte.  Ils 
se  la  passent  de  main  en  main,  vivement. 

Contre  la  porte  de  la  loge,  un  autre  belluaire 
attend  le  signal.  Elle  s'ouvre;  un  lion  sort. 

Il  traverse  l'arène,  à  grands  pas  obliques.  Der- 
rière lui,  à  la  file,  paraissent  les  autres  lions, 
puis  un  ours,  trois  panthères,  des  léopards.  Ils  se 
dispersent   comme   un   troupeau   dans  une  prairie. 

Le  claquement  d'un  fouet  retentit.  Les  chrétiens 
chancellent,  —  et,  pour  en  finir,  leurs  frères  les 
poussent.  Antoine  ferme  les  yeux. 

Il  les  ouvre.  Mais  des  ténèbres  l'enveloppent. 

Bientôt  elles  s'éclaircissent;  et  il  distingue  une 
plaine  aride  et  mamelonneuse,  comme  on  en  voit 
autour  des  carrières  abandonnées. 

Ça  et  là,  un  bouquet  d'arbustes  se  lève  parmi  des 
dalles  à  ras  du  sol  :  et  des  formes  blanches,  plus 
indécises  que  des  nuages,  sont  penchées  sur  elles. 

11  en  arrive  d'autres,  légèrement.  Des  yeux  bril- 
lent dans  la  fente  des  longs  voiles.  A  la  noncha- 
lance de  leurs  pas  et  aux  parfums  qui  s'exhalent, 
Antoine  reconnaît  des  patriciennes.  Il  y  a  aussi 
des  hommes,  mais  de  condition  inférieure,  car  ils 
ont  des  visages  à  la  fois  naïfs  et  grossiers. 

UN]     D'ELLES 

en   respirant  largement  : 

Ah!   comme  c'est  bon  l'air  de  l.i  nuit  froide, 


dé   v ii  ■  >i  t  Antoine,  107 

au  milieu  des  sépulcres  !  Je  suis  si  fatiguée  de 
la  mollesse  des  lits,  du  fracas  des  jours,  de  la 
pesanteur  du  soleil  ! 

Sa  servante  retire  d'un  sac  en  toile  une  torche 
qu'elle  enflamme.  Les  fidèles  y  allument  d'autres 
torches,  et  vont  les  planter  sur  les  tombeaux. 

UNE    F  E  M  M  E 
haletante: 

Ah  !  enfin,  me  voilà  !  Mais  quel  ennui  que 
d'avoir  épousé  un  idolâtre! 

UNE    AUTRE 

Les  visites  dans  les  prisons,  les  entretiens 
avec  nos  frères,  tout  est  suspect  à  nos  maris  !  — 
et  même  il  faut  nous  cacher  quand  nous  faisons 
le  signe  de  la  croix;  ils  prendraient  cela  pour 
une  conjuration  magique. 

UNE    AUTRE 

Avec  le  mien,  c'était  tous  les  jours  des  que- 
relles; je  ne  voulais  pas  me  soumettre  aux  abus 
qu'il  exigeait  de  mon  corps;  —  et  afin  de  se 
venger,  il  m'a  fait  poursuivre  comme  chré- 
tienne. 

UNE    AUTK E 

Vous  rappelez-vous  Lucius,  ce  jeune  homme 
si  beau,  qu'on  a  traîné  par  les   talons  derrière 


108  La    Tentation 

un  char,  comme  Hector,  depuis  la  porte  Esqui- 
léenne  jusqu'aux  montagnes  de  Tibur;  —  et 
des  deux  côtés  du  chemin  le  sang  tachetait 
les  buissons!  J'en  ai  recueilli  les  gouttes.  Le 
voilà  ! 

Elle  tire  de  sa  poitrine  une  éponge  toute  noire, 
la  couvre  de  baisers,  puis  se  jette  sur  les  dalles, 
Ml  criant  : 

Ah!  mon  ami!  mon  ami! 

UN    HOMME 

Il  }•  a  juste  aujourd'hui  trois  ans  qu'est  morte 
Domitilla.  Elle  fut  lapidée  au  fond  du  bois  de 
Proserpine.  J'ai  recueilli  ses  os  qui  brillaient 
comme  des  lucioles  dans  les  herbes.  La  terre 
maintenant  les  recouvre  1 

Il  se  jette  sur  un  tombeau. 

O  ma  fiancée  !  ma  fiancée  I 

ET    tous    LES   AUTRES 

par  la  plaine  : 

()  ma  sa'Ui  !  <"<  mon  frère!  fi  ma  fille!  fi  ma 
mère  ! 

Ils  sont  'i  genoux,  11-  front  dans  les  main,,  on 
le  corps  tout   à  plat,  les  deux  bras  étendus;  —  et 


de   saint   Antoine.  109 


les  sanglots  qu'ils  retiennent  soulèvent  leur  poi- 
trine à  la  briser.  Ils  regardent  le  ciel  en  disant  : 

Aie  pitié  de  son  âme,  ô  mon  Dieu!  Elle 
languit  au  séjour  des  ombres;  daigne  l'admettre 
dans  la  Résurrection,  pour  qu'elle  jouisse  de 
ta  lumière  ! 

Ou,  l'œil  fixé  sur  les  dalles,  ils  murmurent  : 

Apaise-toi,  ne  souffre  plus!  Je  t'ai  apporté 
du  pain,  des  viandes. 

UNE    VEUVE 

Voici  du  pultis,  fait  par  moi,  selon  son  goût, 
avec  beaucoup  d'œufs  et  double  mesure  de 
farine.  Nous  allons  le  manger  ensemble,  comme 
autrefois,  n'est-ce  pas? 

Elle  en  porte  un  peu  à  ses  lèvres;  et,  tout  à 
coup,  se  met  à  rire  d'une  façon  extravagante, 
frénétique. 

Les  autres,  comme  elle,  grignotent  quelque  mor- 
ceau, boivent  une  gorgée. 

Ils  se  racontent  les  histoires  de  leurs  martyres; 
la  douleur  s'exalte,  les  libations  redoublent.  Leurs 
yeux  noyés  de  Lûmes  se  fixent  les  uns  sur  les 
autres.  Ils  balbutient  d'ivresse  et  de  désolation; 
peu  à  peu,  leurs  mains  se  touchent,  leurs  lèvres 
s'unissent,  les  voiles  s'entr'ouvrent,  et  ils  se  mê- 
lent sur  les  tombes  entre  les  coupes  et  les  flam- 
beaux. 


I.  a    Tentation 


Le  ciel  commence  à  blanchir.  Le  brouillard 
mouille  leurs  vêtements;  —  et,  sans  avoir  l'air 
de  se  connaître,  ils  s'éloignent  les  uns  des  autres 
par  des  chemins  différents,  dans  la  campagne. 

Le  soleil  brille;  les  herbes  ont  grandi,  la  plaine 
s'est  transformée. 

Et  Antoine  voit  nettement  à  travers  des  bam- 
bous une  forêt  de  colonnes,  d'un  gris  bleuâtre. 
Ce  sont  des  troncs  d'arbres  provenant  d'un  seul 
tronc.  De  chacune  de  ses  branches  descendent 
d'autres  branches  qui  s'enfoncent  dans  le  sol  ;  et 
l'ensemble  de  toutes  ces  lignes  horizontales  et 
perpendiculaires,  indéfiniment  multipliées,  ressem- 
blerait à  une  charpente  monstrueuse,  si  elles 
n'avaient  une  petite  figue  de  place  en  place,  avec 
un  feuillage  noirâtre,  comme   celui   du   sycomore. 

Il  distingue  dans  leurs  enfourchures  des  grappes 
de  fleurs  jaunes,  des  fleurs  violettes  et  des  fou- 
gères, pareilles  à  des  plumes  d'oiseaux. 

Sous  les  rameaux  les  plus  bas,  se  montrent  çà 
et  là  les  cornes  d'un  bubal,  ou  les  yeux  brillants 
d'une  antilope;  des  perroquets  sont  juchés,  des 
papillons  voltigent,  des  lézards  se  traînent,  des 
mouches  bourdonnent;  et  on  entend,  au  milieu 
du  silence,  comme  la  palpitation  d'une  vie  pro- 
fonde. 

A  l'entrée  du  bois,  sur  une  manière  de  bûcher, 
est  une  chose  étrange  —  un  homme  —  enduit  de 
bouse  de  vache,  complètement  nu,  plus  sec  qu'une 


de  sa  m  l   A  ii  toitte. 


momie;  ses  articulations  forment  dus  nœuds  à 
l'extrémité  de  ses  os  qui  semblent  des  bâtons.  Il 
a  des  paquets  de  coquilles  aux  oreilles,  la  figure 
très  longue,  le  nez  en  bec  de  vautour.  Son  bras 
gauche  reste  droit  en  l'air,  ankylosé,  raide  comme 
un  pieu  ;  —  et  il  se  tient  là  depuis  si  longtemps 
que  des  oiseaux  ont  fait  un  nid  dans  sa  chevelure. 
Aux  quatre  coins  de  son  bûcher  flambent 
quatre  feux.  Le  soleil  est  juste  en  face.  Il  le  con- 
temple, les  yeux  grands  ouverts  ;  —  et  sans  regarder 
Antoine  : 

Brahkmane  des  bords  du  Nil,  qu'en  dis-tu? 

Des  flammes  sortent  de  tous  les  côtés  par  les 
intervalles  des  poutres;  et 

LE    GYMNOSOPHISTE 
reprend  : 

Pareil  au  rhinocéros,  je  me  suis  enfoncé  dans 
la  solitude.  J'habitais  l'arbre  derrière  moi. 

En  effet,  le  grœ  figuier  présente,  dans  ses  can- 
nelures, UHe  excavation  naturelle  de  la  taille  d'un 
homme. 

Et  je  me  nourrissais  de  fleurs  et  de  fruits, 
avec  une  telle  observance  des  préceptes,  que 
pas  môme  un  chien  ne  m'a  vu  manger. 

Comme  l'existence  provient  de  la  corruption, 
la  corruption  du  désir,  le  désir  de  la  sensation, 
la   sensation  du  contact,  j'ai  fui  toute  action, 


I  1  2  L  a     Te'  n  t il  /ion 

tout  contact;  et  —  sans  plus  bouger  que  la  stèle 
d'un  tombeau,  exhalant  mon  haleine  par  mes 
deux  narines,  fixant  mon  regard  sur  mon  nez, 
et  considérant  1  ether  dans  mon  esprit,  le  monde 
dans  mes  membres,  la  lune  dans  mon  cœur,  — 
je  songeais  à  l'essence  de  la  grande  Ame  d'où 
s'échappent  continuellement,  comme  des  étin- 
celles de  feu,  les  principes  de  la  vie. 

J'ai  saisi  enfin  l'Ame  suprême  dans  tous  les 
êtres,  tous  les  êtres  dans  l'Ame  suprême  ;  —  et 
je  suis  parvenu  à  y  faire  entrer  mon  âme,  dans 
laquelle  j'avais  fait  rentrer  mes  sens. 

Je  reçois  la  science,  directement  du  ciel, 
comme  l'oiseau  Tchataka  qui  ne  se  désaltère 
que  dans  les  rayons  de  la  pluie. 

Par  cela  même  que  je  connais  les  choses,  les 
choses  n'existent  plus. 

Pour  moi,  maintenant,  il  n'y  a  pas  d'espoir 
et  pas  d'angoisse,  pas  de  bonheur,  pas  de  vertu, 
ni  jour  ni  nuit,  ni  toi  ni  moi,  absolument  rien. 

Mes  austérités  effroyables  m'ont  fait  supé- 
rieur aux  Puissances.  Une  contraction  de  ma 
peut  tuer  cent  fils  de  rois,  détrôner  les 
dieux,  bouleverser  le  monde. 

[1  .i  dit  tout  cela  d'une  voix  monotone. 

Les  feuilles  à   l'entour    se    recroquevillent.  Des 

'enfuient. 
11   abaisse    lentement  ses  yeux  vers  les  flammes 
qui  montent,  juiis  ajoute: 


df  saint  Antoine.  113 


J'ai  pris  en  dégoût  la  forme,  en  dégoût  la 
perception ,  en  dégoût  jusqu'à  la  connaissance 
elle-même,  —  car  la  pensée  ne  survit  pas  au 
fait  transitoire  qui  la  cause,  et  l'esprit  n'est 
qu'une  illusion  comme  le  reste. 

Tout  ce  qui  est  engendré  périra,  tout  ce  qui 
est  mort  doit  revivre  ;  les  êtres  actuellement 
disparus  séjourneront  dans  des  matrices  non 
encore  formées,  et  reviendront  sur  la  terre  pour 
servir  avec  douleur  d'autres  créatures. 

Mais,  comme  j'ai  roulé  dans  une  multitude 
infinie  d'existences,  sous  des  enveloppes  de 
dieux,  d'hommes  et  d'animaux,  je  renonce  au 
voyage,  je  ne  veux  plus  de  cette  fatigue! 
J'abandonne  la  sale  auberge  de  mon  corps, 
maçonnée  de  chair,  rougie  de  sang,  couverte 
d'une  peau  hideuse,  pleine  d'immondices  ;  — et, 
pour  marécompense,  je  vais  enfin  dormir  au  plus 
profond  de  l'absolu,  dans  l'Anéantissement. 

Les  flammes  s'élèvent  jusqu'à  sa  poitrine,  — 
puis  l'enveloppent.  Sa  tète  passe  à  travers  comme 
par  le  trou  d'un  mur.  Ses  yeux  béants  regardent 
toujours. 

A  N  T  0  I  N  E 
se  relève. 

La  torche,  par  terre,  a  incendié  les  ccl.its  de 
bois  ;  et  les  flammes  ont  roussi  sa  barbe. 


114  La    Tentation 

Tout  en  criant,  Antoine  trépigne  sur  le  feu  ;  — 
et  quand  il  ne  reste  plus  qu'un  amas  de  cendres  : 

Où  est  donc  Hilarion?  Il  était  là  tout  à 
l'heure. 

Je  l'ai  vu  ! 

Eh!  non,  c'est  impossible!  je  me  trompe! 

Pourquoi?...  Ma  cabane, ces  pierres,  le  sable, 
n'ont  peut-être  pas  plus  de  réalité.  Je  deviens 
fou.  Du  calme  !  où  étais-je  ?  qu'y  avait-il  ? 

Ah!  le  gymnosophiste  !...  Cette  mort  est 
commune  parmi  les  sages  indiens.  Kalanos  se 
brûla  devant  Alexandre  ;  un  autre  a  fait  de 
même  du  temps  d'Auguste.  Quelle  haine  de  la 
vie  il  faut  avoir!  A  moins  que  l'orgueil  ne  les 
pousse?...  N'importe,  c'est  une-intrépidité  de 
martyrs!...  Quant  à  ceux-là,  je  crois  mainte- 
nant tout  ce  qu'on  m'avait  dit  sur  les  débau- 
ches qu'ils  occasionnent. 

Et  auparavant  ?  Oui,  je  me  souviens  !  la  foule 
des  hérésiarques...  Quels  cris!  quels  yeux! 
Mais  pourquoi  tant  de  débordements  de  la 
chair  et  d'égarements  de  l'esprit  ? 

C'est  vers  Dieu  qu'ils  prétendent  se  diriger 
par  toutes  ces  voies  !  De  quel  droit  les  maudire, 
moi  qui  trébuche  dans  la  mienne?  Quand  ils 
ont  disparu,  j'allais  peut-être  en  apprendre 
davantage.  Cela  tourbillonnait  trop  vite;  je 
n'avais  pas  le  temps  de  repondre.  A  présent, 


de  saint   A  n  toi  ne  .  115 

c'est  comme  s'il  y  avait  dans  mon  intelligence 
plus  d'espace  et  plus  de  lumière.  Je  suis  tran- 
quille. Je  me  sens  capable...  Qu'est-ce  donc? 
je  croyais  avoir  éteint  le  feu. 

Une  flamme  voltige  entre  les  roches;  et  bientôt 
une  voix  saccadée  se  fait  entendre,  au  loin,  dans  la 
montagne. 

Est-ce  l'aboiement  d'une  hyène,  ou  les  san- 
glots de  quelque  voyageur  perdu? 

Antoine  écoute.  La  flamme  se  rapproche. 

Et  il  voit  venir  une  femme  qui  pleure,  appuyée 
sur  l'épaule  d'un  homme  à  barbe  blanche. 

Elle  est  couverte  d'une  robe  de  pourpre  en  lam- 
beaux. Il  est  nu-tète  comme  elle,  avec  une  tunique 
de  même  couleur,  et  porte  un  vase  de  bronze,  d'où 
s'élève  une  petite  flamme  bleue. 

Antoine  a  peur  —  et  voudrait  savoir  qui  est 
cette  femme. 

L'ÉTRANGER  (Simon) 

C'est  une  jeune  fille,  une  pauvre  enfant,  que 
je  mène  partout  avec  moi. 

Il  hausse  le  vase  d'airain. 

Antoine  la  considère,  à  la  lueur  de  celle  flamme 
qui  vacille. 

Elle  a  sur  le  visage  des  marques  de  morsures, 
le  long  des  bras  des  traces  de  coups;  ses  cheveux 


ii6  Lu    Tt-  h  tut  ion 


épars  s'accrochent  dans  les  déchirures  de  ses  hail- 
lons; ses  yeux  paraissent  insensibles  à  la  lumière. 


Quelquefois,  elle  reste  ainsi,  pendant  fort 
longtemps,  sans  parler,  sans  manger  ;  puis  elle 
se  réveille,  —  et  débite  des  choses  merveil- 
leuses. 

ANTOINE 

Vraiment  ? 


Ennoia!  Ennoia!  Ennoia!  raconte  ce  que  tu 
as  à  dire  ! 

Elle  tourne  ses  prunelles  comme  sortant  d'un 
songe,  passe  lentement  ses  doigts  sur  ses  deux 
sourcils,  et  d'une  voix  dolente: 

HÉLÈNE    (Ennoia) 

J'ai  souvenir  d'une  région  lointaine,  couleur 
d'émeraude.  Un  seul  arbre  l'occupe. 

Antoine  tressaille. 

A  chaque  degré  de  ses  larges  rameaux  se  tient 
dans  l'air  UD  couple  d'Esprits.  Les  bran,  bes 
autour  d'eux  s'entre-croisent,  comme  les  veines 
d'un  corps;  et  ils  regardenl  la  vie  étemelle 
cm  ulei  depuis  les  racines  plongeant  dans  loin- 


i/i-    sa: ut   Antoine .  117 


bre  jusqu'au  faîte  qui  dépasse  le  soleil.  Moi, 
sur  la  deuxième  branche,  j'éclairais  avec  ma 
figure  les  nuits  d'été. 

ANTOINE 
se  touchant  le  front  : 

Ah!  ah!  je  comprends!  la  tête! 

SIMON 
le  doigt  sur  la  bouche  : 
Chut!... 

H  É  L  È  S  E 

La  voile  restait  bombée,  la  carène  fendait 
l'écume.  Il  me  disait  :  «  Que  m'importe  si  je 
trouble  ma  patrie,  si  je  perds  mon  royaume! 
Tu  m'appartiendras,  dans  ma  maison  !  » 

Qu'elle  était  douce  la  haute  chambre  de  son 
palais!  Il  se  couchait  sur  le  lit  d'ivoire,  et, 
caressant  ma  chevelure,  chantait  amoureuse- 
ment. 

A  la  fin  du  jour,  j'apercevais  les  deux  camps, 
les  fanaux  qu'on  allumait,  Ulysse  au  bord  de 
sa  tente,  Achille  tout  armé  conduisant  un  char 
le  long  du  rivage  de  la  mer. 

ANTOINE 
Mais  elle  est  folle  entièrement  !  Pourquoi?... 


1 1  s  L  a    Tentation 

SIMON 

Chut!...  chut!... 

HÉLÈNE 

Ils  m'ont  graissée  avec  des  onguents,  et  ils 
m'ont  vendue  au  peuple  pour  que  je  l'amuse. 

Un  soir,  debout,  et  le  cistre  en  main,  je  fai- 
sais danser  des  matelots  grecs.  La  pluie, 
comme  une  cataracte,  tombait  sur  la  taverne, 
et  les  coupes  de  vin  chaud  fumaient.  Un 
homme  entra,  sans  que  la  porte  fût  ouverte. 

SIMON 

C'était  moi!  je  t'ai  retrouvée! 

La  voici,  Antoine,  celle  qu'on  nomme  Sigeh, 
Ennoia,  Barbelo,  Prounikos  !  Les  Esprits  gou- 
verneurs du  monde  furent  jaloux  d'elle,  et  ils 
l'attachèrent  dans  un  corps  de  femme. 

Elle  a  été  l'Hélène  des  Troyens,  dont  le 
poète  Stesichore  a  maudit  la  mémoire.  Elle  a 
été  Lucrèce,  la  patricienne  violée  par  les  rois. 
Elle  a  été  Dalila,  qui  coupait  les  cheveux  de 
Samson.  Elle  a  été  cette  fille  d'Israël  qui 
s'abandonnait  aux  boucs.  Elle  a  aime  l'adultère, 
l'idolâtrie,  le  mensonge  et  la  sottise.  Elle  s'est 
prostituée  à  tous  les  peuples.  Elle  a  chanté 
dans  tous  les  carrefours.  Elle  a  baisé  tous  les 
m  iges. 

A  Tyr,  la  Syrienne,  elle  éuit  la   maîtresse 


de   saint  Antoine .  119 

des  voleurs.  Elle  buvait  avec  eux  pendant  les 
nuits,  et  elle  cachait  les  assassins  dans  la  ver- 
mine de  son  lit  tiède. 

ANTOINE 
Eh  !  que  me  fait  !... 

SIMON 

d'un  air  furieux  : 

Je  l'ai  rachetée,  te  dis-je,  —  et  rétablie  en  sa 
splendeur  ;  tellement  que  Caïus  César  Caligula 
en  est  devenu  amoureux,  puisqu'il  voulait  cou- 
cher avec  la  Lune  ! 

ANTOINE 
Eh  bien  ?... 

?  I  M  O  N 

Mais  c'est  elle  qui  est  la  Lune  !  Le  pape  Clé- 
ment n'a-t-il  pas  écrit  qu'elle  fut  emprisonnée 
dans  une  tour?  Trois  cents  personnes  vinrent 
cerner  la  tour  ;  et  à  chacune  des  meurtrières  en 
même  temps,  on  vit  paraître  la  lune,  —  bien 
qu'il  n'y  ait  pas  dans  le  monde  plusieurs  lunes, 
ni  plusieurs  Ennoia! 

ANTOINE 
Oui...  je  crois  me  rappeler... 
Et  il  tombe  dans  une  rêverie. 


/  n     Te  il  t  at  ;  o  n 


SIMON 


Innocente  comme  le  Christ,  qui  est  mort 
pour  les  hommes,  elle  s'est  dévouée  pour  les 
femmes.  Car  l'impuissance  de  Jéhovah  se  dé- 
montre par  la  transgression  d'Adam,  et  il  faut 
secouer  la  vieille  loi,  antipathique  à  l'ordre  des 
choses. 

J'ai  prêché  le  renouvellement  dans  Ephraïm 
et  dans  Issachar,  le  long  du  torrent  de  Bizor, 
derrière  le  lac  d'Houleh ,  dans  la  vallée  de 
Mageddo,  plus  loin  que  les  montagnes,  à  Bostra 
et  à  Damas  !  Viennent  à  moi  ceux  qui  sont 
couverts  de  vin,  ceux  qui  sont  couverts  de  boue, 
ceux  qui  sont  couverts  de  sang  ;  et  j'effacerai 
leurs  souillures  avec  le  Saint-Esprit,  appelé 
Minerve  par  les  Grecs!  Elle  est  Minerve!  elle 
est  le  Saint-Esprit  !  Je  suis  Jupiter,  Apollon, 
le  Christ,  le  Paraclet,  la  grande  puissance  de 
Dieu,  incarnée  en  la  personne  de  Simon. 

ANTOINE 

Ah!  c'est  toi!...  c'est  donc  toi?  Mais  je  sais 
tes  crimes  ! 

Tu  es  né  à  Gittoï,  près  de  Samarie.  Dosi- 
théus,  ton  premier  maître,  t'a  renvoyé  !  Tu 
exècres  saint  Paul  pour  avoir  converti  une  de 
tes  femmes  ;  et,  vaincu  par  saint  Pierre,  —  de 
rage  et  de  terreur  tu  as  jeté  dans  les  flots  le 
sac  qui  contenait  tes  artifices  1 


il c  s  ii  i h  i  A  n  toine . 


SIMON 

Les  veux-tu  ? 

Antoine  le  regarde;  —  et  une  voix  intérieure 
murmure  dans  sa  poitrine  :  «  Pourquoi  pas?  » 

Simon  reprend  : 

Celui  qui  connaît  les  forces  de  la  Nature  et 
la  substance  des  Esprits  doit  opérer  des  mira- 
cles. C'est  le  rêve  de  tous  les  sages,  —  et  le 
désir  qui  te  ronge  ;  avoue-le  ! 

Au  milieu  des  Romains,  j'ai  volé  dans  le 
cirque  tellement  haut  qu'on  ne  m'a  plus  revu. 
Néron  ordonna  de  me  décapiter  ;  mais  ce  fut 
la  tête  d'une  brebis  qui  tomba  par  terre,  au  lieu 
de  la  mienne. Enfin, on  m'a  enseveli  tout  vivant; 
mais  j'ai  ressuscité  le  troisième  jour.  La  preuve, 
c'est  que  me  voilà! 

Il  lui  donne  ses  mains  à  flairer.  Elles  sentent 
le  cadavre.  Antoine  se  recule. 

Je  peux  faire  se  mouvoir  des  serpents  de 
bronze,  rire  des  statues  de  marbre,  parler  des 
chiens.  Je  te  montrerai  une  immense  quantité 
d'or  ;  j'établirai  des  rois;  tu  verras  des  peuples 
m'adorant!  Je  peux  marcher  sur  les  nuages  et 
sur  les  flots,  passer  à  travers  les  montagnes, 
apparaître  en  jeune  homme,  en  vieillard,  en 
tigre  et  en   fourmi,    prendre    ton    visage,    te 


122  La    Tentation 

donner    le    mien,   conduire    la    foudre.     L'en- 
tends-tu ? 

Le    tonnerre   gronde,  des   éclairs  se  succèdent. 

C'est  la  voix  du  Très-Haut!  «  car  l'Éternel 
ton  Dieu  est  en  feu ,  »  et  toutes  les  créations 
s'opèrent  par  des  jaillissements  de  ce  foyer. 

Tu  vas  en  recevoir  le  baptême, —  ce  second 
baptême  annoncé  par  Jésus,  et  qui  tomba  sur 
les  apôtres ,  un  jour  d'orage  que  la  fenêtre 
était  ouverte! 

Et  tout  en  remuant  la  flamme  avec  sa  main, 
lentement,  comme  pour  en  asperger  Antoine: 

Mère  des  miséricordes,  toi  qui  découvres  les 
secrets,  afin  que  le  repos  nous  arrive  dans  la 
huitième  maison... 

ANTOINE 

s'écrie: 

Ah!  si  j'avais  de  l'eau  bénite! 

I.i  flamme  s'éteint,  en  produisant  beaucoup  de 
fiimèe. 

linnoia  et  Simon  ont  disparu. 

Un  brouillard  extrêmement  froid,  opaque  et 
fétide  emplit  l'atmosphère. 


de  sain/   A  n  toine.  123 

ANTOINE 

étendant  ses  bras,  comme  un  aveugle: 

Où  suis-je?...  J'ai  peur  de  tomber  dans 
l'abîme.  Et  la  croix,  bien  sûr,  est  trop  loin  de 
moi...  Ah!  quelle  nuit!  quelle  nuit! 

Sous  un  coup  de  vent,  le  brouillard  s'en- 
tr'ouvre;  —  et  il  aperçoit  deux  hommes,  couverts 
de  longues  tuniques  blanches. 

