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Full text of "La Théologie affective, ou, Saint Thomas d'Aquin médité en vue de la prédication"

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St.  Anne 's  Church,  Détroit 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/lathologieaffe04bail 


LA 

THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

ou 

SAINT  THOMAS 

D'AQUIN 

Médité  en  vue  de  la 

PRÉDICATION 

par  LOUIS  BAIL 

Docteur  en  Théologie 

NOUVELLE     ÉDITION 

REVUE    ET    ANNOTÉE   AVEC    LE    PLUS    GRAND    SOIN,    MISE    EN    FRANÇAIS    MODERNE 

ET    EN    HARMONIE 

AVEC   LES    PLUS    RÉCENTES   DECISIONS    DE    l'ÉGLISE 

ET  LES  DERNIÈRES  DÉCOUVERTES  DE  LA  SCIENCE 

par  M.  l'Abbé  BOUGAL 

Docteur  en  Théologie  et  en  Droit  canonique 


TOME     QUATRIEME 

De  la  Grâce  (suite). 

Des  Vertus  en  g-énéral. 

Des  trois  Vertus  théologales  :  la  Foi, 

l'Espérance  et  la  Charité. 


MONTREJEAU 

(Haute-Garonne) 

LIBRAIRIE  J.-M.  SOUBIRON,  ÉDITEUR 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


LA 

THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

ou 

SAINT    THOMAS 

D'AQUIN 
EN  MÉDITATIONS 


PERMIS  D'IMPRIMER 

Toulouse,  le  i5  Juillet  1904. 

E.  F.  TOUZET, 
^'  ë- 


SEP  n  «52 


L'Editeur  se  réserve  tous  les  droits  de  reproduction 
et  de  traduction. 


Ce  volume  a  été  déposé  conformément  aux  lois 
en  juillet  1904. 


LA 

THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

ou 

SAINT  THOMAS 

D'AQUIN 

Médité  en  vue  de  la 

PRÉDICATION 

par  LOUIS  BAIL 

Docteur  en  Théologie 

NOUVELLE     ÉDITION 

SEVOE   ET   ANNOTÉE  AVEC   LE    PLUS   GRAND   SOIN,    MISE  EN   FRANÇAIS   MODERNE 

ET    EN    HARMONIE 

AVEC   LES    PLUS   RÉCENTES    DECISIONS   DE    l'bGLISB 

ET     LES     DERNIÈRES     DÉCOUVERTES     DE     LA     SCIENCE 

par  M.  l'Abbé  BOUCAL 

Docteur  en  Théologie  et  en  Droit  canonique 


TOME     QUATRIÈME 

De  la  Grâce  (suite). 

Des  Vertus  en  général. 

Des  trois  Vertus  théolograles  :  la  Foi, 

l'Espérance  et  la  Charité. 


MONTRÉJEAU 

(Haute-Garonne) 

LIBRAIRIE  J.-M.  SOUBIRON,  ÉDITEUR 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

ou 

SAINT  THOMAS 


EN  MEDITATIONS 


Prima  Secundœ  juxta  Sanctum  Thomam  (suite). 

QUATRIÈME  TRAITÉ 

(suite) 
De   la   Grâce   (suite) 

Vr  MÉDITATION 

DE  LA  GRACE  ACTUELLE 

EN  PARTICULIER 

ET  PREMIÈREMENT  DE  LA  GRACE 

EXCITANTE  ET  SUFFISANTE 


SOMMAIRE 

La  Grâce  excitante  qui  est  aussi  une  grâce  suf- 
fisante consiste  dans  une  pieuse  pensée  de  V es- 
prit ou  dans  une  pieuse  affection  de  la  vo- 
lonté —  elle  est  donnée  a  tous  —  mais  dans 
une  plus  large  mesure  aux  uns  qu'aux  autres. 

I 

LA  Grâce  excitante  consiste  en  une  sainte  pen- 
sée par  laquelle  Dieu  éclaire  l'esprit  et  dans 
une    sainte    affection  par  laquelle    il    fortifie    la 

Bail.  t.  iv.  i 


LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 


volonté,  pour  qu'elle  puisse  aimer  tout  ce  qui  est 
vertu.  Mais  ces  saintes  pensées  qu'elle  inspire  sont 
d'une  merveilleuse  variété.  C'est  une  considéra- 
tion tantôt  sur  la  misère  de  cette  vie,  tantôt  sur 
l'affreuse  mort  et  sur  le  jugement  de  Dieu.  C'est 
quelquefois  une  réflexion  sur  la  laideur  du  péché. 
Quelqu'autre  fois,  c'est  la  pensée  d'aller  entendre 
un  prédicateur,  de  demander  conseil  à  un  homme 
vertueux  ou  de  lire  un  livre  de  piété.  Dans  cer- 
tains cas,  c'est  une  pensée  sur  l'excellence  de  la 
vérité  et  sur  le  bonheur  d'une  conscience  tran- 
quille :  dans  d'autres,  c'est  une  réflexion  sur  la 
consolation  qu'éprouvent  les  âmes  saintes  au  sortir 
de  ce  monde.  Enfin  cette  Grâce  peut  consister  dans 
une  méditation  sur  Dieu,  sur  ses  perfections  infi- 
nies, sa  bonté,  sa  miséricorde,  sa  justice,  ou  bien 
sur  Jésus-Christ,  sur  sa  charité,  sa  beauté,  son 
excellence,  sa  passion,  son  Ascension,  sa  gloire. 
Les  pieuses  affections  de  la  volonté  ne  sont  pas 
moins  variées.  Tantôt  c'est  un  dégoût  des  plaisirs 
de  cette  vie  et  un  sentiment  d'horreur  qu'éprouve 
l'homme  à  la  vue  du  misérable  état  dans  lequel  il 
se  trouve  :  tantôt  c'est  la  crainte  de  la  mort,  du 
jugement  et  de  l'enfer.  Saint  Prosper  d'Aqui- 
taine (i)  déclare  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  heureux 
que  cette  crainte  qui  est  la  mère  et  la  maîtresse 
de  la  sagesse.  Saint  Augustin  (2)  ajoute  même  qu'il 
est  nécessaire  que  la  crainte  entre  la  première, 
pour  que  la  charité  la  suive,  car  la  crainte  est  le 
remède   et  la   charité   est    la  santé.    Quelquefois 


1.  De  voc.  gent.  1.  2.  cap.  25. 

2.  Tract.  7.  in  Epist.  Joann. 


DE    LA    GRACE  3 


cette  pieuse  affection  consiste  dans  un  désir  subit 
de  changer  de  vie  et  d'imiter  les  plus  vertueux  : 
d'autres  fois  ce  sont  des  élans  vers  le  paradis,  une 
soudaine  complaisance  dans  les  perfections  de 
Dieu,  un  acte  d'ardent  amour  pour  Jésus-Christ. 
En  résumé  toutes  les  pensées  surnaturelles  qui 
surgissent  inopinément  dans  l'esprit  et  émeuvent 
la  volonté,  tout  ce  qui  excite  l'âme  et  la  réveille 
comme  en  sursaut,  pour  la  porter  à  la  vertu, 
appartient  à  la  Grâce  excitante.  L'occasion  qui  fait 
naître  ces  pensées  et  ces  affections  importe  peu, 
car  Dieu  qui  veut  le  salut  des  hommes  et  qui  a 
tout  créé  dans  ce  but,  se  sert  de  toutes  sortes 
d'occasions  pour  toucher  les  âmes.  Voilà  pourquoi 
ces  pensées  viennent  quelquefois  à  l'occasion 
d'une  prédication,  d'une  pieuse  conférence  ou  d'un 
entretien  avec  quelque  personne  spirituelle  ;  d'au- 
tres fois  en  lisant  un  livre,  en  assistant  à  l'agonie 
ou  à  la  mort  de  quelque  personne,  enfin  en  voyant 
l'exemple  des  bons  qui  nous  provoque  à  bien  faire, 
ou  celui  des  méchants  qui  produit  en  nous  des 
sentiments  d'horreur.  Il  est  même  arrivé  qu'un 
songe  dans  lequel  un  pécheur  se  croit  emporté 
par  les  démons  ou  saisi  entre  les  griffes  de  bêtes 
cruelles,  a  fait  sortir  ce  pécheur  de  son  assoupisse- 
ment spirituel  en  même  temps  que  de  son  som- 
meil, et  l'a  déterminé  à  faire  une  bonne  pénitence 
suivie  d'un  changement  de  vie.  La  vue  des  créa- 
tures fait  aussi  concevoir  sur  Dieu  de  beaux  senti- 
ments. C'est  pourquoi  le  même  saint  Prosper  (i) 
dit  que  les  Gentils  ont  eu  leurs  voix  prophétiques 


I.  L.  2.  de  voc.  geni.  c.  5, 


LA    THÉOLOGIE    AF'PECTIVË 


dans  les  services  et  dans  les  témoignages  que  ren- 
dent les  éléments  :  ce  qui  signifie  que  les  créatu- 
res inanimées  leur  ont  tenu  lieu  des  prophètes, 
pour  leur  enseigner  la  loi  de  Dieu.  Il  dit  ailleurs  (i)  : 
Tous  ceux  qui  vont  à  Dieu,  n'y  vont  qu'attirés  : 
ce  qui  les  attire,  c'est  la  vue  des  créatures,  le  récit 
des  œuvres  de  Dieu,  la  crainte,  la  joie,  le  plaisir 
de  la  lecture.  Qui  pourrait  énumérer  toutes  les 
affections  diverses  par  lesquelles  Dieu  se  fait  sentir 
à  l'âme  humaine,  pour  lui  faire  rechercher  ce 
qu'elle  fuyait,  aimer  ce  qu'elle  haïssait,  désirer  ce 
qu'elle  avait  en  dégoût  ? 

Or,  quelle  que  soit  l'occasion  dont  Dieu  se  sert 
pour  faire  pénétrer  dans  l'âme  ces  saintes  pensées 
et  ces  pieuses  affections,  elles  portent  toutes  un 
même  nom.  Elles  s'appellent  Grâces  de  vocation, 
parce  que  ce  sont  comme  des  voix  intérieures  par 
lesquelles  Dieu  appelle  à  la  pénitence  ou  à  la  per- 
fection. Elles  s'appellent  aussi  Grâces  excitantes, 
parce  qu'elles  excitent  la  volonté  au  bien;  préve- 
nantes, parce  qu'elles  viennent  sans  demander  à 
l'homme  son  assentiment  et  qu'ainsi  elles  le  pré- 
viennent; antécédentes  et  premières,  parce  qu'elles 
sont   ordinairement   suivies   d'autres   secours  (2). 

1.  L.  cont.  Collatorem. 

2.  La  Grâce  excitante  est  une  impulsion  intérieure 
consistant  dans  une  illumination  de  Tintelligence  et 
une  inspiration  de  la  volonté  -,  elle  a  pour  but  de  faire 
sortir  l'homme  du  péché,  de  la  torpeur  ou  de  l'état 
d'inertie  en  le  poussant  à  faire  une  action  sainte.  La 
Grâce  aidante^  quand  on  l'oppose  à  la  Grâce  excitante, 
est  celle  qui  aide  la  volonté  à  vouloir  et  à  faire  le  bien 
auquel  la  Grâce  excitante  l'a  soUicitée.  Ces  deux  Grâces 


DE   LA   GRACE 


Enfin,  on  les  appelle  Grâces  suffisantes  et  médici- 
nales, parce  que  avec  elles  l'homme  peut  faire  son 
salut  ou  tout  au  moins  obtenir  tout  ce  qui  lui  est 
nécessaire  pour  se  sauver.  Elles  le  mettent  en  état 
de  suivre  la  bonne  voie  et  commencent  la  guérison 
de  ses  maladies  spirituelles  qui  sont  l'ignorance 
de  ce  qu'il  devrait  savoir  et  le  désir  de  ce  qu'il  ne 
convient  pas  d'aimer.  C'est  pour  cela  qu'elles  con- 
sistent dans  une  lumière  qui  descend  dans  l'esprit 
pour  guérir  son  ignorance  et  dans  de  pieuses  affec- 
tions qui  s'emparent  de  la  volonté,  pour  faire  con- 
trepoids à  ses  inclinations  terrestres.  C'est  ce  que 

sont  clairement  indiquées  dans  les  deux  passages  sui- 
vants des  Saintes  Ecritures  :  «  Je  me  tiens  à  la  porte  et  je 
«  frappe,  »  (Apoc.  m,  20.)  —  «  L'Esprit  de  Dieu  aide 
«  notre  faiblesse.  »  (Rom.  viii,  26.)  La  principale  diffé- 
rence entre  ces  deux  Grâces  consiste  en  ce  que  la 
Grâce  excitante  est  en  nous  sans  notre  concours, 
car  il  ne  dépend  pas  de  notre  volonté  que  nous  soyons 
excités  au  bien,  tandis  que  la  Grâce  aidante  est  en  nous 
et  exige  notre  concours  ;  il  n'y  a  pas  de  Grâce  aidante 
sans  le  libre  consentement  de  la  volonté.  —  Les  Théo- 
logiens distinguent  aussi  la  Grâce  prévenante  et  la  Grâce 
subséquente^  dont  l'Ecriture  fait  mention  fréquemment  : 
«  Sa  miséricorde  me  préviendra.  »  (Ps.  lviii,  ii.)  — 
«  Votre  miséricorde  me  suivra  tous  les  jours  de  ma  vie.  » 
(Ps.  XXII,  8.)  Le  Concile  de  Trente  assigne  à  la  Grâce 
prévenante  le  même  rôle  qu'à  la  Grâce  excitante,  quand 
«  il  déclare  qu'il  faut  chercher  le  principe  de  la  justifica- 
«  tion  des  adultes  dans  la  Grâce  de  Dieu  qui,  par  les 
«  mérites  de  Jésus-Christ,  les  prévient.,  ou  dans  la  voca- 
«  tion  divine  qui  les  appelle...  »  (Sess.  6,  ch.  5.)  D'ail- 
leurs aucune  Grâce  ne  mérite  le  nom  de  prévenante 
plus  que  la  Grâce  excitante  qui  prévient  en    effet  tout 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


confirme  saint  Augustin  (i)  quand  il  dit  que  de- 
mander à  Dieu  la  Grâce  n'est  pas  autre  chose 
que  lui  demander  de  nous  faire  voir  ce  qui  nous 
était  caché  et  de  nous  faire  trouver  doux  et  suave 
ce  qui  nous  était  pénible.  Le  saint  Docteur  parle 
ainsi  de  la  Grâce  excitante  considérée  dans  son 
plus  parfait  état,  et  non  pas  dans  ses  débuts  et 
comme  dans  son  enfance,  où  elle  comprend  alors 
des  sentiments  de  crainte,  qui  préparent  la  voie  à 
la  charité  et  à  la  suavité  intérieure. 

Admirez  en  ceci  la  bonté  de  Dieu  qui  se  sert, 
pour  nous  élever  au  ciel,  de  voies  si  douces,  c'est- 
à-dire  des  pensées  et   des  affections  qu'il   excite 

consentement  de  la  volonté.  La  Grâce  prévenante  est 
donc  celle  qui  prépare  la  volonté  à  vouloir  le  bien,  la 
Grâce  subséquente  est  celle  qui  fait  que  la  volonté 
ainsi  préparée  veut  actuellement  le  bien.  —  Le  Concile 
de  Trente  fait  encore  mention  de  la  Grâce  antécédente 
et  de  la  Grâce  concomitante  (sess.  6.  ch.  i6);  <i  Jésus- 
«  Christ,  lui-même^  dit-il,  répand  incessamment  en  ceux 
«  qui  sont  justifiés  sa  vertu,  vertu  qui  toujours  précède, 
«  accompagne  et  suit  leurs  bonnes  œuvres  »,  par  où  on 
voit  que  cette  troisième  division  de  la  Grâce  a  le  même 
sens  que  les  deux  précédentes.  —  De  plus  comme  le 
dit  saint  Thomas  (I.  II.  q.  6  xi.  art.  3.  ad  2)  la  Grâce 
excitante,  prévenante  et  antécédente  est  en  soi  la  même 
chose  que  la  Grâce  aidante,  subséquente  et  concomi- 
tante ;  ces  dénominations  diverses  indiquent  simple- 
ment des  eiîets  différents  :  ainsi  la  Grâce  excitante 
devient  Grâce  aidante,  quand  la  volonté  cède  librement 
aux  sollicitations  de  la  Grâce  et  donne  son  consente- 
ment. 

I.  L.  3.  de peccat.  merit.  et  remiss.  c.  19. 


DE    LA    GRACE 


dans  nos  âmes  à  toute  occasion.  Peut-on  souhaiter 
un  procédé  plus  suave  ?  «  Oh  !  Seigneur  !  grande 
est  r abondance  de  votre  douceur.  »  (Ps.  3o).  Vous 
êtes  le  Dieu  très  grand  et  très  haut  qui,  par  l'inef- 
fable hauteur  de  votre  majesté,  de  votre  sagesse 
et  de  votre  bonté  infinie,  défiez  toutes  nos  concep- 
tions et  toutes  nos  paroles  ;  et  cependant  vous 
faites  tout  pour  un  homme  vil  et  misérable  ;  ne 
voulant  pas  faire  violence  à  sa  liberté,  vous  Tatti- 
rez  à  vous  par  de  suaves  attraits  et  vous  voulez 
qu'il  vous  obéisse  de  plein  gré,  parce  que  sans  la 
volonté  on  ne  fait  aucun  bien  qui  vous  soit  agréa- 
ble. O  Seigneur  très  doux  et  très  bon,  donnez-moi 
tous  les  jours  de  ma  vie  ces  Grâces  excitantes  et 
ne  me  privez  pas  de  ces  lumières  intérieures  ni  de 
ces  pieuses  affections  ;  ou  bien  maintenez-moi 
toujours  dans  la  crainte,  comme  un  bon  père  y 
maintient  ses  enfants,  afin  qu'ils  demeurent  dans 
le  devoir  ;  ou  bien  encore  faites-moi  trouver  tant 
de  goût  et  de  douceur  dans  la  pratique  de  la  vertu, 
que  tout  le  reste  me  semble  pénible  et  amer. 
Donnez-moi,  Seigneur,  une  connaissance  claire 
de  ce  que  j'ai  à  faire  et  une  suavité  victorieuse, 
pour  n'aimer  que  vous  seulement,  mon  Dieu. 
Soyez  pour  moi  plus  doux  que  tous  les  plaisirs 
mondains  ;  je  n'aimerai  plus  alors  les  créa- 
tures, mais  vous,  qui  êtes  mon  vrai  bien  et  ma 
béatitude. 

II 

Considérez  que  Dieu  n'est  pas  avare  pendant  la 
durée  de  cette  vie  des  Grâces  excitantes  et  suflisan- 
tes,  mais  qu'il  les  donne  en  temps  et  lieu  à  tous  ceux 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


qui  sont  parvenus  à  l'âge  de  raison.  «  //  éclaire^ 
«  dit  saint  Jean,  tout  homme  venant  en  ce  monde^  » 
(chap.  i).  —  «  Là  ou  a  abondé  le  mal^  a  sura- 
«  bondé  la  Grâce,  »  dit  saint  Paul  (Rom.  5).  Sa 
Providence  surnaturelle  s'exerce  sur  toutes  les 
créatures  raisonnables  en  leur  fournissant  tout  ce 
qui  est  requis  et  qui  suffit  pour  arriver  à  leur  fin 
dernière.  C'est  aussi  un  effet  de  la  miséricorde  de 
l'Homme-Dieu,  Jésus-Christ,  qui  est  mort  pour 
tous  les  hommes  de  la  terre  sans  exception  et  pour 
acquérir  à  tous,  même  aux  réprouvés,  aux  fidèles 
et  aux  infidèles  (i)  des  moyens  suffisants  de  salut 
d'abord  (2)  et  puis  à  ceux  qui  feront  un  bon  usage 

1.  La  proposition  suivante  a  été  condamnée  par  le 
pape  Alexandre  VIII:  «  //  s'est  offert  à  Dieu,  en  sacri- 
«  fice,  pour  nous,  non  pas  pour  les  élus  seuls,  mais  pour 
«  tous  les  fidèles  et  seulement  pour  eux.  »  (prop.  4.) 

2.  Le  pape  Alexandre  VIII  a  condamné  également 
cette  autre  proposition  :  «  Les  païens,  les  Juifs,  les 
«  hérétiques  et  autres  de  ce  genre,  ne  reçoivent  absolument 
«  aucune  influence  de  Jésus-Christ  :  aussi  a-t-on  le  droit 
«  de  conchire  de  là  qu'ils  Ji'ont  qiiune  volonté  impuissante 
«  et  dépourvîie  de  toute  grâce  suffisante  »  (prop.  5.)  — 
Autres  propositions  condamnées  par  le  pape  Clé- 
ment XI  :  «  L'homme  ne  reçoit  aucune  grâce  si  ce  n'est 
«  par  la  foi  »  (26.)  —  «  La  foi  est  la  première  grâce  et  la 
«  source  de  toutes  les  autres  »  (27.)  —  «  Hors  de  l'Eglise 
«  Dieu  n'accorde  aucune  grâce  »  (29).  —  Comment  con- 
cilier cette  doctrine  avec  celle  du  Concile  de  Trente  qui 
dit  (sess.  6.  ch.  8)  que  la  foi  est  «  le  commencement  du 
«  salut  de  l'homme,  le  fondement  et  la  racine  de  la  justi- 
«  ftcation,  sans  laquelle  il  est  impossible  de  plaire  à 
«  Dieu.  »  Dans  ce  texte  il  est  question  de  la  justification 


DE    LA    GRACE 


de  ces  moyens,  la  vie  éternelle.  Sans  cela,  il  ne 
serait  pas  le  chef  de  tous  les  hommes  ;  son  obéis- 
sance aurait  des  eflets  moins  étendus  que  la  déso- 
béissance d'Adam  dont  toutes  les  âmes  ont  ressenti 
le  contre-coup,  excepté  celle  de  la  Vierge  imma- 

formelle  et  parfaite  du  pécheur  et  des  dispositions  pro- 
chaines à  cette  justification  qui  sont  la  foi  en  premier 
lieu,  puis  la  crainte,  l'espérance,  un  commencement 
d'amour,  la  haine  du  péché  et  enfin  le  ferme  propos  de 
mener  une  meilleure  vie.  Mais  le  Concile  est  si  loin 
d'affirmer  qu'avant  la  foi  formelle^  Dieu  ne  donne 
aucune  Grâce,  qu'il  déclare  nettement  que  Dieu  prépare 
les  âmes  à  la  foi  par  sa  Grâce,  quand  il  dit  (sess.  6. 
ch.  6)  :  «  Excités  et  aidés  par  la  grâce  divine ^  et  concevant 
«  la  foi  de  l'ouïe,  ils  se  portent  librement  vers  Dieu. . .  » 
Avant  la  foi  formelle,  il  y  a  chez  l'infidèle  un  commen- 
cement de  foi  ;  ce  commencement  de  foi  comprend  tous 
les  actes  que  produit  l'homme  depuis  l'instant  où  il  a 
une  certaine  connaissance  de  la  révélation  et  qui  ten- 
dent à  la  foi  formelle  ;  ces  actes  sont  soit  «  une  pieuse 
«  inclination  à  croire  »j  inclination  que  le  Concile 
d'Orange  appelle  lui-même  «  un  commencement  de  foi  » 
(can.  ^),  soit  le  jugement  par  lequel  «  nous  décidons 
«  préalablement  qu'il  est  raisonnable  de  croire  »,  juge- 
ment que  saint  Augustin  (lib.  de  prœd.  sanct.  c.  2.  n.  5) 
appelle  également  «  un  commencement  de  foi  »,  soit 
enfin  toutes  les  dispositions  par  lesquelles  Tâme  se 
prépare  graduellement  à  concevoir  la  foi,  telles  que 
l'application  de  l'intelligence  à  bien  saisir  les  raisons  de 
croire,  le  désir  de  connaître  la  vraie  révélation  dont  on 
n'a  encore  qu'un  vague  soupçon,  la  prière  qui  a  pour 
but  d'obtenir  de  bien  la  connaître,  toutes  choses  que 
saint  Augustin  nomme  «  des  commencements  et  des  ger- 
«  mes  de  foi  »  (lib.  i.  ad  Simplic.  q.  2.  n.  2.)  La  foi 
formelle  qui   consiste  dans  l'assentiment  de   l'esprit  à 


LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


culée.  Saint  Prosper  d'Aquitaine  (i),  le  meilleur 
disciple  de  saint  Augustin  et  le  plus  ardent  défen- 
seur de  la  doctrine  de  ce  grand  saint  sur  la  Grâce, 
dit  à  ce  sujet  que  Dieu  n'a  pas  pris  moins  de  soin 
d'aider  les  âmes  que  de  nourrir  les  corps,  dans  tous 
les  temps,  soit  avant,  soit  après  le  déluge,  sous  la 
loi  mosaïque  comme  sous  la  loi  évangélique.  Il  a 
pourvu  de  moyens  de  salut  tous  les  hommes,  car 
il  est  mort  absolument  pour  tous.  Saint  Augus- 

une  vérité  révélée  à  cause  de  l'autorité  de  Dieu  qui  l'a 
révélée  est  précédée  et  préparée  par  ces  commence- 
ments de  foi  ;  or,  il  a  été  défini  contre  les  Seraipéla- 
giens  que  de  tels  actes  exigeaient  la  Grâce.  D'où  il 
résulte  qu'avant  la  foi  formelle  Dieu  donne  des  Grâces 
intrinsèquement  surnaturelles.  La  Constitution  Auctorem 
fidei  condamne  sous  le  n°  XXII  «  la  proposition  qui 
«  enseigne  que  lafoi^  qui  est  le  point  de  départ  de  la  série 
«  des  grâces  et  par  laquelle  Dieu  nous  fait  entendre  le 
«  premier  appel  vers  le  salut  et  vers  l'Eglise,  est  Vexcel- 
«  lente  vertu  de  foi  elle-même  par  laquelle  les  hommes  sont 
«  appelés  et  deviennent  en  réalité  des  fidèles  ;  comme  si 
«  avant  cette  poi.  Dieu  ne  donnait  pas  la  grâce  qui  précède 
«  la  foi,  comme  elle  prévient  la  volonté.  D'après  saint 
«  Aîigustin  (de  dono  persever.  cap.  i6.  n.  41)  une  telle 
«  proposition  est  suspecte  d'hérésie  et  sent  l'hérésie,  elle  a 
«  été  déjà  condamnée  parmi  les  propositions  de  Quesnel 
«  et  elle  est  fausse.  »  —  Avant  ces  commencements  de 
foi,  Dieu  ne  donne  à  l'infidèle  aucune  Grâce  intrinsèque- 
ment surnaturelle  (quoad  substantiam),  mais  des  Grâces 
surnaturelles  seulement  quant  à  la  manière  dont  elles 
sont  accordées  (quoad  modumj,  au  moyen  desquelles  il 
peut  accomplir  non  pas  des  œuvres  surnaturelles,  mais 
des  œuvres  moralement  bonnes  de  l'ordre  naturel. 


I.  L.  2.  de  voc.  gent,  c.  10,  14  et  i6. 


DE    LA    GRACE 


tin  (i)  lui-même  dit  :  Le  sang  de  Jésus-Christ  a 
été  versé  pour  toi,  si  tu  le  veux  :  sinon,  il  n'a  pas 
coulé  pour  toi.  Philippe,  chancelier  de  l'Université 
de  Paris  remarque  que  le  Saint-Esprit  est  com- 
paré à  l'air,  par  exemple  dans  ce  passage  :  «  fai 
«  ouvert  la  touche  et  fat  attiré  l'Esprit^  » 
(Ps.  1 18);  parce  que,  dit-il,  de  même  que  rien  n'est 
plus  nécessaire  à  tous  les  hommes  et  en  même 
temps  plus  commun  que  l'air,  ainsi  Dieu  n'offre 
rien  aux  hommes  d'une  manière  plus  générale  que 
le  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  que  les  Grâces  exci- 
tantes qui  viennent  de  lui.  Les  hommes  ne  les 
reçoivent  cependant  pas  à  tous  les  instants  de 
leur  vie  ;  car  ce  sont  des  éclairs  qui  brillent  et 
disparaissent  aussitôt,  ce  sont  des  touches  du  ciel 
et  du  doigt  de  Dieu,  qui  frappent  par  intervalles 
et  à  diverses  reprises.  C'est  pourquoi  quand  bien 
même  les  hommes  seraient  attentifs  à  toutes  les 
pensées  et  à  tous  les  mouvements  de  leur  âme,  ils 
ne  se  trouveraient  pas  toujours  excités  par  la 
Grâce.  Dieu  leur  donne  le  temps  de  dormir  et  de 
traiter  leurs  affaires  ;  il  n'envoie  ces  secousses 
intérieures  que  dans  le  temps  et  dans  le  lieu  qu'il 
lui  plaît  de  choisir.  Ils  peuvent  néanmoins,  chaque 
jour  et  à  chaque  heure  du  jour,  opérer  leur  salut, 
en  vertu  des  Grâces  (2)  autrefois  reçues  et  en  vertu 

1.  Serm.  31. 

2.  La  Grâce  peut  être  donnée  à  l'homme  ou  pour 
qu'il  évite  le  péché  et  obéisse  à  une  loi  surnaturelle  ou 
pour  qu'il  se  convertisse.  Dans  le  premier  cas  il  reçoit 
la  Grâce  à  l'instant  même  où  la  tentation  le  presse  ou 
bien  au  moment  il  doit  obéir  à  cette  loi,  parce  que  sans 


12  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

de  celles  que  la  Providence  leur  fournit  ou  leur 
fournira  à  l'avenir.  C'est  pourquoi  il  n'est  pas 
bien  sur  que  l'homme  reçoive  la  dernière  bonne 
pensée  quelque  temps  avant  de  mourir,  ainsi  que 
la  dernière  émotion  de  la  volonté,  après  laquelle 
Dieu  le  rejetterait  et  l'abandonnerait.  Il  est  plutôt 
à  croire  que  la  dernière  Grâce  arrive  à  l'article  de  la 
mort,  oii  les  méchants  en  ont  un  plus  grand  besoin 
et  où  ils  sont  réduits  à  une  extrême  nécessité,  dans 
laquelle  Dieu  n'abandonne  jamais  les  âmes. 

Puisque  telle  est  la  conduite  de  Dieu,  les  âmes 

la  Grâce  ces  deux  actes  lui  seraient  absolument  impos- 
sibles. Dans  le  second  cas,  la  Grâce  n'est  pas  accordée 
à  l'homme  à  tout  instant  ;  Dieu  est  dans  l'attitude  de 
quelqu'un  qui  «  se  tient  à  la  porte  et  qui  frappe,  > 
(Apoc.  III),  il  persiste  à  demeurer  sur  le  seuil  de  la 
porte,  mais  il  ne  frappe  pas  à  tout  instant  :  il  frappe  au 
moment  opportun.  Or  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  la 
Providence  divine  considère  comme  le  moment  oppor- 
tun, celui  où  l'homme  est  excité  au  bien  par  des  causes 
extérieures,  telles  que  la  prédication,  les  exemples  des 
Saints,  les  bienfaits  divins,  les  malheurs  de  la  vie  et 
qu'avec  ces  excitations  extérieures  il  fait  coïncider 
l'excitation  intérieure  de  sa  Grâce,  parce  que  cette 
excitation  extérieure  est  comme  la  cause  seconde 
chargée  par  Dieu  de  produire  un  tel  effet,  qu'elle  ne 
peut  néanmoins  produire  sans  l'excitation  intérieure 
qui  représente  le  concours  nécessaire  de  Dieu.  Cette 
manière  d'agir  ordinaire  de  la  Providence  de  Dieu  nous 
est  indiquée  dans  les  textes  suivants  :  «  Donc  la  foi 
«  vient  de  ce  qu'on  a  entendu,  et  on  a  entendu  parce  que  la 
«  parole  de  Jésus-Christ  a  été prêchée.  »  (Rom.  X,  17).  — 
«  Le  Seigneur  est  proche  de  ceux  dont  le  cœur  est  affligé.  » 
(Ps.  XXXIII,  19.) 


t)Ë   LA   GRACE 


réprouvées  n'ont  à  se  plaindre  que  d'elles- 
mêmes  et  de  leur  résistance  aux  attraits  de  la 
Grâce.  Les  inspirations  surnaturelles  ne  leur  ont 
pas  manqué  :  si  elles  y  eussent  été  dociles,  elles 
auraient  obtenu  la  rémission  de  leurs  péchés.  Il 
est  donc  vrai  que,  si  elles  ne  se  sont  pas  sauvées, 
c'est  qu'elles  ne  l'ont  pas  voulu,  alors  qu'il  leur 
était  possible  de  le  vouloir.  Si  les  adversaires  de 
la  Grâce  suffisante  avaient  bien  réfléchi  là-dessus, 
ils  n'auraient  peut-être  pas  soutenu  une  doctrine 
si  injurieuse  à  la  bonté  de  Dieu.  Car  ce  n'est  pas 
avoir  une  idée  digne  de  lui,  que  de  dire  simple- 
ment qu'il  n'est  pas  injuste  et  qu'il  ne  fait  tort  à 
personne,  quand  il  refuse  la  Grâce  suffisante,  en 
punition  du  péché  originel  ou  des  péchés  person- 
nels. Pour  que  Dieu  soit  bon  et  miséricordieux 
comme  il  l'est,  il  ne  suffit  pas  qu'il  ne  soit  ni 
injuste  ni  cruel.  «  Mépriseras-tu^  dit  saint  Paul 
«  à  un  réprouvé,  les  trésors  de  sa  bonté  et  de  sa 
«  patience  ?  par  ta  dureté  et  par  ton  cœur  irnpé- 
«  nitent  tu  amasses  sur  ta  tête  un  trésor  de 
«  peines  pour  le  jour  de  la  colère.  »  (Rom.  2.)  La 
bonté  de  Dieu  est  donc  grande,  même  à  l'égard 
des  réprouvés.  «  Il  j ait  briller  son  soleil  sur  les 
«  bons  et  sur  les  méchants.  »  Il  cultive  une  vigne 
qui  ne  lui  rapportera  jamais  de  fruits  :  c'est  pour 
cela  qu'il  dit  :  «  Qu'ai-je  pu  faire  à  ma  vigne  que 
«  je  rC  aie  point  fait  ?  »  (Is.  5.)  Le  Fils  de  Dieu  a 
prêché  aussi  à  des  réprouvés,  car  il  y  en  a  eu 
parmi  ceux  qui  assistaient  à  ses  discours  :  ce  qui 
eût  été  aussi  absurde  que  d'exhorter  un  tronc 
d'arbre  à  marcher,  ou  un  bœuf  à  voler  s'ils  n'eus- 
sent pas  eu  les  moyens  suffisants  de  se  rendre  à 


14  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

ses  exhortations.  Oseront-ils  dire  que  Judas  a 
manqué  de  Grâces  suffisantes,  lui  qui  a  vécu  dans 
la  société  du  Fils  de  Dieu  et  qui  en  a  reçu  tant  de 
caresses  ?  Le  grand  saint  Cyrille  (i)  dit  qu'il  avait 
autant  de  Grâces  que  les  autres  Apôtres,  mais 
ceux-ci  coopérèrent  à  la  Grâce  et  furent  sauvés. 
Un  autre  auteur  (2)  dit  que  David  le  maudit 
trente  fois  dans  un  de  ses  Psaumes  (Ps.  108), 
parce  qu'il  résista  autant  de  fois  aux  remon- 
trances de  Jésus-Christ.  Saint  Augustin  (3)  ajoute 
qu'il  jeta  l'argent  qui  lui  avait  été  donné  comme 
prix  de  la  trahison  de  Jésus-Christ  et  qu'il  ne 
connut  pas  à  quel  prix  Jésus-Christ  l'avait  ra- 
cheté. 

Ainsi,  Dieu  très  grand  et  dont  la  Providence  est 
admirable,  vous  témoignez  votre  bonté  à  toutes 
les  créatures;  même  celles  qui  vous  détestent,  ne 
laissent  pas  de  recevoir  vos  bienfaits  et  d'être 
suffisamment  invitées  à  votre  banquet  céleste. 
Vous  ressemblez  au  soleil  qui  éclaire  même  les 
peuples  qui  le  maudissent.  O  bonté  suprême,  con- 
tinuez de  répandre  toujours  ainsi  vos  bienfaits  ; 
remplissez  toujours  tous  les  cœurs  de  vos  bénédic- 
tions par  lesquelles  vous  les  prévenez.  Maudits 
soient  donc  ceux  qui  attaquent  vos  jugements, 
sous  prétexte  que  votre  secours  leur  a  fait  défaut. 
Qu'on  les  tienne  pour  des  ingrats  et  des  menteurs 
ceux  qui  disent  qu'ils  ne  peuvent  ni  se  convertir 
ni  aimer  vos  saintes  lois.  Les  malheureux  !  ne  leur 

I.  L.  2.  in  Joann. 

1.  Pascasius.  1.  12.  in  Mattli. 

),  In  Psal.  68. 


DE    LA    GRACE  l5 


suffit-il  pas  d'être  criminels  à  vos  yeux,  et  faut-il 
qu'ils  se  fassent  encore  vos  injustes  accusateurs  ? 
Je  confesse  donc,  Seigneur,  qu'à  tous  vous  donnez 
les  moyens  suffisants.  O  Rédempteur  du  monde 
entier,  «  Sauveur  de  tous  les  hommes,  et  princi- 
«  paiement  des  fidèles^  »  (Tim.  4),  je  remercie 
votre  très  abondante  charité  et  je  fais  un  ferme 
propos  d'employer  toute  la  puissance  de  ma 
liberté  excitée  par  votre  Grâce,  à  correspondre 
fidèlement  à  cette  Grâce  jusqu'à  la  mort. 

III 

Considérez  néanmoins  que  ces  Grâces  sont  dis- 
tribuées d'une  manière  inégale,  et  plus  abondam- 
ment aux  uns  qu'aux  autres.  C'est  la  doctrine  de 
saint  Thomas  (i).  Dieu  excite  l'homme  par  sa 
Grâce,  mais  d'une  manière  qui  n'est  pas  la  même 
pour  tous  :  quelquefois  il  excite  à  une  bonne 
action,  mais  imparfaite,  qui  sert  néanmoins  de 
préparation  à  la  Grâce  sanctifiante  ;  quelquefois  il 
excite  à  une  action  parfaite  qui  est  immédiatement 
suivie  de  la  collation  de  la  Grâce  sanctifiante,  selon 
cette  promesse  :  «  quiconque  écoute  mon  Père 
et  reçoit  sa  parole,  vient  à  moi.  »  (Jean.  6.)  De  là 
la  nécessité  de  diviser  la  Grâce  excitante  et  suffi- 
sante en  Grâce  initiale  ou  naissante  par  laquelle 
l'âme  n'est  excitée  qu'à  la  crainte  et  aux  moindres 
vertus,  et  en  Grâce  adulte  ou  parfaite,  par  laquelle 
l'àme  est  excitée  à  la  charité.  De  plus,  la  Grâce  est 
donnée,  dit  Richard  de  saint  Victor  (2),  aux  uns 

1.  Quœst.  112,  art.  2,  ad  2. 

2.  Serai,  de  Sp,  S. 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


par  infusion,  c'est-à-dire  comme  goutte  à  goutte  ; 
aux  autres  avec  diffusion,  ce  qui  signifie  qu'ils  en 
sont  remplis,  aux  autres  enfin  avec  effusion,  c'est- 
à-dire  avec  surabondance.  C'est  pourquoi  les  Théo- 
logiens distinguent  communément  trois  sortes  de 
Grâce  excitante,  qui  sont  le  secours  spécial,  le 
secours  plus  spécial  et  le  secours  très  spécial.  Les 
Grâces  de  la  première  catégorie  auxquelles  la  na- 
ture résiste  facilement,  ne  lui  donnent  pas  une 
inclination  au  bien  supérieure  à  celle  que  le  vice 
et  la  corruption  lui  donnent  pour  le  mal  :  avec 
elles  la  nature  demeure  comme  en  équilibre 
et  dans  un  état  tel  qu'elle  peut  se  décider  facile- 
lement  pour  le  mal  et  que  rarement  elle  se  déci- 
dera pour  le  bien.  Les  Grâces  de  la  seconde 
catégorie  qui  sont  plus  fortes  et  plus  abondantes, 
font  pencher  la  volonté  beaucoup  plus  du  côté  de 
la  vertu  que  du  côté  du  péché  :  aussi  la  volonté  ne 
peut-elle  pas  s'y  soustraire  aisément,  bien  qu'il 
lui  arrive  encore  quelquefois  d'y  résister  et  de  se 
porter  au  mal,  mais  c'est  avec  je  ne  sais  quelle 
peine  et  quel  regret,  car  elle  se  sent  pressée 
de  bien  faire  par  ces  secours  plus  abondants. 

