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LIBRARY ofthe
UNIVERSITY OF TORONTO
from
the esîaîe of
GIORGIO BANDINI
COLLECTION GALLIA
Publiée sons la direction de
CHARLES SAROLEA
GUSTAVE FLAUBERT
La Tentation de Saint-Antoine
COLLECTION GALLIA
PARUS
I. BALZAC. Contes Philosophiques. Introduction
par Paul Bourget.
II. L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST. Introduction
par Monseigneur R. H. Benson.
III. ALFRED DE MUSSET. Poésies Nouvelles.
IV. PENSÉES DE PASCAL. Texte de BRUNSCHVIGG.
Préface par Emile Boutroux. Introduction par
Victor Giraud.
V. LA PRINCESSE DE CLÉVES. Par Madame de la
Fayette. Introduction par Madame Lucie Félix
Faure-Goyau.
VI. GUSTAVE FLAUBERT. La Tentation de Saint-
Antoine. Introduction par Emile Faguet.
VII. MAURICE BARRÉS. L'Ennemi des Lois.
A PARAÎTRE PROCHAINEMENT
LOUIS VEUILLOT. Odeurs de Paris.
BENJAMIN CONSTANT. Adolphe.
HENRI MAZEL. Dictionnaire de Napoléon.
CHARLES NODIER. Contes Fantastiqiks.
ETIENNE LAMY. La Femme de Demain.
LA FONTAINE. Fables.
HUYSMANS. Pages Choisies.
PERRAULT. Contes de Fées.
VILLIERS DE L'ISLE ADAM. Axel.
BALZAC. Le Pére Ooriot.
MÉMOIRES DE SAINT-SIMON.
EMILE FAGUET. Petite Histoire de la Littérature
Française.
DANTE. L'Enfer.
Juillet 11)13.
GEORGES CkES ET CIE.
Pour la France, le Continent et l'Amérique Latine
J. M. DENT & SONS LTD.
Pour la Grande Bretagne et l'Amérique du Nord
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GUSTAVE FLAUBERT
LA TENTATION
DE SAINT-ANTOINE
INTRODUCTION
PAR
EMILE FAGUET
de V Académie Française
PARIS: GEORGES CRES ET CIE
LONDRES: J. M. DENT & SONS LTD.
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A LA MÉMOIRE DE
MON AMI
ALFRED LEPOITTEVIN
DÉCÉDÉ
A LA NEUVILLE-CHANT-d'ûISEL
LE 3 AVRIL 1848
INTRODUCTION
On sait assez qu'il existe deux Flaubert : le Flau-
bert réaliste et le Flaubert romantique ; le Flaubert
qui a écrit Madame Bovary et l'Education Senti-
mentale; le Flaubert qui a écrit Salammbô et La
Tentation de Saint-Antoine.
La Tentation de Saint-Antoine fut inspirée à
Flaubert par un tableau de Breughel vu par Flaubert
à Gênes en 1845 et dont il parle beaucoup dans sa
correspondance et aussi et plus encore, je crois, par
le Second Faust, qui, à en croire sa nièce Madame
Commanville dans ses Souvenirs Intimes fit sur lui
une impression très profonde. Dans la pensée de
Flaubert Saint- Antoine est un Faust de la Nuit de
Walpurgis, un Faust plus ingénu que celui de
Goethe, un Faust incapable d'ironie, un Faust plus
faible que celui de Goethe, « plus chargé de faiblesse
humaine, » comme dirait Corneille, que celui de
Goethe, mais enfin un Faust qu'accostent, que
tentent et que fascinent toutes les formes possibles de
l'universelle illusion.
Devant Saint-Antoine viennent défiler toutes les
voluptés des sens et toutes les voluptés de l'esprit
{surtout celles-ci), tout ce qui nous appelle hors de
nous pour le saisir et pour en jouir ou pour le com-
prendre. Tout l'univers vient solliciter Saint-
Antoine immobile et pour ainsi dire le sommer de
s'occuper de l'univers et c'est à dire que tous les pen-
chants naturels que nous avons, à savourer, à sentir,
v
vi INTRODUCTION
^ à connaître, que Saint-Antoine a voulu supprimer
en lui, se révoltent contre lui, le travaillent et le
persécutent.
L'appétit de sentir (libido sentiendi), l'appétit de
savoir (libido sciendi), l'appétit de dominer (libido
dominandi), sous mille espèces différentes viennent
F assaillir tour à tour.
Tel était le dessein. L'exécution est restée un peu
au dessous du projet; mais elle est encore très
intéressante.
D'abord le décor est extrêmement beau. Le décor
c'est cette montagne dans la Thébaïde, l'enceinte de
rochers où l'ermite tourne incessamment, comme
dans la prison de ses désirs ; et le vaste horizon de
plaines, de plateaux et de vallées où les regards du
saint s'allongent, se prolongent, se promènent et
s'égarent indéfiniment.
Puis viennent les tentateurs et ces tentateurs,
quoique un peu trop, toujours, grotesques et grima-
çants, ce qui fatigue, sont curieux, amusants, dro-
latiques, burlesques, fruits bizarres et divertissants
d'une imagination qui, je le reconnais, avait trop
ce que Théophile Gautier appelait « le triste amour
du laid, » mais encore d'une imagination très féconde,
très ingénieuse, très diverse et très diversement
inventrice.
C'est bien plutôt — en quoi il faut avouer qu'il y
a un contre-sens — tout ce qui désenchante que tout
ce qui tente et séduit, que Flaubert a accumulé ici et
fait défiler abondamment ; mais la curiosité dili-
gente de l'auteur et le renouvellement indéfini de ses
imaginations grotesques, est une force, une puissance
iini émeut énergiquement notre imagination à nous
cl même noire sensibilité.
INTRODUCTION vii
Sachons reconnaître du reste que le beau, le vrai
beau — Taine a dit : « le laid est beau ; mais le
beau est plus beau » — que la vraie beauté n'est pas
absente de ce grand tableau. L' apparition de Vénus
est une chose, jolie plutôt que belle, à mon avis ;
mais extrêmement gracieuse. « Mais en haut de
l'escalier des Dieux, parmi les nuages doux comme
des plumes et dont les volutes en tournant laissaient
tomber des roses, Vénus Anadvomène se regarde
dans un miroir. Ses prunelles glissent langoureuse-
ment sous ses paupières un peu lourdes. Elle a de
grands cheveux blonds qui se déroulent sur ses
épaides, les seins petits, la taille mince, les hanches
évasées comme le galbe des lyres, des fossettes autour
des genoux et les pieds délicats. Non loin de sa
bouche un papillon voltige. La splendeur de son
corps fait autour d'elle un halo de nacre brillante
et tout le reste de l'Olympe est baigné dans une
aube vermeille qui gagne insensiblement les
hauteurs du ciel bleu. »
Quoique plus rapproché d'Ovide que d'Homère ou
même que de Callimaque, le morceau est brillant, le
tableau est vaste et la musique des phrases est une
caresse.
Cet autre tableau du monde mythologique, du
« ciel sur la terre, marchant et respirant dans un
peuple de Dieux, » comme dit Musset, est une vision
de beauté encore singulièrement imposante.
« Ils (les Olympiens) se penchaient du haut des
nuages pour conduire les épées ; on les rencontrait
aux bords des chemins; on les possédait dans sa
maison et cette familiarité divinisait la vie. Elle
n'avait pour but que d'être noble et belle. Les
vêtements larges facilitaient la noblesse des altitudes.
viii INTRODUCTION
La voix de l'orateur exercée par la mer, battait à
flots sonores les portiques de marbre. L'éphèbe,
frotté d 'huile, luttait tout nu en plein soleil. L'action
la plus religieuse était d'exposer des formes pures.
Et ces hommes respectaient les épouses, les vieillards,
les suppliants. Derrière le temple d'Hercule il y
avait un autel de la Pitié. On immolait les victimes
avec des fleurs autour des doigts. Le souvenir
même se trouvait exempt de la pourriture des morts.
Il n'en restait qu'un peu de cendre. L'âme, mêlée à
l'éther sans bornes, était partie vers les Dieux. »
Et, sans doute, l'antiquité était beaucoup moins
belle et beaucoup moins élyséenne que Flaubert ne la
décrit ici, et c'est là une antiquité stylisée et ce
morceau est un exercice de rhétorique ; mais il est
d'une très intéressante beauté harmonieuse.
Car c'est par le style surtout que vaut La Tentation
de Saint-Antoine, par ce style de poète, directement
dérivé de Chateaubriand, avec, souvent au moins,
quelque chose de plus précis et de plus serré, sans que
les effets de grandeur, et au contraire, en soient
diminués. « Dans l'espace flotte une poudre d'or
tellement menue qu'elle se confond avec la vibration
de la lumière . . . sous les rafales du vent des
traînées de sable se lèvent comme de grands lin-
ceuls, puis retombent. Dans une éclaircie, tout à
coup, passent des oiseaux formant un bataillon
triangulaire pareil à un morceau de métal et dont
les bords seuls frémiraient. »
La pensée philosophique dans La Tentation de
Saint- Antoine est parfois assez forte, sans qu'il
faille considérer Flaubert comme tin très grand
philosophe. Ll a mis dans la bouche de Satan, à
l'imitation de Goethe, mais en nous présentant un
INTRODUCTION ix
Satan moins spirituel que Méphistophélès, une
argumentation anti-providentialiste (comme il est
naturel quand c'est le Diable qui parle), fort vigou-
reuse et pleine de formules rudes, âpres et énergiques.
Le Diable, « bon logicien, » comme diraient les
théologiens du moyen-dge, doit sans doute raisonner
de la sorte :
« L'existence de ta raison fait-elle la loi des
choses ? Sans doute le mal est indifférent à Dieu
puisque la terre en est couverte. Est-ce par impuis-
sance qu'il le supporte, ou par cruauté qu'il le
conserve? Penses-tu qu'il soit sans cesse à ra-
juster le monde comme une œuvre imparfaite et
qu'il surveille tous les mouvements de tous les êtres
depuis le vol des papillons jusqu'à la pensée de
l'homme ? »
(C'est précisément ce que dit l'Evangile ; mais on
comprend bien que c'est le contraire que doit dire
Lucifer.)
« S'il a créé V Univers sa Providence est superflue ;
si la Providence existe la création est défectueuse.
Mais le mal et le bien ne concernent que toi, comme
le jour et la nuit, le plaisir et la peine, la mort et la
naissance qui sont relatifs à un coin de l'étendue,
à un milieu spécial, à un intérêt particulier. Puisque
l'Infini seul est permanent, il y a l'infini et c'est tout. »
Et cela aussi est un peu plus de la rhétorique que de-
là philosophie ; mais c'est un sophisme très spécieux
en lui-même et excellemment conduit et remarquable-
ment écrit en langue de sophiste.
Remarquez surtout la dernière tentation de Saint
Antoine, tout à la fin du poème (car La Tentation
de Saint- Antoine n'est pas autre chose qu'un poème
philosophique), la dernière tentation de Saint-
x INTRODUCTION
Antoine c'est de voir la vie Je la Nature, la vie du
Monde, et, comme a dit André Chénier,
L'océan éternel où bouillonne la vie.
Ceci est, décidément, une grande idée philosophique,
digne de Goethe ou de Milton. Car si l'émineute
dignité de V homme est dans la pensée ; s'il se dis-
tingue et doit se distinguer de la nature en se sentant
penser ; si ce qui fait sa grandeur est, roseau pensant,
de savoir qu'il pense et, même quand il est écrasé, de
savoir pourquoi, tandis que l'univers n'en sait rien ;
si, tenant à sa pensée, il reste au dessus de la matière,
quelque puissante qu'elle soit et qu'elle se montre à
lui ; s'il reste homme et vraiment homme tant qu'il se
dit : « je pense, donc je suis et si je ne pensais pas je
ne serais plus; »—si tout cela est vrai, quelle est la plus
grande, la suprême et l'extrême tentation, si ce n'est,
se penchant sur l'énorme bouillonnement de la
matière, de sentir vers elle une attraction, d'être en-
traîné vers elle par un vertige et de désirer se con-
fondre avec elle, s'absorber en elle, se diluer dans son
sein ; d'aspirer à descendre jusqu'au fond d'elle-
même, d'aspirer à cesser d'être pensée pour devenir
matière et pour se répandre indéfiniment dans
V impersonnalité des choses ?
Oui, sans doute, ce doit être là V extrême tentation,
celle après laquelle on n'en voit pas qui soit plus
dangereuse ni plus funeste.
Or, c'est précisément cette tentation que Flaubert
a donné à Saint-Antoine comme la dernière et c'est
celle-ci que Saint- Antoine nous décrit dans ces fortes
et sinistres paroles: «0 bonheur, bonheur! J'ai
vu naître la vie ; j'ai vu le mouvement commencer.
I e sang de mes veines bout si fort qu'il va les rompre.
^4
INTRODUCTION xi
J'ai envie de nager, de voler, de beugler, de hurler.
Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une
écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre
mon corps, me diviser partout, être en tout, m'1 émaner
avec les odeurs, me développer comme les plantes,
couler comme l'eau, vibrer comme le son, briller
comme la lumière, me blottir sous toutes les formes,
pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au- fond de
la matière, être la matière. »
Ceci est bien en effet la dernière,
tion, celle qui est exercée, non pas par telle ou telle
séduction du monde, mais par le monde entier,
sollicitant l'homme à ne plus se séparer de lui par
la pensée, par la conscience et par la morale, mais à
rentrer en lui par une sorte d' abdication qui serait ,<:
la complète et définitive déchéance.
Mais ceci n'est pas la dernière page du livre. La
dernière page, la voici. Il était nuit. La nuit,
d'après les vieilles croyances chrétiennes, que l'on
retrouve dans Saint-Ambroise, dans Prudence et
dans bien d'autres poètes chrétiens, est féconde en
démons. Or, elle s'éloigne ; le soleil s'élève ; il
brille d'un radieux éclat, il dissipe les ténèbres et les
mauvais rêves et «tout au milieu, dans le disque
même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ.
Antoine fait le signe de la croix et se remet en
prières. »
Cela veut dire, ce me semble, que Saint- Antoine a
reçu la grâce.
Au moment même ou sa tentation était la plus
forte, au moment même où elle était pleine et entière,
au moment même où elle était, comme nous disons en
langage moderne, intégrale, au moment même où,
en proie à l'humaine faiblesse, il était très évident-
xii INTRODUCTION
ment incapable de faire cet effort ; à ce moment même
il a vu Dieu et particulièrement le Dieu de Grâce,
Jésus-Christ, et il s'est remis à prier.
Don de Dieu gratuit, grâce pure et pleine, absolue.
Pascal a dit : « Toute la morale (c est-à-dire
toute la science de la morale) consiste en la concupi-
scence et en la grâce. » Cela pourrait être V épi-
graphe même de La Tentation de Saint-Antoine
et en ferait bien comprendre et le commencement
et le milieu et la fin. La Tentation de Saint-
Antoine est le poème de la concupiscence dénoué
et conclu par un coup de la grâce.
Pascal dit encore : « Tout ce qui est au monde
[tout ce qui appartient au monde et non à Dieu] est
concupiscence de la chair, ou concupiscence des
yeux ou orgueil de la vie, libido sentiendi, libido
sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de
malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent,
plutôt qu'ils n'arrosent .... » [Cette terre de malé-
diction est Saint-Antoine lui-même.'] «... Heureux
ceux qui, étant sur ces fleuves, non pas plongés, non
pas entraînés, mais immobilement affermis ; non
pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre
dont ils ne se lèvent jamais avant la lumière, mais
après s'y être reposés en paix, tendent la main à
celui qui les doit relever pour les faire tenir debnuf
et jermes dans les porches de la Sainte Jérusalem où
l'orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre ;
— et qui cependant [pendant qu'ils attendent] pleu-
rent, non pas de voir écouler toutes les choses péris-
sables que les torrents entraînent, mais dans le
souvenir de leur chère patrie, de la Jérusalem
céleste dont ils se souviennent sans cesse dans la
longueur de leur exil. »
INTRODUCTION xiii
Ce fragment, tiré par Pascal de la pari! phrase de
Saint- Augustin sur le Psaume Super flumina
Babylonis, s'applique presque exactement à La
Tentation de Saint-Antoine, avec cette différence
que Saint Antoine n'est pas « immobilement affermi
et assis dans une assiette basse et sûre, » mais en-
traîné et détaché de la rive et qu'il a besoin, non
seulement, étant assis, d'être mis debout, mais, étant
traîné par les torrents, d'être relevé et rétabli ; mais
c'est à quoi la Grâce suffit et c'est ce qu'elle fait,
même après la désespérance.
Malgré de grands défauts La Tentation de Saint-
Antoine reste un beau poème philosophique. Ses
beautés de style sont extraordinaires et il n'y a
qu'à lire pour en être profondément ému d'admira-
tion ; et pour ce qui est des idées, s'il a besoin quel-
quefois d'être repensé pour être compris et pour
être pleinement admiré, on peut dire que c'est l'incon-
vénient, et aussi le charme, de presque tous les
poèmes philosophiques.
EMILE FAGUET.
LA TENTATION DE SAINT-
ANTOINE
C'est dans la Thébaïde, au haut d'une montagne,
sur une plate-forme arrondie en demi-lune, et qu'en-
ferment de grosses pierres.
La cabane de l'Ermite occupe le fond. Elle est
faite de boue et de roseaux, à toit plat, sans porte.
On distingue dans l'intérieur une cruche avec un pain
noir; au milieu, sur une stèle de bois, un gros livre;
par terre, çà et là, des filaments de sparterie, deux ou
trois nattes, une corbeille, un couteau.
A dix pas de la cabane, il y a une longue croix plan-
tée dans le sol; et, à l'autre bout de la plate-forme, un
vieux palmier tordu se penche sur l'abîme, car la mon-
tagne est taillée à pic, et le Nil semble faire un lac au
bas de la falaise.
La vue est bornée à droite et à gauche par l'en-
ceinte des roches. Mais du côté du désert, comme des
plages qui se succéderaient, d'immenses ondulations
parallèles d'un blond cendré s'étirent les unes derrière
les autres, en montant toujours; — puis au delà des
sables, tout au loin, la chaîne libyque forme un mur
couleur de craie, estompé légèrement par des vapeurs
violettes. En face, le soleil s'abaisse. Le ciel, dans
le nord, est d'une teinte gris-perle, tandis qu'au
zénith des nuages de pourpre, disposés comme les
flocons d'une crinière gigantesque, s'allongent sur
la voûte bleue. Ces rais de flamme se rembrunissent,
A
2 LA TENTATION
les parties d'azur prennent une pâleur nacrée; les
buissons, les cailloux, la terre, tout maintenant
paraît dur comme du bronze; et dans l'espace flotte
une poudre d'or tellement menue qu'elle se confond
avec la vibration de la lumière-.
SAINT-ANTOINE
qui a une longue barbe, de longs cheveux, et une
tunique de peau de chèvre, est assis, jambes croisées,
en train de faire des nattes. Dès que le soleil
disparaît, il pousse un grand soupir, et regardant
l'horizon:
Encore un jour! un jour de passé!
Autrefois pourtant, je n'étais pas si misérable!
Avant la fin de la nuit, je commençais mes orai-
sons; puis, je descendais vers le fleuve chercher
de l'eau, et je remontais par le sentier rude avec
l'outre sur mon épaule, en chantant des hymnes.
Ensuite, je m'amusais à ranger tout dans ma
cabane. Je prenais mes outils; je tâchais que les
nattes fussent bien égaies et les corbeilles légères;
car mes moindres actions me semblaient alors
des devoirs qui n'avaient rien de pénible.
A des heures réglées je quittais mon ouvrage;
et priant les deux bras étendus je sentais comme
une fontaine de miséricorde qui s'épanchait du
haut du ciel dans mon cœur. Elle est tarie, main-
tenant. Pourquoi? . . .
Il marche dans l'enceinte des roches, lentement.
Tous me blâmaient lorsque j'ai quitté la maison.
DE SAINT-ANTOINE 3
Ma mère s'affaissa mourante, ma sœur de loin me
faisait des signes pour revenir; et l'autre pleu-
rait, Ammonaria, cette enfant que je rencontrais
chaque soir au bord de la citerne, quand elle ame-
nait ses buffles. Elle a couru après moi. Les an-
neaux de ses pieds brillaient dans la poussière, et
sa tunique ouverte sur les hanches flottait au
vent. Le vieil ascète qui m'emmenait lui a crié
des injures. Nos deux chameaux galopaient tou-
jours; et je n'ai plus revu personne.
D'abord, j'ai choisi pour demeure le tombeau
d'un Pharaon. Mais un enchantement circule dans
ces palais souterrains, où les ténèbres ont l'air
épaissies par l'ancienne fumée des aromates. Du
fond des sarcophages j'ai entendu s'élever une voix
dolente qui m'appelait; ou bien, je voyais vivre,
tout à coup, les choses abominables peintes sur les
murs; et j'ai fui jusqu'au bord de la mer Rouge
dans une citadelle en ruines. Là, j 'avais pour com-
pagnie des scorpions se traînant parmi les pierres,
et au-dessus de ma tête, continuellement des
aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu. La nuit,
j'étais déchiré par des griffes, mordu par des becs,
frôlé par des ailes molles; et d'épouvantables
démons, hurlant dans mes oreilles, me renver-
saient par terre. Une fois même, les gens d'une
caravane qui s'en allait vers Alexandrie m'ont
secouru, puis emmené avec eux.
Alors, j'ai voulu m'instruire près du bon vieil-
lard Didyme. Bien qu'il fût aveugle, aucun ne
l'égalait dans la connaissance des Écritures. Quand
4 LA TENTATION
la leçon était finie, il réclamait mon bras pour se
promener. Je le conduisais sur le Paneum, d'où
l'on découvre le Phare et la haute mer. Nous re-
venions ensuite par le port, en coudoyant des
hommes de toutes les nations, jusqu'à des Cimmé-
riens vêtus de peaux d'ours, et des Gymnoso-
phistes du Gange frottés de bouse de vache. Mais
sans cesse, il y avait quelque bataille dans les
rues, à cause des Juifs refusant de payer l'impôt,
ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains.
D'ailleurs la ville est pleine d'hérétiques, des sec-
tateurs de Manès, de Valentin, de Basilide, d'Arius,
— tous vous accaparant pour discuter et vous
convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois dans
la mémoire. On a beau n'y pas faire attention,
cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim; et ma pénitence
fut si haute que je n'avais plus peur de Dieu.
Quelques-uns s'assemblèrent autour de moi pour
devenir des anachorètes. Je leur ai imposé une'
règle pratique, en haine des extravagances de la
Gnose et des assertions des philosophes. On m'en-
voyait de partout des messages. On venait me
voir de très-loin.
Cependant le peuple torturait les confesseurs, et
la soif du martyre m'entraîna dans Alexandrie.
La persécution avait cessé depuis trois jours.
Comme je m'en retournais, un flot de monde
m'arrêta devant le temple de Sérapis. C'était, me
dit-on, un dernier exemple que le gouverneur
DE SAINT-ANTOINE 5
voulait faire. Au milieu du portique, en plein soleil,
une femme nue était attachée contre une colonne,
deux soldats la fouettant avec des lanières; à
chacun des coups son corps entier se tordait. Elle
s'est retournée, la bouche ouverte; — et par-
dessus la foule, à travers ses longs cheveux qui
lui couvraient la figure, j'ai cru reconnaître Am-
monaria . . .
Cependant . . . celle-là était plus grande . . ., et
belle . . ., prodigieusement!
Il se passe les mains sur le front.
Non! non! je ne veux pas y penser!
Une autre fois, Athanase m'appela pour le sou-
tenir contre les Ariens. Tout s'est borné à des in-
vectives et à des risées. Mais, depuis lors, il a été
calomnié, dépossédé de .son siège, mis en fuite.
Où est-il, maintenant? je n'en sais rien! On s'in-
quiète si peu de me donner des nouvelles. Tous
mes disciples m'ont quitté, Hilarion comme les
autres !
Il avait peut-être quinze ans quand il est venu;
et son intelligence était si curieuse qu'il m'adres-
sait à chaque moment des questions. Puis, il écou-
tait d'un air pensif; — et les choses dont j'avais
besoin, il me les apportait sans murmure, plus
leste qu'un chevreau, gai d'ailleurs à faire rire les
patriarches. C'était un fils pour moi!
Le ciel est rouge, la terre complètement noire.
Sous les rafales du vent des traînsées de sable se
6 LA TENTATION
lèvent comme de grands linceuls, puis retombent.
Dans une éclaircie, tout à coup, passent des oiseaux
formant un bataillon triangulaire, pareil à un morceau
de métal, et dont les bords seuls frémissent.
Antoine les regarde.
Ah! que je voudrais les suivre!
Combien de fois, aussi, n'ai-je pas contemplé
avec envie les longs bateaux, dont les voiles res-
semblent à des ailes, et surtout quand ils emme-
naient au loin ceux que j'avais reçus chez moi!
Quelles bonnes heures nous avions! quels épan-
chements! Aucun ne m'a plus intéressé qu'Am-
mon; il me racontait son voyage à Rome, les
Catacombes, le Colisée, la piété des femmes illus-
tres, mille choses encore! ... et je n'ai pas voulu
partir avec lui! D'où vient mon obstination à con- «
tinuer une vie pareille ? J'aurais bien fait de rester
chez les moines de Nitrie, puisqu'ils m'en sup-
pliaient. Ils habitent des cellules à part, et cepen-
dant communiquent entre eux. Le dimanche, la
trompette les assemble à l'église, où l'on voit accro-
chés trois martinets qui servent à punir les délin-
quants, les voleurs et les intrus, car leur discipline
est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs,
néanmoins. Des fidèles leur apportent des œufs,
des fruits, et même des instruments propes à ôter
les épines des pieds. Il y a des vignobles autour
de Pisperi, ceux de Pabène ont un radeau pour
aller chercher les provisions.
Mais j 'aurais mieux servi mes frères en étant tout
DE SAINT-ANTOINE 7
simplement un prêtre. On secourt les pauvres, on
distribue les sacrements, on a de l'autorité dans les
familles.
D'ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés,
et il ne tenait qu'à moi d'être . . . par exemple . . .
grammairien, philosophe. J'aurais dans ma cham-
bre une sphère de roseaux, toujours des tablettes à
la main, des jeunes gens autour de moi, et à ma
porte, comme enseigne, une couronne de laurier
suspendue.
Mais il y a trop d'orgueil à ces triomphes!
Soldat valait mieux. J'étais robuste et hardi, —
assez pour tendre le câble des machines, traverser
les forêts sombres, entrer casque en tête dans les
villes fumantes! . . . Rien ne m'empêchait, non
plus, d'acheter avec mon argent une charge de
publicain au péage de quelque pont; et les voya-
geurs m'auraient appris des histoires, en me
montrant dans leurs bagages des quantités d'objets
curieux. . . .
Les marchands d'Alexandrie naviguent les jours
de fête sur la rivière de Canope, et boivent du vin
dans des calices de lotus, au bruit des tambourins
qui font trembler les tavernes le long du bord!
Au delà, des arbres taillés en cône protègent
contre le vent du sud les fermes tranquilles. Le
toit de la haute maison s'appuie sur de minces
colonnettes, rapprochées comme les bâtons d'une
claire-voie ; et par ces intervalles le maître, étendu
sur un long siège, aperçoit toutes ses plaines au-
tour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le
8 LA TENTATION
pressoir où l'on vendange, les bœufs qui battent
la paille. Ses enfants jouent par terre, sa femme
se penche pour l'embrasser.
Dans l'obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent
çà et là des museaux pointus, avec des oreilles toutes
droites et des yeux brillants. Antoine marche vers
eux. Des graviers déroulent, les bêtes s'enfuient.
C'était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le
corps en demi-cercle et la tête oblique, dans une pose
pleine de défiance.
Comme il est joli! je voudrais passer ma main
sur son dos, document.
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal
disparaît.
Ah! il s'en va rejoindre les autres! Quelle soli-
tude! Quel ennui!
Riant amèrement:
C'est une si belle existence que de tordre au feu
des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et
de façonner des corbeilles, de coudre des nattes,
puis d'échanger tout cela avec les Nomades contre
du pain qui vous brise les dents! Ah! misère de
moi! est-ce que ça ne finira pas! Mais la mort
vaudrait mieux! Je n'en peux plus! Assez!
assez !
Il frappe du pied, et tourne au milieu des roches
d'un pas rapide, puis s'arrête hors d'haleine, éclate en
sanglots et se couche par terre, sur le flanc.
DE SAINT-ANTOINE 9
La nuit «est calme; des étoiles nombreuses palpi-
tent; on n'entend que le claquement des tarentules.
Les deux bras de la croix font une ombre sur le
sable; Antoine, qui pleure, l'aperçoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu! Du courage,
relevons-nous !
Il entre dans sa cabane, découvre un charbon
enfoui, allume une torche et la plante sur le stèle
de bois, de façon à éclairer le gros livre.
Si je prenais ... la Vie des Apôtres? . . . oui! . . .
n'importe où!
« Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui
descendait par les quatre coins, dans laquelle il
y avait toutes sortes d'animaux terrestres et de
bêtes sauvages, de reptiles et d'oiseaux; et une
voix lui dit: Pierre, lève-toi ! tue, et mange ! »
Donc le Seigneur voulait que son apôtre man-
geât de tout ? . . . tandis que moi. . . .
Antoine reste le menton sur la poitrine. Le
frémissement des pages, que le vent agite, lui fait
relever la tête, et il lit:
« Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des
glaives et ils en firent un grand carnage, de sorte
qu'ils disposèrent à volonté de ceux qu'ils haïs-
saient. »
Suit le dénombrement des gens tués par eux:
A 2
io LA TENTATION
soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert!
D'ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du
vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se
venger, tout en massacrant des idolâtres ! La ville
sans doute regorgeait de morts! Il y en avait au
seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hau-
teur dans les chambres que les portes ne pouvaient
plus tourner! . . . — Mais voilà que je plonge dans
des idées de meurtre et de sang!
Il ouvre le livre à un autre endroit.
Nabuchodonosor se prosterna le visage contre
terre et adora Daniel. »
Ah! c'est bien! Le Très-Haut exalte ses pro-
phètes au-dessus des rois ; celui-là pourtant vivait
dans les festins, ivre continuellement de délices et
d'orgueil. Mais Dieu, par punition, l'a changé en
bête. Il marchait à quatre pattes !
Antoine se met à rire; et en écartant les bras, du ■
bout de sa main, dérange les feuilles du livre. Ses
yeux tombent sur cette phrase:
« Ézéchias eut une grande joie de leur arrivée.
Il leur montra ses parfums, son or et son ar-
gent, tous ses aromates, ses huiles de senteur,
tous ses vases précieux, et ce qu'il y avait dans
ses trésors. »
Je me figure . . . qu'on voyait entassés jusqu'au
plafond des pierres fines, des diamants, des dari-
DE SAINT-ANTOINE n
ques. Un homme qui en possède une accumulation
si grande n'est plus pareil aux autres. Il songe,
tout en les maniant, qu'il tient le résultat d'une
quantité innombrable d'efforts, et comme la vie des
peuples qu'il aurait pompée et qu'il peut répandre.
C'est une précaution utile aux rois. Le plus sage de
tous n'y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient
de l'ivoire, des singes. . . . Où est-ce donc ?
Il feuillette vivement.
Ah ! voici :
« La Reine de Saba, connaissant la gloire de
Salomon, vint le tenter, en lui proposant des
énigme s. y)
Comment espérait-elle le tenter? Le Diable a
bien voulu tenter Jésus! Mais Jésus a triomphé
pareequ'il était Dieu, et Salomon grâce peut-être
à sa science de magicien. Elle est sublime, cette
science-là ! Car le monde, — ainsi qu'un philosophe
me l'a expliqué, — forme un ensemble dont toutes
les parties influent les unes sur les autres, comme
les organes d'un seul corps. Il s'agit de connaître
les amours et les répulsions naturelles des choses,
puis de les mettre en jeu ?.. . On pourrait donc
modifier ce qui paraît être l'ordre immuable?
Alors les deux ombres dessinées derrière lui par les
bras de la croix se projettent en avant. Elles font
comme deux grandes cornes; Antoine s'écrie:
12 LA TENTATION
Au secours, mon Dieu!
L'ombre est revenue à sa place.
Ah! . . . c'était une illusion! pas autre chose! —
Il est inutile que je me tourmente l'esprit! Je n'ai
rien à faire ! . . . absolument rien à faire !
Il s'assoit, et se croise les bras.
Cependant . . . j'avais cru sentir l'approche. . . .
Mais pourquoi viendrait-// ? D'ailleurs, est-ce que
je ne connais pas ses artifices? J'ai repoussé le
monstrueux anachorète qui m'offrait, en riant, des
petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me
prendre sur sa croupe, — et cet enfant noir apparu
au milieu des sables, qui était très-beau, et qui m'a
dit s'appeler l'esprit de fornication.
Antoine marche de droite et de gauche, vivement.
C'est par mon ordre qu'on a bâti cette foule de-
retraites saintes, pleines de moines portant des
cilices sous leurs peaux de chèvres, et nombreux à
pouvoir faire une armée! J'ai guéri de loin des
malades; j'ai chassé des démons; j'ai passé le
fleuve au mileu des crocodiles; l'empereur Con-
stantin m'a écrit trois lettres ; Balacius, qui avait
craché sur les miennes, a été déchiré par ses che-
vaux; le peuple d'Alexandrie, quand j'ai reparu,
se battait pour me voir, et Athanase m'a reconduit
sur la route. Mais aussi quelles œuvres ! Voilà plus
DE SAINT-ANTOINE 13
de trente ans que je suis dans le désert à gémir
toujours! J'ai porté sur mes reins quatre-vingts
livres de bronze comme Eusèbe, j'ai exposé mon
corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je
suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l'œil
comme Pacôme; et ceux qu'on décapite, qu'on
tenaille ou qu'on brûle ont moins de vertu, peut-
être, puisque ma vie est un continuel martyre!
Antoine se ralentit.
Certainement, il n'y a personne dans une dé-
tresse aussi profonde! Les cœurs charitables
diminuent. On ne me donne plus rien. Mon man-
teau est usé. Je n'ai pas de sandales, pas même
une écuelle! — car, j'ai distribué aux pauvres et
à ma famille tout mon bien, sans retenir une
obole. Ne serait-ce que pour avoir des outils in-
dispensables à mon travail, il me faudrait un peu
d'argent. Oh! pas beaucoup! une petite somme!
... je la ménagerais.
Les Pères de Xicée, en robes de pourpre, se
tenaient comme des mages, sur des trônes, le long
du mur; et on les a régalés dans un banquet, en
les comblant d'honneurs, surtout Paphnuce, parce
qu'il est borgne et boiteux depuis la persécution de
Dioclétien ! L'Empereur lui a baisé plusieurs fois
son œil crevé; quelle sottise! Du reste, le Concile
avait des membres si infâmes ! Un évêque de Scy-
thie, Théophile; un autre de Perse, Jean; un gar-
deur de bestiaux, Spiridion ! Alexandre était trop
14 LA TENTATION
vieux. Athanase aurait dû montrer plus de dou-
ceur aux Ariens, pour en obtenir des concessions!
Est-ce qu'ils en auraient fait! Ils n'ont pas
voulu m'entendre ! Celui qui parlait contre moi, —
un grand jeune homme à barbe frisée, — me lan-
çait, d'un air tranquille, des objections captieuses;
et, pendant que je cherchais mes paroles, ils étaient
à me regarder avec leurs figures méchantes, en
aboyant comme des hyènes. Ah! que ne puis-je
les faire exiler tous par l'Empereur, ou plutôt les
battre, les écraser, les voir souffrir! Je souffre
bien, moi!
Il s'appuie en défaillant contre sa cabane.
C'est d'avoir trop jeûné! mes forces s'en vont.
Si je mangeais . . . une fois seulement, un morceau
de viande.
Il entreferme les yeux, avec langueur.
Ah ! de la chair rouge . . . une grappe de raisin
qu'on mord! ... du lait caillé qui tremble sur un
plat! . . .