Le  premier  est  de  haute  taille,  de  figure  douce, 
de  maintien  grave.  Ses  cheveux  blonds,  séparés 
comme  ceux  du  Christ,  descendent  régulièrement 
sur  ses  épaules.  11  a  jeté  une  baguette  qu'il  por- 
tait à  la  main,  et  que  son  compagnon  a  reçue  en 
faisant  une  révérence  à  la  manière  des  Orientaux. 

Ce  dernier  est  petit,  gros,  camard,  d'encolure 
ramassée,  les  cheveux  crépus,  une  mine  naïve. 

Ils  sont  tous  les  deux  nu-pieds,  nu-tète,  et  pou- 
dreux comme  des  gens  qui  arrivent  de  voyage. 

ANTOINE 
en  sursaut  : 

Çjue  voulez-vous  ?  Parlez!  Allez-vous-en! 

DAMIS 

—  C'est  le  petit  homme.  — 

Là,  là!.,  bon  ermite!...  Ce  que  je  veux?  Je 
n'en  sais  rien.  Voici  le  maître! 

Il  s'asseoit  ;  l'autre  reste  debout.  Silence. 


124  £a    Tentatiùn 

ANTOINE 
reprend  : 

Vous  venez  ainsi?... 

n  a  m  i  s 
Oh  !  de  loin,  —  de  très  loin  ! 
ANTOINE 

Et  vous  allez?... 

D  A  M  I S 
désignant  l'autre  : 

Où  il  voudrai 

ANTOINE 
Qui  est-il  donc  ? 

PAM1S 

Regarde-le! 

A  N  T  0 1  N  B 

à  part  : 

11  a  l'air  d'un  saint!  Si  j'osais... 

La    fumée   est   partie.  Le  temps  est  très  clair.   I.a 
lune  brille. 

D  A  M I S 

A  quoi  Bongez-voua  donc,  que  vous  ne  parlez 

plus? 


de   sa; ni    Antoine. 


ANTOINE 
Je  songe...  Oh  !  rien. 

DAMIS 

s'avance   vers   Apollonius,   et  fait  plusieurs   tours 
autour  de  lui,  la  taille  courbée,  sans  lever  la  tête. 

Maître  !  c'est  un  ermite  galiléen  qui  demande 
à  savoir  les  origines  de  la  sagesse. 

APOLLONIUS 
Qu'il  approche  ! 
Antoine  hésite. 

DAMIS 
Approchez  ! 

APOLLONIUS 

d'une  voix  tonnante: 

Approche!  Tu  voudrais  connaître  qui  je  suis, 
ce  que  j'ai  fait,  ce  que  je  pense  ?  N'est-ce  pas 
cela,  enfant  ? 

ANTOIN  É 

...  Si  ces  choses,  toutefois,  peuvent  contribuer 
à  mon  salut. 

APOLLONIUS 
Réjouis-toi,  je  vais  te  les  dire. 


I2n  La    7 <■  ii ht I ion 


bas  à  Antoine  : 

Est-ce  possible?  11  faut  qu'il  vous  ait,  du 
premier  coup  d'œil,  reconnu  des  inclinations 
extraordinaires  pour  la  philosophie  I  Je  vais 
en  profiter  aussi,  moil 

ATOLLONIUS 

Je  te  raconterai  d'abord  la  longue  route  que 
j'ai  parcourue  pour  obtenir  la  doctrine  ;  et  si 
tu  trouves  dans  toute  ma  vie  une  action  mau- 
vaise, tu  m'arrêteras,  —  car  celui-là  doit  scan- 
daliser par  ses  paroles  qui  a  méfait  par  ses 
œuvres. 


à  Antoine  : 
Quel  homme  juste  !  hein  ? 

ANTOINE 
Décidément,  je  crois  qu'il  est  siucère. 

APOLLON IUS 

La  nuit  de  ma  naissance,  ma  mère  crut  se 
voir  cueillant  des  fleurs  sur  le  bord  d'un  lac. 
Un  éclair  parut,  et  elle  me  mit  au  moni>  B  la 
voix  des  cygnes  qui  chantaient  dans  son  rêve. 

Jusqu'à  quinze  ans,  on  m'a  plongé,  trois  fois 


de   saint  Antoine.  127 


par  jour,  dans  la  fontaine  Asbadée,  dont  l'eau 
rend  les  parjures  hydropiques;  et  l'on  me  frot- 
tait le  corps  avec  les  feuilles  du  cnyza,  pour 
me  faire  chaste. 

Une  princesse  palmyrienne  vint  un  soir  me 
trouver,  m'offrant  des  trésors  qu'elle  savait  être 
dans  des  tombeaux.  Une  hiérodoule  du  temple 
de  Diane  s'égorgea,  désespérée,  avec  le  couteau 
des  sacrifices;  et  le  gouverneur  de  Cilicie,  à  la 
fin  de  ses  promesses,  s'écria  devant  ma  famille 
qu'il  me  ferait  mourir  ;  mais  c'est  lui  qui 
mourut  trois  jours  après,  assassiné  par  les 
Romains. 

D  A  M I  s 

à  Antoine,  en  le  frappant  du  coude: 

Hein  ?  quand  je  vous  disais!  quel  homme! 

APOLLONIUS 

J'ai,  pendant  quatre  ans  de  suite,  gardé  le 
silence  complet  des  pythagoriciens.  La  douleur 
la  plus  imprévue  ne  m'arrachait  pas  un  soupir; 
et  :m  théâtre,  quand  j'entrais,  on  s'écartait  de 
moi  comme  d'un  fantôme. 

DAMIS 
Auriez-vous  fait  cela,  vous  ? 

APOLLON  I  US 
Le  temps  de  mon  épreuve  terminé,  j'entre- 


i;S  La    Tentation 

pris  d'instruire  les  prêtres  qui  avaient  perdu  la 
tradition. 

A  NTOIXE 
Quelle  tradition  ? 

DAMIS 
Laissez-le  poursuivre  !  Taisez-vous  ! 

APOLLONIUS 

J'ai  devisé  avec  les  Samanéens  du  Gange, 
avec  les  astrologues  de  Chaldée,  avec  les  mages 
de  Babylone,  avec  les  Druides  gaulois,  avec 
les  sacerdotes  des  nègres!  J'ai  gravi  les  qua- 
torze Olympes,  j'ai  sondé  les  lacs  de  Scythie, 
j'ai  mesuré  la  grandeur  du  Désert  ! 

DAMIS 

C'est  pourtant  vrai,  tout  cela.  J'y  étais,  moi! 

APOLLONIUS 

J'ai  d'abord  été  jusqu'à  la  mer  d'Hyrcanie. 
J'en  ai  fait  le  tour;  et  par  le  pays  des  Barao- 
mates,  où  est  enterré  Bucéphale,  je  suis  des- 
cendu vers  Ninive.  Aux  portes  de  la  ville,  un 
homme  s'approcha. 

DAMIS 

Moi!  moi!  m<>n  bon  maître!    le  VOUS  aimai 


/  ///  /   À  il  loin  e.  I  2Q 

tout  de  suite!  Vous  étiez  plus  doux  qu'une  fille 
et  plus  beau  qu'un  Dieu  ! 

APOi.i." 

sans  l'entendre  : 

Il  voulait  m  accompagner,  pour  me  servir 
d'interprète. 

r>  A  M I S 

Mais  vous  répondîtes  que  vous  compreniez 
tous  les  langages  et  que  vous  deviniez  toutes 
les  pensées.  Alors  j'ai  baisé  le  bas  de  votre 
manteau,  et  je  me  suis  mis  à  marcher  derrière 
vous. 

APOLLONIUS 

Après  Ctésiphon,  nous  entrâmes  sur  les  terres 
de  Babylone. 

D  A  M  I  s 

Et  le  satrape  poussa  un  cri,  en  voyant  un 
homme  si  pâle. 

ANTOINE 
à  part  : 

Que  signifie?... 

APOLLONIUS 
Le  Roi  m'a  reçu  debout,  prés  d'un  trône  d'ar- 

17 


130  L  a   Tentation 

gent,  dans  une  salle  ronde,  constellée  d'étoiles; 
—  et  de  la  coupole  pendaient,  à  des  fils  que 
l'on  n'apercevait  pas,  quatre  grands  oiseaux 
d'or,  les  deux  ailes  étendues. 

A  N  T  0  I  \  1 


Est-ce  qu'il  y  a  sur  la  terre  des  choses  pa- 
reilles? 

DAMIS 

C'est  là  une  ville,  cette  Babylone!  tout  le 
monde  y  est  riche  !  Les  maisons,  peintes  en 
bleu,  ont  des  portes  de  bronze,  avec  un  escalier 
qui  descend  vers  le  fleuve  ; 

Dessinant  par  terre,  avec  son  bâton, 

Comme  cela,  voyez-vous  ?  Et  puis,  ce  sont 
des  temples,  des  places,  des  bains,  des  aqueducs! 
Les  palais  sont  couverts  de  cuivre  rouge  !  et 
l'intérieur  donc,  si  vous  saviez! 

a  POLLONIUS 

Sur  la  muraille  du  Septentrion,  s'élève  une 
tour  qui  en  supporte  une  seconde,  une  troi- 
sième, une  quatrième,  une  cinquième  —  et  il 
y  en  a  trois  autres  encore!  La  huitième  est  une 
chapelle  avec  un  lit.  Personne  n'y  entre  que  la 
femme  choisie  par  les  prêtres  pour  le  Dieu 
B  Le  roi  de  Babylone  m'y  fit  loger. 


de  saint    An  laine,  131 


A  peine  si  l'on  me  regardait,  moi!  Aussi,  je 
restais  seul  à  me  promener  par  les  rues.  Je 
m'informais  des  usages  ;  je  visitais  les  ateliers; 
j'examinais  les  grandes  machines  qui  portent 
l'eau  dans  les  jardins.  Mais  il  m'ennuyait  J'Cire 
séparé  du  Maître. 

APOLLONIUS 

Enfin,  nous  sortîmes  de  Babylone  ;  et,  au 
clair  de  la  lune,  nous  vîmes  tout  à  coup  une 
empuse. 

D  A  M  I  s 

Oui-dà!  Elle  sautait  sur  son  sabot  de  fer; 
elle  hennissait  comme  un  âne  ;  elle  galopait 
dans  les  rochers.  Il  lui  cria  des  injures;  elle 
disparut. 

A N  TOI N E 
à  pa  rt  : 

Où  veulent-ils  en  venir? 

APOLLONIUS 

A  Taxilla,  capitale  de  cinq  mille  forteresses, 
Phraortes,  roi  du  Gange,  nous  a  montré  sa 
garde  d'hommes  noirs  hauts  de  cinq  coudées, 
et  dans  les  jardins  de  son  palais,  sous  un  pa- 
villon de  brocart  vert,  un  éléphant  énorme, 
que  les  reines   s'amusaient  à  parfumer.  C'était 


i;:  La    Tentation 

l'éléphant  de  Porus,   qui  s'était   enfui  après  la 
mort  d'Alexandre. 

D  A  M  i  s 

Et  qu'on  avait  retrouvé  dans  une  forêt. 

ANTOINE 

Ils  parlent   abondamment  comme  des  gens 
ivres. 

APOLLONIUS 

Phraortes  nous  fit  asseoir  à  sa  table. 


Quel  drôle  de  pays!  Les  seigneurs,  tout  en 
buvant,  se  divertissent  à  lancer  des  flèches  sous 
les  pieds  d'un  enfant  qui  danse.  Mais  je  n'ap- 
prouve pas... 

A  POI.LONIUS 

Quand  je  fus  prêt  à  partir,  le  Roi  me  donna 
un  parasol,  et  il  me  dit  :  «  J'ai  sur    l'InduS  un 
le  chameaux  blanc  .  (  juand  tu  n'en  vou- 
dras   plus,   souffle   dans    leurs    oreilles.    Ils  re- 
viendront.  » 

descendîmes  le  long  du  fleuve,  mar- 
chant l.i  nuit  a  la  lueui  des  lucioles  <|ui  bril- 
laient dans  les  bambous.  L'esclave  sifflait  un 
air  pour  écarter  les  serpents  ;  et  nos  chameaux 


de   saint   Antoine.  133 


se   courbaient   les   reins  en    passant    sous   les 
arbres,  comme  sous  des  portes  trop  basses. 

Un  jour,  un  enfant  noir  qui  tenait  un  caducée 
d'or  à  la  main  nous  conduisit  au  colk 
sages.  larchas,  leur  chef,  me  parla  de  mes 
ancêtres,  de  toutes  mes  pensées,  de  toutes  mes 
actions,  de  toutes  mes  existences.  Il  avait  été 
le  fictive  Indus,  et  il  me  rappela  que  j'avais 
conduit  des  barques  sur  le  Nil,  au  temps  du 
roi   Sésostris. 


Moi,  on  ne  me  dit  rien,  de  sorte  que  je  ne 
sais  pas  qui  j'ai  été. 

ANTOINE 
Ils  ont  l'air  vague  comme  des  ombres. 

APOLLONIUS 

Nous  avons  rencontré,  sur  le  bord  de  la  mer, 
les  Cynocéphales  gorgés  de  lait,  qui  s'en  reve- 
naient de  leur  expédition  dans  l'île  Taprobane. 
Les  flots  tièdes  poussaient  devant  nous  des 
perles  blondes.  L'ambre  craquait  sous  nos  pas. 
Des  squelettes  de  baleines  blanchissaient  dans 
1  isse  des  falaii  es.    La 

fit  plus  étroite  qu'une  sandale  ;  et  après  avoir 
jeté  vers  le  soleil  des  gouttes  de  l'Océan,  nous 
tournâmes  à  droite,  pour  revenir. 


134  La    Tint  a  lion 

Nous  sommes  revenus  par  la  région  des 
Aromates,  par  le  pays  des  Gangarides,  le  pro- 
montoire de  Comaria,  la  contrée  des  Sacha- 
ntes, des  Adramites  et  des  Homérites  ;  —  puis, 
à  travers  les  monts  Cassaniens,  la  mer  Rouge 
et  l'île  Topazos,  nous  avons  pénétré  en  Ethio- 
pie par  le  royaume  des  Pygmées. 

A  XTOINE 
à  part  : 

Comme  la  terre  est  grande! 


Et  quand  nous  sommes  rentrés  chez  nous, 
tous  ceux  que  nous  avions  connus  jadis  étaient 
morts. 

Antoine  baisse  la  tête.  Silence. 

APOLLONIUS 
reprend  : 

Alors  on  commença  dans  le  monde  à  parler 
.le  moi. 

La  peste  ravageait  Ëphèse;  j'ai  fait  lapider 
un  vieux  mendiant  ; 

ha  m  i  s 
Et  la  !<  te  b'<  n  ei  t  allée  ' 


</V   i  it  : n  /  A  h  toine.  133 


ANTOINE 
Comment!  il  chasse  les  maladies? 

APOLLONIUS 
A  Cnide,  j'ai  guéri  l'amoureux  de  la  Vénus. 

DAM1S 

Oui,  un  fou,  qui  même  avait  promis  de 
l'épouser.  —  Aimer  une  femme,  passe  encore  ; 
mais  une  statue,  quelle  sottise  !  —  Le  Maître 
lui  posa  la  main  sur  le  cœur;  et  l'amour  aus- 
sitôt s'éteignit. 

ANTOINE 
Quoi!  il  délivre  des  démons? 

APOLLONIUS 

A  Tarente,  on  portait  au  bûcher  une  jeune 
fille  morte. 

I)  A  M  I  S 

Le  Maître  lui  toucha  les  lèvres,  et  elie  ses: 
relevée  en  appelant  sa  mère. 

ANTOINE 
Comment  !  il  ressuscite  les  morts  ? 

APOLLONIUS 
J'ai  prédit  le  pouvoir  à  Vespasien. 


136  La    T fut n i ion 

A  NTOINE 
Quoi!  il  devine  l'avenir? 

D  A  M IS 

Il  y  avait  à  Corinthe, 

APOLLONIUS 

Etant  .1  table  avec  lui,  aux  eaux  de  Baïa... 

A  NTOINE 

Excusez-moi,  étrangers,  il  est  tard  ! 

D  A  M  1  s 
Un  jeune  homme  qu'on  appelait  Ménippe. 

ANTOINE 
Non  !  non  !  allez-vous-en  ! 

APOLLONIUS 

Un    chieD   entra,  portant  à    la    gueule   une 
main  coupée. 

DAMIS 

Un  soir,  dans  un  faubourg,  il  rencontra  une 
femme. 

ANTOINE 

Vous  ne  m'entendez  pas?  retirez-vous! 


de   sain  t   A  «  /oint.  1 37 

APOLLONIUS 
Il  rôdait  vaguement  autour  des  lits. 

a  N  T  O I N  E 

Assez! 

APOLLONIUS 

On  voulait  le  chasser. 


Mi! nippe  donc  se  rendit  chez  elle  ;  ils  s'ai- 
mèrent. 

A  PO  L  LO  MUS 

Et  battant  la    mosaïque   avec   sa  queue,  il 
déposa  cette  main  sur   les  genoux  de  Flavius. 


M. lis  le  matin,  aux  Ieçonsde  l'école, Ménippe 
était  pâle. 

A  NT< 
bondissant  : 

Encore!  Ah!  qu'ils  continuent,  puisqu'il   n'y 
a  pas... 

DAMIS 

1  e  Mûtre  lui  dit  :  v<  O  beau  jeune  homme, 
tu  caresses  un  serpent  ;  un  serpent  te  caresse  l 


1 38  L  ii    Te  h  lai  ii  1  n 

à  quand  les  noces  ?  »   Nous  allâmes   tous  à  la 
noce. 

ANTOINE 
J'ai  tort,  bien  sûr,  d'écouter  cela! 

D  A  M  I  s 

Des  le  vestibule,  des  serviteurs  se  remuaient, 
les  portes  s'ouvraient;  on  n'entendait  cependant 
«i  le  bruit  des  pas,  ni  le  bruit  des  portes.  Le 
Maître  se  plaça  près  de  Ménippe.  Aussitôt  la 
fiancée  fut  prise  de  colère  contre  les  philo- 
sophes. Mais  la  vaisselle  d'or,  les  échansons, 
les  cuisiniers,  les  pan^etiers  disparurent  ;  le  toit 
s'envola,  les  murs  s'écroulèrent;  et  Apollonius 
resta  seul,  debout,  ayant  à  ses  pieds  cette 
femme  tout  en  pleurs.  C'était  une  vampire  qui 
satisfaisait  les  beaux  jeunes  hommes,  afin  de 
manger  leur  chair,  —  parce  que  rien  n'est 
meilleur  pour  ces  sortes  de  fantômes  que  le 
des  amoureux. 

\  PO  i-I.ONIUS 
Si  tu  veux  savoir  lart... 

ANTOINE 
Je  ne  veux  rien  savoir! 


de  saint   Antoine.  139 

ATOLLONIUS 
Le  soir  de  notre  arrivée  aux  portes  de  Rome. 

A  NT!)  I  N  E 

Oh!  oui,  parlez-moi  de  la  ville  des  papes! 

A  l'OLLONI  US 

Un  homme  ivre  nous  accosta,  qui  chantait 
d'une  voix  douce.  C'était  un  épithalame  de 
Néron  ;  et  il  avait  le  pouvoir  de  faire  mourir 
quiconque  l'écout'ait  négligemment.  Il  portait 
à  son  dos,  dans  une  boîte,  une  corde  prise  à  la 
cythare  de  l'Empereur.  J'ai  haussé  les  épaules. 
Il  nous  a  jeté  de  la  boue  au  visage.  Alors,  j'ai 
défait  ma  ceinture,  et  je  la  lui  ai  placée  dans 
la  main. 

DAMIS 

Vous  avez  eu  bien  tort,  par  exemple! 

APOLLON IUS 

L'Empereur,  pendant  la  nuit,  me  fit  appeler 
à  sa  maison.  Il  jouait  aux  osselets  avec  Sporus, 
accoudé  du  bras  gauche,  sur  une  table  d'agate. 
Il  se  détourna,  et  fronçant  ses  sourcils  blonds  : 
«  Pourquoi  ne  me  crains-tu  pas?  me  demandâ- 
t-il. —  Parce  que  le  Dieu  qui  t'a  fait  terrible 
m'a  fait  intrépide,  »  répondis-je. 


140  La   Tentation 

ANTOINE 
.1  p.irt  : 

Quelque  chose  d'inexplicable  m'épouvante. 
Silence. 

I  >  A  M  I  S 
reprend  d'une  voix  ;iiguë  : 
Toute  l'Asie,  d'ailleurs,  pourra  vous  dire... 

A  NTOINE 
en  sursaut: 

Je  suis  malade!  Laissez-moi  1 


Kcoutez  donc.  Il  a  vu,  d'Hphèse,  tuer  Domi- 
tien,  qui  était  à  Rome. 

A  NTOINE 

s'efforçant  de  rire: 
Est-ce  possible? 

1  1  A  M  I  S 

Oui,  au   théâtre,  <-n    plein  jour,  le  quator- 
ze me   'les  «  alendes  d'oci  bre,  toul    a  ■ 

e  César!  »  et  il  ajoutait  de 
temps  a  autre:  «  Il  roule  par  terre;  oh!  comme 
il  sedébatl  11  se  relève;  il  essaye  île  fuii  ;  le! 


de   s  a  ■  n  t    A  >i  loin  e .  141 

portes  sont  fermées  ;  ah  !  c'est  fini!  le  voilà 
mort  !  »  Et  ce  jour-là,  en  effet,  Titus  Flavius 
Domitianus  fut  assassiné, comme  vous  savez. 

A  N  T  0  I  N  E 

Sans  le  secours  du  Diable...  certainement... 

A  l'OLLO  NIUS 

Il  avait  voulu  me  faire  mourir,  ce  Domitien! 
Damis  s'était  enfui  par  mon  ordre,  et  je  restais 
seul  dans  ma  prison. 

DAMIS 

C'était  une  terrible  hardiesse,  il  faut  avouer! 

APOLLONIUS 

Vers  la  cinquième  heure,  les  soldats  m'ame- 
nèrent au  tribunal.  J'avais  ma  harangue  toute 
prête,  que  je  tenais  sous  mon  manteau. 


Nous  étions  sur  le  rivage  de  Pouzzoles, 
nous  autres  !  Nous  vous  croyions  mort  ;  nous 
pleurions.  Quand,  vers  la  sixième  heure,  tout 
à  coup  vous  apparûtes,  et  vous  nous  dites: 
«  C'est  moi  !  » 


142  La    Tentation 


a  p.irt  : 

Comme  Lui  ! 

très  haut  : 
Absolument  ! 


ANTOINE 


P  AMIS 


ANTOINE 


Oh!  non!  vous  mentez,  n'est-ce  pas?  vous 
mentez! 

APOLLONIUS 

Il  est  descendu  du  Ciel.  Moi,  j'y  monte,  — 
grâce  à  ma  vertu  qui  m'a  élevé  jusqu'à  la  hau- 
teur du  Principe  ! 


Thyane,  sa   ville   natale,   a    institué  en    son 
honneur  un  temple  avec  des  prêtres  ! 

A  PO l  LONIUS 

se  rapproche  d'Antoine  et  lui  crie  aux  oreilles: 

C'est  que  je  connais  tous  les  dieux,  tous  les 
Mutes  les  prières,  tous  les  oracles!  J'ai 
pi  nétre*  dans  l'antre  de  Trophonius,  fils  d'Apol- 
lon !  J'ai  pétri  pour  les  Sytacusaines  les  gâteaux 
qu'elles   portent   sur  les  montagnes  !  j'ai  subi 


de   saint    An  loin?.  143 


les    quatre-vingts    épreuves    de    Mîthra!   j'ai 
serré  contre  mon  cœur  le  serpent  de  Sabasius 
j'ai  reçu  l'écharpe  des  Cabires  !  j'ai  lavé  Cybèle 
aux  flots  des  golfes  campaniens,  et  j'ai  passé 
trois   lunes  dans   les  cavernes  de  Samothrace  ! 


riant  bêtement  : 

Ah  !  ah  I  ah  !  aux  rriystères  de  la  Bonne 
Déesse  ! 

APOLLONIUS 

Et  maintenant  nous  recommençons  le  pèle- 
rinage ! 

Nous  allons  au  Nord,  du  côté  des  cygnes  et 
des  neiges.  Sur  la  plaine  blanche,  les  hippo- 
podes  aveugles  cassent  du  bout  de  leurs  pieds 
la  plante  d'outre-mer. 


Viens  !  c'est  l'aurore.  Le  coq  a  chanté,  le 
cheval  a  henni,  la  voile  est  prête. 

ANTOINE 

Le  coq  n'a  pas  chanté!  J'entends  le  grillon 
dans  les  sables,  et  je  vois  la  lune  qui  reste  en 
place. 


144  -La    Te  ni  a  lion 


APOLLONIUS 

Nous  allons  au  Sud,  derrière  les  montagnes 
et  les  grands  flots,  chercher  dans  les  parfums 
la  raison  de  l'amour.  Tu  humeras  l'odeur  du 
myrrhodion  qui  fait  mourir  les  faibles.  Tu 
baigneras  ton  corps  dans  le  lac  d'huile  rose  de 
l'île  Junonia.  Tu  verras,  dormant  sur  les  pri- 
mevères, le  lézard  qui  se  réveille  tous  les 
siècles  quand  tombe  à  sa  maturité  l'escarboucle 
de  son  front.  Les  étoiles  palpitent  comme  des 
yeux,  les  cascades  chantent  comme  des  lyres, 
des  enivrements  s'exhalent  des  fleurs  écloses  ; 
ton  esprit  s'élargira  parmi  les  airs,  et  dans  ton 
cœur  comme  sur  ta  face. 


Maître  !  il  est  temps!  Le  vent  va  se  lever,  les 
hirondelles  s'éveillent,  la  feuille  du  myrte  est 
envolée  ! 

APOLLONIUS 

Oui  !  partons  ! 

A  N  T  OINE 

Non  !  moi,  je  reste  ! 

A  PO  LLONIUS 

Veux-tu  que  je  t'enseigne  où  pousse  la  plante 
Ualis,  qui  ressuscite  les  morts? 


de    saint   Antoine.  145 


Demande-lui  plutôt  l'androdamas  qui  attire 
l'argent,  le  fer  et  l'airain  ! 

ANTOINE 

Oh  !  que  je  souffre  !  que  je  souffre  ! 

DAMIS 

Tu  comprendras  la  voix  de  tous  les  êtres,  les 
rugissements,  les  roucoulements  ! 

APOLLONIUS 

Je   te    ferai  monter  sur  les  licornes,  sur  les 
jons,    sur   les    hippocentaures  et   les  dau- 
phins ! 

ANTOINE 

pleure. 

Oh  !  oh  !  oh  ! 

APOLLONIUS 

Tu  connaîtras  les  démons  qui  habitent  les 
cavernes,  ceux  qui  parlent  dans  les  bois,  ceux 
qui  remuent  les  flots,  ceux  qui  poussent  les 
nuages. 

DAMIS 

Serre  ta  ceinture!  noue  tes  sandales! 


146  La    Tentation 

APOLLONIUS 

Je  t'expliquerai  la  raison  des  formes  divines, 
pourquoi  Apollon  est  debout,  Jupiter  assis, 
Vénus  noire  à  Corinthe,  carrée  dans  Athènes, 
conique  à  Paphos. 

ANTOINE 

joignant  les  mains: 

Qu'ils  s'en  aillent!  qu'ils  s'en  aillent! 

APOLLONIUS 

J'arracherai  devant  toi  les  armures  des  Dieux, 
nous  forcerons  les  sanctuaires,  je  te  ferai  violer 
la  Pythie! 

ANTOINE 

Au  secours,  Seigneur! 

Il  se  précipite  vers  la  croix. 

APOLLONIUS 

Quel  est  ton  désir?  ton  rêve?  Le  temps  seu- 
lement d'y  songer... 

ANTOINE 
Jésus,  Jésus,  à  mon  aide! 
A FOI  1  0   ■ 

Veux-tu  que  je  le  fasse  apparattre,  Jésus? 


,/  <■   sa i ii l  Antoine .  147 


ANTOINE 
Quoi  ?  Comment  ? 

APOLLONIUS 

Ce  sera  lui!  pas  un  autre!  Il  jettera  sa  cou- 
ronne, et  nous  causerons  face  à  face! 