Les  Grâces  de  la  troisième  catégorie  consistent 
dans  un  secours  très  spécial  et  dans  une  plénitude 
de  force  qui  s'empare  de  la  volonté  avec  une  dou- 
ceur si  puissante  qu'elles  sont  toujours  efficaces  et 
qu'elles  élèvent  toujours  la  nature  à  une  perfec- 
tion céleste.  Les  cœurs  même  les  plus  durs,  si  une 
telle  Grâce  leur  est  accordée,  n'y  résistent  jamais. 
Telles  furent  les  Grâces  que  reçut  la  Sainte  Vierge 
et  aussi  quelques  âmes  d'élite,  que  Dieu  voulut 
favoriser  exceptionnellement.  C'est   un    fait   que 


t)Ë    LA    GRACE  17 


prouve  rexpérience,  car  nous    constatons   d'une 
manière  évidente  que  les  uns  ont  beaucoup  plus 
de  saintes  pensées  et  de  pieuses  affections  que  les 
autres.  Et  afin  que  nous  ne  conservions  là-dessus 
aucun  doute,    l'Ecriture    Sainte    nous    offre    des 
exemples  d'une  telle  Grâce.  Elle  nous  révèle  que 
les    habitants   des   cités  opulentes   de  Tyr  et  de 
Sidon,  n'eurent  jamais  des  Grâces  aussi  puissantes 
que  les  Juifs  de  Bethsaïde   et  de  Corozaïn  ;  elle 
ajoute  que,   s'ils  avaient  été  aussi  bien  partagés, 
ils  se  seraient  convertis  d'une  manière  admirable 
et  auraient  fait  pénitence  dans  les  haires  et  dans 
les  cilices.    Il  y  a   donc  des   âmes  favorisées  de 
Grâces  bien  supérieures  aux  secours  simplement 
suffisants  qui  sont  donnés  aux  autres.  Il  y  a  même 
des  nations  entières  pour   lesquelles  il  est  aussi 
évident  qu'elles  sont  plus  éclairées  que  d'autres, 
qu'il  est  manifeste  que  le  soleil  échauffe  et  éclaire 
davantage  certaines  parties  de  la  terre.  Elles  peu- 
vent dire  à  bon  droit  :  «  Dieu  rCa  point  traité 
«  ainsi  toutes  les  nations  et  ne  leur  a  point  révélé 
«  ses  jugements.  »  (Ps.   147).  Il  semble  que  Dieu 
a  voulu  que  l'ordre  surnaturel  fut  établi  sur  le  mo- 
dèle de  l'ordre  naturel,  où  il  a  créé  les  êtres  avec 
des  qualités  différentes  et  inégales,  afin  qu'il  y  eût 
parmi  eux   de   la  variété   et  que   de   cette  variété 
naquît  l'ordre  et  la  beauté.  Ainsi  nous  voyons  que 
les  étoiles  diffèrent  les  unes  des  autres  en  clarté, 
les  pierres  précieuses  n'ont  pas  toutes  le  même 
éclat  ni  le  même  prix  ;  il  y  a  des  plantes,  des  ani- 
maux,  des  corps  et  des  esprits  plus  parfaits  les 
uns  que  les  autres,  comme  parmi  les  hommes  il 
s'en  trouve  de  plus  riches  et  de  plus  heureux  les 

Bail,  t.  iv  2 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


uns  que  les  autres  :  c'est  ainsi  que  Dieu  Ta  voulu. 
Si  ces  faveurs  dans  Tordre  de  la  nature  ne  nous 
autorisent  pas  à  accuser  Dieu,  des  faveurs  sembla- 
bles dans  l'ordre  surnaturel  ne  nous  y  autorisent 
pas  davantage.  Puisque  en  réalité  toutes  les  âmes 
ont  des  Grâces  suffisantes  pour  se  sauver,  quel 
droit  auront-elles  de  se  plaindre,  si  Dieu  tout  en 
ne  leur  refusant  rien  de  ce  qui  leur  est  nécessaire, 
gratifie  quelques  âmes  de  faveurs  particulières  ? 
Ne  serait-ce  pas  pécher  par  envie  ?  Saint  Prosper 
d'Aquitaine  (i)  s'efforce  de  rendre  évidente  cette 
même  vérité,  par  la  comparaison  des  pères  qui 
aiment  quelqu'un  de  leurs  enfants  plus  tendre- 
ment, avant  même  d'avoir  examiné  les  mérites  de 
chacun  d'eux,  et  à  des  maîtres  qui  accordent  des 
faveurs  à  certains  de  leurs  serviteurs.  Si  nous  n'o- 
sons blâmer  une  telle  conduite,  faut-il  se  plaindre 
de  la  bienveillante  justice  du  souverain  Père  et 
vrai  Seigneur,  quand  nous  constatons  que  dans  sa 
grande  maison  toutes  choses  sont  variées  et  offrent 
d'innombrables  différences.  Enfin  saint  Pierre 
appelle  pour  ce  motif  la  Grâce  de  Dieu  «  multi- 
forme. »  (I,  Ep.  4).  (2). 

i.  L.  i,  De  voc.  Gent.,  c.  32. 

2.  Rien  n'est  plus  certain  que  l'inégale  distribution 
de  la  Grâce.  «  Les  Saintes  Lettres  nous  Vaffirment  d'une 
«  manière  si  claire^  dit  ^^W^xm^Vi  (de  grat.  et  lib.  arh.^ 
<<  1.  2,  c.  2),  çti'on  peut  à  bon  droit  s'étonner  qu'il  se  soit 
«  trouve'  un  seul  théologien  pour  le  nier.  Saint  Augus- 
«  tin  s'appuie  pour  le  prouver  sur  ce  texte  {Sag.  IV)  :  Il 

«  A  LTli  ENLEVt  DE  PEUR  Q.UE  SON  ESPRIT  NE  FUT  CORROMPU  PAR 
«    LA  MALICE  ET  Q.UE  LES  APPARENCES  TROMPEUSES    NE    SÉDUISIS- 

«  SENT  SON  AME.  //  est  évident  (jue  Dieu  ne  J  ait  pas  à  tons 


DE    LA   GRACE  I9 


Admirez  ici  la  Providence  surnaturelle  de  Dieu 
qui  a  à  sa  disposition  tant  de  moyens  pour  attirer  à 
elle  les  âmes.  Adorez  la  profondeur  des  jugements 

«  cette  grâce  de  les  ravir  à  ce  monde  avant  qu'ils  aient 
«  péché.  Saint  Augustin  s'appuie  aussi  sur  cet  autre 
'L  texte  (Matt.  XI)  :  Si  ces  miracles  avaient  été  accom- 

«  PUS  sous  LES  YEUX  DES  HABITANTS  DE  TyR  ET  DE  SiDON,  ILS 
«   AURAIENT    FAIT    PÉNITENCE    DANS    LA     CENDRE     ET    DANS    LE 

«  ciLicE.  Nous  voyons  par  là  que  Dieu  en  vertu  d'une 
«  décision  connue  de  lui  seul  et  qui,  quoique  juste 
«:  nous  étonne,  non  seulement  n'accorde  pas  à  tous  des 
«  grâces  égales,  mais  même  n'a  pas  vouhi  que  ceux  qu'il 
«  prévoyait  devoir  croire,  s'ils  étaient  témoins  des  miracles 
«  de  Jésus-Christ,  en  fussent  témoins  en  réalité  et  de  plus 
«  a  voulu  en  rendre  témoins  ceux  qu'il  prévoyait  ne 
«  devoir  jamais  croire,  quels  que  fussent  les  miracles 
«  qji'on  leur  montrât .  »  La  mesure  de  Grâce  accordée 
à  chacun  est  déterminée  uniquement  par  la  libre 
volonté  de  Dieu;  chacun  la  reçoit  «  selon  la  mesure  du 
«  DON  que  nous  fait  Jésus-Christ.  »  (Eph.  IV.)  — 
Néanmoins  «  Dieu  tient  compte  souvent,  dit  Suarez  (de 
«  grat.,  1.  4,  G.  10,  n.  10)  des  bonnes  œuvres  accomplies 
«  avec  le  secours  d'une  première  grâce  et  les  considère 
«  dans  le  pécheur  comme  de  vraies  dispositions  ;  il  excite 
«  en  effet  par  ses  inspirations  intérieures  à  faire  péni- 
«  tence  ceux  qui  prient  et  font  V  aumône,  plus  souvent  que 
«  ceux  qui  négligent  de  faire  de  telles  œuvres.  C'est 
«  en  ce  sens  qu'on  dit  que  l'aumône  remet  les  péchés.  Il  con- 
«  vient  d'en  dire  autant  du  pardon  des  injures  et  d'autres 
«  œuvres  semblables.  »  Même  variété  dans  la  manière 
dont  la  Grâce  excite  l'âme  au  bien.  «  Dieu,  dit  l'auteur 
«  du  livre  sur  la  vocation  des  Gentils,  prend  soin  de 
«  tous  les  hommes  et  leur  témoigne  à  tous  sa  bonté,  mais 
«  sous  des  formes  très  diverses  et  dans  une  mesure  iné- 
«  gale.  »  (Lib.  2,  ch.  31.) 


20  LA   THÉOLOGIE   AFfECTIVË 

de  Dieu  qui  favorise  plus  spécialement  certaines 
âmes  par  pure  bonté.  Louez  sa  magnificence  envers 
elles.  Bénissez  ces  âmes  que  Dieu  comble  de 
bénédictions  plus  abondantes.  Oh  !  que  ces  âmes 
favorites  du  Roi  de  gloire  doivent  être  chéries  et 
vénérées  !  Oh  !  que  celui  qui  serait  en  état  de 
les  distinguer  parmi  toutes  les  autres  devrait  leur 
témoigner  d'affection  et  de  respect  !  Gardez-vous 
bien  de  murmurer  contre  ces  inégalités  ;  car  si 
Dieu  fait  de  plus  grandes  miséricordes  aux  uns, 
non  seulement  il  ne  fait  pas  d'injustice  aux  autres, 
mais  il  leur  fait  même  miséricorde  en  leur  don- 
nant des  Grâces  suffisantes,  alors  qu'il  serait  libre 
de  n'en  point  donner  du  tout.  Souvenez-vous  de 
ces  paroles  de  saint  Augustin  (i)  :  Mais  pourquoi 
donc.  Dieu  traite-t-il  celui-ci  de  telle  façon  et 
celui-là  de  telle  autre  ?  «  O  homme  qui  es-tu  ?  » 
Croyons  bien,  quoique  nous  ne  puissions  pas  tout 
comprendre,  que  celui  qui  a  fait  les  créatures  cor- 
porelles et  les  créatures  spirituelles,  a  tout  disposé 
avec  poids  et  mesure  :  mais  nul  ne  peut  pénétrer 
les  jugements  de  Dieu.  Chantons  alléluia^  enton- 
nons en  son  honneur  un  cantique  de  louange  et 
cessons  de  dire  :  pourquoi  ceci  ?  pourquoi  cela  ? 

I.  L,  I.  ad  Simpl.  q.  2. 


DE    LA    GRACE 


Vir  MÉDITATION 

DIEU, 

PAR  SES  GRACES  PRÉVENANTES, 

RETIRE  DE  LA  MASSE 

DE  PERDITION 

TOUS  LES  HOMMES  PARVENUS 

A  L'AGE  DE  RAISON 

SOMMAIRE 

Dieu  ne  serait  pas  injuste  s'il  laissait  sans  se- 
cours tous  les  hommes  en  état  de  péché  — 
néanmoins  il  retire  de  la  masse  de  perdition 
tous  les  hommes^  en  ce  sens  qu'il  leur  offre 
quelque  moyen  d'en  sortir  —  pourquoi  tant 
d'âmes  sont  en  état  de  péché. 

I 

DIEU  ne  pourrait  être  accusé  d'injustice,  alors 
même  qu'il  abandonnerait  tous  les  hom- 
mes dans  l'état  de  péché  et  dans  la  masse  de 
perdition,  où  Adam  les  a  réduits,  sans  leur  offrir 
pour  les  en  retirer  le  secours  de  ses  Grâces  préve- 
nantes (i).  Le  Saint-Esprit  proclame  cette  vérité 
par  la  bouche   du  Sage  :   «  Qui  s'élèvera  contre 

I.  Bellarmin.  de grat.  et  lib.  arb.  1.  2.  c.  4. 


LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


«  votre  jugement,  ou  qui  vous  imputera  la  perte 
«  des  nations  que  vous  ave^  faites?  »  (Sag,  12.)  La 
raison  en  est  que  tous  les  hommes  naissent  infec- 
tés du  péché  originel,  qui  les  rend  «  enfants  de 
«  colère  »,  et  que  par  conséquent  Dieu  ne  leur 
doit  en  toute  justice  aucune  Grâce  et  aucune  fa- 
veur, mais  plutôt  des  châtiments  et  la  misère.  Et 
puis  la  Grâce  ne  serait  plus  la  Grâce,  c'est-à-dire 
une  faveur  spéciale,  si  elle  était  due.  Si  donc 
Dieu  laissait  les  hommes  dans  la  masse  de  perdi- 
tion où  les  a  précipités  le  péché  d'Adam,  nul  ne 
pourrait  l'accuser  d'injustice  pour  n'avoir  pas 
voulu  faire  miséricorde  à  qui  n'y  a  aucun  droit  (i). 
De  plus  si  Dieu  peut  refuser  de  faire  miséricorde 
à  ceux  qui  ont  contracté  le  seul  péché  originel,  à 
combien  plus  forte  raison  aurait-il  le  droit  de  ne 
pas  avoir  pitié  de  ceux  qui  ont  chargé  leur  cons- 
cience de  péchés  personnels,  c'est-à-dire  de  péchés 
qu'ils   ont   commis   en   abusant    de    leur    propre 

I.  C'est,  dit  Bellarmin  {de  grat.  et  lih.  arb.  1.  2.  c.  4) 
une  vérité  «  très  certaine  pour  quiconque  admet  sur  le 
«  témoignage  de  V Ecriture  Sainte  le  péché  originel  ;  car 
«  puisque  à  cause  du  péché  du  premier  homme  nous  nais- 
«  sons  tous  enfants  de  colère,  comme  l'enseigne  V Apôtre 
«  (Eph.  Il),  nous  n'avons  droit  qu'à  une  seule  chose,  qu'au 
«  châtiment.  Aussi  l'Esprit-Saint  dit-il  {?>zg.  XII):  Qui 
«  s'élèvera  contre  votre  jugement,  ou  qui  vous  accusera 
«  quand  vous  aurez  fait  périr  les  nations  que  vous  avez 
«  créées?  »  —  «  Le  genre  humain,  dit  saint  Thomas  (i.  2. 
«  q.  106.  a.  3.  ad  \)  a  mérité  par  le  péché  du  premier  père 
«  d'être  privé  du  secours  de  la  grâce  ;  donc  si  Dieti  la 
«  refuse,  il  fait  acte  de  justice;  s'il  la  donne,  il  fait  acte 
«  de  miséricorde f  comme  le  dit  saint  Augustin.  » 


DE    LA    GRACE  23 


liberté,  en  transgressant  volontairement  les  lois 
divines  et  en  méprisant  les  avertissements  inté- 
rieurs de  leur  conscience.  En  effet  les  péchés  per- 
sonnels sont  beaucoup  plus  graves  et  rendent  une 
âme  bien  plus  criminelle  devant  Dieu  que  le  péché 
originel  qui  est  le  moins  volontaire  de  tous  les 
péchés.  Ainsi  donc  on  n'aurait  pas  le  droit  de  se 
plaindre  de  Dieu,  si  le  pécheur,  en  punition  de  sa 
vie  coupable,  ne  recevait  de  lui  aucun  secours 
suffisant  pour  rentrer  en  grâce,  s'il  demeurait 
abandonné,  sans  se  connaître  lui-même,  sans  son- 
ger à  son  salut,  sans  espoir  de  pardon  ;  parce  que 
celui  qui  pèche  mortellement  après  le  baptême, 
mérite  d'être  à  tout  jamais  privé  de  la  Grâce  de 
Dieu  qu'il  a  une  fois  méprisée  ;  à  plus  forte  raison 
si  averti  et  excité  intérieurement  par  la  Grâce,  il  a 
refusé  de  se  convertir  et  a  entassé  péchés  sur  pé- 
chés (i). 

Cette  considération  m'apprendra  en  quel  déplo- 
rable état  le  péché  nous  réduit,  puisqu'il  nous 
prive  de  tout  droit  à  la  Grâce  divine  qui  seule 
peut  nous  retirer  de  ce  malheur.  Par  conséquent 
après  le  péché,  nous  n'avons  plus  qu'une  seule 
chose  à  faire,  c'est  de  nous  humilier  très  profondé- 
ment en  présence  de  la  miséricorde  divine  envers 
laquelle  nous  sommes  devenus  dépendants  à  un 
nouveau  titre,  car  ce  n'est  que  par  elle  seule  que 
nous  pouvons  sortir  du  péché  et  échapper  aux 
peines  qu'il  appartient  à  la  justice  de  Dieu  de 
nous  infliger.  Je  comprendrai  aussi  que  les  pre- 
mières Grâces   prévenantes  sont  toutes  gratuites 

1.  Jo.  DriedOj  de  capt.  et  redempt.  tract.  5. 


24  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

et  ne  nous  sont  dues  à  aucun  titre  qui  soit  fondé 
sur  nos  propres  mérites.  Dieu  les  donne  même  à 
ceux  qui  sont  ses  ennemis,  à  qui  il  ne  devrait  que 
son  mépris  et  sa  haine  éternelle  :  si  bien  qu'il  ne 
leur  ferait  aucune  injustice  s'il  les  en  privait  à 
tout  jamais  et  les  laissait  dans  la  masse  de  perdi- 
tion. O  Seigneur,  combien  gratuite  est  donc  votre 
miséricorde  envers  les  pécheurs  qui  sont  absolu- 
ment indignes  d'être  prévenus  de  vos  premières 
Grâces  excitantes  !  O  Seigneur,  puissions-nous 
vous  témoigner  un  amour  tout  spécial  pour  les 
premières  illuminations  dont  vous  avez  éclairé 
nos  intelligences  et  pour  les  premières  inspirations 
par  lesquelles  vous  avez  touché  notre  volonté  ! 

II 

Dieu  retire  les  hommes  de  la  masse  originelle 
de  perdition,  en  ce  sens  qu'il  les  délivre  de  l'im- 
puissance où  ils  se  trouvent  de  se  sauver,  en  leur 
donnant  quelque  moyen  d'en  sortir,  s'ils  le  veu- 
lent. Cette  vérité  découle  du  dogme  de  la  Provi- 
dence universelle  de  Dieu,  qui  s'étend  absolument 
à  tous  les  hommes  (i).  «  Vous  aime^,  dit  le  Sage, 

I.  Même  après  le  péché  originel,  Dieu  veut  le  salut  de 
tous  les  hommes  et  de  chaque  homme  en  particulier  ; 
il  le  veut  d'une  volonté  sincère,  mais  conditionnelle  et 
la  réalisation  de  cette  condition  qui  n'est  autre  chose 
que  l'observation  des  lois  divines,  dépend  de  la  liberté 
humaine,  «  Dieu  notre  Sauveiir,  dit  formellement  l'Apô- 
«  tre,  veut  que  tous  les  hommes  soient  sauvés  et  qu'ils 
«  parviennent  tous  à  la  connaissance  de  la  vérité.  7> 
(I.  Tim.  II,  I  et  suiv.)  —  En  conséquence  de  cette  vo- 
lonté, Jésus-Christ  est  mort  pour  tous  les  hommes  : 


DE    LA   GRACE  25 


«  toutes  les  choses  qui  existent  et  vous  ne  haïsse^ 
«  aucune  de  celles  que  vous  ave\  créées^  car  vous 
«  naveT;^  créé  les  êtres  que  parce  que  vous  les 
«  aimie^.  »  (Sap.  ii.)  Aussi  a-t-il  tout  d'abord  fait 
grâce  à  Adam,  qui  fut  la  source  du  péché  (i).  A 
plus  forte  raison  sa  miséricorde  donnera-t-elle  le 
moyen  de  sortir  du  péché  à  ceux  qui  en  ont  con- 
tracté la  souillure  sans  aucun  acte  de  leur  volonté, 
mais  par  la  volonté  d'autrui  :  ce  qui  rend  ce  péché 
d'autant  plus  digne  de  la  miséricorde  divine.  Il  y 
en  a  qui  disent  à  ce  sujet  que  Dieu  pouvait  sans 
injustice  laisser  les  hommes  dans  la  masse  de  per- 
dition. Oui  sans  doute  il  le  pouvait  ;  mais  n'est-il 
pas  plus  probable  que  lui  qui  est  prêt  à  pardonner 
les  crimes  les  plus  énormes  tels  que  les  homicides 
et  les  blasphèmes,  aura  aussi  voulu  pardonner 
à  tous  les  hom.mes  le  péché  originel  qui  les  rend 
moins  coupables  à  ses  yeux,  car  ils  n'y  ont  en  rien 
contribué,  si  ce  n'est  en  Adam,  leur  père  ?  Où 
serait  la  clémence  si  renommée  du  Père  éternel, 

c'est  le  même  Apôtre  qui  l'affirme  (I  Tim.  II,  5  et  6.) 
«  //  n'y  a  qu'un  Médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes^ 
«  Jésus-Christ^  qui  s'est  fait  homme,  et  qtii  s'est  livre 
«  lui-même  pour  la  rédemption  de  tous.  »  —  i)  Il  est  de  foi 
que  Dieu  ne  veut  pas  seulement  le  salut  des  prédestinés 
et  que  Jésus-Christ  n'est  pas  mort  pour  les  prédestinés 
seuls.  2)  Il  est  de  foi  également  que  Jésus-Christ  est 
mort  pour  tous  les  fidèles  (Péronne,  de  Deo,  n°  460.) 
3)  C'est  une  vérité  certaine  et  qui  touche  à  la  foi,  à  laquelle 
il  ne  manque  que  d'être  expressément  définie,  que 
Jésus-Christ  est  mort  absolument  pour  tous  les  hom- 
mes. 


I.  Catharin.  in  c.  iç  Ep.  ad  Rom. 


26  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

s'il  avait  décidé  d'abandonner  un  si  grand  nombre 
de  créatures  douées  d'àmes  raisonnables  à  la  per- 
dition éternelle  ?  Au  moins  devrait-il  en  retirer  de 
cette  masse  une  moitié,  afin  de  ne  pas  moins  faire 
éclater  sa  miséricorde  que  sa  justice.  Pourquoi 
Dieu  dans  un  pareil  cas  serait-il  plus  enclin  à  la 
sévérité  qu'à  la  miséricorde  ? 

Il  y  en  a  cependant  qui  disent  que  Dieu  ne 
retire  de  cette  masse  que  les  prédestinés  seuls  (i), 
et  que,  quant  aux  autres,  il  les  a  en  aversion,  bien 
qu'ils  soient  en  plus  grand  nombre  et  ne  veut  pas 
les  aider  à  sortir  du  péché.  Ils  vont  même  plus 
loin  :  quand  Jésus-Christ  mourait  sur  la  croix 
pour  le  salut  des  hommes,  il  considéra  que  tous 
avaient  un  égal  besoin  d'être  rachetés  par  ses 
mérites  :  néanmoins,  d'après  eux,  il  ne  voulut 
offrir  ces  mérites  que  pour  les  prédestinés  seuls,  il 
dédaigna  et  détesta  tous  les  autres,  repoussant  à 
jamais  toute  réconciliation  avec  eux.  Arrêtons-nous 
un  peu  ici  pour  constater  dans  quelles  absurdités 
tombent  les  esprits  prévenus.  Car  ou  les  mérites 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  étaient  suffisants 

I.  La  proposition  suivante  (y  de  Jansénius)a  été  con- 
damnée comme  fausse,  téméraire  et  scandaleuse  et  aussi 
comme  hérétique  si  on  l'entend  dans  ce  sens  que 
Jésus-Christ  n'est  mort  que  pour  sauver  les  prédesti- 
nés :  Voici  cette  proposition  :  «  C'est  éire  semi-pélagien 
«  que  d'affirmer  que  Jésus-Christ  est  mort  ou  a  versé  son 
«  sang  absolument  pour  tous  les  hommes.  »  Le  Conc.  de 
Trente  dit  (sess.  6,  ch.  3.)  «  Bien  que  (Jésus-Christ)  soit 
«  mort  pour  tous,  tous  cependant  ne  reçoivent  pas  le 
^  bénéfice  de  sa  mort,  mais  ceux-là  seulement  à  qui  le  mé- 
%  rite  de  sa  passion  est  communiqué...  » 


DE    LA    GRACE 


pour  racheter  tous  les  hommes,  ou  ils  n'étaient 
capables  que  de  racheter  les  prédestinés  seuls. 
Soutenir  cette  dernière  hypothèse,  ce  serait  faire 
injure  à  la  dignité  de  sa  Personne  infinie.  Mais 
dire  que  les  mérites  de  Jésus-Christ  étaient  suffi- 
sants pour  racheter  tous  les  hommes  et  que  néan- 
moins le  Sauveur  n'a  pas  voulu  en  faire  part  à 
d'autres  qu'aux  prédestinés,  n'est-ce  pas  en  vérité 
outrager  la  charité,  la  bonté  d'âme  de  Jésus- 
Christ,  la  meilleure  de  toutes  les  âmes  ?  N'est-ce 
pas  offenser  le  cœur  le  plus  aimant  de  tous  les 
cœurs  ?  N'est-ce  pas  porter  tous  les  hommes  à 
douter  que  Jésus-Christ  ait  songé  à  eux  ?  Quoi 
donc  1  il  ne  lui  en  aurait  pas  coûté  davantage,  car 
il  avait  versé  plus  de  sang  qu'il  n'en  fallait;  sa 
volonté  seule  aura  fait  défaut,  il  n'aura  pas  voulu 
les  aider  dans  leur  extrême  nécessité,  alors  qu'il 
n'avait  qu'à  vouloir  ?  Ainsi  donc  Dieu  d'après  eux 
nous  aurait  commandé  d'aimer  tous  les  hom- 
mes de  la  terre  sans  exception  et  de  procurer 
leur  salut,  et  Jésus-Christ  ne  l'aurait  pas  fait  ? 
Il  n'aurait  eu  aucune  charité  pour  ces  âmes 
innombrables  qu'il  pouvait  sans  nouvelle  peine 
racheter  comme  les  autres  !  Eussent-ils  agi  de  la 
sorte  s'ils  eussent  été  à  sa  place  ?  auraient-ils  eu 
assez  de  dureté  de  cœur  et  de  jalousie  pour  voir 
d'un  œil  tranquille  des  âmes  malheureuses,  sans 
avoir  personnellement  commis  aucun  péché,  sans 
avoir  transgressé  volontairement  aucune  loi  ? 

Mais  disent-ils,  Dieu  l'a  ainsi  voulu  pour  faire 
éclater  sa  justice  ;  comme  si  les  occasions  eussent 
manqué  à  Dieu  de  la  faire  éclater,  puisqu'il  devait 
y  avoir  un  si  grand  nombre  d'hommes  qui,  par  leur 


28  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

propre  malice  iraient  d'eux-mêmes  au-devant  de 
ses  coups.  N'y  a-t-il  pas  de  mauvais  chrétiens 
qui  ont  été  plusieurs  fois  retirés  du  péché  par  le 
baptême  et  par  les  autres  sacrements  et  qui  s'y 
plongent  de  nouveau  par  leur  propre  malice  ?  N'y 
a-t-il  pas  les  infidèles  qui  méritent  d'être  frappés 
par  cette  justice,  soit  qu'ils  connaissent  la  religion 
chrétienne,  soit  qu'ils  n'en  aient  jamais  entendu 
parler?  En  effet,  il  n'en  est  pas  un  qui  soit  privé 
de  toute  illumination  et  de  toute  inspiration  du 
ciel  :  avec  ce  secours,  il  peut  faire  des  actions 
bonnes  qui  lui  vaudraient  de  la  part  de  Dieu  des 
illuminations  et  des  inspirations  de  plus  en  plus 
nombreuses,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  entièrement 
chrétiens.  Ainsi  s'ils  demeurent  dans  leur  péché 
originel,  il  faut,  dit  saint  Prosper  (i),  l'attribuer  à 
leur  malice  et  à  leur  obstination,  car  Dieu  ne  leur 
fait  pas  défaut,  lui  qui  vient  au  secours  de  tous 
par  des  voies  innombrables,  les  unes  cachées,  les 
autres  manifestes.  Dieu,  dit  saint  Pierre,  use  de 
patience  à  votre  égard  (II  Pierr.  3)  car  «  //  ne  veut 
«  qu'aucun  périsse,  mais  que  tous  viennent  à 
«  la  pénitence.  »  Aussi  tous  les  infidèles  ont-ils 
des  anges  gardiens  qui  les  excitent  à  faire  leur 
salut.  La  Grâce  sanctifiante  leur  est  offerte,  ainsi 
que  des  Grâces  excitantes  plus  fortes  qui  pour- 
raient les  porter  à  faire  un  acte  parfait  d'amour 
de  Dieu,  acte  dont  l'effet  immédiat  est  la  justifica- 
tion. Mais  de  fait,  ils  ne  reçoivent  pas  ces  Grâces 
parce  qu'ils  ont  résisté  aux  premières  Grâces 
prévenantes  qui  leur  sont  données  tous  les  jours 

I.  De  voc.  Gent.  1.  2.  c.  29. 


DE   LA   GRACE  2^ 


pour  les  amener  graduellement  jusqu'à  la  justifi- 
cation (i). 

I,  Il  est  admis  à  peu  près  par  tous  les  Théologiens 
et  c'est  une  vérité  théoîogiqiiement  certaine  que  Dieu 
donne  à  tous  les  infidèles,  même  aux  infidèles  négatifs, 
et  non  seulement  à  tous  d'une  manière  générale,  mais 
à  chacun  d'eux  en  particulier,  les  Grâces  nécessaires 
pour  se  sauver.  D'après  certains,  la  Grâce  qui  leur  est 
donnée  consisterait  dans  une  illumination  et  une  voca- 
tion intérieure  que  tout  homme  ayant  l'usage  de  la 
raison  recevrait  une  fois  ou  l'autre  dans  sa  vie  et  qui 
lui  permettrait  de  faire  un  acte  de  foi  surnaturel  même 
dans  son  objet.  Mais  cette  opinion  «  ne  peut  cire  siiffi- 
«  samment  prouvée  »  (Suarez,  de  div.  prœd.  lib.  4.  cap.  3. 
n.  16)  et  elle  a  contre  elle  l'expérience  intime  d'un 
grand  nombre  de  païens  qui  n'ont  pas  conscience 
qu'une  semblable  Grâce  leur  ait  jamais  été  accordée  ;  or 
ils  devraient  en  avoir  conscience,  si  cette  Grâce  leur 
avait  été  donnée,  sans  cela  elle  serait  inutile  et  surtout 
ne  les  rendrait  pas  inexcusables  de  ne  pas  avoir  cru. 
L'opinion  la  plus  probable  est  que  Dieu  donne  aux  infi- 
dèles négatifs,  tout  d'abord  et  avant  la  foi,  la  Grâce 
nécessaire  pour  observer  tous  les  préceptes  de  la  loi 
naturelle.  Grâce  qui  n'est  pas  surnaturelle  dans  son 
entité  pour  deux  motifs  :  d'abord,  parce  qu'une  telle 
Grâce  n'est  nullement  requise  pour  faire  de  bonnes 
œuvres  simplement  naturelles  et  surtout  parce  que 
l'infidèle  pourrait,  muni  de  la  Grâce  surnaturelle,  mé- 
riter d'un  mérite  de  convenance  la  vocation  à  la  foi,  ce 
qui  ne  saurait  être  admis  après  les  définitions  du  IP 
Concile  d'Orange  (can.  ult.)  et  les  déclarations  du 
Concile  de  Trente  (sess.  6.  ch.  8)  qui  affirme  que  «  la  foi 
«  est  le  commencement,  îe  fondement  et  la  racine  de  toute 
«  justification.  »  —  Quand  l'infidèle  muni  de  ce  secours 
qui  est  en  soi  naturel,  observe  la  loi  naturelle,  Dieu  lui 


3o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Quant  à  ce  qui  concerne  les  enfants  qui  meurent 
avant  d'avoir  reçu  le  baptême,  et  qui  ne  peuvent 
rien  faire  par  eux-mêmes,  nous  savons  que  la 
Providence  de  Dieu  qui  prend  soin  des  petits 
passereaux  et  qui  empêche  les  petits  des  corbeaux 
de  mourir  de  faim,  s'étend  aussi  sur  eux.  Gomme 
ils  font  partie  de  la  masse  de  perdition  par  la  faute 
d'autrui,  ils  doivent  aussi  en  être  dégagés  par  le 

donne  infailliblement  la  Grâce  de  la  foi  qui  lui  permet 
de  connaître  et  d'aimer  Dieu  surnaturellement,  et  il  la 
lui  donne  soit  en  éclairant  directement  son  esprit,  soit 
en  envoyant  à  l'infidèle  quelque  apôtre,  soit  même,  s'il 
le  faut,  en  lui  envoyant  un  ange  pour  l'instruire,  comme 
Ta  admis  saint  Thomas  (q.  14  de  Verit.  art.  2.  a.  i.) 
Ainsi  l'infidèle  qui  pèche  contre  la  loi  naturelle  ne 
devra  s'en  prendre  qu'à  lui  seul  s'il  est  privé  de  la 
Grâce  surnaturelle  et  il  sera  justement  condamné  à 
l'enfer,  soit  à  cause  du  péché  originel  dont  il  n'a  pas 
obtenu  la  rémission,  soit  à  cause  des  fautes  personnelles 
qui  l'ont  empêché  d'arriver  à  la  justification.  — Nous  ne 
croyons  pas  qu'on  puisse  admettre  l'opinion  de  Ripalda 
à  qui  semble  suffisante  pour  le  salut,  la  foi  dans  le  sens 
large,  c'est-à-dire  celle  que  nous  concevons  avec  le  se- 
cours de  la  Grâce,  mais  d'après  le  témoignage  des  créa- 
tures (de  Ente  supernat.  disp.  20.  sect.  22.  n.  115.)  Elle 
nous  semble  avoir  été  condamnée  en  même  temps  qu'a 
été  condamnée  par  Innocent  XI,  la  proposition  sui- 
vante :  «  La  foi  dans  le  sens  large,  celle  qui  est  fondée  sur 
«  le  témoignage  des  créatures  ou  sur  tout  autre  motif  sem- 
<ii  btable,  suffit  pour  la  justification.  »  Elle  nous  semble 
également  proscrite  par  le  Concile  du  Vatican,  (Const. 
Dei  Filins,  cap.  3)  qui  enseigne  que  «  la  foi  qui  est  le 
«  commencement  du  salut  de  l  homme  »,  est  «  une  vertu 
*c  surnaturelle. . .   par    laquelle   nous  croyons  les  vérités 


DELAGRACE  3l 


secours  d'autrui.  Dieu  a  chargé  de  les  secourir  les 
hommes  qui  ont  Tusage  de  la  raison.  S'ils  ne  le 
font  pas,  c'est  qu'ils  restent  dans  l'infidélité  par 
leur  faute,  ou  bien  c'est  que  ces  enfants  meurent 
avant  de  venir  au  monde,  soit  par  l'imprudence 
de  leurs  mères,  soit  par  le  fait  des  hommes  qui 
leur  donnent  criminellement  la  mort  ou  dont  les 
crimes  méritent  d'être  punis  par  la  mort  de  ces 

«  révélées,  non  pas  a  cause  de  leur  évidence  intrinsèque 
«  perçue  par  la  lumière  naturelle  de  la  raison,  mais  à 
«  cause  de  Vajitorité  de  Dieu  même,  auteur  de  la  révéla- 
tion...:^ Et  un  peu  plus  bas  il  ajoute  :  «  comme  sans  la  foi 
«  il  est  impossible  de  plaire  à  Dieu  et  d'arriver  à  partager 
«  la  société  de  ses  enfants,  c'est  pour  ce  motif  que  sans  la 
«  foi  NUL  n'a  jamais  obtenu  la  justification.  »  Nous 
croyons  également  que  ces  dernières  paroles  du  Concile 
du  Vatican  condamnent,  au  moins  d'une  façon  indirecte, . 
certains  Théologiens  modernes  qui  déclarent  que  Vacte 
de  foi  n'est  pas  requis  pour  la  justification  de  tout 
homme  adulte  et  que  le  désir  ou  la  disposition  positive 
à  croire  suffit.  C'est  Topinion  qu'admet  Mgr  Frappe!  et 
qu'il  formule  ainsi  (Cours  d' Eloquence  sacr.  S.  Justin, 
«  p.  327  :  S'il  (le  païen)  est  dans  la  disposition  ferme  et 
«  sérieuse  d'admettre  lotîtes  les  vérités  que  la  Providence 
«  voudra  bien  lui  manifester  et  par  tous  les  moyens  qu'elle 
«  choisira  de  préférence,  cette  disposition  positive^  née  de 
«  la  grâce,  implique  d'une  certaine  manière  le  motif  et 
«  l'objet  de  la  foi  surnaturelle.  Or  cela  peut  suffire  pour 
«  assurer  à  la  foi  du  païen  le  caractère  et  la  valeur  d'un 
«  acte  proportionné  à  la  fin  que  Dieu  nous  assigne.  »  (Cf. 
Bellarmin,  de  grat.  primi  Jiom.,  Suarez,  prolegom.  IV 
de  Grat.  ;  Card.  Gotti,  de  stat.  nat.  pur.  q.  11.  dub.  i. 
parag.  2  et  seqq.  ;  Ripalda,  de  Ente  supern.  tom.  III. 
append.  disp.  8.  sect.  i.) 


32         LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

enfants  (i).  Mais  nous  traiterons  autre  part  ce  qui 
les  regarde. 

En  attendant,  exaltez  ici  la  miséricorde  de  Dieu 
qui  retire  les  hommes  de  la  masse  de  perdition  en 
leur  donnant  par  sa  Grâce  le  pouvoir  d'en  sortir. 
Ne  croyez  pas  que  Dieu  doive  vous  priver  du 
paradis  et  de  ses  Grâces  durant  cette  vie  à  cause 
du  péché  originel  ;  car  puisque  vous  êtes  du  nom- 
bre des  chrétiens,  ce  péché  vous  a  été  pardonné  au 
baptême  et  de  plus  vous  avez  reçu  bien  souvent 
l'absolution  de  vos  propres  péchés.  Soyez  donc 
certain  que  vous  ne  faites  pas  partie  de  la  masse 
de  perdition.  Donnez-vous  la  consolation  de  croire 
que  Jésus-Christ  a  étendu  sa  charité  sur  vous  et  a 
offert  le  prix  de  son  sang  pour  votre  rédemption, 
de  telle  façon  qu'il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  profiter 
de  son  abondante  Rédemption.  O  Rédempteur  de 
tous  les  hommes,  en  qui  tous  seront  vivifiés  par 
la  résurrection,  comme  tous  sont  morts  ou  mour- 
ront en  Adam,  imprimez  dans  mon  âme  ces  véri- 
tés et  délivrez-moi  des  troubles  que  cause  la  doc- 
trine contraire,  afin  que  prévenu  par  votre  Grâce, 
j'y  coopère  fidèlement  jusqu'au  dernier  soupir, 
que  jamais  je  n'aie  le  moindre  doute  sur  votre 
amour  pour  moi  ni  sur  la  volonté  que  vous  avez 
eue  en  mourant  de  me  racheter. 

III 

D'oii  vient  donc  qu'il  y  a  tant  d'âmes  pécheres- 
ses retenues  dans  les  liens  du  péché  originel  et  ce 
qui  est  un  état  pire,  dans  les  liens  du  péché  mor- 

I.  D.  Prosper.  1.  2.  de  voc.  Gent.  c.  23. 


DE   LA   GRACE  33 


tel,  qui  est  un  péché  personnel  ?  D'où  vient  qu'el- 
les n'en  sortent  pas,  malgré  les  Grâces  excitantes 
qui  sont  données  à  tous  ?  A  ce  désordre  lamenta- 
ble il  y  a  deux  causes  :  la  première  est  l'inégalité 
des  Grâces  suffisantes,  dont  Dieu  prévient  les 
volontés  humaines  et  la  seconde  est  le  défaut  de 
coopération  de  la  part  des  âmes  aux  Grâces  préve- 
nantes et  suffisantes,  soit  initiales,  soit  plus  par- 
faites. 

Il  faut  d'abord  remarquer  que,  bien  que  les 
Grâces  suffisantes  soient  accordées  à  tous  les 
hommes,  elles  leur  sont  données  cependant  dans 
une  mesure  inégale.  Dieu  en  donne  de  plus  gran- 
des et  de  plus  puissantes  aux  uns  qu'aux  autres  ; 
car  il  manquerait  quelque  chose  au  monde,  si  tout 
y  était  égal  et  uniforme.  Il  y  a  donc  des  grands 
et  des  petits.  «  Dans  une  grande  maison,  dit 
«  l'Apôtre,  il  n'y  a  pas  seulement  des  vases  d'or 
«  et  d'argent^  mais  il  y  a  aussi  des  vases  de  bois 
«  et  de  terre.  »  (II  Tim.  2.)  C'est  cette  inégalité 
des  Grâces,  bien  que  la  moindre  soit  suffisante, 
qui  nous  donne  l'explication  la  plus  naturelle  de 
la  conversion  des  uns  et  de  l'obstination  des  au- 
tres dans  le  mal.  Ceux  qui  se  convertissent  ne  le 
font  que  parce  qu'ils  ont  été  prévenus  par  une 
Grâce  plus  abondante  et  plus  pressante.  De  là  ces 
paroles  étranges  de  saint  Paul  :  «  Dieu  a  pitié  de 
«  qui  il  lui  plaît,  et  il  endurcit  qui  il  lui  plaît.  » 
(Rom.  9)  ;  ce  qui  signifie  qu'il  accorde  des  secours 
plus  spéciaux  aux  uns  qu'aux  autres  :  l'Apôtre  dit 
qu'il  endurcit  certains  hommes,  non  pas  en  ce  sens 
qu'il  les  prive  des  Grâces  suffisantes,  mais  bien  en  ce 
sens  qu'il  les  prive  des  secours  plus  spéciaux  qui  ren- 

Bah,  t.  it.  3 


34         LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

dent  la  Grâce  suffisante  plus  abondante  et  plus 
puissante  pour  la  conversion  du  pécheur.  Et  en  cela 
Dieu  use  de  son  droit  non  seulement  sans  faire  tort 
à  personne,  mais  en  faisant  du  bien  à  chacun.  Aussi 
le  même  Apôtre  continuant  à  exposer  cette  pro- 
fonde doctrine,  ajoute-t-il  :  «  Le  potier  n'a-t-il 
«  pas  le  droit  de  tirer  d'une  même  masse  un  vase 
«  dhonneiir  et  un  vase  d'ignominie  »  (Rom.  9) 
qui  ne  servira  qu'à  de  vils  usages  ?  C'est  en  effet 
à  cause  de  la  distribution  inégale  des  Grâces  que 
nous  remarquons  parmi  les  hommes  des  bons  et 
des  méchants,  des  fidèles  et  des  infidèles,  des  gens 
chastes  et  des  gens  corrompus,  des  gens  sobres  et 
des  intempérants,  des  humbles  et  des  arrogants, 
des  gens  religieux  et  des  impies. 

