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Full text of "La tentation de saint Antoine"

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Présent ed  îo  the 

LIBRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

the  esîaîe  of 

GIORGIO  BANDINI 


COLLECTION     GALLIA 

Publiée  sons  la  direction  de 

CHARLES   SAROLEA 


GUSTAVE    FLAUBERT 


La  Tentation  de  Saint-Antoine 


COLLECTION    GALLIA 

PARUS 

I.  BALZAC.      Contes    Philosophiques.       Introduction 

par  Paul  Bourget. 
II.   L'IMITATION     DE    JÉSUS-CHRIST.      Introduction 
par  Monseigneur  R.  H.  Benson. 
III.   ALFRED  DE  MUSSET.     Poésies  Nouvelles. 
IV.  PENSÉES    DE    PASCAL.      Texte    de    BRUNSCHVIGG. 
Préface    par    Emile    Boutroux.       Introduction    par 
Victor  Giraud. 
V.  LA  PRINCESSE  DE  CLÉVES.      Par  Madame  de  la 
Fayette.     Introduction   par   Madame   Lucie    Félix 
Faure-Goyau. 
VI.  GUSTAVE  FLAUBERT.     La  Tentation  de  Saint- 
Antoine.     Introduction  par  Emile  Faguet. 
VII.  MAURICE  BARRÉS.     L'Ennemi  des  Lois. 

A  PARAÎTRE  PROCHAINEMENT 
LOUIS  VEUILLOT.     Odeurs  de  Paris. 
BENJAMIN  CONSTANT.     Adolphe. 
HENRI  MAZEL.     Dictionnaire  de  Napoléon. 
CHARLES  NODIER.     Contes  Fantastiqiks. 
ETIENNE  LAMY.     La  Femme  de  Demain. 
LA  FONTAINE.     Fables. 
HUYSMANS.     Pages  Choisies. 
PERRAULT.     Contes  de  Fées. 
VILLIERS  DE  L'ISLE  ADAM.      Axel. 
BALZAC.     Le  Pére  Ooriot. 
MÉMOIRES  DE  SAINT-SIMON. 
EMILE  FAGUET.     Petite  Histoire  de  la  Littérature 

Française. 
DANTE.      L'Enfer. 
Juillet  11)13. 


GEORGES  CkES   ET  CIE. 

Pour  la  France,  le  Continent  et  l'Amérique  Latine 

J.  M.   DENT  &  SONS  LTD. 

Pour  la  Grande  Bretagne  et  l'Amérique  du  Nord 


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GUSTAVE    FLAUBERT 

LA  TENTATION 
DE  SAINT-ANTOINE 

INTRODUCTION 

PAR 

EMILE     FAGUET 

de  V Académie  Française 


PARIS:   GEORGES   CRES  ET  CIE 
LONDRES:    J.  M.  DENT  &  SONS  LTD. 


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A    LA    MÉMOIRE    DE 
MON  AMI 

ALFRED    LEPOITTEVIN 

DÉCÉDÉ 


A   LA    NEUVILLE-CHANT-d'ûISEL 


LE    3    AVRIL    1848 


INTRODUCTION 

On  sait  assez  qu'il  existe  deux  Flaubert  :  le  Flau- 
bert réaliste  et  le  Flaubert  romantique  ;  le  Flaubert 
qui  a  écrit  Madame  Bovary  et  l'Education  Senti- 
mentale; le  Flaubert  qui  a  écrit  Salammbô  et  La 
Tentation  de  Saint-Antoine. 

La  Tentation  de  Saint-Antoine  fut  inspirée  à 
Flaubert  par  un  tableau  de  Breughel  vu  par  Flaubert 
à  Gênes  en  1845  et  dont  il  parle  beaucoup  dans  sa 
correspondance  et  aussi  et  plus  encore,  je  crois,  par 
le  Second  Faust,  qui,  à  en  croire  sa  nièce  Madame 
Commanville  dans  ses  Souvenirs  Intimes  fit  sur  lui 
une  impression  très  profonde.  Dans  la  pensée  de 
Flaubert  Saint- Antoine  est  un  Faust  de  la  Nuit  de 
Walpurgis,  un  Faust  plus  ingénu  que  celui  de 
Goethe,  un  Faust  incapable  d'ironie,  un  Faust  plus 
faible  que  celui  de  Goethe,  «  plus  chargé  de  faiblesse 
humaine,  »  comme  dirait  Corneille,  que  celui  de 
Goethe,  mais  enfin  un  Faust  qu'accostent,  que 
tentent  et  que  fascinent  toutes  les  formes  possibles  de 
l'universelle  illusion. 

Devant  Saint-Antoine  viennent  défiler  toutes  les 
voluptés  des  sens  et  toutes  les  voluptés  de  l'esprit 
{surtout  celles-ci),  tout  ce  qui  nous  appelle  hors  de 
nous  pour  le  saisir  et  pour  en  jouir  ou  pour  le  com- 
prendre. Tout  l'univers  vient  solliciter  Saint- 
Antoine  immobile  et  pour  ainsi  dire  le  sommer  de 
s'occuper  de  l'univers  et  c'est  à  dire  que  tous  les  pen- 
chants naturels  que  nous  avons,  à  savourer,  à  sentir, 

v 


vi  INTRODUCTION 

^  à  connaître,  que  Saint-Antoine  a  voulu  supprimer 
en  lui,  se  révoltent  contre  lui,  le  travaillent  et  le 
persécutent. 

L'appétit  de  sentir  (libido  sentiendi),  l'appétit  de 
savoir  (libido  sciendi),  l'appétit  de  dominer  (libido 
dominandi),  sous  mille  espèces  différentes  viennent 
F  assaillir  tour  à  tour. 

Tel  était  le  dessein.  L'exécution  est  restée  un  peu 
au  dessous  du  projet;  mais  elle  est  encore  très 
intéressante. 

D'abord  le  décor  est  extrêmement  beau.  Le  décor 
c'est  cette  montagne  dans  la  Thébaïde,  l'enceinte  de 
rochers  où  l'ermite  tourne  incessamment,  comme 
dans  la  prison  de  ses  désirs  ;  et  le  vaste  horizon  de 
plaines,  de  plateaux  et  de  vallées  où  les  regards  du 
saint  s'allongent,  se  prolongent,  se  promènent  et 
s'égarent  indéfiniment. 

Puis  viennent  les  tentateurs  et  ces  tentateurs, 
quoique  un  peu  trop,  toujours,  grotesques  et  grima- 
çants, ce  qui  fatigue,  sont  curieux,  amusants,  dro- 
latiques, burlesques,  fruits  bizarres  et  divertissants 
d'une  imagination  qui,  je  le  reconnais,  avait  trop 
ce  que  Théophile  Gautier  appelait  «  le  triste  amour 
du  laid,  »  mais  encore  d'une  imagination  très  féconde, 
très  ingénieuse,  très  diverse  et  très  diversement 
inventrice. 

C'est  bien  plutôt  —  en  quoi  il  faut  avouer  qu'il  y 
a  un  contre-sens  —  tout  ce  qui  désenchante  que  tout 
ce  qui  tente  et  séduit,  que  Flaubert  a  accumulé  ici  et 
fait  défiler  abondamment  ;  mais  la  curiosité  dili- 
gente de  l'auteur  et  le  renouvellement  indéfini  de  ses 
imaginations  grotesques,  est  une  force,  une  puissance 
iini  émeut  énergiquement  notre  imagination  à  nous 
cl  même  noire  sensibilité. 


INTRODUCTION  vii 

Sachons  reconnaître  du  reste  que  le  beau,  le  vrai 
beau  —  Taine  a  dit  :  «  le  laid  est  beau  ;  mais  le 
beau  est  plus  beau  »  —  que  la  vraie  beauté  n'est  pas 
absente  de  ce  grand  tableau.  L' apparition  de  Vénus 
est  une  chose,  jolie  plutôt  que  belle,  à  mon  avis  ; 
mais  extrêmement  gracieuse.  «  Mais  en  haut  de 
l'escalier  des  Dieux,  parmi  les  nuages  doux  comme 
des  plumes  et  dont  les  volutes  en  tournant  laissaient 
tomber  des  roses,  Vénus  Anadvomène  se  regarde 
dans  un  miroir.  Ses  prunelles  glissent  langoureuse- 
ment sous  ses  paupières  un  peu  lourdes.  Elle  a  de 
grands  cheveux  blonds  qui  se  déroulent  sur  ses 
épaides,  les  seins  petits,  la  taille  mince,  les  hanches 
évasées  comme  le  galbe  des  lyres,  des  fossettes  autour 
des  genoux  et  les  pieds  délicats.  Non  loin  de  sa 
bouche  un  papillon  voltige.  La  splendeur  de  son 
corps  fait  autour  d'elle  un  halo  de  nacre  brillante 
et  tout  le  reste  de  l'Olympe  est  baigné  dans  une 
aube  vermeille  qui  gagne  insensiblement  les 
hauteurs  du  ciel  bleu.  » 

Quoique  plus  rapproché  d'Ovide  que  d'Homère  ou 
même  que  de  Callimaque,  le  morceau  est  brillant,  le 
tableau  est  vaste  et  la  musique  des  phrases  est  une 
caresse. 

Cet  autre  tableau  du  monde  mythologique,  du 
«  ciel  sur  la  terre,  marchant  et  respirant  dans  un 
peuple  de  Dieux,  »  comme  dit  Musset,  est  une  vision 
de  beauté  encore  singulièrement  imposante. 

«  Ils  (les  Olympiens)  se  penchaient  du  haut  des 
nuages  pour  conduire  les  épées  ;  on  les  rencontrait 
aux  bords  des  chemins;  on  les  possédait  dans  sa 
maison  et  cette  familiarité  divinisait  la  vie.  Elle 
n'avait  pour  but  que  d'être  noble  et  belle.  Les 
vêtements  larges  facilitaient  la  noblesse  des  altitudes. 


viii  INTRODUCTION 

La  voix  de  l'orateur  exercée  par  la  mer,  battait  à 
flots  sonores  les  portiques  de  marbre.  L'éphèbe, 
frotté  d 'huile,  luttait  tout  nu  en  plein  soleil.  L'action 
la  plus  religieuse  était  d'exposer  des  formes  pures. 
Et  ces  hommes  respectaient  les  épouses,  les  vieillards, 
les  suppliants.  Derrière  le  temple  d'Hercule  il  y 
avait  un  autel  de  la  Pitié.  On  immolait  les  victimes 
avec  des  fleurs  autour  des  doigts.  Le  souvenir 
même  se  trouvait  exempt  de  la  pourriture  des  morts. 
Il  n'en  restait  qu'un  peu  de  cendre.  L'âme,  mêlée  à 
l'éther  sans  bornes,  était  partie  vers  les  Dieux.  » 

Et,  sans  doute,  l'antiquité  était  beaucoup  moins 
belle  et  beaucoup  moins  élyséenne  que  Flaubert  ne  la 
décrit  ici,  et  c'est  là  une  antiquité  stylisée  et  ce 
morceau  est  un  exercice  de  rhétorique  ;  mais  il  est 
d'une  très  intéressante  beauté  harmonieuse. 

Car  c'est  par  le  style  surtout  que  vaut  La  Tentation 
de  Saint-Antoine,  par  ce  style  de  poète,  directement 
dérivé  de  Chateaubriand,  avec,  souvent  au  moins, 
quelque  chose  de  plus  précis  et  de  plus  serré,  sans  que 
les  effets  de  grandeur,  et  au  contraire,  en  soient 
diminués.  «  Dans  l'espace  flotte  une  poudre  d'or 
tellement  menue  qu'elle  se  confond  avec  la  vibration 
de  la  lumière  .  .  .  sous  les  rafales  du  vent  des 
traînées  de  sable  se  lèvent  comme  de  grands  lin- 
ceuls, puis  retombent.  Dans  une  éclaircie,  tout  à 
coup,  passent  des  oiseaux  formant  un  bataillon 
triangulaire  pareil  à  un  morceau  de  métal  et  dont 
les  bords  seuls  frémiraient.  » 

La  pensée  philosophique  dans  La  Tentation  de 
Saint- Antoine  est  parfois  assez  forte,  sans  qu'il 
faille  considérer  Flaubert  comme  tin  très  grand 
philosophe.  Ll  a  mis  dans  la  bouche  de  Satan,  à 
l'imitation  de  Goethe,  mais  en  nous  présentant  un 


INTRODUCTION  ix 

Satan  moins  spirituel  que  Méphistophélès,  une 
argumentation  anti-providentialiste  (comme  il  est 
naturel  quand  c'est  le  Diable  qui  parle),  fort  vigou- 
reuse et  pleine  de  formules  rudes,  âpres  et  énergiques. 
Le  Diable,  «  bon  logicien,  »  comme  diraient  les 
théologiens  du  moyen-dge,  doit  sans  doute  raisonner 
de  la  sorte  : 

«  L'existence  de  ta  raison  fait-elle  la  loi  des 
choses  ?  Sans  doute  le  mal  est  indifférent  à  Dieu 
puisque  la  terre  en  est  couverte.  Est-ce  par  impuis- 
sance qu'il  le  supporte,  ou  par  cruauté  qu'il  le 
conserve?  Penses-tu  qu'il  soit  sans  cesse  à  ra- 
juster le  monde  comme  une  œuvre  imparfaite  et 
qu'il  surveille  tous  les  mouvements  de  tous  les  êtres 
depuis  le  vol  des  papillons  jusqu'à  la  pensée  de 
l'homme  ?  » 

(C'est  précisément  ce  que  dit  l'Evangile  ;  mais  on 
comprend  bien  que  c'est  le  contraire  que  doit  dire 
Lucifer.) 

«  S'il  a  créé  V  Univers  sa  Providence  est  superflue  ; 
si  la  Providence  existe  la  création  est  défectueuse. 
Mais  le  mal  et  le  bien  ne  concernent  que  toi,  comme 
le  jour  et  la  nuit,  le  plaisir  et  la  peine,  la  mort  et  la 
naissance  qui  sont  relatifs  à  un  coin  de  l'étendue, 
à  un  milieu  spécial,  à  un  intérêt  particulier.  Puisque 
l'Infini  seul  est  permanent,  il  y  a  l'infini  et  c'est  tout.  » 

Et  cela  aussi  est  un  peu  plus  de  la  rhétorique  que  de- 
là philosophie  ;  mais  c'est  un  sophisme  très  spécieux 
en  lui-même  et  excellemment  conduit  et  remarquable- 
ment écrit  en  langue  de  sophiste. 

Remarquez  surtout  la  dernière  tentation  de  Saint 
Antoine,  tout  à  la  fin  du  poème  (car  La  Tentation 
de  Saint- Antoine  n'est  pas  autre  chose  qu'un  poème 
philosophique),    la    dernière    tentation     de     Saint- 


x  INTRODUCTION 

Antoine  c'est  de  voir  la  vie  Je  la  Nature,  la  vie  du 
Monde,  et,  comme  a  dit  André  Chénier, 

L'océan  éternel  où  bouillonne  la  vie. 

Ceci  est,  décidément,  une  grande  idée  philosophique, 
digne  de  Goethe  ou  de  Milton.     Car  si  l'émineute 
dignité  de  V homme  est  dans  la  pensée  ;   s'il  se  dis- 
tingue et  doit  se  distinguer  de  la  nature  en  se  sentant 
penser  ;  si  ce  qui  fait  sa  grandeur  est,  roseau  pensant, 
de  savoir  qu'il  pense  et,  même  quand  il  est  écrasé,  de 
savoir  pourquoi,  tandis  que  l'univers  n'en  sait  rien  ; 
si,  tenant  à  sa  pensée,  il  reste  au  dessus  de  la  matière, 
quelque  puissante  qu'elle  soit  et  qu'elle  se  montre  à 
lui  ;  s'il  reste  homme  et  vraiment  homme  tant  qu'il  se 
dit  :  «  je  pense,  donc  je  suis  et  si  je  ne  pensais  pas  je 
ne  serais  plus;  »—si  tout  cela  est  vrai,  quelle  est  la  plus 
grande,  la  suprême  et  l'extrême  tentation,  si  ce  n'est, 
se    penchant    sur    l'énorme    bouillonnement    de    la 
matière,  de  sentir  vers  elle  une  attraction,  d'être  en- 
traîné vers  elle  par  un  vertige  et  de  désirer  se  con- 
fondre avec  elle,  s'absorber  en  elle,  se  diluer  dans  son 
sein  ;    d'aspirer  à  descendre  jusqu'au  fond  d'elle- 
même,  d'aspirer  à  cesser  d'être  pensée  pour  devenir 
matière   et    pour    se    répandre    indéfiniment    dans 
V impersonnalité  des  choses  ? 

Oui,  sans  doute,  ce  doit  être  là  V extrême  tentation, 
celle  après  laquelle  on  n'en  voit  pas  qui  soit  plus 
dangereuse  ni  plus  funeste. 

Or,  c'est  précisément  cette  tentation  que  Flaubert 
a  donné  à  Saint-Antoine  comme  la  dernière  et  c'est 
celle-ci  que  Saint- Antoine  nous  décrit  dans  ces  fortes 
et  sinistres  paroles:  «0  bonheur,  bonheur!  J'ai 
vu  naître  la  vie  ;  j'ai  vu  le  mouvement  commencer. 
I  e  sang  de  mes  veines  bout  si  fort  qu'il  va  les  rompre. 


^4 


INTRODUCTION  xi 

J'ai  envie  de  nager,  de  voler,  de  beugler,  de  hurler. 
Je  voudrais  avoir  des  ailes,  une  carapace,  une 
écorce,  souffler  de  la  fumée,  porter  une  trompe,  tordre 
mon  corps,  me  diviser  partout,  être  en  tout,  m'1  émaner 
avec  les  odeurs,  me  développer  comme  les  plantes, 
couler  comme  l'eau,  vibrer  comme  le  son,  briller 
comme  la  lumière,  me  blottir  sous  toutes  les  formes, 
pénétrer  chaque  atome,  descendre  jusqu'au-  fond  de 
la  matière,  être  la  matière.  » 

Ceci  est  bien  en  effet  la  dernière, 
tion,  celle  qui  est  exercée,  non  pas  par  telle  ou  telle 
séduction  du  monde,  mais  par  le  monde  entier, 
sollicitant  l'homme  à  ne  plus  se  séparer  de  lui  par 
la  pensée,  par  la  conscience  et  par  la  morale,  mais  à 
rentrer  en  lui  par  une  sorte  d' abdication  qui  serait  ,<: 
la  complète  et  définitive  déchéance. 

Mais  ceci  n'est  pas  la  dernière  page  du  livre.  La 
dernière  page,  la  voici.  Il  était  nuit.  La  nuit, 
d'après  les  vieilles  croyances  chrétiennes,  que  l'on 
retrouve  dans  Saint-Ambroise,  dans  Prudence  et 
dans  bien  d'autres  poètes  chrétiens,  est  féconde  en 
démons.  Or,  elle  s'éloigne  ;  le  soleil  s'élève  ;  il 
brille  d'un  radieux  éclat,  il  dissipe  les  ténèbres  et  les 
mauvais  rêves  et  «tout  au  milieu,  dans  le  disque 
même  du  soleil,  rayonne  la  face  de  Jésus-Christ. 
Antoine  fait  le  signe  de  la  croix  et  se  remet  en 
prières.  » 

Cela  veut  dire,  ce  me  semble,  que  Saint- Antoine  a 
reçu  la  grâce. 

Au  moment  même  ou  sa  tentation  était  la  plus 
forte,  au  moment  même  où  elle  était  pleine  et  entière, 
au  moment  même  où  elle  était,  comme  nous  disons  en 
langage  moderne,  intégrale,  au  moment  même  où, 
en  proie  à  l'humaine  faiblesse,  il  était  très  évident- 


xii  INTRODUCTION 

ment  incapable  de  faire  cet  effort  ;  à  ce  moment  même 
il  a  vu  Dieu  et  particulièrement  le  Dieu  de  Grâce, 
Jésus-Christ,  et  il  s'est  remis  à  prier. 

Don  de  Dieu  gratuit,  grâce  pure  et  pleine,  absolue. 

Pascal  a  dit  :  «  Toute  la  morale  (c  est-à-dire 
toute  la  science  de  la  morale)  consiste  en  la  concupi- 
scence et  en  la  grâce.  »  Cela  pourrait  être  V épi- 
graphe même  de  La  Tentation  de  Saint-Antoine 
et  en  ferait  bien  comprendre  et  le  commencement 
et  le  milieu  et  la  fin.  La  Tentation  de  Saint- 
Antoine  est  le  poème  de  la  concupiscence  dénoué 
et  conclu  par  un  coup  de  la  grâce. 

Pascal  dit  encore  :  «  Tout  ce  qui  est  au  monde 
[tout  ce  qui  appartient  au  monde  et  non  à  Dieu]  est 
concupiscence  de  la  chair,  ou  concupiscence  des 
yeux  ou  orgueil  de  la  vie,  libido  sentiendi,  libido 
sciendi,  libido  dominandi.  Malheureuse  la  terre  de 
malédiction  que  ces  trois  fleuves  de  feu  embrasent, 
plutôt  qu'ils  n'arrosent  ....  »  [Cette  terre  de  malé- 
diction est  Saint-Antoine  lui-même.']  «...  Heureux 
ceux  qui,  étant  sur  ces  fleuves,  non  pas  plongés,  non 
pas  entraînés,  mais  immobilement  affermis  ;  non 
pas  debout,  mais  assis  dans  une  assiette  basse  et  sûre 
dont  ils  ne  se  lèvent  jamais  avant  la  lumière,  mais 
après  s'y  être  reposés  en  paix,  tendent  la  main  à 
celui  qui  les  doit  relever  pour  les  faire  tenir  debnuf 
et  jermes  dans  les  porches  de  la  Sainte  Jérusalem  où 
l'orgueil  ne  pourra  plus  les  combattre  et  les  abattre  ; 
—  et  qui  cependant  [pendant  qu'ils  attendent]  pleu- 
rent, non  pas  de  voir  écouler  toutes  les  choses  péris- 
sables que  les  torrents  entraînent,  mais  dans  le 
souvenir  de  leur  chère  patrie,  de  la  Jérusalem 
céleste  dont  ils  se  souviennent  sans  cesse  dans  la 
longueur  de  leur  exil.  » 


INTRODUCTION  xiii 

Ce  fragment,  tiré  par  Pascal  de  la  pari! phrase  de 
Saint- Augustin  sur  le  Psaume  Super  flumina 
Babylonis,  s'applique  presque  exactement  à  La 
Tentation  de  Saint-Antoine,  avec  cette  différence 
que  Saint  Antoine  n'est  pas  «  immobilement  affermi 
et  assis  dans  une  assiette  basse  et  sûre,  »  mais  en- 
traîné et  détaché  de  la  rive  et  qu'il  a  besoin,  non 
seulement,  étant  assis,  d'être  mis  debout,  mais,  étant 
traîné  par  les  torrents,  d'être  relevé  et  rétabli  ;  mais 
c'est  à  quoi  la  Grâce  suffit  et  c'est  ce  qu'elle  fait, 
même  après  la  désespérance. 

Malgré  de  grands  défauts  La  Tentation  de  Saint- 
Antoine  reste  un  beau  poème  philosophique.  Ses 
beautés  de  style  sont  extraordinaires  et  il  n'y  a 
qu'à  lire  pour  en  être  profondément  ému  d'admira- 
tion ;  et  pour  ce  qui  est  des  idées,  s'il  a  besoin  quel- 
quefois d'être  repensé  pour  être  compris  et  pour 
être  pleinement  admiré,  on  peut  dire  que  c'est  l'incon- 
vénient, et  aussi  le  charme,  de  presque  tous  les 
poèmes  philosophiques. 

EMILE  FAGUET. 


LA  TENTATION  DE  SAINT- 
ANTOINE 


C'est  dans  la  Thébaïde,  au  haut  d'une  montagne, 
sur  une  plate-forme  arrondie  en  demi-lune,  et  qu'en- 
ferment de  grosses  pierres. 

La  cabane  de  l'Ermite  occupe  le  fond.  Elle  est 
faite  de  boue  et  de  roseaux,  à  toit  plat,  sans  porte. 
On  distingue  dans  l'intérieur  une  cruche  avec  un  pain 
noir;  au  milieu,  sur  une  stèle  de  bois,  un  gros  livre; 
par  terre,  çà  et  là,  des  filaments  de  sparterie,  deux  ou 
trois  nattes,  une  corbeille,  un  couteau. 

A  dix  pas  de  la  cabane,  il  y  a  une  longue  croix  plan- 
tée dans  le  sol;  et,  à  l'autre  bout  de  la  plate-forme,  un 
vieux  palmier  tordu  se  penche  sur  l'abîme,  car  la  mon- 
tagne est  taillée  à  pic,  et  le  Nil  semble  faire  un  lac  au 
bas  de  la  falaise. 

La  vue  est  bornée  à  droite  et  à  gauche  par  l'en- 
ceinte des  roches.  Mais  du  côté  du  désert,  comme  des 
plages  qui  se  succéderaient,  d'immenses  ondulations 
parallèles  d'un  blond  cendré  s'étirent  les  unes  derrière 
les  autres,  en  montant  toujours;  —  puis  au  delà  des 
sables,  tout  au  loin,  la  chaîne  libyque  forme  un  mur 
couleur  de  craie,  estompé  légèrement  par  des  vapeurs 
violettes.  En  face,  le  soleil  s'abaisse.  Le  ciel,  dans 
le  nord,  est  d'une  teinte  gris-perle,  tandis  qu'au 
zénith  des  nuages  de  pourpre,  disposés  comme  les 
flocons  d'une  crinière  gigantesque,  s'allongent  sur 
la  voûte  bleue.     Ces  rais  de  flamme  se  rembrunissent, 

A 


2  LA  TENTATION 

les  parties  d'azur  prennent  une  pâleur  nacrée;  les 
buissons,  les  cailloux,  la  terre,  tout  maintenant 
paraît  dur  comme  du  bronze;  et  dans  l'espace  flotte 
une  poudre  d'or  tellement  menue  qu'elle  se  confond 
avec  la  vibration  de  la  lumière-. 


SAINT-ANTOINE 

qui  a  une  longue  barbe,  de  longs  cheveux,  et  une 
tunique  de  peau  de  chèvre,  est  assis,  jambes  croisées, 
en  train  de  faire  des  nattes.  Dès  que  le  soleil 
disparaît,  il  pousse  un  grand  soupir,  et  regardant 
l'horizon: 

Encore  un  jour!   un  jour  de  passé! 

Autrefois  pourtant,  je  n'étais  pas  si  misérable! 
Avant  la  fin  de  la  nuit,  je  commençais  mes  orai- 
sons; puis,  je  descendais  vers  le  fleuve  chercher 
de  l'eau,  et  je  remontais  par  le  sentier  rude  avec 
l'outre  sur  mon  épaule,  en  chantant  des  hymnes. 
Ensuite,  je  m'amusais  à  ranger  tout  dans  ma 
cabane.  Je  prenais  mes  outils;  je  tâchais  que  les 
nattes  fussent  bien  égaies  et  les  corbeilles  légères; 
car  mes  moindres  actions  me  semblaient  alors 
des  devoirs  qui  n'avaient  rien  de  pénible. 

A  des  heures  réglées  je  quittais  mon  ouvrage; 
et  priant  les  deux  bras  étendus  je  sentais  comme 
une  fontaine  de  miséricorde  qui  s'épanchait  du 
haut  du  ciel  dans  mon  cœur.  Elle  est  tarie,  main- 
tenant.    Pourquoi?  .  .  . 

Il  marche  dans  l'enceinte  des  roches,  lentement. 

Tous  me  blâmaient  lorsque  j'ai  quitté  la  maison. 


DE  SAINT-ANTOINE  3 

Ma  mère  s'affaissa  mourante,  ma  sœur  de  loin  me 
faisait  des  signes  pour  revenir;  et  l'autre  pleu- 
rait, Ammonaria,  cette  enfant  que  je  rencontrais 
chaque  soir  au  bord  de  la  citerne,  quand  elle  ame- 
nait ses  buffles.  Elle  a  couru  après  moi.  Les  an- 
neaux de  ses  pieds  brillaient  dans  la  poussière,  et 
sa  tunique  ouverte  sur  les  hanches  flottait  au 
vent.  Le  vieil  ascète  qui  m'emmenait  lui  a  crié 
des  injures.  Nos  deux  chameaux  galopaient  tou- 
jours; et  je  n'ai  plus  revu  personne. 

D'abord,  j'ai  choisi  pour  demeure  le  tombeau 
d'un  Pharaon.  Mais  un  enchantement  circule  dans 
ces  palais  souterrains,  où  les  ténèbres  ont  l'air 
épaissies  par  l'ancienne  fumée  des  aromates.  Du 
fond  des  sarcophages  j'ai  entendu  s'élever  une  voix 
dolente  qui  m'appelait;  ou  bien,  je  voyais  vivre, 
tout  à  coup,  les  choses  abominables  peintes  sur  les 
murs;  et  j'ai  fui  jusqu'au  bord  de  la  mer  Rouge 
dans  une  citadelle  en  ruines.  Là,  j 'avais  pour  com- 
pagnie des  scorpions  se  traînant  parmi  les  pierres, 
et  au-dessus  de  ma  tête,  continuellement  des 
aigles  qui  tournoyaient  sur  le  ciel  bleu.  La  nuit, 
j'étais  déchiré  par  des  griffes,  mordu  par  des  becs, 
frôlé  par  des  ailes  molles;  et  d'épouvantables 
démons,  hurlant  dans  mes  oreilles,  me  renver- 
saient par  terre.  Une  fois  même,  les  gens  d'une 
caravane  qui  s'en  allait  vers  Alexandrie  m'ont 
secouru,  puis  emmené  avec  eux. 

Alors,  j'ai  voulu  m'instruire  près  du  bon  vieil- 
lard Didyme.  Bien  qu'il  fût  aveugle,  aucun  ne 
l'égalait  dans  la  connaissance  des  Écritures.  Quand 


4  LA  TENTATION 

la  leçon  était  finie,  il  réclamait  mon  bras  pour  se 
promener.  Je  le  conduisais  sur  le  Paneum,  d'où 
l'on  découvre  le  Phare  et  la  haute  mer.  Nous  re- 
venions ensuite  par  le  port,  en  coudoyant  des 
hommes  de  toutes  les  nations,  jusqu'à  des  Cimmé- 
riens  vêtus  de  peaux  d'ours,  et  des  Gymnoso- 
phistes  du  Gange  frottés  de  bouse  de  vache.  Mais 
sans  cesse,  il  y  avait  quelque  bataille  dans  les 
rues,  à  cause  des  Juifs  refusant  de  payer  l'impôt, 
ou  des  séditieux  qui  voulaient  chasser  les  Romains. 
D'ailleurs  la  ville  est  pleine  d'hérétiques,  des  sec- 
tateurs de  Manès,  de  Valentin,  de  Basilide,  d'Arius, 
—  tous  vous  accaparant  pour  discuter  et  vous 
convaincre. 

Leurs  discours  me  reviennent  quelquefois  dans 
la  mémoire.  On  a  beau  n'y  pas  faire  attention, 
cela  trouble. 

Je  me  suis  réfugié  à  Colzim;  et  ma  pénitence 
fut  si  haute  que  je  n'avais  plus  peur  de  Dieu. 
Quelques-uns  s'assemblèrent  autour  de  moi  pour 
devenir  des  anachorètes.  Je  leur  ai  imposé  une' 
règle  pratique,  en  haine  des  extravagances  de  la 
Gnose  et  des  assertions  des  philosophes.  On  m'en- 
voyait de  partout  des  messages.  On  venait  me 
voir  de  très-loin. 

Cependant  le  peuple  torturait  les  confesseurs,  et 
la  soif  du  martyre  m'entraîna  dans  Alexandrie. 
La  persécution  avait  cessé  depuis  trois  jours. 

Comme  je  m'en  retournais,  un  flot  de  monde 
m'arrêta  devant  le  temple  de  Sérapis.  C'était,  me 
dit-on,    un    dernier   exemple    que   le    gouverneur 


DE  SAINT-ANTOINE  5 

voulait  faire.  Au  milieu  du  portique,  en  plein  soleil, 
une  femme  nue  était  attachée  contre  une  colonne, 
deux  soldats  la  fouettant  avec  des  lanières;  à 
chacun  des  coups  son  corps  entier  se  tordait.  Elle 
s'est  retournée,  la  bouche  ouverte; — et  par- 
dessus la  foule,  à  travers  ses  longs  cheveux  qui 
lui  couvraient  la  figure,  j'ai  cru  reconnaître  Am- 
monaria  .  .  . 

Cependant  .  .  .  celle-là  était  plus  grande  .  .  .,  et 
belle  .  .  .,  prodigieusement! 

Il  se  passe  les  mains  sur  le  front. 

Non!    non!    je  ne  veux  pas  y  penser! 

Une  autre  fois,  Athanase  m'appela  pour  le  sou- 
tenir contre  les  Ariens.  Tout  s'est  borné  à  des  in- 
vectives et  à  des  risées.  Mais,  depuis  lors,  il  a  été 
calomnié,  dépossédé  de  .son  siège,  mis  en  fuite. 
Où  est-il,  maintenant?  je  n'en  sais  rien!  On  s'in- 
quiète si  peu  de  me  donner  des  nouvelles.  Tous 
mes  disciples  m'ont  quitté,  Hilarion  comme  les 
autres  ! 

Il  avait  peut-être  quinze  ans  quand  il  est  venu; 
et  son  intelligence  était  si  curieuse  qu'il  m'adres- 
sait à  chaque  moment  des  questions.  Puis,  il  écou- 
tait d'un  air  pensif;  — et  les  choses  dont  j'avais 
besoin,  il  me  les  apportait  sans  murmure,  plus 
leste  qu'un  chevreau,  gai  d'ailleurs  à  faire  rire  les 
patriarches.     C'était  un  fils  pour  moi! 

Le  ciel  est  rouge,  la  terre  complètement  noire. 
Sous  les  rafales  du   vent  des  traînsées  de  sable   se 


6  LA  TENTATION 

lèvent  comme  de  grands  linceuls,   puis  retombent. 
Dans  une  éclaircie,  tout  à  coup,  passent  des  oiseaux 
formant  un  bataillon  triangulaire,  pareil  à  un  morceau 
de  métal,  et  dont  les  bords  seuls  frémissent. 
Antoine  les  regarde. 

Ah!    que  je  voudrais  les  suivre! 

Combien  de  fois,   aussi,   n'ai-je  pas  contemplé 
avec  envie  les  longs  bateaux,  dont  les  voiles  res- 
semblent à  des  ailes,  et  surtout  quand  ils  emme- 
naient au  loin  ceux  que  j'avais  reçus  chez  moi! 
Quelles  bonnes  heures  nous  avions!    quels  épan- 
chements!    Aucun  ne  m'a  plus  intéressé  qu'Am- 
mon;    il  me  racontait  son  voyage  à  Rome,  les 
Catacombes,  le  Colisée,  la  piété  des  femmes  illus- 
tres, mille  choses  encore!  ...  et  je  n'ai  pas  voulu 
partir  avec  lui!  D'où  vient  mon  obstination  à  con-  « 
tinuer  une  vie  pareille  ?  J'aurais  bien  fait  de  rester 
chez  les  moines  de  Nitrie,  puisqu'ils  m'en  sup- 
pliaient.    Ils  habitent  des  cellules  à  part,  et  cepen- 
dant communiquent  entre  eux.     Le  dimanche,  la 
trompette  les  assemble  à  l'église,  où  l'on  voit  accro- 
chés trois  martinets  qui  servent  à  punir  les  délin- 
quants, les  voleurs  et  les  intrus,  car  leur  discipline 
est  sévère. 

Ils  ne  manquent  pas  de  certaines  douceurs, 
néanmoins.  Des  fidèles  leur  apportent  des  œufs, 
des  fruits,  et  même  des  instruments  propes  à  ôter 
les  épines  des  pieds.  Il  y  a  des  vignobles  autour 
de  Pisperi,  ceux  de  Pabène  ont  un  radeau  pour 
aller  chercher  les  provisions. 

Mais  j 'aurais  mieux  servi  mes  frères  en  étant  tout 


DE  SAINT-ANTOINE  7 

simplement  un  prêtre.  On  secourt  les  pauvres,  on 
distribue  les  sacrements,  on  a  de  l'autorité  dans  les 
familles. 

D'ailleurs  les  laïques  ne  sont  pas  tous  damnés, 
et  il  ne  tenait  qu'à  moi  d'être  .  .  .  par  exemple  .  .  . 
grammairien,  philosophe.  J'aurais  dans  ma  cham- 
bre une  sphère  de  roseaux,  toujours  des  tablettes  à 
la  main,  des  jeunes  gens  autour  de  moi,  et  à  ma 
porte,  comme  enseigne,  une  couronne  de  laurier 
suspendue. 

Mais  il  y  a  trop  d'orgueil  à  ces  triomphes! 
Soldat  valait  mieux.  J'étais  robuste  et  hardi,  — 
assez  pour  tendre  le  câble  des  machines,  traverser 
les  forêts  sombres,  entrer  casque  en  tête  dans  les 
villes  fumantes!  .  .  .  Rien  ne  m'empêchait,  non 
plus,  d'acheter  avec  mon  argent  une  charge  de 
publicain  au  péage  de  quelque  pont;  et  les  voya- 
geurs m'auraient  appris  des  histoires,  en  me 
montrant  dans  leurs  bagages  des  quantités  d'objets 
curieux. . . . 

Les  marchands  d'Alexandrie  naviguent  les  jours 
de  fête  sur  la  rivière  de  Canope,  et  boivent  du  vin 
dans  des  calices  de  lotus,  au  bruit  des  tambourins 
qui  font  trembler  les  tavernes  le  long  du  bord! 
Au  delà,  des  arbres  taillés  en  cône  protègent 
contre  le  vent  du  sud  les  fermes  tranquilles.  Le 
toit  de  la  haute  maison  s'appuie  sur  de  minces 
colonnettes,  rapprochées  comme  les  bâtons  d'une 
claire-voie  ;  et  par  ces  intervalles  le  maître,  étendu 
sur  un  long  siège,  aperçoit  toutes  ses  plaines  au- 
tour de  lui,  avec  les  chasseurs  entre  les  blés,  le 


8  LA  TENTATION 

pressoir  où  l'on  vendange,  les  bœufs  qui  battent 
la  paille.  Ses  enfants  jouent  par  terre,  sa  femme 
se  penche  pour  l'embrasser. 

Dans  l'obscurité  blanchâtre  de  la  nuit,  apparaissent 
çà  et  là  des  museaux  pointus,  avec  des  oreilles  toutes 
droites  et  des  yeux  brillants.  Antoine  marche  vers 
eux.  Des  graviers  déroulent,  les  bêtes  s'enfuient. 
C'était  un  troupeau  de  chacals. 

Un  seul  est  resté,  et  qui  se  tient  sur  deux  pattes,  le 
corps  en  demi-cercle  et  la  tête  oblique,  dans  une  pose 
pleine  de  défiance. 

Comme  il  est  joli!  je  voudrais  passer  ma  main 
sur  son  dos,  document. 

Antoine  siffle  pour  le  faire  venir.  Le  chacal 
disparaît. 

Ah!  il  s'en  va  rejoindre  les  autres!  Quelle  soli- 
tude!   Quel  ennui! 

Riant  amèrement: 

C'est  une  si  belle  existence  que  de  tordre  au  feu 
des  bâtons  de  palmier  pour  faire  des  houlettes,  et 
de  façonner  des  corbeilles,  de  coudre  des  nattes, 
puis  d'échanger  tout  cela  avec  les  Nomades  contre 
du  pain  qui  vous  brise  les  dents!  Ah!  misère  de 
moi!  est-ce  que  ça  ne  finira  pas!  Mais  la  mort 
vaudrait  mieux!  Je  n'en  peux  plus!  Assez! 
assez  ! 

Il  frappe  du  pied,  et  tourne  au  milieu  des  roches 
d'un  pas  rapide,  puis  s'arrête  hors  d'haleine,  éclate  en 
sanglots  et  se  couche  par  terre,  sur  le  flanc. 


DE  SAINT-ANTOINE  9 

La  nuit  «est  calme;  des  étoiles  nombreuses  palpi- 
tent;   on  n'entend  que  le  claquement  des  tarentules. 

Les  deux  bras  de  la  croix  font  une  ombre  sur  le 
sable;   Antoine,  qui  pleure,  l'aperçoit. 

Suis-je  assez  faible,  mon  Dieu!  Du  courage, 
relevons-nous  ! 

Il  entre  dans  sa  cabane,  découvre  un  charbon 
enfoui,  allume  une  torche  et  la  plante  sur  le  stèle 
de  bois,  de  façon  à  éclairer  le  gros  livre. 

Si  je  prenais  ...  la  Vie  des  Apôtres?  .  .  .  oui!  .  .  . 
n'importe  où! 

«  Il  vit  le  ciel  ouvert  avec  une  grande  nappe  qui 
descendait  par  les  quatre  coins,  dans  laquelle  il 
y  avait  toutes  sortes  d'animaux  terrestres  et  de 
bêtes  sauvages,  de  reptiles  et  d'oiseaux;  et  une 
voix  lui  dit:   Pierre,  lève-toi  !   tue,  et  mange  !  » 

Donc  le  Seigneur  voulait  que  son  apôtre  man- 
geât de  tout  ? . .  .  tandis  que  moi.  .  .  . 

Antoine  reste  le  menton  sur  la  poitrine.  Le 
frémissement  des  pages,  que  le  vent  agite,  lui  fait 
relever  la  tête,  et  il  lit: 

«  Les  Juifs  tuèrent  tous  leurs  ennemis  avec  des 
glaives  et  ils  en  firent  un  grand  carnage,  de  sorte 
qu'ils  disposèrent  à  volonté  de  ceux  qu'ils  haïs- 
saient. » 

Suit  le  dénombrement  des  gens  tués  par  eux: 

A  2 


io  LA  TENTATION 

soixante-quinze  mille.  Ils  avaient  tant  souffert! 
D'ailleurs,  leurs  ennemis  étaient  les  ennemis  du 
vrai  Dieu.  Et  comme  ils  devaient  jouir  à  se 
venger,  tout  en  massacrant  des  idolâtres  !  La  ville 
sans  doute  regorgeait  de  morts!  Il  y  en  avait  au 
seuil  des  jardins,  sur  les  escaliers,  à  une  telle  hau- 
teur dans  les  chambres  que  les  portes  ne  pouvaient 
plus  tourner!  .  .  .  — Mais  voilà  que  je  plonge  dans 
des  idées  de  meurtre  et  de  sang! 

Il  ouvre  le  livre  à  un  autre  endroit. 

Nabuchodonosor  se  prosterna  le  visage  contre 
terre  et  adora  Daniel.  » 

Ah!  c'est  bien!  Le  Très-Haut  exalte  ses  pro- 
phètes au-dessus  des  rois  ;  celui-là  pourtant  vivait 
dans  les  festins,  ivre  continuellement  de  délices  et 
d'orgueil.  Mais  Dieu,  par  punition,  l'a  changé  en 
bête.     Il  marchait  à  quatre  pattes  ! 

Antoine  se  met  à  rire;    et  en  écartant  les  bras,  du  ■ 
bout  de  sa  main,  dérange  les  feuilles  du  livre.     Ses 
yeux  tombent  sur  cette  phrase: 

«  Ézéchias  eut  une  grande  joie  de  leur  arrivée. 
Il  leur  montra  ses  parfums,  son  or  et  son  ar- 
gent, tous  ses  aromates,  ses  huiles  de  senteur, 
tous  ses  vases  précieux,  et  ce  qu'il  y  avait  dans 
ses  trésors.  » 

Je  me  figure  .  .  .  qu'on  voyait  entassés  jusqu'au 
plafond  des  pierres  fines,  des  diamants,  des  dari- 


DE  SAINT-ANTOINE  n 

ques.  Un  homme  qui  en  possède  une  accumulation 
si  grande  n'est  plus  pareil  aux  autres.  Il  songe, 
tout  en  les  maniant,  qu'il  tient  le  résultat  d'une 
quantité  innombrable  d'efforts,  et  comme  la  vie  des 
peuples  qu'il  aurait  pompée  et  qu'il  peut  répandre. 
C'est  une  précaution  utile  aux  rois.  Le  plus  sage  de 
tous  n'y  a  pas  manqué.  Ses  flottes  lui  apportaient 
de  l'ivoire,  des  singes.  .  .  .  Où  est-ce  donc  ? 

Il  feuillette  vivement. 

Ah  !   voici  : 

«  La  Reine  de  Saba,  connaissant  la  gloire  de 
Salomon,  vint  le  tenter,  en  lui  proposant  des 
énigme  s. y) 

Comment  espérait-elle  le  tenter?  Le  Diable  a 
bien  voulu  tenter  Jésus!  Mais  Jésus  a  triomphé 
pareequ'il  était  Dieu,  et  Salomon  grâce  peut-être 
à  sa  science  de  magicien.  Elle  est  sublime,  cette 
science-là  !  Car  le  monde,  —  ainsi  qu'un  philosophe 
me  l'a  expliqué,  —  forme  un  ensemble  dont  toutes 
les  parties  influent  les  unes  sur  les  autres,  comme 
les  organes  d'un  seul  corps.  Il  s'agit  de  connaître 
les  amours  et  les  répulsions  naturelles  des  choses, 
puis  de  les  mettre  en  jeu  ?..  .  On  pourrait  donc 
modifier  ce  qui  paraît  être  l'ordre  immuable? 

Alors  les  deux  ombres  dessinées  derrière  lui  par  les 
bras  de  la  croix  se  projettent  en  avant.  Elles  font 
comme  deux  grandes  cornes;   Antoine  s'écrie: 


12  LA  TENTATION 

Au  secours,  mon  Dieu! 

L'ombre  est  revenue  à  sa  place. 

Ah!  .  .  .  c'était  une  illusion!  pas  autre  chose!  — 
Il  est  inutile  que  je  me  tourmente  l'esprit!  Je  n'ai 
rien  à  faire  !  .  .  .  absolument  rien  à  faire  ! 

Il  s'assoit,  et  se  croise  les  bras. 

Cependant  .  .  .  j'avais  cru  sentir  l'approche.  .  .  . 
Mais  pourquoi  viendrait-//  ?  D'ailleurs,  est-ce  que 
je  ne  connais  pas  ses  artifices?  J'ai  repoussé  le 
monstrueux  anachorète  qui  m'offrait,  en  riant,  des 
petits  pains  chauds,  le  centaure  qui  tâchait  de  me 
prendre  sur  sa  croupe,  —  et  cet  enfant  noir  apparu 
au  milieu  des  sables,  qui  était  très-beau,  et  qui  m'a 
dit  s'appeler  l'esprit  de  fornication. 

Antoine  marche  de  droite  et  de  gauche,  vivement. 

C'est  par  mon  ordre  qu'on  a  bâti  cette  foule  de- 
retraites  saintes,  pleines  de  moines  portant  des 
cilices  sous  leurs  peaux  de  chèvres,  et  nombreux  à 
pouvoir  faire  une  armée!  J'ai  guéri  de  loin  des 
malades;  j'ai  chassé  des  démons;  j'ai  passé  le 
fleuve  au  mileu  des  crocodiles;  l'empereur  Con- 
stantin m'a  écrit  trois  lettres  ;  Balacius,  qui  avait 
craché  sur  les  miennes,  a  été  déchiré  par  ses  che- 
vaux; le  peuple  d'Alexandrie,  quand  j'ai  reparu, 
se  battait  pour  me  voir,  et  Athanase  m'a  reconduit 
sur  la  route.  Mais  aussi  quelles  œuvres  !  Voilà  plus 


DE  SAINT-ANTOINE  13 

de  trente  ans  que  je  suis  dans  le  désert  à  gémir 
toujours!  J'ai  porté  sur  mes  reins  quatre-vingts 
livres  de  bronze  comme  Eusèbe,  j'ai  exposé  mon 
corps  à  la  piqûre  des  insectes  comme  Macaire,  je 
suis  resté  cinquante-trois  nuits  sans  fermer  l'œil 
comme  Pacôme;  et  ceux  qu'on  décapite,  qu'on 
tenaille  ou  qu'on  brûle  ont  moins  de  vertu,  peut- 
être,  puisque  ma  vie  est  un  continuel  martyre! 

Antoine  se  ralentit. 

Certainement,  il  n'y  a  personne  dans  une  dé- 
tresse aussi  profonde!  Les  cœurs  charitables 
diminuent.  On  ne  me  donne  plus  rien.  Mon  man- 
teau est  usé.  Je  n'ai  pas  de  sandales,  pas  même 
une  écuelle!  — car,  j'ai  distribué  aux  pauvres  et 
à  ma  famille  tout  mon  bien,  sans  retenir  une 
obole.  Ne  serait-ce  que  pour  avoir  des  outils  in- 
dispensables à  mon  travail,  il  me  faudrait  un  peu 
d'argent.  Oh!  pas  beaucoup!  une  petite  somme! 
...  je  la  ménagerais. 

Les  Pères  de  Xicée,  en  robes  de  pourpre,  se 
tenaient  comme  des  mages,  sur  des  trônes,  le  long 
du  mur;  et  on  les  a  régalés  dans  un  banquet,  en 
les  comblant  d'honneurs,  surtout  Paphnuce,  parce 
qu'il  est  borgne  et  boiteux  depuis  la  persécution  de 
Dioclétien  !  L'Empereur  lui  a  baisé  plusieurs  fois 
son  œil  crevé;  quelle  sottise!  Du  reste,  le  Concile 
avait  des  membres  si  infâmes  !  Un  évêque  de  Scy- 
thie,  Théophile;  un  autre  de  Perse,  Jean;  un  gar- 
deur  de  bestiaux,  Spiridion  !     Alexandre  était  trop 


14  LA  TENTATION 

vieux.  Athanase  aurait  dû  montrer  plus  de  dou- 
ceur aux  Ariens,  pour  en  obtenir  des  concessions! 
Est-ce  qu'ils  en  auraient  fait!  Ils  n'ont  pas 
voulu  m'entendre  !  Celui  qui  parlait  contre  moi,  — 
un  grand  jeune  homme  à  barbe  frisée,  — me  lan- 
çait, d'un  air  tranquille,  des  objections  captieuses; 
et,  pendant  que  je  cherchais  mes  paroles,  ils  étaient 
à  me  regarder  avec  leurs  figures  méchantes,  en 
aboyant  comme  des  hyènes.  Ah!  que  ne  puis-je 
les  faire  exiler  tous  par  l'Empereur,  ou  plutôt  les 
battre,  les  écraser,  les  voir  souffrir!  Je  souffre 
bien,  moi! 

Il  s'appuie  en  défaillant  contre  sa  cabane. 

C'est  d'avoir  trop  jeûné!  mes  forces  s'en  vont. 
Si  je  mangeais  .  .  .  une  fois  seulement,  un  morceau 
de  viande. 

Il  entreferme  les  yeux,  avec  langueur. 

