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OE U V R E S
GUSTAVE FLAUBERT
JlfiTlii
OE U V R E S
GUSTAVE FLAUBERT
L>A TE'hLT^TIO'H,
S^lî^T o45VTO/ôVE
PARIS
LIBRAIRIH ALPHONSE LEMERRE
23-35, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
PC
/9-
LA TENTATION
SAINT ANTOINE
'est dans laThébaïde, au haut d'une
montagne, sur une plate-forme .irron-
die en demi-lun.e, et qu'enferment de
grosses pierres.
La cabane de l'Ermite occupe le
fond. Elle est f.iite de boue et de roseaux, à toit
plat, sans porte. On distingue dans l'intérieur une
cruche avec un pain noir; au milieu, sur une stèle
La Tentation
de bois, un gros livre; par terre, ça et là, des fila-
ments de sparterie, deux ou trois nattes, une cor-
beille, un couteau.
A dix pas de la cabane, il y a une longue croix
plantée dans le sol; et, à l'autre bout de la plate-
forme, un vieux palmier tordu se penche sur
l'abîme, car la montagne est taillée à pic, et le Nil
semble faire un lac au bas de la falaise.
La vue est bornée à droite et à gauche par l'en-
ceinte des roches. Mais du côté du désert, comms
des plages qui se succéderaient, d'immenses on-
dulations parallèles d'un blond cendré s'étirent les
unes derrière les autres, en montant toujours ; —
puis .m delà des sables, tout au loin, la chaîne
libyque forme un mur couleur de craie, estompé
légèrement par des vapeurs violettes. En face, le
soleil s'abaisse. Le ciel, dans le nord, est d'une
teinte gris-perle, tandis qu'au zénith des nuages
de pourpre, disposés comme les flocons d'une cri-
nière gigantesque, s'allongent sur la voûte bleue.
("es rais de flamme se rembrunissent, les parties
d'azur prennent une pâleur nacrée; les buissons,
les cailloux, la terre, tout maintenant parait dur
comme du bronze; et dans l'espace (lotte une poudre
d'or tellement menue qu'elle se confond avec la
vibration de la lumière.
SAIN r A N T O I N B
rbe, 'l' longs i h' veux et une
tunique de peau de chèvre, est assis, jamb
<lc sain! A ni
secs, en tr.iin de faire des nattes. Des que le soleil
disparait, il pousse un grand soupir, et regardant
l'horizon :
Encore un jour! un jour de passé!
Autrefois pourtant , je n'étais pas si misé-
rable! Avant la fin de la nuit, je commençais
mes oraisons ; puis, je descendais vers le fleuve
chercher de l'eau, et je remontais par le sen-
tier rude avec l'outre sur mon épaule, en chan-
tant des hymnes. Ensuite, je m'amusais à ranger
tout dans ma cabane. Je prenais mes outils; je
tâi hais que les nattes fussent bien égales et les
corbeilles légères ; car mes moindres actions me
semblaient alors des devoirs qui n'avaient rien
de pénible.
A des heures réglées je quittais mon ou-
vrage ; et priant, les deux bras étendus, je sen-
tais comme une fontaine de miséricorde qui
s'épanchait du haut du ciel dans mon cœur.
Elle est tarie, maintenant. Pourquoi?...
Il marche dans l'enceinte des roches, lentement.
Tous me blâmaient lorsque j'ai quitté la
maison. Ma mère s'affaissa mourante, ma sœur
de loin me faisait des signes pour revenir; et
l'autre pleurait, Ammonaria, cette enfant que
je rencontrais chaque soir au boni de la citerne,
quand elle amenait ses buffles. Elle a couru
4 La Tentation
moi. Les anneaux de ses pieds brillaient
dans la poussière, et sa tunique ouverte sur les
hanches flottait au vent. Le vieil ascète qui
m'emmenait Lui a crié des injures. Nos deux
chameaux galopaient toujours ; et je n'ai plus
revu personne.
D'abord, j'ai choisi pour demeure le tombeau
d'un Pharaon. .Mais un enchantement circule
dans ces palais souterrains, où les ténèbres ont
l'air épaissies par l'ancienne fumée des aro-
mates. Du fond des sarcophages j'ai entendu
une voix dolente qui m'appelait ; ou bien, je
voyais vivre, tout à coup, les choses abomina-
bles peintes sur les murs ; et j'ai fui jusqu'au
bord de la mer Rouge dans une citadelle en
ruines. Là, j'avais pour compagnie des scor-
pions se traînant parmi les pierres, et au-dessus
de ma tête continuellement des aigles qui tour-
noyaient sur le ciel bleu. La nuit, j'étais déchire
par des griffes, mordu par des becs, frôlé par
des ailes molles; et d'épouvantables démons,
huilant dans mes oreilles, me renversaient par
terre. Une fois même, les gens d'une caravane
qui s'en allait vers Alexandrie m'ont m
- eux.
Alors, j'ai voulu m'instruire près du bon vieil-
lard Didyme. Bien qu'il lût aveugle, aucun ne
: dam l.i connaissance dis Écritures.
Ouand la leçon était finie, il réclamait mon
de saint Antoine.
bras pour se promener. Je le conduis lis sur le
Paneum, d'où l'on découvre le Phare et la haute
mer. Nous revenions ensuite par le port, en
coudoyant des hommes de toutes les nations,
des Cimmériens vêtus de peaux d'ours,
et des Gymnosophistes du Gange, frottés de
bouse de vache. Mais sans cesse il y avait
quelque bataille dans les rues, à cause des Juifs
refusant de payer l'impôt, ou des séditieux qui
voulaient chasser les Romains. D'ailleurs la
ville est pleine d'hérétiques, des sectateurs de
Manès, de Valentin, de Basilide, d'Arius, —
tous vous accaparant pour discuter et vous
convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois
dans la mémoire. On a beau n'y pas faire atten-
tion, cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim ; et ma pénitence
fut si haute que je n'avais plus peur de Dieu.
(Quelques -uns s'assemblèrent autour de moi
pour devenir des anachorètes. Je leur ai imposé
une règle pratique, en haine îles extravagances
de la Gnose et des assertions des philosophes.
On m'envoyait de partout «.les messages. On
venait me voir de très loin.
Cependant le peuple torturait les confes-
seurs, et la soif du martyre m'entraîna dans
Alexandrie. La persécution avait cessé depuis
trois jours.
6 La Tentation
Comme je m'en retournais, un flot de monde
m'arrêta devant le temple de Sérapis. C'était,
me dit-on, un dernier exemple que le gouver-
neur voulait faire. Au milieu du portique, en
plein soleil, une femme nue était attachée
contre une colonne, deux soldats la fouettant
avec des lanières ; à chacun des coups son corps
entier se tordait. Elle s'est retournée, la bouche
ouverte ; — et par-dessus la foule, à travers ses
longs cheveux qui lui couvraient la ligure, j'ai
cru reconnaître Ammonaria...
Cependant... celle-là était plus grande..., et
belle..., prodigieusement!
Il se passe les mains sur le front.
Non ! non ! je ne veux pas y penser !
Une autre fois, Athanase m'appela pour le
soutenir contre les Ariens. Tout s'est borné à
des invectives et à des risées. Mais, depuis
lors, il a été calomnié, dépossédé de son siège,
mis en fuite. Où eM-il maintenant ? je n'en
Bais rien! On s'inquiète si peu de me donner
des nouvelles. Tous mes disciples m'ont quitté,
Hilarion comme les autres!
Il avait peut-être quinze ans quand il est
venu; <i Bon intelligence était si curieuse qu'il
m'a< Irei lil .1 1 haque moment des qui
Puis, il ccuutait d'un air pensif ; — et les choses
de retint Antoine.
dont j'avais besoin, il me les apportait sans
murmure, plus leste qu'un chevreau, gai d'ail-
leurs à faire rire les patriarches. C'était un fils
pour moi!
Le ciel est rouge, la terre complètement noire.
Sous les rafales du vent, des traînées de sable se
lovent comme de grands linceuls, puis retombent.
Dans une eclaircie, tout à coup, passent des oiseaux
formant un bataillon triangulaire, pareil à un mor-
ceau de métal, et dont les bords seuls frémissent.
Antoine les regarde.
Ah! que je voudrais les suivre!
Combien de fois, aussi, n'ai-je pas contemplé
avec envie les longs bateaux, dont les voiles
ressemblent à des ailes, et surtout quand ils
emmenaient au loin ceux que j'avais reçus chez
moi ! Ouelles bonnes heures nous avions ! quels
épanchements ! Aucun ne m'a plus intéressé
qu'Ammon ; il me racontait son voyage a Rome,
les Catacombes, le Colisée, la piété des femmes
illustres, mille choses encore!... et je n'ai pas
voulu partir avec lui! D'où vient mon obstina-
tion à continuer une vie pareille? J'aurais
bien fait de rester chez les moines de Nitrie,
puisqu'ils m'en suppliaient. Ils habitent des
cellules à part, et cependant communiquent
entre eux. Le dimanche, la trompette les as-
semble a l'église, où l'on voit accroches trois mar-
8 L ii Tentation
tinets qui servent à punir les délinquants, les vo-
leurs et les intrus, car leur discipline est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs,
néanmoins. Des fidèles leur apportent des œufs,
des fruits, et même des instruments propres à
ôter les épines des pieds. Il y a des vignobles
autour de Pisperi, ceux de Pabèiie ont un
radeau pour aller chercher les provisions.
Mais j'aurais mieux servi mes frères en étant
tout simplement un prêtre. On secourt les pau-
vres, on distribue les sacrements, on a de l'au-
torité dans les familles.
D'ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés,
et il ne tenait qu'à moi d'être... par exemple...
grammairien, philosophe. J'aurais dans ma
chambre une sphère de roseaux, toujours des
tablettes à la main, des jeunes gens autour de
moi, et à ma porte, comme enseigne, une cou-
ronne de laurier suspendue.
Mais il y a trop d'orgueil à ces triomphes!
Soldat valait mieux. J'étais robuste et hardi,
assez pour tendre le câble des machines, tra-
verser les forêts sombres, entrer casque en tête
dans les villes fumantes!... Rien ne m'empê-
chait, non plus, d'acheter avec mon argent nue
charge de publicain au péage de quelque pont ;
et les voyageur: m'auraient appris des bi toires,
en me montrant dans leurs bagages de; quan-
tités d'objets curieux...
de sa m I A ii laine.
Les marchands d'Alexandrie naviguent, les
jours de fête, sur la rivière de Canope, et boivent
du vin dans des calices de lotus, au bruit des
tambourins qui font trembler les tavernes le
long du bord ! Au delà, des arbres taillés en
cône protègent contre le vent du sud les fermes
tranquilles. Le toit de la haute maison s'appuie
sur de minces colonnettes, rapprochées comme
les bâtons d'une claire-voie; et par ces inter-
valles le maitre, étendu sur un long siège,
aperçoit toutes ses plaines autour de lui, avec
les chasseurs entre les blés, le pressoir où l'on
vendange, les bœufs qui battent la paille. Ses
enfants jouent par terre, sa femme se penche
pour l'embrasser.
Dans l'obscurité blanchâtre de la nuit, appa-
russent çà et là des museaux pointus, avec des
oreilles toutes droites et des yeux brillants. Antoine
marche vers eux. Des graviers déroulent, les bêtes
s'enfuient. C'était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux
pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique,
dans une pose pleine de défiance.
Comme il est joli ! je voudrais passer ma
main sur son dos, doucement.
Antoine siflle pour le faire venir. Le chacal
disparait.
10 f.a 7 entation
Ah! il s'en va rejoindre les autres! Quelle
solitude! Quel ennui!
Riant amèrement :
C'est une si belle existence que de tordre au
feu des bâtons de palmier pour faire des hou-
lettes, et de façonner des corbeilles, de coudre
des nattes, puis d'échanger tout cela avec les
Nomades contre du pain qui vous brise les
dents ! Ah ! misère de moi ! est-ce que <,a ne
finira pas? Mais la mort vaudrait mieux! Je
n'en peux plus! Assez! assez!
Il frappe du pied, et tourne au milieu des
roches d'un pas rapide, puis s'arrête hors d'ha-
leine, éclate en sanglots et se couche par terre, sur
le flanc.
La nuit est calme; des étoiles nombreuses pal-
pitent; on n'entend que le claquement des taren-
tules.
I deux bras de la croix font une ombre sur
le sable; Antoine, qui pleure, l'aperçoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu ! Du courage,
relevons-nous !
II entre dans sa cabane, découvre un charbon
enfoui, allume une torche et la plante sur la
le bois, de façon à éclairer le gros livre.
à ' <• saint Antoine. Il
Si je prenais... la Vie des Apôtres?... oui!...
n'importe où !
« // vit le ciel ouvert avec une grande nappe
■,<. qui descendait par les quatre coins, dans la-
« quelle il y avait toutes sortes d'animaux ter-
ni restres et de bêtes sauvages, de reptiles et d'oi-
« seaux ; et une voix lui dit : Pierre, levé- toi !
« tue et mange! »
Donc le Seigneur voulait que son apôtre man-
geât de tout?... tandis que moi...
Antoine reste le menton sur la poitrine. le
frémissement des pages, que le vent agite, lui l'ait
relever la tète, et il lit :
« Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec
« des glaives et ils en firent un grand carnage,
« de sorte qu'ils disposèrent èi volonté de ceux qu'ils
« /laissaient. ■»
Suit le dénombrement des gens tués par eux :
soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert!
D'ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du
vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se
venger, tout en massacrant des idolâtres! La
ville sans doute regorgeait de morts! Il y en
avait au seuil des jardins, sur les escaliers, à
une telle liauteur dans les chambres que les
La Tentation
portes ne pouvaient plus tourner!... — Mais
voilà que je plonge dans des idées de meurtre
et de sang!
Il ouvre le livre à un autre endroit.
« Nabuchodonosor s,- prosterna le visage contre
« terre et adora Dante/.*
Ahl c'est bien ! Le Très-Haut exalte ses pro-
phètes au-dessus des rois; celui-là pourtant
vivait dans les festins, ivre continuellement de
délices et d'orgueil. Mais Dieu, par punition,
l'a changé en bête. 11 marchait à quatre
pattes !
Antoine se met à rire; et en écartant les br;is,
du bout de sa main, dérange les feuillets du livre.
Ses yeux tombent sur cette phrase :
« Ézichias eut une grande joie de leur arrivée.
« // leur montra ses pat fions , son or et son
« argent} tous ses aromates, ses huiles de sen-
« leur, tous tes rases précieux, et ce qu'il r avait
« dans ses ti ésors. *
Je me figure... qu'on voyait m qu'au
pierres fines, îles diamant
dariques, Un homme qui en possède um
mutation si grande n'est plus pareil aux autres.
Il songe, tout en les maniant, qu'il tient le
(1 '/■ i a/Jl/ . I « loin,' 13
résultat d'une quantité innombrable d'efforts, et
^ comme la vie des peuples qu'il aurait pompée
et qu'il peut répandre. C'est une précaution
utile aux rois. Le plus sage de tous n'y a pas
manqué. Ses flottes lui apportaient de l'ivoire,
des singes... Où est-ce donc?
11 feuillette vivement.
Ah ! voici : '
« La Reine de S,i!>a, connaissant la gh
« Salomon, vint le tenter, en lui proposant des
« énigmes. »
Comment espérait-elle le tenter? Le '
a bien voulu tenter Jésus! Mais Jésus a triom-
phé parce qu'il était Dieu, et Salomon <jrâre
peut-être à sa science de magicien. Elle est
sublime, cette science-là! Car le monde, —
ainsi qu'un philosophe me l'a expliqué, — forme
un ensemble dont toutes les parties influent les
unes sur les autres, comme les organes d'un
seul corps. Il s'agit de connaître les amours
et les répulsions naturelles des choses, puis de
les mettre en jeu!... On pourrait donc modi-
fier ce qui paraît être l'ordre immuable ?
Alors les deux ombres dessinées derrière lui
par les bras de la croix se projettent en avant.
14 La Tentation
Elles font comme deux grandes cornes; Antoine
s'écrie :
Au secours, mon Dieu !
L'ombre est revenue à sa place.
Ah!... c'était une illusion! pas autre chose!
— Il est inutile que je me tourmente l'esprit!
Je n'ai rien à faire!... absolument rien à faire!
Il s'asseoit, et se croise les bras.
Cependant... j'avais cru sentir l'approche...
Mais pourquoi viendrait-// ? D'ailleurs, est-ce
que je ne connais pas ses artifices ? J'ai repoussé
le monstrueux anachorète qui m'offrait, en riant,
des petits pains chauds, le centaure qui tâchait
de me prendre sur sa croupe, — et cet enfant
noir apparu au milieu des sables, qui était très
beau, et qui m'a dit s'appeler l'esprit de forni-
cation.
Antoine marche de droite et de gauche, vive-
ment.
C'est par mon ordre qu'on a bâti cette foule
de retraites saintes, pleines de moines portant
des cilices sous leurs peaux de chèvres, et nom-
pouvoii faire une armée! J'ai ^uéri de
malade , j'ai chassé des démons ; j'ai
passé le fleuve au milieu des crocodiles; l'em-
de saint A n toi ne . i;
-pereur Constantin m'a écrit trois lettres; Bala-
cius, qui avait craché sur les miennes, a été
déchiré par ses chevaux ; le peuple d'Alexan-
drie, quand j'ai reparu, se battait pour me voir,
et Athanase m'a reconduit sur la route. Mais
aussi quelles œuvres ! Voilà plus de trente ans
que je suis dans le désert à gémir toujours !
J'ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de
bronze comme Eusèbe, j'ai exposé mon corps
à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis
resté cinquante-trois nuits sans fermer l'oeil
comme Pacôme ; et ceux qu'on décapite, qu'on
tenaille ou qu'on brûle ont moins de vertu,
peut-être, puisque ma vie est un continuel
martyre !
Antoine se ralentit.
Certainement, il n'y a personne dans une
détresse aussi profonde ! Les cœurs charitables
diminuent. On ne me donne plus rien. Mon
manteau est usé. Je n'ai pas de sandales, pas
même une écuelle! — car j'ai distribué aux
pauvres et à ma famille tout mon bien, sans
retenir une obole. Ne serait-ce que pour avoir
des outils indispensables à mon travail, il me
faudrait un peu 'l'argent. Oh! pas beaucoup!
une petite somme!... je la ménagerais.
Les Pères de Nicée, en robes de pourpre, se
tenaient comme des mages, sur des trônes, le
l6 La Tentation
long du mur; et on les a régalés dans un ban-
quet, en les comblant d'honneurs, surtout
Paphnuce, parce qu'il est borgne et boiteux
depuis la persécution de Dioclétien ! L'Empe-
reur lui a baisé plusieurs fois son œil crevé;
quelle sottise! Du reste, le Concile avait des
membres si infâmes! Un évèque de Scythie,
Théophile; un autre de Perse, Jean; un gar-
deur de bestiaux, Spiridion ! Alexandre était
trop vieux. Athanase aurait dû montrer plus
de douceur aux Ariens, pour en obtenir des
concessions !
Est-ce qu'ils en auraient fait? Ils n'ont pas
voulu m'entendre ! Celui qui parlait contre
moi — un grand jeune homme à barbe frisée,
— me lançait, d'un air tranquille, des objec-
tions captieuses ; et, pendant que je cherchais
mes paroles, ils étaient à me regarder avec
leurs figures méchantes, en aboyant comme
des hyènes. Ah! que ne puis-je les faire exiler
tous par l'Empereur, ou plutôt les battre, les
écraser, les voir souffrir! Je souffre bien, moi!
11 s'appuie en défaillant contre sa cabane.
C'est d'avoir trop jeûné ! mes forces s'en vont.
Si je mangeais... une fois seulement, un mor-
ceau de viande.
Il entreferme les yeux, avec langueur.
de i a ; a l A ntoi né. 17
Ah! de la chair rouge... une grappe d
'qu'on mord!... du lait caillé qui tremble sur
un plat!...
Mais qu'ai-je donc?... Qu'ai-je donc?... Je
sens mon cœur grossir comme la mer, quand
elle se gonfle avant l'orage. Une mollesse infinie
m'accable, et l'air chaud me semble rouler le
parfum d'une chevelure. Aucune femme n'est
venue, cependant?...
Il se tourne vers le petit chemin entre les
roches.
C'est par là qu'elles arrivent, balancées dans
leurs litières, aux bras noirs des eunuques. Elles
descendent, et, joignant leurs mains chargées
d'anneaux, elles s'agenouillent. Elles me racon-
tent leurs inquiétudes. Le besoin d'une volupté
Burhumaine les torture; elles voudraient mou-
rir, elles ont vu dans leurs songes des Dieux
qui les appelaient ; — et le bas de leur robe
tombe sur mes pieds. Je les repousse. « Oh !
non, disent-elles, pas encore! yuedois-je faire?»
Toutes les pénitences leur seraient bonnes.
Elles demandent les plus rudes, à partager la
mienne, à vivre avec moi.
Voilà longtemps que je n'en ai vu! Peut-
être qu'il en va venir? pourquoi pas? Si tout
à coup... j'allais entendre tinter des clochettes
de mulet dans la montagne. 11 me semble...
iS 1 a Tentation
Antoine grimpe sur une roche, à l'entrée du
sentier; et il se penche, en dardant s<.s veux d.ms
les ténèbres.
Oui! là-bas, tout au fond, une masse remue,
comme des gens qui cherchent leur chemin.
Elle est là! Ils se trompent.
Appelant:
De ce côté! viens! viens!
L'écho répète: Viens! viens!
11 laisse tomber ses bras, stupéfait.
Quelle honte! Ah! pauvre Antoine!
Et tout de suite, il entend chuchoter : ■ Pauvre
Antoine! »
Quelqu'un ? répondez !
Le vent qui passe dans les intervalles des
roches fait des modulations; et dans leur
onfuses, il distingue DES VOIX comme
si l'air parlait. Elles sont basses, et insinuantes,
sifflantes.
I. A PB FM 1 I K I.
Veux-tu des femmes?
de saint Antoine. 19
LA SECONDE
De grands tas d'argent, plutôt?
LA TROISIÈME
Une épée qui reluit ?
et
LES AUTRES
— Le Peuple entier t'admire !
— Kndors-toi !
— Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras !
En même temps, les objets se transforment. Au
bord de la falaise, le vieux palmier, avec sa touffe
de feuilles jaunes, devient le torse d'une femme
penchée sur l'abime, et dont les grands cheveux
se balancent.
ANTOINE
se tourne vers sa cabane; et l'escabeau soutenant
le gros livre, avec ses pages chargées de lettres
noires, lui semble un arbuste tout couvert d'hi-
rondelles.
C'est la torche, sans doute, qui faisant un jeu
de lumière... Éteignons-la!
11 l'éteint, l'obscurité est profonde;
lu, tout à coup, passent au milieu de l'air,
d'abord une flaque d'eau, ensuite une prostituée,
le coin d'un temple, une ligure de soldat, un
:o La Tentation de saint Antoine.
char avec deux chevaux blancs, qui se cabrent.
Ces images arrivent brusquement, par secousses,
se détachant sur la nuit comme des peintures
d'écarlate sur de l'ébène.
Leur mouvement s'accélère. Elles défilent d'une
façon vertigineuse. D'autres fois, elles s'arrêtent
et palissent par degrés, se fondent; ou bien, elles
s'envolent, et immédiatement d'autres arrivent.
Antoine ferme ses paupières.
Elles se multiplient, l'entourent, l'assiègent.
Une épouvante indicible l'envahit; et il ne sent
plus rien qu'une contraction brûlante à l'épi-
gastre. Malgré le vacarme de sa tète, il perçoit
un silence énorme qui le sépare du monde. Il
tache de parler; impossible! C'est comme si le
lien général de son être se dissolvait; et, ne
résistant plus, Antoine tombe sur la natte.
t$5
'.Sl
II
lors une grande ombre, plus sub-
tile qu'une ombre naturelle, et que
d'autres ombres festonnent le long
de ses bords, se marque sur la terre.
C'est le Diable, accoudé contre le
toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, —
comme une chauve-souris gigantesque qui allaite-
rait ses petits, — les Sept Péchés Capitaux, do::t les
tètes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.
Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son
inaction ; et il étale ses membres sur la natte.
Elle lui semble douce, de plus en plus, — si
bien qu'elle se rembourre, elle se hausse, elle devient
un lit, le lit une chaloupe; de l'eau clapote contre
es lianes.
La Tentation
A droite et à gauche, s'élèvent deux langues de
terre noire, que dominent des champs cultivés,
avec un sycomore, de place en place. Un bruit de
grelots, de tambours et de chanteurs retentit au
loin. Ce sont des gens qui s'en vont à Canope
dormir sur le temple de Sérapis pour avoir des
songes. Antoine sait cela; — et il glisse, poussé
par le vent, entre les deux berges du canal. Les
feuilles des papyrus et les fleurs rouges des nvm-
ph.L.is, plus grandes qu'un homme, se penchent
sur lui. Il est étendu au fond de la barque; un
aviron, à l'arrière, traîne dans l'eau. De temps en
temps un souffle tiède arrive, et les roseaux minces
s'entre-choquent. Le murmure des petites vagues
diminue. L'n assoupissement le prend. 11 songe
qu'il est un solitaire d'L'gypte.
Alors il se relève en sursaut.
Ai-je rêvé?... C'était si net que j'en doute.
La langue me brûle! J'ai soif!
Il entre dans sa cabane, et t.ite au hasard, partout.
Le sol est humide!... Est-ce qu'il a plu?...
Tiens! des morceaux! ma cruche brisée!...
mais l'outre ?
11 la trouve.
Vide! complètement \ ide '
Lotir descendre jusqu'au fleuve, il me fau*
t/t- i din l A h toine. i\
brait trois heures an moins, et la nuit e>t si
profonde que je n'y verrais pas à me conduire.
Mes entrailles se tordent. Où est le pain ?
Apres avoir cherché longtemps, il ramasse une
croûte moins grosse qu'un œuf.
Comment? Les chacals l'auront pris? Ah,
malédiction !
Et, de fureur, il jette le pain par terre.
A peine ce geste est -il fait qu'une table est
là couverte de toutes les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bande-
lettes des sphinx, produit d'elle-même des ondu-
lations lumineuses. Il y a dessus d'énormes quar-
tiers de viandes rouges, de grands poissons, des
oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec
leurs poils, des fruits d'une coloration presque
humaine; et des morceaux de glace blanche et
des buires de cristal violet se renvoient des feux.
Antoine distingue au milieu de la table un san-
glier fumant par tous ses pores, les pattes sous le
ventre, les yeux à demi clos; — et l'idée de pou-
voir manger cette béte formidable le réjouit extrê-
mement. Puis, ce sont des choses qu'il n'a jamais
vues, des hachis noirs, des gelées couleur d'or,
des ragoûts où flottent des champignons comme
des nénuphars sur des étangs, des mousses si
légères qu'elles ressemblent à des nuages.
24 La Tentation
Ta l'arôme de tout cela lui apporte l'odeur salée
de l'Océan, la fraîcheur «.les fontaines, le grand
parfum des bois. 11 dilate ses narines tant qu'il
peut; il en bave; il se dit qu'il en a pour un an,
pour dix ans, pour sa vie entière!
A mesure qu'il promène sur les mets ses yeux
écarquillés, d'autres s'accumulent, formant une
pyramide, dont les angles s'écroulent. Les vins
se mettent à couler, les poissons à palpiter, le
sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits
s'avance comme des lèvres amoureuses; et la
table monte jusqu'à sa poitrine, jusqu
menton, — ne portant qu'une seule assiette et
qu'un seul pain, qui se trouvent juste en face
de lui.
Il va saisir le pain. D'autres pains se présen-
tent.
Pour moi!... tous! mais...
Antoine recule.
Au lieu d'un qu'il y avait, en voilà!... C'est
un miracle, alors, le même que fit le Sei-
gneur!...
Dans quel but ? Eh ! tout le reste n'est pas
moins incompréhensible ! Ah ! démon, va-l'en!
va-t'en !
Il donne un coup de pied dana la table, fille
disputait.
ds sa m t A n toine .
Plus rien ? — nonl
Il respire largement.
Ah! la tentation était forte. Mais comme je
m'en suis délivre I
Il relève la tète, et trébuche contre un objet
sonore.
Qu'est-ce donc?
Antoine se baisse.
Tiens! une coupe! Quelqu'un, en voyageant,
l'aura perdue. Rien d'extraordinaire...
11 mouille son doigt, et frotte.
Ça reluit! du métal! Cependant, je ne dis-
tingue pas...
11 allume sa torche, et examine la coupe.
Elle est en argent, ornée d'ovules sur le bord,
avec une médaille au fond.
Il fait sauter la médaille d'un coup d'ongle.
C'est une pièce de monnaie qui vaut... de
sept à huit drachmes; pas davantage! N'im-
porte ! je pourrais bien, avec cela, me procurer
une peau de brebis.
Un retlet de la torche éclaire la coupe.
4
;6 La Te niai ion
Pas possible ! en or ! oui !.. . tout en or !
Une autre pièce, plus grande, se trouve au
fond. Sous celle-ci il en découvre plusieurs autres.
Mais cela fait une somme... assez forte pour
avoir trois bœufs... un petit champ!
La coupe est maintenant remplie de pièces d'or.
Allons donc! cent esclaves, des soldats, une
foule, de quoi acheter...
Les granulations de la bordure, se détachant,
forment un collier de perles.
Avec ce joyau- là, on gagnerait même la
femme de l'Empereur!
D'une secousse, Antoine fait glisser le collier
sur son poignet. Il tient la coupe de sa main
gauche, et de sou autre bras lève la torche pour
mieux l'éclairer. Comme l'eau qui ruisselle d'une
vasque, il s'en épanche à flots continus, — de
manière à faire un monticule sur le sable, —
des diamants, des cscarbouclcs et des saphirs
mêlés à de grandes pièces d'or, portant des etli-
gies de rois.
•nent ? comment ? des staters, des cycles,
des dariques , des aryandiques ! Alexandre,
nus, les Ptolcmi - I mais chacun
d'eux n'en avait pas autant ! Rien d'impossible!
de saint A ntoine. 27
plus de souffrance ! et ces rayons qui m'éblouis-
sent ! Ah! mon cœur déborde! comme c'est
bon ! oui !... oui !... encore ! jamais assez ! J'au-
rais beau en jeter à la mer continuellement, il
m'en restera. Pourquoi en perdre? Je garderai
tout, sans le dire à personne; je me ferai
creuser dans le roc une chambre qui sera cou-
verte à l'intérieur de lames de bronze, — et je
viendrai là, pour sentir les piles d'or s'enfoncer
sous mes talons; j'y plongerai mes bras comme
dans des sacs de grain. Je veux m'en frotter le
visage, me coucher dessus !
Il lâche la torche pour embrasser le tas; et
tombe par terre sur la poitrine.
Il se relève. La place est entièrement vide.
' 'u'.ii-jc fait ?
Si j'étais mort pendant ce temps- là, c'était
l'enfer! l'enfer irrévocable!
Il tremble de tous ses membres.
Je suis donc maudit? Eh non! c'est ma
faute! Je me laisse prendre à tous les pièges!
On n'est pas plus imbécile et plus infâme. Je
voudrais me battre, ou plutôt m'arracher de
mon corps ! Il y a trop Ion-temps que je me
contiens! J'ai besoin de me v rapper,
de tuer! c'est comme si j'avais dans l'âme un
28 Lu Tentation
troupeau de bêtes féroces. Je voudrais, à coups
<'■* hache, au milieu d'une foule... Ah! un poi-
gnard !...
11 se jette sur son couteau, qu'il aperçoit. Le
couteau glisse de sa main, et Antoine reste accoté
contre le mur de sa cabane, la bouche grande
ouverte, immobile, — cataleptique.
Tout l'entourage a disparu.
Il se croit à Alexandrie sur le Paneum. mon-
tagne artificielle qu'entoure un escalier en limaçon
et dressée au centre de la ville.
En face de lui s'étend le lac Mareotis, à droite
la mer, a gauche la campagne, — et. immédiate-
ment sous ses veux, une COnfu îtS plats,
traversée du sud au nord et de l'est à l'ouest par
deux rues qui s'entre-croisent et forment, dans
toute leur longueur, une file de portiques à chapi-
teaux corinthiens. Les maisons surplombant cette
double colonnade ont des fenêtres à vitres
coloriées. Quelques-unes portent extérieurement
d'énormes cages en bois, où l'air du dehors s'en-
gouffre.
I l monuments d'architecture différente
sent les uns près des autres. Des pylôni
tiens dominent des temples grecs. Des obélisques
Comme des lances entre des ciénc.iux
de brii|i \u milieu des plact
des Henné. des Anubis a
de saint A n toine. 29
tête de chien Antoine distingue des m
dans les cours et aux poutrelles des plafonds des
tapis accrochés.
11 embrasse, d'un seul coup d'œil, les deux
ports (le Grand-Port et l'Eunoste), ronds tous
les deux comme deux cirques, et que sépare un
môle joignant Alexandrie à l'îlot escarpé sur lequel
se lève la tour du Phare quadrangulaire, haute
de cinq cents coudées et à neuf étages, — avec
un amas de charbons noirs fumant à son som-
met.
De petits ports intérieurs découpent les ports
principaux. Le mole, à chaque bout, est terminé
par un pont établi sur des colonnes de marbre
plantées dans la mer. Des voiles passent des-
sous ; et de lourdes gabares débordantes de mar-
chandises, des barques thalamèges à incrii
d'ivoire, des gondoles couvertes d'un tcndelct. des
trirèmes et des birèmes, toutes sortes de bateaux,
circulent ou stationnent contre les quais.
Autour du Grand-Port, c'est une suite ininter-
rompue de constructions royales : le palais des
Ptolémées, le Muséum, le Posidium, le
reum, le Timonium où se réfugia Marc-Antoine,
le Sonia qui contient le tombeau d'Alexandre;
— tandis qu'à l'autre extrémité de la ville, après
ite, on aperçoit dans un faubourg des
[nés de verre, de parfums et de papyrus.
Des vendeurs ambulants. îles portefaix, des
àniers courent, se heurtent. (,'.i et là, un prêtre
.wxc une peau de panthère sur l'épaule,
30 la Tentation
un soldat romain à casque de bronze, beaucoup
de nègres. Au seuil des boutiques, des femmes
s'arrêtent, des artisans travaillent; et le grince-
ment des chars fait envoler des oiseaux qui man-
gent par terre les détritus des boucheries et des
restes de poisson.