1 1  A  M  I  S 

bas: 

Dis  que  tu  veux  bien!  Disque  tu  veux  bien 

Antoine  au  pied  de  la  croix,  murmure  des 
oraisons.  Damis  tourne  autour  de  lui,  avec  des 
gestes  patelins. 

Voyons,  bon  ermite,  cher  saint  Antoine! 
homme  pur,  homme  illustre  !  homme  qu'on  ne 
saurait  assez  louer!  Ne  vous  effrayez  pas;  c'est 
une  façon  de  dire  exagérée,  prise  aux  Orien- 
taux. Cela  n'empêche  nullement... 

APOLLONIUS 

Laisse-le,  Damis  ! 

Il  croit,  comme  une  brute,  à  la  réalité  des 
choses.  La  terreur  qu'il  a  des  Dieux  l'empêche 
de  les  comprendre  ;  et  il  ravale  le  sien  au  ni- 
veau d'un  roi  jaloux  ! 

Toi,  mon  fils,  ne  me  quitte  pas! 


148     La    Tentation   de   saint  Antoine. 

I!  s'approche  à  reculons  du  bord  de  la  falaise, 
la  dépasse,  et  reste  suspendu. 

Par-dessus  toutes  les  formes,  plus  loin  que 
la  terre,  au  delà  des  cieux,  réside  le  monde  des 
Idées,  tout  plein  du  Verbe  !  D'un  bond,  nous 
franchirons  l'autre  espace;  et  tu  saisiras  dans 
son  infinité  l'Éternel,  l'Absolu, l'Être! — Allons! 
donne-moi  la  main!  En  marche! 

Tous  les  deux,  côte  à  côte,  s'élèvent  dans  l'air, 
doucement. 

ine  embrassant  la  croix,  les  regarde  monter. 
Ils  disparaissent. 


^ 


^r^m^^s^^ 


ANTOINE 

marchant  lentement: 

Celui-là  vaut  tout  l'enfer! 

N.ibuchodonosor  ne  m'avait  pas  tant  ébloui. 
La  reine  de  Saba  ne  m'a  pas  si  profondément 
charmé. 

Sa  manière  de  parler  des  Dieux  inspire  l'envie 
de  les  connaître. 

Je  me  rappelle  en  avoir  vu  des  centaines  à 
la  fois,  dans  l'île  d'Ëléphantine,  du  temps  de 
Dioclétien.  L'Empereur  avait  cédé  aux  Nomades 
un  grand  pays,  à  condition    qu'ils    garderaient 


iço  La    Tentation 

les  frontières  ;  et  le  traité  fut  conclu  au  nom 
des  «  Puissances  invisibles.  »  Car  les  Dieux 
de  chaque  peuple  étaient  ignorés  de  l'autre 
peuple. 

Les  Barbares  avaient  amené  les  leurs.  Ils 
occupaient  les  collines  de  sable  qui  bordent  le 
fleuve.  On  les  apercevait  tenant  leurs  idoles 
entre  leurs  bras  comme  de  grands  enfants  para- 
lytiques ;  ou  bien  naviguant  au  milieu  des 
cataractes  sur  un  tronc  de  palmier,  ils  mon- 
traient de  loin  les  amulettes  de  leurs  cous,  les 
tatouages  de  leurs  poitrines; — et  cela  n'est  pas 
plus  criminel  que  la  religion  des  Grecs,  des 
Asiatiques  et  des  Romains! 

Quand  j'habitais  le  temple  d'Héliopolis,  j'ai 
souvent  considéré  tout  ce  qu'il  y  a  sur* les 
murailles  :  vautours  portant  des  sceptres,  cro- 
codiles pinçant  des  lyres,  figures  d'hommes  avec 
des  corps  de  serpent,  femmes  à  tête  de  vache 
prosternées  devant  des  dieux  ithyphalliques  ; 
et  leurs  formes  surnaturelles  m'entraînaient 
vers  d'autres  mondes.  J'aurais  voulu  savoir  ce 
que  regardent  ces  yeux  tranquilles. 

Pour  que  de  la  matière  ait  tant  de  pouvoir, 
il  faut  qu'elle  contienne  un  esprit.  L'âme  des 
Dieux  est  attachée  a  Bes  ima 

Ceux  qui  on(  la  beauté  des  apparences  peu- 
duire.  Mais  les  autres...  qui  sont  abjects 
ou  ter  'blés,  comment  y  croire?... 


(/,-   sain/    Antoine.  r  ;  I 

Et  il  voit  passer  à  ras  du  sol  des  feuilles,  des 
pierres,  des  coquilles,  des  branches  d'arbres,  de 
vagues  représentations  d'animaux,  puis  des  espèces 
de  nains  hydropiques;  ce  sont  des  Dieux.  11  éclate 
de  rire. 

Un  autre  rire  part  derrière  lui  ;  et  Ililarion  se 
présente  —  habillé  en  ermite,  beaucoup  plus  grand 
que  tout  à  l'heure,  colossal. 

ANTOINE 

n'est  pas  surpris  de  le  revoir. 

Ou'il  faut  être  bête  pour  adorer  cela! 

II  ILAKION 
Oh!  oui,  extrêmement  bête! 

Alors  défilent  devant  eux,  des  idoles  de  toutes 
les  nations  et  de  tous  les  âges,  en  bois,  en  métal, 
en  granit,  en  plumes,  en  peaux  cousues. 

Les  plus  vieilles,  antérieures  au  Déluge,  dispa- 
raissent sous  des  goémons  qui  pendent  comme 
des  crinières.  Quelques-unes,  trop  longues  pour 
leur  base,  craquent  dans  leurs  jointures  et  se 
cassent  les  reins  en  marchant.  D'autres  laissent 
couler  du  sable  par  les  trous  de  leurs  ventres. 

Antoine  et  Ililarion  s'amusent  énormément.  Ils 
se  tiennent  les  cotes  à  force  de  rire. 

ite,   passent  les  idoles  à   profil  de    mouton, 
biles  titubent  sur  leurs  jambes  cagneuses,  entr'ou- 


I~2  La    Tentation 

vrent    leurs    paupières,    et    bégayent   comme    les 
muets  :  «  Bà  1  bà  !  bâ  !  » 

A  mesure  qu'elles  se  rapprochent  du  type  hu- 
main, elles  irritent  Antoine  davantage.  Il  les 
trappe  à  coups  de  poing,  à  coups  de  pied,  s'acharne 
dessus. 
Llles  deviennent  effroyables  —  avec  de  hauts 
panaches,  des  yeux  en  boules,  les  bras  termines 
par  des  griffes,  des  mâchoires  de  requin. 

Et  devant  ces  Dieux,  on  égorge  des  hommes 
sur  des  autels  de  pierre;  d'autres  sont  broyés  dans 
des  cuves,  écrasés  sous  des  chariots,  cloués  dans 
des  arbres.  Il  y  en .  a  un,  tout  en  fer  rougi  et  à 
cornes  de  taureau,  qui  dévore  des  enfants. 

ANTOINE 
Horreur! 

H  I  LA  KION 
Mais  les  Dieux  réclament  toujours  des  sup- 
plices. Le  tien  même  a  voulu... 

A  N  T  0 

pleurant  : 

Ohl  n'achève  pas,  tais-toi! 

L'enceinte   des    roches  i  a  une  vallée. 

Un  troupeau  de  bœufs  v  p.iuire  l'herbe  rase. 

un  nuage  ;  — 
et  jette  dans  l'air,  d'une  voix  aiguë,  des  paroles 
imperai 


de   saint   Antoine.  153 


HILARION 

Comme  il  a  besoin  de  pluie,  il  tâche,  par  des 
chants,  de  contraindre  le  roi  du  ciel  à  ouvrir 
la  nuée  féconde. 

ANTOINE 

en  riant  : 

Voilà  un  orgueil  trop  niais! 

II  1  I.ARION 
Pourquoi  fais-tu  des  exorcismes? 

La  vallée  devient  une  mer  de  lait,  immobile  et 
sans  bornes. 

Au  milieu  flotte  un  long  berceau,  composé  par 
les  enroulements  d'un  serpent  dont  toutes  les  têtes, 
s'inclinant  à  la  fois,  ombragent  un  dieu  endormi 
sur  son  corps. 

Il  est  jeune,  imberbe,  plus  beau  qu'une  fille 
et  couvert  de  voiles  diaphanes.  Les  perles  de  sa 
tiare  brillent  doucement  comme  des  lunes,  un 
chapelet  d'étoiles  fait  plusieurs  tours  sur  sa  poi- 
trine; —  et  une  main  sous  la  tête,  l'autre  bras 
étendu,  il  repose,  d'un  air  songeur  et  enivré. 

Une  femme  accroupie  devant  ses  pieds  attend 
qu'il  se  réveille. 

II  ILARION 

C'est  la  dualité  primordiale  des  Rrahkmanes, 
—  l'Absolu  ne  s'exprimant  par  aucune   forme. 


154  J-n    Tentation 

Sur  le  nombril  du  Dieu  une  tige  de  lotus  a 
poussé;  et,  dans  son  calice,  parait  un  autre  Dieu 
à  trois  visages. 

ANTOINE 
Tiens,  quelle  invention  ! 

III  LA  RI  ON 

Père,  Fils  et  Saint-Esprit  ne  iont  de  même 
qu'une  seule  personne  ! 

Les  trois  tètes  s'écartent,  et  trois  grands  Dieux 
paraissent. 

Le  premier,  qui  est  rose,  mord  le  bout  de  son 
orteil. 

Le  second,  qui  est  bleu,  agite  quatre  bras. 

Le  troisième,  qui  est  vert,  porte  un  collier  de 
crânes  humains. 

I  n  face  d'eux,  immédiatement  surgissent  trois 
Déesses,  l'une  enveloppée  d'un  réseau,  l'autre 
offrant  une  coupe,  la  dernière  brandissant  un  .ire. 

I  !     ces    Dieux,    ces    Déesses    se    décuplent,    se 
multiplient.   Sur   leurs  épaules  poussent  d<.s  bras, 
au  bout  de  leurs  bras  des  mains   tenant  di 
dards,    des    haches,    des    boucliers,    des    ép 
parasols  et  des  tambours.  Des  fontaines  jaillissent 
de    leurs    tètes,     des     herbes    descendent    d< 

A  cheval  sur  des  oiseaux,  bercés  dans  des  palan- 
quins, trônant  SUI  des  sièges  d'or,  debout  dans  des 


de   saint  Antoine.  \'-\ 

niches  d'ivoire,  ils  songent,  voyagent,  comman- 
dent, boivent  du  vin,  respirent  des  fleurs.  Des 
danseuses  tournoient,  des  géants  poursuivent  des 
monstres;  à  l'entrée  des  grottes  des  solitaires  mé- 
ditent. On  ne  distingue  pas  les  prunelles  des 
étoiles,  les  nuages  des  banderoles;  des  paons 
s'abreuvent  à  des  ruisseaux  de  poudre  d'or,  la 
broderie  des  pavillons  se  mêle  aux  taches  des 
léopards,  des  rayons  colorés  s'entre-croisent  sur 
l'air  bleu,  avec  des  flèches  qui  volent  et  des  encen- 
soirs qu'on  balance. 

Ht  tout  cela  se  développe  comme  une  haute  frise 
—  appuyant  sa  base  sur  les  rochers,  et  montant 
jusque  dans  le  ciel. 

ANTOINE 
ébloui  : 

Quelle  quantité!  que  veulent-ils? 

H I L  A  R I O  N 

Celui  qui  gratte  son  abdomen  avec  sa  trompe 
d'éléphant,  c'est  le  Dieu  solaire,  l'inspirateur  de 
la  sagesse. 

Cet  autre,  dont  les  six  têtes  portent  des 
tours  et  les  quatorze  bras  des  javelots,  c'est  le 
prince  des  armées,  le  Feu  dévorateur. 

Le  vieillard  chevauchant  un  crocodile  va 
laver  sur  le  rivage  les  âmes  des  morts.  Elles 
seront     tourmentées    par    cette    femme    noire 


i;6  La   Tentation 

aux    dents   pourries,    dominatrice    des  enfers. 

Le  chariot  tiré  par  des  cavales  rouges,  que 
conduit  un  cocher  qui  n'a  pas  de  jambes,  pro- 
mené en  plein  azur  le  maître  du  soleil.  Le 
Dieu-lune  l'accompagne,  dans  une  litière  attelée 
de  trois  gazelles. 

A  genoux  sur  le  dos  d'un  perroquet,  la  déesse 
de  la  Beauté  présente  à  l'Amour,  son  fils,  sa 
mamelle  ronde.  La  voici  plus  loin,  qui  saute 
de  joie  dans  les  prairies.  Regarde  !  regarde  ! 
Coiffée  d'une  mitre  éblouissante,  elle  court  sur 
les  blés,  sur  les  flots,  monte  dans  l'air,  s'étale 
partout  ! 

Entre  ces  Dieux  siègent  les  Génies  des  vents, 
des  planètes,  des  mois,  des  jours,  cent  mille 
autres!  et  leurs  aspects  sont  multiples,  leurs 
transformations  rapides.  En  voilà  un  qui  de 
poisson  devient  tortue  ;  il  prend  la  hure  d'un 
sanglier;  la  taille  d'un  nain. 

ANTOINE 
Pour  quoi  faire  ? 

Il  !  I.  A  K  I  ON 

Pour  rétablir  l'équilibre,  pour  combattre  le 
mal.  Mata  ta  vie  B'épuise,  les  formes  b'u  enl  ; 
et  il  leur  faut  progresser  dans  les  métamor- 
phoses. 


de   s,i  in  /   A  n  tenir . 


Tout  à  coup  parait 

TIN     HOMME    NU 

assis  au  milieu  du  sable,  les  jambes  croisées. 

Un  large  halo  vibre,  suspendu  derrière  lui.  Les 
petites  boucles  de  ses  cheveux  noirs,  et  à  reflets 
d'azur,  contournent  symétriquement  une  protubé- 
rance au  haut  de  son  crâne.  Ses  bras,  très  longs, 
descendent  droits  contre  ses  flancs.  Ses  deux 
mains,  les  paumes  ouvertes,  reposent  à  plat  sur 
ses  cuisses.  Le  dessous  de  ses  pieds  offre  l'image 
de  deux  soleils;  et  il  reste  complètement  immobile 
—  en  face  d'Antoine  et  d'Hilarion,  —  avec  tous 
les  Dieux  à  l'entour,  échelonnés  sur  les  roches 
coin  me  sur  les  gradins  d'un  cirque. 

Ses  lèvres  s'entr'ouvrent  ;  et  d'une  voix  pro- 
fonde : 

Je  suis  le  maître  de  la  grande  aumône ,  le 
secours  des  créatures,  et  aux  croyants  cemme 
aux  profanes  j'expose  la  Ici. 

Tour  délivrer  le  monde,  j'ai  voulu  naître 
parmi  les  hommes.  Les  Dieux  pleuraient  quand 
je  suis  parti. 

J  ai  d  abord  cherché  une  femme  comme  il 
convient:  de  race  militaire,  épouse  d'un  roi, 
très  bonne,  extrêmement  belle,  le  nombril  pro- 
fond, le  corps  ferme  comme  du  diamant  ;  et  au 
temps  de  la  pleine  lune,  sans  l'auxiliaire  d'au- 
cun mâle,  je  suis  entré  dans  son  ventre. 


158  La    Tentation 

J'en  suis  sorti  par  le  flanc  droit.  Des  étoiles 
s'arrêtèrent. 

HILARION 

murmure  entre  ses  dents: 

«  Et  quand   ils  virent    l'étoile    s'arrêter,    ils 
conçurent  une  grande  joie  !  » 

Antoine  regarde  plus  attentivement 

le  bu non A 
qui  reprend  : 

Du  fond  de  l'Himalaya,  un  religieux  cente- 
naire accourut  pour  me  voir. 

HILARION' 

«  Un  homme  appelé  Siméon,  qui  ne  devait 
pus  mourir  avant  d'avoir  vu  le  Christ  !  » 

LE    UUDDHA 

On   m'a  mené  dans    les  écoles.    J'en    savais 
plus  que  les  docteurs. 

HILARION 

«  ...  Au  milieu  des  docteurs;   et  tous  ceux 
qui  l'entendaient  étaient  ravis  «le  ^.i  sagesse.» 

Antoine  fait  signe  à  Ililarion  de  se  taire. 


rff  sain i  A  ntoine.  r 59 


LE    BUDDHA 

Continuellement,  j'étais  à  méditer  dans  les 
jardins.  Les  ombres  des  arbres  tournaient  ;  mais 
l'ombre  de  celui  qui  m'abritait  ne  tournait  pas. 

Aucun  ne  pouvait  m'égaler  dans  la  connais- 
sance des  écritures,  l'énumération  des  atomes, 
la  conduite  des  éléphants,  les  ouvrages  de  cire, 
l'astronomie,  la  poésie,  le  pugilat,  tous  les 
exercices  et  tous  les  arts  ! 

Pour  me  conformer  à  l'usage,  j'ai  pris  une 
épouse  ;  —  et  je  passais  les  jours  dans  mon 
palais  de  roi,  vêtu  de  perles,  sous  la  pluie  des 
parfums,  éventé  par  les  chasse-mouches  de 
trente-trois  mille  femmes,  regardant  mes  peu- 
ples du  haut  de  mes  terrasses,  ornées  de  clo- 
chettes retentissantes. 

Mais  la  vue  des  misères  du  monde  me  dé- 
tournait des  plaisirs.  J'ai  fui. 

J'ai  mendié  sur  les  routes,  couvert  de  hail- 
lons ramassés  dans  les  sépulcres;  et  comme  il 
y  avait  un  ermite  très  savant,  j'ai  voulu  devenir 
son  esclave  ;  je  gardais  sa  porte,  je  lavais  ses 
pieds. 

Toute  sensation  fut  anéantie,  toute  joie, 
toute  langueur. 

Puis,  concentrant  ma  pensée  dans  une  médi- 
tation plus  lar<;e,je  connus  l'essence  des  choses, 
l'illusion  des  formes. 


l6o  L  ii    Tentation 

J'ai  vidé  promptement  la  science  des  Brahk- 
manes.  Ils  sont  rongés  de  convoitises  sous 
leurs  apparences  austères,  se  frottent  d'ordures, 
couchent  sur  des  épines,  croyant  arriver  au 
bonheur  par  la  voie  de  la  mort  ! 

HILARION 

«  Pharisiens,  hypocrites,  sépulcres  blanchis, 
race  de  vipères  !  » 

LE    BUDDHA 

Moi  aussi,  j'ai  fait  des  choses  étonnantes  — 
ne  mangeant  par  jour  qu'un  seul  grain  de  riz, 
et  les  grains  de  riz  dans  ce  temps-là  n'étaient 
pas  plus  gros  qu'à  présent  ;  —  mes  poils  tom- 
bèrent, mon  corps  devint  noir;  mes  yeux  ren- 
trés dans  les  orbites  semblaient  des  étoiles 
aperçues  au  fond  d'un  puits. 

Pendant  six  ans,  je  me  suis  tenu  immobile, 
exposé  aux  mouches,aux  lions  et  aux  serpents; 
et  les  grands  soleils,  les  grandes  ondées,  la 
neige,  la  foudre,  la  grêle  et  la  tempête,  je  rece- 
vais tout  cela,  sans  m'abriter  même  avec  la 
main. 

Les    voyageurs    qui   passaient,  me    croyant 
mort,  me  jetaient  de  loin  des  mottes  de  terre I 
itation  du  Diable  me  manquait 

Je  l'ai  appelé. 

BU    Boni    venus,  —    hideux,    couverts 


de  sain I  A  ntoine  .  if>i 

d'é<  tilles,  nauséabonds  comme  des  charniers, 
hurlant,  sifflant,  beuglant,  entre -choquant  des 
armures  et  des  os  de  mort.  Quelques-uns  cra- 
chent des  flammes  par  les  naseaux ,  quelques- 
uns  font  des  ténèbres  avec  leurs  ailes,  quelques- 
uns  portent  des  chapelets  de  doigts  coupés, 
quelques-uns  boivent  du  venin  de  serpent  dans 
le  creux  de  leurs  mains;  ils  ont  des  têtes  de 
porc,  de  rhinocéros  ou  de  crapaud,  toutes 
sortes  de  figures  inspirant  le  dégoût  ou  la 
terreur. 

AXTOIN  F. 
à  part  : 

J'ai  enduré  cela,  autrefois  ! 

le  bu on H  A 

Puis  il  m'envoya  ses  filles  —  belles,  bien 
fardées,  avec  des  ceintures  d'or,  les  dents 
blanches  comme  le  jasmin,  les  cuisses  rondes 
comme  la  trompe  de  l'éléphant.  Quelques-unes 
étendent  les  bras  en  bâillant,  pour  montrer  les 
fossettes  de  leurs  coudes;  quelques-unes  clignent 
les  yeux,  quelques-unes  se  mettent  à  rire, 
quelques-unes  entrouvrent  leurs  vêtements. 
Il  y  a  des  vierges  rougissantes,  des  matrones 
pleines  d'orgueil,  des  reines  avec  une  grande 
suite  de  bagages  et  d'esclaves. 


if>2  La    Te >i talion 

A  N  T  O  1  N  B 

à  part  : 

Ah  !  lui  aussi  ? 

LE    BUDDHA 

Ayant  vaincu  le  démon,  j'ai  passé  douze  ans 
à  me  nourrir  exclusivement  de  parfums;  —  et 
comme  j'avais  acquis  les  cinq  vertus,  les  cinq 
facultés,  les  dix  forces,  les  dix-huit  substances, 
et  pénétré  dans  les  quatre  sphères  du  monde 
invisible,  l'Intelligence  fut  à  moi!  Je  devins  le 
Buddha! 

Tous  les  Dieux  s'inclinent;  ceux  qui  ont  plu- 
sieurs tètes  les  baissent  à  la  fois. 

Il  lève  dans  l'air  sa  haute  main  et  reprend  : 

En  vue  de  la  délivrance  des  êtres,  j'ai  fait 
des  centaines  de  mille  de  sacrifices!  J'ai  doni  t 
aux  pauvres  des  robes  de  soie,  des  lits,  des 
chars,  des  maisons,  des  tas  d'or  et  des  diamants. 
J'ai  donné  mes  mains  aux  manchots,  mes  jambes 
aux  boiteux,  mes  prunelles  aux  aveugles  ;  j'ai 
coupé  ma  tête  pour  les  décapités.  Au  temps 
que  j'étais  roi,  j'ai  distribué  des  provinces;  au 
temps  que  j'étais  brahkmanc,  je  n'ai  méprisé 
personne.  Quand  j'étais  un  solitaire,  j'ai  dit 
des  paroles  tendres  au  voleur  qui  mV 
Quand  j'étais  un  tigre,  je  nie  suis  laisse  mourir 
de  l.um. 


de   saint   Antoine.  1^3 

Et  dans  cette  dernière  existence,  ayant  prêchJ 
la  loi,  je  n'ai  plus  rien  à  faire.  La  grande 
période  est  accomplie!  Les  hommes,  les  ani- 
maux, les  Dieux,  les  bambous,  les  océans,  les 
montagnes,  les  grains  de  sable  des  Ganges  avec 
les  myriades  de  myriades  d'étoiles,  tout  va 
mourir;  —  et,  jusqu'à  des  naissances  nouvelles, 
une  flamme  dansera  sur  les  ruines  des  mondes 
détruits  ! 

Alors  un  vertige  prend  les  Dieux.  Ils  chancel- 
lent, tombent  en  convulsions,  et  vomissent  leurs 
existences.  Leurs  couronnes  éclatent,  leurs  éten- 
dards s'envolent.  Ils  arrachent  leurs  attributs,  leurs 
sexes,  lancent  par  dessus  l'épaule  les  coupes  où 
ils  buvaient  l'immortalité,  s'étranglent  avec  leurs 
serpents,  s'évanouissent  en  fumée;  —  et  quand 
tout  a  disparu... 

H  I  L  A  R  I  0  N 

lentement  : 

Tu  viens  de  voir  la  croyance  de  plusieurs 
centaines  de  millions  d'hommes! 

ne  est  par  terre,  la  figure  dans  ses  mains. 
Debout  prés  de  lui,  et  tournant  le  dos  à  la  croix, 
Hilarion  le  regarde. 

Un  assez  long  temps  s'écoule. 

Ensuite,  parait  un  être  singulier,  ayant  une  tète 
d'homme    sur    un    corps   de   poisson.    11    s'avance 


if>4  La    Tentation 

droit  dans  l'air,  en  battant  le  sable  de  sa  queue; 
—  et  cette  figure  de  patriarche  avec  de  petits  bras 
fait  rire  Antoine. 

OANNÈS 

d'une  voix  plaintive  : 

Respecte-moi!  Je  suis  le  contemporain  des 
origines. 

J'ai  habité  le  monde  informe  où  sommeillaient 
des  bêtes  hermaphrodites,  sous  le  poids  d'une 
atmosphère  opaque,  dans  la  profondeur  des 
ondes  ténébreuses,  —  quand  les  doigts,  les  na- 
geoires et  les  ailes  étaient  confondus,  et  que 
des  yeux  sans  tête  flottaient  comme  des  mol- 
lusques, parmi  des  taureaux  à  face  humaine  et 
des  serpents  à  pattes  de  chien. 

Sur  l'ensemble  de  ces  êtres,  Omorôca.  pliée 
comme  un  cerceau,  étendait  son  corps  de 
femme.  Mais  Bélus  la  coupa  net  en  deux  moi- 
tii  .  fil  la  terre  avec  l'une,  le  ciel  avec  l'autre; 
et  les  deux  mondes  pareils  se  contemplent 
mutuellement. 

Moi,   la  première  conscience  du  Chaos,  j'ai 

l'abîme  pour   durcir  la  matière,    pour 

.    et   j'ai   appris    aux  humains 

la  pi.  lu-,  les  semailles,    l'écriture  et  l'hi  toire 
lieux. 
I  h  pui    Nu  ,  je  \  !■  dans  les  étangs  qui  r» 


de   sain/   Antoine.  jf,; 

du  Déluge.  Mais  le  désert  s'agrandit  autour 
d'eux,  le  vent  y  jette  du  sable,  le  soleil  les 
dévore  ;  — et  je  meurs  sur  ma  couche  de  limon, 
en  regardant  les  étoiles  à  travers  l'eau.  J'y 
retourne. 

Il  saute,  et  disparait  dans  le  Nil. 

H  I  I  A  K  [ON 
C'est  un  ancien  Dieu  des  Chaldéens! 

A  NTOI N  E 
ironiquement: 

Qu'étaient  donc  ceux  de  Babylone? 

HILARION 

Tu  peux  les  voir! 

Et  ils  se  trouvent  sur  la  plate-forme  d'une  tour 
quadrangulaire  dominant  six  autres  tours  qui,  plus 
étroites  à  mesure  qu'elles  s'élèvent,  forment  une 
monstrueuse  pyramide.  On  distingue  en  bas  une 
grande  masse  noire,  —  la  ville  sans  doute,  — 
étalée  dans  les  plaines.  L'air  est  froid,  le  ciel  d'un 
bleu  sombre;  des  étoiles  en  quantité  palpitent. 

Au  milieu  de  la  plate-forme,  se  dresse  une  co- 
lonne de  pierre  blanche.  Des  prêtres  en  robes 
de  lin  passent  et  reviennent  tout  autour,  de  manière 
à  décrire  par  leurs  évolutions  un  cercle  en  mou- 
vement; et,  la  tète  levée,  ils  contemplent  les 
astres. 


l66  La    Tentation 

HILARION 
en  désigne  plusieurs  \  saint  Antoine. 

11  y  en  a  trente  principaux.  Quinze  regardent 
le  dessus  de  la  terre,  quinze  le  dessous.  A  des 
intervalles  réguliers,  un  d'eux  s'élance  des 
régions  supérieures  vers  celles  d'en  bas,  tandis 
qu'un  autre  abandonne  les  inférieures  pour 
monter  vers  les  sublimes. 