Ah  !  de  la  chair  rouge  .  .  .  une  grappe  de  raisin 
qu'on  mord!  ...  du  lait  caillé  qui  tremble  sur  un 
plat!  .  .  . 

Mais  qu'ai-je  donc!  .  .  .  Ou'ai-je  donc!  ...  Je  sens 
mon  cœur  grossir  comme  la  mer,  quand  elle  se 
gonfle  avant  l'orage.  Une  mollesse  infinie  m'ac- 
cable, et  l'air  chaud  me  semble  rouler  le  parfum 
d'une  chevelure.  Aucune  femme  n'est  venue, 
cependant  ? . . . 

Il  se  tourne  vers  le  petit  chemin  entre  les  roches. 


DE  SAINT-ANTOINE  15 

C'est  par  là  qu'elles  arrivent,  balancées  dans 
leurs  litières  aux  bras  noirs  des  eunuques.  Elles 
descendent,  et  joignant  leurs  mains  chargées 
d'anneaux,  elles  s'agenouillent.  Elles  me  racon- 
tent leurs  inquiétudes.  Le  besoin  d'une  volupté 
surhumaine  les  torture;  elles  voudraient  mou- 
rir, elles  ont  vu  dans  leurs  songes  des  Dieux  qui 
les  appelaient  ;  —  et  le  bas  de  leur  robe  tombe 
sur  mes  pieds.  Je  les  repousse.  «Oh!  non,  di- 
sent-elles, pas  encore!  Que  dois-je  faire!  »  Toutes 
les  pénitences  leur  seraient  bonnes.  Elles  deman- 
dent les  plus  rudes,  à  partager  la  mienne,  à  vivre 
avec  moi. 

Voilà  longtemps  que  je  n'en  ai  vu!  Peut-être 
qu'il  en  va  venir?  pourquoi  pas?  Si  tout  à  coup 
.  .  .  j'allais  entendre  tinter  des  clochettes  de  mulet 
dans  la  montagne.     Il  me  semble.  .  .  . 

Antoine  grimpe  sur  une  roche,  à  l'entrée  du  sentier; 
et  il  se  penche,  en  dardant  ses  yeux  dans  les  ténèbres. 

Oui!  là-bas,  tout  au  fond,  une  masse  remue, 
comme  des  gens  qui  cherchent  leur  chemin.  Elle 
est  là!    Ils  se  trompent. 

Appelant: 

De  ce  côté!    viens!    viens! 

L'écho  répète:    Viens!    viens! 

Il  laisse  tomber  ses  bras,  stupéfait. 

Quelle  honte!    Ah!    pauvre  Antoine! 


16  LA  TENTATION 

Et  tout  de  suite,  il  entend  chuchoter:  «  Pauvre 
Antoine!  » 

Quelqu'un  ?    répondez  : 

Le  vent  qui  passe  dans  les  intervalles  des  roches  fait 
des  modulations;  et  dans  leurs  sonorités  confuses,  il 
distingue  des  voix  comme  si  l'air  parlait.  Elles 
sont  basses,  et  insinuantes,  sifflantes. 

LA   PREMIÈRE 

Veux-tu  des  femmes? 

LA    SECONDE 

De  grands  tas  d'argent,  plutôt! 

LA   TROISIÈME 

Une  épée  qui  reluit? 

et  LES   AUTRES 

—  Le  Peuple  entier  t'admire! 

—  Endors-toi  ! 

—  Tu  les  égorgeras,  va,  tu  les  égorgeras  ! 

En  même  temps,  les  objets  se  transforment.  Au 
bord  de  la  falaise,  le  vieux  palmier,  avec  sa  touffe  de 
feuilles  jaunes,  devient  le  torse  d'une  femme  penchée 
sur  l'abîme,  et  dont  les  grands  cheveux  se  balancent. 

ANTOINE 

se  tourne  vers  sa  cabane;  et  l'escabeau  soutenant  le 
gros  livre,  avec  ses  pages  chargées  de  lettres  noires, 
lui  semble  un  arbuste  tout  couvert  d'hirondelles. 


DE  SAINT-ANTOINE  17 

C'est  la  torche,  sans  doute,  qui  faisant  un  jeu 
de  lumière.  .  .  .  Éteignons-la! 

Il  l'éteint,  l'obscurité  est  profonde; 

Et,  tout  à  coup,  passent  au  milieu  de  l'air,  d'abord 
une  flaque  d'eau,  ensuite  une  prostituée,  le  coin  d'un 
temple,  une  figure  de  soldat,  un  char  avec  deux 
chevaux  blancs,  qui  se  cabrent. 

Ces  images  arrivent  brusquement,  par  secousses,  se 
détachant  sur  la  nuit  comme  des  peintures  d'écarlate 
sur  de  l'ébène. 

Leur  mouvement  s'accélère.  Elles  défilent  d'une 
façon  vertigineuse.  D'autres  fois,  elles  s'arrêtent  et 
pâlissent  par  degrés,  se  fondent;  ou  bien,  elles  s'en- 
volent, et  immédiatement  d'autres  arrivent. 

Antoine  ferme  ses  paupières. 

Elles  se  multiplient,  l'entourent,  l'assiègent.  Une 
épouvante  indicible  l'envahit  ;  et  il  ne  sent  plus  rien 
qu'une  contraction  brûlante  à  l'épigastre.  Malgré  le 
vacarme  de  sa  tête,  il  perçoit  un  silence  énorme  qui  \ 
le  sépare  du  monde.  Il  tâche  de  parler;  impossible! 
C'est  comme  si  le  lien  général  de  son  être  se  dissolvait  ; 
et,  ne  résistant  plus,  Antoine  tombe  sur  la  natte. 


II 


Alors  une  grande  ombre,  plus  subtile  qu'une  ombre 
naturelle,  et  que  d'autres  ombres  festonnent  le  long  de 
ses  bords,  se  marque  sur  la  terre. 

C'est  le  Diable,  accoudé  contre  le  toit  de  la  cabane  et 
portant  sous  ses  deux  ailes,  —  comme  une  chauve- 
souris  gigantesque  qui  allaiterait  ses  petits,  —  les 
Sept  Péchés  Capitaux,  dont  les  têtes  grimaçantes  se 
laissent  entrevoir  confusément. 

Antoine,  les  yeux  toujours  fermés,  jouit  de  son 
inaction  ;   et  il  étale  ses  membres  sur  la  natte. 

Elle  lui  semble  douce,  de  plus  en  plus,  —  si  bien 
qu'elle  se  rembourre,  elle  se  hausse,  elle  devient  un 
lit,  le  lit  une  chaloupe;  de  l'eau  clapote  contre  ses 
flancs. 

A  droite  et  à  gauche,  s'élèvent  deux  langues  de 
terre  noire,  que  dominent  des  champs  cultivés,  avec 
un  sycomore,  de  place  en  place.  Un  bruit  de 
grelots,  de  tambours  et  de  chanteurs  retentit  au  loin. 
Ce  sont  des  gens  qui  s'en  vont  à  Canope  dormir  sur  le 
temple  de  Sérapis  pour  avoir  des  songes.  Antoine 
sait  cela  ;  —  et  il  glisse,  poussé  par  le  vent,  entre  les  ' 
deux  berges  du  canal.  Les  feuilles  des  papyrus  et 
les  fleurs  rouges  des  nympha-s,  plus  grandes  qu'un 
homme,  se  penchent  sur  lui.  Il  est  étendu  au  fond 
de  la  barque;  un  aviron,  à  l'arrière,  traîne  dans  l'eau. 
De  temps  en  temps  un  souffle  tiède  arrive,  et  les 
roseaux  minces  s'entre-choquent.  Le  murmure  des 
petites  vagues  diminue.  Un  assoupissement  le  prend. 
Il  songe  qu'il  est  un  solitaire  d'Egypte. 

Alors  il  se  relève  en  sursaut. 

Ai-je  rêvé?  .  .  .  c'était  si  net  que  j'en  doute.  La 
langue  me  brûle!   J'ai  soif! 

18 


LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE     19 
Il  entre  dans  sa  cabane,  et  tâte  au  hasard,  partout. 

Le  sol  est  humide!  .  .  .  Est-ce  qu'il  a  plu? 
Tiens!  des  morceaux!  ma  cruche  brisée!  .  .  .  mais 
l'outre  ? 

Il  la  trouve. 

Vide!    complètement  vide! 

Pour  descendre  jusqu'au  fleuve,  il  me  faudrait 
trois  heures  au  moins,  et  la  nuit  est  si  profonde 
que  je  n'y  verrais  pas  à  me  conduire.  Mes  en- 
trailles se  tordent.     Où  est  le  pain  ? 

Après  avoir  cherché  longtemps,  il  ramasse  une 
croûte  moins  grosse  qu'un  œuf. 

Comment?  Les  chacals  l'auront  pris?  Ah, 
malédiction  ! 

Et,  de  fureur,  il  jette  le  pain  par  terre. 

A  peine  ce  geste  est-il  fait  qu'une  table  est  là,  cou- 
verte de  toutes  les  choses  bonnes  à  manger. 

La  nappe  de  byssus,  striée  comme  les  bandelettes 
des  sphinx,  produit  d'elle-même  des  ondulations 
lumineuses.  Il  y  a  dessus  d'énormes  quartiers  de 
viandes  rouges,  de  grands  poissons,  des  oiseaux  avec 
leurs  plumes,  des  quadrupèdes  avec  leurs  poils,  des 
fruits  d'une  coloration  presque  humaine;  et  des 
morceaux  de  glace  blanche  et  des  buires  de  cristal 
violet  se  renvoient  des  feux.  Antoine  distingue  au 
milieu  de  la  table  un  sanglier  fumant  par  tous  ses 
pores,  les  pattes  sous  le  ventre,  les  yeux  à  demi  clos  ; 
—  et  l'idée  de  pouvoir  manger  cette  bête  formidable 
le   réjouit  extrêmement.     Puis,    ce   sont   des   choses 


20  LA  TENTATION 

qu'il  n'a  jamais  vues,  des  hachis  noirs,  des  gelées 
couleur  d'or,  des  ragoûts  où  flottent  des  champignons 
comme  des  nénuphars  sur  des  étangs,  des  mousses 
si  légères  qu'elles  ressemblent  à  des  nuages. 

Et  l'arôme  de  tout  cela  lui  apporte  l'odeur  salée  de 
l'Océan,  la  fraîcheur  des  fontaines,  le  grand  parfum  des 
bois.  Il  dilate  ses  narines  tant  qu'il  peut  ;  il  en  bave  ; 
il  se  dit  qu'il  en  a  pour  un  an,  pour  dix  ans,  pour  sa  vie 
entière  ! 

A  mesure  qu'il  promène  sur  les  mets  ses  yeux  écar- 
quillés,  d'autres  s'accumulent,  formant  une  pyramide, 
dont  les  angles  s'écroulent.  Les  vins  se  mettent  à 
couler,  les  poissons  à  palpiter,  le  sang  dans  les  plats 
bouillonne,  la  pulpe  des  fruits  s'avance  comme  des 
lèvres  amoureuses;  et  la  table  monte  jusqu'à  sa 
poitrine,  jusqu'à  son  menton,  —  ne  portant  qu'une 
seule  assiette  et  qu'un  seul  pain,  qui  se  trouvent 
juste  en  face  de  lui. 

Il  va  saisir  le  pain.     D'autres  pains  se  présentent. 

Pour  moi  !  .  .  .  tous  !  mais.  . . . 
Antoine  recule. 

Au  lieu  d'un  qu'il  y  avait,  en  voilà!  .  .  .  C'est  un 
miracle,  alors,  le  même  que  fit  le  Seigneur!  .  .  . 

Dans  quel  but  ?  Eh  !  tout  le  reste  n'est  pas  moins 
incompréhensible!   Ah!   démon,  va-t'en!  va-t'en! 

Il  donne  un  coup  de  pied  dans  la  table.  Elle 
disparaît. 

Plus   rien?  — non! 

Il  respire  largement. 

Ah!  la  tentation  était  forte.  Mais  comme  je 
m'en  suis  délivré! 


DE  SAINT-ANTOINE  21 

Il  relève  la  tête,  et  trébuche  contre  un  objet  sonore. 

Qu'est-ce  donc? 

Antoine  se  baisse. 

Tiens!  une  coupe!  quelqu'un,  en  voyageant, 
l'aura  perdue.     Rien  d'extraordinaire.  .  .  . 

Il  mouille  son  doigt,  et  frotte. 

Ça  reluit!  du  métal!  Cependant,  je  ne  dis- 
tingue pas.  .  .  . 

Il  allume  sa  torche,  et  examine  la  coupe. 

Elle  est  en  argent,  ornée  d'ovules  sur  le  bord, 
avec  une  médaille  au  fond. 

Il  fait  sauter  la  médaille  d'un  coup  d'ongle. 

C'est  une  pièce  de  monnaie  qui  vaut  ...  de  sept 
à  huit  drachmes;  pas  davantage!  N'importe!  je 
pourrais  bien,  avec  cela,  me  procurer  une  peau  de 
brebis. 

Un  reflet  de  la  torche  éclaire  la  coupe. 

Pas  possible!  en  or!  oui!  .  .  .  tout  en  or! 

Une  autre  pièce,  plus  grande,  se  trouve  au  fond. 
Sous  celle-ci,  il  en  découvre  plusieurs  autres. 

Mais  cela  fait  une  somme  .  .  .  assez  forte  pour 
avoir  trois  bœufs  ...  un  petit  champ  ! 


22  LA  TENTATION 

La  coupe  est  maintenant  remplie  de  pièces  d'or. 

Allons  donc!  cent  esclaves,  des  soldats,  une 
foule,  de  quoi  acheter.  .  .  . 

Les  granulations  de  la  bordure,  se  détachant,  for- 
ment un  collier  de  perles. 

Avec  ce  joyau-là,  on  gagnerait  même  la  femme 
de  l'Empereur! 

D'une  secousse,  Antoine  fait  glisser  le  collier  sur  son 
poignet.  Il  tient  la  coupe  de  sa  main  gauche,  et  de 
son  autre  bras  lève  la  torche  pour  mieux  l'éclairer. 
Comme  l'eau  qui  ruisselle  d'une  vasque,  il  s'en 
épanche  à  flots  continus,  —  de  manière  à  faire  un 
monticule  sur  le  sable,  —  des  diamants,  des  escar- 
boucles  et  des  saphirs  mêlés  à  de  grandes  pièces  d'or, 
portant  des  effigies  de  rois. 

Comment  ?  comment  ?  des  staters,  des  cycles, 
des  dariques,  des  aryandiques  !  Alexandre,  Démé- 
trius,  les  Ptolémées,  César!  mais  chacun  d'eux 
n'en  avait  pas  autant!  Rien  d'impossible!  plus 
de  souffrance!  et  ces  rayons  qui  m'éblouissent ! ' 
Ah!  mon  cœur  déborde!  comme  c'est  bon!  oui! 
.  .  .  oui!  .  .  .  encore!  jamais  assez!  J'aurais  beau  en 
jeter  à  la  mer  continuellement,  il  m'en  restera. 
Pourquoi  en  perdre?  Je  garderai  tout:  sans  le 
dire  à  personne;  je  me  ferai  creuser  dans  le  roc 
une  chambre  qui  sera  couverte  à  l'intérieur  de 
lames  de  bronze — et  je  viendrai  là,  pour  sentir 
les  piles  d'or  s'enfoncer  sous  mes  talons;  j'y  plon- 
gerai mes  bras  comme  dans  des  sacs  de  grain.  Je 
veux  m'en  frotter  le  visage,  me  coucher  dessus  ! 


DE  SAINT-ANTOINE  23 

Il  lâche  la  torche  pour  embrasser  le  tas;  et  tombe 
par  terre  sur  la  poitrine. 

Il  se  relève.     La  place  est  entièrement  vide. 

Ou'ai-je  fait? 

Si  j'étais  mort  pendant  ce  temps-là,  c'était 
l'enfer!   l'enfer  irrévocable! 

Il  tremble  de  tous  ses  membres. 

Je  suis  donc  maudit  ?  Eh  non  !  c'est  ma  faute  ! 
je  me  laisse  prendre  à  tous  les  pièges!  On  n'est 
pas  plus  imbécile  et  plus  infâme.  Je  voudrais  me 
battre,  ou  plutôt  m'arracher  de  mon  corps  !  Il  y  a 
trop  longtemps  que  je  me  contiens!  J'ai  besoin  de 
me  venger,  de  frapper,  de  tuer!  c'est  comme  si 
j'avais  dans  l'âme  un  troupeau  de  bêtes  féroces. 
Je  voudrais,  à  coups  de  hache,  au  milieu  d'une 
foule.  .  .  Ah!   un  poignard!  .  .  . 

Il  se  jette  sur  son  couteau,  qu'il  aperçoit.  Le  cou- 
teau glisse  de  sa  main,  et  Antoine  reste  accoté  contre 
le  mur  de  sa  cabane,  la  bouche  grande  ouverte,  im- 
mobile, —  cataleptique. 

Tout  l'entourage  a  disparu. 

Il  se  croit  à  Alexandrie  sur  le  Paneum,  montagne 
artificielle  qu'entoure  un  escalier  en  limaçon  et 
dressée  au  centre  de  la  ville. 

En  face  de  lui  s'étend  le  lac  Mareotis,  à  droite  la 
mer,  à  gauche  la  campagne,  —  et,  immédiatement 
sous  ses  yeux,  une  confusion  de  toits  plats,  traversée 
du  sud  au  nord  et  de  l'est  à  l'ouest  par  deux  rues  qui 
s'entrecroisent  et  forment,  dans  toute  leur  longueur, 
une  file  de  portiques  à  chapiteaux  corinthiens.     Les 


24  LA  TENTATION 

maisons  surplombant  cette  double  colonnade  ont  des 
fenêtres  à  vitres  coloriées.  Quelques-unes  portent 
extérieurement  d'énormes  cages  en  bois,  où  l'air  du 
dehors  s'engouffre. 

Des  monuments  d'architecture  différente  se  tassent 
les  uns  près  des  autres.  Des  pylônes  égyptiens  domi- 
nent des  temples  grecs.  Des  obélisques  apparaissent 
comme  des  lances  entre  des  créneaux  de  briques 
rouges.  Au  milieu  des  places,  il  y  a  des  Hermès  à 
oreilles  pointues  et  des  Anubis  à  tête  de  chien. 
Antoine  distingue  des  mosaïques  dans  les  cours,  et 
aux  poutrelles  des  plafonds  des  tapis  accrochés. 

Il  embrasse,  d'un  seul  coup  d'œil,  les  deux  ports  (le 
Grand-Port  et  l'Eunoste),  ronds  tous  les  deux  comme 
deux  cirques,  et  que  sépare  un  môle  joignant  Alexan- 
drie à  l'îlot  escarpé  sur  lequel  se  lève  la  tour  du  Phare, 
quadrangulaire,  haute  de  cinq  cents  coudées  et  à  neuf 
étages,  —  avec  un  amas  de  charbons  noirs  fumant  à 
son  sommet. 

De  petits  ports  intérieurs  découpent  les  ports  princi- 
paux. Le  môle,  à  chaque  bout,  est  terminé  par  un 
petit  établi  sur  des  colonnes  de  marbre  plantées  dans 
la  mer.  Des  voiles  passent  dessous;  et  de  lourdes 
gabares  débordantes  de  marchandises,  des  barques 
thalamèges  à  incrustations  d'ivoire,  des  gondoles  cou- 
vertes d'un  tendelet,  des  trirèmes  et  des  birèmes, 
toutes  sortes  de  bateaux,  circulent  ou  stationnent 
contre  les  quais. 

Autour  du  Grand-Port,  c'est  une  suite  ininter- 
rompue de  constructions  royales  :  le  palais  des 
Ptolémées,  le  Muséum,  le  Posidium,  le  Cesareum,  le 
Timonium  où  se  réfugia  Marc- Antoine,  le  Sonia  qui 
contient  le  tombeau  d'Alexandre;  —  tandis  qu'à 
l'autre  extrémité  de  la  ville,  après  l'Eunoste,  on 
aperçoit  dans  un  faubourg  des  fabriques  de  verre, 
de  parfums  et  de  papyrus. 

Des  vendeurs  ambulants,  des  portefaix,  des  âniers, 
courent,  se  heurtent.     Çà  et  là,  un  prêtre  d'Osiris  avec 


DE  SAINT-ANTOINE  25 

une  peau  de  panthère  sur  l'épaule,  un  soldat  romain  à 
casque  de  bronze,  beaucoup  de  nègres.  Au  seuil  des 
boutiques  des  femmes  s'arrêtent,  des  artisans  travail- 
lent; et  le  grincement  des  chars  fait  envoler  des 
oiseaux  qui  mangent  par  terre  les  détritus  des  bou- 
cheries et  des  restes  de  poisson. 

Sur  l'uniformité  des  maisons  blanches,  le  dessin  des 
rues  jette  comme  un  réseau  noir.  Les  marchés  pleins 
d'herbes  y  font  des  bouquets  verts,  les  sécheries  des 
teinturiers  des  plaques  de  couleurs,  les  ornements  d'or 
au  fronton  des  temples  des  points  lumineux,  —  tout 
cela  compris  dans  l'enceinte  ovale  des  murs  grisâtres, 
sous  la  voûte  du  ciel  bleu,  près  de  la  mer  immobile. 

Mais  la  foule  s'arrête,  et  regarde  du  côté  de  l'occi- 
dent, d'où  s'avancent  d'énormes  tourbillons  de  pous- 
sière. 

Ce  sont  les  moines  de  la  Thébaïde,  vêtus  de  peaux 
de  chèvre,  armés  de  gourdins,  et  hurlant  un  cantique 
de  guerre  et  de  religion  avec  ce  refrain;  «  Où  sont-ils  ? 
où  sont-ils  ?  » 

Antoine  comprend  qu'ils  viennent  pour  tuer  les 
Ariens. 

Tout  à  coup  les  rues  se  vident,  —  et  l'on  ne  voit  plus 
que  des  pieds  levés. 

Les  Solitaires  maintenant  sont  dans  la  ville.  Leurs 
formidables  bâtons,  garnis  de  clous,  tournent  comme 
des  soleils  d'acier.  On  entend  le  fracas  des  choses  bri- 
sées dans  les  maisons.  Il  y  a  des  intervalles  de 
silence.     Puis  de  grands  cris  s'élèvent. 

D'un  bout  à  l'autre  des  rues,  c'est  un  remous  conti- 
nuel de  peuple  effaré. 

Plusieurs  tiennent  des  piques.  Quelquefois,  deux 
groupes  se  rencontrent,  n'en  font  qu'un;  et  cette 
masse  glisse  sur  les  dalles,  se  disjoint,  s'abat.  Mais 
toujours  les  hommes  à  longs  cheveux  reparaissent. 

Des  filets  de  fumée  s'échappent  du  coin  des  édifices. 
Les  battants  des  portes  éclatent.  Des  pans  de  murs 
s'écroulent.     Des  architraves  tombent. 


26  LA  TENTATION 

Antoine  retrouve  tous  ses  ennemis  l'un  après  l'autre. 
Il  en  reconnaît  qu'il  avait  oubliés  ;  avant  de  les  tuer,  il 
les  outrage.  Il  éventre,  égorge,  assomme,  traîne  les 
vieillards  par  la  barbe,  écrase  les  enfants,  frappe  les 
blessés.  Et  on  se  venge  du  luxe  ;  ceux  qui  ne  savent 
pas  lire  déchirent  les  livres  ;  d'autres  cassent,  abîment 
les  statues,  les  peintures,  les  meubles,  les  coffrets, 
mille  délicatesses  dont  ils  ignorent  l'usage  et  qui,  à 
cause  de  cela,  les  exaspèrent.  De  temps  à  autre,  ils 
s'arrêtent  tout  hors  d'haleine,  puis  recommencent. 

Les  habitants,  réfugiés  dans  les  cours,  gémissent. 
Les  femmes  lèvent  au  ciel  leurs  yeux  en  pleurs  et  leurs 
bras  nus.  Pour  fléchir  les  Solitaires,  elles  embrassent 
leurs  genoux;  ils  les  renversent  ;  et  le  sang  jaillit  jus- 
qu'aux plafonds,  retombe  en  nappes  le  long  des  murs, 
ruisselle  du  tronc  des  cadavres  décapités,  emplit  les 
aqueducs,  fait  par  terre  de  larges  flaques  rouges. 

Antoine  en  a  jusqu'aux  jarrets.  Il  marche  dedans  ; 
il  en  hume  les  gouttelettes  sur  ses  lèvres,  et  tressaille 
de  joie  à  le  sentir  contre  ses  membres,  sous  sa  tunique 
de  poils,  qui  en  est  trempée. 

La  nuit  vient.     L'immense  clameur  s'apaise. 

Les  Solitaires  ont  disparu. 

Tout  à  coup,  sur  les  galeries  extérieures  bordant  les 
neuf  étages  du  Phare,  Antoine  aperçoit  de  grosses 
lignes  noires  comme  seraient  des  corbeaux  arrêtés.  Il 
y  court,  et  il  se  trouve  au  sommet. 

Un  grand  miroir  de  cuivre,  tourné  vers  la  haute  mer, 
reflète  les  navires  qui  sont  au  large. 

Antoine  s'amuse  à  les  regarder  ;  et  à  mesure  qu'il  les 
regarde,  leur  nombre  augmente. 

Ils  sont  tassés  dans  un  golfe  ayant  la  forme  d'un 
croissant.  Par  derrière,  sur  un  promontoire,  s'étale 
une  ville  neuve  d'architecture  romaine,  avec  des 
coupoles  de  pierre,  des  toits  coniques,  des  marbres 
roses  et  bleus,  et  une  profusion  d'airain  appliquée 
aux  volutes  des  chapiteaux,  à  la  crête  des  maisons, 


DE  SAINT-ANTOINE  27 

aux  angles  des  corniches.  Un  bois  de  cyprès  la  domine . 
La  couleur  de  la  mer  est  plus  verte,  l'air  plus  froid. 
Sur  les  montagnes  à  l'horizon,  il  y  a  de  la  neige. 

Antoine  cherche  sa  route,  quand  un  homme  l'aborde 
et  lui  dit:    «  Venez  !   on  vous  attend  !  » 

Il  traverse  un  forum,  entre  dans  une  cour,  se  baisse 
sous  une  porte;  et  il  arrive  devant  la  façade  du  palais, 
décoré  par  un  groupe  en  cire  qui  représente  l'empereur 
Constantin  terrassant  un  dragon.  Une  vasque  de  por- 
phyre porte  à  son  milieu  une  conque  en  or  pleine  de 
pistaches.  Son  guide  lui  dit  qu'il  peut  en  prendre. 
Il  en  prend. 

Puis  il  est  comme  perdu  dans  une  succession  d'ap- 
partements. 

On  voit  le  long  des  murs  en  mosaïque,  des  généraux 
offrant  à  l'Empereur  sur  le  plat  de  la  main  des  villes 
conquises.  Et  partout,  ce  sont  des  colonnes  de 
basalte,  des  grilles  en  filigrane  d'argent,  des  sièges 
d'ivoire,  des  tapisseries  brodées  de  perles.  La  lumière 
tombe  des  voûtes,  Antoine  continue  à  marcher.  De 
tièdes  exhalaisons  circulent;  il  entend,  quelquefois,  le 
claquement  discret  d'une  sandale.  Postés  dans  les 
antichambres,  des  gardiens,  —  qui  ressemblent  à 
des  automates,  —  tiennent  sur  leurs  épaules  des 
bâtons  de  vermeil. 

Enfin,  il  se  trouve  au  bas  d'une  salle  terminée  au 
fond  par  des  rideaux  d'hyacinthe.  Ils  s'écartent,  et 
découvrent  l'Empereur,  assis  sur  un  trône,  en  tunique 
violette,  et  chaussé  de  brodequins  rouges  à  bandes 
noires. 

Un  diadème  de  perles  contourne  sa  chevelure  dis- 
posée en  rouleaux  symétriques.  Il  a  les  paupières 
tombantes,  le  nez  droit,  la  physionomie  lourde  et 
sournoise.  Aux  coins  du  dais  étendu  sur  sa  tête 
quatre  colombes  d'or  sont  posées,  et  au  pied  du  trône 
deux  lions  d'émail  accroupis.  Les  colombes  se 
mettent  à  chanter,  les  lions  à  rugir,  l'Empereur  roule 
des  yeux,  Antoine  s'avance;   et  tout  de  suite,  sans 


28  LA  TENTATION 

préambule,  ils  se  racontent  des  événements.  Dans 
les  villes  d'Antioche,  d'Éphèse  et  d'Alexandrie,  on 
a  saccagé  les  temples  et  fait  avec  les  statues  des  dieux, 
des  pots  et  des  marmites;  l'Empereur  en  rit  beau- 
coup. Antoine  lui  reproche  sa  tolérance  envers  les 
Novatiens.  Mais  l'Empereur  s'emporte;  Xovatiens, 
Ariens,  Meléciens,  tous  l'ennuient.  Cependant  il 
admire  l'épiscopat,  car  les  chrétiens  relevant  des 
évêques,  qui  dépendent  de  cinq  ou  six  personnages,  il 
s'agit  de  gagner  ceux-là  pour  avoir,  à  soi  tous  les 
autres.  Aussi  n'a-t-il  pas  manqué  de  leur  fournir 
des  sommes  considérables.  Mais  il  déteste  les  pères 
du  Concile  de  Xicée.  —  «  Allons-les  voir  !  »  Antoine 
le  suit. 

Et  ils  se  trouvent,  de  plain-pied,  sur  une  terrasse. 

Elle  domine  un  hippodrome,  rempli  de  monde  et 
que  surmontent  des  portiques,  où  le  reste  de  la  foule  se 
promène.  Au  centre  du  champ  de  course  s'étend  une 
plate-forme  étroite,  portant  sur  sa  longueur  un  petit 
temple  de  Mercure,  la  statue  de  Constantin,  trois 
serpents  de  bronze  entrelacés,  à  un  bout  de  gros 
œufs  en  bois,  et  à  l'autre  sept  dauphins  la  queue 
en  l'air. 

Derrière  le  pavillon  impérial,  les  Préfets  des 
chambres,  les  Comtes  des  domestiques  et  les  Patrices 
s'échelonnent  jusqu'au  premier  étage  d'une  église, 
dont  toutes  les  fenêtres  sont  garnies  de  femmes.  A 
droite  est  la  tribune  de  la  faction  bleue,  à  gauche 
celle  de  la  verte,  en  dessous  un  piquet  de  soldats,  et, 
au  niveau  de  l'arène  un  rang  d'arcs  corinthiens, 
formant  l'entrée  des  loges. 

Les  courses  vont  commencer,  les  chevaux  s'alignent. 
De  hauts  panaches,  plantés  entre  leurs  oreilles,  se 
balancent  au  vent  comme  des  arbres;  et  ils  secouent, 
dans  leurs  bonds,  des  chars  en  forme  de  coquille, 
conduits  par  des  cochers  revêtus  d'une  sorte  de  cui- 
rasse multicolore,  avec  des  manches  étroites  du 
poignet  et  larges  du  bras,  les  jambes  nues,  toute  la 


DE  SAINT-ANTOINE  29 

barbe,  les  cheveux  rasés  sur  le  front  à  la  mode  des 
Huns. 

Antoine  est  d'abord  assourdi  par  le  clapotement  des 
voix.  Du  haut  en  bas,  il  n'aperçoit  que  des  visages 
fardés,  des  vêtements  bigarrés,  des  plaques  d'or- 
fèvrerie; et  le  sable  de  l'arène,  tout  blanc,  brille 
comme  un  miroir. 

L'Empereur  l'entretient.  Il  lui  confie  des  choses 
importantes,  secrètes,  lui  avoue  l'assassinat  de  son 
fils  Crispus,  lui  demande  même  des  conseils  pour  sa 
santé. 

Cependant  Antoine  remarque  des  esclaves  au  fond 
des  loges.  Ce  sont  les  pères  du  Concile  de  Nicée,  en 
haillons,  abjects.  Le  martyr  Paphnuce  brosse  la 
crinière  d'un  cheval,  Théophile  lave  les  jambes  d'un 
autre,  Jean  peint  les  sabots  d'un  troisième,  Alexandre 
ramasse  du  crottin  dans  une  corbeille. 

Antoine  passe  au  milieu  d'eux.  Ils  font  la  haie,  le 
prient  d'intercéder,  lui  baisent  les  mains.  La  foule 
entière  les  hue;  et  il  jouit  de  leur  dégradation, 
démesurément.  Le  voilà  devenu  un  des  grands  de 
la  Cour,  confident  de  l'Empereur,  premier  ministre! 
Constantin  lui  pose  son  diadème  sur  le  front.  An- 
toine le  garde,  trouvant  cet  honneur  tout  simple. 

Et  bientôt  se  découvre  sous  les  ténèbres  une  salle 
immense,  éclairée  par  des  candélabres  d'or. 

Des  colonnes,  à  demi  perdues  dans  l'ombre  tant 
elles  sont  hautes,  vont  s'alignant  à  la  file  en  dehors 
des  tables  qui  se  prolongent  jusqu'à  l'horizon, — où 
apparaissent  dans  une  vapeur  lumineuse  des  super- 
positions d'escaliers,  des  suites  d'arcades,  des  colosses, 
des  tours,  et  par  derrière  une  vague  bordure  de  palais 
que  dépassent  des  cèdres,  faisant  des  masses  plus 
noires  sur  l'obscurité. 

Les  convives,  couronnés  de  violettes,  s'appuient  du 
coude  contre  des  lits  très-bas.  Le  long  de  ces  deux 
rangs  des  amphores  qu'on  incline  versent  du  vin;  —  et 


3o  LA  TENTATION 

tout  au  fond,  seul,  coiffé  de  la  tiare  et  couvert  d'escar- 
boucles,  mange  et  boit  le  roi  Nabuchodonosor. 

A  sa  droite  et  à  sa  gauche,  deux  théories  de  prêtres 
en  bonnets  pointus  balancent  des  encensons.  Par 
terre,  sous  lui,  rampent  les  rois  captifs,  sans  pieds  ni 
mains,  auxquels  il  jette  des  os  à  ronger;  plus  bas  se 
tiennent  ses  frères,  avec  un  bandeau  sur  les  yeux,  — 
étant  tous  aveugles. 

Une  plainte  continue  monte  du  fond  des  ergastules. 
Les  sons  doux  et  lents  d'un  orgue  hydraulique  alter- 
nent avec  les  chœurs  de  voix;  et  on  sent  qu'il  y  a 
tout  autour  de  la  salle  une  ville  démesurée,  un  océan 
d'hommes  dont  les  flots  battent  les  murs. 

Les  esclaves  courent  portant  des  plats.  Des  femmes 
circulent  offrant  à  boire,  les  corbeilles  crient  sous  le 
poids  des  pains;  et  un  dromadaire,  chargé  d'outrés 
percées,  passe  et  revient,  laissant  couler  de  la  ver- 
veine pour  rafraîchir  les  dalles. 

Des  belluaires  amènent  des  lions.  Des  danseuses, 
les  cheveux  pris  dans  des  filets,  tournent  sur  les  mains 
en  crachant  du  feu  par  les  narines;  des  bateleurs 
nègres  jonglent,  des  enfants  nus  se  lancent  des  pelotes 
de  neige,  qui  s'écrasent  en  tombant  contre  les  claires 
argenteries.  La  clameur  est  si  formidable  qu'on 
dirait  une  tempête,  et  un  nuage  flotte  sur  le  festin, 
tant  il  y  a  de  viandes  et  d'haleines.  Quelquefois  une 
flammèche  des  grands  flambeaux,  arrachée  par  le 
vent,  traverse  la  nuit  comme  une  étoile  qui  file. 

Le  Roi  essuie  avec  son  bras  les  parfums  de  son 
visage.  Il  mange  dans  les  vases  sacrés,'  puis  les  brise  ; 
et  il  énumère  intérieurement  ses  flottes,  ses  armées,  ses 
peuples.  Tout  à  l'heure,  par  caprice,  il  brûlera  son 
palais  avec  ses  convives.  Il  compte  rebâtir  la  tour  de 
Babel  et  détrôner  Dieu. 

Antoine  lit,  de  loin,  sur  son  front,  toutes  ses  pen- 
sées. Elles  le  pénètrent,  —  et  il  devient  Nabucho- 
donosor. 

Aussitôt  il  est  repu  de  débordements  et  d'extermi- 


DE  SAINT-ANTOINE  31 

nations;  et  l'envie  le  prend  de  se  rouler  dans  la  bas- 
sesse. D'ailleurs,  la  dégradation  de  ce  qui  épouvante 
les  hommes  est  un  outrage  fait  à  leur  esprit,  une 
manière  encore  de  les  stupéfier;  et  comme  rien  n'est 
plus  vil  qu'une  bête  brute,  Antoine  se  met  à  quatre 
pattes  sur  la  table,  et  beugle  comme  un  taureau. 

Il  sent  une  douleur  à  la  main,  —  un  caillou,  par  ha- 
sard, l'a  blessé,  —  et  il  se  retrouve  devant  sa  cabane. 

L'enceinte  des  roches  est  vide.  Les  étoiles 
rayonnent.     Tout  se  tait. 

Une  fois  de  plus  je  me  suis  trompé!  Pourquoi 
ces  choses  ?  Elles  viennent  des  soulèvements  de  la 
chair.     Ah  !    misérable  ! 

Il  s'élance  dans  sa  cabane,  y  prend  un  paquet  de 
cordes,  terminé  par  des  ongles  métalliques,  se  dénude 
jusqu'à  la  ceinture,  et  levant  la  tête  vers  le  ciel: 

Accepte  ma  pénitence,  ô  mon  Dieu!  ne  la  dé- 
daigne pas  pour  sa  faiblesse.  Rends-la  aiguë,  pro- 
longée, excessive!     Il  est  temps!   à  l'œuvre! 

Il  s'applique  un  cinglon  vigoureux. 

Aïe!   non!  non!   pas  de  pitié! 
Il  recommence. 

Oh!  oh!  oh!  chaque  coup  me  déchire  la  peau, 
me  tranche  les  membres.  Cela  me  brûle  horrible- 
ment! 

Eh!  ce  n'est  pas  terrible!  on  s'y  fait.  Il  me 
semble  même.  .  .  . 

Antoine  s'arrête. 


32  LA  TENTATION 

Va  donc,  lâche!  va  donc!  Bien!  bien!  sur  les 
bras,  dans  le  dos,  sur  la  poitrine,  contre  le  ventre, 
partout!  Sifflez,  lanières,  mordez-moi,  arrachez- 
moi!  Je  voudrais  que  les  gouttes  de  mon  sang 
jaillissent  jusqu'aux  étoiles,  fissent  craquer  mes  os, 
découvrir  mes  nerfs!  Des  tenailles,  des  chevalets, 
du  plomb  fondu!  Les  martyrs  en  ont  subi  bien 
d'autres!    n'est-ce  pas,  Ammonaria? 

L'ombre  des  cornes  du  Diable  reparaît. 

J'aurais  pu  être  attaché  à  la  colonne  près  de  la 
tienne,  face  à  face,  sous  tes  yeux,  répondant  à  tes 
cris  par  mes  soupirs;  et  nos  douleurs  se  seraient 
confondues,  nos  âmes  se  seraient  mêlées. 

Il  se  flagelle  avec  furie. 

Tiens,  tiens!  pour  toi!  encore!  .  .  .  Mais  voilà 
qu'un  chatouillement  me  parcourt.  Quel  supplice  ! 
quels  délices!  ce  sont  comme  des  baisers.  Ma 
moelle  se  fond!    je  meurs! 

Et  il  voit  en  face  de  lui  trois  cavaliers  montés  sur 
des  onagres,  vêtus  de  robes  vertes,  tenant  des  lis  à  la 
main  et  se  ressemblant  tous  de  figure. 

Antoine  se  retourne,  et  il  voit  trois  autres  cavaliers 
semblables,  sur  de  pareils  onagres,  dans  la  même 
attitude. 

Il  recule.  Alors  les  onagres,  tous  à  la  fois,  font  un 
pas  et  frottent  leur  museau  contre  lui,  en  essayant  de 
mordre  son  vêtement.  Des  voix  crient:  «  Par  ici, 
par  ici,  c'est  là!  »  Et  des  étendards  paraissent  entre 
les  fentes  de  la  montagne  avec  des  têtes  de  chameau 


DE  SAINT-ANTOINE  33 

en  licol  de  soie  rouge,  des  mulets  chargés  de  bagages, 
et  des  femmes  couvertes  de  voiles  jaunes,  montées  à 
califourchon  sur  des  chevaux-pies. 

Les  bêtes  haletantes  se  couchent,  les  esclaves  se 
précipitent  sur  les  ballots,  on  déroule  des  tapis 
bariolés,  on  étale  par  terre  des  choses  qui  brillent. 

Un  éléphant  blanc,  caparaçonné  d'un  filet  d'or,  ac- 
court, en  secouant  le  bouquet  de  plumes  d'autruche 
attaché  à  son  frontal. 

Sur  son  dos,  parmi  des  coussins  de  laine  bleue, 
jambes  croisées,  paupières  à  demi  closes  et  se  balan- 
çant la  tête,  il  y  a  une  femme  si  splendidement 
vêtue  qu'elle  envoie  des  rayons  autour  d'elle.  La 
foule  se  prosterne,  l'éléphant  plie  les  genoux,  et 

LA  REINE  DE  SABA 

se  laissant  glisser  le  long  de  son  épaule,  descend  sur 
les  tapis  et  s'avance  vers  saint-Antoine. 

Sa  robe  en  brocart  d'or,  divisée  régulièrement  par 
des  falbalas  de  perles,  de  jais  et  de  saphirs,  lui  serre  la 
taille  dans  un  corsage  étroit,  rehaussé  d'applications 
de  couleur,  qui  représentent  les  douze  signes  du 
Zodiaque.  Elle  a  des  patins  très-hauts,  dont  l'un 
est  noir  et  semé  d'étoiles  d'argent,  avec  un  croissant 
de  lune,  —  et  l'autre,  qui  est  blanc,  est  couvert  de 
gouttelettes  d'or  avec  un  soleil  au  milieu. 

Ses  larges  manches,  garnies  d'émeraudes  et  de 
plumes  d'oiseau,  laissent  voir  à  nu  son  petit  bras 
rond,  orné  au  poignet  d'un  bracelet  d'ébène,  et  ses 
mains  chargées  de  bagues  se  terminent  par  des 
ongles  si  pointus  que  le  bout  de  ses  doigts  ressemble 
presque  à  des  aiguilles. 

Une  chaîne  d'or  plate,  lui  passant  sous  le  menton, 
monte  le  long  de  ses  joues,  s'enroule  en  spirale  autour 
de  sa  coiffure,  poudrée  de  poudre  bleue;  puis,  re- 
descendant, lui  effleure  les  épaules  et  vient  s'attacher 
sur  sa  poitrine  à  un  scorpion  de  diamant,  qui  allonge 

B 


34  LA  TENTATIOFT 

la  langue  entre  ses  seins.  Deux  grosses  perles  blondes 
tirent  ses  oreilles.  Le  bord  de  ses  paupières  est  peint 
en  noir.  Elle  a  sur  la  pommette  gauche  une  tache 
brune  naturelle;  et  elle  respire  en  ouvrant  la  bouche, 
comme  si  son  corset  la  gênait. 

Elle  secoue,  tout  en  marchant,  un  parasol  vert  à 
manche  d'ivoire,  entouré  de  sonnettes  vermeilles  ;  — 
et  douze  négrillons  crépus  portent  la  longue  queue  de 
sa  robe,  dont  un  singe  tient  l'extrémité  qu'il  soulève 
de  temps  à  autre. 

Elle  dit: 

Ah!  bel  ermite!  bel  ermite!  mon  cœur  dé 
faille! 

A  force  de  piétiner  d'impatience  il  m'est  venu 
des  calus  au  talon,  et  j'ai  cassé  un  de  mes  ongles! 
J'envoyais  des  bergers  qui  restaient  sur  les  mon- 
tagnes la  main  étendue  devant  les  yeux,  et  des 
chasseurs  qui  criaient  ton  nom  dans  les  bois,  et 
des  espions  qui  parcouraient  toutes  les  routes  en 
disant  à  chaque  passant:    «  L'avez-vous  vu?  » 

La  nuit,  je  pleurais,  le  visage  tourné  vers  la 
muraille.  Mes  larmes,  à  la  longue,  ont  fait  deux 
petits  trous  dans  la  mosaïque,  comme  des  flaques 
d'eau  de  mer  dans  les  rochers,  car,  je  t'aime  !  Oh  ! 
oui  !   beaucoup  ! 

Elle  lui  prend  la  barbe. 

Ris  donc,  bel  ermite!  ris  donc!  Je  suis  très- 
gaie,  tu  verras!  Je  pince  de  la  lyre,  je  danse 
comme  une  abeille,  et  je  sais  une  foule  d'histoires 
à  raconter  toutes  plus  divertissantes  les  unes  que 
les  autres. 


DE  SAINT-ANTOINE  35 

Tu  n'imagines  pas  la  longue  route  que  nous 
avons  faite.  Voilà  les  onagres  des  courriers  verts 
qui  sont  morts  de  fatigue! 

Les  onagres  sont  étendus  par  terre,  sans  mouve- 
ment. 

Depuis  trois  grandes  lunes,  ils  ont  couru  d'un 
train  égal,  avec  un  caillou  dans  les  dents  pour 
couper  le  vent,  la  queue  toujours  droite,  le  jarret 
toujours  plié,  et  galopant  toujours.  On  n'en 
retrouvera  pas  de  pareils!  Ils  me  venaient  de 
mon  grand-père  maternel,  l'empereur  Saharil,  fils 
d'Iakhschab,  fils  d'Iaarab,  fils  de  Kastan.  Ah! 
s'ils  vivaient  encore  nous  les  attellerions  à  une 
litière  pour  nous  en  retourner  vite  à  la  maison! 
Mais  .  .  .  comment  ?  ...  à  quoi  songes-tu  ? 

Elle  l'examine. 

Ah!  quand  tu  seras  mon  mari,  je  t'habillerai, 
je  te  parfumerai,  je  t'épilerai. 

Antoine  reste  immobile,  plus  roide  qu'un  pieu, 
pâle  comme  un  mort. 

Tu  as  l'air  triste;  est-ce  de  quitter  ta  cabane? 
Moi,  j'ai  tout  quitté  pour  toi,  — jusqu'au  roi  Salo- 
mon,  qui  a  cependant  beaucoup  de  sagesse,  vingt 
mille  chariots  de  guerre,  et  une  belle  barbe! 
Je  t'ai  apporté  mes  cadeaux  de  noces.     Choisis. 

Elle  se  promène  entre  les  rangées  d'esclaves  et  les 
marchandises. 


36  LA  TENTATION 

Voici  du  baume  de  Génézareth,  de  l'encens  du 
cap  Gardefan,  du  ladanon,  du  cinnamone,  et  du 
silphium,  bon  à  mettre  dans  les  sauces.  Il  y  a  là- 
dedans  des  broderies  d'Assur,  des  ivoires  du  Gange, 
de  la  pourpre  d'Élisa  ;  et  cette  boîte  de  neige  con- 
tient une  outre  de  chalibon,  vin  réservé  pour  les 
rois  d'Assyrie,  —  et  qui  se  boit  pur  dans  une  corne 
de  licorne.  Voilà  des  colliers,  des  agrafes,  des 
filets,  des  parasols,  de  la  poudre  d'or  de  Baasa, 
du  cassiteros  de  Tartessus,  du  bois  bleu  de  Pan- 
dio,  des  fourrures  blanches  d'Issedonie,  des  escar- 
boucles  de  l'île  Palassimonde,  et  des  cure-dents 
faits  avec  les  poils  du  tachas,  —  animal  perdu  qui 
se  trouve  sous  la  terre.  Ces  coussins  sont  d'Émath, 
et  ces  franges  à  manteau  de  Palmyre.  Sur  ce 
tapis  de  Babylone,  il  y  a  .  .  .  mais  viens  donc! 
Viens  donc! 

Elle  tire  saint-Antoine  par  la  manche.  Il  résiste. 
Elle  continue: 

Ce  tissu  mince,  qui  craque  sous  les  doigts  avec 
un  bruit  d'étincelles,  est  la  fameuse  toile  jaune 
apportée  par  les  marchands  de  la  Bactriane.  Il 
leur  faut  quarante-trois  interprètes  dans  leur 
voyage.  Je  t'en  ferai  faire  des  robes,  que  tu  met- 
tras à  la  maison. 

Poussez  les  crochets  de  l'étui  en  sycomore,  et 
donnez-moi  la  cassette  d'ivoire  qui  est  au  garrot 
de  mon  éléphant! 

On  retire  d'une  boîte  quelque  chose  de  rond  cou- 


DE  SAINT-ANTOINE  37 

vert  d'un  voile,  et  l'on  apporte  un  petit  coffret  chargé 
de  ciselures. 

Veux-tu  le  bouclier  de  Dgian-ben-Dgian,  celui 
qui  a  bâti  les  Pyramides  ?  le  voilà!  Il  est  composé 
de  sept  peaux  de  dragon  mises  l'une  sur  l'autre, 
jointes  par  des  vis  de  diamant,  et  qui  ont  été  tan- 
nées dans  de  la  bile  de  parricide.  Il  représente, 
d'un  côté,  toutes  les  guerres  qui  ont  eu  lieu  depuis 
l'invention  des  armes,  et,  de  l'autre,  toutes  les 
guerres  qui  auront  lieu  jusqu'à  la  fin  du  monde. 
La  foudre  rebondit  dessus,  comme  une  balle  de 
liège.  Je  vais  le  passer  à  ton  bras,  et  tu  le  porte- 
ras à  la  chasse. 

Mais  si  tu  savais  ce  que  j'ai  dans  ma  petite 
boîte!  Retourne-la,  tâche  de  l'ouvrir!  Personne 
n'y  parviendrait;   embrasse-moi;   je  te  le  dirai. 

Elle  prend  saint-Antoine  par  les  deux  joues;  il  la 
repousse  à  bras  tendus. 

C'était  une  nuit  que  le  roi  Salomon  perdait  la 
tête.  Enfin  nous  conclûmes  un  marché.  Il  se 
leva,  et  sortant  à  pas  de  loup.  .  .  . 

Elle  fait  une  pirouette. 

Ah  !  ah  !  bel  ermite  !  tu  ne  le  sauras  pas  !  tu  ne 
le  sauras  pas! 

Elle  secoue  son  parasol,  dont  toutes  les  clochettes 
tintent. 