Sur l'uniformité des maisons blanches, le dessin
des rues jette comme un réseau noir. Les marchés
pleins d'herbes y font des bouquets verts, les
sécheries des teinturiers des plaques de couleurs,
les ornements d'or au fronton des temples des
points lumineux, — tout cela compris dans l'en-
ceinte ovale des murs grisâtres, sous la voûte du
ciel bleu, prés de ta mer immobile.
Mais la foule s'arrête, et regarde du côté de
l'occident, d'où s'avancent d'énormes tourbillons
de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de
peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant
un cantique de guerre et de religion avec ce re-
frain : « Où sont-ils? où sont-ils ? »
Antoine comprend qu'ils viennent pour tuer les
Ariens.
Tout à coup les rues se vident, — et l'on ne
voit plus que des pieds levés.
Les Solitaires maintenant sont dans la ville.
Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tour-
ii. m commi des soleils d'acier. On entend le
fracas des cho maisons. 11 y a
rvalli • de silence. Puis de grands eus
s'élèvent.
Je saint Antoine.
D'un bout à l'autre des rues, c'est un remous
continuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux
groupes se rencontrent, n'en font qu'un ; et cette
masse glisse sur les dalles, se disjoint, s'abat.
Mais toujours les hommes à longs cheveux repa-
raissent.
Des filets de fumée s'échappent du coin des
édifices. Les battants des portes éclatent. Des
pans de murs s'écroulent. Des architraves tom-
bent.
Antoine retrouve tous ses ennemis l'un après
l'autre. 11 en reconnaît qu'il avait oubliés; avant
de les tuer, il les outrage. II éventre, égorge,
assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase
les enfants, frappe les blessés. Et on se venge
du luxe; ceux qui ne savent pas lire déchirent les
livres; d'autres cassent, abîment les statues, les
peintures, les meubles, les coffrets, mille délica-
tesses dont ils ignorent l'usage et qui, à cause de
cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s'arrê-
tent tout hors d'haleine, puis recommencent.
Les habitants, réfugiés dans les cours, gémis-
sent. Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en
pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les Soli-
taires, elles embrassent leurs genoux; ils les ren-
versent ; et le sang jaillit jusqu'aux plafonds,
retombe en nappes le long des murs, ruisselle du
tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs,
fait par terre de larges flaques rouges.
Antoine en a jusqu'aux jarrets. Il marche
;j La Tentation
dedans ; il en hume les gouttelettes sur ses
lèvres, et tressaille «Je jo>e à le, sentir contre ses
membres, sous sa tunique de poils, qui en est
trempée.
La nuit vient. L'immense clameur s'apaise.
Les Solitaires ont disparu.
Tout à coup, sur les galeries extérieures bor-
dant les neuf étages du Phare, Antoine aperçoit
de grosses lignes noires comme seraient des cor-
be.iux arrêtés. Il v court, et il se trouve au sommet.
Un grand miroir de cuivre, tourné vers la
haute mer, reflète les navires qui sont au large.
Antoine s'amuse à les regarder; et à mesure
qu'il les regarde, leur nombre augmente.
Ils sont tassés dans un golfe ayant la forme
d'un croissant. Par derrière, sur un promontoire,
s'étale une ville neuve d'architecture romaine,
avec des coupoles de pierre, des toits coniques,
des marbres roses et bleus, et une profusion d'ai-
rain appliquée aux volutes des chapiteaux, à la
crête des maisons, aux angles des corniches. Un
cyprès la domine. La couleur de la mer
est plus verte, l'air plus froid. Sur les montagnes
à l'horizon, il y a de la neige.
Antoine cherche sa route, quand un homme
et lui dit : • Venezl ou vous attend I »
Il traverse un forum, entre dans une cour, se
,.11. nm porte; et il arrive devant la Façade
du p. dais, décoré par un grou; m repré-
sente l'empereur Constantin terrassant un dragon.
dt w7 -a t A h toin i' . 33
Une v.isquc dé porphyre porte à son milieu une
conque en or pleine de pistaches. Son guuie lui
dit qu'il peut en prendre. Il en prend.
Puis il est connue perdu dans une succession
d'appartements.
On voit, le long des murs en mosaïque, des
généraux offrant à l'Empereur sur le plat de la
main des villes conquises. Et partout, ce sont des
colonnes de basalte, des grilles en filigrane d'ar-
gent, des sièges d'ivoire, des tapisseries brodées
de perles. La lumière tombe des voûtes; Antoine
continue à marcher. De tièdes exhalaisons circu-
lent; il entend, quelquefois, le claquement discret
d'une sandale. Postés dans les antichambres, des
gardiens, — qui ressemblent à des automates, —
tiennent sur leurs épaules des bâtons de vermeil.
Enfin, il se trouve au bas d'une salle terminée
au fond par des rideaux d'hyacinthe. Ils s'écartent,
ivrent l'Empereur, assis sur un troue, en
tunique violette, et chaussé de brodequins rouges
à bandes noires.
Un diadème de perles contourne sa chevelure
disposée en rouleaux symétriques. Il a les pau-
pières tombantes, le nez droit, la physionomie
lourde et sournoise. Aux coins du dais étendu sur
sa tète quatre colombes d'or sont posées, et au
pied du tronc deux lions d'émail accroupis. Les
colombe, se mettent a chanter, les lions à ru^ir,
l'Empereur roule des veux. Antoine s'avance; et
tOUt de suite, sans préambule, ils se racontent des
événements. Dans les villes d'Antioche, A']
34 La Tentation
et d'Alexandrie, on a saccagé les temples et fait
avec les statues des dieux, des pots et des mar-
mites; l'Empereur en rit beaucoup, Antoine lui
reproche sa tolérance envers les Novaticns. Mais
l'Empereur s'emporte : Novatiens, Ariens. Mili-
ciens, tous l'ennuient. Cependant il admire l'épis-
copat, car les chrétiens relevant des évéques, qui
dépendent de cinq ou six personnages, il s'agit
i r ceux-là pour avoir à soi tous les autres.
Aussi n'a-t-il pas manqué de leur fournir des
sommes considérables. Mais il déteste les pères
du Concile de Nicée. — « Allons les voir! » An-
toine le suit.
Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une ter-
rasse.
Elle domine un hippodrome, rempli de monde
et que surmontent des portiques, où le reste de la
foule se promène. Au centre du champ de course
s'étend une plate-forme étroite, portant sur sa lon-
gueur un petit temple de Mercure, la statue de
' itin, trois serpents de bronze entre!
un bout de gros oeufs en bois, et à l'autre sept
dauphins la queue en l'air.
Derrière le pavillon impérial, les Préfets des
chamhi . domestiques et les l'a-
'échelonnent jusqu'au premier étage d'une
église, dont toutes les fenêtres sont garnies de
■\ droit : est la tribune de la faction
bleue. 1 [le île la verte, en dessous un
piquet de soldats, et. au niveau de l'arène, un
rang d'arcs corinthien., formant l'entrée de
de saint A ni ont s. 35
I.es courses vont commencer, les chevau
gnent. De hauts panaches, plantés entre leurs
oreilles, se balancent au vent comme des arbres; et
ils secouent, dans leurs bonds, des chars en forme
de coquille, conduits p:ir des cochers revêtus d'une
sorte de cuirasse multicolore, avec des manches
étroites du poignet et larges du bras, les jambes
nues, toute la barbe, les cheveux rasés sur le front
à la mode des Huns.
Antoine est d'abord assourdi par le clapote-
ment des voix. Du haut en bas, il n'aperçoit que
des visages fardés, des vêtements bigarrés, des
plaques d'orfèvrerie; et le sable de l'arène, tout
blanc, brille comme un miroir.
L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses
importantes, secrètes, lui avoue l'assassinat de son
fils Crispus, lui demande même des conseils pour
sa santé.
Cependant Antoine remarque des esclaves au
fond des loges. Ce sont les pères du Concile de
Nicée, en haillons, abjects. Le martyr Paphnuce
brosse la crinière d'un cheval, Théophile lave les
jambes d'un autre, Jean peint les sabots d'un
troisième, Alexandre ramasse du crottin dans une
corbeille.
Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la
haie, le prient d'intercéder, lui baisent les mains.
La foule entière les hue; et il jouit de leur dégra-
dation, démesurément. Le voila devenu un des
grands de la Cour, confident de l'Empereur, pre-
mier ministre 1 Constantin lui pose son diadème
36 La Tentation
sur le front. Antoine le garde, trouvant cet hon-
neur tout simple.
Et bientôt se découvre sous les ténèbres une
salle immense, éclairée par des candélabres d'or.
Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant
elles sont bautes, vont s'alignant à la file en debors
des tables qui se prolongent jusqu'à l'horizon, —
où apparaissent, dans une vapeur lumincn
superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des
», des tours, et par derrière une vague
bordure de palais que dépassent des cèdres, faisant
des niasses plus noires sur l'obscurité.
Les convives, couronnés de violettes, s'appuient
du coude contre des lits très bas. Le long de ces
deux rangs, des amphores qu'on incline versent
du vin; — et tout au fond, seul, coiffé de la
tiare et couvert d'escarboucles, mange et boit le
roi Nabuchodonosor.
A sa droite et à sa gauche, deux théories de
prêtres en bonnets pointus balancent des encen-
soirs. Par terre, sous lui, rampent les rois cap-
tifs, sans pieds ni mains, auxquels il jette des
os à ronger; plus bas se tiennent ses frères, avec
un bandeau sur les veux. — étant tous aveugles.
plainte continue monte du fond di
tules. Les sons doux et longs d'un orgue hydrau-
lique alternent avec les chœurs de voix; et on
sent qu'il y a tout autour de la salle une ville
démesurée, un océan d'hommes dont le . Ilots bat-
tent les murs.
de suint A n toine . ?7
Les esclaves courent, portant ii
femmes circulent offrant à boire, les corbeilles
crient sous le poids des pains; et un droma-
daire, charge d'outrés percées, passe et revient,
laissant couler de la verveine pour rafraîchir les
dalles.
Des belluaires amènent des lions. Des dan-
les cheveux pris dans des filets, tournent
sur les mains en crachant du feu par les narines;
des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se
lancent des pelotes de neige, qui s'écrasent en
tombant contre les claires argenteries. La clameur
est si formidable qu'on dirait une tempête, et un
nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes
et d'haleines. Quelquefois une flammèche des
grands flambeaux, arrachée par le vent, traverse
la nuit comme une étoile qui file.
Le Roi essuie avec son bras les parfums de son
visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les
brise; et il énumère intérieurement ses flottes, ses
armées, ses peuples. Tout à l'heure, par caprice,
il brûlera son palais avec ses convives. Il compte
rebâtir la tour de Babel et détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses
pensées. Elles le pénètrent, — et il devient Nabu-
chodonosor.
Aussitôt il est repu de débordements et d'exter-
minations ; et l'envie le prend de se rouler dans
la bassesse. D'ailleurs, la dégradation de ce qui
épouvante les hommes est un outrage fait à leur
esprit, une manière encore de les stupéfier; et
La Tentation
comme rien n'est plus vil qu'une bête brute,
Antoine se met à quatre pattes sur la table, et
beugle connue un taureau.
11 sent une douleur à la main, — un caillou, par
hasard, l'a blessé, — et il se retrouve devant sa
cabane.
L'enceinte des roches est vide. Les étoiles rayon-
nent. Tout se tait.
Une fois de plus je me suis trompé! Pour-
quoi ces choses? Elles viennent des soulève-
ments de la chair. Ah! misérable!
Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet
de cordes, terminé par des ongles métalliques, se
dénude jusqu'à la ceinture, et levant la tête vers
ie ciel :
Accepte ma pénitence, ô mon Dieu ! ne la
pas pour sa faiblesse. Rends -la
aiguë, prolongée, excessive! 11 est temps! à
l'œuvre !
Il s'applique un cinglon vigoureux.
Aie ! non ! non ! pas de pitié !
11 recommem e,
< )li ! nh ' ni] ' i haque coup me déchire I -
me tranche Les membres. Cela me brûle horri-
blement !
d r <;a in t A ntoine.
Ehl ce n'est pas terrible! un s'y l'ail. Il me
semble même...
Antoine s'arrête.
V.i donc, lâche! va donc! Bien! bien! sur
les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le
ventre, partout ! Sifflez, lanières, mordez-moi,
arrachez-moi ! Je voudrais que les gouttes de
mon sang jaillissent jusqu'aux étoiles, fissent
craquer mes os, découvrir mes nerfs! Des
tenailles, des chevalets, du plomb fondu! Les
martyrs en ont subi bien d autres! n'est-ce pas,
Ammonaria ?
L'ombre des cornes du Diable reparaît.
J'aurais pu être attaché à la colonne près de
la tienne, face à face, sous tes yeux, répondant
à tes cris par mes soupirs ; et nos douleurs se
seraient confondues, nos âmes se si
mêlées.
Il se flagelle avec furie.
Tiens, tiens ! pour toi ! encore!... Mais voilà
qu'un chatouillement me parcourt. Quel sup-
plice! quelles délices! ce sont comme des baisers
Ma moelle se fond! je meurs!
Et il voit en face de lui trois cavaliers montés
40
/ <i Tf niai io n
sur des onagres, vêtus de robes vertes, tenant des
lis .1 la main et se ressemblant tous de ligure.
Antoine se retourne, et il voit trois autres cava-
mblables, sur de pareils onagres, dans la
même attitude.
11 recule. Alors les onagres, tous à la fois, font
un pas et frottent leur museau contre lui, en
essayant de mordre son vêtement. Des voix crient :
« Par ici, par ici, c'est là ! » Et des étendards
paraissent entre les fentes de la montagne avec des
tètes de chameau en licol de soie rouge, des
mulets chargés de bagages, et des femmes cou-
vertes de voiles jaunes, montées à califourchon'
sur des chevaux-pie.
Les bêtes haletantes se couchent, les esclaves se
précipitent sur les ballots, on déroule des tapis
bariolés, on étale par terre des choses qui brillent.
Un éléphant blanc, caparaçonné d'un filet d'or,
accourt, en secouant le bouquet de plumes d'au-
truche attaché à son frontal.
Sur son dos, parmi des coussins de laine
bleue, jambes croisées, paupières à demi closes et
se balançant la tète, il y a une femme si splen-
didement vêtue qu'elle envoie îles rayons autour
d'elle. La foule se prosterne, l'éléphant plie les
genoux, et
LA R i INI DE SA HA
se laissant glisser le long de son épaule, d
sur les tapis et s'avance vers ! lint Antoine.
de sain/ Antoine. 41
Sa robe en brocart d'or, divisée régulièrement
par des falbalas de perles, de jais et de saphirs,
lui serre la taille dans un corsage étroit, rehaussé
d'applications de couleur, qui représentent les
douze signes du Zodiaque. Elle a des patins très
hauts, dont l'un est noir et semé d'étoiles d'ar-
gent, avec un croissant de lune, — et l'autre, qui
est blanc, est couvert de gouttelettes d'or avec un
soleil au milieu.
Ses larges manches, garnies d'émeraudes et de
plumes d'oiseau, laissent voir à nu son petit
br.is rond, orne au poignet d'un bracelet d'ébène,
et ses mains chargées de bagues se terminent par
des ongles si pointus que le bout de ses doigts
ressemble presque à des aiguilles.
Une chaîne d'or plate, lui passant sous le
menton, monte le long de ses joues, s'enroule en
spirale autour de sa coiffure, poudrée de poudre
bleue; puis, redescendant, lui effleure les épaules
et vient s'attacher sur sa poitrine à un scorpion de
diamant, qui allonge la langue entre ses seins.
Deux grosses perles blondes tirent ses oreilles. Le
bord de ses paupières est peint en noir. Elle a
sur la pommette gauche une tache brune natu-
relle; et elle respire en ouvrant la bouche, comme
si son corset la gênait.
Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert
à manche d'ivoire, entouré de sonnelt
meilles ; — et douze négrillons crépus portent la
longue queue de sa robe, dont un singe lient
l'extrémité qu'il soulevé de temps .1 autre.
C
42 La Tentation
Elle dit :
Ah! bel ermite! bel ermite! mon cœur défaille!
A force de piétiner d'impatience il m'est venu
des calus au talon, et j'ai cassé un de mes
ongles ! J'envoyais des bergers qui restaient
sur les montagnes la main étendue devant les
yeux, et des chasseurs qui criaient ton nom
dans les bois, et des espions qui parcouraient
toutes les routes en disant à chaque passant :
« Lavez-vous vu ? »
La nuit, je pleurais, le visage tourné vers la
muraille. Mes larmes, à la longue, ont fait deux
petits trous dans la mosaïque, comme des
flaques d'eau de mer dans les rochers, car, je
t'aime! Oh! oui! beaucoup!
Elle lui prend l.i barbe.
Ris donc, bel ermite! ris donc! Je suis très
gaie, tu verras! Je pince de la lyre, je danse
comme une abeille, et je sais une foule d'his-
i raconter, toutes plus divertissantes les
unes que les autres.
Tu n'imagines pas La longue route que nous
avons faite. Voil i Tes des courriers
|ui sont morts de fatigue !
I ■ ont étendus par terre, saiib mou-
vement.
de saint . I n to ine . 43
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d'un
train égal, avec un caillou dans les dents pour
couper le vent, la queue toujours droite, le
jarret toujours plie, et ^dopant toujours. On
n'en retrouvera pas de pareils! Ils me venaient
de mon grand-père maternel, l'empereur Sahai il,
fils d'Iakhschab, fils d'Iaarab, fils de Kastan.
Ah! s'ils vivaient encore, nous les attellerions
à une litière pour nous en retourner vite à la
maison! Mais... comment ?... à quoi songes-tu?
Elle l'examine.
Ah ! quand tu seras mon mari, je t'habillerai,
je te parfumerai, je tepilerai.
Antoine reste immobile, plus roide qu'un pieu,
paie comme un mort.
Tu as l'air triste ; est-ce de quitter ta cabane ?
Moi, j'ai tout quitté pour toi, — jusqu'au roi
Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse,
vingt mille chariots de guerre, et une belle
barbe ! Je t'ai apporté mes cadeaux de noces.
Choisis.
Elle se promène entre les rangées d'esclaves et
les marchandises.
Voici du baume de Génézareth, de L'encens
du cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome,
et du silphium, bon à mettre dans les sauces.
44 i- <> te » ta lion
Il y a là-dedans des broderies d'Assur, des
ivoires du Gange, de la pourpre d'Élisa; et
cette boîte de neige contient une outre de cha-
libon, vin réservé pour les rois d'Assyrie, —
et qui se boit pur dans une corne de licorne.
Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des
parasols, de la poudre d'or de Raasa, du cassi-
teros de Tartessus, du bois bleu de Pandio,
des fourrures blanches d'Issedonie, des escar-
boucles de l'île Palsesimonde, et des cure-dents
faits avec des poils du tachas, — animal perdu
qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont
d'Kmath, et ces franges à manteau de Palmyre.
Sur ce tapis de Babylone, il y a... mais viens
donc ! Viens donc !
Elle tire saint Antoine par la manche. Il résiste.
Elle continue :
Ce tissu mince, qui craque sous les doigts
avi c un bruit d'él im elli . es! la fameu
jaune apportée p;ir les mai chauds île la Bac-
II leur faut quarante-trois interprètes
dans leur voyage. Je t'en ferai li ire des robes,
que tu mettras à la maison.
Poussez les crochets de l'étui en sycomore,
et donnez-moi la ca ette d'ivoire qui est au
garrot de mon él< phant !
Un retire d'une boite quelque chose de rond
i/r ut i ii t A ntoine. 45
couvert d'un voile, et l'on apporte un petit
chargé de ciselures.
Veux-tu le bouclier de Dgian-ben-Dgian,
celui qui a bâti les Pyramides.' le voilà! Il
est composé de sept peaux de dragon mises
l'une sur l'autre, jointes par des vis de dia-
mant, et qui ont été tannées dans de la bile de
parricide. 11 représente, d'un côté, toutes les
guerres qui ont eu lieu depuis l'invention des
armes, et, de l'autre, toutes les guerres qui
auront lieu jusqu'à la fin du monde. La foudre
rebondit dessus, comme une balle de liège. Je
vais le passer à ton bras, et tu le porteras à la
chasse.
Mais si tu savais ce que j'ai dans ma petite
boîte! Retourne-la, tâche de l'ouvrir! Per-
sonne n'y parviendrait ; embrasse-moi ; je te le
dirai.
Elle prend s.iint Antoine par les deux joues; il
la repousse à bras tendus.
C'était une nuit que le roi Salomon perdait
la tête. Enfin nous conclûmes un marché. 11 se
leva, et sortant à pas de loup...
Elle fait une pirouette.
Ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu
ne le sauras pas !
4f> /ii Trni a lion
Elle secoue son parasol, dont toutes les clo-
chettes tintent.
Et j'ai bien d'autres choses encore, va! J'ai
des trésors enfermés dans des galeries où l'on
se perd comme dans un bois. J'ai des palais
n treillage de roseaux, et des palais
d'hiver en marbre noir. Au milieu des lacs
grands comme des mers, j'ai des îles rondes
comme des pièce- d'argent, toutes couvertes
de nacre, et dont [es rivages font de la musique,
au battement des flots tièdes qui se roulent
sur le sable. Les esclaves de mes cuisines pren-
nent des oiseaux dans mes volières et pèchent
on dans mes viviers. J'ai des graveurs
continuellement assis pour creuser mon por-
trait sur des pierres dures, des fondeurs hale-
tants qui coulent mes statues, des parfumeurs
qui mêlent le suc des plantes à des vinaigres
et battent des pâtes. J'ai des couturières qui
me coupent des étoffes, des orfèvres qui me
travaillent des bijoux, des coiffeuses qui sont à
me chercher des coiffures, et des peintres atten-
tifs, versant sur mes lambris des résines bouil-
lantes, qu'ils refroidissent avec dei i rentails.
J'ai des suivantes de quoi faire un harem, des
eunuqu' i faire uni l'ai des
uples ! J'ai dans mon vesti-
>/,- | a i il / A n loi il r . 47
bule une garde de nains portant sur le dos des
trompes d'ivoire.
Antoine soupire.
J'ai des attelages de gazelles, des quadriges
d'éléphants, des couples de chameaux par cen-
taines, et des cavales à crinière si longue que
leurs pieds y entrent quand elles galopent, et
des troupeaux à cornes si larges que l'on abat
les bois devant eux quand ils pâturent. J'ai des
girafes qui se promènent dans mes jardins, et
qui avancent leur tête sur le bord de mon toit,
quand je prends l'air après dîner.
Assise dans une coquille, et traînée par des
dauphins, je me promène dans les grottes,
écoutant tomber l'eau des stalactites. Je vais
au pays des diamants, où les magiciens mes
amis me laissent choisir les plus beaux; puis
je remonte sur la terre, et je rentre chez moi.
Hlle pousse un sifflement aigu; — et un grand
oiseau, qui descend du ciel, vient s'abattre sur le
sommet de sa chevelure, dont il fait tomber la
poudre bleue.
Son plumage, de couleur orange, semble com-
posé d'écaillés métalliques. Sa petite tête, garnie
d'une huppe d'argent, représente un visage hu-
main. Il a quatre ailes, d le vautour, et
une immense queue de paon, qu'il étale en rond
derrière lui.
48 La Tentation
Il saisit dans son bec le parasol de la Reine,
chancelle un peu avant de prendre son aplomb,
puis hérisse toutes ses plumes, et demeure immo-
bile.
Merci, beau Simorg-anka! toi qui m'as appris
où se cachait l'amoureux! Merci! merci! mes-
sager de mon cœur !
11 vole comme le désir. 11 fait le tour du
monde dans sa journée. Le soir, il revient; il
se pose au pied de ma couche; il me raconte
ce qu'il a vu, les mers qui ont passé sous lui
avec les poissons et les navires, les grands
déserts vides qu'il a contemplés du haut des
cieux, et toutes les moissons qui se courbaient
dans la campagne, et les plantes qui poussaient
sur le mur des villes abandonnées.
tord ses bras, langoureusement.
si tu voulais, si tu voulais!... J'ai un
pavillon sur un promontoire au milieu d'un
isthme, entre deux océans. Il est lambrissé de
plaques de verre, parqueté d'écaillés de tortue,
et s'ouvre aux quatre vents du ciel, n'en
haut, je voi r< venir mes flottes et les peuples
qui m mit m la colline avec des fardeaux sur
l'< paule. Nou dormirii >lu\ ets plus
boirions des bois-
sons froides de lunts, et nous
Je S in il I A il I o m r .
remanierions le soleil à travers des émera
Viens!...
Antoine se recule. Elle se rapproche; et d'un
ton irrité:
Comment? ni riche, ni coquette, ni amou-
reuse? ce n'est pas tout cela qu'il te faut
hein ? mais lascive, grasse, avec une voix
rauque, la chevelure couleur de feu et des chairs
rebondissantes. Préfères -tu un corps froid
comme la peau des serpents, ou bien de grands
yeux noirs, plus sombres que les cavernes mys-
tiques? regarde-les, mes yeux !
Antoine, malgré lui, les regarde.
Toutes celles que tu as rencontrées, depuis
la fille des carrefours chantant sous sa lanterne
jusqu'à la patricienne effeuillant des roses du
haut de sa litière, toutes les formes entrevues,
toutes les imaginations de ton désir, demande-
les! Je ne suis pas une femme, je suis un
monde. Mes vêtements n'ont qu'à tomber, et
tu découvriras sur ma personne une succession
de mystères !
Antoine claque des dents.
Si tu posais ton doigt sur mon épaule, ce
serait comme une traînée de feu dans tes
veines. La possession de la moindre place do
jo La Tentation de saint .
mon corps t'emplira d'une joie plus véhémente
que la conquête d'un empire. Avance tes
lèvres! mes baisers ont le goût d'un fruit qui
se fondrait dans ton cœur! Ah! comme tu vas
te perdre sous mes cheveux, humer ma poitrine,
t'ébahir de mes membres, et brûlé par mes
prunelles, entre mes bras, dans un tourbillon...
Antoine fait un signe de croix.
Tu me dédaignes ! adieu !
Elle s'éloigne en pleurant, puis se retourne :
Bien sûr? une femme si belle!
Elle rit, et le singe qui tient le bas de sa robe,
la soulève.
Tu te repentiras, bel ermite, tu gémiras! tu
t'ennuieras! mais je m'en moque! la! lai la!
oh ! oh ! oh !
Elle s'en v.i la figure dans les mains, en sau-
tillant à cloche-pied.
s défilent devant saint Antoine, les
chevaux, les dromadaires, l'éléphant, 1-
vantes, les mulets qu'un a rechargés, les négril-
lons, le singe, les courriers verts, tenant à la main
leur lis cassé; — et la Reine de S.iba s'
en poussant une |uel convulsif, qui
vu à un ricanement.
<Y£msZ
III
uand elle a disparu, Antoine aperçoit
un enfant sur lu seuil de sa cabane.
C'est quelqu'un des serviteurs de
la Reine, pense-t-il.
Cet enfant est petit comme un nain, et pour-
tant trapu comme un Cabire, contourné, d'aspect
misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tète
prodigieusement grosse; et il grelotte sous une
Ite tunique, tout en gardant à sa main un
rouleau de pi:
La lumière de la lune, que traverse un
tombe sur lui
52 La Tentation
A NT Ol N E
l'observe de loin et en a peur.
Qui es-tu?
L'EXF a n t
répond :
Ton ancien disciple Hilarion!
ANTOINE
Tu mens! Hilarion habite depuis longues
années la Palestine.
H I LARION
J en suis revenu! c'est bien moi!
ANTOIN E
se rapproche, et il le considère.
Cependant sa figure était brillante comme
l'aurore, candide, joyeuse. Celle-là est toute
sombre et vieille.
Il [LA RU
• le long travaux m'ont fal
A N T "
La voix au: i est différente. Elle a un timbre
qui vi
de saint Antoine. 53
HILARION
C'est que je me nourris de choses arriéres!
ANTOINE
Et ces cheveux blancs?
HILARION
J'ai eu tant de chagrins !
A NTOINE
à part :
Serait-ce possible?...
HILARION
Je n'étais pas si loin que tu le supposes.
L'ermite Paul t'a rendu visite cette année, pen-
dant le mois deschebar. Il y ajuste vingt jours
que les Nomades t'ont apporté du pain. Tu as
dit, avant-hier, à un matelot de te faire par-
venir trois poinçons.
AN TOI .\ B
11 sait tout !
HILARION
Apprends même que je ne t'ai jamais quitté.
Mais tu passes de longues périodes sans in'u-
percevoir.
^4 î ' Ten talion
ANTOINE
Comment cela? Il est vrai <|iie j'ai la tète si
troublée! Cette nuit particulièrement...
HILARION
Tous les Péchés Capitaux sont venus. Mais
leurs piètres embûches se brisent contre un
Saint tel que toi !
ANTOINÏ
Oh! non!... non! A chaque minute, je dé-
faille! Que ne suis-je un de ceux dont l'âme
est toujours intrénide et l'esprit ferme, — comme
le grand Athanase, par exemple.
II I LA Kl (IN
Il a >:ié ordonné illégalement par sept évo-
ques!
ANTOINK
Qu'importe ! si sa vertu ..
HILARION
Allons donc! un homme orgueilleux, cruel,
toujoui intrigues, et finalement exilé
comme accapareur.
ANTOl
de mi i n t An/. 55
Il I I.A i; TON
Tu ne nieras pas qu'il ait voulu corrompre
Eustates, le trésorier des largesses ?
A N T O I N V.
On l'affirme ; j'en conviens.
II I LA u ION
Il a brûlé, par vengeance, la maison d'Arsène!
ANTOINE
Hélas!
II I I.A R H) N
Au concile de Nicée, il a dit en parlant de
Jésus : « l'homme du Seigneur.»
A N T O I N E
Ah ! cela c'est un blasphème !
II I LA R ION
Tellement borné, du reste, qu'il avoue ne
rien comprendre à la nature du Verbe.
AN TO I N E
souriant de plaisir :
En effetril n'a pas l'intelligence très... élevée.
56 La Tentation
HILARION
Si l'on t'avait mis à sa place, c'eût été un
grand bonheur pour tes frères comme pour toi.
Cette vie a l'écart des autres est mauvaise.
A NTOINE
Au contraire ! L'homme, étant esprit, doit se
retirer des choses mortelles. Toute action le
dégrade. Je voudrais ne pas tenir à la terre, —
même par la plante de mes pieds!
HILARION
Hypocrite qui s'enfonce dans la solitude
pour se livrer mieux au débordement de ses
convoitises! Tu te prives de viandes, de vin,
d'étuves, d'esclaves et d'honneurs ; mais comme
tu laisses ton imagination t'offrir des banquets,
des parfums, des femmes nues et des foules
applaudissantes! Ta chasteté n'est qu'une cor-
ruption plus subtile, et ce mépris du monde
l'impuissance de ta haine contre lui! C'est là
ce qui rend tes pareils si lugubres, ou peut-
ètre parce qu'ils doutent. La possession de la
vérile donne la joie. Est-ce que Jésus était
Il allait entouré d'amis, se rep
l'ombre de l'olivier, entrait chez le publicain,
multipliait les coupes, pardonnant à la péche-
resse, guérissant toutes les douleurs. Toi, tu
de saint Antoine. 57
n'as de pitié que pour ta misère. ( !'< t comme
un remords qui t'agite et une démence farouche,
jusqu'à repousser la caresse d'un chien ou le
sourire d'un enfant.
A MOINE
éclate en sanglots.
Assez! assez! tu remues trop mon cœur!
H1LARION
Secoue la vermine de tes haillons ! Relève-toi
de ton ordure ! Ton Dieu n'est pas un Moloch
qui demande de la chair en sacrifice !
ANTOINE
Cependant la souffrance est bénie. Les ché-
rubins s'inclinent pour recevoir le sang des
confesseurs.
II I LA K ION
Admire donc les MonUnistes ! ils dépassent
tous les autres.
ANTOINE
Mais c'est la vérité de la doctrine qui fait le
martyre !
H I LA K I ON
Comment peut-il en prouver l'excellence,
puisqu'il témoigne également pour L'erreur?
58 La Tentation
ANTOINE
Te tairas-tu, vipère!
II l LA RION
Cela n'est peut-être pas si difficile. Le-
exhortations des amis, le plaisir d'insulter le
peuple, le serment qu'on a fait, un certain ver-
tige, mille circonstances les aident.
Antoine s'éloigne d'Hilarion. llilarion le suit.
D'ailleurs, cetle manière de mourir amène de
grands désordres. Denys, Cyprien et Grégoire
s'y sont soustraits. Pierre d'Alexandrie l'a blâ-
mée, et le concile d'Klvire...
ANTOINE
se bouche les oreilles.
Je n'écoute plus !
11 II. A RION
élevant la voix :
Voilà que tu retombes dans ton péché d'ha-
. la paresse. L'ignorance est l'écume de
eil. < )n dit: * Ma conviction est faito
» et un nu pi i e le docteurs,
ophe . la tradition . et jusqu'au texte
de la Loi qu'on ignore. Crois-iu tenir La sagesse
dans ta main \
de \ii//// Antoine. 59
ANTOINE
Je l'entends toujours! Ses paroles bruyantes
emplissent ma tùte.
HILARION
Les efforts pour comprendre Dieu sont supé-
rieurs à tes mortifications pour le fléchir. Nous
n'avons de mérite que par notre soif du Vrai.
La Religion seule n'explique pas tout ; et la
solution des problèmes que tu méconnais peut
la rendre plus inattaquable et plus haute.
Donc il faut, pour son salut, communiquer avec
ses frères, — ou bien l'Église, l'a?semblée des
fidèles, ne serait qu'un mot, — et écouter toutes
les raisons, ne dédaigner rien, ni personne. Le
sorcier Balaam, le poète Eschyle et la sibylle
de dîmes avaient annoncé le Sauveur. Denys
l'Alexandrin reçut du Ciel l'ordre de lire tous
les livres. Saint Clément nous ordonne la
culture des lettres grecques. Ilermas a etc
converti par l'illusion d'une femme qu'il avait
aimée.
ANTOINE
Quel air d'autorité! Il me semble que tu
grandis...
En eilet, l.i taille d'Hilarion s'est progressive-
6o / ./ Trnlation
nient élevée; et Antoine, pour ne plus le voir,
ferme les veux.
11 I LA K ION
Rassure-toi, bon ermite!
Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, —
comme autrefois, quand à la première lueur du
jour je te saluais, en t 'appelant « claire étoile
du matin » ; et tu commençais tout de suite
mes instructions. Elles ne sont pas finies. La
lune nous éclaire suffisamment. Je t'écoute.
Il a tiré un calame de sa ceinture; et, par
terre, jambes croisées, avec son rouleau de pa-
pyrus à la main, il lève la tête vers saint Antoine,
qui, assis près de lui. reste le front penché.
Apres un moment de silence, Hilarion reprend:
La parole d< Dieu, n'est-ce pas, nous est
confirmée par les miracles? Cependant les
sorciers de Pharaon en faisaient; d'autres
imposteurs peuvent en faire; on s'y trompe.
Qu'est-ce donc qu'un miracle? Un événement
qui nous semble en dehors de la nature. Mai
connaisson nou touti
qu'une linairement ne nous étonne
pa . ensuit-il que nous la com|
ANTO 1
l'eu importe! il faut croire l'Écriture!
de saint A n toine. f>i
H ILAKION
Saint Paul , Origène et bien d'autres ne
l'entendaient pas littéralement ; mais si on
l'explique par des allégories, elle devient le
partage d'un petit nombre, et l'évidence de la
vérité disparaît. (_)ue faire?
A N T O I N E
S'en remettre à l'Eglise!
H 1 LA Kl ON
Donc l'Écriture est inutile?
ANTOINE
Non pas! quoique l'Ancien Testament, je
l'avoue, ait... des obscurités... Mais le Nouveau
resplendit d'une lumière pure.
Il II. A K ION
Cependant l'ange annonciateur, dans Mat-
thieu, apparaît à Joseph, tandis que, dans Luc,
c'est à M. nie. L'onction de Jésus par une
femme se passe, d'après le premier Évangile,
au commencement de sa vie publique, et, selon
les trois autres peu de jours avant sa mort.
Le breuvage qu'on lui offre sur la croix, c'est,
dan Matthieu, du vinaigre avec du fiel, dans
Marc, du vin et de la myrrhe. Suivant Luc et
/ <i Te n tal 10 n
Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni
argent, ni sac, pas même de sandales et de
bâton ; dans Marc, au contraire, Jésus leur
défend de rien emporter si ce n'est des sandales
et un bâton. Je m'y perds!...
a N T 0 I N E
avec ébakissement :
En effet... en effet...
H I I. A RIO N
Au contact de l'hémorroïdesse, Jésus se re-
tourna en disant: « Oui m'a touche? « 11 ne
savait donc pas qui le touchait ? Cela contredit
l'omniscience de Jésus. Si le tombeau était
surveillé par des gardes, les femmes n'avaù nt
pas à s'inquiéter d'un aide pour soulever la
pierre de ce tombeau. Donc, il n'y avait pas de
gardes, ou bien les saintes femmes n'étaient
A Emmaiis, il mange avec ses disciples
et leur fait tâter ses plaies. C'est un corps
humain, un objet matériel, pondérable, et
mi qui traverse les murailles. Est-ce
■le ?
A N I 1 1 ! N I
Il faudrait beaucoup de temps pour te ré-
pondre !
de taittt Antoine.
H I I. A RI O N
Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien que-
tant le Fils? Qu'avait-il besoin du baptême,
s'il était le Verbe ? Comment le Diable pou-
vait-il le tenter, lui, Dieu?
Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais
venues ?
ANTOINE
Oui!... souvent!... Engourdies ou furieuses,
elles demeurent dans ma conscience. Je les
écrase, elles renaissent, m'étouffent ; et je crois
parfois que je suis maudit.
FI I I. A K ION
Alors, tu n'as que faire de servir Dieu ?
A NTOIXE
J'ai toujours besoin de l'adorer!
Apres un Ion;.; silence,
H I LA RION
reprend :
Mais en dehors du dogme, toute liberté de
recherches nous est permise. Désires-tu con-
naître la hiérarchie des Anges, la vertu des
Nombres, la raison des germes et des méta-
morphoses ?
/ Tentation de saint Antoine.
A NTO I N I
Oui ! oui ! ma pensée se débat pour sortir de
sa prison. Il me semble qu'en ramassant nus
forces j'y parviendrai. Quelquefois même, pen-
dant la durée d'un éclair, je me trouve comme
suspendu; puis je retombe!
Hl LA R tON
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par
des sages. Ils vivent dans un pays lointain,
ous des arbres gigantesques, vêtus de
blanc et calmes comme des Dieux. Un air
chaud les nourrit. Des léopards tout à l'entour
marchent sur des gazons. Le murmure des
sources avec le hennissement des licornes se
mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la
face de l'Inconnu se dévoilera!
A NT O I N 1
soupirant :
La route est longue, et je suis vieux!
H [ L AR I O N
Oh! oh! les hommes savants ne sont pus
rares! Il y en a même tout près de toi ; ici! —
Entrons !
IV
t Antoine voit devant lui une basi-
lique immense.
La lumière se projette du fond,
merveilleuse comme serait un soleil
multicolore. Elle éclaire les têtes
innombrables de la foule qui emplit la nef et
reflue entre les colonnes, vers les bas côtés, — où
l'on distingue, dans des compartiments de bois,
des autels, des lits, des chaînettes de petites pierres
bleues, et des constellations peintes sur les murs.
Au milieu de la houle, des groupes, çà et là,
stationnent. Des hommes, debout sur des esca-
beaux, haranguent, le doigt levé; d'autres prient
les bras en croix, sont couchés par terre, chantent
des hymnes ou boivent du vin ; autour d'une table,
6b La 'I\ntation
des fidèles font les agapes; des martyrs démail-
lottent leurs membres pour montrer leurs bles-
sures; des vieillards, appuyés sur des bâtons,
racontent leurs voyages.
Il y en a du pays des Germains, de la Thrace
et des Gaules, de la Scytbîe et des Indes, — avec
de la neige sur la barbe, des plumes dans la che-
velure, des épines aux franges de leur vêtement,
les sandales noires de poussière, la peau brûlée
par le soleil. Tous les costumes se confondent, les
manteaux de pourpre et les robes de lin, des d.il-
matiques brodées, des sayons de poil, des bonnets
de matelots, des mitres d'évêques. Leurs veux ful-
gurent extraordinairement. Ils ont l'air de bour-
reaux ou l'air d'eunuques.
Hilarion s'avance au milieu d'eux. Tous le
saluent. Antoine, en se serrant contre son épaule,
les observe. Il remarque beaucoup de femmes.
Plusieurs sont habillées en hommes, avec les che-
veux ras; il en a peur.
HILARION
Ce sont des chrétiennes qui ont converti
leurs maris. D'ailleurs les femmes sont toujours
pour Jésus, même les idolâtres, témoin Procula
l'épouse de Pilate, et Poppée la concubine de
Néron. Ne tremble plus! avance!
El il en arrive d'autres, continuellement.
Ils se multiplient, se dédoublent, légers comme
des Ombles, tout en faisant une grande clameur
il r t a : n I A >! tO ! il t ■ f>7
où se mêlent des hurlements de rage, des cris
d'amour, des cantiques et des objurgations.
anïoi.n i;
à voix basse:
Que veulent-ils?
HILARION
Le Seigneur a dit: « J'aurais encore à vous
parler de bien des choses.» Ils possèdent ces
choses.
Et il le pousse vers un trône d'or à cinq mar-
ches où, entouré de quatre-vingt-quinze disciples,
tous frottés d'huile, maigres et très pâles, siège le
prophète Manès, — beau comme un archange,
immobile comme une statue, portant une robe
indienne, des escarboucles dans ses cheveux nattés,
à sa main gauche un livre d'images peintes, et
sous sa droite un globe. Les images représentent
les créatures qui sommeillaient dans le chaos.
Antoine se penche pour les voir. Puis,
fait tourner son globe; et réglant ses paroles sur
une lyre d'où .s'échappent des sons cristallins:
La terre céleste est à l'extrémité supérieure,
la terre mortelle à l'extrémité inférieure. Elle
68 La Tentation
est soutenue par deux anges, le Splenditenens
et l'Omophore à six visages.
Au sommet du ciel le plus haut se tient la
Divinité impassible ; en dessous, face à face,
sont le Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.
Les ténèbres s'étant avancées jusqu'à son
royaume, Dieu tira de son essence une vertu
qui produisit le premier homme ; et il l'envi-
ronna des cinq éléments. Mais les démons des
ténèbres lui en dérobèrent une partie, et cette
partie est l'âme.
11 n'y a qu'une seule âme — universellement
épandue, comme l'eau d'un fleuve divisé en
plusieurs bras. C'est elle qui soupire dans le
vent, grince dans le marbre qu'on scie, hurle
par la voix de la mer ; et elle pleure des
larmes de lait quand on arrache les feuilles du
figuier.
Les âmes sorties de ce monde émigrent vers
les astres, qui sont des ctres animés.
A N T O I N E
se met à rire.
Ah! ah! quelle absurde imagination!
l'N HOMME
sans barbe et d'apparence austère:
I ii <jii"i ?
(//• saint A n toi ne. 69
Antoine va répondre. Mais Hilarion lui dit tout
bas que cet homme est l'immense Origéne; et
M A N È S
reprend :
D'abord elles s'arrêtent dans la lune, où
elles se purifient. Ensuite elles montent dans
le soleil.
A N T 0 I N E
lentement:
Te ne connais rien... qui nous empêche... de
le croire.
MANES
Le but de toute créature est la délivrance du
rayon céleste enfermé dans la matière. Il s'en
échappe plus facilement par les parfums, les
épices, l'arôme du vin cuit, les choses légères
qui ressemblent à des pensées. Mais les actes
de la vie l'y retiennent. Le meurtrier renaîtra
dans le corps d'un celèphe, celui qui tue un
animal deviendra cet animal; si tu plantes une
vigne, tu seras lié dans ses rameaux. La nour-
riture en absorbe. Donc, privez-vous ! jeûnez !
HILARION
Ils sont tempérants, comme tu vois!
70 La Tentation
Il y en a beaucoup dans les viandes, moins
dans les herbes. D'ailleurs les Purs, grâce à
leurs mérites, dépouillent les végétaux de cette
partie lumineuse et elle remonte à son foyer.
Les animaux, par la génération, l'emprisonnent
dans la chair. Donc, fuyez les femmes!
H1LARI0N
Admire leur continence !
Ou plutôt, faites si bien qu'elles ne soient
pas fécondes. — Mieux vaut pour l'âme tomber
sur la terre que de languir dans des entraves
charnelles !
ANTOINE
Ah I l'abomination I
h i LA K ION
f_Hf importe la hiérarchie des turpitudes?
l'Eglise a bien fait du mariage un sacrementl
SATURNIN
en costume tic Syrie :
Il propage un ordre de choses funeste! Le
i/i- saint Antoine. 71
Père, pour punir les anges révoltés, leur
ordonna de créer le monde. Le Christ est
venu, afin que le Dieu des Juifs qui était un
de ces anges...
ANTOINE
Un ange? lui! le Créateur I
CERDON
N'a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses
prophètes, séduit les peuples, répandu le men-
songe et l'idolâtrie ?
MARCION
Certainement, le Créateur n'est pas le vrai
Dieu!
SAINT CLÉMENT D'ALEXANDRIE
La matière est éternelle!
BARDES A NES
en mage de Babylone:
Elle a été formée par les Sept Esprits plané-
taires.
LES HERNIENS
Les anges ont fait les âmes!
7- Z <! Tentation
LES PRISCILL1 ANIENS
C'est le Diable qui a fait le monde
AN TOI N B
se rejette en arriére
Horreur!
HILARION
le soutenant :
Tu te désespères trop vite ! tu comprends
ma] leur doctrine! en voici un qui a reçu la
sienne de Théodas, l'ami de saint Paul.
Écoute-le !
Et, sur un signe d'Hilarion,
VALï NTIN
en unique de toile d'argent, la voix sifflante et
le cr.ine pointu :
Le monde est l'œuvre d'un Dieu en délire.
A N T < I
baisse la tête.
L'œuvre d'un Dieu en délire!...
un lonj; silence :
Comment cela?
i/r s ii m I A a toine 73
VALENT1N
Le plus parfait des êtres, des Kons, l'Abîme,
reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée.
De leur union sortit l'Intelligence, qui eut pour
compagne la Vérité.
L'Intelligence et la Vérité engendrèrent le
Verbe et la Vie, qui, à leur tour, engendrèrent
l'Homme et l'Église ; — et cela fait huit Éons !
Il compte sur ses doigts.
Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres
Eons, c'est-à-dire cinq couples. l'Homme et
l'Église en avaient produit douze autres, parmi
lesquels le Paraclet et la Foi, l'Espérance et la
Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.
L'ensemble de ces trente Eons constitue le
Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi,
comme les échos d'une voix qui s'éloigne,
comme les effluves d'un parfum qui s'évapore,
comme les feux du soleil qui se couche, les
Puissances émanées du Principe vont toujours
s'affaiblissant.
Mais Sophia, désireuse de connaître le Père,
s'élança hors du Plérôme ; — et le Verbe fit
alors un autre couple, le Christ et le Saint-
Esprit, qui avait relié entre eux tous les Eons;
et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur
du Plérôme.
74 L ii 7 1- n ta lion
Cependant, l'effort de Sophia pour s'enfuir
avait laissé dans le vide une image d'elle, une
substance mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur
en eut pitié, la délivra des passions ; — et du
sourire d'Acharamoth délivrée la lumière
naquit; ses larmes firent les eaux, sa tristesse
engendra la matière noire.
D'Acharamoth sortit le Démiurge, fabri-
cateur des mondes, des cieux et du Diable. Il
habite bien plus bas que le Plérôme, sans même
l'apercevoir, tellement qu'il se croit le vrai
Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes:
« 11 n'y a d'autre Dieu que moi!» Puis il fit
l'homme, et lui jeta dans l'âme la semence
immatérielle, qui était l'Église, reflet de l'autre
Eglise placée dans le Plérôme.
Acharamoth, un jour, parvenant à la région
la plus haute, se joindra au Sauveur ; le feu
caché dans le monde anéantira toute matière,
se dévorera lui-même, et les hommes, devenus
de purs esprits, épouseront des anges !
ORlf, i N B
Alors le Démon sera vaincu, et le règne de
1 lieu i nmiiu |
Antoine retient un cri; et aussitôt,
il ' i- j ii in t Antoine. 75
BASILI DE
le prenant par le coude :
L'Etre suprême avec les émanations infinies
s'appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes
ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne,
rectitude-sur-rectitude.
On obtient la force de Kaulakau par le
secours de certains mots, inscrits sur cette cal-
cédoine pour faciliter la mémoire.
Et il montre à son cou une petite pierre où sont
gravées des lignes bizarres.
Alors tu seras transporté dans l'Invisible ; et,
supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la
vertu !
Nous autres, les Purs, nous devons fuir la
douleur, d'après l'exemple de Kaulakau.
ANTOINE
Comment! et la croix?
LES EI.KHESAÏTES
en robe d'hyacinthe, lui répondent :
La tristesse, la bassesse, la condamnation et
l'oppression de mes pères sont effacées, grâce à
la mission qui est venue !
76 La Tentation
On peut renier le Christ inférieur, l'homme-
Jésus; mais il faut adorer l'autre Christ, éclos
dans sa personne sous l'aile de la Colombe.
Honorez le mariage! Le Saint-Esprit est
féminin !
Hilarion a disparu ; et Antoine poussé par la
foule arrive devant
LFS CAKPOCRATIENS
étendus avec des femmes sur des coussins d'écar-
late :
A Tant de rentrer dans l'Unique, tu passeras
par une série de conditions et d'actions. Pour
l'affranchir des ténèbres, accomplis, dès main-
tenant, leurs œuvres! L'époux va dire à l'é-
pouse: « Fais la charité à ton frère,» et elle
te baisera.
LES NICOLAÏTES
assemblés autour d'un mets qui fume:
C'est de la viande offerte aux idoles;
prends-en! L'apostasie est permise quand le
cœur est pur. Gorge ta chair de ce qu'elle
demande. Tâche de l'exterminer à force de
débauche: ' Prounikos, la mère du Ciel, s'est
vautrée dans les ignominies.
de saint A ntoine. 77
LES MARCOSIENS
avec des anneaux d'or, et ruisselants de baume:
Entre chez nous pour t'unir à L'Esprit ! Entre
chez nous pour boire l'immortalité!
Et l'un d'eux lui montre, derrière une tapisserie,
le corps d'un homme terminé par une tête d'âne.
Cela représente Sabaoth, père du Diable. En
marque de haine, il crache dessus.
Un autre découvre un lit très bas, jonché de
fleurs, en disant que
Les noces spirituelles vont s'accomplir.
Un troisième tient une coupe de verre, fait une
invocation; du sang y parait:
Ah! le voilà! le voilà! le sang du Christ!
Antoine s'écarte. Mais il est éclaboussé par l'eau
qui saute d'une cuve.
LES HELVIDIENS
s'y jettent la tête en bas, en marmottant :
L'homme régénéré par le baptême est impec-
cable !
Puis il passe près d'un grand feu, où se chauf-
fent les Adamites, complètement nus pour imiter
la pureté du paradis; et il se heurte aux
78 La Tentation
MESSALIENS
vautrés sur les dalles, à moitié endormis, stu-
pides :
Oh ! écrase-nous si tu veux, nous ne bou-
gerons pas! Le travail est un péché, toute occu-
pation mauvaise !
Derrière ceux-là, les abjects
PATERNIENS
hommes, femmes et enfants, péle-mèle sur un tas
d'ordures, relèvent leurs faces hideuses barbouillées
de vin :
Les parties inférieures du corps faites par
le Diable lui appartiennent. Buvons, mangeons,
forniquons !
^ETIUS.
Les crimes sont des besoins au-dessous du
regard de Dieu !
Mais tout à COUp
U N 1IO M M I
vêtu d'un manteau carthaginois, bondit au milieu
d'eux, avec un paquet de lanières à la main, et
frappe au hasard de droite et de gattche, violem-
ment :
Ali ! imposteurs, brigands, simoniaqucs, héré-
de saint Auto nu-. 79
tiques et démons ! la vermine des écoles, la lie
de l'enfer! Celui-là, Marcion, c'est un matelot
de Sinope excommunié pour inceste ; on a banni
Carpocras comme magicien ; /Etius a volé sa
concubine ; Nicolas prostitué sa femme ; et
Manès, qui se fait appeler le Bouddha et qui
se nomme Cubricus, fut écorché vif avec une
pointe de roseau, si bien que sa peau tannée se
balance aux portes de Ctésiphon !
ANTOINE
a reconnu Tertullien, et s'élance pour le re-
joindre.
Maître ! à moi ! à moi !
TERTULLIEN
continuant :
Brisez les images! voilez les vierges! Priez,
jeûnez, pleurez, mortifiez-vous ! Pas de philo-
sophie ! pas de livres ! après Jésus; la science est
inutile !
Tous ont fui ; et Antoine voit, à la place de Ter-
tullien, une femme assise sur un banc de pierre.
Elle sanglote, la tete appuyée contre une co-
lonne, les cheveux pendants, le corps affaissé dans
une longue sim.irre brune.
Puis, ils se trouvent l'un prés de l'autre, loin
de la foule; — et un silence, un apaisement extra-
8o La Tentation
ordinaire s'est fait, comme dans les bois quand le
vent s'arrête et que les feuilles tout à coup ne
remuent plus.
Cette femme est très belle, flétrie pourtant et
d'une pâleur de sépulcre. Ils se regardent; et leurs
yeux s'envoient comme un flot de pensées, mille
choses anciennes, confuses et profondes. Enfin,
PRISCILLA
se met à dire:
J'étais dans la dernière chambre des bains,
et je m'endormais au bourdonnement des rues.
Tout à coup j'entendis des clameurs. On
criait: « C'est un magicien I c'est le Diable!»
Et la foule s'arrêta devant notre maison, en
face du temple d'Esculape. Je me haussai avec
les poignets jusqu'à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un
homme qui portait un carcan de fer à son cou,
Il prenait des charbons dans un réchaud, et il
s'en faisait sur la poitrine de larges traînées,
en appelant « Jésus, Jésus! » Le peuple disait :
« Cela n'est pas permis! lapidons-le! » Lui, il
continuait. C'étaient des choses inouïes, trans-
portantes, Des fleurs larges comme le soleil
tournaient devanl me yeux, et j'entendais dans
les espaces une harpe d'or vibrer. Le jour
Mi btas lâchèrent les barreaux, mon
de saint Antoine. 8l
corps défaillit, et quand il m'eut amenée à
sa maison...
ANTOINE
De qui donc parles-tu ?
PHI S CI LL A
Mais, de Montanus !
ANTOINE
Il est mort, Montanus.
PRISCILLA
Ce n'est pas vrai !
UNE VOIX
Non, Montanus n'est pas mort!
Antoine se retourne; et prés de lui, de l'autre
côté, sur le banc, une seconde femme est assise,
— blonde celh-là, et encore plus pale, avec des
bouffissures sous les paupières comme si elle avait
longtemps pleuré. Sans qu'il l'interroge, elle dit:
M A X I M I L L A
Nous revenions de Tarse par les montagnes,
lorsqu'à un détour du chemin nous vîmes un
homme sous un figuier.
■ 11 cria de loin: « Arrêtez-vous!» et il se
précipita en nous injuriant. Les esclaves accou-
82 La Tentation
rurent. Il éclata de rire. Les chevaux se
cabrèrent. Les molosses hurlaient tous.
Il était debout. La sueur coulait sur son
visage. Le vent faisait claquer son manteau.
En nous appelant par nos noms, il nous
reprochait la vanité de nos œuvres, l'infamie
de nos corps ; — et il levait le poing du côté
des dromadaires, à cause des clochettes d'argent
qu'ils portaient sous la mâchoire.
Sa fureur me versait l'épouvante dans les
entrailles; c'était pourtant comme une volupté
qui me berçait, m'enivrait.
D'abord, les esclaves s'approchèrent. « Maître,
dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées;» puis ce
furent les femmes: « Nous avons peur,» et les
esclaves s'en allèrent. Puis les enfants se
mirent à pleurer : « Nous avons faim! » Et
comme on n'avait pas répondu aux femmes,
elles disparurent.
Lui, il parlait. Je sentis quelqu'un près de
moi. C'était l'époux ; j'écoutais l'autre. Il se
traîna parmi les pierres en s'écriant « Tu m'a-
bandonnes ? » et je répondis : « Oui ! va-t'en ! »
— afin d'accompagner Montanus.
A N T O I N L
L n eunuque !
//>■ sainl Antoine. S 3
P R I S C I L I. A
Ah ! cela t'étonne, cœur grossier ! Cependant
Madeleine, Jeanne, Marthe et Suzanne n'en-
traient pas dans la couche du Sauveur. Les
âmes, mieux que les corps, peuvent s'étreindre
avec délire. Pour conserver impunément Eus-
tolie, Léonce l'évêque se mutila, — aimant
mieux son amour que sa virilité. Et puis, ce
n'est pas ma faute; un esprit m'y contraint;
Sotas n'a pu me guérir. Il est cruel, pourtant!
Qu'importe! Je suis la dernière des prophé-
tesses ; et après moi, la fin du monde viendra.
MAXIM ILLA
Il m'a comblée de ses dons. Aucune d'ailleurs
ne l'aime autant, — et n'en est plus aimée!
PRISCILLA
Tu mens ! c'est moi !
MAXIMILLA
Non, c'est moi !
Elles se battent.
Entre leurs épaules parait la tête d'un nègre.
?4 I-n Tentation
MONTANTS
couvert d'un manteau noir, fermé par deux os de
mort :
Apaisez-vous, mes colombes! Incapables du
bonheur terrestre, nous sommes par cette union
dans la plénitude spirituelle. Après l'âge ciu
Père, l'âge du Fils : et j'inaugure le troisième,
celui du Paraclet. Sa lumière m'est venue du-
rant les quarante nuits que la Jérusalem céleste
a brillé dans le firmament, au-dessus de ma
maison, à Pepuza.
Ah ! comme vous criez d'angoisse quand les
lanières vous flagellent ! comme vos membres
endoloris se présentent à mes ardeurs ! comme
vous languissez sur ma poitrine, d'un irréali-
sable amour! Il est si fort qu'il vous a décou-
vert des mondes, et vous pouvez maintenant
apercevoir les âmes avec vos yeux.
Antoine fait un geste d'étonnement.
TE RTU1 I [EN
revenu prés de Montanus :
Sans doute, puisque l'âme a un corps, — ce
qui n'a point de corps n'existant pas.
de sain/ Antoine. 85
MONTAN US
Pour la rendre plus subtile, j'ai institué des
mortifications nombreuses, trois carêmes par
an, et pour chaque nuit des prières où l'on
ferme la bouche, — de peur que l'haleine en
s'échappant ne ternisse la pensée. Il faut s'abs-
tenir des secondes noces, ou plutôt de tout
mariage ! Les anges ont péché avec les
femmes.
LES ARCONTIQUES
en ciliccs de crins:
Le Sauveur a dit: « Je suis venu pour dé-
truire l'œuvre de la Femme. »
LES TATIANIENS
en cilices de joncs :
L'arbre du mal c'est elle ! Les habits de peau
sont notre corps.
Et, avançant toujours du même côté, Antoine
rencontre
LES VALÉSI1
étendus par terre, avec des plaques rouges au bas
du ventre, sous leur tunique.
S(î La Tentation
Ils lui présentent un couteau:
Fais comme Origène et comme nous ! Est-ce
la douleur que tu crains, lâche? Est-ce l'amour
de ta chair qui te retient, hypocrite ?
Et pendant qu'il est à les regarder se débattre,
étendus sur le dos dans les mares de leur sang,
LFS CAÏNITES
les cheveux noués par une vipère, passent près de
lui, en vociférant à son oreille :
Gloire à Gain ! gloire à Sodome ! gloire à
Judas !
Caïn fit la race des forts. Sodome épouvanta
la terre avec son châtiment; et c'est par Judas
que Dieu sauva le monde! — Oui, Judas! sans
lui pas de mort et pas de rédemption !
Ils disparaissent sous la horde des
CIRCONCELLIONS
vêtus de peaux de loup, couronnés d'épines, et
portant des massues de fer:
ez le fruit! troublez la source! noyez
l'enfant! Pillez le riche qui se trouve heureux,
qui mange beaucoup ! Battez le pauvre qui
envie la housse de l'âne, le repas du chien, le
niii de l'oiseau, et qui se désole parce que les
autres ne sont pas des misérables comme lui.
<i ',• '■•i in/ Antoine. S 7
Nous, les Saints, pour hâter la fin du monde,
nous empoisonnons, brûlons, massacrons!
Le salut n'est que dans le martyre. Nous
nous donnons le martyre. Nous enlevons avec
des tenailles la peau de nos têtes, nous <.
nos membres sous les charrues, nous nous jetons
dans la gueule des fours !
Honni le baptême! honnie l'eucharistie!
honni le mariage! damnation universelle!
Alors, dans toute la basilique, c'est un redouble-
ment de fureurs.
Les Audiens tirent des flèches contre le Diable;
les Collyridicns lancent au plafond des voiles
bleus; les Ascites se prosternent devant une outre;
les Marcionites baptisent un mort avec de l'huile.
Auprès d'Appelles, une femme, pour expliquer
mieux son idée, fait voir un pain rond dans une
bouteille ; une autre, au milieu des Sampséens,
distribue, comme une hostie, la poussière de ses
sandales. Sur le lit des Marcosiens jonché de
roses, deux amants s'embrassent. Les Circoncel-
lions s'entr'égorgent, les Valcsiens raient, Barde-
sane chante, Carpocras danse, Maximilla et Pris-
cilla poussent des gémissements sonores ; — et la
fausse prophétesse de Cappadoce, toute nue, ac-
coudée sur un lion et secouant trois flambeaux,
hurle l'Invocation-Terrible.
les colonnes se balancent comme des troncs
d'arbres, les amulettes aux cous des Hérésiarques
SS La Tentation
eutre-croisent des lignes de feux, les constellations
dans les chapelles s'agitent, et les murs reculent
sous le va-et-vient de la foule, dont chaque tête
est un flot qui saute et rugit.
Cependant, — du fond même de la clameur,
une chanson s'élève avec des éclats de rire, où le
nom de Jésus revient.
Ce sont des gens de la plèbe, tous frappant dans
leurs mains pour marquer la cadence. Au milieu
d'eux est
ARIIIS
en costume de 4>acre.
Les fous qui déclament contre moi préten-
dent expliquer l'absurde ; et pour les perdre
tout à fait, j'ai composé des petits poèmes tel-
lement drôles, qu'on les sait par cœur dans les
moulins, les tavernes et les ports.
Mille fois non ! le Fils n'est pas coéternel au
Père, ni de même substance! Autrement il
n'aurait pas dit : « Père, éloigne de moi ce
calice! — Pourquoi m'appelez-vous bon? Dieu
seul est bon ! — Je vais à mon Dieu, à votre
Dieu ! » et d'autres paroles attestant sa qualité
de créature. Elle nous est démontrée, dé plus,
pai tous ses noms: agneau, pasteur, fontaine,
. Bis de l'homme, prophète, bonne voie,
pierre angulaire !
de saint Antoine.
SABELLIUS
Moi, je soutiens que tous deux sont iden-
tiques.
ARIUS
Le concile d'Antioche a décidé le contraire.
ANTOINE
Qu'est-ce donc que le Verbe?... Ou'était
Jésus ?
LES VALENTINIENS
C'était l'époux d'Acharamoth repentie !
LES SETHIANIENS
C'était Sem, fils de Noé !
LES THÉODOT1ENS
C'était Melchisédech!
LES MÉRINTHIENS
Ce n'était rien qu'un homme !
LES APOLLINARISTES
Il en a pris l'apparence! il a simule [a Pa -
sion.
go La Tent
maece:
. ?ppement du Père!
LE PAPE CALIXTE
deux modes d'un seul
MÉTHO:
Il fut d'abord dans Adam, puis dans l'homme.
CÉRINTHE
£t il ressuscitera!
.ENTIN
Imposable, — son corps étant céleste!
iTE
Il . ae depuis son baptême !
HERMOC
Il habite le soleil!
t un cercle autour
a tète dans ses mains.
et la peau maculée de lèpre, s'avance
: au! Il souffrait de
(!>• ta ; u I An to ine. f)I
la maladie bellérophontienne ; et sa mère, la
parfumeuse, s'est livrée à Pantherus, un soldat
romain, sur des gerbes de maïs, un soir de
moisson.
ANTOINE
vivement, relève sa tête, les regarde sans parler;
puis marche droit sur eux :
Docteurs , magiciens , évêques et diacres,
hommes et fantômes, arrière ! arrière ! V
tous des mensonges.
LES HÉRÉSIARQUES
Nous avons des martyrs plus martyrs que les
tiens, des prières plus difficiles, des élans
d'amour supérieurs, des extases aussi longues.
ANTOINE
Mais pas de révélation ! pas de preuves l
Alors tous brandissent dans l'air des rouleaux
de papyrus, des tablettes de bois, des morceaux
de cuir, des bandes d'étoffes; — et se poussant
les uns les autres :
I I - CÊRINTHIENS
Voila l'Évangile des Hébreux !
92 La Tentation
LES MARCIONITES
L'Évangile du Seigneur !
LES MARCOSIENS
L'Evangile d'Eve !
LES ENCRATITES
L'Évangile de Thomas.
LES CAÏNITES
L'Évangile de Judas!
BASILIDE
Le traité de l 'âme advenue !
M a N È s
La prophétie de Barcouf!
Antoine se débat, leur échappe; — et il aper-
çoit dans un coin, plein d'ombre,
I r^ VIEUX BBIONITBS
desséchés comme des momies, le regard éteint, les
sourcils blancs.
Ils disent, d'une voix chevrotante
Nous l'avons connu, nous autres, nous l'avons
connu, le fils du charpentier! Nous étions de
de saint A n tome. 93
son âge, nous habitions dans sa rue. Il s'amusait
avec de la boue à modeler des petits oiseaux, sans
avoir peur du coupant des tailloirs, aidait son
père dans son travail, ou assemblait pour sa
mère des pelotons de laine teinte. Puis, il fit
un voyage en Egypte, d'où il rapporta de grands
secrets. Nous étions à Jéricho, quand il vint
trou%'er le mangeur de sauterelles. Ils causèrent
à voix basse, sans que personne pût les enten-
dre. Mais c'est à partir de ce moment qu'il fit
du bruit en Galilée et qu'on a débité sur son
compte beaucoup de fables.
Ils répètent, en tremblotant:
Nous l'avons connu, nous autres ! nous l'avons
connu!
ANTOINE
Ah! encore, parlez! parlez! Comment était
son visage?
TERTl ILLIEN
D'un aspect farouche et repoussant ; — car il
s'était chargé de tous les crimes, toutes les dou-
leurs, et toutes les difformités du monde.
ANTOINE
Oh! non! non! Je me figure, au contraire,
C)4 La Tentation
que toute sa personne avait une beauté plus
qu'humaine.
EUSÈBE DE CÉSAR ÉE
Il y a bien à Paneades , contre une vieille
masure, dans un fouillis d'herbes, une statue de
pierre, élevée, à ce qu'on prétend, par l'hémor-
roïdesse. Mais le temps lui a rongé la face, et
les pluies ont gâté l'inscription.
Une femme sort du groupe des Carpocratîens,
M A R c e 1. 1. 1 n : a
Autrefois, j'étais diaconesse à Rome dans une
petite église, où je faisais voir aux fidèles les
en argent de saint Paul, d'Homère, de
Pythagore et de Jésus-Christ.
Je n'ai gardé que la sienne.
Elle entrouvre son manteau.
La veux-tu '.
1 1 N E V n I x
Il repu. lit, lui-même, quand nous l'appelons!
c'est l'heure ! Viens !
l"t Antoine Sent tomber sur son bras une main
brutale, qui l'entraîne.
11 monte un escalier complètement obscur; —
dr \iiint Antoine. v-
et, après bien des marches, il arrive devant une
porte.
Alors, celui qui le mène (est-ce Hilarion? il
n'en sait rien) dit à l'oreille d'un autre : « Le
Seigneur va venir, » — et ils sont introduits dans
une chambre, basse de plafond, sans meubles.
Ce qui le frappe d'abord, c'est en face de lui
une longue chrysalide couleur de sang, avec une
tète d'homme d'où s'échappent des rayons, et le
mot Knouphis, écrit en grec tout autour. Elle do-
mine un fut de colonne, posé au milieu d'un pié-
destal. Sur les autres parois de la chambre, des
médaillons en fer poli représentent des tètes d'ani-
maux, celle d'un bœuf, d'un lion, d'un aigle,
d'un chien, et la tète d'âne — encore!