Néanmoins  comme  la  volonté  prévenue  de  la 
Grâce  doit  contribuer  pour  sa  part  à  l'œuvre  du 
salut,  il  arrive  quelquefois  que  ceux  qui  ont  de 
moindres  Grâces  font  des  progrès  devant  Dieu, 
tandis  que  ceux  qui  en  ont  de  plus  fortes  reculent 
et  résistent  toujours  au  Saint-Esprit,  comme  saint 
Etienne  le  reprochait  aux  Juifs.  (Act.  7.)  Il  y  a 
donc  une  autre  cause  de  ce  malheur,  c'est  le  défaut 
de  la  volonté  humaine  qui  refuse  de  coopérer  à  la 
Grâce  excitante  et  se  détermine,  par  un  abus  de  sa 
liberté,  à  faire  le  contraire  de  ce  que  lui  inspirait 
la  Grâce.  S.  Paul  continuant  à  méditer  les  causes 
pour  lesquelles  les  Gentils  se  sont  convertis  à  la 
foi  et  à  l'amour  de  Jésus-Christ,  tandis  que  les 
Juifs  s'obstinaient  à  le  repousser,  conclut  finale- 
ment que  ce  triste  résultat  provient  de  la  faute 
des  Juifs  qui  sont  restés  attachés  aux  œuvres  de  la 
loi  mosaïque,   bien  qu'elle  fût  abolie  par  la  pro- 


DE    LA   GRACE  35 


mulgation  de  rEvangile.  «  Pourquoi  ?  dit  saint 
«  Paul, parce  qu'ils  n'ont  pas  recherché  la  justice 
«  par  la  foi^  mais  par  les  œuvres  de  la  loi  ?  » 
(Rom.  9.)  Ils  ont  prétendu  que  la  loi  mosaïque 
les  justifierait,  et  non  la  foi  et  la  religion  chré- 
tienne qu'ils  ont  librement  rejetée.  «  Ils  se  sont 
«  perdus,  dit-il,  par  leur  incrédulité.  » 

Adorez  ici  les  jugements  de  Dieu  sur  le  salut 
des  hommes,  qu'il  appelle  tous  par  pure  bonté  à 
se  sauver  en  accordant  à  tous  des  Grâces  suffisan- 
tes, mais  inégales.  «  O  profondeur  des  richesses 
«  de  la  sagesse  divine!  »  (Rom.  ii.)  Il  n'agit 
jamais  d'une  façon  injuste,  mais  avec  miséricorde. 
Toutefois  il  n'est  pas  donné  à  l'homme  de  péné- 
trer les  raisons  pour  lesquelles  Dieu  veut  donner  à 
chacun  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire,  tout  en  se 
réservant  de  se  montrer  plus  libéral  à  l'égard  de 
ceux  à  qui  il  lui  plaît.  Qu'il  Vous  suffise  donc  de 
savoir  qu'il  vient  au  secours  de  tous  et  leur  donne 
la  facilité  de  faire  leur  salut,  s'ils  le  veulent  ;  con- 
tentez-vous de  savoir  qu'il  est  bon  à  votre  égard 
et  ne  murmurez  pas  s'il  témoigne  encore  plus  de 
bonté  à  un  autre,  de  peur  qu'il  ne  vous  dise  : 
«  Ton  œil  est-il  méchant,  parce  que  je  suis 
«  bon  ?  »  (Matt.  20.)  Accepte  la  Grâce  que  je  t'offre 
et  fais-en  un  bon  usage,  dans  la  crainte  qu'un 
autre  ne  prenne  ta  couronne.  «  Le  pot  de  terre 
«  dit-il  au  potier  :  pourquoi  m'as-tu  formé 
«  ainsi  ?  »  (Rom.  9.)  Réprimez  cette  curiosité 
dangereuse  qui  vous  porte  à  scruter  dans  cette 
matière  les  jugements  de  Dieu  ;  ces  jugements 
peuvent  être  cachés  et  mystérieux,  mais  jamais 
injustes.  Et  puisque  saint  Paul  conclut  toutes  les 


36  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

questions  relatives  à  la  masse  de  perdition  par 
cette  dernière  solution,  que  la  différence  vient 
de  ce  que  les  uns  coopèrent  à  la  Grâce  et  sui- 
vent les  lumières  de  la  foi,  tandis  que  les  autres 
se  glorifient  en  des  œuvres  caduques  et  que  Dieu 
n'agrée  plus,  arrêtez-vous  vous  aussi  à  cette  con- 
clusion de  saint  Paul  ;  accusez  la  dureté  et  l'impé- 
nitence  de  votre  cœur,  plutôt  que  le  défaut  de 
volonté  ou  de  bonté  en  Dieu  qui  est  «  riche  envers 
«  tous  ceux  qui  V invoquent.  »  (Rom.  lo.)  Ne 
dites  jamais  qu'il  a  laissé  le  plus  grand  nombre 
d'hommes  dans  la  masse  de  perdition  créée  par  le 
péché  originel  ;  ce  serait  faire  injure  à  sa  bonté,  à 
sa  providence  et  à  son  amour,  car  il  veut  que  tous 
les  hommes  soient  sauvés  et  il  lui  serait  très 
agréable  de  les  voir  tous  se  consacrer  au  bien. 
O  Dieu  éternel  !  soyez  béni,  pour  m'avoir  fait 
entendre  ces  vérités  en  même  temps  que  la  gran- 
deur de  votre  charité. 


DE    LA    GRACE  87 


Vlir  MÉDITATION 

DE  LA  CORRESPONDANCE 

DE  CERTAINS 

A  LA  GRACE  EXCITANTE 

ET  DE  LA  RÉSISTANCE  DES  AUTRES 


SOMMAIRE 

Certains  correspondent  à  la  Grâce  excitante  — 
d'autres  lui  résistent.  —  De  deux  personnes 
égales  en  tout  l'une  résiste  à  la  Grâce,  V autre 
lui  obéit. 

I 

PLUSIEURS  correspondent  à  la  Grâce  excitante 
et  font  quelques  actes  de  vertu,  soit  de 
pénitence,  soit  de  charité,  ou  de  tout  autre 
vertu,  par  lesquels  ils  se  disposent  comme  il  faut 
à  la  réception  de  la  Grâce  sanctifiante,  s'ils  en 
sont  privés,  et  à  son  accroissement,  s'ils  la  possè- 
dent déjà.  Cette  vérité  est  prouvée  par  la  conduite 
des  Apôtres,  qui  appelés  par  Jésus-Christ  quittè- 
rent tout  pour  le  suivre.  Saint  Paul  entendant  la 
voix  de  Jésus-Christ,  pendant  qu'il  persécutait  les 
chrétiens  et  que  sa  malice  atteignait  son  plus 
haut  degré,  se  rendit  à  discrétion  en  disant  : 
«  Seigneur,  que  vous  plaît-il  que  je  fasse.  » 
(Act.  9.)  Egalement  saint  Augustin  sollicité  par  la 
Grâce  et  par  les  inspirations  divines,  après  avoir 


38  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

longtemps  résisté,  finit  par  se  soumettre  ;  il 
regretta  d'avoir  été  si  longtemps  rebelle  et  d'avoir 
commencé  si  tard  à  aimer  une  beauté  ancienne  et 
nouvelle,  car  bien  qu'elle  soit  éternelle,  elle  ne 
vieillit  jamais.  Vous  m'avez  appelé,  dit-il  à  Dieu  (i), 
vous  m'avez  créé,  vous  avez  guéri  ma  surdité. 
Vous  avez  brillé  à  mes  yeux  et  mon  aveuglement 
a  été  dissipé  ;  vous  avez  répandu  votre  odeur  et 
j'ai  repris  mes  esprits,  et  je  soupire  après  vous  ;  je 
vous  ai  goûté  et  désormais  j'ai  faim  et  soif  de 
vous.  Vous  m'avez  touché  et  je  suis  embrasé  de 
votre  amour.  Non  seulement  ces  hommes  illustres, 
mais  tous  les  pécheurs  qui  font  pénitence  et  tous 
les  justes  qui  font  des  progrès  dans  la  vertu  pour- 
raient prouver  par  leur  exemple  que  les  Grâces 
excitantes  ne  sont  pas  toujours  inutiles. 

Comme  c'est  le  propre  de  ces  Grâces  de  forti- 
fier la  partie  spirituelle  de  l'homme  contre  la  par- 
tie animale,  contre  les  puissances  de  l'enfer  et  des 
mondes  conjurées  contre  elle,  il  n'est  pas  admissi- 
ble qu'une  âme  munie  d'un  tel  renfort  soit  tou- 
jours vaincue  et  ne  soit  jamais  victorieuse.  De 
plus,  ce  serait  inutilement  que  Dieu  nous  attire- 
rait à  lui,  si  nous  ne  cédions  jamais  à  ses  attraits. 
Ce  serait  en  pure  perte  que  Jésus-Christ  aurait 
acquis  ces  Grâces  aux  hommes  au  prix  de  tout  son 
sang,  s'ils  n'en  faisaient  jamais  leur  profit.  Se 
donnerait-il  la  peine  d'attendre  à  la  porte  des 
cœurs  humains,  si  pas  un  de  ces  cœurs  ne  s'ou- 
vrait jamais  ?  Il  faut  donc  reconnaître  qu'un  cer- 
tain nombre   d'âmes   correspondent   aux    Grâces 

I.  Conf.  1.  io,"c.  27. 


DE    LA    GRACE  3g 


excitantes  et  aux  inspirations  divines  et  que,  une 
fois  mises  en  mouvement  par  ce  secours,  elle  che- 
minent heureusement  dans  la  voie  du  ciel.  La 
cause  première  de  leur  bonheur  éternel,  et  de  plu- 
sieurs grandes  et  admirables  actions  accomplies 
pour  la  gloire  de  Dieu,  fut  d'avoir  correspondu  à 
ces  Grâces.  Nul  en  effet  ne  peut  dire  quels  surpre- 
nants eff"ets  résultent  d'une  inspiration  à  laquelle 
Tâme  a  été  fidèle,  mais  nous  savons  que  les  mer- 
veilles accomplies  par  les  Saints  étaient  attachées  à 
cette  fidélité.  Nous  nous  bornerons  à  remarquer 
que  les  inspirations  auxquelles  Tàme  correspond 
par  des  actes  libres  s'appellent  la  Grâce  aidante  ou 
coopérante.  Elles  s'appellent  Grâce  aidante,  parce 
qu'elles  aident  l'âme  à  acquérir  ou  à  augmenter 
sa  justification  et  sa  sainteté.  Elles  s'appellent 
Grâce  coopérante,  parce  que  la  volonté  travaille 
librement  à  son  salut  de  concert  avec  elles,  et 
seconde  les  intentions  de  Dieu  qui  l'a  prévenue 
dans  le  but  d'accomplir  ses  grands  desseins  sur 
elle. 

Ce  sera  pour  moi  un  bonheur  de  constater  qu'un 
certain  nombre  d'âmes  obéissent  à  la  voix  de  Dieu 
et  que  toutes  ne  sont  ni  sourdes  ni  insensibles  à 
ses  appels  si  attrayants.  Je  désirerai  moi  aussi  être 
de  ce  nombre,  car  y  a-t-il  chose  au  monde  que 
l'on  doive  souhaiter  davantage  que  d'écouter  Dieu 
qui  parle  et  de  suivre  le  sentier  qu'il  nous  indi- 
que ?  O  mon  Dieu,  vous  obéir,  disait  votre  servi- 
teur saint  Bernard  (i),  c'est  se  sauver.  «  Mon  âme 
«  ne   sera-t-elle    donc   pas   soumise    à    Dieu  ? 


I.  De  grat.  et  lib.  arb. 


40  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

«  n'est-ce  pas  de  lui  que  vient  mon  salut  ?  » 
(Ps.  6i.)  —  Oui  certes,  a  f  écouterai  ce  que  Je 
«  Seigneur  dira  en  moi,  car  il  parlera  de  paix  à 
«  son  peuple.  »  (Ps.  84.)  Et  puisque  vos  inspira- 
tions nous  invitent  avant  toute  chose  à  observer 
vos  saints  commandements  et  ceux  de  l'Eglise,  je 
veux  les  observer  très  exactement.  O  mon  Dieu, 
je  me  donne  tout  à  vous.  «  Seigneur^  que  vous 
«  plaît-il  que  je  fasse  ?  »  (Act.  9.)  Je  suis  disposé 
à  avoir  en  horreur  tout  ce  qui  vous  déplaît  et  à 
embrasser  tout  ce  qui  vous  est  agréable.  Oui, 
mon  Dieu,  pour  bien  seconder  votre  Grâce,  je 
m'engage  dès  maintenant  à  ne  plus  pécher  jamais 
et  à  abandonner  tout  pour  votre  amour. 

II 

Il  y  en  a  certains  qui  rejettent  les  inspirations 
intérieures  de  Dieu  et  qui  ne  deviennent  pas  meil- 
leurs, bien  qu'ils  les  aient  reçues  (i).  C'est  là  le 
grand  sujet  des  plaintes  et  des  reproches  de  la 
Sagesse  divine  :  «  /e  vous  ai  appelés  et  vous 
«  n'aveT^  pas  voulu  m' écouter  ;  je  vous  ai  tendu 
«  la  main  et  personne  n'a  fait  attention  à  moi. 
«  Vous  ave^  méprisé  tous  mes  conseils  et  vous 
«  nave^  tenu  aucun  compte  de  mes  réprimandes. 
«  Aussi  je  rirai  à  votre  mort,  et  je  vous  insulte- 
«  rai  lorsque  ce  que  vous  redoute^  vous  sera 
«  arrivé;  lorsque  le  malheur  viendra  tout  d'un 
«  coup  et  que  la  mort  fondra  sur  vous  comme 
«  une  tempête  ;  lorsque  vous  vous  trouvere\  sur- 
«  pris  par  V affliction  et  par  les  maux  les  plus 

I.  Tostat,  in  c.  4  Exod.  q.  11. 


DE    LA    GRACE 


«  pressants.  »  (Prov.  i.)  «  Combien  de  fois ^  dit  le 
«  Sauveur,  ai-je  voulu  rassembler  tes  enfants 
«  comme  la  poule  réunit  ses  poussins  sous  ses 
«  ailes.,  et  tu  nas  pas  voulu.  y>  (Matt.  23.)  —  «y^/ 
«  tendu  tout  le  jour  la  main  à  un  peuple  sans 
«  /o/,  mais  ce  fut  en  vain.  »  (Isaïe,  65.)  De  là  vient 
que  saint  Paul,  pour  empêcher  ce  malheur,  exhorte 
les  hommes  à  ne  point  se  rendre  insensibles  aux 
attraits  de  la  Grâce  divine.  «  SoycT^^  attentifs, 
«  dit-il,  à  ce  que  personne  ne  manque  à  la 
«  Grâce  »  (Héb.  12),  car  ce  n'est  pas  elle  qui  nous 
manque,  mais  c'est  nous  qui  lui  manquons. 
L'Apôtre  voudrait  voir  les  fidèles  choisir  ce  man- 
que de  fidélité  à  la  Grâce  comme  sujet  de  leurs 
méditations,  et  prendre  le  temps  d'y  penser  sérieu- 
sement. Il  dit  dans  un  autre  endroit:  «  Nous  vous 
«  exhortons  à  ne  pas  recevoir  en  vain  la  grâce 
«  de  Dieu.  »  (2,  Cor.  6.)  C'est  là  un  malheur  qui 
arrive  fréquemment  aux  âmes  :  souvent  elles  ne 
retirent  aucun  fruit  des  Grâces  divines,  tandis  que 
l'effet  de  ces  Grâces  devrait  être  la  rémission  du 
péché  et  l'entrée  dans  la  vie  éternelle  par  les  mé- 
rites d'une  vie  sainte  et  innocente.  Ceux-là  donc 
reçoivent  en  vain  la  Grâce  excitante  de  Dieu,  qui 
malgré  elle  croupissent  dans  le  péché  et  demeu- 
rent exclus  du  paradis.  Ce  malheur  arrive  à  trois 
sortes  de  personnes  :  d'abord  à  celles  qui  font  le 
mal  au  lieu  du  bien  que  Dieu  leur  inspire  ;  secon- 
dement à  celles  qui  perdent  le  temps  à  faire  des 
œuvres  inutiles  ou  inopportunes,  quoique  non  mau- 
vaises, au  lieu  de  faire  celles  auxquelles  la  Grâce 
les  pousse  :  troisièmement  à  celles  qui  font  quel- 
que effort  pour  correspondre  à  la  Grâce,  mais  qui 


42  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

le  font  avec  une  telle  faiblesse  et  une  telle  lâcheté, 
qu'il  n'est  pas  suffisant  pour  obtenir  le  fruit  de  la 
Grâce  qui  est  la  rémission  du  péché  et  la  vie  éter- 
nelle. Ce  sont  là  autant  d'âmes  qui  ont  reçu  en 
vain  la  Grâce  (i). 

Au  reste,  ce  qui  est  bien  fait  pour  nous  jeter 
dans  un  profond  étonnement,  c'est  que  Dieu  pré- 
voyant un  semblable  désordre  et  un  tel  abus  de 
ses  Grâces,  n'ait  pas  laissé  néanmoins  de  les 
répandre  sur  les  hommes  (2).  Un  laboureur,  tant 
soit  peu  avisé,  se  garderait  bien  de  jeter  sa 
semence  dans  une  terre  stérile,  où  il  n'espère  rien 
récolter  dans  l'avenir.  Comment  donc  Dieu,  que 
nul  n'égale  en  sagesse,  jette-t-il  à  profusion  ses 
Grâces  précieuses  sur  des  terres  maudites,  sur  des 
cœurs  endurcis  et  réprouvés  ?  Un  médecin  pru- 
dent n'appliquerait  pas  ses  remèdes  à  un  malade 
désespéré  et  à  qui  il  saurait  d'avance  qu'ils  seront 
inutiles.  Comment  donc  Dieu  donne-t-il  ses 
Grâces  médicinales  à  ceux  qui  ne  guériront  jamais 
et  qui  n'en  retireront  pas  même  quelque  soulage- 
ment ?  —  A  cette  objection  il  faut  répondre  que 

1.  Il  est  de  foi  que  l'homme  peut  résister  à  la  Grâce. 
L'Eglise  a  condamné  comme  hérétique  la  proposition 
suivante  de  Jansénius  :  «  Dans  l'état  de  nature  déchue, 
«  on  ne  résiste  jamais  à  la  grâce  intérieure.  »  —  «  Si 
«  quelqu'un  dit  que  le  libre  arbitre  de  l'homme  sous  l'im- 
«  pulsion  et  V excitation  de  Dieu. . .  ne  peut  refuser,  s'il  le 
«  veut,  son  consentemetit  à  cette  grâce,  mais  qu'il  est 
«  complètement  inactif  et  purement  passif,  semblable  à  un 
«  être  sans  vie,  qii'il  soit  attathème.  »  (Conc.  de  Trente, 
sess.  6.  can.  4.) 

2.  Pelagius,  in  j  sent.  dist.  45.  disp.  unie. 


DE    LA    GRACE  48 


Dieu  agit  ainsi,  afin  de  s'acquitter  du  devoir  d'un 
sage  administrateur,  à  qui  il  appartient  de  ne  pas 
laisser  dépourvus  de  moyens  suffisants  ceux  qu'il 
a  créés  pour  une  fin  à  laquelle  on  ne  peut  parvenir 
que  par  des  secours  surnaturels.  Dieu  agit  encore 
ainsi  pour  rendre  justice  au  sang  de  Jésus-Christ, 
qui  est  mort  pour  tous  les  hommes,  c'est-à-dire 
qui  a  mérité  et  acquis  des  moyens  suffisants  de 
salut  à  tous  les  hommes,  même  aux  Judas  et  aux 
plus  impies  de  la  terre.  C'est  pourquoi  en  les 
distribuant,  il  fait  à  la  fois  miséricorde  aux  âmes 
et  justice  à  la  croix,  à  la  passion  et  au  sang  de 
son  Fils,  par  rapport  à  qui  nos  Grâces  sont  choses 
dues.  Ces  secours,  dit  saint  Bernard  (i),  te  sont 
donnés  gratuitement  et  par  pure  grâce  :  c'est  vrai, 
si  on  ne  considère  que  toi,  mais  non  si  on  consi- 
dère Jésus-Christ.  Enfin,  par  une  semblable  con- 
duite Dieu  se  met  à  l'abri  de  tout  reproche 
relativement  à  la  condamnation  des  méchants, 
puisqu'il  n'aura  pas  tenu  à  sa  bonté  qu'ils  ne 
fussent  sauvés,  puisqu'il  aura  patienté,  qu'il  les 
aura  attirés  suavement,  puisqu'en  un  mot  il  leur 
aura  offert  sa  Grâce  dont  ils  n'auront  pas  fait  un 
bon  usage  par  leur  propre  malice  et  leur  liberté. 
C'est  pourquoi  s'ils  ont  été  des  terres  stériles,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  pouvaient  porter 
des  fruits  abondants  ;  si  en  réalité  ils  sont  morts, 
ils  pouvaient  néanmoins  ne  pas  mourir,  mais  au 
contraire  sortir  de  leur  langueur.  Ils  pouvaient 
éviter  le  péché  et  la  mort  éternelle,  en  faisant 
usage  de  leur  liberté  pour  correspondre  à  la  Grâce 


:.  Serm.  14,  in  Ps.  90, 


44  LA   THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

que  leur  envoyait  l'amour  divin.  Ah  !  s'il  fallait 
que  Dieu  privât  de  ses  dons  tous  ceux  qui  doivent 
en  faire  un  mauvais  usage,  il  devrait  détruire  plus 
de  la  moitié  des  créatures,  car  elles  servent  de 
pièges  à  beaucoup  d'imprudents  qui  y  trouvent 
une  occasion  de  ruine.  Il  faudrait  qu'il  abrégeât 
l'existence  d'un  nombre  infini  de  personnes  qui 
deviennent  plus  dépravées  à  mesure  qu'elles  avan- 
cent dans  la  vie.  Il  faudrait  qu'il  éteignît  tous  les 
jours  le  soleil  dont  la  lumière  ne  sert  à  plusieurs 
que  pour  pécher  et  se  damner.  Si  cependant  ce 
sont  là  autant  de  conclusions  inadmissibles,  recon- 
naissons aussi  que  la  malice  des  pécheurs  ne  doit 
pas  empêcher  sa  bonté  de  leur  donner  des  Grâces, 
alors  même  qu'il  sait  qu'ils  en  feront  un  mauvais 
usage  et  qu'ils  ne  se  convertiront  pas. 

O  bonté  admirable  de  Dieu  à  l'égard  des  mé- 
chants et  des  esprits  rebelles,  à  qui  il  ne  manque 
pas  de  prêter  secours  !  Ce  grand  Dieu  ne  doit  rien 
à  personne,  il  n'a  des  comptes  à  rendre  à  qui  que 
ce  soit  et  n'a  pas  à  se  justifier.  Et  cependant  sa 
bonté  est  si  excessive  qu'il  traite  avec  les  pécheurs, 
comme  s'ils  avaient  le  droit  de  lui  demander  rai- 
son de  sa  conduite.  «  Vos  pères  qii  ont-ils  trouvé 
«  d'injuste  en  moi  ?  »  (Jér.  2.)  Qu'ont-ils  trouvé 
à  redire  dans  ma  conduite  ?  O  crime  inexcusable  !  ô 
dépravation  volontaire  que  de  ne  pas  profiter  d'une 
telle  miséricorde,  de  demeurer  dans  les  ténèbres 
quand  on  est  entouré  des  lumières  du  ciel,  de  vivre 
dans  la  pauvreté,  en  présence  d'une  libéralité  si 
admirable  !  J'aurai  pitié  de  ces  hommes,  je  déplo- 
rerai le  malheur  qu'ils  ont  de  rejeter  les  Grâces 
divines,  qu'ils  devraient  estimer  à  un   plus  haut 


DE   LA   GRACE  46 


prix  que  les  pierres  précieuses  et  que  toutes  les 
richesses  du  monde.  Allez,  âmes  obstinées  et 
endurcies  !  si  un  jour  vous  êtes  précipitées  dans 
Tabîme  de  la  perdition  éternelle,  n'en  accusez 
jamais  la  Providence  de  Dieu  ;  rien  ne  vous  a 
manqué  de  sa  part,  il  est  juste  quand  il  vous  con- 
damne et  il  ne  reste  que  votre  malice  seule.  Enfin 
réfléchissant  sur  moi-même,  je  me  repentirai 
d'avoir  résisté  quelquefois  à  l'appel  de  Dieu  et  à 
l'imitation  d'un  saint  personnage  je  répéterai  sou- 
vent cette  prière  :  Seigneur,  délivrez-nous  du  mé- 
pris de  vos  inspirations. 

III 

Considérez  que  deux  personnes  dont  l'une  cède 
aux  attraits  de  la  Grâce  et  dont  l'autre  les  repousse, 
ont  quelquefois  de  semblables  dispositions  de 
corps  et  d'àme  et  sont  sollicitées  par  la  Grâce 
avec  une  égale  force  (i).  Le  Soleil  de  justice  pro- 
clame cette  vérité,  quand  il  maudit  les  habitants 
des  cités  de  Corozaïn  et  de  Bethsaïde,  parce  que, 
dit-il,  si  dans  les  villes  païennes  de  Tyr  et  de 
Sidon,  on  avait  vu  les  mêmes  miracles  qui  s'é- 
taient accomplis  dans  ces  cités,  «  tous  auraient  fait 
«  pénitence  dans  le  cilice  et  dans  la  cendre.  » 
D'autres  prouvent  la  même  vérité  par  l'exemple 
de  Judas  qui  fit  défaut  à  la  Grâce,  bien  que  celle 
qui  lui  fut  donnée,  ne  différât  en  rien,  d'après 
saint  Cyrille  d'Alexandrie  (2),  de  celle  dont  furent 
qualifiés  les  autres  Apôtres,  qui  lui  furent  fidèles 

I.  Jo,  Driedo,  de  cap.  et  red.  gen.  hum.,  tr.  4. 
a.  L.  2,  in  Joann, 


46  LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

et  en  rendirent  un  bon  compte.  Mais  ces  exemples 
ne  prouvent  qu'imparfaitement,  parce  qu'il  reste  à 
savoir  si  les  dispositions  de  corps  et  d'esprit 
étaient  les  mêmes  chez  les  uns  et  chez  les  autres. 
Saint  Augustin  (i)  nous  en  fournit  de  plus  parfaits. 
Il  nous  propose  deux  Rois,  Pharaon,  roi  d'Egypte, 
et  Nabuchodonosor,  roi  de  Perse,  qui  ayant  reçu 
des  Grâces  semblables,  se  comportèrent  d'une  ma- 
nière bien  différente,  car  l'un  reconnut  Dieu,  l'au- 
tre le  nia.  Si  l'on  considère  leur  nature,  dit  saint 
Augustin,  tous  les  deux  étaient  des  hommes  ;  si  on 
considère  leur  dignité,  tous  les  deux  étaient  Rois. 
S'agit-il  de  la  cause  pour  laquelle  ils  furent  châ- 
tiés ?  tous  les  deux  tenaient  le  peuple  de  Dieu  sous 
le  joug  de  la  servitude  ;  s'agit-il  de  la  peine  ?  ils 
furent  tous  deux  charitablement  avertis  par  des 
supplices.  D'où  vient  donc  que  leurs  fins  ont  été 
si  différentes  ?  c'est  que  l'un  sentant  le  poids  de  la 
main  de  Dieu,  a  poussé  des  gémissements  au  sou- 
venir de  son  péché,  tandis  que  l'autre  a  combattu 
avec  son  libre  arbitre  la  justice  très  miséricor- 
dieuse de  Dieu.  Dans  un  autre  endroit  il  nous 
représente  deux  hommes  égaux  quant  au  corps  et 
quant  à  l'esprit  qui  jettent  tous  les  deux  un 
regard  sur  une  personne  de  grande  beauté.  A 
cette  vue  l'un  se  laisse  aller  à  un  mouvement  de 
concupiscence  désordonné,  l'autre  se  retient  et 
demeure  ferme  dans  sa  volonté  d'être  chaste. 
Pourquoi,  la  tentation  étant  la  même,  l'un  a-t-il 
cédé  et  non  pas  l'autre  ?  Il  n'y  a  qu'une  seule  rai- 
son, c'est  que  l'un  a  consenti  à  violer  la  chasteté 

I.  L.  de prœd.  et grat.  c.  15. 


DE    LA    GRACE  47 


et  que  Tautre  a  refusé  (i).  Il  résulte  de  là  que  de 
deux  volontés  égales  et  prévenues  des  mêmes 
Grâces  excitantes,  Tune  peut  céder  à  Tattrait  du 
ciel,  l'autre  le  repousser. 

Une  autre  vérité  plus  étonnante  nous  servira  à 
confirmer  cette  doctrine.  Nous  voyons  quelquefois 
une  volonté  qui  est  naturellement  moins  bien 
disposée,  et  qui  a  moins  de  Grâces,  consentir  au 
bien,  tandis  qu'une  autre  volonté,  mieux  disposée 
naturellement  et  aidée  de  plus  grandes  Grâces,  se 
montrera  rebelle.  Ainsi  nous  en  concluons  que  la 
première  eût  encore  plus  promptement  consenti, 
si  elle  avait  eu  les  Grâces  plus  puissantes  offertes 
à  la  volonté  qui  a  résisté.  Cette  chose  surprenante 
s'est  réalisée  parmi  les  anges,  où  les  Lucifer  et 
les  Asmodée  dont  la  nature  était  plus  parfaite  et 
qui  avaient  reçu  des  Grâces  proportionnées  à 
l'excellence  de  leur  nature  et  par  conséquent  plus 
rares,  se  révoltèrent  insolemment  contre  Dieu,  tan- 
dis que  les  anges  qui  leur  étaient  inférieurs  dans  les 
dons  de  la  nature  et  dans  ceux  de  la  Grâce,  ont 
mérité  une  éternité  de  gloire  (2).  Nous  pouvons 
donc  conclure  aussi  que  de  deux  personnes  placées 
dans  les  mêmes  conditions  et  également  appelées 
de  Dieu,  l'une  peut  correspondre  plus  vigoureuse- 
ment à  cet  appel  et  s'éleverà  une  plus  grande  sain- 
teté, et  l'autre  y  correspondre  plus  faiblement  :  ce 
qui  sera  la  cause  de  sa  tiédeur  et  de  son  peu  de 
progrès  dans  la  vie  spirituelle.  Les  Saints  vivaient 
dans  cette  conviction;  ils  y  trouvaient  un  motif 

I.  De  Civ.  Dci,  c.  16. 

a.  Magister,  2  sent.  dist.  3.  —  D.  Thom.  I.  q.  62.  a.  6. 


48  LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

pour  s'humilier  profondément.  Les  assassins,  di- 
saient-ils, auraient  mieux  vécu  que  nous,  s'ils 
avaient  été  favorisés  des  mêmes  Grâces  que  nous, 
ils  y  auraient  plus  généreusement  correspondu  (i). 
Saint  Paul  dit  bien  à  l'homme  :  «  Qui  est-ce 
«  qui  met  de  la  différence  entre  vous  ?  et  quave^- 
«  vous  que  vous  n'aye^  reçu  ?  »  (I,  Cor.  4). 
Il  entend  dire  par  là  que  ce  n'est  pas  la  volonté 
qui  est  la  cause  principale  de  la  différence  qu'il  y 
a  au  point  de  vue  spirituel  entre  deux  hommes  et 
de  l'avantage  que  l'un  peut  avoir  sur  l'autre,  mais 
que  la  cause  principale  en  est  la  Grâce  de  Dieu, 
à  laquelle  il  rapporte  le  premier  et  le  principal 
honneur  de  tout  le  bien  que  nous  faisons.  Néan- 
moins, comme  de  ce  que  certains  instruments  sont 
plus  importants  pour  accomplir  tel  ouvrage,  il  ne 
s'en  suit  nullement  que  d'autres  instruments  de 
moindre  importance  ne  soient  pas  nécessaires, 
comme  la  roue  maîtresse  dans  une  horloge  ne  rend 
pas  inutiles  d'autres  roues  plus  petites,  ainsi  la 
Grâce  de  Dieu  n'empêche  pas  que  la  liberté  n'ait 
à  intervenir  et  qu'elle  ne  contribue  dans  une  large 
mesure  à  tout  ce  qui  a  rapport  au  salut.  C'est 
pourquoi  la  Grâce  de  Dieu  nous  discerne  comme 
cause  première  et  principale  de  notre  conversion 
et  la  liberté  nous  discerne  aussi,  mais  comme 
cause  moins  principale.  Celle-là  est  la  roue  maî- 
tresse, celle-ci  la  petite  roue  ;  les  dcax  jointes 
ensemble  sont  le  point  de  départ  du  consentement 
qui    convertit    les    âmes  (2).    Pelage    s'est    donc 

1.  D.  Bonav.  Jn  legenda  S.  Franc,  c.  6. 

2.  D.  Bonav.  breviloq.  p.  5.  c.  }. 


DE    LA   GRACE  49 


trompé  en  attribuant  cette  différence  à  la  liberté 
seule  sans  la  Grâce  qu'il  n'estimait  pas  nécessaire; 
et  les  semi-pélagiens  se  sont  également  trompés 
en  attribuant  le  commencement  de  cette  inégalité 
à  la  liberté  seule  ;  enfin  Calvin  ne  s'est  pas  moins 
trompé  en  l'attribuant  à  la  Grâce  toute  seule.  Il 
faut  l'attribuer  d'une  manière  indivise  à  la  Grâce 
excitante  et  à  la  liberté  :  à  celle-là  comme  cause 
première  et  principale,  à  celle-ci  comme  cause 
secondaire  ou  moins  principale. 

Toutefois,  pour  terminer  ce  débat,  disons  que, 
selon  toute  probabilité.  Saint  Paul  parle  dans  ce 
passage  du  discernement  que  Jésus-Christ  fera  au 
jour  du  jugement  et  en  conclut  qu'il  nous  convient 
d'être  humbles.  C'est  comme  s'il  disait  :  pourquoi 
te  préfères-tu  à  un  autre  ?  songe  à  celui  qui  te 
discerne  par  son  jugement,  car  «  quel  est  celui 
«  qui  te  juge?  »  comme  porte  la  version  syriaque. 
Cette  version  une  fois  admise  par  tous,  il  n'y  aurait 
plus  de  contestation  possible. 

Je  concluerai  de  tout  cela  que  je  dois  accuser 
surtout  ma  volonté,  de  toutes  mes  fautes,  car  c'est 
en  moi-même  qu'elles  ont  leur  source.  Nous  excu- 
ser et  les  rejeter  sur  des  causes  extérieures,  c'est, 
dit  Origène  (i),  nous  comparer  aux  bûches  et 
aux  pierres,  qui  n'ont  pas  en  elles-mêmes  le 
principe  de  leur  mouvement,  mais  qui  le  reçoivent 
du  dehors.  Il  est  donc  en  mon  pouvoir,  à  la  con- 
dition d'être  prévenu  par  la  Grâce,  de  sortir  du 
péché,  d'être  plus  humble,  plus  sobre,  plus  chaste, 
plus  fervent,  si  je  le  veux  sérieusement.  C'est  bien 


1.3.  Periarch.  c.  i, 
Bail,  t.  iv. 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


ainsi  que  je  le  veux,  mon  Dieu  ;  je  le  veux  éner- 
giquement,  fortement  et  efficacement,  et  le  désir 
que  j'ai  en  ce  moment  vient  de  votre  Grâce  et  de 
votre  miséricorde  :  à  vous  la  gloire  pendant  toute 
l'éternité. 


IX^  MÉDITATION 

D'OU  VIENT  QUE  LA  VOLONTÉ 

CONSENT 

A  LA  GRACE  EXCITANTE 

ET  DE    LA  GRACE  EFFICACE 

SOMMAIRE 

Grave  difficulté  que  soulève  la  question  de  la 
Grâce  efficace  —  La  Grâce  efficace  n'est  autre 
que  la  Grâce  excitante  et  elle  est  efficace  acci- 
dentellement. —  Trois  choses  résident  la  Grâce 
excitante  plus  facilement  et  plus  ordinaire- 
ment efficace. 

I 

IL  y  a  une  grande  difficulté  à  admettre  une  Grâce 
efficace  et  surtout  à  bien  déterminer  ce  qui  la 
rend  efficace.  Jamais  question  ne  fut  plus  débattue 
et  cependant  moins  éclaircie  :  après  tant  de  dis- 
putes, les  plus  grands  Docteurs  et  les  plus  illustres 
Théologiens  ne  savent  plus  souvent  où  ils  en 
sont,   semblables  à  des  pilotes  sans  boussole  et 


DE    LA   GRACE  5l 


sans    étoile.  Tantôt  ils  établissent  un    raisonne- 
ment, tantôt  ils  cherchent  à  deviner  et  finalement 
la   plupart   se    trouvent  aussi   perplexes   à  la  fin 
qu'au    commencement   de   la   discussion.    «  Par 
«  quelle  voie,  disait  Dieu  à  Job,  la  lumière  ar- 
«  rive-t-elle  jusqu'à  nous  et  la  chaleur  est-elle 
«  répandue  sur  toute  la  terre  ?  »  (Job.  38.)  Et  le 
même  Job  confesse  ingénument  que  si  Dieu  vient 
à  lui,  il  ne   s'apercevra  pas  de  cette  mystérieuse 
visite  :  «  S'il  vient  à  moi,  je  ne  le  verrai  pas,  et 
«  sHl  se  retire  loin  de  moi  Je  ne  V  entendrai  pas.  » 
(Job.  c.  9,)  C'est  là  une  chose  qui  n'est  pas  loin  de 
nous,  qui  même  se  passe  et  s'accomplit  en  nous, 
et  que  néanmoins  nous  ne  pouvons  discerner  que 
très  difficilement,  parce  que,  d'une  part,  il  s'agit 
d'un  mystère  intérieur  et  spirituel,  qui  surpasse 
les  facultés   humaines    et    que,    d'autre  part,  les 
Théologiens  ne  l'ont  expliqué  pour  la  plupart  qu'à 
demi,  imparfaitement  et  diversement.  Certains  ne 
comprenant  pas  bien  saint  Thomas,  mais  voulant 
se  couvrir  de  son  nom  et  de  son  autorité,  ensei- 
gnent que  Dieu,  après  avoir  donné  à  tout  le  monde 
des  Grâces  excitantes,  qui  sont  des  Grâces  suffi 
santés  pour  le  salut,    imprime  encore  à  certaines 
âmes  une  sorte  d'impulsion  appelée  prédétermi- 
nation physique.  Cette  prédétermination  physi- 
que une  fois  reçue,  la  volonté  ne  peut  que  se  ren- 
dre à  Dieu  et  obéir  à  l'inspiration  divine,  comme 
aussi,  si  elle  en  est  privée,  il  lui  est  impossible  de 
suivre  l'inspiration  divine  et  elle  demeure  rebelle 
à  Dieu  (i). 

I.  Bannez  ^^  ^.  iio  et  m  et  quelques  autres  tho- 
mistes. 


$2  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

Cette  opinion  n'est  pas  difficile  à  comprendre, 
mais  elle  est  si  difficile  à  admettre  que  la  plupart 
des  Théologiens  la  rejettent.  Si  nous  supposons 
en  effet  que  cette  impulsion  soit  imprimée  à  la 
volonté  de  telle  sorte  que  cette  dernière  n'ait  qu'un 
rôle  purement  passif,  c'en  est  fait  de  la  liberté  de 
l'homme  telle  qu'elle  est  dans  l'état  de  la  vie  pré- 
sente où  elle  consiste  à  se  porter  de  soi-même  au 
bien  ou  au  mal  ;  de  plus  elle  prive  l'homme  de  la 
Grâce  suffisante.  En  effet,  puisque  cette  impulsion 
une  fois  donnée,  il  est  nécessaire  que  l'âme  la 
suive  et  qu'elle  ne  peut  lui  résister,  l'âme  obéit 
donc  sans  liberté  ;  et  d'autre  part,  puisque  cette 
impression  est  tellement  nécessaire  que  sans  elle, 
Tàme  ne  peut  se  donner  à  Dieu,  il  en  résulte  clai- 
rement que  l'homme  n'a  pas  ce  qu'il  lui  faut  pour 
se  sauver,  et  que  les  pervers  qui  ont  résisté  à 
Dieu  pourront  excuser  légitimement  leur  résis- 
tance à  ses  attraits,  en  alléguant  qu'ils  n'ont  pas 
eu  les  Grâces  suffisantes,  puisque  la  prédétermi- 
nation, sans  laquelle  il  est  impossible  d'agir,  leur 
a  manqué  (i). 

I.  Voici  d'une  manière  très  sommaire  le  système  tho- 
miste, système  fameux  par  l'ardeur  de  ses  partisans  et 
par  les  violentes  discussions  qu'il  a  soulevées.  Ce  qui 
rend  la  Grâce  efficace,  c'est  la  prédéterrninaiion  physi- 
que. La  prédétermination  physique  est  une  motion  que 
Dieu  imprime  à  la  volonté  avant  qu'elle  produise  son 
acte  :  elle  a  précisément  pour  effet  de  la  déterminer  à 
l'acte,  de  telle  façon  qu'il  répugne  que  la  volonté  ne 
produise  pas  l'acte  pour  lequel  la  prédétermination  lui 
a  été  donnée,  comme  il  répugne  aussi  qu'elle  le  pro- 
duise, dans  le  cas  où  la  prédétermination  lui  fait  défaut. 