Et  j'ai  bien  d'autres  choses  encore,  va!     J'ai 


38  LA  TENTATION 

des  trésors  enfermés  dans  des  galeries  où  l'on  se 
perd  comme  dans  un  bois.  J'ai  des  palais  d'été 
en  treillage  de  roseaux,  et  des  palais  d'hiver  en 
marbre  noir.  Au  milieu  de  lacs  grands  comme  des 
mers,  j'ai  des  îles  rondes  comme  des  pièces  d'ar- 
gent, toutes  couvertes  de  nacre,  et  dont  les  rivages 
font  de  la  musique,  au  battement  des  flots  tièdes 
qui  se  roulent  sur  le  sable.  Les  esclaves  de  mes 
cuisines  prennent  des  oiseaux  dans  mes  volières, 
et  pèchent  le  poisson  dans  mes  viviers.  J'ai  des 
graveurs  continuellement  assis  pour  creuser  mon 
portrait  sur  des  pierres  dures,  des  fondeurs  hale- 
tants qui  coulent  mes  statues,  des  parfumeurs  qui 
mêlent  le  suc  des  plantes  à  des  vinaigres  et  battent 
des  pâtes.  J'ai  des  couturières  qui  me  coupent  des 
étoffes,  des  orfèvres  qui  me  travaillent  des  bijoux, 
des  coiffeuses  qui  sont  à  me  chercher  des  coiffures, 
et  des  peintres  attentifs,  versant  sur  mes  lambris 
des  résines  bouillantes,  qu'ils  refroidissent  avec  des 
éventails.  J'ai  des  suivantes  de  quoi  faire  un 
harem,  des  eunuques  de  quoi  faire  une  armée. 
J'ai  des  armées,  j'ai  des  peuples!  J'ai  dans  mon 
vestibule  une  garde  de  nains  portant  sur  le  dos  des 
trompes  d'ivoire. 

Antoine  soupire. 

J'ai  des  attelages  de  gazelles,  des  quadriges 
d'éléphants,  des  couples  de  chameaux  par  centaines, 
et  des  cavales  à  crinière  si  longue  que  leurs  pieds 
y  entrent  quand  elles  galopent,  et  des  troupeaux 
à  cornes  si  larges  que  l'on  abat  les  bois  devant 


DE  SAINT-ANTOINE  39 

eux  quand  ils  pâturent.  J'ai  des  girafes  qui  se 
promènent  dans  mes  jardins,  et  qui  avancent  leur 
tête  sur  le  bord  de  mon  toit,  quand  je  prends  l'air 
après  dîner. 

Assise  dans  une  coquille,  et  traînée  par  les  dau- 
phins, je  me  promène  dans  les  grottes  écoutant 
tomber  l'eau  des  stalactites.  Je  vais  au  pays  des 
diamants,  où  les  magiciens  mes  amis  me  laissent 
choisir  les  plus  beaux;  puis  je  remonte  sur  la 
terre,  et  je  rentre  chez  moi. 

Elle  pousse  un  sifflement  aigu  ;  —  et  un  grand 
oiseau,  qui  descend  du  ciel,  vient  s'abattre  sur  le 
sommet  de  sa  chevelure,  dont  il  fait  tomber  la 
poudre  bleue. 

Son  plumage,  de  couleur  orange,  semble  composé 
d'écaillés  métalliques.  Sa  petite  tête,  garnie  d'une 
huppe  d'argent,  représente  un  visage  humain.  Il  a 
quatre  ailes,  des  pattes  de  vautour,  et  une  immense 
queue  de  paon,  qu'il  étale  en  rond  derrière  lui. 

Il  saisit  dans  son  bec  le  parasol  de  la  Reine,  chan- 
celle un  peu  avant  de  prendre  son  aplomb,  puis 
hérisse  toutes  ses  plumes,  et  demeure  immobile. 

Merci,  beau  Simorg-anka!  toi  qui  m'as  appris 
où  se  cachait  l'amoureux!  Merci!  merci!  messager 
de  mon  cœur! 

Il  vole  comme  le  désir.  Il  fait  le  tour  du  monde 
dans  sa  journée.  Le  soir,  il  revient;  il  se  pose  au 
pied  de  ma  couche;  il  me  raconte  ce  qu'il  a  vu,  les 
mers  qui  ont  passé  sous  lui  avec  les  poissons  et 
les  navires,  les  grands  déserts  vides  qu'il  a  con- 
templés du  haut  des  cieux,  et  toutes  les  moissons 


4o  LA  TENTATION 

qui  se  courbaient  dans  la  campagne,  et  les  plantes 
qui  poussaient  sur  le  mur  des  villes  abandonnées. 

Elle  tord  ses  bras,  langoureusement. 

Oh  !  si  tu  voulais,  si  tu  voulais  !  ...  J'ai  un  pavil- 
lon sur  un  promontoire  au  milieu  d'un  isthme, 
entre  deux  océans.  Il  est  lambrissé  de  plaques  de 
verre,  parqueté  d'écaillés  de  tortue,  et  s'ouvre  aux 
quatre  vents  du  ciel.  D'en  haut,  je  vois  revenir  mes 
flottes  et  les  peuples  qui  montent  la  colline  avec 
des  fardeaux  sur  l'épaule.  Nous  dormirions  sur  des 
duvets  plus  mous  que  des  nuées,  nous  boirions  des 
boissons  froides  dans  des  écorces  de  fruits,  et  nous 
regarderions  le  soleil  à  travers  des  émeraudes! 
Viens!  .  .  . 

Antoine  se  recule.  Elle  se  rapproche:  et  d'un  ton 
irrité  : 

Comment  ?  ni  riche,  ni  coquette,  ni  amoureuse  ? 
ce  n'est  pas  tout  cela  qu'il  te  faut,  hein  ?  mais  las^- 
cive,  grasse,  avec  une  voix  rauque,  la  chevelure 
couleur  de  feu  et  des  chairs  rebondissantes.  Pré- 
fères-tu un  corps  froid  comme  la  peau  des  ser- 
pents, ou  bien  de  grands  yeux  noirs,  plus  sombres 
que  les  cavernes  mystiques?  regarde-les,  mes 
yeux! 

Antoine,  malgré  lui,  les  regarde. 

Toutes  celles  que  tu  as  rencontrées,  depuis  la  fille 
des  carrefours  chantant  sous  sa  lanterne  jusqu'à 


DE  SAINT-ANTOINE  41 

la  patricienne  effeuillant  des  roses  du  haut  de  sa 
litière,  toutes  les  formes  entrevues,  toutes  les  ima- 
ginations de  ton  désir,  demande-les!  Je  ne  suis  '^ 
pas  une  femme,  je  suis  un  monde.  Mes  vêtements 
n'ont  qu'à  tomber,  et  tu  découvriras  sur  ma  per- 
sonne une  succession  de  mystères! 

Antoine  claque  des  dents. 

Si  tu  posais  ton  doigt  sur  mon  épaule,  ce  serait 
comme  une  traînée  de  feu  dans  tes  veines.  La  pos- 
session de  la  moindre  place  de  mon  corps  t'emplira 
d'une  joie  plus  véhémente  que  la  conquête  d'un  em- 
pire. Avance  tes  lèvres!  mes  baisers  ont  le  goût 
d'un  fruit  qui  se  fondrait  dans  ton  cœur!  Ah! 
comme  tu  vas  te  perdre  sous  mes  cheveux,  humer 
ma  poitrine,  t'ébahir  de  mes  membres,  et  brûlé  par 
mes  prunelles,  entre  mes  bras,  dans  un  tour- 
billon.  .   .   . 

Antoine  fait  un  signe  de  croix. 

Tu  me  dédaignes!    adieu! 

Elle  s'éloigne  en  pleurant,  puis  se  retourne: 

Bien  sûr?    une  femme  si  belle! 

Elle  rit,  et  le  singe  qui  tient  le  bas  de  sa  robe,  la 
soulève. 

Tu  te  repentiras,   bel  ermite,   tu  gémiras!    tu 

t'ennuieras!    mais  je  m'en   moque!    la!    la!    la! 

oh  !   oh  !   oh  ! 

b  2 


42     LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE 

Elle  s'en  va  la  figure  dans  les  mains,  en  sautillant  à 
cloche-pied. 

Les  esclaves  défilent  devant  saint-Antoine,  les 
chevaux,  les  dromadaires,  l'éléphant,  les  suivantes,  les 
mulets  qu'on  a  rechargés,  les  négrillons,  le  singe,  les 
courriers  verts,  tenant  à  la  main  leur  lis  cassé  ;  —  et 
la  Reine  de  Saba  s'éloigne,  en  poussant  une  sorte  de 
hoquet  convulsif,  qui  ressemble  à  des  sanglots  ou  à 
un  ricanement. 


III 


Quand  elle  a  disparu,  Antoine  aperçoit  un  enfant 
sur  le  seuil  de  sa  cabane. 

C'est  quelqu'un  des  serviteurs  de  ia  Reine, 

pense-t-il. 

Cet  enfant  est  petit  comme  un  nain,  et  pourtant 
trapu  comme  un  Cabire,  contourné,  d'aspect  misé- 
rable. Des  cheveux  blancs  couvrent  sa  tête  prodi- 
gieusement grosse;  et  il  grelotte  sous  une  méchante 
tunique,  tout  en  gardant  à  sa  main  un  rouleau  de 
papyrus. 

La  lumière  de  la  lune,  que  traverse  un  nuage, 
tombe  sur  lui. 

ANTOINE 
l'observe  de  loin  et  en  a  peur. 

Qui  es-tu? 

l'enfant 

répond  : 

Ton  ancien  disciple  Hilarion! 

ANTOINE 

Tu  mens!  Hilarion  habite  depuis  longues 
années  la  Palestine. 

43 


44  LA  TENTATION 

HILARION 

J'en  suis  revenu!    c'est  bien  moi! 

ANTOINE 
se  rapproche,  et  il  le  considère. 

Cependant  sa  figure  était  brillante  comme  l'au- 
rore, candide,  joyeuse.  Celle-là  est  toute  sombre 
et  vieille. 

HILARION 

De  longs  travaux  m'ont  fatigué! 

ANTOINE 

La  voix  aussi  est  différente.  Elle  a  un  timbre 
qui  vous  glace. 

HILARION 

C'est  que  je  me  nourris  de  choses  amères! 

ANTOINE 

Et  ces  cheveux  blancs? 

HILARION 

J'ai  eu  tant  de  chagrins! 

ANTOINE 
part: 

Serait-ce  possible  ?  .  .  . 


DE  SAINT-ANTOINE  45 

HILARION 

Je  n'étais  pas  si  loin  que  tu  le  supposes.  L'er- 
mite Paul  t'a  rendu  visite  cette  année,  pendant  le 
mois  de  schebar.  Il  y  a  juste  vingt  jours  que  les 
Nomades  t'ont  apporté  du  pain.  Tu  as  dit,  avant- 
hier,  à  un  matelot  de  te  faire  parvenir  trois  poin- 
çons. 

ANTOINE 

Il  sait  tout! 

HILARION 

Apprends  même  que  je  ne  t'ai  jamais  quitté. 
Mais  tu  passes  de  longues  périodes  sans  m'aperce- 
voir. 

ANTOINE 

Comment  cela  ?  Il  est  vrai  que  j 'ai  la  tête  si  trou- 
blée!  Cette  nuit  particulièrement.  .  .  . 

HILARION 

Tous  les  Péchés  Capitaux  sont  venus.  Mais 
leurs  piètres  embûches  se  brisent  contre  un  Saint 
tel  que  toi! 

ANTOINE 

Oh!  non!  .  .  .  non!  A  chaque  minute,  je  dé- 
faille! Que  ne  suis-je  un  de  ceux  dont  l'âme  est 
toujours  intrépide  et  l'esprit  ferme,  — comme  le 
grand  Athanase,  par  exemple. 


46  LA  TENTATION 

HILARION 

Il  a  été  ordonné  illégalement  par  sept  évêques! 

ANTOINE 

Qu'importe!   si  sa  vertu.  .  .  . 

HILARION 

Allons  donc!  un  homme  orgueilleux,  cruel,  tou- 
jours dans  les  intrigues,  et  finalement  exilé  comme 
accapareur. 

ANTOINE 

Calomnie! 

HILARION 

Tu  ne  nieras  pas  qu'il  ait  voulu  corrompre 
Eustates,  le  trésorier  des  largesses? 

ANTOINE 

On  l'affirme;  j'en  conviens. 

HILARION 

Il  a  brûlé,  par  vengeance,  la  maison  d'Arsène! 

ANTOINE 

Hélas! 

HILARION 

Au  concile  de  Nicée,  il  a  dit  en  parlant  de  Jésus: 
«  l'homme  du  Seigneur.  » 


DE  SAINT-ANTOINE  47 

ANTOINE 

Ah!   cela  c'est  un  blasphème! 

HILARION 

Tellement  borné  du  reste,  qu'il  avoue  ne  rien 
comprendre  à  la  nature  du  Verbe. 

ANTOINE 
souriant  de  plaisir: 

En  effet,  il  n'a  pas  l'intelligence  très  .  .  .  élevée. 

HILARION 

Si  l'on  t'avait  mis  à  sa  place,  c'eût  été  un  grand 
bonheur  pour  tes  frères  comme  pour  toi.  Cette  vie 
à  l'écart  des  autres  est  mauvaise. 

ANTOINE 

Au  contraire!  L'homme,  étant  esprit,  doit  se 
retirer  des  choses  mortelles.  Toute  action  le 
dégrade.  Je  voudrais  ne  pas  tenir  à  la  terre,  — 
même  par  la  plante  de  mes  pieds! 

HILARION 

Hypocrite  qui  s'enfonce  dans  la  solitude  pour  se 
livrer  mieux  au  débordement  de  ses  convoitises! 
Tu  te  prives  de  viandes,  de  vin,  d'étuves,  d'esclaves 
et  d'honneurs;  mais  comme  tu  laisses  ton  imagi- 
nation   t 'offrir    des    banquets,    des   parfums,    des 


48  LA  TENTATION 

femmes  nues  et  des  foules  applaudissantes!     Ta 
chasteté  n'est  qu'une  corruption  plus  subtile,  et  ce  ± 
mépris  du  monde  l'impuissance  de  ta  haine  contre 
lui  !   C'est  là  ce  qui  rend  tes  pareils  si  lugubres,  ou 
peut-être  parce  qu'ils  doutent.     La  possession  de 
la  vérité  donne  la  joie.     Est-ce  que  Jésus  était 
triste?     Il   allait   entouré   d'amis,    se   reposait   à 
l'ombre    de    l'olivier,    entrait    chez    le    publicain, 
multipliait  les  coupes,  pardonnant  à  la  pécheresse, 
guérissant  toutes  les  douleurs.     Toi,   tu  n'as  de    * 
pitié  que  pour  ta  misère.     C'est  comme  un  re- 
mords qui  t'agite  et  une  démence  farouche,  jusqu'à 
repousser  la  caresse  d'un  chien  ou  le  sourire  d'un 
enfant. 

ANTOINE 
éclate  en  sanglots. 

Assez!    assez!    tu  remues  trop  mon  cœur! 

HILARION 

Secoue  la  vermine  de  tes  haillons  !  Relève-toi  de 
ton  ordure!  Ton  Dieu  n'est  pas  un  Moloch  qui 
demande  de  la  chair  en  sacrifice  ! 

ANTOINE 

Cependant  la  souffrance  est  bénie.  Les  chéru- 
bins s'inclinent  pour  recevoir  le  sang  des  con- 
fesseuis. 

HILARION 

Admire  donc  les  Montanistes!  ils  dépassent 
tous  les  autres. 


DE  SAINT-ANTOINE  49 

ANTOINE 

Mais  c'est  la  vérité  de  la  doctrine  qui  fait  le 

martyre  ! 

HILARION 

Comment  peut-il  en  prouver  l'excellence,  puis- 
qu'il témoigne  également  pour  l'erreur? 

ANTOINE 

Te  tairas-tu,  vipère! 

HILARION 

Cela  n'est  peut-être  pas  si  difficile.  Les  exhor- 
tations des  amis,  le  plaisir  d'insulter  le  peuple,  le 
serment  qu'on  a  fait,  un  certain  vertige,  mille 
circonstances  les  aident. 

Antoine  s'éloigne  d'Hilarion.     Hilarion  le  suit. 

D'ailleurs,  cette  manière  de  mourir  amène  de 
grands  désordres.  Denys,  Cyprien  et  Grégoire  s'y 
sont  soustraits.  Pierre  d'Alexandrie  l'a  blâmée,  et 
le  concile  d'Elvire.  .  .   . 

ANTOINE 
se  bouche  les  oreilles. 

Je  n'écoute  plus! 

HILARION 
élevant  la  voix: 


50  LA  TENTATION 

Voilà  que  tu  retombes  dans  ton  péché  d'habi- 
tude, la  paresse.  L'ignorance  est  l'écume  de  l'or- 
gueil. On  dit:  «  Ma  conviction  est  faite,  pourquoi 
discuter  ?  »  et  on  méprise  les  docteurs,  les  philo- 
sophes, la  tradition,  et  jusqu'au  texte  de  la  Loi 
qu'on  ignore.  Crois-tu  tenir  la  sagesse  dans  ta 
main? 

ANTOINE 

Je  l'entends  toujours!  Ses  paroles  bruyantes 
emplissent  ma  tête. 

HILARION 

Les  efforts  pour  comprendre  Dieu  sont  supé- 
rieurs à  tes  mortifications  pour  le  fléchir.  Nous 
n'avons  de  mérite  que  par  notre  soif  du  Vrai.  La 
Religion  seule  n'explique  pas  tout;  et  la  solution 
des  problèmes  que  tu  méconnais  peut  la  rendre 
plus  inattaquable  et  plus  haute.  Donc  il  faut,  pour 
son  salut,  communiquer  avec  ses  frères,  —  ou  bien 
l'Église,  l'assemblée  des  fidèles,  ne  serait  qu'un 
mot,  — et  écouter  toutes  les  raisons,  ne  dédaigner 
rien,  ni  personne.  Le  sorcier  Balaam,  le  poète 
Eschyle  et  la  sibylle  de  Cumes  avaient  annoncé  le 
Sauveur.  Denys  l'Alexandrin  reçut  du  Ciel  l'ordre 
de  lire  tous  les  livres.  Saint  Clément  nous  ordonne 
la  culture  des  lettres  grecques.  Hermas  a  été  con- 
verti par  l'illusion  d'une  femme  qu'il  avait  aimée. 

ANTOINE 

Quel  air  d'autorité!     Il  me  semble  que  tu  gran- 
dis. .  .  . 


DE  SAINT-ANTOINE  51 

En  effet,  la  taille  d'Hilarion  s'est  progressivement 
élevée;  et  Antoine,  pour  ne  plus  le  voir,  ferme  les 
yeux. 

HILARION 

Rassure-toi,  bon  ermite! 

Asseyons-nous  là,  sur  cette  grosse  pierre,  — 
comme  autrefois,  quand  à  la  première  lueur  du 
jour  je  te  saluais,  en  t'appelant  «  claire  étoile  du 
matin  ;  »  et  tu  commençais  tout  de  suite  mes 
instructions.  Elles  ne  sont  pas  finies.  La  lune 
nous  éclaire  suffisamment.     Je  t'écoute. 

Il  a  tiré  un  calame  de  sa  ceinture;  et,  par  terre, 
jambes  croisées,  avec  son  rouleau  de  papyrus  à  la 
main,  il  lève  la  tête  vers  saint-Antoine,  qui,  assis 
près  de  lui,  reste  le  front  penché. 

Après  un  moment  de  silence,  Hilarion  reprend  : 

La  parole  de  Dieu,  n'est-ce  pas,  nous  est  con- 
firmée par  les  miracles  ?  Cependant  les  sorciers  de 
Pharaon  en  faisaient  ;  d'autres  imposteurs  peuvent 
en  faire;  on  s'y  trompe.  Qu'est-ce  donc  qu'un 
miracle?  Un  événement  qui  nous  semble  en 
dehors  de  la  nature.  Mais  connaissons-nous  toute 
sa  puissance  ?  et  de  ce  qu'une  chose  ordinairement 
ne  nous  étonne  pas,  s'ensuit-il  que  nous  la  compre- 
nions ? 

ANTOINE 

Peu  importe!   il  faut  croire  l'Écriture! 

HILARION 

Saint  Paul,  Origène  et  bien  d'autres  ne  l'enten- 
daient pas  littéralement  ;  mais  si  on  l'explique  par 


52  LA  TENTATION 

des  allégories,  elle  devient  le  partage  d'un  petit 
nombre  et  l'évidence  de  la  vérité  disparaît.  Que 
faire  ? 

ANTOINE 

S'en  remettre  à  l'Église! 

HILARION 

Donc  l'Écriture  est  inutile  ? 

ANTOINE 

Non  pas!  quoique  l'Ancien  Testament,  je 
l'avoue,  ait  .  .  .  des  obscurités.  .  .  .  Mais  Le  Nou- 
veau resplendit  d'une  lumière  pure. 

HILARION 

Cependant  l'ange  annonciateur,  dans  Matthieu, 
apparaît  à  Joseph,  tandis  que  dans  Luc,  c'est  à 
Marie.  L'onction  de  Jésus  par  une  femme  se  passe, 
d'après  le  premier  Évangile,  au  commencement  de 
sa  vie  publique,  et,  selon  les  trois  autres,  peu  de 
jours  avant  sa  mort.  Le  breuvage  qu'on  lui  offre 
sur  la  croix,  c'est,  dans  Matthieu,  du  vinaigre  avec 
du  fiel,  dans  Marc  du  vin  et  de  la  myrrhe.  Suivant 
Luc  et  Matthieu,  les  apôtres  ne  doivent  prendre  ni 
argent  ni  sac,  pas  même  de  sandales  et  de  bâton; 
dans  Marc,  au  contraire,  Jésus  leur  défend  de  rien 
emporter  si  ce  n'est  des  sandales  et  un  bâton.  Je 
m'y  perds!  .  .  . 


DE  SAINT-ANTOINE  53 

ANTOINE 
avec  ébahissement  : 

En  effet  ...  en  effet.  .  .  . 

HILARION 

Au  contact  de  l'hémorroïdesse,  Jésus  se  retourna 
en  disant  :  «  Oui  m'a  touché  ?  »  Il  ne  savait  donc 
pas  qui  le  touchait  ?  Cela  contredit  l'omniscience  de 
Jésus.  Si  le  tombeau  était  surveillé  par  des  gardes, 
les  femmes  n'avaient  pas  à  s'inquiéter  d'un  aide 
pour  soulever  la  pierre  de  ce  tombeau.  Donc,  il  n'y 
avait  pas  de  gardes,  ou  bien  les  saintes  femmes 
n'étaient  pas  là.  A  Emmaus,  il  mange  avec  ses 
disciples  et  leur  fait  tâter  ses  plaies.  C'est  un  corps 
humain,  un  objet  matériel,  pondérable,  et  cepen- 
dant qui  traverse  les  murailles.     Est-ce  possible? 

ANTOINE 

Il  faudrait  beaucoup  de  temps  pour  te  répondre  ! 

HILARION 

Pourquoi  reçut-il  le  Saint-Esprit,  bien  qu'étant 
le  Fils  ?  Qu'avait-il  besoin  du  baptême  s'il  était  le 
Verbe?  Comment  le  Diable  pouvait-il  le  tenter, 
lui,  Dieu? 

Est-ce  que  ces  pensées-là  ne  te  sont  jamais 
venues  ? 


54  LA  TENTATION 

ANTOINE 

Oui! . .  .  souvent!  Engourdies  ou  furieuses,  elles 
demeurent  dans  ma  conscience.  Je  les  écrase, 
elles  renaissent,  m'étouffent;  et  je  crois  parfois  que 
je  suis  maudit. 

HILARION 

Alors,  tu  n'as  que  faire  de  servir  Dieu  ? 

ANTOINE 

J'ai  toujours  besoin  de  l'adorer! 
Après  un  long  silence, 

HILARION 
reprend  : 

Mais  en  dehors  du  dogme,  toute  liberté  de 
recherches  nous  est  permise.  Désires-tu  connaître 
la  hiérarchie  des  Anges,  la  vertu  des  Nombres,  la 
raison  des  germes  et  des  métamorphoses? 

ANTOINE 

Oui  !  oui  !  ma  pensée  se  débat  pour  sortir  de  sa 
prison.  Il  me  semble  qu'en  ramassant  mes  forces 
j'y  parviendrai.  Quelquefois  même,  pendant  la 
durée  d'un  éclair,  je  me  trouve  comme  suspendu; 
puis  je  retombe! 


DE  SAINT-ANTOINE  55 

HILARION 

Le  secret  que  tu  voudrais  tenir  est  gardé  par 
des  sages.  Ils  vivent  dans  un  pays  lointain,  assis 
sous  des  arbres  gigantesques,  vêtus  de  blanc  et 
calmes  comme  des  Dieux.  Un  air  chaud  les  nour- 
rit. Des  léopards  tout  à  l'entour  marchent  sur 
des  gazons.  Le  murmure  des  sources  avec  le  hen- 
nissement des  licornes  se  mêlent  à  leurs  voix.  Tu 
les  écouteras;  et  la  face  de  l'Inconnu  se  dévoilera! 

ANTOINE 
soupirant: 

La  route  est  longue,  et  je  suis  vieux! 

HILARION 

Oh  !  oh  !  les  hommes  savants  ne  sont  pas  rares. 
Il  y  en  a  même  tout  près  de  toi  ;  ici  !  —  Entrons  I 


IV 

Et  Antoine  voit  devant  lui  une  basilique  immense. 

La  lumière  se  projette  du  fond,  merveilleuse  comme 
serait  un  soleil  multicolore.  Elle  éclaire  les  têtes 
innombrables  de  la  foule  qui  emplit  la  nef  et  reflue 
entre  les  colonnes,  vers  les  bas  côtés, — où  l'on  distingue 
dans  des  compartiments  de  bois,  des  autels,  des  lits, 
des  chaînettes  de  petites  pierres  bleues,  et  des  con- 
stellations peintes  sur  les  murs. 

Au  milieu  de  la  foule,  des  groupes,  çà  et  là,  sta- 
tionnent. Des  hommes,  debout  sur  des  escabeaux, 
haranguent  le  doigt  levé;  d'autres  prient  les  bras  en 
croix,  sont  couchés  par  terre,  chantent  des  hymnes, 
ou  boivent  du  vin;  autour  d'une  table,  des  fidèles 
font  les  agapes;  des  martyrs  démaillottent  leurs 
membres  pour  montrer  leurs  blessures  ;  des  vieillards, 
appuyés  sur  des  bâtons,  racontent  leurs  voyages. 

Il  y  en  a  du  pays  des  Germains,  de  la  Thrace  et  des 
Gaules,  de  la  Scythie  et  des  Indes,  —  avec  de  la  neige 
sur  la  barbe,  des  plumes  dans  la  chevelure,  des 
épines  aux  franges  de  leur  vêtement,  les  sandales 
noires  de  poussière,  la  peau  brûlée  par  le  soleil. 
Tous  les  costumes  se  confondent,  les  manteaux  de 
pourpre  et  les  robes  de  lin,  des  dalmatiques  brodées, 
des  sayons  de  poil,  des  bonnets  de  matelots,  des 
mitres  d'évêques.  Leurs  yeux  fulgurent  extraordinaire- 
ment.  Ils  ont  l'air  de  bourreaux  ou  l'air  d'eunuques. 
Hilarion  s'avance  au  milieu  d'eux.  Tous  le  saluent. 
Antoine,  en  se  serrant  contre  son  épaule,  les  observe. 
Il  remarque  beaucoup  de  femmes.  Plusieurs  sont 
habillées  en  hommes,  avec  les  cheveux  ras;  il  en  a 
peur. 

56 


LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE    57 

HILARION 

Ce  sont  des  chrétiennes  qui  ont  converti  leurs 
maris.  D'ailleurs  les  femmes  sont  toujours  pour 
Jésus,  même  les  idolâtres,  témoin  Procula  l'épouse 
de  Pilate,  et  Poppée  la  concubine  de  Néron.  Ne 
tremble  plus!    avance! 

Et  il  en  arrive  d'autres,  continuellement. 

Ils  se  multiplient,  se  dédoublent,  légers  comme  des 
ombres,  tout  en  faisant  une  grande  clameur  où  se 
mêlent  des  hurlements  de  rage,  des  cris  d'amour,  des 
cantiques  et  des  objurgations. 


ANTOINE 
à  voix  basse: 

Que  veulent-ils? 

HILARION 

Le  Seigneur  a  dit  «  j 'aurais  encore  à  vous  parler 
de  bien  des  choses.  »     Ils  possèdent  ces  choses. 

Et  il  le  pousse  vers  un  trône  d'or  à  cinq  marches  où. 
entouré  de  quatre-vingt-quinze  disciples,  tous  frottés 
d'huile,  maigres  et  très-pâles,  siège  le  prophète  Manès, 
—  beau  comme  un  archange,  immobile  comme  une 
statue,  portant  une  robe  indienne,  des  escarboucles 
dans  ses  cheveux  nattés,  à  sa  main  gauche  un  livre 
d'images  peintes,  et  sous  sa  droite  un  globe.  Les 
images  représentent  les  créatures  qui  sommeillaient 
dans  le  chaos.  Antoine  se  penche  pour  les  voir. 
Puis, 


58  LA  TENTATION 

MANES 

fait  tourner  son  globe;    et  réglant  ses  paroles  sur  une 
lyre  d'où  s'échappent  des  sons  cristallins: 

La  terre  céleste  est  à  l'extrémité  supérieure,  la 
terre  mortelle  à  l'extrémité  inférieure.  Elle  est 
soutenue  par  deux  anges,  le  Splenditenens  et 
l'Omophore  à  six  visages. 

Au  sommet  du  ciel  le  plus  haut  se  tient  la  Divi- 
nité impassible;  en  dessous,  face  à  face,  sont  le 
Fils  de  Dieu  et  le  Prince  des  ténèbres. 

Les  ténèbres  s'étant  avancées  jusqu'à  son 
royaume,  Dieu  tira  de  son  essence  une  vertu  qui 
produisit  le  premier  homme;  et  il  l'environna  des 
cinq  éléments.  Mais  les  démons  des  ténèbres  lui 
en  dérobèrent  une  partie,  et  cette  partie  est  l'âme. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  âme — universellement 
épandue,  comme  l'eau  d'un  fleuve  divisé  en  plu- 
sieurs bras.  C'est  elle  qui  soupire  dans  le  vent, 
grince  dans  le  marbre  qu'on  scie,  hurle  par  la  voix 
de  la  mer;  et  elle  pleure  des  larmes  de  lait  quand 
on  arrache  les  feuilles  du  figuier. 

Les  âmes  sorties  de  ce  monde  émigrent  vers  les 
astres,  qui  sont  des  êtres  animés. 


ANTOINE 
se  met  à  rire. 

Ah!    ah!   quelle  absurde  imagination! 


DE  SAINT-ANTOINE  59 

UN    HOMME 
sans  barbe  et  d'apparence  austère: 

En  quoi? 

Antoine  va  répondre.  Mais  Hilarion  lui  dit  tout 
bas  que  cet  homme  est  l'immense  Origène;   et 

MANES 
reprend  : 

D'abord  elles  s'arrêtent  dans  la  lune,  où  elles  se 
purifient.     Ensuite  elles  montent  dans  le  soleil. 

ANTOINE 
lentement: 

Je  ne  connais  rien  .  .  .  qui  nous  empêche  ...  de  le 
croire. 

MANES 

Le  but  de  toute  créature  est  la  délivrance  du 
rayon  céleste  enfermé  dans  la  matière.  Il  s'en 
échappe  plus  facilement  par  les  parfums,  les 
épices,  l'arôme  du  vin  cuit,  les  choses  légères  qui 
ressemblent  à  des  pensées.  Mais  les  actes  de  la  vie 
l'y  retiennent.  Le  meurtrier  renaîtra  dans  le  corps 
d'un  celèphe,  celui  qui  tue  un  animal  deviendra 
cet  animal;  si  tu  plantes  une  vigne,  tu  seras  lié 
dans  ses  rameaux.  La  nourriture  en  absorbe. 
Donc,  privez-vous!    jeûnez! 


60  LA  TENTATION 

HILARION 

Ils  sont  tempérants,  comme  tu  vois! 

MANES 

Il  y  en  a  beaucoup  dans  les  viandes,  moins 
dans  les  herbes.  D'ailleurs  les  Purs,  grâce  à  leurs 
mérites,  dépouillent  les  végétaux  de  cette  partie 
lumineuse  et  elle  remonte  à  son  foyer.  Les  ani- 
maux, par  la  génération,  l'emprisonnent  dans  la 
chair.     Donc,  fuyez  les  femmes  ! 

HILARION 

Admire  leur  continence  ! 

MANES 

Ou  plutôt,  faites  si  bien  qu'elles  ne  soient  pas 
fécondes.  — Mieux  vaut  pour  l'âme  tomber  sur  la 
terre  que  de  languir  dans  des  entraves  charnelles! 

ANTOINE 

Ah  !    l'abomination  ! 

HILARION 

Qu'importe  la  hiérarchie  des  turpitudes  ?  l'Église 
a  bien  fait  du  mariage  un  sacrement! 

SATURNIN 
en  costume  de  Syrie: 

Il   propage   un   ordre   de   choses   funestes!    Le 


DE  SAINT-ANTOINE  61 

Père,  pour  punir  les  anges  révoltés,  leur  ordonna 
de  créer  le  monde.  Le  Christ  est  venu,  afin  que  le 
Dieu  des  Juifs  qui  était  un  de  ces  anges.  .  .  . 

ANTOINE 

Un  ange?  lui!   le  Créateur! 

CERDON 

N'a-t-il  pas  voulu  tuer  Moïse,  tromper  ses  pro- 
phètes, séduit  les  peuples,  répandu  le  mensonge  et 
l'idolâtrie  ? 

MARCION 

Certainement,  le  Créateur  n'est  pas  le  vrai  Dieu! 

SAINT-CLÉMENT   d' ALEXANDRIE 

La  matière  est  éternelle! 

BARDESANES 
en  mage  de  Babylone: 

Elle  a  été  formée  par  les  Sept  Esprits  plané- 
taires. 

LES    HERNIENS 

Les  anges  ont  fait  les  âmes! 

LES   PRISCILLIANIENS 

C'est  le  Diable  qui  a  fait  le  monde! 


63  LA  TENTATION 

ANTOINE 
se  rejette  en  arrière: 

Horreur  ! 

HILARION 
le  soutenant: 

Tu  te  désespères  trop  vite!  tu  comprends  mal 
leur  doctrine!  En  voici  un  qui  a  reçu  la  sienne 
de  Théodas,  l'ami  de  saint  Paul.     Écoute-le! 

Et,  sur  un  signe  d'Hilarion, 

VALENTIN 

en  tunique  de  toile  d'argent,  la  voix  sifflante  et  le 
crâne  pointu: 

Le  monde  est  l'œuvre  d'un  Dieu  en  délire. 

ANTOINE 
baisse  la  tête. 

L'œuvre  d'un  Dieu  en  délire!  .  . . 

Après  un  long  silence: 

Comment  cela? 

VALENTIN 

Le  plus  parfait  des  êtres,  des  Éons,  l'Abîme, 
reposait  au  sein  de  la  Profondeur  avec  la  Pensée. 
De  leur  union  sortit  l'Intelligence,  qui  eut  pour 
compagne  la  Vérité. 


DE  SAINT-ANTOINE  63 

L'Intelligence  et  la  Vérité  engendrèrent  le  Verbe 
et  la  Vie,  qui  à  leur  tour,  engendrèrent  l'Homme 
et  l'Église;  — et  cela  fait  huit  Éons! 

Il  compte  sur  ses  doigts. 

Le  Verbe  et  la  Vérité  produisirent  dix  autres 
Éons,  c'est-à-dire  cinq  couples.  L'Homme  et 
l'Église  en  avaient  produit  douze  autres,  parmi 
lesquels  le  Paraclet  et  la  Foi,  l'Espérance  et  la 
Charité,  le  Parfait  et  la  Sagesse,  Sophia. 

L'ensemble  de  ces  trente  Éons  constitue  le  Plé- 
rôme,  ou  Universalité  de  Dieu.  Ainsi,  comme  les 
échos  d'une  voix  qui  s'éloigne,  comme  les  effluves 
d'un  parfum  qui  s'évapore,  comme  les  feux  du 
soleil  qui  se  couche,  les  Puissances  émanées  du 
Principe  vont  toujours  s 'affaiblissant. 

Mais  Sophia,  désireuse  de  connaître  le  Père, 
s'élança  hors  du  Plérôme;  — et  le  Verbe  fit  alors 
un  autre  couple,  le  Christ  et  le  Saint-Esprit,  qui 
avait  relié  entre  eux  tous  les  Éons;  et  tous  en- 
semble ils  formèrent  Jésus,  la  fleur  du  Plérôme. 

Cependant,  l'effort  de  Sophia  pour  s'enfuir  avait 
laissé  dans  le  vide  une  image  d'elle,  une  substance 
mauvaise,  Acharamoth.  Le  Sauveur  en  eut  pitié, 
la  délivra  des  passions  ;  —  et  du  sourire  d' Acha- 
ramoth délivrée  la  lumière  naquit;  ses  larmes 
firent  les  eaux,  sa  tristesse  engendra  la  matière 
noire. 

D'Acharamoth  sortit  le  Démiurge,  fabricateur 
des  mondes,  des  cieux  et  du  Diable.  Il  habite  bien 
plus  bas  que  le  Plérôme,  sans  même  l'apercevoir, 


64  LA  TENTATION 

tellement  qu'il  se  croit  le  vrai  Dieu,  et  répète  par 
la  bouche  de  ses  prophètes:  «  Il  n'y  a  d'autre  Dieu 
que  moi!  »  Puis  il  fit  l'homme,  et  lui  jeta  dans 
l'âme  la  semence  immatérielle,  qui  était  l'Église, 
reflet  de  l'autre  Église  placée  dans  le  Plérôme. 

Acharamoth,  un  jour,  parvenant  à  la  région  la 
plus  haute,  se  joindra  au  Sauveur;  le  feu  caché 
dans  le  monde  anéantira  toute  matière,  se  dévo- 
rera lui-même,  et  les  hommes,  devenus  de  purs 
esprits,  épouseront  des  anges! 

ORIGÈNE 

■ 
Alors  le  Démon  sera  vaincu,  et  le  règne  de  Dieu 
commencera  ! 

Antoine  retient  un  cri;    et  aussitôt, 

BASILIDE 
le  prenant  par  le  coude: 

L'Être  suprême  avec  les  émanations  infinies 
s'appelle  Abraxas,  et  le  Sauveur  avec  toutes 
ses  vertus  Kaulakau,  autrement  ligne-sur-ligne, 
rectitude-sur-rectitude. 

On  obtient  la  force  de  Kaulakau  par  le  secours 
de  certains  mots,  inscrits  sur  cette  calcédoine 
pour  faciliter  la  mémoire. 

Et  il  montre  à  son  cou  une  petite  pierre  où  sont 
gravées  des  lignes  bizarres. 

Alors  tu  seras  transporté  dans  l'Invisible;    et 


DE  SAINT-ANTOINE  65 

supérieur  à  la  loi,  tu  mépriseras  tout,    même  la 
vertu  ! 

Nous  autres,  les  Purs,  nous  devons  fuir  la  dou- 
leur, d'après  l'exemple  de  Kaulakau. 

ANTOINE 

Comment!   et  la  croix? 

LES   ELKHESAÏTES 
en  robe  d'hyacinthe,  lui  répondent: 

La  tristesse,  la  bassesse,  la  condamnation  et 
l'oppression  de  mes  pères  sont  effacées,  grâce  à  la 
mission  qui  est  venue! 

On  peut  renier  le  Christ  inférieur,  l'homme- 
Jésus;  mais  il  faut  adorer  l'autre  Christ,  éclos  dans 
sa  personne  sous  l'aile  de  la  Colombe. 

Honorez  le  mariage!  Le  Saint-Esprit  est  fémi- 
nin! 

Hilarion  a  disparu  ;  et  Antoine  poussé  par  la  foule 
arrive  devant 


:■- 


LES   CARPOCRATIENS 
étendus  avec  des  femmes  sur  des  coussins  d'écarlate: 

Avant  de  rentrer  dans  l'Unique,  tu  passeras  par 
une  série  de  conditions  et  d'actions.  Pour  t'affran- 
chir  des  ténèbres,  accomplis,  dès  maintenant,  leurs 
œuvres!  L'époux  va  dire  à  l'épouse:  «Fais  la 
charité  à  ton  frère,  »  et  elle  te  baisera. 

c 


66  LA  TENTATION 

LES   NICOLAÏTES 
assemblés  autour  d'un  mets  qui  fume: 

C'est  de  la  viande  offerte  aux  idoles;  prends-en! 
L'apostasie  est  permise  quand  le  cœur  est  pur. 
Gorge  ta  chair  de  ce  qu'elle  demande.  Tâche  de 
l'exterminer  à  force  de  débauches!  Prounikos,  la 
mère  du  Ciel,  s'est  vautrée  dans  les  ignominies. 

LES   MARCOSIENS 
avec  des  anneaux  d'or,  et  ruisselants  de  baume: 

Entre  chez  nous  pour  t'unir  à  l'Esprit!  Entre 
chez  nous  pour  boire  l'immortalité  ! 

Et  l'un  d'eux  lui  montre,  derrière  une  tapisserie,  le 
corps  d'un  homme  terminé  par  une  tête  d'âne. 
Cela  représente  Sabaoth,  père  du  Diable.  En 
marque  de  haine,  il  crache  dessus. 

Un  autre  découvre  un  lit  très-bas,  jonché  de  fleurs, 
en  disant  que 

Les  noces  spirituelles  vont  s'accomplir 

Un  troisième  tient  une  coupe  de  verre,  fait  une  invo- 
cation;   du  sang  y  paraît: 

Ah  !  le  voila  !  le  voilà  !  le  sang  du  Christ  ! 

Antoine  s'écarte.  Mais  il  est  éclaboussé  par  l'eau 
qui  saute  d'une  cuve. 


DE  SAINT-ANTOINE  67 

LES   HELVIDIENS 
s'y  jettent  la  tête  en  bas,  en  marmottant: 

L'homme  régénéré  par  le  baptême  est  impec- 
cable ! 

Puis  il  passe  près  d'un  grand  feu,  où  se  chauffent 
les  Adamites,  complètement  nus  pour  imiter  la 
pureté  du  paradis;   et  il  se  heurte  aux 

MESSALIENS 

vautrés  sur  les  dalles,  à  moitié  endormis,  stupides: 

Oh!  écrase-nous  si  tu  veux,  nous  ne  bourgerons 
pas!  Le  travail  est  un  péché,  toute  occupation 
mauvaise  ! 

Derrière  ceux-là,  les  abjects 

PATERNIENS 

hommes,  femmes  et  enfants,  pêle-mêle  sur  un  tas 
d'ordures,  relèvent  leurs  faces  hideuses  barbouillées 
de  vin: 

Les  parties  inférieures  du  corps  faites  par  le 
Diable  lui  appartiennent.  Buvons,  mangeons, 
forniquons  ! 

.ETIUS 

Les  crimes  sont  des  besoins  au-dessous  du 
regard  de  Dieu! 

Mais  tout  à  coup 


68  LA  TENTATION 

UN    HOMME 

vêtu  d'un  manteau  carthaginois,  bondit  au  milieu 
d'eux,  avec  un  paquet  de  lanières  à  la  main;  et 
frappant  au  hasard  de  droite  et  de  gauche,  violem- 
ment: 

Ah!  imposteurs,  brigands,  simoniaques,  héré- 
tiques et  démons!  la  vermine  des  écoles,  la  lie 
de  l'enfer!  Celui-là,  Marcion,  c'est  un  matelot  de 
Sinope  excommunié  pour  inceste;  on  a  banni 
Carpocras  comme  magicien;  iEtius  a  volé  sa 
concubine,  Nicolas  prostitué  sa  femme;  et  Manès, 
qui  se  fait  appeler  le  Bouddha  et  qui  se  nomme 
Cubricus,  fut  écorché  vif  avec  une  pointe  de  roseau, 
si  bien  que  sa  peau  tannée  se  balance  aux  portes  de 
Ctésiphon  ! 

ANTOINE 
a  reconnu  Tertullien,  et  s'élance  pour  le  rejoindre: 

Maître!   à  moi!   à  moi! 


TERTULLIEN 
continuant: 

Brisez  les  images!  voilez  les  vierges!  Priez, 
jeûnez,  pleurez,  mortifiez-vous!  Pas  de  philo- 
sophie! pas  de  livres!  après  Jésus,  la  science  est 
inutile  ! 

Tous  ont  fui;  et  Antoine  voit,  à  la  place  de  Tertul- 
lien, une  femme  assise  sur  un  banc  de  pierre. 


DE  SAINT-ANTOINE  69 

Elle  sanglote,  la  tête  appuyée  contre  une  colonne, 
les  cheveux  pendants,  le  corps  affaissé  dans  une 
longue  simarre  brune. 

Puis,  ils  se  trouvent  l'un  près  de  l'autre,  loin  de  la 
foule;  —  et  un  silence,  un  apaisement  extraordinaire 
s'est  fait,  comme,  dans  les  bois,  quand  le  vent  s'arrête 
et  que  les  feuilles  tout  à  coup  ne  remuent  plus. 

Cette  femme  est  très-belle,  flétrie  pourtant  et  d'une 
pâleur  de  sépulcre.  Ils  se  regardent;  et  leurs  yeux 
s'envoient  comme  un  flot  de  pensées,  mille  choses 
anciennes,  confuses  et  profondes.     Enfin, 

PRISCILLA 
se  met  à  dire: 

J'étais  dans  la  dernière  chambre  des  bains,  et 
je  m'endormais  au  bourdonnement  des  rues. 

Tout  à  coup  j 'entendis  des  clameurs.  On  criait  : 
«  C'est  un  magicien  !  c'est  le  Diable  !  »  Et  la  foule 
s'arrêta  devant  notre  maison,  en  face  du  temple 
d'Esculape.  Je  me  haussai  avec  les  poignets  jus- 
qu'à la  hauteur  du  soupirail. 

Sur  le  péristyle  du  temple,  il  y  avait  un  homme 
qui  portait  un  carcan  de  fer  à  son  cou.  Il  prenait 
des  charbons  dans  un  réchaud,  et  il  s'en  faisait 
sur  la  poitrine  de  larges  traînées,  en  appelant 
«Jésus,  Jésus!»  Le  peuple  disait:  «Cela  n'est 
pas  permis!  lapidons-le!»  Lui,  il  continuait. 
C'étaient  des  choses  inouïes,  transportantes.  Des 
fleurs  larges  comme  le  soleil  tournaient  devant  mes 
yeux,  et  j'entendais  dans  les  espaces  une  harpe 
d'or  vibrer.  Le  jour  tomba.  Mes  bras  lâchèrent 
les  barreaux,  mon  corps  défaillit,  et  quand  il 
m'eut  emmenée  à  sa  maison.  .  .  . 


70  LA  TENTATION 

ANTOINE 
De  qui  donc  parles-tu? 

PRISCILLA 

Mais,  de  Montanus! 

ANTOINE 

Il  est  mort,  Montanus. 

PRISCILLA 

Ce  n'est  pas  vrai! 

UNE  voix 
Non,  Montanus  n'est  pas  mort! 

Antoine  se  retourne;  et  près  de  lui,  de  l'autre  côté, 
sur  le  banc,  une  seconde  femme  est  assise,  —  blonde 
celle-là,  et  encore  plus  pâle,  avec  des  bouffissures  sous 
les  paupières  comme  si  elle  avait  longtemps  pleuré. 
Sans  qu'il  l'interroge,  elle  dit: 

MAXIMILLA 

Nous  revenions  de  Tarse  par  les  montagnes, 
lorsqu'à  un  détour  du  chemin,  nous  vîmes  un 
homme  sous  un  figuier. 

Il  cria  de  loin  :  «  Arrêtez-vous  !  »  et  il  se  pré- 
cipita en  nous  injuriant.  Les  esclaves  accoururent. 
Il  éclata  de  rire.  Les  chevaux  se  cabrèrent.  Les 
molosses  hurlaient  tous. 


DE  SAINT-ANTOINE  71 

Il  était  debout.  La  sueur  coulait  sur  son  visage. 
Le  vent  faisait  claquer  son  manteau. 

En  nous  appelant  par  nos  noms,  il  nous  repro- 
chait la  vanité  de  nos  œuvres,  l'infamie  de  nos 
corps  ;  —  et  il  levait  le  poing  du  côté  des  droma- 
daires, à  cause  des  clochettes  d'argent  qu'ils 
portent  sous  la  mâchoire. 

Sa  fureur  me  versait  l'épouvante  dans  les 
entrailles;  c'était  pourtant  comme  une  volupté 
qui  me  berçait,  m'enivrait. 

D'abord,  les  esclaves  s'approchèrent.  «  Maître, 
dirent-ils,  nos  bêtes  sont  fatiguées  ;  »  puis  ce 
furent  les  femmes  :  «  Nous  avons  peur,  »  et  les 
esclaves  s'en  allèrent.  Puis,  les  enfants  se  mirent 
à  pleurer:  «Nous  avons  faim!»  Et  comme  on 
n'avait  pas  répondu  aux  femmes,  elles  disparurent. 

Lui,  il  parlait.  Je  sentis  quelqu'un  près  de 
moi.  C'était  l'époux;  j'écoutais  l'autre.  Il  se 
traîna  parmi  les  pierres  en  s'écriant  «  Tu  m'aban- 
donnes?» et  je  répondis:  «Oui!  va-t'en!»  — 
afin  d'accompagner  Montanus. 

ANTOINE 

Un  eunuque! 

PRISCILLA 

Ah!  cela  t'étonne,  cœur  grossier!  Cependant 
Madeleine,  Jeanne,  Marthe  et  Suzanne  n'entraient 
pas  dans  la  couche  du  Sauveur.  Les  âmes,  mieux 
que  les  corps,  peuvent  s'étreindre  avec  délire. 
Pour    conserver    impunément    Eustolie,     Léonce 


72  LA  TENTATION 

l'évêque  se  mutila,  —  aimant  mieux  son  amour 
que  sa  virilité.  Et  puis,  ce  n'est  pas  ma  faute; 
un  esprit  m'y  contraint;  Sotas  n'a  pu  me  guérir. 
Il  est  cruel,  pourtant!  Qu'importe!  Je  suis  la 
dernière  des  prophétesses;  et  après  moi,  la  fin  du 
monde  viendra. 

MAXIMILLA 

Il  m'a  comblé  de  ses  dons.  Aucune  d'ailleurs  ne 
l'aime  autant,  — et  n'en  est  plus  aimée! 

PRISCILLA 

Tu  mens!    c'est  moi! 

MAXIMILLA 

Non,  c'est  moi! 

Elles  se  battent. 

Entre  leurs  épaules  paraît  la  tête  d'un  nègre. 

MONTANUS 

couvert  d'un  manteau  noir,  fermé  par  deux  os  de 
mort: 

Apaisez-vous,  mes  colombes!  Incapables  du 
bonheur  terrestre,  nous  sommes  par  cette  union 
dans  la  plénitude  spirituelle.  Après  l'âge  du  Père, 
l'âge  du  Fils;  et  j'inaugure  le  troisième,  celui  du 
Paraclet.  Sa  lumière  m'est  venue  durant  les  qua- 
rante nuits  que  la  Jérusalem  céleste  a  brillé  dans 
le  firmament,  au-dessus  de  ma  maison,  à  Pepuza. 