Les lampes d'argile, suspendues au bas de ces
images, font une lumière vacillante. Antoine, par
un trou de la muraille, aperçoit la lune qui brille
au loin sur les flots, et même il distingue leur
petit clapotement régulier, avec le bruit sourd
d'une carène de navire tapant contre les pierres
d'un mole.
Des hommes accroupis, la figure sous leurs
manteaux, lancent, par intervalles, comme un
aboiement étouffé. Des femmes sommeillent, le
front sur leurs deux bras que soutiennent leurs
genoux, tellement perdues dans leurs voiles qu'on
dirait des tas de hardes le long du mur. Auprès
d'elles, des enfants demi-nus, tout dévorés de ver-
mine, regardent d'un air idiot les lampes brûler
— et on ne fait rien; on attend quelque chose.
96 La Tentation
Ils parlent à voix basse de leurs familles, ou se
communiquent des remèdes pour leurs maladies.
Plusieurs vont s'embarquer au point du jour, la
persécution devenant trop forte. Les païens pour-
tant ne sont pas difficiles à tromper. « Ils croient,
les sots, que nous adorons Knouphis! »
Mais un des frères, inspiré tout à coup, se pose
devant la colonne, où l'on a mis un pain qui
surmonte une corbeille pleine de fenouil tt d'.iris-
toloches.
Les autres ont pris leurs places, formant debout
trois lignes parallèles.
L' I N S P I R É
déroule une pancarte couverte de cylindres entre-
mêlés, puis commence :
Sur les ténèbres, le rayon du Verbe descendit
et un cri violent s échappa, qui semblait la voix
de la lumière.
TOUS
répondent, en balançant leurs corps:
Kyrie eleison !
l.'l NSI'I RÉ
L'homme, ensuite, fut créé par l'infâme Dieu
d'Israël, avec l'auxiliaire de ceux-là;
d V tain l A ntoin t . 97
En désignant les médaillons,
Astophaïos, Oraïos, Sabaoth, Adonai, Eloï,
Iaô!
Et il gisait sur la boue, hideux,débile, informe,
sans pensée.
TOUS
d'un ton plaintif:
Kyrie eleison !
[.'INSPIRÉ
Mais Sophia, compatissante, le vivifia (.l'une
parcelle de son âme.
Alors, voyant l'homme si beau, Dieu fut pris
de colère. Il l'emprisonna dans son royaume,
en lui interdisant l'arbre de la science.
L'autre, encore une fois, le Recourut! Elle
envoya le serpent, qui, par de longs détours, le
fit désobéir à cette loi de haine.
Et l'homme, quand il eut goûté de la science,
comprit les choses célestes.
TOUS
avec force :
Kyrie eleison !
l'inspiré
Mais labdalaoth, pour se venger, précipita
q8 L a Te ntat /<> «
l'homme dans la matière, et le serpent avec
lui!
TOUS
tres bas :
Kyrie eleison!
Ils ferment la bouche, puis se taisent.
Les senteurs du port se mêlent dans l'air chaud
à la fumée des lampes. Leurs mèches, en crépi-
tant, vont s'éteindre; de longs moustiques tour-
noient. Ht Antoine râle d'angoisse; c'est comme
le sentiment d'une monstruosité flottant autour de
lui, l'effroi d'un crime près de s'accomplir.
Mais
l'inspiré
frappant du talon, claquant des doigts, hochant la
tête, psalmodie sur un rythme furieux, au son des
cymbales et d'une ilùte aiguë:
Viens! viens! viens I sors de ta caverne!
Véloce qui cours sans pieds, capteur qui
prends sans mains !
Sinueux comme les fleuves, orbiculaire comme
le soleil, noir avec des taches d'or, comme le
firmament semé d'étoiles ! Pareil aux enroule-
ments de la vigne et aux circonvolutions des
entrailles !
Inengendré! mangeur de terre! toujours jeune!
perspicace! honoré à Epidaure! Bon pour les
de saint Antoine. 99
hommes! qui as guéri le roi Ptolémée, les sol-
dats de Moïse, et Glaucus fils de Minos!
Viens! viens! viens! sors de ta caverne!
répètent :
Viens! viens! viens! sors de ta caverne!
Cependant, rien ne se montre.
Pourquoi ? qu'a-t-il ?
Et on se concerte, on propose des moyens.
Un vieillard offre une motte de gazon. Alors un
soulèvement se fait dans la corbeille. L»i verdure
s'agite, des fleurs tombent, — et la tête d'un
python parait.
Il passe lentement sur le bord du pain, comme
un cercle qui tournerait autour d'un disque immo-
bile, puis se développe, s'allonge; il est énorme et
d'un poids considérable. Pour empêcher qu'il ne
frôle la terre, les hommes i"e tiennent contre leur
poitrine, les femmes sur leur tête, les enfants au
bout de leurs bras; — et sa queue, sort, rt par le
trou de la muraille, s'en va indéfiniment jusqu'au
fond de la mer. Ses anneaux se dédoublent,
emplissent la chambre; ils enferment Antoine.
La Tentation
LES FIDELES
collant leur bouche contre sa peau, s'arrachent le
pain qu'il a mordu.
C'est toi ! c'est toi !
Élevé d'abord par Moïse, brisé par Ezéchias
rétabli par le Messie. 11 t'avait bu dans les
ondes du baptême ; mais tu l'as quitté au jardin
des Olives, et il sentit alors toute sa faiblesse.
Tordu à la barre de la croix, et plus haut que
sa tête, en bavant sur la couronne d'épines, tu
le regardais mourir. — Car tu n'es pas Jésus,
toi, tu es le Verbe! tu es le Christ!
Antoine s'évanouit d'horreur, et il tombe devant
sa cabane sur les éclats de bois, où brûle douce-
ment la torche qui a glissé de sa main.
Cette commotion lui fait entr'ouvrir les yeux;
et il aperçoit le Nil, onduleux et clair sous la
blancheur de la lune, comme un grand serpent au
milieu des sables; — si bien que l'hallucination
le reprenant, il n'a pas quitté les Ophites; ils
l'entourent, l'appellent, charrient des bagages,
descendent vers le port. 11 s'embarque avec eux.
Un temps inappréciable s'écoule.
Puis, la voûte d'une prison l'environne. Des
barreaux, devant lui, font des lignes noires sur
un fond bleu; — et à ses cotés, dans l'ombre,
|>]< il relit et prient, entourés d'autres qui
les exhortent et les consolent.
de saint Antoine.
Au dehors, on dirait le bourdonnement d'une
foule, et la splendeur d'un jour d'été.
Des voix aiguës crient des pastèques, de l'eau,
des boissons à la glace, des coussins d'herbes pour
s'asseoir. De temps à autre, des applaudissements
éclatent. Il entend marcher sur sa tète.
Tout à coup, part un long mugissement, fort
et caverneux comme le bruit de l'eau dans un
aqueduc.
Et il aperçoit en face, derrière les barreaux
d'une autre loge, un lion qui se promène, — puis
une ligne de sandales, de jambes nues et de
franges de pourpre. Au delà, des couronnes de
monde étagées symétriquement vont en s'élargis-
sant depuis la plus basse qui enferme l'arène
jusqu'à la plus haute, où se dressent des mâts
pour soutenir un voile d'hyacinthe, tendu dans
l'air, sur des cordages. Des escaliers qui rayon-
nent vers le centre coupent, à intervalles égaux,
ces grands cercles de pierre. Leurs gradins dispa-
raissent sous un peuple assis, chevaliers, séna-
teurs, soldats, plébéiens, vestales et courtisanes,
— en capuchons de laine, en manipules de soie,
en tuniques fauves, avec des aigrettes de pierreries,
des panaches de plumes, des faisceaux de licteurs;
et tout cela grouillant, criant, tumultueux et
furieux l'étourdit, comme une immense cuve
bouillonnante. Au milieu de l'arène, sur un autel,
fume un vase d'encens.
Ainsi, les gens qui l'entourent sont des chrétiens
condamnés aux bètes. Les hommes portent le
102 La Tentation
manteau rouge des pontifes de Saturne, les femmes
les bandelettes de Cérès. Leurs amis se partagent
des bribes de leurs vêtements, des anneaux. Pour
s'introduire dans la prison, il a fallu, disent-ils,
donner beaucoup d'argent. Qu'importe I ils reste-
ront jusqu'à la fin.
Parmi ces consolateurs, Antoine remarque un
homme chauve en tunique noire, dont la figure
s'est déjà montrée quelque part; il les entretient
du néant du monde et de la félicité des élus.
Antoine est transporté d'amour. Il souhaite l'oc-
casion de répandre sa vie pour le Sauveur, ne
sachant pas s'il n'est point lui-même un de ces
martyrs.
M.iis. sauf un Phrygien à longs cheveux, qui
reste les bras levés, tous ont l'air triste. Un
vieillard sanglote sur un banc, et un jeune homme
rêve, debout, la tête basse.
LE VIEILLARD
n'a pas voulu payer, à l'angle d'un carrefour,
devant une statue de Minerve; et il considère ses
compagnons avec un regard qui signifie :
Vous auriez dû me secourir! Des commu-
nautés s'arrangent quelquefois pour qu'on les
laisse tranquilles. Plusieurs d'entre vous ont
même obtenu de ces lettres déclarant fausse-
ment qu'on a sacrifié aux idoles.
de saint Antoine. I03
Il demande :
N'est-ce pas Petrus d'Alexandrie qui a réglé
ce qu'on doit faire quand on a fléchi dans les
tourments?
Puis, en lui-même :
Ah! cela est bien dur à mon âge! mes infir-
mités me rendent si faible! Cependant, j'aurais
pu vivre jusqu'à l'autre hiver, encore !
Le souvenir de son petit jardin l'attendrit; —
et il regarde du côté de l'autel.
LE JF.UNK HOMME
qui a troublé, par des coups, une fête d'Apollon,
murmure :
Il ne tenait qu'à moi, pourtant, de m'enfuir
dans les montagnes !
— Les soldats t'auraient pris,
dii un des frères.
— Oh ! j'aurais fait comme Cyprien; je serais
revenu ; et, la seconde fois, j'aurais eu plus de
force, bien sûr !
Ensuite, il pense aux jours innombrables qu'il
devait vivre, à toutes les joies qu'il n'aura pas
connues ; — et il regarde du coté de l'autel.
ICI La Tentation
Mais
L'HOMME EN TUNIQUE NOIRE
accourt sur lui :
Quel scandale ! Comment, toi, une victime
d'élection ? Toutes ces femmes qui te regardent,
songe donc! Et puis Dieu, quelquefois, fait un
miracle. Pionius engourdit la main de ses bour-
reaux, le sang de Polycarpe éteignait les flammes
de son bûcher.
Il se tourne vers le vieillard :
Père, père ! tu dois nous édifier par ta mort.
En la retardant, tu commettrais sans doute
quelque mauvaise action qui perdrait le fruit
des bonnes. D'ailleurs la puissance de Dieu est
infinie. Peut-être que ton exemple va convertir
le peuple entier.
Et dans la loge en face, les lions passent et
reviennent sans s'arrêter, d'un mouvement con-
tinu, rapide. Le plus grand, tout à coup, regarde
Antoine, se met à rugir, — et une vapeur sort
de sa gueule.
Les femmes sont tassées contre les hommes.
I 1 CONSOLATEUR
va de l'un à l'autre.
(,_ue dinez-vous, que dirais-tu, si on te brû-
de sain t A ntoine.
lait avec des plaques de fer, si des chevaux
tecartelaient, si ton corps enduit de miel était
dévoré par les mouches ! tu n'auras que la mort
d'un chasseur qui est surpris dans un bois.
Antoine aimerait mieux tout cela que les hor-
ribles bêtes féroces; il croit sentir leurs dents,
leurs griffes, entendre ses os craquer dans leurs
mâchoires.
Un belluaire entre dans le cachot; les martyrs
tremblent.
Un seul est impassible, le Phrygien, qui priait
à l'écart. II a brûlé trois temples; et il s'avance
les bras levés, la bouche ouverte, la tête au ciel,
sans rien voir, comme un somnambule.
LE CONSOLATEUR
Arrière ! arrière ! L'esprit de Montanus vous
prendrait.
TOUS
reculent, en vociféuuu:
Damnation au Montaniste !
Ils l'injurient, crachent dessus, voudraient le
battre.
Les lions cabrés se mordent à la crinière. Le
peuple hurle : « Aux bétes ! aux bétesl »
106 La Tentation
Les martyrs éclatant en sanglots, s'étreignent.
Une coupe de vin narcotique leur est offerte. Ils
se la passent de main en main, vivement.
Contre la porte de la loge, un autre belluaire
attend le signal. Elle s'ouvre; un lion sort.
Il traverse l'arène, à grands pas obliques. Der-
rière lui, à la file, paraissent les autres lions,
puis un ours, trois panthères, des léopards. Ils se
dispersent comme un troupeau dans une prairie.
Le claquement d'un fouet retentit. Les chrétiens
chancellent, — et, pour en finir, leurs frères les
poussent. Antoine ferme les yeux.
Il les ouvre. Mais des ténèbres l'enveloppent.
Bientôt elles s'éclaircissent; et il distingue une
plaine aride et mamelonneuse, comme on en voit
autour des carrières abandonnées.
Ça et là, un bouquet d'arbustes se lève parmi des
dalles à ras du sol : et des formes blanches, plus
indécises que des nuages, sont penchées sur elles.
11 en arrive d'autres, légèrement. Des yeux bril-
lent dans la fente des longs voiles. A la noncha-
lance de leurs pas et aux parfums qui s'exhalent,
Antoine reconnaît des patriciennes. Il y a aussi
des hommes, mais de condition inférieure, car ils
ont des visages à la fois naïfs et grossiers.
UN] D'ELLES
en respirant largement :
Ah! comme c'est bon l'air de l.i nuit froide,
dé v ii ■ >i t Antoine, 107
au milieu des sépulcres ! Je suis si fatiguée de
la mollesse des lits, du fracas des jours, de la
pesanteur du soleil !
Sa servante retire d'un sac en toile une torche
qu'elle enflamme. Les fidèles y allument d'autres
torches, et vont les planter sur les tombeaux.
UNE F E M M E
haletante:
Ah ! enfin, me voilà ! Mais quel ennui que
d'avoir épousé un idolâtre!
UNE AUTRE
Les visites dans les prisons, les entretiens
avec nos frères, tout est suspect à nos maris ! —
et même il faut nous cacher quand nous faisons
le signe de la croix; ils prendraient cela pour
une conjuration magique.
UNE AUTRE
Avec le mien, c'était tous les jours des que-
relles; je ne voulais pas me soumettre aux abus
qu'il exigeait de mon corps; — et afin de se
venger, il m'a fait poursuivre comme chré-
tienne.
UNE AUTK E
Vous rappelez-vous Lucius, ce jeune homme
si beau, qu'on a traîné par les talons derrière
108 La Tentation
un char, comme Hector, depuis la porte Esqui-
léenne jusqu'aux montagnes de Tibur; — et
des deux côtés du chemin le sang tachetait
les buissons! J'en ai recueilli les gouttes. Le
voilà !
Elle tire de sa poitrine une éponge toute noire,
la couvre de baisers, puis se jette sur les dalles,
Ml criant :
Ah! mon ami! mon ami!
UN HOMME
Il }• a juste aujourd'hui trois ans qu'est morte
Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de
Proserpine. J'ai recueilli ses os qui brillaient
comme des lucioles dans les herbes. La terre
maintenant les recouvre 1
Il se jette sur un tombeau.
O ma fiancée ! ma fiancée I
ET tous LES AUTRES
par la plaine :
() ma sa'Ui ! <"< mon frère! fi ma fille! fi ma
mère !
Ils sont 'i genoux, 11- front dans les main,, on
le corps tout à plat, les deux bras étendus; — et
de saint Antoine. 109
les sanglots qu'ils retiennent soulèvent leur poi-
trine à la briser. Ils regardent le ciel en disant :
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu! Elle
languit au séjour des ombres; daigne l'admettre
dans la Résurrection, pour qu'elle jouisse de
ta lumière !
Ou, l'œil fixé sur les dalles, ils murmurent :
Apaise-toi, ne souffre plus! Je t'ai apporté
du pain, des viandes.
UNE VEUVE
Voici du pultis, fait par moi, selon son goût,
avec beaucoup d'œufs et double mesure de
farine. Nous allons le manger ensemble, comme
autrefois, n'est-ce pas?
Elle en porte un peu à ses lèvres; et, tout à
coup, se met à rire d'une façon extravagante,
frénétique.
Les autres, comme elle, grignotent quelque mor-
ceau, boivent une gorgée.
Ils se racontent les histoires de leurs martyres;
la douleur s'exalte, les libations redoublent. Leurs
yeux noyés de Lûmes se fixent les uns sur les
autres. Ils balbutient d'ivresse et de désolation;
peu à peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres
s'unissent, les voiles s'entr'ouvrent, et ils se mê-
lent sur les tombes entre les coupes et les flam-
beaux.
I. a Tentation
Le ciel commence à blanchir. Le brouillard
mouille leurs vêtements; — et, sans avoir l'air
de se connaître, ils s'éloignent les uns des autres
par des chemins différents, dans la campagne.
Le soleil brille; les herbes ont grandi, la plaine
s'est transformée.
Et Antoine voit nettement à travers des bam-
bous une forêt de colonnes, d'un gris bleuâtre.
Ce sont des troncs d'arbres provenant d'un seul
tronc. De chacune de ses branches descendent
d'autres branches qui s'enfoncent dans le sol ; et
l'ensemble de toutes ces lignes horizontales et
perpendiculaires, indéfiniment multipliées, ressem-
blerait à une charpente monstrueuse, si elles
n'avaient une petite figue de place en place, avec
un feuillage noirâtre, comme celui du sycomore.
Il distingue dans leurs enfourchures des grappes
de fleurs jaunes, des fleurs violettes et des fou-
gères, pareilles à des plumes d'oiseaux.
Sous les rameaux les plus bas, se montrent çà
et là les cornes d'un bubal, ou les yeux brillants
d'une antilope; des perroquets sont juchés, des
papillons voltigent, des lézards se traînent, des
mouches bourdonnent; et on entend, au milieu
du silence, comme la palpitation d'une vie pro-
fonde.
A l'entrée du bois, sur une manière de bûcher,
est une chose étrange — un homme — enduit de
bouse de vache, complètement nu, plus sec qu'une
de sa m l A ii toitte.
momie; ses articulations forment dus nœuds à
l'extrémité de ses os qui semblent des bâtons. Il
a des paquets de coquilles aux oreilles, la figure
très longue, le nez en bec de vautour. Son bras
gauche reste droit en l'air, ankylosé, raide comme
un pieu ; — et il se tient là depuis si longtemps
que des oiseaux ont fait un nid dans sa chevelure.
Aux quatre coins de son bûcher flambent
quatre feux. Le soleil est juste en face. Il le con-
temple, les yeux grands ouverts ; — et sans regarder
Antoine :
Brahkmane des bords du Nil, qu'en dis-tu?
Des flammes sortent de tous les côtés par les
intervalles des poutres; et
LE GYMNOSOPHISTE
reprend :
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans
la solitude. J'habitais l'arbre derrière moi.
En effet, le grœ figuier présente, dans ses can-
nelures, UHe excavation naturelle de la taille d'un
homme.
Et je me nourrissais de fleurs et de fruits,
avec une telle observance des préceptes, que
pas môme un chien ne m'a vu manger.
Comme l'existence provient de la corruption,
la corruption du désir, le désir de la sensation,
la sensation du contact, j'ai fui toute action,
I 1 2 L a Te' n t il /ion
tout contact; et — sans plus bouger que la stèle
d'un tombeau, exhalant mon haleine par mes
deux narines, fixant mon regard sur mon nez,
et considérant 1 ether dans mon esprit, le monde
dans mes membres, la lune dans mon cœur, —
je songeais à l'essence de la grande Ame d'où
s'échappent continuellement, comme des étin-
celles de feu, les principes de la vie.
J'ai saisi enfin l'Ame suprême dans tous les
êtres, tous les êtres dans l'Ame suprême ; — et
je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans
laquelle j'avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel,
comme l'oiseau Tchataka qui ne se désaltère
que dans les rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les
choses n'existent plus.
Pour moi, maintenant, il n'y a pas d'espoir
et pas d'angoisse, pas de bonheur, pas de vertu,
ni jour ni nuit, ni toi ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m'ont fait supé-
rieur aux Puissances. Une contraction de ma
peut tuer cent fils de rois, détrôner les
dieux, bouleverser le monde.
[1 .i dit tout cela d'une voix monotone.
Les feuilles à l'entour se recroquevillent. Des
'enfuient.
11 abaisse lentement ses yeux vers les flammes
qui montent, juiis ajoute:
df saint Antoine. 113
J'ai pris en dégoût la forme, en dégoût la
perception , en dégoût jusqu'à la connaissance
elle-même, — car la pensée ne survit pas au
fait transitoire qui la cause, et l'esprit n'est
qu'une illusion comme le reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui
est mort doit revivre ; les êtres actuellement
disparus séjourneront dans des matrices non
encore formées, et reviendront sur la terre pour
servir avec douleur d'autres créatures.
Mais, comme j'ai roulé dans une multitude
infinie d'existences, sous des enveloppes de
dieux, d'hommes et d'animaux, je renonce au
voyage, je ne veux plus de cette fatigue!
J'abandonne la sale auberge de mon corps,
maçonnée de chair, rougie de sang, couverte
d'une peau hideuse, pleine d'immondices ; — et,
pour marécompense, je vais enfin dormir au plus
profond de l'absolu, dans l'Anéantissement.
Les flammes s'élèvent jusqu'à sa poitrine, —
puis l'enveloppent. Sa tète passe à travers comme
par le trou d'un mur. Ses yeux béants regardent
toujours.
A N T 0 I N E
se relève.
La torche, par terre, a incendié les ccl.its de
bois ; et les flammes ont roussi sa barbe.
114 La Tentation
Tout en criant, Antoine trépigne sur le feu ; —
et quand il ne reste plus qu'un amas de cendres :
Où est donc Hilarion? Il était là tout à
l'heure.
Je l'ai vu !
Eh! non, c'est impossible! je me trompe!
Pourquoi?... Ma cabane, ces pierres, le sable,
n'ont peut-être pas plus de réalité. Je deviens
fou. Du calme ! où étais-je ? qu'y avait-il ?
Ah! le gymnosophiste !... Cette mort est
commune parmi les sages indiens. Kalanos se
brûla devant Alexandre ; un autre a fait de
même du temps d'Auguste. Quelle haine de la
vie il faut avoir! A moins que l'orgueil ne les
pousse?... N'importe, c'est une-intrépidité de
martyrs!... Quant à ceux-là, je crois mainte-
nant tout ce qu'on m'avait dit sur les débau-
ches qu'ils occasionnent.
Et auparavant ? Oui, je me souviens ! la foule
des hérésiarques... Quels cris! quels yeux!
Mais pourquoi tant de débordements de la
chair et d'égarements de l'esprit ?
C'est vers Dieu qu'ils prétendent se diriger
par toutes ces voies ! De quel droit les maudire,
moi qui trébuche dans la mienne? Quand ils
ont disparu, j'allais peut-être en apprendre
davantage. Cela tourbillonnait trop vite; je
n'avais pas le temps de repondre. A présent,
de saint A n toi ne . 115
c'est comme s'il y avait dans mon intelligence
plus d'espace et plus de lumière. Je suis tran-
quille. Je me sens capable... Qu'est-ce donc?
je croyais avoir éteint le feu.
Une flamme voltige entre les roches; et bientôt
une voix saccadée se fait entendre, au loin, dans la
montagne.
Est-ce l'aboiement d'une hyène, ou les san-
glots de quelque voyageur perdu?
Antoine écoute. La flamme se rapproche.
Et il voit venir une femme qui pleure, appuyée
sur l'épaule d'un homme à barbe blanche.
Elle est couverte d'une robe de pourpre en lam-
beaux. Il est nu-tète comme elle, avec une tunique
de même couleur, et porte un vase de bronze, d'où
s'élève une petite flamme bleue.
Antoine a peur — et voudrait savoir qui est
cette femme.
L'ÉTRANGER (Simon)
C'est une jeune fille, une pauvre enfant, que
je mène partout avec moi.
Il hausse le vase d'airain.
Antoine la considère, à la lueur de celle flamme
qui vacille.
Elle a sur le visage des marques de morsures,
le long des bras des traces de coups; ses cheveux
ii6 Lu Tt- h tut ion
épars s'accrochent dans les déchirures de ses hail-
lons; ses yeux paraissent insensibles à la lumière.
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort
longtemps, sans parler, sans manger ; puis elle
se réveille, — et débite des choses merveil-
leuses.
ANTOINE
Vraiment ?
Ennoia! Ennoia! Ennoia! raconte ce que tu
as à dire !
Elle tourne ses prunelles comme sortant d'un
songe, passe lentement ses doigts sur ses deux
sourcils, et d'une voix dolente:
HÉLÈNE (Ennoia)
J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur
d'émeraude. Un seul arbre l'occupe.
Antoine tressaille.
A chaque degré de ses larges rameaux se tient
dans l'air UD couple d'Esprits. Les bran, bes
autour d'eux s'entre-croisent, comme les veines
d'un corps; et ils regardenl la vie étemelle
cm ulei depuis les racines plongeant dans loin-
i/i- sa: ut Antoine . 117
bre jusqu'au faîte qui dépasse le soleil. Moi,
sur la deuxième branche, j'éclairais avec ma
figure les nuits d'été.
ANTOINE
se touchant le front :
Ah! ah! je comprends! la tête!
SIMON
le doigt sur la bouche :
Chut!...
H É L È S E
La voile restait bombée, la carène fendait
l'écume. Il me disait : « Que m'importe si je
trouble ma patrie, si je perds mon royaume!
Tu m'appartiendras, dans ma maison ! »
Qu'elle était douce la haute chambre de son
palais! Il se couchait sur le lit d'ivoire, et,
caressant ma chevelure, chantait amoureuse-
ment.
A la fin du jour, j'apercevais les deux camps,
les fanaux qu'on allumait, Ulysse au bord de
sa tente, Achille tout armé conduisant un char
le long du rivage de la mer.
ANTOINE
Mais elle est folle entièrement ! Pourquoi?...
1 1 s L a Tentation
SIMON
Chut!... chut!...
HÉLÈNE
Ils m'ont graissée avec des onguents, et ils
m'ont vendue au peuple pour que je l'amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je fai-
sais danser des matelots grecs. La pluie,
comme une cataracte, tombait sur la taverne,
et les coupes de vin chaud fumaient. Un
homme entra, sans que la porte fût ouverte.
SIMON
C'était moi! je t'ai retrouvée!
La voici, Antoine, celle qu'on nomme Sigeh,
Ennoia, Barbelo, Prounikos ! Les Esprits gou-
verneurs du monde furent jaloux d'elle, et ils
l'attachèrent dans un corps de femme.
Elle a été l'Hélène des Troyens, dont le
poète Stesichore a maudit la mémoire. Elle a
été Lucrèce, la patricienne violée par les rois.
Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de
Samson. Elle a été cette fille d'Israël qui
s'abandonnait aux boucs. Elle a aime l'adultère,
l'idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s'est
prostituée à tous les peuples. Elle a chanté
dans tous les carrefours. Elle a baisé tous les
m iges.
A Tyr, la Syrienne, elle éuit la maîtresse
de saint Antoine . 119
des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les
nuits, et elle cachait les assassins dans la ver-
mine de son lit tiède.
ANTOINE
Eh ! que me fait !...
SIMON
d'un air furieux :
Je l'ai rachetée, te dis-je, — et rétablie en sa
splendeur ; tellement que Caïus César Caligula
en est devenu amoureux, puisqu'il voulait cou-
cher avec la Lune !
ANTOINE
Eh bien ?...
? I M O N
Mais c'est elle qui est la Lune ! Le pape Clé-
ment n'a-t-il pas écrit qu'elle fut emprisonnée
dans une tour? Trois cents personnes vinrent
cerner la tour ; et à chacune des meurtrières en
même temps, on vit paraître la lune, — bien
qu'il n'y ait pas dans le monde plusieurs lunes,
ni plusieurs Ennoia!
ANTOINE
Oui... je crois me rappeler...
Et il tombe dans une rêverie.
/ n Te il t at ; o n
SIMON
Innocente comme le Christ, qui est mort
pour les hommes, elle s'est dévouée pour les
femmes. Car l'impuissance de Jéhovah se dé-
montre par la transgression d'Adam, et il faut
secouer la vieille loi, antipathique à l'ordre des
choses.
J'ai prêché le renouvellement dans Ephraïm
et dans Issachar, le long du torrent de Bizor,
derrière le lac d'Houleh , dans la vallée de
Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra
et à Damas ! Viennent à moi ceux qui sont
couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue,
ceux qui sont couverts de sang ; et j'effacerai
leurs souillures avec le Saint-Esprit, appelé
Minerve par les Grecs! Elle est Minerve! elle
est le Saint-Esprit ! Je suis Jupiter, Apollon,
le Christ, le Paraclet, la grande puissance de
Dieu, incarnée en la personne de Simon.
ANTOINE
Ah! c'est toi!... c'est donc toi? Mais je sais
tes crimes !
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosi-
théus, ton premier maître, t'a renvoyé ! Tu
exècres saint Paul pour avoir converti une de
tes femmes ; et, vaincu par saint Pierre, — de
rage et de terreur tu as jeté dans les flots le
sac qui contenait tes artifices 1
il c s ii i h i A n toine .
SIMON
Les veux-tu ?
Antoine le regarde; — et une voix intérieure
murmure dans sa poitrine : « Pourquoi pas? »
Simon reprend :
Celui qui connaît les forces de la Nature et
la substance des Esprits doit opérer des mira-
cles. C'est le rêve de tous les sages, — et le
désir qui te ronge ; avoue-le !
Au milieu des Romains, j'ai volé dans le
cirque tellement haut qu'on ne m'a plus revu.
Néron ordonna de me décapiter ; mais ce fut
la tête d'une brebis qui tomba par terre, au lieu
de la mienne. Enfin, on m'a enseveli tout vivant;
mais j'ai ressuscité le troisième jour. La preuve,
c'est que me voilà!
Il lui donne ses mains à flairer. Elles sentent
le cadavre. Antoine se recule.
Je peux faire se mouvoir des serpents de
bronze, rire des statues de marbre, parler des
chiens. Je te montrerai une immense quantité
d'or ; j'établirai des rois; tu verras des peuples
m'adorant! Je peux marcher sur les nuages et
sur les flots, passer à travers les montagnes,
apparaître en jeune homme, en vieillard, en
tigre et en fourmi, prendre ton visage, te
122 La Tentation
donner le mien, conduire la foudre. L'en-
tends-tu ?
Le tonnerre gronde, des éclairs se succèdent.
C'est la voix du Très-Haut! « car l'Éternel
ton Dieu est en feu , » et toutes les créations
s'opèrent par des jaillissements de ce foyer.
Tu vas en recevoir le baptême, — ce second
baptême annoncé par Jésus, et qui tomba sur
les apôtres , un jour d'orage que la fenêtre
était ouverte!
Et tout en remuant la flamme avec sa main,
lentement, comme pour en asperger Antoine:
Mère des miséricordes, toi qui découvres les
secrets, afin que le repos nous arrive dans la
huitième maison...
ANTOINE
s'écrie:
Ah! si j'avais de l'eau bénite!
I.i flamme s'éteint, en produisant beaucoup de
fiimèe.
linnoia et Simon ont disparu.
Un brouillard extrêmement froid, opaque et
fétide emplit l'atmosphère.
de sain/ A n toine. 123
ANTOINE
étendant ses bras, comme un aveugle:
Où suis-je?... J'ai peur de tomber dans
l'abîme. Et la croix, bien sûr, est trop loin de
moi... Ah! quelle nuit! quelle nuit!
Sous un coup de vent, le brouillard s'en-
tr'ouvre; — et il aperçoit deux hommes, couverts
de longues tuniques blanches.
Le premier est de haute taille, de figure douce,
de maintien grave. Ses cheveux blonds, séparés
comme ceux du Christ, descendent régulièrement
sur ses épaules. 11 a jeté une baguette qu'il por-
tait à la main, et que son compagnon a reçue en
faisant une révérence à la manière des Orientaux.
Ce dernier est petit, gros, camard, d'encolure
ramassée, les cheveux crépus, une mine naïve.
Ils sont tous les deux nu-pieds, nu-tète, et pou-
dreux comme des gens qui arrivent de voyage.
ANTOINE
en sursaut :
Çjue voulez-vous ? Parlez! Allez-vous-en!
DAMIS
— C'est le petit homme. —
Là, là!., bon ermite!... Ce que je veux? Je
n'en sais rien. Voici le maître!
Il s'asseoit ; l'autre reste debout. Silence.
124 £a Tentatiùn
ANTOINE
reprend :
Vous venez ainsi?...
n a m i s
Oh ! de loin, — de très loin !
ANTOINE
Et vous allez?...
D A M I S
désignant l'autre :
Où il voudrai
ANTOINE
Qui est-il donc ?
PAM1S
Regarde-le!
A N T 0 1 N B
à part :
11 a l'air d'un saint! Si j'osais...
La fumée est partie. Le temps est très clair. I.a
lune brille.
D A M I S
A quoi Bongez-voua donc, que vous ne parlez
plus?
de sa; ni Antoine.
ANTOINE
Je songe... Oh ! rien.
DAMIS
s'avance vers Apollonius, et fait plusieurs tours
autour de lui, la taille courbée, sans lever la tête.
Maître ! c'est un ermite galiléen qui demande
à savoir les origines de la sagesse.
APOLLONIUS
Qu'il approche !
Antoine hésite.
DAMIS
Approchez !
APOLLONIUS
d'une voix tonnante:
Approche! Tu voudrais connaître qui je suis,
ce que j'ai fait, ce que je pense ? N'est-ce pas
cela, enfant ?
ANTOIN É
... Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer
à mon salut.
APOLLONIUS
Réjouis-toi, je vais te les dire.
I2n La 7 <■ ii ht I ion
bas à Antoine :
Est-ce possible? 11 faut qu'il vous ait, du
premier coup d'œil, reconnu des inclinations
extraordinaires pour la philosophie I Je vais
en profiter aussi, moil
ATOLLONIUS
Je te raconterai d'abord la longue route que
j'ai parcourue pour obtenir la doctrine ; et si
tu trouves dans toute ma vie une action mau-
vaise, tu m'arrêteras, — car celui-là doit scan-
daliser par ses paroles qui a méfait par ses
œuvres.