Des  sept  planètes,  deux  sont  bienfaisantes, 
deux  mauvaises,  trois  ambiguës;  tout  dépend, 
dans  le  monde,  de  ces  feux  éternels.  D'après 
leur  position  et  leur  mouvement  on  peut  tirer 
des  présages  ;  —  et  tu  foules  l'endroit  le  plus 
respectable  de  la  terre.  Pythagore  et  Zoroastre 
s'y  sont  rencontrés.  Voilà  douze  mille  ans  que 
ces  hommes  observent  le  ciel,  pour  mieux  con- 
naître les  Dieux. 

ANTOINE 

Les  astres  ne  sont  pas  Dieux. 

HILARION 

Oui  !  disent-ils;  car  les  choses  passent  autour 
de  nous;  le  ciel,  comme  l'éternité,  re^tc  im- 
muable! 

ANTOINE 

Il  a  un  maître,  pourtant. 


de  saint  Antoine.  167 


HILARION 

montrant  la  colonne  : 

Celui-là,  Bélus,  le  premier  rayon,  le  Soleil, 
le  Mâle  !  —  L'Autre,  qu'il  féconde,  est  sous  lui  ! 

Antoine  aperçoit  un  jardin,  éclairé  par  des 
lampes. 

Il  est  au  milieu  de  la  foule,  dans  une  avenue 
de  cyprès.  A  droite  et  à  gauche,  des  petits  che- 
mins conduisent  vers  des  cabanes  établies  dans 
un  bois  de  grenadiers,  que  défendent  des  treillages 
de  roseaux. 

Les  hommes,  pour  la  plupart,  ont  des  bonnets 
pointus  avec  des  robes  chamarrées  comme  le  plu- 
mage des  paons.  Il  y  a  des  gens  du  nord  vêtus  de 
peaux  d'ours,  des  nomades  en  manteau  de  laine 
brune,  de  pâles  Gangarides  à  longues  boucles 
d'oreilles;  et  les  rangs  comme  les  nations  parais- 
sent confondus,  car  des  matelots  et  des  tailleurs 
de  pierres  coudoient  des  princes  portant  des  tiares 
d'escarboucles  avec  de  hautes  cannes  à  pomme 
ciselée.  Tous  marchent  en  dilatant  les  narines, 
recueillis  dans  le  même  désir. 

De  temps  à  autre,  ils  se  dérangent  pour  donner 
passage  à  un  long  chariot  couvert,  traîné  par  des 
bœufs;  ou  bien  c'est  un  âne,  secouant  sur  son  dos 
une  femme  empaquetée  de  voiles,  et  qui  disparaît 
aussi  vers  les  cabanes. 

Antoine  a  peur;  il  voudrait  revenir  en  arriére. 
Cependant  une   curiosité  inexprimable  l'entraîne. 


ifiS  La    Tentation 


Au  pied  des  cyprès,  des  femmes  sont  ac- 
croupies en  ligne  sur  des  peaux  de  cerf,  toutes 
ayant  pour  diadème  une  tresse  de  cordes.  Quel- 
ques-unes, magnifiquement  habillées,  appellent 
à  haute  voix  les  passants.  De  plus  timides  ca- 
chent leur  figure  sous  leur  bras,  tandis  que  par 
derrière,  une  matrone,  leur  mère  sans  doute,  les 
exhorte.  D'autres,  la  tète  enveloppée  d'un  châle 
noir  et  le  corps  entièrement  nu,  semblent  de  loin 
des  statues  de  chair.  Dès  qu'un  homme  leur  a 
jeté  de  l'argent  sur  les  genoux,  elles  se  lèvent. 

Et  on  entend  des  baisers  sous  les  feuillages,  — 
quelquefois  un  grand  cri  aigu. 

H  I  L  A  K  I  O  N 

Ce  sont  les  vierges  de  Babylone  qui  se  pros- 
tituent à  la  Déesse. 

A  N  T  (1  I  N  E 

Quelle  Déesse? 

HII.ARION 
La  voilà  ! 

lit  il  lui  fait  voir,  tout  au  fond  de  l'avenue,  sur 
le  seuil  d'une  grotte  illuminée,  un  bloc  de  pierre 
représentant  l'organe  sexuel  d'une  femme. 

A  N  T  O  !  N  ]•; 

Ignominie  !  quelle  abomination  de  donner  un 
sexe  à  Dieul 


dt  su i h l  A  ntoine.  169 


HILARION 

Tu    l'imagines   bien   comme  une    personne 

vivante  ! 

Antoine  se  retrouve  dans  les  ténèbres. 

Il  aperçoit,  en  l'air,  un  cercle  lumineux,  posé 
sur  des  ailes  horizontales. 

Cette  espèce  d'anneau  entoure,  comme  une 
ceinture  trop  lâche,  la  taille  d'un  petit  homme 
coiffé  d'une  mitre,  portant  une  couronne  à  sa 
main,  et  dont  la  partie  inférieure  du  corps  dis- 
parait sous  de  grandes  plumes  étalées  en  jupon. 

C'est 

OKMUZ 
le  dieu  des  Perses. 
Il  voltige  en  criant  : 

J'ai  peur!  J'entrevois  sa  gueule. 

Je  t'avais  vaincu,  Ahriman  !  Mais  tu  recom- 
mences! 

D'abord,  te  révoltant  contre  moi,  tu  as  fait 
périr  l'aîné  des  créatures  Kaiomortz,  l'homme- 
Taureau.  Puis  tu  as  séduit  le  premier  couple 
humain,  Meschia  et  Meschiané  ;  et  tu  as  répandu 
les  ténèbres  dans  les  cœurs,  tu  as  poussé  vers 
le  ciel  tes  bataillons. 

J'avais  les  miens,  le  peuple  des  étoiles  ;  et  je 
contemplais  au-dessous  de  mon  trône  tous  les 
astres  échelonnés. 


/  /    Te /;  la I i on 

Mithra,  mon  fils,  habitait  un  lieu  inacces- 
sible. Il  y  recevait  les  âmes,  les  en  faisait 
sortir,  et  se  levait  chaque  matin  pour  épandre 
sa  richesse. 

La  splendeur  du  firmament  était  reflétée  par 
la  terre.  Le  feu  brillait  sur  les  montagnes,  — 
image  de  l'autre  feu  dont  j'avais  créé  tous  les 
êtres.  Pour  les  garantir  de  souillures,  on  ne 
brûlait  pas  les  morts.  Le  bec  des  oiseaux  les 
emportait  vers  le  ciel. 

J'avais  réglé  les  pâturages,  les  labours,  le 
bois  du  sacrifice,  la  forme  des  coupes,  les 
paroles  qu'il  faut  dire  dans  l'insomnie; — et 
mes  prêtres  étaient  continuellement  en  prières, 
afin  que  l'hommage  eût  l'éternité  du  Dieu.  On 
te  purifiait  avec  de  l'eau,  on  offrait  des  pains  sur 
les  autels,  on  confessait  à  haute  voix  ses  crimes. 

Ib. ma  se  donnait  à  boire  aux  hommes,  pour 
leur  communiquer  sa  force. 

Pendant  que  les  génies  du  ciel  combattaient 
les  démons,  les  enfants  d'Iran  poursuivaient  les 
serpents.  Le  Roi,  qu'une  cour  innombrable  ser- 
vait a  genoux, figurait  ma  personne,  portait  ma 
coiffure.  Ses  jardins  avaient  la  magnificence 
d'une  terre  céleste;  et  son  tombeau  le  repré- 
sentait égorgeant  un  monstre,  —  emblème  du 
:ui  extermine  le  Mal. 

Car  je  devais  un  joui,  grftcfl  au  temps  sans 
..nue  définitivement  Abriman. 


fie   saint  Antoine.  171 


Mais  l'intervalle  entre  nous  deux  disparaît  ; 
la  nuit  monte!  A  moi,  les  Amschaspands,  les 
Izeds,  les  Ferouers!  Au  secours,  Mithra!  prends 
ton  épée  !  Caosyac,  qui  dois  revenir  pour  la 
délivrance  universelle,  défends- moi!  Com- 
ment?... Personne! 

Ah!  je  meurs!  Ahriman,  tu  es  le  maître.' 

Ililarion,  derrière  Antoine,  retient  un  cri  de 
joie,  —  et  Ormuz  plonge  dans  les  ténèbres. 

Alors  parait 

LA    GRANDE    DIANE    D'ÉPHÈSE 

noire  avec  des  yeux  d'émail,  les  coudes  aux  flancs, 
les  avant-bras  écartés,  les  mains  ouvertes. 

Des  lions  rampent  sur  ses  épaules  ;  des  fruits, 
des  fleurs  et  des  étoiles  s'entre-croisent  sur  sa  poi- 
trine; plus  bas  se  développent  trois  rangées  de 
mamelles  ;  et  depuis  le  ventre  jusqu'aux  pieds,  elle 
est  prise  dans  une  gaine  étroite  d'où  s'élancent 
à  mi-corps  des  taureaux,  des  cerfs,  des  griffons 
et  des  abeilles.  —  On  l'aperçoit  à  la  blanche  lueur 
que  fait  un  disque  d'argent,  rond  comme  la 
pleine  lune,  posé  derrière  sa  tête. 

Où  est  mon  temple? 
Où  sont  mes  amazones  ? 
Qu'ai-je    donc...    moi    l'incorruptible,    voilà 
qu'une  défaillance  me  prend  ! 


7.ii    7V  11  ta /ion 


Ses  fleurs  se  fanent.  Ses  fruits  trop  mûrs  se 
détachent.  Les  lions,  les  taureaux  penchent  leur 
cou;  les  cerfs  bavent  épuises;  les  abeilles,  en  bour- 
donnant, meurent  par  terre. 

Elle  presse,  l'une  après  l'autre,  ses  mamelles. 
Toutes  sont  vides  !  Mais  sous  un  effort  désespéré 
sa  gaine  éclate.  Elle  la  saisit  par  le  bas,  comme 
le  pan  d'une  robe,  y  jette  ses  animaux,  ses  florai- 
sons, —  puis  rentre  dans  l'obscurité. 

Et  au  loin,  des  voix  murmurent,  grondent, 
rugissent,  brament  et  beuglent.  L'épaisseur  de  la 
nuit  est  augmentée  par  des  haleines.  Les  gouttes 
d'une  pluie  chaude  tombent. 

ANTOINE 

Comme  c'est  bon,  le  parfum  des  palmiers,  le 
frémissement  des  feuilles  vertes,  la  transparence 
des  sources!  Je  voudrais  me  coucher  tout  à 
plat  sur  la  terre  pour  la  sentir  contre  mon 
cœur;  et  ma  vie  se  retremperait  dans  sa  jeu- 
nesse éternelle  ! 

Il  entend  un  bruit  de  castagnettes  et  de  cym- 
bales; et,  au  milieu  d'une  foule  rustique,  des 
hommes,    vêtus    de    tuniques    blanches    à    bandes 

amènent  un  âne,  enharnaché  richement, 

la  queue  ornée  de   ruba  OtS  peints. 

Une  boite,  couverte  d'une  housse  en  toile 
jaune,  ballotte   sut  itre   deux  corbeilles; 

l'une  reçoit  les  offrandes  qu'on   y  place  :  œufs, 


de    i  a  in  t  A  n  to  in  e.  173 

raisins,  poires  et  fromages,  volailles,  petites  mon- 
naies ;  et  la  seconde  est  pleine  de  roses,  que  les 
conducteurs  de  l'âne  effeuillent  devant  lui,  tout 
en  marchant. 

Ils  ont  des  pendants  d'oreilles,  de  grands  man- 
teaux, les  cheveux  nattés,  les  joues  fardées;  une 
couronne  d'olivier  se  ferme  sur  leur  front  par  un 
médaillon  à  figurine;  des  poignards  sont  passés 
dans  leur  ceinture  ;  et  ils  secouent  des  fouets  à 
manche  d'ébène,  ayant  trois  lanières  garnies  d'os- 
selets. 

Les  derniers  du  cortège  posent  sur  le  sol,  droit 
comme  un  candélabre,  un  grand  pin  qui  brûle  par 
le  sommet,  et  dont  les  rameaux  les  plus  bas 
ombragent  un  petit  mouton. 

L'àne  s'est  arrêté.  On  retire  la  housse.  Il  y  a, 
en  dessous,  une  seconde  enveloppe  de  feutre  noir. 
Alors,  un  des  hommes  à  tunique  blanche  se  met  .1 
danser,  en  jouant  des  crotales;  un  autre  à  genoux 
devant  la  boite  bat  du  tambourin,  et 

LE     rLUS     VIEUX     DE     LA     TROU  TE 

commence  : 

Voici  la  Bonne-Déesse,  l'idéenne  des  monta- 
gnes, la  grande  mère  de  Syrie!  Approchez, 
braves  gens  ! 

Elle  procure  la  joie,  guérit  les  malades, 
envoie  des  héritages,  et  satisfait  les  amou- 
reux. 


174  Z-a    Tentation 

C'est  nous  qui  la  promenons  dans  les  cam- 
pagnes par  beau  et  mauvais  temps. 

Souvent  nous  couchons  en  plein  air,  et  nous 
n'avons  pas  tous  les  jours  de  table  bien  servie. 
Les  voleurs  habitent  les  bois.  Les  bêtes  s'élan- 
cent de  leurs  cavernes.  Des  chemins  glissants 
bordent  les  précipices.  La  voilà!  la  voilà! 

Ils  enlèvent  la  couverture;  et  on  voit  une  boite, 
incrustée  de  petits  cailloux. 

Plus  haute  que  les  cèdres,  elle  plane  dans 
l'éther  bleu.  Plus  vaste  que  le  vent,  elle  entoure 
le  monde.  Sa  respiration  s'exhale  par  les  naseaux 
des  tigres  ;  sa  voix  gronde  sous  les  volcans,  sa 
colère  est  la  tempête  ;  la  pâleur  de  sa  figure  a 
blanchi  la  lune.  Elle  mûrit  les  moissons,  elle 
gonfle  les  écorces,  elle  fait  pousser  la  barbe. 
Donnez-lui  quelque  chose,  car  elle  déteste  les 
avares  ! 

La  boite  s'entr'ouvre;  et  on  distingue,  sous  un 
pavillon  de  soie  bleue,  une  petite  image  de  Cybèle, 
—  étincelante  de  paillettes,  couronnée  de  tours  et 
assise  dans  un  char  de  pierre  rouge,  traîné  par 
deux  lions  la  patte  levée. 

La  foule  se  pousse  pour  voir. 

L'ARCHÏ-G  \  l  I  I 
continue  : 

Elle  aime  le  retentissement  des  tympanons, 


de   sniiil    An/oint-.  1 7 5 

le  trépignement  des  pieds,  le  hurlement  des 
loups,  les  montagnes  sonores  et  les  gorges  pro- 
fondes, la  fleur  de  l'amandier,  la  grenade  et 
les  figues  vertes,  la  danse  qui  tourne,  les  flûtes 
qui  ronflent,  la  sève  sucrée,  la  larme  salée,  — 
du  sang!  A  toi  !  à  toi,  Mère  des  montagnes! 

Ils  se  flagellent  avec  leurs  fouets,  et  les  coups 
résonnent  sur  leur  poitrine;  la  peau  des  tambou- 
rins vibre  à  éclater.  Ils  prennent  leurs  couteaux, 
se  tailladent  les  bras. 

Elle  est  triste;  soyons  tristes!  C'est  pour  lui 
plaire  qu'il  faut  souffrir  !  Par  là,  vos  péchés  vous 
seront  remis.  Le  sang  lave  tout;  jetez-en  les 
gouttes,  comme  des  fleurs!  Elle  demande  celui 
d'un  autre,  —  d'un  pur  ! 

L'archi-galle   lève  son  couteau   sur  le  mouton.  . 

A  N  T  0  I  N  E 

pris  d'horreur  : 

N'égorgez  pas  l'agneau  ! 

Un  flot  de  pourpre  jaillit. 

Le  prêtre  en  asperge  la  foule;  et  tous,  —  y 
compris  Antoine  et  Hilarion,  —  rangés  autour  de 
l'arbre  qui  brûle,  observent  en  silence  les  dernières 
palpitations  de  la  victime. 

Du    milieu    des    piètres    sort    Une    Femme,   — 


\~h  La   Tentation 

exactement  pareille  à  l'image  enfermée  dans  la 
petite  boite. 

1:11e  s'arrête,  en  apercevant  Un  Jeune  Homme 
coiffé  d'un  bonnet  phrygien. 

Ses  cuisses  sont  revêtues  d'un  pantalon  étroit, 
ouvert  çà  et  là  par  des  losanges  réguliers  que  fer- 
ment des  nœuds  de  couleur.  Il  s'appuie  du  coude 
contre  une  des  branches  de  l'arbre,  en  tenant  une 
flûte  à  la  main,  dans  une  pose  langoureuse. 

C  Y  B  È  L  E 
lui  entourant  la  taille  de  ses  deux  bras  : 

Pour  te  rejoindre,  j'ai  parcouru  toutes  les 
régions,  —  et  la  famine  ravageait  les  cam- 
pagnes. Tu  m'as  trompée  !  N'importe,  je  t'aime  ! 
Réchauffe  mon  corps  !  unissons-nous  ! 


Le  printemps  ne  reviendra  plus,  ô  Mère 
éternelle  !  Malgré  mon  amour,  il  ne  m'est  pas 
possible  de  pénétrer  ton  essence.  Je  voudrais 
me  couvrir  d'une  robe  peinte,  comme  la  tienne. 
J'envie  tes  seins  gonflés  de  lait,  la  longueur  de 
tes  cheveux,  tes  vastes  flancs  d'où  sortent  les 
êtres.  Que  ne  suis-je  toi  !  que  ne  suis-je  femme! — 
Non,  jamais!  va-t'en!  Ma  \ii  ilité  me  fait  horreur! 

Avec  une  pierre  tranchante  il  s'émasculc,  puis 
se  met   à  courir  furieux,    en   levant    dans  l'air  son 

membre  coupé. 


de   sain t  . 1  ntoine.  177 

Les  prêtres  font  comme  le  dieu,  les  fidèles 
comme  les  prêtres.  Hommes  et  femmes  échangent 
leurs  vêtements,  s'embrassent;  —  et  ce  tourbillon 
de  chairs  ensanglantées  s'éloigne,  tandis  que  les 
voix,  durant  toujours,  deviennent  plus  criardes 
et  stridentes  comme  celles  qu'on  entend  aux 
funérailles. 

Un  grand  catafalque  tendu  de  pourpre,  porte 
à  son  sommet  un  lit  d'ébène,  qu'entourent  des 
flambeaux  et  des  corbeilles  en  filigranes  d'argent, 
où  verdoient  des  laitues,  des  mauves  et  du  fenouil. 
Sur  les  gradins,  du  haut  en  bas,  des  femmes  sont 
assises,  toutes  habillées  de  noir,  la  ceinture  dé- 
faite, les  pieds  nus,  en  tenant  d'un  air  mélanco- 
lique de  gros  bouquets  de  fleurs. 

Par  terre,  aux  coins  de  l'estrade,  des  urnes  en 
albâtre  pleines  de  myrrhe  fument,  lentement. 

On  distingue  sur  le  lit  le  cadavre  d'un  homme. 
Du  sang  coule  de  sa  cuisse.  Il  laisse  pendre  son 
bras;  —  et  un  chien,  qui  hurle,  lèche  ses  ongles. 

La  ligue  des  flambeaux  trop  pressés  empêche  de 
voir  sa  figure;  et  Antoine  est  saisi  par  une 
angoisse.  11  a  peur  de  reconnaître  quelqu'un. 

Les  sanglots  des  femmes  s'arrêtent;  et  après  un 
intervalle  de  silence, 

TOI 

à  la  fois  psalmodient  : 

Beau!  beau!  il  est  beau!  Assez  dormi,  lève 
la  tète!  Debout I 


178  La    Tentation 

Respire  nos  bouquets!  ce  sont  des  narcisses 
et  des  anémones,  cueillis  dans  tes  jardins  pour 
te  plaire.  Ranime-toi,  tu  nous  fais  peur! 

Tarie  !  Que  te  faut-il  ?  Veux-tu  boire  du  vin  ? 
veux-tu  coucher  dans  nos  lits  ?  veux-tu  manger 
des  pains  de  miel  qui  ont  la  forme  de  petits 
oiseaux  ? 

Pressons  ses  hanches,  baisons  sa  poitrine! 
Tiens!  tiens!  les  sens-tu  nos  doigts  chargés  de 
bagues  qui  courent  sur  ton  corps,  et  nos  lèvres 
qui  cherchent  ta  bouche,  et  nos  cheveux  qui 
balayent  tes  cuisses,  Dieu  pâmé,  sourd  à  nos 
prières  1 

Elles  lancent  des  cris,  en  se  déchirant  le  visage 

avec  les  ongles,  puis  se  taisent;  —  et  on  entend 
toujours  les  hurlements  du  chien. 

Hélas  !  hélas  !  Le  sang  noir  coule  sur  sa  chair 
neigeuse!  Voilà  ses  genoux  qui  se  tordent  ;  ses 
côtes  s'enfoncent.  Les  fleurs  de  son  visage  ont 
mouillé  la  pourpre.  Il  est  mort!  Pleurons! 
Désolons-nous! 

Elles  viennent,  toutes  à  la  file,  déposer  entre  les 
flambeaux  leurs  longues  chevelures,  pareilles  de 
loin  a  des  serpents  noirs  ou  blonds;  et  le 
catafalque  s'abaisse  doucement  jusqu'au  niveau 
d'une  grotte,  un  sépulcre  ténébreux  qui  baille  par 
derrière. 


r/f  sain  t   A  ii /oint'.  170 

Alors 

UNE    F  KM  ME 

s'incline  sur  le  cadavre. 

Ses  cheveux,  qu'elle  n'a  pas  coupés,  l'envelop- 
pent de  la  tête  aux  talons.  Elle  verse  tant  de 
larmes  que  sa  douleur  ne  doit  pas  être  comme  celle 
des  autres,  mais  plus  qu'humaine,  infinie. 

Antoine  songe  à  la  mère  de  Jésus. 

Elle  dit: 

•  Tu  t'échappais  de  l'Orient;  et  tu  me  prenais 
dans  tes  bras  toute  frémissante  de  rosée,  ô 
Soleil!  Des  colombes  voletaient  sur  l'azur  de 
ton  manteau,  nos  baisers  faisaient  des  brises 
dans  les  feuillages  ;  et  je  m'abandonnais  à  ton 
amour,  en  jouissant  du  plaisir  de  ma  faiblesse. 

Hélas!  hélas!  Pourquoi  allais-tu  courir  sur 
les  montagnes? 

A  l'équinoxe  d'automne  un  sanglier  t'a 
blessé  1 

Tu  es  mort  ;  et  les  fontaines  pleurent,  les 
arbres  se  penchent.  Le  vent  d'hiver  siffle  dans 
les  broussailles  nues. 

Mes  yeux  vont  se  clore,  puisque  les  ténèbres 
te  couvrent.  Maintenant,  tu  habites  l'autre  côté 
du  monde,  près  de  ma  rivale  plus  puissante. 

O  Perséphone,  tout  ce  qui  est  beau  descend 
vers  toi,  et  n'en  revient  plusl 

Pendant  qu'elle  parkii:,  ses  compagnes  ont  pris 


iSo  La    Tentation 


le  mort  pour  le  descendre  au  sépulcre.  11  leur  reste 
dans  les  mains.  Ce  n'était  qu'un  cadavre  de  cire. 

Antoine  en  éprouve  comme  un  soulagement. 

Tout  s'évanouit  ;  —  et  la  cabane,  les  rochers,  la 
croix,  sont  reparus. 

Cependant  il  distingue  de  l'autre  côté  du  Nil, 
Une  Femme  —  debout  au  milieu  du  désert. 

Elle  garde  dans  sa  main  le  bas  d'un  long  voile 
noir  qui  lui  cache  la  figure,  tout  en  portant  sur  le 
bras  gauche  un  petit  enfant  qu'elle  allaite.  A  son 
côté,  un  grand  singe  est  accroupi  sur  le  sable. 

Elle  lève  la  tète  vers  le  ciel;  —  et  maigri  la 
distance  on  entend  sa  voix. 


O  Neith,  commencement  des  choses!  Ammon, 
seigneur  de  l'éternité,  Ptha,  démiurge,  Thoth 
son  intelligence,  dieux  de  l'Amenthi,  triades 
particulières  des  Nomes,  éperviers  dans  l'azur, 
sphinx  au  hord  des  temples,  ibis  debout  entre 
les  cornes  des  bœufs,  planètes,  constellations, 
rivages,  murmures  du  vent,  reflets  de  la  lumière, 
apprenez-moi  où  se  trouve  Osiris! 

Je  l'ai  cherché  par  tous  les  canaux  et  tous  les 
lacs,—  plus  loin  encore,  jusqu'à  Byblos  la  phé- 
nicienne. Anubis,  les  oreilles  droites,  bondissait 
autour  de  moi,  jappant,  ri  fouillant  de  son 
museau  les  touffes  des  tamarins.  Merci,  bon 
Cynocéphale,  merci! 


de   saint  A  ntoine.  181 

Elle  donne  au  singe,  amicalement,  deux  ou  trois 
petites  claques  sur  la  tete. 

Le  hideux  Typhon  au  poil  roux  l'avait  tué, 
mis  en  pièces!  Nous  avons  retrouvé  tous  ses 
membres.  Mais  je  n'ai  pas  celui  qui  me  rendait 
féconde! 

Elle  pousse  des  lamentations  aiguës. 

ANTOINE 

est  pris  de  fureur.  Il  lui  jette  der  cailloux,  en  l'in- 
juriant. 

Impudique!  va-t'en,  va-t'en! 

HILARION 

Respecte-la!  C'était  la  religion  de  tes  aïeux  1 
tu  as  porté  ses  amuletttes  dans  ton  berceau. 


Autrefois,  quand  revenait  l'été,  l'inondation 
chassait  vers  le  désert  les  bêtes  impures.  Les 
digues  s'ouvraient ,  les  barques  s'entre-cho- 
quaient,  la  terre  haletante  buvait  le  fleuve  avec 
ivresse.  Dieu  à  cornes  de  taureau,  tu  t'étalais 
jur  ma  poitrine,  —  et  on  entendait  le  mugisse- 
ment de  la  vache  éternelle  ! 

Les  semailles,  les  récoltes,  le  battage  des 
grains  et  les  vendanges  se  succédaient  réguliè- 


l8a  La    Tentation 

rement,  d'après  l'alternance  des  saisons.  Dans 
les  nuits  toujours  pures,  de  larges  étoiles  rayon- 
naient. Les  jours  étaient  baignés  d'une  inva- 
riable splendeur.  On  voyait,  comme  un  couple 
royal,  le  Soleil  et  la  Lune  à  chaque  côté  de 
l'horizon. 

Nous  trônions  tous  les  deux  dans  un  monde 
plus  sublime,  monarques-jumeaux,  époux  dès  le 
sein  de  l'éternité,  —  lui,  tenant  un  sceptre  à 
•tête  de  concoupha,  moi  un  sceptre  à  fleur  de 
lotus,  debout  l'un  et  l'autre,  les  mains  jointes; 
—  et  les  écroulements  d'empire  ne  changeaient 
pas  notre  attitude. 

L'Egypte  s'étalait  sous  nous,  monumentale 
et  sérieuse ,  longue  comme  le  corridor  d'un 
temple,  avec  des  obélisques  à  droite,  des  pyra- 
mides à  gauche,  son  labyrinthe  au  milieu,  — 
et  partout  des  avenues  de  monstres,  des  forets 
de  colonnes,  de  lourds  pylônes  flanquant  des 
portes  qui  ont  à  leur  sommet  le  globe  de  la 
terre  entre  deux  ailes. 

Les  animaux  de  son  zodiaque  se  retrouvaient 
dans  ses  pâturages,  emplissaient  de  leurs  formes 
et  de  leurs  couleurs  son  écriture  mystérieuse. 
Divisée  en  douze  régions  comme  l'année  l'est 
en  douze  mois,  —  chaque  mois,  chaque  jour 
ay;int  son  dieu,  —  elle  reproduisait  l'ordre 
i  du  ciel;  et  l'homme  en  expirant  ne 
pas   sa    figure;    mais,  saturé    de    par- 


</,•   retint  Antoine.  1R3 

fums,  devenu  indestructible,  il  allait  dormir 
pendant  trois  mille  ans  dans  une  Egypte  silen- 
cieuse. 