DE  SAINT-ANTOINE  73 

Ah!  comme  vous  criez  d'angoisse  quand  les 
lanières  vous  flagellent!  comme  vos  membres 
endoloris  se  présentent  à  mes  ardeurs!  comme 
vous  languissez  sur  ma  poitrine,  d'un  irréalisable 
amour!  Il  est  si  fort  qu'il  vous  a  découvert  des 
mondes,  et  vous  pouvez  maintenant  apercevoir  les 
âmes  avec  vos  yeux. 

Antoine  fait  un  geste  d'étonnement. 

TERTULLIEN 
revenu  près  de  Montanus: 


Sans  doute,  puisque  l'âme  a  un  corps,  — ce  qui 
n'a  point  de  corps  n'existant  pas. 

MONTANUS 

Pour  la  rendre  plus  subtile,  j'ai  institué  des  mor- 
tifications nombreuses,  trois  carêmes  par  an,  et 
pour  chaque  nuit  des  prières  où  l'on  ferme  la 
bouche,  — de  peur  que  l'haleine  en  s'échappant 
ne  ternisse  la  pensée.  Il  faut  s'abstenir  des 
secondes  noces,  ou  plutôt  de  tout  mariage!  Les 
anges  ont  péché  avec  les  femmes. 

LES   ARCONTIQUES 
en  cilices  de  crins: 

Le  Sauveur  a  dit:  «Je  suis  venu  pour  détruire 
l'œuvre  de  la  Femme.  » 

C2 


74  LA  TENTATION 

LES   TATIANIENS 
en  cilices  de  joncs: 

L'arbre  du  mal  c'est  elle!  Les  habits  de  peau 
sont  notre  corps. 

Et,  avançant  toujours  du  même  côté,  Antoine  ren- 
contre 

LES   VALÉSIENS 

étendus  par  terre,  avec  des  plaques  rouges  au  bas  du 
ventre,  sous  leur  tunique. 

Ils  lui  présentent  un  couteau: 

Fais  comme  Origène  et  comme  nous!  Est-ce  la 
douleur  que  tu  crains,  lâche  ?  Est-ce  l'amour  de  ta 
chair  qui  te  retient,  hypocrite? 

Et  pendant  qu'il  est  à  les  regarder  se  débattre, 
étendus  sur  le  dos  dans  les  mares  de  leur  sang, 

LES   CAÏNITES 

les  cheveux,  noués  par  une  vipère,  passent  près  de  lui, 
en  vociférant  à  son  oreille: 

Gloire  à  Caïn  !   gloire  à  Sodome  !   gloire  à  Judas. 

Caïn  fit  la  race  des  forts.  Sodome  épouvanta  la 
terre  avec  son  châtiment;  et  c'est  par  Judas  que 
Dieu  sauva  le  monde  !  —  Oui,  Judas  !  sans  lui  pas 
de  mort  et  pas  de  rédemption! 

Ils  disparaissent  sous  la  horde  des 

CIRCONCELLIONS 

vêtus  de  peaux  de  loup,  couronnés  d'épines,  et  portant 
des  massues  de  fer: 


DE  SAINT-ANTOINE  75 

Écrasez  le  fruit  !  troublez  la  source  !  noyez  l'en- 
fant! Pillez  le  riche  qui  se  trouve  heureux,  qui 
mange  beaucoup!  Battez  le  pauvre  qui  envie  la 
housse  de  l'âne,  le  repas  du  chien,  le  nid  de  l'oi- 
seau, et  qui  se  désole  parce  que  les  autres  ne  sont 
pas  des  misérables  comme  lui. 

Nous,  les  Saints,  pour  hâter  la  fin  du  monde, 
nous  empoisonnons,  brûlons,  massacrons! 

Le  salut  n'est  que  dans  le  martyre.  Nous  nous 
donnons  le  martyre.  Nous  enlevons  avec  des 
tenailles  la  peau  de  nos  têtes,  nous  étalons  nos 
membres  sous  les  charrues,  nous  nous  jetons  dans 
la  gueule  des  fours  ! 

Honni  le  baptême!  honnie  l'eucharistie!  honni 
le  mariage!    damnation  universelle! 

Alors,  dans  toute  la  basilique,  c'est  un  redouble- 
ment de  fureurs. 

Les  Audiens  tirent  des  flèches  contre  le  Diable  ;  les 
Collyridiens  lancent  au  plafond  des  voiles  bleus;  les 
Ascites  se  prosternent  devant  une  outre;  les  Mar- 
cionites  baptisent  un  mort  avec  de  l'huile.  Auprès 
d'Appelles,  une  femme,  pour  expliquer  mieux  son  idée, 
fait  voir  un  pain  rond  dans  une  bouteille  ;  une  autre, 
au  milieu  des  Sampséens,  distribue,  comme  une  hostie, 
la  poussière  de  ses  sandales.  Sur  le  lit  des  Mar- 
cosiens  jonché  de  roses,  deux  amants  s'embrassent. 
Les  Circoncellions  s'entr'égorgent,  les  Valésiens 
râlent,  Bardesane  chante,  Carpocras  danse,  Maxi- 
milla  et  Priscilla  poussent  des  gémissements  sonores; 
—  et  la  fausse  prophétesse  de  Cappadoce,  toute  nue, 
accoudée  sur  un  lion  et  secouant  trois  flambeaux, 
hurle  l'Invocation-Terrible. 

Les  colonnes  se  balancent  comme  des  troncs 
d'arbes,    les    amulettes    aux    cous    des    Hérésiarques 


76  LA  TENTATION 

entre-croisent  des  lignes  de  feux,  les  constellations 
dans  les  chapelles  s'agitent,  et  les  murs  reculent  sous 
le  va-et-vient  de  la  foule,  dont  chaque  tête  est  un 
flot  qui  saute  et  rugit. 

Cependant,  —  du  fond  même  de  la  clameur,  une 
chanson  s'élève  avec  des  éclats  de  rire,  où  le  nom  de 
Jésus  revient. 

Ce  sont  des  gens  de  la  plèbe,  tous  frappant  dans 
leurs  mains  pour  marquer  la  cadence.  Au  milieu 
d'eux  est 

ARIUS 

en  costume  de  diacre. 

Les  fous  qui  déclament  contre  moi  prétendent 
expliquer  l'absurde;  et  pour  les  perdre  tout  à 
fait,  j'ai  composé  des  petits  poèmes  tellement 
drôles,  qu'on  les  sait  par  cœur  dans  les  moulins, 
les  tavernes  et  les  ports. 

Mille  fois  non!  le  Fils  n'est  pas  coéternel  au 
Père,  ni  de  même  substance  !  Autrement  il  n'aurait 
pas  dit  :  «  Père,  éloigne  de  moi  ce  calice  !  — 
Pourquoi  m'appelez- vous  bon  ?  Dieu  seul  est  bon! 
—  Je  vais  à  mon  Dieu,  à  votre  Dieu!  »  et  d'autres 
paroles  attestant  sa  qualité  de  créature.  Elle  nous 
est  démontrée,  de  plus,  par  tous  ses  noms:  agneau, 
pasteur,  fontaine,  sagesse,  fils  de  l'homme,  pro- 
phète, bonne  voie,  pierre  angulaire  ! 

SABELLIUS 

Moi,  je  soutiens  que  tous  deux  sont  identiques. 

ARIUS 

Le  concile  d'Antioche  a  décidé  le  contraire. 


DE  SAINT-ANTOINE  77 

ANTOINE 

Qu'est-ce  donc  que  le  Verbe  ?  .  .  .  Qu'était  Jésus  ? 

LES   VALENÏINIENS 

C'était  l'époux  d'Acharamoth  repentie! 

LES   SETHIANIENS 

C'était  Sem,  fils  de  Noé! 

LES   THÉODOTIENS 

C'était  Melchisédech  ! 

LES   MÉRINTHIENS 

Ce  n'était  rien  qu'un  homme  ! 

LES   APOLLINARISTES 

Il  en  a  pris  l'apparence!    il  a  simulé  la  Pas- 
sion. 

MARCEL   D'ANCYRE 

C'est  un  développement  du  Père! 

LE    PAPE   CALIXTE 

Père  et   Fils  sont  les  deux  modes  d'un  seul 
Dieu! 

MÉTHODIUS 

Il  fut  d'abord  dans  Adam,  puis  dans  l'homme. 

CÉRINTHE 

Et  il  ressuscitera  ! 


78  LA  TENTATION 

VALENTIN 

Impossible,  —  son  corps  étant  céleste  ! 

PAUL   DE    SAMOSATE 

Il  n'est  Dieu  que  depuis  son  baptême  ? 

HERMOGÈNE 

Il  habite  le  soleil  ! 

Et  tous  les  hérésiarques  font  un  cercle  autour 
d'Antoine,  qui  pleure,  la  tête  dans  ses  mains. 

UN  JUIF 

à  barbe  rouge,  et  la  peau  maculée  de  lèpre,  s'avance 
tout  près  de  lui;  —  et  ricanant  horriblement: 

Son  âme  était  l'âme  d'Esaù!  Il  souffrait  de  la 
maladie  bellérophontienne  ;  et  sa  mère,  la  parfu- 
meuse, s'est  livrée  à  Pantherus,  un  soldat  romain, 
sur  des  gerbes  de  maïs,  un  soir  de  moisson. 

ANTOINE 

vivement,  relève  sa  tête,  les  regarde  sans  parler;  puis 
marchant  droit  sur  eux: 


Docteurs,  magiciens,  évêques  et  diacres,  hommes 
et  fantômes,  arrière!  arrière!  Vous  êtes  tous 
des  mensonges  ! 

LES   HÉRÉSIARQUES 

Nous  avons  des  martyrs  plus  martyrs  que  les 
tiens,  des  prières  plus  difficiles,  des  élans  d'amour 
supérieurs,  des  extases  aussi  longues. 


DE  SAINT-ANTOINE  79 

ANTOINE 

Mais  pas  de  révélation!   pas  de  preuves! 

Alors  tous  brandissent  dans  l'air  des  rouleaux  de 
papyrus,  des  tablettes  de  bois,  des  morceaux  de  cuir, 
des  bandes  d'étoffes;  —  et  se  poussant  les  uns  les 
autres  : 

LES   CÉRINTHIENS 

Voilà  l'Évangile  des  Hébreux! 

LES   MARCIONITES 

L'Évangile  du  Seigneur! 

LES   MARCOSIENS 
L'Évangile  d'Eve! 

LES   ENCRATITES 

L'Évangile  de  Thomas! 

LES   CAÏNITES 

L'Évangile  de  Judas! 

BASILIDE 

Le  traité  de  l'âme  advenue! 

MANES 

La  prophétie  de  Barcouf! 

Antoine  se  débat,  leur  échappe;  —  et  il  aperçoit 
dans  un  coin,  plein  d'ombre, 


80  LA  TENTATION 

LES   VIEUX  ÉBIONITES 

desséchés  comme  des  momies,  le  regard  éteint,  les 
sourcils  blancs. 

Ils  disent,  d'une  voix  chevrotante: 

Nous  l'avons  connu,  nous  autres,  nous  l'avons 
connu  le  fils  du  charpentier!  Nous  étions  de  son 
4ge,  nous  habitions  dans  sa  rue.  Il  s'amusait  avec 
•de  la  boue  à  modeler  des  petits  oiseaux,  sans  avoir 
peur  du  coupant  des  tailloirs,  aidait  son  père  dans 
son  travail,  ou  assemblait  pour  sa  mère  des  pelo- 
tons de  laine  teinte.  Puis,  il  fit  un  voyage  en 
Egypte,  d'où  il  rapporta  de  grands  secrets.  Nous 
étions  à  Jéricho,  quand  il  vint  trouver  le  mangeur 
de  sauterelles.  Ils  causèrent  à  voix  basse,  sans  que 
personne  pût  les  entendre.  Mais  c'est  à  partir  de 
ce  moment  qu'il  fit  du  bruit  en  Galilée  et  qu'on  a 
débité  sur  son  compte  beaucoup  de  fables. 

Us  répètent,  en  tremblotant: 

Nous  l'avons  connu,  nous  autres!  nous  l'avons 
connu  ! 

ANTOINE 

Ah  !  encore,  parlez  !  parlez  !  Comment  était  son 
visage  ? 

TERTULLIEN 

D'un  aspect  farouche  et  repoussant; — car  il 
s'était  chargé  de  tous  les  crimes,  toutes  les  dou- 
leurs, et  toutes  les  difformités  du  monde. 


DE  SAINT-ANTOINE  81 

ANTOINE 

Oh!  non!  non!  Je  me  figure,  au  contraire,  que 
toute  sa  personne  avait  une  bsauté  plus  qu'hu- 
maine. 

EUSÈBE    DE   CÉSARÉE 

Il  y  a  bien  à  Paneades,  contre  une  vieille  ma- 
sure, dans  un  fouillis  d'herbes,  une  statue  de 
pierre,  élevée,  à  ce  qu'on  prétend,  par  rhémorroï- 
desse.  Mais  le  temps  lui  a  rongé  la  face,  et  les 
pluies  ont  gâté  l'inscription. 

Une  femme  sort  du  groupe  des  Carpocra tiens, 

MARCELLINA 

Autrefois,  j'étais  diaconesse  à  Rome  dans  une 
petite  église,  où  je  faisais  voir  aux  fidèles  les  images 
en  argent  de  saint-Paul,  d'Homère,  de  Pythagore 
et  de  Jésus-Christ. 

Je  n'ai  gardé  que  la  sienne. 

Elle  entr'ouvre  son  manteau. 
La  veux-tu? 

UNE   VOIX 

Il  reparaît,  lui-même,  quand  nous  l'appelons! 
c'est  l'heure!    Viens! 

Et  Antoine  sent  tomber  sur  son  bras  une  main 
brutale,  qui  l'entraîne. 


82  LA  TENTATION 

Il  monte  un  escalier  complètement  obscur;  —  et 
après  bien  des  marches,  il  arrive  devant  une 
porte. 

Alors,  celui  qui  le  mène  (est-ce  Hilarion  ?  il  n'en 
sait  rien)  dit  à  l'oreille  d'un  autre:  «  Le  Seigneur  va 
venir,  »  —  et  ils  sont  introduits  dans  une  chambre, 
basse  de  plafond,  sans  meubles. 

Ce  qui  le  frappe  d'abord,  c'est  en  face  de  lui  une 
longue  chrysalide  couleur  de  sang,  avec  une  tête 
d'homme  d'où  s'échappent  des  rayons,  et  le  mot  Knou- 
phis,  écrit  en  grec  tout  autour.  Elle  domine  un  fût 
de  colonne,  posé  au  milieu  d'un  piédestal.  Sur  les 
autres  parois  de  la  chambre,  des  médaillons  en  fer 
poli  représentent  des  têtes  d'animaux,  celle  d'un 
bœuf,  d'un  lion,  d'un  aigle,  d'un  chien,  et  la 
tête  d'âne  —  encore! 

Les  lampes  d'argile,  suspendues  au  bas  de  ces 
images,  font  une  lumière  vacillante.  Antoine,  par  un 
trou  de  la  muraille,  aperçoit  la  lune  qui  brille  au  loin 
sur  les  flots,  et  même  il  distingue  leur  petit  clapote- 
ment régulier,  avec  le  bruit  sourd  d'une  carène  de 
navire  tapant  contre  les  pierres  d'un  môle. 

Des  hommes  accroupis,  la  figure  sous  leurs  man- 
teaux, lancent,  par  intervalles,  comme  un  aboiement 
étouffé.  Des  femmes  sommeillent,  le  front  sur  leurs 
deux  bras  que  soutiennent  leurs  genoux,  tellement 
perdues  dans  leurs  voiles  qu'on  dirait  des  tas  de 
hardes  le  long  du  mur.  Auprès  d'elles,  des  enfants 
demi-nus,  tout  dévorés  de  vermine,  regardent  d'un 
air  idiot  les  lampes  brûler;  —  et  on  ne  fait  rien;  on 
attend  quelque  chose. 

Ils  parlent  à  voix  basse  de  leurs  familles,  ou  se 
communiquent  des  remèdes  pour  leurs  maladies. 
Plusieurs  vont  s'embarquer  au  point  du  jour,  la  per- 
sécution devenant  trop  forte.  Les  païens  pourtant 
ne  sont  pas  difficiles  à  tromper.  «  Ils  croient  les  sots, 
que  nous  adorons  Knouphis  !  » 

Mais  un  des  frères,   inspiré  tout  à  coup,  se  pose 


DE  SAINT-ANTOINE  85 

devant  la  colonne,  où  l'on  a  mis  un  pain  qui  surmonte 
une  corbeille,  pleine  de  fenouil  et  d'aristoloches. 

Les  autres  ont  pris  leurs  places,  formant  debout 
trois  lignes  parallèles. 


L  INSPIRE 

déroule  une  pancarte  couverte  de  cylindres  entre- 
mêlés puis  commence: 

Sur  les  ténèbres,  le  rayon  du  Verbe  descendit 
et  un  cri  violent  s'échappa,  qui  semblait  la  voix  de 
la  lumière. 

TOUS 
répondent,  en  balançant  leurs  corps: 

Kyrie  eleison! 

l'inspiré 

L'homme,  ensuite,  fut  créé  par  l'infâme  Dieu 
d'Israël,  avec  l'auxiliaire  de  ceux-là: 

En  désignant  les  médaillons, 

Astophaios,  Oraïos,  Sabaoth,  Adonaï,  Eloï, 
Iaô! 

Et  il  gisait  sur  la  boue,  hideux,  débile,  informe, 
sans  pensée. 

TOUS 
d'un  ton  plaintif: 

Kyrie  eleison! 

l'inspiré 

Mais  Sophia,  compatissante,  le  vivifia  d'une 
parcelle  de  son  âme. 

Alors,  voyant  l'homme  si  beau,  Dieu  fut  pris 


84  LA  TENTATION 

de  colère.  Il  l'emprisonna  dans  son  royaume,  en 
lui  interdisant  l'arbre  de  la  science. 

L'autre,  encore  une  fois,  le  secourut!  Elle  en- 
voya le  serpent,  qui,  par  de  longs  détours,  le  fit 
désobéir  à  cette  loi  de  haine. 

Et  l'homme,  quand  il  eut  goûté  de  la  science, 
comprit  les  choses  célestes. 

TOUS 
avec  force: 

Kyrie  eleison! 

l'inspiré 

Mais  Iabdalaoth,  pour  se  venger,  précipita 
l'homme  dans  la  matière,  et  le  serpent  avec  lui  ! 

TOUS 
très-bas: 

Kyrie  eleison! 

Ils  ferment  la  bouche,  puis  se  taisent. 

Les  senteurs  du  port  se  mêlent  dans  l'air  chaud  à  la 
iumée  des  lampes.  Leurs  mèches,  en  crépitant,  vont 
s'éteindre;  de  longs  moustiques  tournoient.  Et 
Antoine  râle  d'angoisse;  c'est  comme  le  sentiment 
d'une  monstruosité  flottant  autour  de  lui,  l'effroi 
-d'un  crime  près  de  s'accomplir. 

Mais 

l'inspiré 

frappant  du  talon,  claquant  des  doigts,  hochant  la 
tête,  psalmodie  sur  un  rhythme  furieux,  au  son  des 
cymbales  et  d'une  flûte  aiguë: 


DE  SAINT-ANTOINE  3> 

Viens  !   viens  !   viens  !  sors  de  ta  caverne  ! 

Véloce  qui  cours  sans  pieds,  capteur  qui  prends 
sans  mains! 

Sinueux  comme  les  fleuves,  orbiculaire  comme 
le  soleil,  noir  avec  des  taches  d'or,  comme  le  firma- 
ment semé  d'étoiles!  Pareil  aux  enroulements 
de  la  vigne  et  aux  circonvolutions  des  entrailles  ! 

Inengendré!  mangeur  de  terre!  toujours  jeune! 
perspicace!  honoré  à  Épidaure!  Bon  pour  les 
hommes  !  qui  as  guéri  le  roi  Ptolémée,  les  soldats 
de  Moïse,  et  Glaucus  fils  de  Minos! 

Viens  !  viens  !  viens  !  sors  de  ta  caverne  ! 

TOUS 
répètent: 

Viens  !  viens  !  viens  !  sors  de  ta  caverne  ! 

Cependant,  rien  ne  se  montre. 

Pourquoi?   qu'a-t-il? 

Et  on  se  concerte,  on  propose  des  moyens. 

Un  vieillard  offre  une  motte  de  gazon.  Alors  un 
soulèvement  se  fait  dans  la  corbeille.  La  verdure 
s'agite,  des  fleurs  tombent, —  et  la  tête  d'un  python 
paraît. 

Il  passe  lentement  sur  le  bord  du  pain,  comme  un 
cercle  qui  tournerait  autour  d'un  disque  immobile, 
puis  se  développe,  s'allonge;  il  est  énorme  et  d'un 
poids  considérable.  Pour  empêcher  qu'il  ne  frôle  la 
terre,  les  hommes  le  tiennent  contre  leur  poitrine,  les 
femmes  sur  leur  tête,  les  enfants  au  bout  de  leurs 
bras  ;  —  et  sa  queue,  sortant  par  le  trou  de  la  mu- 
raille, s'en  va  indéfiniment  jusqu'au  fond  de  la  mer. 


S6  LA  TENTATION 

Ses  anneaux  se  dédoublent,  emplissent  la  chambre; 
ils  enferment  Antoine. 


LES   FIDELES 

collant  leur  bouche  contre  sa  peau,   s'arrachent  le 
pain  qu'il  a  mordu. 

C'est  toi!    c'est  toi! 

Élevé  d'abord  par  Moïse,  brisé  par  Ézéchias,  ré- 
tabli par  le*  Messie.  Il  t'avait  bu  dans  les  ondes  du 
baptême;  mais  tu  l'as  quitté  au  jardin  des  Olives, 
et  il  sentit  alors  toute  sa  faiblesse. 

Tordu  à  la  barre  de  la  croix,  et  plus  haut  que 
sa  tête,  en  bavant  sur  la  couronne  d'épines,  tu  le 
regardais  mourir.  — Car  tu  n'es  pas  Jésus,  toi,  tu 
€S  le  Verbe!    tu  es  le  Christ! 

Antoine  s'évanouit  d'horreur,  et  il  tombe  devant  sa 
cabane  sur  les  éclats  de  bois,  où  brûle  doucement  la 
torche  qui  a  glissé  de  sa  main. 

Cette  commotion  lui  fait  entr'ouvrir  les  yeux  ;  et  il . 
aperçoit  le  Nil,  onduleux  et  clair  sous  la  blancheur 
de  la  lune,  comme  un  grand  serpent  au  milieu  des 
sables  ;  —  si  bien  que  l'hallucination  le  reprenant,  il 
n'a  pas  quitté  les  Ophites;  ils  l'entourent,  l'appellent, 
charrient  des  bagages,  descendent  vers  le  port.  Il 
s'embarque  avec  eux. 

Un  temps  inappréciable  s'écoule. 

Puis,  la  voûte  d'une  prison  l'environne.  Des 
•barreaux,  devant  lui,  font  des  lignes  noires  sur  un 
fond  bleu;  —  et  à  ses  côtés,  dans  l'ombre,  des  gens 
pleurent  et  prient  entourés  d'autres  qui  les  exhortent 
■et  les  consolent. 


DE  SAINT-ANTOINE  87 

Au  dehors,  on  dirait  le  bourdonnement  d'une 
foule,  et  la  splendeur  d'un  jour  d'été. 

Des  voix  aiguës  crient  des  pastèques,  de  l'eau,  des 
boissons  à  la  glace,  des  coussins  d'herbes  pour  s'as- 
seoir. De  temps  à  autre,  des  applaudissements 
éclatent.     Il  entend  marcher  sur  sa  tête. 

Tout  à  coup,  part  un  long  mugissement,  fort  et 
caverneux  comme  le  bruit  de  l'eau  dans  un  aqueduc. 

Et  il  aperçoit  en  face,  derrière  les  barreaux  d'une 
autre  loge,  un  lion  qui  se  promène,  —  puis  une  ligne  de 
sandales,  de  jambes  nues  et  de  franges  de  pourpre. 
Au  delà,  des  couronnes  de  monde  étagées  symétrique- 
ment vont  en  s'élargissant  depuis  la  plus  basse  qui 
enferme  l'arène  jusqu'à  la  plus  haute,  où  se  dressent 
des  mâts  pour  soutenir  un  voile  d'hyacinthe,  tendu 
dans  l'air,  sur  des  cordages.  Des  escaliers  qui 
rayonnent  vers  le  centre,  coupent,  à  intervalles 
égaux,  ces  grands  cercles  de  pierre.  Leurs  gradins 
disparaissent  sous  un  peuple  assis,  chevaliers,  séna- 
teurs, soldats,  plébéiens,  vestales  et  courtisanes,  — 
en  capuchons  de  laine,  en  manipules  de  soie,  en 
tuniques  fauves,  avec  des  aigrettes  de  pierreries,  des 
panaches  de  plumes,  des  faisceaux  de  licteurs;  et  tout 
cela  grouillant,  criant,  tumultueux  et  furieux  l'étourdit, 
comme  une  immense  cuve  bouillonnante.  Au  milieu 
de  l'arène,  sur  un  autel,  fume  un  vase  d'encens. 

Ainsi,  les  gens  qui  l'entourent  sont  des  chrétiens 
condamnés  aux  bêtes.  Les  hommes  portent  le 
manteau  rouge  des  pontifes  de  Saturne,  les  femmes 
les  bandelettes  de  Cérès.  Leurs  amis  se  partagent 
des  bribes  de  leurs  vêtements,  des  anneaux.  Pour 
s'introduire  dans  la  prison,  il  a  fallu,  disent-ils,  don- 
ner beaucoup  d'argent.  Qu'importe!  ils  resteront 
jusqu'à  la  fin. 

Parmi  ces  consolateurs,  Antoine  remarque  un 
homme  chauve,  en  tunique  noire,  dont  la  figure 
s'est  déjà  montrée  quelque  part;  il  les  entretient  du 
néant  du  monde  et  de  la  félicité  des  élus.     Antoine  est 


88  LA  TENTATION 

transporté  d'amour.  Il  souhaite  l'occasion  de  ré- 
pandre sa  vie  pour  le  Sauveur,  ne  sachant  pas  s'il  n'est 
point  lui-même  un  de  ces  martyrs. 

Mais,  sauf  un  Phrygien  à  longs  cheveux,  qui  reste 
les  bras  levés,  tous  ont  l'air  triste.  Un  vieillard 
sanglote  sur  un  banc,  et  un  jeune  homme  rêve, 
debout,  la  tête  basse. 

LE   VIEILLARD 

n'a  pas  voulu  payer,  à  l'angle  d'un  carrefour,  devant 
une  statue  de  Minerve  ;  et  il  considère  ses  compagnons 
avec  un  regard  qui  signifie: 

Vous  auriez  dû  me  secourir!  Des  communau- 
tés s'arrangent  quelquefois  pour  qu'on  les  laisse 
tranquilles.  Plusieurs  d'entre  vous  ont  même 
obtenu  de  ces  lettres  déclarant  faussement  qu'on  a 
sacrifié  aux  idoles. 

Il  demande: 

N'est-ce  pas  Petrus  d'Alexandrie  qui  a  réglé 
ce  qu'on  doit  faire  quand  on  a  fléchi  dans  les 
tourments  ? 

Puis,  en  lui-même: 

Ah!  cela  est  bien  dur  à  mon  âge!  mes  infir- 
mités me  rendent  si  faible!  Cependant,  j'aurais  pu 
vivre  jusqu'à  l'autre  hiver,  encore! 

Le  souvenir  de  son  petit  jardin  l'attendrit;  —  et 
il  regarde  du  côté  de  l'autel. 

LE   JEUNE   HOMME 

qui  a  troublé,  par  des  coups,  une  fête  d'Apollon, 
murmure: 


DE  SAINT-ANTOINE  89 

Il  ne  tenait  qu'à  moi,  pourtant,  de  m'enfuir 
dans  les  montagnes! 

—  Les  soldats  t'auraient  pris, 

dit  un  des  frères. 

—  Oh!  j'aurais  fait  comme  Cyprien;  je  serais 
revenu;  et,  la  seconde  fois,  j'aurais  eu  plus  de 
force,  bien  sûr  ! 

Ensuite,  il  pense  aux  jours  innombrables  qu'il 
devait  vivre,  à  toutes  les  joies  qu'il  n'aura  pas 
connues;  —  et  il  regarde  du  côté  de  l'autel. 

Mais 

L'HOMME  EN  TUNIQUE   NOIRE 
accourt  sur  lui: 

Quel  scandale!  Comment,  toi,  une  victime 
d'élection?  Toutes  ces  femmes  qui  te  regardent, 
songe  donc!  Et  puis  Dieu,  quelquefois,  fait  un  mi- 
racle. Pionius  engourdit  la  main  de  ses  bourreaux, 
le  sang  de  Polycarpe  éteignait  les  flammes  de  son 
bûcher. 

Il  se  tourne  vers  le  vieillard: 

Père,  père  !  tu  dois  nous  édifier  par  ta  mort.  En 
la  retardant,  tu  commettrais  sans  doute  quelque 
action  mauvaise  qui  perdrait  le  fruit  des  bonnes. 
D'ailleurs  la  puissance  de  Dieu  est  infinie.  Peut- 
être  que  ton  exemple  va  convertir  le  peuple 
entier. 

Et  dans  la  loge  en  face,  les  lions  passent  et  revien- 
nent sans  s'arrêter,  d'un  mouvement  continu,  rapide. 


go  LA  TENTATION 

Le  plus  grand  tout  à  coup  regarde  Antoine,  se  met  à 
rugir — et  une  vapeur  sort  de  sa  gueule. 

Les  femmes  sont  tassées  contre  les  hommes. 


LE   CONSOLATEUR 
va  de  l'un  à  l'autre. 

Que  diriez-vous,  que  dirais-tu,  si  on  te  brûlait 
avec  des  plaques  de  fer,  si  des  chevaux  t'écarte- 
laient,  si  ton  corps  enduit  de  miel  était  dévoré 
par  les  mouches!  Tu  n'auras  que  la  mort  d'un 
chasseur  qui  est  surpris  dans  un  bois. 

Antoine  aimerait  mieux  tout  cela  que  les  horribles 
bêtes  féroces;  il  croit  sentir  leurs  dents,  leurs  griffes, 
entendre  ses  os  craquer  dans  leurs  mâchoires. 

Un  belluaire  entre  dans  le  cachot;  les  martyrs 
tremblent. 

Un  seul  est  impassible,  le  Phrygien,  qui  priait  à 
l'écart.  Il  a  brûlé  trois  temples;  et  il  s'avance  les 
bras  levés,  la  bouche  ouverte,  la  tête  au  ciel,  sans  rien 
voir,  comme  un  somnambule. 

LE   CONSOLATEUR 
s'écrie: 

Arrière!  arrière!  L'esprit  de  Montanus  vous 
prendrait. 

TOUS 
reculent,  en  vociférant: 

Damnation  au  Montaniste! 

Ils  l'injurient,  crachent  dessus,  voudraient  le  battre. 
Les  lions  cabrés  se  mordent  à  la  crinière.     Le  peuple 
hurle:   «Aux  bêtes!   aux  bêtes!» 


DE  SAINT-ANTOINE  91 

Les  martyrs  éclatant  en  sanglots,  s'étreignent. 
Une  coupe  de  vin  narcotique  leur  est  offerte.  Ils  se 
la  passent  de  main  en  main,  vivement. 

Contre  la  porte  de  la  loge,  un  autre  belluaire  attend 
le  signal.     Elle  s'ouvre;    un  lion  sort. 

Il  traverse  l'arène,  à  grands  pas  obliques.  Derrière 
lui,  à  la  file,  paraissent  les  autres  lions,  puis  un  ours, 
trois  panthères,  des  léopards.  Ils  se  dispersent 
comme  un  troupeau  dans  une  prairie. 

Le  claquement  d'un  fouet  retentit.  Les  chrétiens 
chancellent,  —  et,  pour  en  finir,  leurs  frères  les 
poussent.     Antoine  ferme  les  yeux. 

Ils  les  ouvre.     Mais  des  ténèbres  l'enveloppent. 

Bientôt  elles  s'éclaircissent;  et  il  distingue  une 
plaine  aride  et  mamelonneuse,  comme  on  en  voit 
autour  des  carrières  abandonnées. 

Cà  et  là,  un  bouquet  d'arbustes  se  lève  parmi  des 
dalles  à  ras  du  sol;  et  des  formes  blanches,  plus 
indécises  que  des  nuages,  sont  penchées  sur  elles. 

Il  en  arrive  d'autres,  légèrement.  Des  yeux  bril- 
lent dans  la  fente  des  longs  voiles.  A  la  noncha- 
lance de  leurs  pas  et  aux  parfums  qui  s'exhalent, 
Antoine  reconnaît  des  patriciennes.  Il  y  a  aussi  des 
hommes,  mais  de  condition  inférieure,  car  ils  ont  des 
visages  à  la  fois  naïfs  et  grossiers. 

UNE   D'ELLES 
en  respirant  largement: 

Ah!  comme  c'est  bon  l'air  de  la  nuit  froide,  au 
milieu  des  sépulcres!  Je  suis  si  fatiguée  de  la 
mollesse  des  lits,  du  fracas  des  jours,  de  la  pesan- 
teur du  soleil! 

Sa  servante  retire  d'un  sac  en   toile  une  torche 


92  LA  TENTATION 

qu'elle  enflamme.     Les  fidèles  y  allument  d'autres 
torches,  et  vont  les  planter  sur  les  tombeaux. 


UNE   FEMME 
haletante: 

Ah!  enfin,  me  voilà!  Mais  quel  ennui  que 
d'avoir  épousé  un  idolâtre! 

UNE   AUTRE 

Les  visites  dans  les  prisons,  les  entretiens  avec 
nos  frères,  tout  est  suspect  à  nos  maris  !  —  et 
même  il  faut  nous  cacher  quand  nous  faisons  le 
signe  de  la  croix;  ils  prendraient  cela  pour  une 
conjuration  magique. 

UNE   AUTRE 

Avec  le  mien,  c'était  tous  les  jours  des  querelles; 
je  ne  voulais  pas  me  soumettre  aux  abus  qu'il 
exigeait  de  mon  corps;  — et  afin  de  se  venger,  il. 
m'a  fait  poursuivre  comme  chrétienne. 

UNE   AUTRE 

Vous  rappelez-vous,  Lucius,  ce  jeune  homme  si 
beau,  qu'on  a  traîné  par  les  talons  derrière  un 
char,  comme  Hector,  depuis  la  porte  Esquiléenne 
jusqu'aux  montagnes  de  Tibur; — et  des  deux 
côtés  du  chemin  le  sang  tachetait  les  buissons! 
J'en  ai  recueilli  les  gouttes.     Le  voilà! 

Elle  tire  de  sa  poitrine  une  éponge  toute  noire,  la 


DE  SAINT-ANTOINE  93 

couvre  de  baisers,   puis  se  jette  sur  les  dalles,   en 
criant: 

Ah!    mon  ami!    mon  ami! 


UN   HOMME 

Il  y  a  juste  aujourd'hui  trois  ans  qu'est  morte 
Domitilla.  Elle  fut  lapidée  au  fond  du  bois  de 
Proserpine.  J'ai  recueilli  ses  os  qui  brillaient 
comme  des  lucioles  dans  les  herbes.  La  terre 
maintenant  les  recouvre! 

Il  se  jette  sur  un  tombeau. 

0  ma  fiancée!   ma  fiancée! 

ET   TOUS   LES    AUTRES 
par  la  plaine: 

O  ma  sœur!  ô  mon  frère!  ô  ma  fille!  ô  ma 
mère  ! 

Ils  sont  à  genoux,  le  front  dans  les  mains,  ou  le 
corps  tout  à  plat,  les  deux  bras  étendus;  —  et  les 
sanglots  qu'ils  retiennent  soulèvent  leur  poitrine  à 
la  briser.     Ils  regardent  le  ciel  en  disant: 

Aie  pitié  de  son  âme,  ô  mon  Dieu!  Elle  languit 
au  séjour  des  ombres;  daigne  l'admettre  dans  la 
Résurrection,  pour  qu'elle  jouisse  de  ta  lumière! 

Ou,  l'œil  fixé  sur  les  dalles,  ils  murmurent: 

Apaise-toi,  ne  souffre  plus!  Je  t'ai  apporté  du 
vin,  des  viandes! 


94  LA  'TENTATION 

UNE   VEUVE 

Voici  du  pultis  fait  par  moi,  selon  son  goût, 
avec  beaucoup  d'œufs  et  double  mesure  de  farine  ! 
Nous  allons  le  manger  ensemble,  comme  autrefois, 
n'est-ce  pas? 

Elle  en  porte  un  peu  à  ses  lèvres  ;  et,  tout  à  coup,  se 
met  à  rire  d'une  façon  extravagante,  frénétique. 

Les  autres,  comme  elle,  grignottent  quelque  mor- 
ceau, boivent  une  gorgée. 

Ils  se  racontent  les  histoires  de  leurs  martyres;  la 
douleur  s'exalte,  les  libations  redoublent.  Leurs 
yeux  noyés  de  larmes  se  fixent  les  uns  sur  les  autres. 
Ils  balbutient  d'ivresse  et  de  désolation;  peu  à  peu, 
leurs  mains  se  touchent,  leurs  lèvres  s'unissent,  les 
voiles  s'entr'ouvrent,  et  ils  se  mêlent  sur  les  tombes 
entre  les  coupes  et  les  flambeaux. 

Le  ciel  commence  à  blanchir.  Le  brouillard 
mouille  leurs  vêtements  ;  —  et,  sans  avoir  l'air  de  se 
connaître,  ils  s'éloignent  les  uns  des  autres  par  des 
chemins  différents,  dans  la  campagne. 

Le  soleil  brille;  les  herbes  ont  grandi,  la  plaine 
s'est  transformée. 

Et  Antoine  voit  nettement  a  travers  des  bambous 
une  forêt  de  colonnes,  d'un  gris  bleuâtre.  Ce  sont 
des  troncs  d'arbres  provenant  d'un  seul  tronc.  De 
chacune  de  ses  branches  descendent  d'autres  branches 
qui  s'enfoncent  dans  le  sol;  et  l'ensemble  de  toutes 
ces  lignes  horizontales  et  perpendiculaires,  indéfini- 
ment multipliées,  ressemblerait  à  une  charpente 
monstrueuse,  si  elles  n'avaient  une  petite  figue  de 
place  en  place,  avec  un  feuillage  noirâtre,  comme 
celui  du  sycomore. 

Il  distingue  dans  leurs  enfourchures  des  grappes  de 
fleurs  jaunes,  des  fleurs  violettes  et  des  fougères, 
pareilles  à  des  plumes  d'oiseaux. 


DE  SAINT-ANTOINE  95 

Sous  les  rameaux  les  plus  bas,  se  montrent  çà  et 
là  les  cornes  d'un  bubal,  ou  les  yeux  brillants  d'une 
antilope;  des  perroquets  sont  juchés,  des  papillons 
voltigent,  des  lézards  se  traînent,  des  mouches  bour- 
donnent; et  on  entend,  au  milieu  du  silence,  comme  la 
palpitation  d'une  vie  profonde. 

A  l'entrée  du  bois,  sur  une  manière  de  bûcher,  est 
une  chose  étrange  —  un  homme  —  enduit  de  bouse  de 
vache,  complètement  nu,  plus  sec  qu'une  momie;  ses 
articulations  forment  des  nœuds  à  l'extrémité  de  ses 
os  qui  semblent  des  bâtons.  Il  a  des  paquets  de 
coquilles  aux  oreilles,  la  figure  très-longue,  le  nez  en 
bec  de  vautour.  Son  bras  gauche  reste  droit  en 
l'air,  ankylosé,  raide  comme  un  pieu;  —  et  il  se  tient 
là  depuis  si  longtemps  que  des  oiseaux  ont  fait  un 
nid  dans  sa  chevelure. 

Aux  quatre  coins  de  son  bûcher  flambent  quatre 
feux.  Le  soleil  est  juste  en  face.  Il  le  contemple  les 
yeux  grands  ouverts;  —  et  sans  regarder  Antoine: 

Brachmane  des  bords  du  Nil,  qu'en  dis-tu  ? 

Des  flammes  sortent  de  tous  les  côtés  par  les  inter- 
valles des  poutres;    et 

LE    GYMNOSOPHISTE 
reprend  : 

Pareil  au  rhinocéros,  je  me  suis  enfoncé  dans 
la  solitude.     J'habitais  l'arbe  derrière  moi. 

En  effet,  le  gros  figuier  présente,  dans  ses  canne- 
lures, une  excavation  naturelle  de  la  taille  d'un 
homme. 

Et  je  me  nourrissais  de  rieurs  et  de  fruits, 
avec  une  telle  observance  des  préceptes,  que  pas 
même  un  chien  ne  m'a  vu  manger. 


96  LA  TENTATION 

Comme  l'existence  provient  de  la  corruption,  la 
corruption  du  désir,  le  désir  de  la  sensation,  la 
sensation  du  contact,  j'ai  fui  toute  action,  tout 
contact  ;  et  —  sans  plus  bouger  que  la  stèle 
d'un  tombeau,  exhalant  mon  haleine  par  mes 
deux  narines,  fixant  mon  regard  sur  mon  nez, 
et  considérant  l'éther  dans  mon  esprit,  le  monde 
dans  mes  membres,  la  lune  dans  mon  cœur,  — je 
songeais  à  l'essence  de  la  grande  Ame  d'où  s'échap- 
pent continuellement,  comme  des  étincelles  de 
feu,  les  principes  de  la  vie. 

J'ai  saisi  enfin  l'Ame  suprême  dans  tous  les 
êtres,  tous  les  êtres  dans  l'Ame  suprême  ;  —  et 
je  suis  parvenu  à  y  faire  entrer  mon  âme,  dans 
laquelle  j'avais  fait  rentrer  mes  sens. 

Je  reçois  la  science,  directement  du  ciel,  comme 
l'oiseau  Tchataka  qui  ne  se  désaltère  que  dans  les 
rayons  de  la  pluie. 

Par  cela  même  que  je  connais  les  choses,  les 
choses  n'existent  plus. 

Pour  moi,  maintenant,  il  n'y  a  pas  d'espoir  et 
pas  d'angoisse,  pas  de  bonheur,  pas  de  vertu,  ni 
jour  ni  nuit,  ni  toi  ni  moi,  absolument  rien. 

Mes  austérités  effroyables  m'ont  fait  supérieur 
aux  Puissances.  Une  contraction  de  ma  pensée 
peut  tuer  cent  fils  de  rois,  détrôner  les  dieux, 
bouleverser  le  monde. 

Il  a  dit  tout  cela  d'une  voix  monotone. 

Les  feuilles  à  l'entour  se  recroquevillent.  Des 
rats,  par  terre,  s'enfuient. 

Il  abaisse  lentement  ses  yeux  vers  les  flammes  qui 
montent,  puis  ajoute: 


DE  SAINT-ANTOINE  97 

J'ai  pris  en  dégoût  la  forme,  en  dégoût  la  per- 
ception, en  dégoût  jusqu'à  la  connaissance  elle- 
même,  —  car  la  pensée  ne  survit  pas  au  fait 
transitoire  qui  la  cause,  et  l'esprit  n'est  qu'une 
illusion  comme  le  reste. 

Tout  ce  qui  est  engendré  périra,  tout  ce  qui  est 
mort  doit  revivre;  les  êtres  actuellement  disparus 
séjourneront  dans  des  matrices  non  encore  for- 
mées, et  reviendront  sur  la  terre  pour  servir  avec 
douleur  d'autres  créatures. 

Mais,  comme  j'ai  roulé  dans  une  multitude  in- 
finie d'existences,  sous  des  enveloppes  de  dieux, 
d'hommes  et  d'animaux,  je  renonce  au  voyage,  je 
ne  veux  plus  de  cette  fatigue!  J'abandonne  la  sale 
«  auberge  de  mon  corps,  maçonnée  de  chair,  rougie 
de  sang,  couverte  d'une  peau  hideuse,  pleine  d'im- 
mondices; —  et,  pour  ma  récompense,  je  vais  enfin 
dormir  au  plus  profond  de  l'absolu,  dans  l'Anéan- 
tissement. 

Les  flammes  s'élèvent  jusqu'à  sa  poitrine,  —  puis 
l'enveloppent.  Sa  tête  passe  à  travers  comme  par  le 
trou  d'un  mur.     Ses  yeux  béants  regardent  toujours. 

ANTOINE 
se  relève. 

La  torche,  par  terre,  a  incendié  les  éclats  de  bois; 
et  les  flammes  ont  roussi  sa  barbe. 

Tout  en  criant,  Antoine  trépigne  sur  le  feu  ;  —  et 
quand  il  ne  reste  plus  qu'un  amas  de  cendres: 

Où  est  donc  Hilarion  ?   Il  était  là  tout  à  l'heure. 
Je  l'ai  vu! 

D 


93  LA  TENTATION 

Eh!    non,  c'est  impossible!    je  me  trompe! 

Pourquoi  ?  .  .  .  Ma  cabane,  ces  pierres,  le  sable, 
n'ont  peut-être  pas  plus  de  réalité.  Je  deviens 
fou.     Du  calme!   où  étais-je?   qu'y  avait-il? 

Ah  !  le  gymnosophiste  !  .  .  .  Cette  mort  est  com- 
mune parmi  les  sages  indiens.  Kalanos  se  brûla 
devant  Alexandre;  un  autre  a  fait  de  même  du 
temps  d'Auguste.  Quelle  haine  de  la  vie  il  faut 
avoir!  A  moins  que  l'orgueil  ne  les  pousse?  .  .  . 
N'importe,  c'est  une  intrépidité  de  martyrs!  .  .  . 
Quant  à  ceux-là,  je  crois  maintenant  tout  ce  qu'on 
m'avait  dit  sur  les  débauches  qu'ils  occasionnent. 

Et  auparavant?  Oui,  je  me  souviens!  la  foule 
des  hérésiarques.  .  .  .  Quels  cris!  quels  yeux! 
Mais  pourquoi  tant  de  débordements  de  la  chair  et 
d'égarements  de  l'esprit  ? 

C'est  vers  Dieu  qu'ils  prétendent  se  diriger  par 
toutes  ces  voies!  De  quel  droit  les  maudire,  moi 
qui  trébuche  dans  la  mienne?  Quand  ils  ont  dis- 
paru, j'allais  peut-être  en  apprendre  davantage. 
Cela  tourbillonnait  trop  vite;  je  n'avais  pas  le 
temps  de  répondre.  A  présent,  c'est  comme  s'il  y 
avait  dans  mon  intelligence  plus  d'espace  et  plus  de 
lumière.  Je  suis  tranquille.  Je  me  sens  capable. 
.  .  .     Qu'est-ce  donc  ?  je  croyais  avoir  éteint  le  feu! 

Une  flamme  voltige  entre  les  roches  ;  et  bientôt  une 
voix  saccadée  se  fait  entendre,  au  loin,  dans  la  mon- 
tagne. 

Est-ce  l'aboiement  d'une  hyène,  ou  les  sanglots 
de  quelque  voyageur  perdu? 

Antoine  écoute.     La  flamme  se  rapproche. 


DE  SAINT-ANTOINE  99 

Et  il  voit  venir  une  femme  qui  pleure,  appuyée  sur 
l'épaule  d'un  homme  à  barbe  blanche. 

Elle  est  couverte  d'une  robe  de  pourpre  en  lam- 
beaux. Il  est  nu-tête  comme  elle,  avec  une  tunique 
de  même  couleur,  et  porte  un  vase  de  bronze,  d'où 
s'élève  une  petite  flamme  bleue. 

Antoine  a  peur  —  et  voudrait  savoir  qui  est  cette 
femme. 

l'étranger  (simon) 

C'est  une  jeune  fille,  une  pauvre  enfant,  que  je 
mène  partout  avec  moi. 

Il  hausse  le  vase  d'airain. 

Antoine  la  considère,  à  la  lueur  de  cette  flamme  qui 
vacille. 

Elle  a  sur  le  visage  des  marques  de  morsures,  le  long 
des  bras  des  traces  de  coups;  ses  cheveux  épars 
s'accrochent  dans  les  déchirures  de  ses  haillons;  ses 
yeux  paraissent  insensibles  à  la  lumière. 

SIMON 

Quelquefois,  elle  reste  ainsi,  pendant  fort  long- 
temps, sans  parler,  sans  manger;  puis  elle  se 
réveille,  — et  débite  des  choses  merveilleuses. 

ANTOINE 

Vraiment  ? 

SIMON 

Ennoia  !  Ennoia  !  Ennoia  !  raconte  ce  que  tu  as 
à  dire! 

Elle  tourne  ses  prunefies  comme  sortant  d'un 
songe,  passe  lentement  ses  doigts  sur  ses  deux  sourcils, 
et  d'une  voix  dolente: 


ioo  LA  TENTATION 

HÉLÈNE    (ENNOIA) 

J'ai  souvenir  d'une  région  lointaine,  couleur 
d'émeraude.     Un  seul  arbre  l'occupe. 

Antoine  tressaille. 

A  chaque  degré  de  ses  larges  rameaux  se  tient 
dans  l'air  un  couple  d'Esprits.  Les  branches  au- 
tour d'eux  s'entre-croisent,  comme  les  veines  d'un 
corps;  et  ils  regardent  la  vie  éternelle  circuler 
depuis  les  racines  plongeant  dans  l'ombre  jusqu'au 
faîte  qui  dépasse  le  soleil.  Moi,  sur  la  deuxième 
branche,  j'éclairais  avec  ma  figure  les  nuits  d'été. 

ANTOINE 
se  touchant  le  front. 

Ah!   ah!   je  comprends!   la  tête! 


SIMON 


le  doigt  sur  la  bouche: 


Chut!  .  .  . 

HÉLÈNE 

La  voile  restait  bombée,  la  carène  fendait 
l'écume.  Il  me  disait:  «Que  m'importe  si  je 
trouble  ma  patrie,  si  je  perds  mon  royaume!  Tu 
m'appartiendras,  dans  ma  maison!  » 

Qu'elle  était  douce  la  haute  chambre  de  son 
palais  !  Il  se  couchait  sur  le  lit  d'ivoire,  et,  cares- 
sant ma  chevelure,  chantait  amoureusement. 

A  la  fin  du  jour,  j'apercevais  les  deux  camps, 


DE  SAINT-ANTOINE  101 

les  fanaux  qu'on  allumait,  Ulysse  au  bord  de  sa 
tente,  Achille  tout  armé  conduisant  un  char  le 
long  du  rivage  de  la  mer. 

ANTOINE 

Mais  elle  est  folle  entièrement!   Pourquoi  ?  .  .  . 