à Antoine :
Quel homme juste ! hein ?
ANTOINE
Décidément, je crois qu'il est siucère.
APOLLON IUS
La nuit de ma naissance, ma mère crut se
voir cueillant des fleurs sur le bord d'un lac.
Un éclair parut, et elle me mit au moni> B la
voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu'à quinze ans, on m'a plongé, trois fois
de saint Antoine. 127
par jour, dans la fontaine Asbadée, dont l'eau
rend les parjures hydropiques; et l'on me frot-
tait le corps avec les feuilles du cnyza, pour
me faire chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me
trouver, m'offrant des trésors qu'elle savait être
dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple
de Diane s'égorgea, désespérée, avec le couteau
des sacrifices; et le gouverneur de Cilicie, à la
fin de ses promesses, s'écria devant ma famille
qu'il me ferait mourir ; mais c'est lui qui
mourut trois jours après, assassiné par les
Romains.
D A M I s
à Antoine, en le frappant du coude:
Hein ? quand je vous disais! quel homme!
APOLLONIUS
J'ai, pendant quatre ans de suite, gardé le
silence complet des pythagoriciens. La douleur
la plus imprévue ne m'arrachait pas un soupir;
et :m théâtre, quand j'entrais, on s'écartait de
moi comme d'un fantôme.
DAMIS
Auriez-vous fait cela, vous ?
APOLLON I US
Le temps de mon épreuve terminé, j'entre-
i;S La Tentation
pris d'instruire les prêtres qui avaient perdu la
tradition.
A NTOIXE
Quelle tradition ?
DAMIS
Laissez-le poursuivre ! Taisez-vous !
APOLLONIUS
J'ai devisé avec les Samanéens du Gange,
avec les astrologues de Chaldée, avec les mages
de Babylone, avec les Druides gaulois, avec
les sacerdotes des nègres! J'ai gravi les qua-
torze Olympes, j'ai sondé les lacs de Scythie,
j'ai mesuré la grandeur du Désert !
DAMIS
C'est pourtant vrai, tout cela. J'y étais, moi!
APOLLONIUS
J'ai d'abord été jusqu'à la mer d'Hyrcanie.
J'en ai fait le tour; et par le pays des Barao-
mates, où est enterré Bucéphale, je suis des-
cendu vers Ninive. Aux portes de la ville, un
homme s'approcha.
DAMIS
Moi! moi! m<>n bon maître! le VOUS aimai
/ /// / À il loin e. I 2Q
tout de suite! Vous étiez plus doux qu'une fille
et plus beau qu'un Dieu !
APOi.i."
sans l'entendre :
Il voulait m accompagner, pour me servir
d'interprète.
r> A M I S
Mais vous répondîtes que vous compreniez
tous les langages et que vous deviniez toutes
les pensées. Alors j'ai baisé le bas de votre
manteau, et je me suis mis à marcher derrière
vous.
APOLLONIUS
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres
de Babylone.
D A M I s
Et le satrape poussa un cri, en voyant un
homme si pâle.
ANTOINE
à part :
Que signifie?...
APOLLONIUS
Le Roi m'a reçu debout, prés d'un trône d'ar-
17
130 L a Tentation
gent, dans une salle ronde, constellée d'étoiles;
— et de la coupole pendaient, à des fils que
l'on n'apercevait pas, quatre grands oiseaux
d'or, les deux ailes étendues.
A N T 0 I \ 1
Est-ce qu'il y a sur la terre des choses pa-
reilles?
DAMIS
C'est là une ville, cette Babylone! tout le
monde y est riche ! Les maisons, peintes en
bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier
qui descend vers le fleuve ;
Dessinant par terre, avec son bâton,
Comme cela, voyez-vous ? Et puis, ce sont
des temples, des places, des bains, des aqueducs!
Les palais sont couverts de cuivre rouge ! et
l'intérieur donc, si vous saviez!
a POLLONIUS
Sur la muraille du Septentrion, s'élève une
tour qui en supporte une seconde, une troi-
sième, une quatrième, une cinquième — et il
y en a trois autres encore! La huitième est une
chapelle avec un lit. Personne n'y entre que la
femme choisie par les prêtres pour le Dieu
B Le roi de Babylone m'y fit loger.
de saint An laine, 131
A peine si l'on me regardait, moi! Aussi, je
restais seul à me promener par les rues. Je
m'informais des usages ; je visitais les ateliers;
j'examinais les grandes machines qui portent
l'eau dans les jardins. Mais il m'ennuyait J'Cire
séparé du Maître.
APOLLONIUS
Enfin, nous sortîmes de Babylone ; et, au
clair de la lune, nous vîmes tout à coup une
empuse.
D A M I s
Oui-dà! Elle sautait sur son sabot de fer;
elle hennissait comme un âne ; elle galopait
dans les rochers. Il lui cria des injures; elle
disparut.
A N TOI N E
à pa rt :
Où veulent-ils en venir?
APOLLONIUS
A Taxilla, capitale de cinq mille forteresses,
Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa
garde d'hommes noirs hauts de cinq coudées,
et dans les jardins de son palais, sous un pa-
villon de brocart vert, un éléphant énorme,
que les reines s'amusaient à parfumer. C'était
i;: La Tentation
l'éléphant de Porus, qui s'était enfui après la
mort d'Alexandre.
D A M i s
Et qu'on avait retrouvé dans une forêt.
ANTOINE
Ils parlent abondamment comme des gens
ivres.
APOLLONIUS
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
Quel drôle de pays! Les seigneurs, tout en
buvant, se divertissent à lancer des flèches sous
les pieds d'un enfant qui danse. Mais je n'ap-
prouve pas...
A POI.LONIUS
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna
un parasol, et il me dit : « J'ai sur l'InduS un
le chameaux blanc . ( juand tu n'en vou-
dras plus, souffle dans leurs oreilles. Ils re-
viendront. »
descendîmes le long du fleuve, mar-
chant l.i nuit a la lueui des lucioles <|ui bril-
laient dans les bambous. L'esclave sifflait un
air pour écarter les serpents ; et nos chameaux
de saint Antoine. 133
se courbaient les reins en passant sous les
arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée
d'or à la main nous conduisit au colk
sages. larchas, leur chef, me parla de mes
ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes
actions, de toutes mes existences. Il avait été
le fictive Indus, et il me rappela que j'avais
conduit des barques sur le Nil, au temps du
roi Sésostris.
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne
sais pas qui j'ai été.
ANTOINE
Ils ont l'air vague comme des ombres.
APOLLONIUS
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer,
les Cynocéphales gorgés de lait, qui s'en reve-
naient de leur expédition dans l'île Taprobane.
Les flots tièdes poussaient devant nous des
perles blondes. L'ambre craquait sous nos pas.
Des squelettes de baleines blanchissaient dans
1 isse des falaii es. La
fit plus étroite qu'une sandale ; et après avoir
jeté vers le soleil des gouttes de l'Océan, nous
tournâmes à droite, pour revenir.
134 La Tint a lion
Nous sommes revenus par la région des
Aromates, par le pays des Gangarides, le pro-
montoire de Comaria, la contrée des Sacha-
ntes, des Adramites et des Homérites ; — puis,
à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge
et l'île Topazos, nous avons pénétré en Ethio-
pie par le royaume des Pygmées.
A XTOINE
à part :
Comme la terre est grande!
Et quand nous sommes rentrés chez nous,
tous ceux que nous avions connus jadis étaient
morts.
Antoine baisse la tête. Silence.
APOLLONIUS
reprend :
Alors on commença dans le monde à parler
.le moi.
La peste ravageait Ëphèse; j'ai fait lapider
un vieux mendiant ;
ha m i s
Et la !< te b'< n ei t allée '
</V i it : n / A h toine. 133
ANTOINE
Comment! il chasse les maladies?
APOLLONIUS
A Cnide, j'ai guéri l'amoureux de la Vénus.
DAM1S
Oui, un fou, qui même avait promis de
l'épouser. — Aimer une femme, passe encore ;
mais une statue, quelle sottise ! — Le Maître
lui posa la main sur le cœur; et l'amour aus-
sitôt s'éteignit.
ANTOINE
Quoi! il délivre des démons?
APOLLONIUS
A Tarente, on portait au bûcher une jeune
fille morte.
I) A M I S
Le Maître lui toucha les lèvres, et elie ses:
relevée en appelant sa mère.
ANTOINE
Comment ! il ressuscite les morts ?
APOLLONIUS
J'ai prédit le pouvoir à Vespasien.
136 La T fut n i ion
A NTOINE
Quoi! il devine l'avenir?
D A M IS
Il y avait à Corinthe,
APOLLONIUS
Etant .1 table avec lui, aux eaux de Baïa...
A NTOINE
Excusez-moi, étrangers, il est tard !
D A M 1 s
Un jeune homme qu'on appelait Ménippe.
ANTOINE
Non ! non ! allez-vous-en !
APOLLONIUS
Un chieD entra, portant à la gueule une
main coupée.
DAMIS
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une
femme.
ANTOINE
Vous ne m'entendez pas? retirez-vous!
de sain t A « /oint. 1 37
APOLLONIUS
Il rôdait vaguement autour des lits.
a N T O I N E
Assez!
APOLLONIUS
On voulait le chasser.
Mi! nippe donc se rendit chez elle ; ils s'ai-
mèrent.
A PO L LO MUS
Et battant la mosaïque avec sa queue, il
déposa cette main sur les genoux de Flavius.
M. lis le matin, aux Ieçonsde l'école, Ménippe
était pâle.
A NT<
bondissant :
Encore! Ah! qu'ils continuent, puisqu'il n'y
a pas...
DAMIS
1 e Mûtre lui dit : v< O beau jeune homme,
tu caresses un serpent ; un serpent te caresse l
1 38 L ii Te h lai ii 1 n
à quand les noces ? » Nous allâmes tous à la
noce.
ANTOINE
J'ai tort, bien sûr, d'écouter cela!
D A M I s
Des le vestibule, des serviteurs se remuaient,
les portes s'ouvraient; on n'entendait cependant
«i le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le
Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la
fiancée fut prise de colère contre les philo-
sophes. Mais la vaisselle d'or, les échansons,
les cuisiniers, les pan^etiers disparurent ; le toit
s'envola, les murs s'écroulèrent; et Apollonius
resta seul, debout, ayant à ses pieds cette
femme tout en pleurs. C'était une vampire qui
satisfaisait les beaux jeunes hommes, afin de
manger leur chair, — parce que rien n'est
meilleur pour ces sortes de fantômes que le
des amoureux.
\ PO i-I.ONIUS
Si tu veux savoir lart...
ANTOINE
Je ne veux rien savoir!
de saint Antoine. 139
ATOLLONIUS
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome.
A NT!) I N E
Oh! oui, parlez-moi de la ville des papes!
A l'OLLONI US
Un homme ivre nous accosta, qui chantait
d'une voix douce. C'était un épithalame de
Néron ; et il avait le pouvoir de faire mourir
quiconque l'écout'ait négligemment. Il portait
à son dos, dans une boîte, une corde prise à la
cythare de l'Empereur. J'ai haussé les épaules.
Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j'ai
défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans
la main.
DAMIS
Vous avez eu bien tort, par exemple!
APOLLON IUS
L'Empereur, pendant la nuit, me fit appeler
à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus,
accoudé du bras gauche, sur une table d'agate.
Il se détourna, et fronçant ses sourcils blonds :
« Pourquoi ne me crains-tu pas? me demandâ-
t-il. — Parce que le Dieu qui t'a fait terrible
m'a fait intrépide, » répondis-je.
140 La Tentation
ANTOINE
.1 p.irt :
Quelque chose d'inexplicable m'épouvante.
Silence.
I > A M I S
reprend d'une voix ;iiguë :
Toute l'Asie, d'ailleurs, pourra vous dire...
A NTOINE
en sursaut:
Je suis malade! Laissez-moi 1
Kcoutez donc. Il a vu, d'Hphèse, tuer Domi-
tien, qui était à Rome.
A NTOINE
s'efforçant de rire:
Est-ce possible?
1 1 A M I S
Oui, au théâtre, <-n plein jour, le quator-
ze me 'les « alendes d'oci bre, toul a ■
e César! » et il ajoutait de
temps a autre: « Il roule par terre; oh! comme
il sedébatl 11 se relève; il essaye île fuii ; le!
de s a ■ n t A >i loin e . 141
portes sont fermées ; ah ! c'est fini! le voilà
mort ! » Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius
Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
A N T 0 I N E
Sans le secours du Diable... certainement...
A l'OLLO NIUS
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien!
Damis s'était enfui par mon ordre, et je restais
seul dans ma prison.
DAMIS
C'était une terrible hardiesse, il faut avouer!
APOLLONIUS
Vers la cinquième heure, les soldats m'ame-
nèrent au tribunal. J'avais ma harangue toute
prête, que je tenais sous mon manteau.
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles,
nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous
pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout
à coup vous apparûtes, et vous nous dites:
« C'est moi ! »
142 La Tentation
a p.irt :
Comme Lui !
très haut :
Absolument !
ANTOINE
P AMIS
ANTOINE
Oh! non! vous mentez, n'est-ce pas? vous
mentez!
APOLLONIUS
Il est descendu du Ciel. Moi, j'y monte, —
grâce à ma vertu qui m'a élevé jusqu'à la hau-
teur du Principe !
Thyane, sa ville natale, a institué en son
honneur un temple avec des prêtres !
A PO l LONIUS
se rapproche d'Antoine et lui crie aux oreilles:
C'est que je connais tous les dieux, tous les
Mutes les prières, tous les oracles! J'ai
pi nétre* dans l'antre de Trophonius, fils d'Apol-
lon ! J'ai pétri pour les Sytacusaines les gâteaux
qu'elles portent sur les montagnes ! j'ai subi
de saint An loin?. 143
les quatre-vingts épreuves de Mîthra! j'ai
serré contre mon cœur le serpent de Sabasius
j'ai reçu l'écharpe des Cabires ! j'ai lavé Cybèle
aux flots des golfes campaniens, et j'ai passé
trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
riant bêtement :
Ah ! ah I ah ! aux rriystères de la Bonne
Déesse !
APOLLONIUS
Et maintenant nous recommençons le pèle-
rinage !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et
des neiges. Sur la plaine blanche, les hippo-
podes aveugles cassent du bout de leurs pieds
la plante d'outre-mer.
Viens ! c'est l'aurore. Le coq a chanté, le
cheval a henni, la voile est prête.
ANTOINE
Le coq n'a pas chanté! J'entends le grillon
dans les sables, et je vois la lune qui reste en
place.
144 -La Te ni a lion
APOLLONIUS
Nous allons au Sud, derrière les montagnes
et les grands flots, chercher dans les parfums
la raison de l'amour. Tu humeras l'odeur du
myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu
baigneras ton corps dans le lac d'huile rose de
l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les pri-
mevères, le lézard qui se réveille tous les
siècles quand tombe à sa maturité l'escarboucle
de son front. Les étoiles palpitent comme des
yeux, les cascades chantent comme des lyres,
des enivrements s'exhalent des fleurs écloses ;
ton esprit s'élargira parmi les airs, et dans ton
cœur comme sur ta face.
Maître ! il est temps! Le vent va se lever, les
hirondelles s'éveillent, la feuille du myrte est
envolée !
APOLLONIUS
Oui ! partons !
A N T OINE
Non ! moi, je reste !
A PO LLONIUS
Veux-tu que je t'enseigne où pousse la plante
Ualis, qui ressuscite les morts?
de saint Antoine. 145
Demande-lui plutôt l'androdamas qui attire
l'argent, le fer et l'airain !
ANTOINE
Oh ! que je souffre ! que je souffre !
DAMIS
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les
rugissements, les roucoulements !
APOLLONIUS
Je te ferai monter sur les licornes, sur les
jons, sur les hippocentaures et les dau-
phins !
ANTOINE
pleure.
Oh ! oh ! oh !
APOLLONIUS
Tu connaîtras les démons qui habitent les
cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux
qui remuent les flots, ceux qui poussent les
nuages.
DAMIS
Serre ta ceinture! noue tes sandales!
146 La Tentation
APOLLONIUS
Je t'expliquerai la raison des formes divines,
pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis,
Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes,
conique à Paphos.
ANTOINE
joignant les mains:
Qu'ils s'en aillent! qu'ils s'en aillent!
APOLLONIUS
J'arracherai devant toi les armures des Dieux,
nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer
la Pythie!
ANTOINE
Au secours, Seigneur!
Il se précipite vers la croix.
APOLLONIUS
Quel est ton désir? ton rêve? Le temps seu-
lement d'y songer...
ANTOINE
Jésus, Jésus, à mon aide!
A FOI 1 0 ■
Veux-tu que je le fasse apparattre, Jésus?
,/ <■ sa i ii l Antoine . 147
ANTOINE
Quoi ? Comment ?
APOLLONIUS
Ce sera lui! pas un autre! Il jettera sa cou-
ronne, et nous causerons face à face!
1 1 A M I S
bas:
Dis que tu veux bien! Disque tu veux bien
Antoine au pied de la croix, murmure des
oraisons. Damis tourne autour de lui, avec des
gestes patelins.
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine!
homme pur, homme illustre ! homme qu'on ne
saurait assez louer! Ne vous effrayez pas; c'est
une façon de dire exagérée, prise aux Orien-
taux. Cela n'empêche nullement...
APOLLONIUS
Laisse-le, Damis !
Il croit, comme une brute, à la réalité des
choses. La terreur qu'il a des Dieux l'empêche
de les comprendre ; et il ravale le sien au ni-
veau d'un roi jaloux !
Toi, mon fils, ne me quitte pas!
148 La Tentation de saint Antoine.
I! s'approche à reculons du bord de la falaise,
la dépasse, et reste suspendu.
Par-dessus toutes les formes, plus loin que
la terre, au delà des cieux, réside le monde des
Idées, tout plein du Verbe ! D'un bond, nous
franchirons l'autre espace; et tu saisiras dans
son infinité l'Éternel, l'Absolu, l'Être! — Allons!
donne-moi la main! En marche!
Tous les deux, côte à côte, s'élèvent dans l'air,
doucement.
ine embrassant la croix, les regarde monter.
Ils disparaissent.
^
^r^m^^s^^
ANTOINE
marchant lentement:
Celui-là vaut tout l'enfer!
N.ibuchodonosor ne m'avait pas tant ébloui.
La reine de Saba ne m'a pas si profondément
charmé.
Sa manière de parler des Dieux inspire l'envie
de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à
la fois, dans l'île d'Ëléphantine, du temps de
Dioclétien. L'Empereur avait cédé aux Nomades
un grand pays, à condition qu'ils garderaient
iço La Tentation
les frontières ; et le traité fut conclu au nom
des « Puissances invisibles. » Car les Dieux
de chaque peuple étaient ignorés de l'autre
peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils
occupaient les collines de sable qui bordent le
fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles
entre leurs bras comme de grands enfants para-
lytiques ; ou bien naviguant au milieu des
cataractes sur un tronc de palmier, ils mon-
traient de loin les amulettes de leurs cous, les
tatouages de leurs poitrines; — et cela n'est pas
plus criminel que la religion des Grecs, des
Asiatiques et des Romains!
Quand j'habitais le temple d'Héliopolis, j'ai
souvent considéré tout ce qu'il y a sur* les
murailles : vautours portant des sceptres, cro-
codiles pinçant des lyres, figures d'hommes avec
des corps de serpent, femmes à tête de vache
prosternées devant des dieux ithyphalliques ;
et leurs formes surnaturelles m'entraînaient
vers d'autres mondes. J'aurais voulu savoir ce
que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir,
il faut qu'elle contienne un esprit. L'âme des
Dieux est attachée a Bes ima
Ceux qui on( la beauté des apparences peu-
duire. Mais les autres... qui sont abjects
ou ter 'blés, comment y croire?...
(/,- sain/ Antoine. r ; I
Et il voit passer à ras du sol des feuilles, des
pierres, des coquilles, des branches d'arbres, de
vagues représentations d'animaux, puis des espèces
de nains hydropiques; ce sont des Dieux. 11 éclate
de rire.
Un autre rire part derrière lui ; et Ililarion se
présente — habillé en ermite, beaucoup plus grand
que tout à l'heure, colossal.
ANTOINE
n'est pas surpris de le revoir.
Ou'il faut être bête pour adorer cela!
II ILAKION
Oh! oui, extrêmement bête!
Alors défilent devant eux, des idoles de toutes
les nations et de tous les âges, en bois, en métal,
en granit, en plumes, en peaux cousues.
Les plus vieilles, antérieures au Déluge, dispa-
raissent sous des goémons qui pendent comme
des crinières. Quelques-unes, trop longues pour
leur base, craquent dans leurs jointures et se
cassent les reins en marchant. D'autres laissent
couler du sable par les trous de leurs ventres.
Antoine et Ililarion s'amusent énormément. Ils
se tiennent les cotes à force de rire.
ite, passent les idoles à profil de mouton,
biles titubent sur leurs jambes cagneuses, entr'ou-
I~2 La Tentation
vrent leurs paupières, et bégayent comme les
muets : « Bà 1 bà ! bâ ! »
A mesure qu'elles se rapprochent du type hu-
main, elles irritent Antoine davantage. Il les
trappe à coups de poing, à coups de pied, s'acharne
dessus.
Llles deviennent effroyables — avec de hauts
panaches, des yeux en boules, les bras termines
par des griffes, des mâchoires de requin.
Et devant ces Dieux, on égorge des hommes
sur des autels de pierre; d'autres sont broyés dans
des cuves, écrasés sous des chariots, cloués dans
des arbres. Il y en . a un, tout en fer rougi et à
cornes de taureau, qui dévore des enfants.
ANTOINE
Horreur!
H I LA KION
Mais les Dieux réclament toujours des sup-
plices. Le tien même a voulu...
A N T 0
pleurant :
Ohl n'achève pas, tais-toi!
L'enceinte des roches i a une vallée.
Un troupeau de bœufs v p.iuire l'herbe rase.
un nuage ; —
et jette dans l'air, d'une voix aiguë, des paroles
imperai
de saint Antoine. 153
HILARION
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des
chants, de contraindre le roi du ciel à ouvrir
la nuée féconde.
ANTOINE
en riant :
Voilà un orgueil trop niais!
II 1 I.ARION
Pourquoi fais-tu des exorcismes?
La vallée devient une mer de lait, immobile et
sans bornes.
Au milieu flotte un long berceau, composé par
les enroulements d'un serpent dont toutes les têtes,
s'inclinant à la fois, ombragent un dieu endormi
sur son corps.
Il est jeune, imberbe, plus beau qu'une fille
et couvert de voiles diaphanes. Les perles de sa
tiare brillent doucement comme des lunes, un
chapelet d'étoiles fait plusieurs tours sur sa poi-
trine; — et une main sous la tête, l'autre bras
étendu, il repose, d'un air songeur et enivré.
Une femme accroupie devant ses pieds attend
qu'il se réveille.
II ILARION
C'est la dualité primordiale des Rrahkmanes,
— l'Absolu ne s'exprimant par aucune forme.
154 J-n Tentation
Sur le nombril du Dieu une tige de lotus a
poussé; et, dans son calice, parait un autre Dieu
à trois visages.
ANTOINE
Tiens, quelle invention !
III LA RI ON
Père, Fils et Saint-Esprit ne iont de même
qu'une seule personne !
Les trois tètes s'écartent, et trois grands Dieux
paraissent.
Le premier, qui est rose, mord le bout de son
orteil.
Le second, qui est bleu, agite quatre bras.
Le troisième, qui est vert, porte un collier de
crânes humains.
I n face d'eux, immédiatement surgissent trois
Déesses, l'une enveloppée d'un réseau, l'autre
offrant une coupe, la dernière brandissant un .ire.
I ! ces Dieux, ces Déesses se décuplent, se
multiplient. Sur leurs épaules poussent d<.s bras,
au bout de leurs bras des mains tenant di
dards, des haches, des boucliers, des ép
parasols et des tambours. Des fontaines jaillissent
de leurs tètes, des herbes descendent d<
A cheval sur des oiseaux, bercés dans des palan-
quins, trônant SUI des sièges d'or, debout dans des
de saint Antoine. \'-\
niches d'ivoire, ils songent, voyagent, comman-
dent, boivent du vin, respirent des fleurs. Des
danseuses tournoient, des géants poursuivent des
monstres; à l'entrée des grottes des solitaires mé-
ditent. On ne distingue pas les prunelles des
étoiles, les nuages des banderoles; des paons
s'abreuvent à des ruisseaux de poudre d'or, la
broderie des pavillons se mêle aux taches des
léopards, des rayons colorés s'entre-croisent sur
l'air bleu, avec des flèches qui volent et des encen-
soirs qu'on balance.
Ht tout cela se développe comme une haute frise
— appuyant sa base sur les rochers, et montant
jusque dans le ciel.
ANTOINE
ébloui :
Quelle quantité! que veulent-ils?
H I L A R I O N
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe
d'éléphant, c'est le Dieu solaire, l'inspirateur de
la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des
tours et les quatorze bras des javelots, c'est le
prince des armées, le Feu dévorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va
laver sur le rivage les âmes des morts. Elles
seront tourmentées par cette femme noire
i;6 La Tentation
aux dents pourries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que
conduit un cocher qui n'a pas de jambes, pro-
mené en plein azur le maître du soleil. Le
Dieu-lune l'accompagne, dans une litière attelée
de trois gazelles.
A genoux sur le dos d'un perroquet, la déesse
de la Beauté présente à l'Amour, son fils, sa
mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute
de joie dans les prairies. Regarde ! regarde !
Coiffée d'une mitre éblouissante, elle court sur
les blés, sur les flots, monte dans l'air, s'étale
partout !
Entre ces Dieux siègent les Génies des vents,
des planètes, des mois, des jours, cent mille
autres! et leurs aspects sont multiples, leurs
transformations rapides. En voilà un qui de
poisson devient tortue ; il prend la hure d'un
sanglier; la taille d'un nain.
ANTOINE
Pour quoi faire ?
Il ! I. A K I ON
Pour rétablir l'équilibre, pour combattre le
mal. Mata ta vie B'épuise, les formes b'u enl ;
et il leur faut progresser dans les métamor-
phoses.
de s,i in / A n tenir .
Tout à coup parait
TIN HOMME NU
assis au milieu du sable, les jambes croisées.
Un large halo vibre, suspendu derrière lui. Les
petites boucles de ses cheveux noirs, et à reflets
d'azur, contournent symétriquement une protubé-
rance au haut de son crâne. Ses bras, très longs,
descendent droits contre ses flancs. Ses deux
mains, les paumes ouvertes, reposent à plat sur
ses cuisses. Le dessous de ses pieds offre l'image
de deux soleils; et il reste complètement immobile
— en face d'Antoine et d'Hilarion, — avec tous
les Dieux à l'entour, échelonnés sur les roches
coin me sur les gradins d'un cirque.
Ses lèvres s'entr'ouvrent ; et d'une voix pro-
fonde :
Je suis le maître de la grande aumône , le
secours des créatures, et aux croyants cemme
aux profanes j'expose la Ici.
Tour délivrer le monde, j'ai voulu naître
parmi les hommes. Les Dieux pleuraient quand
je suis parti.
J ai d abord cherché une femme comme il
convient: de race militaire, épouse d'un roi,
très bonne, extrêmement belle, le nombril pro-
fond, le corps ferme comme du diamant ; et au
temps de la pleine lune, sans l'auxiliaire d'au-
cun mâle, je suis entré dans son ventre.
158 La Tentation
J'en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles
s'arrêtèrent.
HILARION
murmure entre ses dents:
« Et quand ils virent l'étoile s'arrêter, ils
conçurent une grande joie ! »
Antoine regarde plus attentivement
le bu non A
qui reprend :
Du fond de l'Himalaya, un religieux cente-
naire accourut pour me voir.
HILARION'
« Un homme appelé Siméon, qui ne devait
pus mourir avant d'avoir vu le Christ ! »
LE UUDDHA
On m'a mené dans les écoles. J'en savais
plus que les docteurs.
HILARION
« ... Au milieu des docteurs; et tous ceux
qui l'entendaient étaient ravis «le ^.i sagesse.»
Antoine fait signe à Ililarion de se taire.
rff sain i A ntoine. r 59
LE BUDDHA
Continuellement, j'étais à méditer dans les
jardins. Les ombres des arbres tournaient ; mais
l'ombre de celui qui m'abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m'égaler dans la connais-
sance des écritures, l'énumération des atomes,
la conduite des éléphants, les ouvrages de cire,
l'astronomie, la poésie, le pugilat, tous les
exercices et tous les arts !
Pour me conformer à l'usage, j'ai pris une
épouse ; — et je passais les jours dans mon
palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des
parfums, éventé par les chasse-mouches de
trente-trois mille femmes, regardant mes peu-
ples du haut de mes terrasses, ornées de clo-
chettes retentissantes.
Mais la vue des misères du monde me dé-
tournait des plaisirs. J'ai fui.
J'ai mendié sur les routes, couvert de hail-
lons ramassés dans les sépulcres; et comme il
y avait un ermite très savant, j'ai voulu devenir
son esclave ; je gardais sa porte, je lavais ses
pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie,
toute langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une médi-
tation plus lar<;e,je connus l'essence des choses,
l'illusion des formes.
l6o L ii Tentation
J'ai vidé promptement la science des Brahk-
manes. Ils sont rongés de convoitises sous
leurs apparences austères, se frottent d'ordures,
couchent sur des épines, croyant arriver au
bonheur par la voie de la mort !
HILARION
« Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis,
race de vipères ! »
LE BUDDHA
Moi aussi, j'ai fait des choses étonnantes —
ne mangeant par jour qu'un seul grain de riz,
et les grains de riz dans ce temps-là n'étaient
pas plus gros qu'à présent ; — mes poils tom-
bèrent, mon corps devint noir; mes yeux ren-
trés dans les orbites semblaient des étoiles
aperçues au fond d'un puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile,
exposé aux mouches,aux lions et aux serpents;
et les grands soleils, les grandes ondées, la
neige, la foudre, la grêle et la tempête, je rece-
vais tout cela, sans m'abriter même avec la
main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant
mort, me jetaient de loin des mottes de terre I
itation du Diable me manquait
Je l'ai appelé.
BU Boni venus, — hideux, couverts
de sain I A ntoine . if>i
d'é< tilles, nauséabonds comme des charniers,
hurlant, sifflant, beuglant, entre -choquant des
armures et des os de mort. Quelques-uns cra-
chent des flammes par les naseaux , quelques-
uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-
uns portent des chapelets de doigts coupés,
quelques-uns boivent du venin de serpent dans
le creux de leurs mains; ils ont des têtes de
porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes
sortes de figures inspirant le dégoût ou la
terreur.
AXTOIN F.
à part :
J'ai enduré cela, autrefois !
le bu on H A
Puis il m'envoya ses filles — belles, bien
fardées, avec des ceintures d'or, les dents
blanches comme le jasmin, les cuisses rondes
comme la trompe de l'éléphant. Quelques-unes
étendent les bras en bâillant, pour montrer les
fossettes de leurs coudes; quelques-unes clignent
les yeux, quelques-unes se mettent à rire,
quelques-unes entrouvrent leurs vêtements.
Il y a des vierges rougissantes, des matrones
pleines d'orgueil, des reines avec une grande
suite de bagages et d'esclaves.
if>2 La Te >i talion
A N T O 1 N B
à part :
Ah ! lui aussi ?
LE BUDDHA
Ayant vaincu le démon, j'ai passé douze ans
à me nourrir exclusivement de parfums; — et
comme j'avais acquis les cinq vertus, les cinq
facultés, les dix forces, les dix-huit substances,
et pénétré dans les quatre sphères du monde
invisible, l'Intelligence fut à moi! Je devins le
Buddha!
Tous les Dieux s'inclinent; ceux qui ont plu-
sieurs tètes les baissent à la fois.
Il lève dans l'air sa haute main et reprend :
En vue de la délivrance des êtres, j'ai fait
des centaines de mille de sacrifices! J'ai doni t
aux pauvres des robes de soie, des lits, des
chars, des maisons, des tas d'or et des diamants.
J'ai donné mes mains aux manchots, mes jambes
aux boiteux, mes prunelles aux aveugles ; j'ai
coupé ma tête pour les décapités. Au temps
que j'étais roi, j'ai distribué des provinces; au
temps que j'étais brahkmanc, je n'ai méprisé
personne. Quand j'étais un solitaire, j'ai dit
des paroles tendres au voleur qui mV
Quand j'étais un tigre, je nie suis laisse mourir
de l.um.
de saint Antoine. 1^3
Et dans cette dernière existence, ayant prêchJ
la loi, je n'ai plus rien à faire. La grande
période est accomplie! Les hommes, les ani-
maux, les Dieux, les bambous, les océans, les
montagnes, les grains de sable des Ganges avec
les myriades de myriades d'étoiles, tout va
mourir; — et, jusqu'à des naissances nouvelles,
une flamme dansera sur les ruines des mondes
détruits !
Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancel-
lent, tombent en convulsions, et vomissent leurs
existences. Leurs couronnes éclatent, leurs éten-
dards s'envolent. Ils arrachent leurs attributs, leurs
sexes, lancent par dessus l'épaule les coupes où
ils buvaient l'immortalité, s'étranglent avec leurs
serpents, s'évanouissent en fumée; — et quand
tout a disparu...
H I L A R I 0 N
lentement :
Tu viens de voir la croyance de plusieurs
centaines de millions d'hommes!
ne est par terre, la figure dans ses mains.
Debout prés de lui, et tournant le dos à la croix,
Hilarion le regarde.
Un assez long temps s'écoule.
Ensuite, parait un être singulier, ayant une tète
d'homme sur un corps de poisson. 11 s'avance
if>4 La Tentation
droit dans l'air, en battant le sable de sa queue;
— et cette figure de patriarche avec de petits bras
fait rire Antoine.
OANNÈS
d'une voix plaintive :
Respecte-moi! Je suis le contemporain des
origines.
J'ai habité le monde informe où sommeillaient
des bêtes hermaphrodites, sous le poids d'une
atmosphère opaque, dans la profondeur des
ondes ténébreuses, — quand les doigts, les na-
geoires et les ailes étaient confondus, et que
des yeux sans tête flottaient comme des mol-
lusques, parmi des taureaux à face humaine et
des serpents à pattes de chien.