Mais qu'ai-je donc! . . . Ou'ai-je donc! ... Je sens
mon cœur grossir comme la mer, quand elle se
gonfle avant l'orage. Une mollesse infinie m'ac-
cable, et l'air chaud me semble rouler le parfum
d'une chevelure. Aucune femme n'est venue,
cependant ? . . .
Il se tourne vers le petit chemin entre les roches.
DE SAINT-ANTOINE 15
C'est par là qu'elles arrivent, balancées dans
leurs litières aux bras noirs des eunuques. Elles
descendent, et joignant leurs mains chargées
d'anneaux, elles s'agenouillent. Elles me racon-
tent leurs inquiétudes. Le besoin d'une volupté
surhumaine les torture; elles voudraient mou-
rir, elles ont vu dans leurs songes des Dieux qui
les appelaient ; — et le bas de leur robe tombe
sur mes pieds. Je les repousse. «Oh! non, di-
sent-elles, pas encore! Que dois-je faire! » Toutes
les pénitences leur seraient bonnes. Elles deman-
dent les plus rudes, à partager la mienne, à vivre
avec moi.
Voilà longtemps que je n'en ai vu! Peut-être
qu'il en va venir? pourquoi pas? Si tout à coup
. . . j'allais entendre tinter des clochettes de mulet
dans la montagne. Il me semble. . . .
Antoine grimpe sur une roche, à l'entrée du sentier;
et il se penche, en dardant ses yeux dans les ténèbres.
Oui! là-bas, tout au fond, une masse remue,
comme des gens qui cherchent leur chemin. Elle
est là! Ils se trompent.
Appelant:
De ce côté! viens! viens!
L'écho répète: Viens! viens!
Il laisse tomber ses bras, stupéfait.
Quelle honte! Ah! pauvre Antoine!
16 LA TENTATION
Et tout de suite, il entend chuchoter: « Pauvre
Antoine! »
Quelqu'un ? répondez :
Le vent qui passe dans les intervalles des roches fait
des modulations; et dans leurs sonorités confuses, il
distingue des voix comme si l'air parlait. Elles
sont basses, et insinuantes, sifflantes.
LA PREMIÈRE
Veux-tu des femmes?
LA SECONDE
De grands tas d'argent, plutôt!
LA TROISIÈME
Une épée qui reluit?
et LES AUTRES
— Le Peuple entier t'admire!
— Endors-toi !
— Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras !
En même temps, les objets se transforment. Au
bord de la falaise, le vieux palmier, avec sa touffe de
feuilles jaunes, devient le torse d'une femme penchée
sur l'abîme, et dont les grands cheveux se balancent.
ANTOINE
se tourne vers sa cabane; et l'escabeau soutenant le
gros livre, avec ses pages chargées de lettres noires,
lui semble un arbuste tout couvert d'hirondelles.
DE SAINT-ANTOINE 17
C'est la torche, sans doute, qui faisant un jeu
de lumière. . . . Éteignons-la!
Il l'éteint, l'obscurité est profonde;
Et, tout à coup, passent au milieu de l'air, d'abord
une flaque d'eau, ensuite une prostituée, le coin d'un
temple, une figure de soldat, un char avec deux
chevaux blancs, qui se cabrent.
Ces images arrivent brusquement, par secousses, se
détachant sur la nuit comme des peintures d'écarlate
sur de l'ébène.
Leur mouvement s'accélère. Elles défilent d'une
façon vertigineuse. D'autres fois, elles s'arrêtent et
pâlissent par degrés, se fondent; ou bien, elles s'en-
volent, et immédiatement d'autres arrivent.
Antoine ferme ses paupières.
Elles se multiplient, l'entourent, l'assiègent. Une
épouvante indicible l'envahit ; et il ne sent plus rien
qu'une contraction brûlante à l'épigastre. Malgré le
vacarme de sa tête, il perçoit un silence énorme qui \
le sépare du monde. Il tâche de parler; impossible!
C'est comme si le lien général de son être se dissolvait ;
et, ne résistant plus, Antoine tombe sur la natte.
II
Alors une grande ombre, plus subtile qu'une ombre
naturelle, et que d'autres ombres festonnent le long de
ses bords, se marque sur la terre.
C'est le Diable, accoudé contre le toit de la cabane et
portant sous ses deux ailes, — comme une chauve-
souris gigantesque qui allaiterait ses petits, — les
Sept Péchés Capitaux, dont les têtes grimaçantes se
laissent entrevoir confusément.
Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son
inaction ; et il étale ses membres sur la natte.
Elle lui semble douce, de plus en plus, — si bien
qu'elle se rembourre, elle se hausse, elle devient un
lit, le lit une chaloupe; de l'eau clapote contre ses
flancs.
A droite et à gauche, s'élèvent deux langues de
terre noire, que dominent des champs cultivés, avec
un sycomore, de place en place. Un bruit de
grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin.
Ce sont des gens qui s'en vont à Canope dormir sur le
temple de Sérapis pour avoir des songes. Antoine
sait cela ; — et il glisse, poussé par le vent, entre les '
deux berges du canal. Les feuilles des papyrus et
les fleurs rouges des nympha-s, plus grandes qu'un
homme, se penchent sur lui. Il est étendu au fond
de la barque; un aviron, à l'arrière, traîne dans l'eau.
De temps en temps un souffle tiède arrive, et les
roseaux minces s'entre-choquent. Le murmure des
petites vagues diminue. Un assoupissement le prend.
Il songe qu'il est un solitaire d'Egypte.
Alors il se relève en sursaut.
Ai-je rêvé? . . . c'était si net que j'en doute. La
langue me brûle! J'ai soif!
18
LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE 19
Il entre dans sa cabane, et tâte au hasard, partout.
Le sol est humide! . . . Est-ce qu'il a plu?
Tiens! des morceaux! ma cruche brisée! . . . mais
l'outre ?
Il la trouve.
Vide! complètement vide!
Pour descendre jusqu'au fleuve, il me faudrait
trois heures au moins, et la nuit est si profonde
que je n'y verrais pas à me conduire. Mes en-
trailles se tordent. Où est le pain ?
Après avoir cherché longtemps, il ramasse une
croûte moins grosse qu'un œuf.
Comment? Les chacals l'auront pris? Ah,
malédiction !
Et, de fureur, il jette le pain par terre.
A peine ce geste est-il fait qu'une table est là, cou-
verte de toutes les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bandelettes
des sphinx, produit d'elle-même des ondulations
lumineuses. Il y a dessus d'énormes quartiers de
viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec
leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des
fruits d'une coloration presque humaine; et des
morceaux de glace blanche et des buires de cristal
violet se renvoient des feux. Antoine distingue au
milieu de la table un sanglier fumant par tous ses
pores, les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ;
— et l'idée de pouvoir manger cette bête formidable
le réjouit extrêmement. Puis, ce sont des choses
20 LA TENTATION
qu'il n'a jamais vues, des hachis noirs, des gelées
couleur d'or, des ragoûts où flottent des champignons
comme des nénuphars sur des étangs, des mousses
si légères qu'elles ressemblent à des nuages.
Et l'arôme de tout cela lui apporte l'odeur salée de
l'Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des
bois. Il dilate ses narines tant qu'il peut ; il en bave ;
il se dit qu'il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie
entière !
A mesure qu'il promène sur les mets ses yeux écar-
quillés, d'autres s'accumulent, formant une pyramide,
dont les angles s'écroulent. Les vins se mettent à
couler, les poissons à palpiter, le sang dans les plats
bouillonne, la pulpe des fruits s'avance comme des
lèvres amoureuses; et la table monte jusqu'à sa
poitrine, jusqu'à son menton, — ne portant qu'une
seule assiette et qu'un seul pain, qui se trouvent
juste en face de lui.
Il va saisir le pain. D'autres pains se présentent.
Pour moi ! . . . tous ! mais. . . .
Antoine recule.
Au lieu d'un qu'il y avait, en voilà! . . . C'est un
miracle, alors, le même que fit le Seigneur! . . .
Dans quel but ? Eh ! tout le reste n'est pas moins
incompréhensible! Ah! démon, va-t'en! va-t'en!
Il donne un coup de pied dans la table. Elle
disparaît.
Plus rien? — non!
Il respire largement.
Ah! la tentation était forte. Mais comme je
m'en suis délivré!
DE SAINT-ANTOINE 21
Il relève la tête, et trébuche contre un objet sonore.
Qu'est-ce donc?
Antoine se baisse.
Tiens! une coupe! quelqu'un, en voyageant,
l'aura perdue. Rien d'extraordinaire. . . .
Il mouille son doigt, et frotte.
Ça reluit! du métal! Cependant, je ne dis-
tingue pas. . . .
Il allume sa torche, et examine la coupe.
Elle est en argent, ornée d'ovules sur le bord,
avec une médaille au fond.
Il fait sauter la médaille d'un coup d'ongle.
C'est une pièce de monnaie qui vaut ... de sept
à huit drachmes; pas davantage! N'importe! je
pourrais bien, avec cela, me procurer une peau de
brebis.
Un reflet de la torche éclaire la coupe.
Pas possible! en or! oui! . . . tout en or!
Une autre pièce, plus grande, se trouve au fond.
Sous celle-ci, il en découvre plusieurs autres.
Mais cela fait une somme . . . assez forte pour
avoir trois bœufs ... un petit champ !
22 LA TENTATION
La coupe est maintenant remplie de pièces d'or.
Allons donc! cent esclaves, des soldats, une
foule, de quoi acheter. . . .
Les granulations de la bordure, se détachant, for-
ment un collier de perles.
Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme
de l'Empereur!
D'une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son
poignet. Il tient la coupe de sa main gauche, et de
son autre bras lève la torche pour mieux l'éclairer.
Comme l'eau qui ruisselle d'une vasque, il s'en
épanche à flots continus, — de manière à faire un
monticule sur le sable, — des diamants, des escar-
boucles et des saphirs mêlés à de grandes pièces d'or,
portant des effigies de rois.
Comment ? comment ? des staters, des cycles,
des dariques, des aryandiques ! Alexandre, Démé-
trius, les Ptolémées, César! mais chacun d'eux
n'en avait pas autant! Rien d'impossible! plus
de souffrance! et ces rayons qui m'éblouissent ! '
Ah! mon cœur déborde! comme c'est bon! oui!
. . . oui! . . . encore! jamais assez! J'aurais beau en
jeter à la mer continuellement, il m'en restera.
Pourquoi en perdre? Je garderai tout: sans le
dire à personne; je me ferai creuser dans le roc
une chambre qui sera couverte à l'intérieur de
lames de bronze — et je viendrai là, pour sentir
les piles d'or s'enfoncer sous mes talons; j'y plon-
gerai mes bras comme dans des sacs de grain. Je
veux m'en frotter le visage, me coucher dessus !
DE SAINT-ANTOINE 23
Il lâche la torche pour embrasser le tas; et tombe
par terre sur la poitrine.
Il se relève. La place est entièrement vide.
Ou'ai-je fait?
Si j'étais mort pendant ce temps-là, c'était
l'enfer! l'enfer irrévocable!
Il tremble de tous ses membres.
Je suis donc maudit ? Eh non ! c'est ma faute !
je me laisse prendre à tous les pièges! On n'est
pas plus imbécile et plus infâme. Je voudrais me
battre, ou plutôt m'arracher de mon corps ! Il y a
trop longtemps que je me contiens! J'ai besoin de
me venger, de frapper, de tuer! c'est comme si
j'avais dans l'âme un troupeau de bêtes féroces.
Je voudrais, à coups de hache, au milieu d'une
foule. . . Ah! un poignard! . . .
Il se jette sur son couteau, qu'il aperçoit. Le cou-
teau glisse de sa main, et Antoine reste accoté contre
le mur de sa cabane, la bouche grande ouverte, im-
mobile, — cataleptique.
Tout l'entourage a disparu.
Il se croit à Alexandrie sur le Paneum, montagne
artificielle qu'entoure un escalier en limaçon et
dressée au centre de la ville.
En face de lui s'étend le lac Mareotis, à droite la
mer, à gauche la campagne, — et, immédiatement
sous ses yeux, une confusion de toits plats, traversée
du sud au nord et de l'est à l'ouest par deux rues qui
s'entrecroisent et forment, dans toute leur longueur,
une file de portiques à chapiteaux corinthiens. Les
24 LA TENTATION
maisons surplombant cette double colonnade ont des
fenêtres à vitres coloriées. Quelques-unes portent
extérieurement d'énormes cages en bois, où l'air du
dehors s'engouffre.
Des monuments d'architecture différente se tassent
les uns près des autres. Des pylônes égyptiens domi-
nent des temples grecs. Des obélisques apparaissent
comme des lances entre des créneaux de briques
rouges. Au milieu des places, il y a des Hermès à
oreilles pointues et des Anubis à tête de chien.
Antoine distingue des mosaïques dans les cours, et
aux poutrelles des plafonds des tapis accrochés.
Il embrasse, d'un seul coup d'œil, les deux ports (le
Grand-Port et l'Eunoste), ronds tous les deux comme
deux cirques, et que sépare un môle joignant Alexan-
drie à l'îlot escarpé sur lequel se lève la tour du Phare,
quadrangulaire, haute de cinq cents coudées et à neuf
étages, — avec un amas de charbons noirs fumant à
son sommet.
De petits ports intérieurs découpent les ports princi-
paux. Le môle, à chaque bout, est terminé par un
petit établi sur des colonnes de marbre plantées dans
la mer. Des voiles passent dessous; et de lourdes
gabares débordantes de marchandises, des barques
thalamèges à incrustations d'ivoire, des gondoles cou-
vertes d'un tendelet, des trirèmes et des birèmes,
toutes sortes de bateaux, circulent ou stationnent
contre les quais.
Autour du Grand-Port, c'est une suite ininter-
rompue de constructions royales : le palais des
Ptolémées, le Muséum, le Posidium, le Cesareum, le
Timonium où se réfugia Marc- Antoine, le Sonia qui
contient le tombeau d'Alexandre; — tandis qu'à
l'autre extrémité de la ville, après l'Eunoste, on
aperçoit dans un faubourg des fabriques de verre,
de parfums et de papyrus.
Des vendeurs ambulants, des portefaix, des âniers,
courent, se heurtent. Çà et là, un prêtre d'Osiris avec
DE SAINT-ANTOINE 25
une peau de panthère sur l'épaule, un soldat romain à
casque de bronze, beaucoup de nègres. Au seuil des
boutiques des femmes s'arrêtent, des artisans travail-
lent; et le grincement des chars fait envoler des
oiseaux qui mangent par terre les détritus des bou-
cheries et des restes de poisson.
Sur l'uniformité des maisons blanches, le dessin des
rues jette comme un réseau noir. Les marchés pleins
d'herbes y font des bouquets verts, les sécheries des
teinturiers des plaques de couleurs, les ornements d'or
au fronton des temples des points lumineux, — tout
cela compris dans l'enceinte ovale des murs grisâtres,
sous la voûte du ciel bleu, près de la mer immobile.
Mais la foule s'arrête, et regarde du côté de l'occi-
dent, d'où s'avancent d'énormes tourbillons de pous-
sière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux
de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique
de guerre et de religion avec ce refrain; « Où sont-ils ?
où sont-ils ? »
Antoine comprend qu'ils viennent pour tuer les
Ariens.
Tout à coup les rues se vident, — et l'on ne voit plus
que des pieds levés.
Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs
formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme
des soleils d'acier. On entend le fracas des choses bri-
sées dans les maisons. Il y a des intervalles de
silence. Puis de grands cris s'élèvent.
D'un bout à l'autre des rues, c'est un remous conti-
nuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux
groupes se rencontrent, n'en font qu'un; et cette
masse glisse sur les dalles, se disjoint, s'abat. Mais
toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.
Des filets de fumée s'échappent du coin des édifices.
Les battants des portes éclatent. Des pans de murs
s'écroulent. Des architraves tombent.
26 LA TENTATION
Antoine retrouve tous ses ennemis l'un après l'autre.
Il en reconnaît qu'il avait oubliés ; avant de les tuer, il
les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traîne les
vieillards par la barbe, écrase les enfants, frappe les
blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui ne savent
pas lire déchirent les livres ; d'autres cassent, abîment
les statues, les peintures, les meubles, les coffrets,
mille délicatesses dont ils ignorent l'usage et qui, à
cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils
s'arrêtent tout hors d'haleine, puis recommencent.
Les habitants, réfugiés dans les cours, gémissent.
Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs
bras nus. Pour fléchir les Solitaires, elles embrassent
leurs genoux; ils les renversent ; et le sang jaillit jus-
qu'aux plafonds, retombe en nappes le long des murs,
ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les
aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges.
Antoine en a jusqu'aux jarrets. Il marche dedans ;
il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille
de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique
de poils, qui en est trempée.
La nuit vient. L'immense clameur s'apaise.
Les Solitaires ont disparu.
Tout à coup, sur les galeries extérieures bordant les
neuf étages du Phare, Antoine aperçoit de grosses
lignes noires comme seraient des corbeaux arrêtés. Il
y court, et il se trouve au sommet.
Un grand miroir de cuivre, tourné vers la haute mer,
reflète les navires qui sont au large.
Antoine s'amuse à les regarder ; et à mesure qu'il les
regarde, leur nombre augmente.
Ils sont tassés dans un golfe ayant la forme d'un
croissant. Par derrière, sur un promontoire, s'étale
une ville neuve d'architecture romaine, avec des
coupoles de pierre, des toits coniques, des marbres
roses et bleus, et une profusion d'airain appliquée
aux volutes des chapiteaux, à la crête des maisons,
DE SAINT-ANTOINE 27
aux angles des corniches. Un bois de cyprès la domine .
La couleur de la mer est plus verte, l'air plus froid.
Sur les montagnes à l'horizon, il y a de la neige.
Antoine cherche sa route, quand un homme l'aborde
et lui dit: « Venez ! on vous attend ! »
Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse
sous une porte; et il arrive devant la façade du palais,
décoré par un groupe en cire qui représente l'empereur
Constantin terrassant un dragon. Une vasque de por-
phyre porte à son milieu une conque en or pleine de
pistaches. Son guide lui dit qu'il peut en prendre.
Il en prend.
Puis il est comme perdu dans une succession d'ap-
partements.
On voit le long des murs en mosaïque, des généraux
offrant à l'Empereur sur le plat de la main des villes
conquises. Et partout, ce sont des colonnes de
basalte, des grilles en filigrane d'argent, des sièges
d'ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière
tombe des voûtes, Antoine continue à marcher. De
tièdes exhalaisons circulent; il entend, quelquefois, le
claquement discret d'une sandale. Postés dans les
antichambres, des gardiens, — qui ressemblent à
des automates, — tiennent sur leurs épaules des
bâtons de vermeil.
Enfin, il se trouve au bas d'une salle terminée au
fond par des rideaux d'hyacinthe. Ils s'écartent, et
découvrent l'Empereur, assis sur un trône, en tunique
violette, et chaussé de brodequins rouges à bandes
noires.
Un diadème de perles contourne sa chevelure dis-
posée en rouleaux symétriques. Il a les paupières
tombantes, le nez droit, la physionomie lourde et
sournoise. Aux coins du dais étendu sur sa tête
quatre colombes d'or sont posées, et au pied du trône
deux lions d'émail accroupis. Les colombes se
mettent à chanter, les lions à rugir, l'Empereur roule
des yeux, Antoine s'avance; et tout de suite, sans
28 LA TENTATION
préambule, ils se racontent des événements. Dans
les villes d'Antioche, d'Éphèse et d'Alexandrie, on
a saccagé les temples et fait avec les statues des dieux,
des pots et des marmites; l'Empereur en rit beau-
coup. Antoine lui reproche sa tolérance envers les
Novatiens. Mais l'Empereur s'emporte; Xovatiens,
Ariens, Meléciens, tous l'ennuient. Cependant il
admire l'épiscopat, car les chrétiens relevant des
évêques, qui dépendent de cinq ou six personnages, il
s'agit de gagner ceux-là pour avoir, à soi tous les
autres. Aussi n'a-t-il pas manqué de leur fournir
des sommes considérables. Mais il déteste les pères
du Concile de Xicée. — « Allons-les voir ! » Antoine
le suit.
Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une terrasse.
Elle domine un hippodrome, rempli de monde et
que surmontent des portiques, où le reste de la foule se
promène. Au centre du champ de course s'étend une
plate-forme étroite, portant sur sa longueur un petit
temple de Mercure, la statue de Constantin, trois
serpents de bronze entrelacés, à un bout de gros
œufs en bois, et à l'autre sept dauphins la queue
en l'air.
Derrière le pavillon impérial, les Préfets des
chambres, les Comtes des domestiques et les Patrices
s'échelonnent jusqu'au premier étage d'une église,
dont toutes les fenêtres sont garnies de femmes. A
droite est la tribune de la faction bleue, à gauche
celle de la verte, en dessous un piquet de soldats, et,
au niveau de l'arène un rang d'arcs corinthiens,
formant l'entrée des loges.
Les courses vont commencer, les chevaux s'alignent.
De hauts panaches, plantés entre leurs oreilles, se
balancent au vent comme des arbres; et ils secouent,
dans leurs bonds, des chars en forme de coquille,
conduits par des cochers revêtus d'une sorte de cui-
rasse multicolore, avec des manches étroites du
poignet et larges du bras, les jambes nues, toute la
DE SAINT-ANTOINE 29
barbe, les cheveux rasés sur le front à la mode des
Huns.
Antoine est d'abord assourdi par le clapotement des
voix. Du haut en bas, il n'aperçoit que des visages
fardés, des vêtements bigarrés, des plaques d'or-
fèvrerie; et le sable de l'arène, tout blanc, brille
comme un miroir.
L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses
importantes, secrètes, lui avoue l'assassinat de son
fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa
santé.
Cependant Antoine remarque des esclaves au fond
des loges. Ce sont les pères du Concile de Nicée, en
haillons, abjects. Le martyr Paphnuce brosse la
crinière d'un cheval, Théophile lave les jambes d'un
autre, Jean peint les sabots d'un troisième, Alexandre
ramasse du crottin dans une corbeille.
Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la haie, le
prient d'intercéder, lui baisent les mains. La foule
entière les hue; et il jouit de leur dégradation,
démesurément. Le voilà devenu un des grands de
la Cour, confident de l'Empereur, premier ministre!
Constantin lui pose son diadème sur le front. An-
toine le garde, trouvant cet honneur tout simple.
Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle
immense, éclairée par des candélabres d'or.
Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant
elles sont hautes, vont s'alignant à la file en dehors
des tables qui se prolongent jusqu'à l'horizon, — où
apparaissent dans une vapeur lumineuse des super-
positions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses,
des tours, et par derrière une vague bordure de palais
que dépassent des cèdres, faisant des masses plus
noires sur l'obscurité.
Les convives, couronnés de violettes, s'appuient du
coude contre des lits très-bas. Le long de ces deux
rangs des amphores qu'on incline versent du vin; — et
3o LA TENTATION
tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert d'escar-
boucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.
A sa droite et à sa gauche, deux théories de prêtres
en bonnets pointus balancent des encensons. Par
terre, sous lui, rampent les rois captifs, sans pieds ni
mains, auxquels il jette des os à ronger; plus bas se
tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, —
étant tous aveugles.
Une plainte continue monte du fond des ergastules.
Les sons doux et lents d'un orgue hydraulique alter-
nent avec les chœurs de voix; et on sent qu'il y a
tout autour de la salle une ville démesurée, un océan
d'hommes dont les flots battent les murs.
Les esclaves courent portant des plats. Des femmes
circulent offrant à boire, les corbeilles crient sous le
poids des pains; et un dromadaire, chargé d'outrés
percées, passe et revient, laissant couler de la ver-
veine pour rafraîchir les dalles.
Des belluaires amènent des lions. Des danseuses,
les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains
en crachant du feu par les narines; des bateleurs
nègres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes
de neige, qui s'écrasent en tombant contre les claires
argenteries. La clameur est si formidable qu'on
dirait une tempête, et un nuage flotte sur le festin,
tant il y a de viandes et d'haleines. Quelquefois une
flammèche des grands flambeaux, arrachée par le
vent, traverse la nuit comme une étoile qui file.
Le Roi essuie avec son bras les parfums de son
visage. Il mange dans les vases sacrés,' puis les brise ;
et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses
peuples. Tout à l'heure, par caprice, il brûlera son
palais avec ses convives. Il compte rebâtir la tour de
Babel et détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pen-
sées. Elles le pénètrent, — et il devient Nabucho-
donosor.
Aussitôt il est repu de débordements et d'extermi-
DE SAINT-ANTOINE 31
nations; et l'envie le prend de se rouler dans la bas-
sesse. D'ailleurs, la dégradation de ce qui épouvante
les hommes est un outrage fait à leur esprit, une
manière encore de les stupéfier; et comme rien n'est
plus vil qu'une bête brute, Antoine se met à quatre
pattes sur la table, et beugle comme un taureau.
Il sent une douleur à la main, — un caillou, par ha-
sard, l'a blessé, — et il se retrouve devant sa cabane.
L'enceinte des roches est vide. Les étoiles
rayonnent. Tout se tait.
Une fois de plus je me suis trompé! Pourquoi
ces choses ? Elles viennent des soulèvements de la
chair. Ah ! misérable !
Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet de
cordes, terminé par des ongles métalliques, se dénude
jusqu'à la ceinture, et levant la tête vers le ciel:
Accepte ma pénitence, ô mon Dieu! ne la dé-
daigne pas pour sa faiblesse. Rends-la aiguë, pro-
longée, excessive! Il est temps! à l'œuvre!
Il s'applique un cinglon vigoureux.
Aïe! non! non! pas de pitié!
Il recommence.
Oh! oh! oh! chaque coup me déchire la peau,
me tranche les membres. Cela me brûle horrible-
ment!
Eh! ce n'est pas terrible! on s'y fait. Il me
semble même. . . .
Antoine s'arrête.
32 LA TENTATION
Va donc, lâche! va donc! Bien! bien! sur les
bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre,
partout! Sifflez, lanières, mordez-moi, arrachez-
moi! Je voudrais que les gouttes de mon sang
jaillissent jusqu'aux étoiles, fissent craquer mes os,
découvrir mes nerfs! Des tenailles, des chevalets,
du plomb fondu! Les martyrs en ont subi bien
d'autres! n'est-ce pas, Ammonaria?
L'ombre des cornes du Diable reparaît.
J'aurais pu être attaché à la colonne près de la
tienne, face à face, sous tes yeux, répondant à tes
cris par mes soupirs; et nos douleurs se seraient
confondues, nos âmes se seraient mêlées.
Il se flagelle avec furie.
Tiens, tiens! pour toi! encore! . . . Mais voilà
qu'un chatouillement me parcourt. Quel supplice !
quels délices! ce sont comme des baisers. Ma
moelle se fond! je meurs!
Et il voit en face de lui trois cavaliers montés sur
des onagres, vêtus de robes vertes, tenant des lis à la
main et se ressemblant tous de figure.
Antoine se retourne, et il voit trois autres cavaliers
semblables, sur de pareils onagres, dans la même
attitude.
Il recule. Alors les onagres, tous à la fois, font un
pas et frottent leur museau contre lui, en essayant de
mordre son vêtement. Des voix crient: « Par ici,
par ici, c'est là! » Et des étendards paraissent entre
les fentes de la montagne avec des têtes de chameau
DE SAINT-ANTOINE 33
en licol de soie rouge, des mulets chargés de bagages,
et des femmes couvertes de voiles jaunes, montées à
califourchon sur des chevaux-pies.
Les bêtes haletantes se couchent, les esclaves se
précipitent sur les ballots, on déroule des tapis
bariolés, on étale par terre des choses qui brillent.
Un éléphant blanc, caparaçonné d'un filet d'or, ac-
court, en secouant le bouquet de plumes d'autruche
attaché à son frontal.
Sur son dos, parmi des coussins de laine bleue,
jambes croisées, paupières à demi closes et se balan-
çant la tête, il y a une femme si splendidement
vêtue qu'elle envoie des rayons autour d'elle. La
foule se prosterne, l'éléphant plie les genoux, et
LA REINE DE SABA
se laissant glisser le long de son épaule, descend sur
les tapis et s'avance vers saint-Antoine.
Sa robe en brocart d'or, divisée régulièrement par
des falbalas de perles, de jais et de saphirs, lui serre la
taille dans un corsage étroit, rehaussé d'applications
de couleur, qui représentent les douze signes du
Zodiaque. Elle a des patins très-hauts, dont l'un
est noir et semé d'étoiles d'argent, avec un croissant
de lune, — et l'autre, qui est blanc, est couvert de
gouttelettes d'or avec un soleil au milieu.
Ses larges manches, garnies d'émeraudes et de
plumes d'oiseau, laissent voir à nu son petit bras
rond, orné au poignet d'un bracelet d'ébène, et ses
mains chargées de bagues se terminent par des
ongles si pointus que le bout de ses doigts ressemble
presque à des aiguilles.
Une chaîne d'or plate, lui passant sous le menton,
monte le long de ses joues, s'enroule en spirale autour
de sa coiffure, poudrée de poudre bleue; puis, re-
descendant, lui effleure les épaules et vient s'attacher
sur sa poitrine à un scorpion de diamant, qui allonge
B
34 LA TENTATIOFT
la langue entre ses seins. Deux grosses perles blondes
tirent ses oreilles. Le bord de ses paupières est peint
en noir. Elle a sur la pommette gauche une tache
brune naturelle; et elle respire en ouvrant la bouche,
comme si son corset la gênait.
Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert à
manche d'ivoire, entouré de sonnettes vermeilles ; —
et douze négrillons crépus portent la longue queue de
sa robe, dont un singe tient l'extrémité qu'il soulève
de temps à autre.
Elle dit:
Ah! bel ermite! bel ermite! mon cœur dé
faille!
A force de piétiner d'impatience il m'est venu
des calus au talon, et j'ai cassé un de mes ongles!
J'envoyais des bergers qui restaient sur les mon-
tagnes la main étendue devant les yeux, et des
chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et
des espions qui parcouraient toutes les routes en
disant à chaque passant: « L'avez-vous vu? »
La nuit, je pleurais, le visage tourné vers la
muraille. Mes larmes, à la longue, ont fait deux
petits trous dans la mosaïque, comme des flaques
d'eau de mer dans les rochers, car, je t'aime ! Oh !
oui ! beaucoup !
Elle lui prend la barbe.
Ris donc, bel ermite! ris donc! Je suis très-
gaie, tu verras! Je pince de la lyre, je danse
comme une abeille, et je sais une foule d'histoires
à raconter toutes plus divertissantes les unes que
les autres.
DE SAINT-ANTOINE 35
Tu n'imagines pas la longue route que nous
avons faite. Voilà les onagres des courriers verts
qui sont morts de fatigue!
Les onagres sont étendus par terre, sans mouve-
ment.
Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d'un
train égal, avec un caillou dans les dents pour
couper le vent, la queue toujours droite, le jarret
toujours plié, et galopant toujours. On n'en
retrouvera pas de pareils! Ils me venaient de
mon grand-père maternel, l'empereur Saharil, fils
d'Iakhschab, fils d'Iaarab, fils de Kastan. Ah!
s'ils vivaient encore nous les attellerions à une
litière pour nous en retourner vite à la maison!
Mais . . . comment ? ... à quoi songes-tu ?
Elle l'examine.
Ah! quand tu seras mon mari, je t'habillerai,
je te parfumerai, je t'épilerai.
Antoine reste immobile, plus roide qu'un pieu,
pâle comme un mort.
Tu as l'air triste; est-ce de quitter ta cabane?
Moi, j'ai tout quitté pour toi, — jusqu'au roi Salo-
mon, qui a cependant beaucoup de sagesse, vingt
mille chariots de guerre, et une belle barbe!
Je t'ai apporté mes cadeaux de noces. Choisis.
Elle se promène entre les rangées d'esclaves et les
marchandises.
36 LA TENTATION
Voici du baume de Génézareth, de l'encens du
cap Gardefan, du ladanon, du cinnamone, et du
silphium, bon à mettre dans les sauces. Il y a là-
dedans des broderies d'Assur, des ivoires du Gange,
de la pourpre d'Élisa ; et cette boîte de neige con-
tient une outre de chalibon, vin réservé pour les
rois d'Assyrie, — et qui se boit pur dans une corne
de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des
filets, des parasols, de la poudre d'or de Baasa,
du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pan-
dio, des fourrures blanches d'Issedonie, des escar-
boucles de l'île Palassimonde, et des cure-dents
faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui
se trouve sous la terre. Ces coussins sont d'Émath,
et ces franges à manteau de Palmyre. Sur ce
tapis de Babylone, il y a . . . mais viens donc!
Viens donc!
Elle tire saint-Antoine par la manche. Il résiste.
Elle continue:
Ce tissu mince, qui craque sous les doigts avec
un bruit d'étincelles, est la fameuse toile jaune
apportée par les marchands de la Bactriane. Il
leur faut quarante-trois interprètes dans leur
voyage. Je t'en ferai faire des robes, que tu met-
tras à la maison.
Poussez les crochets de l'étui en sycomore, et
donnez-moi la cassette d'ivoire qui est au garrot
de mon éléphant!
On retire d'une boîte quelque chose de rond cou-
DE SAINT-ANTOINE 37
vert d'un voile, et l'on apporte un petit coffret chargé
de ciselures.
Veux-tu le bouclier de Dgian-ben-Dgian, celui
qui a bâti les Pyramides ? le voilà! Il est composé
de sept peaux de dragon mises l'une sur l'autre,
jointes par des vis de diamant, et qui ont été tan-
nées dans de la bile de parricide. Il représente,
d'un côté, toutes les guerres qui ont eu lieu depuis
l'invention des armes, et, de l'autre, toutes les
guerres qui auront lieu jusqu'à la fin du monde.
La foudre rebondit dessus, comme une balle de
liège. Je vais le passer à ton bras, et tu le porte-
ras à la chasse.
Mais si tu savais ce que j'ai dans ma petite
boîte! Retourne-la, tâche de l'ouvrir! Personne
n'y parviendrait; embrasse-moi; je te le dirai.
Elle prend saint-Antoine par les deux joues; il la
repousse à bras tendus.
C'était une nuit que le roi Salomon perdait la
tête. Enfin nous conclûmes un marché. Il se
leva, et sortant à pas de loup. . . .
Elle fait une pirouette.
Ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu ne
le sauras pas!
Elle secoue son parasol, dont toutes les clochettes
tintent.
Et j'ai bien d'autres choses encore, va! J'ai
38 LA TENTATION
des trésors enfermés dans des galeries où l'on se
perd comme dans un bois. J'ai des palais d'été
en treillage de roseaux, et des palais d'hiver en
marbre noir. Au milieu de lacs grands comme des
mers, j'ai des îles rondes comme des pièces d'ar-
gent, toutes couvertes de nacre, et dont les rivages
font de la musique, au battement des flots tièdes
qui se roulent sur le sable. Les esclaves de mes
cuisines prennent des oiseaux dans mes volières,
et pèchent le poisson dans mes viviers. J'ai des
graveurs continuellement assis pour creuser mon
portrait sur des pierres dures, des fondeurs hale-
tants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui
mêlent le suc des plantes à des vinaigres et battent
des pâtes. J'ai des couturières qui me coupent des
étoffes, des orfèvres qui me travaillent des bijoux,
des coiffeuses qui sont à me chercher des coiffures,
et des peintres attentifs, versant sur mes lambris
des résines bouillantes, qu'ils refroidissent avec des
éventails. J'ai des suivantes de quoi faire un
harem, des eunuques de quoi faire une armée.
J'ai des armées, j'ai des peuples! J'ai dans mon
vestibule une garde de nains portant sur le dos des
trompes d'ivoire.
Antoine soupire.
J'ai des attelages de gazelles, des quadriges
d'éléphants, des couples de chameaux par centaines,
et des cavales à crinière si longue que leurs pieds
y entrent quand elles galopent, et des troupeaux
à cornes si larges que l'on abat les bois devant
DE SAINT-ANTOINE 39
eux quand ils pâturent. J'ai des girafes qui se
promènent dans mes jardins, et qui avancent leur
tête sur le bord de mon toit, quand je prends l'air
après dîner.
Assise dans une coquille, et traînée par les dau-
phins, je me promène dans les grottes écoutant
tomber l'eau des stalactites. Je vais au pays des
diamants, où les magiciens mes amis me laissent
choisir les plus beaux; puis je remonte sur la
terre, et je rentre chez moi.