SIMON 
Chut!  .  .  .  chut! 

HÉLÈNE 

Ils  m'ont  graissée  avec  des  onguents,  et  ils 
m'ont  vendue  au  peuple  pour  que  je  l'amuse. 

Un  soir,  debout,  et  le  cistre  en  main,  je  faisais 
danser  des  matelots  grecs.  La  pluie,  comme  une 
cataracte,  tombait  sur  la  taverne,  et  les  coupes  de 
vin  chaud  fumaient.  Un  homme  entra,  sans  que 
la  porte  fût  ouverte. 

SIMON 

C'était  moi!  je  t'ai  retrouvée! 

La  voici,  Antoine,  celle  qu'on  nomme  Sigeh, 
Ennoia,  Barbelo,  Prounikos!  Les  Esprits  gouver- 
neurs du  monde  furent  jaloux  d'elle,  et  ils  l'atta- 
chèrent dans  un  corps  de  femme. 

Elle  a  été  l'Hélène  des  Troyens,  dont  le  poète 
Stesichore  a  maudit  la  mémoire.  Elle  a  été 
Lucrèce,  la  patricienne  violée  par  les  rois.  Elle  a 
été  Dalila,  qui  coupait  les  cheveux  de  Samson. 
Elle  a  été  cette  fille  d'Israël  qui  s'abandonnait  aux 


102  LA  TENTATION 

boucs.  Elle  a  aimé  l'adultère,  l'idolâtrie,  le  men- 
songe et  la  sottise.  Elle  s'est  prostituée  à  tous  les 
peuples.  Elle  a  chanté  dans  tous  les  carrefours. 
Elle  a  baisé  tous  les  visages. 

A  Tyr,  la  Syrienne,  elle  était  la  maîtresse  des 
voleurs.  Elle  buvait  avec  eux  pendant  les  nuits, 
et  elle  cachait  les  assassins  dans  la  vermine  de  son 
lit  tiède. 

ANTOINE 

Eh!   que  me  fait!  .  . 

SIMON 
un  air  furieux: 

Je  l'ai  rachetée,  te  dis-je,  — et  rétablie  en  sa 
splendeur;  tellement  que  Caïus  César  Caligula  en 
est  devenu  amoureux,  puisqu'il  voulait  coucher 
avec  la  Lune! 

ANTOINE 

Eh  !  bien  ?  . . . 

SIMON 

Mais  c'est  elle  qui  est  la  Lune  !  Le  pape  Clément 
n'a-t-il  pas  écrit  qu'elle  fut  emprisonnée  dans  une 
tour?  Trois  cents  personnes  vinrent  cerner  la  tour; 
et  à  chacune  des  meurtrières  en  même  temps,  on 
vit  paraître  la  lune,  —  bien  qu'il  n'y  ait  pas  dans 
le  monde  plusieurs  lunes,  ni  plusieurs  Ennoia! 

ANTOINE 

Oui  ...  je  crois  me  rappeler.  .  .  . 
Et  il  tombe  dans  une  rêverie. 


DE  SAINT-ANTOINE  103 

SIMON 

Innocente  comme  le  Christ,  qui  est  mort  pour 
les  hommes,  elle  s'est  dévouée  pour  les  femmes. 
Car  l'impuissance  de  Jéhovah  se  démontre  par  la 
transgression  d'Adam,  et  il  faut  secouer  la  vieille 
loi,  antipathique  à  l'ordre  des  choses. 

J'ai  prêché  le  renouvellement  dans  Éphraïm  et 
dans  Issachar,  le  long  du  torrent  de  Bizor,  der- 
rière le  lac  d'Houleh,  dans  la  vallée  de  Mageddo, 
plus  loin  que  les  montagnes,  à  Bostra  et  à  Damas  ! 
Viennent  à  moi  ceux  qui  sont  couverts  de  vin, 
ceux  qui  sont  couverts  de  boue,  ceux  qui  sont 
couverts  de  sang;  et  j'effacerai  leurs  souillures 
avec  le  Saint-Esprit,  appelé  Minerve  par  les  Grecs  ! 
Elle  est  Minerve!  elle  est  le  Saint-Esprit!  Je  suis 
Jupiter,  Apollon,  le  Christ,  le  Paraclet,  la  grande 
puissance  de  Dieu,  incarnée  en  la  personne  de 
Simon  ! 

ANTOINE 

Ah!  c'est  toi!  .  .  .  c'est  donc  toi?  Mais  je  sais  tes 
crimes  ! 

Tu  es  né  à  Gittoï,  près  de  Samarie.  Dosithéus, 
ton  premier  maître,  t'a  renvoyé  !  Tu  exècres  saint 
Paul  pour  avoir  converti  une  de  tes  femmes;  et, 
vaincu  par  saint  Pierre,  — de  rage  et  de  terreur 
tu  as  jeté  dans  les  flots  le  sac  qui  contenait  tes 
artifices! 


104  LA  TENTATION 

SIMON 

Les  veux-tu? 

Antoine  le  regarde;  —  et  une  voix  intérieure  mur- 
mure dans  sa  poitrine.     «  Pourquoi  pas  ?  » 

Simon  reprend: 

Celui  qui  connaît  les  forces  de  la  Nature  et  la 
substance  des  Esprits  doit  opérer  des  miracles. 
C'est  le  rêve  de  tous  les  sages  —  et  le  désir  qui  te 
ronge  ;    avoue-le  ! 

Au  milieu  des  Romains,  j'ai  volé  dans  le  cirque 
tellement  haut  qu'on  ne  m'a  plus  revu.  Néron  or- 
donna de  me  décapiter;  mais  ce  fut  la  tête  d'une 
brebis  qui  tomba  par  terre,  au  lieu  de  la  mienne. 
Enfin  on  m'a  enseveli  tout  vivant;  mais  j'ai  res- 
suscité le  troisième  jour.  La  preuve,  c'est  que 
me  voilà! 

Il  lui  donne  ses  mains  à  flairer.  Elles  sentent  le 
cadavre.     Antoine  se  recule. 

Je  peux  faire  se  mouvoir  des  serpents  de  bronze, 
rire  des  statues  de  marbre,  parler  des  chiens.  Je 
te  montrerai  une  immense  quantité  d'or;  j'éta- 
blirai des  rois;  tu  verras  des  peuples  m'adorant! 
Je  peux  marcher  sur  les  nuages  et  sur  les  flots, 
passer  à  travers  les  montagnes,  apparaître  en 
jeune  homme,  en  vieillard,  en  tigre  et  en  fourmi, 
prendre  ton  visage,  te  donner  le  mien,  conduire  la 
foudre.     L'entends-tu  ? 

Le  tonnerre  gronde,  des  éclairs  se  succèdent. 


DE  SAINT-ANTOINE  105 

C'est  la  voix  du  Très-Haut!  «car  l'Éternel  ton 
Dieu  est  un  feu,  »  et  toutes  les  créations  s'opèrent 
par  des  jaillissements  de  ce  foyer. 

Tu  vas  en  recevoir  le  baptême,  —  ce  second  bap- 
tême annoncé  par  Jésus,  et  qui  tomba  sur  les 
apôtres,  un  jour  d'orage  que  la  fenêtre  était 
ouverte  ! 

Et  tout  en  remuant  la  flamme  avec  sa  main,  lente- 
ment, comme  pour  en  asperger  Antoine: 

Mère  des  miséricordes,  toi  qui  découvres  les 
secrets,  afin  que  le  repos  nous  arrive  dans  la 
huitième  maison.  . . . 

ANTOINE 
s'écrie: 

Ah!  si  j'avais  de  l'eau  bénite! 

La  flamme  s'éteint,  en  produisant  beaucoup  de 
fumée. 

Ennoia  et  Simon  ont  disparu. 

Un  brouillard  extrêmement  froid,  opaque  et 
fétide  emplit  l'atmosphère. 

ANTOINE 
étendant  ses  bras,  comme  un  aveugle: 

Où  suis-je  ?  ...  J'ai  peur  de  tomber  dans  l'abîme. 
Et  la  croix,  bien  sûr,  est  trop  loin  de  moi.  .  .  . 
Ah!   quelle  nuit!   quelle  nuit! 

Sous  un  coup  de  vent,  le  brouillard  s'entr'ouvre;  — 
et  il  aperçoit  deux  hommes,  couverts  de  longues 
tuniques  blanches. 

D2 


io6  LA  TENTATION 

Le  premier  est  de  haute  taille,  de  figure  douce,  de 
maintien  grave.  Ses  cheveux  blonds,  séparés  comme 
ceux  du  Christ,  descendent  régulièrement  sur  ses 
épaules.  Il  a  jeté  une  baguette  qu'il  portait  à  la 
main,  et  que  son  compagnon  a  reçue  en  faisant  une 
révérence  à  la  manière  des  Orientaux. 

Ce  dernier  est  petit,  gros,  camard,  d'encolure 
ramassée,  les  cheveux  crépus,  une  mine  naïve. 

Ils  sont  tous  les  deux  nu-pieds,  nu-tête,  et  pou- 
dreux comme  des  gens  qui  arrivent  de  voyage. 

ANTOINE 
en  sursaut: 

Que  voulez- vous  ?    Parlez!    Allez-vous-en! 

DAMIS 
—  C'est  le  petit  homme.  — 

Là,  là!  .  .  .  bon  ermite!  ce  que  je  veux?  je  n'en 
sais  rien!    Voici  le  maître. 

Il  s'assoit;  l'autre  reste  debout.     Silence. 

•ANTOINE 
reprend  : 

Vous  venez  ainsi?  .  .  . 

DAMIS 

Oh  !    de  loin,  —  de  très-loin  ! 

ANTOINE 

Et  vous  allez?  .  .  . 


DE  SAINT-ANTOINE  107 

DAMIS 
désignant  l'autre; 

Où  il  voudra! 

ANTOINE 

Qui  est-il  donc? 

DAMIS 

Regarde-le  ! 

ANTOINE 
à  part: 

Il  a  l'air  d'un  saint!    Si  j'osais.  .  .  . 

La  fumée  est  partie.     Le  temps  est  très-clair.     La 
lune  brille. 

DAMIS 

A  quoi  songez-vous  donc,  que  vous  ne  parlez 
plus? 

ANTOINE 

Je  songe.  .  .  .  Oh!  rien 

DAMIS 

s'avance    vers    Apollonius,    et    fait    plusieurs    tours 
autour  de  lui,  la  taille  courbée,  sans  lever  la  tête. 

Maître!    c'est  un  ermite  galiléen  qui  demande  à 
savoir  les  origines  de  la  sagesse. 


108  LA  TENTATION 

APOLLONIUS 

Qu'il  approche! 

Antoine  hésite. 

DAMIS 
Approchez  ! 

APOLLONIUS 
d'une  voix  tonnante: 

Approche!  Tu  voudrais  connaître  qui  je  suis, 
ce  que  j'ai  fait,  ce  que  je  pense?  n'est-ce  pas  cela, 
enfant  ? 

ANTOINE 

...  Si  ces  choses,  toutefois,  peuvent  contribuer 
à  mon  salut. 

APOLLONIUS 

Réjouis-toi,  je  vais  te  les  dire! 

DAMIS 
bas  à  Antoine: 

Est-ce  possible!  Il  faut  qu'il  vous  ait,  du  pre- 
mier coup  d'ceil,  reconnu  des  inclinations  extraor- 
dinaires pour  la  philosophie!  Je  vais  en  profiter 
aussi,  moi! 

APOLLONIUS 

Je  te  raconterai  d'abord  la  longue  route  que  j'ai 
parcourue  pour  obtenir  la  doctrine;  et  si  tu 
trouves  dans  toute  ma  vie  une  action  mauvaise,  tu 


DE  SAINT-ANTOINE  109 

m'arrêteras,  — car   celui-là    doit    scandaliser    par 
ses  paroles  qui  a  méfait  par  ses  œuvres. 


DAMIS 
à  Antoine: 

Quel  homme  juste!     hein? 


ANTOINE 

Décidément,  je  crois  qu'il   est  sincère. 

APOLLONIUS 

La  nuit  de  ma  naissance,  ma  mère  crut  se  voir 
cueillant  des  fleurs  sur  le  bord  d'un  lac.  Un 
éclair  parut,  et  elle  me  mit  au  monde  à  la  voix  des 
cygnes  qui  chantaient  dans  son  rêve. 

Jusqu'à  quinze  ans,  on  m'a  plongé,  trois  fois 
par  jour,  dans  la  fontaine  Asbadée,  dont  l'eau 
rend  les  parjures  hydropiques;  et  l'on  me  frottait 
le  corps  avec  les  feuilles  du  cnyza  pour  me  faire 
chaste. 

Une  princesse  palmyrienne  vint  un  soir  me 
trouver,  m'offrant  des  trésors  qu'elle  savait  être 
dans  des  tombeaux.  Une  hiérodoule  du  temple  de 
Diane  s'égorgea,  désespérée,  avec  le  couteau  des 
sacrifices;  et  le  gouverneur  de  Cilicie,  à  la  fin  de 
ses  promesses,  s'écria  devant  ma  famille  qu'il  me 
ferait  mourir;  mais  c'est  lui  qui  mourut  trois  jours 
après,  assassiné  par  les  Romains. 


no  LA  TENTATION 

DAMIS 

à  Antoine,  en  le  frappant  du  coude: 

Hein?   quand  je  vous  disais!    quel  homme! 

APOLLONIUS 

J'ai,  pendant  quatre  ans  de  suite,  gardé  le  silence 
complet  des  pythagoriciens.  La  douleur  la  plus 
imprévue  ne  m'arrachait  pas  un  soupir;  et  au 
théâtre,  quand  j'entrais,  on  s'écartait  de  moi  comme 
d'un  fantôme. 

DAMIS 

Auriez-vous  fait  cela,  vous  ? 

APOLLONIUS 

Le  temps  de  mon  épreuve  terminé,  j'entrepris 
d'instruire  les  prêtres  qui  avaient  perdu  la  tradi- 
tion. 

ANTOINE 

Quelle  tradition  ? 

DAMIS 

Laissez-le  poursuivre!     Taisez- vous! 

APOLLONIUS 

J'ai  devisé  avec  les  Samancens  du  Gange,  avec 
ïes    astrologues   de  Chaldée,    avec  les    mages    de 


DE  SAINT-ANTOINE  ni 

Babylone,  avec  les  Druides  gaulois,  avec  les  sacer- 
dotes  des  nègres!  J'ai  gravi  les  quatorze  Olympes, 
j'ai  sondé  les  lacs  de  Scythie,  j'ai  mesuré  la  gran- 
deur du  Désert! 

DAMIS 

C'est  pourtant  vrai,  tout  cela!  J'y  étais,  moi! 

APOLLONIUS 

J 'ai  d'abord  été  jusqu'à  la  mer  d'Hyrcanie.  J 'en 
ai  fait  le  tour;  et  par  le  pays  des  Baraomates, 
où  est  enterré  Bucéphale,  je  suis  descendu  vers 
Ninive.  Aux  portes  de  la  ville,  un  homme 
s'approcha. 

DAMIS 

Moi!  moi!  mon  bon  maître  !  Je  vous  aimai,  tout 
de  suite  !  Vous  étiez  plus  doux  qu'une  fille  et  plus 
beau  qu'un  Dieu! 

APOLLONIUS 
sans  l'entendre: 

Il  voulait  m'accompagner,  pour  me  servir 
d'interprète. 

DAMIS 

Mais  vous  répondîtes  que  vous  compreniez  tous 
les  langages  et  que  vous  deviniez  toutes  les  pen- 
sées. Alors  j 'ai  baisé  le  bas  de  votre  manteau,  et  je 
me  suis  mis  à  marcher  derrière  vous. 


ii2  LA  TENTATION 

APOLLONIUS 

Après  Ctésiphon,  nous  entrâmes  sur  les  terres  de 
Babylone. 

DAMIS 

Et  le  satrape  poussa  un  cri,  en  voyant  un  homme 
si  pâle. 

ANTOINE 
à  part: 

Que  signifie.  . . . 


APOLLONIUS 

Le  Roi  m'a  reçu  debout,  près  d'un  trône  d'ar- 
gent, dans  une  salle  ronde,  constellée  d'étoiles;  — 
et  de  la  coupole  pendaient,  à  des  fils  que  l'on 
n'apercevait  pas,  quatre  grands  oiseaux  d'or,  les 
deux  ailes  étendues. 

ANTOINE 
rêvant: 

Est-ce  qu'il  y  a  sur  la  terre  des  choses  pareilles  ? 

DAMIS 

C'est  là  une  ville,  cette  Babylone!  tout  le  monde 
y  est  riche!  Les  maisons,  peintes  en  bleu,  ont  des 
portes  de  bronze,  avec  un  escalier  qui  descend  vers 
le  fleuve; 

Dessinant  par  terre,  avec  son  bâton, 


DE  SAINT-ANTOINE  nj 

Comme  cela,  voyez-vous?  Et  puis,  ce  sont  des 
temples,  des  places,  des  bains,  des  aqueducs  !  Les 
palais  sont  couverts  de  cuivre  rouge!  et  l'inté- 
rieur donc,  si  vous  saviez! 

APOLLONIUS 

Sur  la  muraille  du  septentrion,  s'élève  une  tour 
qui  en  supporte  une  seconde,  une  troisième,  une 
quatrième,  une  cinquième  —  et  il  y  en  a  trois  autres 
encore!  La  huitième  est  une  chapelle  avec  un  lit. 
Personne  n'y  entre  que  la  femme  choisie  par  les 
prêtres  pour  le  Dieu  Bélus.  Le  roi  de  Babylone 
m'y  fit  loger. 

DAMIS 

A  peine  si  l'on  me  regardait,  moi!  Aussi,  je 
restais  seul  à  me  promener  par  les  rues.  Je  m'in- 
formais des  usages  ;  je  visitais  les  ateliers  ;  j  exami- 
nais les  grandes  machines  qui  portent  l'eau  dans 
les  jardins.  Mais  il  m'ennuyait  d'être  séparé  du 
Maître. 

APOLLONIUS 

Enfin,  nous  sortîmes  de  Bab}7lone;  et  au  clair 
de  la  lune,  nous  vîmes  tout  à  coup  une  empuse. 

DAMIS 

Oui-da!  Elle  sautait  sur  son  sabot  de  fer;  elle 
hennissait  comme  un  âne;  elle  galopait  dans  les 
rochers.     Il  lui  cria  des  injures;  elle  disparut. 


ïi4  LA  TENTATION 

ANTOINE 
à  part: 

Où  veulent-ils  en  venir? 

APOLLONIUS 

A  Taxilla,  capitale  de  cinq  mille  forteresses, 
Phraortes,  roi  du  Gange,  nous  a  montré  sa  garde 
d'hommes  noirs  hauts  de  cinq  coudées,  et  dans  les 
jardins  de  son  palais,  sous  un  pavillon  de  brocart 
vert,  un  éléphant  énorme,  que  les  reines  s'amusaient 
à  parfumer.  C'était  l'éléphant  de  Porus,  qui  s'était 
-enfui  après  la  mort  d'Alexandre. 

DAMIS 

Et  qu'on  avait  retrouvé  dans  une  forêt. 

ANTOINE 

Ils  parlent  abondamment  comme  des  gens  ivres. 

APOLLONIUS 

Phraortes  nous  fit  asseoir  à  sa  table. 

DAMIS 

Quel  drôle  de  pays!  Les  seigneurs,  tout  en  bu- 
vant, se  divertissent  à  lancer  des  flèches  sous  les 
pieds  d'un  enfant  qui  danse.  Mais  je  n'approuve 
pas 


DE  SAINT-ANTOINE  115 

APOLLONIUS 

Quand  je  fus  prêt  à  partir,  le  Roi  me  donna  un 
parasol,  et  il  me  dit:  «J'ai  sur  l'Indus  un  haras 
de  chameaux  blancs.  Quand  tu  n'en  voudras  plus, 
souffle  dans  leurs  oreilles.     Ils  reviendront.  » 

Nous  descendîmes  le  long  du  fleuve,  marchant 
la  nuit  à  la  lueur  des  lucioles  qui  brillaient  dans 
les  bambous.  L'esclave  sifflait  un  air  pour  écarter 
les  serpents;  et  nos  chameaux  se  courbaient  les 
reins  en  passant  sous  les  arbres,  comme  sous  des 
portes  trop  basses. 

Un  jour,  un  enfant  noir  qui  tenait  un  caducée 
d'or  à  la  main,  nous  conduisit  au  collège  des 
sages.  Iarchas,  leur  chef,  me  parla  de  mes  an- 
cêtres, de  toutes  mes  pensées,  de  toutes  mes 
actions,  de  toutes  mes  existences.  Il  avait  été 
le  fleuve  Indus,  et  il  me  rappela  que  j'avais 
conduit  des  barques  sur  le  Nil,  au  temps  du  roi 
Sésostris. 

DAMIS 

Moi,  on  ne  me  dit  rien,  de  sorte  que  je  ne  sais 
pas  qui  j'ai  été. 

ANTOINE 

Ils  ont  l'air  vague  comme  des  ombres. 

APOLLONIUS 

Nous  avons  rencontré,  sur  le  bord  de  la  mer,  les 
Cynocéphales  gorgés  de  lait,  qui  s'en  revenaient  de 


u6  LA  TENTATION 

leur  expédition  dans  l'île  Taprobane.  Les  flots 
tièdes  poussaient  devant  nous  des  perles  blondes. 
L'ambre  craquait  sous  nos  pas.  Des  squelettes  de 
baleine  blanchissaient  dans  la  crevasse  des  falai- 
ses. La  terre,  à  la  fin,  se  fit  plus  étroite  qu'une 
sandale; — et  après  avoir  jeté  vers  le  soleil  des 
gouttes  de  l'Océan,  nous  tournâmes  à  droite,  pour 
revenir. 

Nous  sommes  revenus  par  la  Région  des  Aro- 
mates, par  le  pays  des  Gangarides,  le  promon- 
toire de  Comaria,  la  contrée  des  Sachalites,  des 
Adramites  et  des  Homérites;  — puis,  à  travers  les 
monts  Cassaniens,  la  mer  Rouge  et  l'île  Topazos, 
nous  avons  pénétré  en  Ethiopie  par  le  royaume 
des  Pygmées. 

ANTOINE 
à  part: 

Comme  la  terre  est  grande! 

DAMIS 

Et  quand  nous  sommes  rentrés  chez  nous, 
tous  ceux  que  nous  avions  connus  jadis  étaient 
morts. 

Antoine  baisse  la  tête.     Silence. 

APOLLONIUS 
reprend  : 

Alors  on  commença  dans  le  monde  à  parler  de 
moi. 


DE  SAINT-ANTOINE  117 

La  peste  ravageait  Ephèse;   j'ai  fait  lapider  un 
vieux  mendiant. 

DAMIS 

Et  la  peste  s'en  est  allée! 

ANTOINE 

Comment  !  il  chasse  les  maladies  ? 

APOLLONIUS 

A  Cnide,  j'ai  guéri  l'amoureux  de  la  Vénus. 

DAMIS 

Oui,  un  fou,  qui  même  avait  promis  de  l'épou- 
ser. —  Aimer  une  femme  passe  encore  ;  mais  une 
statue,  quelle  sottise  !  —  Le  Maître  lui  posa  la 
main  sur  le  cœur;  et  l'amour  aussitôt  s'éteignit. 

ANTOINE 

1  Quoi!    il  délivre  des  démons? 

APOLLONIUS 

A  Tarente,  on  portait  au  bûcher  une  jeune  fille 
morte. 

DAMIS 

Le  Maître  lui  toucha  les  lèvres,  et  elle  s'est 
relevée  en  appelant  sa  mère. 


n8  LA  TENTATION 

ANTOINE 

Comment!    il  ressuscite  les  morts? 

APOLLONIUS 

J'ai  prédit  le  pouvoir  à  Vespasien. 

ANTOINE 

Quoi!    il  devine  l'avenir? 

DAMIS 

Il  y  avait  à  Corinthe, 

APOLLONIUS 

Étant  à  table  avec  lui,  aux  eaux  de  Bala. . . . 

ANTOINE 

Excusez-moi,  étrangers,  il  est  tard! 

DAMIS 

Un  jeune  homme  qu'on  appelait  Ménippe. 

ANTOINE 

Non  !    non  !    allez- vous-en  ! 

APOLLONIUS 

Un  chien  entra,  portant  à  la  gueule  une  main 
coupée. 


DE  SAINT-ANTOINE  119, 

DAMIS 

Un  soir,   dans  un  faubourg,   il   rencontra   une 
femme. 

ANTOINE 

Vous  ne  m'entendez  pas?   retirez- vous! 

APOLLONIUS 

Il  rôdait  vaguement  autour  des  lits. 

ANTOINE 

Assez  ! 

APOLLONIUS 

On  voulait  le  chasser. 

DAMIS 

Ménippe    donc    se    rendit    chez    elle;     ils    s'ai- 
mèrent. 

APOLLONIUS 

Et  battant  la  mosaïque  avec  sa  queue,  il  déposa 
cette  main  sur  les  genoux  de  Flavius. 

DAMIS 

Mais  le  matin,  aux  leçons  de  l'école,  Ménippe 
était  pâle. 

ANTOINE 
bondissant: 

Encore!    Ah!    qu'ils  continuent,  puisqu'il  n'y  a 
pas. .  . . 


320  LA  TENTATION 

DAMIS 

Le  Maître  lui  dit:  «0  beau  jeune  homme,  tu 
caresses  un  serpent;  un  serpent  te  caresse!  à 
quand  les  noces  ?  »  Nous  allâmes  tous  à  la  noce. 

ANTOINE 

J'ai  tort,  bien  sûr,  d'écouter  cela! 

DAMIS 

Dès  le  vestibule,  des  serviteurs  se  remuaient, 
les  portes  s'ouvraient  ;  on  n'entendait  cependant  ni 
le  bruit  des  pas,  ni  le  bruit  des  portes.  Le  Maître 
se  plaça  près  de  Ménippe.  Aussitôt  la  fiancée  fut 
prise  de  colère  contre  les  philosophes.  Mais  la 
vaisselle  d'or,  les  échansons,  les  cuisiniers,  les 
pannetiers  disparurent;  le  toit  s'envola,  les  murs 
s'écroulèrent;  et  Apollonius  resta  seul,  debout, 
ayant  à  ses  pieds  cette  femme  tout  en  pleurs. 
C'était  une  vampire  qui  satisfaisait  les  beaux 
jeunes  hommes,  afin  de  manger  leur  chair,  —  parce 
que  rien  n'est  meilleur  pour  ces  sortes  de  fantômes 
■que  le  sang  des  amoureux. 

APOLLONIUS 

Si  tu  veux  savoir  l'art. . . . 

ANTOINE 

Je  ne  veux  rien  savoir! 


DE  SAINT-ANTOINE  12  J 

APOLLONIUS 

Le  soir  de  notre  arrivée  aux  portes  de  Rome. 

ANTOINE 

Oh  !  oui,  parlez-moi  de  la  ville  des  papes  ! 

APOLLONIUS 

Un  homme  ivre  nous  accosta,  qui  chantait  d'une 
voix  douce.  C'était  un  épithalame  de  Néron;  et  iî 
avait  le  pouvoir  de  faire  mourir  quiconque  l'écou- 
tait  négligemment.  Il  portait  à  son  dos,  dans  une 
boîte,  une  corde  prise  à  la  cythare  de  l'Empereur. 
J'ai  haussé  les  épaules.  Il  nous  a  jeté  de  la  boue 
au  visage.  Alors,  j'ai  défait  ma  ceinture,  et  je  la 
lui  ai  placée  dans  la  main. 

DAMIS 

Vous  avez  eu  bien  tort,  par  exemple! 

APOLLONIUS 

L'Empereur,  pendant  la  nuit,  me  fit  appeler  à 
sa  maison.  Il  jouait  aux  osselets  avec  Sporus, 
accoudé  du  bras  gauche,  sur  une  table  d'agate.  Il 
se  détourna,  et  fronçant  ses  sourcils  blonds: 
«  Pourquoi  ne  me  crains-tu  pas  ?  me  deman- 
da-t-il?  — Parce  que  le  Dieu  qui  t'a  fait  terrible 
m'a  fait  intrépide,  »  répondis-je. 


122  LA  TENTATION 

ANTOINE 
à  part: 

Quelque  chose  d'inexplicable  m'épouvante. 

Silence. 

DAMIS 
reprend  d'une  voix  aiguë: 

Toute  l'Asie,  d'ailleurs,  pourra  vous  dire. . . . 

ANTOINE 
en  sursaut: 

Je  suis  malade  !   Laissez-moi  ! 

DAMIS 

Écoutez  donc.  Il  a  vu,  d'Ephèse,  tuer  Domitien, 
qui  était  à  Rome. 

ANTOINE 
s'efîorçant  de  rire: 

Est-ce  possible? 

DAMIS 

Oui,  au  théâtre,  en  plein  jour,  le  quatorzième 
des  calendes  d'octobre,  tout  à  coup  il  s'écria: 
«On  égorge  César!»  et  il  ajoutait  de  temps  à 
autre:  «  Il  roule  par  terre  ;  oh  !  comme  il  se  débat  ! 
Il  se  relève;  il  essaye  de  fuir;  les  portes  sont 
fermées;  ah!  c'est  fini!  le  voilà  mort!»  Et  ce 
jour-là,  en  effet,  Titus  Flavius  Domitianus  fut 
assassiné,  comme  vous  savez. 


DE  SAINT-ANTOINE  123 

ANTOINE 

Sans  le  secours  du  Diable  . . .  certainement. . . . 

APOLLONIUS 

II  avait  voulu  me  faire  mourir,  ce  Domitien! 
Damis  s'était  enfui  par  mon  ordre,  et  je  restais 
seul  dans  ma  prison. 

DAMIS 

C'était  une  terrible  hardiesse,  il  faut  avouer! 

APOLLONIUS 

Vers  la  cinquième  heure,  les  soldats  m'ame- 
nèrent au  tribunal.  J'avais  ma  harangue  toute 
prête  que  je  tenais  sous  mon  manteau. 

DAMIS 

Nous  étions  sur  le  rivage  de  Pouzzoles,  nous 
autres  !  Nous  vous  croyions  mort  ;  nous  pleurions. 
Quand,  vers  la  sixième  heure,  tout  à  coup  vous 
apparûtes,  et  vous  nous  dites  :  «  C'est  moi  !  » 

ANTOINE 
à  part: 

Comme  Lui  ! 

DAMIS 
très-haut: 

Absolument  ! 


124  LA  TENTATION 

ANTOINE 

Oh!  non!  vous  mentez,  n'est-ce  pas?  vous 
mentez  ! 

APOLLONIUS 

Il  est  descendu  du  Ciel.  Moi,  j 'y  monte,  —  grâce 
à  ma  vertu  qui  m'a  élevé  jusqu'à  la  hauteur  du 
Principe  ! 

DAMIS 

Thyane,  sa  ville  natale,  a  institué  en  son  hon- 
neur un  temple  avec  des  prêtres  ! 

APOLLONIUS 
se  rapproche  d'Antoine  et  lui  crie  aux  oreilles: 

C'est  que  je  connais  tous  les  dieux,  tous  les 
rites,  toutes  les  prières,  tous  les  oracles!  J'ai  pé- 
nétré dans  l'antre  de  Trophonius,  fils  d'Apollon! 
J'ai  pétri  pour  les  Syracusaines  les  gâteaux  qu'elles 
portent  sur  les  montagnes!  j'ai  subi  les  quatre- 
vingts  épreuves  de  Mithra!  j'ai  serré  contre  mon 
cœur  le  serpent  de  Sabasius  !  j 'ai  reçu  l'écharpe  des 
Cabires  !  j 'ai  lavé  Cybèle  aux  flots  des  golfes  cam- 
paniens,  et  j'ai  passé  trois  lunes  dans  les  cavernes 
de  Samothrace! 

DAMIS 
riant  bêtement: 

Ah  !  ah  !   ah  !  aux  mystères  de  la  Bonne  Déesse  ! 


DE  SAINT-ANTOINE  125 

APOLLONIUS 

Et  maintenant  nous  recommençons  le  pèlerinage  ! 

Nous  allons  au  Nord,  du  côté  des  cygnes  et  des 
neiges.  Sur  la  plaine  blanche,  les  hippopodes 
aveugles  cassent  du  bout  de  leurs  pieds  la  plante 
d'outre-mer. 

DAMIS 

Viens!  c'est  l'aurore.  Le  coq  a  chanté,  le 
cheval  a  henni,  la  voile  est  prête. 

ANTOINE 

Le  coq  n'a  pas  chanté!  J'entends  le  grillon  dans 
les  sables,  et  je  vois  la  lune  qui  reste  en  place. 

APOLLONIUS 

Nous  allons  au  Sud,  derrière  les  montagnes  et 
les  grands  flots,  chercher  dans  les  parfums  la  raison 
de  l'amour.  Tu  humeras  l'odeur  du  myrrhodion 
qui  fait  mourir  les  faibles.  Tu  baigneras  ton  corps 
dans  le  lac  d'huile  rose  de  l'île  Junonia.  Tu  verras, 
dormant  sur  les  primevères,  le  lézard  qui  se  ré- 
veille tous  les  siècles  quand  tombe  à  sa  maturité 
l'escarboucle  de  son  front.  Les  étoiles  palpitent 
comme  des  yeux,  les  cascades  chantent  comme 
des  lyres,  des  enivrements  s'exhalent  des  rieurs 
écloses;  ton  esprit  s'élargira  parmi  les  airs,  et  dans 
ton  cœur  comme  sur  ta  face. 


126  LA  TENTATION 

DAMIS 

Maître!  il  est  temps!  Le  vent  va  se  lever,  les 
hirondelles  s'éveillent,  la  feuille  du  myrte  est 
envolée  ! 

APOLLONIUS 

Oui  !    partons  ! 

ANTOINE 

Non!  moi,  je  reste! 

APOLLONIUS 

Veux-tu  que  je  t'enseigne  où  pousse  la  plante 
Balis,  qui  ressuscite  les  morts  ? 

DAMIS 

Demande-lui  plutôt  l'androdamas  qui  attire  l'ar- 
gent, le  fer  et  l'airain! 

ANTOINE 

Oh!  que  je  souffre!  que  je  souffre! 

DAMIS 

Tu  comprendras  la  voix  de  tous  les  êtres,  les 
rugissements,  les  roucoulements! 

APOLLONIUS 

Je  te  ferai  monter  sur  les  licornes,  sur  les  dra- 
gons, sur  les  hippocentaures  et  les  dauphins! 


DE  SAINT-ANTOINE  127 

ANTOINE 


pleure. 

Oh!    oh!    oh! 


APOLLONIUS 


Tu  connaîtras  les  démons  qui  habitent  les  ca- 
vernes, ceux  qui  parlent  dans  les  bois,  ceux  qui 
remuent  les  flots,  ceux  qui  poussent  les  nuages. 

DAMIS 

Serre  ta  ceinture!    noue  tes  sandales! 

APOLLONIUS 

Je  t'expliquerai  la  raison  des  formes  divines, 
pourquoi  Apollon  est  debout,  Jupiter  assis,  Vénus 
noire  à  Corinthe,  carrée  dans  Athènes,  conique  à 
Paphos. 

ANTOINE 
joignant  les  mains: 

Qu'ils  s'en  aillent!   qu'ils  s'en  aillent l 

APOLLONIUS 

J'arracherai  devant  toi  les  armures  des  Dieux, 
nous  forcerons  les  sanctuaires,  je  te  ferai  violer  la 
Pythie  ! 

ANTOINE 

Au  secours,  Seigneur! 

Il  se  précipite  vers  la  croix. 


ï28  LA  TENTATION 

APOLLONIUS 

Quel  est  ton  désir  ?   ton  rêve  ?   Le  temps  seule- 
ment d'y  songer.  . .  . 

ANTOINE 

Jésus,  Jésus,  à  mon  aide! 

APOLLONIUS 

Veux-tu  que  je  le  fasse  apparaître,  Jésus? 

ANTOINE 

Quoi  ?    Comment  ? 

APOLLONIUS 

Ce  sera  lui!    pas  un  autre!    Il  jettera  sa  cou- 
ronne, et  nous  causerons  face  à  face! 

DAMIS 
bas: 

Dis  que  tu  veux  bien  !    Dis  que  tu  veux  bien  ! 

Antoine  au  pied  de  la  croix,  murmure  des  oraisons. 
Damis  tourne  autour  de  lui,  avec  des  gestes  patelins. 

Voyons,  bon  ermite,  cher  saint-Antoine  !  homme 
pur,  homme  illustre!  homme  qu'on  ne  saurait 
assez  louer  !  Ne  vous  effrayez  pas  ;  c'est  une  façon 
de  dire  exagérée,  prise  aux  Orientaux.  Cela  n'em- 
pêche nullement. . . . 


DE  SAINT-ANTOINE  129 

APOLLONIUS 

Laisse-le,  Damis! 

Il  croit,  comme  une  brute,  à  la  réalité  des  choses. 
La  terreur  qu'il  a  des  Dieux  l'empêche  de  les  com- 
prendre; et  il  ravale  le  sien  au  niveau  d'un  roi 
jaloux! 

Toi,  mon  fils,  ne  me  quitte  pas! 

Il  s'approche  à  reculons  du  bord  de  la  falaise,  la 
dépasse,  et  reste  suspendu. 

Par-dessus  toutes  les  formes,  plus  loin  que  la 
terre,  au  delà  des  cieux,  réside  le  monde  des  Idées, 
tout  plein  du  Verbe!  D'un  bond,  nous  franchirons 
l'autre  espace;  et  tu  saisiras  dans  son  infinité 
l'Éternel,  l'Absolu,  l'Être!  — Allons!  donne-moi 
la  main!    En  marche! 

Tous  les  deux,  côte  à  côte,  s'élèvent  dans  l'air, 
doucement. 

Antoine  embrassant  la  croix,  les  regarde  monter. 
Ils  disqaraissent. 


E 


ANTOINE 
marchant  lentement: 

Celui-là  vaut  tout  l'enfer! 

Nabuchodonosor  ne  m'avait  pas  tant  ébloui.  La 
reine  de  Saba  ne  m'a  pas  si  profondément  charmé. 

Sa  manière  de  parler  des  Dieux  inspire  l'envie  de 
les  connaître. 

Je  me  rappelle  en  avoir  vu  des  centaines  à  la 
fois,  dans  l'île  d'Éléphantine,  du  temps  de  Dioclé- 
tien.  L'Empereur  avait  cédé  aux  Nomades  un 
grand  pays,  à  condition  qu'ils  garderaient  les  fron- 
tières ;  et  le  traité  fut  conclu  au  nom  des  «  Puis- 
sances invisibles.  »  Car  les  Dieux  de  chaque  peuple 
étaient  ignorés  de  l'autre  peuple. 

Les  Barbares  avaient  amené  les  leurs.  Ils  occu- 
paient les  collines  de  sable  qui  bordent  le  fleuve. 
On  les  apercevait  tenant  leurs  idoles  entre  leurs 
bras  comme  de  grands  enfants  paralytiques;  ou 
bien  naviguant  au  milieu  des  cataractes  sur  un  tronc 
de  palmier,  ils  montraient  de  loin  les  amulettes  de 
leurs  cous,  les  tatouages  de  leurs  poitrines; — et 
cela  n'est  pas  plus  criminel  que  la  religion  des 
Grecs,  des  Asiatiques  et  des  Romains! 

Quand  j'habitais  le  temple  d'Héliopolis,  j'ai  sou- 

130 


LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE    131 

vent  considéré  tout  ce  qu'il  y  a  sur  les  murailles: 
vautours  portant  des  sceptres,  crocodiles  pinçant 
des  lyres,  figures  d'hommes  avec  des  corps  de  ser- 
pent, femmes  à  tête  de  vache  prosternées  devant 
des  dieux  ithyphalliques  ;  et  leurs  formes  surna- 
turelles m'entraînaient  vers  d'autres  mondes. 
J'aurais  voulu  savoir  ce  que  regardent  ces  yeux 
tranquilles. 

Pour  que  de  la  matière  ait  tant  de  pouvoir,  il 
faut  qu'elle  contienne  un  esprit.  L'âme  des  Dieux 
est  attachée  à  ses  images. . . . 

Ceux  qui  ont  la  beauté  des  apparences  peuvent 
séduire.  Mais  les  autres  .  .  .  qui  sont  abjects  ou 
terribles,  comment  y  croire  ?  .  .  . 


** 


Et  il  voit  passer  à  ras  du  sol  des  feuilles,  des  pierres,    \ 
des  coquilles,  des  branches  d'arbres,  de  vagues  repré- 
sentations   d'animaux,    puis    des    espèces    de    nains 
hydropiques;    ce  sont  des  Dieux.     Il  éclate  de  rire. 

Un  autre  rire  part  derrière  lui;  et  Hilarion  se  pré- 
sente —  habillé  en  ermite,  beaucoup  plus  grand  que 
tout  à  l'heure,  colossal. 


ANTOINE 
n'est  pas  surpris  de  le  revoir. 

Qu'il  faut  être  bête  pour  adorer  cela! 

HILARION 

Oh!    oui,  extrêmement  bête! 

Alors  défilent  devant  eux,  des  idoles  de  toutes  les 


132  LA  TENTATION 

nations  et  de  tous  les  âges,  en  bois,  en  métal,  en 
granit,  en  plumes,  en  peaux  cousues. 

Les  plus  vieilles,  antérieures  au  Déluge,  disparais- 
sent sous  des  goémons  qui  pendent  comme  des 
crinières.  Quelques-unes,  trop  longues  pour  leur 
base,  craquent  dans  leurs  jointures  et  se  cassent  les 
reins  en  marchant.  D'autres  laissent  couler  du  sable 
par  les  trous  de  leurs  ventres. 

Antoine  et  Hilarion  s'amusent  énormément.  Ils 
se  tiennent  les  côtes  à  force  de  rire. 

Ensuite,  passent  des  idoles  à  profil  de  mouton.  Elles 
titubent  sur  leurs  jambes  cagneuses,  en tr 'ouvrent 
leurs  paupières  et  bégayent  comme  des  muets:  «  Bâ! 
bâ!    bâ! » 

A  mesure  qu'elles  se  rapprochent  du  type  humain, 
elles  irritent  Antoine  davantage.  Il  les  frappe  à 
coups  de  poing,  à  coups  de  pied,  s'acharne  dessus. 

Elles  deviennent  effroyables  —  avec  de  hauts 
panaches,  des  yeux  en  boules,  les  bras  terminés  par 
des  griffes,  des  mâchoires  de  requin. 

Et  devant  ces  Dieux,  on  égorge  des  hommes  sur  des 
autels  de  pierre;  d'autres  sont  broyés  dans  des  cuves, 
écrasés  sous  des  chariots,  cloués  dans  des  arbres.  Il 
y  en  a  un,  tout  en  fer  rougi  et  à  cornes  de  taureau,  qui 
dévore  des  enfants. 

ANTOINE 

Horreur  ! 

HILARION 

Mais  les  Dieux  réclament  toujours  des  supplices. 
Le  tien  même  a  voulu. . .  . 


ANTOINE 
pleurant: 


Oh!   n'achève  pas,  tais-toi! 


DE  SAINT-ANTOINE  133 

L'enceinte  des  roches  se  change  en  une  vallée.  Un 
troupeau  de  bœufs  y  pâture  l'herbe  rase. 

Le  pasteur  qui  les  conduit  observe  un  nuage;  —  et 
jette  dans  l'air,  d'une  voix  aiguë,  des  paroles  impéra- 
tives. 

HILARION 

Comme  il  a  besoin  de  pluie,  il  tâche,  par  des 
chants,  de  contraindre  le  roi  du  ciel  à  ouvrir  la 
nuée  féconde. 


ANTOINE 
en  riant: 


Voilà  un  orgueil  trop  niais 


HILARION 

Pourquoi  fais-tu  des  exorcismes  ? 

La  vallée  devient  une  mer  de  lait,  immobile  et  sans 
bornes. 

Au  milieu  flotte  un  long  berceau,  composé  par  les 
enroulements  d'un  serpent  dont  toutes  les  têtes, 
s'inclinant  à  la  fois,  ombragent  un  dieu  endormi  sur 
son  corps. 

Il  est  jeune,  imberbe,  plus  beau  qu'une  fille  et 
couvert  de  voiles  diaphanes.  Les  perles  de  sa  tiare 
brillent  doucement  comme  des  lunes,  un  chapelet 
d'étoiles  fait  plusieurs  tours  sur  sa  poitrine;  —  et  une 
main  sous  la  tête,  l'autre  bras  étendu,  il  repose,  d'un 
air  songeur  et  enivré. 

Une  femme  accroupie  devant  ses  pieds  attend 
qu'il  se  réveille. 


134  LA  TENTATION 

HILARION 

C'est  la  dualité  primordiale  des  Brahkmanes, 
—  l'Absolu  ne  s'exprimant  par  aucune  forme. 

Sur  le  nombril  du  Dieu  une  tige  de  lotus  a  poussé  ; 
et,  dans  son  calice,  paraît  un  autre  Dieu  à  trois 
visages. 

ANTOINE 


Tiens,  quelle  invention! 

HILARION 

Père,  Fils  et  Saint-Esprit  ne  font  de  même 
qu'une  seule  personne! 

Les  trois  têtes  s'écartent,  et  trois  grands  Dieux 
paraissent. 

Le  premier,  qui  est  rose,  mord  le  bout  de  son  orteil. 

Le  second,  qui  est  bleu,  agite  quatre  bras. 

Le  troisième,  qui  est  vert,  porte  un  collier  de  crânes 
humains. 

En  face  d'eux,  immédiatement  surgissent  trois 
Déesses,  l'une  enveloppée  d'un  réseau,  l'autre  offrant 
une  coupe,  la  dernière  brandissant  un  arc. 

Et  ces  Dieux,  ces  Déesses  se  décuplent,  se  multi- 
plient. Sur  leurs  épaules  poussent  des  bras,  au  bout 
de  leurs  bras  des  mains  tenant  des  étendards,  des 
haches,  des  boucliers,  des  épées,  des  parasols  et  des 
tambours.  Des  fontaines  jaillissent  de  leurs  têtes, 
des  herbes  descendent  de  leurs  narines. 

A  cheval  sur  des  oiseaux,  bercés  dans  des  palan- 
quins, trônant  sur  des  sièges  d'or,  debout  dans  des 
niches  d'ivoire,  ils  songent,  voyagent,  commandent, 
boivent  du  vin,  respirent  des  fleurs.  Des  danseuses 
tournoient,    des   géants   poursuivent   des   monstres; 


DE  SAINT-ANTOINE  135 

à  l'entrée  des  grottes  des  solitaires  méditent.  On  ne 
distingue  pas  les  prunelles  des  étoiles,  les  nuages  des 
banderolles;  des  paons  s'abreuvent  à  des  ruisseaux 
de  poudre  d'or,  la  broderie  des  pavillons  se  mêle 
aux  taches  des  léopards,  des  rayons  colorés  s'entre- 
croisent sur  l'air  bleu,  avec  des  flèches  qui  volent  et 
des  encensoirs  qu'on  balance. 

Et  tout  cela  se  développe  comme  une  haute  frise  — 
appuyant  sa  base  sur  les  rochers,  et  montant  jusque 
dans  le  ciel. 

ANTOINE 
ébloui: 

Quelle  quantité  !  que  veulent-ils  ? 


HILARION 

Celui  qui  gratte  son  abdomen  avec  sa  trompe 
d'éléphant,  c'est  le  Dieu  solaire,  l'inspirateur  de 
la  sagesse. 

Cet  autre,  dont  les  six  têtes  portent  des  tours 
et  les  quatorze  bras  des  javelots,  c'est  le  prince 
des  armées,  le  Feu-dé vorateur. 

Le  vieillard  chevauchant  un  crocodile  va  laver 
sur  le  rivage  les  âmes  des  morts.  Elles  seront 
tourmentées  par  cette  femme  noire  aux  dents  pour- 
ries, dominatrice  des  enfers. 

Le  chariot  tiré  par  des  cavales  rouges,  que  con- 
duit un  cocher  qui  n'a  pas  de  jambes,  promène 
en  plein  azur  le  maître  du  soleil.  Le  Dieu-lune 
l'accompagne,  dans  une  litière  attelée  de  trois 
gazelles. 

A  genoux  sur  le  dos  d'un  perroquet,  la  déesse 


136  LA  TENTATION 

de  la  Beauté  présente  à  l'Amour,  son  fils,  sa 
mamelle  ronde.  La  voici  plus  loin,  qui  saute  de 
joie  dans  les  prairies.  Regarde!  regarde!  Coiffée 
d'une  mitre  éblouissante,  elle  court  sur  les  blés,  sur 
les  flots,  monte  dans  l'air,  s'étale  partout! 

Entre  ces  Dieux  siègent  les  Génies  des  vents, 
des  planètes,  des  mois,  des  jours,  cent  mille  autres! 
et  leurs  aspects  sont  multiples,  leurs  transforma- 
tions rapides.  En  voilà  un  qui  de  poisson  devient 
tortue;  il  prend  la  hure  d'un  sanglier,  la  taille  d'un 
nain. 

ANTOINE 

Pour  quoi  faire  ? 

HILARION 

Pour  rétablir  l'équilibre,  pour  combattre  le  mal. 
Mais  la  vie  s'épuise,  les  formes  s'usent;  et  il  leur 
faut  progresser  dans  les  métamorphoses. 

Tout  à  coup  paraît 


UN    HOMME   NU 

assis  au  milieu  du  sable,  les  jambes  croisées. 

Un  large  halo  vibre,  suspendu  derrière  lui.  Les 
petites  boucles  de  ses  cheveux  noirs,  et  à  reflets  d'azur, 
contournent  symétriquement  une  protubérance  au 
haut  de  son  crâne.  Ses  bras,  très-longs,  descendent 
droits  contre  ses  flancs.  Ses  deux  mains,  les  paumes 
ouvertes,  reposent  à  plat  sur  ses  cuisses.  Le  dessous 
de  ses  pieds  offre  l'image  de  deux  soleils;  et  il  reste 
complètement    immobile  —  en    face     d'Antoine     et 


DE  SAINT-ANTOINE  137 

d'Hilarion,  —  avec  tous  les  Dieux  à  l'entour,  éche- 
lonnés sur  les  roches  comme  sur  les  gradins  d'un  cirque. 
Ses  lèvres  s'entr'ouvrent  ;    et  d'une  voix  profonde: 

Je  suis  le  maître  de  la  grande  aumône,  le  se- 
cours des  créatures,  et  aux  croyants  comme  aux 
profanes  j'expose  la  loi. 

Pour  délivrer  le  monde,  j'ai  voulu  naître  parmi 
les  hommes.  Les  Dieux  pleuraient  quand  je  suis 
parti. 

J'ai  d'abord  cherché  une  femme  comme  il  con- 
vient: de  race  militaire,  épouse  d'un  roi,  très- 
bonne,  extrêmement  belle,  le  nombril  profond,  le 
corps  ferme  comme  du  diamant;  et  au  temps  de 
la  pleine  lune,  sans  l'auxiliaire  d'aucun  mâle,  je 
suis  entré  dans  son  ventre. 