Sur l'ensemble de ces êtres, Omorôca. pliée
comme un cerceau, étendait son corps de
femme. Mais Bélus la coupa net en deux moi-
tii . fil la terre avec l'une, le ciel avec l'autre;
et les deux mondes pareils se contemplent
mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j'ai
l'abîme pour durcir la matière, pour
. et j'ai appris aux humains
la pi. lu-, les semailles, l'écriture et l'hi toire
lieux.
I h pui Nu , je \ !■ dans les étangs qui r»
de sain/ Antoine. jf,;
du Déluge. Mais le désert s'agrandit autour
d'eux, le vent y jette du sable, le soleil les
dévore ; — et je meurs sur ma couche de limon,
en regardant les étoiles à travers l'eau. J'y
retourne.
Il saute, et disparait dans le Nil.
H I I A K [ON
C'est un ancien Dieu des Chaldéens!
A NTOI N E
ironiquement:
Qu'étaient donc ceux de Babylone?
HILARION
Tu peux les voir!
Et ils se trouvent sur la plate-forme d'une tour
quadrangulaire dominant six autres tours qui, plus
étroites à mesure qu'elles s'élèvent, forment une
monstrueuse pyramide. On distingue en bas une
grande masse noire, — la ville sans doute, —
étalée dans les plaines. L'air est froid, le ciel d'un
bleu sombre; des étoiles en quantité palpitent.
Au milieu de la plate-forme, se dresse une co-
lonne de pierre blanche. Des prêtres en robes
de lin passent et reviennent tout autour, de manière
à décrire par leurs évolutions un cercle en mou-
vement; et, la tète levée, ils contemplent les
astres.
l66 La Tentation
HILARION
en désigne plusieurs \ saint Antoine.
11 y en a trente principaux. Quinze regardent
le dessus de la terre, quinze le dessous. A des
intervalles réguliers, un d'eux s'élance des
régions supérieures vers celles d'en bas, tandis
qu'un autre abandonne les inférieures pour
monter vers les sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes,
deux mauvaises, trois ambiguës; tout dépend,
dans le monde, de ces feux éternels. D'après
leur position et leur mouvement on peut tirer
des présages ; — et tu foules l'endroit le plus
respectable de la terre. Pythagore et Zoroastre
s'y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que
ces hommes observent le ciel, pour mieux con-
naître les Dieux.
ANTOINE
Les astres ne sont pas Dieux.
HILARION
Oui ! disent-ils; car les choses passent autour
de nous; le ciel, comme l'éternité, re^tc im-
muable!
ANTOINE
Il a un maître, pourtant.
de saint Antoine. 167
HILARION
montrant la colonne :
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil,
le Mâle ! — L'Autre, qu'il féconde, est sous lui !
Antoine aperçoit un jardin, éclairé par des
lampes.
Il est au milieu de la foule, dans une avenue
de cyprès. A droite et à gauche, des petits che-
mins conduisent vers des cabanes établies dans
un bois de grenadiers, que défendent des treillages
de roseaux.
Les hommes, pour la plupart, ont des bonnets
pointus avec des robes chamarrées comme le plu-
mage des paons. Il y a des gens du nord vêtus de
peaux d'ours, des nomades en manteau de laine
brune, de pâles Gangarides à longues boucles
d'oreilles; et les rangs comme les nations parais-
sent confondus, car des matelots et des tailleurs
de pierres coudoient des princes portant des tiares
d'escarboucles avec de hautes cannes à pomme
ciselée. Tous marchent en dilatant les narines,
recueillis dans le même désir.
De temps à autre, ils se dérangent pour donner
passage à un long chariot couvert, traîné par des
bœufs; ou bien c'est un âne, secouant sur son dos
une femme empaquetée de voiles, et qui disparaît
aussi vers les cabanes.
Antoine a peur; il voudrait revenir en arriére.
Cependant une curiosité inexprimable l'entraîne.
ifiS La Tentation
Au pied des cyprès, des femmes sont ac-
croupies en ligne sur des peaux de cerf, toutes
ayant pour diadème une tresse de cordes. Quel-
ques-unes, magnifiquement habillées, appellent
à haute voix les passants. De plus timides ca-
chent leur figure sous leur bras, tandis que par
derrière, une matrone, leur mère sans doute, les
exhorte. D'autres, la tète enveloppée d'un châle
noir et le corps entièrement nu, semblent de loin
des statues de chair. Dès qu'un homme leur a
jeté de l'argent sur les genoux, elles se lèvent.
Et on entend des baisers sous les feuillages, —
quelquefois un grand cri aigu.
H I L A K I O N
Ce sont les vierges de Babylone qui se pros-
tituent à la Déesse.
A N T (1 I N E
Quelle Déesse?
HII.ARION
La voilà !
lit il lui fait voir, tout au fond de l'avenue, sur
le seuil d'une grotte illuminée, un bloc de pierre
représentant l'organe sexuel d'une femme.
A N T O ! N ]•;
Ignominie ! quelle abomination de donner un
sexe à Dieul
dt su i h l A ntoine. 169
HILARION
Tu l'imagines bien comme une personne
vivante !
Antoine se retrouve dans les ténèbres.
Il aperçoit, en l'air, un cercle lumineux, posé
sur des ailes horizontales.
Cette espèce d'anneau entoure, comme une
ceinture trop lâche, la taille d'un petit homme
coiffé d'une mitre, portant une couronne à sa
main, et dont la partie inférieure du corps dis-
parait sous de grandes plumes étalées en jupon.
C'est
OKMUZ
le dieu des Perses.
Il voltige en criant :
J'ai peur! J'entrevois sa gueule.
Je t'avais vaincu, Ahriman ! Mais tu recom-
mences!
D'abord, te révoltant contre moi, tu as fait
périr l'aîné des créatures Kaiomortz, l'homme-
Taureau. Puis tu as séduit le premier couple
humain, Meschia et Meschiané ; et tu as répandu
les ténèbres dans les cœurs, tu as poussé vers
le ciel tes bataillons.
J'avais les miens, le peuple des étoiles ; et je
contemplais au-dessous de mon trône tous les
astres échelonnés.
/ / Te /; la I i on
Mithra, mon fils, habitait un lieu inacces-
sible. Il y recevait les âmes, les en faisait
sortir, et se levait chaque matin pour épandre
sa richesse.
La splendeur du firmament était reflétée par
la terre. Le feu brillait sur les montagnes, —
image de l'autre feu dont j'avais créé tous les
êtres. Pour les garantir de souillures, on ne
brûlait pas les morts. Le bec des oiseaux les
emportait vers le ciel.
J'avais réglé les pâturages, les labours, le
bois du sacrifice, la forme des coupes, les
paroles qu'il faut dire dans l'insomnie; — et
mes prêtres étaient continuellement en prières,
afin que l'hommage eût l'éternité du Dieu. On
te purifiait avec de l'eau, on offrait des pains sur
les autels, on confessait à haute voix ses crimes.
Ib. ma se donnait à boire aux hommes, pour
leur communiquer sa force.
Pendant que les génies du ciel combattaient
les démons, les enfants d'Iran poursuivaient les
serpents. Le Roi, qu'une cour innombrable ser-
vait a genoux, figurait ma personne, portait ma
coiffure. Ses jardins avaient la magnificence
d'une terre céleste; et son tombeau le repré-
sentait égorgeant un monstre, — emblème du
:ui extermine le Mal.
Car je devais un joui, grftcfl au temps sans
..nue définitivement Abriman.
fie saint Antoine. 171
Mais l'intervalle entre nous deux disparaît ;
la nuit monte! A moi, les Amschaspands, les
Izeds, les Ferouers! Au secours, Mithra! prends
ton épée ! Caosyac, qui dois revenir pour la
délivrance universelle, défends- moi! Com-
ment?... Personne!
Ah! je meurs! Ahriman, tu es le maître.'
Ililarion, derrière Antoine, retient un cri de
joie, — et Ormuz plonge dans les ténèbres.
Alors parait
LA GRANDE DIANE D'ÉPHÈSE
noire avec des yeux d'émail, les coudes aux flancs,
les avant-bras écartés, les mains ouvertes.
Des lions rampent sur ses épaules ; des fruits,
des fleurs et des étoiles s'entre-croisent sur sa poi-
trine; plus bas se développent trois rangées de
mamelles ; et depuis le ventre jusqu'aux pieds, elle
est prise dans une gaine étroite d'où s'élancent
à mi-corps des taureaux, des cerfs, des griffons
et des abeilles. — On l'aperçoit à la blanche lueur
que fait un disque d'argent, rond comme la
pleine lune, posé derrière sa tête.
Où est mon temple?
Où sont mes amazones ?
Qu'ai-je donc... moi l'incorruptible, voilà
qu'une défaillance me prend !
7.ii 7V 11 ta /ion
Ses fleurs se fanent. Ses fruits trop mûrs se
détachent. Les lions, les taureaux penchent leur
cou; les cerfs bavent épuises; les abeilles, en bour-
donnant, meurent par terre.
Elle presse, l'une après l'autre, ses mamelles.
Toutes sont vides ! Mais sous un effort désespéré
sa gaine éclate. Elle la saisit par le bas, comme
le pan d'une robe, y jette ses animaux, ses florai-
sons, — puis rentre dans l'obscurité.
Et au loin, des voix murmurent, grondent,
rugissent, brament et beuglent. L'épaisseur de la
nuit est augmentée par des haleines. Les gouttes
d'une pluie chaude tombent.
ANTOINE
Comme c'est bon, le parfum des palmiers, le
frémissement des feuilles vertes, la transparence
des sources! Je voudrais me coucher tout à
plat sur la terre pour la sentir contre mon
cœur; et ma vie se retremperait dans sa jeu-
nesse éternelle !
Il entend un bruit de castagnettes et de cym-
bales; et, au milieu d'une foule rustique, des
hommes, vêtus de tuniques blanches à bandes
amènent un âne, enharnaché richement,
la queue ornée de ruba OtS peints.
Une boite, couverte d'une housse en toile
jaune, ballotte sut itre deux corbeilles;
l'une reçoit les offrandes qu'on y place : œufs,
de i a in t A n to in e. 173
raisins, poires et fromages, volailles, petites mon-
naies ; et la seconde est pleine de roses, que les
conducteurs de l'âne effeuillent devant lui, tout
en marchant.
Ils ont des pendants d'oreilles, de grands man-
teaux, les cheveux nattés, les joues fardées; une
couronne d'olivier se ferme sur leur front par un
médaillon à figurine; des poignards sont passés
dans leur ceinture ; et ils secouent des fouets à
manche d'ébène, ayant trois lanières garnies d'os-
selets.
Les derniers du cortège posent sur le sol, droit
comme un candélabre, un grand pin qui brûle par
le sommet, et dont les rameaux les plus bas
ombragent un petit mouton.
L'àne s'est arrêté. On retire la housse. Il y a,
en dessous, une seconde enveloppe de feutre noir.
Alors, un des hommes à tunique blanche se met .1
danser, en jouant des crotales; un autre à genoux
devant la boite bat du tambourin, et
LE rLUS VIEUX DE LA TROU TE
commence :
Voici la Bonne-Déesse, l'idéenne des monta-
gnes, la grande mère de Syrie! Approchez,
braves gens !
Elle procure la joie, guérit les malades,
envoie des héritages, et satisfait les amou-
reux.
174 Z-a Tentation
C'est nous qui la promenons dans les cam-
pagnes par beau et mauvais temps.
Souvent nous couchons en plein air, et nous
n'avons pas tous les jours de table bien servie.
Les voleurs habitent les bois. Les bêtes s'élan-
cent de leurs cavernes. Des chemins glissants
bordent les précipices. La voilà! la voilà!
Ils enlèvent la couverture; et on voit une boite,
incrustée de petits cailloux.
Plus haute que les cèdres, elle plane dans
l'éther bleu. Plus vaste que le vent, elle entoure
le monde. Sa respiration s'exhale par les naseaux
des tigres ; sa voix gronde sous les volcans, sa
colère est la tempête ; la pâleur de sa figure a
blanchi la lune. Elle mûrit les moissons, elle
gonfle les écorces, elle fait pousser la barbe.
Donnez-lui quelque chose, car elle déteste les
avares !
La boite s'entr'ouvre; et on distingue, sous un
pavillon de soie bleue, une petite image de Cybèle,
— étincelante de paillettes, couronnée de tours et
assise dans un char de pierre rouge, traîné par
deux lions la patte levée.
La foule se pousse pour voir.
L'ARCHÏ-G \ l I I
continue :
Elle aime le retentissement des tympanons,
de sniiil An/oint-. 1 7 5
le trépignement des pieds, le hurlement des
loups, les montagnes sonores et les gorges pro-
fondes, la fleur de l'amandier, la grenade et
les figues vertes, la danse qui tourne, les flûtes
qui ronflent, la sève sucrée, la larme salée, —
du sang! A toi ! à toi, Mère des montagnes!
Ils se flagellent avec leurs fouets, et les coups
résonnent sur leur poitrine; la peau des tambou-
rins vibre à éclater. Ils prennent leurs couteaux,
se tailladent les bras.
Elle est triste; soyons tristes! C'est pour lui
plaire qu'il faut souffrir ! Par là, vos péchés vous
seront remis. Le sang lave tout; jetez-en les
gouttes, comme des fleurs! Elle demande celui
d'un autre, — d'un pur !
L'archi-galle lève son couteau sur le mouton. .
A N T 0 I N E
pris d'horreur :
N'égorgez pas l'agneau !
Un flot de pourpre jaillit.
Le prêtre en asperge la foule; et tous, — y
compris Antoine et Hilarion, — rangés autour de
l'arbre qui brûle, observent en silence les dernières
palpitations de la victime.
Du milieu des piètres sort Une Femme, —
\~h La Tentation
exactement pareille à l'image enfermée dans la
petite boite.
1:11e s'arrête, en apercevant Un Jeune Homme
coiffé d'un bonnet phrygien.
Ses cuisses sont revêtues d'un pantalon étroit,
ouvert çà et là par des losanges réguliers que fer-
ment des nœuds de couleur. Il s'appuie du coude
contre une des branches de l'arbre, en tenant une
flûte à la main, dans une pose langoureuse.
C Y B È L E
lui entourant la taille de ses deux bras :
Pour te rejoindre, j'ai parcouru toutes les
régions, — et la famine ravageait les cam-
pagnes. Tu m'as trompée ! N'importe, je t'aime !
Réchauffe mon corps ! unissons-nous !
Le printemps ne reviendra plus, ô Mère
éternelle ! Malgré mon amour, il ne m'est pas
possible de pénétrer ton essence. Je voudrais
me couvrir d'une robe peinte, comme la tienne.
J'envie tes seins gonflés de lait, la longueur de
tes cheveux, tes vastes flancs d'où sortent les
êtres. Que ne suis-je toi ! que ne suis-je femme! —
Non, jamais! va-t'en! Ma \ii ilité me fait horreur!
Avec une pierre tranchante il s'émasculc, puis
se met à courir furieux, en levant dans l'air son
membre coupé.
de sain t . 1 ntoine. 177
Les prêtres font comme le dieu, les fidèles
comme les prêtres. Hommes et femmes échangent
leurs vêtements, s'embrassent; — et ce tourbillon
de chairs ensanglantées s'éloigne, tandis que les
voix, durant toujours, deviennent plus criardes
et stridentes comme celles qu'on entend aux
funérailles.
Un grand catafalque tendu de pourpre, porte
à son sommet un lit d'ébène, qu'entourent des
flambeaux et des corbeilles en filigranes d'argent,
où verdoient des laitues, des mauves et du fenouil.
Sur les gradins, du haut en bas, des femmes sont
assises, toutes habillées de noir, la ceinture dé-
faite, les pieds nus, en tenant d'un air mélanco-
lique de gros bouquets de fleurs.
Par terre, aux coins de l'estrade, des urnes en
albâtre pleines de myrrhe fument, lentement.
On distingue sur le lit le cadavre d'un homme.
Du sang coule de sa cuisse. Il laisse pendre son
bras; — et un chien, qui hurle, lèche ses ongles.
La ligue des flambeaux trop pressés empêche de
voir sa figure; et Antoine est saisi par une
angoisse. 11 a peur de reconnaître quelqu'un.
Les sanglots des femmes s'arrêtent; et après un
intervalle de silence,
TOI
à la fois psalmodient :
Beau! beau! il est beau! Assez dormi, lève
la tète! Debout I
178 La Tentation
Respire nos bouquets! ce sont des narcisses
et des anémones, cueillis dans tes jardins pour
te plaire. Ranime-toi, tu nous fais peur!
Tarie ! Que te faut-il ? Veux-tu boire du vin ?
veux-tu coucher dans nos lits ? veux-tu manger
des pains de miel qui ont la forme de petits
oiseaux ?
Pressons ses hanches, baisons sa poitrine!
Tiens! tiens! les sens-tu nos doigts chargés de
bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres
qui cherchent ta bouche, et nos cheveux qui
balayent tes cuisses, Dieu pâmé, sourd à nos
prières 1
Elles lancent des cris, en se déchirant le visage
avec les ongles, puis se taisent; — et on entend
toujours les hurlements du chien.
Hélas ! hélas ! Le sang noir coule sur sa chair
neigeuse! Voilà ses genoux qui se tordent ; ses
côtes s'enfoncent. Les fleurs de son visage ont
mouillé la pourpre. Il est mort! Pleurons!
Désolons-nous!
Elles viennent, toutes à la file, déposer entre les
flambeaux leurs longues chevelures, pareilles de
loin a des serpents noirs ou blonds; et le
catafalque s'abaisse doucement jusqu'au niveau
d'une grotte, un sépulcre ténébreux qui baille par
derrière.
r/f sain t A ii /oint'. 170
Alors
UNE F KM ME
s'incline sur le cadavre.
Ses cheveux, qu'elle n'a pas coupés, l'envelop-
pent de la tête aux talons. Elle verse tant de
larmes que sa douleur ne doit pas être comme celle
des autres, mais plus qu'humaine, infinie.
Antoine songe à la mère de Jésus.
Elle dit:
• Tu t'échappais de l'Orient; et tu me prenais
dans tes bras toute frémissante de rosée, ô
Soleil! Des colombes voletaient sur l'azur de
ton manteau, nos baisers faisaient des brises
dans les feuillages ; et je m'abandonnais à ton
amour, en jouissant du plaisir de ma faiblesse.
Hélas! hélas! Pourquoi allais-tu courir sur
les montagnes?
A l'équinoxe d'automne un sanglier t'a
blessé 1
Tu es mort ; et les fontaines pleurent, les
arbres se penchent. Le vent d'hiver siffle dans
les broussailles nues.
Mes yeux vont se clore, puisque les ténèbres
te couvrent. Maintenant, tu habites l'autre côté
du monde, près de ma rivale plus puissante.
O Perséphone, tout ce qui est beau descend
vers toi, et n'en revient plusl
Pendant qu'elle parkii:, ses compagnes ont pris
iSo La Tentation
le mort pour le descendre au sépulcre. 11 leur reste
dans les mains. Ce n'était qu'un cadavre de cire.
Antoine en éprouve comme un soulagement.
Tout s'évanouit ; — et la cabane, les rochers, la
croix, sont reparus.
Cependant il distingue de l'autre côté du Nil,
Une Femme — debout au milieu du désert.
Elle garde dans sa main le bas d'un long voile
noir qui lui cache la figure, tout en portant sur le
bras gauche un petit enfant qu'elle allaite. A son
côté, un grand singe est accroupi sur le sable.
Elle lève la tète vers le ciel; — et maigri la
distance on entend sa voix.
O Neith, commencement des choses! Ammon,
seigneur de l'éternité, Ptha, démiurge, Thoth
son intelligence, dieux de l'Amenthi, triades
particulières des Nomes, éperviers dans l'azur,
sphinx au hord des temples, ibis debout entre
les cornes des bœufs, planètes, constellations,
rivages, murmures du vent, reflets de la lumière,
apprenez-moi où se trouve Osiris!
Je l'ai cherché par tous les canaux et tous les
lacs,— plus loin encore, jusqu'à Byblos la phé-
nicienne. Anubis, les oreilles droites, bondissait
autour de moi, jappant, ri fouillant de son
museau les touffes des tamarins. Merci, bon
Cynocéphale, merci!
de saint A ntoine. 181
Elle donne au singe, amicalement, deux ou trois
petites claques sur la tete.
Le hideux Typhon au poil roux l'avait tué,
mis en pièces! Nous avons retrouvé tous ses
membres. Mais je n'ai pas celui qui me rendait
féconde!
Elle pousse des lamentations aiguës.
ANTOINE
est pris de fureur. Il lui jette der cailloux, en l'in-
juriant.
Impudique! va-t'en, va-t'en!
HILARION
Respecte-la! C'était la religion de tes aïeux 1
tu as porté ses amuletttes dans ton berceau.
Autrefois, quand revenait l'été, l'inondation
chassait vers le désert les bêtes impures. Les
digues s'ouvraient , les barques s'entre-cho-
quaient, la terre haletante buvait le fleuve avec
ivresse. Dieu à cornes de taureau, tu t'étalais
jur ma poitrine, — et on entendait le mugisse-
ment de la vache éternelle !
Les semailles, les récoltes, le battage des
grains et les vendanges se succédaient réguliè-
l8a La Tentation
rement, d'après l'alternance des saisons. Dans
les nuits toujours pures, de larges étoiles rayon-
naient. Les jours étaient baignés d'une inva-
riable splendeur. On voyait, comme un couple
royal, le Soleil et la Lune à chaque côté de
l'horizon.
Nous trônions tous les deux dans un monde
plus sublime, monarques-jumeaux, époux dès le
sein de l'éternité, — lui, tenant un sceptre à
•tête de concoupha, moi un sceptre à fleur de
lotus, debout l'un et l'autre, les mains jointes;
— et les écroulements d'empire ne changeaient
pas notre attitude.
L'Egypte s'étalait sous nous, monumentale
et sérieuse , longue comme le corridor d'un
temple, avec des obélisques à droite, des pyra-
mides à gauche, son labyrinthe au milieu, —
et partout des avenues de monstres, des forets
de colonnes, de lourds pylônes flanquant des
portes qui ont à leur sommet le globe de la
terre entre deux ailes.
Les animaux de son zodiaque se retrouvaient
dans ses pâturages, emplissaient de leurs formes
et de leurs couleurs son écriture mystérieuse.
Divisée en douze régions comme l'année l'est
en douze mois, — chaque mois, chaque jour
ay;int son dieu, — elle reproduisait l'ordre
i du ciel; et l'homme en expirant ne
pas sa figure; mais, saturé de par-
</,• retint Antoine. 1R3
fums, devenu indestructible, il allait dormir
pendant trois mille ans dans une Egypte silen-
cieuse.
Celle-là, plus grande que l'autre, s'étendait
sous la terre.
On y descendait par des escaliers conduisant
à des salles où étaient reproduites les joies des
bons, les tortures des méchants, tout ce qui a
lieu dans le troisième monde invisible. Rangés
le long des murs, les morts dans des cercueils
peints attendaient leur tour ; et l'âme exempte
des migrations continuait son assoupissement
jusqu'au réveil d'une autre vie.
Osiris, cependant, revenait me voir quelque-
fois. Son ombre m'a rendue mère d'Harpo-
cratc.
Elle contemple l'enfant.
C'est lui I Ce sont ses yeux ; ce sont ses che-
veux, tressés en cornes de bélier! Tu recom-
menceras ses œuvres. Nous refleurirons comme
des lotus. Je suis toujours la grande Isis! nul
encore n'a soulevé mon voile! Mon fruit est le
soleil !
Soleil du printemps, des nuages obscurcis-
sent ta face ! L'haleine de Typhon dévore les
pyramides. J'ai vu, tout à l'heure, le sphinx
s'enfuir. Il galopait comme un chacal.
Je cherche mes prêtres, — mes prêtres en
1S4 La Tentation
manteau de lin, avec de grandes harpes, et qui
portaient une nacelle mystique, ornée de patères
d'argent. Plus de fêtes sur les lacs! plus d'illumi-
nations dans mon delta! plus de coupes de lait
à Phila? ! Apis, depuis longtemps, n'a pas reparu.
Egypte ! Egypte ! tes grands Dieux immobiles
ont les épaules blanchies par lafiente desoiseaux,
et le vent qui passe sur le désert roule la cendre
de tes morts ! — Anubis, gardien des ombres,
ne me quitte pas!
Le cynocéphale s'est évanoui.
Elle secoue son enfant.
Mais... qu'as-tu'.'... tes mains sont froides, ta
tête retombe !
Harpocrate vient Je mourir.
Alors elle pousse dans l'air un cri tellement ligu,
funèbre et déchirant, qu'Antoine y répond par un
autre cri, en ouvrant ses bras pour la soutenir.
Elle n'est plus là. 11 baisse la figure, écrasé de
honte.
Tout ce qu'il vient de voir se confond dans son
esprit. C'est comme l'étourdissement d'un
le malaise d'une ivresse. 11 voudrait haïr; et ce-
pendant une pitié vague amollit son cœur. 11 se
met à pleurer abondamment.
IIII.AKION
< lui donc te rend ti i
de saint A ntoine.
ANTOINE
.ipris avoir cherché en lui-même, longtemps:
Je pense à toutes les âmes perdues par ces
faux Dieux 1
H I L A R I O N
Ne trouves-tu pas qu'ils ont... quelquefois...
comme des ressemblances avec le vrai ?
ANTOINE
C'est une ruse du Diable pour séduire mieux
les fidèles. 11 attaque les forts par le moyen de
l'esprit, les autres avec la chair.
HILARIOX
Mais la luxure, dans ses fureurs, a le désin-
téressement de la pénitence. L'amour fréné-
tique du corps en accélère la destruction, — et
proclame par sa faiblesse l'étendue de l'impos-
sible.
ANTOINE
Qu'est-ce que cela me fait à moi ! Mon cœur
se soulève de dégoût devant ces Dieux bes-
tiaux, occupés toujours de carnages et d'in-
cestes!
HILARION
Rappelle^toi dans l'Écriture toutes les choses
qui te scandalisent, parce que tu ne sais pas les
24
i86 L ii Tentation
comprendre. De même, ces Dieux, sous leurs
formes criminelles, peuvent contenir la vérité.
Il en reste à voir. Détourne-toi !
A N T O I N ]
Non! non! c'est un péril!
III LA R ION
Tu voulais tout à l'heure les connaître. Est-ce
que ta foi vacillerait sous des mensonges? (jue
crains-tu ?
Les rochers en face d'Antoine sont devenus une
montagne.
Une ligne de nuages la coupe à mi-hauteur; et
au-dessus apparaît une autre montagne, énorme,
toute verte, que creusent inégalement des vallons
et portant au sommet, dans un bois de lauriers,
un palais de bronze à tuile; j'or avec des chapi-
teaux d'ivoire.
Au milieu du péristyle, sur un trône, JUPl ri R,
colossal et le torse nu, tient la victoire d'une main,
la foudre dans l'autre; et SOU aigle, entre ses
jambes, dresse la tète.
JUNON, auprès de lui, roule ses gros veux,
surmontés d'un diadème d'où s'échappe comme
une vapeur un voile (luttant au vent.
Par derrière, MINERVE, di bout sur un pié-
«tre sa lance. La peau de la
de saint Antoine. I$7
gorgone lui couvre la poitrine; et un péplos de lin
descend à plis réguliers jusqu'aux ongles de ses
orteils. Ses yeux glauques, qui brillent sous sa
visière, regardent au loin, attentivement.
A la droite du palais, le vieillard NEPTUNE
chevauche un dauphin battant de ses nageoires un
grand azur qui et le ciel ou la mer, car la pers-
pective de l'Océan continue l'éther bleu; les deux
éléments se confondent.
De l'autre coté, P LU TON, farouche, en man-
teau couleur de la nuit, avec une tiare de diamants
et un sceptre d'ébéne, est au milieu d'une île en-
tourée par les circonvolutions du Styx ; — et ce
fleuve d'ombre va se jeter dans les ténèbres, qui
font sous la falaise un grand trou noir, un abime
sans formes.
MARS, vêtu d'airain, brandit d'un air furieux
son bouclier large et son épée.
Il I ROULE, plus bas, le contemple, appuyé sur
sa massue.
A POLLON, la face rayonnante, conduit, le bras
droit allongé, quatre chevaux blancs qui galopent;
et Cl Kl -, dans un chariot que traînent des
bœufs, s'avance vers lui une faucille à la main.
I'- ICC H US vient derrière elle, sur un char très
bas, mollement tiré par des lynx, (iras, imberbe
et des pampres au Iront, il passe en tenant un
cratère d'où déborde du vin. Silène, à ses cotés,
chancelle sur un âne. l'an aux oreilles pointues
La Tentation
souffle dans la syrinx; les Mimallonéides frappent
des tambours, les Ménades jettent des fleurs, les
Bacchantes tournoient la tête en arrière, les che-
veux répandus.
D I A X ]■:, la tunique retroussée, sort du bois avec
ses nymphes.
Au fond d'une caverne, VULCAIN bat le fer
entre les Cabires; çà et là les vieux Fleuves,
accoudés sur des pierres vertes, épanchent leurs
urnes; les Muses debout chantent dans les
vallons.
Les Heures, de taille égale, se tiennent par la
main; et MERCURE est posé obliquement sur
un arc-en-ciel, avec son caducée, ses talonniéres et
son pétase.
Mais en haut de l'escalier des Dieux, parmi des
nuages doux comme des plumes et dont les vo-
lutes en tournant laissent tomber des roses,
VÉNUS- AN'ADYOMÈNE se regarde dans un
miroir; ses prunelles glissent langoureusement sous
ses paupières un peu lourdes.
Elle a de grands cheveux blonds qui se dérou-
lent sur ses épaules, les seins petits, la taille mince,
les hanches évasées comme le galbe des Ivres,
les deux cuisses toutes rondes, des fossettes autour
des genoux et les pieds délicats; non loin de sa
bouche un papillon voltige. I.a splendeur
il autour d'elle un halo de nacre brillante;
et tout le reste de l'Olympe est baigné dans une
île s 1 1 -i ? Antoine. J8g
aube vermeille, qui gagne insensiblement tes Hau-
teurs du ciel bleu.
ANTOTNE
Ahl ma poitrine se dilate. Une joie que je
ne connaissais pas me descend jusquau fond
de l'âme ! Comme c'est beau 1 comme c'est beau :•
H I LA RION
Ils se penchaient du haut des nuages pour
conduire les épées ; on les rencontrait au bora
des chemins, on les possédait dans sa maison;
— et cette familiarité divinisait la vie.
Elle n'avait pour but que d'être libre et
belle. Les vêtements larges facilitaient la no-
blesse des attitudes. La voix de l'orateur, exercée
par la mer, battait à flots sonores les portiques
de marbre. L'éphèbe, frotté d'huile, luttait tour
nu en plein soleil. L'action la plus religieuse
était d'exposer des formes pures.
Et ces hommes respectaient les épouses, les
vieillards, les suppliants. Derrière le tempfe
d'Hercule, il y avait un autel à la Pitié.
On immolait des victimes avec des fleurs au-
tour des doigts. Le souvenir même se trouvait
exempt de la pourriture des morts. (1 n'en res-
tait qu'un peu de cendres. L âme, mêlée a
léthersans bornes, était partie vers les Dieux!
igo La Tentation
Se pcncli.nu à l'oreille d'Antoine :
Et ils vivent toujours ! L'empereur Constan-
tin adore Apollon. Tu retrouveras la Trinité
dans les mystères de Samothrace, le baptême
chez Isis, la rédemption chez Mithra, le martyre
d'un Dieu aux fêtes de Bacchus. Proserpine
est la Vierge!... Aristée, Jésus!
ANTOINE "
reste les yeux baissés; puis tout à coup il répète
le symbole de Jérusalem, — comme il s'en sou-
vient, — en poussant à chaque phrase un long
sou pi i :
Je crois en un seul Dieu, le Père — et en un
seul Seigneur, Jésus-Christ, — fils premier-né
de Dieu, — qui s'est incarné et fait homme, —
qui a été crucifié — et enseveli, — qui est
monté au ciel, — qui viendra pour juger les
vivants et les morts, — dont le royaume n'aura
pas de fin ; — et à un seul Saint-Esprit, — et
à un seul baptême de repentance, — et à une
seule sainte Eglise catholique, — et à la résur-
rection de la chair, — et à la vie éternelle !
tôl la croix grandit, et perçant les nuages
elle projette une ombre sur le ciel des Dieux.
US pâlissent. L'Olympe a remué.
Antoine distingue contre sa bise, à demi perdus
de saint Antoine. 191
dans les cavernes, ou soutenant les pierres de leurs
épaules, de vastes corps enchaînés. Ce sont les
Titans, les Géants, les Hécatonchires, les Cy-
clopes.
UNE VOIX
s'élève, indistincte et formidable, — comme la
rumeur des flots, comme le bruit des bois sous la
tempête, comme le mugissement du vent dans les
précipices :
Nous savions cela, nous autres! Les Dieux
doivent finir. Uranus fut mutilé par Saturne, Sa-
turne par Jupiter. Il sera lui-même anéanti.
Chacun son tour ; c'est le destin I
et, peu à peu, ils s'enfoncent dans la montagne,
disparaissent.
Cependant les tuiles du palais d'or s'envolent.
J IM'ITER
est descendu de son tronc. Le tonnerre, à ses
pieds, fume comme un tison près de s'éteindre;
— et l'aigle, allongeant le cou, ramasse avec son
bec ses plumes qui tombent.
Je ne suis donc plus le maître des choses,
très bon, très grand, dieu des phratries et des
peuples grecs, aïeul de tous les rois, Agamem-
non du ciell
Aigle des apothéoses, quel souffle de l'Érèbe
I92 La Tentation
t'a repoussé jusqu'à moi ? ou, t 'envolant du
champ de Mars, m'apportes-tu l'âme du dernier
des empereurs?
Je ne veux plus de celles des hommes ! Que
la Terre les garde, et qu'ils s'agitent au niveau
de sa bassesse! Ils ont maintenant des cœurs
d'esclaves, oublient les injures, les ancêtres, le
serment ; et partout triomphe la sottise des
foules, la médiocrité de l'individu, la hideur
des races !
Sa respiration lui soulève les côtes à les briser,
et il tord ses poings. Hébé en pleurs lui présente
une coupe. Il la saisit.
Non! non! Tant qu'il y aura, n'importe où,
une tète enfermant la pensée, qui haïsse le
désordre et conçoive la Loi, l'esprit de Jupiter
vivra !