Elle pousse un sifflement aigu ; — et un grand
oiseau, qui descend du ciel, vient s'abattre sur le
sommet de sa chevelure, dont il fait tomber la
poudre bleue.
Son plumage, de couleur orange, semble composé
d'écaillés métalliques. Sa petite tête, garnie d'une
huppe d'argent, représente un visage humain. Il a
quatre ailes, des pattes de vautour, et une immense
queue de paon, qu'il étale en rond derrière lui.
Il saisit dans son bec le parasol de la Reine, chan-
celle un peu avant de prendre son aplomb, puis
hérisse toutes ses plumes, et demeure immobile.
Merci, beau Simorg-anka! toi qui m'as appris
où se cachait l'amoureux! Merci! merci! messager
de mon cœur!
Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde
dans sa journée. Le soir, il revient; il se pose au
pied de ma couche; il me raconte ce qu'il a vu, les
mers qui ont passé sous lui avec les poissons et
les navires, les grands déserts vides qu'il a con-
templés du haut des cieux, et toutes les moissons
4o LA TENTATION
qui se courbaient dans la campagne, et les plantes
qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.
Elle tord ses bras, langoureusement.
Oh ! si tu voulais, si tu voulais ! ... J'ai un pavil-
lon sur un promontoire au milieu d'un isthme,
entre deux océans. Il est lambrissé de plaques de
verre, parqueté d'écaillés de tortue, et s'ouvre aux
quatre vents du ciel. D'en haut, je vois revenir mes
flottes et les peuples qui montent la colline avec
des fardeaux sur l'épaule. Nous dormirions sur des
duvets plus mous que des nuées, nous boirions des
boissons froides dans des écorces de fruits, et nous
regarderions le soleil à travers des émeraudes!
Viens! . . .
Antoine se recule. Elle se rapproche: et d'un ton
irrité :
Comment ? ni riche, ni coquette, ni amoureuse ?
ce n'est pas tout cela qu'il te faut, hein ? mais las^-
cive, grasse, avec une voix rauque, la chevelure
couleur de feu et des chairs rebondissantes. Pré-
fères-tu un corps froid comme la peau des ser-
pents, ou bien de grands yeux noirs, plus sombres
que les cavernes mystiques? regarde-les, mes
yeux!
Antoine, malgré lui, les regarde.
Toutes celles que tu as rencontrées, depuis la fille
des carrefours chantant sous sa lanterne jusqu'à
DE SAINT-ANTOINE 41
la patricienne effeuillant des roses du haut de sa
litière, toutes les formes entrevues, toutes les ima-
ginations de ton désir, demande-les! Je ne suis '^
pas une femme, je suis un monde. Mes vêtements
n'ont qu'à tomber, et tu découvriras sur ma per-
sonne une succession de mystères!
Antoine claque des dents.
Si tu posais ton doigt sur mon épaule, ce serait
comme une traînée de feu dans tes veines. La pos-
session de la moindre place de mon corps t'emplira
d'une joie plus véhémente que la conquête d'un em-
pire. Avance tes lèvres! mes baisers ont le goût
d'un fruit qui se fondrait dans ton cœur! Ah!
comme tu vas te perdre sous mes cheveux, humer
ma poitrine, t'ébahir de mes membres, et brûlé par
mes prunelles, entre mes bras, dans un tour-
billon. . . .
Antoine fait un signe de croix.
Tu me dédaignes! adieu!
Elle s'éloigne en pleurant, puis se retourne:
Bien sûr? une femme si belle!
Elle rit, et le singe qui tient le bas de sa robe, la
soulève.
Tu te repentiras, bel ermite, tu gémiras! tu
t'ennuieras! mais je m'en moque! la! la! la!
oh ! oh ! oh !
b 2
42 LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE
Elle s'en va la figure dans les mains, en sautillant à
cloche-pied.
Les esclaves défilent devant saint-Antoine, les
chevaux, les dromadaires, l'éléphant, les suivantes, les
mulets qu'on a rechargés, les négrillons, le singe, les
courriers verts, tenant à la main leur lis cassé ; — et
la Reine de Saba s'éloigne, en poussant une sorte de
hoquet convulsif, qui ressemble à des sanglots ou à
un ricanement.
III
Quand elle a disparu, Antoine aperçoit un enfant
sur le seuil de sa cabane.
C'est quelqu'un des serviteurs de ia Reine,
pense-t-il.
Cet enfant est petit comme un nain, et pourtant
trapu comme un Cabire, contourné, d'aspect misé-
rable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodi-
gieusement grosse; et il grelotte sous une méchante
tunique, tout en gardant à sa main un rouleau de
papyrus.
La lumière de la lune, que traverse un nuage,
tombe sur lui.
ANTOINE
l'observe de loin et en a peur.
Qui es-tu?
l'enfant
répond :
Ton ancien disciple Hilarion!
ANTOINE
Tu mens! Hilarion habite depuis longues
années la Palestine.
43
44 LA TENTATION
HILARION
J'en suis revenu! c'est bien moi!
ANTOINE
se rapproche, et il le considère.
Cependant sa figure était brillante comme l'au-
rore, candide, joyeuse. Celle-là est toute sombre
et vieille.
HILARION
De longs travaux m'ont fatigué!
ANTOINE
La voix aussi est différente. Elle a un timbre
qui vous glace.
HILARION
C'est que je me nourris de choses amères!
ANTOINE
Et ces cheveux blancs?
HILARION
J'ai eu tant de chagrins!
ANTOINE
part:
Serait-ce possible ? . . .
DE SAINT-ANTOINE 45
HILARION
Je n'étais pas si loin que tu le supposes. L'er-
mite Paul t'a rendu visite cette année, pendant le
mois de schebar. Il y a juste vingt jours que les
Nomades t'ont apporté du pain. Tu as dit, avant-
hier, à un matelot de te faire parvenir trois poin-
çons.
ANTOINE
Il sait tout!
HILARION
Apprends même que je ne t'ai jamais quitté.
Mais tu passes de longues périodes sans m'aperce-
voir.
ANTOINE
Comment cela ? Il est vrai que j 'ai la tête si trou-
blée! Cette nuit particulièrement. . . .
HILARION
Tous les Péchés Capitaux sont venus. Mais
leurs piètres embûches se brisent contre un Saint
tel que toi!
ANTOINE
Oh! non! . . . non! A chaque minute, je dé-
faille! Que ne suis-je un de ceux dont l'âme est
toujours intrépide et l'esprit ferme, — comme le
grand Athanase, par exemple.
46 LA TENTATION
HILARION
Il a été ordonné illégalement par sept évêques!
ANTOINE
Qu'importe! si sa vertu. . . .
HILARION
Allons donc! un homme orgueilleux, cruel, tou-
jours dans les intrigues, et finalement exilé comme
accapareur.
ANTOINE
Calomnie!
HILARION
Tu ne nieras pas qu'il ait voulu corrompre
Eustates, le trésorier des largesses?
ANTOINE
On l'affirme; j'en conviens.
HILARION
Il a brûlé, par vengeance, la maison d'Arsène!
ANTOINE
Hélas!
HILARION
Au concile de Nicée, il a dit en parlant de Jésus:
« l'homme du Seigneur. »
DE SAINT-ANTOINE 47
ANTOINE
Ah! cela c'est un blasphème!
HILARION
Tellement borné du reste, qu'il avoue ne rien
comprendre à la nature du Verbe.
ANTOINE
souriant de plaisir:
En effet, il n'a pas l'intelligence très . . . élevée.
HILARION
Si l'on t'avait mis à sa place, c'eût été un grand
bonheur pour tes frères comme pour toi. Cette vie
à l'écart des autres est mauvaise.
ANTOINE
Au contraire! L'homme, étant esprit, doit se
retirer des choses mortelles. Toute action le
dégrade. Je voudrais ne pas tenir à la terre, —
même par la plante de mes pieds!
HILARION
Hypocrite qui s'enfonce dans la solitude pour se
livrer mieux au débordement de ses convoitises!
Tu te prives de viandes, de vin, d'étuves, d'esclaves
et d'honneurs; mais comme tu laisses ton imagi-
nation t 'offrir des banquets, des parfums, des
48 LA TENTATION
femmes nues et des foules applaudissantes! Ta
chasteté n'est qu'une corruption plus subtile, et ce ±
mépris du monde l'impuissance de ta haine contre
lui ! C'est là ce qui rend tes pareils si lugubres, ou
peut-être parce qu'ils doutent. La possession de
la vérité donne la joie. Est-ce que Jésus était
triste? Il allait entouré d'amis, se reposait à
l'ombre de l'olivier, entrait chez le publicain,
multipliait les coupes, pardonnant à la pécheresse,
guérissant toutes les douleurs. Toi, tu n'as de *
pitié que pour ta misère. C'est comme un re-
mords qui t'agite et une démence farouche, jusqu'à
repousser la caresse d'un chien ou le sourire d'un
enfant.
ANTOINE
éclate en sanglots.
Assez! assez! tu remues trop mon cœur!
HILARION
Secoue la vermine de tes haillons ! Relève-toi de
ton ordure! Ton Dieu n'est pas un Moloch qui
demande de la chair en sacrifice !
ANTOINE
Cependant la souffrance est bénie. Les chéru-
bins s'inclinent pour recevoir le sang des con-
fesseuis.
HILARION
Admire donc les Montanistes! ils dépassent
tous les autres.
DE SAINT-ANTOINE 49
ANTOINE
Mais c'est la vérité de la doctrine qui fait le
martyre !
HILARION
Comment peut-il en prouver l'excellence, puis-
qu'il témoigne également pour l'erreur?
ANTOINE
Te tairas-tu, vipère!
HILARION
Cela n'est peut-être pas si difficile. Les exhor-
tations des amis, le plaisir d'insulter le peuple, le
serment qu'on a fait, un certain vertige, mille
circonstances les aident.
Antoine s'éloigne d'Hilarion. Hilarion le suit.
D'ailleurs, cette manière de mourir amène de
grands désordres. Denys, Cyprien et Grégoire s'y
sont soustraits. Pierre d'Alexandrie l'a blâmée, et
le concile d'Elvire. . . .
ANTOINE
se bouche les oreilles.
Je n'écoute plus!
HILARION
élevant la voix:
50 LA TENTATION
Voilà que tu retombes dans ton péché d'habi-
tude, la paresse. L'ignorance est l'écume de l'or-
gueil. On dit: « Ma conviction est faite, pourquoi
discuter ? » et on méprise les docteurs, les philo-
sophes, la tradition, et jusqu'au texte de la Loi
qu'on ignore. Crois-tu tenir la sagesse dans ta
main?
ANTOINE
Je l'entends toujours! Ses paroles bruyantes
emplissent ma tête.
HILARION
Les efforts pour comprendre Dieu sont supé-
rieurs à tes mortifications pour le fléchir. Nous
n'avons de mérite que par notre soif du Vrai. La
Religion seule n'explique pas tout; et la solution
des problèmes que tu méconnais peut la rendre
plus inattaquable et plus haute. Donc il faut, pour
son salut, communiquer avec ses frères, — ou bien
l'Église, l'assemblée des fidèles, ne serait qu'un
mot, — et écouter toutes les raisons, ne dédaigner
rien, ni personne. Le sorcier Balaam, le poète
Eschyle et la sibylle de Cumes avaient annoncé le
Sauveur. Denys l'Alexandrin reçut du Ciel l'ordre
de lire tous les livres. Saint Clément nous ordonne
la culture des lettres grecques. Hermas a été con-
verti par l'illusion d'une femme qu'il avait aimée.
ANTOINE
Quel air d'autorité! Il me semble que tu gran-
dis. . . .
DE SAINT-ANTOINE 51
En effet, la taille d'Hilarion s'est progressivement
élevée; et Antoine, pour ne plus le voir, ferme les
yeux.
HILARION
Rassure-toi, bon ermite!
Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, —
comme autrefois, quand à la première lueur du
jour je te saluais, en t'appelant « claire étoile du
matin ; » et tu commençais tout de suite mes
instructions. Elles ne sont pas finies. La lune
nous éclaire suffisamment. Je t'écoute.
Il a tiré un calame de sa ceinture; et, par terre,
jambes croisées, avec son rouleau de papyrus à la
main, il lève la tête vers saint-Antoine, qui, assis
près de lui, reste le front penché.
Après un moment de silence, Hilarion reprend :
La parole de Dieu, n'est-ce pas, nous est con-
firmée par les miracles ? Cependant les sorciers de
Pharaon en faisaient ; d'autres imposteurs peuvent
en faire; on s'y trompe. Qu'est-ce donc qu'un
miracle? Un événement qui nous semble en
dehors de la nature. Mais connaissons-nous toute
sa puissance ? et de ce qu'une chose ordinairement
ne nous étonne pas, s'ensuit-il que nous la compre-
nions ?
ANTOINE
Peu importe! il faut croire l'Écriture!
HILARION
Saint Paul, Origène et bien d'autres ne l'enten-
daient pas littéralement ; mais si on l'explique par
52 LA TENTATION
des allégories, elle devient le partage d'un petit
nombre et l'évidence de la vérité disparaît. Que
faire ?
ANTOINE
S'en remettre à l'Église!
HILARION
Donc l'Écriture est inutile ?
ANTOINE
Non pas! quoique l'Ancien Testament, je
l'avoue, ait . . . des obscurités. . . . Mais Le Nou-
veau resplendit d'une lumière pure.
HILARION
Cependant l'ange annonciateur, dans Matthieu,
apparaît à Joseph, tandis que dans Luc, c'est à
Marie. L'onction de Jésus par une femme se passe,
d'après le premier Évangile, au commencement de
sa vie publique, et, selon les trois autres, peu de
jours avant sa mort. Le breuvage qu'on lui offre
sur la croix, c'est, dans Matthieu, du vinaigre avec
du fiel, dans Marc du vin et de la myrrhe. Suivant
Luc et Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni
argent ni sac, pas même de sandales et de bâton;
dans Marc, au contraire, Jésus leur défend de rien
emporter si ce n'est des sandales et un bâton. Je
m'y perds! . . .
DE SAINT-ANTOINE 53
ANTOINE
avec ébahissement :
En effet ... en effet. . . .
HILARION
Au contact de l'hémorroïdesse, Jésus se retourna
en disant : « Oui m'a touché ? » Il ne savait donc
pas qui le touchait ? Cela contredit l'omniscience de
Jésus. Si le tombeau était surveillé par des gardes,
les femmes n'avaient pas à s'inquiéter d'un aide
pour soulever la pierre de ce tombeau. Donc, il n'y
avait pas de gardes, ou bien les saintes femmes
n'étaient pas là. A Emmaus, il mange avec ses
disciples et leur fait tâter ses plaies. C'est un corps
humain, un objet matériel, pondérable, et cepen-
dant qui traverse les murailles. Est-ce possible?
ANTOINE
Il faudrait beaucoup de temps pour te répondre !
HILARION
Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien qu'étant
le Fils ? Qu'avait-il besoin du baptême s'il était le
Verbe? Comment le Diable pouvait-il le tenter,
lui, Dieu?
Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais
venues ?
54 LA TENTATION
ANTOINE
Oui! . . . souvent! Engourdies ou furieuses, elles
demeurent dans ma conscience. Je les écrase,
elles renaissent, m'étouffent; et je crois parfois que
je suis maudit.
HILARION
Alors, tu n'as que faire de servir Dieu ?
ANTOINE
J'ai toujours besoin de l'adorer!
Après un long silence,
HILARION
reprend :
Mais en dehors du dogme, toute liberté de
recherches nous est permise. Désires-tu connaître
la hiérarchie des Anges, la vertu des Nombres, la
raison des germes et des métamorphoses?
ANTOINE
Oui ! oui ! ma pensée se débat pour sortir de sa
prison. Il me semble qu'en ramassant mes forces
j'y parviendrai. Quelquefois même, pendant la
durée d'un éclair, je me trouve comme suspendu;
puis je retombe!
DE SAINT-ANTOINE 55
HILARION
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par
des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis
sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et
calmes comme des Dieux. Un air chaud les nour-
rit. Des léopards tout à l'entour marchent sur
des gazons. Le murmure des sources avec le hen-
nissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu
les écouteras; et la face de l'Inconnu se dévoilera!
ANTOINE
soupirant:
La route est longue, et je suis vieux!
HILARION
Oh ! oh ! les hommes savants ne sont pas rares.
Il y en a même tout près de toi ; ici ! — Entrons I
IV
Et Antoine voit devant lui une basilique immense.
La lumière se projette du fond, merveilleuse comme
serait un soleil multicolore. Elle éclaire les têtes
innombrables de la foule qui emplit la nef et reflue
entre les colonnes, vers les bas côtés, — où l'on distingue
dans des compartiments de bois, des autels, des lits,
des chaînettes de petites pierres bleues, et des con-
stellations peintes sur les murs.
Au milieu de la foule, des groupes, çà et là, sta-
tionnent. Des hommes, debout sur des escabeaux,
haranguent le doigt levé; d'autres prient les bras en
croix, sont couchés par terre, chantent des hymnes,
ou boivent du vin; autour d'une table, des fidèles
font les agapes; des martyrs démaillottent leurs
membres pour montrer leurs blessures ; des vieillards,
appuyés sur des bâtons, racontent leurs voyages.
Il y en a du pays des Germains, de la Thrace et des
Gaules, de la Scythie et des Indes, — avec de la neige
sur la barbe, des plumes dans la chevelure, des
épines aux franges de leur vêtement, les sandales
noires de poussière, la peau brûlée par le soleil.
Tous les costumes se confondent, les manteaux de
pourpre et les robes de lin, des dalmatiques brodées,
des sayons de poil, des bonnets de matelots, des
mitres d'évêques. Leurs yeux fulgurent extraordinaire-
ment. Ils ont l'air de bourreaux ou l'air d'eunuques.
Hilarion s'avance au milieu d'eux. Tous le saluent.
Antoine, en se serrant contre son épaule, les observe.
Il remarque beaucoup de femmes. Plusieurs sont
habillées en hommes, avec les cheveux ras; il en a
peur.
56
LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE 57
HILARION
Ce sont des chrétiennes qui ont converti leurs
maris. D'ailleurs les femmes sont toujours pour
Jésus, même les idolâtres, témoin Procula l'épouse
de Pilate, et Poppée la concubine de Néron. Ne
tremble plus! avance!
Et il en arrive d'autres, continuellement.
Ils se multiplient, se dédoublent, légers comme des
ombres, tout en faisant une grande clameur où se
mêlent des hurlements de rage, des cris d'amour, des
cantiques et des objurgations.
ANTOINE
à voix basse:
Que veulent-ils?
HILARION
Le Seigneur a dit « j 'aurais encore à vous parler
de bien des choses. » Ils possèdent ces choses.
Et il le pousse vers un trône d'or à cinq marches où.
entouré de quatre-vingt-quinze disciples, tous frottés
d'huile, maigres et très-pâles, siège le prophète Manès,
— beau comme un archange, immobile comme une
statue, portant une robe indienne, des escarboucles
dans ses cheveux nattés, à sa main gauche un livre
d'images peintes, et sous sa droite un globe. Les
images représentent les créatures qui sommeillaient
dans le chaos. Antoine se penche pour les voir.
Puis,
58 LA TENTATION
MANES
fait tourner son globe; et réglant ses paroles sur une
lyre d'où s'échappent des sons cristallins:
La terre céleste est à l'extrémité supérieure, la
terre mortelle à l'extrémité inférieure. Elle est
soutenue par deux anges, le Splenditenens et
l'Omophore à six visages.
Au sommet du ciel le plus haut se tient la Divi-
nité impassible; en dessous, face à face, sont le
Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.
Les ténèbres s'étant avancées jusqu'à son
royaume, Dieu tira de son essence une vertu qui
produisit le premier homme; et il l'environna des
cinq éléments. Mais les démons des ténèbres lui
en dérobèrent une partie, et cette partie est l'âme.
Il n'y a qu'une seule âme — universellement
épandue, comme l'eau d'un fleuve divisé en plu-
sieurs bras. C'est elle qui soupire dans le vent,
grince dans le marbre qu'on scie, hurle par la voix
de la mer; et elle pleure des larmes de lait quand
on arrache les feuilles du figuier.
Les âmes sorties de ce monde émigrent vers les
astres, qui sont des êtres animés.
ANTOINE
se met à rire.
Ah! ah! quelle absurde imagination!
DE SAINT-ANTOINE 59
UN HOMME
sans barbe et d'apparence austère:
En quoi?
Antoine va répondre. Mais Hilarion lui dit tout
bas que cet homme est l'immense Origène; et
MANES
reprend :
D'abord elles s'arrêtent dans la lune, où elles se
purifient. Ensuite elles montent dans le soleil.
ANTOINE
lentement:
Je ne connais rien . . . qui nous empêche ... de le
croire.
MANES
Le but de toute créature est la délivrance du
rayon céleste enfermé dans la matière. Il s'en
échappe plus facilement par les parfums, les
épices, l'arôme du vin cuit, les choses légères qui
ressemblent à des pensées. Mais les actes de la vie
l'y retiennent. Le meurtrier renaîtra dans le corps
d'un celèphe, celui qui tue un animal deviendra
cet animal; si tu plantes une vigne, tu seras lié
dans ses rameaux. La nourriture en absorbe.
Donc, privez-vous! jeûnez!
60 LA TENTATION
HILARION
Ils sont tempérants, comme tu vois!
MANES
Il y en a beaucoup dans les viandes, moins
dans les herbes. D'ailleurs les Purs, grâce à leurs
mérites, dépouillent les végétaux de cette partie
lumineuse et elle remonte à son foyer. Les ani-
maux, par la génération, l'emprisonnent dans la
chair. Donc, fuyez les femmes !
HILARION
Admire leur continence !
MANES
Ou plutôt, faites si bien qu'elles ne soient pas
fécondes. — Mieux vaut pour l'âme tomber sur la
terre que de languir dans des entraves charnelles!
ANTOINE
Ah ! l'abomination !
HILARION
Qu'importe la hiérarchie des turpitudes ? l'Église
a bien fait du mariage un sacrement!
SATURNIN
en costume de Syrie:
Il propage un ordre de choses funestes! Le
DE SAINT-ANTOINE 61
Père, pour punir les anges révoltés, leur ordonna
de créer le monde. Le Christ est venu, afin que le
Dieu des Juifs qui était un de ces anges. . . .
ANTOINE
Un ange? lui! le Créateur!
CERDON
N'a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses pro-
phètes, séduit les peuples, répandu le mensonge et
l'idolâtrie ?
MARCION
Certainement, le Créateur n'est pas le vrai Dieu!
SAINT-CLÉMENT d' ALEXANDRIE
La matière est éternelle!
BARDESANES
en mage de Babylone:
Elle a été formée par les Sept Esprits plané-
taires.
LES HERNIENS
Les anges ont fait les âmes!
LES PRISCILLIANIENS
C'est le Diable qui a fait le monde!
63 LA TENTATION
ANTOINE
se rejette en arrière:
Horreur !
HILARION
le soutenant:
Tu te désespères trop vite! tu comprends mal
leur doctrine! En voici un qui a reçu la sienne
de Théodas, l'ami de saint Paul. Écoute-le!
Et, sur un signe d'Hilarion,
VALENTIN
en tunique de toile d'argent, la voix sifflante et le
crâne pointu:
Le monde est l'œuvre d'un Dieu en délire.
ANTOINE
baisse la tête.
L'œuvre d'un Dieu en délire! . . .
Après un long silence:
Comment cela?
VALENTIN
Le plus parfait des êtres, des Éons, l'Abîme,
reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée.
De leur union sortit l'Intelligence, qui eut pour
compagne la Vérité.
DE SAINT-ANTOINE 63
L'Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe
et la Vie, qui à leur tour, engendrèrent l'Homme
et l'Église; — et cela fait huit Éons!
Il compte sur ses doigts.
Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres
Éons, c'est-à-dire cinq couples. L'Homme et
l'Église en avaient produit douze autres, parmi
lesquels le Paraclet et la Foi, l'Espérance et la
Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.
L'ensemble de ces trente Éons constitue le Plé-
rôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les
échos d'une voix qui s'éloigne, comme les effluves
d'un parfum qui s'évapore, comme les feux du
soleil qui se couche, les Puissances émanées du
Principe vont toujours s 'affaiblissant.
Mais Sophia, désireuse de connaître le Père,
s'élança hors du Plérôme; — et le Verbe fit alors
un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui
avait relié entre eux tous les Éons; et tous en-
semble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme.
Cependant, l'effort de Sophia pour s'enfuir avait
laissé dans le vide une image d'elle, une substance
mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur en eut pitié,
la délivra des passions ; — et du sourire d' Acha-
ramoth délivrée la lumière naquit; ses larmes
firent les eaux, sa tristesse engendra la matière
noire.
D'Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur
des mondes, des cieux et du Diable. Il habite bien
plus bas que le Plérôme, sans même l'apercevoir,
64 LA TENTATION
tellement qu'il se croit le vrai Dieu, et répète par
la bouche de ses prophètes: « Il n'y a d'autre Dieu
que moi! » Puis il fit l'homme, et lui jeta dans
l'âme la semence immatérielle, qui était l'Église,
reflet de l'autre Église placée dans le Plérôme.
Acharamoth, un jour, parvenant à la région la
plus haute, se joindra au Sauveur; le feu caché
dans le monde anéantira toute matière, se dévo-
rera lui-même, et les hommes, devenus de purs
esprits, épouseront des anges!
ORIGÈNE
■
Alors le Démon sera vaincu, et le règne de Dieu
commencera !
Antoine retient un cri; et aussitôt,
BASILIDE
le prenant par le coude:
L'Être suprême avec les émanations infinies
s'appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes
ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne,
rectitude-sur-rectitude.
On obtient la force de Kaulakau par le secours
de certains mots, inscrits sur cette calcédoine
pour faciliter la mémoire.
Et il montre à son cou une petite pierre où sont
gravées des lignes bizarres.
Alors tu seras transporté dans l'Invisible; et
DE SAINT-ANTOINE 65
supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la
vertu !
Nous autres, les Purs, nous devons fuir la dou-
leur, d'après l'exemple de Kaulakau.
ANTOINE
Comment! et la croix?
LES ELKHESAÏTES
en robe d'hyacinthe, lui répondent:
La tristesse, la bassesse, la condamnation et
l'oppression de mes pères sont effacées, grâce à la
mission qui est venue!
On peut renier le Christ inférieur, l'homme-
Jésus; mais il faut adorer l'autre Christ, éclos dans
sa personne sous l'aile de la Colombe.
Honorez le mariage! Le Saint-Esprit est fémi-
nin!
Hilarion a disparu ; et Antoine poussé par la foule
arrive devant
:■-
LES CARPOCRATIENS
étendus avec des femmes sur des coussins d'écarlate:
Avant de rentrer dans l'Unique, tu passeras par
une série de conditions et d'actions. Pour t'affran-
chir des ténèbres, accomplis, dès maintenant, leurs
œuvres! L'époux va dire à l'épouse: «Fais la
charité à ton frère, » et elle te baisera.
c
66 LA TENTATION
LES NICOLAÏTES
assemblés autour d'un mets qui fume:
C'est de la viande offerte aux idoles; prends-en!
L'apostasie est permise quand le cœur est pur.
Gorge ta chair de ce qu'elle demande. Tâche de
l'exterminer à force de débauches! Prounikos, la
mère du Ciel, s'est vautrée dans les ignominies.
LES MARCOSIENS
avec des anneaux d'or, et ruisselants de baume:
Entre chez nous pour t'unir à l'Esprit! Entre
chez nous pour boire l'immortalité !
Et l'un d'eux lui montre, derrière une tapisserie, le
corps d'un homme terminé par une tête d'âne.
Cela représente Sabaoth, père du Diable. En
marque de haine, il crache dessus.
Un autre découvre un lit très-bas, jonché de fleurs,
en disant que
Les noces spirituelles vont s'accomplir
Un troisième tient une coupe de verre, fait une invo-
cation; du sang y paraît:
Ah ! le voila ! le voilà ! le sang du Christ !
Antoine s'écarte. Mais il est éclaboussé par l'eau
qui saute d'une cuve.
DE SAINT-ANTOINE 67
LES HELVIDIENS
s'y jettent la tête en bas, en marmottant:
L'homme régénéré par le baptême est impec-
cable !
Puis il passe près d'un grand feu, où se chauffent
les Adamites, complètement nus pour imiter la
pureté du paradis; et il se heurte aux
MESSALIENS
vautrés sur les dalles, à moitié endormis, stupides:
Oh! écrase-nous si tu veux, nous ne bourgerons
pas! Le travail est un péché, toute occupation
mauvaise !
Derrière ceux-là, les abjects
PATERNIENS
hommes, femmes et enfants, pêle-mêle sur un tas
d'ordures, relèvent leurs faces hideuses barbouillées
de vin:
Les parties inférieures du corps faites par le
Diable lui appartiennent. Buvons, mangeons,
forniquons !
.ETIUS
Les crimes sont des besoins au-dessous du
regard de Dieu!
Mais tout à coup
68 LA TENTATION
UN HOMME
vêtu d'un manteau carthaginois, bondit au milieu
d'eux, avec un paquet de lanières à la main; et
frappant au hasard de droite et de gauche, violem-
ment:
Ah! imposteurs, brigands, simoniaques, héré-
tiques et démons! la vermine des écoles, la lie
de l'enfer! Celui-là, Marcion, c'est un matelot de
Sinope excommunié pour inceste; on a banni
Carpocras comme magicien; iEtius a volé sa
concubine, Nicolas prostitué sa femme; et Manès,
qui se fait appeler le Bouddha et qui se nomme
Cubricus, fut écorché vif avec une pointe de roseau,
si bien que sa peau tannée se balance aux portes de
Ctésiphon !
ANTOINE
a reconnu Tertullien, et s'élance pour le rejoindre:
Maître! à moi! à moi!
TERTULLIEN
continuant:
Brisez les images! voilez les vierges! Priez,
jeûnez, pleurez, mortifiez-vous! Pas de philo-
sophie! pas de livres! après Jésus, la science est
inutile !
Tous ont fui; et Antoine voit, à la place de Tertul-
lien, une femme assise sur un banc de pierre.
DE SAINT-ANTOINE 69
Elle sanglote, la tête appuyée contre une colonne,
les cheveux pendants, le corps affaissé dans une
longue simarre brune.
Puis, ils se trouvent l'un près de l'autre, loin de la
foule; — et un silence, un apaisement extraordinaire
s'est fait, comme, dans les bois, quand le vent s'arrête
et que les feuilles tout à coup ne remuent plus.
Cette femme est très-belle, flétrie pourtant et d'une
pâleur de sépulcre. Ils se regardent; et leurs yeux
s'envoient comme un flot de pensées, mille choses
anciennes, confuses et profondes. Enfin,
PRISCILLA
se met à dire:
J'étais dans la dernière chambre des bains, et
je m'endormais au bourdonnement des rues.
Tout à coup j 'entendis des clameurs. On criait :
« C'est un magicien ! c'est le Diable ! » Et la foule
s'arrêta devant notre maison, en face du temple
d'Esculape. Je me haussai avec les poignets jus-
qu'à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme
qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait
des charbons dans un réchaud, et il s'en faisait
sur la poitrine de larges traînées, en appelant
«Jésus, Jésus!» Le peuple disait: «Cela n'est
pas permis! lapidons-le!» Lui, il continuait.
C'étaient des choses inouïes, transportantes. Des
fleurs larges comme le soleil tournaient devant mes
yeux, et j'entendais dans les espaces une harpe
d'or vibrer. Le jour tomba. Mes bras lâchèrent
les barreaux, mon corps défaillit, et quand il
m'eut emmenée à sa maison. . . .
70 LA TENTATION
ANTOINE
De qui donc parles-tu?
PRISCILLA
Mais, de Montanus!
ANTOINE
Il est mort, Montanus.
PRISCILLA
Ce n'est pas vrai!
UNE voix
Non, Montanus n'est pas mort!
Antoine se retourne; et près de lui, de l'autre côté,
sur le banc, une seconde femme est assise, — blonde
celle-là, et encore plus pâle, avec des bouffissures sous
les paupières comme si elle avait longtemps pleuré.
Sans qu'il l'interroge, elle dit:
MAXIMILLA
Nous revenions de Tarse par les montagnes,
lorsqu'à un détour du chemin, nous vîmes un
homme sous un figuier.
Il cria de loin : « Arrêtez-vous ! » et il se pré-
cipita en nous injuriant. Les esclaves accoururent.
Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent. Les
molosses hurlaient tous.
DE SAINT-ANTOINE 71
Il était debout. La sueur coulait sur son visage.
Le vent faisait claquer son manteau.
En nous appelant par nos noms, il nous repro-
chait la vanité de nos œuvres, l'infamie de nos
corps ; — et il levait le poing du côté des droma-
daires, à cause des clochettes d'argent qu'ils
portent sous la mâchoire.
Sa fureur me versait l'épouvante dans les
entrailles; c'était pourtant comme une volupté
qui me berçait, m'enivrait.
D'abord, les esclaves s'approchèrent. « Maître,
dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées ; » puis ce
furent les femmes : « Nous avons peur, » et les
esclaves s'en allèrent. Puis, les enfants se mirent
à pleurer: «Nous avons faim!» Et comme on
n'avait pas répondu aux femmes, elles disparurent.
Lui, il parlait. Je sentis quelqu'un près de
moi. C'était l'époux; j'écoutais l'autre. Il se
traîna parmi les pierres en s'écriant « Tu m'aban-
donnes?» et je répondis: «Oui! va-t'en!» —
afin d'accompagner Montanus.
ANTOINE
Un eunuque!
PRISCILLA
Ah! cela t'étonne, cœur grossier! Cependant
Madeleine, Jeanne, Marthe et Suzanne n'entraient
pas dans la couche du Sauveur. Les âmes, mieux
que les corps, peuvent s'étreindre avec délire.
Pour conserver impunément Eustolie, Léonce
72 LA TENTATION
l'évêque se mutila, — aimant mieux son amour
que sa virilité. Et puis, ce n'est pas ma faute;
un esprit m'y contraint; Sotas n'a pu me guérir.
Il est cruel, pourtant! Qu'importe! Je suis la
dernière des prophétesses; et après moi, la fin du
monde viendra.
MAXIMILLA
Il m'a comblé de ses dons. Aucune d'ailleurs ne
l'aime autant, — et n'en est plus aimée!
PRISCILLA
Tu mens! c'est moi!
MAXIMILLA
Non, c'est moi!
Elles se battent.
Entre leurs épaules paraît la tête d'un nègre.
MONTANUS
couvert d'un manteau noir, fermé par deux os de
mort:
Apaisez-vous, mes colombes! Incapables du
bonheur terrestre, nous sommes par cette union
dans la plénitude spirituelle. Après l'âge du Père,
l'âge du Fils; et j'inaugure le troisième, celui du
Paraclet. Sa lumière m'est venue durant les qua-
rante nuits que la Jérusalem céleste a brillé dans
le firmament, au-dessus de ma maison, à Pepuza.
DE SAINT-ANTOINE 73
Ah! comme vous criez d'angoisse quand les
lanières vous flagellent! comme vos membres
endoloris se présentent à mes ardeurs! comme
vous languissez sur ma poitrine, d'un irréalisable
amour! Il est si fort qu'il vous a découvert des
mondes, et vous pouvez maintenant apercevoir les
âmes avec vos yeux.
Antoine fait un geste d'étonnement.
TERTULLIEN
revenu près de Montanus:
Sans doute, puisque l'âme a un corps, — ce qui
n'a point de corps n'existant pas.
MONTANUS
Pour la rendre plus subtile, j'ai institué des mor-
tifications nombreuses, trois carêmes par an, et
pour chaque nuit des prières où l'on ferme la
bouche, — de peur que l'haleine en s'échappant
ne ternisse la pensée. Il faut s'abstenir des
secondes noces, ou plutôt de tout mariage! Les
anges ont péché avec les femmes.
LES ARCONTIQUES
en cilices de crins:
Le Sauveur a dit: «Je suis venu pour détruire
l'œuvre de la Femme. »
C2
74 LA TENTATION
LES TATIANIENS
en cilices de joncs:
L'arbre du mal c'est elle! Les habits de peau
sont notre corps.