DE    LA   GRACE  53 


Ces  mêmes  raisons  combattent  aussi  puissam- 
ment le  système  de  ceux  qui  s'appuyant  sur  quel- 
ques textes  de  saint  Augustin,  n'admettent  qu'un 
seul  remède  pour  toutes  sortes  de  maux,  rejettent 
la  Grâce  suffisante  et  ne  tenant  pas  suffisamment 
compte  des  voies  diverses  que  suit  l'Esprit  de 
Dieu,  réduisent  la  Grâce  efficace  à  des  goûts  spiri- 
tuels et  à  des  suavités  intérieures  qui  nous  entraî- 
nent à  servir  Dieu  avec  autant  de  force  que  la  pré- 
détermination des  thomistes.  Du  moment  que  ces 

D'après  les  Thomistes,  la  Grâce  suffisante  qui  consiste 
dans  des  actes  surnaturels  indélibérés  de  l'intelligence 
et  de  la  volonté,  ne  donne  comme  telle  et  par  elle- 
même  que  le  pouvoir  de  produire  l'acte:  mais  la  volonté 
ne  le  produira  jamais,  c'est-à-dire  elle  ne  donnera 
jamais  son  consentement,  si  Dieu  n'ajoute  à  cette  Grâce 
la  prédétermination  physique.  La  Grâce  efficace  con- 
siste donc  dans  cette  prédétermination  physique  qui 
précède  virtuellement  le  consentement  de  la  volonté  et 
détermine  la  volonté  à  le  donner  :  avec  elle,  la  volonté 
ne  peut  pas  le  refuser  ;  ainsi  il  y  a  une  connexion 
nécessaire  et  essentielle  entre  la  prédétermination  phy- 
sique et  l'acte  en  vue  duquel  Dieu  le  donne.  Ce  sys- 
tème a  deux  inconvénients  très  graves  d'ailleurs  signalés 
par  Bail,  i)  Il  semble  détruire  la  liberté  humaine,  qui 
consiste,  —  la  raison  et  la  foi  nous  l'enseignent,  —  à 
avoir  non  seulement  la  faculté  de  choisir  que  nous 
appelons  indifférence  active,  mais  aussi  la  faculté  d'agir 
ou  de  ne  pas  agir.  Or,  dans  la  volonté  qui  a  reçu  la  pré- 
détermination physique,  ni  l'une  ni  l'autre  faculté  ne 
subsiste  :  la  volonté  ne  peut  pas  ne  pas  agir  et  d'autre 
part  l'indifférence  active  entre  le  consentement  et  le 
refus  du  consentement  n'existe  plus.  Les  Thomistes 
affirment,  il  est  vrai,  que  Dieu  agit  sur  les  créatures 


54  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

goûts  constituent,  d'après  eux  la  seule  et  unique 
Grâce  efficace,  il  n'y  a  plus  lieu  de  consoler  les 
bonnes  âmes  à  qui  la  dévotion  sensible  fait  défaut 
ou  qui  tremblent  à  la  pensée  des  jugements  de 
Dieu.  Elles  sont  dans  la  voie  de  la  perdition,  si 
cette  doctrine  est  vraie.  Aussi  est-on  fort  embar- 
rassé pour  rassurer  certaines  personnes  qui  parta- 
gent cette  opinion,  quand  elles  disent  :  je  suis 
damnée,  je  ne  sens  pas  la  Grâce  en  moi  (i). 

libres,  d'une  telle  manière  que  leur  liberté  reste  intacte, 
mais  ils  n'expliquent  nullement  comment  cette  liberté 
peut  se  concilier  avec  la  prédétermination  physique,  — 
2)  Ce  système  semble  détruire  la  Grâce  suffisante  qui 
est  un  dogme  catholique.  La  Grâce  vraiment  suffisante 
ne  peut  être  que  celle  qui  donne  absolument  tout  ce 
qui  est  nécessaire  pour  agir.  Or  telle  n'est  pas  la  Grâce 
suffisante  des  Thomistes,  puisqu'il  lui  manque  une 
chose  sans  laquelle  il  est  impossible  à  la  volonté  d'agir, 
la  prédétermination  physique,  et  qu'il  n'est  nullement 
en  son  pouvoir  de  l'obtenir,  car  c'est  Dieu  seul  qui 
l'imprime  en  nous  sans  aucune  coopération  de  notre 
liberté. 

I.  Ce  système  qui  prétend  s'appuyer  sur  l'autorité  de 
saint  Augustin  donne  de  l'efficacité  de  la  Grâce  l'expli- 
cation suivante  :  elle  provient  tout  entière  d'une  délec- 
tation victorieuse  qui  agit  si  fortement  sur  la  volonté 
qu'il  est  moralement  impossible  de  lui  résister.  Il  en 
résulte  que  le  consentement  de  la  volonté  est  certain 
et  infaillible,  sans  que  néanmoins  aucune  violence  soit 
faite  à  la  liberté,  puisque  cette  délectation  n'apporte 
avec  elle  qu'une  nécessité  morale.  Ce  système  n'a  pas 
été  condamné  par  l'Eglise,  mais  nous  avons  pour  ne 
pas  l'admettre  les  raisons  suivantes  :  i)  la  Grâce  ne 
nous  excite  pas  toujours  à  faire  le  bien  par  une  délecta- 


DE    LA    GRACE  55 


D'ailleurs,  quand  on  veut  sonder  ce  mystère  on 
y  rencontre  tant  de  difficultés,  que  l'esprit,  après 
avoir  tout  bien  considéré,  ne  sait  quel  parti  pren- 

tion  proprement  dite,  c'est-à-dire  par  Tamour  du  bien 
en  tant  qu'il  est  agréable  ;  la  crainte  notamment  est  elle 
aussi,  au  témoignage  de  la  Sainte-Ecriture,  des  Conciles 
et  des  Pères,  particulièrement  de  saint  Augustin,  un 
puissant  ressort  dans  la  vie  spirituelle.  Citons  le  magni- 
fique passage  où  saint  Prosper,  disciple  de  saint  Augus- 
tin, a  réuni  les  divers  genres  d'attraits  qu'exerce  la 
Grâce  :  «  C'est  tantôt  la  crainte  qui   triomphe  de  nous, 

«   car  LE  COMMENCEMENT  DE   LA  SAGESSE    c'eST  LA  CRAINTE     DU 

«  SEIGNEUR  ;  tantôt  la  joie,  je  me  suis  réjoui  a  cause  de  ce 
«  QUI  m'a  été  dit  ;  tantôt  le  désir,  mon  ame  désire  être 
«  dans  la  maison  du  Seigneur  et  l'ardeur  de  son  désir  la 

«  FAIT  PRESQJJE  TOMBER  EN  DÉFAILLANCE  ;  tantôt  la  déUcta- 
«    iion,  QUE   vos  paroles    sont    douces     a    mon     cœur,    PLUS 

«  QUE  LE  MIEL  NE  l'est  A  MA  BOUCHE.  Qiii  peut  enfin  savoir 
«  ou  qui  peut  dire  par  combien  de  sentiments  divers  Dieu 
«  visite  rame  humaine  et  la  mène  de  manière  à  lui  faire 
«  aimer  ce  quelle  détestait,  à  la  faire  soupirer  après  ce 
«  qui  ne  lui  causait  que  de  l'ennui^  et  à  Véclairer  tout 
«  d'un  coup,  par  un  admirable  changement,  sur  ce  qu'elle 
«  n'avait  pas  compris  jusqu'à  ce  jour  7  Toutes  ces  mer- 

«  VEILIES  c'est  le  MÊME  ESPRIT  DE  DiEU  QUI  LES  ACCOMPLIT 
«    EN  FAVEUR  DE    QUI    IL    VEUT.  »    (CONT.     CoLLAT.     C.    7.)  — 

2)  Il  n^est  pas  vrai  que  nous  cédions  toujours  à  la 
délectation  indélibérée  la  plus  forte  ;  saint  Augustin 
l'avoue  lui-même  dans  ses  Confessions  (1.  8.  c.  8)  : 
«  Je  ne  faisais  pas  ce  qui  pour  moi  avait  incomparable- 
«  ment  le  plus  d' attraits  ».  Quel  attrait  ressentons-nous 
à  pardonner  à  nos  ennemis,  à  accepter  la  mort  et  à 
accomplir  tant  d'autres  actions  si  pénibles  à  la  nature? 
Donc  la  Grâce  que  Dieu  nous  donne  ne  consiste  pas 
toujours  à  nous  faire  éprouver  un  plaisir  beaucoup  plus 


56  LA    THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

dre.  Tel  est  bien  l'avis  de  saint  Augustin  (i)  lui- 
mcme  :  dans  un  de  ses  livres  où  il  essaie  d'appro- 
fondir cette  question,  il  se  demande  pourquoi  de 
deux  hommes  qui  entendent  la  prédication  de 
l'Evangile,  l'un  embrasse  la  foi,  Tautre  la  repousse, 
et  il  donne  à  cette  question  une  réponse  dénature 
à  nous  faire  désespérer  d'en  connaître  jamais  la 
raison.  Si  maintenant,  dit-il,  on  exige  que  péné- 
trant plus  profondément  dans  la  question,  je  dise 
pourquoi  la  foi  est  préchée  de  telle  sorte  que  l'un 
est  convaincu  et  que  l'autre   ne  l'est  pas,  je  n'ai 

grand  dans  la  pratique  du  bien  que  dans  la  perpétration 
du  mal.  3)  Enfin  cette  délectation  victorieuse  ou  n'ex- 
plique pas  suffisamment  comment  la  Grâce  efficace 
obtient  infailliblement  son  effet,  ou  ne  sauvegarde  pas 
suffisamment  la  liberté  humaine.  En  effet,  d'une  part,  la 
Grâce  ne  peut  être  dite  efficace,  qu'à  la  condition  qu'il 
soit  certain  d''une  certitude  absolue  et  métaphysique 
qu'elle  produira  son  effet,  et  non  pas  seulement  d'une 
certitude  morale,  car  il  est  métaphysiquement  impossi- 
ble que  la  science  de  Dieu  se  trompe,  et  d'autre  part,  la 
liberté  humaine  n'est  sauvegardée  qu'à  la  condition 
qu'absolument  parlant,  l'effet,  c'est-à-dire  le  consente- 
ment de  la  volonté  puisse  faire  défaut  à  la  Grâce.  Dans 
le  premier  cas  que  devient  la  liberté  humaine  et  dans 
le  second  que  devient  l'efficacité  de  la  Grâce  ?  — 
Ajoutons  qu'il  résulterait  de  ce  système  que  tous  ceux 
qui  ne  se  convertissent  pas  et  qui  ne  se  sauvent  pas, 
n'ont  pas  pu  moralement  se  convertir  ou  se  sauver.  Or 
rien  de  plus  opposé  à  la  parole  de  Dieu  :  «  QiCai-je  dû 
«  faire  encore  à  jna  vigne,  que  je  n'aie  point  fait  ?  » 
(Is.  V.) 

I.  De  spir.  et  litt.  c.  34. 


DE    LA   GRACE  By 


qu'une  double  réponse  à  faire,  en  attendant  mieux. 
Voici  la  première  :  «  O  profondeur  des  riches- 
ses !  »  (Rom.  II.)  Voici  la  seconde  :  «  Dieu  peut-il 
«  être  injuste  ?  »  (Rom.  9.)  Que  celui  que  cette 
réponse  ne  satisfait  pas,  en  interroge  de  plus  doc- 
tes que  moi,  mais  qu'il  prenne  garde  de  rencon- 
trer des  présomptueux  (i). 

I.  Nous  n'accorderions  pas  que  tout  soit  mystère 
quand  il  s'agit  de  l'accord  de  la  Grâce  avec  la  liberté 
humaine.  Il  y  a  deux  questions  bien  distinctes.  La  pre- 
mière est  celle-ci  :  pourquoi  Dieu  donne-t-il  à  certains 
la  Grâce  efficace  au  lieu  d'une  simple  Grâce  suffisante, 
et  la  seconde  :  comment  se  concilie  la  liberté  humaine 
avec  l'efficacité  de  la  Grâce.'  Nous  avouons  que  nous 
sommes  incapables  de  répondre  à  la  première  ques- 
tion ;  c'est  là  que  gît  le  mystère  dont  parle  saint  Augus- 
tin dans  le  passage  que  cite  Bail  et  dans  beaucoup 
d'autres  (de  Spirit.  et  Litt.  cap.  34  -,  de  donc  persever. 
c.  9.)  Molina  Ini-même  reconnaît  que  cette  question  est 
insoluble  (Conc.  q.  23,  art.  4  et  5,  d.  i,  membr.  5, 
pag.  325.)  Quant  à  la  seconde  question,  saint  Augustin 
déclare  qu'elle  est  simplement  difficile,  mais  non  inso- 
luble (1.  2.  coNT.  Litt,  Petiliani,  c.  84)  «  Si  je  vous  pose, 
«  dit-il,  cette  question  :  comment  Dieu  le  Père  attire-i-il 
«  vers  le  Fils  les  hommes,  qu'il  laisse  jouir  du  libre  arbi' 
«  tre^  il  vous  sera  peut-être  difficile  de  la  résoudre.  Com- 
«  ment  en  effet  attire-t-il  s'il  laisse  à  chacun  la  liberté  de 
«  choisir  ce  qiiil  voudrai  Et  cependant  ce  sont  là  deux 
«  vérités  ;  mais  ils  sont  peu  nombreux  ceux  qui  savent  les 
«  concilier.  »  C'est  ce  qu'à  fait  Molina  avec  une  grande 
clarté.  Si  on  lui  demande  pourquoi  telle  Grâce,  si  elle 
est  accordée  par  exemple  à  Paul,  le  convertira,  c'est-à- 
dire  sera  efficace,  il  répond  :  parce  que,  quand  Paul 
aura  reçu   cette    Grâce,    quoiqu'il  puisse  lui  résister, 


58  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Que  convient-il  donc  de  faire,  en  abordant  cette 
difficulté,  si  ce  n'est  d'avoir  recours  à  Dieu  ;  car  il 
écoute  volontiers  les  bégaiements  de  ses  enfants, 
quand  ils  lui  demandent  la  sagesse  «  qiiil  donne 
«  à  tous  abondamment  et  sans  reproche  »  (Jacq.  i) 
et  quand  ils  attendent  sa  réponse  pour  être  ins- 
truits. Je  dirai  ce  que  disait  encore  saint  Augus- 
tin (i),  demandant  à  Dieu  Texplication  de  la  nature 
du  temps.  Mon  cœur  a  été  pressé  du  désir  de 
comprendre  cette  énigme  très  obscure  ;  ô  mon 
Dieu,  mon  Seigneur,  mon  bon  Père,  je  vous  en 
prie,  par  Jésus-Christ,  ne  veuillez  pas  me  cacher 
ces  choses  que  je  désire  savoir,  ne  me  défendez 
pas  de  les  pénétrer;  qu'elles  deviennent  claires 
pour  moi  par  votre  miséricorde  qui  me  les  fera 
connaître  et  comprendre.  A  qui  demanderais-je 
ces  choses,  et  à  qui  avouerai-je  plus  utilement  mon 
ignorance  qu'à  vous,  à  qui  ne  peuvent  déplaire  mes 
études  assidues  des  Saintes  Ecritures  ?  Donnez- 
moi  ce  que  j'aime,  car  j'aime  et  vous  m'avez  fait  la 
grâce  d'aimer.  Accordez-moi  ce  que  je  demande,  ô 
mon  Père,  qui  savez  donner  des  choses  vraiment 

il  donnera  de  fait  son  libre  consentement.  Si  on  insiste 
et  si  on  veut  savoir  pourquoi  il  arrivera  infailliblement 
que  Paul  donnera  son  consentement  à  cette  Grâce,  si 
elle  lui  est  accordée,  il  répond  :  parce  que  Dieu  par  sa 
science  moyenne  l'a  prévu  d'une  manière  infaillible. 
Mais  si  on  lui  demande  pourquoi  Dieu  a  décidé  de  don- 
ner à  Paul  précisément  cette  Grâce  à  laquelle  il  prévoit 
que  Paul  consentira,  il  avoue  simplement  que  c'est  un 
mystère. 

l.  L.  2ij  Conf.  c.  II, 


DE    LA    GRACE  Sg 


bonnes  à  vos  enfants  ;  accordez-la  moi,  puisque  j'ai 
entrepris  de  vous  connaître. 

II 

Voici  une  opinion  plus  probable  (i)  :  elle  consiste 
à  dire  que  la  Grâce  efficace  n'est  autre  chose  que 

I.  Le  système  que  l'auteur  juge  ^  plus  probable  »  est 
celui  de  Molina.  Il  consiste  à  dire  que  quand  Dieu  a 
décidé  de  convertir  une  âme,  il  lui  donne  telle  Grâce  à 
laquelle  il  prévoit  qu'en  fait  cette  âme  donnera  son 
consentement.  L'efficacité  de  la  Grâce  réside  donc 
dans  la  libre  détermination  de  la  volonté  qui  lui  donne 
son  consentement  ;  libre  détermination  que  Dieu  pré- 
voit d'une  manière  infaillible  par  sa  science  moyenne.  Si 
donc  on  nous  demande  pourquoi  si  Dieu  accorde  à  telle 
âme  telle  Grâce,  cette  Grâce  la  convertira,  c'est-à-dire 
pourquoi  elle  sera  efficace,  nous  répondons  :  parce  que 
cette  âme  munie  de  cette  Grâce,  lui  donnera  en  fait  et 
librement  son  consentement,  bien  qu'elle  puisse  le  lui 
refuser.  Si  on  demande  pourquoi  il  est  absolument 
certain  que  cette  âme  donnera  son  consentement  à  telle 
Grâce,  si  Dieu  la  lui  accorde,  nous  répondons  :  parce 
que  Dieu  l'a  prévu  d'une  manière  infaillible  par  sa 
science  moyenne.  Si  maintenant  on  prétendait  savoir 
pourquoi  Dieu  donne  à  cette  âme  précisément  telle 
Grâce  à  laquelle  il  a  prévu  qu'elle  consentirait,  on  ne 
peut  que  répondre  que  c'est  le  secret  de  Dieu  dont  la 
justice  et  la  miséricorde  sont  un  impénétrable  abîme. 
—  Ce  système  sauvegarde  admirablement  i)  l'efficacité 
infaillible  de  la  Grâce.  Il  faut  admettre  que  Dieu 
connaît  d'une  science  certaine  et  infaillible  les  actes 
libres,  futurs  et  conditionnels.  Non  seulement  l'Ecriture 
(Matt.  9,  ch.  2i)  et  les  Pères  (S.  Aug.  de  concept,  et 
GRAT  ;  serm.  loo  n.  i.  de  verb.  evang.  luc.)  mais  la  rai- 
son   elle  aussi  l'enseigne,  car   l'intelligence  divine  qui 


6o  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

la  Grâce  excitante  qui  devient  efficace  par  accident, 
c'est-à-dire  quand  se  joint  à  elle  le   libre  consen- 

est  infiniment  parfaite,  connaît  nécessairement  et  d'une 
manière  certaine  et  infaillible,  tout  ce  qui  peut  être 
connu.  Or,  tels  sont  ces  actes  ;  Dieu  les  connaît  en 
eux-mêmes,  dans  leur  vérité  objective  ;  parce  que  de 
ces  deux  propositions  contradictoires  :  si  tel  homme 
recevait  telle  Grâce,  il  lui  donnerait  son  consentement, 
ou  bien  il  ne  lui  donnerait  pas  son  consentement,  l'une 
est  exactement  vraie  et  l'autre  est  fausse.  Or,  Dieu 
connaît  toute  vérité  objective.  Il  connaît  donc  les 
actes  futurs,  libres  et  conditionnels  et  d'une  science 
tellement  infaillible  qu'il  est  met  a  physiquement  impos- 
sible qu'il  puisse  se  tromper.  Cette  science  est  appelée 
avec  raison  science  moyenne  parce  qu'ayant  pour  objet 
les  futurs  libres  conditionnels^  elle  tient  le  milieu 
entre  la  science  de  simple  intelligence  qui  a  pour  objet 
les  choses  simplement  possibles  et  la  science  de  vision 
qui  a  pour  objet  les  choses  qui  existent  réellement  et 
absolument.  2)  Ce  système  sauvegarde  la  liberté 
humaine.  Sans  doute  le  consentement  de  la  volonté  à 
telle  Grâce  donnée  est  infaillible  ;  mais  cette  certitude 
infaillible  repose  précisément  sur  la  libre  détermination 
de  la  volonté  créée  et  par  conséquent  loin  de  la  détruire 
la  suppose.  On  peut  même  dire  que  plus  est  grande 
cette  certitude,  plus  elle  est  un  indice  et  une  preuve 
certaine  de  la  liberté.  —  L'Eglise  laisse  à  chacun  dans 
cette  question,  la  liberté  de  soutenir  son  opinion,  mais 
elle  défend  de  prétendre  que  l'opinion  contraire  mérite 
d'être  censurée  de  telle  ou  telle  note  théologique  ;  c'est 
ce  qui  résulte  d'un  décret  de  Clément  VIII  intimé 
en  1598  aux  P.  Provinciaux  des  Frères-prêcheurs  et 
des  Jésuites  et  d'un  second  décret  porté  par  Paul  V, 
en  1606,  et  qui  fut  confirmé  sous  Urbain  VIII,  le  22 
mai  1625. 


DE    LA    GRACE 


tement  de  la  volonté.  Ainsi,  quand  Dieu  donne 
une  Grâce  excitante  à  un  prédestiné  et  à  un 
réprouvé,  cette  Grâce  est  suffisante  pour  les  con- 
vertir tous  les  deux,  mais  elle  n'est  efficace  que 
dans  le  prédestiné  qui  en  fait  bon  usage  et  Dieu 
est  certain  à  l'avance  de  son  efficacité,  parce  qu'il 
connaît  tout  d'une  science  infaillible.  Cette  même 
Grâce  n'est  que  suffisante  chez  le  réprouvé  et  Dieu 
voit  qu'elle  n'aura  aucun  résultat,  non  pas  parce 
que  par  elle-même  elle  n'est  capable  de  produire 
aucun  effet,  —  car  elle  est  suffisante,  —  mais  parce 
qu'en  fait  elle  ne  sera  accompagnée  ni  du  consen- 
tement de  la  volonté,  ni  des  œuvres  (i).  Les  saintes 

I.  Ce  point  est  d'une  souveraine  importance  dans  la 
question  de  l'efficacité  de  la  Grâce.  Parmi  les  Théolo- 
giens, les  uns  affirment  que  la  Grâce  efficace  diffère 
intrinsèquement  et  dans  son  entité  de  la  Grâce  suffisante: 
ce  sont  ceux  qui  veulent  que  la  Grâce  efficace  soit,  en 
vertu  de  ses  éléments  intrinsèques  et  de  sa  nature, 
infailliblement  unie  au  consentement  de  la  volonté,  et 
qui  expliquent  cette  connexion  infaillible  soit  par  une 
sorte  de  sympathie,  soit  par  des  impulsions  morales, 
soit  par  une  délectation,  soit  par  des  actes  indélibérés, 
soit  par  la  multiplicité  des  Grâces,  soit  enfin  par  la 
prémotion  physique  ;  les  autres  affirment  que  la  Grâce 
efficace  est  intrinsèquement  la  même  chose  que  la 
Grâce  suffisante,  laquelle  devient  efficace  par  le  fait 
d'une  cause  extrinsèque  qui  n'est  autre  que  son  union 
prévue  avec  le  consentement  de  la  volonté  humaine. 
Cette  dernière  opinion  est  celle  de  Suarez  (de  grat.  1.  5. 
c.  48.  n.  7  et  12);  de  Bellarmin  (de  grat.  et  lib.  arb. 
lib.  6.  c.  15)  et  de  Molina  qui  dit  (concord.  q.  23.  'art 
4  et  5.  disp.  4)  :  «  Il  peut  arriver  que  de  deux  hommes  en 
«  état  de  péché  mortel,  dont  Vun  est  excité  à  la  pénitence 


02  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Ecritures  et  les  Pères  affirment  suffisamment  cette 
vérité,  quand  ils  déclarent  que  le  salut  de  Thomme 
dépend  de  son  libre  arbitre  et  qu'il  est  en  son 
pouvoir  de  vivie  bien  ou  mal  (i).  Or,  si  la  Grâce 
seule  déterminait  la  volonté  au  bien,  comme  cer- 
tains rimaginent,  il  ne  serait  pas  plus  possible  à 
rhomme  de  ne  pas  vivre  saintement,  qu'aux  bien- 
heureux de  ne  pas  voir  et  de  ne  pas  aimer  Dieu  : 
ce  qui  aboutirait  à  confondre  le  ciel  avec  la  terre 
et  la  Grâce  qui  n'est  qu'ébauchée  ici-bas  avec  la 

«  par  des  secours  plus  abondants  de  la  grâce  prévenante^ 
«  et  l'autre  par  des  secotirs  moins  abondants,  celui  qui 
«  a  reçu  des  secours  moindres,  se  relève,  et  que  cehii  qui  a 
«  été  sollicité  et  excité  par  de  plus  grands  secours  perse- 
«  vère  dans  sa  dureté  de  cœur  ;  ces  deux  effets  sont  dtis  à 
«  la  liberté  de  chacun  d'eux.  »  Et  en  effet,  si  la  Grâce 
efficace  différait  dans  son  entité  de  la  Grâce  suffisante, 
il  faudrait  que  quelque  chose  fut  ajouté  à  cette  dernière 
Grâce  pour  qu'elle  devînt  efficace,  c'est-à-dire  pour 
qu'elle  produisit  son  effet.  Mais  dans  ce  cas,  la  Grâce 
suffisante  ne  conférerait  pas  réellement  la  faculté  d'agir, 
car  cette  faculté  une  fois  donnée,  que  manque-t-il  pour 
que  l'action  soit  produite,  si  ce  n'est  que  cette  faculté 
s'exerce?  Nous  avons  un  exemple  d'une  plus  grande 
Grâce  demeurée  purement  suffisante  et  d'une  Grâce 
inférieure  devenue  efficace  dans  la  chute  des  anges; 
il  y  en  eut  de  rebelles  parmi  ceux  qui  avaient  une 
nature  plus  parfaite,  et  parmi  les  anges  inférieurs 
plusieurs  furent  fidèles.  Or,  la  plupart  des  Théolo- 
giens admettent  avec  saint  Thomas,  que  Dieu  dota 
les  anges  d'une  Grâce  proportionnée  à  la  perfection 
de  leur  nature. 

I.  Vide  testimonia  ap.  Lessium,  in  def.  apol.  c.  6. 


DE    LA    GRACE 


63 


Grâce  consommée  de  la  patrie  (i).  Le  Concile  de 
Trente  (i)  ne  prononce-t-il  pas  Tanathème  con- 
tre celui  qui  dit  que  «  le  libre  arbitre  de 
«  l'homme,  sous  l impulsion  et  V excitation  de 
«  Dieu^  alors  qu'il  consent  à  cette  excitation  et  à 
«  cet  appel  divin^  ne  fournit  de  son  côté  aucune 
«  coopération  qui  le  dispose  et  le  prépare  à  obte- 
«  nir  la  grâce  de  la  justification  et  qu'il  ne  peut 
«  refuser^  s'il  le  veut,  son  consentement  à  la 
«  grâce. ^..  »  Puisqu'il  en  est  ainsi,  c'est-à-dire 
puisque  la  liberté  sous  l'impulsion  de  la  Grâce 
excitante,  donne,  si  elle  veut,  son  consentement 
et  coopère  à  la  Grâce  en  faisant  des  actions  loua- 
bles qui  la  disposent  à  recevoir  la  Grâce  sancti- 
fiante, comme  aussi,  si  cela  lui  plaît,  elle  refuse 
son  consentement;  il  dépend  de  la  liberté  humaine 
que  cette  Grâce  produise  un  bon  effet  et  soit  effi- 
cace, ou  qu'elle  n'en  produise  aucun  et  qu'elle 
demeure  simplement  suffisante.  Ainsi  Dieu  qui 
désirerait  que  tout  homme  renonçât  au  mal,  pour- 
voit suffisamment  à  tout  ce  qui  nous  est  nécessaire 
pour  nous  sauver  et  puis  laisse  la  décision  à  notre 
liberté  excitée  et  aidée  par  sa  Grâce.  Quel  que 
soit  le  résultat.  Dieu  ne  saurait  être  blâmé,  pas 
plus  qu'un  capitaine  qui  a  fait  tout  ce  qui  dépen- 
dait de  lui  pour  bien  armer  ses  soldats  et  qui  les  a 

1.  Dans  le  ciel  lés  Saints  aiment  Dieu  spontanément, 
mais  nécessairement  ;  ce  qui  signifie  qu'ils  sont  exempts 
de  toute  coaction  ou  violence  faite  à  leur  volonté  contre 
sa  propre  inclination,  mais  non  pas  d'une  nécessité 
intérieure  qui  fixe  leur  volonté  dans  l'amour  de  Dieu. 

2.  Sess.  6.  can.  4. 


64  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

exhortés  à  bien  combattre,  n'encourt  un  blâme, 
si  l'un  d'eux  se  conduit  lâchement.  Toutefois  ce 
n'est  pas  précisément  le  consentement  qui  fait  la 
Grâce  efficace,  il  n'en  est  que  l'effet  :  la  Grâce 
a  été  efficace  parce  qu'elle  a  gagné  la  volonté  et 
en  a  triomphé  (i). 

I.  Une  des  plus  graves  difficultés  qu'on  peut  faire 
contre  ce  système  consiste  à  dire  en  effet  :  c'est  donc 
en  dernière  analyse  la  volonté,  et  par  conséquent 
l'homme  qui,  en  donnant  son  consentement,  accomplit 
l'œuvre  salutaire,  puisque  c'est  son  consentement  qui 
rend  la  Grâce  efficace.  —  Déterminons  la  part  qui 
revient  à  la  Grâce.  Si  nous  considérons  l'acte  salutaire 
complet,  c'est  à  la  Grâce  agissant  sur  la  volonté  qu'en 
revient  l'initiative  ;  à  ce  moment,  la  Grâce  s'appelle 
prévenante  parce  qu'elle  prévient  le  libre  consentement 
de  l'homme  et  incline  la  volonté  à  le  donner.  Si  nous 
considérons  précisément  le  libre  consentement  donné 
à  l'acte  salutaire,  il  dépend  à  la  fois  de  la  volonté  et  de 
la  Grâce  qui  à  ce  moment  s'appelle  la  Grâce  coopérante. 
Pendant  que  s'accomplit  l'acte  salutaire,  il  n'est  pas 
possible  de  distinguer  un  seul  instant  où  ces  deux 
co-principes,  selon  l'expression  de  Cajétan  (in  i.  p.  q. 
14.  a.  13.  parag.  Nec  sustinendus)  ne  soient  intimement 
unis,  et  unis  à  tel  point  qu'ils  ne  forment  qu'un  unique 
principe  complet.  La  cause  du  consentement  est  donc 
proprement /a  volonté  élevée  par  la  Grâce,  rendue  par  elle 
capable  de  produire  l'acte  salutaire,  et  il  n'y  a  qu'une 
action  unique  influant  sur  le  consentement  ;  elle  pro- 
vient à  la  fois  de  Dieu  et  de  la  volonté.  Cette  union  si 
intime  qu'elle  ne  forme  qu'un  seul  principe  est  facile  à 
comprendre  quand  il  s'agit  de  la  volonté  agissant  d'une 
manière  surnaturelle,  grâce  à  l'habitude  surnaturelle 
qui  l'informe,  mais  on  la  conçoit   encore   alors  qu'il 


DE    LA   GRACE 


65 


Si  on  objecte  que  l'opinion  contraire  fait  la  part 
plus  belle  à  Jésus-Christ  et  à  sa  Grâce,  nous 
répondons  qu'elle  lui  attribue  ce  qui  ne  lui  con- 
vient pas  et  qu'il  faut  se  souvenir  de  ce  que  dit 
Tertullien  (i),  à  savoir  que  ce  n'est  pas  faire 
preuve  d'une  bonne  et  solide  foi  que  de  tout  rap- 
porter à  la  volonté  de  Dieu  d'une  manière  si 
exclusive  que  notre  part  soit  nulle.  Si  Pharaon, 
dit  saint  Jean  Ghrysostome  (2),  est  devenu  par  sa 
malice,  un  vase  de  colère,  d'autres  sont  devenus 
des  vases  de  miséricorde,  grâce  à  leur  probité  et  à 
leur  reconnaissance,  et  quoique  Dieu  achève  tout 
ce  qui  manque  à  leurs  actions,  encore  faut-il  qu'ils 
y  mettent  un  peu  du  leur.  La  miséricorde  de  Dieu, 

ne  s'agit  que  de  l'élévation  extrinsèque  de  la  volonté 
par  la  Grâce  actuelle.  Si  on  l'appelle  extrinsèque 
en  effet,  c'est  en  ce  sens  qu'elle  ne  consiste  pas 
dans  une  qualité  inhérente  à  la  volonté,  mais  l'Esprit 
Saint  qui  a  tout  d'abord  saisi  la  volonté  par  sa  Grâce 
prévenante,  lui  est  déjà  intimement  uni  et  il  l'en- 
vahit en  quelque  sorte  tout  entière  au  moment  où 
pénétrée  de  la  vertu  divine,  elle  donne  son  consente- 
ment. Dans  de  telles  conditions,  doit-on  dire  que  la 
volonté  détermine  la  Grâce  ou  bien  que  la  Grâce 
détermine  la  volonté  ?  Ni  l'un  ni  l'autre,  car  ce  serait 
considérer  la  Grâce  et  la  volonté  comme  deux  princi- 
pes séparés  et  agissant  l'un  sur  l'autre.  Pour  parler 
exactement,  il  faut  dire  qu'il  n'y  a  que  la  volonté  élevée 
par  la  Grâce,  et  qu'un  principe  surnaturel  unique  qui  se 
détermine  lui-même. 

I .  Exhort.  ad  casfit» 

3,  Hom.  16,  in  Episl,  ad  Rom, 
Bail,  t.  iv.  $ 


66 


LA   THEOLOGIE    AFFECTIVE 


dit  saint  Augustin  (i),  nous  prévient  en  tout,  mais 
il  appartient  à  notre  propre  volonté  de  correspon- 
dre ou  de  résister  à  Tappel  de  Dieu.  Et  lorsqu'il 
défend  la  Grâce  de  Jésus-Christ  contre  les  héré- 
tiques, il  dit  :  (2)  Qui  ne  voit  que  quelqu'un  va  à 
Dieu  ou  n'y  va  pas,  selon  son  libre  arbitre?  Ce 
libre  arbitre  se  suffit  à  lui-même,  quand  il  ne  va 
pas  à  Dieu;  mais  pour  aller  vers  lui,  il  a  besoin 
d'être  aidé.  Ces  paroles  de  l'illustre  Docteur  tran- 
chent nettement  la  question  en  faveur  de  notre 
thèse  :  nous  pouvons  donc  nous  appuyer  sur  son 
autorité  comme  sur  celle  des  autres  Pères  de 
l'Eglise.  Saint  Bernard  (3)  ne  tient  pas  un  autre 
langage  :  Après  que  Dieu  nous  a  invités  à  faire 
notre  salut,  dit-il  expressément,  il  est  en  notre 
pouvoir  de  suivre  son  inspiration  en  choisissant  le 
bien  :  si  nous  tombons,  c'est  notre  œuvre  et  l'effet 
de  notre  lâcheté  ;  si  nous  ne  tombons  pas,  il  faut 
l'attribuer  à  notre  sollicitude  aidée  du  secours 
divin.  Ce  texte  rend  vains  tous  les  efforts  de  ceux 
qui  tâchent  de  faire  déposer  ce  Docteur  si  pieux 
en  faveur  de  l'opinion  contraire. 

Apprenez  par  là  qu'après  que  Dieu  a  donné  à 
tous  de  la  manière  la  plus  libérale  ses  Grâces  exci- 
tantes, —  ce  à  quoi  il  ne  manque  jamais,  —  l'affaire 
de  votre  salut  dépend  désormais  de  votre  volonté 
et  de  l'ardent  désir  que  vous  y  apporterez.  C'est 
dans  ce  sens  que  saint  Thomas  répondit  à  sa  pro- 
pre sœur,  qui  lui  demandait  comment  elle  pourrait 


1.  De  Spir.  et  litt.  cap.  34. 

2.  De  grat.  Christ,  cont.  Pelag. 

3.  De  interiori  domOi  cap,  68. 


DE    LA   GRACE  67 


faire  pour  se  sauver.  Vous  n'avez  qu'à  vouloir,  lui 
dit-il  ;  si  vous  voulez,  vous  renoncerez  aux  vanités, 
vous  renoncerez  au  péché.  Si  vous  voulez,  vous 
ferez  des  progrès  dans  la  vertu  et  vous  avancerez 
dans  la  voie  de  la  sainteté.  Ne  rejetez  donc  la  cause 
du  désordre  de  votre  vie  que  sur  votre  volonté 
qui  résiste  au  Saint-Esprit  et  fait  défaut  à  la 
Grâce,  alors  que  la  Grâce  ne  lui  fait  jamais  défaut. 
O  volonté  rebelle,  qu'il  t'en  coûtera  un  jour  d'avoir 
résisté  si  longtemps  aux  bonnes  pensées  et  aux 
saintes  émotions  qui  te  sollicitaient  d'accomplir 
ton  devoir  !  Car,  ô  bonté  et  miséricorde  de  Dieu, 
il  ne  tient  pas  à  vous  seul  que  le  cœur  endurci  ne 
s'amollisse  :  il  ne  tient  pas  à  vous  seul  que  l'âme 
éloignée  de  vous  ne  s'en  rapproche.  Vous  enri- 
chissez du  don  de  la  Grâce  sanctifiante  ceux  qui  ont 
faim  et  soif  de  vous,  ceux  qui  vous  désirent  véri- 
tablement. Oh  !  qu'elle  soit  louée  et  exaltée  à 
jamais  la  magnificence  de  votre  Grâce  prévenante 
qui  se  communique  à  tous  !  Oh  1  qu'elles  sont  à 
plaindre  les  âmes  qui  ne  profitent  pas  de  votre 
magnificence  et  de  la  libéralité  avec  laquelle  vous 
leur  offrez  ces  dons  surnaturels  destinés  à  les  tou- 
cher et  à  les  exciter  au  bien. 


III 


Bien  que  les  considérations  générales  que  nous 
venons  d'exposer  soient  très  vraies,  il  y  a  néan- 
moins trois  choses  qui  rendent  la  Grâce  excitante 
plus  facilement  et  plus  ordinairement  efficace, 
parce  qu'elles  augmentent  sa  force  pour  emporter 
le  consentement  de  la  volonté.  En  effet  saint  Pros- 


LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 


.per  (i)  nous  apprend  qu'il  y  a  un  grand  nombre  de 
genres  de  Grâces  et  de  dons  et  que  dans  chaque 
genre,  il  y  a  des  degrés  infinis. 

La  première  de  ces  trois  circonstances  qui  ren- 
dent la  Grâce  plus  facilement  efficace,  se  réalise 
quand  elle  est  donnée  à  l'homme  au  moment  où  son 
esprit  est  mieux  disposé  et  où  les  empêchements 
sont  moins  nombreux  :  il  est  incontestable  qu'il  y 
a  des  époques  où  nous  sommes  mieux  disposés,  où 
nous  sommes  d'une  humeur  plus  douce  et  plus 
accommodante  ;  aussi  sommes-nous  prêts  à  cer- 
tains jours  à  faire  ce  que  nous  ne  ferions  pas  à 
d'autres.  Nous  éprouvons  ces  variations  dans  nos 
dispositions  quand  nous  nous  trouvons  en  face  de 
pauvres  qui  nous  demandent  l'aumône  :  quelque- 
fois nous  sommes  de  si  bonne  humeur  que  nous 
nous  empressons  de  les  contenter,  d'autres  fois  ils 
ont  beau  nous  prier  beaucoup  plus  que  nous  ne  le 
méritons,  ils  n'obtiennent  rien  de  nous.  Or  nous 
ne  pouvons  pas  expliquer  la  chose  autrement  qu'en 
disant  que  nous  ne  sommes  pas  disposé  à  les  assis- 
ter. Or  Dieu  envoie  quelquefois  sa  Grâce  au 
pécheur,  lorsqu'il  le  voit  dans  de  telles  dispositions 
qu'il  l'acceptera  infailliblement.  Dans  ce  cas,  on 
appelle  la  Grâce  congrue  ou  convenable  :  cette 
opportunité  équivaut  à  un  nouveau  bienfait  de  la 
part  de  Dieu  qui  a  épié  l'occasion  et  qui  a  saisi  le 
pécheur  au  moment  où  il  fallait  pour  le  gagner  (2)  : 

1.  De  voc.  Gent.,  1.  2. 

2.  La  Grâce  suffisante  est  déjà  un  bienfait  de  Dieu. 
Le  Pape  Alexandre  VIII  a  condamné  sous  le  n°  6  la 
proposition  suivante  :  «  La  grâce  suffisante  nous  est  plus 


DE    LA   GRACE  69 


la  Grâce  divine  en  tout  autre  temps  et  en  tout  au- 
tre circonstance  n'aurait  produit  aucun  effet. 