M.iis la coupe est vide.
Il la penche lentement sur L'ongle de son doigt.
Plus une goutte! Quand l'ambroisie défaille,
les Immortels s'en vont !
Hllc glisse de ses mains; et il s'appuie contre
une colonne, se sentant mourir.
jr.
Il ne fallait pas avoir tant d'amours! Aigle,
taureau, cygne, pluie d'or, nuage et flamme, tu
</,- saint A ntoine. r.93
as pris toutes les formes, égaré ta lumière dans
tous les éléments, perdu tes cheveux sur tous
les lits ! Le divorce est irrévocable cette fois,
— et notre domination, notre existence dissoute!
Elle s'éloigne dans l'air.
MINERVE
n'a plus sa lance; et des corbeaux, qui nichaient
dans les sculptures de la frise, tournent amour
d'elle, mordent son casque.
Laissez-moi voir si mes vaisseaux, fendant la
mer brillante, sont revenus dans mes trois ports,
pourquoi les campagnes se trouvent désertes,
et ce que font maintenant les filles d'Athènes.
Au mois d'Ilécatombéon, mon peuple entier
se portait vers moi, conduit par ses magistrats
et par ses prêtres. Puis s'avançaient en robes
blanches avec des chitons d'or, les longues files
des vierges tenant des coupes, des corbeilles,
des parasols ; puis, les trois cents bœufs du sa-
crifice, des vieillards agitant des rameaux verts,
des soldats entre-choquant leurs armures, des
éphèbes chantant des hymnes, des joueurs de
flûte, des joueurs de lyre, des rhapsodes, des
danseuses ; — enfin, au mât d'une trirème mar-
chant sur des roues, mon grand voile brodé
par des vierges, qu'on avait nourries pendant
194 La Tentation
un an d'une façon particulière; et quand il
s'était montre dans toutes les rues, toutes les
places et devant tous les temples, au milieu du
cortège psalmodiant toujours, il montait pas à
pas la colline de l'Acropole, frôlait les Pro-
pylées, et entrait au Parthénon.
Mais un trouble me saisit, moi, l'industrieuse !
Comment, comment, pas une idée! Voilà que
je tremble plus qu'une femme.
iperçoit une ruine derrière elle, pousse un
cri, et frappée au front, tombe par terre à la ren-
verse.
H ERCULE
a rejeté sa peau de lion ; et s'.ippuv.int des pieds,
bombant son dos, mordant ses lèvres, il Eût des
efforts démesurés pour soutenir l'Olympe qui
s'écroule.
J'ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les
Centaures. J'ai tué beaucoup de rois. J'ai cassé
la corne d'Achéloiis, un grand fleuve. J'ai coupé
des montagnes, j'ai réuni des océans. Les pays
es, je les délivrais; les pays vides, je les
peuplais. J'ai parcouru les Gaules. J'ai traversé
le désert où l'on a soif. J'ai défendu les Dieux,
et je me suis I Imphale. Mais l'< )lympc
est trop lourd. Mes bras faiblissent. Je meurs 1
11 est écrasé sous les décombres.
il ',• saint A n I oin e . 1 95
C'est ta faute, Amphytrionade ! Pourquoi
es-tu descendu dans mon empire?
Le vautour qui mange les entrailles de Tityos
releva la tête, Tantale eut la lèvre mouillée,
la roued'Ixion s'arrêta.
Cependant, les Kères étendaient leurs ongles
pour retenir les âmes ; les Furies en désespoir
tordaient les serpents de leurs chevelures; et
Cerbère, attaché par toi avec une chaîne, râlait,
en bavant de ses trois gueules.
Tu avais laissé la porte entrouverte. D'autres
sont venus. Le jour des hommes a pénétré le
Tartare !
Il sombre dans les ténèbres.
NEPTUNE
Mon trident ne soulève plus de tempêtes. Les
monstres qui faisaient peur sont pourris au
fond des eaux.
Amphitrite, dont les pieds blancs couraient
sur l'écume, les vertes Néréides qu'on distin-
guait a l'horizon, les Sirènes écailleuses arrêtant
les navires pour conter des histoires, et les vieux
Tritons qui soufflaient dans les coquillages,
tout est mort! La gaieté de la mer a dis-
paru !
196 La Tentation
Je n'y survivrai pas ! Que le vaste Océan me
recouvre !
Il s'évanouit dans l'azur.
habillée de noir, et au milieu de ses chiens de-
venus des loups :
L'indépendance des grands bois m'a grisée,
avec la senteur des fauves et l'exhalaison des
marécages. Les femmes, dont je protégeais les
grossesses, mettent au monde des enfants morts.
La lune tremble sous l'incantation des sorcières.
J'ai des désirs de violence et d'immensité. Je
veux boire des poisons, me perdre dans les
vapeurs, dans les rêves!...
Et un nuage qui passe l'emporte.
M A K S
tête nue, ensanglanté :
D'abord j'ai combattu seul, provoquant par
des injures toute une armée, indifférent aux
patries et pour le plaisir du carnage.
Puis, j'ai eu des compagnons. Ils marchaient
au son des flûtes, en bon ordre, d'un pas égal,
K piranl par dessus leurs boucliers, l'aigrette
haute, la lance oblique. On se jetait dani la
bataille avec de grands cris d'aigle. La guerre
de saint Antoine. 197
était joyeuse comme un festin. Trois cents
hommes s'opposèrent à toute l'Asie.
iMais ils reviennent, les Barbares I et par
myriades, par millions! Puisque le nombre, les
machines et la ruse sont plus loris, mieux vaut
finir comme un brave 1
Il se tue.
VII. C \ IN
essuyant avec une éponge ses membres en sueur :
Le monde se refroidit. Il faut chauffer les
sources, les volcans et les fleuves qui roulent
des métaux sous la terre 1 — Battez plus dur! à
pleins bras ! de toutes vos forces 1
Les Cabires se blessent avec leurs marteaux,
s'aveuglent avec les étincelles, et, marchant à
tâtons, s'égarent dans l'ombre.
debout dans son char, qui est emporté par des
roues ayant des ailes à leur moyeu :
Arrête! arrête!
On avait bien raison d'exclure les étrangers,
les athées, les épicuriens et les chrétiens! Le
mystère de la corbeille est dévoilé, le sanc-
tuaire profané, tout est perdu I
La Tentation
Elle descend sur une pente rapide. — déses-
pérée, criant, s'arrachant les cheveux.
Ah ! mensonge ! Daïra ne m'est pas rendue !
L'airain m'appelle vers les morts. C'est un au-
tre Tartare! On n'en revient pas. Horreur 1
L'abime l'engouffre.
B m chus
riant, frénétiquement :
Qu'importe ! la femme de l'Archonte est mon
épouse! La loi même tombe en ivresse. A moi
le chant nouveau et les formes multiples!
Le feu qui dévora ma mère coule dans mes
veines. Qu'il brûle plus fort, dussé-je périr!
Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre
à vous, Bacchantes ! je me livre à vous, Bac-
chants ! et la vigne s'enroulera au tronc des
arbres! Hurlez, dansez, tordez-vous! Déliez le
tigre et l'esclave! à dents féroces, mordez la
chair!
lit Pan. Silène, les Satyres, les Bacchantes, les
Mimallonéidès et les Ménades. avec leurs serpents,
leur, flambeaux, leurs masques noirs, se jettent des
écouvrenl Un phallus, le baisent, — se-
couent les tympanons, frappent leurs thyrses, se
lapident ■■ '' ni des raisins,
m un bouc, et déchirent BacchtlS,
de saint A ntoine. 199
\ PO LLO N
fouettant ses coursiers, et dont les cheveux blan-
chis s'envolent :
J'ai laissé derrière moi Délos la pierreuse,
tellement pure que tout maintenant y semble
mort ; et je tâche de joindre Delphes avant que
sa vapeur inspiratrice ne soit complètement
perdue. Les mulets broutent son laurier. La
Pythie égarée ne se retrouve pas.
Par une concentration plus forte, j'aurai des
poèmes sublimes, des monuments éternels ; et
toute la matière sera pénétrée des vibrations
de ma cithare !
11 en pince les cordes. Elles éclatent, lui cin-
glent la figure. Il la rejette; et battant son quadrige
avec fureur :
Non ! assez des formes ! Plus loin encore !
Tout au sommet! Dans l'idée pure!
Mais les chevaux, reculant, se cabrent, brisent
le char; et empêtré par les morceaux du timon,
l'emmêlement des harnais, il tombe vers l'abîme,
la tète en bas.
Le ciel s'est obscurci.
V EN US
violacée par le froid, grelotte.
La Tentation
Je faisais avec ma ceinture tout l'horizon de
l'Hellénie.
Ses champs brillaient des roses de mes joues,
ses rivages étaient découpés d'après la forme
de mes lèvres ; et ses montagnes, plus blanches
que mes colombes, palpitaient sous la main des
statuaires. On retrouvait mon âme dans l'or-
donnance des fêtes, l'arrangement des coiffures,
le dialogue des philosophes, la constitution des
républiques. Mais j'ai trop chéri les hommes!
C'est l'Amour qui m'a déshonorée!
Elle se renverse en pleurant.
Le monde est abominable. L'air manque à
ma poitrine!
O Mercure, inventeur de Ta lyre et conduc-
teur des âmes, emporte-moi !
Elle met un doigt sur sa bouche, et décrivant
une immense parabole, tombe dans l'abime.
On n'y voit plus. Les ténèbres sont complètes.
Cependant il s'échappe des prunelles d'Ililarion
comme deux flèches rouges.
ANTOIN1
remarque enfin sa haute taille.
Plusieurs fois déjà, pendant que tu parlais,
lu m'as semblé grandir; — et ce n'était pas une
de sa nit Antoine. 201
illusion. Comment? explique-moi... Ta per-
sonne m'épouvante !
Des pas se rapprochent.
Qu'est-ce donc?
HILARION
étend son bras.
Regarde
Alors, sous un pale rayon de lune, Antoine dis-
tingue une interminable caravane qui défile sur la
crête des roches; — et chaque voyageur, l'un
après l'autre, tombe de la falaise dans le gouffre.
Ce sont d'abord les trois grands Dieux de Sa-
mothrace, Axieros, Axiokeros, Axiokersa, réunis
en faisceau, masqués de pourpre et levant leurs
mains.
Esculape s'avance d'un air mélancolique, sans
même voir Samos et Télesphore, qui le question-
nent avec angoisse. Sosipolis éléen, à forme de
python , roule ses anneaux vers l'abîme. Does-
pœné, par vertige, s'y lance elle-même. Brito-
martis, hurlant de peur, se cramponne aux mailles
de son filet. Les Centaures arrivent au grand
galop, et déboulent péle-méle dans le trou noir.
Derrière eux, marche en boitant la troupe la-
mentable des Nymphes. Celles des prairies sont
couvertes de poussière, celles des bois gémissent
et saignent, blessées par la hache des bûcherons.
2Ù
202 I. ti Tentation
Les Gelludes, les Strygcs, les Fmpuses, toutes
les déesses infernales, en confondant leurs crocs,
leurs torches, leurs vipères, forment une pyra-
mide; — et au sommet, sur une peau de vautour,
Eurynome, bleuâtre comme les mouches a viande,
se dévore les bras.
Puis, dans un tourbillon, disparaissent à la fois:
Orthi.i la sanguinaire, Ilymnie d'Orchoméne, la
Laphria des Patréens, Aphia d'Ëgine, Bendis de
Thrace, Stymphalia à cuisse d'oiseau. Triopas, au
lieu de trois prunelles, n'a plus que trois orbites.
Erichtonius, les jambes molles, rampe comme un
cul-de-jatte sur ses poignets.
HILARIO \
Quel bonheur, n'est-ce pas, de les voir tous
dans l'abjection et l'agonie ! Monte avec moi sur
cette pierre; et tu seras comme Xerxès, pas-
sant en revue son armée.
Là-bas, très loin, au milieu des brouillards,
aperçois-tu ce géant a barbe blonde qui laisse
tomber un glaive rouge de sang? c'est le Scythe
Zalmoxis, entre deux planètes : Artimpasa —
Vénus, et Orsiloché — la Lune.
Plus loin, émergeant des nuages pâles, sont
les Dieux qu'on adorait chez, les Cimmériens,
au delà même de Thu
Leurs grandes s.dles étaient chaude ; et à la
lueur des epées nues tapissant la voûte, ils bu-
de saint Antoine. 203
vaient de l'hydromel dans des cornes d'ivoire.
Ils mangaient le foie de la baleine dans des
plats de cuivre battus par des démons ; ou bien,
ils écoutaient les sorciers captifs faisant aller
leurs mains sur les harpes de pierre.
Us sont las! ils ont froid! La neige alourdit
leurs peaux d'ours, et leurs pieds se montrent
par les déchirures de leurs sandales.
Ils pleurent les prairies, où sur des tertres
de gazon ils reprenaient haleine dans la ba-
taille, les longs navires dont la proue coupait
les monts de glace, et les patins qu'ils avaient
pour suivre l'orbe des pôles, en portant au bout
de leurs bras tout le firmament qui tournait
avec eux.
Une rafale do givre les enveloppe.
Antoine abaisse son regard d'un autre coté.
Et il aperçoit, — se détachant en noir sur un
fond rouge, — d'étranges personnages, avec des
mentonnières et des gantelets, qui se renvoient
des balles, sautent les uns par-dessus les autres,
font des grimaces, dansent frénétiquement.
HILARIO N
Ce sont les Dieux de l'Ëtrurie, les innom-
brables .Ksars.
Voici Tagès, l'inventeur des augures. Il essaye
avec une main d'augmenter les divisions du
204 La Tentation
ciel, et, de l'autre, il s'appuie sur la terre. Qu'il
y rentre !
Nortia considère la muraille où elle enfon-
çait des clous pour marquer le nombre des
années. La surface en est couverte, et la der-
nière période accomplie.
Comme deux voyageurs battus par un orage,
Kastur et Pulutuk s'abritent en tremblant sous
le même manteau.
ANTOI N E
ferme les yeux.
Assez! assez!
Mais passent dans l'air avec un grand bruit
d'ailes toutes les Victoires du Capitole, — cachant
leur front de leurs mains, et perdant les trophées
suspendus à leurs bras.
Janus, — màitre des crépuscules, s'enfuit sur
un bélier noir; et, de ses deux visages, l'un est
déjà putréfié, l'autre s'endort de fatigue.
Summanus, — dieu du ciel obscur et qui n'a
plus de tête, presse contre sou cœur un vieux
gâteau en forme de roue.
Vesta, — sous une coupole en ruine, t.iche de
ranimer sa lampe éteinte.
Bellone — se taillade les joues, sans faire jaillir
K sang qui purifiait ses dévots.
A N TOIN 1
Grâce! ils me fatiguent!
de saint Antoine.
iiri.AK [ON
Autrefois, ils amusaient !
Ht il lui montre dans un bosquet d'aliziers, Une
Femme toute nue, — à quatre pattes comme une
bète, et saillie par un homme noir, tenant dans
chaque main un flambeau.
C'est la déesse d'Aricia, avec le démon Vir-
bius. Son sacerdote, le roi du bois, devait être
un assassin ; — et les esclaves en fuite, les dé-
pouilleurs de cadavres, les brigands de la voie
Salaria, les éclopés du pont Sublicius, toute la
vermine des galetas de Suburre n'avait pas de
dévotion plus chère!
Les patriciennes du temps de Marc-Antoine
préféraient Libitina.
Et il lui montre, sous des cyprès et des rosiers,
Une autre Femme — vêtue de gaze. Elle sourit,
ayant autour d'elle des pioches, des brancards, des
tentures noires, tous les ustensiles des funérailles.
Ses diamants brillent de loin sous des toiles d'arai-
gnées, f.es Larves comme des squelettes montrent
leurs os entre les branches, et les Lémures, qui
sont des fantômes, étendent leurs ailes de chauve-
souris.
Sur le bord d'un champ, le dieu 'l'orme, déra-
ciné, penche, tout couvert d'ordures.
Au milieu d'un sillon, le grand cadavre de Ycr-
tumne est dévoré par des chiens rouges.
:o6 La Tentation
Les Dieux rustiques s'en éloignent en pleurant,
Sartor, S.irrator, Vervactor, Collina, Vallon.i, Ilos-
tilinus, — tous couverts de petits manteaux à capu-
chon, et chacun portant, soit un boyau, une
fourche, une claie, un épieu.
HILARION
C'était leur âme qui faisait prospérer la villa,
avec ses colombiers, ses parcs de loirs et d'es-
cargots, ses basses-cours défendues par des
filets, ses chaudes écuries embaumées de cèdre.
Ils protégeaient tout le peuple misérable qui
traînait les fers de ses jambes sur des cailloux
de la Sabine, ceux qui appelaient les porcs au
son de la trompe, ceux qui cueillaient les
grappes au haut des ormes, ceux qui poussaient
par les petits chemins les ânes chargés de
fumier. Le laboureur, en haletant sur le manche
de sa charrue, les priait de fortifier ses bras;
et les vachers à l'ombre des tilleuls, près des
calebasses de lait, alternaient leurs éloges sur
des flûtes de roseau.
Antoine soupire.
milieu d'une chambre, sur une estrade, se
re un lit d'ivoire, environné par des gens
torches de sapin.
m li Dieux du mariage. Ils attendent
l'épousée !
de saint Antoine. 207
Domiduca devait l'amener, Virgo défaire sa
ceinture, Subigo l'étendre sur le lit, — et Praema
écarter ses bras, en lui disant à l'oreille des
paroles douces.
Mais elle ne viendra pas ! et ils congédient
les autres : Nona et Décima gardes-malades, les
trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices
Educa et Potina, — et Carna berceuse, dont le
bouquet d'aubépines éloigne de l'enfant les
mauvais rêves.
Plus tard , Ossipago lui aurait affermi les
genoux, Barbatus donné la barbe, Stimula les
premiers désirs, Volupia la première jouissance,
Pabulinus appris à parler, Numera à compter,
Camœna à chanter, Consus à réfléchir.
La chambre est vide ; et il ne reste plus au bord
du lit1 que N.vni.i — centenaire, — marmottant
pour elle-même la complainte qu'elle hurlait à la
mort des vieillards.
Mais bientôt sa voix est dominée par des cris
aigus. Ce sont :
I 1 - I A R ES DOM ESTIQUES
accroupis au fond de l'atrium, vêtus de peaux de
chien, avec des Heurs autour du corps, tenant leurs
mains fermées contre leurs joues, et pleurant tant
qu'ils peuvent.
Où est la portion de nourriture qu'on nous
20S La Tentation
donnait à chaque repas, les bons soins de la
servante, le sourire de la matrone, et la gaieté
des petits garçons jouant aux osselets sur les
mosaïques de la cour? Puis, devenus grands,
ils suspendaient à notre poitrine leur bulle
d'or ou de cuir.
Quel bonheur, quand, le soir d'un triomphe,
le maître en rentrant tournait vers nous ses
yeux humides! Il racontait ses combats; et
l'étroite maison était plus hère qu'un palais et
sacrée comme un temple.
Ou'ils étaient doux les repas de famille, sur-
tout le lendemain des Feralia ! Dans la ten-
dresse pour les morts , toutes les discordes
s'apaisaient ; et on s'embrassait, en buvant
aux gloires du passé et aux espérances de
l'avenir.
Mais les aïeux de cire peinte, enfermés der-
rière nous, se couvrent lentement de moisis-
sure. Les races nouvelles, pour nous punir de
leurs déceptions, nous ont brisé la mâchoire ;
sous la dent des rats nos corps de bois s'émiet-
tent.
Et les innombrables Dieux veillant .mx portes,
à la cuisine, au cellier, ;iux étuves. se dispersent
de tous les côtés, — sous l'apparence d'énormes
fourmis qui trottent ou de grands papillons qui
s'envolent.
de saint Antoine. 209
CRÉPITUS
se (ait entendre.
Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait
des libations. Je fus un Dieul
L'Athénien me saluait comme un présage de
fortune, tandis que le Romain dévot me maudis-
sait les poings levés et que le pontife d'Egypte,
s'abstenant de fèves, tremblait à ma voix et
pâlissait à mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les
barbes non rasées, qu'on se régalait de glands,
de pois et d'oignons crus et que le bouc en
morceaux cuisait dans le beurre rance des pas-
teurs, sans souci du voisin, personne alors ne
se gênait. Les nourritures solides faisaient les
digestions retentissantes. Au soleil de la cam-
pagne, les hommes se soulageaient avec len-
teur.
Ainsi, je passais sans scandale, comme les
autres besoins de la vie, comme Mena tour-
ment des vierges, et la douce Rumina qui pro-
tège le sein de la nourrice, gonflé de veines
bleuâtres. J'étais joyeux. Je faisais rire! Ht se
dilatant d'aise à cause de moi, le convive exha-
lait toute sa gaieté par les ouvertures de son
corps.
J'ai eu mes jours d'orgueil. Le bon Aristo-
phane me promena sur la scène, et l'empereur
2io La Tentation
Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans
leslaticlaves des patriciens j'ai circulé majes-
tueusement! Les vases d'or, comme des tympa-
nons, résonnaient sous moi ; — et quand plein
de murènes, de truffes et de pâtés, l'intestin
du maître se -dégageait avec fracas, l'univers
attentif apprenait que César avait dîné!
Mais à présent, je suis confiné dans la popu-
lace, — et l'on se récrie, même à mon nom !
Et Crépitus s'éloigne, en poussant un gémis-
sement.
Puis un coup de tonnerre :
UNI VOIX
Jetais le Dieu des armées, le Seigneur, le
Seigneui Dieu!
J'ai déplié sur les collines les tentes de Jacob,
et nourri dans les sables mon peuple qui s'en-
fuyail .
■ i moi qui ai brûlé Sodome ! C'est moi qui
ai englouti ta terre sous le Déluge! C'est moi
qui ai noyé Phara< n, avec les princes lil de
rois, les chariots «le gui rr< et lei cochers.
Dhu jaloux, j'exécrais les autres Dieux. J'ai
broyé I' impui ; j'ai abattu les supi ri
ei ma désolation courail de droite < i de gauche,
comme un dromadaire qui est lâché dans un
■ hamp ■!'■ m. n .
de saint A n toute .
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples.
Des anges aux ailes de flamme leur parlaient
dans les buissons.
Parfumées de nard , de cinnamome et de
myrrhe , avec des robes transparentes et des
chaussures à talons hauts, des femmes d'un
cœur intrépide allaient égorger les capitaines.
Le vent qui passait emportait les prophètes.
J'avais gravé ma loi sur des tables de
pierre. Elle enfermait mon peuple comme dans
une citadelle. C'était mon peuple. J'étais son
Dieu! La terre était à moi, les hommes à moi,
avec leurs pensées, leurs œuvres, leurs outils
de labourage et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire,
derrière des courtines de pourpre et des can-
délabres allumés. J'avais, pour me servir, toute
une tribu qui balançait des encensoirs, et le
grand-prêtre en robe d'hyacinthe, portant sur
sa poitrine des pierres précieuses, disposées
dans un ordre symétrique.
.Malheur! malheur! Le Saint-des-Saints s'est
ouvert, le voile s'est déchiré, les parfums de
l'holocauste se sont perdus à tous les vents. Le
chacal piaule dans les sépulcres ; mon temple
est détruit, mon peuple est dispersé!
On a étranglé les prêtres avec les cordons de
leurs habits. Les femmes sont captivœ , les
vases sont tous fondus !
La Tentation
La voix s'éloignant :
J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le
Seigneur Dieu !
Alors il se fait un silence énorme, une nuit pro-
fonde.
ANTOIN E
Tous sont passés.
Il reste moi !
dit QUELQU'UN.
Ft Hilarîon est devant lui, — mais transfiguré,
beau comme un archange, lumineux comme un
soleil, — et tellement grand, que pour le voir
ANTOINE
se renverse la tête.
Oui donc es-tu ?
il n. A R ION
Mon royaume est de la dimension de l'uni-
vers ; et mon désir n'a pas de bornes. Je vais
toujours, affranchissant l'esprit et pesant les
mondes, sans haine, sans peur, sans pitié, sans
amour, et sans Dieu. On m'appelle la Science.
A NTO i N i
Se rejette en arriére :
Tu dois être plutôt... le Diable !
de saint Antoine. 213
HILARION
en fixant sur lui ses prunelles:
Veux-tu le voir?
a NTOINE
ne se détache plus de ce regard; il est saisi par la
curiosité du Diable. Sa terreur augmente, son
envie devient démesurée.
Si je le voyais pourtant... si je le voyais?...
Puis dans un spasme de colère :
L'horreur que j'en ai m'en débarrassera pour
toujours. — Oui !
Un pied fourchu se montre.
Antoine a regret.
Mais le Diable l'a jeté sur ses cornes, et l'enlève.
VI
L vole sous lui , étendu connue un
nageur; — ses deux ailes grandes
ouvertes, en le cachant tout entier,
semblent un nuage.
ANTOI \ !
Où vais-je ?
Tout à l'heure j'ai entrevu la forme du Maudit.
Non ! une nuée m'emporte. Peut-être que je
suis mort, et que je monte vers Dieu?...
Ah! comme je respire bien! L'air immaculé
.ne gonfle l'âme. Plus de pesanteur! plui de
souffrain e I
Eli bas, sous moi, la foudre éclate, l'horizon
dei fleuvea B'entre-croisent. Cette
La Tentation <ie saint Antoine. 215
tache blonde c'est le désert, cette flaque d'eau
l'Océan.
Et d'autres océans paraissent, d'immenses
régions que je ne connaissais pas. Voici les
pays noirs qui fument crmne des brasiers, la
zone des neiges obscurcie toujours par des
brouillards. Je tâche de découvrir les monta-
gnes où le soleil, chaque soir, va se coucher.
L F. DIABLE
Jamais le soleil ne se couche!
Antoine n'est pas surpris de cette voix. Elle lui
semble un écho de sa pensée, — une réponse de
sa mémoire.
Cependant la terre prend la forme d'une boule;
et il l'aperçoit au milieu de l'azur qui tourne sut
ses pôles, en tournant autour du soleil.
LE DIA BLE
Elle ne fait donc pas le centre du monde?
Orgueil de l'homme, humilie-toi!
A NTOI \ 1:
A peine maintenant si je la distingue. Elle
se confond avec les autres feux.
Le firmament n'est qu'un tissu d'étoiles.
Ils montent toujours.
2l6 La 7 entation
Aucun bruit! pas même le croassement des
aigles! Rien!... et je me penche pour écouter
l'harmonie des planètes.
LE DIABLE
Tu ne les entendras pas ! Tu ne verras pas,
non plu6, l'antichtone de Platon, le foyer de
Philolaiis, les sphères d'Aristote, ni les sept
cieux des Juifs avec les grandes eaux par-dessus
la voûte de cristal !
A NTOINE
D'en bas elle paraissait solide comme un
mur. Je la pénètre, au contraire, je m'y en-
fonce !
Et il arrive devant la lune, — qui ressemble à un
morceau de glace tout rond, plein d'une lumière
immobile.
L F. DIABLE
C'était autrefois le séjour des âmes. Le bon
Pythagore l'avait même garnie d'oiseaux et de
fleurs magnifiques.
ANTOINE
|i n'y vois que des plaines désolées, avec «les
cratèrei i teinti , i ous un ciel toul noir.
Allons vers ces astres d'un rayonnement plus
de saint Antoine. 217
doux , afin de contempler les anges qui les
tiennent au bout de leurs bras, comme des flam-
beaux!
LE DIABLE
l'emporte au milieu des étoiles.
Elles s'attirent en même temps qu'elles se
repoussent. L'action de chacune résulte des
autres et y contribue, — sans le moyen d'un
auxiliaire, par la force d'une loi, la seule vertu
de l'ordre.
A N'TO I N i:
Oui... oui! mon intelligence l'embrasse!
C'est une joie supérieure aux plaisirs de la ten-
dresse ! Je halète stupéfait devant l'énormité de
Dieu!
LE DIABLE
Comme le firmament qui s'élève à mesure
que tu montes, il grandira sous l'ascension de
ta pensée ; — et tu sentiras augmenter ta joie,
d'après cette découverte du monde, dans cet
élargissement de l'infini.
A N T ( ) I N E
Ah! plus haut! plus haut! toujours!
Les astres se multiplient, scintillent. La Voie
a8
2l8 La Tentation
lactée au zénith se développe comme une immense
ceinture, avant des trous par intervalles; dans ces
fentes de sa clarté, s'allongent des espaces de ténè-
bres. Il y a des pluies d'étoiles, des traînées de
poussière d'or, des vapeurs lumineuses qui flottent
et se dissolvent.
Quelquefois une comète passe tout à coup; —
puis la tranquillité des lumières innombrables re-
commence.
Antoine, les bras ouverts, s'appuie sur les deux
cornes du Diable, en occupant ainsi toute l'en-
vergure.
Il se rappelle avec dédain l'ignorance des an-
ciens jours, la médiocrité de ses rêves. Les voilà
donc près de lui ces globes lumineux qu'il con-
templait d'en bas! 11 distingue rentre-croisement
de leurs ligues, la complexité de leurs directions.
11 les voit venir de loin, — et suspendus comme
des pierres dans une fronde, décrire leurs orbites,
pousser leurs hyperboles.
Il aperçoit d'un seul regard la Croix du sud et
la Grande Ourse, le Lynx et le Centaure, la né-
buleuse de la Dorade, les six soleils dans la
constellation d'Orion, Jupiter avec ses quatre
satellites, et le triple anneau du monstrueux Sa-
turne! toutes les planètes, tous les astres que les
hommes plus tard découvriront ! Il emplit ses
yeux de leur, lumières, il surcharge sa pensée
du calcul de leurs distances; — puis sa tête re-
i be.
de sain t Antoine . iiç
Quel est le but de tout cela?
LE DIAB1 I
Il n'y a pas de but !
Comment Dieu aurait-il un but ? l hielle ex-
périence a pu l'instruire, quelle réflexion le
déterminer?
Avant le commencement il n'aurait pas agi,
et maintenant il serait inutile.
11 a créé le monde pourtant, d'une seule fois,
par sa parole !
il DIABLE
Mais les Cires qui peuplent la terre y vien-
nent successivement. De même, au ciel, des
astres nouveaux surgissent, — effets différents
de causes variées.
A NTOI N E
La variété des causes est la volonté de 1 (ieu I
il DIABLE
Mais admettre en Dieu plusieurs actes de
volonté, c'est admettre plusieurs causes et dé-
truire son unité !
Sa volonté n'est pas séparable de son essence.
Il n'a pu avoir une autre volonté, ne pouvant
La Tentation
avoir une autre essence; — et puisqu'il existe
éternellement, il agit éternellement.
Contemple le soleil ! De ses bords s'échap-
pent de hautes flammes lançant des étincelles,
qui se dispersent pour devenir des mondes ; —
et plus loin que la dernière, au delà de ces
profondeurs où tu n'aperçois que la nuit, d'au-
tres soleils tourbillonnent, derrière ceux-là d'au-
tres, et encore d'autres, indéfiniment...
ANTOIN E
Assez! assez 1 J'ai peur! je vais tomber dans
l'abîme.
LE DIABLE
s'arrête; et en le balançant mollement:
Le néant n'est pas ! le vide n'est pas ! Partout
il y a des corps qui se meuvent sur le fond
immuable de l'Étendue ; — et comme si elle
était bornée par quelque chose, ce ne serait
plus l'étendue, mais un corps, elle n'a pas de
limites!
A NTOIN]
béant :
Pas de limites !
LE D 1 A 1
Monte dans le ciel toujours et toi
dt- saint A ntoine.
jamais tu n'atteindras le sommet! Descends
au-dessous de la terre pendant des milliards de
milliards de siècles, jamais tu n'arriveras au
fond, — puisqu'il n'y a pas de fond, pas de
sommet, ni haut, ni bas, aucun terme; et
l'Etendue se trouve comprise dans Dieu qui
n'est point une portion de l'espace, telle ou
telle grandeur, mais l'immensité 1
A N TO I N E
lentement :
La matière... alors... ferait partie de Dieu?
LE DIABLE
Pourquoi non? Peux-tu savoir où il finit?
ANTOINE
Je me prosterne au contraire, je m'écrase,
devant sa puissance.'
LE n i a n i. e
Et tu prétends le fléchir! Tu lui parles, tu
le décores même de vertus, bonté, justice, clé-
mence, au lieu de reconnaître qu'il possède
toutes les perfections!
Concevoir quelque chose au delà, c'est con-
cevoir Dieu au delà de Dieu, l'être par-dessus
l'être. Il est donc le seul htre, la seule subs-
tance.
222 La Tentation
Si la Substance pouvait se diviser, elle per-
drait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu
n'existerait plus. Il est donc indivisible comme
infini ; — et s'il avait un corps, il serait com-
posé de parties, il ne serait plus un, il ne
serait plus infini. Ce n'est donc pas une per-
sonnel
ANTOINE
Comment ? mes oraisons, mes sanglots, les
souffrances de ma chair, les transports de mon
ardeur, tout cela se serait en allé vers un men-
songe... dans l'espace... inutilement, — comme
un cri d'oiseau, comme un tourbillon de feuillo
mortes !
Il pleure.
Oh! non! Il y a par-dessus tout quelqu'un,
une grande âme, un Seigneur, un père, que
mon cœur adore et qui doit m'aimer !
LE D I A B L 1
Tu désires que Dieu ne soit pas Dieu ; — car
s'il éprouvait île l'amour, de la colère ou de la
pitié, il passerait de sa perfection ;i une per-
fection plus grande, ou plus petite. Il ne peut
descendre à un sentiment, ni se contenir dans
une forme.
\ N I m N 1
l 'n jour, pourtant, je le verrai '
de saint Antoine. 223
LE DIAB I. I
Avec les bienheureux, n'est-ce pas? — quand
le fini jouira de l'infini, dans un endroit res-
treint enfermant l'absolu!
A MOI N E
N'importe, il faut qu'il y ait un paradis pour
le bien, comme un enfer pour le mal!
LE DIABLE
L'exigence de ta raison fait-elle la loi des
choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu
puisque la terre en est couverte !
Est-ce par impuissance qu'il le supporte, ou
par cruauté qu'il le conserve ?
Penses-tu qu'il soit continuellement à rajuster
le monde comme une œuvre imparfaite, et qu'il
surveille tous les mouvements de tous les êtres
depuis le vol du papillon jusqu'à la pensée de
l'homme?