Et, avançant toujours du même côté, Antoine ren-
contre
LES VALÉSIENS
étendus par terre, avec des plaques rouges au bas du
ventre, sous leur tunique.
Ils lui présentent un couteau:
Fais comme Origène et comme nous! Est-ce la
douleur que tu crains, lâche ? Est-ce l'amour de ta
chair qui te retient, hypocrite?
Et pendant qu'il est à les regarder se débattre,
étendus sur le dos dans les mares de leur sang,
LES CAÏNITES
les cheveux, noués par une vipère, passent près de lui,
en vociférant à son oreille:
Gloire à Caïn ! gloire à Sodome ! gloire à Judas.
Caïn fit la race des forts. Sodome épouvanta la
terre avec son châtiment; et c'est par Judas que
Dieu sauva le monde ! — Oui, Judas ! sans lui pas
de mort et pas de rédemption!
Ils disparaissent sous la horde des
CIRCONCELLIONS
vêtus de peaux de loup, couronnés d'épines, et portant
des massues de fer:
DE SAINT-ANTOINE 75
Écrasez le fruit ! troublez la source ! noyez l'en-
fant! Pillez le riche qui se trouve heureux, qui
mange beaucoup! Battez le pauvre qui envie la
housse de l'âne, le repas du chien, le nid de l'oi-
seau, et qui se désole parce que les autres ne sont
pas des misérables comme lui.
Nous, les Saints, pour hâter la fin du monde,
nous empoisonnons, brûlons, massacrons!
Le salut n'est que dans le martyre. Nous nous
donnons le martyre. Nous enlevons avec des
tenailles la peau de nos têtes, nous étalons nos
membres sous les charrues, nous nous jetons dans
la gueule des fours !
Honni le baptême! honnie l'eucharistie! honni
le mariage! damnation universelle!
Alors, dans toute la basilique, c'est un redouble-
ment de fureurs.
Les Audiens tirent des flèches contre le Diable ; les
Collyridiens lancent au plafond des voiles bleus; les
Ascites se prosternent devant une outre; les Mar-
cionites baptisent un mort avec de l'huile. Auprès
d'Appelles, une femme, pour expliquer mieux son idée,
fait voir un pain rond dans une bouteille ; une autre,
au milieu des Sampséens, distribue, comme une hostie,
la poussière de ses sandales. Sur le lit des Mar-
cosiens jonché de roses, deux amants s'embrassent.
Les Circoncellions s'entr'égorgent, les Valésiens
râlent, Bardesane chante, Carpocras danse, Maxi-
milla et Priscilla poussent des gémissements sonores;
— et la fausse prophétesse de Cappadoce, toute nue,
accoudée sur un lion et secouant trois flambeaux,
hurle l'Invocation-Terrible.
Les colonnes se balancent comme des troncs
d'arbes, les amulettes aux cous des Hérésiarques
76 LA TENTATION
entre-croisent des lignes de feux, les constellations
dans les chapelles s'agitent, et les murs reculent sous
le va-et-vient de la foule, dont chaque tête est un
flot qui saute et rugit.
Cependant, — du fond même de la clameur, une
chanson s'élève avec des éclats de rire, où le nom de
Jésus revient.
Ce sont des gens de la plèbe, tous frappant dans
leurs mains pour marquer la cadence. Au milieu
d'eux est
ARIUS
en costume de diacre.
Les fous qui déclament contre moi prétendent
expliquer l'absurde; et pour les perdre tout à
fait, j'ai composé des petits poèmes tellement
drôles, qu'on les sait par cœur dans les moulins,
les tavernes et les ports.
Mille fois non! le Fils n'est pas coéternel au
Père, ni de même substance ! Autrement il n'aurait
pas dit : « Père, éloigne de moi ce calice ! —
Pourquoi m'appelez- vous bon ? Dieu seul est bon!
— Je vais à mon Dieu, à votre Dieu! » et d'autres
paroles attestant sa qualité de créature. Elle nous
est démontrée, de plus, par tous ses noms: agneau,
pasteur, fontaine, sagesse, fils de l'homme, pro-
phète, bonne voie, pierre angulaire !
SABELLIUS
Moi, je soutiens que tous deux sont identiques.
ARIUS
Le concile d'Antioche a décidé le contraire.
DE SAINT-ANTOINE 77
ANTOINE
Qu'est-ce donc que le Verbe ? . . . Qu'était Jésus ?
LES VALENÏINIENS
C'était l'époux d'Acharamoth repentie!
LES SETHIANIENS
C'était Sem, fils de Noé!
LES THÉODOTIENS
C'était Melchisédech !
LES MÉRINTHIENS
Ce n'était rien qu'un homme !
LES APOLLINARISTES
Il en a pris l'apparence! il a simulé la Pas-
sion.
MARCEL D'ANCYRE
C'est un développement du Père!
LE PAPE CALIXTE
Père et Fils sont les deux modes d'un seul
Dieu!
MÉTHODIUS
Il fut d'abord dans Adam, puis dans l'homme.
CÉRINTHE
Et il ressuscitera !
78 LA TENTATION
VALENTIN
Impossible, — son corps étant céleste !
PAUL DE SAMOSATE
Il n'est Dieu que depuis son baptême ?
HERMOGÈNE
Il habite le soleil !
Et tous les hérésiarques font un cercle autour
d'Antoine, qui pleure, la tête dans ses mains.
UN JUIF
à barbe rouge, et la peau maculée de lèpre, s'avance
tout près de lui; — et ricanant horriblement:
Son âme était l'âme d'Esaù! Il souffrait de la
maladie bellérophontienne ; et sa mère, la parfu-
meuse, s'est livrée à Pantherus, un soldat romain,
sur des gerbes de maïs, un soir de moisson.
ANTOINE
vivement, relève sa tête, les regarde sans parler; puis
marchant droit sur eux:
Docteurs, magiciens, évêques et diacres, hommes
et fantômes, arrière! arrière! Vous êtes tous
des mensonges !
LES HÉRÉSIARQUES
Nous avons des martyrs plus martyrs que les
tiens, des prières plus difficiles, des élans d'amour
supérieurs, des extases aussi longues.
DE SAINT-ANTOINE 79
ANTOINE
Mais pas de révélation! pas de preuves!
Alors tous brandissent dans l'air des rouleaux de
papyrus, des tablettes de bois, des morceaux de cuir,
des bandes d'étoffes; — et se poussant les uns les
autres :
LES CÉRINTHIENS
Voilà l'Évangile des Hébreux!
LES MARCIONITES
L'Évangile du Seigneur!
LES MARCOSIENS
L'Évangile d'Eve!
LES ENCRATITES
L'Évangile de Thomas!
LES CAÏNITES
L'Évangile de Judas!
BASILIDE
Le traité de l'âme advenue!
MANES
La prophétie de Barcouf!
Antoine se débat, leur échappe; — et il aperçoit
dans un coin, plein d'ombre,
80 LA TENTATION
LES VIEUX ÉBIONITES
desséchés comme des momies, le regard éteint, les
sourcils blancs.
Ils disent, d'une voix chevrotante:
Nous l'avons connu, nous autres, nous l'avons
connu le fils du charpentier! Nous étions de son
4ge, nous habitions dans sa rue. Il s'amusait avec
•de la boue à modeler des petits oiseaux, sans avoir
peur du coupant des tailloirs, aidait son père dans
son travail, ou assemblait pour sa mère des pelo-
tons de laine teinte. Puis, il fit un voyage en
Egypte, d'où il rapporta de grands secrets. Nous
étions à Jéricho, quand il vint trouver le mangeur
de sauterelles. Ils causèrent à voix basse, sans que
personne pût les entendre. Mais c'est à partir de
ce moment qu'il fit du bruit en Galilée et qu'on a
débité sur son compte beaucoup de fables.
Us répètent, en tremblotant:
Nous l'avons connu, nous autres! nous l'avons
connu !
ANTOINE
Ah ! encore, parlez ! parlez ! Comment était son
visage ?
TERTULLIEN
D'un aspect farouche et repoussant; — car il
s'était chargé de tous les crimes, toutes les dou-
leurs, et toutes les difformités du monde.
DE SAINT-ANTOINE 81
ANTOINE
Oh! non! non! Je me figure, au contraire, que
toute sa personne avait une bsauté plus qu'hu-
maine.
EUSÈBE DE CÉSARÉE
Il y a bien à Paneades, contre une vieille ma-
sure, dans un fouillis d'herbes, une statue de
pierre, élevée, à ce qu'on prétend, par rhémorroï-
desse. Mais le temps lui a rongé la face, et les
pluies ont gâté l'inscription.
Une femme sort du groupe des Carpocra tiens,
MARCELLINA
Autrefois, j'étais diaconesse à Rome dans une
petite église, où je faisais voir aux fidèles les images
en argent de saint-Paul, d'Homère, de Pythagore
et de Jésus-Christ.
Je n'ai gardé que la sienne.
Elle entr'ouvre son manteau.
La veux-tu?
UNE VOIX
Il reparaît, lui-même, quand nous l'appelons!
c'est l'heure! Viens!
Et Antoine sent tomber sur son bras une main
brutale, qui l'entraîne.
82 LA TENTATION
Il monte un escalier complètement obscur; — et
après bien des marches, il arrive devant une
porte.
Alors, celui qui le mène (est-ce Hilarion ? il n'en
sait rien) dit à l'oreille d'un autre: « Le Seigneur va
venir, » — et ils sont introduits dans une chambre,
basse de plafond, sans meubles.
Ce qui le frappe d'abord, c'est en face de lui une
longue chrysalide couleur de sang, avec une tête
d'homme d'où s'échappent des rayons, et le mot Knou-
phis, écrit en grec tout autour. Elle domine un fût
de colonne, posé au milieu d'un piédestal. Sur les
autres parois de la chambre, des médaillons en fer
poli représentent des têtes d'animaux, celle d'un
bœuf, d'un lion, d'un aigle, d'un chien, et la
tête d'âne — encore!
Les lampes d'argile, suspendues au bas de ces
images, font une lumière vacillante. Antoine, par un
trou de la muraille, aperçoit la lune qui brille au loin
sur les flots, et même il distingue leur petit clapote-
ment régulier, avec le bruit sourd d'une carène de
navire tapant contre les pierres d'un môle.
Des hommes accroupis, la figure sous leurs man-
teaux, lancent, par intervalles, comme un aboiement
étouffé. Des femmes sommeillent, le front sur leurs
deux bras que soutiennent leurs genoux, tellement
perdues dans leurs voiles qu'on dirait des tas de
hardes le long du mur. Auprès d'elles, des enfants
demi-nus, tout dévorés de vermine, regardent d'un
air idiot les lampes brûler; — et on ne fait rien; on
attend quelque chose.
Ils parlent à voix basse de leurs familles, ou se
communiquent des remèdes pour leurs maladies.
Plusieurs vont s'embarquer au point du jour, la per-
sécution devenant trop forte. Les païens pourtant
ne sont pas difficiles à tromper. « Ils croient les sots,
que nous adorons Knouphis ! »
Mais un des frères, inspiré tout à coup, se pose
DE SAINT-ANTOINE 85
devant la colonne, où l'on a mis un pain qui surmonte
une corbeille, pleine de fenouil et d'aristoloches.
Les autres ont pris leurs places, formant debout
trois lignes parallèles.
L INSPIRE
déroule une pancarte couverte de cylindres entre-
mêlés puis commence:
Sur les ténèbres, le rayon du Verbe descendit
et un cri violent s'échappa, qui semblait la voix de
la lumière.
TOUS
répondent, en balançant leurs corps:
Kyrie eleison!
l'inspiré
L'homme, ensuite, fut créé par l'infâme Dieu
d'Israël, avec l'auxiliaire de ceux-là:
En désignant les médaillons,
Astophaios, Oraïos, Sabaoth, Adonaï, Eloï,
Iaô!
Et il gisait sur la boue, hideux, débile, informe,
sans pensée.
TOUS
d'un ton plaintif:
Kyrie eleison!
l'inspiré
Mais Sophia, compatissante, le vivifia d'une
parcelle de son âme.
Alors, voyant l'homme si beau, Dieu fut pris
84 LA TENTATION
de colère. Il l'emprisonna dans son royaume, en
lui interdisant l'arbre de la science.
L'autre, encore une fois, le secourut! Elle en-
voya le serpent, qui, par de longs détours, le fit
désobéir à cette loi de haine.
Et l'homme, quand il eut goûté de la science,
comprit les choses célestes.
TOUS
avec force:
Kyrie eleison!
l'inspiré
Mais Iabdalaoth, pour se venger, précipita
l'homme dans la matière, et le serpent avec lui !
TOUS
très-bas:
Kyrie eleison!
Ils ferment la bouche, puis se taisent.
Les senteurs du port se mêlent dans l'air chaud à la
iumée des lampes. Leurs mèches, en crépitant, vont
s'éteindre; de longs moustiques tournoient. Et
Antoine râle d'angoisse; c'est comme le sentiment
d'une monstruosité flottant autour de lui, l'effroi
-d'un crime près de s'accomplir.
Mais
l'inspiré
frappant du talon, claquant des doigts, hochant la
tête, psalmodie sur un rhythme furieux, au son des
cymbales et d'une flûte aiguë:
DE SAINT-ANTOINE 3>
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Véloce qui cours sans pieds, capteur qui prends
sans mains!
Sinueux comme les fleuves, orbiculaire comme
le soleil, noir avec des taches d'or, comme le firma-
ment semé d'étoiles! Pareil aux enroulements
de la vigne et aux circonvolutions des entrailles !
Inengendré! mangeur de terre! toujours jeune!
perspicace! honoré à Épidaure! Bon pour les
hommes ! qui as guéri le roi Ptolémée, les soldats
de Moïse, et Glaucus fils de Minos!
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
TOUS
répètent:
Viens ! viens ! viens ! sors de ta caverne !
Cependant, rien ne se montre.
Pourquoi? qu'a-t-il?
Et on se concerte, on propose des moyens.
Un vieillard offre une motte de gazon. Alors un
soulèvement se fait dans la corbeille. La verdure
s'agite, des fleurs tombent, — et la tête d'un python
paraît.
Il passe lentement sur le bord du pain, comme un
cercle qui tournerait autour d'un disque immobile,
puis se développe, s'allonge; il est énorme et d'un
poids considérable. Pour empêcher qu'il ne frôle la
terre, les hommes le tiennent contre leur poitrine, les
femmes sur leur tête, les enfants au bout de leurs
bras ; — et sa queue, sortant par le trou de la mu-
raille, s'en va indéfiniment jusqu'au fond de la mer.
S6 LA TENTATION
Ses anneaux se dédoublent, emplissent la chambre;
ils enferment Antoine.
LES FIDELES
collant leur bouche contre sa peau, s'arrachent le
pain qu'il a mordu.
C'est toi! c'est toi!
Élevé d'abord par Moïse, brisé par Ézéchias, ré-
tabli par le* Messie. Il t'avait bu dans les ondes du
baptême; mais tu l'as quitté au jardin des Olives,
et il sentit alors toute sa faiblesse.
Tordu à la barre de la croix, et plus haut que
sa tête, en bavant sur la couronne d'épines, tu le
regardais mourir. — Car tu n'es pas Jésus, toi, tu
€S le Verbe! tu es le Christ!
Antoine s'évanouit d'horreur, et il tombe devant sa
cabane sur les éclats de bois, où brûle doucement la
torche qui a glissé de sa main.
Cette commotion lui fait entr'ouvrir les yeux ; et il .
aperçoit le Nil, onduleux et clair sous la blancheur
de la lune, comme un grand serpent au milieu des
sables ; — si bien que l'hallucination le reprenant, il
n'a pas quitté les Ophites; ils l'entourent, l'appellent,
charrient des bagages, descendent vers le port. Il
s'embarque avec eux.
Un temps inappréciable s'écoule.
Puis, la voûte d'une prison l'environne. Des
•barreaux, devant lui, font des lignes noires sur un
fond bleu; — et à ses côtés, dans l'ombre, des gens
pleurent et prient entourés d'autres qui les exhortent
■et les consolent.
DE SAINT-ANTOINE 87
Au dehors, on dirait le bourdonnement d'une
foule, et la splendeur d'un jour d'été.
Des voix aiguës crient des pastèques, de l'eau, des
boissons à la glace, des coussins d'herbes pour s'as-
seoir. De temps à autre, des applaudissements
éclatent. Il entend marcher sur sa tête.
Tout à coup, part un long mugissement, fort et
caverneux comme le bruit de l'eau dans un aqueduc.
Et il aperçoit en face, derrière les barreaux d'une
autre loge, un lion qui se promène, — puis une ligne de
sandales, de jambes nues et de franges de pourpre.
Au delà, des couronnes de monde étagées symétrique-
ment vont en s'élargissant depuis la plus basse qui
enferme l'arène jusqu'à la plus haute, où se dressent
des mâts pour soutenir un voile d'hyacinthe, tendu
dans l'air, sur des cordages. Des escaliers qui
rayonnent vers le centre, coupent, à intervalles
égaux, ces grands cercles de pierre. Leurs gradins
disparaissent sous un peuple assis, chevaliers, séna-
teurs, soldats, plébéiens, vestales et courtisanes, —
en capuchons de laine, en manipules de soie, en
tuniques fauves, avec des aigrettes de pierreries, des
panaches de plumes, des faisceaux de licteurs; et tout
cela grouillant, criant, tumultueux et furieux l'étourdit,
comme une immense cuve bouillonnante. Au milieu
de l'arène, sur un autel, fume un vase d'encens.
Ainsi, les gens qui l'entourent sont des chrétiens
condamnés aux bêtes. Les hommes portent le
manteau rouge des pontifes de Saturne, les femmes
les bandelettes de Cérès. Leurs amis se partagent
des bribes de leurs vêtements, des anneaux. Pour
s'introduire dans la prison, il a fallu, disent-ils, don-
ner beaucoup d'argent. Qu'importe! ils resteront
jusqu'à la fin.
Parmi ces consolateurs, Antoine remarque un
homme chauve, en tunique noire, dont la figure
s'est déjà montrée quelque part; il les entretient du
néant du monde et de la félicité des élus. Antoine est
88 LA TENTATION
transporté d'amour. Il souhaite l'occasion de ré-
pandre sa vie pour le Sauveur, ne sachant pas s'il n'est
point lui-même un de ces martyrs.
Mais, sauf un Phrygien à longs cheveux, qui reste
les bras levés, tous ont l'air triste. Un vieillard
sanglote sur un banc, et un jeune homme rêve,
debout, la tête basse.
LE VIEILLARD
n'a pas voulu payer, à l'angle d'un carrefour, devant
une statue de Minerve ; et il considère ses compagnons
avec un regard qui signifie:
Vous auriez dû me secourir! Des communau-
tés s'arrangent quelquefois pour qu'on les laisse
tranquilles. Plusieurs d'entre vous ont même
obtenu de ces lettres déclarant faussement qu'on a
sacrifié aux idoles.
Il demande:
N'est-ce pas Petrus d'Alexandrie qui a réglé
ce qu'on doit faire quand on a fléchi dans les
tourments ?
Puis, en lui-même:
Ah! cela est bien dur à mon âge! mes infir-
mités me rendent si faible! Cependant, j'aurais pu
vivre jusqu'à l'autre hiver, encore!
Le souvenir de son petit jardin l'attendrit; — et
il regarde du côté de l'autel.
LE JEUNE HOMME
qui a troublé, par des coups, une fête d'Apollon,
murmure:
DE SAINT-ANTOINE 89
Il ne tenait qu'à moi, pourtant, de m'enfuir
dans les montagnes!
— Les soldats t'auraient pris,
dit un des frères.
— Oh! j'aurais fait comme Cyprien; je serais
revenu; et, la seconde fois, j'aurais eu plus de
force, bien sûr !
Ensuite, il pense aux jours innombrables qu'il
devait vivre, à toutes les joies qu'il n'aura pas
connues; — et il regarde du côté de l'autel.
Mais
L'HOMME EN TUNIQUE NOIRE
accourt sur lui:
Quel scandale! Comment, toi, une victime
d'élection? Toutes ces femmes qui te regardent,
songe donc! Et puis Dieu, quelquefois, fait un mi-
racle. Pionius engourdit la main de ses bourreaux,
le sang de Polycarpe éteignait les flammes de son
bûcher.
Il se tourne vers le vieillard:
Père, père ! tu dois nous édifier par ta mort. En
la retardant, tu commettrais sans doute quelque
action mauvaise qui perdrait le fruit des bonnes.
D'ailleurs la puissance de Dieu est infinie. Peut-
être que ton exemple va convertir le peuple
entier.
Et dans la loge en face, les lions passent et revien-
nent sans s'arrêter, d'un mouvement continu, rapide.
go LA TENTATION
Le plus grand tout à coup regarde Antoine, se met à
rugir — et une vapeur sort de sa gueule.
Les femmes sont tassées contre les hommes.
LE CONSOLATEUR
va de l'un à l'autre.
Que diriez-vous, que dirais-tu, si on te brûlait
avec des plaques de fer, si des chevaux t'écarte-
laient, si ton corps enduit de miel était dévoré
par les mouches! Tu n'auras que la mort d'un
chasseur qui est surpris dans un bois.
Antoine aimerait mieux tout cela que les horribles
bêtes féroces; il croit sentir leurs dents, leurs griffes,
entendre ses os craquer dans leurs mâchoires.
Un belluaire entre dans le cachot; les martyrs
tremblent.
Un seul est impassible, le Phrygien, qui priait à
l'écart. Il a brûlé trois temples; et il s'avance les
bras levés, la bouche ouverte, la tête au ciel, sans rien
voir, comme un somnambule.
LE CONSOLATEUR
s'écrie:
Arrière! arrière! L'esprit de Montanus vous
prendrait.
TOUS
reculent, en vociférant:
Damnation au Montaniste!
Ils l'injurient, crachent dessus, voudraient le battre.
Les lions cabrés se mordent à la crinière. Le peuple
hurle: «Aux bêtes! aux bêtes!»
DE SAINT-ANTOINE 91
Les martyrs éclatant en sanglots, s'étreignent.
Une coupe de vin narcotique leur est offerte. Ils se
la passent de main en main, vivement.
Contre la porte de la loge, un autre belluaire attend
le signal. Elle s'ouvre; un lion sort.
Il traverse l'arène, à grands pas obliques. Derrière
lui, à la file, paraissent les autres lions, puis un ours,
trois panthères, des léopards. Ils se dispersent
comme un troupeau dans une prairie.
Le claquement d'un fouet retentit. Les chrétiens
chancellent, — et, pour en finir, leurs frères les
poussent. Antoine ferme les yeux.
Ils les ouvre. Mais des ténèbres l'enveloppent.
Bientôt elles s'éclaircissent; et il distingue une
plaine aride et mamelonneuse, comme on en voit
autour des carrières abandonnées.
Cà et là, un bouquet d'arbustes se lève parmi des
dalles à ras du sol; et des formes blanches, plus
indécises que des nuages, sont penchées sur elles.
Il en arrive d'autres, légèrement. Des yeux bril-
lent dans la fente des longs voiles. A la noncha-
lance de leurs pas et aux parfums qui s'exhalent,
Antoine reconnaît des patriciennes. Il y a aussi des
hommes, mais de condition inférieure, car ils ont des
visages à la fois naïfs et grossiers.
UNE D'ELLES
en respirant largement:
Ah! comme c'est bon l'air de la nuit froide, au
milieu des sépulcres! Je suis si fatiguée de la
mollesse des lits, du fracas des jours, de la pesan-
teur du soleil!
Sa servante retire d'un sac en toile une torche
92 LA TENTATION
qu'elle enflamme. Les fidèles y allument d'autres
torches, et vont les planter sur les tombeaux.
UNE FEMME
haletante:
Ah! enfin, me voilà! Mais quel ennui que
d'avoir épousé un idolâtre!
UNE AUTRE
Les visites dans les prisons, les entretiens avec
nos frères, tout est suspect à nos maris ! — et
même il faut nous cacher quand nous faisons le
signe de la croix; ils prendraient cela pour une
conjuration magique.
UNE AUTRE
Avec le mien, c'était tous les jours des querelles;
je ne voulais pas me soumettre aux abus qu'il
exigeait de mon corps; — et afin de se venger, il.
m'a fait poursuivre comme chrétienne.
UNE AUTRE
Vous rappelez-vous, Lucius, ce jeune homme si
beau, qu'on a traîné par les talons derrière un
char, comme Hector, depuis la porte Esquiléenne
jusqu'aux montagnes de Tibur; — et des deux
côtés du chemin le sang tachetait les buissons!
J'en ai recueilli les gouttes. Le voilà!
Elle tire de sa poitrine une éponge toute noire, la
DE SAINT-ANTOINE 93
couvre de baisers, puis se jette sur les dalles, en
criant:
Ah! mon ami! mon ami!
UN HOMME
Il y a juste aujourd'hui trois ans qu'est morte
Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de
Proserpine. J'ai recueilli ses os qui brillaient
comme des lucioles dans les herbes. La terre
maintenant les recouvre!
Il se jette sur un tombeau.
0 ma fiancée! ma fiancée!
ET TOUS LES AUTRES
par la plaine:
O ma sœur! ô mon frère! ô ma fille! ô ma
mère !
Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou le
corps tout à plat, les deux bras étendus; — et les
sanglots qu'ils retiennent soulèvent leur poitrine à
la briser. Ils regardent le ciel en disant:
Aie pitié de son âme, ô mon Dieu! Elle languit
au séjour des ombres; daigne l'admettre dans la
Résurrection, pour qu'elle jouisse de ta lumière!
Ou, l'œil fixé sur les dalles, ils murmurent:
Apaise-toi, ne souffre plus! Je t'ai apporté du
vin, des viandes!
94 LA 'TENTATION
UNE VEUVE
Voici du pultis fait par moi, selon son goût,
avec beaucoup d'œufs et double mesure de farine !
Nous allons le manger ensemble, comme autrefois,
n'est-ce pas?
Elle en porte un peu à ses lèvres ; et, tout à coup, se
met à rire d'une façon extravagante, frénétique.
Les autres, comme elle, grignottent quelque mor-
ceau, boivent une gorgée.
Ils se racontent les histoires de leurs martyres; la
douleur s'exalte, les libations redoublent. Leurs
yeux noyés de larmes se fixent les uns sur les autres.
Ils balbutient d'ivresse et de désolation; peu à peu,
leurs mains se touchent, leurs lèvres s'unissent, les
voiles s'entr'ouvrent, et ils se mêlent sur les tombes
entre les coupes et les flambeaux.
Le ciel commence à blanchir. Le brouillard
mouille leurs vêtements ; — et, sans avoir l'air de se
connaître, ils s'éloignent les uns des autres par des
chemins différents, dans la campagne.
Le soleil brille; les herbes ont grandi, la plaine
s'est transformée.
Et Antoine voit nettement a travers des bambous
une forêt de colonnes, d'un gris bleuâtre. Ce sont
des troncs d'arbres provenant d'un seul tronc. De
chacune de ses branches descendent d'autres branches
qui s'enfoncent dans le sol; et l'ensemble de toutes
ces lignes horizontales et perpendiculaires, indéfini-
ment multipliées, ressemblerait à une charpente
monstrueuse, si elles n'avaient une petite figue de
place en place, avec un feuillage noirâtre, comme
celui du sycomore.
Il distingue dans leurs enfourchures des grappes de
fleurs jaunes, des fleurs violettes et des fougères,
pareilles à des plumes d'oiseaux.
DE SAINT-ANTOINE 95
Sous les rameaux les plus bas, se montrent çà et
là les cornes d'un bubal, ou les yeux brillants d'une
antilope; des perroquets sont juchés, des papillons
voltigent, des lézards se traînent, des mouches bour-
donnent; et on entend, au milieu du silence, comme la
palpitation d'une vie profonde.
A l'entrée du bois, sur une manière de bûcher, est
une chose étrange — un homme — enduit de bouse de
vache, complètement nu, plus sec qu'une momie; ses
articulations forment des nœuds à l'extrémité de ses
os qui semblent des bâtons. Il a des paquets de
coquilles aux oreilles, la figure très-longue, le nez en
bec de vautour. Son bras gauche reste droit en
l'air, ankylosé, raide comme un pieu; — et il se tient
là depuis si longtemps que des oiseaux ont fait un
nid dans sa chevelure.
Aux quatre coins de son bûcher flambent quatre
feux. Le soleil est juste en face. Il le contemple les
yeux grands ouverts; — et sans regarder Antoine:
Brachmane des bords du Nil, qu'en dis-tu ?
Des flammes sortent de tous les côtés par les inter-
valles des poutres; et
LE GYMNOSOPHISTE
reprend :
Pareil au rhinocéros, je me suis enfoncé dans
la solitude. J'habitais l'arbe derrière moi.
En effet, le gros figuier présente, dans ses canne-
lures, une excavation naturelle de la taille d'un
homme.
Et je me nourrissais de rieurs et de fruits,
avec une telle observance des préceptes, que pas
même un chien ne m'a vu manger.
96 LA TENTATION
Comme l'existence provient de la corruption, la
corruption du désir, le désir de la sensation, la
sensation du contact, j'ai fui toute action, tout
contact ; et — sans plus bouger que la stèle
d'un tombeau, exhalant mon haleine par mes
deux narines, fixant mon regard sur mon nez,
et considérant l'éther dans mon esprit, le monde
dans mes membres, la lune dans mon cœur, — je
songeais à l'essence de la grande Ame d'où s'échap-
pent continuellement, comme des étincelles de
feu, les principes de la vie.
J'ai saisi enfin l'Ame suprême dans tous les
êtres, tous les êtres dans l'Ame suprême ; — et
je suis parvenu à y faire entrer mon âme, dans
laquelle j'avais fait rentrer mes sens.
Je reçois la science, directement du ciel, comme
l'oiseau Tchataka qui ne se désaltère que dans les
rayons de la pluie.
Par cela même que je connais les choses, les
choses n'existent plus.
Pour moi, maintenant, il n'y a pas d'espoir et
pas d'angoisse, pas de bonheur, pas de vertu, ni
jour ni nuit, ni toi ni moi, absolument rien.
Mes austérités effroyables m'ont fait supérieur
aux Puissances. Une contraction de ma pensée
peut tuer cent fils de rois, détrôner les dieux,
bouleverser le monde.
Il a dit tout cela d'une voix monotone.
Les feuilles à l'entour se recroquevillent. Des
rats, par terre, s'enfuient.
Il abaisse lentement ses yeux vers les flammes qui
montent, puis ajoute:
DE SAINT-ANTOINE 97
J'ai pris en dégoût la forme, en dégoût la per-
ception, en dégoût jusqu'à la connaissance elle-
même, — car la pensée ne survit pas au fait
transitoire qui la cause, et l'esprit n'est qu'une
illusion comme le reste.
Tout ce qui est engendré périra, tout ce qui est
mort doit revivre; les êtres actuellement disparus
séjourneront dans des matrices non encore for-
mées, et reviendront sur la terre pour servir avec
douleur d'autres créatures.
Mais, comme j'ai roulé dans une multitude in-
finie d'existences, sous des enveloppes de dieux,
d'hommes et d'animaux, je renonce au voyage, je
ne veux plus de cette fatigue! J'abandonne la sale
« auberge de mon corps, maçonnée de chair, rougie
de sang, couverte d'une peau hideuse, pleine d'im-
mondices; — et, pour ma récompense, je vais enfin
dormir au plus profond de l'absolu, dans l'Anéan-
tissement.
Les flammes s'élèvent jusqu'à sa poitrine, — puis
l'enveloppent. Sa tête passe à travers comme par le
trou d'un mur. Ses yeux béants regardent toujours.
ANTOINE
se relève.
La torche, par terre, a incendié les éclats de bois;
et les flammes ont roussi sa barbe.
Tout en criant, Antoine trépigne sur le feu ; — et
quand il ne reste plus qu'un amas de cendres:
Où est donc Hilarion ? Il était là tout à l'heure.
Je l'ai vu!
D
93 LA TENTATION
Eh! non, c'est impossible! je me trompe!
Pourquoi ? . . . Ma cabane, ces pierres, le sable,
n'ont peut-être pas plus de réalité. Je deviens
fou. Du calme! où étais-je? qu'y avait-il?
Ah ! le gymnosophiste ! . . . Cette mort est com-
mune parmi les sages indiens. Kalanos se brûla
devant Alexandre; un autre a fait de même du
temps d'Auguste. Quelle haine de la vie il faut
avoir! A moins que l'orgueil ne les pousse? . . .
N'importe, c'est une intrépidité de martyrs! . . .
Quant à ceux-là, je crois maintenant tout ce qu'on
m'avait dit sur les débauches qu'ils occasionnent.
Et auparavant? Oui, je me souviens! la foule
des hérésiarques. . . . Quels cris! quels yeux!
Mais pourquoi tant de débordements de la chair et
d'égarements de l'esprit ?
C'est vers Dieu qu'ils prétendent se diriger par
toutes ces voies! De quel droit les maudire, moi
qui trébuche dans la mienne? Quand ils ont dis-
paru, j'allais peut-être en apprendre davantage.
Cela tourbillonnait trop vite; je n'avais pas le
temps de répondre. A présent, c'est comme s'il y
avait dans mon intelligence plus d'espace et plus de
lumière. Je suis tranquille. Je me sens capable.
. . . Qu'est-ce donc ? je croyais avoir éteint le feu!
Une flamme voltige entre les roches ; et bientôt une
voix saccadée se fait entendre, au loin, dans la mon-
tagne.
Est-ce l'aboiement d'une hyène, ou les sanglots
de quelque voyageur perdu?
Antoine écoute. La flamme se rapproche.
DE SAINT-ANTOINE 99
Et il voit venir une femme qui pleure, appuyée sur
l'épaule d'un homme à barbe blanche.
Elle est couverte d'une robe de pourpre en lam-
beaux. Il est nu-tête comme elle, avec une tunique
de même couleur, et porte un vase de bronze, d'où
s'élève une petite flamme bleue.
Antoine a peur — et voudrait savoir qui est cette
femme.
l'étranger (simon)
C'est une jeune fille, une pauvre enfant, que je
mène partout avec moi.
Il hausse le vase d'airain.
Antoine la considère, à la lueur de cette flamme qui
vacille.
Elle a sur le visage des marques de morsures, le long
des bras des traces de coups; ses cheveux épars
s'accrochent dans les déchirures de ses haillons; ses
yeux paraissent insensibles à la lumière.
SIMON
Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort long-
temps, sans parler, sans manger; puis elle se
réveille, — et débite des choses merveilleuses.
ANTOINE
Vraiment ?
SIMON
Ennoia ! Ennoia ! Ennoia ! raconte ce que tu as
à dire!
Elle tourne ses prunefies comme sortant d'un
songe, passe lentement ses doigts sur ses deux sourcils,
et d'une voix dolente:
ioo LA TENTATION
HÉLÈNE (ENNOIA)
J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur
d'émeraude. Un seul arbre l'occupe.
Antoine tressaille.
A chaque degré de ses larges rameaux se tient
dans l'air un couple d'Esprits. Les branches au-
tour d'eux s'entre-croisent, comme les veines d'un
corps; et ils regardent la vie éternelle circuler
depuis les racines plongeant dans l'ombre jusqu'au
faîte qui dépasse le soleil. Moi, sur la deuxième
branche, j'éclairais avec ma figure les nuits d'été.
ANTOINE
se touchant le front.
Ah! ah! je comprends! la tête!
SIMON
le doigt sur la bouche:
Chut! . . .
HÉLÈNE
La voile restait bombée, la carène fendait
l'écume. Il me disait: «Que m'importe si je
trouble ma patrie, si je perds mon royaume! Tu
m'appartiendras, dans ma maison! »
Qu'elle était douce la haute chambre de son
palais ! Il se couchait sur le lit d'ivoire, et, cares-
sant ma chevelure, chantait amoureusement.
A la fin du jour, j'apercevais les deux camps,
DE SAINT-ANTOINE 101
les fanaux qu'on allumait, Ulysse au bord de sa
tente, Achille tout armé conduisant un char le
long du rivage de la mer.
ANTOINE
Mais elle est folle entièrement! Pourquoi ? . . .