Celle-là,  plus  grande  que  l'autre,  s'étendait 
sous  la  terre. 

On  y  descendait  par  des  escaliers  conduisant 
à  des  salles  où  étaient  reproduites  les  joies  des 
bons,  les  tortures  des  méchants,  tout  ce  qui  a 
lieu  dans  le  troisième  monde  invisible.  Rangés 
le  long  des  murs,  les  morts  dans  des  cercueils 
peints  attendaient  leur  tour  ;  et  l'âme  exempte 
des  migrations  continuait  son  assoupissement 
jusqu'au  réveil  d'une  autre  vie. 

Osiris,  cependant,  revenait  me  voir  quelque- 
fois. Son  ombre  m'a  rendue  mère  d'Harpo- 
cratc. 

Elle  contemple  l'enfant. 

C'est  lui  I  Ce  sont  ses  yeux  ;  ce  sont  ses  che- 
veux, tressés  en  cornes  de  bélier!  Tu  recom- 
menceras ses  œuvres.  Nous  refleurirons  comme 
des  lotus.  Je  suis  toujours  la  grande  Isis!  nul 
encore  n'a  soulevé  mon  voile!  Mon  fruit  est  le 
soleil  ! 

Soleil  du  printemps,  des  nuages  obscurcis- 
sent ta  face  !  L'haleine  de  Typhon  dévore  les 
pyramides.  J'ai  vu,  tout  à  l'heure,  le  sphinx 
s'enfuir.   Il  galopait  comme  un  chacal. 

Je  cherche   mes  prêtres,  —  mes  prêtres  en 


1S4  La    Tentation 

manteau  de  lin,  avec  de  grandes  harpes,  et  qui 
portaient  une  nacelle  mystique,  ornée  de  patères 
d'argent.  Plus  de  fêtes  sur  les  lacs!  plus  d'illumi- 
nations dans  mon  delta!  plus  de  coupes  de  lait 
à  Phila?  !  Apis,  depuis  longtemps,  n'a  pas  reparu. 

Egypte  !  Egypte  !  tes  grands  Dieux  immobiles 
ont  les  épaules  blanchies  par  lafiente  desoiseaux, 
et  le  vent  qui  passe  sur  le  désert  roule  la  cendre 
de  tes  morts  !  —  Anubis,  gardien  des  ombres, 
ne  me  quitte  pas! 

Le  cynocéphale  s'est  évanoui. 

Elle  secoue  son  enfant. 

Mais...  qu'as-tu'.'...  tes  mains  sont  froides,  ta 
tête  retombe  ! 

Harpocrate  vient  Je  mourir. 

Alors  elle  pousse  dans  l'air  un  cri  tellement  ligu, 
funèbre  et  déchirant,  qu'Antoine  y  répond  par  un 
autre  cri,  en  ouvrant  ses  bras  pour  la  soutenir. 

Elle  n'est  plus  là.  11  baisse  la  figure,  écrasé  de 
honte. 

Tout  ce  qu'il  vient  de  voir  se  confond  dans  son 
esprit.  C'est  comme  l'étourdissement d'un 
le  malaise  d'une  ivresse.  11  voudrait  haïr;  et  ce- 
pendant  une  pitié   vague  amollit  son  cœur.  11  se 
met  à  pleurer  abondamment. 

IIII.AKION 

<  lui  donc  te  rend  ti  i 


de   saint   A  ntoine. 


ANTOINE 
.ipris  avoir  cherché  en  lui-même,  longtemps: 

Je  pense  à  toutes  les  âmes  perdues  par  ces 
faux  Dieux  1 

H I L  A  R I O  N 

Ne  trouves-tu  pas  qu'ils  ont...  quelquefois... 
comme  des  ressemblances  avec  le  vrai  ? 

ANTOINE 

C'est  une  ruse  du  Diable  pour  séduire  mieux 
les  fidèles.  11  attaque  les  forts  par  le  moyen  de 
l'esprit,  les  autres  avec  la  chair. 

HILARIOX 

Mais  la  luxure,  dans  ses  fureurs,  a  le  désin- 
téressement de  la  pénitence.  L'amour  fréné- 
tique du  corps  en  accélère  la  destruction,  —  et 
proclame  par  sa  faiblesse  l'étendue  de  l'impos- 
sible. 

ANTOINE 

Qu'est-ce  que  cela  me  fait  à  moi  !  Mon  cœur 
se  soulève  de  dégoût  devant  ces  Dieux  bes- 
tiaux, occupés  toujours  de  carnages  et  d'in- 
cestes! 

HILARION 

Rappelle^toi  dans  l'Écriture  toutes  les  choses 
qui  te  scandalisent,  parce  que  tu  ne  sais  pas  les 

24 


i86  L  ii    Tentation 

comprendre.  De  même,  ces  Dieux,  sous   leurs 
formes  criminelles,  peuvent  contenir  la  vérité. 
Il  en  reste  à  voir.  Détourne-toi  ! 

A  N  T  O I N  ] 

Non!  non!  c'est  un  péril! 

III  LA  R  ION 

Tu  voulais  tout  à  l'heure  les  connaître.  Est-ce 
que  ta  foi  vacillerait  sous  des  mensonges?  (jue 
crains-tu  ? 

Les  rochers  en  face  d'Antoine  sont  devenus  une 
montagne. 

Une  ligne  de  nuages  la  coupe  à  mi-hauteur;  et 
au-dessus  apparaît  une  autre  montagne,  énorme, 
toute  verte,  que  creusent  inégalement  des  vallons 
et  portant  au  sommet,  dans  un  bois  de  lauriers, 
un  palais  de  bronze  à  tuile;  j'or  avec  des  chapi- 
teaux d'ivoire. 

Au  milieu  du  péristyle,  sur  un  trône,  JUPl  ri  R, 

colossal  et  le  torse  nu,  tient  la  victoire  d'une  main, 
la  foudre  dans  l'autre;  et  SOU  aigle,  entre  ses 
jambes,   dresse  la  tète. 

JUNON,  auprès   de  lui,    roule    ses    gros   veux, 

surmontés  d'un   diadème  d'où  s'échappe  comme 

une  vapeur  un   voile  (luttant  au  vent. 

Par  derrière,  MINERVE,  di  bout   sur  un   pié- 
«tre   sa  lance.  La  peau   de  la 


de    saint   Antoine.  I$7 

gorgone  lui  couvre  la  poitrine;  et  un  péplos  de  lin 
descend  à  plis  réguliers  jusqu'aux  ongles  de  ses 
orteils.  Ses  yeux  glauques,  qui  brillent  sous  sa 
visière,  regardent  au  loin,  attentivement. 

A  la  droite  du  palais,  le  vieillard  NEPTUNE 
chevauche  un  dauphin  battant  de  ses  nageoires  un 
grand  azur  qui  et  le  ciel  ou  la  mer,  car  la  pers- 
pective de  l'Océan  continue  l'éther  bleu;  les  deux 
éléments  se  confondent. 

De  l'autre  coté,  P  LU  TON,  farouche,  en  man- 
teau couleur  de  la  nuit,  avec  une  tiare  de  diamants 
et  un  sceptre  d'ébéne,  est  au  milieu  d'une  île  en- 
tourée par  les  circonvolutions  du  Styx  ;  —  et  ce 
fleuve  d'ombre  va  se  jeter  dans  les  ténèbres,  qui 
font  sous  la  falaise  un  grand  trou  noir,  un  abime 
sans  formes. 

MARS,  vêtu  d'airain,  brandit  d'un  air  furieux 
son  bouclier  large  et  son  épée. 

Il  I  ROULE,  plus  bas,  le  contemple,  appuyé  sur 
sa  massue. 

A  POLLON,  la  face  rayonnante,  conduit,  le  bras 
droit  allongé,  quatre  chevaux  blancs  qui  galopent; 
et  Cl  Kl  -,  dans  un  chariot  que  traînent  des 
bœufs,  s'avance  vers  lui  une  faucille  à  la  main. 

I'-  ICC  H  US  vient  derrière  elle,  sur  un  char  très 
bas,  mollement  tiré  par  des  lynx,  (iras,  imberbe 
et  des  pampres  au  Iront,  il  passe  en  tenant  un 
cratère  d'où  déborde  du  vin.  Silène,  à  ses  cotés, 
chancelle  sur   un  âne.   l'an   aux  oreilles   pointues 


La    Tentation 

souffle  dans  la  syrinx;  les  Mimallonéides  frappent 
des  tambours,  les  Ménades  jettent  des  fleurs,  les 
Bacchantes  tournoient  la  tête  en  arrière,  les  che- 
veux répandus. 

D  I A  X  ]■:,  la  tunique  retroussée,  sort  du  bois  avec 
ses  nymphes. 

Au  fond  d'une  caverne,  VULCAIN  bat  le  fer 
entre  les  Cabires;  çà  et  là  les  vieux  Fleuves, 
accoudés  sur  des  pierres  vertes,  épanchent  leurs 
urnes;  les  Muses  debout  chantent  dans  les 
vallons. 

Les  Heures,  de  taille  égale,  se  tiennent  par  la 
main;  et  MERCURE  est  posé  obliquement  sur 
un  arc-en-ciel,  avec  son  caducée,  ses  talonniéres  et 
son  pétase. 

Mais  en  haut  de  l'escalier  des  Dieux,  parmi  des 
nuages  doux  comme  des  plumes  et  dont  les  vo- 
lutes en  tournant  laissent  tomber  des  roses, 
VÉNUS- AN'ADYOMÈNE  se  regarde  dans  un 
miroir;  ses  prunelles  glissent  langoureusement  sous 
ses  paupières  un  peu  lourdes. 

Elle  a  de  grands  cheveux  blonds  qui  se  dérou- 
lent sur  ses  épaules,  les  seins  petits,  la  taille  mince, 
les  hanches  évasées  comme  le  galbe  des  Ivres, 
les  deux  cuisses  toutes  rondes,  des  fossettes  autour 
des  genoux  et  les  pieds  délicats;  non  loin  de  sa 
bouche  un  papillon  voltige.   I.a   splendeur 

il   autour  d'elle  un   halo  de  nacre  brillante; 
et   tout   le  reste  de  l'Olympe  est  baigné  dans  une 


île   s  1 1  -i  ?   Antoine.  J8g 

aube  vermeille,  qui  gagne  insensiblement  tes  Hau- 
teurs du  ciel  bleu. 

ANTOTNE 

Ahl  ma  poitrine  se  dilate.  Une  joie  que  je 
ne  connaissais  pas  me  descend  jusquau  fond 
de  l'âme  !  Comme  c'est  beau  1  comme  c'est  beau  :• 

H  I  LA  RION 

Ils  se  penchaient  du  haut  des  nuages  pour 
conduire  les  épées  ;  on  les  rencontrait  au  bora 
des  chemins,  on  les  possédait  dans  sa  maison; 
—  et  cette  familiarité  divinisait  la  vie. 

Elle  n'avait  pour  but  que  d'être  libre  et 
belle.  Les  vêtements  larges  facilitaient  la  no- 
blesse des  attitudes.  La  voix  de  l'orateur,  exercée 
par  la  mer,  battait  à  flots  sonores  les  portiques 
de  marbre.  L'éphèbe,  frotté  d'huile,  luttait  tour 
nu  en  plein  soleil.  L'action  la  plus  religieuse 
était  d'exposer  des  formes  pures. 

Et  ces  hommes  respectaient  les  épouses,  les 
vieillards,  les  suppliants.  Derrière  le  tempfe 
d'Hercule,  il  y  avait  un  autel  à  la  Pitié. 

On  immolait  des  victimes  avec  des  fleurs  au- 
tour des  doigts.  Le  souvenir  même  se  trouvait 
exempt  de  la  pourriture  des  morts.  (1  n'en  res- 
tait qu'un  peu  de  cendres.  L  âme,  mêlée  a 
léthersans  bornes,  était  partie  vers  les  Dieux! 


igo  La    Tentation 

Se  pcncli.nu  à  l'oreille  d'Antoine  : 

Et  ils  vivent  toujours  !  L'empereur  Constan- 
tin adore  Apollon.  Tu  retrouveras  la  Trinité 
dans  les  mystères  de  Samothrace,  le  baptême 
chez  Isis,  la  rédemption  chez  Mithra,  le  martyre 
d'un  Dieu  aux  fêtes  de  Bacchus.  Proserpine 
est  la  Vierge!...  Aristée,  Jésus! 

ANTOINE     " 

reste  les  yeux  baissés;  puis  tout  à  coup  il  répète 
le  symbole  de  Jérusalem,  —  comme  il  s'en  sou- 
vient, —  en  poussant  à  chaque  phrase  un  long 
sou  pi  i  : 

Je  crois  en  un  seul  Dieu,  le  Père  —  et  en  un 
seul  Seigneur,  Jésus-Christ,  —  fils  premier-né 
de  Dieu,  — qui  s'est  incarné  et  fait  homme,  — 
qui  a  été  crucifié  —  et  enseveli,  —  qui  est 
monté  au  ciel,  —  qui  viendra  pour  juger  les 
vivants  et  les  morts,  —  dont  le  royaume  n'aura 
pas  de  fin  ;  —  et  à  un  seul  Saint-Esprit,  —  et 
à  un  seul  baptême  de  repentance,  —  et  à  une 
seule  sainte  Eglise  catholique,  —  et  à  la  résur- 
rection de  la  chair,  —  et  à  la  vie  éternelle  ! 

tôl  la  croix  grandit,    et  perçant  les  nuages 
elle  projette  une  ombre  sur  le  ciel  des  Dieux. 
US  pâlissent.    L'Olympe   a  remué. 
Antoine  distingue  contre  sa  bise,  à  demi  perdus 


de  saint  Antoine.  191 

dans  les  cavernes,  ou  soutenant  les  pierres  de  leurs 
épaules,  de  vastes  corps  enchaînés.  Ce  sont  les 
Titans,  les  Géants,  les  Hécatonchires,  les  Cy- 
clopes. 

UNE    VOIX 

s'élève,  indistincte  et  formidable,  —  comme  la 
rumeur  des  flots,  comme  le  bruit  des  bois  sous  la 
tempête,  comme  le  mugissement  du  vent  dans  les 
précipices  : 

Nous  savions  cela,  nous  autres!  Les  Dieux 
doivent  finir.  Uranus  fut  mutilé  par  Saturne,  Sa- 
turne par  Jupiter.  Il  sera  lui-même  anéanti. 
Chacun  son  tour  ;  c'est  le  destin  I 

et,  peu  à  peu,  ils  s'enfoncent  dans  la  montagne, 
disparaissent. 

Cependant  les  tuiles  du  palais  d'or  s'envolent. 

J  IM'ITER 

est  descendu  de  son  tronc.  Le  tonnerre,  à  ses 
pieds,  fume  comme  un  tison  près  de  s'éteindre; 
—  et  l'aigle,  allongeant  le  cou,  ramasse  avec  son 
bec  ses  plumes  qui  tombent. 

Je  ne  suis  donc  plus  le  maître  des  choses, 
très  bon,  très  grand,  dieu  des  phratries  et  des 
peuples  grecs,  aïeul  de  tous  les  rois,  Agamem- 
non  du  ciell 

Aigle  des  apothéoses,  quel  souffle  de  l'Érèbe 


I92  La    Tentation 

t'a  repoussé  jusqu'à  moi  ?  ou,  t 'envolant  du 
champ  de  Mars,  m'apportes-tu  l'âme  du  dernier 
des  empereurs? 

Je  ne  veux  plus  de  celles  des  hommes  !  Que 
la  Terre  les  garde,  et  qu'ils  s'agitent  au  niveau 
de  sa  bassesse!  Ils  ont  maintenant  des  cœurs 
d'esclaves,  oublient  les  injures,  les  ancêtres,  le 
serment  ;  et  partout  triomphe  la  sottise  des 
foules,  la  médiocrité  de  l'individu,  la  hideur 
des  races  ! 

Sa  respiration  lui  soulève  les  côtes  à  les  briser, 
et  il  tord  ses  poings.  Hébé  en  pleurs  lui  présente 
une  coupe.  Il  la  saisit. 

Non!  non!  Tant  qu'il  y  aura,  n'importe  où, 
une  tète  enfermant  la  pensée,  qui  haïsse  le 
désordre  et  conçoive  la  Loi,  l'esprit  de  Jupiter 
vivra  ! 

M.iis  la  coupe  est  vide. 

Il  la  penche  lentement  sur  L'ongle  de  son  doigt. 

Plus  une  goutte!  Quand  l'ambroisie  défaille, 
les  Immortels  s'en  vont  ! 

Hllc  glisse  de  ses  mains;  et  il  s'appuie  contre 
une  colonne,  se  sentant  mourir. 

jr. 

Il  ne  fallait  pas  avoir  tant  d'amours!  Aigle, 
taureau,  cygne,  pluie  d'or,  nuage  et  flamme,  tu 


</,-  saint  A  ntoine.  r.93 


as  pris  toutes  les  formes,  égaré  ta  lumière  dans 
tous  les  éléments,  perdu  tes  cheveux  sur  tous 
les  lits  !  Le  divorce  est  irrévocable  cette  fois, 
—  et  notre  domination,  notre  existence  dissoute! 

Elle  s'éloigne  dans  l'air. 


MINERVE 

n'a  plus  sa  lance;  et  des  corbeaux,  qui  nichaient 
dans  les  sculptures  de  la  frise,  tournent  amour 
d'elle,  mordent  son  casque. 

Laissez-moi  voir  si  mes  vaisseaux,  fendant  la 
mer  brillante,  sont  revenus  dans  mes  trois  ports, 
pourquoi  les  campagnes  se  trouvent  désertes, 
et  ce  que  font  maintenant  les  filles  d'Athènes. 

Au  mois  d'Ilécatombéon,  mon  peuple  entier 
se  portait  vers  moi,  conduit  par  ses  magistrats 
et  par  ses  prêtres.  Puis  s'avançaient  en  robes 
blanches  avec  des  chitons  d'or,  les  longues  files 
des  vierges  tenant  des  coupes,  des  corbeilles, 
des  parasols  ;  puis,  les  trois  cents  bœufs  du  sa- 
crifice, des  vieillards  agitant  des  rameaux  verts, 
des  soldats  entre-choquant  leurs  armures,  des 
éphèbes  chantant  des  hymnes,  des  joueurs  de 
flûte,  des  joueurs  de  lyre,  des  rhapsodes,  des 
danseuses  ;  —  enfin,  au  mât  d'une  trirème  mar- 
chant sur  des  roues,  mon  grand  voile  brodé 
par  des  vierges,  qu'on  avait  nourries  pendant 


194  La    Tentation 

un  an  d'une  façon  particulière;  et  quand  il 
s'était  montre  dans  toutes  les  rues,  toutes  les 
places  et  devant  tous  les  temples,  au  milieu  du 
cortège  psalmodiant  toujours,  il  montait  pas  à 
pas  la  colline  de  l'Acropole,  frôlait  les  Pro- 
pylées, et  entrait  au  Parthénon. 

Mais  un  trouble  me  saisit,  moi,  l'industrieuse  ! 
Comment,  comment,  pas  une  idée!  Voilà  que 
je  tremble  plus  qu'une  femme. 

iperçoit  une  ruine  derrière  elle,  pousse  un 
cri,  et  frappée  au  front,  tombe  par  terre  à  la  ren- 
verse. 

H  ERCULE 

a  rejeté  sa  peau  de  lion  ;  et  s'.ippuv.int  des  pieds, 
bombant  son  dos,  mordant  ses  lèvres,  il  Eût  des 
efforts  démesurés  pour  soutenir  l'Olympe  qui 
s'écroule. 

J'ai  vaincu  les  Cercopes,  les  Amazones  et  les 
Centaures.  J'ai  tué  beaucoup  de  rois.  J'ai  cassé 
la  corne  d'Achéloiis,  un  grand  fleuve.  J'ai  coupé 
des  montagnes,  j'ai  réuni  des  océans.  Les  pays 
es,  je  les  délivrais;  les  pays  vides,  je  les 
peuplais.  J'ai  parcouru  les  Gaules.  J'ai  traversé 
le  désert  où  l'on  a  soif.  J'ai  défendu  les  Dieux, 
et  je  me  suis  I  Imphale.  Mais  l'<  )lympc 

est  trop  lourd.  Mes  bras  faiblissent.  Je  meurs  1 

11  est  écrasé  sous  les  décombres. 


il ',•    saint   A  n I oin  e .  1 95 


C'est  ta  faute,  Amphytrionade  !  Pourquoi 
es-tu  descendu  dans  mon  empire? 

Le  vautour  qui  mange  les  entrailles  de  Tityos 
releva  la  tête,  Tantale  eut  la  lèvre  mouillée, 
la  roued'Ixion  s'arrêta. 

Cependant,  les  Kères  étendaient  leurs  ongles 
pour  retenir  les  âmes  ;  les  Furies  en  désespoir 
tordaient  les  serpents  de  leurs  chevelures;  et 
Cerbère,  attaché  par  toi  avec  une  chaîne,  râlait, 
en  bavant  de  ses  trois  gueules. 

Tu  avais  laissé  la  porte  entrouverte.  D'autres 
sont  venus.  Le  jour  des  hommes  a  pénétré  le 
Tartare  ! 

Il  sombre  dans  les  ténèbres. 

NEPTUNE 

Mon  trident  ne  soulève  plus  de  tempêtes.  Les 
monstres  qui  faisaient  peur  sont  pourris  au 
fond  des  eaux. 

Amphitrite,  dont  les  pieds  blancs  couraient 
sur  l'écume,  les  vertes  Néréides  qu'on  distin- 
guait a  l'horizon,  les  Sirènes  écailleuses  arrêtant 
les  navires  pour  conter  des  histoires,  et  les  vieux 
Tritons  qui  soufflaient  dans  les  coquillages, 
tout  est  mort!  La  gaieté  de  la  mer  a  dis- 
paru ! 


196  La   Tentation 


Je  n'y  survivrai  pas  !  Que  le  vaste  Océan  me 
recouvre  ! 

Il  s'évanouit  dans  l'azur. 


habillée  de   noir,  et  au   milieu  de  ses   chiens  de- 
venus des  loups  : 

L'indépendance  des  grands  bois  m'a  grisée, 
avec  la  senteur  des  fauves  et  l'exhalaison  des 
marécages.  Les  femmes,  dont  je  protégeais  les 
grossesses,  mettent  au  monde  des  enfants  morts. 
La  lune  tremble  sous  l'incantation  des  sorcières. 
J'ai  des  désirs  de  violence  et  d'immensité.  Je 
veux  boire  des  poisons,  me  perdre  dans  les 
vapeurs,  dans  les  rêves!... 

Et  un  nuage  qui  passe  l'emporte. 

M  A  K  S 
tête  nue,  ensanglanté  : 

D'abord  j'ai  combattu  seul,  provoquant  par 
des  injures  toute  une  armée,  indifférent  aux 
patries  et  pour  le  plaisir  du  carnage. 

Puis,  j'ai  eu  des  compagnons.  Ils  marchaient 
au  son  des  flûtes,  en  bon  ordre,  d'un  pas  égal, 
K  piranl  par  dessus  leurs  boucliers,  l'aigrette 
haute,  la  lance  oblique.  On  se  jetait  dani  la 
bataille  avec  de  grands  cris  d'aigle.   La  guerre 


de  saint  Antoine.  197 


était  joyeuse  comme    un    festin.    Trois    cents 
hommes  s'opposèrent  à  toute  l'Asie. 

iMais  ils  reviennent,  les  Barbares  I  et  par 
myriades,  par  millions!  Puisque  le  nombre,  les 
machines  et  la  ruse  sont  plus  loris,  mieux  vaut 
finir  comme  un  brave  1 

Il  se  tue. 

VII.  C  \  IN 

essuyant  avec  une  éponge  ses  membres  en  sueur  : 

Le  monde  se  refroidit.  Il  faut  chauffer  les 
sources,  les  volcans  et  les  fleuves  qui  roulent 
des  métaux  sous  la  terre  1  —  Battez  plus  dur!  à 
pleins  bras  !  de  toutes  vos  forces  1 

Les  Cabires  se  blessent  avec  leurs  marteaux, 
s'aveuglent  avec  les  étincelles,  et,  marchant  à 
tâtons,  s'égarent  dans  l'ombre. 


debout   dans   son    char,   qui   est  emporté  par   des 
roues  ayant  des  ailes  à  leur  moyeu  : 

Arrête!  arrête! 

On  avait  bien  raison  d'exclure  les  étrangers, 
les  athées,  les  épicuriens  et  les  chrétiens!  Le 
mystère  de  la  corbeille  est  dévoilé,  le  sanc- 
tuaire profané,  tout  est  perdu  I 


La    Tentation 


Elle  descend  sur  une  pente  rapide.  —  déses- 
pérée, criant,  s'arrachant  les  cheveux. 

Ah  !  mensonge  !  Daïra  ne  m'est  pas  rendue  ! 
L'airain  m'appelle  vers  les  morts.  C'est  un  au- 
tre Tartare!  On  n'en  revient  pas.  Horreur  1 

L'abime  l'engouffre. 

B  m  chus 
riant,  frénétiquement  : 

Qu'importe  !  la  femme  de  l'Archonte  est  mon 
épouse!  La  loi  même  tombe  en  ivresse.  A  moi 
le  chant  nouveau  et  les  formes  multiples! 

Le  feu  qui  dévora  ma  mère  coule  dans  mes 
veines.  Qu'il  brûle  plus  fort,  dussé-je  périr! 

Mâle  et  femelle,  bon  pour  tous,  je  me  livre 
à  vous,  Bacchantes  !  je  me  livre  à  vous,  Bac- 
chants  !  et  la  vigne  s'enroulera  au  tronc  des 
arbres!  Hurlez,  dansez,  tordez-vous!  Déliez  le 
tigre  et  l'esclave!  à  dents  féroces,  mordez  la 
chair! 

lit  Pan.  Silène,  les  Satyres,  les  Bacchantes,  les 
Mimallonéidès  et  les  Ménades.  avec  leurs  serpents, 
leur,  flambeaux,  leurs  masques  noirs,  se  jettent  des 
écouvrenl  Un  phallus,  le  baisent,  —  se- 
couent les  tympanons,  frappent  leurs  thyrses,  se 
lapident  ■■  ''  ni  des  raisins, 

m  un  bouc,  et  déchirent  BacchtlS, 


de    saint  A  ntoine.  199 


\ PO LLO N 


fouettant  ses  coursiers,  et  dont  les  cheveux  blan- 
chis s'envolent  : 

J'ai  laissé  derrière  moi  Délos  la  pierreuse, 
tellement  pure  que  tout  maintenant  y  semble 
mort  ;  et  je  tâche  de  joindre  Delphes  avant  que 
sa  vapeur  inspiratrice  ne  soit  complètement 
perdue.  Les  mulets  broutent  son  laurier.  La 
Pythie  égarée  ne  se  retrouve  pas. 

Par  une  concentration  plus  forte,  j'aurai  des 
poèmes  sublimes,  des  monuments  éternels  ;  et 
toute  la  matière  sera  pénétrée  des  vibrations 
de  ma  cithare  ! 

11  en  pince  les  cordes.  Elles  éclatent,  lui  cin- 
glent la  figure.  Il  la  rejette;  et  battant  son  quadrige 
avec  fureur  : 

Non  !  assez  des  formes  !  Plus  loin  encore  ! 
Tout  au  sommet!  Dans  l'idée  pure! 

Mais  les  chevaux,  reculant,  se  cabrent,  brisent 
le  char;  et  empêtré  par  les  morceaux  du  timon, 
l'emmêlement  des  harnais,  il  tombe  vers  l'abîme, 
la  tète  en  bas. 

Le  ciel  s'est  obscurci. 

V  EN  US 

violacée  par  le  froid,  grelotte. 


La    Tentation 


Je  faisais  avec  ma  ceinture  tout  l'horizon  de 
l'Hellénie. 