En  second  lieu,  la  Grâce  est  plus  facilement  effi- 
cace, quand  elle  est  plus  abondante  et  plus  par- 
faite, quand  elle  consiste  dans  des  lumières  plus 

«  funeste  qu'utile  dans  Vétat  oh  nous  nous  irotivons  et  il 
«  nous  convient  d'adresser  à  Dieu  cette  demande  :  de  la 
grâce  suffisante  délivrez-nous^  Seigneur.  »  La  Grâce  effi- 
cace est  un  plus  grand  bienfait,  parce  qu'elle  est  donnée 
à  l'homme  en  vertu  de  la  bienveillante  et  gratuite 
volonté  de  Dieu  qui  a  décidé  de  lui  conférer  la  Grâce 
avec  laquelle  non  seulement  W  pourra  donner  son  con- 
sentement au  bien,  mais  avec  laquelle  de  fait  il  le  don- 
nera. Sur  ce  point  tous  les  Théologiens  sont  d'accord. 
«  Cet  appel  (efficace),  dit  Suarez  (de  aux.  opusc.  I,  1.  3, 
»  c.  20,  n"  10),  a  toujours  poîtr  cause  de  la  part  de  Dieu 
«  un  choix  particulier  par  laquelle  il  a  décrété  effcace- 
«  ment  de  donner  à  tel  homme  la  foi  ou  la  contrition  ;  or 
«  c''est  là  un  acte  de  hienveillance  singulière^  et  c'est  un 
«  grand  bienfait^  que  Dieu  n'accorde  pas  à  celui  à  qui  ic 
«  ne  donne  pas  une  grâce  congrue.  De  plus,  pour  appré- 
«  cier  un  bienfait,  on  ne  doit  pas  le  considérer  seulement 
«  en  lui-même,  on  doit  surtout  tenir  compte  du  temps  et 
«  de  l'opportunité,  et  de  la  manière  dont  il  est  donné,  prin- 
«  cipalement  quand  ces  diverses  circonstances  ont  été  pré- 
«  vues  par  le  bienfaiteur  et  qu'il  s'jy  est  conformé  dans 
«  V intention  d'être  îitile  à  celui  à  qui  il  accorde  le  bien- 
«  fait  ;  cest  ce  qui  a  lieti  dans  ce  cas. . .  Ainsi,  puisque  le 
«  mot  grâce  sans  épithète  signifie  non  seulement  la  chose 
«  que  l'on  donne  gratuitement,  mais  réveille  surtout 
«  l'idée  d'un  bienfait  et  d'un  sentiment  de  bienveillance,  on 
«  peut  dire  absolument  qu'à  tout  homme  qui  se  convertit 
«  Dieu  fait  une  grâce  plus  grande^  qu'à  celui  qui  ne  se 
«  convertit  pas.  » 


70  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

vives  et  dans  une  impulsion  de  la  volonté  plus 
forte.  Dans  ce  cas,  Dieu  se  fait  connaître  plus  clai- 
rement et  inspire  à  la  volonté  un  désir  plus 
ardent  d'embrasser  la  vertu.  L'âme  conçoit  tout 
d'un  coup  une  plus  grande  peur  d'être  damnée  et 
une  appréhension  plus  vive  de  la  perte  du  paradis. 
Ce  sont  des  Grâces  toutes  puissantes  et  en  quel- 
que sorte  miraculeuses  qui  opèrent  des  conver- 
sions inespérées,  telles  que  celle  de  saint  Paul  qui 
au  moment  où  il  était  le  plus  éloigné  de  Dieu,  fut 
réveillé  par  une  voix  du  ciel  et  terrassé  pour  deve- 
nir de  persécuteur  qu'il  était,  prédicateur  de  l'E- 
vangile. Ce  sont  des  secours  plus  spéciaux  et  très 
spéciaux,  des  attraits  qui  font  une  sainte  violence, 
c'est  une  profusion  et  comme  une  inondation  de 
Grâces,  enfin  des  privilèges  particuliers  dont  Dieu 
favorise  amoureusement  des  âmes  qu'il  veut  éle- 
ver à  une  haute  perfection  (i).  Et  plus  ces  appels 
de  Dieu  sont  forts  et  énergiques,  plus  ils  sont 
promptement  efficaces  pour  convertir  l'âme  qui  ne 
peut  que  très  difficilement  résister,  selon  ce  qui 
fut  dit  à  saint  Paul  :  «  Il  Vest  dur  de  regimber 
«  contre  Vaiguillon.  (Act.  9.)  C'est  de  ces  Grâces 
que  nous  pouvons  dire  avec  sainte  Catherine  de 
Gênes  que  par  elles  Dieu  s'expose  au  danger  de 
faire  violence  à  notre  liberté  (2). 

1.  D.  Tho.  q.  112,  art.  2,  ad  2. 

2.  Cette  parole  de  sainte  Catherine  de  Gênes  a 
besoin  d'être  bénignement  interprétée.  Dans  le  vrai  sys- 
tème de  Molina,  ce  danger  n'est  nullement  à  craindre, 
car  dans  ce  système  la  Grâce  n'est  pas  considérée 
comme    efficace  par  elle-même}  toute    son   efficacité 


DE    LA   GRACE  7I 


Enfin  la  troisième  condition  qui  contribue  à 
rendre  la  Grâce  efficace,  ce  n'est  plus  sa  force  et 
son  intensité,  mais  c'est  qu'elle  revient  si  fréquem- 
ment exciter  le  pécheur,  c'est  qu'elle  se  fait  si 
saintement  importune  que  l'âme  tant  de  fois  solli- 
citée finit  par  céder  à  des  appels  si  souvent  réité- 
rés :  car  Dieu  dit  de  lui-même  :  «  Me  voici  debout 
«  à  la  porte  et  Je  frappe  y*  (Apoc.  3),  non  pas  une 
fois,  mais  souvent.  Dans  le  Cantique  des  Canti- 
ques il  nous  est  représenté  comme  un  époux  qui 
est  resté  toute  la  nuit  sur  la  porte  de  son  épouse  ; 
aussi  la  rosée  du  matin  a-t-elle,  en  tombant, 
mouillé  sa  chevelure.  «  Ouvre-moi^  ma  sœur,  ma 
«  colombe^  ma  toute  belle^  car  f  ai  la  tête  cou- 
«  verte  de  rosée  et  mes  cheveux  sont  humides 
«  des  gouttes  d'eau  tombées  pendant  la  nuit.  » 
(Cant.  5.)  Ces  cris  tant  de  fois  répétés  déterminent 
enfin  à  se  rendre  une  âme  qui  ne  se  fût  pas  con- 
vertie, si  elle  n'eût  été  fréquemment  appelée.  C'est 
là  ce  qui  la  gagne  et  qui  triomphe  de  la  volonté  :  c'est 
ce  triomphe  qui  constitue  l'efficacité  de  la  Grâce  (i). 

repose  sur  la  prévision  qu'a  Dieu  du  libre  consente- 
ment de  la  volonté  humaine.  Pour  ce  qui  concerne  le 
cas  de  saint  Paul,  saint  Anselme  expliquant  ces  paroles 
du  chap.  VI  de  saint  Mathieu  «  que  votre  volonté  sjoit 
«  faite,  »  dit  :  «  Bien  que  Paul  ait  été  frappé,  cependant 
«  sa  volonté  restait  libre  de  résister,  s'il  l'avait  voulu.  » 

I. Nous  devons,  pour  expliquer  l'efficacité  de  la  Grâce, 
admettre  une  certaine  congruité,  c'est-à-dire  une  cer- 
taine conformité  de  la  Grâce  à  la  volonté  de  l'homme. 
C'est  ce  qu'enseigne  fréquemment  saint  Augustin  : 
«  Si  Dieu  voulait  /aire  miséricorde  à  ces  hommes,    il 


72  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

Admirez  ici  la  suavité  de  la  Grâce  et  son  mer- 
veilleux accord  avec  la  liberté  créée.  Louez  la 
bonté  de  Dieu  à  l'égard  de  certaines  âmes  en 
faveur  desquelles  il  emploie  de  nombreux  artifi- 
ces destinés  à  préparer  leur  volonté  et  à  les  attirer 

«  pourrait  les  appeler  de  la  manière  qui  réussira  le  mieux 
«  à  les  toucher  y  à  les  éclairer  et  à  les  rendre  fidèles...  Les 
«  élus  sont  ceux  qui  sont  appelés  de  la  manière  qui  leur 
«  convient.  »  (L.  i.  ad  Simpl.  q.  2.  n.  13.)  Néanmoins  ce 
qui  fait  proprement  l'efficacité  de  la  Grâce,  ce  n'est  pas 
cette  sorte  de  congruité  qui  consisterait  dans  la  confor- 
mité de  la  Grâce  au  caractère,  au  tempérament  de 
l'homme  ou  aux  circonstances  diverses  de  temps  et  de 
lieu.  Il  arrive  en  effet  quelquefois  que  la  Grâce  est 
donnée  à  l'homme  dans  les  circonstances  et  au  moment 
où  il  semble  être  le  moins  disposé  à  lui  donner  son 
consentement,  comme  nous  le  voyons  dans  la  manière 
dont  saint  Paul  fut  converti.  «  Qiiel  homme  est  asse:^ 
«  fou,  dit  saint  Augustin  (Enchirid.  cap,  98),  pour  pré- 
«  tendre  que  Dieu  ne  peut  pas  tourner  vers  le  bien  malgré 
«  leur  mauvaise  volonté  ceux  qu'il  veut,  quand  il  veut  et 
«  oit  il  veut  ?  »  Mais  la  principale  raison  est  que  pour 
que  la  Grâce  soit  dite  efficace,  il  faut  que  l'union  du 
consentement  de  la  volonté  avec  la  Grâce  soit  infailli- 
ble, à  tel  point  qu'il  répugne  que  ce  consentement  fasse 
une  seule  fois  défaut,  car  il  répugne  que  la  volonté 
efficace  de  Dieu  qui  se  sert  de  ce  moyen,  soit  privée  de 
son  effet.  Or  ce  genre  de  congruité  ne  permet  de  comp- 
ter que  sur  un  consentement  moralement  certain  et  tel 
par  conséquent  qu'il  n'est  pas  absolument  impossible 
que  la  volonté  ne  résiste  à  la  Grâce  donnée  dans  les 
conditions  les  plus  favorables.  (Suarez,  de  Grat.  1.  5, 
c.  42.)  On  ne  peut  pas  davantage  faire  consister  avec 
Thomassin  l'efficacité  de  la  Grâce  dans  la  multitude,  la 
variété  ou  l'accord  d'un  certain  nombre  de  Grâces  qui, 


DE   LA   GRACE 


à  lui  de  bon  gré.  O  Dieu  très  bon  !  vous  essayez 
toutes  sortes  de  moyens  pour  nous  attirer  à  vous, 
parce  que  vous  désirez  nous  avoir  avec  notre  pro- 
pre volonté.  O  Seigneur  !  quel  soin  amoureux 
n'avez-vous  pas  eu  Jour  et  nuit  pour  l'homme  qui 

si  elles  agissaient  chacune  séparément,  pourraient  ne 
produire  aucun  efifet  sur  la  volonté  humaine,  mais  qui 
agissant  à  la  fois,  triomphent  infailliblement  de  la 
volonté.  Car  pourquoi  Dieu  ne  pourrait-il  pas,  lui  qui 
est  tout-puissant,  triompher  par  une  seule  Grâce  de  la 
volonté  même  la  plus  obstinée  ?  Et  d'ailleurs,  la  volonté 
même  assiégée  par  tant  de  Grâces,  conserve  sa  liberté  et 
nous  devons  nous  demander  encore  :  d'où  vient  qu'elle 
consent  à  la  Grâce?  La  congruité  qui  fait  que  la  Grâce 
est  efficace  consiste,  d'après  Molina  et  Suarez,  qui 
sur  ce  point  est  d'accord  avec  Molina  (Suarez,  de  grat. 
1.  5.  c.  25.  n.  4),  en  ce  que  de  fait  la  volonté  donnera 
à  cette  Grâce  son  libre  consentement.  «  Dieu,  dit  Sua- 
«  rez  (de  aux.  opusc,  i.  lib.  3.  c.  14.  n.  9),  dans  son 
<c  infinie  sagesse^  prévoit  ce  que  toute  cause  ou  toute 
«  volonté  fera,  si  elle  se  trouve  dans  telle  occasion;  il  sait 
«  aussi  quand  et  à  quel  appel  telle  volonté  se  rendra,  s'il 
«  lui  adresse  cet  appel.  Quand  donc  il  veut  convertir  un 
«  homme,  il  veut  aussi  rappeler  dans  le  temps  et  de  la 
«  manière  qiCil  sait  devoir  obtenir  le  consentement  de  cet 
«  homme.  C'est  cette  vocation  que  nous  appelons  la  voca- 
«  tion  efficace^  car  bien  qu'elle  ne  soit  pas  telle  qu'elle 
«  doive  par  elle-même  produire  infailliblement  son  effet, 
«  cependant  elle  le  produira  infailliblement,  parce  que 
«  Dieu  Va  prévu.  »  —  «  Ainsi,  dit  ailleurs  (de  grat.  1.  5. 
«  c.  25,  n.  4.)  le  même  Théologien,  cette  grâce  qui  est 
«  donnée  à  l'âme,  sera  infailliblement  suivie  dît  consente- 
«  ment  libre  de  la  volonté,  non  certes  parce  que  le  con- 
«  traire  ne  peut  pas  arriver  même  avec  cette  grâce ^  mais 
<  parce  q.ue  de  fait  il  n'arrivera  pas.  » 


74  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

se  méconnaissait  lui-même  et  vous  connaissait 
encore  moins  !  O  quel  sujet  d'étonnement  qu'un 
homme  sous  tous  les  rapports  misérable  soit  si 
graci-eusement  recherché  par  celui  qui  n'a  besoin 
de  personne  !  Eh  quoi  !  Seigneur,  est-il  possible 
que  vous  aimiez  tant  une  âme  qui  à  cause  de  ses 
offenses  ne  mériterait  que  l'enfer?  Est-il  possible 
que  vous  la  supportiez  et  que  vous  attendiez  sa  péni- 
tence avec  un  tel  amour  ?  Que  vous  l'éclairiez  de 
rayons  si  lumineux  et  si  chauds  ?  Que  vous  lui 
lanciez  tant  de  traits  et  tant  de  flèches  acérées 
pour  lui  ouvrir  le  cœur,  afin  que  vous  puissiez  y 
entrer  !  O  Seigneur  !  nulle  langue  au  monde  n'est 
capable  de  louer  assez  votre  douceur  incomparable 
et  nul  esprit  n'est  assez  pénétrant  pour  en  com- 
prendre les  merveilles.  Oh  !  si  toutes  les  âmes 
pécheresses  étaient  ainsi  favorisées  de  vos  grandes 
miséricordes  !  Oh  !  si  mon  âme  en  particulier 
recevait  vos  Grâces  en  temps  opportun  !  O  Sei- 
gneur !  convertissez  ma  volonté  rebelle  par  des 
attraits  plus  violents,  donnez-moi  de  plus  vives 
lumières  et  une  connaissance  plus  claire  de  vos 
perfections  et  de  vos  ravissantes  beautés.  O  Sei- 
gneur !  appelez-moi  tant  de  fois  que  j'écoute  enfin 
votre  sagesse  et  que  je  me  consacre  aux  œuvres 
qui  vous  plairont  !  Misérable  !  si  je  ne  me  rends 
pas,  qui  en  accuserai-je,  sinon  mon  cœur  impéni- 
tent, endurci  et  rebelle  à  vos  sollicitations  ? 


DE    LA    GRACE  jS 


T  MÉDITATION 

NOTION  PLUS  PRÉCISE 

DE  LA 

GRACE  SUFFISANTE  ET  EFFICACE 


SOMMAIRE 

La  Grâce  suffisante  est  plus  ou  moins  proche  de 
la  justification.  —  La  Grâce  suffisante  doit 
devenir  efficace  de  quatre  manières  :  en  déter^ 
minant  à  croire  les  articles  de  foi^  à  aimer 
Dieu  et  le  prochain^  à  observer  les  commande- 
ments de  Dieu  et  ses  conseils^  enfin  à  deman- 
der à  Dieu  ce  qui  nous  est  ou  nécessaire  ou 
utile  pour  la  vie  éternelle  —  plus  particuliè- 
rement à  prier  Dieu  et  à  lui  demander  ce  qui 
est  nécessaire  à  notre  salut. 


CONSIDÉREZ  que  la  Grâce  suffisante  que  Dieu 
donne  à  toute  âme  raisonnable,  est  tantôt 
plus  éloignée,  tantôt  plus  proche  de  la  justifica- 
tion (i).  En  effet,  parmi  les  dispositions  nécessaires 

I,  Voici  d'abordles  documents  delà  foi  sur  cet  impor- 
tant sujet  :  L'Eglise  a  condamné  comme  hérétique  la 
proposition  suivante  de  Jansénius  :  «  Il  y  a  certains  pré- 
«  ceptes  qui,  eu  égard  aux  forces  dont  les  hommes  justes 
«  disposent  actuellement,  leur  sont  impossibles^  quelle 


jG  LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

pour  recevoir  la  Grâce  sanctifiante,  les  unes  sont 
prochaines,  les  autres  sont  éloignées,  comme  nous 
Tavons  déjà  vu.  Ainsi  en  est-il  des  Grâces  excitan- 
tes que  Dieu  nous  envoie  pour  former  en  nous 
ces  dispositions  :  elles  sont  quelquefois  plus  éloi- 
gnées, d'autres  fois  plus  prochaines,  selon  qu'il 
plaît  à  Dieu  et  selon  le  genre  d'action  pour  lequel 
elles  sont  directement  données.   C'est  pour  cela 

«  que  soit  leur  bonne  volonté  et  les  efforts  qii  ils  fassent  ; 
«  de  plus  la  grâce  qui  les  rendrait  possibles,  leur  fait 
«  défaut.  »  —  «  Que  personne  ne  répète  cette  parole  témé' 
«  raire  et  que  les  Pères  ont  frappé  d'anathcme  :  Lobser- 
«  vation  des  commandements  de  Dieu  est  impossible  à 
«  l'homme  justifié.  En  effet  Dieu  ne  commande  pas  l'im- 
«  possible,  mais  quand  il  ordonne,  il  nous  avertit  en 
«  même  temps  et  de  faire  ce  que  nous  pouvons  et  de 
«  demander  ce  que  nous  ne  pouvons  pas,  et  il  nous  aide 
«  A  LE  POUVOIR.  »  (Go ne.  de  Trent.  sess.  6,  ch.  ii.)  — 
Le  II*  Concile  d'Orange  dit  (can.  25)  :  «  Nous  croyons 
«  aussi  selon  la  foi  catholique  que  tous  ceux  qui  ont  été 
«  baptisés  après  avoir  reçu  la  grâce  dans  le  baptême,  peu- 
«  vent  et  doivent,  avec  l'aide  et  la  coopération  du  Christ, 
«  accomplir  toutes  les  œuvres  utiles  au  salut,  pourvu 
«  quHls  veuillent  travailler  fidèlement.  »  —  Enfin  le  pape 
Alexandre  VIII  a  condamné  en  1690  la  proposition  sui- 
vante :  «  La  grâce  suffisante  nous  est,  dans  l'état  présent, 
plus  nuisible  qiCutile^  a  tel  point  qu'il  nous  convient  de 
«  dire  dans  notre  prière  :  de  la  grâce  suffisante,  délivre^- 
«  nous.  Seigneur.  »  Ces  divers  documents  nous  permet- 
tent de  résumer  ainsi  la  doctrine  de  l'Eglise  sur  la  Grâce 
suffisante.  L'Eglise  enseigne  :  i)  que  dans  l'état  présent, 
il  existe  une  GvsLce  purement  suffisante,  puisqu'elle  con- 
damne les  Jansénistes  pour  n'avoir  admis  que  la  Grâce 
efficace  ;  elle  affirme  par  là  même  l'existence  d'une  Grâce 


DE   LA   GRACE  77 


que  la  Grâce  suffisante  se  divise  en  Grâce  initiale 
et  en  Grâce  parfaite  :  telle  serait  la  Grâce  par 
laquelle  Dieu  exciterait  directement  une  âme  à 
faire  un  acte  d'amour  parfait,  qui  la  justifierait  à 
rinstant  même  et  la  revêtirait  de  la  Grâce  sancti- 
fiante. Il  plaît  quelquefois  à  la  bonté  divine  d'éle- 
ver certaines  âmes  à  la  perfection,  sans  les  faire 
passer  par  les  degrés  intermédiaires  :  il  agit  alors 
comme  un  Roi  qui  élèverait  un  simple  citoyen  à 

qui  n'est  pas  efficace,  c'est-à-dire  d'une  Grâce  pure- 
ment suffisante.  —  Elle  enseigne  :  2)  que  dans  l'état  pré- 
sent il  existe  une  Grâce  vraimeni  suffisante,  car  elle  a 
condamné  la  proposition  dans  laquelle  Jansénius  affir- 
mait que  certains  préceptes  sont  impossibles  aux  hom- 
mes justes,  eu  égard  atix  forces  qu'ils  ont  présentement. 
Donc  la  Grâce  suffisante  confère  à  l'homme  le  pouvoir 
d'agir  plein  et  entier  eu  égard  aux  circonstances  dans 
lesquelles  il  se  trouve.  —  Elle  enseigne  :  3)  que  si  cette 
Grâce  n'obtient  pas  son  effet,  la  cause  n'en  est  pas  dans 
un  défaut  inhérent  à  la  Grâce,  mais  dans  la  volonté 
humaine  qui  lui  résiste.  Ceci  résulte  du  fait  que,  don- 
née à  l'homme  pour  être  mise  à  profit,  cette  Grâce  qui 
est  vraiment  suffisante  reste  purement  suffisante.  C'est 
d''ailleurs  ce  que  dit  le  W  Concile  d'Orange  quand  il 
affirme  que  les  hommes  baptisés  peuvent  avec  le 
secours  de  la  Grâce,  accomplir,  s'ils  veulent  travailler 
fidèlement^  les  œuvres  nécessaires  au  salut.  S'ils  ne  les 
accomplissent  pas,  c'est  donc  qu'ils  ne  veulent  pas. 
L'Eglise  enseigne  14)  que  la  Grâce  suffisante  est  un  vrai 
bienfait  de  Dieu.  Elle  est  un  bienfait  matériellement, 
car  en  elle-même  elle  est  un  don  utile  à  celui  qui  le 
reçoit  ;  elle  est  un  bienfait  formellement,  car  Dieu  la 
confère  à  l'homme  précisément  dans  l'intention  qu'elle 
lui  soit  utile. 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


la  plus  haute  charge  du  royaume  en  un  seul  jour* 
Néanmoins  Dieu  procède  ainsi  rarement,  et  comme 
l'observe  saint  Prosper  (i),  l'homme  n'arrive  pas 
ordinairement  du  premier  coup  à  la  maturité,  il 
n'atteint  pas  la  perfection  dès  le  début,  le  plus 
grand  nombre  ne  reçoit  les  dons  de  Dieu  que  l'un 
après  l'autre.  Le  procédé  de  Dieu  consiste  à  appe- 
ler d'abord  les  hommes  et  à  les  exciter  par  ses 
Grâces  à  faire  quelque  œuvre  qui  paraît  fort  com- 
mune et  de  bien  minime  importance  pour  la  vie 
éternelle.  Et  ainsi,  selon  la  voie  ordinaire,  personne 
n'est  grand  ou  n'est  parfait  du  premier  coup.  Dieu 
commence  par  exciter  les  infidèles  et  les  chrétiens 
plus  grossiers  à  honorer  leurs  père  et  mère,  à 
obéir  aux  princes,  à  fuir  le  vol,  le  mensonge  et  les 
autres  péchés,  à  le  prier  et  à  se  recommander  à 
lui.  Et  si  l'âme  est  fidèle  à  accomplir  ces  œuvres, 
après  ces  Grâces  il  en  envoie  d'autres  pour  élever 
un  peu  plus  haut  cette  âme,  et  ainsi  il  continue  à 
donner  des  Grâces  de  plus  en  plus  importantes 
jusqu'à  celle  qui  aura  assez  de  force  pour  entraî- 
ner la  volonté  à  faire  un  acte  qui  lui  vaudra  d'être 
immédiatement  justifiée.  C'est  précisément  cette 
dernière  Grâce  qui  produit  immédiatement  dans 
l'âme  la  justification,  que  l'on  appelle  plus  com- 
munément Grâce  efficace,  bien  que  ce  titre  d'hon- 
neur puisse  être  donné  aussi  aux  Grâces  qui  l'ont 
précédée  et  qui  ont  produit  leur  effet,  c'est-à-dire 
qui  ont  obtenu  de  la  volonté  qu'elle  produisît  l'ac- 
tion à  laquelle  elles  l'excitaient  directement. 
Comprenons  donc  de  quelle  importance  il  est  de 


I.  L.  2,  de  voc.  Gent.f  eu. 


DE    LA    GRACE  79 


suivre  l'inspiration  de  Dieu,  quand  il  nous  pousse  à 
observer  les  lois  naturelles  les  plus  communes, 
comme  d'obéir  à  ses  père  et  mère,  de  fuir  le  vol  et 
autres  choses  semblables  ;  car  ces  premières  inspi- 
rations qui  nous  portent  à  faire  des  oeuvres  com- 
munes sont  le  plus  souvent  le  germe  de  toutes  les 
autres  Grâces  qui  seront  données  l'une  après  l'au- 
tre et  même  de  la  gloire  du  paradis  qui  s'y  trouve 
virtuellement,  comme  dans  un  gland  se  trouve  un 
grand  chêne  qui  en  sortira  en  se  développant  peu  à 
peu,  jusqu'à  ce  que  les  oiseaux  du  ciel  viennent  s'a- 
briter dans  ses  branches.  Ceux  qui  refusent  d'obéir 
dans  ces  actions  communes,  arrêtent  donc  le  pro- 
grès des  Grâces  divines  :  celles-ci  leur  sont  souvent 
refusées  pour  accomplir  des  œuvres  plus  importan- 
tantes,  parce  qu'ils  n'ont  pas  fait  un  bon  usage  des 
autres  Grâces  qui  leur  étaient  données  pour  pro- 
duire les  actions  auxquelles  ils  étaient  excités  en 
premier  lieu,  selon  l'ordre  de  la  Providence.  C'est 
pourquoi  saint  Paul  dit  (Rom.  i.)  que  les  païens 
sont  inexcusables  d'avoir  mené  une  vie  très  dépra- 
vée et  abominable,  parce  qu'ils  n'ont  pas  rendu  à 
Dieu  l'honneur  qu'ils  pouvaient  lui  rendre.  On 
pourra  aussi  constater  que  la  plupart  des  chrétiens 
qui  sont  à  peu  près  insensibles  quand  il  s'agit  des 
biens  spirituels,  ont  fait  défaut  aux  premières  ins- 
pirations de  Dieu,  qui  les  poussaient  à  honorer 
leurs  père  et  mère,  ou  à  fuir  les  péchés  les  plus 
grossiers,  le  vol,  la  luxure  et  autres  semblables. 
Dieu  en  effet  travaillait  à  leur  salut  en  leur  en- 
voyant ces  inspirations  et  il  leur  donnait  des 
moyens  suffisants  pour  y  faire  des  progrès  inin- 
terrompus,  mais   par   leur  propre  faute  ils   ont 


8o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

arrêté  cette  marche  progressive  en  rendant  ineffi- 
caces les  premières  Grâces,  c'est-à-dire  en  les  pri- 
vant de  leur  effet.  On  peut  mieux  comprendre  ce 
que  nous  disons  en  considérant  ce  qui  se  passe 
pour  les  justes  qui  négligent  les  petites  choses  et 
qui  dociles  aux  suggestions  du  démon  commettent 
tout  d'abord  des  fautes  légères  ;  peu  à  peu  ils  glis- 
sent dans  des  fautes  graves.  Aussi  le  Sage  dit-il  : 
«  Celui  qui  néglige  les  petites  choses,  finira  par 
«  tomber.  »  (Eccl.  19.)  De  même  les  pécheurs, 
parce  qu'ils  ont  négligé  les  premières  inspirations 
divines  qui  les  appelaient  à  accomplir  un  bien 
médiocre,  ne  s'élèvent  plus  et  n'accomplissent 
jamais  d'actions  plus  parfaites,  mais  croupissent 
toujours  dans  le  vice  et  dans  le  péché. 

Je  graverai  dans  mon  esprit  cette  si  importante 
vérité.  C'est  elle  en  effet  qui  explique  le  grand 
nombre  d'infidèles  qui  sur  tous  les  points  du  globe 
vivent  dans  l'ignorance  ou  dans  la  haine  de  la 
vraie  religion  qui  est  l'unique  voie  de  salut.  C'est 
elle  aussi  qui  nous  fait  comprendre  pourquoi  tant 
de  chrétiens  baptisés  vivent  d'une  vie  païenne  et 
très  éloignée  de  l'esprit  de  Jésus-Christ,  leur 
Rédempteur,  si  Dieu  par  une  faveur  extraordi- 
naire ne  redouble  ses  attraits,  pour  opérer  par  une 
sorte  de  miracle  leur  conversion.  O  Dieu  très 
miséricordieux  !  qu'il  est  grand  le  nombre  de  ceux 
qui  vous  méprisent  ainsi  tout  d'abord,  quand  vous 
voulez  commencer  à  les  sauver  !  Hélas  !  jusques  à 
quand  méprisera-t-on  vos  premiers  avertisse- 
ments ?  Jusques  à  quand  l'enfer  continuera-t-il  à 
se  gorger  d'àmes  misérables  !  Jusques  à  quand 
votre  ciel  sera-t-il  privé  de  tant  de  créatures  qui 


DE    LA    GRACE  8t 


auraient  pu  vous  glorifier  pendant  toute  l'éternité, 
si  elles  s'étaient  laissé  conduire  par  vous  !  O  Dieu, 
souverain  maître,  ayez  pitié  du  monde  où  sont 
entassées  tant  de  ruines  et  où  règne  la  désolation. 

ir 

La  Grâce  suffisante  doit  être  mise  à  profit  et 
rendue  efficace  par  la  pratique  de  quatre  choses 
principales  :  par  la  foi  dans  les  vérités  que  Dieu 
nous  a  révélées,  par  Tamour  de  Dieu  et  du  pro- 
chain, par  l'observation  des  commandements  et 
des  conseils,  par  la  prière  dans  laquelle  nous 
demandons  à  Dieu  ce  qui  est  nécessaire  ou  utile 
pour  le  salut  (i).  En  voici  la  raison  :  c'est  que  le 
propre  de  la  Grâce  est  de  bien  régler  nos  actions 
envers  Dieu,  notre  premier  principe,  de  nous 
exciter  à  lui  rendre  le  culte  et  le  service  que  nous 
lui  devons  à  cause  de  notre  dépendance  à  son 
égard.  Or  Dieu  est  en  lui-même  infiniment  vrai  et 
infiniment  bon,  et  dans  ses  œuvres  il  est  infini- 
ment juste  et  miséricordieux.  S'il  est  la  vérité 
même,  il  faut  donc  le  croire  avec  une  foi  ferme 
qui  n'hésite  pas  :  s'il  est  la  bonté  même,  il  faut 
l'aimer  d'une  affection  constante  qui  ne  varie 
jamais  ;  s'il  est  juste,  il  faut  lui  obéir  en  toutes 
choses  ;  s'il  est  miséricordieux,  il  convient  de  le 
prier  et  de  l'appeler  dévotement  à  notre  secours. 
De  là  vient  que  la  (jrâce  efficace  qui  nous  fait  ren- 
dre à  Dieu  ce  que  nous  lui  devons,  nous  porte  à 
croire  même  ce  qui  est  au-dessus  de  notre  raison 
et  contraire  aux  sens  et  à  l'expérience  ;   par  cet 

I.  Bonav.  Breviîoqui,  p.  5.  cap.  7  et  seq. 

Baii,  t.  ly.  6 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


acte  de  foi  en  effet  nous  rendons  à  Dieu,  qui  est 
la  Vérité  infaillible,  Thonneur  qui  lui  est  dû,  nous 
humilions  notre  esprit  et  nous  le  captivons  en  lui 
faisant  préférer  à  ses  propres  conceptions  les  révé- 
lations divines. 

La  Grâce  efficace  nous  porte  encore  à  aimer 
Dieu  comme  le  souverain  bien,  à  adhérer  à  lui 
affectueusement  et  à  nous  reposer  en  lui  comme 
en  celui  qui  est  capable  de  nous  rendre  heureux  et 
de  rassasier  tous  nos  désirs.  Et  parce  que  le  pro- 
chain est  capable  du  même  bien  et  est  comme  la 
propriété  de  Dieu  qui  l'a  créé  pour  lui-même  et 
pour  sa  gloire,  la  même  Grâce  qui  nous  fait  aimer 
Dieu, 'nous  fait  aussi  aimer  le  prochain  pour  l'am.our 
de  Dieu,  sans  égard  aux  qualités  sensibles  ou  à 
notre  propre  intérêt. 

Troisièmement,  la  Grâce  efficace  nous  porte  à 
observer  les  commandements  de  Dieu,  quelque- 
fois même  ses  conseils,  parce  que  Dieu,  qui  est 
souverainement  juste  et  qui  veut  faire  régner  en 
tous  la  justice,  donne  des  règles  de  justice,  non 
seulement  sous  forme  d'enseignement,  mais  aussi 
sous  forme  de  devoir  et  de  commandement.  Or  la 
Grâce  rend  nos  volontés  conformes  à  celles  de 
Dieu,  et  tend  à  lui  soumettre  tous  les  esprits,  les 
anges  et  les  hommes  :  de  là  vient  qu'elle  nous 
porte  aussi  à  la  pratique  des  commandements  et 
des  conseils,  car  rien  n'est  plus  juste  ni  plus  équi- 
table.. 

Enfin,  comme  Dieu  est  miséricordieux  et  plein 
de  condescendance  pour  la  faiblesse  humaine,  il 
est  prodigue  de  ses  dons  envers  l'homme.  Mais, 
comme  d'autre  part  il  est  juste,  il  ne  les  offre  qu'à 


DE    LA    GRACE  83 


celui  qui  les  désire  et  qui  le  prie,  il  ne  fait  misé- 
ricorde qu'à  celui  qui  reconnaît  sa  misère  ;  à  cette 
condition  seulement  sa  sagesse  n'est  pas  méprisée 
et  est  traitée  avec  honneur.  D'ailleurs,  «  nous  ne 
«  savons  pas  comment  il  faut  prier  »  (Rom.  8). 
C'est  pour  suppléer  à  notre  ignorance  que  la 
Grâce  divine  nous  dirige  :  elle  nous  apprend  à 
demander  dans  nos  prières  ce  qui  est  honorable 
à  Dieu  et  salutaire  pour  nous,  comme  nous  en 
avons  un  exemple  dans  l'Oraison  dominicale. 

Cette  considération  m'apprendra  la  merveilleuse 
puissance  de  la  Grâce  et  combien  elle  nous  est 
utile.  Je  reconnaîtrai  également  que  je  ne  fais  pas 
un  bon  usage  de  la  Grâce,  si  je  ne  suis  pas  bien 
réglé  sur  tous  ces  points.  Je  m'en  repentirai  et  m'ef- 
forcerai de  ne  pas  manquer  désormais  à  la  Grâce. 
Oh  !  quel  bienfait  pour  une  âme  que  d'être  gou- 
vernée par  la  Grâce  divine  !  O  Seigneur  !  que  je 
m'attache  fortement  à  votre  sainte  direction  ;  qu'il 
ne  m'arrive  jamais  de  m'y  montrer  rebelle. 

III 

L'effet  de  la  Grâce  efficace  doit  particulièrement 
consister  à  nous  faire  prier  Dieu,  et  à  lui  deman- 
der ce  qui  est  nécessaire  à  notre  salut.  Il  faut 
savoir,  dit  le  Docteur  séraphique  (i),  que  bien 
que  Dieu  soit  très  libéral  et  qu'il  soit  plus  prompt 
à  nous  donner  que  nous  à  prendre  et  à  recevoir, 
il  exige  néanmoins  que  nous  le  priions,  afin  de  lui 
fournir  l'occasion  de  nous  accorder  les  Grâces  et 
les  dons  du  Saint-Esprit.  Or  il  veut  que  nous  nous 


i.  Itinerarium.  p.  5. 


84  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

adressions  à  lui  non  seulement  dans  Toraison 
mentale,  qui  est  une  élévation  de  l'esprit  vers 
Dieu,  mais  aussi  par  Toraison  vocale,  qui  consiste 
à  demander  les  biens  qui  nous  sont  nécessaires.  Il 
veut  que  nous  le  priions  par  l'intercession  des 
Saints,  afin  que  nous  obtenions,  en  considération 
de  leurs  mérites,  les  faveurs  dont  nous  sommes 
personnellement  indignes.  Le  pieux  roi  Josaphat 
reconnaissait  la  nécessité  de  recourir  à  Dieu  par 
l'oraison.  (II  Parai.  20.)  Puisque  nous  sommes  si 
faibles  et  si  nécessiteux,  a  puisque  nous  ignorons 
«  ce  que  nous  devons  faire,  il  ne  nous  reste  qu'à 
«  lever  nos  yeux  vers  vous  »,  et  nos  cœurs  dans 
l'oraison.  Voici  ce  que  dit  le  pape  Célestin  (i)  dans 
une  épître  où  il  réfute  les  Pélagiens  qui  suppri- 
maient la  prière  en  supprimant  la  Grâce  :  Quel 
est  le  temps  où  nous  n'avons  pas  besoin  de  la 
Grâce  divine  ?  En  toutes  choses,  en  toute  occur- 
rence, dans  toutes  sortes  d'affaires,  il  nous  faut 
implorer  Dieu,  notre  protecteur.  En  réalité,  nous 
sommes  sujets  à  tant  de  misères,  nous  sommes 
exposés  aux  coups  de  tant  d'adversaires,  non  seu- 
lement dans  notre  corps,  mais  encore  et  surtout 
dans  notre  âme,  que  notre  remède  le  plus  puis- 
sant et  le  plus  à  notre  portée  consiste  à  recourir 
à  Dieu.  C'est  pourquoi  plusieurs  Théologiens 
enseignent  que  la  Grâce  suffisante  qui  est  la  pre- 
mière et  la  plus  universellement  accordée,  consiste 
dans  le  don  de  l'oraison  ;  car,  par  l'oraison,  les 
âmes  peuvent  demander  à  Dieu  et  en  obtenir  ce 
qui  leur  est  le  plus  nécessaire  pour  le  salut,  notam- 

I.  Episi.  I.  c.  9. 


DE    LA   GRACE  85 


ment  des  armes  pour  lutter  contre  l'ignorance  et 
la  concupiscence  qui  sont  les  deux  plus  grands 
obstacles  du  salut. 

C'est  pour  ce  motif  que  certaines  âmes  sont 
dans  un  état  absolument  déplorable,  faute  de 
s'exercer  dans  l'oraison  et  d'obéir  au  Saint-Es- 
prit qui  nous  excite  intérieurement  à  implorer 
Dieu.  Si  les  païens  et  les  barbares  qui  vivent 
dans  les  forêts,  en  proie  à  la  plus  grossière 
ignorance  de  tout  ce  qui  regarde  le  ciel,  se  recom- 
mandaient à  Dieu,  comme  ils  le  peuvent,  par 
quelque  bonne  prière,  ils  obtiendraient  certains 
secours  qui  leur  permettraient  de  se  sauver.  Saint 
Augustin  (i)  exprime  cette  même  pensée  quand  il 
dit  :  Si  une  âme  ignore  ce  qu'elle  doit  faire,  cela 
provient  de  ce  qu'elle  n'a  pas  encore  reçu  la  Grâce. 
Pour  la  recevoir,  il  lui  suffit  de  bien  user  de  ce 
qu'elle  a  déjà  reçu  :  or  elle  a  reçu  la  Grâce  de 
demander  avec  piété  et  avec  un  saint  désir,  si  elle 
le  veut.  Mais  à  quoi  bon  invoquer  l'autorité  des 
hommes,  quand  nous  avons  l'affirmation  formelle 
et  expresse  de  Jésus-Christ  :  «  Cherche^  et  vous 
«  trouvère^,  frappe^  et  on  vous  ouvrira  ;  car 
«  quiconque  demande^  reçoit;  qui  cherche,  trouve^ 
«  et  on  ouvre  à  celui  qui  frappe.  »  (Matt.  7.)  Ainsi 
l'oraison  est  comme  le  canal  par  lequel  les  Grâces 
de  Dieu  arrivent  jusqu'à  nous  ;  sans  l'exercice  de 
l'oraison  toute  âme  est  stérile,  elle  est  plus  près  de 
l'enfer  que  du  ciel  et  de  la  perdition  que  du  salut. 

Vous  donc.  Dieu  très  heureux  et  très  haut, 
vous  qui  êtes  éternel  et  immuable,  qui  êtes  com- 


I.  L.  3.  </^  lih.  arh.  c.  12. 


86  LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

blé  de  tout  bien  et  de  toute  félicité,  incompara- 
blement plus  que  l'océan  n'est  rempli  de  ses  eaux 
et  que  le  firmament  n'est  peuplé  d'étoiles,  vous 
dont  là  vue  réjouit  tous  les  anges,  vous,  la  Sagesse 
incréée  qui  éclairez  de  vos  rayons  tous  les  esprits 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre  ;  dilatez  tous  nos  cœurs 
par  votre  amour,  purifiez-les  de  toute  affection 
terrestre,  dissipez  nos  distractions  perpétuelles, 
afin  que,  par  notre  prière  fervente,  nous  élevions 
nos  âmes  jusqu'aux  désirs  des  biens  éternels  et  de 
votre  sainte  Grâce,  et  que  nous  méritions  ainsi 
qu'elle  ne  nous  soit  jamais  retirée. 


DE    LA    GRACE  87 


Xr  MÉDITATION 

DE  LA  SOUSTRACTION 

DES  GRACES  TRÈS   SPÉCIALES 

DONT  SONT 

PUNIS  LES  GRANDS  PÉCHEURS 

APRÈS  UN  CERTAIN  TEMPS 

ET  UN 

CERTAIN  NOMBRE  DE  PÉCHÉS 


SOMMAIRE 

Certaines  âmes  sont  quelquefois  privées,  au 
tout  d'un  certain  nombre  dépêchés,  de  quel- 
ques Grâces  plus  spéciales^  sans  lesquelles 
elles  ne  se  convertiront  jamais.  —  Quatre 
règles  qui  permettent  de  conjecturer  qu'une 
âme  a  mis  le  comble  à  ses  péchés.  —  Néan- 
moins les  âmes  ainsi  abandonnées  ne  man- 
quent pas  des  Grâces  suffisantes. 