SIMON
Chut! . . . chut!
HÉLÈNE
Ils m'ont graissée avec des onguents, et ils
m'ont vendue au peuple pour que je l'amuse.
Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais
danser des matelots grecs. La pluie, comme une
cataracte, tombait sur la taverne, et les coupes de
vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que
la porte fût ouverte.
SIMON
C'était moi! je t'ai retrouvée!
La voici, Antoine, celle qu'on nomme Sigeh,
Ennoia, Barbelo, Prounikos! Les Esprits gouver-
neurs du monde furent jaloux d'elle, et ils l'atta-
chèrent dans un corps de femme.
Elle a été l'Hélène des Troyens, dont le poète
Stesichore a maudit la mémoire. Elle a été
Lucrèce, la patricienne violée par les rois. Elle a
été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson.
Elle a été cette fille d'Israël qui s'abandonnait aux
102 LA TENTATION
boucs. Elle a aimé l'adultère, l'idolâtrie, le men-
songe et la sottise. Elle s'est prostituée à tous les
peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours.
Elle a baisé tous les visages.
A Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des
voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits,
et elle cachait les assassins dans la vermine de son
lit tiède.
ANTOINE
Eh! que me fait! . .
SIMON
un air furieux:
Je l'ai rachetée, te dis-je, — et rétablie en sa
splendeur; tellement que Caïus César Caligula en
est devenu amoureux, puisqu'il voulait coucher
avec la Lune!
ANTOINE
Eh ! bien ? . . .
SIMON
Mais c'est elle qui est la Lune ! Le pape Clément
n'a-t-il pas écrit qu'elle fut emprisonnée dans une
tour? Trois cents personnes vinrent cerner la tour;
et à chacune des meurtrières en même temps, on
vit paraître la lune, — bien qu'il n'y ait pas dans
le monde plusieurs lunes, ni plusieurs Ennoia!
ANTOINE
Oui ... je crois me rappeler. . . .
Et il tombe dans une rêverie.
DE SAINT-ANTOINE 103
SIMON
Innocente comme le Christ, qui est mort pour
les hommes, elle s'est dévouée pour les femmes.
Car l'impuissance de Jéhovah se démontre par la
transgression d'Adam, et il faut secouer la vieille
loi, antipathique à l'ordre des choses.
J'ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et
dans Issachar, le long du torrent de Bizor, der-
rière le lac d'Houleh, dans la vallée de Mageddo,
plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas !
Viennent à moi ceux qui sont couverts de vin,
ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont
couverts de sang; et j'effacerai leurs souillures
avec le Saint-Esprit, appelé Minerve par les Grecs !
Elle est Minerve! elle est le Saint-Esprit! Je suis
Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la grande
puissance de Dieu, incarnée en la personne de
Simon !
ANTOINE
Ah! c'est toi! . . . c'est donc toi? Mais je sais tes
crimes !
Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus,
ton premier maître, t'a renvoyé ! Tu exècres saint
Paul pour avoir converti une de tes femmes; et,
vaincu par saint Pierre, — de rage et de terreur
tu as jeté dans les flots le sac qui contenait tes
artifices!
104 LA TENTATION
SIMON
Les veux-tu?
Antoine le regarde; — et une voix intérieure mur-
mure dans sa poitrine. « Pourquoi pas ? »
Simon reprend:
Celui qui connaît les forces de la Nature et la
substance des Esprits doit opérer des miracles.
C'est le rêve de tous les sages — et le désir qui te
ronge ; avoue-le !
Au milieu des Romains, j'ai volé dans le cirque
tellement haut qu'on ne m'a plus revu. Néron or-
donna de me décapiter; mais ce fut la tête d'une
brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne.
Enfin on m'a enseveli tout vivant; mais j'ai res-
suscité le troisième jour. La preuve, c'est que
me voilà!
Il lui donne ses mains à flairer. Elles sentent le
cadavre. Antoine se recule.
Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze,
rire des statues de marbre, parler des chiens. Je
te montrerai une immense quantité d'or; j'éta-
blirai des rois; tu verras des peuples m'adorant!
Je peux marcher sur les nuages et sur les flots,
passer à travers les montagnes, apparaître en
jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi,
prendre ton visage, te donner le mien, conduire la
foudre. L'entends-tu ?
Le tonnerre gronde, des éclairs se succèdent.
DE SAINT-ANTOINE 105
C'est la voix du Très-Haut! «car l'Éternel ton
Dieu est un feu, » et toutes les créations s'opèrent
par des jaillissements de ce foyer.
Tu vas en recevoir le baptême, — ce second bap-
tême annoncé par Jésus, et qui tomba sur les
apôtres, un jour d'orage que la fenêtre était
ouverte !
Et tout en remuant la flamme avec sa main, lente-
ment, comme pour en asperger Antoine:
Mère des miséricordes, toi qui découvres les
secrets, afin que le repos nous arrive dans la
huitième maison. . . .
ANTOINE
s'écrie:
Ah! si j'avais de l'eau bénite!
La flamme s'éteint, en produisant beaucoup de
fumée.
Ennoia et Simon ont disparu.
Un brouillard extrêmement froid, opaque et
fétide emplit l'atmosphère.
ANTOINE
étendant ses bras, comme un aveugle:
Où suis-je ? ... J'ai peur de tomber dans l'abîme.
Et la croix, bien sûr, est trop loin de moi. . . .
Ah! quelle nuit! quelle nuit!
Sous un coup de vent, le brouillard s'entr'ouvre; —
et il aperçoit deux hommes, couverts de longues
tuniques blanches.
D2
io6 LA TENTATION
Le premier est de haute taille, de figure douce, de
maintien grave. Ses cheveux blonds, séparés comme
ceux du Christ, descendent régulièrement sur ses
épaules. Il a jeté une baguette qu'il portait à la
main, et que son compagnon a reçue en faisant une
révérence à la manière des Orientaux.
Ce dernier est petit, gros, camard, d'encolure
ramassée, les cheveux crépus, une mine naïve.
Ils sont tous les deux nu-pieds, nu-tête, et pou-
dreux comme des gens qui arrivent de voyage.
ANTOINE
en sursaut:
Que voulez- vous ? Parlez! Allez-vous-en!
DAMIS
— C'est le petit homme. —
Là, là! . . . bon ermite! ce que je veux? je n'en
sais rien! Voici le maître.
Il s'assoit; l'autre reste debout. Silence.
•ANTOINE
reprend :
Vous venez ainsi? . . .
DAMIS
Oh ! de loin, — de très-loin !
ANTOINE
Et vous allez? . . .
DE SAINT-ANTOINE 107
DAMIS
désignant l'autre;
Où il voudra!
ANTOINE
Qui est-il donc?
DAMIS
Regarde-le !
ANTOINE
à part:
Il a l'air d'un saint! Si j'osais. . . .
La fumée est partie. Le temps est très-clair. La
lune brille.
DAMIS
A quoi songez-vous donc, que vous ne parlez
plus?
ANTOINE
Je songe. . . . Oh! rien
DAMIS
s'avance vers Apollonius, et fait plusieurs tours
autour de lui, la taille courbée, sans lever la tête.
Maître! c'est un ermite galiléen qui demande à
savoir les origines de la sagesse.
108 LA TENTATION
APOLLONIUS
Qu'il approche!
Antoine hésite.
DAMIS
Approchez !
APOLLONIUS
d'une voix tonnante:
Approche! Tu voudrais connaître qui je suis,
ce que j'ai fait, ce que je pense? n'est-ce pas cela,
enfant ?
ANTOINE
... Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer
à mon salut.
APOLLONIUS
Réjouis-toi, je vais te les dire!
DAMIS
bas à Antoine:
Est-ce possible! Il faut qu'il vous ait, du pre-
mier coup d'ceil, reconnu des inclinations extraor-
dinaires pour la philosophie! Je vais en profiter
aussi, moi!
APOLLONIUS
Je te raconterai d'abord la longue route que j'ai
parcourue pour obtenir la doctrine; et si tu
trouves dans toute ma vie une action mauvaise, tu
DE SAINT-ANTOINE 109
m'arrêteras, — car celui-là doit scandaliser par
ses paroles qui a méfait par ses œuvres.
DAMIS
à Antoine:
Quel homme juste! hein?
ANTOINE
Décidément, je crois qu'il est sincère.
APOLLONIUS
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir
cueillant des fleurs sur le bord d'un lac. Un
éclair parut, et elle me mit au monde à la voix des
cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu'à quinze ans, on m'a plongé, trois fois
par jour, dans la fontaine Asbadée, dont l'eau
rend les parjures hydropiques; et l'on me frottait
le corps avec les feuilles du cnyza pour me faire
chaste.
Une princesse palmyrienne vint un soir me
trouver, m'offrant des trésors qu'elle savait être
dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de
Diane s'égorgea, désespérée, avec le couteau des
sacrifices; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de
ses promesses, s'écria devant ma famille qu'il me
ferait mourir; mais c'est lui qui mourut trois jours
après, assassiné par les Romains.
no LA TENTATION
DAMIS
à Antoine, en le frappant du coude:
Hein? quand je vous disais! quel homme!
APOLLONIUS
J'ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence
complet des pythagoriciens. La douleur la plus
imprévue ne m'arrachait pas un soupir; et au
théâtre, quand j'entrais, on s'écartait de moi comme
d'un fantôme.
DAMIS
Auriez-vous fait cela, vous ?
APOLLONIUS
Le temps de mon épreuve terminé, j'entrepris
d'instruire les prêtres qui avaient perdu la tradi-
tion.
ANTOINE
Quelle tradition ?
DAMIS
Laissez-le poursuivre! Taisez- vous!
APOLLONIUS
J'ai devisé avec les Samancens du Gange, avec
ïes astrologues de Chaldée, avec les mages de
DE SAINT-ANTOINE ni
Babylone, avec les Druides gaulois, avec les sacer-
dotes des nègres! J'ai gravi les quatorze Olympes,
j'ai sondé les lacs de Scythie, j'ai mesuré la gran-
deur du Désert!
DAMIS
C'est pourtant vrai, tout cela! J'y étais, moi!
APOLLONIUS
J 'ai d'abord été jusqu'à la mer d'Hyrcanie. J 'en
ai fait le tour; et par le pays des Baraomates,
où est enterré Bucéphale, je suis descendu vers
Ninive. Aux portes de la ville, un homme
s'approcha.
DAMIS
Moi! moi! mon bon maître ! Je vous aimai, tout
de suite ! Vous étiez plus doux qu'une fille et plus
beau qu'un Dieu!
APOLLONIUS
sans l'entendre:
Il voulait m'accompagner, pour me servir
d'interprète.
DAMIS
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous
les langages et que vous deviniez toutes les pen-
sées. Alors j 'ai baisé le bas de votre manteau, et je
me suis mis à marcher derrière vous.
ii2 LA TENTATION
APOLLONIUS
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de
Babylone.
DAMIS
Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme
si pâle.
ANTOINE
à part:
Que signifie. . . .
APOLLONIUS
Le Roi m'a reçu debout, près d'un trône d'ar-
gent, dans une salle ronde, constellée d'étoiles; —
et de la coupole pendaient, à des fils que l'on
n'apercevait pas, quatre grands oiseaux d'or, les
deux ailes étendues.
ANTOINE
rêvant:
Est-ce qu'il y a sur la terre des choses pareilles ?
DAMIS
C'est là une ville, cette Babylone! tout le monde
y est riche! Les maisons, peintes en bleu, ont des
portes de bronze, avec un escalier qui descend vers
le fleuve;
Dessinant par terre, avec son bâton,
DE SAINT-ANTOINE nj
Comme cela, voyez-vous? Et puis, ce sont des
temples, des places, des bains, des aqueducs ! Les
palais sont couverts de cuivre rouge! et l'inté-
rieur donc, si vous saviez!
APOLLONIUS
Sur la muraille du septentrion, s'élève une tour
qui en supporte une seconde, une troisième, une
quatrième, une cinquième — et il y en a trois autres
encore! La huitième est une chapelle avec un lit.
Personne n'y entre que la femme choisie par les
prêtres pour le Dieu Bélus. Le roi de Babylone
m'y fit loger.
DAMIS
A peine si l'on me regardait, moi! Aussi, je
restais seul à me promener par les rues. Je m'in-
formais des usages ; je visitais les ateliers ; j exami-
nais les grandes machines qui portent l'eau dans
les jardins. Mais il m'ennuyait d'être séparé du
Maître.
APOLLONIUS
Enfin, nous sortîmes de Bab}7lone; et au clair
de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
DAMIS
Oui-da! Elle sautait sur son sabot de fer; elle
hennissait comme un âne; elle galopait dans les
rochers. Il lui cria des injures; elle disparut.
ïi4 LA TENTATION
ANTOINE
à part:
Où veulent-ils en venir?
APOLLONIUS
A Taxilla, capitale de cinq mille forteresses,
Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde
d'hommes noirs hauts de cinq coudées, et dans les
jardins de son palais, sous un pavillon de brocart
vert, un éléphant énorme, que les reines s'amusaient
à parfumer. C'était l'éléphant de Porus, qui s'était
-enfui après la mort d'Alexandre.
DAMIS
Et qu'on avait retrouvé dans une forêt.
ANTOINE
Ils parlent abondamment comme des gens ivres.
APOLLONIUS
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
DAMIS
Quel drôle de pays! Les seigneurs, tout en bu-
vant, se divertissent à lancer des flèches sous les
pieds d'un enfant qui danse. Mais je n'approuve
pas
DE SAINT-ANTOINE 115
APOLLONIUS
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un
parasol, et il me dit: «J'ai sur l'Indus un haras
de chameaux blancs. Quand tu n'en voudras plus,
souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant
la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans
les bambous. L'esclave sifflait un air pour écarter
les serpents; et nos chameaux se courbaient les
reins en passant sous les arbres, comme sous des
portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée
d'or à la main, nous conduisit au collège des
sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes an-
cêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes
actions, de toutes mes existences. Il avait été
le fleuve Indus, et il me rappela que j'avais
conduit des barques sur le Nil, au temps du roi
Sésostris.
DAMIS
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais
pas qui j'ai été.
ANTOINE
Ils ont l'air vague comme des ombres.
APOLLONIUS
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les
Cynocéphales gorgés de lait, qui s'en revenaient de
u6 LA TENTATION
leur expédition dans l'île Taprobane. Les flots
tièdes poussaient devant nous des perles blondes.
L'ambre craquait sous nos pas. Des squelettes de
baleine blanchissaient dans la crevasse des falai-
ses. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu'une
sandale; — et après avoir jeté vers le soleil des
gouttes de l'Océan, nous tournâmes à droite, pour
revenir.
Nous sommes revenus par la Région des Aro-
mates, par le pays des Gangarides, le promon-
toire de Comaria, la contrée des Sachalites, des
Adramites et des Homérites; — puis, à travers les
monts Cassaniens, la mer Rouge et l'île Topazos,
nous avons pénétré en Ethiopie par le royaume
des Pygmées.
ANTOINE
à part:
Comme la terre est grande!
DAMIS
Et quand nous sommes rentrés chez nous,
tous ceux que nous avions connus jadis étaient
morts.
Antoine baisse la tête. Silence.
APOLLONIUS
reprend :
Alors on commença dans le monde à parler de
moi.
DE SAINT-ANTOINE 117
La peste ravageait Ephèse; j'ai fait lapider un
vieux mendiant.
DAMIS
Et la peste s'en est allée!
ANTOINE
Comment ! il chasse les maladies ?
APOLLONIUS
A Cnide, j'ai guéri l'amoureux de la Vénus.
DAMIS
Oui, un fou, qui même avait promis de l'épou-
ser. — Aimer une femme passe encore ; mais une
statue, quelle sottise ! — Le Maître lui posa la
main sur le cœur; et l'amour aussitôt s'éteignit.
ANTOINE
1 Quoi! il délivre des démons?
APOLLONIUS
A Tarente, on portait au bûcher une jeune fille
morte.
DAMIS
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s'est
relevée en appelant sa mère.
n8 LA TENTATION
ANTOINE
Comment! il ressuscite les morts?
APOLLONIUS
J'ai prédit le pouvoir à Vespasien.
ANTOINE
Quoi! il devine l'avenir?
DAMIS
Il y avait à Corinthe,
APOLLONIUS
Étant à table avec lui, aux eaux de Bala. . . .
ANTOINE
Excusez-moi, étrangers, il est tard!
DAMIS
Un jeune homme qu'on appelait Ménippe.
ANTOINE
Non ! non ! allez- vous-en !
APOLLONIUS
Un chien entra, portant à la gueule une main
coupée.
DE SAINT-ANTOINE 119,
DAMIS
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une
femme.
ANTOINE
Vous ne m'entendez pas? retirez- vous!
APOLLONIUS
Il rôdait vaguement autour des lits.
ANTOINE
Assez !
APOLLONIUS
On voulait le chasser.
DAMIS
Ménippe donc se rendit chez elle; ils s'ai-
mèrent.
APOLLONIUS
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa
cette main sur les genoux de Flavius.
DAMIS
Mais le matin, aux leçons de l'école, Ménippe
était pâle.
ANTOINE
bondissant:
Encore! Ah! qu'ils continuent, puisqu'il n'y a
pas. . . .
320 LA TENTATION
DAMIS
Le Maître lui dit: «0 beau jeune homme, tu
caresses un serpent; un serpent te caresse! à
quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce.
ANTOINE
J'ai tort, bien sûr, d'écouter cela!
DAMIS
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient,
les portes s'ouvraient ; on n'entendait cependant ni
le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître
se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut
prise de colère contre les philosophes. Mais la
vaisselle d'or, les échansons, les cuisiniers, les
pannetiers disparurent; le toit s'envola, les murs
s'écroulèrent; et Apollonius resta seul, debout,
ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs.
C'était une vampire qui satisfaisait les beaux
jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce
que rien n'est meilleur pour ces sortes de fantômes
■que le sang des amoureux.
APOLLONIUS
Si tu veux savoir l'art. . . .
ANTOINE
Je ne veux rien savoir!
DE SAINT-ANTOINE 12 J
APOLLONIUS
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome.
ANTOINE
Oh ! oui, parlez-moi de la ville des papes !
APOLLONIUS
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d'une
voix douce. C'était un épithalame de Néron; et iî
avait le pouvoir de faire mourir quiconque l'écou-
tait négligemment. Il portait à son dos, dans une
boîte, une corde prise à la cythare de l'Empereur.
J'ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue
au visage. Alors, j'ai défait ma ceinture, et je la
lui ai placée dans la main.
DAMIS
Vous avez eu bien tort, par exemple!
APOLLONIUS
L'Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à
sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus,
accoudé du bras gauche, sur une table d'agate. Il
se détourna, et fronçant ses sourcils blonds:
« Pourquoi ne me crains-tu pas ? me deman-
da-t-il? — Parce que le Dieu qui t'a fait terrible
m'a fait intrépide, » répondis-je.
122 LA TENTATION
ANTOINE
à part:
Quelque chose d'inexplicable m'épouvante.
Silence.
DAMIS
reprend d'une voix aiguë:
Toute l'Asie, d'ailleurs, pourra vous dire. . . .
ANTOINE
en sursaut:
Je suis malade ! Laissez-moi !
DAMIS
Écoutez donc. Il a vu, d'Ephèse, tuer Domitien,
qui était à Rome.
ANTOINE
s'efîorçant de rire:
Est-ce possible?
DAMIS
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième
des calendes d'octobre, tout à coup il s'écria:
«On égorge César!» et il ajoutait de temps à
autre: « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat !
Il se relève; il essaye de fuir; les portes sont
fermées; ah! c'est fini! le voilà mort!» Et ce
jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut
assassiné, comme vous savez.
DE SAINT-ANTOINE 123
ANTOINE
Sans le secours du Diable . . . certainement. . . .
APOLLONIUS
II avait voulu me faire mourir, ce Domitien!
Damis s'était enfui par mon ordre, et je restais
seul dans ma prison.
DAMIS
C'était une terrible hardiesse, il faut avouer!
APOLLONIUS
Vers la cinquième heure, les soldats m'ame-
nèrent au tribunal. J'avais ma harangue toute
prête que je tenais sous mon manteau.
DAMIS
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous
autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions.
Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous
apparûtes, et vous nous dites : « C'est moi ! »
ANTOINE
à part:
Comme Lui !
DAMIS
très-haut:
Absolument !
124 LA TENTATION
ANTOINE
Oh! non! vous mentez, n'est-ce pas? vous
mentez !
APOLLONIUS
Il est descendu du Ciel. Moi, j 'y monte, — grâce
à ma vertu qui m'a élevé jusqu'à la hauteur du
Principe !
DAMIS
Thyane, sa ville natale, a institué en son hon-
neur un temple avec des prêtres !
APOLLONIUS
se rapproche d'Antoine et lui crie aux oreilles:
C'est que je connais tous les dieux, tous les
rites, toutes les prières, tous les oracles! J'ai pé-
nétré dans l'antre de Trophonius, fils d'Apollon!
J'ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu'elles
portent sur les montagnes! j'ai subi les quatre-
vingts épreuves de Mithra! j'ai serré contre mon
cœur le serpent de Sabasius ! j 'ai reçu l'écharpe des
Cabires ! j 'ai lavé Cybèle aux flots des golfes cam-
paniens, et j'ai passé trois lunes dans les cavernes
de Samothrace!
DAMIS
riant bêtement:
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
DE SAINT-ANTOINE 125
APOLLONIUS
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des
neiges. Sur la plaine blanche, les hippopodes
aveugles cassent du bout de leurs pieds la plante
d'outre-mer.
DAMIS
Viens! c'est l'aurore. Le coq a chanté, le
cheval a henni, la voile est prête.
ANTOINE
Le coq n'a pas chanté! J'entends le grillon dans
les sables, et je vois la lune qui reste en place.
APOLLONIUS
Nous allons au Sud, derrière les montagnes et
les grands flots, chercher dans les parfums la raison
de l'amour. Tu humeras l'odeur du myrrhodion
qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps
dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras,
dormant sur les primevères, le lézard qui se ré-
veille tous les siècles quand tombe à sa maturité
l'escarboucle de son front. Les étoiles palpitent
comme des yeux, les cascades chantent comme
des lyres, des enivrements s'exhalent des rieurs
écloses; ton esprit s'élargira parmi les airs, et dans
ton cœur comme sur ta face.
126 LA TENTATION
DAMIS
Maître! il est temps! Le vent va se lever, les
hirondelles s'éveillent, la feuille du myrte est
envolée !
APOLLONIUS
Oui ! partons !
ANTOINE
Non! moi, je reste!
APOLLONIUS
Veux-tu que je t'enseigne où pousse la plante
Balis, qui ressuscite les morts ?
DAMIS
Demande-lui plutôt l'androdamas qui attire l'ar-
gent, le fer et l'airain!
ANTOINE
Oh! que je souffre! que je souffre!
DAMIS
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les
rugissements, les roucoulements!
APOLLONIUS
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dra-
gons, sur les hippocentaures et les dauphins!
DE SAINT-ANTOINE 127
ANTOINE
pleure.
Oh! oh! oh!
APOLLONIUS
Tu connaîtras les démons qui habitent les ca-
vernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui
remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
DAMIS
Serre ta ceinture! noue tes sandales!
APOLLONIUS
Je t'expliquerai la raison des formes divines,
pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis, Vénus
noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à
Paphos.
ANTOINE
joignant les mains:
Qu'ils s'en aillent! qu'ils s'en aillent l
APOLLONIUS
J'arracherai devant toi les armures des Dieux,
nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer la
Pythie !
ANTOINE
Au secours, Seigneur!
Il se précipite vers la croix.
ï28 LA TENTATION
APOLLONIUS
Quel est ton désir ? ton rêve ? Le temps seule-
ment d'y songer. . . .
ANTOINE
Jésus, Jésus, à mon aide!
APOLLONIUS
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus?
ANTOINE
Quoi ? Comment ?
APOLLONIUS
Ce sera lui! pas un autre! Il jettera sa cou-
ronne, et nous causerons face à face!
DAMIS
bas:
Dis que tu veux bien ! Dis que tu veux bien !
Antoine au pied de la croix, murmure des oraisons.
Damis tourne autour de lui, avec des gestes patelins.
Voyons, bon ermite, cher saint-Antoine ! homme
pur, homme illustre! homme qu'on ne saurait
assez louer ! Ne vous effrayez pas ; c'est une façon
de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n'em-
pêche nullement. . . .
DE SAINT-ANTOINE 129
APOLLONIUS
Laisse-le, Damis!
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses.
La terreur qu'il a des Dieux l'empêche de les com-
prendre; et il ravale le sien au niveau d'un roi
jaloux!
Toi, mon fils, ne me quitte pas!
Il s'approche à reculons du bord de la falaise, la
dépasse, et reste suspendu.
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la
terre, au delà des cieux, réside le monde des Idées,
tout plein du Verbe! D'un bond, nous franchirons
l'autre espace; et tu saisiras dans son infinité
l'Éternel, l'Absolu, l'Être! — Allons! donne-moi
la main! En marche!
Tous les deux, côte à côte, s'élèvent dans l'air,
doucement.
Antoine embrassant la croix, les regarde monter.
Ils disqaraissent.
E
ANTOINE
marchant lentement:
Celui-là vaut tout l'enfer!
Nabuchodonosor ne m'avait pas tant ébloui. La
reine de Saba ne m'a pas si profondément charmé.
Sa manière de parler des Dieux inspire l'envie de
les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la
fois, dans l'île d'Éléphantine, du temps de Dioclé-
tien. L'Empereur avait cédé aux Nomades un
grand pays, à condition qu'ils garderaient les fron-
tières ; et le traité fut conclu au nom des « Puis-
sances invisibles. » Car les Dieux de chaque peuple
étaient ignorés de l'autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occu-
paient les collines de sable qui bordent le fleuve.
On les apercevait tenant leurs idoles entre leurs
bras comme de grands enfants paralytiques; ou
bien naviguant au milieu des cataractes sur un tronc
de palmier, ils montraient de loin les amulettes de
leurs cous, les tatouages de leurs poitrines; — et
cela n'est pas plus criminel que la religion des
Grecs, des Asiatiques et des Romains!
Quand j'habitais le temple d'Héliopolis, j'ai sou-
130
LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE 131
vent considéré tout ce qu'il y a sur les murailles:
vautours portant des sceptres, crocodiles pinçant
des lyres, figures d'hommes avec des corps de ser-
pent, femmes à tête de vache prosternées devant
des dieux ithyphalliques ; et leurs formes surna-
turelles m'entraînaient vers d'autres mondes.
J'aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux
tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il
faut qu'elle contienne un esprit. L'âme des Dieux
est attachée à ses images. . . .
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent
séduire. Mais les autres . . . qui sont abjects ou
terribles, comment y croire ? . . .
**
Et il voit passer à ras du sol des feuilles, des pierres, \
des coquilles, des branches d'arbres, de vagues repré-
sentations d'animaux, puis des espèces de nains
hydropiques; ce sont des Dieux. Il éclate de rire.
Un autre rire part derrière lui; et Hilarion se pré-
sente — habillé en ermite, beaucoup plus grand que
tout à l'heure, colossal.
ANTOINE
n'est pas surpris de le revoir.
Qu'il faut être bête pour adorer cela!
HILARION
Oh! oui, extrêmement bête!
Alors défilent devant eux, des idoles de toutes les
132 LA TENTATION
nations et de tous les âges, en bois, en métal, en
granit, en plumes, en peaux cousues.
Les plus vieilles, antérieures au Déluge, disparais-
sent sous des goémons qui pendent comme des
crinières. Quelques-unes, trop longues pour leur
base, craquent dans leurs jointures et se cassent les
reins en marchant. D'autres laissent couler du sable
par les trous de leurs ventres.
Antoine et Hilarion s'amusent énormément. Ils
se tiennent les côtes à force de rire.
Ensuite, passent des idoles à profil de mouton. Elles
titubent sur leurs jambes cagneuses, en tr 'ouvrent
leurs paupières et bégayent comme des muets: « Bâ!
bâ! bâ! »
A mesure qu'elles se rapprochent du type humain,
elles irritent Antoine davantage. Il les frappe à
coups de poing, à coups de pied, s'acharne dessus.
Elles deviennent effroyables — avec de hauts
panaches, des yeux en boules, les bras terminés par
des griffes, des mâchoires de requin.
Et devant ces Dieux, on égorge des hommes sur des
autels de pierre; d'autres sont broyés dans des cuves,
écrasés sous des chariots, cloués dans des arbres. Il
y en a un, tout en fer rougi et à cornes de taureau, qui
dévore des enfants.
ANTOINE
Horreur !
HILARION
Mais les Dieux réclament toujours des supplices.
Le tien même a voulu. . . .
ANTOINE
pleurant:
Oh! n'achève pas, tais-toi!
DE SAINT-ANTOINE 133
L'enceinte des roches se change en une vallée. Un
troupeau de bœufs y pâture l'herbe rase.
Le pasteur qui les conduit observe un nuage; — et
jette dans l'air, d'une voix aiguë, des paroles impéra-
tives.
HILARION
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des
chants, de contraindre le roi du ciel à ouvrir la
nuée féconde.
ANTOINE
en riant:
Voilà un orgueil trop niais
HILARION
Pourquoi fais-tu des exorcismes ?
La vallée devient une mer de lait, immobile et sans
bornes.
Au milieu flotte un long berceau, composé par les
enroulements d'un serpent dont toutes les têtes,
s'inclinant à la fois, ombragent un dieu endormi sur
son corps.
Il est jeune, imberbe, plus beau qu'une fille et
couvert de voiles diaphanes. Les perles de sa tiare
brillent doucement comme des lunes, un chapelet
d'étoiles fait plusieurs tours sur sa poitrine; — et une
main sous la tête, l'autre bras étendu, il repose, d'un
air songeur et enivré.
Une femme accroupie devant ses pieds attend
qu'il se réveille.
134 LA TENTATION
HILARION
C'est la dualité primordiale des Brahkmanes,
— l'Absolu ne s'exprimant par aucune forme.
Sur le nombril du Dieu une tige de lotus a poussé ;
et, dans son calice, paraît un autre Dieu à trois
visages.
ANTOINE
Tiens, quelle invention!
HILARION
Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même
qu'une seule personne!
Les trois têtes s'écartent, et trois grands Dieux
paraissent.
Le premier, qui est rose, mord le bout de son orteil.
Le second, qui est bleu, agite quatre bras.
Le troisième, qui est vert, porte un collier de crânes
humains.
En face d'eux, immédiatement surgissent trois
Déesses, l'une enveloppée d'un réseau, l'autre offrant
une coupe, la dernière brandissant un arc.
Et ces Dieux, ces Déesses se décuplent, se multi-
plient. Sur leurs épaules poussent des bras, au bout
de leurs bras des mains tenant des étendards, des
haches, des boucliers, des épées, des parasols et des
tambours. Des fontaines jaillissent de leurs têtes,
des herbes descendent de leurs narines.
A cheval sur des oiseaux, bercés dans des palan-
quins, trônant sur des sièges d'or, debout dans des
niches d'ivoire, ils songent, voyagent, commandent,
boivent du vin, respirent des fleurs. Des danseuses
tournoient, des géants poursuivent des monstres;
DE SAINT-ANTOINE 135
à l'entrée des grottes des solitaires méditent. On ne
distingue pas les prunelles des étoiles, les nuages des
banderolles; des paons s'abreuvent à des ruisseaux
de poudre d'or, la broderie des pavillons se mêle
aux taches des léopards, des rayons colorés s'entre-
croisent sur l'air bleu, avec des flèches qui volent et
des encensoirs qu'on balance.
Et tout cela se développe comme une haute frise —
appuyant sa base sur les rochers, et montant jusque
dans le ciel.
ANTOINE
ébloui:
Quelle quantité ! que veulent-ils ?
HILARION
Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe
d'éléphant, c'est le Dieu solaire, l'inspirateur de
la sagesse.
Cet autre, dont les six têtes portent des tours
et les quatorze bras des javelots, c'est le prince
des armées, le Feu-dé vorateur.
Le vieillard chevauchant un crocodile va laver
sur le rivage les âmes des morts. Elles seront
tourmentées par cette femme noire aux dents pour-
ries, dominatrice des enfers.
Le chariot tiré par des cavales rouges, que con-
duit un cocher qui n'a pas de jambes, promène
en plein azur le maître du soleil. Le Dieu-lune
l'accompagne, dans une litière attelée de trois
gazelles.
A genoux sur le dos d'un perroquet, la déesse
136 LA TENTATION
de la Beauté présente à l'Amour, son fils, sa
mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute de
joie dans les prairies. Regarde! regarde! Coiffée
d'une mitre éblouissante, elle court sur les blés, sur
les flots, monte dans l'air, s'étale partout!
Entre ces Dieux siègent les Génies des vents,
des planètes, des mois, des jours, cent mille autres!
et leurs aspects sont multiples, leurs transforma-
tions rapides. En voilà un qui de poisson devient
tortue; il prend la hure d'un sanglier, la taille d'un
nain.
ANTOINE
Pour quoi faire ?
HILARION
Pour rétablir l'équilibre, pour combattre le mal.
Mais la vie s'épuise, les formes s'usent; et il leur
faut progresser dans les métamorphoses.
Tout à coup paraît
UN HOMME NU
assis au milieu du sable, les jambes croisées.
Un large halo vibre, suspendu derrière lui. Les
petites boucles de ses cheveux noirs, et à reflets d'azur,
contournent symétriquement une protubérance au
haut de son crâne. Ses bras, très-longs, descendent
droits contre ses flancs. Ses deux mains, les paumes
ouvertes, reposent à plat sur ses cuisses. Le dessous
de ses pieds offre l'image de deux soleils; et il reste
complètement immobile — en face d'Antoine et
DE SAINT-ANTOINE 137
d'Hilarion, — avec tous les Dieux à l'entour, éche-
lonnés sur les roches comme sur les gradins d'un cirque.
Ses lèvres s'entr'ouvrent ; et d'une voix profonde:
Je suis le maître de la grande aumône, le se-
cours des créatures, et aux croyants comme aux
profanes j'expose la loi.
Pour délivrer le monde, j'ai voulu naître parmi
les hommes. Les Dieux pleuraient quand je suis
parti.
J'ai d'abord cherché une femme comme il con-
vient: de race militaire, épouse d'un roi, très-
bonne, extrêmement belle, le nombril profond, le
corps ferme comme du diamant; et au temps de
la pleine lune, sans l'auxiliaire d'aucun mâle, je
suis entré dans son ventre.
J'en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles
s'arrêtèrent.
HILARION
murmure entre ses dents:
«Et quand ils virent l'étoile s'arrêter, ils con-
çurent un grande joie! »
Antoine regarde plus attentivement
LE BUDDHA
qui reprend:
Du fond de l'Himalaya, un religieux cente-
naire accourut pour me voir.
E2
138 LA TENTATION
HILARION
« Un homme appelé Siméon, qui ne devait pas
mourir avant d'avoir vu le Christ ! »
LE BUDDHA
On m'a mené dans les écoles. J'en savais plus
que les docteurs.
HILARION
«
. Au milieu des docteurs; et tous ceux
qui l'entendaient étaient ravis de sa sagesse. »
Antoine fait signe à Hilarion de se taire.
LE BUDDHA
Continuellement, j'étais à méditer dans les jar-
dins. Les ombres des arbres tournaient; mais
l'ombre de celui qui m'abritait ne tournait pas.
Aucun ne pouvait m'égaler dans la connais-
sance des écritures, l'énumération des atomes, la
conduite des éléphants, les ouvrages de cire, l'as-
tronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices
et tous les arts !
Pour me conformer à l'usage, j'ai pris une
épouse; — et je passais les jours dans mon palais
de roi, vêtu de perles, sous la pluie des parfums,
éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille
femmes, regardant mes peuples du haut de mes
terrasses, ornées de clochettes retentissantes.
DE SAINT-ANTOINE 139
Mais la vue des misères du monde me détour-
nait des plaisirs. J'ai fui.
J'ai mendié sur les routes, couvert de haillons
ramassés dans les sépulcres; et comme il y avait
un ermite très-savant, j'ai voulu devenir son
esclave; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.
Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute
langueur.