Ses  champs  brillaient  des  roses  de  mes  joues, 
ses  rivages  étaient  découpés  d'après  la  forme 
de  mes  lèvres  ;  et  ses  montagnes,  plus  blanches 
que  mes  colombes,  palpitaient  sous  la  main  des 
statuaires.  On  retrouvait  mon  âme  dans  l'or- 
donnance des  fêtes,  l'arrangement  des  coiffures, 
le  dialogue  des  philosophes,  la  constitution  des 
républiques.  Mais  j'ai  trop  chéri  les  hommes! 
C'est  l'Amour  qui  m'a  déshonorée! 

Elle  se  renverse  en  pleurant. 

Le  monde  est  abominable.  L'air  manque  à 
ma  poitrine! 

O  Mercure,  inventeur  de  Ta  lyre  et  conduc- 
teur des  âmes,  emporte-moi  ! 

Elle  met  un  doigt  sur  sa  bouche,  et  décrivant 
une  immense  parabole,  tombe  dans  l'abime. 

On  n'y  voit  plus.  Les  ténèbres  sont  complètes. 

Cependant  il  s'échappe  des  prunelles  d'Ililarion 
comme  deux  flèches  rouges. 

ANTOIN1 
remarque  enfin   sa  haute  taille. 

Plusieurs  fois  déjà,  pendant  que  tu  parlais, 
lu  m'as  semblé  grandir;  —  et  ce  n'était  pas  une 


de  sa nit  Antoine.  201 

illusion.    Comment?    explique-moi...    Ta   per- 
sonne m'épouvante  ! 

Des  pas  se  rapprochent. 
Qu'est-ce  donc? 

HILARION 

étend  son  bras. 


Regarde 


Alors,  sous  un  pale  rayon  de  lune,  Antoine  dis- 
tingue une  interminable  caravane  qui  défile  sur  la 
crête  des  roches;  —  et  chaque  voyageur,  l'un 
après   l'autre,  tombe  de  la  falaise  dans  le  gouffre. 

Ce  sont  d'abord  les  trois  grands  Dieux  de  Sa- 
mothrace,  Axieros,  Axiokeros,  Axiokersa,  réunis 
en  faisceau,  masqués  de  pourpre  et  levant  leurs 
mains. 

Esculape  s'avance  d'un  air  mélancolique,  sans 
même  voir  Samos  et  Télesphore,  qui  le  question- 
nent avec  angoisse.  Sosipolis  éléen,  à  forme  de 
python ,  roule  ses  anneaux  vers  l'abîme.  Does- 
pœné,  par  vertige,  s'y  lance  elle-même.  Brito- 
martis,  hurlant  de  peur,  se  cramponne  aux  mailles 
de  son  filet.  Les  Centaures  arrivent  au  grand 
galop,  et  déboulent  péle-méle  dans  le  trou  noir. 

Derrière  eux,  marche  en  boitant  la  troupe  la- 
mentable des  Nymphes.  Celles  des  prairies  sont 
couvertes  de  poussière,  celles  des  bois  gémissent 
et  saignent,  blessées  par   la  hache  des  bûcherons. 

2Ù 


202  I.  ti    Tentation 

Les  Gelludes,  les  Strygcs,  les  Fmpuses,  toutes 
les  déesses  infernales,  en  confondant  leurs  crocs, 
leurs  torches,  leurs  vipères,  forment  une  pyra- 
mide; —  et  au  sommet,  sur  une  peau  de  vautour, 
Eurynome,  bleuâtre  comme  les  mouches  a  viande, 
se  dévore  les  bras. 

Puis,  dans  un  tourbillon,  disparaissent  à  la  fois: 
Orthi.i  la  sanguinaire,  Ilymnie  d'Orchoméne,  la 
Laphria  des  Patréens,  Aphia  d'Ëgine,  Bendis  de 
Thrace,  Stymphalia  à  cuisse  d'oiseau.  Triopas,  au 
lieu  de  trois  prunelles,  n'a  plus  que  trois  orbites. 
Erichtonius,  les  jambes  molles,  rampe  comme  un 
cul-de-jatte  sur  ses  poignets. 

HILARIO  \ 

Quel  bonheur,  n'est-ce  pas,  de  les  voir  tous 
dans  l'abjection  et  l'agonie  !  Monte  avec  moi  sur 
cette  pierre;  et  tu  seras  comme  Xerxès,  pas- 
sant en  revue  son  armée. 

Là-bas,  très  loin,  au  milieu  des  brouillards, 
aperçois-tu  ce  géant  a  barbe  blonde  qui  laisse 
tomber  un  glaive  rouge  de  sang?  c'est  le  Scythe 
Zalmoxis,  entre  deux  planètes  :  Artimpasa  — 
Vénus,  et  Orsiloché  —  la  Lune. 

Plus  loin,  émergeant  des  nuages  pâles,  sont 
les  Dieux  qu'on  adorait  chez,  les  Cimmériens, 
au  delà  même  de  Thu 

Leurs  grandes  s.dles  étaient  chaude  ;  et  à  la 
lueur  des  epées  nues  tapissant  la  voûte,  ils  bu- 


de  saint  Antoine.  203 

vaient  de  l'hydromel  dans  des  cornes  d'ivoire. 
Ils  mangaient  le  foie  de  la  baleine  dans  des 
plats  de  cuivre  battus  par  des  démons  ;  ou  bien, 
ils  écoutaient  les  sorciers  captifs  faisant  aller 
leurs  mains  sur  les  harpes  de  pierre. 

Us  sont  las!  ils  ont  froid!  La  neige  alourdit 
leurs  peaux  d'ours,  et  leurs  pieds  se  montrent 
par  les  déchirures  de  leurs  sandales. 

Ils  pleurent  les  prairies,  où  sur  des  tertres 
de  gazon  ils  reprenaient  haleine  dans  la  ba- 
taille, les  longs  navires  dont  la  proue  coupait 
les  monts  de  glace,  et  les  patins  qu'ils  avaient 
pour  suivre  l'orbe  des  pôles,  en  portant  au  bout 
de  leurs  bras  tout  le  firmament  qui  tournait 
avec  eux. 

Une  rafale  do  givre  les  enveloppe. 

Antoine  abaisse  son  regard  d'un  autre  coté. 

Et  il  aperçoit,  —  se  détachant  en  noir  sur  un 
fond  rouge,  —  d'étranges  personnages,  avec  des 
mentonnières  et  des  gantelets,  qui  se  renvoient 
des  balles,  sautent  les  uns  par-dessus  les  autres, 
font  des  grimaces,  dansent  frénétiquement. 

HILARIO  N 

Ce  sont  les  Dieux  de  l'Ëtrurie,  les  innom- 
brables .Ksars. 

Voici  Tagès,  l'inventeur  des  augures.  Il  essaye 
avec  une  main  d'augmenter    les  divisions  du 


204  La    Tentation 

ciel,  et,  de  l'autre,  il  s'appuie  sur  la  terre.  Qu'il 
y  rentre  ! 

Nortia  considère  la  muraille  où  elle  enfon- 
çait des  clous  pour  marquer  le  nombre  des 
années.  La  surface  en  est  couverte,  et  la  der- 
nière période  accomplie. 

Comme  deux  voyageurs  battus  par  un  orage, 
Kastur  et  Pulutuk  s'abritent  en  tremblant  sous 
le  même  manteau. 

ANTOI N  E 
ferme  les  yeux. 

Assez!  assez! 

Mais  passent  dans  l'air  avec  un  grand  bruit 
d'ailes  toutes  les  Victoires  du  Capitole,  —  cachant 
leur  front  de  leurs  mains,  et  perdant  les  trophées 
suspendus  à  leurs  bras. 

Janus,  —  màitre  des  crépuscules,  s'enfuit  sur 
un  bélier  noir;  et,  de  ses  deux  visages,  l'un  est 
déjà  putréfié,  l'autre  s'endort  de  fatigue. 

Summanus,  —  dieu  du  ciel  obscur  et  qui  n'a 
plus  de  tête,  presse  contre  sou  cœur  un  vieux 
gâteau  en  forme  de  roue. 

Vesta,  —  sous  une  coupole  en  ruine,  t.iche  de 
ranimer  sa  lampe  éteinte. 

Bellone  —  se  taillade  les  joues,  sans  faire  jaillir 
K  sang  qui  purifiait  ses  dévots. 

A  N  TOIN 1 

Grâce!  ils  me  fatiguent! 


de  saint  Antoine. 


iiri.AK  [ON 
Autrefois,  ils  amusaient  ! 

Ht  il  lui  montre  dans  un  bosquet  d'aliziers,  Une 
Femme  toute  nue,  —  à  quatre  pattes  comme  une 
bète,  et  saillie  par  un  homme  noir,  tenant  dans 
chaque  main  un  flambeau. 

C'est  la  déesse  d'Aricia,  avec  le  démon  Vir- 
bius.  Son  sacerdote,  le  roi  du  bois,  devait  être 
un  assassin  ;  —  et  les  esclaves  en  fuite,  les  dé- 
pouilleurs  de  cadavres,  les  brigands  de  la  voie 
Salaria,  les  éclopés  du  pont  Sublicius,  toute  la 
vermine  des  galetas  de  Suburre  n'avait  pas  de 
dévotion  plus  chère! 

Les  patriciennes  du  temps  de  Marc-Antoine 
préféraient  Libitina. 

Et  il  lui  montre,  sous  des  cyprès  et  des  rosiers, 
Une  autre  Femme  —  vêtue  de  gaze.  Elle  sourit, 
ayant  autour  d'elle  des  pioches,  des  brancards,  des 
tentures  noires,  tous  les  ustensiles  des  funérailles. 
Ses  diamants  brillent  de  loin  sous  des  toiles  d'arai- 
gnées, f.es  Larves  comme  des  squelettes  montrent 
leurs  os  entre  les  branches,  et  les  Lémures,  qui 
sont  des  fantômes,  étendent  leurs  ailes  de  chauve- 
souris. 

Sur  le  bord  d'un  champ,  le  dieu  'l'orme,  déra- 
ciné, penche,  tout  couvert  d'ordures. 

Au  milieu  d'un  sillon,  le  grand  cadavre  de  Ycr- 
tumne  est  dévoré  par  des  chiens  rouges. 


:o6  La    Tentation 


Les  Dieux  rustiques  s'en  éloignent  en  pleurant, 
Sartor,  S.irrator,  Vervactor,  Collina,  Vallon.i,  Ilos- 
tilinus,  — tous  couverts  de  petits  manteaux  à  capu- 
chon, et  chacun  portant,  soit  un  boyau,  une 
fourche,  une  claie,  un  épieu. 

HILARION 

C'était  leur  âme  qui  faisait  prospérer  la  villa, 
avec  ses  colombiers,  ses  parcs  de  loirs  et  d'es- 
cargots, ses  basses-cours  défendues  par  des 
filets,  ses  chaudes  écuries  embaumées  de  cèdre. 

Ils  protégeaient  tout  le  peuple  misérable  qui 
traînait  les  fers  de  ses  jambes  sur  des  cailloux 
de  la  Sabine,  ceux  qui  appelaient  les  porcs  au 
son  de  la  trompe,  ceux  qui  cueillaient  les 
grappes  au  haut  des  ormes,  ceux  qui  poussaient 
par  les  petits  chemins  les  ânes  chargés  de 
fumier.  Le  laboureur,  en  haletant  sur  le  manche 
de  sa  charrue,  les  priait  de  fortifier  ses  bras; 
et  les  vachers  à  l'ombre  des  tilleuls,  près  des 
calebasses  de  lait,  alternaient  leurs  éloges  sur 
des  flûtes  de  roseau. 

Antoine  soupire. 

milieu  d'une  chambre,  sur  une  estrade,  se 
re  un  lit  d'ivoire,  environné  par  des  gens 
torches  de  sapin. 

m  li     Dieux  du  mariage.  Ils  attendent 
l'épousée  ! 


de   saint   Antoine.  207 


Domiduca  devait  l'amener,  Virgo  défaire  sa 
ceinture,  Subigo  l'étendre  sur  le  lit,  —  et  Praema 
écarter  ses  bras,  en  lui  disant  à  l'oreille  des 
paroles  douces. 

Mais  elle  ne  viendra  pas  !  et  ils  congédient 
les  autres  :  Nona  et  Décima  gardes-malades,  les 
trois  Nixii  accoucheurs,  les  deux  nourrices 
Educa  et  Potina,  —  et  Carna  berceuse,  dont  le 
bouquet  d'aubépines  éloigne  de  l'enfant  les 
mauvais  rêves. 

Plus  tard  ,  Ossipago  lui  aurait  affermi  les 
genoux,  Barbatus  donné  la  barbe,  Stimula  les 
premiers  désirs,  Volupia  la  première  jouissance, 
Pabulinus  appris  à  parler,  Numera  à  compter, 
Camœna  à  chanter,  Consus  à  réfléchir. 

La  chambre  est  vide  ;  et  il  ne  reste  plus  au  bord 
du  lit1  que  N.vni.i  —  centenaire,  —  marmottant 
pour  elle-même  la  complainte  qu'elle  hurlait  à  la 
mort  des  vieillards. 

Mais  bientôt  sa  voix  est  dominée  par  des  cris 
aigus.  Ce  sont  : 

I   1    -    I  A  R  ES    DOM  ESTIQUES 

accroupis  au  fond  de  l'atrium,  vêtus  de  peaux  de 
chien,  avec  des  Heurs  autour  du  corps,  tenant  leurs 
mains  fermées  contre  leurs  joues,  et  pleurant  tant 
qu'ils  peuvent. 

Où  est  la  portion   de  nourriture  qu'on  nous 


20S  La   Tentation 

donnait  à  chaque  repas,  les  bons  soins  de  la 
servante,  le  sourire  de  la  matrone,  et  la  gaieté 
des  petits  garçons  jouant  aux  osselets  sur  les 
mosaïques  de  la  cour?  Puis,  devenus  grands, 
ils  suspendaient  à  notre  poitrine  leur  bulle 
d'or  ou  de  cuir. 

Quel  bonheur,  quand,  le  soir  d'un  triomphe, 
le  maître  en  rentrant  tournait  vers  nous  ses 
yeux  humides!  Il  racontait  ses  combats;  et 
l'étroite  maison  était  plus  hère  qu'un  palais  et 
sacrée  comme  un  temple. 

Ou'ils  étaient  doux  les  repas  de  famille,  sur- 
tout le  lendemain  des  Feralia  !  Dans  la  ten- 
dresse pour  les  morts ,  toutes  les  discordes 
s'apaisaient  ;  et  on  s'embrassait,  en  buvant 
aux  gloires  du  passé  et  aux  espérances  de 
l'avenir. 

Mais  les  aïeux  de  cire  peinte,  enfermés  der- 
rière nous,  se  couvrent  lentement  de  moisis- 
sure. Les  races  nouvelles,  pour  nous  punir  de 
leurs  déceptions,  nous  ont  brisé  la  mâchoire  ; 
sous  la  dent  des  rats  nos  corps  de  bois  s'émiet- 
tent. 

Et  les  innombrables  Dieux  veillant  .mx  portes, 

à  la  cuisine,   au  cellier,  ;iux   étuves.    se   dispersent 

de  tous  les  côtés,  —  sous  l'apparence  d'énormes 
fourmis  qui  trottent  ou  de  grands  papillons  qui 
s'envolent. 


de  saint   Antoine.  209 

CRÉPITUS 
se  (ait  entendre. 

Moi  aussi  l'on  m'honora  jadis.  On  me  faisait 
des  libations.  Je  fus  un  Dieul 

L'Athénien  me  saluait  comme  un  présage  de 
fortune,  tandis  que  le  Romain  dévot  me  maudis- 
sait les  poings  levés  et  que  le  pontife  d'Egypte, 
s'abstenant  de  fèves,  tremblait  à  ma  voix  et 
pâlissait  à  mon  odeur. 

Quand  le  vinaigre  militaire  coulait  sur  les 
barbes  non  rasées,  qu'on  se  régalait  de  glands, 
de  pois  et  d'oignons  crus  et  que  le  bouc  en 
morceaux  cuisait  dans  le  beurre  rance  des  pas- 
teurs, sans  souci  du  voisin,  personne  alors  ne 
se  gênait.  Les  nourritures  solides  faisaient  les 
digestions  retentissantes.  Au  soleil  de  la  cam- 
pagne, les  hommes  se  soulageaient  avec  len- 
teur. 

Ainsi,  je  passais  sans  scandale,  comme  les 
autres  besoins  de  la  vie,  comme  Mena  tour- 
ment des  vierges,  et  la  douce  Rumina  qui  pro- 
tège le  sein  de  la  nourrice,  gonflé  de  veines 
bleuâtres.  J'étais  joyeux.  Je  faisais  rire!  Ht  se 
dilatant  d'aise  à  cause  de  moi,  le  convive  exha- 
lait toute  sa  gaieté  par  les  ouvertures  de  son 
corps. 

J'ai  eu  mes  jours  d'orgueil.  Le  bon  Aristo- 
phane me  promena  sur  la  scène,  et  l'empereur 


2io  La   Tentation 

Claudius  Drusus  me  fit  asseoir  à  sa  table.  Dans 
leslaticlaves  des  patriciens  j'ai  circulé  majes- 
tueusement! Les  vases  d'or,  comme  des  tympa- 
nons,  résonnaient  sous  moi  ;  —  et  quand  plein 
de  murènes,  de  truffes  et  de  pâtés,  l'intestin 
du  maître  se  -dégageait  avec  fracas,  l'univers 
attentif  apprenait  que  César  avait  dîné! 

Mais  à  présent,  je  suis  confiné  dans  la  popu- 
lace, —  et  l'on  se  récrie,  même  à  mon  nom  ! 

Et  Crépitus  s'éloigne,  en  poussant  un  gémis- 
sement. 

Puis  un  coup  de  tonnerre  : 

UNI     VOIX 

Jetais  le  Dieu  des  armées,  le  Seigneur,  le 
Seigneui   Dieu! 

J'ai  déplié  sur  les  collines  les  tentes  de  Jacob, 
et  nourri  dans  les  sables  mon  peuple  qui  s'en- 
fuyail . 

■  i  moi  qui  ai  brûlé  Sodome  !  C'est  moi  qui 
ai  englouti  ta  terre  sous  le  Déluge!  C'est  moi 
qui  ai  noyé  Phara<  n,  avec  les  princes  lil  de 
rois,  les  chariots  «le  gui  rr<   et  lei   cochers. 

Dhu  jaloux,  j'exécrais  les  autres  Dieux.  J'ai 
broyé  I'     impui    ;   j'ai  abattu  les  supi  ri 
ei  ma  désolation  courail  de  droite  <  i  de  gauche, 
comme  un  dromadaire  qui  est  lâché  dans  un 
■  hamp  ■!'■  m. n  . 


de  saint   A  n toute . 


Pour  délivrer  Israël,  je  choisissais  les  simples. 
Des  anges  aux  ailes  de  flamme  leur  parlaient 
dans  les  buissons. 

Parfumées  de  nard ,  de  cinnamome  et  de 
myrrhe ,  avec  des  robes  transparentes  et  des 
chaussures  à  talons  hauts,  des  femmes  d'un 
cœur  intrépide  allaient  égorger  les  capitaines. 
Le  vent  qui  passait  emportait  les  prophètes. 

J'avais  gravé  ma  loi  sur  des  tables  de 
pierre.  Elle  enfermait  mon  peuple  comme  dans 
une  citadelle.  C'était  mon  peuple.  J'étais  son 
Dieu!  La  terre  était  à  moi,  les  hommes  à  moi, 
avec  leurs  pensées,  leurs  œuvres,  leurs  outils 
de  labourage  et  leur  postérité. 

Mon  arche  reposait  dans  un  triple  sanctuaire, 
derrière  des  courtines  de  pourpre  et  des  can- 
délabres allumés.  J'avais,  pour  me  servir,  toute 
une  tribu  qui  balançait  des  encensoirs,  et  le 
grand-prêtre  en  robe  d'hyacinthe,  portant  sur 
sa  poitrine  des  pierres  précieuses,  disposées 
dans  un  ordre  symétrique. 

.Malheur!  malheur!  Le  Saint-des-Saints  s'est 
ouvert,  le  voile  s'est  déchiré,  les  parfums  de 
l'holocauste  se  sont  perdus  à  tous  les  vents.  Le 
chacal  piaule  dans  les  sépulcres  ;  mon  temple 
est  détruit,  mon  peuple  est  dispersé! 

On  a  étranglé  les  prêtres  avec  les  cordons  de 
leurs  habits.  Les  femmes  sont  captivœ ,  les 
vases  sont  tous  fondus  ! 


La    Tentation 


La  voix  s'éloignant  : 

J'étais  le  Dieu  des  armées,  le  Seigneur,  le 
Seigneur  Dieu  ! 

Alors  il  se  fait  un  silence  énorme,  une  nuit  pro- 
fonde. 

ANTOIN E 
Tous  sont  passés. 

Il  reste  moi  ! 
dit  QUELQU'UN. 

Ft  Hilarîon  est  devant  lui,  —  mais  transfiguré, 
beau  comme  un  archange,  lumineux  comme  un 
soleil,  —  et  tellement  grand,  que  pour  le  voir 

ANTOINE 

se  renverse  la  tête. 

Oui  donc  es-tu  ? 

il  n.  A  R  ION 

Mon  royaume  est  de  la  dimension  de  l'uni- 
vers ;  et  mon  désir  n'a  pas  de  bornes.  Je  vais 
toujours,  affranchissant  l'esprit  et  pesant  les 
mondes,  sans  haine,  sans  peur,  sans  pitié,  sans 
amour,  et  sans  Dieu.  On  m'appelle  la  Science. 

A  NTO i N  i 
Se  rejette  en  arriére  : 

Tu  dois  être  plutôt...  le  Diable  ! 


de  saint   Antoine.  213 


HILARION 

en  fixant  sur  lui  ses  prunelles: 
Veux-tu  le  voir? 

a  NTOINE 

ne  se  détache  plus  de  ce  regard;  il  est  saisi  par  la 
curiosité  du  Diable.  Sa  terreur  augmente,  son 
envie  devient  démesurée. 

Si  je  le  voyais  pourtant...  si  je   le  voyais?... 

Puis  dans  un  spasme  de  colère  : 

L'horreur  que  j'en  ai  m'en  débarrassera  pour 
toujours.  —  Oui  ! 

Un  pied  fourchu  se  montre. 

Antoine  a  regret. 

Mais  le  Diable  l'a  jeté  sur  ses  cornes,  et  l'enlève. 


VI 


L  vole  sous  lui ,  étendu  connue  un 
nageur;  —  ses  deux  ailes  grandes 
ouvertes,  en  le  cachant  tout  entier, 
semblent  un  nuage. 


ANTOI \  ! 

Où  vais-je  ? 

Tout  à  l'heure  j'ai  entrevu  la  forme  du  Maudit. 
Non  !  une  nuée  m'emporte.  Peut-être  que  je 
suis  mort,  et  que  je  monte  vers  Dieu?... 

Ah!  comme  je  respire  bien!  L'air  immaculé 
.ne  gonfle  l'âme.  Plus  de  pesanteur!  plui  de 
souffrain  e  I 

Eli  bas,  sous  moi,   la  foudre  éclate,  l'horizon 

dei    fleuvea    B'entre-croisent.    Cette 


La    Tentation  <ie  saint  Antoine.    215 

tache  blonde  c'est  le  désert,  cette  flaque  d'eau 
l'Océan. 

Et  d'autres  océans  paraissent,  d'immenses 
régions  que  je  ne  connaissais  pas.  Voici  les 
pays  noirs  qui  fument  crmne  des  brasiers,  la 
zone  des  neiges  obscurcie  toujours  par  des 
brouillards.  Je  tâche  de  découvrir  les  monta- 
gnes où  le  soleil,  chaque  soir,  va  se  coucher. 

L  F.    DIABLE 
Jamais  le  soleil  ne  se  couche! 

Antoine  n'est  pas  surpris  de  cette  voix.  Elle  lui 
semble  un  écho  de  sa  pensée,  —  une  réponse  de 
sa  mémoire. 

Cependant  la  terre  prend  la  forme  d'une  boule; 
et  il  l'aperçoit  au  milieu  de  l'azur  qui  tourne  sut 
ses  pôles,  en  tournant  autour  du  soleil. 

LE    DIA  BLE 

Elle  ne  fait  donc  pas  le  centre  du  monde? 
Orgueil  de  l'homme,  humilie-toi! 

A  NTOI  \  1: 

A  peine  maintenant  si  je  la  distingue.  Elle 
se  confond  avec  les  autres  feux. 

Le  firmament  n'est  qu'un  tissu  d'étoiles. 

Ils  montent  toujours. 


2l6  La   7 entation 

Aucun  bruit!  pas  même  le  croassement  des 
aigles!  Rien!...  et  je  me  penche  pour  écouter 
l'harmonie  des  planètes. 

LE    DIABLE 

Tu  ne  les  entendras  pas  !  Tu  ne  verras  pas, 
non  plu6,  l'antichtone  de  Platon,  le  foyer  de 
Philolaiis,  les  sphères  d'Aristote,  ni  les  sept 
cieux  des  Juifs  avec  les  grandes  eaux  par-dessus 
la  voûte  de  cristal  ! 

A  NTOINE 

D'en  bas  elle  paraissait  solide  comme  un 
mur.  Je  la  pénètre,  au  contraire,  je  m'y  en- 
fonce ! 

Et  il  arrive  devant  la  lune,  —  qui  ressemble  à  un 
morceau  de  glace  tout  rond,  plein  d'une  lumière 
immobile. 

L  F.    DIABLE 

C'était  autrefois  le  séjour  des  âmes.  Le  bon 
Pythagore  l'avait  même  garnie  d'oiseaux  et  de 
fleurs  magnifiques. 

ANTOINE 

|i    n'y  vois  que  des  plaines  désolées,  avec  «les 
cratèrei  i  teinti ,  i  ous  un  ciel  toul  noir. 
Allons  vers  ces  astres  d'un  rayonnement  plus 


de  saint  Antoine.  217 


doux ,  afin  de  contempler  les  anges  qui  les 
tiennent  au  bout  de  leurs  bras,  comme  des  flam- 
beaux! 

LE    DIABLE 
l'emporte  au  milieu  des  étoiles. 

Elles  s'attirent  en  même  temps  qu'elles  se 
repoussent.  L'action  de  chacune  résulte  des 
autres  et  y  contribue,  —  sans  le  moyen  d'un 
auxiliaire,  par  la  force  d'une  loi,  la  seule  vertu 
de  l'ordre. 

A  N'TO  I  N  i: 

Oui...  oui!  mon  intelligence  l'embrasse! 
C'est  une  joie  supérieure  aux  plaisirs  de  la  ten- 
dresse !  Je  halète  stupéfait  devant  l'énormité  de 
Dieu! 

LE    DIABLE 

Comme  le  firmament  qui  s'élève  à  mesure 
que  tu  montes,  il  grandira  sous  l'ascension  de 
ta  pensée  ;  —  et  tu  sentiras  augmenter  ta  joie, 
d'après  cette  découverte  du  monde,  dans  cet 
élargissement  de  l'infini. 

A  N  T  (  )  I  N  E 

Ah!  plus  haut!  plus  haut!  toujours! 

Les  astres    se    multiplient,    scintillent.    La  Voie 

a8 


2l8  La    Tentation 

lactée  au  zénith  se  développe  comme  une  immense 
ceinture,  avant  des  trous  par  intervalles;  dans  ces 
fentes  de  sa  clarté,  s'allongent  des  espaces  de  ténè- 
bres. Il  y  a  des  pluies  d'étoiles,  des  traînées  de 
poussière  d'or,  des  vapeurs  lumineuses  qui  flottent 
et  se  dissolvent. 

Quelquefois  une  comète  passe  tout  à  coup;  — 
puis  la  tranquillité  des  lumières  innombrables  re- 
commence. 

Antoine,  les  bras  ouverts,  s'appuie  sur  les  deux 
cornes  du  Diable,  en  occupant  ainsi  toute  l'en- 
vergure. 