J'en  suis  sorti  par  le  flanc  droit.  Des  étoiles 
s'arrêtèrent. 

HILARION 
murmure  entre  ses  dents: 

«Et  quand  ils  virent  l'étoile  s'arrêter,  ils  con- 
çurent un  grande  joie!  » 

Antoine  regarde  plus  attentivement 


LE   BUDDHA 
qui  reprend: 

Du    fond   de   l'Himalaya,    un    religieux   cente- 
naire accourut  pour  me  voir. 

E2 


138  LA  TENTATION 


HILARION 


«  Un  homme  appelé  Siméon,  qui  ne  devait  pas 
mourir  avant  d'avoir  vu  le  Christ  !  » 


LE   BUDDHA 


On  m'a  mené  dans  les  écoles.     J'en  savais  plus 
que  les  docteurs. 


HILARION 


« 


.  Au  milieu  des  docteurs;    et  tous  ceux 
qui  l'entendaient  étaient  ravis  de  sa  sagesse.  » 

Antoine  fait  signe  à  Hilarion  de  se  taire. 
LE   BUDDHA 

Continuellement,  j'étais  à  méditer  dans  les  jar- 
dins. Les  ombres  des  arbres  tournaient;  mais 
l'ombre  de  celui  qui  m'abritait  ne  tournait  pas. 

Aucun  ne  pouvait  m'égaler  dans  la  connais- 
sance des  écritures,  l'énumération  des  atomes,  la 
conduite  des  éléphants,  les  ouvrages  de  cire,  l'as- 
tronomie, la  poésie,  le  pugilat,  tous  les  exercices 
et  tous  les  arts  ! 

Pour  me  conformer  à  l'usage,  j'ai  pris  une 
épouse;  — et  je  passais  les  jours  dans  mon  palais 
de  roi,  vêtu  de  perles,  sous  la  pluie  des  parfums, 
éventé  par  les  chasse-mouches  de  trente-trois  mille 
femmes,  regardant  mes  peuples  du  haut  de  mes 
terrasses,  ornées  de  clochettes  retentissantes. 


DE  SAINT-ANTOINE  139 

Mais  la  vue  des  misères  du  monde  me  détour- 
nait des  plaisirs.     J'ai  fui. 

J'ai  mendié  sur  les  routes,  couvert  de  haillons 
ramassés  dans  les  sépulcres;  et  comme  il  y  avait 
un  ermite  très-savant,  j'ai  voulu  devenir  son 
esclave;  je  gardais  sa  porte,  je  lavais  ses  pieds. 

Toute  sensation  fut  anéantie,  toute  joie,  toute 
langueur. 

Puis,  concentrant  ma  pensée  dans  une  médita- 
tion plus  large,  je  connus  l'essence  des  choses, 
l'illusion  des  formes. 

J'ai  vidé  promptement  la  science  des  Brahk- 
manes.  Ils  sont  rongés  de  convoitises  sous  leurs 
apparences  austères,  se  frottent  d'ordures,  cou- 
chent sur  des  épines,  croyant  arriver  au  bonheur 
par  la  voie  de  la  mort! 

HILARION 

«Pharisiens,  hypocrites,  sépulcres  blanchis,  race 
de  vipères  !  » 

LE   BUDDHA 

Moi  aussi,  j 'ai  fait  des  choses  étonnantes  —  ne 
mangeant  par  jour  qu'un  seul  grain  de  riz,  et  les 
grains  de  riz  dans  ce  temps-là  n'étaient  pas  plus 
gros  qu'à  présent;  — mes  poils  tombèrent,  mon 
corps  devint  noir;  mes  yeux  rentrés  dans  les 
orbites  semblaient  des  étoiles  aperçues  au  fond  d'un 
puits. 

Pendant  six  ans,   je  me  suis  tenu  immobile, 


140  LA  TENTATION 

exposé  aux  mouches,  aux  lions  et  aux  serpents; 
et  les  grands  soleils,  les  grandes  ondées,  la  neige, 
la  foudre,  la  grêle  et  la  tempête,  je  recevais  tout 
cela,  sans  m'abriter  même  avec  la  main. 

Les  voyageurs  qui  passaient,  me  croyant  mort, 
me  jetaient  de  loin  des  mottes  de  terre! 

La  tentation  du  Diable  me  manquait. 

Je  l'ai  appelé. 

Ses  fils  sont  venus,  —  hideux,  couverts  d'écaillés, 
nauséabonds  comme  des  charniers,  hurlant,  sifflant, 
beuglant,  entre-choquant  des  armures  et  des  os  de 
mort.  Quelques-uns  crachent  des  flammes  par 
les  naseaux,  quelques-uns  font  des  ténèbres  avec 
leurs  ailes,  quelques-uns  portent  des  chapelets  de 
doigts  coupés,  quelques-uns  boivent  du  venin  de 
serpent  dans  le  creux  de  leurs  mains;  ils  ont  des 
têtes  de  porc,  de  rhinocéros  ou  de  crapaud,  toutes 
sortes  de  figures  inspirant  le  dégoût  ou  la  terreur. 

ANTOINE 
à  part: 

J'ai  enduré  cela,  autrefois! 

LE   BUDDHA 

Puis  il  m'envoya  ses  filles  —  belles,  bien  fardées, 
avec  des  ceintures  d'or,  les  dents  blanches  comme 
le  jasmin,  les  cuisses  rondes  comme  la  trompe  de 
l'éléphant.  Quelques-unes  étendent  les  bras  en 
bâillant,  pour  montrer  les  fossettes  de  leurs  coudes  ; 
quelques-unes    clignent    les    yeux,    quelques-unes 


DE  SAINT-ANTOINE  141 

se  mettent  à  rire,  que]ques-unes  entr'ouvrent  leurs 
vêtements.  Il  y  a  des  vierges  rougissantes,  des 
matrones  pleines  d'orgueil,  des  reines  avec  une 
grande  suite  de  bagages  et  d'esclaves. 

ANTOINE 
à  part: 

Ah!    lui  aussi? 

LE   BUDDHA 

Ayant  vaincu  le  démon,  j'ai  passé  douze  ans  à 
me  nourrir  exclusivement  de  parfums  ;  —  et  comme 
j'avais  acquis  les  cinq  vertus,  les  cinq  facultés, 
les  dix  forces,  les  dix-huit  substances,  et  pénétré 
dans  les  quatre  sphères  du  monde  invisible,  l'Intelli- 
gence fut  à  moi!   Je  devins  le  Buddha! 

Tous  les  Dieux  s'inclinent;  ceux  qui  ont  plusieurs 
têtes  les  baissent  à  la  fois. 

Il  lève  dans  l'air  sa  haute  main  et  reprend: 

En  vue  de  la  délivrance  des  êtres,  j'ai  fait  des 
centaines  de  mille  de  sacrifices!  J'ai  donné  aux 
pauvres  des  robes  de  soie,  des  lits,  des  chars,  des 
maisons,  des  tas  d'or  et  des  diamants.  J'ai  donné 
mes  mains  aux  manchots,  mes  jambes  aux  boi- 
teux, mes  prunelles  aux  aveugles;  j'ai  coupé  ma 
tête  pour  les  décapités.  Au  temps  que  j 'étais  roi, 
j'ai  distribué  des  provinces;  au  temps  que  j'étais 
brahkmane,  je  n'ai  méprisé  personne.  Quand 
j'étais  un  solitaire,  j'ai  dit  des  paroles  tendres  au 


142  LA  TENTATION 

voleur  qui  m'égorgea.     Quand  j'étais  un  tigre,  je 
me  suis  laissé  mourir  de  faim. 

Et  dans  cette  dernière  existence,  ayant  prêché 
la  loi,  je  n'ai  plus  rien  à  faire.  La  grande  période 
est  accomplie!  Les  hommes,  les  animaux,  les 
Dieux,  les  bambous,  les  océans,  les  montagnes,  les 
grains  de  sable  des  Ganges  avec  les  myriades  de 
myriades  d'étoiles,  tout  va  mourir; — et,  jusqu'à 
des  naissances  nouvelles,  une  flamme  dansera  sur 
les  ruines  des  mondes  détruits! 

Alors  un  vertige  prend  les  Dieux.  Ils  chancellent, 
tombent  en  convulsions,  et  vomissent  leurs  existences. 
Leurs  couronnes  éclatent,  leurs  étendards  s'envolent. 
Ils  arrachent  leurs  attributs,  leurs  sexes,  lancent  par 
dessus  l'épaule  les  coupes  où  ils  buvaient  l'immortalité, 
s'étranglent  avec  leurs  serpents,  s'évanouissent  en 
fumée;  —  et  quand  tout  a  disparu.  .  .  . 

HILARION 
lentement: 

Tu  viens  de  voir  la  croyance  de  plusieurs 
centaines  de  millions  d'hommes! 

Antoine  est  par  terre,  la  figure  dans  ses  mains. 
Debout  près  de  lui,  et  tournant  le  dos  à  la  croix, 
Hilarion  le  regarde. 

Un  assez  long  temps  s'écoule. 

Ensuite,  paraît  un  être  singulier,  ayant  une  tête 
d'homme  sur  un  corps  de  poisson.  Il  s'avance  droit 
dans  l'air,  en  battant  le  sable  de  sa  queue;  —  et  cette 
figure  de  patriarche  avec  de  petits  bras  fait  rire 
Antoine. 


DE  SAINT-ANTOINE  143 

OANNÈS 
d'une  voix  plaintive: 

Respecte-moi!  Je  suis  le  contemporain  des 
origines. 

J'ai  habité  le  monde  informe  où  sommeillaient 
des  bêtes  hermaphrodites,  sous  le  poids  d'une  atmo- 
sphère opaque,  dans  la  profondeur  des  ondes  téné- 
breuses, —  quand  les  doigts,  les  nageoires  et  les 
ailes  étaient  confondus,  et  que  des  yeux  sans 
tête  flottaient  comme  des  mollusques,  parmi  des 
taureaux  à  face  humaine  et  des  serpents  à  pattes 
de  chien. 

Sur  l'ensemble  de  ces  êtres,  Omorôca,  pliée 
comme  un  cerceau,  étendait  son  corps  de  femme. 
Mais  Bélus  la  coupa  net  en  deux  moitiés,  fit  la 
terre  avec  l'une,  le  ciel  avec  l'autre;  et  les  deux 
mondes  pareils  se  contemplent  mutuellement. 

Moi,  la  première  conscience  du  Chaos,  j'ai  surgi 
de  l'abîme  pour  durcir  la  matière,  pour  régler  les 
formes;  et  j'ai  appris  aux  humains  la  pêche,  les 
semailles,  l'écriture  et  l'histoire  des  Dieux. 

Depuis  lors,  je  vis  dans  les  étangs  qui  restent 
du  Déluge.  Mais  le  désert  s'agrandit  autour  d'eux, 
le  vent  y  jette  du  sable,  le  soleil  les  dévore  ;  —  et  je 
meurs  sur  ma  couche  de  limon,  en  regardant  les 
étoiles  à  travers  l'eau.     J'y  retourne. 

Il  saute,  et  disparaît  dans  le  Nil. 
HILARION 

C'est  un  ancien  Dieu  des  Chaldéens  ! 


\ 


144  LA  TENTATION 

ANTOINE 
ironiquement: 

Qu'étaient  donc  ceux  de  Babylone  ? 

HILARION 

Tu  peux  les  voir! 

Et  ils  se  trouvent  sur  la  plate-forme  d'une  tour 
quadrangulaire  dominant  six  autres  tours  qui,  plus 
étroites  à  mesure  qu'elles  s'élèvent,  forment  une 
monstrueuse  pyramide.  On  distingue  en  bas  une 
grande  masse  noire,  —  la  ville  sans  doute,  —  étalée 
dans  les  plaines.  L'air  est  froid,  le  ciel  d'un  bleu 
sombre;    des  étoiles  en  quantité  palpitent. 

Au  milieu  de  la  plate-forme,  se  dresse  une  colonne 
de  pierre  blanche.  Des  prêtres  en  robes  de  lin  passent 
et  reviennent  tout  autour,  de  manière  à  décrire  par 
leurs  évolutions  un  cercle  en  mouvement;  et,  la 
tête  levée,  ils  contemplent  les  astres. 

HILARION 
en  désigne  plusieurs  à  saint- Antoine. 

Il  y  en  a  trente  principaux.  Quinze  regardent 
le  dessus  de  la  terre,  quinze  le  dessous.  A  des 
intervalles  réguliers,  un  d'eux  s'élance  des  régions 
supérieures  vers  celles  d'en  bas,  tandis  qu'un  autre 
abandonne  les  inférieures  pour  monter  vers  les 
sublimes. 

Des  sept  planètes,  deux  sont  bienfaisantes,  deux 
mauvaises,  trois  ambiguës;   tout  dépend,  dans  le 


DE  SAINT-ANTOINE  145 

monde,  de  ces  feux  éternels.  D'après  leur  position 
et  leur  mouvement  on  peut  tirer  des  présages  ;  — 
et  tu  foules  l'endroit  le  plus  respectable  de  la 
terre.  Pythagore  et  Zoroastre  s'y  sont  rencontrés. 
Voilà  douze  mille  ans  que  ces  hommes  observent  f 
le  ciel,  pour  mieux  connaître  les  Dieux. 

ANTOINE 

Les  astres  ne  sont  pas  Dieux. 

HILARION 

Oui!    disent-ils;    car  les  choses  passent  autour  -f 
de  nous;  le  ciel,  comme  l'éternité,  reste  immuable! 

ANTOINE 

Il  a  un  maître,  pourtant. 

HILARION 
montrant  la  colonne: 

Celui-là,  Bélus,  le  premier  rayon,  le  Soleil,  le 
Mâle!  — L'Autre,  qu'il  féconde,  est  sous  lui! 

• 

Antoine  aperçoit  un  jardin,  éclairé  par  des  lampes. 

Il  est  au  milieu  de  la  foule,  dans  une  avenue  de 
cyprès.  A  droite  et  à  gauche,  des  petits  chemins 
conduisent  vers  des  cabanes  établies  dans  un  bois  de 
grenadiers,  que  défendent  des  treillages  de  roseaux. 

Les  hommes,  pour  la  plupart,  ont  des  bonnets  poin- 
tus avec  des  robes  chamarrées  comme  le  plumage  des 
paons.  Il  y  a  des  gens  du  nord  vêtus  de  peaux  d'ours, 
des  nomades  en  manteau  de  laine  brune,  de  pâles 


146  LA   TENTATION 

Gangarides  à  longues  boucles  d'oreilles;  et  les  rangs 
comme  les  nations  paraissent  confondus,  car  des 
matelots  et  des  tailleurs  de  pierres  coudoient  des 
princes  portant  des  tiares  d'escarboucles  avec  de 
hautes  cannes  à  pomme  ciselée.  Tous  marchent 
en  dilatant  les  narines,  recueillis  dans  le  même  désir. 

De  temps  à  autre,  ils  se  dérangent  pour  donner  pas- 
sage à  un  long  chariot  couvert,  traîné  par  des  bœufs: 
ou  bien  c'est  un  âne,  secouant  sur  son  dos  une  femme 
empaquetée  de  voiles,  et  qui  disparaît  aussi  vers  les 
cabanes. 

Antoine  a  peur;  il  voudrait  revenir  en  arrière. 
Cependant  une  curiosité  inexprimable  l'entraîne. 

Au  pied  des  cyprès,  des  femmes  sont  accroupies 
en  ligne  sur  des  peaux  de  cerf,  toutes  ayant  pour 
diadème  une  tresse  de  cordes.  Quelques-unes, 
magnifiquement  habillées,  appellent  à  haute  voix  les 
passants.  De  plus  timides  cachent  leur  figure  sous 
leur  bras,  tandis  que  par  derrière,  une  matrone,  leur 
mère  sans  doute,  les  exhorte.  D'autres,  la  tête 
enveloppée  d'un  châle  noir  et  le  corps  entièrement  nu, 
semblent  de  loin  des  statues  de  chair.  Dès  qu'un 
homme  leur  a  jeté  de  l'argent  sur  les  genoux,  elles  se 
lèvent. 

Et  on  entend  des  baisers  sous  les  feuillages,  — 
quelquefois  un  grand  cri  aigu. 

HILARION 

Ce  sont  les  vierges  de  Babylone  qui  se  prosti- 
tuent à  la  Déesse. 

ANTOINE 

Quelle  déesse? 

HILARION 

La  voilà! 


DE  SAINT-ANTOINE  147 

Et  il  lui  fait  voir,  tout  au  fond  de  l'avenue,  sur  le 
seuil  d'une  grotte  illuminée,  un  bloc  de  pierre  re- 
présentant l'organe  sexuel  d'une  femme. 


ANTOINE 


Ignominie!  quelle  abomination  de  donner  un 
sexe  à  Dieu! 

HILARION 

Tu  l'imagines  bien  comme  une  personne  vi- 
vante ! 

Antoine  se  retrouve  dans  les  ténèbres. 

Il  aperçoit,  en  l'air,  un  cercle  lumineux,  posé  sur 
des  ailes  horizontales. 

Cette  espèce  d'anneau  entoure,  comme  une  ceinture 
trop  lâche,  la  taille  d'un  petit  homme  coiffé  d'une 
mitre,  portant  une  couronne  à  sa  main,  et  dont  la 
partie  inférieure  du  corps  disparaît  sous  de  grandes 
plumes  étalées  en  jupon. 

C'est 

ORMUZ 
le  dieu  des  Perses. 

Il  voltige  en  criant: 

J'ai  peur!   J'entrevois  sa  gueule. 

Je  t'avais  vaincu,  Ahriman!  Mais  tu  recom- 
mences ! 

D'abord,  te  révoltant  contre  moi,  tu  as  fait  périr 
l'aîné  des  créatures  Kaiomortz,  l'homme-Taureau. 
Puis  tu  as  séduit  le  premier  couple  humain,  Mes- 
chia  et  Meschiané;   et  tu  as  répandu  les  ténèbres 


148  LA  TENTATION 

dans  les  cœurs,  tu  as  poussé  vers  le  ciel  tes  ba- 
taillons. 

J'avais  les  miens,  le  peuple  des  étoiles;  et  je 
contemplais  au-dessous  de  mon  trône  tous  les 
astres  échelonnés. 

Mithra,  mon  fils,  habitait  un  lieu  inaccessible. 
Il  y  recevait  les  âmes,  les  en  faisait  sortir,  et  se 
levait  chaque  matin  pour  épandre  sa  richesse. 

La  splendeur  du  firmament  était  reflétée  par  la 
terre.  Le  feu  brillait  sur  les  montagnes,  —  image 
de  l'autre  feu  dont  j'avais  créé  tous  les  êtres. 
Pour  le  garantir  des  souillures,  on  ne  brûlait  pas 
les  morts.  Le  bec  des  oiseaux  les  emportait  vers 
le  ciel. 

J'avais  réglé  les  pâturages,  les  labours,  le  bois 
du  sacrifice,  la  forme  des  coupes,  les  paroles  qu'il 
faut  dire  dans  l'insomnie  ;  —  et  mes  prêtres  étaient 
continuellement  en  prières,  afin  que  l'hommage  eût 
l'éternité  du  Dieu.  On  se  purifiait  avec  de  l'eau, 
on  offrait  des  pains  sur  les  autels,  on  confessait  à 
haute  voix  ses  crimes. 

Homa  se  donnait  à  boire  aux  hommes,  pour 
leur  communiquer  sa  force. 

Pendant  que  les  génies  du  ciel  combattaient  les 
démons,  les  enfants  d'Iran  poursuivaient  les  ser- 
pents. Le  Roi,  qu'une  cour  innombrable  servait  à 
genoux,  figurait  ma  personne,  portait  ma  coiffure. 
Ses  jardins  avaient  la  magnificence  d'une  terre 
céleste;  et  son  tombeau  le  représentait  égorgeant 
un  monstre,  —  emblème  du  Bien  qui  extermine 
le  Mal. 


DE  SAINT-ANTOINE  149 

Car  je  devais  un  jour,  grâce  au  temps  sans 
bornes,  vaincre  définitivement  Ahriman. 

Mais  l'intervalle  entre  nous  deux  disparaît;  la 
nuit  monte!  A  moi,  les  Amschaspands,  les  Izeds, 
les  Ferouers  !  Au  secours  Mithra  !  prends  ton  épée  ! 
Caosyac,  qui  doit  revenir  pour  la  délivrance  uni- 
verselle, défends-moi!    Comment?  .  .  .  Personne! 

Ah!   je  meurs!   Ahriman,  tu  es  le  maître! 

Hilarion,  derrière  Antoine,  retient  un  cri  de  joie  — 
et  Ormuz  plonge  dans  les  ténèbres. 

Alors  paraît 

LA    GRANDE    DIANE    D'ÉPHÈSE 

noire  avec  des  yeux  d'émail,  les  coudes  aux  flancs,  les 
avant-bras  écartés,  les  mains  ouvertes. 

Des  lions  rampent  sur  ses  épaules;  des  fruits,  des 
fleurs  et  des  étoiles  s'entre-croisent  sur  sa  poitrine; 
plus  bas  se  développent  trois  rangées  de  mamelles; 
et  depuis  le  ventre  jusqu'aux  pieds,  elle  est  prise 
dans  une  gaîne  étroite  d'où  s'élancent  à  mi-corps  des 
taureaux,  des  cerfs,  des  griffons  et  des  abeilles.  —  On 
l'aperçoit  à  la  blanche  lueur  que  fait  un  disque  d'argent, 
rond  comme  la  pleine  lune,  posé  derrière  sa  tête. 

Où  est  mon  temple? 
Où  sont  mes  amazones  ? 

Qu'ai-je  donc  . . .  moi  l'incorruptible,  voilà  qu'une 
défaillance  me  prend! 

Ses  fleurs  se  fanent.  Ses  fruits  trop  mûrs  se  dé- 
tachent. Les  lions,  les  taureaux  penchent  leur  cou; 
les  cerfs  bavent  épuisés;  les  abeilles,  en  bourdonnant, 
meurent  par  terre. 


i5o  LA   TENTATION 

Elle  presse,  l'une  après  l'autre,  ses  mamelles. 
Toutes  sont  vides!  Mais  sous  un  effort  désespéré  sa 
gaîne  éclate.  Elle  la  saisit  par  le  bas,  comme  le  pan 
d'une  robe,  y  jette  ses  animaux,  ses  floraisons,  —  puis 
rentre  dans  l'obscurité. 

Et  au  loin,  des  voix  murmurent,  grondent,  rugis- 
sent, brament  et  beuglent.  L'épaisseur  de  la  nuit  est 
augmentée  par  des  haleines.  Les  gouttes  d'une 
pluie  chaude  tombent. 

ANTOINE 

Comme  c'est  bon,  le  parfum  des  palmiers,  le 
frémissement  des  feuilles  vertes,  la  transparence 
des  sources!  Je  voudrais  me  coucher  tout  à  plat 
sur  la  terre  pour  la  sentir  contre  mon  cœur  ;  et  ma 
vie  se  retremperait  dans  sa  jeunesse  éternelle  ! 

Il  entend  un  bruit  de  castagnettes  et  de  cymbales; 
et,  au  milieu  d'une  foule  rustique,  des  hommes, 
vêtus  de  tuniques  blanches  à  bandes  rouges,  amènent 
un  âne,  enharnaché  richement,  la  queue  ornée  de 
rubans,  les  sabots  peints. 

Une  boîte,  couverte  d'une  housse  en  toile  jaune, 
ballotte  sur  son  dos  entre  deux  corbeilles;  l'une  reçoit 
les  offrandes  qu'on  y  place:  œufs,  raisins,  poires  et 
fromages,  volailles,  petites  monnaies;  et  la  seconde 
est  pleine  de  roses,  que  les  conducteurs  de  l'âne 
effeuillent  devant  lui,  tout  en  marchant. 

Ils  ont  des  pendants  d'oreilles,  de  grands  manteaux, 
les  cheveux  nattés,  les  joues  fardées;  une  couronne 
d'olivier  se  ferme  sur  leur  front  par  un  médaillon  à 
figurine;  des  poignards  sont  passés  dans  leur  ceinture; 
et  ils  secouent  des  fouets  à  manche  d'ébène,  ayant  trois 
lanières  garnies  d'osselets. 

Les  derniers  du  cortège  posent  sur  le  sol,  droit 
comme  un  candélabre,  un  grand  pin  qui  brûle  par  le 


DE  SAINT-ANTOINE  151 

sommet,  et  dont  les  rameaux  les  plus  bas  ombragent 
un  petit  mouton. 

L'âne  s'est  arrêté.  On  retire  la  housse.  Il  y  a,  en 
dessous,  une  seconde  enveloppe  de  feutre  noir.  Alors, 
un  des  hommes  à  tunique  blanche  se  met  à  danser,  en 
jouant  des  crotales;  un  autre  à  genoux  devant  la 
boîte  bat  du  tambourin,  et 

LE    PLUS    VIEUX    DE    LA    TROUPE 
commence: 

Voici  la  Bonne-Déesse,  l'idéenne  des  mon- 
tagnes, la  grande-mère  de  Syrie!  Approchez, 
braves  gens! 

Elle  procure  la  joie,  guérit  les  malades,  envoie 
des  héritages,  et  satisfait  les  amoureux. 

C'est  nous  qui  la  promenons  dans  les  campagnes 
par  beau  et  mauvais  temps. 

Souvent  nous  couchons  en  plein  air,  et  nous 
n'avons  pas  tous  les  jours  de  table  bien  servie. 
Les  voleurs  habitent  les  bois.  Les  bêtes  s'élancent 
de  leurs  cavernes.  Des  chemins  glissants  bordent 
les  précipices.     La  voilà!   la  voilà! 

Ils  enlèvent  la  couverture;  et  on  voit  une  boîte, 
incrustée  de  petits  cailloux. 

Plus  haute  que  les  cèdres,  elle  plane  dans  l'éther 
bleu.  Plus  vaste  que  le  vent  elle  entoure  le  monde. 
Sa  respiration  s'exhale  par  les  naseaux  des  tigres; 
sa  voix  gronde  sous  les  volcans,  sa  colère  est  la 
tempête;  la  pâleur  de  sa  figure  a  blanchi  la  lune. 
Elle  mûrit  les  moissons,  elle  gonfle  les  écorces, 


152  LA  TENTATION 

elle   fait   pousser  la  barbe.     Donnez-lui   quelque 
chose,  car  elle  déteste  les  avares  ! 

La  boîte  s'entr'ouvre;  et  on  distingue,  sous  un  pa- 
villon de  soie  bleue,  une  petite  image  de  Cybèle  — 
étincelante  de  paillettes,  couronnée  de  tours  et  assise 
dans  un  char  de  pierre  rouge,  traîné  par  deux  lions 
la  patte  levée. 

La  foule  se  pousse  pour  voir. 


L  ARCHI-GALLE 
continue: 

Elle  aime  le  retentissement  des  tympanons,  le 
trépignement  des  pieds,  le  hurlement  des  loups, 
les  montagnes  sonores  et  les  gorges  profondes,  la 
fleur  de  l'amandier,  la  grenade  et  les  figues  vertes, 
la  danse  qui  tourne,  les  flûtes  qui  ronflent,  la  sève 
sucrée,  la  larme  salée, — du  sang!  A  toi!  à  toi, 
Mère  des  montagnes  ! 

Ils  se  flagellent  avec  leurs  fouets,  et  les  coups  réson- 
nent sur  leur  poitrine;  la  peau  des  tambourins  vibre 
à  éclater.  Ils  prennent  leurs  couteaux,  se  tailladent 
les  bras. 

Elle  est  triste;  soyons  tristes!  C'est  pour  lui 
plaire  qu'il  faut  souffrir!  Par  là,  vos  péchés  vous 
seront  remis.  Le  sang  lave  tout;  jetez-en  les 
gouttes,  comme  des  fleurs!  Elle  demande  celui 
d'un  autre  — d'un  pur! 

L'archi-galle  lève  son  couteau  sur  le  mouton 


DE  SAINT-ANTOINE  153 

ANTOINE 
pris  d'horreur: 

N'égorgez  pas  l'agneau! 

Un  flot  de  pourpre  jaillit. 

Le  prêtre  en  asperge  la  foule;  et  tous,  —  y  compris 
Antoine  et  Hilarion,  —  rangés  autour  de  l'arbre  qui 
brûle,  observent  en  silence  les  dernières  palpitations 
de  la  victime. 

Du  milieu  des  prêtres  sort  Une  Femme,  —  exacte- 
ment pareille  à  l'image  enfermée  dans  la  petite  boîte. 

Elle  s'arrête,  en  apercevant  Un  Jeune  Homme 
coiffé  d'un  bonnet  phrygien. 

Ses  cuisses  sont  revêtues  d'un  pantalon  étroit,  ou- 
vert çà  et  là  par  des  losanges  réguliers  que  ferment 
des  nœuds  de  couleur.  Il  s'appuie  du  coude  contre 
une  des  branches  de  l'arbre,  en  tenant  une  flûte  à  la 
main,  dans  une  pose  langoureuse. 

CYBÈLE 
lui  entourant  la  taille  de  ses  deux  bras: 

Pour  te  rejoindre,  j'ai  parcouru  toutes  les  ré- 
gions —  et  la  famine  ravageait  les  campagnes.  Tu 
m'as  trompée!  N'importe,  je  t'aime!  Réchauffe 
mon  corps!   unissons-nous! 

ATYS 

Le  printemps  ne  reviendra  plus,  ô  Mère  éter- 
nelle !  Malgré  mon  amour,  il  ne  m'est  pas  possible 
de  pénétrer  ton  essence.  Je  voudrais  me  couvrir 
d'une  robe  peinte,  comme  la  tienne.     J'envie  tes 


154  LA  TENTATION 

seins  gonflés  de  lait,  la  longueur  de  tes  cheveux, 
tes  vastes  flancs  d'où  sortent  les  êtres.  Que 
ne  suis-je  toi!  que  ne  suis-je  femme!  — Non, 
jamais  !  va-t'en  !     Ma  virilité  me  fait  horreur  ! 

Avec  une  pierre  tranchante  il  s'émascule,  puis  se 
met  à  courir  furieux,  en  levant  dans  l'air  son  membre 
coupé. 

Les  prêtres  font  comme  le  dieu,  les  fidèles  comme  les 
prêtres.  Hommes  et  femmes  échangent  leurs  vête- 
ments, s'embrassent;  —  et  ce  tourbillon  de  chairs 
ensanglantées  s'éloigne,  tandis  que  les  voix,  durant 
toujours,  deviennent  plus  criardes  et  stridentes 
comme  celles  qu'on  entend  aux  funérailles. 

Un  grand  catafalque  tendu  de  pourpre,  porte  à  son 
sommet  un  lit  d'ébène,  qu'entourent  des  flambeaux  et 
des  corbeilles  en  filigranes  d'argent,  où  verdoient  des 
laitues,  des  mauves  et  du  fenouil.  Sur  les  gradins,  du 
haut  en  bas,  des  femmes  sont  assises,  toutes  habillées 
de  noir,  la  ceinture  défaite,  les  pieds  nus,  en  tenant 
d'un  air  mélancolique  de  gros  bouquets  de  fleurs. 

Par  terre,  aux  coins  de  l'estrade,  des  urnes  en 
albâtre  pleines  de  myrrhe  fument,  lentement. 

On  distingue  sur  le  lit  le  cadavre  d'un  homme.  Dû 
sang  coule  de  sa  cuisse.  Il  laisse  pendre  son  bras;  — 
et  un  chien,  qui  hurle,  lèche  ses  ongles. 

La  ligne  des  flambeaux  trop  pressés  empêche  de 
voir  sa  figure  ;  et  Antoine  est  saisi  par  une  angoisse. 
Il  a  peur  de  reconnaître  quelqu'un. 

Les  sanglots  des  femmes  s'arrêtent;  et  après  un 
intervalle  de  silence, 

TOUTES 
à  la  fois  psalmodient: 

Beau!  beau!  il  est  beau!  Assez  dormi,  lève  la 
tête!    Debout! 


DE  SAINT-ANTOINE  155 

Respire  nos  bouquets!  ce  sont  des  narcisses  et 
des  anémones,  cueillis  dans  tes  jardins  pour  te 
plaire.     Ranime-toi,  tu  nous  fais  peur! 

Parle!  Que  te  faut-il?  Veux-tu  boire  du  vin? 
veux-tu  coucher  dans  nos  lits?  veux-tu  manger 
des  pains  de  miel  qui  ont  la  forme  de  petits 
oiseaux  ? 

Pressons  ses  hanches,  baisons  sa  poitrine! 
Tiens!  tiens!  les  sens-tu  nos  doigts  chargés  de 
bagues  qui  courent  sur  ton  corps,  et  nos  lèvres  qui 
cherchent  ta  bouche,  et  nos  cheveux  qui  balayent 
tes  cuisses,  Dieu  pâmé,  sourd  à  nos  prières! 

Elles  lancent  des  cris,  en  se  déchirant  le  visage  avec 
les  ongles,  puis  se  taisent;  —  et  on  entend  toujours 
les  hurlements  du  chien. 

Hélas!  hélas!  Le  sang  noir  coule  sur  sa  chair 
neigeuse!  Voilà  ses  genoux  qui  se  tordent;  ses 
côtes  s'enfoncent.  Les  fleurs  de  son  visage  ont 
mouillé  la  pourpre.  Il  est  mort  !  Pleurons  !  Déso- 
lons-nous ! 

Elles  viennent,  toutes  à  la  file,  déposer  entre  les 
flambeaux  leurs  longues  chevelures,  pareilles  de  loin 
à  des  serpents  noirs  ou  blonds;  —  et  le  catafalque 
s'abaisse  doucement  jusqu'au  niveau  d'une  grotte,  un 
sépulcre  ténébreux  qui  bâille  par  derrière. 

Alors 

UNE   FEMME 

s'incline  sur  le  cadavre. 

Ses  cheveux,  qu'elle  n'a  pas  coupés,  l'enveloppent 
de  la  tête  aux  talons.     Elle  verse  tant  de  larmes  que 


156  LA  TENTATION 

sa  douleur  ne  doit  pas  être  comme  celle  des  autres, 
mais  plus  qu'humaine,  infinie. 

Antoine  songe  à  la  mère  de  Jésus. 

Elle  dit: 


Tu  t'échappais  de  l'Orient;  et  tu  me  prenais 
dans  tes  bras  toute  frémissante  de  rosée,  ô  Soleil! 
Des  colombes  voletaient  sur  l'azur  de  ton  man- 
teau, nos  baisers  faisaient  des  brises  dans  les 
feuillages;  et  je  m'abandonnais  à  ton  amour,  en 
jouissant  du  plaisir  de  ma  faiblesse. 

Hélas!  hélas!  Pourquoi  allais-tu  courir  sur  les 
montagnes  ? 

A  l'équinoxe  d'automne  un  sanglier  t'a  blessé! 

Tu  es  mort  ;  et  les  fontaines  pleurent,  les  arbres 
se  penchent.  Le  vent  d'hiver  siffle  dans  les  brous- 
sailles nues. 

Mes  yeux  vont  se  clore,  puisque  les  ténèbres  te 
couvrent.  Maintenant,  tu  habites  l'autre  côté  du 
monde,  près  de  ma  rivale  plus  puissante. 

O  Persephone,  tout  ce  qui  est  beau  descend 
vers  toi,  et  n'en  revient  plus! 

Pendant  qu'elle  parlait,  ses  compagnes  ont  pris  le 
mort  pour  le  descendre  au  sépulcre.  Il  leur  reste 
dans  les  mains.     Ce  n'était  qu'un  cadavre  de  cire. 

Antoine  en  éprouve  comme  un  soulagement. 

Tout  s'évanouit;  —  et  la  cabane,  les  rochers,  la 
croix  sont  reparus. 

Cependant  il  distingue  de  l'autre  côté  du  Nil,  Une 
Femme  —  debout  au  milieu  du  désert. 

Elle  garde  dans  sa  main  le  bas  d'un  long  voile  noir 
qui  lui  cache  la  figure,  tout  en  portant  sur  le  bras 


DE  SAINT-ANTOINE  157 

gauche  un  petit  enfant  qu'elle  allaite.     A  son  côté,  un 
grand  singe  est  accroupi  sur  le  sable. 

Elle  lève  la  tête  vers  le  ciel;  —  et  malgré  la  distance 
on  entend  sa  voix. 

ISIS 

O  Neith,  commencement  des  choses!  Ammon, 
seigneur  de  l'éternité,  Ptha,  démiurge,  Thoth  son 
intelligence,  dieux  de  l'Amenthi,  triades  particu- 
lières des  Nomes,  éperviers  dans  l'azur,  sphinx  au 
bord  des  temples,  ibis  debout  entre  les  cornes  des 
bœufs,  planètes,  constellations,  rivages,  murmures 
du  vent,  reflets  de  la  lumière,  apprenez-moi  où  se 
trouve  Osiris! 

Je  l'ai  cherché  par  tous  les  canaux  et  tous  les 
lacs,  — plus  loin  encore,  jusqu'à  Byblos  la  phéni- 
cienne. Anubis,  les  oreilles  droites,  bondissait  au- 
tour de  moi,  jappant,  et  fouillant  de  son  museau 
les  touffes  des  tamarins.  Merci,  bon  Cynocéphale, 
merci! 

Elle  donne  au  singe,  amicalement,  deux  ou  trois 
petites  claques  sur  la  tête. 

Le  hideux  Typhon  au  poil  roux  l'avait  tué, 
mis  en  pièces!  Nous  avons  retrouvé  tous  ses 
membres.  Mais  je  n'ai  pas  celui  qui  me  rendait 
féconde  ! 

Elle  pousse  des  lamentations  aiguës. 

ANTOINE 
est  pris  de  fureur.  Il  lui  jette  des  cailloux,  en  l'injuriant. 

Impudique!   va-t'en,  va-t'en! 


158  LA  TENTATION 

HILARION 

Respecte-la  !  C'était  la  religion  de  tes  aïeux  !  tu 
as  porté  ses  amulettes  dans  ton  berceau. 

ISIS 

Autrefois,  quand  revenait  l'été,  l'inondation 
chassait  vers  le  désert  les  bêtes  impures.  Les 
digues  s'ouvraient,  les  barques  s'entre-choquaient, 
la  terre  haletante  buvait  le  fleuve  avec  ivresse. 
Dieu  à  cornes  de  taureau  tu  t'étalais  sur  ma  poi- 
trine —  et  on  entendait  le  mugissement  de  la  vache 
éternelle  ! 

Les  semailles,  les  récoltes,  le  battage  des  grains 
et  les  vendanges  se  succédaient  régulièrement, 
d'après  l'alternance  des  saisons.  Dans  les  nuits 
toujours  pures,  de  larges  étoiles  rayonnaient.  Les 
jours  étaient  baignés  d'une  invariable  splendeur. 
On  voyait,  comme  un  couple  royal,  le  Soleil  et  la 
Lune  à  chaque  côté  de  l'horizon. 

Nous  trônions  tous  les  deux  dans  un  monde 
plus  sublime,  monarques-jumeaux,  époux  dès  le 
sein  de  l'éternité,  — lui,  tenant  un  sceptre  à  tête 
de  concoupha,  moi  un  sceptre  à  fleur  de  lotus, 
debout  l'un  et  l'autre,  les  mains  jointes;  — et  les 
écroulements  d'empire  ne  changeaient  pas  notre 
attitude. 

L'Egypte  s'étalait  sous  nous,  monumentale  et 
sérieuse,  longue  comme  le  corridor  d'un  temple, 
avec  des  obélisques  à  droite,  des  pyramides  à 
gauche,  son  labyrinthe  au  milieu,  —  et  partout  des 


DE  SAINT-ANTOINE  159 

avenues  de  monstres,  des  forêts  de  colonnes,  de 
lourds  pylônes  flanquant  des  portes  qui  ont  à 
leur  sommet  le  globe  de  la  terre  entre  deux  ailes. 

Les  animaux  de  son  zodiaque  se  retrouvaient 
dans  ses  pâturages,  emplissaient  de  leurs  formes 
et  de  leurs  couleurs  son  écriture  mystérieuse.  Divi- 
sée en  douze  régions  comme  l'année  l'est  en  douze 
mois,  — chaque  mois,  chaque  jour  ayant  son  dieu, 
—  elle  reproduisait  l'ordre  immuable  du  ciel;  et 
l'homme  en  expirant  ne  perdait  pas  sa  figure; 
mais,  saturé  de  parfums,  devenu  indestructible,  il 
allait  dormir  pendant  trois  mille  ans  dans  une 
Egypte  silencieuse. 

Celle-là,  plus  grande  que  l'autre,  s'étendait  sous 
la  terre. 

On  y  descendait  par  des  escaliers  conduisant 
à  des  salles  où  étaient  reproduites  les  joies  des 
bons,  les  tortures  des  méchants,  tout  ce  qui  a 
lieu  dans  le  troisième  monde  invisible.  Rangés  le 
long  des  murs,  les  morts  dans  des  cercueils  peints 
attendaient  leur  tour;  et  l'âme  exempte  des  migra- 
tions continuait  son  assoupissement  jusqu'au  ré- 
veil d'une  autre  vie. 

Osiris,  cependant,  revenait  me  voir  quelque- 
fois.    Son  ombre  m'a  rendu  mère  d'Harpocrate. 

Elle  contemple  l'enfant. 

C'est  lui!  Ce  sont  ses  yeux;  ce  sont  ses  che- 
veux, tressés  en  cornes  de  bélier!  Tu  recommen- 
ceras ses  oeuvres.     Nous  refleurirons  comme  des 


160  LA  TENTATION 

lotus.     Je  suis  toujours  la  grande  Isis!   nul  encore 
n'a  soulevé  mon  voile  !  Mon  fruit  est  le  soleil  ! 

Soleil  du  printemps,  des  nuages  obscurcissent  ta 
face!  L'haleine  de  Typhon  dévore  les  pyramides. 
J'ai  vu,  tout  à  l'heure,  le  sphinx  s'enfuir.  Il 
galopait  comme  un  chacal. 

Je  cherche  mes  prêtres,  — mes  prêtres  en  man- 
teau de  lin,  avec  de  grandes  harpes,  et  qui 
portaient  une  nacelle  mystique,  ornée  de  patères 
d'argent.  Plus  de  fêtes  sur  les  lacs  !  plus  d'illu- 
minations dans  mon  delta  !  plus  de  coupes  de  lait 
à  Philae!   Apis,  depuis  longtemps,  n'a  pas  reparu. 

Egypte!  Egypte!  tes  grands  Dieux  immobiles 
ont  les  épaules  blanchies  par  la  fiente  des  oiseaux, 
et  le  vent  qui  passe  sur  le  désert  roule  la  cendre 
de  tes  morts  !  —  Anubis,  gardien  des  ombres,  ne 
me  quitte  pas! 

Le  cynocéphale  s'est  évanoui. 

Elle  secoue  son  enfant. 

Mais  .  .  .  qu'as-tu  ?  ...  tes  mains  sont  froides,  ta 
tête  retombe! 

Harpocrate  vient  de  mourir. 

Alors  elle  pousse  dans  l'air  un  cri  tellement  aigu, 
funèbre  et  déchirant,  qu'Antoine  y  répond  par  un 
autre  cri,  en  ouvrant  ses  bras  pour  la  soutenir. 

Elle  n'est  plus  là.  Il  baisse  la  figure,  écrasé  de 
honte. 

Tout  ce  qu'il  vient  de  voir  se  confond  dans  son 

esprit.     C'est  comme  l'étourdissement  d'un  voyage, 

*r     le  malaise  d'une  ivresse.     Il  voudrait  haïr;     et  ce- 


DE  SAINT-ANTOINE  161 

pendant  une  pitié  vague  amollit  son  cœur.     Il  se 
met  à  pleurer  abondamment. 


HILARION 
Qui  donc  te  rend  triste  ? 

ANTOINE 
après  avoir  cherché  en  lui-même,  longtemps: 

Je  pense  à  toutes  les  âmes  perdues  par  ces  faux 
Dieux  ! 

HILARION 

Ne  trouves-tu  pas  qu'ils  ont  .  .  .  quelquefois  .  .  . 
comme  des  ressemblances  avec  le  vrai  ? 

ANTOINE 

C'est  une  ruse  du  Diable  pour  séduire  mieux 
les  fidèles.  Il  attaque  les  forts  par  le  moyen  de 
l'esprit,  les  autres  avec  la  chair. 

HILARION 

Mais  la  luxure,  dans  ses  fureurs,  a  le  désinté- 
ressement de  la  pénitence.  L'amour  frénétique  du 
corps  en  accélère  la  destruction,  —  et  proclame  par 
sa  faiblesse  l'étendue  de  l'impossible. 

ANTOINE 

Qu'est-ce  que  cela  me  fait  à  moi!  Mon  cœur  se 
soulève  de  dégoût  devant  ces  Dieux  bestiaux,  occu- 
pés toujours  de  carnages  et  d'incestes! 

F 


i6a  LA  TENTATION 

HILARION 

Rappelle-toi  dans  l'Écriture  toutes  les  choses 
qui  te  scandalisent,  parce  que  tu  ne  sais  pas  les 
comprendre.  De  même,  ces  Dieux,  sous  leurs 
formes  criminelles,  peuvent  contenir  la  vérité. 

Il  en  reste  à  voir.     Détourne-toi! 

ANTOINE 

Non!    non!    c'est  un  péril! 

HILARION 

Tu  voulais  tout  à  l'heure  les  connaître.  Est-ce 
que  ta  foi  vacillerait  sous  des  mensonges?  Que 
crains-tu  ? 

Les  rochers  en  face  d'Antoine  sont  devenus  une 
montagne. 

Une  ligne  de  nuages  la  coupe  à  mi-hauteur;  et 
au-dessus  apparaît  une  autre  montagne,  énorme, 
toute  verte,  que  creusent  inégalement  des  vallons  et 
portant  au  sommet,  dans  un  bois  de  lauriers,  un 
palais  de  bronze  à  tuiles  d'or  avec  des  chapiteaux 
d'ivoire. 

Au  milieu  du  péristyle,  sur  un  trône,  Jupiter, 
colossal  et  le  torse  nu,  tient  la  victoire  d'une  main,  la 
foudre  dans  l'autre;  et  son  aigle,  entre  ses  jambes, 
dresse  la  tête. 

Junon,  auprès  de  lui,  roule  ses  gros  yeux,  sur- 
montés d'un  diadème  d'où  s'échappe  comme  une 
vapeur  un  voile  flottant  au  vent. 

Par  derrière,  Minerve,  debout  sur  un  piédestal, 
s'appuie  contre  sa  lance.  La  peau  de  la  gorgone  lui 
couvre  la  poitrine;   et  un  péplos  de  lin  descend  à  plis 


DE  SAINT-ANTOINE  163 

réguliers  jusqu'aux  ongles  de  ses  orteils.  Ses  yeux 
glauques,  qui  brillent  sous  sa  visière,  regardent  au 
loin,  attentivement. 

A  la  droite  du  palais,  le  vieillard  Neptune  che- 
vauche un  dauphin  battant  de  ses  nageoires  un  grand 
azur  qui  est  le  ciel  ou  la  mer,  car  la  perspective  de 
l'Océan  continue  l'éther  bleu;  les  deux  éléments  se 
confondent. 

De  l'autre  côté,  Pluton  farouche,  en  manteau 
couleur  de  la  nuit,  avec  une  tiare  de  diamants  et  un 
sceptre  d'ébène,  est  au  milieu  d'une  île  entourée  par 
les  circonvolutions  du  Styx;  —  et  ce  fieuvre  d'ombre 
va  se  jeter  dans  les  ténèbres,  qui  font  sous  la  falaise  un 
grand  trou  noir,  un  abîme  sans  formes. 

Mars,  vêtu  d'airain,  brandit  d'un  air  furieux  son 
bouclier  large  et  son  épée. 

Hercule,  plus  bas,  le  contemple,  appuyé  sur  sa 
massue. 

Apollon,  la  face  rayonnante,  conduit,  le  bras 
droit  allongé,  quatre  chevaux  blancs  qui  galopent; 
et  Cérès,  dans  un  chariot  que  traînent  des  bœufs, 
s'avance  vers  lui  une  faucille  à  la  main. 

Bacchus  vient  derrière  elle,  sur  un  char  très-bas, 
mollement  tiré  par  des  lynx.  Gras,  imberbe  et  des 
pampres  au  front,  il  passe  en  tenant  un  cratère  d'où 
déborde  du  vin.  Silène,  à  ses  côtés,  chancelle  sur  un 
âne.  Pan  aux  oreilles  pointues  souffle  dans  la  syrinx  ; 
les  Mimallonéides  frappent  des  tambours,  les  Ménades 
jettent  des  fleurs,  les  Bacchantes  tournoient  la  tête  en 
arrière,  les  cheveux  répandus. 

Diane,  la  tunique  retroussée,  sort  du  bois  avec  ses 
nymphes. 

Au  fond  d'une  caverne,  Vulcain  bat  le  fer  entre 
les  Cabires;  çà  et  là  les  vieux  Fleuves,  accoudés 
sur  des  pierres  vertes,  épanchent  leurs  urnes;  les 
Muses  debout  chantent  dans  les  vallons. 

Les  Heures,  de  taille  égale,  se  tiennent  par  la  main; 
et  Mercure  est   posé  obliquement   sur   un   arc-en- 


164  LA  TENTATION 

ciel,  avec  son  caducée,  ses  talonnières  et  son 
pétase. 

Mais  en  haut  de  l'escalier  des  Dieux,  parmi  des 
nuages  doux  comme  des  plumes  et  dont  les  volutes 
en  tournant  laissent  tomber  des  roses,  Vénus- 
Anadvomène  se  regarde  dans  un  miroir;  ses 
prunelles  glissent  langoureusement  sous  ses  paupières 
un  peu  lourdes. 

Elle  a  de  grands  cheveux  blonds  qui  se  déroulent  sur 
ses  épaules,  les  seins  petits,  la  taille  mince,  les  han- 
ches évasées  comme  le  galbe  des  lyres,  les  deux  cuisses 
toutes  rondes,  des  fossettes  autour  des  genoux  et  les 
pieds  délicats  ;  non  loin  de  sa  bouche  un  papillon  vol- 
tige. La  splendeur  de  son  corps  fait  autour  d'elle  un 
halo  de  nacre  brillante;  et  tout  le  reste  de  l'Olympe 
est  baigné  dans  une  aube  vermeille,  qui  gagne  in- 
sensiblement les  hauteurs  du  ciel  bleu. 

ANTOINE 

Ah!  ma  poitrine  se  dilate.  Une  joie  que  je  ne 
connaissais  pas  me  descend  jusqu'au  fond  de 
l'âme  !    Comme  c'est  beau!  comme  c'est  beau! 

HILARION 

Ils  se  penchaient  du  haut  des  nuages  pour  con- 
duire les  épées;  on  les  rencontrait  au  bord  des 
chemins,  on  les  possédait  dans  sa  maison  ;  —  et 
cette  familiarité  divinisait  la  vie. 