I 

VOICI  une  vérité  sur  laquelle  il  convient  de 
méditer  profondément  :  les  âmes  excep- 
tionnellement dépravées,  sont  quelquefois,  après 
un  certain  temps  que  Dieu  leur  a  donné  pour 
faire  pénitence  et  un  certain  nombre  de  péchés 
très  graves,  privées  de  quelques  Grâces  plus  spé- 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


ciales,  sans  lesquelles  elles  ne  se  convertiront 
jamais  (i).  C'est  là  une  pensée  effrayante  :  et  elle 
le  serait  beaucoup  plus  encore  si  ce  temps  et  le 
nombre  des  péchés  à  commettre,  nous  étaient 
connus.  Mais  Dieu  seul  les  connaît  par  sa  science 
infinie  et  par  conséquent  il  n'appartient  qu'à  lui  de 
nous  l'apprendre.  Les  Ecritures,  par  le  moyen 
desquelles  il  parle  aux  hommes  et  les  instruit  des 
plus  importantes  vérités,  rendent  témoignage  à 
celle-ci.  «  Dieu^  dit  le  prophète  Job,  lui  a  fourni 
«  V  occasion  de  faire  pénitence  et  il  en  abuse  par 
«  orgueil.  »  (Job.  24.)  Entendons  saint  Paul  : 
«  Ignores-tu  que  la  patience  de  Dieu  f  invite  à 
«  la  pénitence?  Mais  toi.,  par  ta  dureté  et  par  ton 
«  cœur  impénitent,  tu  amasses  sur  ta  tête  un 
«  trésor  de  colère  pour  le  jour  de  la  vengeance.  » 
(Rom.  2.)  Cette  même  vérité  nous  est  plus  claire- 
ment encore  enseignée  par  la  comparaison  de  la 
vigne  qui  fut  abandonnée  pour  n'avoir  pas  donné 
de  fruit  depuis  longtemps.  «  Qu'est-ce  que.,  dit 
«  Dieu,  fai  dû  faire  à  ma  vigne  que  je  n' aie 
«  point  fait  ?  »  (Is.  3.)  Il  s'agit  ici  de  la  Grâce  suf- 
fisante, qu'il  donnait  à  une  âme  dans  le  but  de  lui 
faire  produire  les  fruits  qui  sont  les  bonnes  œu- 
vres. «  J'ai  attendu  qu'elle  produisît  de  bons 
«  fruits  et  elle  n'a  produit  que  des  fruits  aigres 
«  et  sauvages.  Et  maintenant  je  vous  montrerai 
«  ce  que  je  ferai  à  ma  vigne,  f  enlèverai  sa  clô- 
«  ture  et  elle  sera  mise  au  pillage,  f  abattrai  ses 
«  murailles  et  elle  sera  foulée  aux  pieds.  Je  la 
«  rendrai  déserte  ;  elle  ne  sera  ni  taillée,   ni 


I.  Jo.  Driedo,  de  cap.  etreàtmpt.  c.  5. 


DE    LA    GRACE  89 


«  labourée;  les  chardons  et  les  épines  V étouffe- 
«  r ont  et  je  commanderai  aux  nues  qu'elles  ne 
«  pleuvent  point  sur  elle.  »  (Is.  5.)  Voilà  l'état 
d'une  âme  que  Dieu  a  longtemps  appelée  à  la 
pénitence  :  il  finit  par  l'abandonner  à  tous  ses 
ennemis,  il  lui  retire  sa  protection  et  la  prive 
même  de  ses  Grâces  plus  spéciales,  sans  lesquelles 
elle  ne  portera  jamais  aucun  fruit.  C'est  le  même 
sens  que  nous  offre  la  parabole  de  ceux  qui  furent 
invités  à  des  noces  et  qui  refusèrent  de  venir,  a  Je 
«  vous  le  jure.,  dit  le  maître  du  festin,  aucun  de 
«  ces  hommes  que  f  avais  invités,  n'aura  part  au 
«  banquet.  »  (Luc.  14.)  Dieu  dit  aussi  d'un  grand 
nombre  d'àmes  qu'il  avait  appelées  par  ses  Grâces 
excitantes  et  qui  ont  refusé  de  se  rendre  :  aucune 
n'aura  sa  place,  pas  la  moindre  place  dans  mon 
paradis.  Elles  seront  comme  ce  mauvais  riche  qui 
ne  peut  obtenir  en  enfer,  une  seule  goutte  d'eau, 
une  seule  goutte  de  consolation  céleste. 

Saint  Jean  Damascène  (i)  distingue  à  ce  propos 
deux  sortes  d'abandon  de  la  part  de  Dieu.  L'un 
est  temporel  et  a  pour  but  de  corriger  ;  il  a  lieu 
quand  Dieu  laisse  tomber  les  justes  dans  quelque 
péché,  dans  la  pensée  qu'ils  s'en  relèveront  et 
deviendront  plus  humbles  et  plus  attentifs  à  leur 
salut,  comme  c'est  arrivé  à  David,  à  saint  Pierre 
et  à  d'autres  qui  furent  abandonnés  dans  l'intérêt 
de  leur  salut.  Le  second  abandon  est  absolu  et 
pour  toujours  :  il  a  lieu  quand  Dieu  a  employé 
toutes  sortes  de  remèdes  pour  guérir  l'homme,  et 
que  celui-ci  demeure  insensible  et  incurable  par 


I.  L.  a.  de  fid.  ortJi.  c.  29. 


go  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

sa  propre  volonté  ;  il  tombe  alors  dans  le  désastre 
suprême,  comme  Judas.  Ce  malheur  final  arrive 
de  deux  manières.  En  premier  lieu,  le  démon 
après  avoir  été  chassé  plusieurs  fois  d'une  cita- 
delle et  l'avoir  reprise,  prend  la  résolution  de 
mieux  la  conserver  à  l'avenir  et  il  s'y  fortifie 
puissamment.  Dieu  ne  l'en  empêche  pas  à  cause 
des  péchés  qu'a  commis  cet  homme.  Jésus-Christ 
nous  apprend  que  l'esprit  immonde  chassé  d'un 
homme,  y  retourne,  si  cet  homme  retombe  dans  son 
péché;  il  amène  avec  lui  sept  démons  pires  que  lui, 
qui  établissent  chez  cet  homme  leur  demeure  et 
qui  le  traitent  plus  tyranniquement  qu'auparavant. 
En  second  lieu,  l'habitude  de  commettre  un  même 
péché  endurcit  quelquefois  le  cœur  à  un  tel  point 
que  les  Grâces  ordinaires  de  Dieu  n'y  pénètrent  plus 
et  ne  produisent  sur  lui  aucun  effet.  Il  faudrait 
pour  l'émouvoir  des  Grâces  extraordinaires  qu'il 
ne  plaît  pas  à  Dieu  de  lui  accorder  en  punition 
de  l'abus  qu'il  a  fait  de  sa  miséricorde.  L'âme  est 
alors  dans  un  état  d'aveuglement,  d'endurcisse- 
ment et  de  péché  que  saint  Jean  appelle  «  péché 
«  de  mort  »,  (I  Jean,  6),  et  par  lequel  il  faut  enten- 
dre un  péché  tellement  grave  qu'en  raison  de 
l'habitude,  de  l'obstination  et  de  la  malice  criminelle 
avec  laquelle  on  l'a  commis,  il  est  comme  ingué- 
rissable, car  l'âme  n'est  plus  touchée  par  les 
Grâces  que  Dieu  donne  selon  la  loi  commune  (i). 
Si  bien  que  Dieu,  qui  connaît  tout,  voit  que  cette 
âme  est  dans  un  état  misérable  d'où  elle  ne  sortira 
jamais. 

I.  Corn,  a  Lap.  in  hune  locum. 


DE    LA   GRACE  gi 


Crains  cet  état,  ô  âme  pécheresse  et  vieillie 
dans  ton  péché,  toi  qui  as  tant  de  fois  méprisé  les 
remontrances  d'autrui.  En  songeant  à  cette  vérité, 
frémis  en  toi-même  ;  tu  as  mille  et  mille  fois  chassé 
ton  Roi  céleste  qui  demandait  à  ta  porte  à  te  visi- 
ter, crains  qu'il  n'ait  pris  la  résolution  de  ne  plus 
te  visiter  désormais.  Redoutez,  ô  âmes  tièdes  et 
languissantes  dans  la»dévotion,  que  vous  n'appro- 
chiez de  cet  état  misérable,  si  vous  ne  vous  réveil- 
lez tout  de  bon  de  votre  assoupissement  et  si  vous 
n'excitez  en  vous  une  ferveur  nouvelle.  O  âmes 
pures  qui  méditez  sur  cette  vérité,  ayez  pitié  de 
tant  de  créatures  si  obstinées  dans  le  mal,  et  chez 
qui  ne  se  trouve  aucun  sentiment  affectueux  pour 
leur  Créateur.  Oh  !  qui  me  donnera  des  larmes 
pour  pleurer  la  ruine  de  tant  d'âmes  !  Et  cepen- 
dant, ô  Dieu  éternel,  votre  jugement  est  juste. 
Car  si  celui  qui  est  petit  se  moque  tous  les  jours 
de  celui  qui  est  grand  et  qui  l'entourait  d'une  ten- 
dresse infinie,  n'est-il  pas  raisonnable  que  celui-ci 
en  conçoive  du  ressentiment  et  qu'il  méprise  celui 
qui  le  méprise  ?  O  Seigneur,  faites-nous  miséri- 
corde et  préservez-nous  d'un  semblable  abandon. 

II 

Quoique  Dieu  seul  connaisse  d'une  manière 
certaine  à  quel  moment  une  âme  tombe  dans  cet 
état,  il  y  a  cependant  certains  indices  qui  permet- 
tent de  conjecturer  si  une  âme  a  mis  le  comble  à 
la  mesure  de  ses  fautes  et  si  en  conséquence  Dieu 
lui  a  retiré  les  Grâces  spéciales  ;  ce  qui  amène  sa 
damnation.  Pour  bien  comprendre  ce  point,  il  faut 
remettre  sous  nos  yeux  les  principales  punitions 


92  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

que  Dieu  a  infligées  à  ceux  qui  étaient  arrivés  au 
comble  de  leurs  péchés,  punitions  que  TEcriture 
Sainte  a  fidèlement  notées.  En  voyant  comment 
Dieu  a  traité  les  uns  nous  pourrons  juger  de  la 
manière  dont  il  traitera  les  autres. 

Premièrement,  les  hommes  qui  à  l'époque  du 
déluge  furent  tous  abîmés  dans  les  flots,  à  l'excep- 
tion du  patriarche  Noé  et  de  sept  autres  personnes 
de  sa  famille  sauvées  dans  l'arche,  étaient  arrivés 
au  comble  du  péché.  Dieu  dès  lors,  ne  pouvant 
plus  les  supporter  sur  la  terre,  décida  de  les  exter- 
miner. Il  dit  :  «  fai  résolu  de  faire  périr  tous 
«  les  hommes  »  (Gen.  6),  et  aussitôt  il  en  donne  la 
raison  :  «  Ils  ont  rempli  toute  la  terre  d'ini- 
«  quité.  »  (Ibid.)  Par  ces  paroles  il  veut  faire 
entendre  qu'ils  commettaient  leurs  péchés  publi- 
quement, sans  chercher  à  les  cacher,  sans  honte 
et  sans  crainte  et  que  ce  fut  pour  ce  motif  que  la 
colère  de  Dieu  éclata.  De  cet  exemple  nous  pou- 
vons déduire  cette  première  règle  qui  nous  per- 
mettra de  juger  d'une  manière  probable  qu'une 
âme  est  abandonnée  de  Dieu,  quand  elle  pèche  à 
la  vue  de  tout  le  monde,  sans  chercher  à  déguiser 
ses  fautes,  avec  effronterie  et  impudence. 

En  second  lieu,  ceux  que  Dieu  a  punis  parce 
qu'ils  avaient  comblé  la  mesure  de  leurs  péchés, 
furent  les  Sodomites  et  les  habitants  de  quatre 
autres  villes  qui  se  livraient  à  des  péchés  de 
luxure  abominables  et  contre  nature  et  qui  en 
étaient  venus  au  point  de  s'en  vanter,  de  s'en 
entretenir  et  d'en  rire  publiquement.  «  Ils  ont 
«  publié  leur  péché  comme  Sodome  et  ils  ne  Vont 
«  point  caché  ;  malheur  à  eux,  »  dit  Isaïe  (ch.  3). 


DE   LA   GRACE  g$ 


Dans  la  Genèse  il  est  dit  de  leur  péché  :  «  Le 
«  crime  de  Sodome  et  de  Gomorrhe  s'augmente 
«  déplus  en  plus^  et  leur  péché  est  monté  jusqu'à 
«  son  comble  (Gen.  i8),  semblable  à  une  mesure 
qui  est  pleine  et  tassée.  Il  faut  tirer  de  ce  fait  une 
seconde  conclusion,  c'est  que  les  âmes  sont  près 
d'être  abandonnées  par  Dieu,  quand  outre  la  noto- 
riété de  leurs  crimes,  elles  en  tirent  vanité  et  s'en 
glorifient  insolemment. 

La  troisième  punition  frappe  Pharaon  et  toute 
son  armée,  quand  il  s'obstine  à  maintenir  les  Israé- 
lites en  servitude  et  qu'il  refuse  de  se  laisser  flé- 
chir soit  par  les  prières  de  Moïse,  soit  par  les 
prodiges  surprenants  qui  furent  accomplis  sous 
ses  yeux  pour  le  persuader.  De  ce  nouveau  fait  il 
faut  conclure  qu'une  âme  est  abandonnée  de  Dieu 
et  bien  près  d'être  maudite,  quand  on  la  voit 
tellement  obstinée  dans  le  mal  que  ni  prière,  ni 
reproche,  ni  n'importe  quelle  menace,  ni  le  châti- 
ment le  plus  horrible  ne  sont  capables  de  l'é- 
branler. 

Le  quatrième  châtiment  digne  d'être  noté  est 
celui  qui  fut  infligé  aux  Juifs.  Après  avoir,  mar- 
chant sur  les  traces  de  leurs  pères,  maltraité  les 
prophètes  et  les  saints  personnages  qui  leur  ensei- 
gnaient la  vertu,  ils  en  vinrent  à  pécher  si  natu- 
rellement qu'ils  osèrent  s'attaquer  au  Saint  des 
saints,  à  Jésus-Christ,  et  le  crucifièrent  par  un 
horrible  sacrilège  qui  mit  le  comble  à  leurs  pé- 
chés. Aussi  Dieu  les  livra  aux  armées  romaines  qui 
réduisirent  en  cendres  leur  capitale,  firent  mourir 
le  plus  grand  nombre  de  ses  habitants  et  disper- 
sèrent ce  qui  resta  dans  les  diverses  contrées  du 


94  LA.    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

monde.  Le  premier  de  leurs  péchés  avait  été  l'in- 
gratitude par  laquelle  ils  répondirent  au  grand 
bienfait  de  leur  rédemption  de  la  captivité  d'Egypte. 
«  Le  bien-aimé  étant  devenu  gras,  a  regimbé  ; 
«  étant  devenu  gras,  épais,  replet,  il  a  abandonné 
«  Dieu,  son  Créateur  ;  il  s'est  éloigné  du  Dieu 
«  qui  Vavait  sauvé.  »  (Deut.  32.)  Le  péché  par 
lequel  ils  continuèrent  à  remplir  la  mesure,  fut  la 
haine  qu'ils  vouèrent  aux  prophètes  et  aux  gens  de 
bien,  quand  ceux-ci  leur  reprochaient  leurs  fautes. 
«  Quel  prophète  vos  pères  n'ont-ils  pas  persé- 
«  cuté?  »  (Act.  7),  leur  disait  saint  Etienne.  Enfin 
ils  crucifièrent  Jésus-Christ  :  ce  fut  ce  qui  mit  le 
comble  à  leurs  péchés  et  acheva  de  remplir  la 
mesure.  Il  faut  conclure  de  cet  exemple  que,  comme 
les  Juifs,  une  âme  devient  insupportable  à  Dieu, 
quand  ce  qui  devrait  la  guérir  la  rend  pire;  quand 
elle  change  en  poison  les  corrections  et  les  remon- 
trances des  hommes  les  plus  saints  et  les  plus 
vertueux,  quand  elle  va  jusqu'à  les  haïr  et  vouloir 
leur  donner  la  mort. 

Examinez-vous  bien  d'après  ces  exemples. 
Quoique  personne  ne  puisse  savoir  d'une  manière 
certaine  s'il  est  abandonné  de  Dieu,  on  peut 
cependant  le  conjecturer  en  se  servant  de  ces 
exemples.  De  plus,  le  malheur  d'être  privé  des 
Grâces  de  Dieu  est  si  grand  que  le  seul  soupçon 
d'en  être  arrivé  à  ce  point,  doit  effrayer  tout  chrétien 
et  qu'il  doit  se  mettre  en  peine  de  s'en  préserver. 
Gardez-vous  donc  du  péché,  surtout  du  péché 
public,  qui  témoigne  d'un  cœur  irrespectueux  et 
insolent  à  l'égard  de  Dieu.  Gardez-vous  bien  de 
jamais  vous  glorifier  de  vos  péchés.  «  De  quoi  te 


DE    LA    GRACE  çS 


«  glorifies-tu^  toi  qui  es  puissant  en  iniquité  ?  » 
(Ps.  5i).  Offenser  un  roi  est  un  grand  crime,  mais 
c'est  un  plus  grand  crime  encore  de  se  glorifier  en 
sa  présence  de  Tavoir  offensé.  Craignez  les  rechu- 
tes et  chaque  nouveau  péché  mortel  que  vous 
commettez,  car  vous  ignorez  quel  sera  celui  qui 
comblera  la  mesure.  Dieu  seul  le  sait  ;  mais  ce 
qui  est  certain,  c'est  que  le  même  nombre  de 
péchés  n'est  pas  nécessaire  pour  tous  ;  il  peut 
même  se  faire  que  le  premier  péché  mortel  que 
vous  commettrez  désormais,  soit  celui  qui  doit 
combler  la  mesure  et  après  lequel  vous  serez  à 
tout  jamais  un  objet  d'aversion  pour  Dieu.  Quand 
on  vous  prie,  quand  on  vous  menace,  quand  on 
veut  vous  corriger  de  vos  fautes,  ne  vous  endur- 
cissez pas  comme  Pharaon.  Faites  enfin  votre 
profit  des  enseignements  des  prédicateurs,  des 
bons  livres  et  de  tous  ceux  qui  vous  prêchent  la 
vertu,  de  peur  de  tomber  comme  les  Juifs  dans  la 
réprobation.  Si  vous  agissez  de  la  sorte,  ne  vous 
troublez  pas  au  sujet  du  passé,  comme  si  tout 
était  perdu  pour  vous,  vous  diminuerez  votre 
mesure  par  une  sincère  conversion.  O  Dieu,  juste 
Juge  de  l'univers  !  vous  qui  nous  donnez  ces 
signes  pour  nous  mettre  à  même  de  nous  garantir 
de  votre  colère,  donnez-nous  aussi  l'énergie  de 
corriger  nos  moeurs,  afin  de  sauver  nos  âmes  et  de 
glorifier  votre  nom. 

III 

Considérez  que  les  âmes  qui  ont  comblé  la  me- 
sure et  pour  qui  le  temps  de  faire  pénitence  est 
passé,   ne   sont  pourtant  pas  privées   des  Grâces 


9^  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

suffisantes,  aussi  longtemps  que  dure  leur  vie  et 
Tusage  de  la  raison,  si  bien  qu'il  est  vrai  de  dire, 
rigoureusement  et  absolument  parlant,  qu'elles 
pourraient  encore  se  sauver  en  faisant  un  bon 
usage  des  Grâces  qui  leur  restent,  mais  en  fait 
elles  ne  se  sauveront  jamais  (i).  Cette  proposition 
n'est  pas  admise  par  tous  les  Théologiens  :  cer- 
tains soutiennent  que  ces  âmes  sont  privées  même 
de  toutes  les  Grâces  suffisantes,  qu'elles  sont  dans 
un  aveuglement,  un  endurcissement  et  un  aban- 
don absolu  de  la  part  de  Dieu.  Les  autres  Théo- 
logiens et  en  plus  grand  nombre,  estiment  que 
l'abandon  de  la  part  de  Dieu  n'est  jamais  absolu 
durant  cette  vie,  mais  partiel,  et  que  les  âmes 
réduites  à  cet  état,  reçoivent  encore  les  Grâces 
spéciales,  dites  Grâces  suffisantes,  tout  en  étant 
privées  des  Grâces  très  spéciales  (2).   Nous  pou- 

1.  Bellarm.  de  amiss.  grat.  1.  2.  cap.  14. 

2.  Il  est  certain  que  Dieu  prive  ordinairement  les 
pécheurs  endurcis  d'un  grand  nombre  de  secours  qu'il 
accorde  aux  justes  et  même  aux  pécheurs  ordinaires. 
Mais  il  est  non  moins  certain  i)  qu'il  leur  donne  à  tous 
les  Grâces  suffisantes  pour  sortir  de  l'état  de  péché. 
C'est  l'opinion  admise  par  le  plus  grand  nombre  des 
Théologiens  ;  cependant  Bannez,  Ledesma,  Gonet  et 
d'autres  ont  prétendu  que  Dieu  les  prive  de  toute  Grâce 
de  conversion  en  punition  de  leurs  crimes,  et  de  Lugo 
avoue  (de  Pœnit.  disp.  8.  sect.  i.  n.  31)  que  leurs  argu- 
ments «  ne  sont  pas  à  dédaigner  ».  2)  Il  est  certain  que 
Dieu  leur  donne  à  tous  les  Grâces  suffisantes  pour  évi- 
ter de  nouveaux  péchés,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'ac- 
comphr  soit  un  précepte  que  l'homme  est  physique- 
ment incapable  d'accomplir  par  ses   seules  forces,  tel 


DE    LA    GRACE  97 


vons  alléguer  ici  Tautorité  de  la  Sainte  Ecriture 
qui  s'adressant  à  Dieu  au  sujet  des  Egyptiens,  au 
nombre  desquels  se  trouvait  Pharaon  endurci,  dit  : 
«  Si  lorsque  vous  ave^  pmii  les  ennemis  de  vos 
«  serviteurs,  et  ceux  qui  avaient  si  justement 
«  mérité  la  mort,  vous  Vave^  fait  avec  tant  de 
«  ménagements,  et  si  vous  leur  ave\  donné  du 
«  temps,  afin  qu'ils  eussent  la  facilité  de  se  con- 
«  vertir  de  leur  mauvaise  vie,  avec  combien  de 
«  circonspection  ave^-vousjugé  vos  enfants,  aux 
«  pères  de  qui  vous  ave^  donné  votre  parole  avec 
«  serment  en  faisant  alliance  avec  eux  et  en  leur 
«  promettant  de  si  grands  biens  \  »  (Sag.  12.) 
C'est  Dieu  lui-même  qui  nous  dit  dans  le  pro- 
phète Ezéchiel  :  «  Est-ce  moi  qui  veux  que  Tim- 
«  pie  meure  ?  est-ce  que  je  ne  veux  pas  qu'il  se 
«  convertisse  en  abandonnant  ses  voies,  et  qu'il 
«  vive  ?  Eh  bien!  pourquoi  mourre:{-vous,  mai- 
«  son  d'Israël  ?  Je  ne  veux  point  la  mort  de 
«  celui  qui  meurt^  dit  le  Seigneur  Dieu  ?  » 
(Ez.  18.)  Saint  Pierre  dit  à  son  tour  :  «  Dieu  vous 
«  attend  avec  patience,  il  ne  veut  pas  qu'aucun 
«  périsse,  mais  que  tous  retournent  à  lui  par  la 

que  le  précepte  de  croire,  ou  d'espérer,  soit  lorsqu'il 
s'agit  d'un  précepte  de  la  loi  naturelle  qui  oblige  gra- 
vement et  que  l'homme  est  moralement  incapable  d'ac- 
complir sans  le  secours  de  la  Grâce.  —  De  plus  on  ne 
peut  nier,  —  car  c'est  un  fait  d'expérience,  —  que  Dieu 
donne  à  quelques  pécheurs  obstinés  des  Grâces  effica- 
ces et  même  des  secours  plus  abondants  qu'à  ceux  qui 
ont  commis  beaucoup  moins  de  péchés  et  qui  n'ont  pas 
comme  eux  abusé  de  grandes  Grâces  ;  ce  fut  le  cas  de 
Marie-Madeleine  et  du  bon  larron. 

Bail,  t.  iv,  7 


LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 


«  pénitence.  »  (2,  Pierr.  3.)  Ces  textos  et  d'autres 
textes  semblables  prouvent  assez  clairement  que 
Dieu  ne  retient  jamais  les  saintes  effusions  de  sa 
miséricorde,  au  point  de  ne  pas  en  laisser  tomber 
sur  les  plus  grands  pécheurs  quelques  gouttes  qui 
suffiraient  pour  les  ranimer,  s'ils  le  voulaient. 

Dieu  ne  traite  pas  toujours  les  hommes  avec 
toute  la  rigueur  qu'ils  mériteraient  :  aussi,  bien 
que  les  âmes  corrompues  soient  indignes  de  toute 
Grâce  surnaturelle,  pour  l'avoir  si  souvent  mé- 
prisée, cependant  Dieu  veut  encore  qu'elles  y 
aient  part,  quoique  dans  une  mesure  moindre 
que  les  âmes  qui  ne  l'ont  jamais  méprisée.  En 
effet,  quel  que  soit  l'état  de  dépravation  dans 
lequel  ces  âmes  soient  tombées,  elles  n'en  sont 
pas  moins  obligées  pour  cela  de  combattre  les 
tentations  de  cette  vie  et  d'accomplir  les  comman- 
dements divins.  Or,  comme  Dieu  ne  commande 
rien  d'impossible  et  que  l'exécution  de  ces  deux 
points  serait  impossible  sans  la  Grâce,  nous  avons 
tout  lieu  de  croire  que  la  privation  des  Grâces 
divines  n'est  pour  ces  âmes  ni  totale  ni  absolue. 
Tel  paraît  être  aussi  le  sentiment  de  l'Eglise  ; 
n'ordonne-t-elle  pas  à  tous  les  chrétiens  qui  ont 
l'âge  voulu,  de  faire  pénitence  une  fois  l'an  et  de 
communier  au  temps  de  Pâques?  Or,  pourrait-elle 
porter  un  tel  commandement  s'il  n'était  pas  pos- 
sible à  tous,  même  aux  pécheurs  endurcis,  de  se 
convertir  ?  Le  Concile  œcuménique  de  Latran, 
tenu  sous  le  pontificat  d'Innocent  III,  déclare  que 
tous  les  fidèles  sans  exception,  qui  sont  tombés 
dans  le  péché  mortel  après  le  baptême,  peuvent 
recouvrer  la  Grâce  par  une  vraie  pénitence.  Enfin, 


DE   LA   GRACE  99 


les  hommes  ne  sont  point  au  terme  avant  la  mort: 
aussi  longtemps  que  cette  vie  dure,  ils  sont  consi- 
dérés comme  voyageurs  et  par  conséquent  comme 
capables  d'avancer  ou  de  reculer  dans  la  voie  du 
ciel- 

Dira-t-on  que  la  nécessité  de  pécher  ne  les 
excuse  pas,  puisque  eux-mêmes  en  sont  la  cause 
et  que  cette  impossibilité  de  remplir  leurs  devoirs 
leur  a  été  infligée  comme  une  peine  pour  leurs 
péchés  précédents  ?  On  n'arrivera  par  là  qu'à 
démontrer  une  seule  chose,  à  savoir  que  les  fautes 
des  âmes  obstinées  seraient  seulement  volontaires 
dans  leur  cause,  c'est-à-dire  dans  les  péchés  anté- 
rieurs et  que  par  conséquent,  elles  ne  mériteraient 
pas  une  peine  distincte  de  celle  que  ces  péchés 
avaient  déjà  méritée  (i).   On  objectera  peut-être 

I.  Bellarmin  (de  grat.  et  lib.  arb.  1.  2.  c.  7)  répond  de 
la  même  manière  à  cette  objection  :  «  Cette  explication 
«  est  inadmissible,  car  le  péché  requiert  absolument  la 
«  volonté  libre,  et  on  ne  peut  comprendre  comment  un  acte 
«  pourrait  constituer  proprement  un  péché,  s'il  n  est  pas 
«  proprement  libre.  Une  action  qui  n'est  pas  libre  en  soi, 
«  mais  seulement  dans  sa  cause,  n'a  pas  une  malice  dis- 
«  tincte  de  celle  de  sa  cause.  Aussi  saint  Augustin  (in  lib: 
«  22  CONT.  FAUSTUM,  C.  44)  traitant  de  V inceste  de  Loth 
«  avec  ses  filles,  qui  ne  fut  volontaire  que  dans  sa  cause, 
«  c'est-à-dire  dans  l'ivresse,  déclare  que  cet  inceste  n'a  pas 
«  mérité  d'être  puni  de  la  peine  due  à  l'inceste,  mais  de 
«  celle  qui  est  due  à  l'ivresse^  parce  que  le  pêche  n'a  pas 
«  été  distinct  de  sa  cause.  »  Le  card.  Gotti  (de  deo,  de 
div.vol.  q.  2.  d,  3,  parag.  3.  n,  22)  rend  la  solution  plus 
claire  encore  par  la  comparaison  suivante  :  «  Si,  dit-il, 
«  un  serviteur  envoyé  quelque  part,  s'était  volontairement 
«  jeté  dans  une  fosse  et  s'était  mis  par  le  fait,  dans  Vim- 


ÎOO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

encore  qu'un  aveugle  a  beau  faire,  il  lui  est  impos- 
sible de  voir  ;  or,  ces  âmes  sont  vraiment  aveu- 
glées. A  cela,  nous  répondons  qu'il  y  a  cette  diffé- 
rence entre  l'aveuglement  corporel  et  l'aveugle- 
ment spirituel,  que  celui-là  ôte  tout  à  fait  la 
faculté  de  voir,  tandis  que  celui-ci  ne  prive 
que  de  l'acte  de  la  vision,  car  la  faculté  de  voir 
qui  provient  de  la  Grâce  suffisante  subsiste  tou- 
jours. On  peut  comparer  l'aveugle  spirituel  à  un 
malade  qui  est  enfermé  dans  un  lieu  obscur,   où 

«  possibilité  de  continuer  sa  rouie  ;  son  maître  aurait  bien 
«  le  droit  de  le  punir  pour  s'être  rendu  incapable  par  sa 
«  faute,  de  continuer  la  course  qu'on  lui  avait  commandée; 
«  il  pourrait  même  le  punir,  si  lui-même,  voulant  l'en 
«  sortir,  le  serviteur  négligeait  ou  même  méprisait  les 
«  moyens  qui  lui  seraient  donnés  ou  offerts  dans  ce  but. 
«  Mats  si  nous  supposons  que  le  maître  ne  veuille  pas 
«  l'aider  à  sortir  de  la  fosse^  ni  lui  offrir  à  cette  fin  soit 
«  une  échelle,  soit  une  corde,  soit  la  main,  si  même  nous 
«  supposons  qu'il  veut  que  le  serviteur  reste  dans  son 
«  impuissance  à  en  sortir,  il  est  évident  qu'il  agirait  en 
«  tyran,  s'il  lui  ordonnait  néanmoins  de  continuer  sa  route. 
«  Ainsi  l'homme  en  péchant  est  tombé  dans  une  fosse  et 
«  est  devenu...  incapable  de  continuer  sa  rouie  vers  le 
«  salut  éter?iel  par  l'observation  des  préceptes.  Admettons 
«  que  Dieu  peut  le  punir  pour  cette  faute,  comme  il  l'en 
«  punit  en  effet,  et  qu'il  peut  aussi  le  punir  s'il  repousse 
«  ou  méprise  la  grâce  qui  lui  est  offerte  pour  le  rendre 
«  capable  d'observer  ses  préceptes  ;  mais  si  Dieu  refusait 
«  de  lui  donner  la  grâce  qui  le  rendra  capable  de  les 
«  observer,  s'il  veut  laisser  l'homme  coupable  dans  son 
«  impuissance^  il  ne  pourra  pas  sans  cruauté  et  sans 
«  injustice,  l'obliger  à  suivre  la  voie  des  commandements, 
«  et  le  punir,  s'il  ne  la  suit  pas...  >^ 


DE   LA   GRACE 


ne  pénètre  pas  le  moindre  rayon  de  lumière.  Dans 
cet  état,  il  lui  est  impossible  d'y  voir.  Il  y  a 
cependant  quelque  chose  qu'il  peut  faire  et 
qui  lui  permettra  d'y  voir  ;  il  peut  avec  un  bâton 
ouvrir  les  fenêtres,  il  peut  crier  et  demander  de 
la  lumière.  Tel  est  aussi  l'état  de  l'âme  qui  est 
privée  des  secours  plus  spéciaux  de  Dieu  et  qui 
est  accablée  du  pesant  fardeau  de  ses  péchés  :  il  y 
a  au  moins  une  chose  qui  est  en  son  pouvoir  et 
qui  l'amènerait  à  la  lumière,  ce  serait  de  crier 
dans  une  prière  fervente  qui  lui  vaudrait  des 
Grâces  plus  puissantes.  Aussi,  de  même  que  ce 
malade  ne  manque  pas,  quoi  qu'il  soit  dans  l'obs- 
curité, de  moyens  suffisants  pour  y  voir,  aussi 
longtemps  qu'il  a  la  voix  libre  pour  demander  de 
la  lumière  et  un  bâton  dans  la  main  pour  ouvrir 
les  fenêtres  ;  ainsi  les  mo3'ens  suffisants  ne  man- 
quent pas  à  une  âme,  alors  même  qu'elle  ne 
pourrait  faire  autre  chose  que  de  pousser  un  cri 
dans  l'oraison  ou  de  se  servir  du  bâton  de  la  foi 
qui  lui  reste  ;  grâce  à  ces  moyens,  elle  serait 
capable,  si  elle  voulait  s'en  servir,  de  se  remettre 
d^ns    un    bon    état  (i).    Mais    son    malheur    est 

I.  Ces  comparaisons  donnent  une  juste  idée  de  la 
Grâce  que  les  Théologiens  appellent  suffisante  d'une 
manière  prochaine  et  de  celle  qu'ils  nomment  suffisante 
d'une  manière  éloignée.  <{.f  appelle^  dit  Suarez  (de  grat.  1. 
«  4.  cap.  2.  n.  3)  grâce  suffisante  d'une  manière  pro- 
«  chaine  le  secours  qui  permet  à  V homme  de  faire  immé- 
«  diatement  xine  action,  sans  avoir  besoin  de  demander 
«  par  une  action  préalable  un  plus  grand  secours.  J'ap- 
<c  pelle  grâce  suffisante  d'une  manière  éloignée,  un  secours 
«  insuffisant  pour  accomplir  un  certain  acte,  mais  qui  met 


102  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

extrême  :  elle  ne  s'aidera  jamais  elle-même  ni  par 
une  prière  persévérante,  ni  par  la  méditation  des 
vérités  de  la  foi  ;  c'est  pourquoi,  aux  yeux  de  Dieu, 
elle  est  désespérée,  jamais  elle  ne  sortira  de 
l'abîme  de  la  perdition.  Si  Dieu  ne  lui  ôte  pas 
cette  Grâce  suffisante,  sans  laquelle  elle  serait 
moins  criminelle  et  qui  en  réalité  ne  lui  sert  de 
rien,  c'est  afin  qu'on  reconnaisse  que  l'aversion 
qu'il  a  pour  telles  âmes,  ne  vient  pas  de  son 
décret  ou  de  sa  propre  inclination,  —  car  son 
inclination  le  porte  à  sauver  toutes  ses  créatures, 

«  Vhomme  en  état  d'obtenir  de  Dieu  le  secours  complet  qui 
«  lui  est  réservé,  en  se  disposant  à  le  recevoir  ou  bien  en 
«  le  demandant.  J'emprunte  cette  distinction  au  Concile 
«  de  Trente  (sess.  6.  ch.  ii)  qui  dit  :  dieu  ne  commande 
«  PAS  l'impossible,  mais  quand  il  ordonne,  il  nous  avertit 

«  EN  MÊME  TEMPS  ET  DE  FAIRE  CE  QUE  NOUS  POUVONS,  ET  DE 
«    DEMANDER  CE  QUE  NOUS  NE  POUVONS  PAS   ET  IL  NOUS  AIDE  A 

«  LE  POUVOIR.  En  effet,  ces  paroles  :  faire  ce  que  nous 
«  POUVONS,  indiquent  que  celui  à  qui  un  tel  commandement 
«  s'adresse,  a  un  secours  suffisant  d'une  manière  pro- 
«  chaine,  soit  parce  qiCon  exige  de  lui  qu'il  le  fasse 
«  immédiatement,  soit  parce  que  c'est  là  l'unique  difjé- 
«  rence  qu'il  y  a  entre  ce  pouvoir  d'agir  et  celui  que  le 
«  concile  indique  par  les  paroles  qui  suivent  :  et  deman- 
«  DER  CE  QUE  NOUS  NE  POUVONS  PAS.  Ccs  paroUs  signi- 
fL  fient  un  secours  suffisant  d'une  manière  éloignée,  car 
«  celui  qui  ne  peut  pas  n'a  pas  encore  un  secours  suf- 
«  fisant  d'une  manière  prochaine,  par  exemple,  pour 
«  avoir  la  contrition;  mais  s'il  prie.  Dieu  lui  donnera  un 
«  tel  secours,  et  il  l'aidera  de  telle  sorte,  qu'il  puisse  se 
«  repentir.  On  dit  donc  qu'il  a,  avant  de  prier,  un  secours 
«  suffisant  pour  se  repentir,  parce  que  ce  secours  va  lui 
<  être  accordé,  s'il  prie.  » 


DE    LA    GRACE  Io3 


—  mais  qu'elle  a  pour  cause  la  volonté  même  de 
Tàme  abandonnée,  qui,  assistée  de  la  Grâce  jus- 
qu'au dernier  instant  de  la  vie,  n'a  pas  voulu 
s'aider  elle-même  pour  arriver  progressivement 
au  salut.  Il  y  a  cette  différence  entre  un  tel 
pécheur  qui  vit  encore  et  un  pécheur  damné  que 
bien  que  l'un  et  l'autre  ne  doivent  jamais  se  conver- 
tir, néanmoins  le  pécheur  damné  n'a  plus  la 
faculté  de  se  convertir,  tandis  que  le  pécheur 
vivant  conserve  cette  faculté,  précisément  parce 
qu'il  vit  et  qu'à  ce  titre  il  jouit  de  la  Grâce  suffi- 
sante. 

Louons  donc  la  bonté  de  Dieu  qui  s'exerce  sur 
toutes  les  âmes,  sans  en  excepter  les  plus  crimi- 
nelles. Et  puisque  Dieu  ne  les  abandonne  pas 
entièrement,  bien  qu'il  prévoie  lear  fin  déplora- 
ble, nous  qui  n'avons  aucune  certitude  sur  ce 
point,  car  nous  ignorons  ceux  qui  sont  du  nombre 
des  réprouvés,  n'abandonnons  pas  entièrement  les 
âmes,  ne  leur  retirons  pas  totalement  le  bénéfice 
de  notre  charité,  travaillons  par  l'enseignement, 
par  les  exhortations,  par  la  prière,  par  les  larmes 
et  les  gémissements,  par  l'application  des  sacre- 
ments, enfin  par  toute  autre  voie  que  le  temps  et  le 
lieu  nous  suggéreront,  à  assister  une  âme,  dont 
nous  ignorons  quelle  sera  la  fin.  O  Rédempteur 
de  tous  les  hommes,  qui  avez  donné  votre  vie  et 
votre  sang  pour  tous,  enflammez-nous  par  une 
étincelle  sortie  de  ce  brasier  de  charité  universelle 
qui  brûla  dans  votre  Cœur  sacré,  afin  que  ni  une 
défiance  fâcheuse,  ni  un  défaut  de  charité  ne  nous 
empêche  de  contribuer  après  vous  au  salut  du  pro- 
chain. 


104  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


XIP  MÉDITATION 

DE  LA  SOUSTRACTION 

DES  GRACES  TRÈS  SPÉCIALES 

CHEZ  CEUX  Q^UI  ONT  COMBLÉ 

LA  MESURE  DE  LEURS  PÉCHÉS 

(suite) 


SOMMAIRE 

Dieu  punit  quelquefois  les  âmes  en  les  privant 
de  ses  Grâces  après  un  certain  nombre  de 
péchés.  —  Etat  misérable  des  âmes  ainsi  pu- 
nies. —  Cette  même  punition  est  quelquefois 
infligée  même  pour  des  péchés  véniels  et  pour 
des  infidélités  aux  inspirations  de  Dieu. 

I 

CONSIDÉREZ  de  nouveau  que  Dieu  punit  quel- 
quefois certaines  âmes  par  la  soustraction  de 
ses  Grâces,  quand  elles  ont  commis  un  certain  nom- 
bre de  péchés  ;  c'est  ce  qu'on  appelle  la  mesure  ou 
le  comble  des  péchés.  C'est  un  point  bien  important, 
qui  mérite  de  fixer  une  seconde  fois  notre  atten- 
tion. Outre  les  preuves  que  nous  avons  déjà  don- 
nées de  cette  vérité,  en  voici  de  nouvelles.  C'est 
premièrement  le  châtiment  temporel  qui  est  infail- 
liblement infligé  à  certaines  nations  et  à  certaines 
personnes  après  un  nombre  déterminé  de  péchés  : 


DE    LA    GRACE  Io5 


ce  nombre  une  fois  atteint,  leur  ruine  est  inévita- 
ble et  leur  désolation  assurée.  Tel  fut  le  cas  des 
peuples  Amorrhéens  et  Chananéens,  qui  avant  l'ar- 
rivée des  enfants  d'Israël  habitaient  la  Palestine. 
Dieu  supporta  leurs  péchés  abominables  pendant 
quatre  cents  ans.  Au  bout  de  ce  temps  la  mesure 
était  comble  :  Dieu  avait  fixé  cette  époque  pour 
les  exterminer.  Il  mit  à  leur  place  les  Israélites  à 
qui  il  donna  les  terres  fertiles  dont  ces  pécheurs 
obstinés  s'étaient  rendus  indignes.  Dieu  parlant  à 
Abraham  sur  ce  sujet,  lui  disait  que  sa  postérité 
n'entrerait  pas  de  si  tôt  en  possession  de  la  Pales- 
tine, car  «  les  Amorrhéens  n'avaient  pas  encore 
«  mis  le  comble  à  leurs  iniquités.  »  (Gen.  i5), 
c'est-à-dire  que  leurs  péchés  n'avaient  pas  atteint  ce 
chiffre  fixé  par  Dieu  et  à  partir  duquel  les  Amor- 
rhéens devaient  irrévocablement  périr.  Dans  le 
même  sens,  le  Fils  de  Dieu  disait  aux  Juifs  :  «  Ache- 
«  ve^  donc  de  combler  la  mesure  des  crimes  de  vos 
«  pères.  »  (Matt.  23.)  Il  leur  annonçait  par  là  que 
lorsqu'ils  auraient  ajouté  de  nouveaux  crimes  à 
ceux  de  leurs  ancêtres,  la  mesure  serait  comble  et 
qu'à  partir  de  ce  moment  Dieu  ne  les  souffrirait 
plus,  mais  enverrait  les  armées  romaines  détruire 
leurs  cités.  S'agit-il  des  particuliers,  nous  avons  un 
exemple  de  cette  juste  sévérité  de  Dieu,  dans  le 
cruel  tyran  Antiochus.  Après  une  infinité  de  cri- 
mes, ses  péchés  arrivèrent  à  leur  comble  ;  on  le  vit 
réduit  à  d'extrêmes  angoisses,  au  milieu  desquel- 
les «  ce  scélérat  priait  le  Seigneur,  dont  il  ne 
«  devait  plus  obtenir  miséricorde.  »  (I  Macc.  9.) 
La  même  règle  que  Dieu  suit  pour  infliger  des 
punitions  temporelles,  il  l'observe  souvent  quand 


I06  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

il  s'agit  des  punitions  spirituelles  et  surtout  de 
celle  qui  consiste  dans  la  soustraction  des  Grâces 
plus  spéciales  dont  le  pécheur  s'est  rendu  indigne 
pour  en  avoir  mal  usé  et  pour  avoir  fait  de  trop 
fréquentes  rechutes.  N'est-il  pas  raisonnable  qu'un 
ingrat  soit  privé  des  bienfaits  dont  par  sa  malice  il 
est  incapable  de  savoir  gré  à  son  bienfaiteur?  La 
justice  n'ordonne-t-elle  pas  qu'on  dégrade  des  offi- 
ciers qui  s'acquittent  mal  de  leur  devoir,  qu'on 
révoque  des  magistrats  qui  abusent  de  leur  charge, 
qu'on  frappe  de  suspense  des  prêtres  qui  profanent 
les  choses  saintes?  Ce  sont  autant  d'arbres  sans 
fruits  qui  après  avoir  payé  par  plusieurs  années 
de  stérilité  les  soins  et  la  culture  du  jardinier,  ne 
méritent  plus  qu'on  les  cultive,  mais  qu'on  les 
abandonne.  Voilà  pourquoi  Dieu  arrête  quelque- 
fois le  cours  de  ses  Grâces  et  ne  les  fait  plus  cou- 
ler aussi  abondamment  sur  des  âmes  qui  l'ont 
pendant  trop  longtemps  irrité  et  méprisé.  Leur 
ingratitude  a  tari  la  source  de  ses  libéralités. 
«  Mon  peuple  n'a  pas  prêté  Voreille  à  ma  voix, 
«  Israël  n'a  pas  pris  garde  à  moi.  Je  les  ai 
«  délaissés  selon  le  désir  de  leur  cœur,  ils  mar- 
in cherontà  leur  guise.  »  (Ps.  80.) 