Il  se  rappelle  avec  dédain  l'ignorance  des  an- 
ciens jours,  la  médiocrité  de  ses  rêves.  Les  voilà 
donc  près  de  lui  ces  globes  lumineux  qu'il  con- 
templait d'en  bas!  11  distingue  rentre-croisement 
de  leurs  ligues,  la  complexité  de  leurs  directions. 
11  les  voit  venir  de  loin,  —  et  suspendus  comme 
des  pierres  dans  une  fronde,  décrire  leurs  orbites, 
pousser  leurs  hyperboles. 

Il  aperçoit  d'un  seul  regard  la  Croix  du  sud  et 
la  Grande  Ourse,  le  Lynx  et  le  Centaure,  la  né- 
buleuse de  la  Dorade,  les  six  soleils  dans  la 
constellation  d'Orion,  Jupiter  avec  ses  quatre 
satellites,  et  le  triple  anneau  du  monstrueux  Sa- 
turne! toutes  les  planètes,  tous  les  astres  que  les 
hommes  plus  tard  découvriront  !  Il  emplit  ses 
yeux  de  leur,  lumières,  il  surcharge  sa  pensée 
du  calcul  de  leurs  distances;  —  puis  sa  tête  re- 
i be. 


de  sain t  Antoine .  iiç 


Quel  est  le  but  de  tout  cela? 

LE    DIAB1    I 

Il  n'y  a  pas  de  but  ! 

Comment  Dieu  aurait-il  un  but  ?  l  hielle  ex- 
périence a  pu  l'instruire,  quelle  réflexion  le 
déterminer? 

Avant  le  commencement  il  n'aurait  pas  agi, 
et  maintenant  il  serait  inutile. 


11  a  créé  le  monde  pourtant,  d'une  seule  fois, 
par  sa  parole  ! 

il     DIABLE 

Mais  les  Cires  qui  peuplent  la  terre  y  vien- 
nent successivement.  De  même,  au  ciel,  des 
astres  nouveaux  surgissent,  —  effets  différents 
de  causes  variées. 

A  NTOI  N  E 
La  variété  des  causes  est  la  volonté  de  1  (ieu  I 

il     DIABLE 

Mais  admettre  en  Dieu  plusieurs  actes  de 
volonté,  c'est  admettre  plusieurs  causes  et  dé- 
truire son  unité  ! 

Sa  volonté  n'est  pas  séparable  de  son  essence. 
Il  n'a  pu  avoir  une  autre  volonté,  ne  pouvant 


La    Tentation 


avoir  une  autre  essence;  —  et  puisqu'il  existe 
éternellement,  il  agit  éternellement. 

Contemple  le  soleil  !  De  ses  bords  s'échap- 
pent de  hautes  flammes  lançant  des  étincelles, 
qui  se  dispersent  pour  devenir  des  mondes  ;  — 
et  plus  loin  que  la  dernière,  au  delà  de  ces 
profondeurs  où  tu  n'aperçois  que  la  nuit,  d'au- 
tres soleils  tourbillonnent,  derrière  ceux-là  d'au- 
tres, et  encore  d'autres,  indéfiniment... 

ANTOIN  E 

Assez!  assez  1  J'ai  peur!  je  vais  tomber  dans 
l'abîme. 

LE   DIABLE 
s'arrête;  et  en  le  balançant  mollement: 

Le  néant  n'est  pas  !  le  vide  n'est  pas  !  Partout 
il  y  a  des  corps  qui  se  meuvent  sur  le  fond 
immuable  de  l'Étendue  ;  —  et  comme  si  elle 
était  bornée  par  quelque  chose,  ce  ne  serait 
plus  l'étendue,  mais  un  corps,  elle  n'a  pas  de 
limites! 

A  NTOIN] 

béant  : 

Pas  de  limites  ! 

LE    D 1 A 1 

Monte   dans    le   ciel    toujours    et    toi 


dt-   saint  A  ntoine. 


jamais  tu  n'atteindras  le  sommet!  Descends 
au-dessous  de  la  terre  pendant  des  milliards  de 
milliards  de  siècles,  jamais  tu  n'arriveras  au 
fond, —  puisqu'il  n'y  a  pas  de  fond,  pas  de 
sommet,  ni  haut,  ni  bas,  aucun  terme;  et 
l'Etendue  se  trouve  comprise  dans  Dieu  qui 
n'est  point  une  portion  de  l'espace,  telle  ou 
telle  grandeur,  mais  l'immensité  1 

A  N TO I N E 

lentement  : 

La  matière...  alors...  ferait  partie  de  Dieu? 

LE    DIABLE 

Pourquoi  non?  Peux-tu  savoir  où  il  finit? 

ANTOINE 

Je  me  prosterne  au  contraire,  je  m'écrase, 
devant  sa  puissance.' 

LE  n  i  a  n  i.  e 

Et  tu  prétends  le  fléchir!  Tu  lui  parles,  tu 
le  décores  même  de  vertus,  bonté,  justice,  clé- 
mence, au  lieu  de  reconnaître  qu'il  possède 
toutes  les  perfections! 

Concevoir  quelque  chose  au  delà,  c'est  con- 
cevoir Dieu  au  delà  de  Dieu,  l'être  par-dessus 
l'être.  Il  est  donc  le  seul  htre,  la  seule  subs- 
tance. 


222  La    Tentation 

Si  la  Substance  pouvait  se  diviser,  elle  per- 
drait sa  nature,  elle  ne  serait  pas  elle,  Dieu 
n'existerait  plus.  Il  est  donc  indivisible  comme 
infini  ;  —  et  s'il  avait  un  corps,  il  serait  com- 
posé de  parties,  il  ne  serait  plus  un,  il  ne 
serait  plus  infini.  Ce  n'est  donc  pas  une  per- 
sonnel 

ANTOINE 

Comment  ?  mes  oraisons,  mes  sanglots,  les 
souffrances  de  ma  chair,  les  transports  de  mon 
ardeur,  tout  cela  se  serait  en  allé  vers  un  men- 
songe... dans  l'espace...  inutilement,  —  comme 
un  cri  d'oiseau,  comme  un  tourbillon  de  feuillo 
mortes  ! 

Il  pleure. 

Oh!  non!  Il  y  a  par-dessus  tout  quelqu'un, 
une  grande  âme,  un  Seigneur,  un  père,  que 
mon  cœur  adore  et  qui  doit  m'aimer  ! 

LE    D I A  B L 1 

Tu  désires  que  Dieu  ne  soit  pas  Dieu  ; —  car 
s'il  éprouvait  île  l'amour,  de  la  colère  ou  de  la 
pitié,  il  passerait  de  sa  perfection  ;i  une  per- 
fection plus  grande,  ou  plus  petite.  Il  ne  peut 
descendre  à  un  sentiment,  ni  se  contenir  dans 
une  forme. 

\  N  I  m  N  1 

l 'n  jour,  pourtant,  je  le  verrai  ' 


de   saint    Antoine.  223 


LE    DIAB  I.  I 

Avec  les  bienheureux,  n'est-ce  pas?  —  quand 
le  fini  jouira  de  l'infini,  dans  un  endroit  res- 
treint enfermant  l'absolu! 

A  MOI  N  E 

N'importe,  il  faut  qu'il  y  ait  un  paradis  pour 
le  bien,  comme  un  enfer  pour  le  mal! 

LE    DIABLE 

L'exigence  de  ta  raison  fait-elle  la  loi  des 
choses  ?  Sans  doute  le  mal  est  indifférent  à  Dieu 
puisque  la  terre  en  est  couverte  ! 

Est-ce  par  impuissance  qu'il  le  supporte,  ou 
par  cruauté  qu'il  le  conserve  ? 

Penses-tu  qu'il  soit  continuellement  à  rajuster 
le  monde  comme  une  œuvre  imparfaite,  et  qu'il 
surveille  tous  les  mouvements  de  tous  les  êtres 
depuis  le  vol  du  papillon  jusqu'à  la  pensée  de 
l'homme? 

S'il  a  créé  l'univers,  sa  providence  est  super- 
flue. Si  la  Providence  existe,  la  création  est 
défectueuse. 

Mais  le  mal  et  le  bien  ne  concernent  que 
toi,  —  comme  le  jour  et  la  nuit,  le  plaisir  et  la 
peine,  la  mort  et  la  naissance,  qui  sont  relatifs 
à  un  coin  de  l'étendue,  à  un  milieu  spé- 
cial, à  un  intérêt  particulier.  Puisque  l'infini 


2:4  I<7    Tentation 


seul  est  permanent,  il  y  a  l'Infini;  —  et  c'est 
tout! 

Le  Diable  a  progressivement  étiré  ses  longues 
ailes;  maintenant  elles  couvrent  l'espace. 

A  M  T  O I N  E 

n'y  voit  plus.  11  défaille. 

Un  froid  horrible  me  glace  jusqu'au  fond  de 
l'âme.  Cela  excède  la  portée  de  la  douleur  ! 
C'est  comme  une  mort  plus  profonde  que  la 
mort.  Je  roule  dans  l'immensité  des  ténèbres. 
Elles  entrent  en  moi.  Ma  conscience  éclate  sous 
cette  dilatation  du  néant  ! 

LF    DIABLE 

Mais  les  choses  ne  t'arrivent  que  par  l'inter- 
médiaire de  ton  esprit.  Tel  qu'un  miroir  con- 
cave il  déforme  les  objets;  —  et  tout  moyen  te 
manque  pour  en  vérifier  l'exactitude. 

Jamais  tu  ne  connaîtras  l'univers  dans  sa 
pleine  étendue  ;  par  conséquent  tu  ne  peux  te 
faire  une  idée  de  sa  cause,  avoir  une  notion 
juste  de  Dieu,  ni  même  dire  que  l'univers  est 
infini,  —  car  il  faudrait  d'abord  connaître 
l'Infini! 

La  Forme  est  peut-être  une  erreur  de  tes 
sens,    la    Su  une    imagination   de    1.1 

1  e. 


de    s ain  I  A  n loine . 


A  moins  que  le  monde  étant  un  flux  perpé- 
tuel des  choses,  l'apparence  au  contraire  ne 
soit  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  l'illusion  la 
seule  réalité. 

Mais  es-tu  sûr  de  voir?  es-tu  même  sûr  de 
vivre  ?  Peut-être  qu'il  n'y  a  rien  ! 

Le  Diable  a  pris  Antoine;  et  le  tenant  au  bout 
de  ses  bras,  il  le  regarde  la  gueule  ouverte,  prêt 
à  le  dévorer. 

Adore-moi  donc!  et  maudis  le  fantôme  que 
tu  nommes  Dieu  ! 

Antoine  lève  les  yeux,  par  un  dernier  mouve- 
ment d'espoir. 

Le  Diable  l'abandonne. 


-j 


'mg^zmftmg^ 


VI] 


ANTOINE 

se  retrouve  étendu  sur  le  dos,  au  bord  do  la  falaise. 
Le  ciel  commence  à  blanchir. 

Est-ce  la  clarté  de  l'aube,  ou  bien  un  reflet 
de  la  lune  ? 

11  tâche  de  se  soulever,  puis  retombe;  et  en 
claquant  des  dents: 

J'éprouve  une  fatigue...  comme  si  tous  mes 
os  étaient  brisés  ! 

Pourquoi  ' 

Ah!  c'est  le  Diable]  je  me  souviens:  —  et 
même  il  me  redisait  tout  ce  que  j'ai  appris 
chez  le  vieux  Didyme  des  opinions  de  Xéno* 


La   Tentation  de  saint  Antoine.    227 

phane,  d'Heraclite,  de  Mélisse,  d'Anaxagore, 
sur  l'infini,  la  création,  l'impossibilité  de  rien 
connaître! 

Et  j'avais  cru  pouvoir  m'unir  a  Dieu! 

Riant  amèrement: 

Ah  !  démence  !  démence  !  Est-ce  ma  faute  ?  La 
prière  m'est  intolérable!  J'ai  le  cœur  plus  sec 
qu'un  rocher  !  Autrefois  il  débordait  d'amour  !... 

Le  sable,  le  matin,  fumait  à  l'horizon  comme 
la  poussière  d'un  encensoir  ;  au  coucher  du 
soleil,  des  fleurs  de  feu  s'épanouissaient  sur  la 
croix  ;  —  et  au  milieu  de  la  nuit,  souvent  il 
m'a  semblé  que  tous  les  êtres  et  toutes  les 
choses,  recueillis  dans  le  même  silence,  ado- 
raient avec  moi  le  Seigneur.  O  charme  des  orai- 
sons, félicités  de  l'extase,  présents  du  ciel, 
qu'êtes-vous  devenus  ? 

Je  me  rappelle  un  voyage  que  j'ai  fait  avec 
Ammon,  à  la  recherche  d'une  solitude  pour  éta- 
blir des  monastères.  C'était  le  dernier  soir;  et 
nous  pressions  nos  pas,  en  murmurant  des 
hymnes,  côte  à  côte,  sans  parler.  A  mesure  que 
le  soleil  s'abaissait,  les  deux  ombres  de  nos 
corps  s'allongeaient  comme  deux  obélisques 
grandi  ".1  toujours  el  qui  auraient  marché 
devant  nous.  Avec  les  morceaux  de  nos  bâtons, 
çà  et  là  nous  plantions  des  croix  pour  marquer 
la  place  d'une  cellule.  La  nuit  fut  lente  à  venir  ; 


2zS  La    Tentation 


et  des  ondes  noires  se  répandaient  sur  la  terre 
qu'une  immense  couleur  rose  occupait  encore 
le  ciel. 

Quand  j  étais  un  enfant,  je  m'amusais  avec 
des  cailloux  à  construire  des  ermitages.  Ma 
mère,  près  de  moi,  me  regardait. 

Elle  m'aura  maudit  pour  mon  abandon,  en 
arrachant  à  pleines  mains  ses  cheveux  blancs. 
Et  son  cadavre  est  resté  étendu  au  milieu  de 
la  cabane,  sous  le  toit  de  roseaux,  entre  les 
murs  qui  tombent.  Par  un  trou,  une  hyène 
en  reniflant,  avance  la  gueule!...  Horreur! 
horreur! 

Il  sanglote. 

Non,  Ammonaria  ne  l'aura  pas  quittée! 

Où  est-elle  maintenant,  Ammonaria? 

Peut-être  qu'au  fond  d'une  étuve  elle  retire 
ses  vêtements  l'un  après  l'autre,  d'abord  le  man- 
teau, puis  la  ceinture,  la  première  tunique,  la 
seconde  plus  légère,  tous  ses  colliers;  et  la 
vapeur  du  cinnamome  enveloppe  ses  membres 
nus.  Elle  se  couche  enfin  sur  la  tiède  mosaïque. 
Sa  chevelure  à  l'entour  de  ses  hanches  fait 
comme  une  toison  noire,  —  et  suffoquant  un 
peu  dans  l'atmosphère  trop  chaude,  elle  respire, 
la  taille  cambrée,  les  deux  seins  en  avant. 
..  voilà  ma  chair  qui  se  révoltel  Km 
milieu  du  chagrin  la  concupiscence  me  torture. 


(I V   su  in/   Antoine.  229 

Deux  supplices  à  la  fois,  c'est  trop!  Je  ne  peux 
plus  endurer  ma  personne  ! 

Il  se  penche,  et  regarde  le  précipice. 

L'homme  qui  tomberait  serait  tué.  Rien  de 
plus  facile,  en  se  roulant  sur  le  côté  gauche; 
c'est  un  mouvement  à  faire  !  un  seul. 

Alors  apparaît 

UNE    VIEILLE    FEMME 

Antoine  se  relève  dans  un  sursaut  d'épouvante. 
—  11  croit  voir  sa  mère  ressuscitée. 

Mais  celle-ci  est  beaucoup  plus  vieille,  et  d'une 
prodigieuse  maigreifr. 

Un  linceul,  noué  autour  de  sa  tête,  pend  avec 
ses  cheveux  blancs  jusqu'au  bas  de  ses  deux 
jambes,  minces  comme  des  béquilles.  L'éclat  de 
ses  dents,  couleur  d'ivoire,  rend  plus  sombre  sa 
peau  terreuse.  Les  orbites  de  ses  yeux  sont  pleins 
de  ténèbres,  et  au  fond  deux  flammes  vacillent, 
comme  des  lampes  de  sépulcre. 

Avance,  dit-elle.  Oui  te  retient? 

ANTOINE 

balbutiant  : 

J'ai  peur  de  commettre  un  péché! 


230  La    Tentation 

ELI.  E 

reprend  : 

Mais  le  roi  Saiil  s'est  tué!  Razias,  un  juste, 
s'est  tué!  Sainte  Pélagie  d'Antioche  s'est  tuée! 
Dommine  d'Alep  et  ses  deux  filles,  trois  autres 
saintes,  se  sont  tuées;  —  et  rappelle-toi  tous  les 
confesseurs  qui  couraient  au-devant  des  bour- 
reaux, par  impatience  de  la  mort.  Afin  d'en 
jouir  plus  vite,  les  vierges  de  Milet  s'étran- 
glaient avec  leurs  cordons.  Le  philosophe  Hé- 
,  à  Syracuse,  la  prêchait  si  bien  qu'on 
désertait  les  lupanars  pour  s'aller  pendre  dans 
k>  champs.  Les  patriciens  de  Rome  se  la  pro- 
curent comme  débauche. 

A  NTOl  N  l 

Oui,  c'est  un  amour  qui  est  fort!   Beaucoup 
d'anachorètes  y  succombent. 

1    \    VIEILLE 

l'aire  une  chose  qui  vous  égale  à  Dieu,  pense 
d,onc!  Il  t'a  créé,  tu  vas  détruire  son  œuvre, 
toi,  pai  1  ■  •  1 1  courage,  librement  1  La  joui 
d'Éro  trate  n'était  pas  supérieure.  Et  puis,  ton 
corps  s'est  assez  moqué  de  ton  iîme  pour  que 
tu  t'en  \  '  nges  a  la  fin.  Tu  ne  souffi  iras  pa  1  >• 
:  11a  vite  terminé.  Que  crains-tu?  un  large  trou 
noir!    Il  esl  \  ide,  pi  U(  Cire  ? 


de   i  a  :  a  t  A  ntoine. 


Antoine  écoute  sans  répondre;  —  et  Je  l'autre 
coté  parait 

UNE    AUTRE    F  F.  M  M  E 

jeune  et  belle,  merveilleusement.  —  Il  la  prend 
d'abord  pour  Ammonaria. 

Mais  elle  est  plus  grande,  blonde  comme  le 
miel,  très  grasse,  avec  du  fard  sur  les  joues  et  des 
roses  sur  la  tète.  Sa  longue  robe  chargée  de  pail- 
lettes a  des  miroitements  métalliques;  ses  lèvres 
charnues  paraissent  sanguinolentes,  et  ses  pau- 
pières un  peu  lourdes  sont  tellement  noyées  de 
langueur  qu'on  la  dirait  aveugle. 

Elle  murmure  : 

Vis  donc,  jouis  donc!  Salomon  recommande 
la  joie  !  Va  comme  ton  cœur  te  mène  et  selon 
le  désir  de  tes  yeux  ! 

ANTOINE 

Quelle  joie  trouver?  mon  cœur  est  las,  mes 
yeux  sont  troubles  ! 


reprend  : 

Gagne  le  faubourg  de  Racotis,  pousse  une 
porte  peinte  en  bleu  ;  et  quand  tu  seras  dans 
l'atrium  où  murmure  un  jet  d'eau,  une  femme 
se  présentera  —  en  péplos  de  soie  blanche  lamé 
d'or,   les  cheveux    dénoués,   le   rire    pareil   au 


/  ,i    Tentation 


claquement  des  crotales.  Elle  est  habile.  Tu 
goûteras  dans  sa  caresse  l'orgueil  d'une  initia- 
tion et  l'apaisement  d'un  besoin. 

Tu  ne  connais  pas,  non  plus,  le  trouble  des 
adultères,  les  escalades,  les  enlèvements,  la 
joie  de  voir  toute  nue  celle  qu'on  respectait 
habillée. 

As-tu  serré  contre  ta  poitrine  une  vierge  qui 
t'aimait  ?  Te  rappelles-tu  les  abandons  de  sa 
pudeur,  et  ses  remords  qui  s'en  allaient  sous 
un  flux  de  larmes  douces? 

Tu  peux,  n'est-ce  pas,  vous  apercevoir  mar- 
chant dans  les  bois  sous  la  lumière  de  la  lune? 
A  la  pression  de  vos  mains  jointes  un  frémis- 
sement vous  parcourt  ;  vos  yeux  rapprochés 
épanchent  de  l'un  à  l'autre  comme  des  ondes 
immatérielles,  et  votre  cœur  s'emplit;  il  éclate; 
c'est  un  suave  tourbillon,  une  ivresse  débor- 
dante... 

LA    VIE!  LLE 

On  n'a  pas  besoin  île  posséder  les  joies  pour 

en  sentir   l'amertume  !    Rien  qu'à   les  voir  de 

loin,  le  dégoût   vus  en    prend.  Tu  dois  être 

pâi  la  monotonie  des  mêmes  actions,  la 

les  jours,  la  laideur  du  monde,  la  bêtise 

ileil  ! 

A  \    I   ' 

Oh!  oui,  tout  ce  qu'il  éclaire  me  déplaît I 


àf   îninl  Antoine.  233 

1   v  jeu  n  f: 

Ermite!  ermite!  tu  trouveras  des  diamants 
entre  les  cailloux,  des  fontaines  sous  le  sable, 
une  délectation  dans  les  hasards  que  tu  mé- 
prises ;  et  même  il  y  a  des  endroits  de  la  terre 
si  beaux  qu'on  a  envie  de  la  serrer  contre  son 
cœur. 

i.a    VIEILLE 

Chaque  soir,  en  t'endormant  sur  elle,  tu 
espères  que  bientôt  elle  te  recouvrira  ! 

LA    JEUNE 

Cependant,  tu  crois  à  la  résurrection  de  la 
chair,  qui  est  le  transport  de  la  vie  dans  i  éter- 
nité ! 

La  Vieille,  pendant  qu'elle  parlait,  s'est  encore 
décharnée;  et  au-dessus  de  son  crâne,  qui  n'a  plus 
de  cheveux,  une  chauve-souris  fait  des  cercles 
dans  l'.iir. 

La  Jeune  est  devenue  plus  grasse.  Sa  robe  cha- 
toie, ses  narines  battent,  ses    yeux  roulent    moel- 

leu  sèment. 

I.A    PREMIÈRE 
dit,  en  ouvrant  les  bras: 

Viens,  je  suis  la  consolation  le  repos,  l'oubli, 
l'éternelle  sérénité  1 

30 


2*4  I.a   Tentation 


I.  A    SECOND  E 

en  offrant  ses  seins  : 

Je  suis  l'endormeuse,  la  joie,  la  vie,  le  bon- 
heur inépuisable! 

Antoine  tourne  les  talons  pour  s'enfuir.  Chacune 
lui  met  la  main  sur  l'épaule. 

Le  linceul  s'écarte,  et  découvre  le  squelette  de 
la  Mort. 

La  robe  se  fend,  et  laisse  voir  le  corps  entier  de 
la  Luxure,  qui  a  la  taille  mince  avec  la  croupe 
énorme  et  de  grands  cheveux  ondes  s'envolant  par 
le  bout. 

Antoine  reste  immobile  entre  les  deux,  les  con- 
sidérant. 

I.A    MORT 

lui  dit: 

Tout  de  suite  ou  tout  à  l'heure,  qu'importe  1 
Tu  m'appartiens,  comme  les  soleils,  les  peuples, 
les  villes,  les  rois,  la  neige  des  monts,  l'herbe 
des  champs.  Je  vole  plus  haut  que  l'épervier,  je 
cours  plus  vite  que  la  gazelle,  j'atteins  même 
l'espérance,  j'ai  vaincu  le  fils  de  Dieu  ! 

1    \    LUXURE 

Ne  résiste  pas;  je  suis  l'omnipotente!  Les 
forêts  retentissent  de  mes  soupirs,  les  flots 
sont  remués  par  mes   agitationsi  La   vertu,  le 


de  saint  An  loi  ne.  235 


courage,  la  piété  se  dissolvent  au  parfum  de 
ma  bouche.  J'accompagne  l'homme  pendant 
tous  les  pas  qu'il  fait;  —  et  au  seuil  du  tom- 
beau il  se  retourne  vers  moi  1 

LA    MORT 

Je  te  découvrirai  ce  que  tu  tâchais  de  saisir, 
à  la  lueur  des  flambeaux,  sur  la  face  des  morts, 
—  ou  quand  tu  vagabondais  au  delà  des  Pyra 
mides,  dans  ces  grands  sables  composés  de 
débris  humains.  De  temps  à  autre,  un  fragment 
de  crâne  roulait  sous  ta  sandale.  Tu  prenais 
de  la  poussière,  tu  la  faisais  couler  entre  tes 
doigts  ;  et  ta  pensée,  confondue  avec  elle,  s'abî- 
mait dans  le  néant. 

LA    LUXURE 

Mon  gouffre  est  plus  profond  !  Des  marbres 
ont  inspiré  d'obscènes  amours.  On  se  précipite 
à  des  rencontres  qui  effrayent.  On  rive  des 
chaînes  que  l'on  maudit.  D'où  vient  l'ensorcel- 
lement des  courtisanes,  l'extravagance  des  rêves, 
l'immensité  de  ma  tristesse? 

LA    mort 

Mon  ironie  dépasse  toutes  les  autres!  Il  y  a 
des  convulsions  de  plaisir  aux  funérailles  des 
rois,  à  l'extermination   d'un   peuple  ;  —  et  on 


2^6  ■£"   Tentation 

fait  la  guerre  avec  de  la  musique,  des  panaches, 
des  drapeaux,  des  harnais  d'or,  un  déploiement 
de  cérémonie  pour  me  rendre  plus  d'hommages. 

LA    LUXURE 

Ma  colère  vaut  la  tienne.  Je  hurle,  je  mords. 
J'ai  des  sueurs  d'agonisant  et  des  aspects  de 
cadavre. 

LA    MORT 

C'est  moi  qui  te  rends  sérieuse  ;  enlaçons- 
nous! 

La  Mort  ricane,  la  Luxure  rugit.  Elles  se  pren- 
nent par  la  taille,  et  chantent  ensemble  : 

—  Je  hâte  la  dissolution  de  la  matière  1 

—  Je  facilite  l'éparpillement  des  germes! 

—  Tu  détruis,  pour  mes  renouvellements! 

—  Tu  engendres,  pour  mes  destructionsl 

—  Active  ma  puissance! 

—  Féconde  ma  pourriture  1 

Et  leur  voix,  dont  les  échos  se  déroulant  em- 
plissent l'horizon,  devient  tellement  forte  qu'An- 
toine  en  tombe  à  la  renverse. 

Une  secousse,  de  temps  à  autre,  lui  fait  entr'ou- 
vrir  les  yeux;  et  il  aperçoit  au  milieu  des  ténèbres 
une  manière  de  monstre  devant  lui. 

C'est  une  tète  de  mort,  avec   une  couronne  de 


de  saint  Antoine.  237 


roses.  Elle  domine  un  torse  de  femme  d'une 
blancheur  nacrée.  En  dessous,  un  linceul  étoile  de 
points  d'or  fait  comme  une  queue;  —  et  tout  le 
corps  ondule,  à  la  manière  d'un  ver  gigantesque 
qui  se  tiendrait  debout. 

La  vision  s'atténue,  disparait. 

ANTOINE 

se  relève. 

Encore  une  fois  c'était  le  Diable,  et  sous  son 
double  aspect  :  l'esprit  de  fornication  et  l'esprit 
de  destruction. 

Aucun  des  deux  ne  m'épouvante.  Je  repousse 
le  bonheur,  et  je  me  sens  éternel. 

Ainsi  la  mort  n'est  qu'une  illusion,  un  voile, 
masquant  par  endroits  la  continuité  de  la  vie. 

Mais  la  Substance  étant  unique,  pourquoi  les 
Formes  sont-elles  variées? 

Il  doit  y  avoir,  quelque  part,  des  figures  pri- 
mordiales, dont  les  corps  ne  sont  que  les  images. 
Si  on  pouvait  les  voir,  on  connaîtrait  le  lien 
de  la  matière  et  de  la  pensée,  en  quoi  l'Etre 
consiste  ! 