Elle  n'avait  pour  but  que  d'être  libre  et  belle. 
Les  vêtements  larges  facilitaient  la  noblesse  des 
attitudes.  La  voix  de  l'orateur,  exercée  par  la  mer, 
battait  à  flots  sonores  les  portiques  de  marbre. 
L'éphèbe,  frotté  d'huile,  luttait  tout  nu  en  plein 


DE  SAINT-ANTOINE  165 

soleil.  L'action  la  plus  religieuse  était  d'exposer 
des  formes  pures. 

Et  ces  hommes  respectaient  les  épouses,  les 
vieillards,  les  suppliants.  Derrière  le  temple  d'Her- 
cule, il  y  avait  un  autel  à  la  Pitié. 

On  immolait  des  victimes  avec  des  fleurs  autour 
des  doigts.  Le  souvenir  même  se  trouvait  exempt 
de  la  pourriture  des  morts.  Il  n'en  restait  qu'un 
peu  de  cendres.  L'âme,  mêlée  à  l'éther  sans 
bornes,  était  partie  vers  les  Dieux! 

Se  penchant  à  l'oreille  d'Antoine: 

Et  ils  vivent  toujours!  L'empereur  Constantin 
adore  Apollon.  Tu  retrouveras  la  Trinité  dans  les 
mystères  de  Samothrace,  le  baptême  chez  Isis, 
la  rédemption  chez  Mithra,  le  martyr  d'un  Dieu 
aux  fêtes  de  Bacchus.  Proserpine  est  la  Vierge! 
.  .  .  Aristée,  Jésus! 

ANTOINE 

reste  les  yeux  baissés;  puis  tout  à  coup  il  répète  le 
symbole  de  Jérusalem,  —  comme  il  s'en  souvient,  — 
en  poussant  à  chaque  phrase  un  long  soupir: 

Je  crois  en  un  seul  Dieu,  le  Père,  — et  en  un 
seul  Seigneur,  Jésus-Christ,  — fils  premier-né  de 
Dieu,  —  qui  s'est  incarné  et  fait  homme,  —  qui  a 
été  crucifié  —  et  enseveli,  —  qui  est  monté  au 
ciel,  — qui  viendra  pour  juger  les  vivants  et  les 
morts  —  dont  le  royaume  n'aura  pas  de  fin  ;  — 
et  à  un  seul  Saint-Esprit,  — et  à  un  seul  bap- 


i66  LA  TENTATION 

tême  de  repentance,  —  et  à  une  seule  sainte  Église 
catholique,  —  et  à  la  résurrection  de  la  chair,  —  et 
à  la  vie  éternelle! 

Aussitôt  la  croix  grandit,  et  perçant  les  nuages  elle 
projette  une  ombre  sur  le  ciel  des  Dieux. 

Tous  pâlissent.     L'Olympe  a  remué. 

Antoine  distingue  contre  sa  base,  à  demi  perdus 
dans  les  cavernes,  ou  soutenant  les  pierres  de  leurs 
épaules,  de  vastes  corps  enchaînés.  Ce  sont  les 
Titans,  les  Géants,  les  Hécatonchires,  les  Cyclopes 

UNE   VOIX 

s'élève  indistincte  et  formidable,  —  comme  la  rumeur 
des  flots,  comme  le  bruit  des  bois  sous  la  tempête, 
comme  le  mugissement  du  vent  dans  les  précipices: 

Nous  savions  cela,  nous  autres!  Les  Dieux 
doivent  finir.  Uranus  fut  mutilé  par  Saturne, 
Saturne  par  Jupiter.  Il  sera  lui-même  anéanti. 
Chacun  son  tour;    c'est  le  destin! 

et,  peu  à  peu,  ils  s'enfoncent  dans  la  montagne,  dispa- 
raissent. 

Cependant  les  tuiles  du  palais  d'or  s'envolent. 

JUPITER 

est  descendu  de  son  trône.  Le  tonnerre,  à  ses  pieds, 
fume  comme  un  tison  près  de  s'éteindre  ;  —  et  l'aigle, 
allongeant  le  cou,  ramasse  avec  son  bec  ses  plumes  qui 
tombent. 

Je  ne  suis  donc  plus  le  maître  des  choses, 
très-bon,    très-grand,    dieu   des    phratries    et    des 


DE  SAINT-ANTOINE  167 

peuples  grecs,  aïeul  de  tous  les  rois,  Agamemnon 
du  ciel! 

Aigle  des  apothéoses,  quel  souffle  de  l'Erèbe 
t'a  repoussé  jusqu'à  moi  ?  ou,  t'envolant  du  champ 
de  Mars,  m'apportes-tu  l'âme  du  dernier  des 
empereurs  ? 

Je  ne  veux  plus  de  celles  des  hommes!  Que  la 
Terre  les  garde,  et  qu'ils  s'agitent  au  niveau  de  sa 
bassesse.  Ils  ont  maintenant  des  coeurs  d'esclaves, 
oublient  les  injures,  les  ancêtres,  le  serment;  et 
partout  triomphent  la  sottise  des  foules,  la  médio- 
crité de  l'individu,  la  hideur  des  races! 

Sa  respiration  lui  soulève  les  côtes  à  les  briser,  et  il 
tord  ses  poings.  Hébé  en  pleurs  lui  présente  une 
coupe.     Il  la  saisit. 

Non!  non!  Tant  qu'il  y  aura,  n'importe  où, 
une  tête  enfermant  la  pensée,  qui  haïsse  le  désordre 
et  conçoive  la  Loi,  l'esprit  de  Jupiter  vivra! 

Mais  la  coupe  est  vide. 

Il  la  penche  lentement  sur  l'ongle  de  son  doigt. 

Plus  une  goutte  !  Quand  l'ambroisie  défaille,  les 
Immortels  s'en  vont! 

Elle  glisse  de  ses  mains;  et  il  s'appuie  contre  une 
colonne,  se  sentant  mourir. 

JUNON 

Il  ne  fallait  pas  avoir  tant  d'amours!  Aigle, 
taureau,  cygne,  pluie  d'or,  nuage  et  flamme,  tu 


168  LA  TENTATION 

as  pris  toutes  les  formes,  égaré  ta  lumière  dans 
tous  les  éléments,  perdu  tes  cheveux  sur  tous  les 
lits  !  Le  divorce  est  irrévocable  cette  fois,  —  et 
notre  domination,  notre  existence  dissoute! 

Elle  s'éloigne  dans  l'air. 

MINERVE 

n'a  plus  sa  lance;  et  des  corbeaux,  qui  nichaient  dans 
les  sculptures  de  la  frise,  tournent  autour  d'elle, 
mordent  son  casque. 

Laissez-moi  voir  si  mes  vaisseaux,  fendant  la 
mer  brillante,  sont  revenus  dans  mes  trois  ports, 
pourquoi  les  campagnes  se  trouvent  désertes,  et  ce 
que  font  maintenant  les  filles  d'Athènes. 

Au  mois  d'Hécatombéon,  mon  peuple  entier  se 
portait  vers  moi,  conduit  par  ses  magistrats  et  par 
ses  prêtres.  Puis  s'avançaient  en  robes  blanches 
avec  des  chitons  d'or,  les  longues  files  des  vierges 
tenant  des  coupes,  des  corbeilles,  des  parasols; 
puis,  les  trois  cents  bœufs  du  sacrifice,  des  vieil- 
lards agitant  des  rameaux  verts,  des  soldats  entre- 
choquant leurs  armures,  des  éphèbes  chantant 
des  hymnes,  des  joueurs  de  flûte,  des  joueurs  de 
lyre,  des  rhapsodes,  des  danseuses  ;  —  enfin,  au 
mât  d'une  trirème  marchant  sur  des  roues,  mon 
grand  voile  brodé  par  des  vierges,  qu'on  avait  nour- 
ries pendant  un  an  d'une  façon  particulière;  et 
quand  il  s'était  montré  dans  toutes  les  rues,  toutes 
les  places  et  devant  tous  les  temples,  au  milieu  du 
cortège  psalmodiant   toujours,   il  montait  pas   à 


DE  SAINT-ANTOINE  169 

pas  la  colline  de  l'Acropole,  frôlait  les  Propylées,  et 
entrait  au  Parthénon. 

Mais  un  trouble  me  saisit,  moi,  l'industrieuse! 
Comment,  comment,  pas  une  idée!  Voilà  que  je 
tremble  plus  qu'une  femme. 

Elle  aperçoit  une  ruine  derrière  elle,  pousse  un  cri, 
et  frappée  au  front,  tombe  par  terre  à  la  renverse. 

HERCULE 

a  rejeté  sa  peau  de  lion;  et  s'appuyant  des  pieds, 
bombant  son  dos,  mordant  ses  lèvres,  il  fait  des  efforts 
démesurés  pour  soutenir  l'Olympe  qui  s'écroule. 

J'ai  vaincu  les  Cercopes,  les  Amazones  et  les 
Centaures.  J'ai  tué  beaucoup  de  rois.  J'ai  cassé 
la  corne  d'Achéloiïs,  un  grand  fleuve.  J'ai  coupé 
des  montagnes,  j'ai  réuni  des  océans.  Les  pays 
esclaves,  je  les  délivrais;  les  pays  vides,  je  les 
peuplais.  J'ai  parcouru  les  Gaules.  J'ai  traversé 
le  désert  où  l'on  a  soif.  J 'ai  défendu  les  Dieux,  et 
je  me  suis  dégagé  d'Omphale.  Mais  l'Olympe  est 
trop  lourd.     Mes  bras  faiblissent.     Je  meurs! 

Il  est  écrasé  sous  les  décombres. 
PLUTON 

C'est  ta  faute,  Amphytrionade  !  Pourquoi  es-tu 
descendu  dans  mon  empire? 

Le  vautour  qui  mange  les  entrailles  de  Tityos 
releva  la  tête,  Tantale  eut  la  lèvre  mouillée,  la 
roue  dTxion  s'arrêta. 

Cependant,  les  Kères  étendaient  leurs  ongles  pour 

F2 


170  LA  TENTATION 

retenir  les  âmes  ;  les  Furies  en  désespoir  tordaient 
les  serpents  de  leurs  chevelures;  et  Cerbère, 
attaché  par  toi  avec  une  chaîne,  râlait,  en  bavant 
de  ses  trois  gueules. 

Tu  avais  laissé  la  porte  entr'ouverte.  D'autres 
sont  venus.  Le  jour  des  hommes  a  pénétré  le 
Tartare  ! 

Il  sombre  dans  les  ténèbres. 
NEPTUNE 

Mon  trident  ne  soulève  plus  de  tempêtes.  Les 
monstres  qui  faisaient  peur  sont  pourris  au  fond 
des  eaux. 

Amphitrite,  dont  les  pieds  blancs  couraient  sur 
l'écume,  les  vertes  Néréides  qu'on  distinguait  à 
l'horizon,  les  Sirènes  écailleuses  arrêtant  les  navires 
pour  conter  des  histoires,  et  les  vieux  Tritons  qui 
soufflaient  dans  les  coquillages,  tout  est  mort!  La 
gaieté  de  la  mer  a  disparu  ! 

Je  n'y  survivrai  pas!  Que  le  vaste  Océan  me 
recouvre  ! 

Il  s'évanouit  dans  l'azur. 

DIANE 

habillée  de  noir,  et  au  milieu  de  ses  chiens  devenus 
des  loups: 

L'indépendance  des  grands  bois  m'a  grisée, 
avec  la  senteur  des  fauves  et  l'exhalaison  des  ma- 
récages.    Les  femmes,  dont  je  protégeais  les  gros- 


DE  SAINT-ANTOINE  171 

sesses,  mettent  au  monde  des  enfants  morts.  La 
lune  tremble  sous  l'incantation  des  sorcières.  J'ai 
des  désirs  de  violence  et  d'immensité.  Je  veux 
boire  des  poisons,  me  perdre  dans  les  vapeurs, 
dans  les  rêves  ! .  . . 

Et  un  nuage  qui  passe  l'emporte. 

MARS 
tête  nue,  ensanglanté: 

D'abord  j'ai  combattu  seul,  provoquant  par  des 
injures  toute  une  armée,  indifférent  aux  patries  et 
pour  le  plaisir  du  carnage. 

Puis,  j 'ai  eu  des  compagnons.  Ils  marchaient  au 
son  des  flûtes,  en  bon  ordre,  d'un  pas  égal,  respi- 
rant par-dessus  leurs  boucliers,  l'aigrette  haute,  la 
lance  oblique.  On  se  jetait  dans  la  bataille  avec 
de  grands  cris  d'aigle.  La  guerre  était  joyeuse 
comme  un  festin.  Trois  cents  hommes  s'opposè- 
rent à  toute  l'Asie. 

Mais  ils  reviennent,  les  Barbares!  et  par 
myriades,  par  millions!  Puisque  le  nombre,  les 
machines  et  la  ruse  sont  plus  forts,  mieux  vaut 
finir  comme  un  brave! 

Il  se  tue. 

VULCAIN 
essuyant  avec  une  éponge  ses  membres  en  sueur: 

Le  monde  se  refroidit.  Il  faut  chauffer  les 
sources,  les  volcans  et  les  fleuves  qui  roulent  des 


i72  LA  TENTATION 

métaux  sous  la  terre  !  —  Battez  plus  dur  !   à  pleins 
bras!   de  toutes  vos  forces! 

Les  Cabires  se  blessent  avec  leurs  marteaux,  s'aveu- 
glent avec  les  étincelles,  et,  marchant  à  tâtons, 
s'égarent  dans  l'ombre. 

CÉRÈS 

debout  dans  son  char,  qui  est  emporté  par  des  roues 
ayant  des  ailes  à  leur  moyeu: 

Arrête  !    arrête  ! 

On  avait  bien  raison  d'exclure  les  étrangers,  les 
athées,  les  épicuriens  et  les  chrétiens  ;  Le  mystère 
de  la  corbeille  est  dévoilé,  le  sanctuaire  profané, 
tout  est  perdu! 

Elle  descend  sur  une  pente  rapide,  —  désespérée, 
criant,  s'arrachant  les  cheveux. 

Ah!  mensonge!  Daïra  ne  m'est  pas  rendue! 
L'airain  m'appelle  vers  les  morts.  C'est  un  autre 
Tartare!    On  n'en  revient  pas.     Horreur! 

L'abîme  l'engouffre. 

BACCHUS 
riant,  frénétiquement: 

Qu'importe!  la  femme  de  l'Archonte  est  mon 
épouse  !  La  loi  même  tombe  en  ivresse.  A  moi  le 
chant  nouveau  et  les  formes  multiples! 

Le  feu  qui  dévora  ma  mère  coule  dans  mes 
veines.     Qu'il  brûle  plus  fort,  dussé-je  périr! 


DE  SAINT-ANTOINE  173 

Mâle  et  femelle,  bon  pour  tous,  je  me  livre  à 
vous,  Bacchantes!  je  me  livre  à  vous,  Bacchants! 
et  la  vigne  s'enroulera  au  tronc  des  arbres  !  Hurlez, 
dansez,  tordez-vous!  Déliez  le  tigre  et  l'esclave!  à 
dents  féroces,  mordez  la  chair! 

Et  Pan,  Silène,  les  Satyres,  les  Bacchantes,  les  Mi- 
mallonéides  et  les  Ménades,  avec  leurs  serpents,  leurs 
flambeaux,  leurs  masques  noirs,  se  jettent  des  fleurs, 
découvrent  un  phallus,  le  baisent,  —  secouent  les 
tympanons,  frappent  leurs  tyrses,  se  lapident  avec 
des  coquillages,  croquent  des  raisins,  étranglent  un 
bouc,  et  déchirent  Bacchus. 

APOLLON 

fouettant  ses  coursiers,  et  dont  les  cheveux  blanchis 
s'envolent: 

J'ai  laissé  derrière  moi  Délos  la  pierreuse,  telle- 
ment pure  que  tout  maintenant  y  semble  mort  ;  et 
je  tâche  de  joindre  Delphes  avant  que  sa  vapeur 
inspiratrice  ne  soit  complètement  perdue.  Les 
mulets  broutent  son  laurier.  La  Pythie  égarée  ne 
se  retrouve  pas. 

Par  une  concentration  plus  forte,  j'aurai  des 
poëmes  sublimes,  des  monuments  éternels  ;  et  toute 
la  matière  sera  pénétrée  des  vibrations  de  ma 
cithare  ! 

Il  en  pince  les  cordes.  Elles  éclatent,  lui  cinglent  la 
figure.  Il  la  rejette;  et  battant  son  quadrige  avec 
fureur: 

Non!  assez  des  tonnes!  Plus  loin  encore! 
Tout  au  sommes  !  Dans  l'idée  pure  ! 


i74  LA  TENTATION 

Mais  les  chevaux,  reculant,  se  cabrent,  brisent  le 
char;  et  empêtré  par  les  morceaux  du  timon,  l'em- 
mêlement des  harnais,  il  tombe  vers  l'abîme,  la  tête 
en  bas. 

Le  ciel  s'est  obscurci. 

VÉNUS 
violacée  par  le  froid,  grelotte. 

Je  faisais  avec  ma  ceinture  tout  l'horizon  de 
l'HeUénie. 

Ses  champs  brillaient  des  roses  de  mes  joues,  ses 
rivages  étaient  découpés  d'après  la  forme  de  mes 
lèvres;  et  ses  montagnes,  plus  blanches  que  mes 
colombes,  palpitaient  sous  la  main  des  statuaires. 
On  retrouvait  mon  âme  dans  l'ordonnance  des 
fêtes,  l'arrangement  des  coiffures,  le  dialogue  des 
philosophes,  la  constitution  des  républiques.  Mais 
j'ai  trop  chéri  les  hommes!  C'est  l'Amour  qui  m'a 
déshonorée  ! 

Elle  se  renverse  en  pleurant. 

Le  monde  e'st  abominable.  L'air  manque  à  ma 
poitrine  ! 

0  Mercure,  inventeur  de  la  lyre  et  conducteur 
des  âmes,  emporte-moi! 

Elle  met  un  doigt  sur  sa  bouche,  et  décrivant  une 
immense  parabole,  tombe  dans  l'abîme. 

On  n'y  voit  plus.     Les  ténèbres  sont  complètes. 

Cependant  il  s'échappe  des  prunelles  d'Hilarion 
comme  deux  flèches  rouges. 


DE  SAINT-ANTOINE  175 

ANTOINE 
remarque  enfin  sa  haute  taille. 

Plusieurs  fois  déjà,  pendant  que  tu  parlais,  tu 
m'as  semblé  grandir;  — et  ce  n'était  pas  une  illu- 
sion. Comment  ?  explique-moi.  ...  Ta  personne 
m'épouvante  ! 

Des  pas  se  rapprochent. 

Qu'est-ce  donc? 

HILARION 
étend  son  bras. 

Regarde  ! 

Alors,  sous  un  pâle  rayon  de  lune,  Antoine  dis- 
tingue une  interminable  caravane  qui  défile  sur  la 
crête  des  roches  ;  —  et  chaque  voyageur,  l'un  après 
l'autre,  tombe  de  la  falaise  dans  le  gouffre. 

Ce  sont  d'abord  les  trois  grands  Dieux  de  Samo- 
thrace,  Axieros,  Axiokeros,  Axiokersa,  réunis  en  fais- 
ceau, masqués  de  pourpre  et  levant  leurs  mains. 

Esculape  s'avance  d'un  air  mélancolique,  sans 
même  voir  Samos  et  Télesphore,  qui  le  questionnent 
avec  angoisse.  Sosipolis  éléen,  à  forme  de  python, 
roule  ses  anneaux  vers  l'abîme.  Doespœné,  par 
vertige,  s'y  lance  elle-même.  Britomartis,  hurlant 
de  peur,  se  cramponne  aux  mailles  de  son  filet.  Les 
Centaures  arrivent  au  grand  galop,  et  déboulent 
pêle-mêle  dans  le  trou  noir. 

Derrière  eux,  marche  en  boitant  la  troupe  lamen- 
table des  Nymphes.  Celles  des  prairies  sont  couvertes 
de  poussière,  celles  des  bois  gémissent  et  saignent, 
blessées  par  la  hache  des  bûcherons. 


176  LA  TENTATION 

Les  Gelludes,  les  Stryges,  les  Empuses,  toutes  les 
déesses  infernales,  en  confondant  leurs  crocs,  leurs 
torches,  leurs  vipères,  forment  une  pyramide  ;  —  et 
au  sommet,  sur  une  peau  de  vautour,  Eurynome, 
bleuâtre  comme  les  mouches  à  viande,  se  dévore  les 
bras. 

Puis,  dans  un  tourbillon  disparaissent  à  la  fois: 
Orthia  la  sanguinaire,  Hymnie  d'Orchomène,  la 
Laphria  des  Patréens,  Aphia  d'Égine,  Bendis  de 
Thrace,  Stymphaiia  à  cuisse  d'oiseau.  Triopas,  au 
lieu  de  trois  prunelles,  n'a  plus  que  trois  orbites. 
Erichtonius,  les  jambes  molles,  rampe  comme  un 
cul-de-jatte  sur  ses  poignets. 


HILARION 

Quel  bonheur,  n'est-ce  pas,  de  les  voir  tous 
dans  l'abjection  et  l'agonie!  Monte  avec  moi  sur 
cette  pierre  ;  et  tu  seras  comme  Xerxès,  passant  en 
revue  son  armée. 

Là-bas,  très-loin,  au  milieu  des  brouillards, 
aperçois-tu  ce  géant  à  barbe  blonde  qui  laisse 
tomber  un  glaive  rouge  de  sang?  c'est  le  Scythe 
Zalmoxis,  entre  deux  planètes:  Artimpasa  — 
Vénus,  et  Orsiloché  — la  Lune. 

Plus  loin,  émergeant  des  nuages  pâles,  sont  les 
Dieux  qu'on  adorait  chez  les  Cimmériens,  au  delà 
même  de  Thulé! 

Leurs  grandes  salles  étaient  chaudes;  et  à  la 
lueur  des  épées  nues  tapissant  la  voûte,  ils  bu- 
vaient de  l'hydromel  dans  des  cornes  d'ivoire.  Ils 
mangeaient  le  foie  de  la  baleine  dans  des  plats  de 
cuivre  battus  par  des  démons;   ou  bien,  ils  écou- 


DE  SAINT-ANTOINE  177 

taient  les  sorciers  captifs  faisant  aller  leurs  mains 
sur  les  harpes  de  pierre. 

Ils  sont  las  !  ils  ont  froid  !  La  neige  alourdit  leurs 
peaux  d'ours,  et  leurs  pieds  se  montrent  par  les 
déchirures  de  leurs  sandales. 

Ils  pleurent  les  prairies,  où  sur  des  tertres  de 
gazon  ils  reprenaient  haleine  dans  la  bataille,  les 
longs  navires  dont  la  proue  coupait  les  monts  de 
glace,  et  les  patins  qu'ils  avaient  pour  suivre  l'orbe 
des  pôles,  en  portant  au  bout  de  leurs  bras  tout 
le  firmament  qui  tournait  avec  eux. 

Une  rafale  de  givre  les  enveloppe. 

Antoine  abaisse  son  regard  d'un  autre  côté. 

Et  il  aperçoit,  —  se  détachant  en  noir  sur  un  fond 
rouge,  —  d'étranges  personnages,  avec  des  menton- 
nières et  des  gantelets,  qui  se  renvoient  des  balles, 
sautent  les  uns  par-dessus  les  autres,  font  des 
grimaces,  dansent  frénétiquement. 

« 
HILARION 

Ce  sont  les  Dieux  de  l'Étrurie,  les  innombrables 
iEsars. 

Voici  Tagès,  l'inventeur  des  augures.  Il  essaye 
avec  une  main  d'augmenter  les  divisions  du  ciel, 
et,  de  l'autre,  il  s'appuie  sur  la  terre.  Qu'il  y 
rentre  ! 

Nortia  considère  la  muraille  où  elle  enfonçait 
des  clous  pour  marquer  le  nombre  des  années.  La 
surface  en  est  couverte,  et  la  dernière  période 
accomplie. 

Comme  deux  voyageurs  battus  par  un  orage. 


178  LA  TENTATION 

Kastur  et  Pulutuk  s'abritent  en  tremblant  sous 
le  même  manteau. 

ANTOINE 
ferme  les  yeux. 

Assez  !    assez  ! 

Mais  passent  dans  l'air  avec  un  grand  bruit  d'ailes, 
toutes  les  Victoires  du  Capitole,  —  cachant  leur  front 
de  leurs  mains,  et  perdant  les  trophées  suspendus  à 
leurs  bras. 

Janus,  —  maître  des  crépuscules,  s'enfuit  sur  un 
bélier  noir;  et,  de  ses  deux  visages,  l'un  est  déjà 
putréfié,  l'autre  s'endort  de  fatigue. 

Summanus,  —  dieu  du  ciel  obscur  et  qui  n'a  plus  de 
tête,  presse  contre  son  cœur  un  vieux  gâteau  en  forme 
de  roue. 

Vesta,  — sous  une  coupole  en  ruine,  tâche  de 
ranimer  sa  lampe  éteinte. 

Bellone  —  se  taillade  les  joues,  sans  faire  jaillir  le 
sang  qui  purifiait  ses  dévots. 

ANTOINE 
Grâce!   ils  me  fatiguent! 

HILARION 

Autrefois,  ils  amusaient! 

Et  il  lui  montre  dans  un  bosquet  d'aliziers,  Une 
Femme  toute  nue,  —  à  quatre  pattes  comme  une 
bête,  et  saillie  par  un  homme  noir,  tenant  dans 
chaque  main  un  flambeau. 

C'est  la  déesse  d'Aricia,  avec  le  démon  Virbius. 


DE  SAINT-ANTOINE  179 

Son  sacerdote,  le  roi  du  bois,  devait  être  un  as- 
sassin ;  —  et  les  esclaves  en  fuite,  les  dépouilleurs 
de  cadavres,  les  brigands  de  la  voie  Salaria,  les 
éclopés  du  pont  Sublicius,  toute  la  vermine  des 
galetas  de  Suburre  n'avait  pas  de  dévotion  plus 
chère  ! 

Les  patriciennes  du  temps  de  Marc-Antoine 
préféraient  Libitina. 

Et  il  lui  montre,  sous  des  cyprès  et  des  rosiers, 
Une  autre  Femme  —  vêtue  de  gaze.  Elle  sourit, 
ayant  autour  d'elle  des  pioches,  des  brancards,  des 
tentures  noires,  tous  les  ustensiles  des  funérailles. 
Ses  diamants  brillent  de  loin  sous  des  toiles  d'araignées. 
Les  Larves  comme  des  squelettes  montrent  leurs  os 
entre  les  branches,  et  les  Lémures,  qui  sont  des 
fantômes,  étendent  leurs  ailes  de  chauve-souris. 

Sur  le  bord  d'un  champ,  le  dieu  Terme,  déraciné, 
penche,  tout  couvert  d'ordures. 

Au  milieu  d'un  sillon,  le  grand  cadavre  de  Vertumne 
est  dévoré  par  des  chiens  rouges. 

Les  Dieux  rustiques  s'en  éloignent  en  pleurant, 
Sartor,  Sarrator,  Vervactor,  Collina,  Vallona,  Hostili- 
nus,  —  tous  couverts  de  petits  manteaux  à  capuchon, 
et  chacun  portant,  soit  un  hoyau,  une  fourche,  une 
claie,  un  épieu. 

HILARION 

C'était  leur  âme  qui  faisait  prospérer  la  villa, 
avec  ses  colombiers,  ses  parcs  de  loirs  et  d'escar- 
gots, ses  basses-cours  défendues  par  des  filets,  ses 
chaudes  écuries  embaumées  de  cèdre. 

Ils  protégeaient  tout  le  peuple  misérable  qui 
traînait  les  fers  de  ses  jambes  sur  les  cailloux  de 
la  Sabine,  ceux  qui  appelaient  les  porcs  au  son 


180  LA  TENTATION 

de  la  trompe,  ceux  qui  cueillaient  les  grappes  au 
haut  des  ormes,  ceux  qui  poussaient  par  les  petits 
chemins  les  ânes  chargés  de  fumier.  Le  laboureur, 
en  haletant  sur  le  manche  de  sa  charrue,  les  priait 
de  fortifier  ses  bras;  et  les  vachers  à  l'ombre  des 
tilleuls,  près  des  calebasses  de  lait,  alternaient 
leurs  éloges  sur  des  flûtes  de  roseau. 

Antoine  soupire. 

Et  au  milieu  d'une  chambre,  sur  une  estrade,  se 
découvre  un  lit  d'ivoire,  environné  par  des  gens  qui 
tiennent  des  torches  de  sapin. 

Ce  sont  les  Dieux  du  mariage.  Ils  attendent 
l'épousée! 

Domiduca  devait  l'amener,  Virgo  défaire  sa  cein- 
ture, Subigo  l'étendre  sur  le  lit,  —  et  Praema  écar- 
ter ses  bras,  en  lui  disant  à  l'oreille  des  paroles 
douces. 

Mais  elle  ne  viendra  pas!  et  ils  congédient  les 
autres:  Xona  et  Décima  gardes-malades,  les  trois 
Nixii  accoucheurs,  les  deux  nourrices  Educa  et 
Potina,  — et  Carna  berceuse,  dont  le  bouquet 
d'aubépines  éloigne  de  l'enfant  les  mauvais  rêves. 

Plus  tard,  Ossipago  lui  aurait  affermi  les  genoux, 
Barbatus  donné  la  barbe,  Stimula  les  premiers 
désirs,  Volupia  la  première  jouissance,  Fabulinus 
appris  à  parler,  Numera  à  compter,  Camcena  à 
chanter,  Consus  à  réfléchir. 

La  chambre  est  vide;  et  il  ne  reste  plus  au  bord 
du  lit  que  Xa?nia  —  centenaire,  —  marmottant  pour 


DE  SAINT-ANTOINE  181 

elle-même  la  complainte  qu'elle  hurlait  à  la  mort  des 
vieillards. 

Mais  bientôt  sa  voix  est  dominée  par  des  cris 
aigus.     Ce  sont: 

LES   LARES   DOMESTIQUES 

accroupis  au  fond  de  l'atrium,  vêtus  de  peaux  de  chien, 
avec  des  fleurs  autour  du  corps,  tenant  leurs  mains 
fermées  contre  leurs  joues,  et  pleurant  tant  qu'ils 
peuvent. 

Où  est  la  portion  de  nourriture  qu'on  nous 
donnait  à  chaque  repas,  les  bons  soins  de  la  ser- 
vante, le  sourire  de  la  matrone,  et  la  gaieté  des  petits 
garçons  jouant  aux  osselets  sur  les  mosaïques 
de  la  cour?  Puis,  devenus  grands  ils  suspen- 
daient à  notre  poitrine  leur  bulle  d'or  ou  de  cuir. 

Quel  bonheur,  quand,  le  soir  d'un  triomphe,  le 
maître  en  rentrant  tournait  vers  nous  ses  yeux 
humides!  Il  racontait  ses  combats;  et  l'étroite 
maison  était  plus  fière  qu'un  palais  et  sacrée  comme 
un  temple. 

Qu'ils  étaient  doux  les  repas  de  famille,  surtout 
le  lendemain  des  Feralia!  Dans  la  tendresse  pour 
les  morts,  toutes  les  discordes  s'apaisaient;  et  on 
s'embrassait,  en  buvant  aux  gloires  du  passé  et 
aux  espérances  de  l'avenir. 

Mais  les  aïeux  de  cire  peinte,  enfermés  derrière 
nous,  se  couvrent  lentement  de  moisissure.  Les 
races  nouvelles,  pour  nous  punir  de  leurs  décep- 
tions, nous  ont  brisé  la  mâchoire;  sous  la  dent  des 
rats  nos  corps  de  bois  s'émiettent. 


182  LA  TENTATION 

Et  les  innombrables  Dieux  veillant  aux  portes,  à  la 
cuisine,  au  cellier,  aux  étuves,  se  dispersent  de  tous  les 
côtés,  —  sous  l'apparence  d'énormes  fourmis  qui  trot- 
tent ou  de  grands  papillons  qui  s'envolent. 

CRÉPITUS 
se  fait  entendre. 

Moi  aussi  l'on  m'honora  jadis.  On  me  faisait 
des  libations.     Je  fus  un  Dieu! 

L'Athénien  me  saluait  comme  un  présage  de 
fortune,  tandis  que  le  Romain  dévot  me  maudissait 
les  poings  levés  et  que  le  pontife  d'Egypte,  s'abs- 
tenant  de  fèves,  tremblait  à  ma  voix  et  pâlissait  à 
mon  odeur. 

Quand  le  vinaigre  militaire  coulait  sur  les  barbes 
non  rasées,  qu'on  se  régalait  de  glands,  de  pois 
et  d'oignons  crus  et  que  le  bouc  en  morceaux  cui- 
sait dans  le  beurre  rance  des  pasteurs,  sans  souci 
du  voisin,  personne  alors  ne  se  gênait.  Les  nour- 
ritures solides  faisaient  les  digestions  retentis-, 
santés.  Au  soleil  de  la  campagne,  les  hommes  se 
soulageaient  avec  lenteur. 

Ainsi,  je  passais  sans  scandale,  comme  les  autres 
besoins  de  la  vie,  comme  Mena  tourment  des 
vierges,  et  la  douce  Rumina  qui  protège  le  sein  de 
la  nourrice,  gonflé  de  veines  bleuâtres.  J'étais 
joyeux.  Je  faisais  rire!  Et  se  dilatant  d'aise  à 
cause  de  moi,  le  convive  exhalait  toute  sa  gaieté 
par  les  ouvertures  de  son  corps. 

J'ai  eu  mes  jours  d'orgueil.  Le  bon  Aristophane 
me  promena  sur  la  scène,  et  l'empereur  Claudius 


DE  SAINT-ANTOINE  183 

Drusus  me  fit  asseoir  à  sa  table.  Dans  les  lati- 
claves  des  patriciens  j'ai  circulé  majestueusement! 
Les  vases  d'or,  comme  des  tympanons,  résonnaient 
sous  moi;  — et  quand  plein  de  murènes,  de  truffes 
et  de  pâtés,  l'intestin  du  maître  se  dégageait  avec 
fracas,  l'univers  attentif  apprenait  que  César  avait 
dîné! 

Mais  à  présent,  je  suis  confiné  dans  la  popu- 
lace, —  et  l'on  se  récrie,  même  à  mon  nom  ! 

Et  Crépitus  s'éloigne,  en  poussant  un  gémissement. 
Puis  un  coup  de  tonnerre; 

UNE  VOIX 

J'étais  le  Dieu  des  armées,  le  Seigneur,  le  Sei- 
gneur Dieu! 

J'ai  déplié  sur  les  collines  les  tentes  de  Jacob, 
et  nourri  dans  les  sables  mon  peuple  qui  s'en- 
fuyait. 

C'est  moi  qui  ai  brûlé  Sodome  !  C'est  moi  qui  ai 
englouti  la  terre  sous  le  Déluge!  C'est  moi  qui  ai 
noyé  Pharaon,  avec  les  princes  fils  de  rois,  les 
chariots  de  guerre  et  les  cochers. 

Dieux  jaloux,  j'exécrais  les  autres  Dieux.  J'ai 
broyé  les  impurs;  j'ai  abattu  les  superbes;  — et 
ma  désolation  courait  de  droite  et  de  gauche, 
comme  un  dromadaire  qui  est  lâché  dans  un 
champ  de  maïs. 

Pour  délivrer  Israël,  je  choisissais  les  simples. 
Des  anges  aux  ailes  de  flamme  leur  parlaient 
dans  les  buissons. 


i84  LA  TENTATION 

Parfumées  de  nard,  de  cinnamome  et  de  myrrhe, 
avec  des  robes  transparentes  et  des  chaussures 
à  talon  haut,  des  femmes  d'un  cœur  intrépide 
allaient  égorger  les  capitaines.  Le  vent  qui  passait 
emportait  les  prophètes. 

J'avais  gravé  ma  loi  sur  des  tables  de  pierre. 
Elle  enfermait  mon  peuple  comme  dans  une  cita- 
delle. C'était  mon  peuple.  J'étais  son  Dieu!  La 
terre  était  à  moi,  les  hommes  à  moi,  avec  leurs 
pensées,  leurs  œuvres,  leurs  outils  de  labourage 
et  leur  postérité. 

Mon  arche  reposait  dans  un  triple  sanctuaire, 
derrière  des  courtines  de  pourpre  et  des  candé- 
labres allumés.  J'avais,  pour  me  servir,  toute  une 
tribu  qui  balançait  des  encensoirs,  et  le  grand 
prêtre  en  robe  d'hyacinthe,  portant  sur  sa  poitrine 
des  pierres  précieuses,  disposées  dans  un  ordre 
symétrique. 

Malheur!  malheur!  Le  Saint-des-Saints  s'est 
ouvert,  le  voile  s'est  déchiré,  les  parfums  de  l'ho- 
locauste se  sont  perdus  à  tous  les  vents.  Le  chacal 
piaule  dans  les  sépulcres;  mon  temple  est  détruit, 
mon  peuple  est  dispersé! 

On  a  étranglé  les  prêtres  avec  les  cordons  de 
leurs  habits.  Les  femmes  sont  captives,  les  vases 
sont  tous  fondus! 

La  voix  s'éloignant: 

J'étais  le  Dieu  des  armées,  le  Seigneur,  le  Sei- 
gneur Dieu! 


DE  SAINT-ANTOINE  185 

Alors  il  se  fait  un  silence  énorme,  une  nuit  pro- 
fonde. 

ANTOINE 

Tous  sont  passés. 

Il  reste  moi! 

dit 

quelqu'un. 

Et  Hilarion  est  devant  lui,  —  mais  transfiguré, 
beau  comme  un  archange,  lumineux  comme  un 
soleil,  —  et  tellement  grand,  que  pour  le  voir 

ANTOINE 
se  renverse  la  tête. 

Qui  donc  es-tu? 

HILARION 

Mon  royaume  est  de  la  dimension  de  l'univers; 
et  mon  désir  n'a  pas  de  bornes.  Je  vais  toujours, 
affranchissant  l'esprit  et  pesant  les  mondes,  sans 
haine,  sans  peur,  sans  pitié,  sans  amour,  et  sans 
Dieu.     On  m'appelle  la  Science. 

ANTOINE 
se  rejette  en  arrière: 

Tu  dois  être  plutôt  ...  le  Diable! 

HILARION 
en  fixant  sur  lui  ses  prunelles: 

Veux-tu  le  voir  ? 


186    LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE 

ANTOINE 

ne  se  détache  plus  de  ce  regard;  il  est  saisi  par  la 
curiosité  du  Diable.  Sa  terreur  augmente,  son  envie 
devient  démesurée. 

Si  je  le  voyais  pourtant ...  si  je  le  voyais  ?  . . . 

Puis  dans  un  spasme  de  colère: 

L'horreur  que  j'en  ai  m'en  débarrassera  pour 
toujours.  — Oui! 

Un  pied  fourchu  se  montre. 

Antoine  a^regret. 

Mais  le  Diable  l'a  jeté  sur  ses  cornes,  et  l'enlève. 


VI 


Il  vole  sous  lui,  étendu  comme  un  nageur;  —  ses 
deux  ailes  grandes  ouvertes,  en  le  cachant  tout  entier, 
semblent  un  nuage. 


ANTOINE 

Où  vais-je? 

Tout  à  l'heure  j'ai  entrevu  la  forme  du  Maudit. 
Non!  une  nuée  m'emporte.  Peut-être  que  je  suis 
mort,  et  que  je  monte  vers  Dieu  ? . . . 

Ah!  comme  je  respire  bien!  L'air  immaculé  me 
gonfle  l'âme.  Plus  de  pesanteur!  plus  de  souf- 
france ! 

En  bas,  sous  moi,  la  foudre  éclate,  l'horizon 
s'élargit,  des  fleuves  s'entre-croisent.  Cette  tache 
blonde  c'est  le  désert,  cette  flaque  d'eau  l'Océan. 

Et  d'autres  océans  paraissent,  d'immenses 
régions  que  je  ne  connaissais  pas.  Voici  les  pays 
noirs  qui  fument  comme  des  brasiers,  la  zone  des 
neiges  obscurcie  toujours  par  des  brouillards.  Je 
tâche  de  découvrir  les  montagnes  où  le  soleil,  chaque 
soir,  va  se  coucher. 

LE   DIABLE 

Jamais  le  soleil  ne  se  couche! 

Antoine  n'est  pas  surpris  de  cette  voix.     Elle  lui   m 

187 


188  LA  TENTATION 

semble  un  écho  de  sa  pensée,  —  une  réponse  de  sa 
mémoire. 

Cependant  la  terre  prend  la  forme  d'une  boule;  et 
il  l'aperçoit  au  milieu  de  l'azur  qui  tourne  sur  ses 
pôles.,  en  tournant  autour  du  soleil. 


LE   DIABLE 

Elle  ne  fait  donc  pas  le  centre  du  monde? 
Orgueil  de  l'homme,  humilie-toi! 

ANTOINE 

A  peine  maintenant  si  je  la  distingue.  Elle  se 
confond  avec  les  autres  feux. 

Le  firmament  n'est  qu'un  tissu  d'étoiles. 

Ils  montent  toujours. 

Aucun  bruit!  pas  même  le  croassement  des 
aigles!  Rien!  ...  et  je  me  penche  pour  écouter 
l'harmonie  des  planètes. 

LE   DIABLE 

Tu  ne  les  entendras  pas  !  Tu  ne  verras  pas,  non 
plus,  l'antichtone  de  Platon,  le  foyer  de  Philolaiis, 
les  sphères  d'Aristote,  ni  les  sept  cieux  des  Juifs 
avec  les  grandes  eaux  par-dessus  la  voûte  de 
cristal  ! 

ANTOINE 

D'en  bas  elle  paraissait  solide  comme  un  mur. 
Je  la  pénètre,  au  contraire,  je  m'y  enfonce! 


DE  SAINT-ANTOINE  189 

Et  il  arrive  devant  la  lune,  —  qui  ressemble  à  un 
morceau  de  glace  tout  rond,  plein  d'une  lumière 
immobile. 

IE    DIABLE 

C'était  autrefois  le  séjour  des  âmes.  Le  bon 
Pythagore  l'avait  même  garnie  d'oiseaux  et  de 
fleurs  magnifiques. 

ANTOINE 

Je  n'y  vois  que  des  plaines  désolées,  avec  des 
cratères  éteints,  sous  un  ciel  tout  noir. 

Allons  vers  ces  astres  d'un  rayonnement  plus 
doux,  afin  de  contempler  les  anges  qui  les  tiennent 
au  bout  de  leurs  bras,  comme  des  flambeaux! 

LE    DIABLE 
l'emporte  au  milieu  des  étoiles. 

Elles  s'attirent  en  même  temps  qu'elles  se  repous- 
sent. L'action  de  chacune  résulte  des  autres  et 
y  contribue,  — sans  le  moyen  d'un  auxiliaire,  par 
la  force  d'une  loi,  la  seule  vertu  de  l'ordre. 

ANTOINE 

Oui  .  .  .  oui!  mon  intelligence  l'embrasse!  C'est 
une  joie  supérieure  aux  plaisirs  de  la  tendresse!  Je 
halète  stupéfait  devant  l'énormité  de  Dieu  ! 

LE    DIABLE 

Comme  le  firmament  qui  s'élève  à  mesure  que 
tu  montes  il  grandira  sous  l'ascension  de  ta  pen- 


igo  LA  TENTATION 

sée; — et  tu  sentiras  augmenter  ta  joie,  d'après 
cette  découverte  du  monde,  dans  cet  élargissement 
de  l'infini. 

ANTOINE 

Ah!   plus  haut!   plus  haut!    toujours! 

Les  astres  se  multiplient,  scintillent.  La  Voie 
lactée  au  zénith  se  développe  comme  une  immense 
ceinture,  ayant  des  trous  par  intervalles;  dans  ces 
fentes  de  sa  clarté,  s'allongent  des  espaces  de  ténèbres. 
Il  y  a  des  pluies  d'étoiles,  des  traînées  de  poussière 
d'or,  des  vapeurs  lumineuses  qui  flottent  et  se  dis- 
solvent. 

Quelquefois  une  comète  passe  tout  à  coup:  —  puis 
la  tranquillité  des  lumières  innombrables  recom- 
mence. 

Antoine,  les  bras  ouverts,  s'appuie  sur  les  deux 
cornes  du  Diable,  en  occupant  ainsi  toute  l'envergure. 

Il  se  rappelle  avec  dédain  l'ignorance  des  anciens 
jours,  la  médiocrité  de  ses  rêves.  Les  voilà  donc 
près  de  lui  ces  globes  lumineux  qu'il  contemplait 
d'en  bas!  Il  distingue  l'entre-croisement  de  leurs 
lignes,  la  complexité  de  leurs  directions.  Il  les  voit 
venir  de  loin,  —  et  suspendus  comme  des  pierres 
dans  une  fronde,  décrire  leurs  orbites,  pousser  leurs 
hyperboles. 

Il  aperçoit  d'un  seul  regard  la  Croix  du  sud  et  la 
Grande  Ourse,  le  Lynx  et  le  Centaure,  la  nébuleuse  de 
la  Dorade,  les  six  soleils  dans' la  constellation  d'Orion, 
Jupiter  avec  ses  quatre  satellites,  et  le  triple  anneau 
du  monstrueux  Saturne!  toutes  les  planètes,  tous  les 
astres  que  les  hommes  plus  tard  découvriront!  Il 
emplit  ses  yeux  de  leurs  lumières,  il  surcharge  sa 
pensée  du  calcul  de  leurs  distances;  —  puis  sa  tête 
retombe. 

Quel  est  le  but  de  tout  cela  ? 


DE  SAINT-ANTOINE  191 

LE    DIABLE 

Il  n'y  a  pas  de  but! 

Comment  Dieu  aurait-il  un  but?  Quelle  expé- 
rience a  pu  l'instruire,  quelle  réflexion  le  déter- 
miner ? 

Avant  le  commencement  il  n'aurait  pas  agi,  et 
maintenant  il  serait  inutile. 

ANTOINE 

Il  a  créé  le  monde  pourtant,  d'une  seule  fois,  par 
sa  parole! 

LE    DIABLE 

Mais  les  êtres  qui  peuplent  la  terre  y  viennent 
successivement.  De  même,  au  ciel,  des  astres 
nouveaux  surgissent,  — effets  différents  de  causes 
variées. 

ANTOINE 

La  variété  des  causes  est  la  volonté  de  Dieu  ! 

LE    DIABLE 

Mais  admettre  en  Dieu  plusieurs  actes  de  volonté, 
c'est  admettre  plusieurs  causes  et  détruire  son 
unité! 

Sa  volonté  n'est  pas  séparable  de  son  essence. 
Il  n'a  pu  avoir  une  autre  volonté,  ne  pouvant  avoir 
une  autre  essence  ;  —  et  puisqu'il  existe  éternelle- 
ment, il  agit  éternellement. 


192  LA  TENTATION 

Contemple  le  soleil!  De  ses  bords  s'échappent 
de  hautes  flammes  lançant  des  étincelles,  qui  se 
dispersent  pour  devenir  des  mondes  ; — et  plus  loin 
que  la  dernière,  au  delà  de  ces  profondeurs  où  tu 
n'aperçois  que  la  nuit,  d'autres  soleils  tourbillon- 
nent, derrière  ceux-là  d'autres,  et  encore  d'autres, 
indéfiniment.  .  .  . 

ANTOINE 

Assez!  assez!  J'ai  peur!  je  vais  tomber  dans 
l'abîme. 

LE    DIABLE 
s'arrête;    et  en  le  balançant  mollement: 

Le  néant  n'est  pas!  le  vide  n'est  pas!  Partout 
il  y  a  des  corps  qui  se  meuvent  sur  le  fond  im- 
muable de  l'Étendue;  —  et  comme  si  elle  était  bor- 
née par  quelque  chose,  ce  ne  serait  plus  l'étendue 
mais  un  corps,  elle  n'a  pas  de  limites  ! 

ANTOINE 
béant: 

Pas  de  limites! 

LE    DIABLE 

Monte  dans  le  ciel  toujours  et  toujours;  jamais 
tu  n'atteindras  le  sommet!  Descends  au-dessous 
de  la  terre  pendant  des  milliards  de  milliards  de 
siècles,  jamais  tu  n'arriveras  au  fond,  — puisqu'il 
n'y  a  pas  de  fond,  pas  de  sommet,  ni  haut,  ni  bas, 


DE  SAINT-ANTOINE  193 

aucun  terme  ;  et  l'Étendue  se  trouve  comprise  dans 
Dieu  qui  n'est  point  une  portion  de  l'espace,  telle 
ou  telle  grandeur,  mais  l'immensité! 

ANTOINE 
lentement: 

La  matière  .  .  .  alors  .  .  .  ferait  partie  de  Dieu  ? 

LE    DIABLE 

Pourquoi  non  ?  Peux-tu  savoir  où  il  finit  ? 

ANTOINE 

Je  me  prosterne  au  contraire,  je  m'écrase,  devant 
sa  puissance! 

LE    DIABLE 

Et  tu  prétends  le  fléchir!  Tu  lui  parles,  tu  le 
décores  même  de  vertus,  bonté,  justice,  clémence, 
au  lieu  de  reconnaître  qu'il  possède  toutes  les 
perfections  ! 

Concevoir  quelque  chose  au  delà,  c'est  conce- 
voir Dieu  au  delà  de  Dieu,  l'être  par-dessus  l'être. 
Il  est  donc  le  seul  Être,  la  seule  substance. 

Si  la  Substance  pouvait  se  diviser,  elle  perdrait 
sa  nature,  elle  ne  serait  pas  elle,  Dieu  n'existerait 
plus.  Il  est  donc  indivisible  comme  infini; — et 
s'il  avait  un  corps,  il  serait  composé  de  parties,  il 
ne  serait  plus  un,  il  ne  serait  plus  infini.  Ce  n'est 
donc  pas  une  personne! 

G 


194  LA  TENTATION 

ANTOINE 

Comment  ?  mes  oraisons,  mes  sanglots,  les  souf- 
frances de  ma  chair,  les  transports  de  mon  ardeur, 
tout  cela  se  serait  en  allé  vers  un  mensonge  .  .  . 
dans  l'espace  .  .  .  inutilement, — comme,  un.  cri 
d'oiseau,  comme  un  tourbillon  de  feuilles  mortes! 

Il  pleure. 

Oh!  non!  Il  y  a  par-dessus  tout  quelqu'un, 
une  grande  âme,  un  Seigneur,  un  père,  que  mon 
cœur  adore  et  qui  doit  m'aimer! 

LE    DIABLE 

Tu  désires  que  Dieu  ne  soit  pas  Dieu  ;  —  car 
s'il  éprouvait  de  l'amour,  de  la  colère  ou  de  la 
pitié,  il  passerait  de  sa  perfection  à  une  perfection 
plus  grande,  ou  plus  petite.  Il  ne  peut  descendre 
à  un  sentiment,  ni  se  contenir  dans  une  forme. 