Puis, concentrant ma pensée dans une médita-
tion plus large, je connus l'essence des choses,
l'illusion des formes.
J'ai vidé promptement la science des Brahk-
manes. Ils sont rongés de convoitises sous leurs
apparences austères, se frottent d'ordures, cou-
chent sur des épines, croyant arriver au bonheur
par la voie de la mort!
HILARION
«Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race
de vipères ! »
LE BUDDHA
Moi aussi, j 'ai fait des choses étonnantes — ne
mangeant par jour qu'un seul grain de riz, et les
grains de riz dans ce temps-là n'étaient pas plus
gros qu'à présent; — mes poils tombèrent, mon
corps devint noir; mes yeux rentrés dans les
orbites semblaient des étoiles aperçues au fond d'un
puits.
Pendant six ans, je me suis tenu immobile,
140 LA TENTATION
exposé aux mouches, aux lions et aux serpents;
et les grands soleils, les grandes ondées, la neige,
la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout
cela, sans m'abriter même avec la main.
Les voyageurs qui passaient, me croyant mort,
me jetaient de loin des mottes de terre!
La tentation du Diable me manquait.
Je l'ai appelé.
Ses fils sont venus, — hideux, couverts d'écaillés,
nauséabonds comme des charniers, hurlant, sifflant,
beuglant, entre-choquant des armures et des os de
mort. Quelques-uns crachent des flammes par
les naseaux, quelques-uns font des ténèbres avec
leurs ailes, quelques-uns portent des chapelets de
doigts coupés, quelques-uns boivent du venin de
serpent dans le creux de leurs mains; ils ont des
têtes de porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes
sortes de figures inspirant le dégoût ou la terreur.
ANTOINE
à part:
J'ai enduré cela, autrefois!
LE BUDDHA
Puis il m'envoya ses filles — belles, bien fardées,
avec des ceintures d'or, les dents blanches comme
le jasmin, les cuisses rondes comme la trompe de
l'éléphant. Quelques-unes étendent les bras en
bâillant, pour montrer les fossettes de leurs coudes ;
quelques-unes clignent les yeux, quelques-unes
DE SAINT-ANTOINE 141
se mettent à rire, que]ques-unes entr'ouvrent leurs
vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des
matrones pleines d'orgueil, des reines avec une
grande suite de bagages et d'esclaves.
ANTOINE
à part:
Ah! lui aussi?
LE BUDDHA
Ayant vaincu le démon, j'ai passé douze ans à
me nourrir exclusivement de parfums ; — et comme
j'avais acquis les cinq vertus, les cinq facultés,
les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré
dans les quatre sphères du monde invisible, l'Intelli-
gence fut à moi! Je devins le Buddha!
Tous les Dieux s'inclinent; ceux qui ont plusieurs
têtes les baissent à la fois.
Il lève dans l'air sa haute main et reprend:
En vue de la délivrance des êtres, j'ai fait des
centaines de mille de sacrifices! J'ai donné aux
pauvres des robes de soie, des lits, des chars, des
maisons, des tas d'or et des diamants. J'ai donné
mes mains aux manchots, mes jambes aux boi-
teux, mes prunelles aux aveugles; j'ai coupé ma
tête pour les décapités. Au temps que j 'étais roi,
j'ai distribué des provinces; au temps que j'étais
brahkmane, je n'ai méprisé personne. Quand
j'étais un solitaire, j'ai dit des paroles tendres au
142 LA TENTATION
voleur qui m'égorgea. Quand j'étais un tigre, je
me suis laissé mourir de faim.
Et dans cette dernière existence, ayant prêché
la loi, je n'ai plus rien à faire. La grande période
est accomplie! Les hommes, les animaux, les
Dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les
grains de sable des Ganges avec les myriades de
myriades d'étoiles, tout va mourir; — et, jusqu'à
des naissances nouvelles, une flamme dansera sur
les ruines des mondes détruits!
Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancellent,
tombent en convulsions, et vomissent leurs existences.
Leurs couronnes éclatent, leurs étendards s'envolent.
Ils arrachent leurs attributs, leurs sexes, lancent par
dessus l'épaule les coupes où ils buvaient l'immortalité,
s'étranglent avec leurs serpents, s'évanouissent en
fumée; — et quand tout a disparu. . . .
HILARION
lentement:
Tu viens de voir la croyance de plusieurs
centaines de millions d'hommes!
Antoine est par terre, la figure dans ses mains.
Debout près de lui, et tournant le dos à la croix,
Hilarion le regarde.
Un assez long temps s'écoule.
Ensuite, paraît un être singulier, ayant une tête
d'homme sur un corps de poisson. Il s'avance droit
dans l'air, en battant le sable de sa queue; — et cette
figure de patriarche avec de petits bras fait rire
Antoine.
DE SAINT-ANTOINE 143
OANNÈS
d'une voix plaintive:
Respecte-moi! Je suis le contemporain des
origines.
J'ai habité le monde informe où sommeillaient
des bêtes hermaphrodites, sous le poids d'une atmo-
sphère opaque, dans la profondeur des ondes téné-
breuses, — quand les doigts, les nageoires et les
ailes étaient confondus, et que des yeux sans
tête flottaient comme des mollusques, parmi des
taureaux à face humaine et des serpents à pattes
de chien.
Sur l'ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée
comme un cerceau, étendait son corps de femme.
Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la
terre avec l'une, le ciel avec l'autre; et les deux
mondes pareils se contemplent mutuellement.
Moi, la première conscience du Chaos, j'ai surgi
de l'abîme pour durcir la matière, pour régler les
formes; et j'ai appris aux humains la pêche, les
semailles, l'écriture et l'histoire des Dieux.
Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent
du Déluge. Mais le désert s'agrandit autour d'eux,
le vent y jette du sable, le soleil les dévore ; — et je
meurs sur ma couche de limon, en regardant les
étoiles à travers l'eau. J'y retourne.
Il saute, et disparaît dans le Nil.
HILARION
C'est un ancien Dieu des Chaldéens !
\
144 LA TENTATION
ANTOINE
ironiquement:
Qu'étaient donc ceux de Babylone ?
HILARION
Tu peux les voir!
Et ils se trouvent sur la plate-forme d'une tour
quadrangulaire dominant six autres tours qui, plus
étroites à mesure qu'elles s'élèvent, forment une
monstrueuse pyramide. On distingue en bas une
grande masse noire, — la ville sans doute, — étalée
dans les plaines. L'air est froid, le ciel d'un bleu
sombre; des étoiles en quantité palpitent.
Au milieu de la plate-forme, se dresse une colonne
de pierre blanche. Des prêtres en robes de lin passent
et reviennent tout autour, de manière à décrire par
leurs évolutions un cercle en mouvement; et, la
tête levée, ils contemplent les astres.
HILARION
en désigne plusieurs à saint- Antoine.
Il y en a trente principaux. Quinze regardent
le dessus de la terre, quinze le dessous. A des
intervalles réguliers, un d'eux s'élance des régions
supérieures vers celles d'en bas, tandis qu'un autre
abandonne les inférieures pour monter vers les
sublimes.
Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux
mauvaises, trois ambiguës; tout dépend, dans le
DE SAINT-ANTOINE 145
monde, de ces feux éternels. D'après leur position
et leur mouvement on peut tirer des présages ; —
et tu foules l'endroit le plus respectable de la
terre. Pythagore et Zoroastre s'y sont rencontrés.
Voilà douze mille ans que ces hommes observent f
le ciel, pour mieux connaître les Dieux.
ANTOINE
Les astres ne sont pas Dieux.
HILARION
Oui! disent-ils; car les choses passent autour -f
de nous; le ciel, comme l'éternité, reste immuable!
ANTOINE
Il a un maître, pourtant.
HILARION
montrant la colonne:
Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le
Mâle! — L'Autre, qu'il féconde, est sous lui!
•
Antoine aperçoit un jardin, éclairé par des lampes.
Il est au milieu de la foule, dans une avenue de
cyprès. A droite et à gauche, des petits chemins
conduisent vers des cabanes établies dans un bois de
grenadiers, que défendent des treillages de roseaux.
Les hommes, pour la plupart, ont des bonnets poin-
tus avec des robes chamarrées comme le plumage des
paons. Il y a des gens du nord vêtus de peaux d'ours,
des nomades en manteau de laine brune, de pâles
146 LA TENTATION
Gangarides à longues boucles d'oreilles; et les rangs
comme les nations paraissent confondus, car des
matelots et des tailleurs de pierres coudoient des
princes portant des tiares d'escarboucles avec de
hautes cannes à pomme ciselée. Tous marchent
en dilatant les narines, recueillis dans le même désir.
De temps à autre, ils se dérangent pour donner pas-
sage à un long chariot couvert, traîné par des bœufs:
ou bien c'est un âne, secouant sur son dos une femme
empaquetée de voiles, et qui disparaît aussi vers les
cabanes.
Antoine a peur; il voudrait revenir en arrière.
Cependant une curiosité inexprimable l'entraîne.
Au pied des cyprès, des femmes sont accroupies
en ligne sur des peaux de cerf, toutes ayant pour
diadème une tresse de cordes. Quelques-unes,
magnifiquement habillées, appellent à haute voix les
passants. De plus timides cachent leur figure sous
leur bras, tandis que par derrière, une matrone, leur
mère sans doute, les exhorte. D'autres, la tête
enveloppée d'un châle noir et le corps entièrement nu,
semblent de loin des statues de chair. Dès qu'un
homme leur a jeté de l'argent sur les genoux, elles se
lèvent.
Et on entend des baisers sous les feuillages, —
quelquefois un grand cri aigu.
HILARION
Ce sont les vierges de Babylone qui se prosti-
tuent à la Déesse.
ANTOINE
Quelle déesse?
HILARION
La voilà!
DE SAINT-ANTOINE 147
Et il lui fait voir, tout au fond de l'avenue, sur le
seuil d'une grotte illuminée, un bloc de pierre re-
présentant l'organe sexuel d'une femme.
ANTOINE
Ignominie! quelle abomination de donner un
sexe à Dieu!
HILARION
Tu l'imagines bien comme une personne vi-
vante !
Antoine se retrouve dans les ténèbres.
Il aperçoit, en l'air, un cercle lumineux, posé sur
des ailes horizontales.
Cette espèce d'anneau entoure, comme une ceinture
trop lâche, la taille d'un petit homme coiffé d'une
mitre, portant une couronne à sa main, et dont la
partie inférieure du corps disparaît sous de grandes
plumes étalées en jupon.
C'est
ORMUZ
le dieu des Perses.
Il voltige en criant:
J'ai peur! J'entrevois sa gueule.
Je t'avais vaincu, Ahriman! Mais tu recom-
mences !
D'abord, te révoltant contre moi, tu as fait périr
l'aîné des créatures Kaiomortz, l'homme-Taureau.
Puis tu as séduit le premier couple humain, Mes-
chia et Meschiané; et tu as répandu les ténèbres
148 LA TENTATION
dans les cœurs, tu as poussé vers le ciel tes ba-
taillons.
J'avais les miens, le peuple des étoiles; et je
contemplais au-dessous de mon trône tous les
astres échelonnés.
Mithra, mon fils, habitait un lieu inaccessible.
Il y recevait les âmes, les en faisait sortir, et se
levait chaque matin pour épandre sa richesse.
La splendeur du firmament était reflétée par la
terre. Le feu brillait sur les montagnes, — image
de l'autre feu dont j'avais créé tous les êtres.
Pour le garantir des souillures, on ne brûlait pas
les morts. Le bec des oiseaux les emportait vers
le ciel.
J'avais réglé les pâturages, les labours, le bois
du sacrifice, la forme des coupes, les paroles qu'il
faut dire dans l'insomnie ; — et mes prêtres étaient
continuellement en prières, afin que l'hommage eût
l'éternité du Dieu. On se purifiait avec de l'eau,
on offrait des pains sur les autels, on confessait à
haute voix ses crimes.
Homa se donnait à boire aux hommes, pour
leur communiquer sa force.
Pendant que les génies du ciel combattaient les
démons, les enfants d'Iran poursuivaient les ser-
pents. Le Roi, qu'une cour innombrable servait à
genoux, figurait ma personne, portait ma coiffure.
Ses jardins avaient la magnificence d'une terre
céleste; et son tombeau le représentait égorgeant
un monstre, — emblème du Bien qui extermine
le Mal.
DE SAINT-ANTOINE 149
Car je devais un jour, grâce au temps sans
bornes, vaincre définitivement Ahriman.
Mais l'intervalle entre nous deux disparaît; la
nuit monte! A moi, les Amschaspands, les Izeds,
les Ferouers ! Au secours Mithra ! prends ton épée !
Caosyac, qui doit revenir pour la délivrance uni-
verselle, défends-moi! Comment? . . . Personne!
Ah! je meurs! Ahriman, tu es le maître!
Hilarion, derrière Antoine, retient un cri de joie —
et Ormuz plonge dans les ténèbres.
Alors paraît
LA GRANDE DIANE D'ÉPHÈSE
noire avec des yeux d'émail, les coudes aux flancs, les
avant-bras écartés, les mains ouvertes.
Des lions rampent sur ses épaules; des fruits, des
fleurs et des étoiles s'entre-croisent sur sa poitrine;
plus bas se développent trois rangées de mamelles;
et depuis le ventre jusqu'aux pieds, elle est prise
dans une gaîne étroite d'où s'élancent à mi-corps des
taureaux, des cerfs, des griffons et des abeilles. — On
l'aperçoit à la blanche lueur que fait un disque d'argent,
rond comme la pleine lune, posé derrière sa tête.
Où est mon temple?
Où sont mes amazones ?
Qu'ai-je donc . . . moi l'incorruptible, voilà qu'une
défaillance me prend!
Ses fleurs se fanent. Ses fruits trop mûrs se dé-
tachent. Les lions, les taureaux penchent leur cou;
les cerfs bavent épuisés; les abeilles, en bourdonnant,
meurent par terre.
i5o LA TENTATION
Elle presse, l'une après l'autre, ses mamelles.
Toutes sont vides! Mais sous un effort désespéré sa
gaîne éclate. Elle la saisit par le bas, comme le pan
d'une robe, y jette ses animaux, ses floraisons, — puis
rentre dans l'obscurité.
Et au loin, des voix murmurent, grondent, rugis-
sent, brament et beuglent. L'épaisseur de la nuit est
augmentée par des haleines. Les gouttes d'une
pluie chaude tombent.
ANTOINE
Comme c'est bon, le parfum des palmiers, le
frémissement des feuilles vertes, la transparence
des sources! Je voudrais me coucher tout à plat
sur la terre pour la sentir contre mon cœur ; et ma
vie se retremperait dans sa jeunesse éternelle !
Il entend un bruit de castagnettes et de cymbales;
et, au milieu d'une foule rustique, des hommes,
vêtus de tuniques blanches à bandes rouges, amènent
un âne, enharnaché richement, la queue ornée de
rubans, les sabots peints.
Une boîte, couverte d'une housse en toile jaune,
ballotte sur son dos entre deux corbeilles; l'une reçoit
les offrandes qu'on y place: œufs, raisins, poires et
fromages, volailles, petites monnaies; et la seconde
est pleine de roses, que les conducteurs de l'âne
effeuillent devant lui, tout en marchant.
Ils ont des pendants d'oreilles, de grands manteaux,
les cheveux nattés, les joues fardées; une couronne
d'olivier se ferme sur leur front par un médaillon à
figurine; des poignards sont passés dans leur ceinture;
et ils secouent des fouets à manche d'ébène, ayant trois
lanières garnies d'osselets.
Les derniers du cortège posent sur le sol, droit
comme un candélabre, un grand pin qui brûle par le
DE SAINT-ANTOINE 151
sommet, et dont les rameaux les plus bas ombragent
un petit mouton.
L'âne s'est arrêté. On retire la housse. Il y a, en
dessous, une seconde enveloppe de feutre noir. Alors,
un des hommes à tunique blanche se met à danser, en
jouant des crotales; un autre à genoux devant la
boîte bat du tambourin, et
LE PLUS VIEUX DE LA TROUPE
commence:
Voici la Bonne-Déesse, l'idéenne des mon-
tagnes, la grande-mère de Syrie! Approchez,
braves gens!
Elle procure la joie, guérit les malades, envoie
des héritages, et satisfait les amoureux.
C'est nous qui la promenons dans les campagnes
par beau et mauvais temps.
Souvent nous couchons en plein air, et nous
n'avons pas tous les jours de table bien servie.
Les voleurs habitent les bois. Les bêtes s'élancent
de leurs cavernes. Des chemins glissants bordent
les précipices. La voilà! la voilà!
Ils enlèvent la couverture; et on voit une boîte,
incrustée de petits cailloux.
Plus haute que les cèdres, elle plane dans l'éther
bleu. Plus vaste que le vent elle entoure le monde.
Sa respiration s'exhale par les naseaux des tigres;
sa voix gronde sous les volcans, sa colère est la
tempête; la pâleur de sa figure a blanchi la lune.
Elle mûrit les moissons, elle gonfle les écorces,
152 LA TENTATION
elle fait pousser la barbe. Donnez-lui quelque
chose, car elle déteste les avares !
La boîte s'entr'ouvre; et on distingue, sous un pa-
villon de soie bleue, une petite image de Cybèle —
étincelante de paillettes, couronnée de tours et assise
dans un char de pierre rouge, traîné par deux lions
la patte levée.
La foule se pousse pour voir.
L ARCHI-GALLE
continue:
Elle aime le retentissement des tympanons, le
trépignement des pieds, le hurlement des loups,
les montagnes sonores et les gorges profondes, la
fleur de l'amandier, la grenade et les figues vertes,
la danse qui tourne, les flûtes qui ronflent, la sève
sucrée, la larme salée, — du sang! A toi! à toi,
Mère des montagnes !
Ils se flagellent avec leurs fouets, et les coups réson-
nent sur leur poitrine; la peau des tambourins vibre
à éclater. Ils prennent leurs couteaux, se tailladent
les bras.
Elle est triste; soyons tristes! C'est pour lui
plaire qu'il faut souffrir! Par là, vos péchés vous
seront remis. Le sang lave tout; jetez-en les
gouttes, comme des fleurs! Elle demande celui
d'un autre — d'un pur!
L'archi-galle lève son couteau sur le mouton
DE SAINT-ANTOINE 153
ANTOINE
pris d'horreur:
N'égorgez pas l'agneau!
Un flot de pourpre jaillit.
Le prêtre en asperge la foule; et tous, — y compris
Antoine et Hilarion, — rangés autour de l'arbre qui
brûle, observent en silence les dernières palpitations
de la victime.
Du milieu des prêtres sort Une Femme, — exacte-
ment pareille à l'image enfermée dans la petite boîte.
Elle s'arrête, en apercevant Un Jeune Homme
coiffé d'un bonnet phrygien.
Ses cuisses sont revêtues d'un pantalon étroit, ou-
vert çà et là par des losanges réguliers que ferment
des nœuds de couleur. Il s'appuie du coude contre
une des branches de l'arbre, en tenant une flûte à la
main, dans une pose langoureuse.
CYBÈLE
lui entourant la taille de ses deux bras:
Pour te rejoindre, j'ai parcouru toutes les ré-
gions — et la famine ravageait les campagnes. Tu
m'as trompée! N'importe, je t'aime! Réchauffe
mon corps! unissons-nous!
ATYS
Le printemps ne reviendra plus, ô Mère éter-
nelle ! Malgré mon amour, il ne m'est pas possible
de pénétrer ton essence. Je voudrais me couvrir
d'une robe peinte, comme la tienne. J'envie tes
154 LA TENTATION
seins gonflés de lait, la longueur de tes cheveux,
tes vastes flancs d'où sortent les êtres. Que
ne suis-je toi! que ne suis-je femme! — Non,
jamais ! va-t'en ! Ma virilité me fait horreur !
Avec une pierre tranchante il s'émascule, puis se
met à courir furieux, en levant dans l'air son membre
coupé.
Les prêtres font comme le dieu, les fidèles comme les
prêtres. Hommes et femmes échangent leurs vête-
ments, s'embrassent; — et ce tourbillon de chairs
ensanglantées s'éloigne, tandis que les voix, durant
toujours, deviennent plus criardes et stridentes
comme celles qu'on entend aux funérailles.
Un grand catafalque tendu de pourpre, porte à son
sommet un lit d'ébène, qu'entourent des flambeaux et
des corbeilles en filigranes d'argent, où verdoient des
laitues, des mauves et du fenouil. Sur les gradins, du
haut en bas, des femmes sont assises, toutes habillées
de noir, la ceinture défaite, les pieds nus, en tenant
d'un air mélancolique de gros bouquets de fleurs.
Par terre, aux coins de l'estrade, des urnes en
albâtre pleines de myrrhe fument, lentement.
On distingue sur le lit le cadavre d'un homme. Dû
sang coule de sa cuisse. Il laisse pendre son bras; —
et un chien, qui hurle, lèche ses ongles.
La ligne des flambeaux trop pressés empêche de
voir sa figure ; et Antoine est saisi par une angoisse.
Il a peur de reconnaître quelqu'un.
Les sanglots des femmes s'arrêtent; et après un
intervalle de silence,
TOUTES
à la fois psalmodient:
Beau! beau! il est beau! Assez dormi, lève la
tête! Debout!
DE SAINT-ANTOINE 155
Respire nos bouquets! ce sont des narcisses et
des anémones, cueillis dans tes jardins pour te
plaire. Ranime-toi, tu nous fais peur!
Parle! Que te faut-il? Veux-tu boire du vin?
veux-tu coucher dans nos lits? veux-tu manger
des pains de miel qui ont la forme de petits
oiseaux ?
Pressons ses hanches, baisons sa poitrine!
Tiens! tiens! les sens-tu nos doigts chargés de
bagues qui courent sur ton corps, et nos lèvres qui
cherchent ta bouche, et nos cheveux qui balayent
tes cuisses, Dieu pâmé, sourd à nos prières!
Elles lancent des cris, en se déchirant le visage avec
les ongles, puis se taisent; — et on entend toujours
les hurlements du chien.
Hélas! hélas! Le sang noir coule sur sa chair
neigeuse! Voilà ses genoux qui se tordent; ses
côtes s'enfoncent. Les fleurs de son visage ont
mouillé la pourpre. Il est mort ! Pleurons ! Déso-
lons-nous !
Elles viennent, toutes à la file, déposer entre les
flambeaux leurs longues chevelures, pareilles de loin
à des serpents noirs ou blonds; — et le catafalque
s'abaisse doucement jusqu'au niveau d'une grotte, un
sépulcre ténébreux qui bâille par derrière.
Alors
UNE FEMME
s'incline sur le cadavre.
Ses cheveux, qu'elle n'a pas coupés, l'enveloppent
de la tête aux talons. Elle verse tant de larmes que
156 LA TENTATION
sa douleur ne doit pas être comme celle des autres,
mais plus qu'humaine, infinie.
Antoine songe à la mère de Jésus.
Elle dit:
Tu t'échappais de l'Orient; et tu me prenais
dans tes bras toute frémissante de rosée, ô Soleil!
Des colombes voletaient sur l'azur de ton man-
teau, nos baisers faisaient des brises dans les
feuillages; et je m'abandonnais à ton amour, en
jouissant du plaisir de ma faiblesse.
Hélas! hélas! Pourquoi allais-tu courir sur les
montagnes ?
A l'équinoxe d'automne un sanglier t'a blessé!
Tu es mort ; et les fontaines pleurent, les arbres
se penchent. Le vent d'hiver siffle dans les brous-
sailles nues.
Mes yeux vont se clore, puisque les ténèbres te
couvrent. Maintenant, tu habites l'autre côté du
monde, près de ma rivale plus puissante.
O Persephone, tout ce qui est beau descend
vers toi, et n'en revient plus!
Pendant qu'elle parlait, ses compagnes ont pris le
mort pour le descendre au sépulcre. Il leur reste
dans les mains. Ce n'était qu'un cadavre de cire.
Antoine en éprouve comme un soulagement.
Tout s'évanouit; — et la cabane, les rochers, la
croix sont reparus.
Cependant il distingue de l'autre côté du Nil, Une
Femme — debout au milieu du désert.
Elle garde dans sa main le bas d'un long voile noir
qui lui cache la figure, tout en portant sur le bras
DE SAINT-ANTOINE 157
gauche un petit enfant qu'elle allaite. A son côté, un
grand singe est accroupi sur le sable.
Elle lève la tête vers le ciel; — et malgré la distance
on entend sa voix.
ISIS
O Neith, commencement des choses! Ammon,
seigneur de l'éternité, Ptha, démiurge, Thoth son
intelligence, dieux de l'Amenthi, triades particu-
lières des Nomes, éperviers dans l'azur, sphinx au
bord des temples, ibis debout entre les cornes des
bœufs, planètes, constellations, rivages, murmures
du vent, reflets de la lumière, apprenez-moi où se
trouve Osiris!
Je l'ai cherché par tous les canaux et tous les
lacs, — plus loin encore, jusqu'à Byblos la phéni-
cienne. Anubis, les oreilles droites, bondissait au-
tour de moi, jappant, et fouillant de son museau
les touffes des tamarins. Merci, bon Cynocéphale,
merci!
Elle donne au singe, amicalement, deux ou trois
petites claques sur la tête.
Le hideux Typhon au poil roux l'avait tué,
mis en pièces! Nous avons retrouvé tous ses
membres. Mais je n'ai pas celui qui me rendait
féconde !
Elle pousse des lamentations aiguës.
ANTOINE
est pris de fureur. Il lui jette des cailloux, en l'injuriant.
Impudique! va-t'en, va-t'en!
158 LA TENTATION
HILARION
Respecte-la ! C'était la religion de tes aïeux ! tu
as porté ses amulettes dans ton berceau.
ISIS
Autrefois, quand revenait l'été, l'inondation
chassait vers le désert les bêtes impures. Les
digues s'ouvraient, les barques s'entre-choquaient,
la terre haletante buvait le fleuve avec ivresse.
Dieu à cornes de taureau tu t'étalais sur ma poi-
trine — et on entendait le mugissement de la vache
éternelle !
Les semailles, les récoltes, le battage des grains
et les vendanges se succédaient régulièrement,
d'après l'alternance des saisons. Dans les nuits
toujours pures, de larges étoiles rayonnaient. Les
jours étaient baignés d'une invariable splendeur.
On voyait, comme un couple royal, le Soleil et la
Lune à chaque côté de l'horizon.
Nous trônions tous les deux dans un monde
plus sublime, monarques-jumeaux, époux dès le
sein de l'éternité, — lui, tenant un sceptre à tête
de concoupha, moi un sceptre à fleur de lotus,
debout l'un et l'autre, les mains jointes; — et les
écroulements d'empire ne changeaient pas notre
attitude.
L'Egypte s'étalait sous nous, monumentale et
sérieuse, longue comme le corridor d'un temple,
avec des obélisques à droite, des pyramides à
gauche, son labyrinthe au milieu, — et partout des
DE SAINT-ANTOINE 159
avenues de monstres, des forêts de colonnes, de
lourds pylônes flanquant des portes qui ont à
leur sommet le globe de la terre entre deux ailes.
Les animaux de son zodiaque se retrouvaient
dans ses pâturages, emplissaient de leurs formes
et de leurs couleurs son écriture mystérieuse. Divi-
sée en douze régions comme l'année l'est en douze
mois, — chaque mois, chaque jour ayant son dieu,
— elle reproduisait l'ordre immuable du ciel; et
l'homme en expirant ne perdait pas sa figure;
mais, saturé de parfums, devenu indestructible, il
allait dormir pendant trois mille ans dans une
Egypte silencieuse.
Celle-là, plus grande que l'autre, s'étendait sous
la terre.
On y descendait par des escaliers conduisant
à des salles où étaient reproduites les joies des
bons, les tortures des méchants, tout ce qui a
lieu dans le troisième monde invisible. Rangés le
long des murs, les morts dans des cercueils peints
attendaient leur tour; et l'âme exempte des migra-
tions continuait son assoupissement jusqu'au ré-
veil d'une autre vie.
Osiris, cependant, revenait me voir quelque-
fois. Son ombre m'a rendu mère d'Harpocrate.
Elle contemple l'enfant.
C'est lui! Ce sont ses yeux; ce sont ses che-
veux, tressés en cornes de bélier! Tu recommen-
ceras ses oeuvres. Nous refleurirons comme des
160 LA TENTATION
lotus. Je suis toujours la grande Isis! nul encore
n'a soulevé mon voile ! Mon fruit est le soleil !
Soleil du printemps, des nuages obscurcissent ta
face! L'haleine de Typhon dévore les pyramides.
J'ai vu, tout à l'heure, le sphinx s'enfuir. Il
galopait comme un chacal.
Je cherche mes prêtres, — mes prêtres en man-
teau de lin, avec de grandes harpes, et qui
portaient une nacelle mystique, ornée de patères
d'argent. Plus de fêtes sur les lacs ! plus d'illu-
minations dans mon delta ! plus de coupes de lait
à Philae! Apis, depuis longtemps, n'a pas reparu.
Egypte! Egypte! tes grands Dieux immobiles
ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux,
et le vent qui passe sur le désert roule la cendre
de tes morts ! — Anubis, gardien des ombres, ne
me quitte pas!
Le cynocéphale s'est évanoui.
Elle secoue son enfant.
Mais . . . qu'as-tu ? ... tes mains sont froides, ta
tête retombe!
Harpocrate vient de mourir.
Alors elle pousse dans l'air un cri tellement aigu,
funèbre et déchirant, qu'Antoine y répond par un
autre cri, en ouvrant ses bras pour la soutenir.
Elle n'est plus là. Il baisse la figure, écrasé de
honte.
Tout ce qu'il vient de voir se confond dans son
esprit. C'est comme l'étourdissement d'un voyage,
*r le malaise d'une ivresse. Il voudrait haïr; et ce-
DE SAINT-ANTOINE 161
pendant une pitié vague amollit son cœur. Il se
met à pleurer abondamment.
HILARION
Qui donc te rend triste ?
ANTOINE
après avoir cherché en lui-même, longtemps:
Je pense à toutes les âmes perdues par ces faux
Dieux !
HILARION
Ne trouves-tu pas qu'ils ont . . . quelquefois . . .
comme des ressemblances avec le vrai ?
ANTOINE
C'est une ruse du Diable pour séduire mieux
les fidèles. Il attaque les forts par le moyen de
l'esprit, les autres avec la chair.
HILARION
Mais la luxure, dans ses fureurs, a le désinté-
ressement de la pénitence. L'amour frénétique du
corps en accélère la destruction, — et proclame par
sa faiblesse l'étendue de l'impossible.
ANTOINE
Qu'est-ce que cela me fait à moi! Mon cœur se
soulève de dégoût devant ces Dieux bestiaux, occu-
pés toujours de carnages et d'incestes!
F
i6a LA TENTATION
HILARION
Rappelle-toi dans l'Écriture toutes les choses
qui te scandalisent, parce que tu ne sais pas les
comprendre. De même, ces Dieux, sous leurs
formes criminelles, peuvent contenir la vérité.
Il en reste à voir. Détourne-toi!
ANTOINE
Non! non! c'est un péril!
HILARION
Tu voulais tout à l'heure les connaître. Est-ce
que ta foi vacillerait sous des mensonges? Que
crains-tu ?
Les rochers en face d'Antoine sont devenus une
montagne.
Une ligne de nuages la coupe à mi-hauteur; et
au-dessus apparaît une autre montagne, énorme,
toute verte, que creusent inégalement des vallons et
portant au sommet, dans un bois de lauriers, un
palais de bronze à tuiles d'or avec des chapiteaux
d'ivoire.
Au milieu du péristyle, sur un trône, Jupiter,
colossal et le torse nu, tient la victoire d'une main, la
foudre dans l'autre; et son aigle, entre ses jambes,
dresse la tête.
Junon, auprès de lui, roule ses gros yeux, sur-
montés d'un diadème d'où s'échappe comme une
vapeur un voile flottant au vent.
Par derrière, Minerve, debout sur un piédestal,
s'appuie contre sa lance. La peau de la gorgone lui
couvre la poitrine; et un péplos de lin descend à plis
DE SAINT-ANTOINE 163
réguliers jusqu'aux ongles de ses orteils. Ses yeux
glauques, qui brillent sous sa visière, regardent au
loin, attentivement.
A la droite du palais, le vieillard Neptune che-
vauche un dauphin battant de ses nageoires un grand
azur qui est le ciel ou la mer, car la perspective de
l'Océan continue l'éther bleu; les deux éléments se
confondent.
De l'autre côté, Pluton farouche, en manteau
couleur de la nuit, avec une tiare de diamants et un
sceptre d'ébène, est au milieu d'une île entourée par
les circonvolutions du Styx; — et ce fieuvre d'ombre
va se jeter dans les ténèbres, qui font sous la falaise un
grand trou noir, un abîme sans formes.
Mars, vêtu d'airain, brandit d'un air furieux son
bouclier large et son épée.
Hercule, plus bas, le contemple, appuyé sur sa
massue.
Apollon, la face rayonnante, conduit, le bras
droit allongé, quatre chevaux blancs qui galopent;
et Cérès, dans un chariot que traînent des bœufs,
s'avance vers lui une faucille à la main.
Bacchus vient derrière elle, sur un char très-bas,
mollement tiré par des lynx. Gras, imberbe et des
pampres au front, il passe en tenant un cratère d'où
déborde du vin. Silène, à ses côtés, chancelle sur un
âne. Pan aux oreilles pointues souffle dans la syrinx ;
les Mimallonéides frappent des tambours, les Ménades
jettent des fleurs, les Bacchantes tournoient la tête en
arrière, les cheveux répandus.
Diane, la tunique retroussée, sort du bois avec ses
nymphes.
Au fond d'une caverne, Vulcain bat le fer entre
les Cabires; çà et là les vieux Fleuves, accoudés
sur des pierres vertes, épanchent leurs urnes; les
Muses debout chantent dans les vallons.
Les Heures, de taille égale, se tiennent par la main;
et Mercure est posé obliquement sur un arc-en-
164 LA TENTATION
ciel, avec son caducée, ses talonnières et son
pétase.
Mais en haut de l'escalier des Dieux, parmi des
nuages doux comme des plumes et dont les volutes
en tournant laissent tomber des roses, Vénus-
Anadvomène se regarde dans un miroir; ses
prunelles glissent langoureusement sous ses paupières
un peu lourdes.
Elle a de grands cheveux blonds qui se déroulent sur
ses épaules, les seins petits, la taille mince, les han-
ches évasées comme le galbe des lyres, les deux cuisses
toutes rondes, des fossettes autour des genoux et les
pieds délicats ; non loin de sa bouche un papillon vol-
tige. La splendeur de son corps fait autour d'elle un
halo de nacre brillante; et tout le reste de l'Olympe
est baigné dans une aube vermeille, qui gagne in-
sensiblement les hauteurs du ciel bleu.
ANTOINE
Ah! ma poitrine se dilate. Une joie que je ne
connaissais pas me descend jusqu'au fond de
l'âme ! Comme c'est beau! comme c'est beau!
HILARION
Ils se penchaient du haut des nuages pour con-
duire les épées; on les rencontrait au bord des
chemins, on les possédait dans sa maison ; — et
cette familiarité divinisait la vie.
Elle n'avait pour but que d'être libre et belle.
Les vêtements larges facilitaient la noblesse des
attitudes. La voix de l'orateur, exercée par la mer,
battait à flots sonores les portiques de marbre.
L'éphèbe, frotté d'huile, luttait tout nu en plein
DE SAINT-ANTOINE 165
soleil. L'action la plus religieuse était d'exposer
des formes pures.
Et ces hommes respectaient les épouses, les
vieillards, les suppliants. Derrière le temple d'Her-
cule, il y avait un autel à la Pitié.
On immolait des victimes avec des fleurs autour
des doigts. Le souvenir même se trouvait exempt
de la pourriture des morts. Il n'en restait qu'un
peu de cendres. L'âme, mêlée à l'éther sans
bornes, était partie vers les Dieux!
Se penchant à l'oreille d'Antoine:
Et ils vivent toujours! L'empereur Constantin
adore Apollon. Tu retrouveras la Trinité dans les
mystères de Samothrace, le baptême chez Isis,
la rédemption chez Mithra, le martyr d'un Dieu
aux fêtes de Bacchus. Proserpine est la Vierge!