S'il a créé l'univers, sa providence est super-
flue. Si la Providence existe, la création est
défectueuse.
Mais le mal et le bien ne concernent que
toi, — comme le jour et la nuit, le plaisir et la
peine, la mort et la naissance, qui sont relatifs
à un coin de l'étendue, à un milieu spé-
cial, à un intérêt particulier. Puisque l'infini
2:4 I<7 Tentation
seul est permanent, il y a l'Infini; — et c'est
tout!
Le Diable a progressivement étiré ses longues
ailes; maintenant elles couvrent l'espace.
A M T O I N E
n'y voit plus. 11 défaille.
Un froid horrible me glace jusqu'au fond de
l'âme. Cela excède la portée de la douleur !
C'est comme une mort plus profonde que la
mort. Je roule dans l'immensité des ténèbres.
Elles entrent en moi. Ma conscience éclate sous
cette dilatation du néant !
LF DIABLE
Mais les choses ne t'arrivent que par l'inter-
médiaire de ton esprit. Tel qu'un miroir con-
cave il déforme les objets; — et tout moyen te
manque pour en vérifier l'exactitude.
Jamais tu ne connaîtras l'univers dans sa
pleine étendue ; par conséquent tu ne peux te
faire une idée de sa cause, avoir une notion
juste de Dieu, ni même dire que l'univers est
infini, — car il faudrait d'abord connaître
l'Infini!
La Forme est peut-être une erreur de tes
sens, la Su une imagination de 1.1
1 e.
de s ain I A n loine .
A moins que le monde étant un flux perpé-
tuel des choses, l'apparence au contraire ne
soit tout ce qu'il y a de plus vrai, l'illusion la
seule réalité.
Mais es-tu sûr de voir? es-tu même sûr de
vivre ? Peut-être qu'il n'y a rien !
Le Diable a pris Antoine; et le tenant au bout
de ses bras, il le regarde la gueule ouverte, prêt
à le dévorer.
Adore-moi donc! et maudis le fantôme que
tu nommes Dieu !
Antoine lève les yeux, par un dernier mouve-
ment d'espoir.
Le Diable l'abandonne.
-j
'mg^zmftmg^
VI]
ANTOINE
se retrouve étendu sur le dos, au bord do la falaise.
Le ciel commence à blanchir.
Est-ce la clarté de l'aube, ou bien un reflet
de la lune ?
11 tâche de se soulever, puis retombe; et en
claquant des dents:
J'éprouve une fatigue... comme si tous mes
os étaient brisés !
Pourquoi '
Ah! c'est le Diable] je me souviens: — et
même il me redisait tout ce que j'ai appris
chez le vieux Didyme des opinions de Xéno*
La Tentation de saint Antoine. 227
phane, d'Heraclite, de Mélisse, d'Anaxagore,
sur l'infini, la création, l'impossibilité de rien
connaître!
Et j'avais cru pouvoir m'unir a Dieu!
Riant amèrement:
Ah ! démence ! démence ! Est-ce ma faute ? La
prière m'est intolérable! J'ai le cœur plus sec
qu'un rocher ! Autrefois il débordait d'amour !...
Le sable, le matin, fumait à l'horizon comme
la poussière d'un encensoir ; au coucher du
soleil, des fleurs de feu s'épanouissaient sur la
croix ; — et au milieu de la nuit, souvent il
m'a semblé que tous les êtres et toutes les
choses, recueillis dans le même silence, ado-
raient avec moi le Seigneur. O charme des orai-
sons, félicités de l'extase, présents du ciel,
qu'êtes-vous devenus ?
Je me rappelle un voyage que j'ai fait avec
Ammon, à la recherche d'une solitude pour éta-
blir des monastères. C'était le dernier soir; et
nous pressions nos pas, en murmurant des
hymnes, côte à côte, sans parler. A mesure que
le soleil s'abaissait, les deux ombres de nos
corps s'allongeaient comme deux obélisques
grandi ".1 toujours el qui auraient marché
devant nous. Avec les morceaux de nos bâtons,
çà et là nous plantions des croix pour marquer
la place d'une cellule. La nuit fut lente à venir ;
2zS La Tentation
et des ondes noires se répandaient sur la terre
qu'une immense couleur rose occupait encore
le ciel.
Quand j étais un enfant, je m'amusais avec
des cailloux à construire des ermitages. Ma
mère, près de moi, me regardait.
Elle m'aura maudit pour mon abandon, en
arrachant à pleines mains ses cheveux blancs.
Et son cadavre est resté étendu au milieu de
la cabane, sous le toit de roseaux, entre les
murs qui tombent. Par un trou, une hyène
en reniflant, avance la gueule!... Horreur!
horreur!
Il sanglote.
Non, Ammonaria ne l'aura pas quittée!
Où est-elle maintenant, Ammonaria?
Peut-être qu'au fond d'une étuve elle retire
ses vêtements l'un après l'autre, d'abord le man-
teau, puis la ceinture, la première tunique, la
seconde plus légère, tous ses colliers; et la
vapeur du cinnamome enveloppe ses membres
nus. Elle se couche enfin sur la tiède mosaïque.
Sa chevelure à l'entour de ses hanches fait
comme une toison noire, — et suffoquant un
peu dans l'atmosphère trop chaude, elle respire,
la taille cambrée, les deux seins en avant.
.. voilà ma chair qui se révoltel Km
milieu du chagrin la concupiscence me torture.
(I V su in/ Antoine. 229
Deux supplices à la fois, c'est trop! Je ne peux
plus endurer ma personne !
Il se penche, et regarde le précipice.
L'homme qui tomberait serait tué. Rien de
plus facile, en se roulant sur le côté gauche;
c'est un mouvement à faire ! un seul.
Alors apparaît
UNE VIEILLE FEMME
Antoine se relève dans un sursaut d'épouvante.
— 11 croit voir sa mère ressuscitée.
Mais celle-ci est beaucoup plus vieille, et d'une
prodigieuse maigreifr.
Un linceul, noué autour de sa tête, pend avec
ses cheveux blancs jusqu'au bas de ses deux
jambes, minces comme des béquilles. L'éclat de
ses dents, couleur d'ivoire, rend plus sombre sa
peau terreuse. Les orbites de ses yeux sont pleins
de ténèbres, et au fond deux flammes vacillent,
comme des lampes de sépulcre.
Avance, dit-elle. Oui te retient?
ANTOINE
balbutiant :
J'ai peur de commettre un péché!
230 La Tentation
ELI. E
reprend :
Mais le roi Saiil s'est tué! Razias, un juste,
s'est tué! Sainte Pélagie d'Antioche s'est tuée!
Dommine d'Alep et ses deux filles, trois autres
saintes, se sont tuées; — et rappelle-toi tous les
confesseurs qui couraient au-devant des bour-
reaux, par impatience de la mort. Afin d'en
jouir plus vite, les vierges de Milet s'étran-
glaient avec leurs cordons. Le philosophe Hé-
, à Syracuse, la prêchait si bien qu'on
désertait les lupanars pour s'aller pendre dans
k> champs. Les patriciens de Rome se la pro-
curent comme débauche.
A NTOl N l
Oui, c'est un amour qui est fort! Beaucoup
d'anachorètes y succombent.
1 \ VIEILLE
l'aire une chose qui vous égale à Dieu, pense
d,onc! Il t'a créé, tu vas détruire son œuvre,
toi, pai 1 ■ • 1 1 courage, librement 1 La joui
d'Éro trate n'était pas supérieure. Et puis, ton
corps s'est assez moqué de ton iîme pour que
tu t'en \ ' nges a la fin. Tu ne souffi iras pa 1 >•
: 11a vite terminé. Que crains-tu? un large trou
noir! Il esl \ ide, pi U( Cire ?
de i a : a t A ntoine.
Antoine écoute sans répondre; — et Je l'autre
coté parait
UNE AUTRE F F. M M E
jeune et belle, merveilleusement. — Il la prend
d'abord pour Ammonaria.
Mais elle est plus grande, blonde comme le
miel, très grasse, avec du fard sur les joues et des
roses sur la tète. Sa longue robe chargée de pail-
lettes a des miroitements métalliques; ses lèvres
charnues paraissent sanguinolentes, et ses pau-
pières un peu lourdes sont tellement noyées de
langueur qu'on la dirait aveugle.
Elle murmure :
Vis donc, jouis donc! Salomon recommande
la joie ! Va comme ton cœur te mène et selon
le désir de tes yeux !
ANTOINE
Quelle joie trouver? mon cœur est las, mes
yeux sont troubles !
reprend :
Gagne le faubourg de Racotis, pousse une
porte peinte en bleu ; et quand tu seras dans
l'atrium où murmure un jet d'eau, une femme
se présentera — en péplos de soie blanche lamé
d'or, les cheveux dénoués, le rire pareil au
/ ,i Tentation
claquement des crotales. Elle est habile. Tu
goûteras dans sa caresse l'orgueil d'une initia-
tion et l'apaisement d'un besoin.
Tu ne connais pas, non plus, le trouble des
adultères, les escalades, les enlèvements, la
joie de voir toute nue celle qu'on respectait
habillée.
As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui
t'aimait ? Te rappelles-tu les abandons de sa
pudeur, et ses remords qui s'en allaient sous
un flux de larmes douces?
Tu peux, n'est-ce pas, vous apercevoir mar-
chant dans les bois sous la lumière de la lune?
A la pression de vos mains jointes un frémis-
sement vous parcourt ; vos yeux rapprochés
épanchent de l'un à l'autre comme des ondes
immatérielles, et votre cœur s'emplit; il éclate;
c'est un suave tourbillon, une ivresse débor-
dante...
LA VIE! LLE
On n'a pas besoin île posséder les joies pour
en sentir l'amertume ! Rien qu'à les voir de
loin, le dégoût vus en prend. Tu dois être
pâi la monotonie des mêmes actions, la
les jours, la laideur du monde, la bêtise
ileil !
A \ I '
Oh! oui, tout ce qu'il éclaire me déplaît I
àf îninl Antoine. 233
1 v jeu n f:
Ermite! ermite! tu trouveras des diamants
entre les cailloux, des fontaines sous le sable,
une délectation dans les hasards que tu mé-
prises ; et même il y a des endroits de la terre
si beaux qu'on a envie de la serrer contre son
cœur.
i.a VIEILLE
Chaque soir, en t'endormant sur elle, tu
espères que bientôt elle te recouvrira !
LA JEUNE
Cependant, tu crois à la résurrection de la
chair, qui est le transport de la vie dans i éter-
nité !
La Vieille, pendant qu'elle parlait, s'est encore
décharnée; et au-dessus de son crâne, qui n'a plus
de cheveux, une chauve-souris fait des cercles
dans l'.iir.
La Jeune est devenue plus grasse. Sa robe cha-
toie, ses narines battent, ses yeux roulent moel-
leu sèment.
I.A PREMIÈRE
dit, en ouvrant les bras:
Viens, je suis la consolation le repos, l'oubli,
l'éternelle sérénité 1
30
2*4 I.a Tentation
I. A SECOND E
en offrant ses seins :
Je suis l'endormeuse, la joie, la vie, le bon-
heur inépuisable!
Antoine tourne les talons pour s'enfuir. Chacune
lui met la main sur l'épaule.
Le linceul s'écarte, et découvre le squelette de
la Mort.
La robe se fend, et laisse voir le corps entier de
la Luxure, qui a la taille mince avec la croupe
énorme et de grands cheveux ondes s'envolant par
le bout.
Antoine reste immobile entre les deux, les con-
sidérant.
I.A MORT
lui dit:
Tout de suite ou tout à l'heure, qu'importe 1
Tu m'appartiens, comme les soleils, les peuples,
les villes, les rois, la neige des monts, l'herbe
des champs. Je vole plus haut que l'épervier, je
cours plus vite que la gazelle, j'atteins même
l'espérance, j'ai vaincu le fils de Dieu !
1 \ LUXURE
Ne résiste pas; je suis l'omnipotente! Les
forêts retentissent de mes soupirs, les flots
sont remués par mes agitationsi La vertu, le
de saint An loi ne. 235
courage, la piété se dissolvent au parfum de
ma bouche. J'accompagne l'homme pendant
tous les pas qu'il fait; — et au seuil du tom-
beau il se retourne vers moi 1
LA MORT
Je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir,
à la lueur des flambeaux, sur la face des morts,
— ou quand tu vagabondais au delà des Pyra
mides, dans ces grands sables composés de
débris humains. De temps à autre, un fragment
de crâne roulait sous ta sandale. Tu prenais
de la poussière, tu la faisais couler entre tes
doigts ; et ta pensée, confondue avec elle, s'abî-
mait dans le néant.
LA LUXURE
Mon gouffre est plus profond ! Des marbres
ont inspiré d'obscènes amours. On se précipite
à des rencontres qui effrayent. On rive des
chaînes que l'on maudit. D'où vient l'ensorcel-
lement des courtisanes, l'extravagance des rêves,
l'immensité de ma tristesse?
LA mort
Mon ironie dépasse toutes les autres! Il y a
des convulsions de plaisir aux funérailles des
rois, à l'extermination d'un peuple ; — et on
2^6 ■£" Tentation
fait la guerre avec de la musique, des panaches,
des drapeaux, des harnais d'or, un déploiement
de cérémonie pour me rendre plus d'hommages.
LA LUXURE
Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords.
J'ai des sueurs d'agonisant et des aspects de
cadavre.
LA MORT
C'est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-
nous!
La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles se pren-
nent par la taille, et chantent ensemble :
— Je hâte la dissolution de la matière 1
— Je facilite l'éparpillement des germes!
— Tu détruis, pour mes renouvellements!
— Tu engendres, pour mes destructionsl
— Active ma puissance!
— Féconde ma pourriture 1
Et leur voix, dont les échos se déroulant em-
plissent l'horizon, devient tellement forte qu'An-
toine en tombe à la renverse.
Une secousse, de temps à autre, lui fait entr'ou-
vrir les yeux; et il aperçoit au milieu des ténèbres
une manière de monstre devant lui.
C'est une tète de mort, avec une couronne de
de saint Antoine. 237
roses. Elle domine un torse de femme d'une
blancheur nacrée. En dessous, un linceul étoile de
points d'or fait comme une queue; — et tout le
corps ondule, à la manière d'un ver gigantesque
qui se tiendrait debout.
La vision s'atténue, disparait.
ANTOINE
se relève.
Encore une fois c'était le Diable, et sous son
double aspect : l'esprit de fornication et l'esprit
de destruction.
Aucun des deux ne m'épouvante. Je repousse
le bonheur, et je me sens éternel.
Ainsi la mort n'est qu'une illusion, un voile,
masquant par endroits la continuité de la vie.
Mais la Substance étant unique, pourquoi les
Formes sont-elles variées?
Il doit y avoir, quelque part, des figures pri-
mordiales, dont les corps ne sont que les images.
Si on pouvait les voir, on connaîtrait le lien
de la matière et de la pensée, en quoi l'Etre
consiste !
Ce sont ces figures-là qui étaient peintes à
Babylone sur la muraille du temple de Bélus,
et elles couvraient une mosaïque dans le port
deCarthage. Moi-même, j'ai quelquefois aperçu
dans le ciel comme des formes d'esprits. Ceux
238 La l 'entât ion
qui traversent le désert rencontrent des animaux
dépassant toute conception...
Et en face, de l'autre côté du Nil, voilà que le
Sphinx apparaît.
Il allonge ses pattes, secoue les bandelettes de
son front, et se couche sur le ventre.
Sautant, volant, crachant du fou par ses narines,
et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la
Chimère aux yeux verts tournoie, aboie.
Les anneaux de sa chevelure, rejetés d'un côté,
s'entremêlent aux poils de ses reins, et de l'autre
ils pendent jusque sur le sable et remuent au
balancement de tout son corps.
LE SPHINX
est immobile, et regarde la Chimère:
Ici, Chimère; arrête-toi !
LA CH IM ÈRE
Non, jamais !
11 SPHINX
Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut,
n'aboie pas si fort !
LA flIIM ÈE F
Ne m'appelle plus, ne m'appelle plus, puisque
tu rei te: touioun muet !
de sain/ Antoine. 239
LE SPHINX
Cesse de me jeter tes flammes au visage et
de pousser tes hurlements dans mon oreille; tu
ne fondras pas mon granit !
LA CHIM I- K I
Tu ne me saisiras pas, Sphinx terrible!
LE SPHINX
Pour demeurer avec moi, tu es trop folle!
LA CHIMÈRE
Pour me suivre, tu es trop lourd !
LE SPHINX
Où vas-tu donc, que tu cours si vite ?
LA CHIMÈRE
Je galope dans les corridors du labyrinthe,
je plane sur les monts, je rase les flots, je jappe
au fond des précipices, je m'accroche par la
gueule au pan des nuées ; avec ma queue traî-
nante, je raye les plages, et les collines ont pris
leur courbe selon la forme de mes épaules.
Mais toi, je te retrouve perpétuellement immo-
bile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des
alphabets sur le sable.
^4° S-1' Tf il lut ion
LE SPHINX
C'est que je garde mon secret! Je songe et
je calcule.
La mer se retourne dans son lit, les blés se
balancent sous le vent, les caravanes passent,
la poussière s'envole, les cités s'écroulent; — et
mon regard, que rien ne peut dévier, demeure
tendu à travers les choses sur un horizon inac-
cessible.
LA CHIMÈRE
Moi, je suis légère et joyeuse! Je découvre
aux hommes des perspectives éblouissantes avec
des paradis dans les nuages et des félicités loin-
taines. Je leur verse à l'âme les éternelles
démences, projets de bonheur, plans d'avenir,
rêves de gloire, et les serments d'amour et les
résolutions vertueuses.
Je pousse aux périlleux voyages et aux
grandes entreprises. J'ai ciselé avec mes pattes
les merveilles des architectures. C'est moi qui
ai suspendu les clochettes au tombeau de Por-
senna,et entouré d'un mur d'orichalque les quais
de l'Atlantide.
Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs
plus larges, des plaisirs inéprouvés. Si j'aper-
çois quelque pari un homme dont l'esprit re-
lana la sagesse, je tombe dessus, et je
l'étrangle.
de saint Antoine. 241
LE SI' Il I NX
Tous ceux que le désir de Dieu tourmente,
je les ai dévorés.
Les plus forts, pour gravir jusqu'à mon front
royal, montent aux stries de mes bandelettes
comme sur les marches d'un escalier. La lassi-
tude les prend ; et ils tombent d'eux-mêmes à
la renverse.
Antoine commence à trembler.
Il n'est plus devant sa cabane, mais dans le
désert, — ayant à ses côtés ces deux bétes mons-
trueuses, dont la gueule lui effleure l'épaule.
O Fantaisie, emporte-moi sur tes ailes pour
désennuyer ma tristesse!
LA CHIMÈRE
O Inconnu, je suis amoureuse de tes yeux!
Comme une hyène en chaleur je tourne autour
de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin
me dévore.
Ouvre la gueule, lève tes pieds, monte sur
mon dos!
LK SPHINX
Mes pieds, depuis qu'ils sont à plat, ne peu-
vent plus se relever. Le lichen, comme une
dartre, a poussé sur ma gueule. A force de
songer, je n'ai plus rien à dire.
24- La Tentation
LA CHIMÈRE
Tu mens, Sphinx hypocrite ! D'où vient tou-
jours que tu m'appelles et me renies ?
LE SPHINX
C'est toi, caprice indomptable, qui passes et
tourbillonnes 1
LA CHIMÈRE
Est-ce ma faute ? Comment ? laisse-moi !
Elle aboie.
LE SPHINX
Tu remues, tu m'échappes 1
Il grogne.
I. A CHIMÈRE
Essayons ! — tu m'écrases !
le s ru I NX
Non! impossible !
Et en s'enfonçant peu à peu. il disparaît daifs le
sable, — tandis que la Chimère, qui rampe la
langue tirée, s'éloigne en décrivant des cercles.
L'haleine de sa bouche a produit un brouillard.
Dans cette brunie. Antoine aperçoit des enrou-
lements de nuages, des courbes indéci
de saint Antoine. 243
Enfin, il distingue comme des apparences de
corps humains;
Et d'abord s'avance
LE GROUPE DES ASTOMI
pareils à des bulles d'air que traverse le soleil.
Ne souffle pas trop fort ! Les gouttes de pluie
nous meurtrissent, les sons faux nous écorcnent,
les ténèbres nous aveuglent. Composés de brises
et de parfums, nous roulons, nous flottons ■ —
un peu plus que des rêves, pas des êtres tout
à fait...
LES NISNAS
n'ont qu'un œil, qu'une joue, qu'une main, qu'une
jambe, qu'une moitié du corps, qu'une moitié du
cœur. Et ils disent, très haut :
Nous vivons fort à notre aise dans nos moi-
tiés de maisons, avec nos moitiés de femmes et
nos moitiés d'enfants.
LF.S BLEMMYES
absolument privés de tête :
Nos épaules en sont plus larges; — et il n'y
a pas de bœuf, de rhinocéros ni d'éléphant qui
soit capable de porter ce que nous portons.
Des espèces, de traits, et comme une vague
244 La Tentation
figure empreinte sur nos poitrines, voilà tout!
Nous pensons des digestions, nous subtilisons
des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix
dans des chyles intérieurs.
Nous marchons droit notre chemin, traver-
sant toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes;
— et nous sommes les gens les plus laborieux,
les plus heureux, les plus vertueux.
LES P Y G M É E S
Petits bonshommes, nous grouillons sur le
monde comme de la vermine sur la bosse d'un
dromadaire.
On nous brûle, on nous noie, on nous écrase;
et toujours, nous reparaissons, plus vivaces et
plus nombreux, — terribles par la quantité!
LES SCIAPODES
Retenus à la terre par nos chevelures, lon-
gues comme des lianes, nous végétons à l'abri
de nos pieds, larges comme des parasols ; et la
lumière nous arrive à travers l'épaisseur de nos
talons. Point de dérangement et point de tra-
vail ! — La tête le plus bas possible, c'est le
secret du bonheur !
Leurs cuisses levées ressemblant à des troncs
d'arbres, se multiplient.
Et mie foret parait. De grands singes y courent
de fat'nt . I ntoine. 24?
à quatre pattes ; ce sont des hommes à tète de
chien.
LES CYNOCÉPH ALES
Nous sautons de branche en branche pour
sucer les œufs, et nous plumons les oisillons ;
puis nous mettons leurs nids sur nos têtes, en
guise de bonnets.
Nous ne manquons pas d'arracher les pis des
vaches ; et nous crevons les yeux des lynx, nous
fientons du haut des arbres, nous étalons notre
turpitude en plein soleil.
Lacérant les fleurs, broyant les fruits, trou-
blant les sources, violant les femmes, nous
sommes les maîtres, — par la force de nos bras
et la férocité de notre cœur.
Hardi , compagnons ! Faites claquer vos
mâchoires !
Du sang et du lait coulent de leurs babines. La
rluie ruisselle sur leurs dos velus.
Antoine hume la fraîcheur des feuilles vertes.
Elles s'agitent, les branches s'entre-choquent ;
et tout à coup parait un grand cerf noir, à tête
de taureau, qui porte entre les oreilles un buisson
de cornes blanches.
LK SADHUZAG
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux
connue des flûtes.
246 La Tentation
Quand je me tourne vers le vent du sud, il
en part des sons qui attirent à moi les bêtes
ravies. Les serpents s'enroulent à mes jambes,
les guêpes se collent dans mes narines, et les
perroquets, les colombes et les ibis s'abattent
dans mes rameaux. — Écoute!
Il renverse son bois, d'où s'échappe une mu-
sique ineffablement douce.
Antoine presse son coeur à deux mains. Il lui
semble que cette mélodie va emporter son âme.
LE S AD H UZ A G
Mais quand je me tourne vers le vent du
nord, mon bois, plus touffu qu'un bataillon de
lances, exhale un hurlement ; les forêts tres-
saillent, les fleuves remontent, la gousse des
fruits éclate, et les herbes se dressent comme
la chevelure d'un lâche.
— Ecoute !
Il penche ses rameaux, d'où sortent des cris dis-
cordants; Antoine est comme déchiré.
Et son horreur augmente en voyant :
I I M A RTICHORAS
gigantesque lion rouge, à ligure humaine, avec
trois rangées de dents.
Les moires de mon pelage écarlate se mêlent
au miroitement des grands sables. Je souffle
de saint Antoine. 247
par mes narines l'épouvante des solitudes. Je
crache la peste. Je mange les armées, quand
elles s'aventurent dans le désert.
Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents
sont taillées en scie ; et ma queue, qui se con-
tourne, est hérissée de dards que je lance à
droite, à gauche, en avant, en arrière. — Tiens!
tiens!
Le Martichoras jette les épines de sa queue, qui
s'irradient comme des flèches dans toutes les di-
rections. Des gouttes de sang pleuvent, en cla-
quant sur le feuillage.
LE CATOIiLEPAS
buffle noir, avec une tête de porc tombant jusqu'à
terre, et rattachée à ses épaules par un cou mince,
long et flasque comme un boyau vidé.
Il est vautré tout à plat ; et ses pieds disparais-
sent sous l'énorme crinière à poils durs qui Lui
couvre le visage.
Gras, mélancolique, farouche, je reste conti-
nuellement à sentir sous mon ventre la chaleur
de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu'il
m'est impossible de le porter. Je le roule autour
de moi, lentement ; — et, la mâchoire entr'ou-
verte, j'arrache avec ma langue les herbes véné-
neuses arrosées de mon haleine. Une fois, je
me suis dévoré les pattes sans m'en apercevoir.
248 La Tentation
Personne, Antoine, n'a jamais vu mes yeux,
ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je rele-
vais mes paupières, — mes paupières roses et
gonflées, — tout de suite, tu mourrais.
ANTOINE
Oh! celui-là!... a... a... Si j'allais avoir envie?...
Sa stupidité m'attire. Non ! non I je ne veux pas !
11 regarde par terre fixement.
Mais les herbes s'allument, et dans les torsions
des flammes se dresse
LE BASILIC
grand serpent violet à crête trilobée, avec deux
dents, une en haut, une en bas.
Prends garde, tu vas tomber dans ma gueule!
Je bois du feu. Le feu, c'est moi ; — et de par-
tout j'en aspire : des nuées, des cailloux, des
arbres morts, du poil des animaux, de la surface
d( marécages. Ma température entretient les
; je fais l'éclat des pierreries et la cou-
leur des métaux.
11 GRIFFON
lion a bec de vautour avec des ailes blanches, les
et li cou I
Je 111 te maille des :plendcurs proh
de sain/ Antoine, 249
Je connais le secret des tombeaux où dorment
les vieux rois.
l'ne chaîne, qui sort du mur, leur tient la
tête droite. Près d'eux, dans des bassins de
porphyre, des femmes qu'ils ont aimées flottent
sur des liquides noirs . Leurs trésors sont rangés
dans des salles, par losanges, par monticules,
par pyramides ; — et plus bas, bien au-dessous
des tombeaux, après de longs voyages au milieu
des ténèbres étouffantes, il y a des fleuves d'or
avec des forêts de diamant, des prairies d'escar-
boucles, des lacs de mercure.
Adossé contre la porte du souterrain et la
griffe en l'air, j'épie de mes prunelles flam-
boyantes ceux qui voudraient venir. La plaine
immense, jusqu'au fond de l'horizon est toute
nue et blanchie par les ossements des voyageurs.
Pour toi les battants de bronze s'ouvriront, et
tu humeras la vapeur des mines, tu descendras
dans les cavernes... Vite! vite!
Il creuse la terre avec ses pattes, en criant
comme un coq.
Mille voix lui répondent. La forêt tremble.
Et toutes sortes de bétes effroyables surgissent :
le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf; le
Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière,
et dont les génitoires sont .1 rebours; le python
Aksar, de soixante coudées, qui épouvanta
ide belette Pastinaca , qui tue les arbres
250 La Tentation
par son odeur; le Presteros, qui rend imbécile par
sou contact; le Mir.ig. lièvre cornu, habitant des
iles de la mer. Le léopard Phalmant crève son
ventre à force de hurler; le Senad, ours à trois
têtes, déchire ses petits avec sa langue; le chien
Cépus répand sur les rochers le lait bleu de ses
mamelles. Des moustiques se mettent à bour-
donner, des crapauds à sauter, des serpents a sif-
fler. Des éclairs brillent. La grêle tombe.
Il arrive des rafales, pleines d'anatomies mer-
veilleuses. Ce sont des têtes d'alligators sur des
pieds de chevreuil, des hiboux à queue de serpent,
des pourceaux à mufle de tigre, des chèvres a
croupe dane, des grenouilles velues comme des
ours, des caméléons grands comme des hippopo-
tames, des veaux à deux têtes dont l'une pleure
et l'autre beugle, des foetus quadruples se tenant
par le nombril et valsant comme des toupies, des
ventres ailés qui voltigent comme des mouche-
rons.
11 en pleut du ciel, il en sort de terre, il en
coule des roches. Partout des prunelles flamboient,
des gueules rugissent ; les poitrines se bombent,
les grilles s'allongent, les dents grincent, les chairs
clapotent, 11 y en a qui accouchent, d'autn
lent, du d'une seule bouchée s'entre-dévorent.
leur nombre, se multipliant p-ir
leur contact, ils grimpent les uns sur les .unies;
— et tous remuent autour d'Antoine avec un
balancement régulier, comme si 1 ■ sol était le pont
d'un navire. Il sent contre se. mollets la traînée
il,- s ii i n / A ntoine. 251
des limaces, sur ses mains le froid des vipères; et
des araignées filant leur toile l'enferment dans leur
réseau.
Mais le cercle des monstres s'entr'ouvre, le ciel
tout à coup devient bleu, et
I. \ LICORNE
se présente.
Au galop! au galop !
J'ai des sabots d'ivoire, des dents d'acier, la
tête couleur de pourpre, le corps couleur de
neige, et la corne de mon front porte les bario-
lures de L'arc-en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare,
sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie.
Je dépasse les autruches. Je cours si vite que
je traîne le vent. Je frotte mon dos contre les
palmiers. Je me roule dans les bambous. D'un
bond je saute les fleuves. Des colombes volent
au-dessus de moi. Une vierge seule peut nie
brider.
Au galop ! au galop !
Antoine la regarde s'enfuir.
Et ses yeux restant levés, il aperçoit tous les
oiseaux qui se nourrissent de vent : le Gouith,
l'Ahuti, l'Alphalim, le Iuknetli des montagnes de
Caff, les llom.n des Arabes qui sont les âmes
d'hommes assassinés. Il entend les perroquets
la 7' <• il ta/ ion
proférer des paroles humaines, puis les grands
palmipèdes pélasgiens qui sanglotent comme des
enfants ou ricanent comme de vieilles femmes.
Un air salin le frappe aux narines. Une plage
maintenant est devant lui.
Au loin des jets d'eau s'élèvent, lancés par des
baleines; et du fond de l'horizon
LES BÊTES DE LA MER
rondes comme des outres, plates comme des
lames, dentelées comme des scies, s'avancent en
se traînant sur le sable.
Tu vas venir avec nous, dans nos immensités
où personne n'est encore descendu !
Des peuples divers habitent les pays de
l'Océan. Les uns sont au séjour des tempêtes;
d'autres nagent en plein dans la transparence
des ondes froides, broutent comme des bœufs
les plaines de corail, aspirent par leur trompe
le reflux des marées, ou portent sur leurs épaules
le poids des sources de la mer.
Des phosphorescences brillent à la moustache
des phoques, aux écailles des poissons. Des oursins
tournent comme des rou< Des d'Ammon
aient Comme des cibles, des huîtres font
is charnières, des polypes déploient leurs
tentacules, des méduses frémissent pareilles à des
de saint Antoine. 253
boules de cristal, des éponges flottent, des ané-
mones crachent de l'eau ; des mousses, des va-
rechs ont poussé.
Ht toutes sortes de plantes s'étendent en ra-
meaux, se tordent en vrilles, s'allongent en pointes,
s'arrondissent en éventail. Des courges ont l'air de
seins, des lianes s'enlacent comme des serpents.
Les Dedaïms de Babylone, qui sont des arbres,
ont pour fruits des têtes humaines; des Mandra-
gores chantent, la racine Baaras court dans l'herbe.
Les végétaux maintenant ne se distinguent plus
des animaux. Des polypiers, qui ont l'air de syco-
mores, portent des bras sur leurs branches. Antoine
croit voir une chenille entre deux feuilles; c'est
un papillon qui s'envole. Il va pour marcher sur
un galet; une sauterelle grise bondit. Des insectes,
pareils à des pétales de roses, garnissent un ar-
buste; des débris d'éphémères font sur le sol une
couche neigeuse.
Et puis les plantes se confondent avec les
pierres.
Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des
stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à des
tapisseries ornées de figures.
Dans des fragments de glace, il distingue des
effloresccnccs, des empreintes de buissons et de
coquilles — à ne savoir si ce sont les empreintes
de ces choses-là, ou ces choses elles-mêmes. Des
diamants brillent comme des yeux, des minéraux
palpitent.
:54 £s Tentation
Et il n'a plus peur!
11 se couche à plat ventre, s'appuie sur les deux
coudes; et retenant son haleine, il regarde.
Des insectes n'ayant plus d'estomac continuent
à manger; des fougères desséchées se remettent
à lleurir; des membres qui manquaient repous-
sent.
Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses,
grosses comme des têtes d'épingles et garnies de
cils tout autour. Une vibration les agite.
ANTOINE
délirant :
O bonheur! bonheur! j'ai vu naître la vie,
j'ai vu le mouvement commencer. Le sang de
mes veines bat si fort qu'il va les rompre. J'ai
envie de voler, de nager, d'aboyer, de beugler,
de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une cara-
pace, une écorce, souffler de la fumée, porter
une trompe, tordre mon corps, me diviser par-
tout, être en tout, m'émaner avec les odeurs,
me développer comme li • "uler comme
l'eau, vibrer comme le Bon, briller comme la
lumière, me blottir sous toutes les formes, péné-
tre] chaque atome, descendre jusqu'au fond de-
là matière, — Être la matière!
i joui enfin parait; et connue les ridcaui
de saint Antoine.
255
d'un tabernacle qu'on relève, des nuages d'or en
s'enroulant à larges volutes découvrent le ciel.
Tout au milieu, et dans le disque même du
soleil, rayonne la face de Jésus-Christ.
Antoine fait le signe de la croix et se remet en
prières.
Impr. A. Le m erre, 6, rue des Bergers, Paris.
I — 6i?3-
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19—
Flaubert, Gustave
La tentation de saint Antoine
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