De  ce  point  nous  devons  conclure  que  c'est  une 
grande  punition  de  Dieu,  de  n'être  pas  puni  quand 
on  a  commis  une  faute  :  car  ces  péchés  impunis 
contribuent  pour  leur  part  à  remplir  la  mesure  et 
à  faire  monter  nos  iniquités  jusqu'au  comble,  au- 
delà  duquel  il  faut  périr.  C'est  de  la  part  de  Dieu, 
dit  saint  Jérôme  (i),  une  terrible  vengeance,  que 

I.  Epist.  ad  Castr, 


DE    LA   GRACE  IO7 


de  ne  pas  punir  les  pécheurs.  Par  contre,  il 
faut  conclure  de  ce  même  point  que  c'est  une 
faveur  de  Dieu  d'être  puni  sur  le  champ  par  quel- 
que affliction  temporelle,  parce  que  le  péché  qui  a 
été  expié  ne  compte  pas  dans  le  nombre  de  ceux 
qui  contribuent  à  combler  la  mesure.  Aussi  les 
sentiments  d'Origène  (i)  méritent-ils  d'être  pro- 
fondément imprimés  dans  nos  coeurs.  Si  Dieu, 
dit-il,  désire  que  tu  t'attaches  à  lui,  s'il  te  met  ton 
péché  sous  les  yeux,  s'il  te  reprend,  s'il  te  châtie, 
s'il  s'indigne  et  se  courrouce,  s'il  se  montre  jaloux 
de  toi,  reconnais  à  ces  signes  que  tu  as  de  grandes 
chances  de  te  sauver.  Veux-tu  entendre  la  voix 
terrible  de  Dieu  dans  sa  colère  ?  «  Je  ne  punirai 
«  pas  vos  filles  deleur  prostitution.  »  (Os.  4.)  Voilà 
qui  est  effrayant  ;  c'est  le  comble  du  malheur,  de 
ne  pas  être  châtiés  pour  nos  iniquités.  Alors  en 
effet  nous  sommes  arrivés  au  comble  de  nos 
péchés.  Dieu  ne  s'indigne  plus  contre  nous,  selon 
sa  parole  :  «  Je  ferai  cesser  ^non  indignation  à 
«  votre  égard;  mon  \èle  et  ma  jalousie  se  retire- 
«  rontde  vous.  »  (Ez.  16).  Il  faut  donc  louer  Dieu, 
s'il  nous  afflige  quand  nous  avons  péché,  et  recon 
naître  à  ce  signe  qu'il  ne  nous  abandonne  pas. 

II 

Considérez  plus  particulièrement  l'état  des  âmes 
qui  sont  punies  de  leurs  péchés  par  la  soustraction 
des  Grâces  extraordinaires  et  plus  spéciales  de 
Dieu.  Comme,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir, 
ces  âmes  ont  encore  des  Grâces  suffisantes  dont 

f .  Homil.  8,  in  Exod, 


I08  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Dieu,  quelle  que  soit  leur  malice,  ne  prive  jamais 
les  pécheurs,  tam  qu'il  leur  reste  un  souffle  de 
vie,  ils  peuvent,  absolument  parlant,  se  convertir 
par  un  généreux  effort  de  leur  liberté  pour  corres- 
pondre aux  Grâces  suffisantes,  car  sans  cela  nous 
n'aurions  pas  le  droit  de  dire  que  ces  Grâces  sont 
suffisantes.  Mais  les  hommes,  —  nous  le  savons 
par  expérience,  —  font  rarement  tout  ce  qu'ils 
pourraient  faire  soit  en  bien,  soit  en  mal,  il  s'en 
faut  qu'ils  agissent  toujours  selon  tout  leur  pou- 
voir. Ces  âmes  donc  ne  font  jamais  tous  les  efforts 
dont  elles  seraient  capables  pour  se  convertir  :  au 
contraire,  s'obstinant  et  s'endurcissant  volontaire- 
ment, elles  augmentent  le  nombre  de  leurs  crimes 
et  deviennent  de  jour  en  jour  plus  coupables.  Elles 
ressemblent  à  des  malades  abandonnés  des  méde-. 
cins,  qui  prennent  tout  ce  qui  nuit  à  leur  santé  ; 
elles  s'enlacent  de  plus  en  plus  et  deviennent  le 
jouet  de  leurs  passions  indomptées.  Quelquefois, 
touchées  par  une  bonne  lecture  ou  une  bonne 
instruction,  ou  par  les  bons  exemples  des  person- 
nes vertueuses  ou  enfin  par  la  solennité  d'une 
grande  fête,  elles  s'approchent  des  sacrements, 
mais  ce  n'est  pas  avec  une  volonté  résolue  à  bien 
faire.  Aussi,  faute  de  dispositions  suffisantes,  les 
sacrements  ne  leur  donnent  pas  la  rémission  de 
leurs  péchés  ;  au  lieu  de  les  éclairer,  ils  leur  ser- 
vent de  faux  prétexte  pour  s'imaginer  qu'elles  se 
rapprochent  du  ciel,  quand  elles  s'en  éloignent 
davantage.  Elles  sont  du  nombre  de  ces  âmes  à 
qui  Jésus-Christ  disait  :  «  Je  m'en  vais;  vous  me 
«  chercherez,  mais  vous  ne  m.e  trouverez  pas,  et 
«  vous  mourrez  dans  votre  péché.  »  (Jean,  8.)  Dieu 


t)Ë   LA   GRACE  iog 


en  effet  s'est  retiré  loin  d'elles  par  la  soustraction 
de  ses  Grâces  plus  spéciales.  Quelquefois  cepen- 
dant elles  cherchent  Dieu,  mais  elles  n'ont  que 
des  velléités.  Elles  voudraient,  disent-elles  ;  oui, 
elles  voudraient,  mais  elles  ne  veulent  pas,  leurs 
dispositions  à  la  sainteté  sont  toujours  défectueu- 
ses et  insuffisantes.  En  un  mot  elles  sont  endurcies 
comme  Pharaon,  dont  Dieu  disait  :  «  J'endurcirai 
«  le  cœur  de  Pharaon.  »  (Ex.  7.)  Dieu  ne  leur 
inspire  pas  la  mauvaise  volonté,  mais  il  ne  leur 
fait  pas  miséricorde.  Elles  ressemblent  à  ces 
païens  et  à  ces  idolâtres,  dont  parle  saint  Paul  : 
«  ils  étaient^  dit-il,  livrés  au  sens  réprouvé  » 
(Rom.  i),  et  à  la  merci  de  leur  concupiscence  qui 
les  poussait  à  faire  des  actions  infâmes. 

Cependant  imaginez  que  Dieu  voit  de  ses  yeux, 
mille  fois  plus  étincelants  que  le  soleil,  la  misère 
de  ces  âmes  ;  il  voit  que  les  Grâces  suffisantes  et 
ordinaires  qu'il  leur  octroie  libéralement,  n'obtien- 
dront jamais  de  leur  volonté  un  consentement 
parfait;  mais  il  voit  aussi  que,  s'il  augmentait  les 
Grâces  suffisantes  au  point  d'en  faire  des  Grâces 
très  spéciales,  elles  se  convertiraient  de  tout  leur 
cœur.  Il  sait  d'une  science  certaine  que  s'il  leur 
donnait  un  remords  de  consicence  plus  vif,  un 
degré  de  lumière  ou  une  bonne  inspiration  de 
plus,  elles  seraient  justifiées.  Et  quoique  Dieu 
connaisse  quelle  est  la  Grâce  qui  les  sauverait 
infailliblement,  il  refuse  de  la  leur  accorder  jamais, 
en  punition  de  la  centième  ou  de  la  millième 
rechute  qui  a  mis  le  comble  à  leurs  péchés  :  elle 
est  la  cause  que  Dieu  les  a  en  aversion,  qu'il  com- 
mence à  les  vomir  avant  leur  mort  et  à  exécuter 


LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 


l'arrêt  d'éternelle  réprobation  porté  contre  elles. 
Ainsi  donc  elles  peuvent  se  sauver  et  néanmoins 
elles  ne  se  sauveront  jamais.  Dieu  ne  les  conver- 
tira jamais  :  il  leur  dit  secrètement  ce  qu'il  disait 
autrefois  par  le  prophète  Amos  à  plusieurs  peu- 
ples destinés  à  périr  :  «  Après  les  crimes  de 
«  Moab,  trois  et  quatre  fois  répétés,  je  ne  révo- 
«  quer ai  point  ma  menace...  Après  les  crimes 
«  que  Judas  a  commis  trois  et  quatre  fois,  je  ne 
«  changerai  point  V arrêt  que  j' ai  prononcé  con- 
«  tre  lui  ;  parce  qu'il  a  rejeté  la  loi  du  Seigneur, 
«  et  qu'il  n'a  point  gardé  ses  commandements... 
«  Voici  ce  que  dit  le  Seigneur  :  Après  les  crimes 
«  qu'Israël  a  commis  trois  ou  quatre  Jois,  je  ne 
«  changerai  point  V arrêt  que  j'ai  prononcé  con- 
«  tre  lui,  parce  qu'il  a  vendu  le  juste  pour  de 
«  l'argent  et  le  pauvre  pour  les  choses  les  plus 
«  viles.  »  (Amos  2.) 

Je  conclus  de  là  que  c'est  une  chose  bien  dange- 
reuse pour  l'homme  de  continuer  longtemps  de 
pécher  et  de  multiplier  ses  rechutes  :  car  qui  sait 
si  ce  ne  sera  pas  pour  Dieu  une  raison  pour 
l'abandonner,  pour  le  laisser  tomber  dans  l'aveugle- 
ment et  dans  l'endurcissement  par  la  soustraction 
de  ses  Grâces  plus  spéciales  ?  Oh  !  l'étrange  châti- 
ment !  oh  !  la  redoutable  privation  !  Ah  !  «  Sei- 
«  gneur.,  ne  me  reprene\  jamais  dans  votre 
«  Jureur  et  ne  me  châtie^  pas  dans  votre  colère.  » 
Privez-moi,  Seigneur,  de  toutes  les  douceurs  de 
la  vie  plutôt  que  de  votre  Grâce,  faites  fondre  sur 
ma  tête  les  plus  grandes  calamités,  plutôt  que 
d'arrêter  le  cours  de  vos  bénédictions  et  de  vos 
faveurs   spirituelles    à   mon   égard.   Donnez-moi, 


DE    LA    GRACE 


Seigneur,  de  plus  grands  remords  de  conscience, 
un  goût  plus  prononcé  pour  votre  bonté  infinie  et 
des  lumières  plus  éclatantes  qui  me  permettent  de 
mieux  comprendre  ces  vérités  si  importantes  pour 
mon  salut.  Pour  cela  Je  veux  vivre  dans  votre 
crainte  et  me  garder  de  retomber  dans  les  mêmes 
péchés  qui  vous  offensent  trop  gravement. 

ni 

Cette  soustraction  des  Grâces  plus  spéciales, 
Dieu  l'inflige  aux  âmes  non  seulement  en  puni- 
tion des  péchés  énormes  commis  fréquemment, 
mais  aussi  en  punition,  soit  des  péchés  véniels  com- 
mis de  propos  délibéré,  soit  même  des  imperfec- 
tions et  des  infidélités  aux  inspirations  divines  (i). 
Les  maîtres  de  la  vie  spirituelle  insistent  sur  cette 
considération;  ils  s'en  servent  pour  mettre  en 
garde  les  plus  Justes  contre  tout  ralentissement 
dans  la  ferveur  et  contre  toute  résistance  aux  inspi- 
rations divines,  parce  que,  s'ils  ont  une  telle  audace, 
Dieu  s'abstiendra  de  communiquer  à  leurs  âmes 
de  plus  grandes  faveurs,  puisqu'ils  méprisent  les 
petites.  Dès  lors  il  pourra  arriver  que  leurs  âmes 
ne  feront  pas  dans  la  perfection  les  progrès  qu'el- 
les y  eussent  faits  si  elles  avaient  été  secondées 
par  des  Grâces  plus  spéciales  :  elles  mèneront  une 
vie  lâche  et  languissante,  échapperont  tout  au 
plus  au  feu  de  l'enfer,  mais  ne  s'élèveront  à  rien 
de  grand  et  de  généreux  dans  la  vie  spirituelle. 
On  les  verra  quelquefois  même,  non  seulement  ne 

I.  Lessius,  de perf.  div.^  1.  13,  c,  13.  Rodriguès,  p.  i, 
tr.  I,  c.  II. 


Îi2  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

pas  avancer,  mais  encore  reculer,  et  tomber  dans 
de  grands  péchés  quand  sera  venu  le  temps  du 
combat  et  des  tentations  et  ce  temps  ne  manque 
jamais  de  venir  durant  cette  vie  où  nous  sommes 
toujours  en  guerre.  La  conclusion  de  ce  relâche- 
ment sera  donc  le  péché  mortel  et  peut-être  la 
condamnation  aux  supplices  éternels.  Le  Sage 
n'a-t-il  pas  dit  :  «  Celui  qui  méprise  les  petites 
«  choses,  finira  par  tomber  ?  »  (Eccl.  i6.) 

Pour  bien  comprendre  cette  vérité,  considérez 
qu'ordinairement  Dieu  donne  ses  Grâces  dans  un 
certain  ordre  et  progressivement  :  d'abord  les 
petites,  puis  les  grandes,  quand  on  a  usé  sage- 
ment des  premières  (i).  Aussi  le  Sauveur  a-t-il  dit 
cette  parole  si  consolante  :  «  Courage^  bon  et 
«  fidèle  serviteur,  parce  que  tu  as  été  fidèle  dans 
«  de  petites  choses,  je  f  établirai  sur  de  beaucoup 
«  plus  grandes  :  entre  dans  la  joie  de  ton  Sei- 
«  gneur.  »  (Matt.  25.)  Dieu  agit  comme  un  maître 
qui  enseigne  les  sciences  à  ses  disciples  dans  un 
certain  ordre  :  il  donne  d'abord  des  leçons  de  cho- 
ses plus  faciles  à  comprendre,  puis,  si  elles  ont  été 
bien  saisies,  il  passe  à  l'explication  des  vérités  plus 
hautes.  Ainsi  Dieu  augmente  toujours  ses  faveurs  à 
l'âme  qui  en  fait  bon  usage.  Au  début,  il  lui  envoie 
de  bonnes  résolutions  concernant  des  actions  assez 
communes.  Est-elle  exacte  à  les  accomplir  ?  il  lui 
inspire  des  désirs  enflammés  pour  des  œuvres 
d'une  plus  haute  perfection,  parce  que  la  fidélité 
aux  petites  choses  permet  d'augurer  qu'on  sera 
fidèle  aux  grandes,  comme  aussi  celui  qui  est  infi- 

I.  Prosper,  1.  2,  de  voc.  Gent.  eu. 


DE    LA    GRACE 


dèle  dans  les  petites  choses  n'inspire  aucune  con- 
fiance pour  les  grandes.  L'àme  mérite  donc  d'être 
privée  des  grandes  lumières  quand  elle  n'a  fait 
aucun  profit  des  lumières  ordinaires;  elle  n'est  pas 
digne  d'être  employée  à  de  grandes  affaires,  quand 
elle  ne  peut  justifier  sa  conduite  dans  les  petits 
emplois.  Elle  est  donc  privée  à  bon  droit  des 
Grâces  plus  spéciales  et  plus  abondantes  à  cause 
de  ses  péchés  véniels  commis  de  propos  délibéré. 
L'àme  est  alors  frappée  d'une  quintuple  stéri- 
lité, comme  l'explique  Richard  de  Saint-Victor  (i) 
en  un  riche  commentaire.  C'est  d'abord  la  stérilité 
de  l'action,  car  Dieu  ne  donne  plus  la  Grâce  de 
bien  faire  ;  puis  la  stérilité  de  la  parole,  car  Dieu 
soustrait  la  Grâce  de  bien  parler  ;  troisièmement, 
la  stérilité  de  la  pensée,  car  Dieu  retire  la  Grâce 
qui  fait  bien  comprendre  et  bien  concevoir  ;  qua- 
trièmement, la  stérilité  des  affections,  elle  est 
privée  de  la  Grâce  d'aimer  comme  il  convient  ; 
enfin  la  stérilité  d'intention,  car  l'âme  privée  de  la 
Grâce  de  Dieu  ne  se  propose  que  choses  mauvai- 
ses ou  tout  au  moins  inutiles  pour  sa  fin,  ce  qui 
est  la  plus  détestable  des  stérilités,  parce  qu'elle 
gâte  tout  le  bien  qu'on  fait  et  d'une  telle  racine 
rien  ne  sort  que  d'inutile.  A  ces  stérilités  il  faut 
ajouter  aussi  celle  des  consolations  spirituelles 
qu'éprouverait  l'âme  plus  particulièrement  à  la  fin 
de  la  vie,  quand  approche  l'heure  de  la  mort.  Or 
c'est  l'heure  oià  Dieu  se  souvient  davantage  du 
mépris  qu'on  a  fait  de  ses  inspirations  et  des 
infidélités  commises  à  son  égard,  comme  il  nous 


I.  In  Psalm.  i). 
Bail,  t.  it. 


114  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

en  a  prévenus  par  la  bouche  du  Sage  :  «  Vous 
«  ave^  méprisé  tous  mes  conseils^  et  moi  à  mon 
«  tour  je  me  moquerai  de  vous  à  votre  mort.  » 
(Prov.  I.)  Voilà  la  raison  pour  laquelle  plusieurs 
personnes  sont  privées  à  cet  instant  suprême  des 
visites  et  des  consolations  qui  adouciraient  mer- 
veilleusement la  rigueur  de  ces  dernières  angois- 
ses; elles  ne  reçoivent  pas  les  faveurs  particulières 
que  Dieu  accorde  miséricordieusement  à  d'autres 
âmes  qui  furent  plus  fidèles  à  ses  Grâces. 

Peut-être  dira-t-on  que  cette  privation  n'est  pas 
infligée  à  toutes  les  âmes  justes  qui  ont  commis  de 
■semblables  infidélités.  Je  l'accorde  très  volontiers  : 
il  arrive  en  effet  quelquefois  que  Dieu  donne  à 
l'homme  d'autant  plus  de  Grâces  que  ses  péchés 
sont  plus  nombreux  et  plus  graves  et  qu'il  multi- 
plié les  effets  de  sa  bonté  à  mesure  que  le  pécheur 
en  a  un  plus  grand  besoin.  Cependant  je  ne  sau- 
rais approuver  que  Ton  tire  une  conséquence 
générale  d'un  fait  que  l'on  a  observé  seulement 
chez  quelques  âmes,  car  il  y  a  une  grande  variété 
de  Grâces  et  elles  ne  se  ressemblent  pas  plus  que 
les  visages  qui  sont  si  rarement  semblables.  Il 
suffit  d'ailleurs  qu'il  y  ait  des  cas  où  ces  punitions 
sont  infligées,  pour  inspirer  aux  plus  justes  de  la 
crainte  et  aussi  le  désir  de  réparer  les  infidélités 
passées  par  une  conduite  meilleure  à  l'avenir. 

Je  regretterai  donc  d'avoir  manqué  à  tant  de 
bons  propos  que  Dieu  m'avait  inspirés.  Je  ne  con- 
sidérerai pas  comme  des  choses  insignifiantes  ces 
manquements  d'où  peuvent  sortir  de  grands  maux 
et  qui  peuvent  mettre  obstacle  à  de  grands  biens. 
Est-ce  que  je  sais  en  effet  si  Dieu,  qui  a  infligé  à 


DE   LA   GRACE  Il5 


certains  cette  punition  pour  leurs  péchés  véniels, 
n'agira  pas  de  même  à  mon  égard  ?  Si  donc  je 
sens  mon  cœur  porté  à  assister  aux  offices  avec 
plus  de  respect,  à  traiter  mes  supérieurs  avec  plus 
d'humilité,  et  mon  prochain  avec  plus  de  douceur, 
je  craindrai  de  manquer  à  ces  bons  mouvements, 
en  songeant  aux  graves  conséquences  que  pour- 
rait entraîner  une  semblable  infidélité.  Préservez- 
moi  donc,  Seigneur,  du  mépris  de  vos  inspirations 
et  ne  permettez  jamais  que  je  tombe  dans  l'endur- 
cissement. 


Xlir  MÉDITATION 

DE  LA  GRACE 

HABITUELLE   OU   SANCTIFIANTE 

ET  DE  SON   EXCELLENCE 


SOMMAIRE 

La  Grâce  sanctifiante  est  une  qualité  surnatu- 
relle que  Dieu  met  dans  Vâme  pour  V élever  à 
une  vie  divine.  —  Elle  V emporte  en  excellence 
i)  sur  tous  les  êtres  créés  —  2)  sur  la  cha- 
rité elle-même. 

I 

CONSIDÉREZ  que  la  Grâce  habituelle  est  une 
qualité  surnaturelle  infuse  que  Dieu  donne 
à  l'âme  pour  l'élever  à  une  vie  divine.   Tous   les 


Il6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

termes  de  cette  définition  ont  leur  importance  et 
sont  nécessaires  pour  comprendre  la  nature  et 
l'essence  de  la  Grâce. 

C'est  une  qualité.  Elle  n'est  pas  proprement 
une  substance,  mais  un  accident  qui  adhère  à  la 
substance,  comme  la  blancheur  adhère  au  mur  ou 
la  lumière  à  l'air.  Mais  c'est  une  qualité  admira- 
ble qui  ennoblit  l'âme  de  la  manière  la  plus  excel- 
lente. 

C'est  une  qualité  surnaturelle,  en  ce  sens  qu'elle 
surpasse  l'état,  la  condition  et  la  capacité  de  tou- 
tes les  choses  naturelles  ;  elle  a  une  perfection 
supérieure  à  celle  des  astres  et  de  tous  les  cieux, 
môme  à  celle  de  toutes  les  anges  qui  occupent 
cependant  le  sommet  des  oeuvres  de  Dieu  dans 
l'ordre  naturel.  Elle  est  encore  surnaturelle  en  ce 
sens  qu'elle  élève  l'âme  au-dessus  de  sa  condition 
naturelle,  au-dessus  de  ce  qu'elle  était  auparavant 
et  transforme  son  état  en  un  autre  état  incompa- 
rablement plus  honorable,  comme  il  arrive  à  ceux 
qui  de  roturiers  deviennent  nobles  et  à  qui  désor- 
mais est  assignée  une  place  plus  honorable  ainsi 
que  de  nouveaux  privilèges,  ou  bien  encore,  à  un 
particulier  qui  devient  roi  et  qui  vit  désormais 
entouré  des  plus  grands  honneurs. 

De  même  que  Noé  bâtit  son  arche  à  trois  éta- 
ges, ainsi  Dieu,  quand  il  s'est  agi  de  former 
l'homme,  s'y  est  pris  à  trois  fois  :  il  lui  a  donné  la 
vie  de  la  nature,  la  vie  de  la  Grâce  et  la  vie  de  la 
gloire.  La  vie  de  la  Grâce  est  comme  un  trait 
d'union  entre  la  vie  de  la  nature  et  celle  de  la 
gloire.  C'est  Dieu  qui  infuse  cette  qualité  dans 
l'âme,  car  elle  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime 


DE    LA    GRACE  I  I7 


et  il  n'est  pas  au  pouvoir  des  créatures  de  la  pro- 
duire par  leur  propre  vertu.  Cette  merveille  est 
réservée  à  Dieu  qui  seul  peut  créer  cette  chose 
toute  divine.  Nous  disons  aussi  qu'elle  est  infusée 
dans  l'âme,  pour  signifier  que  c'est  un  don  réel  et 
véritable  que  l'âme  reçoit  en  elle-même.  L'état  de 
Grâce  ne  consiste  donc  pas  simplement  dans  la 
bienveillance  que  Dieu  nous  témoigne,  ni  dans  le 
seul  fait  de  l'imputation  qui  nous  est  faite  de  la 
justice  de  Jésus-Christ,  comme  le  soutiennent  à 
tort  les  hérétiques  de  notre  siècle  (i).  La  Grâce  est 
un  bien  que  l'âme  possède  intimement  en  elle- 
même,  semblable  à  un  vase  rempli  d'un  parfum 
précieux. 

La  Grâce  sanctifiante  est  aussi  appelée  perma- 
nente :  c'est  ce  qui  la  distingue  des  Grâces  actuel- 
les. Celles-ci  qui  ne  font  que  passer  et  repasser 
dans  l'âme  comme  des  éclairs  qui  se  succèdent, 

I.  «  L'unique  cause  formelle  (de  la  justification)  est  la 
«  justice  de  Dieu  ;  non  celle  dont  lui-même  est  juste^ 
«  mais  celle  dont  il  nous  fait  justes.  Par  la  vertu  de  ce 
«  don^  nous  sommes  renouvelés  dans  la  vie  spirituelle  de 
«  notre  âme  /  et^  non  seulement^  nous  sommes  réputés^ 
«  mais  nous  sommes  en  toute  vérité  nommés  et  rendus 
«  jusieSy  chacun  recevant  en  lui  une  justice  qui  lui  est 
«  propre...  »  (Conc.  de  Trente,  sess.  6.  ch.  7.)  —  «  Si 
«  quelqu'un  dit  que  les  hommes  sont  justifiés  ou  par  la 
«  seule  imputation  de  la  justice  de  Jésus-Christ,  ou  par 
«  la  seule  rémission  des  péchés,  en  excluant  la  grâce  et  la 
«  charité  répandue  par  V Esprit  saint  dans  les  cœurs  et  y 
«  demeurant  attachée,  ou  encore  que  la  grâce  qui  nous 
«  justifie  n'est  autre  chose  que  la  faveur  de  Dieu,  qu'il 
«  soit  anathème  I  »  (Conc.  de  Trente,  sess.  6.  can.  ii). 


Il8        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

ne  font  que  toucher  l'âme,  mais  ne  s'y  fixent 
pas.  La  Grâce  habituelle  ou  sanctifiante  est  de  sa 
nature  permanente,  comme  l'âme  dans  le  corps 
qu'elle  anime  et  vivifie.  Elle  est  faite  pour  ne 
jamais  périr,  et  de  fait  elle  ne  périrait  jamais,  si 
elle  ne  rencontrait  jamais  le  péché  avec  lequel  elle 
est  incompatible  (i). 

Enfin  cette  Grâce  est  infusée  dans  l'âme  dans  le 
but  de  l'élever  à  une  vie  divine,  c'est-à-dire  à  une 
vie  nouvelle  qui  est  supérieure  à  la  vie  de  l'intelli- 
gence et  de  la  raison,  même  à  la  vie  des  Anges  et 

I.  Il  Qsi  de  foi,  d'après  Suarez  (de  grat.  1.  6.  cap.  3. 
n.  6.)  que  la  Grâce  sanctifiante  est  un  don  physique 
permanent;  et  cela  depuis  le  Concile  de  Trente  qui 
décrivant  la  nature,  la  cause  formelle  et  les  effets  de  la 
justification  (sess.  6.  ch.  7.  can.  11)  déclare  qu'elle  ne 
consiste  pas  seulement  dans  la  rémission  des  péchés, 
ou  dans  l'imputation  de  la  justice  du  Christ,  mais  bien 
dans  une  rénovation  intérieure,  par  laquelle  l'homme 
devient  vraiment  juste  et  fils  de  Dieu  ;  qu'elle  ne  con- 
siste davantage  pas  dans  la  faveur  de  Dieu,  mais  dans 
la  Grâce  et  la  charité  qui  adhèrent  à  Tâme  et  enfin  dans 
une  réception  volontaire  de  la  Grâce  qui  est  répandue 
dans  nos  cœurs.  —  Secondement  il  est  certain  que  ce 
don  est  réellement  distinct  de  l'âme  et  de  ses  facultés, 
car  il  produit  des  effets  réels  et  positifs,  qui  appartien- 
nent à  un  ordre  divin  et  qui  dépassent  toutes  les  exi- 
gences de  n'importe  quelle  substance  créée,  tels  que  la 
participation  de  la  nature  divine  et  l'adoption  divine. 
—  Troisièmement,  il  est  certain  que  ce  don  consiste 
dans  une  qualité  inhérente  à  l'âme  d'une  façon  habi- 
tuelle. Le  Concile  de  Trente  (sess.  6,  chap.  7  et  can.  11) 
déclare  que  la  Grâce  et  la  charité  adhèrent  à  l'âme  de 
ceux  qui  sont  justifiés. 


DE    LA    GRACE  I  IQ 


des  Séraphins,  si  nous  ne  considérons  en  eux  que 
leurs  perfections  naturelles.  La  Grâce  en  effet  fait 
naître  à  une  vie  nouvelle  l'àme  qui  la  reçoit  et  lui 
communique  un  être  nouveau  que  nous  appelons 
divin,  parce  qu'il  rend  Tàme  semblable  à  Dieu 
d'une  manière  toute  nouvelle  dont  la  connaissance 
plus  exacte  nous  sera  révélée  dans  la  lumière  de 
la  gloire.  C'est  pourquoi,  aussitôt  que  l'àme  a  reçu 
cette  qualité,  elle  est  agréable  à  Dieu  et  a  droit  à 
la  béatitude.  Dieu  l'accepte  comme  sienne,  il  ne  la 
regarde  plus  comme  une  étrangère,  mais  comme 
sa  fille  et  son  héritière.  De  là  vient  que  saint  Paul 
l'appelle  l'esprit  d'adoption  :  «  Nous  avons  reçu 
•c  Vesprit  d'adoption^  par  lequel  nous  crions  : 
K  Abba,  Père.  »  (Rom.  8.) 

Pour  expliquer  ce  point  très  difficile,  les  Théolo- 
giens mystiques  déclarent  que  la  Grâce  n'émane  pas 
de  Dieu  simplement,  comme  un  effet  émane  de  sa 
cause.  Comme  elle  est  le  plus  clair,  le  plus  parfait 
et  le  plus  brillant  rayon  de  Dieu,  et  la  plus  vive 
expression  de  son  Etre  infini  qu'il  nous  soit  possible 
de  recevoir  dans  cette  vie,  elle  dérive  de  lui  comme 
un  rayon  tombe  du  soleil  sur  la  nue  ou  comme 
l'image  se  détache  de  l'objet  pour  s'imprimer  sur 
un  miroir.  Ainsi  de  même  que  la  nue,  quand  le 
soleil  l'éclairé,  reflète  la  lumière  même  de  cet 
astre,  de  même  que  le  miroir  représente  l'objet 
dont  il  a  reçu  l'image  ;  ainsi  l'àme  éclairée  par  la 
Grâce  qui  tombe  en  elle  de  la  face  même  de  Dieu, 
devient  une  image  expressive  et  vivante  de  la  divi- 
nité. Pour  distinguer  cette  ressemblance  avec 
Dieu  que  la  Grâce  imprime  dans  l'àme  de  celle 
que  lui  a  déjà  donnée  la  création,  ces  auteurs 


120  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

ajoutent  que  la  ressemblance  due  à  la  Grâce  con- 
siste à  reproduire  la  nature  divine,  telle  qu'elle  est 
dans  son  infinité  et  son  incompréhensibilité  et 
que  Dieu  n'aurait  jamais  pu  la  produire  s'il  n'était 
infini  et  incompréhensible  ;  de  même,  disent-ils, 
la  vision  de  Dieu  représente  son  Etre  infini  et 
nous  fait  participer  à  la  connaissance  qu'a  Dieu 
de  lui-même  dans  sa  grandeur  infinie.  Cependant 
nous  préférons  l'explication  que  nous  suggère  l'in- 
telligence pénétrante  de  Capréolus  (i).  Il  distin- 
gue deux  ressemblances  avec  Dieu,  l'une  qui  a 
pour  terme  la  nature  même  de  Dieu,  l'autre,  ses 
perfections  ou  ses  attributs.  La  première  ressem- 
blance est  celle  que  nous  devons  à  la  Grâce  sancti- 
fiante ;  la  seconde  est  en  nous  l'effet  des  vertus 
qui  rendent  aussi  l'âme  semblable  à  Dieu.  Or  la 
ressemblance  que  l'âme  a  avec  Dieu  en  vertu  de 
la  création  ne  s'étend  qu'à  certaines  de  ses  perfec- 
tions ou  à  tels  et  tels  attributs  ;  celle  que  la  Grâce 
lui  confère,  se  rapporte  à  la  nature  même  de  Dieu 
et  c'est  là  une  indicible  noblesse. 

Quel  grand  trésor  ne  portons-nous  pas  en  nous- 
mêmes,  quand  nous  avons  la  Grâce  ?  O  Dieu 
immortel  !  y  a-t-il  quelque  chose  au  monde  que 
nous  devions  craindre  autant  que  de  perdre  la 
Grâce,  quand  nous  la  possédons  ?  Et  y  a-t-il  quel- 
que chose  que  nous  devions  rechercher  plus  ar- 
demment que  cette  même  Grâce,  quand  nous  ne 
l'avons  pas  ?  O  Grâce  sanctifiante  !  que  tu  es  noble 
et  admirable  !  Oui  certes  <s.  je  me  suis  proposé  de 
«  V avoir  pour  épouse^  y>  (Sag.  8)  et  de  contracter 

I.  Soncinas  in  Epitome  Capreoli^  in  2  sent,  dist,  a6. 


DE    LA   GRACE  121 


avec  elle  une  immortelle  alliance.  O  vêtement  très 
précieux  !  O  splendeur  céleste  !  ô  pureté  incompa- 
rable !  «  Je  Vai  préférée  aux  royaumes  et  aux 
«  trônes^  et  fai  cru  que  les  richesses  n'étaient 
«  rien  au  prix  de  la  grâce.  Je  n'ai  point  fait 
«  entrer  en  comparaison  avec  elle  les  pierres 
«  précieuses^  parce  que  tout  Vor  du  monde  nest 
«  au  prix  d elle  qu'un  peu  de  sable,  et  que  Var- 
«  gent  auprès  délie  ne  sera  considéré  que  comme 
«  de  la  houe.  Je  Tai  aimée  plus  que  la  santé  et 
«  la  beauté;  fai  résolu  de  la  prendre  pour  ma 
«  lumière.,  parce  que  sa  clarté  ne  peut  jamais 
«  s'éteindre.  »  (Sag.  7.) 

II 

Considérez  que,  puisque  la  Grâce  sanctifiante 
est  telle  que  nous  venons  de  la  définir,  elle  dé- 
passe par  sa  très  haute  et  très  sublime  excellence 
tout  ce  qui  est  créé.  Le  Docteur  angélique  (i)  ne 
craint  pas  de  dire  que  la  Grâce  est  un  bien  supé- 
rieur à  tous  les  biens  de  l'ordre  naturel  qui  sont 
contenus  dans  Tunivers  :  paroles  que  son  commen- 
tateur Cajétan  nous  recommande  d'avoir  toujours 
présentes  à  notre  esprit  et  de  méditer,  comme 
nous  le  faisons  actuellement.  Il  faut  en  effet  que 
cette  Grâce  soit  d'un  prix  incomparable,  puisque 
Jésus-Christ  a  souffert  et  a  donné  tout  son  sang 
pour  l'acquérir. 

Elle  dépasse  en  excellence  l'âme  raisonnable  et 
immortelle,  dont  nous  avons  étudié  la  noblesse 
dans  la  première  partie  :  elle  a  sur  elle  cet  avan- 

I.  Q..  113,  art.  9. 


122  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

tage  d'être  une  participation  de  la  nature  divine. 
Elle  n'est,  il  est  vrai  qu'un  accident,  mais  un  acci- 
dent qui  ne  sort  pas  d'elle-même  et  que  ne  saurait 
produire  sa  vertu  naturelle.  Il  faut,  pour  le  pro- 
duire, une  cause  supérieure  qui  le  donne  à  l'âme 
comme  une  forme  divine  et  comme  une  seconde 
âme  qui  vivifie  la  première,  en  même  temps  qu'elle 
l'élève  à  un  ordre  supérieur.  Aussi,  autant  l'âme 
l'emporte  en  dignité  sur  le  corps  qu'elle  anime, 
autant  la  Grâce,  qui  est  la  vie  surnaturelle  et 
comme  l'âme  de  notre  âme  l'emporte  sur  notre 
âme  en  perfection.  C'est  pour  cela  que  saint  Gré- 
goire le  Théologien  (i)  dit  que  Dieu  nous  a  d'abord 
créés,  puis  nous  a  refaits  et  restaurés  d'une  ma- 
nière bien  plus  divine  et  qui  surpasse  de  beaucoup 
la  première.  C'est  ce  qui  a  donné  lieu  à  saint  Tho- 
mas (2)  d'affirmer  que  la  justification  du  pécheur 
est  une  plus  grande  œuvre  que  la  création,  parce 
que  la  Grâce  qui  est  le  terme  de  la  justification  est 
plus  précieuse  que  le  ciel  et  la  terre  et  en  général 
que  tout  ce  que  Dieu  a  fait  dans  l'ordre  naturel. 

Si  maintenant  nous  comparons  la  Grâce  avec 
les  autres  qualités  et  dons  spirituels,  on  pourrait 
plus  facilement  douter  si  elle  l'emporte  aussi  sur 
eux.  Mais,  à  bien  peser  toutes  choses,  en  a  vite 
acquis  la  certitude  que  c'est  elle  encore  qui  est 
d'un  plus  grand  prix.  C'est  indubitable,  si  on  la 
met  en  parallèle  avec  les  Grâces  actuelles,  car  que 
sont  ces  Grâces  sinon  les  servantes  et  comme  les 
pourvoyeuses  de  la  Grâce   sanctifiante,    chargées 

I.  Orat.  40. 
s,  Loc.  cit. 


DE    LA   GRACE  123 


de  préparer  le  lieu  de  sa  demeure  ?  Aussi  ces 
Grâces  ne  sont-elles  que  des  éclairs,  tandis  que  la 
Grâce  sanctifiante  est  comme  une  étoile  fixe,  ou 
mieux  encore  un  soleil.  De  plus,  les  Grâces  actuel- 
les conviennent  aussi  aux  âmes  pécheresses,  elles 
leur  sont  envoyées  pour  les  convertir,  mais  elles 
n'y  réussissent  pas  toujours  et  les  laissent 
trop  souvent  dans  l'horreur  du  péché  et  dans 
un  état  de  damnation.  Jamais  au  contraire  la 
Grâce  sanctifiante  n'entre  dans  une  âme  sans 
en  déloger  le  péché  mortel,  qu'elle  détruit  par 
sa  seule  présence,  et  sans  la  mettre  dans  la  voie 
du  salut. 

Si  maintenant  nous  comparons  cette  Grâce  avec 
les  vertus  infuses  telles  que  les  vertus  théologales 
ou  les  vertus  cardinales  ;  nous  devons  encore  lui 
donner  la  préférence,  car  ces  vertus  accompagnent 
la  Grâce  sanctifiante,  comme  ces  deux  facultés, 
l'intelligence  et  la  volonté  ne  vont  jamais  sans  la 
substance  de  l'âme  dont  elles  émanent  naturelle- 
ment. Daprès  cela,  la  Grâce  sanctifiante  comparée 
aux  vertus  surnaturelles  est  avec  elles  dans  les 
mêmes  relations  que  la  mère  et  la  fille  entre  elles. 
Or,  des  filles  bien  élevées  déféreront  toujours  à 
leur  mère  et  lui  céderont  volontiers  la  place  d'hon- 
neur. On  pourrait  nous  dire  que  les  filles  sont 
quelquefois  plus  estimées  que  leur  mère,  qui 
voit  s'évanouir  sa  beauté  avec  les  années.  Mais 
la  Grâce  sanctifiante  n'a  rien  de  semblable  à 
craindre;  elle  ne  connaît  pas  cette  lente  déchéance, 
les  années  n'altèrent  en  rien  sa  beauté,  car  elle 
est  impérissable  de  sa  nature  et  s'il  lui  arrive  de 
périr  par  la  faute  des  hommes,  c'est  en  un  instant 


124  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

qu'elle  s'évanouit  dans  toute  sa  splendeur  et  dans 
tout  l'éclat  de  sa  beauté. 