. . . Aristée, Jésus!
ANTOINE
reste les yeux baissés; puis tout à coup il répète le
symbole de Jérusalem, — comme il s'en souvient, —
en poussant à chaque phrase un long soupir:
Je crois en un seul Dieu, le Père, — et en un
seul Seigneur, Jésus-Christ, — fils premier-né de
Dieu, — qui s'est incarné et fait homme, — qui a
été crucifié — et enseveli, — qui est monté au
ciel, — qui viendra pour juger les vivants et les
morts — dont le royaume n'aura pas de fin ; —
et à un seul Saint-Esprit, — et à un seul bap-
i66 LA TENTATION
tême de repentance, — et à une seule sainte Église
catholique, — et à la résurrection de la chair, — et
à la vie éternelle!
Aussitôt la croix grandit, et perçant les nuages elle
projette une ombre sur le ciel des Dieux.
Tous pâlissent. L'Olympe a remué.
Antoine distingue contre sa base, à demi perdus
dans les cavernes, ou soutenant les pierres de leurs
épaules, de vastes corps enchaînés. Ce sont les
Titans, les Géants, les Hécatonchires, les Cyclopes
UNE VOIX
s'élève indistincte et formidable, — comme la rumeur
des flots, comme le bruit des bois sous la tempête,
comme le mugissement du vent dans les précipices:
Nous savions cela, nous autres! Les Dieux
doivent finir. Uranus fut mutilé par Saturne,
Saturne par Jupiter. Il sera lui-même anéanti.
Chacun son tour; c'est le destin!
et, peu à peu, ils s'enfoncent dans la montagne, dispa-
raissent.
Cependant les tuiles du palais d'or s'envolent.
JUPITER
est descendu de son trône. Le tonnerre, à ses pieds,
fume comme un tison près de s'éteindre ; — et l'aigle,
allongeant le cou, ramasse avec son bec ses plumes qui
tombent.
Je ne suis donc plus le maître des choses,
très-bon, très-grand, dieu des phratries et des
DE SAINT-ANTOINE 167
peuples grecs, aïeul de tous les rois, Agamemnon
du ciel!
Aigle des apothéoses, quel souffle de l'Erèbe
t'a repoussé jusqu'à moi ? ou, t'envolant du champ
de Mars, m'apportes-tu l'âme du dernier des
empereurs ?
Je ne veux plus de celles des hommes! Que la
Terre les garde, et qu'ils s'agitent au niveau de sa
bassesse. Ils ont maintenant des coeurs d'esclaves,
oublient les injures, les ancêtres, le serment; et
partout triomphent la sottise des foules, la médio-
crité de l'individu, la hideur des races!
Sa respiration lui soulève les côtes à les briser, et il
tord ses poings. Hébé en pleurs lui présente une
coupe. Il la saisit.
Non! non! Tant qu'il y aura, n'importe où,
une tête enfermant la pensée, qui haïsse le désordre
et conçoive la Loi, l'esprit de Jupiter vivra!
Mais la coupe est vide.
Il la penche lentement sur l'ongle de son doigt.
Plus une goutte ! Quand l'ambroisie défaille, les
Immortels s'en vont!
Elle glisse de ses mains; et il s'appuie contre une
colonne, se sentant mourir.
JUNON
Il ne fallait pas avoir tant d'amours! Aigle,
taureau, cygne, pluie d'or, nuage et flamme, tu
168 LA TENTATION
as pris toutes les formes, égaré ta lumière dans
tous les éléments, perdu tes cheveux sur tous les
lits ! Le divorce est irrévocable cette fois, — et
notre domination, notre existence dissoute!
Elle s'éloigne dans l'air.
MINERVE
n'a plus sa lance; et des corbeaux, qui nichaient dans
les sculptures de la frise, tournent autour d'elle,
mordent son casque.
Laissez-moi voir si mes vaisseaux, fendant la
mer brillante, sont revenus dans mes trois ports,
pourquoi les campagnes se trouvent désertes, et ce
que font maintenant les filles d'Athènes.
Au mois d'Hécatombéon, mon peuple entier se
portait vers moi, conduit par ses magistrats et par
ses prêtres. Puis s'avançaient en robes blanches
avec des chitons d'or, les longues files des vierges
tenant des coupes, des corbeilles, des parasols;
puis, les trois cents bœufs du sacrifice, des vieil-
lards agitant des rameaux verts, des soldats entre-
choquant leurs armures, des éphèbes chantant
des hymnes, des joueurs de flûte, des joueurs de
lyre, des rhapsodes, des danseuses ; — enfin, au
mât d'une trirème marchant sur des roues, mon
grand voile brodé par des vierges, qu'on avait nour-
ries pendant un an d'une façon particulière; et
quand il s'était montré dans toutes les rues, toutes
les places et devant tous les temples, au milieu du
cortège psalmodiant toujours, il montait pas à
DE SAINT-ANTOINE 169
pas la colline de l'Acropole, frôlait les Propylées, et
entrait au Parthénon.
Mais un trouble me saisit, moi, l'industrieuse!
Comment, comment, pas une idée! Voilà que je
tremble plus qu'une femme.
Elle aperçoit une ruine derrière elle, pousse un cri,
et frappée au front, tombe par terre à la renverse.
HERCULE
a rejeté sa peau de lion; et s'appuyant des pieds,
bombant son dos, mordant ses lèvres, il fait des efforts
démesurés pour soutenir l'Olympe qui s'écroule.
J'ai vaincu les Cercopes, les Amazones et les
Centaures. J'ai tué beaucoup de rois. J'ai cassé
la corne d'Achéloiïs, un grand fleuve. J'ai coupé
des montagnes, j'ai réuni des océans. Les pays
esclaves, je les délivrais; les pays vides, je les
peuplais. J'ai parcouru les Gaules. J'ai traversé
le désert où l'on a soif. J 'ai défendu les Dieux, et
je me suis dégagé d'Omphale. Mais l'Olympe est
trop lourd. Mes bras faiblissent. Je meurs!
Il est écrasé sous les décombres.
PLUTON
C'est ta faute, Amphytrionade ! Pourquoi es-tu
descendu dans mon empire?
Le vautour qui mange les entrailles de Tityos
releva la tête, Tantale eut la lèvre mouillée, la
roue dTxion s'arrêta.
Cependant, les Kères étendaient leurs ongles pour
F2
170 LA TENTATION
retenir les âmes ; les Furies en désespoir tordaient
les serpents de leurs chevelures; et Cerbère,
attaché par toi avec une chaîne, râlait, en bavant
de ses trois gueules.
Tu avais laissé la porte entr'ouverte. D'autres
sont venus. Le jour des hommes a pénétré le
Tartare !
Il sombre dans les ténèbres.
NEPTUNE
Mon trident ne soulève plus de tempêtes. Les
monstres qui faisaient peur sont pourris au fond
des eaux.
Amphitrite, dont les pieds blancs couraient sur
l'écume, les vertes Néréides qu'on distinguait à
l'horizon, les Sirènes écailleuses arrêtant les navires
pour conter des histoires, et les vieux Tritons qui
soufflaient dans les coquillages, tout est mort! La
gaieté de la mer a disparu !
Je n'y survivrai pas! Que le vaste Océan me
recouvre !
Il s'évanouit dans l'azur.
DIANE
habillée de noir, et au milieu de ses chiens devenus
des loups:
L'indépendance des grands bois m'a grisée,
avec la senteur des fauves et l'exhalaison des ma-
récages. Les femmes, dont je protégeais les gros-
DE SAINT-ANTOINE 171
sesses, mettent au monde des enfants morts. La
lune tremble sous l'incantation des sorcières. J'ai
des désirs de violence et d'immensité. Je veux
boire des poisons, me perdre dans les vapeurs,
dans les rêves ! . . .
Et un nuage qui passe l'emporte.
MARS
tête nue, ensanglanté:
D'abord j'ai combattu seul, provoquant par des
injures toute une armée, indifférent aux patries et
pour le plaisir du carnage.
Puis, j 'ai eu des compagnons. Ils marchaient au
son des flûtes, en bon ordre, d'un pas égal, respi-
rant par-dessus leurs boucliers, l'aigrette haute, la
lance oblique. On se jetait dans la bataille avec
de grands cris d'aigle. La guerre était joyeuse
comme un festin. Trois cents hommes s'opposè-
rent à toute l'Asie.
Mais ils reviennent, les Barbares! et par
myriades, par millions! Puisque le nombre, les
machines et la ruse sont plus forts, mieux vaut
finir comme un brave!
Il se tue.
VULCAIN
essuyant avec une éponge ses membres en sueur:
Le monde se refroidit. Il faut chauffer les
sources, les volcans et les fleuves qui roulent des
i72 LA TENTATION
métaux sous la terre ! — Battez plus dur ! à pleins
bras! de toutes vos forces!
Les Cabires se blessent avec leurs marteaux, s'aveu-
glent avec les étincelles, et, marchant à tâtons,
s'égarent dans l'ombre.
CÉRÈS
debout dans son char, qui est emporté par des roues
ayant des ailes à leur moyeu:
Arrête ! arrête !
On avait bien raison d'exclure les étrangers, les
athées, les épicuriens et les chrétiens ; Le mystère
de la corbeille est dévoilé, le sanctuaire profané,
tout est perdu!
Elle descend sur une pente rapide, — désespérée,
criant, s'arrachant les cheveux.
Ah! mensonge! Daïra ne m'est pas rendue!
L'airain m'appelle vers les morts. C'est un autre
Tartare! On n'en revient pas. Horreur!
L'abîme l'engouffre.
BACCHUS
riant, frénétiquement:
Qu'importe! la femme de l'Archonte est mon
épouse ! La loi même tombe en ivresse. A moi le
chant nouveau et les formes multiples!
Le feu qui dévora ma mère coule dans mes
veines. Qu'il brûle plus fort, dussé-je périr!
DE SAINT-ANTOINE 173
Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à
vous, Bacchantes! je me livre à vous, Bacchants!
et la vigne s'enroulera au tronc des arbres ! Hurlez,
dansez, tordez-vous! Déliez le tigre et l'esclave! à
dents féroces, mordez la chair!
Et Pan, Silène, les Satyres, les Bacchantes, les Mi-
mallonéides et les Ménades, avec leurs serpents, leurs
flambeaux, leurs masques noirs, se jettent des fleurs,
découvrent un phallus, le baisent, — secouent les
tympanons, frappent leurs tyrses, se lapident avec
des coquillages, croquent des raisins, étranglent un
bouc, et déchirent Bacchus.
APOLLON
fouettant ses coursiers, et dont les cheveux blanchis
s'envolent:
J'ai laissé derrière moi Délos la pierreuse, telle-
ment pure que tout maintenant y semble mort ; et
je tâche de joindre Delphes avant que sa vapeur
inspiratrice ne soit complètement perdue. Les
mulets broutent son laurier. La Pythie égarée ne
se retrouve pas.
Par une concentration plus forte, j'aurai des
poëmes sublimes, des monuments éternels ; et toute
la matière sera pénétrée des vibrations de ma
cithare !
Il en pince les cordes. Elles éclatent, lui cinglent la
figure. Il la rejette; et battant son quadrige avec
fureur:
Non! assez des tonnes! Plus loin encore!
Tout au sommes ! Dans l'idée pure !
i74 LA TENTATION
Mais les chevaux, reculant, se cabrent, brisent le
char; et empêtré par les morceaux du timon, l'em-
mêlement des harnais, il tombe vers l'abîme, la tête
en bas.
Le ciel s'est obscurci.
VÉNUS
violacée par le froid, grelotte.
Je faisais avec ma ceinture tout l'horizon de
l'HeUénie.
Ses champs brillaient des roses de mes joues, ses
rivages étaient découpés d'après la forme de mes
lèvres; et ses montagnes, plus blanches que mes
colombes, palpitaient sous la main des statuaires.
On retrouvait mon âme dans l'ordonnance des
fêtes, l'arrangement des coiffures, le dialogue des
philosophes, la constitution des républiques. Mais
j'ai trop chéri les hommes! C'est l'Amour qui m'a
déshonorée !
Elle se renverse en pleurant.
Le monde e'st abominable. L'air manque à ma
poitrine !
0 Mercure, inventeur de la lyre et conducteur
des âmes, emporte-moi!
Elle met un doigt sur sa bouche, et décrivant une
immense parabole, tombe dans l'abîme.
On n'y voit plus. Les ténèbres sont complètes.
Cependant il s'échappe des prunelles d'Hilarion
comme deux flèches rouges.
DE SAINT-ANTOINE 175
ANTOINE
remarque enfin sa haute taille.
Plusieurs fois déjà, pendant que tu parlais, tu
m'as semblé grandir; — et ce n'était pas une illu-
sion. Comment ? explique-moi. ... Ta personne
m'épouvante !
Des pas se rapprochent.
Qu'est-ce donc?
HILARION
étend son bras.
Regarde !
Alors, sous un pâle rayon de lune, Antoine dis-
tingue une interminable caravane qui défile sur la
crête des roches ; — et chaque voyageur, l'un après
l'autre, tombe de la falaise dans le gouffre.
Ce sont d'abord les trois grands Dieux de Samo-
thrace, Axieros, Axiokeros, Axiokersa, réunis en fais-
ceau, masqués de pourpre et levant leurs mains.
Esculape s'avance d'un air mélancolique, sans
même voir Samos et Télesphore, qui le questionnent
avec angoisse. Sosipolis éléen, à forme de python,
roule ses anneaux vers l'abîme. Doespœné, par
vertige, s'y lance elle-même. Britomartis, hurlant
de peur, se cramponne aux mailles de son filet. Les
Centaures arrivent au grand galop, et déboulent
pêle-mêle dans le trou noir.
Derrière eux, marche en boitant la troupe lamen-
table des Nymphes. Celles des prairies sont couvertes
de poussière, celles des bois gémissent et saignent,
blessées par la hache des bûcherons.
176 LA TENTATION
Les Gelludes, les Stryges, les Empuses, toutes les
déesses infernales, en confondant leurs crocs, leurs
torches, leurs vipères, forment une pyramide ; — et
au sommet, sur une peau de vautour, Eurynome,
bleuâtre comme les mouches à viande, se dévore les
bras.
Puis, dans un tourbillon disparaissent à la fois:
Orthia la sanguinaire, Hymnie d'Orchomène, la
Laphria des Patréens, Aphia d'Égine, Bendis de
Thrace, Stymphaiia à cuisse d'oiseau. Triopas, au
lieu de trois prunelles, n'a plus que trois orbites.
Erichtonius, les jambes molles, rampe comme un
cul-de-jatte sur ses poignets.
HILARION
Quel bonheur, n'est-ce pas, de les voir tous
dans l'abjection et l'agonie! Monte avec moi sur
cette pierre ; et tu seras comme Xerxès, passant en
revue son armée.
Là-bas, très-loin, au milieu des brouillards,
aperçois-tu ce géant à barbe blonde qui laisse
tomber un glaive rouge de sang? c'est le Scythe
Zalmoxis, entre deux planètes: Artimpasa —
Vénus, et Orsiloché — la Lune.
Plus loin, émergeant des nuages pâles, sont les
Dieux qu'on adorait chez les Cimmériens, au delà
même de Thulé!
Leurs grandes salles étaient chaudes; et à la
lueur des épées nues tapissant la voûte, ils bu-
vaient de l'hydromel dans des cornes d'ivoire. Ils
mangeaient le foie de la baleine dans des plats de
cuivre battus par des démons; ou bien, ils écou-
DE SAINT-ANTOINE 177
taient les sorciers captifs faisant aller leurs mains
sur les harpes de pierre.
Ils sont las ! ils ont froid ! La neige alourdit leurs
peaux d'ours, et leurs pieds se montrent par les
déchirures de leurs sandales.
Ils pleurent les prairies, où sur des tertres de
gazon ils reprenaient haleine dans la bataille, les
longs navires dont la proue coupait les monts de
glace, et les patins qu'ils avaient pour suivre l'orbe
des pôles, en portant au bout de leurs bras tout
le firmament qui tournait avec eux.
Une rafale de givre les enveloppe.
Antoine abaisse son regard d'un autre côté.
Et il aperçoit, — se détachant en noir sur un fond
rouge, — d'étranges personnages, avec des menton-
nières et des gantelets, qui se renvoient des balles,
sautent les uns par-dessus les autres, font des
grimaces, dansent frénétiquement.
«
HILARION
Ce sont les Dieux de l'Étrurie, les innombrables
iEsars.
Voici Tagès, l'inventeur des augures. Il essaye
avec une main d'augmenter les divisions du ciel,
et, de l'autre, il s'appuie sur la terre. Qu'il y
rentre !
Nortia considère la muraille où elle enfonçait
des clous pour marquer le nombre des années. La
surface en est couverte, et la dernière période
accomplie.
Comme deux voyageurs battus par un orage.
178 LA TENTATION
Kastur et Pulutuk s'abritent en tremblant sous
le même manteau.
ANTOINE
ferme les yeux.
Assez ! assez !
Mais passent dans l'air avec un grand bruit d'ailes,
toutes les Victoires du Capitole, — cachant leur front
de leurs mains, et perdant les trophées suspendus à
leurs bras.
Janus, — maître des crépuscules, s'enfuit sur un
bélier noir; et, de ses deux visages, l'un est déjà
putréfié, l'autre s'endort de fatigue.
Summanus, — dieu du ciel obscur et qui n'a plus de
tête, presse contre son cœur un vieux gâteau en forme
de roue.
Vesta, — sous une coupole en ruine, tâche de
ranimer sa lampe éteinte.
Bellone — se taillade les joues, sans faire jaillir le
sang qui purifiait ses dévots.
ANTOINE
Grâce! ils me fatiguent!
HILARION
Autrefois, ils amusaient!
Et il lui montre dans un bosquet d'aliziers, Une
Femme toute nue, — à quatre pattes comme une
bête, et saillie par un homme noir, tenant dans
chaque main un flambeau.
C'est la déesse d'Aricia, avec le démon Virbius.
DE SAINT-ANTOINE 179
Son sacerdote, le roi du bois, devait être un as-
sassin ; — et les esclaves en fuite, les dépouilleurs
de cadavres, les brigands de la voie Salaria, les
éclopés du pont Sublicius, toute la vermine des
galetas de Suburre n'avait pas de dévotion plus
chère !
Les patriciennes du temps de Marc-Antoine
préféraient Libitina.
Et il lui montre, sous des cyprès et des rosiers,
Une autre Femme — vêtue de gaze. Elle sourit,
ayant autour d'elle des pioches, des brancards, des
tentures noires, tous les ustensiles des funérailles.
Ses diamants brillent de loin sous des toiles d'araignées.
Les Larves comme des squelettes montrent leurs os
entre les branches, et les Lémures, qui sont des
fantômes, étendent leurs ailes de chauve-souris.
Sur le bord d'un champ, le dieu Terme, déraciné,
penche, tout couvert d'ordures.
Au milieu d'un sillon, le grand cadavre de Vertumne
est dévoré par des chiens rouges.
Les Dieux rustiques s'en éloignent en pleurant,
Sartor, Sarrator, Vervactor, Collina, Vallona, Hostili-
nus, — tous couverts de petits manteaux à capuchon,
et chacun portant, soit un hoyau, une fourche, une
claie, un épieu.
HILARION
C'était leur âme qui faisait prospérer la villa,
avec ses colombiers, ses parcs de loirs et d'escar-
gots, ses basses-cours défendues par des filets, ses
chaudes écuries embaumées de cèdre.
Ils protégeaient tout le peuple misérable qui
traînait les fers de ses jambes sur les cailloux de
la Sabine, ceux qui appelaient les porcs au son
180 LA TENTATION
de la trompe, ceux qui cueillaient les grappes au
haut des ormes, ceux qui poussaient par les petits
chemins les ânes chargés de fumier. Le laboureur,
en haletant sur le manche de sa charrue, les priait
de fortifier ses bras; et les vachers à l'ombre des
tilleuls, près des calebasses de lait, alternaient
leurs éloges sur des flûtes de roseau.
Antoine soupire.
Et au milieu d'une chambre, sur une estrade, se
découvre un lit d'ivoire, environné par des gens qui
tiennent des torches de sapin.
Ce sont les Dieux du mariage. Ils attendent
l'épousée!
Domiduca devait l'amener, Virgo défaire sa cein-
ture, Subigo l'étendre sur le lit, — et Praema écar-
ter ses bras, en lui disant à l'oreille des paroles
douces.
Mais elle ne viendra pas! et ils congédient les
autres: Xona et Décima gardes-malades, les trois
Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa et
Potina, — et Carna berceuse, dont le bouquet
d'aubépines éloigne de l'enfant les mauvais rêves.
Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux,
Barbatus donné la barbe, Stimula les premiers
désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus
appris à parler, Numera à compter, Camcena à
chanter, Consus à réfléchir.
La chambre est vide; et il ne reste plus au bord
du lit que Xa?nia — centenaire, — marmottant pour
DE SAINT-ANTOINE 181
elle-même la complainte qu'elle hurlait à la mort des
vieillards.
Mais bientôt sa voix est dominée par des cris
aigus. Ce sont:
LES LARES DOMESTIQUES
accroupis au fond de l'atrium, vêtus de peaux de chien,
avec des fleurs autour du corps, tenant leurs mains
fermées contre leurs joues, et pleurant tant qu'ils
peuvent.
Où est la portion de nourriture qu'on nous
donnait à chaque repas, les bons soins de la ser-
vante, le sourire de la matrone, et la gaieté des petits
garçons jouant aux osselets sur les mosaïques
de la cour? Puis, devenus grands ils suspen-
daient à notre poitrine leur bulle d'or ou de cuir.
Quel bonheur, quand, le soir d'un triomphe, le
maître en rentrant tournait vers nous ses yeux
humides! Il racontait ses combats; et l'étroite
maison était plus fière qu'un palais et sacrée comme
un temple.
Qu'ils étaient doux les repas de famille, surtout
le lendemain des Feralia! Dans la tendresse pour
les morts, toutes les discordes s'apaisaient; et on
s'embrassait, en buvant aux gloires du passé et
aux espérances de l'avenir.
Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière
nous, se couvrent lentement de moisissure. Les
races nouvelles, pour nous punir de leurs décep-
tions, nous ont brisé la mâchoire; sous la dent des
rats nos corps de bois s'émiettent.
182 LA TENTATION
Et les innombrables Dieux veillant aux portes, à la
cuisine, au cellier, aux étuves, se dispersent de tous les
côtés, — sous l'apparence d'énormes fourmis qui trot-
tent ou de grands papillons qui s'envolent.
CRÉPITUS
se fait entendre.
Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait
des libations. Je fus un Dieu!
L'Athénien me saluait comme un présage de
fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait
les poings levés et que le pontife d'Egypte, s'abs-
tenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à
mon odeur.
Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes
non rasées, qu'on se régalait de glands, de pois
et d'oignons crus et que le bouc en morceaux cui-
sait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci
du voisin, personne alors ne se gênait. Les nour-
ritures solides faisaient les digestions retentis-,
santés. Au soleil de la campagne, les hommes se
soulageaient avec lenteur.
Ainsi, je passais sans scandale, comme les autres
besoins de la vie, comme Mena tourment des
vierges, et la douce Rumina qui protège le sein de
la nourrice, gonflé de veines bleuâtres. J'étais
joyeux. Je faisais rire! Et se dilatant d'aise à
cause de moi, le convive exhalait toute sa gaieté
par les ouvertures de son corps.
J'ai eu mes jours d'orgueil. Le bon Aristophane
me promena sur la scène, et l'empereur Claudius
DE SAINT-ANTOINE 183
Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les lati-
claves des patriciens j'ai circulé majestueusement!
Les vases d'or, comme des tympanons, résonnaient
sous moi; — et quand plein de murènes, de truffes
et de pâtés, l'intestin du maître se dégageait avec
fracas, l'univers attentif apprenait que César avait
dîné!
Mais à présent, je suis confiné dans la popu-
lace, — et l'on se récrie, même à mon nom !
Et Crépitus s'éloigne, en poussant un gémissement.
Puis un coup de tonnerre;
UNE VOIX
J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Sei-
gneur Dieu!
J'ai déplié sur les collines les tentes de Jacob,
et nourri dans les sables mon peuple qui s'en-
fuyait.
C'est moi qui ai brûlé Sodome ! C'est moi qui ai
englouti la terre sous le Déluge! C'est moi qui ai
noyé Pharaon, avec les princes fils de rois, les
chariots de guerre et les cochers.
Dieux jaloux, j'exécrais les autres Dieux. J'ai
broyé les impurs; j'ai abattu les superbes; — et
ma désolation courait de droite et de gauche,
comme un dromadaire qui est lâché dans un
champ de maïs.
Pour délivrer Israël, je choisissais les simples.
Des anges aux ailes de flamme leur parlaient
dans les buissons.
i84 LA TENTATION
Parfumées de nard, de cinnamome et de myrrhe,
avec des robes transparentes et des chaussures
à talon haut, des femmes d'un cœur intrépide
allaient égorger les capitaines. Le vent qui passait
emportait les prophètes.
J'avais gravé ma loi sur des tables de pierre.
Elle enfermait mon peuple comme dans une cita-
delle. C'était mon peuple. J'étais son Dieu! La
terre était à moi, les hommes à moi, avec leurs
pensées, leurs œuvres, leurs outils de labourage
et leur postérité.
Mon arche reposait dans un triple sanctuaire,
derrière des courtines de pourpre et des candé-
labres allumés. J'avais, pour me servir, toute une
tribu qui balançait des encensoirs, et le grand
prêtre en robe d'hyacinthe, portant sur sa poitrine
des pierres précieuses, disposées dans un ordre
symétrique.
Malheur! malheur! Le Saint-des-Saints s'est
ouvert, le voile s'est déchiré, les parfums de l'ho-
locauste se sont perdus à tous les vents. Le chacal
piaule dans les sépulcres; mon temple est détruit,
mon peuple est dispersé!
On a étranglé les prêtres avec les cordons de
leurs habits. Les femmes sont captives, les vases
sont tous fondus!
La voix s'éloignant:
J'étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Sei-
gneur Dieu!
DE SAINT-ANTOINE 185
Alors il se fait un silence énorme, une nuit pro-
fonde.
ANTOINE
Tous sont passés.
Il reste moi!
dit
quelqu'un.
Et Hilarion est devant lui, — mais transfiguré,
beau comme un archange, lumineux comme un
soleil, — et tellement grand, que pour le voir
ANTOINE
se renverse la tête.
Qui donc es-tu?
HILARION
Mon royaume est de la dimension de l'univers;
et mon désir n'a pas de bornes. Je vais toujours,
affranchissant l'esprit et pesant les mondes, sans
haine, sans peur, sans pitié, sans amour, et sans
Dieu. On m'appelle la Science.
ANTOINE
se rejette en arrière:
Tu dois être plutôt ... le Diable!
HILARION
en fixant sur lui ses prunelles:
Veux-tu le voir ?
186 LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE
ANTOINE
ne se détache plus de ce regard; il est saisi par la
curiosité du Diable. Sa terreur augmente, son envie
devient démesurée.
Si je le voyais pourtant ... si je le voyais ? . . .
Puis dans un spasme de colère:
L'horreur que j'en ai m'en débarrassera pour
toujours. — Oui!
Un pied fourchu se montre.
Antoine a^regret.
Mais le Diable l'a jeté sur ses cornes, et l'enlève.
VI
Il vole sous lui, étendu comme un nageur; — ses
deux ailes grandes ouvertes, en le cachant tout entier,
semblent un nuage.
ANTOINE
Où vais-je?
Tout à l'heure j'ai entrevu la forme du Maudit.
Non! une nuée m'emporte. Peut-être que je suis
mort, et que je monte vers Dieu ? . . .
Ah! comme je respire bien! L'air immaculé me
gonfle l'âme. Plus de pesanteur! plus de souf-
france !
En bas, sous moi, la foudre éclate, l'horizon
s'élargit, des fleuves s'entre-croisent. Cette tache
blonde c'est le désert, cette flaque d'eau l'Océan.
Et d'autres océans paraissent, d'immenses
régions que je ne connaissais pas. Voici les pays
noirs qui fument comme des brasiers, la zone des
neiges obscurcie toujours par des brouillards. Je
tâche de découvrir les montagnes où le soleil, chaque
soir, va se coucher.
LE DIABLE
Jamais le soleil ne se couche!
Antoine n'est pas surpris de cette voix. Elle lui m
187
188 LA TENTATION
semble un écho de sa pensée, — une réponse de sa
mémoire.
Cependant la terre prend la forme d'une boule; et
il l'aperçoit au milieu de l'azur qui tourne sur ses
pôles., en tournant autour du soleil.
LE DIABLE
Elle ne fait donc pas le centre du monde?
Orgueil de l'homme, humilie-toi!
ANTOINE
A peine maintenant si je la distingue. Elle se
confond avec les autres feux.
Le firmament n'est qu'un tissu d'étoiles.
Ils montent toujours.
Aucun bruit! pas même le croassement des
aigles! Rien! ... et je me penche pour écouter
l'harmonie des planètes.
LE DIABLE
Tu ne les entendras pas ! Tu ne verras pas, non
plus, l'antichtone de Platon, le foyer de Philolaiis,
les sphères d'Aristote, ni les sept cieux des Juifs
avec les grandes eaux par-dessus la voûte de
cristal !
ANTOINE
D'en bas elle paraissait solide comme un mur.
Je la pénètre, au contraire, je m'y enfonce!
DE SAINT-ANTOINE 189
Et il arrive devant la lune, — qui ressemble à un
morceau de glace tout rond, plein d'une lumière
immobile.
IE DIABLE
C'était autrefois le séjour des âmes. Le bon
Pythagore l'avait même garnie d'oiseaux et de
fleurs magnifiques.
ANTOINE
Je n'y vois que des plaines désolées, avec des
cratères éteints, sous un ciel tout noir.
Allons vers ces astres d'un rayonnement plus
doux, afin de contempler les anges qui les tiennent
au bout de leurs bras, comme des flambeaux!
LE DIABLE
l'emporte au milieu des étoiles.
Elles s'attirent en même temps qu'elles se repous-
sent. L'action de chacune résulte des autres et
y contribue, — sans le moyen d'un auxiliaire, par
la force d'une loi, la seule vertu de l'ordre.
ANTOINE
Oui . . . oui! mon intelligence l'embrasse! C'est
une joie supérieure aux plaisirs de la tendresse! Je
halète stupéfait devant l'énormité de Dieu !
LE DIABLE
Comme le firmament qui s'élève à mesure que
tu montes il grandira sous l'ascension de ta pen-
igo LA TENTATION
sée; — et tu sentiras augmenter ta joie, d'après
cette découverte du monde, dans cet élargissement
de l'infini.
ANTOINE
Ah! plus haut! plus haut! toujours!
Les astres se multiplient, scintillent. La Voie
lactée au zénith se développe comme une immense
ceinture, ayant des trous par intervalles; dans ces
fentes de sa clarté, s'allongent des espaces de ténèbres.
Il y a des pluies d'étoiles, des traînées de poussière
d'or, des vapeurs lumineuses qui flottent et se dis-
solvent.
Quelquefois une comète passe tout à coup: — puis
la tranquillité des lumières innombrables recom-
mence.
Antoine, les bras ouverts, s'appuie sur les deux
cornes du Diable, en occupant ainsi toute l'envergure.
Il se rappelle avec dédain l'ignorance des anciens
jours, la médiocrité de ses rêves. Les voilà donc
près de lui ces globes lumineux qu'il contemplait
d'en bas! Il distingue l'entre-croisement de leurs
lignes, la complexité de leurs directions. Il les voit
venir de loin, — et suspendus comme des pierres
dans une fronde, décrire leurs orbites, pousser leurs
hyperboles.
Il aperçoit d'un seul regard la Croix du sud et la
Grande Ourse, le Lynx et le Centaure, la nébuleuse de
la Dorade, les six soleils dans' la constellation d'Orion,
Jupiter avec ses quatre satellites, et le triple anneau
du monstrueux Saturne! toutes les planètes, tous les
astres que les hommes plus tard découvriront! Il
emplit ses yeux de leurs lumières, il surcharge sa
pensée du calcul de leurs distances; — puis sa tête
retombe.
Quel est le but de tout cela ?
DE SAINT-ANTOINE 191
LE DIABLE
Il n'y a pas de but!
Comment Dieu aurait-il un but? Quelle expé-
rience a pu l'instruire, quelle réflexion le déter-
miner ?
Avant le commencement il n'aurait pas agi, et
maintenant il serait inutile.
ANTOINE
Il a créé le monde pourtant, d'une seule fois, par
sa parole!
LE DIABLE
Mais les êtres qui peuplent la terre y viennent
successivement. De même, au ciel, des astres
nouveaux surgissent, — effets différents de causes
variées.
ANTOINE
La variété des causes est la volonté de Dieu !
LE DIABLE
Mais admettre en Dieu plusieurs actes de volonté,
c'est admettre plusieurs causes et détruire son
unité!
Sa volonté n'est pas séparable de son essence.
Il n'a pu avoir une autre volonté, ne pouvant avoir
une autre essence ; — et puisqu'il existe éternelle-
ment, il agit éternellement.
192 LA TENTATION
Contemple le soleil! De ses bords s'échappent
de hautes flammes lançant des étincelles, qui se
dispersent pour devenir des mondes ; — et plus loin
que la dernière, au delà de ces profondeurs où tu
n'aperçois que la nuit, d'autres soleils tourbillon-
nent, derrière ceux-là d'autres, et encore d'autres,
indéfiniment. . . .
ANTOINE
Assez! assez! J'ai peur! je vais tomber dans
l'abîme.
LE DIABLE
s'arrête; et en le balançant mollement:
Le néant n'est pas! le vide n'est pas! Partout
il y a des corps qui se meuvent sur le fond im-
muable de l'Étendue; — et comme si elle était bor-
née par quelque chose, ce ne serait plus l'étendue
mais un corps, elle n'a pas de limites !
ANTOINE
béant:
Pas de limites!
LE DIABLE
Monte dans le ciel toujours et toujours; jamais
tu n'atteindras le sommet! Descends au-dessous
de la terre pendant des milliards de milliards de
siècles, jamais tu n'arriveras au fond, — puisqu'il
n'y a pas de fond, pas de sommet, ni haut, ni bas,
DE SAINT-ANTOINE 193
aucun terme ; et l'Étendue se trouve comprise dans
Dieu qui n'est point une portion de l'espace, telle
ou telle grandeur, mais l'immensité!
ANTOINE
lentement:
La matière . . . alors . . . ferait partie de Dieu ?
LE DIABLE
Pourquoi non ? Peux-tu savoir où il finit ?
ANTOINE
Je me prosterne au contraire, je m'écrase, devant
sa puissance!
LE DIABLE
Et tu prétends le fléchir! Tu lui parles, tu le
décores même de vertus, bonté, justice, clémence,
au lieu de reconnaître qu'il possède toutes les
perfections !
Concevoir quelque chose au delà, c'est conce-
voir Dieu au delà de Dieu, l'être par-dessus l'être.
Il est donc le seul Être, la seule substance.
Si la Substance pouvait se diviser, elle perdrait
sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n'existerait
plus. Il est donc indivisible comme infini; — et
s'il avait un corps, il serait composé de parties, il
ne serait plus un, il ne serait plus infini. Ce n'est
donc pas une personne!
G
194 LA TENTATION
ANTOINE
Comment ? mes oraisons, mes sanglots, les souf-
frances de ma chair, les transports de mon ardeur,
tout cela se serait en allé vers un mensonge . . .
dans l'espace . . . inutilement, — comme, un. cri
d'oiseau, comme un tourbillon de feuilles mortes!
Il pleure.
Oh! non! Il y a par-dessus tout quelqu'un,
une grande âme, un Seigneur, un père, que mon
cœur adore et qui doit m'aimer!
LE DIABLE
Tu désires que Dieu ne soit pas Dieu ; — car
s'il éprouvait de l'amour, de la colère ou de la
pitié, il passerait de sa perfection à une perfection
plus grande, ou plus petite. Il ne peut descendre
à un sentiment, ni se contenir dans une forme.
ANTOINE
Un jour, pourtant, je le verrai!