Ce  sont  ces  figures-là  qui  étaient  peintes  à 
Babylone  sur  la  muraille  du  temple  de  Bélus, 
et  elles  couvraient  une  mosaïque  dans  le  port 
deCarthage.  Moi-même,  j'ai  quelquefois  aperçu 
dans  le  ciel  comme  des  formes  d'esprits.  Ceux 


238  La    l 'entât  ion 

qui  traversent  le  désert  rencontrent  des  animaux 
dépassant  toute  conception... 

Et  en  face,  de  l'autre  côté  du  Nil,  voilà  que  le 
Sphinx  apparaît. 

Il  allonge  ses  pattes,  secoue  les  bandelettes  de 
son  front,  et  se  couche  sur  le  ventre. 

Sautant,  volant,  crachant  du  fou  par  ses  narines, 
et  de  sa  queue  de  dragon  se  frappant  les  ailes,  la 
Chimère  aux  yeux  verts  tournoie,  aboie. 

Les  anneaux  de  sa  chevelure,  rejetés  d'un  côté, 
s'entremêlent  aux  poils  de  ses  reins,  et  de  l'autre 
ils  pendent  jusque  sur  le  sable  et  remuent  au 
balancement  de  tout  son  corps. 

LE    SPHINX 
est  immobile,  et  regarde  la  Chimère: 

Ici,  Chimère;  arrête-toi  ! 

LA   CH IM  ÈRE 

Non,  jamais  ! 

11     SPHINX 

Ne  cours  pas  si  vite,  ne  vole  pas  si  haut, 
n'aboie  pas  si  fort  ! 

LA    flIIM  ÈE  F 

Ne  m'appelle  plus,  ne  m'appelle  plus,  puisque 
tu  rei  te:  touioun  muet  ! 


de  sain/  Antoine.  239 


LE    SPHINX 


Cesse  de  me  jeter  tes  flammes  au  visage  et 
de  pousser  tes  hurlements  dans  mon  oreille;  tu 
ne  fondras  pas  mon  granit  ! 

LA    CHIM  I-  K  I 
Tu  ne  me  saisiras  pas,  Sphinx  terrible! 

LE   SPHINX 
Pour  demeurer  avec  moi,  tu  es  trop  folle! 

LA    CHIMÈRE 
Pour  me  suivre,  tu  es  trop  lourd  ! 

LE    SPHINX 
Où  vas-tu  donc,  que  tu  cours  si  vite  ? 

LA    CHIMÈRE 

Je  galope  dans  les  corridors  du  labyrinthe, 
je  plane  sur  les  monts,  je  rase  les  flots,  je  jappe 
au  fond  des  précipices,  je  m'accroche  par  la 
gueule  au  pan  des  nuées  ;  avec  ma  queue  traî- 
nante, je  raye  les  plages,  et  les  collines  ont  pris 
leur  courbe  selon  la  forme  de  mes  épaules. 
Mais  toi,  je  te  retrouve  perpétuellement  immo- 
bile, ou  bien  du  bout  de  ta  griffe  dessinant  des 
alphabets  sur  le  sable. 


^4°  S-1'    Tf  il  lut  ion 


LE    SPHINX 

C'est  que  je  garde  mon  secret!  Je  songe  et 
je  calcule. 

La  mer  se  retourne  dans  son  lit,  les  blés  se 
balancent  sous  le  vent,  les  caravanes  passent, 
la  poussière  s'envole,  les  cités  s'écroulent;  —  et 
mon  regard,  que  rien  ne  peut  dévier,  demeure 
tendu  à  travers  les  choses  sur  un  horizon  inac- 
cessible. 

LA    CHIMÈRE 

Moi,  je  suis  légère  et  joyeuse!  Je  découvre 
aux  hommes  des  perspectives  éblouissantes  avec 
des  paradis  dans  les  nuages  et  des  félicités  loin- 
taines. Je  leur  verse  à  l'âme  les  éternelles 
démences,  projets  de  bonheur,  plans  d'avenir, 
rêves  de  gloire,  et  les  serments  d'amour  et  les 
résolutions  vertueuses. 

Je  pousse  aux  périlleux  voyages  et  aux 
grandes  entreprises.  J'ai  ciselé  avec  mes  pattes 
les  merveilles  des  architectures.  C'est  moi  qui 
ai  suspendu  les  clochettes  au  tombeau  de  Por- 
senna,et  entouré  d'un  mur  d'orichalque  les  quais 
de  l'Atlantide. 

Je  cherche  des  parfums  nouveaux,  des  fleurs 
plus  larges,  des  plaisirs  inéprouvés.  Si  j'aper- 
çois quelque  pari  un  homme  dont  l'esprit  re- 
lana   la    sagesse,   je   tombe   dessus,  et  je 

l'étrangle. 


de   saint  Antoine.  241 

LE    SI' Il  I  NX 

Tous  ceux  que  le  désir  de  Dieu  tourmente, 
je  les  ai  dévorés. 

Les  plus  forts,  pour  gravir  jusqu'à  mon  front 
royal,  montent  aux  stries  de  mes  bandelettes 
comme  sur  les  marches  d'un  escalier.  La  lassi- 
tude les  prend  ;  et  ils  tombent  d'eux-mêmes  à 
la  renverse. 

Antoine  commence  à  trembler. 

Il  n'est  plus  devant  sa  cabane,  mais  dans  le 
désert,  —  ayant  à  ses  côtés  ces  deux  bétes  mons- 
trueuses, dont  la  gueule  lui  effleure  l'épaule. 

O  Fantaisie,  emporte-moi  sur  tes  ailes  pour 
désennuyer  ma  tristesse! 

LA    CHIMÈRE 

O  Inconnu,  je  suis  amoureuse  de  tes  yeux! 
Comme  une  hyène  en  chaleur  je  tourne  autour 
de  toi,  sollicitant  les  fécondations  dont  le  besoin 
me  dévore. 

Ouvre  la  gueule,  lève  tes  pieds,  monte  sur 
mon  dos! 

LK    SPHINX 

Mes  pieds,  depuis  qu'ils  sont  à  plat,  ne  peu- 
vent plus  se  relever.  Le  lichen,  comme  une 
dartre,  a  poussé  sur  ma  gueule.  A  force  de 
songer,  je  n'ai  plus  rien  à  dire. 


24-  La    Tentation 

LA    CHIMÈRE 

Tu  mens,  Sphinx  hypocrite  !  D'où  vient  tou- 
jours que  tu  m'appelles  et  me  renies  ? 

LE   SPHINX 

C'est  toi,  caprice  indomptable,  qui  passes  et 
tourbillonnes  1 

LA    CHIMÈRE 
Est-ce  ma  faute  ?  Comment  ?  laisse-moi  ! 
Elle  aboie. 

LE  SPHINX 
Tu  remues,  tu  m'échappes  1 
Il  grogne. 

I.  A    CHIMÈRE 
Essayons  !  —  tu  m'écrases  ! 

le  s  ru  I  NX 
Non!  impossible  ! 

Et  en  s'enfonçant  peu  à  peu.  il  disparaît  daifs  le 
sable,  —  tandis  que  la  Chimère,  qui  rampe  la 
langue  tirée,  s'éloigne  en  décrivant  des  cercles. 

L'haleine  de  sa  bouche  a  produit  un  brouillard. 

Dans  cette  brunie.  Antoine  aperçoit  des  enrou- 
lements de  nuages,  des  courbes  indéci 


de  saint  Antoine.  243 


Enfin,  il  distingue  comme  des  apparences  de 
corps  humains; 

Et  d'abord  s'avance 

LE    GROUPE    DES    ASTOMI 
pareils  à  des  bulles  d'air  que  traverse  le  soleil. 

Ne  souffle  pas  trop  fort  !  Les  gouttes  de  pluie 
nous  meurtrissent,  les  sons  faux  nous  écorcnent, 
les  ténèbres  nous  aveuglent.  Composés  de  brises 
et  de  parfums,  nous  roulons,  nous  flottons  ■ — 
un  peu  plus  que  des  rêves,  pas  des  êtres  tout 
à  fait... 

LES    NISNAS 

n'ont  qu'un  œil,  qu'une  joue,  qu'une  main,  qu'une 
jambe,  qu'une  moitié  du  corps,  qu'une  moitié  du 
cœur.  Et  ils  disent,  très  haut  : 

Nous  vivons  fort  à  notre  aise  dans  nos  moi- 
tiés de  maisons,  avec  nos  moitiés  de  femmes  et 
nos  moitiés  d'enfants. 

LF.S   BLEMMYES 
absolument  privés  de  tête  : 

Nos  épaules  en  sont  plus  larges; —  et  il  n'y 
a  pas  de  bœuf,  de  rhinocéros  ni  d'éléphant  qui 
soit  capable  de  porter  ce  que  nous  portons. 

Des  espèces,  de  traits,  et  comme  une  vague 


244  La    Tentation 


figure  empreinte  sur  nos  poitrines,  voilà  tout! 
Nous  pensons  des  digestions,  nous  subtilisons 
des  sécrétions.  Dieu,  pour  nous,  flotte  en  paix 
dans  des  chyles  intérieurs. 

Nous  marchons  droit  notre  chemin,  traver- 
sant toutes  les  fanges,  côtoyant  tous  les  abîmes; 
—  et  nous  sommes  les  gens  les  plus  laborieux, 
les  plus  heureux,  les  plus  vertueux. 

LES    P  Y  G  M  É  E  S 

Petits  bonshommes,  nous  grouillons  sur  le 
monde  comme  de  la  vermine  sur  la  bosse  d'un 
dromadaire. 

On  nous  brûle,  on  nous  noie,  on  nous  écrase; 
et  toujours,  nous  reparaissons,  plus  vivaces  et 
plus  nombreux,  —  terribles  par  la  quantité! 

LES    SCIAPODES 

Retenus  à  la  terre  par  nos  chevelures,  lon- 
gues comme  des  lianes,  nous  végétons  à  l'abri 
de  nos  pieds,  larges  comme  des  parasols  ;  et  la 
lumière  nous  arrive  à  travers  l'épaisseur  de  nos 
talons.  Point  de  dérangement  et  point  de  tra- 
vail !  —  La  tête  le  plus  bas  possible,  c'est  le 
secret  du  bonheur  ! 

Leurs  cuisses  levées  ressemblant  à  des  troncs 
d'arbres,  se  multiplient. 

Et  mie  foret  parait.  De  grands  singes  y  courent 


de   fat'nt  .  I  ntoine.  24? 


à   quatre   pattes  ;   ce    sont  des   hommes  à  tète  de 
chien. 

LES    CYNOCÉPH ALES 

Nous  sautons  de  branche  en  branche  pour 
sucer  les  œufs,  et  nous  plumons  les  oisillons  ; 
puis  nous  mettons  leurs  nids  sur  nos  têtes,  en 
guise  de  bonnets. 

Nous  ne  manquons  pas  d'arracher  les  pis  des 
vaches  ;  et  nous  crevons  les  yeux  des  lynx,  nous 
fientons  du  haut  des  arbres,  nous  étalons  notre 
turpitude  en  plein  soleil. 

Lacérant  les  fleurs,  broyant  les  fruits,  trou- 
blant les  sources,  violant  les  femmes,  nous 
sommes  les  maîtres, —  par  la  force  de  nos  bras 
et  la  férocité  de  notre  cœur. 

Hardi ,  compagnons  !  Faites  claquer  vos 
mâchoires  ! 

Du  sang  et  du  lait  coulent  de  leurs  babines.  La 
rluie  ruisselle  sur  leurs  dos  velus. 

Antoine   hume  la   fraîcheur  des  feuilles  vertes. 

Elles  s'agitent,  les  branches  s'entre-choquent ; 
et  tout  à  coup  parait  un  grand  cerf  noir,  à  tête 
de  taureau,  qui  porte  entre  les  oreilles  un  buisson 
de  cornes  blanches. 

LK    SADHUZAG 

Mes  soixante-quatorze  andouillers  sont  creux 
connue  des  flûtes. 


246  La    Tentation 

Quand  je  me  tourne  vers  le  vent  du  sud,  il 
en  part  des  sons  qui  attirent  à  moi  les  bêtes 
ravies.  Les  serpents  s'enroulent  à  mes  jambes, 
les  guêpes  se  collent  dans  mes  narines,  et  les 
perroquets,  les  colombes  et  les  ibis  s'abattent 
dans  mes  rameaux.  —  Écoute! 

Il  renverse  son  bois,  d'où  s'échappe  une  mu- 
sique ineffablement  douce. 

Antoine  presse  son  coeur  à  deux  mains.  Il  lui 
semble  que  cette  mélodie  va  emporter  son  âme. 

LE    S AD H UZ A G 

Mais  quand  je  me  tourne  vers  le  vent  du 
nord,  mon  bois,  plus  touffu  qu'un  bataillon  de 
lances,  exhale  un  hurlement  ;  les  forêts  tres- 
saillent, les  fleuves  remontent,  la  gousse  des 
fruits  éclate,  et  les  herbes  se  dressent  comme 
la  chevelure  d'un  lâche. 

—  Ecoute  ! 

Il  penche  ses  rameaux,  d'où  sortent  des  cris  dis- 
cordants; Antoine  est  comme  déchiré. 
Et  son  horreur  augmente  en  voyant  : 

I   I      M  A RTICHORAS 

gigantesque   lion    rouge,   à   ligure   humaine,  avec 
trois  rangées  de  dents. 

Les  moires  de  mon  pelage  écarlate  se  mêlent 
au   miroitement  des  grands  sables.   Je  souffle 


de  saint  Antoine.  247 


par  mes  narines  l'épouvante  des  solitudes.  Je 
crache  la  peste.  Je  mange  les  armées,  quand 
elles  s'aventurent  dans  le  désert. 

Mes  ongles  sont  tordus  en  vrilles,  mes  dents 
sont  taillées  en  scie  ;  et  ma  queue,  qui  se  con- 
tourne, est  hérissée  de  dards  que  je  lance  à 
droite,  à  gauche,  en  avant,  en  arrière.  —  Tiens! 
tiens! 

Le  Martichoras  jette  les  épines  de  sa  queue,  qui 
s'irradient  comme  des  flèches  dans  toutes  les  di- 
rections. Des  gouttes  de  sang  pleuvent,  en  cla- 
quant sur  le  feuillage. 

LE  CATOIiLEPAS 

buffle  noir,  avec  une  tête  de  porc  tombant  jusqu'à 
terre,  et  rattachée  à  ses  épaules  par  un  cou  mince, 
long  et  flasque  comme  un  boyau  vidé. 

Il  est  vautré  tout  à  plat  ;  et  ses  pieds  disparais- 
sent sous  l'énorme  crinière  à  poils  durs  qui  Lui 
couvre  le  visage. 

Gras,  mélancolique,  farouche,  je  reste  conti- 
nuellement à  sentir  sous  mon  ventre  la  chaleur 
de  la  boue.  Mon  crâne  est  tellement  lourd  qu'il 
m'est  impossible  de  le  porter.  Je  le  roule  autour 
de  moi,  lentement  ;  —  et,  la  mâchoire  entr'ou- 
verte,  j'arrache  avec  ma  langue  les  herbes  véné- 
neuses arrosées  de  mon  haleine.  Une  fois,  je 
me  suis  dévoré  les  pattes  sans  m'en  apercevoir. 


248  La   Tentation 

Personne,  Antoine,  n'a  jamais  vu  mes  yeux, 
ou  ceux  qui  les  ont  vus  sont  morts.  Si  je  rele- 
vais mes  paupières,  —  mes  paupières  roses  et 
gonflées,  —  tout  de  suite,  tu  mourrais. 

ANTOINE 

Oh!  celui-là!...  a...  a...  Si  j'allais  avoir  envie?... 
Sa  stupidité  m'attire.  Non  !  non  I  je  ne  veux  pas  ! 

11  regarde  par  terre  fixement. 

Mais  les  herbes  s'allument,  et  dans  les  torsions 
des  flammes  se  dresse 

LE    BASILIC 

grand   serpent   violet    à  crête    trilobée,  avec   deux 
dents,  une  en  haut,  une  en  bas. 

Prends  garde,  tu  vas  tomber  dans  ma  gueule! 
Je  bois  du  feu.  Le  feu,  c'est  moi  ;  —  et  de  par- 
tout j'en  aspire  :  des  nuées,  des  cailloux,  des 
arbres  morts,  du  poil  des  animaux, de  la  surface 
d(  marécages.  Ma  température  entretient  les 
;  je  fais  l'éclat  des  pierreries  et  la  cou- 
leur des  métaux. 

11     GRIFFON 

lion  a  bec  de  vautour  avec  des  ailes  blanches,  les 

et  li  cou  I 

Je     111      te    maille  des  :plendcurs    proh 


de  sain/  Antoine,  249 

Je  connais  le  secret  des  tombeaux  où  dorment 
les  vieux  rois. 

l'ne  chaîne,  qui  sort  du  mur,  leur  tient  la 
tête  droite.  Près  d'eux,  dans  des  bassins  de 
porphyre,  des  femmes  qu'ils  ont  aimées  flottent 
sur  des  liquides  noirs .  Leurs  trésors  sont  rangés 
dans  des  salles,  par  losanges,  par  monticules, 
par  pyramides  ;  —  et  plus  bas,  bien  au-dessous 
des  tombeaux,  après  de  longs  voyages  au  milieu 
des  ténèbres  étouffantes,  il  y  a  des  fleuves  d'or 
avec  des  forêts  de  diamant,  des  prairies  d'escar- 
boucles,  des  lacs  de  mercure. 

Adossé  contre  la  porte  du  souterrain  et  la 
griffe  en  l'air,  j'épie  de  mes  prunelles  flam- 
boyantes ceux  qui  voudraient  venir.  La  plaine 
immense,  jusqu'au  fond  de  l'horizon  est  toute 
nue  et  blanchie  par  les  ossements  des  voyageurs. 
Pour  toi  les  battants  de  bronze  s'ouvriront,  et 
tu  humeras  la  vapeur  des  mines,  tu  descendras 
dans  les  cavernes...  Vite!  vite! 

Il  creuse  la  terre  avec  ses  pattes,  en  criant 
comme  un  coq. 

Mille  voix  lui  répondent.  La  forêt  tremble. 

Et  toutes  sortes  de  bétes  effroyables  surgissent  : 
le  Tragelaphus,  moitié  cerf  et  moitié  bœuf;  le 
Myrmecoleo,  lion  par  devant,  fourmi  par  derrière, 
et  dont  les  génitoires  sont  .1  rebours;  le  python 
Aksar,  de  soixante  coudées,  qui  épouvanta 

ide    belette   Pastinaca  ,    qui   tue     les    arbres 


250  La    Tentation 

par  son  odeur;  le  Presteros,  qui  rend  imbécile  par 
sou  contact;  le  Mir.ig.  lièvre  cornu,  habitant  des 
iles  de  la  mer.  Le  léopard  Phalmant  crève  son 
ventre  à  force  de  hurler;  le  Senad,  ours  à  trois 
têtes,  déchire  ses  petits  avec  sa  langue;  le  chien 
Cépus  répand  sur  les  rochers  le  lait  bleu  de  ses 
mamelles.  Des  moustiques  se  mettent  à  bour- 
donner, des  crapauds  à  sauter,  des  serpents  a  sif- 
fler. Des  éclairs  brillent.  La  grêle  tombe. 

Il  arrive  des  rafales,  pleines  d'anatomies  mer- 
veilleuses. Ce  sont  des  têtes  d'alligators  sur  des 
pieds  de  chevreuil,  des  hiboux  à  queue  de  serpent, 
des  pourceaux  à  mufle  de  tigre,  des  chèvres  a 
croupe  dane,  des  grenouilles  velues  comme  des 
ours,  des  caméléons  grands  comme  des  hippopo- 
tames, des  veaux  à  deux  têtes  dont  l'une  pleure 
et  l'autre  beugle,  des  foetus  quadruples  se  tenant 
par  le  nombril  et  valsant  comme  des  toupies,  des 
ventres  ailés  qui  voltigent  comme  des  mouche- 
rons. 

11  en  pleut  du  ciel,  il  en  sort  de  terre,  il  en 
coule  des  roches.  Partout  des  prunelles  flamboient, 
des  gueules  rugissent  ;  les  poitrines  se  bombent, 
les  grilles  s'allongent,  les  dents  grincent,  les  chairs 

clapotent,  11  y  en  a  qui  accouchent,  d'autn 

lent,  du  d'une  seule  bouchée  s'entre-dévorent. 

leur  nombre,  se  multipliant  p-ir 

leur  contact,  ils  grimpent  les  uns  sur  les  .unies; 
—  et  tous  remuent  autour  d'Antoine  avec  un 
balancement  régulier,  comme  si  1  ■  sol  était  le  pont 

d'un    navire.   Il    sent  contre    se.   mollets  la  traînée 


il,-  s  ii  i n  /  A  ntoine.  251 


des  limaces,  sur  ses  mains  le  froid  des  vipères;  et 
des  araignées  filant  leur  toile  l'enferment  dans  leur 
réseau. 

Mais  le  cercle  des  monstres  s'entr'ouvre,  le  ciel 
tout  à  coup  devient  bleu,  et 

I.  \    LICORNE 
se  présente. 

Au  galop!  au  galop  ! 

J'ai  des  sabots  d'ivoire,  des  dents  d'acier,  la 
tête  couleur  de  pourpre,  le  corps  couleur  de 
neige,  et  la  corne  de  mon  front  porte  les  bario- 
lures  de  L'arc-en-ciel. 

Je  voyage  de  la  Chaldée  au  désert  tartare, 
sur  les  bords  du  Gange  et  dans  la  Mésopotamie. 
Je  dépasse  les  autruches.  Je  cours  si  vite  que 
je  traîne  le  vent.  Je  frotte  mon  dos  contre  les 
palmiers.  Je  me  roule  dans  les  bambous.  D'un 
bond  je  saute  les  fleuves.  Des  colombes  volent 
au-dessus  de  moi.  Une  vierge  seule  peut  nie 
brider. 

Au  galop  !  au  galop  ! 

Antoine  la  regarde  s'enfuir. 

Et  ses  yeux  restant  levés,  il  aperçoit  tous  les 
oiseaux  qui  se  nourrissent  de  vent  :  le  Gouith, 
l'Ahuti,  l'Alphalim,  le  Iuknetli  des  montagnes  de 
Caff,  les  llom.n  des  Arabes  qui  sont  les  âmes 
d'hommes    assassinés.     Il    entend     les     perroquets 


la    7' <•  il  ta/ ion 


proférer  des  paroles  humaines,  puis  les  grands 
palmipèdes  pélasgiens  qui  sanglotent  comme  des 
enfants  ou  ricanent  comme  de  vieilles  femmes. 

Un  air  salin  le  frappe  aux  narines.  Une  plage 
maintenant  est  devant  lui. 

Au  loin  des  jets  d'eau  s'élèvent,  lancés  par  des 
baleines;  et  du  fond  de  l'horizon 

LES    BÊTES    DE    LA    MER 

rondes  comme  des  outres,  plates  comme  des 
lames,  dentelées  comme  des  scies,  s'avancent  en 
se  traînant  sur  le  sable. 

Tu  vas  venir  avec  nous,  dans  nos  immensités 
où  personne  n'est  encore  descendu  ! 

Des  peuples  divers  habitent  les  pays  de 
l'Océan.  Les  uns  sont  au  séjour  des  tempêtes; 
d'autres  nagent  en  plein  dans  la  transparence 
des  ondes  froides,  broutent  comme  des  bœufs 
les  plaines  de  corail,  aspirent  par  leur  trompe 
le  reflux  des  marées,  ou  portent  sur  leurs  épaules 
le  poids  des  sources  de  la  mer. 

Des  phosphorescences   brillent   à   la   moustache 

des  phoques,  aux  écailles  des  poissons.  Des  oursins 

tournent  comme   des  rou<  Des  d'Ammon 

aient    Comme    des    cibles,  des   huîtres  font 

is  charnières,   des  polypes    déploient  leurs 

tentacules,  des  méduses   frémissent    pareilles  à  des 


de  saint   Antoine.  253 


boules  de  cristal,  des  éponges  flottent,  des  ané- 
mones crachent  de  l'eau  ;  des  mousses,  des  va- 
rechs ont  poussé. 

Ht  toutes  sortes  de  plantes  s'étendent  en  ra- 
meaux, se  tordent  en  vrilles,  s'allongent  en  pointes, 
s'arrondissent  en  éventail.  Des  courges  ont  l'air  de 
seins,  des  lianes  s'enlacent  comme  des  serpents. 

Les  Dedaïms  de  Babylone,  qui  sont  des  arbres, 
ont  pour  fruits  des  têtes  humaines;  des  Mandra- 
gores chantent,  la  racine  Baaras  court  dans  l'herbe. 

Les  végétaux  maintenant  ne  se  distinguent  plus 
des  animaux.  Des  polypiers,  qui  ont  l'air  de  syco- 
mores, portent  des  bras  sur  leurs  branches.  Antoine 
croit  voir  une  chenille  entre  deux  feuilles;  c'est 
un  papillon  qui  s'envole.  Il  va  pour  marcher  sur 
un  galet;  une  sauterelle  grise  bondit.  Des  insectes, 
pareils  à  des  pétales  de  roses,  garnissent  un  ar- 
buste; des  débris  d'éphémères  font  sur  le  sol  une 
couche  neigeuse. 

Et  puis  les  plantes  se  confondent  avec  les 
pierres. 

Des  cailloux  ressemblent  à  des  cerveaux,  des 
stalactites  à  des  mamelles,  des  fleurs  de  fer  à  des 
tapisseries  ornées  de  figures. 

Dans  des  fragments  de  glace,  il  distingue  des 
effloresccnccs,  des  empreintes  de  buissons  et  de 
coquilles —  à  ne  savoir  si  ce  sont  les  empreintes 
de  ces  choses-là,  ou  ces  choses  elles-mêmes.  Des 
diamants  brillent  comme  des  yeux,  des  minéraux 
palpitent. 


:54  £s    Tentation 

Et  il  n'a  plus  peur! 

11  se  couche  à  plat  ventre,  s'appuie  sur  les  deux 
coudes;  et  retenant  son  haleine,  il  regarde. 

Des  insectes  n'ayant  plus  d'estomac  continuent 
à  manger;  des  fougères  desséchées  se  remettent 
à  lleurir;  des  membres  qui  manquaient  repous- 
sent. 

Enfin,  il  aperçoit  de  petites  masses  globuleuses, 
grosses  comme  des  têtes  d'épingles  et  garnies  de 
cils  tout  autour.  Une  vibration  les  agite. 

ANTOINE 

délirant  : 

O  bonheur!  bonheur!  j'ai  vu  naître  la  vie, 
j'ai  vu  le  mouvement  commencer.  Le  sang  de 
mes  veines  bat  si  fort  qu'il  va  les  rompre.  J'ai 
envie  de  voler,  de  nager,  d'aboyer,  de  beugler, 
de  hurler.  Je  voudrais  avoir  des  ailes, une  cara- 
pace, une  écorce,  souffler  de  la  fumée,  porter 
une  trompe,  tordre  mon  corps,  me  diviser  par- 
tout, être  en  tout,  m'émaner  avec  les  odeurs, 
me  développer  comme  li  •  "uler  comme 

l'eau,  vibrer  comme  le  Bon,  briller  comme  la 
lumière,  me  blottir  sous  toutes  les  formes,  péné- 
tre] chaque  atome,  descendre  jusqu'au  fond  de- 
là matière,  —  Être  la  matière! 

i      joui  enfin    parait;   et  connue  les   ridcaui 


de  saint  Antoine. 


255 


d'un  tabernacle  qu'on  relève,  des  nuages  d'or  en 
s'enroulant    à    larges  volutes   découvrent    le   ciel. 

Tout  au  milieu,  et  dans  le  disque  même  du 
soleil,  rayonne  la  face  de  Jésus-Christ. 

Antoine  fait  le  signe  de  la  croix  et  se  remet  en 
prières. 


Impr.  A.   Le  m  erre,  6,  rue  des  Bergers,  Paris. 


I    —  6i?3- 


T4- 
19— 


Flaubert,   Gustave 

La  tentation  de   saint  Antoine 


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