ANTOINE 

Un  jour,  pourtant,  je  le  verrai! 

LE    DIABLE 

Avec  les  bienheureux,  n'est-ce  pas  ?  —  quand 
le  fini  jouira  de  l'infini,  dans  un  endroit  restreint 
enfermant  l'absolu! 

ANTOINE 

N'importe,  il  faut  qu'il  y  ait  un  paradis  poul- 
ie bien,  comme  un  enfer  pour  le  mal! 


DE  SAINT-ANTOINE  195 

LE    DIABLE 

L'exigence  de  ta  raison  fait-elle  la  loi  des  choses  ? 
Sans  doute  le  mal  est  indifférent  à  Dieu  puisque 
la  terre  en  est  couverte! 

Est-ce  par  impuissance  qu'il  le  supporte,  ou  par 
cruauté  qu'il  le  conserve  ? 

Penses-tu  qu'il  soit  continuellement  à  rajuster 
le  monde  comme  une  œuvre  imparfaite,  et  qu'il 
surveille  tous  les  mouvements  de  tous  les  êtres 
depuis  le  vol  du  papillon  jusqu'à  la  pensée  de 
l'homme? 

S'il  a  créé  l'univers,  sa  providence  est  super- 
flue. Si  la  Providence  existe,  la  création  est  défec- 
tueuse. 

Mais  le  mal  et  le  bien  ne  concernent  que  toi, 
-comme  le  jour  et  la  nuit,  le  plaisir  et  la  peine, 
la  mort  et  la  naissance,  qui  sont  relatifs  à  un  coin 
de  l'étendue,  à  un  milieu  spécial,  à  un  intérêt 
particulier.  Puisque  l'infini  seul  est  permanent,  il 
y  a  l'Infini  ;  —  et  c'est  tout  ! 

Le  Diable  a  progressivement  étiré  ses  longues 
ailes;    maintenant  elles  couvrent  l'espace. 

ANTOINE 
Il  voit  plus.     Il  défaille. 

Un  froid  horrible  me  glace  jusqu'au  fond  de 
l'âme.  Cela  excède  la  portée  de  la  douleur  !  C'est 
comme  une  mort  plus  profonde  que  la  mort.     Je 


* 


ig6    LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE 

roule  dans  l'immensité  des  ténèbres.  Elles  entrent 
en  moi.  Ma  conscience  éclate  sous  cette  dilatation 
du  néant! 

LE    DIABLE 

Mais  les  choses  ne  t  arrivent  que  par  l'intermé- 
diaire de  ton  esprit.  Tel  qu'un  miroir  concave  il 
déforme  les  objets;— et  tout  moyen  te  manque 
pour  en  vérifier  l'exactitude. 

Jamais  tu  ne  connaîtras  l'univers  dans  sa  pleine 
étendue;  par  conséquent  tu  ne  peux  te  faire  une 
idée  de  sa  cause,  avoir  une  notion  juste  de  Dieu, 
ni  même  dire  que  l'univers  est  infini,  — car  il 
faudrait  d'abord  connaître  l'Infini! 

La  Forme  est  peut-être  une  erreur  de  tes  sens, 
la  Substance  une  imagination  de  ta  pensée. 

A  moins  que  le  monde  étant  un  flux  perpétuel 
des  choses,  l'apparence  au  contraire  ne  soit  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  l'illusion  la  seule  réalité. 

Mais  es-tu  sûr  de  voir?  es-tu  même  sur  de 
vivre?     Peut-être  qu'il  n'y  a  rien! 

Le  Diable  a  pris  Antoine  ;  et  le  tenant  au  bout  de 
ses  bras,  il  le  regarde  la  gueule  ouverte,  prêt  à  le 
dévorer. 

Adore-moi  donc!  et  maudis  le  fantôme  que  tu 
nommes  Dieu! 

Antoine  lève  les  yeux,  par  un  dernier  mouvement 
d'espoir. 

Le  Diable  l'abandonne. 


Vil 


ANTOINE 

se  retrouve  étendu  sur  le  dos,  au  bord  de  la  falaise. 
Le  ciel  commence  à  blanchir. 

Est-ce  la  clarté  de  l'aube,  ou  bien  un  reflet  de 
la  lune? 

Il  tâche  de  se  soulever,  puis  retombe  ;  et  en  cla- 
quant des  dents: 

J'éprouve  une  fatigue  .  .  .  comme  si  tous  mes  os 
étaient  brisés  ! 

Pourquoi  ? 

Ah  !  c'est  le  Diable  !  je  me  souviens  ;  —  et  même 
il  me  redisait  tout  ce  que  j'ai  appris  chez  le  vieux 
Didyme  des  opinions  de  Xénophane,  d'Heraclite, 
de  Mélisse,  d'Anaxagore,  sur  l'infini,  la  création, 
l'impossibilité  de  rien  connaître! 

Et  j'avais  cru  pouvoir  m'unir  à  Dieu! 

Riant  amèrement: 

Ah!  démence!  démence!  Est-ce  ma  faute?  La 
prière  m'est  intolérable!  J'ai  le  cœur  plus  sec 
qu'un  rocher!   Autrefois  il  débordait  d'amour!  .  .  . 

Le  sable,  le  matin,  fumait  à  l'horizon  comme  la 
poussière  d'un  encensoir;  au  coucher  du  soleil,  des 

197 


i98  LA  TENTATION 

fleurs  de  feu  s'épanouissaient  sur  la  croix;  — et  au 
milieu  de  la  nuit,  souvent  il  m'a  semblé  que  tous 
les  êtres  et  toutes  les  choses,  recueillis  dans  le 
même  silence,  adoraient  avec  moi  le  Seigneur. 
O  charme  des  oraisons,  félicités  de  l'extase,  pré- 
sents du  ciel,  qu'êtes-vous  devenus! 

Je  me  rappelle  un  voyage  que  j'ai  fait  avec 
Ammon,  à  la  recherche  d'une  solitude  pour  établir 
des  monastères.  C'était  le  dernier  soir;  et  nous 
pressions  nos  pas,  en  murmurant  des  hymnes, 
côte  à  côte,  sans  parler.  A  mesure  que  le  soleil 
s'abaissait,  les  deux  ombres  de  nos  corps  s'allon- 
geaient comme  deux  obélisques  grandissant  tou- 
jours et  qui  auraient  marché  devant  nous.  Avec 
les  morceaux  de  nos  bâtons,  çà  et  là  nous  plan- 
tions des  croix  pour  marquer  la  place  d'une  cel- 
lule. La  nuit  fut  lente  à  venir  ;  et  des  ondes  noires 
se  répandaient  sur  la  terre  qu'une  immense  cou- 
leur rose  occupait  encore  le  ciel. 

Quand  j'étais  un  enfant,  je  m'amusais  avec  des 
cailloux  à  construire  des  ermitages.  Ma  mère,  près 
de  moi,  me  regardait. 

Elle  m'aura  maudit  pour  mon  abandon,  en 
arrachant  à  pleines  mains  ses  cheveux  blancs.  Et 
son  cadavre  est  resté  étendu  au  milieu  de  la  ca- 
bane, sous  le  toit  de  roseaux,  entre  les  murs  qui 
tombent.  Par  un  trou,  une  hyène  en  reniflant, 
avance  la  gueule!  .  .  .  Horreur!   horreur! 

Il  sanglote. 

Non,  Ammonaria  ne  l'aura  pas  quittée! 


DE  SAINT-ANTOINE  199 

Où  est-elle  maintenant,  Ammonaria? 

Peut-être  qu'au  fond  d'une  étuve  elle  retire  ses 
vêtements  l'un  après  l'autre,  d'abord  le  manteau, 
puis  la  ceinture,  la  première  tunique,  la  seconde 
plus  légère,  tous  ses  colliers;  et  la  vapeur  du 
cinnamome  enveloppe  ses  membres  nus.  Elle  se 
couche  enfin  sur  la  tiède  mosaïque.  Sa  chevelure 
à  l'entour  de  ses  hanches  fait  comme  une  toison 
noire,  — et  suffoquant  un  peu  dans  l'atmosphère 
trop  chaude,  elle  respire,  la  taille  cambrée,  les 
deux  seins  en  avant.  Tiens!  .  .  .  voilà  ma  chair 
qui  se  révolte  !  Au  milieu  du  chagrin  la  concupis- 
cence me  torture.  Deux  supplices  à  la  fois,  c'est 
trop!    Je  ne  peux  plus  endurer  ma  personnel 

Il  se  penche,  et  regarde  le  précipice. 

L'homme  qui  tomberait  serait  tué.  Rien  de 
plus  facile,  en  se  roulant  sur  le  côté  gauche;  c'est 
un  mouvement  à  faire!  un  seul. 

Alors  apparaît 

UNE    VIEILLE    FEMME 

Antoine  se  relève  dans  un  sursaut  d'épouvante.  — 
Il  croit  voir  sa  mère  ressuscitée. 

Mais  celle-ci  est  beaucoup  plus  vieille,  et  d'une 
prodigieuse  maigreur. 

Un  linceul  noué  autour  de  sa  tête,  pend  avec  ses 
cheveux  blancs  jusqu'au  bas  de  ses  deux  jambes, 
minces  comme  des  béquilles.  L'éclat  de  ses  dents, 
couleur  d'ivoire,  rend  plus  sombre  sa  peau  terreuse. 
Les  orbites  de  ses  yeux  sont  pleins  de  ténèbres,  et  au 


200  LA  TENTATION 

fond  deux  flammes  vacillent,  comme  des  lampes  de 
sépulcre. 

Avance,  dit-elle.     Qui  te  retient? 

ANTOINE 
balbutiant: 

J'ai  peur  de  commettre  un  péché! 

ELLE 
reprend  : 

Mais  le  roi  Saùl  s'est  tué!  Razias,  un  juste,  s'est 
tué!  Sainte  Pélagie  d'Antioche  s'est  tuée!  Dom- 
mine  d'Alep  et  ses  deux  filles,  trois  autres  saintes, 
se  sont  tuées  ;  —  et  rappelle-toi  tous  les  confesseurs 
qui  couraient  au-devant  des  bourreaux,  par  impa- 
tience de  la  mort.  Afin  d'en  jouir  plus  vite,  les 
vierges  de  Milet  s'étranglaient  avec  leurs  cordons. 
Le  philosophe  Hégésias.  à  Syracuse,  la  prêchait  si 
bien  qu'on  désertait  les  lupanars  pour  s'aller 
pendre  dans  les  champs.  Les  patriciens  de  Rome 
se  la  procurent  comme  débauche. 


ANTOINE 

Oui,   c'est   un   amour  qui  est   fort!     Beaucoup 
l'anachorètes  y  succombent. 


LA   VIEILLE 


Faire  une  chose  qui  vous  égale  à  Dieu,  pense 
donc!    Jl  t'a  créé,  tu  vas  détruire  son  œuvre,  toi 


DE  SAINT-ANTOINE  201 

par  ton  courage,  librement!  La  jouissance  d'Éros- 
trate  n'était  pas  supérieure.  Et  puis,  ton  corps 
s'est  assez  moqué  de  ton  âme  pour  que  tu  t'en 
venges  à  la  fin.  Tu  ne  souffriras  pas.  Ce  sera 
vite  terminé.  Que  crains-tu  ?  un  large  trou  noir  ! 
Il  est  vide,  peut-être? 

Antoine  écoute  sans  répondre;  —  et  de  l'autre 
côté  paraît: 

UNE   AUTRE    FEMME 

jeune  et  belle,  merveilleusement.  —  Il  la  prend 
d'abord  pour  Ammonaria. 

Mais  elle  est  plus  grande,  blonde  comme  le  miel, 
très  grasse,  avec  du  fard  sur  les  joues  et  des  roses  sur 
la  tête.  Sa  longue  robe  chargée  de  paillettes  a  des 
miroitements  métalliques;  ses  lèvres  charnues  parais- 
sent sanguinolentes,  et  ses  paupières  un  peu  lourdes 
sont  tellement  noyées  de  langueur  qu'on  la  dirait 
aveugle. 

Elle  murmure: 

Vis  donc,  jouis  donc!  Salomon  recommande 
la  joie!  Va  comme  ton  cœur  te  mène  et  selon  le 
désir  de  tes  yeux! 

ANTOINE 

Quelle  joie  trouver  ?  mon  cœur  est  las,  mes  yeux 
sont  troubles! 

ELLE 
reprend: 

Gagne  le  faubourg  de  Racotis,  pousse  une 
porte   peinte   en   bleu;    et  quand  tu  seras   dans 

02 


202  LA  TENTATION 

l'atrium  où  murmure  un  jet  d'eau,  une  femme  se 
présentera  — en  péplos  de  soie  blanche  lamé  d'or, 
les  cheveux  dénoués,  le  rire  pareil  au  claquement 
des  crotales.  Elle  est  habile.  Tu  goûteras  dans 
sa  caresse  l'orgueil  d'une  initiation  et  l'apaisement 
d'un  besoin. 

Tu  ne  connais  pas,  non  plus,  le  trouble  des 
adultères,  les  escalades,  les  enlèvements,  la  joie 
de  voir  toute  nue  celle  qu'on  respectait  habillée. 

As-tu  serré  contre  ta  poitrine  une  vierge  qui 
t'aimait?  Te  rappelles-tu  les  abandons  de  sa  pu- 
deur, et  ses  remords  qui  s'en  allaient  sous  un  flux 
de  larmes  douces! 

Tu  peux,  n'est-ce  pas,  vous  apercevoir  mar- 
chant dans  les  bois  sous  la  lumière  de  la  lune  ?  A 
la  pression  de  vos  mains  jointes  un  frémissement 
vous  parcourt  ;  vos  yeux  rapprochés  épanchent  de 
l'un  à  l'autre  comme  des  ondes  immatérielles,  et 
votre  cœur  s'emplit;  il  éclate;  c'est  un  suave 
tourbillon,  une  ivresse  débordante. . . . 

LA   VIEILLE 

On  n'a  pas  besoin  de  posséder  les  joies  pour  en 
sentir  l'amertume!  Rien  qu'à  les  voir  de  loin,  le 
dégoût  vous  en  prend.  Tu  dois  être  fatigué  par  la 
monotonie  des  mêmes  actions,  la  durée  des  jours, 
la  laideur  du  monde,  la  bêtise  du  soleil  I 

ANTOINE 

Oh  !  oui,  tout  ce  qu'il  éclaire  me  déplaît  ! 


DE  SAINT-ANTOINE  203 

LA   JEUNE 

Ermite!  ermite!  tu  trouveras  des  diamants 
entre  les  cailloux,  des  fontaines  sous  le  sable,  une 
délectation  dans  les  hasards  que  tu  méprises;  et 
même  il  y  a  des  endroits  de  la  terre  si  beaux  qu'on 
a  envie  de  la  serrer  contre  son  cœur. 

LA    VIEILLE 

Chaque  soir,  en  t'endormant  sur  elle,  tu  espères 
que  bientôt  elle  te  recouvrira! 

LA   JEUNE 

Cependant,  tu  crois  à  la  résurrection  de  la  chair, 
qui  est  le  transport  de  la  vie  dans  l'éternité! 

La  Vieille,  pendant  qu'elle  parlait,  s'est  encore 
décharnée;  et  au-dessus  de  son  crâne,  qui  n'a  plus  de 
cheveux,  une  chauve-souris  fait  des  cercles  dans  l'air. 

La  Jeune  est  devenue  plus  grasse.  Sa  robe  cha- 
toie, ses  narines  battent,  ses  yeux  roulent  moelleuse- 
ment. 

LA    PREMIÈRE 
dit,  en  ouvrant  les  bras: 

*      Viens,  je  suis  la  consolation,  le  repos,  l'oubli, 
l'éternelle  sérénité! 

et 

LA   SECONDE 

en  offrant  ses  seins: 


204  LA  TENTATION 

Je  suis  l'endormeuse,  la  joie,  la  vie,  le  bonheur 

inépuisable  ! 

Antoine  tourne  les  talons  pour  s'enfuir.  Chacune 
lui  met  la  main  sur  l'épaule. 

Le  linceul  s'écarte,  et  découvre  le  squelette  de  La 
Mort. 

La  robe  se  fend,  et  laisse  voir  le  corps  entier  de 
La  Luxure,  qui  a  la  taille  mince  avec  la  croupe 
énorme  et  de  grands  cheveux  ondes  s'envolant  par  le 
bout. 

Antoine  reste  immobile  entre  les  deux,  les  con- 
sidérant. 

LA    MORT 
lui  dit: 

Tout  de  suite  ou  tout  à  l'heure,  qu'importe!  Tu 
m'appartiens,  comme  les  soleils,  les  peuples,  les 
villes,  les  rois,  la  neige  des  monts,  l'herbe  des 
champs.  Je  vole  plus  haut  que  l'épervier,  je  cours 
plus  vite  que  la  gazelle,  j'atteins  même  l'espérance, 
j'ai  vaincu  le  fils  de  Dieu! 

LA   LUXURE 

Ne  résiste  pas  ;  je  suis  l'omnipotente!  Les  forêts 
retentissent  de  mes  soupirs,  les  flots  sont  remués 
par  mes  agitations.  La  vertu,  le  courage,  la  piété 
se  dissolvent  au  parfum  de  ma  bouche.  J'accom- 
pagne l'homme  pendant  tous  les  pas  qu'il  fait;  — 
et  au  seuil  du  tombeau  il  se  retourne  vers  moi  ! 

LA    MORT 

je  te  découvrirai  ce  que  tu  tâchais  de  saisir,  à  la 
lueur  des  flambeaux,  sur  la  face  des  morts,  —  ou 


DE  SAINT-ANTOINE  205 

quand  tu  vagabondais  au  delà  des  Pyramides,  dans 
ces  grands  sables  composés  de  débris  humains.  De 
temps  à  autre,  un  fragment  de  crâne  roulait  sous 
ta  sandale.  Tu  prenais  de  la  poussière,  tu  la  fai- 
sais couler  entre  tes  doigts  :  et  ta  pensée,  confon- 
due avec  elle,  s'abîmait  dans  le  néant. 

LA    LUXURE 

Mon  gouffre  est  plus  profond!  Des  marbres  ont 
inspiré  d'obscènes  amours.  On  se  précipite  à  des 
rencontres  qui  effrayent.  On  rive  des  chaînes  que 
l'on  maudit.  D'où  vient  l'ensorcellement  des  cour- 
tisanes, l'extravagance  des  rêves,  l'immensité  de 
ma  tristesse? 

LA   MORT 

Mon  ironie  dépasse  toutes  les  autres!  Il  y  a  des 
convulsions  de  plaisir  aux  funérailles  des  rois,  à 
l'extermination  d'un  peuple  ;  —  et  on  fait  la  guerre 
avec  de  la  musique,  des  panaches,  des  drapeaux, 
des  harnais  d'or,  un  déploiement  de  cérémonie 
pour  me  rendre  plus  d'hommages. 

LA   LUXURE 

Ma  colère  vaut  la  tienne.  Je  hurle,  je  mords. 
J'ai  des  sueurs  d'agonisant  et  des  aspects  de 
cadavre. 

LA    MORT 

C'est  moi  qui  te  rends  sérieuse  ;  enlaçons-nous  ! 

La  Mort  ricane,  la  Luxure  rugit.  Elles  se  prennent 
par  la  taille,  et  chantent  ensemble: 


206  LA  TENTATION 

—  Je  hâte  la  dissolution  de  la  matière! 

—  Je  facilite  l'éparpillement  des  germes! 

—  Tu  détruis,  pour  mes  renouvellements  ! 

—  Tu  engendres,  pous  mes  destructions! 
- —  Active  ma  puissance  ! 

—  Féconde  ma  pourriture  ! 

Et  leur  voix,  dont  les  échos  se  déroulant  emplis- 
sent l'horizon,  devient  tellement  forte  qu'Antoine  en 
tombe  à  la  renverse. 

Une  secousse,  de  temps  à  autre,  lui  fait  entr'ouvrir 
les  yeux;  et  il  aperçoit  au  milieu  des  ténèbres  une 
manière  de  monstre  devant  lui. 

C'est  une  tête  de  mort,  avec  une  couronne  de  roses. 
Elle  domine  un  torse  de  femme  d'une  blancheur 
nacrée.  En  dessous,  un  linceul  étoile  de  points  d'or 
fait  comme  une  queue;  —  et  tout  le  corps  ondule, 
à  la  manière  d'un  ver  gigantesque  qui  se  tiendrait 
debout. 

La  vision  s'atténue,  disparaît. 


ANTOINE 
se  relève. 

Encore  une  fois  c'était  le  Diable,  et  sous  son 
double  aspect:   l'esprit  de  fornication  et  l'esprit  de  *- 
destruction. 

Aucun  des  deux  ne  m'épouvante.     Je  repousse 
le  bonheur,  et  je  me  sens  éternel. 

Ainsi  la  mort  n'est  qu'une  illusion,   un  voile, 
masquant  par  endroits  la  continuité  de  la  vie. 

Mais  la  Substance  étant  unique,   pourquoi  les 
Formes  sont-elles  variées? 


DE  SAINT-ANTOINE  207 

Il  doit  y  avoir,  quelque  part,  des  figures  primor- 
diales, dont  les  corps  ne  sont  que  les  images.  Si  on 
pouvait  les  voir  on  connaîtrait  le  lien  de  la  ma- 
tière et  de  la  pensée,  en  quoi  l'Être  consiste! 

Ce  sont  ces  figures-là  qui  étaient  peintes  à  Ba- 
bylone  sur  la  muraille  du  temple  de  Bélus,  et 
elles  couvraient  une  mosaïque  dans  le  port  de 
Carthage.  Moi-même,  j 'ai  quelquefois  aperçu  dans 
le  ciel  comme  des  formes  d'esprits.  Ceux  qui 
traversent  le  désert  rencontrent  des  animaux 
dépassant  toute  conception.  .  .  . 

Et  en  face,  de  l'autre  côté  du  Nil,  voilà  que  le 
Sphinx  apparaît. 

Il  allonge  ses  pattes,  secoue  les  bandelettes  de  son 
front,  et  se  couche  sur  le  ventre. 

Sautant,  volant,  crachant  du  feu  par  ses  narines, 
et  de  sa  queue  de  dragon  se  frappant  les  ailes,  la 
Chimère  aux  yeux  verts,  tournoie,  aboie. 

Les  anneaux  de  sa  chevelure,  rejetés  d'un  côté,  s'en- 
tremêlent aux  poils  de  ses  reins,  et  de  l'autre  ils 
pendent  jusque  sur  le  sable  et  remuent  au  balance- 
ment de  tout  son  corps. 

LE   SPHINX 
est  immobile,  et  regarde  la  Chimère: 

Ici,  Chimère;  arrête-toi! 

LA   CHIMÈRE 

Non,  jamais: 


208  LA  TENTATION 

LE    SPHINX 

Ne  cours  pas  si  vite,  ne  vole  pas  si  haut, 
n'aboie  pas  si  fort! 

LA   CHIMÈRE 

Ne  m'appelle  plus,  ne  m'appelle  plus,  puisque 
tu  restes  toujours  muet! 

LE    SPHINX 

Cesse  de  me  jeter  tes  flammes  au  visage  et  de 
pousser  tes  hurlements  dans  mon  oreille;  tu  ne 
fondras  pas  mon  granit  ! 

LA   CHIMÈRE 

Tu  ne  me  saisiras  pas,  sphinx  terrible! 

LE    SPHINX 

Pour  demeurer  avec  moi,  tu  es  trop  folle  ! 

LA   CHIMÈRE 

Pour  me  suivre,  tu  es  trop  lourd! 

LE    SPHINX 

Ou  vas-tu  donc,  que  tu  cours  si  vite  ? 

LA   CHIMÈRE 

Je  galope  dans  les  corridors  du  labyrinthe,  je 
plane  sur  les  monts,  je  rase  les  flots,  je  jappe  au 


DE  SAINT-ANTOINE  209 

fond  des  précipices,  je  m'accroche  par  la  gueule 
au  pan  des  nuées;  avec  ma  queue  traînante,  je 
raye  les  plages,  et  les  collines  ont  pris  leur  courbe 
selon  la  forme  de  mes  épaules.  Mais  toi,  je  te 
retrouve  perpétuellement  immobile,  ou  bien  du 
bout  de  ta  griffe  dessinant  des  alphabets  sur  le 
sable. 

LE    SPHINX 

C'est  que  je  garde  mon  secret!  Je  songe  et  je 
calcule. 

La  mer  se  retourne  dans  son  lit,  les  blés  se 
balancent  sous  le  vent,  les  caravanes  passent,  la 
poussière  s'envole,  les  cités  s'écroulent; — et 
mon  regard,  que  rien  ne  peut  dévier,  demeure 
tendu  à  travers  les  choses  sur  un  horizon  inac- 
cessible. 

LA   CHIMÈRE 

Moi,  je  suis  légère  et  joyeuse!  Je  découvre  aux 
hommes  des  perspectives  éblouissantes  avec  des 
paradis  dans  les  nuages  et  des  félicités  lointaines. 
Je  leur  verse  à  l'âme  les  éternelles  démences,  pro- 
jets de  bonheur,  plans  d'avenir,  rêves  de  gloire, 
et  les  serments  d'amour  et  les  résolutions  ver- 
tueuses. 

Je  pousse  aux  périlleux  voyages  et  aux  grandes 
entreprises.  J'ai  ciselé  avec  mes  pattes  les  mer- 
veilles des  architectures.  C'est  moi  qui  ai  sus- 
pendu les  clochettes  au  tombeau  de  Porsenna,  et 
entouré  d'un  mur  d'orichalque  les  quais  de 
l'Atlantide. 


210  LA  TENTATION 

Je   cherche   des   parfums   nouveaux,   des   fleurs 
plus  larges,  des  plaisirs  inéprouvés.     Si  j'aperçois 
quelque    part    un    homme    dont    l'esprit    repo 
dans  la  sagesse,  je  tombe  dessus,  et  je  l'étrangle. 

LL    SPHINX 

Tous  ceux  que  le  désir  de  Dieu  tourmente,  je 
les  ai  dévorés. 

I.e,   plus   forts,  pour  gravir  jusqu'à  mon   Iront 
royal,    montent    aux    stries    de    mes    bandelette 
comme  sur  les  marches  d'un  escalier.     La  lassi- 
tude  les  prend;    et   ils   tombent   d'eux-mêmes   a 
la  renverse. 

Antoine  commence  à  trembler. 

Il  n'est  plus  devant  .sa  cabane,  mais  dans  le  désert, 
—  ayant  à  ses  côtés  ces  deux  bêtes  monstrueuses, 
dont  la  gueule  lui  effleure  l'épaule 

LE    SPHINX 

O  Fantaisie,  emporte-moi  sur  tes  ailes  pour 
dé  ennuyer  ma  tristesse! 

LA   CHIMÈRE 

0  Inconnu,  je  suis  amoureuse  de  tes  yeux! 
f.oinrne  une  hyène  en  chaleur  je  tourne  autour 
de  toi,  sollicitant  les  fécondations  dont  le  besoin 
me  dévore. 

Ouvre  la  gueule,  lève  tes  pieds,  monte  sur  mon 
dosl 


DE  SAINT-ANTOINE  an 

LE   SPHINX 

Mes  pieds,  depuis  qu'ils  sont  à  plat,  ne  peu- 
vent plus  se  relever.  Le  lichen,  comme  une  dartre, 
a  poussé  sur  ma  gueule.  A  force  de  songer,  je  n'ai 
plus  rien  à  dire. 

LA    CHIMÈRE 

Tu  mens,  sphinx  hypocrite!  D'où  vient  toujours 
que  tu  m'appelles  et  me  renies? 

LE    SPHINX 

C'est  toi,  caprice  indomptable,  qui  passe  et  tour- 
billonne ! 

LA   CHIMÈRE 

Est-ce  ma  faute  ?     Comment  ?  laisse-moi  ! 

Eli»  aboie. 

LE    SPHINX 

Tu  remues,  tu  m'échappes! 

Il  grogne. 

LA    CHIMÈRE 

Essayons!  — tu  m'écrases! 

LE    SPHINX 

Non  !    impossible  ! 

Et  en  s'enfonçant  peu  à  peu,  il  disparaîtdans  le  9able, 


212  LA  TENTATION 

—  tandis  que  la  Chimère,  qui  rampe  la  langue  tirée, 
s'éloigne  en  décrivant  des  cercles. 

L'haleine  de  sa  bouche  a  produit  un  brouillard. 

Dans  cette  brume,  Antoine  aperçoit  des  enroule- 
ments de  nuages,  des  courbes  indécises. 

Enfin,  il  distingue  comme  des  apparences  de  corps 
humains; 

Et  d'abord  s'avance 


LE    GROUPE    DES   ASTOMI 
pareils  à  des  bulles  d'air  que  traverse  le  soleil. 

Ne  souffle  pas  trop  fort!  Les  gouttes  de  pluie 
nous  meurtrissent,  les  sons  faux  nous  écorchent, 
les  ténèbres  nous  aveuglent.  Composés  de  brises  et 
de  parfums,  nous  roulons,  nous  flottons  —  un  peu 
plus  que  des  rêves,  pas  des  êtres  tout  à  fait. . .  . 

LES    NISNAS 

n'ont  qu'un  œil,  qu'une  joue,  qu'une  main,  qu'une 
jambe,  qu'une  moitié  du  corps,  qu'une  moitié  du 
cœur.     Et  ils  disent,  très-haut: 

Nous  vivons  fort  à  notre  aise  dans  nos  moitiés 
de  maisons,  avec  nos  moitiés  de  femmes  et  nos 
moitiés  d'enfants. 

LES    BLEMMYES 
absolument  privés  de  tête: 

Nos  épaules  en  sont  plus  larges  ;  —  et  il  n'y  a 


DE  SAINT-ANTOINE  213 

pas  de  bœuf,  de  rhinocéros  ni  d'éléphant  qui  soit 
capable  de  porter  ce  que  nous  portons. 

Des  espèces  de  traits,  et  comme  une  vague 
figure  empreinte  sur  nos  poitrines,  voilà  tout! 
Nous  pensons  des  digestions,  nous  subtilisons 
des  sécrétions.  Dieu,  pour  nous,  flotte  en  paix 
dans  des  chyles  intérieurs. 

Nous  marchons  droit  notre  chemin,  traversant 
toutes  les  fanges,  côtoyant  tous  les  abîmes  ;  —  et 
nous  sommes  les  gens  les  plus  laborieux,  les  plus 
heureux,  les  plus  vertueux. 

LES    PYGMÉES 

Petits  bonshommes,  nous  grouillons  sur  le 
monde  comme  de  la  vermine  sur  la  bosse  d'un 
dromadaire. 

On  nous  brûle,  on  nous  noie,  on  nous  écrase; 
et  toujours,  nous  reparaissons,  plus  vivaces  et 
plus  nombreux,  —terribles  par  la  quantité! 

LES    SCIAPODES 

Retenus  à  la  terre  par  nos  chevelures,  longues 
comme  des  lianes,  nous  végétons  à  l'abri  de  nos 
pieds,  larges  comme  des  parasols;  et  la  lumière 
nous  arrive  à  travers  l'épaisseur  de  nos  talons. 
Point  de  dérangement  et  point  de  travail  !  —  La 
tête  le  plus  bas  possible,  c'est  le  secret  du  bonheur! 

Leurs  cuisses  levées  ressemblant  à  des  troncs 
d'arbres,  se  multiplient. 

Et  une  forêt  paraît.  De  grands  singes  y  courent  à 
quatre  pattes;  ce  sont  des  hommes  à  tête  de  chien. 


214  LA  TENTATION 

LES   CYNOCÉPHALES 

Nous  sautons  de  branche  en  branche  pour  sucer 
les  œufs,  et  nous  plumons  les  oisillons;  puis  nous 
mettons  leurs  nids  sur  nos  têtes,  en  guise  de 
bonnets. 

Nous  ne  manquons  pas  d'arracher  les  pis  des 
vaches;  et  nous  crevons  les  yeux  des  lynx,  nous 
fientons  du  haut  des  arbres,  nous  étalons  notre 
turpitude  en  plein  soleil. 

Lacérant  les  fleurs,  broyant  les  fruits,  troublant 
les  sources,  violant  les  femmes,  nous  sommes  les 
maîtres,  — par  la  force  de  nos  bras  et  la  férocité 
de  notre  cœur. 

Hardi,  compagnons!  Faites  claquer  vos  mâ- 
choires ! 

Du  sang  et  du  lait  coulent  de  leurs  babines.  La 
pluie  ruisselle  sur  leurs  dos  velus. 

Antoine  hume  la  fraîcheur  des  feuilles  vertes. 

Elles  s'agitent,  les  branches  s'entre-choquent;  et 
tout  à  coup  paraît  un  grand  cerf  noir,  à  tête  de  tau- 
reau, qui  porte  entre  les  oreilles  un  buisson  de  cornes 
blanches. 

LE    SADHUZAG 

Mes  soixante-quatorze  andouillers  sont  creux 
comme  des  flûtes. 

Quand  je  me  tourne  vers  le  vent  du  sud,  il  en 
part  des  sons  qui  attirent  à  moi  les  bêtes  ravies. 
Les  serpents  s'enroulent  à  mes  jambes,  les  guêpes  se 
collent  dans  mes  narines,  et  les  perroquets,  les 


DE  SAINT-ANTOINE  215 

colombes  et  les  ibis  s'abattent  dans  mes  rameaux. 
—  Écoute  ! 

Il  renverse  son  bois,  d'où  s'échappe  une  musique 
ineffablement  douce. 

Antoine  presse  son  cœur  à  deux  mains.  Il  lui 
semble  que  cette  mélodie  va  emporter  son  âme. 


LE   SADHUZAG 

Mais  quand  je  me  tourne  vers  le  vent  du  nord, 
mon  bois  plus  touffu  qu'un  bataillon  de  lances, 
exhale  un  hurlement;  les  forêts  tressaillent,  les 
fleuves  remontent,  la  gousse  des  fruits  éclate,  et  les 
herbes  se  dressent  comme  la  chevelure  d'un  lâche. 

—  Écoute  ! 

Il  penche  ses  rameaux,  d'où  sortent  des  cris  discor- 
dants;   Antoine  est  comme  déchiré. 
Et  son  horreur  augmente  en  voyant: 


LE    MARTICHORAS 

gigantesque  lion  rouge,  à  figure  humaine,  avec  trois 
rangées  de  dents. 

Les  moires  de  mon  pelage  écarlate  se  mêlent  au 
miroitement  des  grands  sables.  Je  souffle  par  mes 
narines  l'épouvante  des  solitudes.  Je  crache  la 
peste.  Je  mange  les  armées,  quand  elles  s'aventu- 
rent dans  le  désert. 

Mes  ongles  sont  tordus  en  vrilles,  mes  dents  sont 
taillées  en  scie;    et  ma  queue,  qui  se  contourne, 


2i6  LA  TENTATION 

est  hérissée  de  dards  que  je  lance  à  droite,  à  gauche, 
en  avant,  en  arrière.  — Tiens!   tiens! 

Le  Martichoras  jette  les  épines  de  sa  queue,  qui  s'ir- 
radient comme  des  flèches  dans  toutes  les  directions. 
Des  gouttes  de  sang  pleuvent,  en  claquant  sur  le 
feuillage. 

LE  CATOBLEPAS 

buffle  noir,  avec  une  tête  de  porc  tombant  jusqu'à 
terre,  et  rattachée  à  ses  épaules  par  un  cou  mince, 
long  et  flasque  comme  un  boyau  vidé. 

Il  est  vautré  tout  à  plat;  et  ses  pieds  disparaissent 
sous  l'énorme  crinière  à  poils  durs  qui  lui  couvre  le 
visage. 

Gras,  mélancolique,  farouche,  je  reste  conti- 
nuellement à  sentir  sous  mon  ventre  la  chaleur  de 
la  boue.  Mon  crâne  est  tellement  lourd  qu'il  m'est 
impossible  de  le  porter.  Je  le  roule  autour  de  moi, 
lentement;  —  et  la  mâchoire  entr'ouverte,  j'arrache 
avec  ma  langue  les  herbes  vénéneuses  arrosées  de 
mon  haleine.  Une  fois,  je  me  suis  dévoré  les  pattes 
sans  m'en  apercevoir. 

Personne,  Antoine,  n'a  jamais  vu  mes  yeux,  ou 
ceux  qui  les  ont  vus  sont  morts.  Si  je  relevais  mes 
paupières, — mes  paupières  roses  et  gonflées, — 
tout  de  suite,  tu  mourrais. 

ANTOINE 

Oh!  celui-là!  ...  a  ...  a  ...  Si  j'allais  avoir 
envie?  .  .  .  Sa  stupidité  m'attire.  Non!  non!  je 
ne  veux  pas! 


DE  SAINT-ANTOINE  217 

Il  regarde  par  terre  fixement. 

Mais  les  herbes  s'allument,  et  dans  les  torsions  des 
flammes  se  dresse 

LE    BASILIC 

grand  serpent  violet  à  crête  trilobée,  avec  deux  dents, 
une  en  haut,  une  en  bas. 

Prends  garde,  tu  vas  tomber  dans  ma  gueule!  Je 
bois  du  feu.  Le  feu,  c'est  moi; — et  de  partout 
j'en  aspire:  des  nuées,  des  cailloux,  des  arbres 
morts,  du  poil  des  animaux,  de  la  surface  des 
marécages.  Ma  température  entretient  les  vol- 
cans ;  je  fais  l'éclat  des  pierreries  et  la  couleur  des 
métaux. 

LE    GRIFFON 

lion  à  bec  de  vautour  avec  des  ailes  blanches,   les 
pattes  rouges  et  le  cou  bleu. 

Je  suis  le  maître  des  splendeurs  profondes.  Je 
connais  le  secret  des  tombeaux  où  dorment  les 
vieux  rois. 

Une  chaîne,  qui  sort  du  mur,  leur  tient  la  tête 
droite.  Près  d'eux,  dans  des  bassins  de  porphyre, 
des  femmes  qu'ils  ont  aimées  flottent  sur  des 
liquides  noirs.  Leurs  trésors  sont  rangés  dans 
des  salles,  par  losanges,  par  monticules,  par 
pyramides  ;  —  et  plus  bas,  bien  au-dessous  des 
tombeaux,  après  de  longs  voyages  au  milieu  des 
ténèbres  étouffantes,  il  y  a  des  fleuves  d'or  avec 


218  LA  TENTATION 

des  forêts  de  diamant,  des  prairies  d'escarboucles, 
des  lacs  de  mercure. 

Adossé  contre  la  porte  du  souterrain  et  la  griffe 
en  l'air,  j'épie  de  mes  prunelles  flamboyantes  ceux 
qui  voudraient  venir.  La  plaine  immense,  jusqu'au 
fond  de  l'horizon  est  toute  nue  et  blanchie  par  les 
ossements  des  voyageurs.  Pour  toi  les  battants 
de  bronze  s'ouvriront,  et  tu  humeras  la  vapeur 
des  mines,  tu  descendras  dans  les  cavernes.  .  .  . 
Vite!    vite! 

Il  creuse  la  terre  avec  ses  pattes,  en  criant  comme 
un  coq. 

Mille  voix  lui  répondent.     La  forêt  tremble. 

Et  toutes  sortes  de  bêtes  effroyables  surgissent:  Le 
Tragelaphus,  moitié  cerf  et  moitié  bœuf;  le  Myrme- 
coleo,  lion  par  devant,  fourmi  par  derrière,  et  dont 
les  génitoires  sont  à  rebours;  le  python  Aksar,  de 
soixante  coudées,  qui  épouvanta  Moïse;  la  grande 
belette  Pastinaca,  qui  tue  les  arbres  par  son  odeur; 
le  Presteros,  qui  rend  imbécile  par  son  contact;  le 
Mirag,  lièvre  cornu,  habitant  des  îles  de  la  mer.  Le 
léopard  Phalmant  crève  son  ventre  à  force  de  hurler; 
le  Senad,  ours  à  trois  têtes,  déchire  ses  petits  avec 
sa  langue;  le  chien  Cépus  répand  sur  les  rochers  le  lait 
bleu  de  ses  mamelles.  Des  moustiques  se  mettent 
à  bourdonner,  des  crapauds  à  sauter,  des  serpents  à 
siffler.     Des  éclairs  brillent.     La  grêle  tombe. 

Il  arrive  des  rafales,  pleines  d'anatomies  merveil- 
leuses. Ce  sont  des  têtes  d'alligators  sur  des  pieds  de 
chevreuil,  des  hiboux  à  queue  de  serpent,  des  pour- 
ceaux à  mufle  de  tigre,  des  chèvres  à  croupe  d'âne, 
des  grenouilles  velues  comme  des  ours,  des  caméléons 
grands  comme  des  hippopotames,  des  veaux  à  deux 
têtes  dont  l'une  pleure  et  l'autre  beugle,  des  fœtus 
quadruples  se  tenant  par  le  nombril  et  valsant  comme 


DE  SAINT-ANTOINE  219 

des  toupies,  des  ventres  ailés  qui  voltigent  comme  des 
moucherons. 

Il  en  pleut  du  ciel,  il  en  sort  de  terre,  il  en  coule 
des  roches.  Partout  des  prunelles  flamboient,  des 
gueules  rugissent;  les  poitrines  se  bombent,  les  griffes 
s'allongent,  les  dents  grincent,  les  chairs  clapotent. 
Il  y  en  a  qui  accouchent,  d'autres  copulent,  ou  d'une 
seule  bouchée  s'entre-dévorent. 

S'étoufïant  sous  leur  nombre,  se  multipliant  par 
leur  contact,  ils  grimpent  les  uns  sur  les  autres;  — 
et  tous  remuent  autour  d'Antoine  avec  un  balance- 
ment régulier,  comme  si  le  sol  était  le  pont  d'un 
navire.  Il  sent  contre  ses  mollets  la  traînée  des 
limaces,  sur  ses  mains  le  froid  des  vipères;  et  des 
araignées  filant  leur  toile  l'enferment  dans  leur 
réseau. 

Mais  le  cercle  des  monstres  s'entr'ouvre,  le  ciel 
tout  à  coup  devient  bleu,  et 

LA    LICORNE 

se  présente. 

Au  galop!    au  galop! 

J'ai  des  sabots  d'ivoire,  des  dents  d'acier,  la  tête 
couleur  de  pourpre,  le  corps  couleur  de  neige,  et 
la  corne  de  mon  front  porte  les  bariolures  de  l'arc- 
en-ciel. 

Je  voyage  de  la  Chaldée  au  désert  tartare,  sur 
les  bords  du  Gange  et  dans  la  Mésopotamie.  Je 
dépasse  les  autruches.  Je  cours  si  vite  que  je 
traîne  le  vent.  Je  frotte  mon  dos  contre  les 
palmiers.  Je  me  roule  dans  les  bambous.  D'un 
bond  je  saute  les  fleuves.  Des  colombes  volent 
au-dessus  de  moi.     Une  vierge  seule  peut  me  brider. 

Au  galop!    au  galop! 


220  LA  TENTATION 

Antoine  la  regarde  s'enfuir. 

Et  ses  yeux  restant  levés,  il  aperçoit  tous  les 
oiseaux  qui  se  nourrissent  de  vent:  le  Gouith,  l'Ahuti, 
l'Alphalim,  le  Iukneth  des  montagnes  de  Cafï,  les 
Homal  des  Arabes  qui  sont  les  âmes  d'hommes 
assassinés.  Il  entend  les  perroquets  proférer  des 
paroles  humaines,  puis  les  grands  palmipèdes  pélas- 
giens  qui  sanglotent  comme  des  enfants  ou  ricanent 
comme  de  vieilles  femmes. 

Un  air  salin  le  frappe  aux  narines.  Une  plage 
maintenant  est  devant  lui. 

Au  loin  des  jets  d'eau  s'élèvent,  lancés  par  des 
baleines  ;    et  du  fond  de  l'horizon 

LES    BÊTES    DE    LA    MER 

rondes  comme  des  outres,  plates  comme  des  lames, 
dentelées  comme  des  scies,  s'avancent  en  se  traînant 
sur  le  sable. 

Tu  vas  venir  avec  nous,  dans  nos  immensités 
où  personne  encore  n'est  descendu  ! 

Des  peuples  divers  habitent  les  pays  de  l'Océan. 
Les  uns  sont  au  séjour  des  tempêtes;  d'autres 
nagent  en  plein  dans  la  transparence  des  ondes 
froides,  broutent  comme  des  bœufs  les  plaines  de 
corail,  aspirent  par  leur  trompe  le  reflux  des 
marées,  ou  portent  sur  leurs  épaules  le  poids  des 
sources  de  là  mer. 

Des  phosphorescences  brillent  à  la  moustache  des 
phoques,  aux  écailles  des  poissons.  Des  oursins 
tournent  comme  des  roues,  des  cornes  d'Ammon  se 
déroulent  comme  des  câbles,  des  huîtres  font  crier, 


DE  SAINT-ANTOINE  221 

leurs  charnières,  des  polypes  déploient  leurs  tentacules, 
des  méduses  frémissent  pareilles  à  des  boules  de 
cristal,  des  éponges  flottent,  des  anémones  crachent 
de  l'eau  ;  des  mousses,  des  varechs  ont  poussé. 

Et  toutes  sortes  de  plantes  s'étendent  en  rameaux, 
se  tordent  en  vrilles,  s'allongent  en  pointes,  s'arrondis- 
sent en  éventail.  Des  courges  ont  l'air  de  seins,  des 
lianes  s'enlacent  comme  des  serpents. 

Les  Dedaïms  de  Babylone,  qui  sont  des  arbres,  ont 
pour  fruits  des  têtes  humaines;  des  Mandragores 
chantent,  la  racine  Baaras  court  dans  l'herbe. 

Les  végétaux  maintenant  ne  se  distinguent  plus 
des  animaux.  Des  polypiers,  qui  ont  l'air  de  syco- 
mores, portent  des  bras  sur  leurs  branches.  Antoine 
croit  voir  une  chenille  entre  deux  feuilles;  c'est  un 
papillon  qui  s'envole.  Il  va  pour  marcher  sur  un 
galet;  une  sauterelle  grise  bondit.  Des  insectes 
pareils  à  des  pétales  de  roses,  garnissent  un  arbuste; 
des  débris  d'éphémères  font  sur  le  sol  une  couche 
neigeuse. 

Et  puis  les  plantes  se  confondent  avec  les  pierres. 

Des  cailloux  ressemblent  à  des  cerveaux,  des  stalac- 
tites à  des  mamelles,  des  fleurs  de  fer  à  des  tapisseries 
ornées  de  figures. 

Dans  des  fragments  de  glace,  il  distingue  des 
efflorescences,  des  empreintes  de  buissons  et  de 
coquilles  —  à  ne  savoir  si  ce  sont  les  empreintes 
de  ces  choses-là,  ou  ces  choses  elles-mêmes.  Des 
diamants  brillent  comme  des  yeux,  des  minéraux 
palpitent. 

Et  il  n'a  plus  peur! 

Il  se  couche  à  plat  ventre,  s'appuie  sur  les  deux 
coudes  ;   et  retenant  son  haleine,  il  regarde. 

Des  insectes  n'ayant  plus  d'estomac  continuent  à 


222      LA  TENTATION  DE  SAINT-ANTOINE 

manger  ;     des   fougères    desséchées    se    remettent    à 
fleurir  ;  des  membres  qui  manquaient  repoussent. 

Enfin,  il  aperçoit  de  petites  masses  globuleuses, 
grosses  comme  des  têtes  d'épingles  et  garnies  de  cils 
tout  autour.     Une  vibration  les  agite. 


ANTOINE 
délirant: 

O  bonheur!  bonheur!  j'ai  vu  naître  la  vie,  j'ai 
vu  le  mouvement  commencer.  Le  sang  de  mes 
veines  bat  si  fort  qu'il  va  les  rompre.  J'ai  envie  de 
voler,  de  nager,  d'aboyer,  de  beugler,  de  hurler.  Je 
voudrais  avoir  des  ailes,  une  carapace,  une  écorce, 
souffler  de  la  fumée,  porter  une  trompe,  tordre 
mon  corps,  me  diviser  partout,  être  en  tout,  m'éma- 
ner  avec  les  odeurs,  me  développer  comme  les 
plantes,  couler  comme  l'eau,  vibrer  comme  le  son, 
briller  comme  la  lumière,  me  blottir  sur  toutes  les 
formes,  pénétrer  chaque  atome,  descendre  jusqu'au 
fond  de  la  matière,  —  être  la  matière! 

Le  jour  enfin  paraît;  et  comme  les  rideaux  d'un 
tabernacle  qu'on  relève,  des  nuages  d'or  en  s'enrou- 
lant  à  larges  volutes  découvrent  le  ciel. 

Tout  au  milieu,  et  dans  le  disque  même  du  soleil, 
rayonne  la  face  de  Jésus-Christ. 

Antoine  fait  le  signe  de  la  croix  et  se  remet  en 
prières. 


COLLECTION    GALLIA 


II. 

III. 
IV. 


Introduction 


Introduction 


VI. 


PARUS 
I.  BALZAC.     Contes  Philosophiques. 

par  Paul  Bourget. 
L'IMITATION  DE  JÉSUS-CHRIST. 

par  Monseigneur  R.  H.  Benson. 
ALFRED  DE  MUSSET.     Poésies  Nouvelles. 
PENSÉES  DE  PASCAL.     Texte  de  Brunschvigg. 

Préface  par  Emile  Boutroux.     Introduction   par 

Victor  Giraud. 
LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.     Par  Madame  de  la 

Fayette.     Introduction  par  Madame  Lucie  Félix 

Faure-Goyau. 
GUSTAVE  FLAUBERT.     La  Tentation  de  Saint- 
Antoine.     Introduction  par  Emile  Faguet. 
VII.  MAURICE  BARRÉS.     L'Ennemi  des  Lois. 

A    PARAÎTRE    PROCHAINEMENT 

LOUIS  VEUILLOT.     Odeurs  de  Paris. 

BENJAMIN  CONSTANT.     Adolphe. 

HENRI  MAZEL.     Dictionnaire  de  Napoléon. 

CHARLES  NODIER.     Contes  Fantastiques. 

ETIENNE  LAMY.     La  Femme  de  Demain. 

LA  FONTAINE.     Fables. 

HUYSMANS.     Pages  Choisies. 

PERRAULT.     Contes  de  Fées. 

VILLIERS  DE  LTSLE  ADAM.     Axel. 

BALZAC.     Le  Père  Goriot. 

MÉMOIRES  DE  SAINT-SIMON. 

EMILE  FAGUET.     Petite  Histoire  de  la  Littérature 

Française. 
DANTE.     L'Enfer. 

Juillet  191 3. 


GEORGES  CRES  ET  CLE. 

Pour  la  France,  le  Continent  et  l' Amérique  Latine 

J.  M.  DENT  àr  SONS  LTD. 

Pour  la  Grande  Bretagne  et  V Amérique  du  Nord 


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