LE DIABLE
Avec les bienheureux, n'est-ce pas ? — quand
le fini jouira de l'infini, dans un endroit restreint
enfermant l'absolu!
ANTOINE
N'importe, il faut qu'il y ait un paradis poul-
ie bien, comme un enfer pour le mal!
DE SAINT-ANTOINE 195
LE DIABLE
L'exigence de ta raison fait-elle la loi des choses ?
Sans doute le mal est indifférent à Dieu puisque
la terre en est couverte!
Est-ce par impuissance qu'il le supporte, ou par
cruauté qu'il le conserve ?
Penses-tu qu'il soit continuellement à rajuster
le monde comme une œuvre imparfaite, et qu'il
surveille tous les mouvements de tous les êtres
depuis le vol du papillon jusqu'à la pensée de
l'homme?
S'il a créé l'univers, sa providence est super-
flue. Si la Providence existe, la création est défec-
tueuse.
Mais le mal et le bien ne concernent que toi,
-comme le jour et la nuit, le plaisir et la peine,
la mort et la naissance, qui sont relatifs à un coin
de l'étendue, à un milieu spécial, à un intérêt
particulier. Puisque l'infini seul est permanent, il
y a l'Infini ; — et c'est tout !
Le Diable a progressivement étiré ses longues
ailes; maintenant elles couvrent l'espace.
ANTOINE
Il voit plus. Il défaille.
Un froid horrible me glace jusqu'au fond de
l'âme. Cela excède la portée de la douleur ! C'est
comme une mort plus profonde que la mort. Je
*
ig6 LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE
roule dans l'immensité des ténèbres. Elles entrent
en moi. Ma conscience éclate sous cette dilatation
du néant!
LE DIABLE
Mais les choses ne t arrivent que par l'intermé-
diaire de ton esprit. Tel qu'un miroir concave il
déforme les objets;— et tout moyen te manque
pour en vérifier l'exactitude.
Jamais tu ne connaîtras l'univers dans sa pleine
étendue; par conséquent tu ne peux te faire une
idée de sa cause, avoir une notion juste de Dieu,
ni même dire que l'univers est infini, — car il
faudrait d'abord connaître l'Infini!
La Forme est peut-être une erreur de tes sens,
la Substance une imagination de ta pensée.
A moins que le monde étant un flux perpétuel
des choses, l'apparence au contraire ne soit tout
ce qu'il y a de plus vrai, l'illusion la seule réalité.
Mais es-tu sûr de voir? es-tu même sur de
vivre? Peut-être qu'il n'y a rien!
Le Diable a pris Antoine ; et le tenant au bout de
ses bras, il le regarde la gueule ouverte, prêt à le
dévorer.
Adore-moi donc! et maudis le fantôme que tu
nommes Dieu!
Antoine lève les yeux, par un dernier mouvement
d'espoir.
Le Diable l'abandonne.
Vil
ANTOINE
se retrouve étendu sur le dos, au bord de la falaise.
Le ciel commence à blanchir.
Est-ce la clarté de l'aube, ou bien un reflet de
la lune?
Il tâche de se soulever, puis retombe ; et en cla-
quant des dents:
J'éprouve une fatigue . . . comme si tous mes os
étaient brisés !
Pourquoi ?
Ah ! c'est le Diable ! je me souviens ; — et même
il me redisait tout ce que j'ai appris chez le vieux
Didyme des opinions de Xénophane, d'Heraclite,
de Mélisse, d'Anaxagore, sur l'infini, la création,
l'impossibilité de rien connaître!
Et j'avais cru pouvoir m'unir à Dieu!
Riant amèrement:
Ah! démence! démence! Est-ce ma faute? La
prière m'est intolérable! J'ai le cœur plus sec
qu'un rocher! Autrefois il débordait d'amour! . . .
Le sable, le matin, fumait à l'horizon comme la
poussière d'un encensoir; au coucher du soleil, des
197
i98 LA TENTATION
fleurs de feu s'épanouissaient sur la croix; — et au
milieu de la nuit, souvent il m'a semblé que tous
les êtres et toutes les choses, recueillis dans le
même silence, adoraient avec moi le Seigneur.
O charme des oraisons, félicités de l'extase, pré-
sents du ciel, qu'êtes-vous devenus!
Je me rappelle un voyage que j'ai fait avec
Ammon, à la recherche d'une solitude pour établir
des monastères. C'était le dernier soir; et nous
pressions nos pas, en murmurant des hymnes,
côte à côte, sans parler. A mesure que le soleil
s'abaissait, les deux ombres de nos corps s'allon-
geaient comme deux obélisques grandissant tou-
jours et qui auraient marché devant nous. Avec
les morceaux de nos bâtons, çà et là nous plan-
tions des croix pour marquer la place d'une cel-
lule. La nuit fut lente à venir ; et des ondes noires
se répandaient sur la terre qu'une immense cou-
leur rose occupait encore le ciel.
Quand j'étais un enfant, je m'amusais avec des
cailloux à construire des ermitages. Ma mère, près
de moi, me regardait.
Elle m'aura maudit pour mon abandon, en
arrachant à pleines mains ses cheveux blancs. Et
son cadavre est resté étendu au milieu de la ca-
bane, sous le toit de roseaux, entre les murs qui
tombent. Par un trou, une hyène en reniflant,
avance la gueule! . . . Horreur! horreur!
Il sanglote.
Non, Ammonaria ne l'aura pas quittée!
DE SAINT-ANTOINE 199
Où est-elle maintenant, Ammonaria?
Peut-être qu'au fond d'une étuve elle retire ses
vêtements l'un après l'autre, d'abord le manteau,
puis la ceinture, la première tunique, la seconde
plus légère, tous ses colliers; et la vapeur du
cinnamome enveloppe ses membres nus. Elle se
couche enfin sur la tiède mosaïque. Sa chevelure
à l'entour de ses hanches fait comme une toison
noire, — et suffoquant un peu dans l'atmosphère
trop chaude, elle respire, la taille cambrée, les
deux seins en avant. Tiens! . . . voilà ma chair
qui se révolte ! Au milieu du chagrin la concupis-
cence me torture. Deux supplices à la fois, c'est
trop! Je ne peux plus endurer ma personnel
Il se penche, et regarde le précipice.
L'homme qui tomberait serait tué. Rien de
plus facile, en se roulant sur le côté gauche; c'est
un mouvement à faire! un seul.
Alors apparaît
UNE VIEILLE FEMME
Antoine se relève dans un sursaut d'épouvante. —
Il croit voir sa mère ressuscitée.
Mais celle-ci est beaucoup plus vieille, et d'une
prodigieuse maigreur.
Un linceul noué autour de sa tête, pend avec ses
cheveux blancs jusqu'au bas de ses deux jambes,
minces comme des béquilles. L'éclat de ses dents,
couleur d'ivoire, rend plus sombre sa peau terreuse.
Les orbites de ses yeux sont pleins de ténèbres, et au
200 LA TENTATION
fond deux flammes vacillent, comme des lampes de
sépulcre.
Avance, dit-elle. Qui te retient?
ANTOINE
balbutiant:
J'ai peur de commettre un péché!
ELLE
reprend :
Mais le roi Saùl s'est tué! Razias, un juste, s'est
tué! Sainte Pélagie d'Antioche s'est tuée! Dom-
mine d'Alep et ses deux filles, trois autres saintes,
se sont tuées ; — et rappelle-toi tous les confesseurs
qui couraient au-devant des bourreaux, par impa-
tience de la mort. Afin d'en jouir plus vite, les
vierges de Milet s'étranglaient avec leurs cordons.
Le philosophe Hégésias. à Syracuse, la prêchait si
bien qu'on désertait les lupanars pour s'aller
pendre dans les champs. Les patriciens de Rome
se la procurent comme débauche.
ANTOINE
Oui, c'est un amour qui est fort! Beaucoup
l'anachorètes y succombent.
LA VIEILLE
Faire une chose qui vous égale à Dieu, pense
donc! Jl t'a créé, tu vas détruire son œuvre, toi
DE SAINT-ANTOINE 201
par ton courage, librement! La jouissance d'Éros-
trate n'était pas supérieure. Et puis, ton corps
s'est assez moqué de ton âme pour que tu t'en
venges à la fin. Tu ne souffriras pas. Ce sera
vite terminé. Que crains-tu ? un large trou noir !
Il est vide, peut-être?
Antoine écoute sans répondre; — et de l'autre
côté paraît:
UNE AUTRE FEMME
jeune et belle, merveilleusement. — Il la prend
d'abord pour Ammonaria.
Mais elle est plus grande, blonde comme le miel,
très grasse, avec du fard sur les joues et des roses sur
la tête. Sa longue robe chargée de paillettes a des
miroitements métalliques; ses lèvres charnues parais-
sent sanguinolentes, et ses paupières un peu lourdes
sont tellement noyées de langueur qu'on la dirait
aveugle.
Elle murmure:
Vis donc, jouis donc! Salomon recommande
la joie! Va comme ton cœur te mène et selon le
désir de tes yeux!
ANTOINE
Quelle joie trouver ? mon cœur est las, mes yeux
sont troubles!
ELLE
reprend:
Gagne le faubourg de Racotis, pousse une
porte peinte en bleu; et quand tu seras dans
02
202 LA TENTATION
l'atrium où murmure un jet d'eau, une femme se
présentera — en péplos de soie blanche lamé d'or,
les cheveux dénoués, le rire pareil au claquement
des crotales. Elle est habile. Tu goûteras dans
sa caresse l'orgueil d'une initiation et l'apaisement
d'un besoin.
Tu ne connais pas, non plus, le trouble des
adultères, les escalades, les enlèvements, la joie
de voir toute nue celle qu'on respectait habillée.
As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui
t'aimait? Te rappelles-tu les abandons de sa pu-
deur, et ses remords qui s'en allaient sous un flux
de larmes douces!
Tu peux, n'est-ce pas, vous apercevoir mar-
chant dans les bois sous la lumière de la lune ? A
la pression de vos mains jointes un frémissement
vous parcourt ; vos yeux rapprochés épanchent de
l'un à l'autre comme des ondes immatérielles, et
votre cœur s'emplit; il éclate; c'est un suave
tourbillon, une ivresse débordante. . . .
LA VIEILLE
On n'a pas besoin de posséder les joies pour en
sentir l'amertume! Rien qu'à les voir de loin, le
dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la
monotonie des mêmes actions, la durée des jours,
la laideur du monde, la bêtise du soleil I
ANTOINE
Oh ! oui, tout ce qu'il éclaire me déplaît !
DE SAINT-ANTOINE 203
LA JEUNE
Ermite! ermite! tu trouveras des diamants
entre les cailloux, des fontaines sous le sable, une
délectation dans les hasards que tu méprises; et
même il y a des endroits de la terre si beaux qu'on
a envie de la serrer contre son cœur.
LA VIEILLE
Chaque soir, en t'endormant sur elle, tu espères
que bientôt elle te recouvrira!
LA JEUNE
Cependant, tu crois à la résurrection de la chair,
qui est le transport de la vie dans l'éternité!
La Vieille, pendant qu'elle parlait, s'est encore
décharnée; et au-dessus de son crâne, qui n'a plus de
cheveux, une chauve-souris fait des cercles dans l'air.
La Jeune est devenue plus grasse. Sa robe cha-
toie, ses narines battent, ses yeux roulent moelleuse-
ment.
LA PREMIÈRE
dit, en ouvrant les bras:
* Viens, je suis la consolation, le repos, l'oubli,
l'éternelle sérénité!
et
LA SECONDE
en offrant ses seins:
204 LA TENTATION
Je suis l'endormeuse, la joie, la vie, le bonheur
inépuisable !
Antoine tourne les talons pour s'enfuir. Chacune
lui met la main sur l'épaule.
Le linceul s'écarte, et découvre le squelette de La
Mort.
La robe se fend, et laisse voir le corps entier de
La Luxure, qui a la taille mince avec la croupe
énorme et de grands cheveux ondes s'envolant par le
bout.
Antoine reste immobile entre les deux, les con-
sidérant.
LA MORT
lui dit:
Tout de suite ou tout à l'heure, qu'importe! Tu
m'appartiens, comme les soleils, les peuples, les
villes, les rois, la neige des monts, l'herbe des
champs. Je vole plus haut que l'épervier, je cours
plus vite que la gazelle, j'atteins même l'espérance,
j'ai vaincu le fils de Dieu!
LA LUXURE
Ne résiste pas ; je suis l'omnipotente! Les forêts
retentissent de mes soupirs, les flots sont remués
par mes agitations. La vertu, le courage, la piété
se dissolvent au parfum de ma bouche. J'accom-
pagne l'homme pendant tous les pas qu'il fait; —
et au seuil du tombeau il se retourne vers moi !
LA MORT
je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir, à la
lueur des flambeaux, sur la face des morts, — ou
DE SAINT-ANTOINE 205
quand tu vagabondais au delà des Pyramides, dans
ces grands sables composés de débris humains. De
temps à autre, un fragment de crâne roulait sous
ta sandale. Tu prenais de la poussière, tu la fai-
sais couler entre tes doigts : et ta pensée, confon-
due avec elle, s'abîmait dans le néant.
LA LUXURE
Mon gouffre est plus profond! Des marbres ont
inspiré d'obscènes amours. On se précipite à des
rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que
l'on maudit. D'où vient l'ensorcellement des cour-
tisanes, l'extravagance des rêves, l'immensité de
ma tristesse?
LA MORT
Mon ironie dépasse toutes les autres! Il y a des
convulsions de plaisir aux funérailles des rois, à
l'extermination d'un peuple ; — et on fait la guerre
avec de la musique, des panaches, des drapeaux,
des harnais d'or, un déploiement de cérémonie
pour me rendre plus d'hommages.
LA LUXURE
Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords.
J'ai des sueurs d'agonisant et des aspects de
cadavre.
LA MORT
C'est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !
La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles se prennent
par la taille, et chantent ensemble:
206 LA TENTATION
— Je hâte la dissolution de la matière!
— Je facilite l'éparpillement des germes!
— Tu détruis, pour mes renouvellements !
— Tu engendres, pous mes destructions!
- — Active ma puissance !
— Féconde ma pourriture !
Et leur voix, dont les échos se déroulant emplis-
sent l'horizon, devient tellement forte qu'Antoine en
tombe à la renverse.
Une secousse, de temps à autre, lui fait entr'ouvrir
les yeux; et il aperçoit au milieu des ténèbres une
manière de monstre devant lui.
C'est une tête de mort, avec une couronne de roses.
Elle domine un torse de femme d'une blancheur
nacrée. En dessous, un linceul étoile de points d'or
fait comme une queue; — et tout le corps ondule,
à la manière d'un ver gigantesque qui se tiendrait
debout.
La vision s'atténue, disparaît.
ANTOINE
se relève.
Encore une fois c'était le Diable, et sous son
double aspect: l'esprit de fornication et l'esprit de *-
destruction.
Aucun des deux ne m'épouvante. Je repousse
le bonheur, et je me sens éternel.
Ainsi la mort n'est qu'une illusion, un voile,
masquant par endroits la continuité de la vie.
Mais la Substance étant unique, pourquoi les
Formes sont-elles variées?
DE SAINT-ANTOINE 207
Il doit y avoir, quelque part, des figures primor-
diales, dont les corps ne sont que les images. Si on
pouvait les voir on connaîtrait le lien de la ma-
tière et de la pensée, en quoi l'Être consiste!
Ce sont ces figures-là qui étaient peintes à Ba-
bylone sur la muraille du temple de Bélus, et
elles couvraient une mosaïque dans le port de
Carthage. Moi-même, j 'ai quelquefois aperçu dans
le ciel comme des formes d'esprits. Ceux qui
traversent le désert rencontrent des animaux
dépassant toute conception. . . .
Et en face, de l'autre côté du Nil, voilà que le
Sphinx apparaît.
Il allonge ses pattes, secoue les bandelettes de son
front, et se couche sur le ventre.
Sautant, volant, crachant du feu par ses narines,
et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la
Chimère aux yeux verts, tournoie, aboie.
Les anneaux de sa chevelure, rejetés d'un côté, s'en-
tremêlent aux poils de ses reins, et de l'autre ils
pendent jusque sur le sable et remuent au balance-
ment de tout son corps.
LE SPHINX
est immobile, et regarde la Chimère:
Ici, Chimère; arrête-toi!
LA CHIMÈRE
Non, jamais:
208 LA TENTATION
LE SPHINX
Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut,
n'aboie pas si fort!
LA CHIMÈRE
Ne m'appelle plus, ne m'appelle plus, puisque
tu restes toujours muet!
LE SPHINX
Cesse de me jeter tes flammes au visage et de
pousser tes hurlements dans mon oreille; tu ne
fondras pas mon granit !
LA CHIMÈRE
Tu ne me saisiras pas, sphinx terrible!
LE SPHINX
Pour demeurer avec moi, tu es trop folle !
LA CHIMÈRE
Pour me suivre, tu es trop lourd!
LE SPHINX
Ou vas-tu donc, que tu cours si vite ?
LA CHIMÈRE
Je galope dans les corridors du labyrinthe, je
plane sur les monts, je rase les flots, je jappe au
DE SAINT-ANTOINE 209
fond des précipices, je m'accroche par la gueule
au pan des nuées; avec ma queue traînante, je
raye les plages, et les collines ont pris leur courbe
selon la forme de mes épaules. Mais toi, je te
retrouve perpétuellement immobile, ou bien du
bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le
sable.
LE SPHINX
C'est que je garde mon secret! Je songe et je
calcule.
La mer se retourne dans son lit, les blés se
balancent sous le vent, les caravanes passent, la
poussière s'envole, les cités s'écroulent; — et
mon regard, que rien ne peut dévier, demeure
tendu à travers les choses sur un horizon inac-
cessible.
LA CHIMÈRE
Moi, je suis légère et joyeuse! Je découvre aux
hommes des perspectives éblouissantes avec des
paradis dans les nuages et des félicités lointaines.
Je leur verse à l'âme les éternelles démences, pro-
jets de bonheur, plans d'avenir, rêves de gloire,
et les serments d'amour et les résolutions ver-
tueuses.
Je pousse aux périlleux voyages et aux grandes
entreprises. J'ai ciselé avec mes pattes les mer-
veilles des architectures. C'est moi qui ai sus-
pendu les clochettes au tombeau de Porsenna, et
entouré d'un mur d'orichalque les quais de
l'Atlantide.
210 LA TENTATION
Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs
plus larges, des plaisirs inéprouvés. Si j'aperçois
quelque part un homme dont l'esprit repo
dans la sagesse, je tombe dessus, et je l'étrangle.
LL SPHINX
Tous ceux que le désir de Dieu tourmente, je
les ai dévorés.
I.e, plus forts, pour gravir jusqu'à mon Iront
royal, montent aux stries de mes bandelette
comme sur les marches d'un escalier. La lassi-
tude les prend; et ils tombent d'eux-mêmes a
la renverse.
Antoine commence à trembler.
Il n'est plus devant .sa cabane, mais dans le désert,
— ayant à ses côtés ces deux bêtes monstrueuses,
dont la gueule lui effleure l'épaule
LE SPHINX
O Fantaisie, emporte-moi sur tes ailes pour
dé ennuyer ma tristesse!
LA CHIMÈRE
0 Inconnu, je suis amoureuse de tes yeux!
f.oinrne une hyène en chaleur je tourne autour
de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin
me dévore.
Ouvre la gueule, lève tes pieds, monte sur mon
dosl
DE SAINT-ANTOINE an
LE SPHINX
Mes pieds, depuis qu'ils sont à plat, ne peu-
vent plus se relever. Le lichen, comme une dartre,
a poussé sur ma gueule. A force de songer, je n'ai
plus rien à dire.
LA CHIMÈRE
Tu mens, sphinx hypocrite! D'où vient toujours
que tu m'appelles et me renies?
LE SPHINX
C'est toi, caprice indomptable, qui passe et tour-
billonne !
LA CHIMÈRE
Est-ce ma faute ? Comment ? laisse-moi !
Eli» aboie.
LE SPHINX
Tu remues, tu m'échappes!
Il grogne.
LA CHIMÈRE
Essayons! — tu m'écrases!
LE SPHINX
Non ! impossible !
Et en s'enfonçant peu à peu, il disparaîtdans le 9able,
212 LA TENTATION
— tandis que la Chimère, qui rampe la langue tirée,
s'éloigne en décrivant des cercles.
L'haleine de sa bouche a produit un brouillard.
Dans cette brume, Antoine aperçoit des enroule-
ments de nuages, des courbes indécises.
Enfin, il distingue comme des apparences de corps
humains;
Et d'abord s'avance
LE GROUPE DES ASTOMI
pareils à des bulles d'air que traverse le soleil.
Ne souffle pas trop fort! Les gouttes de pluie
nous meurtrissent, les sons faux nous écorchent,
les ténèbres nous aveuglent. Composés de brises et
de parfums, nous roulons, nous flottons — un peu
plus que des rêves, pas des êtres tout à fait. . . .
LES NISNAS
n'ont qu'un œil, qu'une joue, qu'une main, qu'une
jambe, qu'une moitié du corps, qu'une moitié du
cœur. Et ils disent, très-haut:
Nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés
de maisons, avec nos moitiés de femmes et nos
moitiés d'enfants.
LES BLEMMYES
absolument privés de tête:
Nos épaules en sont plus larges ; — et il n'y a
DE SAINT-ANTOINE 213
pas de bœuf, de rhinocéros ni d'éléphant qui soit
capable de porter ce que nous portons.
Des espèces de traits, et comme une vague
figure empreinte sur nos poitrines, voilà tout!
Nous pensons des digestions, nous subtilisons
des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix
dans des chyles intérieurs.
Nous marchons droit notre chemin, traversant
toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes ; — et
nous sommes les gens les plus laborieux, les plus
heureux, les plus vertueux.
LES PYGMÉES
Petits bonshommes, nous grouillons sur le
monde comme de la vermine sur la bosse d'un
dromadaire.
On nous brûle, on nous noie, on nous écrase;
et toujours, nous reparaissons, plus vivaces et
plus nombreux, —terribles par la quantité!
LES SCIAPODES
Retenus à la terre par nos chevelures, longues
comme des lianes, nous végétons à l'abri de nos
pieds, larges comme des parasols; et la lumière
nous arrive à travers l'épaisseur de nos talons.
Point de dérangement et point de travail ! — La
tête le plus bas possible, c'est le secret du bonheur!
Leurs cuisses levées ressemblant à des troncs
d'arbres, se multiplient.
Et une forêt paraît. De grands singes y courent à
quatre pattes; ce sont des hommes à tête de chien.
214 LA TENTATION
LES CYNOCÉPHALES
Nous sautons de branche en branche pour sucer
les œufs, et nous plumons les oisillons; puis nous
mettons leurs nids sur nos têtes, en guise de
bonnets.
Nous ne manquons pas d'arracher les pis des
vaches; et nous crevons les yeux des lynx, nous
fientons du haut des arbres, nous étalons notre
turpitude en plein soleil.
Lacérant les fleurs, broyant les fruits, troublant
les sources, violant les femmes, nous sommes les
maîtres, — par la force de nos bras et la férocité
de notre cœur.
Hardi, compagnons! Faites claquer vos mâ-
choires !
Du sang et du lait coulent de leurs babines. La
pluie ruisselle sur leurs dos velus.
Antoine hume la fraîcheur des feuilles vertes.
Elles s'agitent, les branches s'entre-choquent; et
tout à coup paraît un grand cerf noir, à tête de tau-
reau, qui porte entre les oreilles un buisson de cornes
blanches.
LE SADHUZAG
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux
comme des flûtes.
Quand je me tourne vers le vent du sud, il en
part des sons qui attirent à moi les bêtes ravies.
Les serpents s'enroulent à mes jambes, les guêpes se
collent dans mes narines, et les perroquets, les
DE SAINT-ANTOINE 215
colombes et les ibis s'abattent dans mes rameaux.
— Écoute !
Il renverse son bois, d'où s'échappe une musique
ineffablement douce.
Antoine presse son cœur à deux mains. Il lui
semble que cette mélodie va emporter son âme.
LE SADHUZAG
Mais quand je me tourne vers le vent du nord,
mon bois plus touffu qu'un bataillon de lances,
exhale un hurlement; les forêts tressaillent, les
fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les
herbes se dressent comme la chevelure d'un lâche.
— Écoute !
Il penche ses rameaux, d'où sortent des cris discor-
dants; Antoine est comme déchiré.
Et son horreur augmente en voyant:
LE MARTICHORAS
gigantesque lion rouge, à figure humaine, avec trois
rangées de dents.
Les moires de mon pelage écarlate se mêlent au
miroitement des grands sables. Je souffle par mes
narines l'épouvante des solitudes. Je crache la
peste. Je mange les armées, quand elles s'aventu-
rent dans le désert.
Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents sont
taillées en scie; et ma queue, qui se contourne,
2i6 LA TENTATION
est hérissée de dards que je lance à droite, à gauche,
en avant, en arrière. — Tiens! tiens!
Le Martichoras jette les épines de sa queue, qui s'ir-
radient comme des flèches dans toutes les directions.
Des gouttes de sang pleuvent, en claquant sur le
feuillage.
LE CATOBLEPAS
buffle noir, avec une tête de porc tombant jusqu'à
terre, et rattachée à ses épaules par un cou mince,
long et flasque comme un boyau vidé.
Il est vautré tout à plat; et ses pieds disparaissent
sous l'énorme crinière à poils durs qui lui couvre le
visage.
Gras, mélancolique, farouche, je reste conti-
nuellement à sentir sous mon ventre la chaleur de
la boue. Mon crâne est tellement lourd qu'il m'est
impossible de le porter. Je le roule autour de moi,
lentement; — et la mâchoire entr'ouverte, j'arrache
avec ma langue les herbes vénéneuses arrosées de
mon haleine. Une fois, je me suis dévoré les pattes
sans m'en apercevoir.
Personne, Antoine, n'a jamais vu mes yeux, ou
ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes
paupières, — mes paupières roses et gonflées, —
tout de suite, tu mourrais.
ANTOINE
Oh! celui-là! ... a ... a ... Si j'allais avoir
envie? . . . Sa stupidité m'attire. Non! non! je
ne veux pas!
DE SAINT-ANTOINE 217
Il regarde par terre fixement.
Mais les herbes s'allument, et dans les torsions des
flammes se dresse
LE BASILIC
grand serpent violet à crête trilobée, avec deux dents,
une en haut, une en bas.
Prends garde, tu vas tomber dans ma gueule! Je
bois du feu. Le feu, c'est moi; — et de partout
j'en aspire: des nuées, des cailloux, des arbres
morts, du poil des animaux, de la surface des
marécages. Ma température entretient les vol-
cans ; je fais l'éclat des pierreries et la couleur des
métaux.
LE GRIFFON
lion à bec de vautour avec des ailes blanches, les
pattes rouges et le cou bleu.
Je suis le maître des splendeurs profondes. Je
connais le secret des tombeaux où dorment les
vieux rois.
Une chaîne, qui sort du mur, leur tient la tête
droite. Près d'eux, dans des bassins de porphyre,
des femmes qu'ils ont aimées flottent sur des
liquides noirs. Leurs trésors sont rangés dans
des salles, par losanges, par monticules, par
pyramides ; — et plus bas, bien au-dessous des
tombeaux, après de longs voyages au milieu des
ténèbres étouffantes, il y a des fleuves d'or avec
218 LA TENTATION
des forêts de diamant, des prairies d'escarboucles,
des lacs de mercure.
Adossé contre la porte du souterrain et la griffe
en l'air, j'épie de mes prunelles flamboyantes ceux
qui voudraient venir. La plaine immense, jusqu'au
fond de l'horizon est toute nue et blanchie par les
ossements des voyageurs. Pour toi les battants
de bronze s'ouvriront, et tu humeras la vapeur
des mines, tu descendras dans les cavernes. . . .
Vite! vite!
Il creuse la terre avec ses pattes, en criant comme
un coq.
Mille voix lui répondent. La forêt tremble.
Et toutes sortes de bêtes effroyables surgissent: Le
Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf; le Myrme-
coleo, lion par devant, fourmi par derrière, et dont
les génitoires sont à rebours; le python Aksar, de
soixante coudées, qui épouvanta Moïse; la grande
belette Pastinaca, qui tue les arbres par son odeur;
le Presteros, qui rend imbécile par son contact; le
Mirag, lièvre cornu, habitant des îles de la mer. Le
léopard Phalmant crève son ventre à force de hurler;
le Senad, ours à trois têtes, déchire ses petits avec
sa langue; le chien Cépus répand sur les rochers le lait
bleu de ses mamelles. Des moustiques se mettent
à bourdonner, des crapauds à sauter, des serpents à
siffler. Des éclairs brillent. La grêle tombe.
Il arrive des rafales, pleines d'anatomies merveil-
leuses. Ce sont des têtes d'alligators sur des pieds de
chevreuil, des hiboux à queue de serpent, des pour-
ceaux à mufle de tigre, des chèvres à croupe d'âne,
des grenouilles velues comme des ours, des caméléons
grands comme des hippopotames, des veaux à deux
têtes dont l'une pleure et l'autre beugle, des fœtus
quadruples se tenant par le nombril et valsant comme
DE SAINT-ANTOINE 219
des toupies, des ventres ailés qui voltigent comme des
moucherons.
Il en pleut du ciel, il en sort de terre, il en coule
des roches. Partout des prunelles flamboient, des
gueules rugissent; les poitrines se bombent, les griffes
s'allongent, les dents grincent, les chairs clapotent.
Il y en a qui accouchent, d'autres copulent, ou d'une
seule bouchée s'entre-dévorent.
S'étoufïant sous leur nombre, se multipliant par
leur contact, ils grimpent les uns sur les autres; —
et tous remuent autour d'Antoine avec un balance-
ment régulier, comme si le sol était le pont d'un
navire. Il sent contre ses mollets la traînée des
limaces, sur ses mains le froid des vipères; et des
araignées filant leur toile l'enferment dans leur
réseau.
Mais le cercle des monstres s'entr'ouvre, le ciel
tout à coup devient bleu, et
LA LICORNE
se présente.
Au galop! au galop!
J'ai des sabots d'ivoire, des dents d'acier, la tête
couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et
la corne de mon front porte les bariolures de l'arc-
en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur
les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je
dépasse les autruches. Je cours si vite que je
traîne le vent. Je frotte mon dos contre les
palmiers. Je me roule dans les bambous. D'un
bond je saute les fleuves. Des colombes volent
au-dessus de moi. Une vierge seule peut me brider.
Au galop! au galop!
220 LA TENTATION
Antoine la regarde s'enfuir.
Et ses yeux restant levés, il aperçoit tous les
oiseaux qui se nourrissent de vent: le Gouith, l'Ahuti,
l'Alphalim, le Iukneth des montagnes de Cafï, les
Homal des Arabes qui sont les âmes d'hommes
assassinés. Il entend les perroquets proférer des
paroles humaines, puis les grands palmipèdes pélas-
giens qui sanglotent comme des enfants ou ricanent
comme de vieilles femmes.
Un air salin le frappe aux narines. Une plage
maintenant est devant lui.
Au loin des jets d'eau s'élèvent, lancés par des
baleines ; et du fond de l'horizon
LES BÊTES DE LA MER
rondes comme des outres, plates comme des lames,
dentelées comme des scies, s'avancent en se traînant
sur le sable.
Tu vas venir avec nous, dans nos immensités
où personne encore n'est descendu !
Des peuples divers habitent les pays de l'Océan.
Les uns sont au séjour des tempêtes; d'autres
nagent en plein dans la transparence des ondes
froides, broutent comme des bœufs les plaines de
corail, aspirent par leur trompe le reflux des
marées, ou portent sur leurs épaules le poids des
sources de là mer.
Des phosphorescences brillent à la moustache des
phoques, aux écailles des poissons. Des oursins
tournent comme des roues, des cornes d'Ammon se
déroulent comme des câbles, des huîtres font crier,
DE SAINT-ANTOINE 221
leurs charnières, des polypes déploient leurs tentacules,
des méduses frémissent pareilles à des boules de
cristal, des éponges flottent, des anémones crachent
de l'eau ; des mousses, des varechs ont poussé.
Et toutes sortes de plantes s'étendent en rameaux,
se tordent en vrilles, s'allongent en pointes, s'arrondis-
sent en éventail. Des courges ont l'air de seins, des
lianes s'enlacent comme des serpents.
Les Dedaïms de Babylone, qui sont des arbres, ont
pour fruits des têtes humaines; des Mandragores
chantent, la racine Baaras court dans l'herbe.
Les végétaux maintenant ne se distinguent plus
des animaux. Des polypiers, qui ont l'air de syco-
mores, portent des bras sur leurs branches. Antoine
croit voir une chenille entre deux feuilles; c'est un
papillon qui s'envole. Il va pour marcher sur un
galet; une sauterelle grise bondit. Des insectes
pareils à des pétales de roses, garnissent un arbuste;
des débris d'éphémères font sur le sol une couche
neigeuse.
Et puis les plantes se confondent avec les pierres.
Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des stalac-
tites à des mamelles, des fleurs de fer à des tapisseries
ornées de figures.
Dans des fragments de glace, il distingue des
efflorescences, des empreintes de buissons et de
coquilles — à ne savoir si ce sont les empreintes
de ces choses-là, ou ces choses elles-mêmes. Des
diamants brillent comme des yeux, des minéraux
palpitent.
Et il n'a plus peur!
Il se couche à plat ventre, s'appuie sur les deux
coudes ; et retenant son haleine, il regarde.
Des insectes n'ayant plus d'estomac continuent à
222 LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE
manger ; des fougères desséchées se remettent à
fleurir ; des membres qui manquaient repoussent.
Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses,
grosses comme des têtes d'épingles et garnies de cils
tout autour. Une vibration les agite.
ANTOINE
délirant:
O bonheur! bonheur! j'ai vu naître la vie, j'ai
vu le mouvement commencer. Le sang de mes
veines bat si fort qu'il va les rompre. J'ai envie de
voler, de nager, d'aboyer, de beugler, de hurler. Je
voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce,
souffler de la fumée, porter une trompe, tordre
mon corps, me diviser partout, être en tout, m'éma-
ner avec les odeurs, me développer comme les
plantes, couler comme l'eau, vibrer comme le son,
briller comme la lumière, me blottir sur toutes les
formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au
fond de la matière, — être la matière!
Le jour enfin paraît; et comme les rideaux d'un
tabernacle qu'on relève, des nuages d'or en s'enrou-
lant à larges volutes découvrent le ciel.
Tout au milieu, et dans le disque même du soleil,
rayonne la face de Jésus-Christ.
Antoine fait le signe de la croix et se remet en
prières.
COLLECTION GALLIA
II.
III.
IV.
Introduction
Introduction
VI.
PARUS
I. BALZAC. Contes Philosophiques.
par Paul Bourget.
L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.
par Monseigneur R. H. Benson.
ALFRED DE MUSSET. Poésies Nouvelles.
PENSÉES DE PASCAL. Texte de Brunschvigg.
Préface par Emile Boutroux. Introduction par
Victor Giraud.
LA PRINCESSE DE CLÈVES. Par Madame de la
Fayette. Introduction par Madame Lucie Félix
Faure-Goyau.
GUSTAVE FLAUBERT. La Tentation de Saint-
Antoine. Introduction par Emile Faguet.
VII. MAURICE BARRÉS. L'Ennemi des Lois.
A PARAÎTRE PROCHAINEMENT
LOUIS VEUILLOT. Odeurs de Paris.
BENJAMIN CONSTANT. Adolphe.
HENRI MAZEL. Dictionnaire de Napoléon.
CHARLES NODIER. Contes Fantastiques.
ETIENNE LAMY. La Femme de Demain.
LA FONTAINE. Fables.
HUYSMANS. Pages Choisies.
PERRAULT. Contes de Fées.
VILLIERS DE LTSLE ADAM. Axel.
BALZAC. Le Père Goriot.
MÉMOIRES DE SAINT-SIMON.
EMILE FAGUET. Petite Histoire de la Littérature
Française.
DANTE. L'Enfer.
Juillet 191 3.
GEORGES CRES ET CLE.
Pour la France, le Continent et l' Amérique Latine
J. M. DENT àr SONS LTD.
Pour la Grande Bretagne et V Amérique du Nord
b&
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