Enfin  la  Grâce  sanctifiante  ne  le  cède  pas,  dans 
ce  qui  constitue  sa  perfection  essentielle,  à  la 
lumière  de  la  gloire  et  à  la  vision  de  Dieu  qui 
mettent  l'âme  en  possession  de  la  félicité  (i).  Ces 
dons  du  paradis  ont  leur  racine  cachée  dans  la 
Grâce  sanctifiante  dont  ils  sont  les  fruits  et  les 
actes  les  plus  parfaits  et  encore  à  ce  titre  ils  lui 
sont  en  quelque  sorte  redevables.  Aussi  c'est  à 
bon  droit  que  la  Grâce  est  considérée  comme  le 
plus  riche  présent  que  la  Sainte-Trinité  puisse  faire 
à  ses  créatures.  Elle  est  préférable  à  tous  les 
empires  de  la  terre,  le  monde  entier  ne  la  vaut 
pas,  les  Anges  ni  même  les  Séraphins  ne  peu- 
vent la  mériter  par  eux-mêmes.  Seul  le  sang  de 
l'Homme-Dieu,  Jésus-Christ,  peut  se  mettre  en 
balance  avec  elle,  parce  que  son  prix  est  infini. 
Nous  approuvons  donc  la  parole  d'un  célèbre 
Docteur  (2)  et  c'est  par  elle  que  nous  voulons 
terminer  cette  seconde  considération  :  il  dit  que 
la  Grâce  sanctifiante  peut  se  diviser  à  l'infini  et 
que  la  plus  petite  de  ses  parties  vaut  encore  mieux 
que  toutes  les  richesses  du  monde. 

Ce  second  point  doit  faire  naître  dans  notre 
âme  les  mêmes  sentiments  que  le  premier,  et  de 
plus,  des  regrets  et  des  plaintes  à  la  pensée  que 
les  hommes  connaissent  si  peu  l'excellence  de  la 
Grâce  divine.  De  là  vient  qu'ils  la  méprisent 
souvent  et  la  traitent  d'une  manière  indigne.  Or, 

1.  Suarez,  de  grat.  13. 

2.  Almain,  Moral,  tract,  i.  cap.  7. 


Î)Ë    LA    GRyVCÉ  125 


dit  saint  Paul,  «  si  celui  qui  a  violé  la  loi  de 
«  Moïse  est  condamné  à  mort  saits  miséricorde^ 
«  sur  la  déposition  de  deux  ou  trois  témoins,  d'un 
«  supplice  combien  plus  grand  ne  sera  pas  Jugé 
«  digne  celui  qui....  aura  fait  outrage  à  V  esprit 
«  de  la  grâce  ?  »  (Héb.  lo).  Je  craindrai  donc  de 
témoigner  moins  de  respect  à  la  Grâce  habituelle 
qui  est  Tàme  de  mon  âme.  Si  je  travaille  au  salut 
des  âmes  par  l'administration  des  sacrements  et 
par  la  prédication  de  la  parole  de  Dieu  ou  de  tout 
autre  manière,  j'apprécierai  la  noblesse  de  cet 
emploi  et  je  m'estimerai  plus  honoré  que  si  Dieu 
se  fût  servi  de  moi  pour  créer  le  ciel  et  la  terre  ou 
les  hiérarchies  angéliques,  car  la  Grâce  divine,  dont 
le  prix  est  inestimable,  l'emporte  en  beauté  sur 
toutes  ces  créatures,  à  tel  point  que  sa  seule 
vue  suffirait  pour  amollir  les  cœurs  de  tous  les 
pécheurs  endurcis.  G  suavité  ineffable  dont  se 
délecte  le  cœur  si  noble  du  Fils  de  Dieu  !  Seigneur, 
dessillez  mes  yeux,  que  je  tienne  compte  de  sa 
noblesse  et  que  je  travaille  tous  les  jours  de  ma 
vie  à  la  faire  acquérir  au  prochain;  que  j'aime  sa 
très  aimable  beauté  plus  que  toutes  les  beautés  de 
la  terre. 

III 

La  Grâce  sanctifiante  dépasse  en  excellence  la 
charité.  Bien  que  cette  vérité  ait  été  énoncée  dans 
la  considération  précédente,  il  ne  sera  cependant 
pas  hors  de  propos  d'en  faire  ici  l'objet  d'un  exa- 
men plus  attentif,  à  cause  des  difficultés  que  cette 
question  soulève  et  aussi  parce  que  certains,  qui 
confondent  l'habitude  infuse  de  la  charité  avec  la 


126  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Grâce  sanctifiante,  ne  sont  pas  d'accord  avec  nous. 
Il  est  vrai  que  la  Grâce  sanctifiante  et  la  charité 
sont  si  intimement  unies  qu'aucune  cause  natu- 
relle n'est  capable  de  les  séparer.  De  là  vient  que 
souvent  on  considère  comme  une  même  chose 
d'être  en  état  de  Grâce  et  d'avoir  la  charité,  parce 
que  en  réalité  quiconque  est  en  état  de  Grâce  pos- 
sède la  charité  et  réciproquement.  Néanmoins,  à 
proprement  parler,  la  Grâce  sanctifiante  n'est 
point  la  charité,  elle  en  est  plutôt  la  racine  ou  la 
source,  et  la  charité  est  la  tige  que  cette  racine  a 
poussée  ou  le  ruisseau  qui  coule  de  cette  source. 
La  Grâce  sanctifiante  est  la  mère  et  la  charité  est 
sa  fille  aînée,  la  plus  belle  et  la  plus  excellente  des 
vertus.  Nous  considérons  en  effet  la  Grâce  comme 
une  force  céleste  qui  apporte  à  l'âme  une  vie  nou- 
velle, qui  en  fait  une  créature  nouvelle  d'un  ordre 
supérieur.  C'est  pourquoi,  de  même  que  les  facul- 
tés qui  découlent  de  l'âme  sont  moins  parfaites 
que  l'âme  elle-même,  ainsi  en  est-il  de  la  charité 
qui  émane  de  la  Grâce,  comme  la  première  de  ses 
facultés  au  moyen  de  laquelle  elle  produira  ses 
plus  nobles  opérations.  On  voit  donc  que  la  cha- 
rité est  distincte  de  la  Grâce  et  est  moins  noble 
qu'elle,  absolument  comme  la  volonté  est  distincte 
de  l'âme  et  lui  est  inférieure  en  noblesse.  La 
Grâce  sanctifiante  ennoblit  et  élève  la  substance 
même  de  l'âme,  tandis  que  la  charité  n'ennoblit  et 
n'élève  que  la  volonté.  La  Grâce  sanctifiante  a  pour 
effet  de  communiquera  l'âme  la  vie  surnaturelle  et 
de  relever  à  un  état  divin  ;  la  charité  ne  fait  que 
rendre  possible  les  actes  surnaturels  ;  or  les  actes 
sont  d'un  degré  au-dessous  de  l'être.  Enfin,  dans 


DE    LA    GRACE  1 27 


la  patrie,  la  charité  n'est  pas  le  plus  riche  joyau 
de  Tàme,  elle  cède  cet  honneur  à  la  lumière  de  la 
gloire.  N'est-ce  pas  là  une  preuve  que  dans  cette 
vie,  qui  est  la  voie  par  laquelle  nous  allons  au  ciel, 
la  charité  n'est  pas  la  plus  noble  couronne  de 
l'âme.  C'est  donc  la  Grâce  sanctifiante,  qui  consti- 
tue la  plus  noble  de  toutes  les  productions  de  Dieu 
au  dehors  et  qui  fait  que  toutes  les  vertus  lui  sont 
agréables. 

Saint  Paul,  nous  dira-t-on,  préfère  la  charité  à 
toutes  les  autres  perfections  :  «  Je  vous  montre 
«  encore  une  voie  plus  excellente.  »  (I  Cor.  i3.) 
On  oublie  qu'il  ne  compare  pas  la  charité  à  la 
Grâce  sanctifiante,  mais  seulement  aux  Grâces 
gratuitement  données  et  aux  autres  vertus.  On  ne 
peut  donc  rien  conclure  au  préjudice  de  la  Grâce 
sanctifiante  des  louanges  qu'il  donne  à  la  cha- 
rité (i). 

I .  Y  a-t-il  entre  la  Grâce  sanctifiante  et  l'habitude 
de  la  charité  une  simple  distinction  de  raison,  ou  une 
distinction  réelle  ?  C'est  une  question  controversée. 
Bellarmin  (de  grat.  et  lib.  are.  1.  i.  c.  6)  et  un  grand 
nombre  d'autres  Théologiens  nient  la  distinction  réelle  ; 
mais  saint  Thomas,  Suarez,  Valentia,  Ripalda  et  plu- 
sieurs autres  l'affirment.  Cette  dernière  opinion  est  plus 
probable  ;  elle  a  pour  elle  un  plus  grand  nombre  de 
Théologiens,  elle  est  plus  conforme  aux  décisions  des 
Conciles,  notamment  du  Concile  de  Trente  qui  distin- 
gue assez  clairement  l'une  de  l'autre,  quand  il  déclare 
(sess.  6.  c.  7)  que  la  justification  consiste  dans  la 
«  réception  volontaire  de  la  grâce  et  des  dons  qui  l'ac- 
«  compagnent  »  et  quand  il  anathématise  quiconque  dit 
que  la  justification  s'opère  par  la   seule  rémission  des 


Î28  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Si  donc  cette  qualité  dépasse  en  noblesse  la 
sublime  charité,  nous  avons  bien  le  droit  de  lui 
appliquer  les  titres  et  les  éloges  qui  sont  décernés 
à  celle-ci.  Disons  donc  de  la  Grâce  sanctifiante  ce 
que  saint  Paul  a  dit  de  la  charité.  «  Quand  même 
«  je  parlerais  toutes  les  langues  des  hommes  et 
«  des  angeSy  si  je  n'avais  point  la  Grâce  sancti- 
«  fiante,  je  ne  serais  rien.  Et  quand  même  fau- 
«  rais  distribué  tout  mon  bien  pour  nourrir  les 
«  pauvres  ;  et  quand  f  aurais  livré  mon  corps 
«  pour  être  brûlé,  si  je  n'avais  point  la  Grâce 
«  sanctifiante,  tout  cela  ne  me  servirait  de  rien.  » 
(I  Cor.  i3.)  O  Dieu  éternel,  soyez  donc  continuel- 
lement béni  pour  avoir  produit  cette  admirable 
qualité  !  O  Seigneur,  je  vous  en  louerai  pendant 
toute  l'éternité.  Et  puis  concevons  de  l'horreur 
pour  le  péché  qui  ruine  lamentablement  la  Grâce 
dans  nos  âmes,  comme  il  l'a  ruinée  dans  les  Anges. 
Oh  !  que  le  péché  est  un  mal  horrible,  effroyable  ! 
qui  pourrait  assez  l'abhorrer? 

péchés,  <<  en  excluant  la  grâce  et  la  charité,  »  (Can.  1 1.) 
Elle  est  plus  conforme  aux  Saintes  Ecritures  dans  les- 
quelles nous  lisons  (I  Tim.  14)  :  «  La  grâce  de  'Notre' 
«  Seigneur  s'est  répandue  sur  moi  avec  abondance,  ainsi 
«  que  la  foi  et  la  charité  ;  »  elle  rehausse  davantage  la 
Grâce  sanctifiante  et  elle  permet  d'expliquer  d'une 
façon  plus  logique  la  magnifique  ordonnance  de  l'édi- 
fice surnaturel. 


DE    LA    GRACE  I 29 


XIV^  MÉDITATION 

DES  TROIS  AUTRES  EXCELLENCES 
DE  LA  GRACE  SANCTIFIANTE 


SOMMAIRE 

La  grâce  sanctifiante  vient  de  Dieu  par  création 
—  elle  est  une  participation  formelle  de  la 
nature  divine  —  elle  rend  les  hommes  fils 
adoptifs  de  Dieu. 

I 

CONSIDÉREZ  que  la  Grâce  sanctifiante  est  pro- 
duite par  Dieu  seul  et  par  Faction  la  plus 
noble  qui  lui  convienne,  c'est-à-dire  par  la  création 
qui  consiste  à  faire  quelque  chose  de  rien,  sans  le 
concours  d'aucun  autre  agent.  La  Grâce  est  donc 
le  résultat  d'une  création  (i).  C'est  le  sentiment  du 
Prophète  royal,  qui  dit  :  «  O  Dieu,  crée^  en  moi 
«  un  cœur  nouveau  et  rétablisse^  jusqu'au  fond 
«  de  mes  entrailles  un  esprit  droit.  »  {Ps.  5o.) 
Dans  ce  passage  il  demande  à  Dieu  cette  qualité 
surnaturelle  que  nous  appelons  la  Grâce  et  il  le 
prie  de  la  créer  en  lui  ;  car  elle  ne  peut  être  pro- 
duite que  par  création,  puisque  l'âme  qui  doit  en 
être  le  sujet  ne  contribue  en  rien  à  sa  production, 
ni  ne  la  renferme  en  puissance,  comme  elle  ren- 
ferme les  autres  formes  accidentelles.  C'est  aussi 

I.  Thom.  de  Hurtado,  de  supern.  rernm  controv.  6. 
Bail,  t.  iv.  9 


l3o  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

renseignement  du  Docteur  angélique  (i).  Comme, 
dit-il,  toute  action  de  la  créature  suppose  que 
l'effet  à  produire  est  contenu  en  puissance  dans  la 
matière,  et  comme  il  est  impossible  que  la  créature 
produise  aucune  forme  (2)  qui  ne  soit  extraite  de  la 
puissance  de  la  matière,  il  s'ensuit  que  l'âme  rai- 
sonnable est  créée  et  par  conséquent  a  Dieu  seul 
pour  auteur.  Or,  étant  donné  que  la  Grâce  sancti- 
fiante élève  l'homme  au-dessus  de  la  nature,  puis- 
qu'elle produit  des  actes  et  ordonne  à  une  fin  à 
laquelle  tous  les  principes  naturels  sont  incapables 
d'atteindre,  il  est  évident  que  cette  perfection 
n'est  pas  tirée  de  la  puissance  de  la  matière,  mais 
qu'elle  émane  de  Dieu  seul.  Le  saint  Docteur 
prouve  solidement  cette  vérité,  en  s'appuyant  sur 
ce  principe  que  la  Grâce  dépasse  toute  la  nature  ; 
ce  qui  serait  faux  si  elle  était  contenue  dans  la 
puissance  même  obédientielle  de  la  nature  intelli- 
gente, car  cette  puissance  est  naturelle,  elle  appar- 
tient à  l'âme  en  vertu  de  la  première  création, 
d'où  il  résulterait  qu'une  réalité  naturelle  contien- 
drait virtuellement  la  Grâce.  Que  pourrait-on  ima- 
giner de  plus  favorable  à  l'hérésie  de  Pelage  qui  a 

1,  In  I,  dist.  14,  quœst.  3,  art.  unie. 

2.  Le  va.o\.^ forme  »  qui  est  si  fréquemment  employé 
par  les  Scolastiques  est  dû  probablement  à  la  configu- 
ration que  le  potier  donne  aux  vases  qu'il  tire  de  Tar- 
gile  ;  appliqué  aux  produits  de  la  nature,  il  désigne 
dans  ceux-ci  leur  être  ou  leurs  manières  d'être,  leur 
substance  ou  les  modifications  accidentelles.  Il  rede- 
vient singulièrement  à  la  mode  aujourd'hui,  grâce  à  la 
fameuse  théorie  transformiste. 


1 


DE    LA    GRACE  l3l 


toujours  été  si  vigoureusement  combattue  par  les 
Pères  ?  Concluons  donc  que  puisque  la  Grâce  est 
d'un  ordre  supérieur  à  la  nature,  elle  ne  peut  rien 
tenir  de  la  nature  et  que  Dieu  seul  peut  la  pro- 
duire par  voie  de  création. 

De  plus,  la  Grâce  est  une  participation  de  l'être 
infini  de  Dieu  et  à  ce  titre  elle  est  la  plus  noble 
qualité  qui  soit  au  monde.  Il  lui  appartient  pour 
ce  motif  d'être  produite  par  l'action  la  plus  noble, 
car  l'action  productrice  doit  être  d'autant  plus  su- 
blime et  d'autant  plus  élevée  que  le  terme  en  est 
plus  grand  et  plus  parfait.  Donc,  puisque  la  Grâce 
est  telle  qu'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  par- 
fait, parce  qu'elle  est  une  participation  formelle  de 
Dieu  qui  est  l'Etre  infiniment  parfait,  elle  requiert 
pour  être  produite  une  action  des  plus  parfaites, 
telle  que  la  création,  qui  est  plus  noble  même  que 
la  Transsubstantiation.  C'est  ainsi  que  la  Grâce 
est  produite  d'une  manière  plus  noble  que  le  corps 
de  Jésus-Christ  sous  les  espèces  eucharistiques. 
D'autre  part,  comme  aucune  créature  ne  peut  être 
associée  en  qualité  d'instrument  à  l'action  créa- 
trice, il  en  résulte  que  Dieu  seul  est  l'auteur  de  la 
Grâce  et  que  seul  il  a  créé  cette  forme  surnaturelle 
admirablement  belle  (i). 

I.  III.  q.  45. 

L'auteur  se  méprend  sur  la  vraie  doctrine  de  saint 
Thomas.  Le  Docteur  angélique  n'admet  pas,  croyons- 
nous,  que  la  Grâce  soit  un  don  créé  dans  le  sens  strict 
du  mot,  c'est-à-dire  produit  du  néant.  Il  dit  en  effet,  en 
plusieurs  endroits,  que  la  créature  ne  peut  pas  servir 
d'instrument  pour  la  création  (i.  p.  q.  4=,.  a.  4)  et  d'autre 
part  il  atfirme  qu'elle  peut  servir  d'instrument  pour  la 


l32        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

Toutefois,  il  importe  de  distinguer  ici  la  créa- 
tion de  la  Grâce,  de  son  infusion  ou  de  sa  récep- 
tion dans  l'àme  :  quoique  ces  deux  opérations 
aient  lieu  en  même  temps,  Tesprit  doit  néanmoins 
les  concevoir  distinctement.  Ce  qui  nous  permettra 
de  dire  plus  tard  que  les  sacrements  ou  les  dispo- 
sitions de  l'àme  peuvent  être  les  instruments  de 
l'infusion  de  la  Grâce  dans  l'àme,  mais  non  de  sa 
création. 

Vous  seul,  ô  mon  Dieu,  êtes  donc  le  Créateur 
de  la  Grâce.  Aussi  êtes-vous  le  principe  surna- 
turel, soit  parce  que  vous  êtes  élevé  en  dignité  et 
en  perfection  au-dessus  de  tout  être  naturel,  soit 
parce  que  vous  avez  un  mode  d'action  qui  dépasse 
toutes  les  forces  des  êtres  naturels.  Ainsi  vous  qui 
êtes  substantiellement  surnaturel,  vous  donnez 
l'être  à  cette  noble  et  divine  qualité  que  nous 
appelons  la  Grâce  surnaturelle,  par  laquelle  vous 
rendez  vos  anges  et  vos  âmes  toutes  célestes  et 
toutes  divines.  O  Seigneur,  je  vous  révère  et  vous 
adore  à   ce  titre.  Je  mets    à   vos   pieds  toutes  les 

production  de  la  Grâce  (3.  p.  q.  62.  art.  i.  ;  et  in  4. 
dist.  I.  q.  I.  art.  4);  ce  qui  suppose  qu'il  admet  que  la 
Grâce  n'est  pas  produite  par  voie  de  création.  Il  en 
donne  même  la  raison  (i.  p.  q.  45.  art.  4.)  La  Grâce 
étant  une  forme  accidentelle  inhérente  à  l'âme,  dépend 
de  l'âme  dans  son  existence  et  dans  sa  conservation,  à 
plus  forte  raison  doit-elle  en  dépendre  dans  sa  pro- 
duction. Elle  est  donc  tirée  de  la  puissance  obédien- 
tielle  de  l'âme,  comme  les  autres  formes  accidentelles 
sont  tirées  de  la  puissance  du  sujet.  —  L'opinion  de 
saint  Thomas  est,  d'après  Suarez,  (de  grat.  1.  8.  c.  2.  n. 
8),  l'opinion  commune. 


DE    LA    GRACE  1  33 


Grâces  que  j'ai  jamais  reçues  de  votre  miséri- 
corde, je  vous  les  ofifre  en  hommage  de  latrie  et 
d'adoration  comme  des  biens  e^ui  ne  proviennent 
que  de  votre  grandeur  infinie,  et  dans  la  création 
desquels  ni  la  nature  ni  aucune  des  puissances 
naturelles  n'a  rien  à  revendiquer. 

II 

La  seconde  excellence  de  la  Grâce  sanctifiante 
consiste  en  ce  qu'elle  est  une  participation  for- 
melle de  la  nature  divine  ;  elle  rend  une  àme  déi- 
forme  et  la  remplit  de  Dieu  par  l'imitation  de  ses 
perfections.  Cette  doctrine  est  élevée  et  contient 
une  énigme  difficile  à  résoudre,  mais  il  est  préfé- 
rable pour  nous  d'avoir  une  connaissance  même 
très  limitée  et  obscure  des  hautes  vérités  concer- 
nant la  Grâce  divine  que  de  connaître  tant  d'au- 
tres choses  nettement  et  clairement.  Considérez 
donc  que  la  perfection  la  plus  essentielle  de  l'Etre 
divin  et  ce  qui  le  caractérise  spécifiquement,  comme 
parle  l'Ecole,  c'est  l'acte  par  lequel  Dieu  se  voit 
et  se  connaît  actuellement,  ainsi  que  tout  ce  qui 
existe,  car  la  nature  divine  est  dans  l'ordre  des 
natures  intelligentes,  au-dessus  des  natures  végé- 
tatives, sensitives  et  raisonnables  ;  elle  est  essen- 
tiellement une  intelligence  pleine  de  connaissance, 
de  vision  et  de  compréhension.  Or  la  Grâce  sanc- 
tifiante est  la  racine  et  la  source  de  la  vision  intui- 
tive de  Dieu,  elle  donne  à  l'àme  le  droit  de  jouir 
de  cette  vision  merveilleuse,  que  le  corps  seul  ou 
quelque  reste  de  péché  peuvent  retarder  pendant 
un  certain  temps.  Ce  temps  écoulé,  l'àme  est  mise 
en  possession  de  Dieu  par  la  sublime  intuition  de 


l34  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

l'Essence  divine,  qui  lui  est  communiquée,  en 
vertu  d'un  droit  inhérent  à  la  Grâce  sanctifiante. 
Dès  lors  la  Grâce  fait  entrer  l'àme  en  participation 
de  la  nature  de  Dieu,  participation  que  nous  appe- 
lons formelle,  en  ce  sens  que  cette  admirable 
intuition  est  comme  la  forme  de  Dieu,  s'il  était 
permis  d'user  de  ce  terme  pour  expliquer  de  si 
hautes  merveilles,  car  cette  vue  claire  et  directe 
tient  lieu  à  la  nature  divine  de  forme  et  de  diffé- 
rence essentielle,  d'où,  selon  notre  manière  de 
comprendre,  découlent  tous  ses  attributs,  comme 
les  propriétés  découlent  dans  les  êtres  de  leur 
forme  essentielle.  Aussi  saint  Pierre,  le  chef  des 
Théologiens,  a  dit  de  la  Grâce  :  «  //  nous  a 
«  accordé  les  grands  et  précieux  dons  qu'il  nous 
«  avait  promis  ;  afin  que  par  eux  nous  fussions 
«  rendus  participants  de  la  nature  divine.  » 
(II  Pierr.  i)  Et  Jésus-Christ  lui-même,  la  Vérité 
éternelle,  ne  dit-il  pas  aux  hommes  qui  sont 
saints  :  «  Le  royaume  de  Dieu  est  au  dedans  de 
«  vous.  »  (Luc  17)  ?  C'est  qu'en  effet  la  Grâce 
sanctifiante  est  la  semence  de  la  gloire  et  elle  la 
contient  virtuellement  avec  toute  sa  grandeur  et 
ses  apanages  ;  par  elle  l'âme  est  investie  du  droit 
de  voir  Dieu  face  à  face  (i). 

I.  L'opinion  de  Bail  est  l'opinion  commune  des  Théo- 
logiens modernes,  comme  l'affirme  Ripalda  (de  Ente 
suPERN.  d.  132.  s.  9.  n.  96).  C'est  notamment  Topinion 
de  saint  Thomas  (i  p.  q.  93.  a,  4)  et  de  Suarez  (de  grat. 
lib.  7.  cap.  I.  n.  30).  La  Grâce  est  une  participation  de 
la  nature  divine,  formelle,  quoique  analogique,  physi- 
que et  non  pas  seulement  morale,  et  une  participation 
de  la  nature  divine  en  tant  qu'elle  est  intellectuelle. 


DE    LA   GRACE  I  35 


Il  faut  encore  considérer  ici  que  les  vertus  sur- 
naturelles, soit  théologales,  soit  cardinales  sont 
nécessairement  produites  par  le  même  acte  qui 
donne  naissance  à  la  Grâce,  ainsi  que  cela  a  lieu 
pour  les  propriétés  naturelles  qui  sont  produites 
en  même  temps  et  par  la  même  cause  efficiente 
que  la  nature  dont  elles  découlent  tout  en  demeu- 
rant inséparablement  unies  à  elle.  Voilà  ce  qui 
achève  dans  Tàme  la  participation  des  excellences 
divines,  car  toutes  ces  vertus  créées  avec  la  Grâce 
sont  autant  de  participations  de  l'ordre  divin.  La 
première  des  vertus  théologales,  la  foi,  fait  parti- 
ciper l'àme  à  cette  certitude  avec  laquelle  Dieu 
comprend  et  connaît  son  Essence  :  de   là  vient 

Elle  est  formelle,  car  elle  met  en  nous  certaines  perfec 
tiens  divines  qui  se  trouvent  en  Dieu  formellement  et 
qui  ne  s'y  trouvent  pas  seulement  éminemment  ;  néan- 
moins cette  participation  ne  peut  être  qu'analogique, 
c'est-à-dire  selon  une  certaine  analogie  et  une  certaine 
proportion  et  non  selon  une  égalité  parfaite.  —  Elle  est 
non  seulement  morale^  en  ce  sens  qu'elle  communique 
à  la  créature  quelque  chose  de  cette  sainteté  inviolable 
qui  appartient  à  Dieu  ;  mais  elle  est  aussi  physique,  car 
il  est  admis  de  tous  les  Théologiens  que  la  Grâce  est 
une  qualité  physique,  physiquement  permanente  et 
adhérente  à  l'âme  et  par  conséquent  contenant  physi- 
quement et  formellement  la  perfection  divine  dont  elle 
est  une  participation.  —  Elle  est  en  dernier  lieu  une 
participation  de  l'Essence  divine,  en  tant  que  celle-ci 
est  intellectuelle,  et  dans  une  mesure  qui  dépasse  tout 
ce  qui  peut  être  dû  à  n'importe  quelle  créature  créée 
ou  à  créer.  Elle  ne  peut  en  effet  consister  dans  la  parti- 
cipation des  perfections  de  Dieu  qui   sont  incommuni- 


l36  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

qu'il  n'y  a  rien  de  plus  certain  que  la  foi  surnatu- 
relle. L'espérance  fait  que  comme  Dieu  ne  veut 
d'autre  bien  que  le  bien  incréé  qu'il  est  lui-même, 
comme  il  n'attend  aucun  autre  bien  que  celui  de 
son  Essence  où  il  puise  un  contentement  infini, 
l'âme  elle  aussi  souhaite  ce  même  bien  incréé,  y 
aspire  et  l'attend  comme  devant  mettre  le  comble 
à  son  bonheur.  La  charité,  rend  l'âme  participante 
de  ce  poids  et  de  cette  inclination  que  Dieu  a  pour 
lui-même,  car  la  charité  qui  est  inséparable  de  la 
Grâce  sanctifiante,  n'est  autre  chose  qu'une  inclina- 
nation  amoureuse  vers  le  bien  surnaturel  qui 
béatifie  l'âme.  Il  faut  en  dire  autant  des  quatre 
vertus  cardinales  ;  toutes  renferment  quelque  imi- 

cables,  telle  que  celle  de  l'être  nécessaire,  celle  de  l'être 
imparticipé,  et  celle  de  l'être  indépendant  ;  il  répugne 
qu'une  créature  possède  formellement  de  telles  perfec- 
tions. Elle  consistera  donc  dans  la  participation  de  la 
divinité  en  tant  qu'elle  est  intelligence.  En  dehors  des 
témoignages  très  explicites  des  Pères,  nous  en  avons  la 
preuve,  comme  l'explique  l'auteur,  dans  les  facultés  et 
dans  les  actions  qui  procèdent  de  la  Grâce  sanctifiante 
et  aussi  dans  la  fin  à  laquelle  elle  tend  :  ces  facultés  ou 
ces  principes  d'action  que  nous  appelons  les  vertus 
théologiques  sont  destinés  à  produire  des  actes  de  l'or- 
dre intellectuel,  et  la  fin  suprême  à  laquelle  doit  abou- 
tir cette  vie,  c'est  la  gloire  qui  consiste  essentiellement 
dans  un  acte  d'intelligence,  à  savoir  dans  la  vision  de  Dieu 
d'où  procèdent  nécessairement  l'amour  et  la  jouissance 
de  Dieu.  «  Nous  savons,  dit  saint  Jean  (I  Jean,  m,  2) 
«  qtie,  lorsque  Jésus-Christ  se  montrera  dans  sa  gloire, 
«  nous  serons  semblables  à  lui,  parce  que  nous  le  verrons 
«  tel  ptil  est,  » 


DE    LA   GRACE  iS'J 


tation  des  attributs  moraux  de  Dieu,  comme  nous 
le  verrons  bientôt. 

Admirons  la  sublimité  de  la  Grâce  divine,  éton- 
nons-nous de  l'égarement  et  de  la  stupidité  de 
l'âme  humaine  qui  réfléchit  sur  ces  merveilles 
dont  elle  est  le  théâtre  et  qui  en  conçoit  si  peu 
d'affection  et  de  reconnaissance.  «  L'homme  sans 
«  sagesse  ne  le  connaîtra  pas  et  Vinsensé  ne 
«  Ventendra  pas.  »  (Ps.  91.)  O  cieux  !  étonnez- 
vous  que  des  hommes  éclairés  par  la  foi,  s'occupent 
passionnément  de  connaître  tant  de  choses  basses 
et  inutiles  et  qu'ils  n'aient  aucune  ardeur  pour 
connaître,  acquérir,  conserver  et  défendre  en  eux- 
mêmes  le  don  si  excellent  de  la  Grâce.  Oh  !  par- 
don, Seigneur,  pardon  pour  le  passé  ;  ce  sera 
dorénavant  votre  Grâce  qui  fera  l'objet  de  mon 
étude  et  de  mes  vœux.  Je  combattrai  pour  elle,  je 
travaillerai  à  la  faire  connaître  au  monde  et  à  l'y 
faire  estimer. 

III 

Considérez  le  troisième  et  admirable  effet  de  la 
Grâce  sanctifiante  qui  consiste  à  rendre  l'homme 
fils  adoptif  de  Dieu,  en  le  faisant  entrer  en  parti- 
cipation de  sa  nature  et  en  lui  donnant  droit  à 
son  héritage  éternel.  Cette  vérité  est  merveil- 
leuse :  elle  confère  à  la  créature  un  avantage 
incomparable,  une  noblesse  qui  l'élève  au-dessus 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  et  de  plus 
grand  dans  le  monde,  même  au-dessus  des  plus 
illustres  Séraphins.  Et  c'est  à  la  Grâce  sancti- 
fiante qu'elle  doit  cette  très  haute  élévation,  car 
par  elle  l'homme  renaît  à  une  vie  divine,  de  fils 


l38  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


de  l'homme  qu'il  est  par  nature,  il  est  élevé  à  la 
dignité  de  fils  adoptif  de  Dieu,  de  frère  et  d'héri- 
tier de  Jésus-Christ,  selon  ce  qu'enseigne  saint 
Paul  :  «  Si  vous  êtes  enfants  de  Dieu^  vous  êtes 
«  aussi  ses  héritiers  ;  oui,  les  héritiers  de  Dieu 
«  et  les  cohéritiers  de  Jésus-Christ.  »  (Rom.  8). 
Aussi  le  grand  saint  Léon  (i)  dit-il  que  ce  don  qui 
consiste  en  ce  que  Dieu  donne  à  l'homme  le  nom 
de  fils  et  que  l'homme  appelle  Dieu  du  nom  de 
Père,  surpasse  tous  les  dons.  Et  cependant  rien 
n'est  plus  réel,  rien  n'est  mieux  démontré  que  ce 
don,  car  voici  ce  que  dit  le  disciple  bien-aimé  : 
«  Le  Père  a  eu  pour  nous  tant  de  charité,  qu'il  a 
«  voulu  qu'on  nous  appelât  enfants  de  Dieu  et 
«  que  nous  le  fussions  en  réalité.  »  (I  Jean  3). 
Et  le  Concile  de  Trente  définit  la  justification  qui 
est  l'œuvre  de  la  Grâce  :  «  la  translation  de 
«  Vhomme  de  Vétat  dans  lequel  il  naît  fis  du 
«  premier  Adam  en  Vétat  de  grâce  et  d'adoption 
«  divine  oh  le  place  le  second  Adam,  Jésus- 
«  Christ,  notre  Sauveur.  »  Ainsi,  par  la  Grâce, 
l'homme  cesse  d'être  enfant  du  premier  Adam  et 
de  Satan,  pour  devenir  le  fils  de  Dieu  (2). 

1.  Serm.  8.  de  Nativit. 

2.  L'adoption  divine  n'est  pas  un  effet  de  la  présence 
du  Saint-Esprit  dans  l'âme  justifiée.  Elle  est  un  effet 
formel  de  la  Grâce  sanctifiante  et,  de  plus,  un  effet 
nécessaire  de  cette  Grâce  ;  elle  n'est  pas  un  privilège 
conféré  par  Dieu  indépendamment  de  cette  Grâce.  Les 
termes  dont  se  sert  le  Concile  de  Trente  (sess.  6.  c.  3), 
supposent  en  effet,  que  le  bienfait  de  notre  justification 
et  celui  de  notre  seconde  naissance  en  Dieu  sont  un 


DE    LA    GRACE  I  Sg 


En  effet,  selon  la  doctrine  des  Jurisconsultes  et 
des  Théologiens,  adopter  quelqu'un,  c'est  donner 
à  un  étranger  la  qualité  de  fils  et  cela  par  une 
sorte  de  génération  nouvelle.  Car  de  même  que  le 
père  communique  au  fils  sa  nature  par  voie  de 
génération  et  le  produit  spécifiquement  semblable 
à  lui,  ainsi,  au  moyen  de  Tadoption,  la  personne 
qui  adopte  communique  par  désir  et  par  affection 
à  un  étranger  ce  qu'elle  est  elle-même,  lui  confère 
la  prérogative  de  fils  et  lui  donne  droit  à  son  héri- 
tage, à  ses  biens  et  à  ses  richesses,  absolument 
comme  s'il  était  son  fils  par  nature.  Ainsi  nous 
connaissons  des  Empereurs  romains  qui  ont 
adopté  des  étrangers,  ces  étrangers  sont  montés 
sur  le  trône  après  eux  et  ont  joui  de  tous  les 
honneurs  et  de   toutes  les  richesses  de   l'empire. 

seul  et  unique  bienfait.  Or  le  bienfait  de  la  justification 
consiste  formellement  dans  la  Grâce  sanctifiante  ;  c'est 
elle  qui  produit  la  rénovation  de  l'homme  par  sa  vertu 
propre  et  intrinsèque  et  nullement  par  une  faveur  extrin- 
sèque de  Dieu.  —  Le  même  Concile  (sess.  6.  ch,  4), 
définit  ainsi  la  justification  :  «  la  translation  de 
«  l'homme  de  fétat  dans  lequel  il  naît  fils  du  premier 
«  Adam  en  l'état  de  grâce  et  d'adoption  divine  dans 
«  lequel  le  place  le  second  Adam.  »  Ainsi  ce  qui  jus- 
tifie l'homme  est  en  même  temps  ce  qui  le  fait  fils 
de  Dieu.  Or,  c'est  la  Grâce  qui,  par  elle-même  et  for- 
mellement justifie  l'homme.  C'est  donc  elle  aussi  et 
non  pas  la  personne  du  Saint-Esprit  qui  lui  confère  la 
filiation  divine.  —  D'ailleurs  la  filiation  divine  est  basée 
tout  entière  sur  la  communication  de  la  nature  divine 
faite  à  l'homme.  Or,  la  Grâce  est  précisément  la  parti- 
cipation physique  et  surnaturelle  de  la  nature  divine. 


140  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Mais  ce  que  les  hommes  ne  font  que  par  le  désir, 
Dieu  le  fait  en  réalité.  Quand  il  confère  sa  Grâce 
à  une  âme,  il  se  donne  à  elle  et  réside  en  elle  en 
réalité,  si  bien  que  si,  par  impossible,  il  n'était 
présent  en  tout  lieu,  comme  l'exige  son  immensité, 
la  Grâce  suffirait,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs, 
à  le  rendre  présent  dans  l'âme,  parce  que  c'est  l'effet 
propre  de  la  Grâce.  Aussi  saint  Thomas  appel- 
le-t-il  la  Grâce,  une  participation  de  la  nature 
divine.  Et  en  réalité,  la  Grâce  produit  dans  l'âme 
quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  fait  en  Dieu 
la  nature  divine  :  comme  la  nature  divine  est  en 
Dieu  le  principe  des  plus  nobles  et  des  plus  hautes 
actions,  à  savoir  de  la  vision  et  de  l'amour;  de  la 
même  manière  la  Grâce  est  dans  l'âme  la  racine 
et  le  principe  de  la  vision  intuitive  et  de  l'amour 
béatifique,  de  ses  connaissances  surnaturelles 
comme  de  ses  affections  célestes,  par  lesquelles 
elle  parvient  à  régler  toutes  ses  œuvres  d'après  la 
justice  et  la  sainteté  (i).  De  plus,  elle  confère  un 
droit  à  l'héritage  de  Dieu.  Dieu,  en  conférant  à 
cette  âme  la  Grâce  sanctifiante,  s'engage  à  lui 
donner  l'empire  céleste  et  la  jouissance  de  la  béa- 
titude éternelle,  afin  qu'elle  soit  heureuse  du 
même  bonheur  que  lui.  Aussi  longtemps  qu'elle 
conserve  la  dignité  à  laquelle  l'élève  l'adoption, 
ce  droit  lui  reste  ferme  et  assuré,  sans  qu'elle 
puisse  en  être  privée.  Par  ce  mo3'en,  l'âme  est  mise 
en  possession  d'une  admirable  noblesse.  En  effet, 
son  adoption  n'a  pas  pour  effet  seulement  la  colla- 
tion du  droit  au  ciel,  mais  encore  le  don  du  Saint- 

I.  Corn,  a  Lap.  in  cap.  i  Epist.  2.  D.  Pétri, 


t»Ë   LA   GRACE  141 


Esprit  et  la  communication  de  la  nature  divine. 
La  Grâce  a  cette  vertu  d'attirer  avec  elle  le  Saint- 
Esprit,  dont  elle  ne  se  sépare  jamais,  de  même 
que  Tunion  hypostatique  ne  peut  être  séparée  du 
Verbe.  C'est  pourquoi  la  Grâce  sanctifiante  est 
comme  un  lien  par  lequel  la  substance  même  de 
Dieu  est  unie  intimement  à  Tàme  justifiée  et  lui 
est  communiquée  pour  devenir  elle-même  le  prin- 
cipe des  actions  les  plus  nobles  qu'il  y  ait  au 
monde  (i). 

I.  Trois  choses  sont  admises  par  tous  les  Théologiens 
comme  résultant  clairement  des  paroles  de  la  sainte 
Ecriture  et  des  témoignages  des  Pères.  —  i)  Dans  la 
justification,  outre  la  Grâce,  Dieu  lui-même  se  donne  à 
l'âme  juste  et  habite  en  elle.  La  Grâce  sanctifiante  éta- 
blit une  véritable  amitié  entre  Dieu  et  l'homme,  car  elle 
le  rend  agréable  à  Dieu,  «  ami  et  familier  de  Dieu.  » 
(Conc.  de  Trente,  sess.  6.  ch.  10).  Or,  la  parfaite  amitié 
tend  d''elle-méme  à  l'union  et  réclame  la  présence 
réelle  de  l'ami,  quand  elle  est  possible.  Elle  tend  aussi 
à  la  parfaite  communication  des  biens.  Or  le  premier  et 
le  plus  grand  de  tous  les  biens,  c'est  Dieu  lui-même.  — 
2)  Ce  don  de  Dieu  à  l'âme  juste,  appelé  par  les  saintes 
Lettres  inhabitation,  est  commun  aux  trois  personnes 
divines.  Toutes  les  opérations  divines  qui  ont  pour 
terme  les  êtres  qui  sont  hors  de  Dieu,  si  on  excepte 
celle  qui  consiste  dans  la  fonction  hypostatique,  sont 
communes  aux  trois  personnes  divines.  D'ailleurs 
l'union  que  la  Grâce  établit  entre  Dieu  et  l'âme  est  le 
commencement  de  l'union  qui  sera  consommée  dans  la 
gloire,  elle  est  en  quelque  sorte  la  prise  de  possession 
initiale  de  Dieu  considérée  comme  notre  fin  dernière. 
Or  notre  fin  dernière  ce  n'est  pas  seulement  l'Esprit-saint, 
mais  la  Trinité  tout  entière.  —  Néanmoins  dans  le  lan- 


142  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

Eh  bien  !  esprits  humains  !  peut-on  rien  ima- 
giner de  plus  grand  que  cette  noblesse  qui  consiste 
à  avoir  le  droit  de  posséder  Dieu,  tout  grand  et 
tout  infini  qu'il  est  ?  O  possession  éternelle  de 
Dieu,  que  tu  es  peu  estimée  des  hommes  !  O 
adoption  divine  !  O  droit  au-dessus  de  tout  droit  ! 
O  Grâce  sanctifiante,  que  de  grandes,  de  sublimes 
et  de  merveilleuses  choses  on  dit  de  toi  !  O  noble 
créature  produite  par  l'ineffable  amitié  du  Dieu 
tout-puissant  et  tout  aimant,  que  les  hommes 
connaissent  peu  ton  inestimable  valeur  !  Voilà 
pourquoi  ils  te  perdent  si  aisément,  ils  te  recher- 
chent si  froidement,  ils  te  conservent  si  négli- 
gemment et  te  méditent  si  peu  ardemment. 

gage  de  la  sainte  Ecriture  et  des  Pères,  cette  union  de 
Dieu  avec  l'âme  juste  est  attribuée  à  bon  droit  à  l'Esprit 
Saint,  par  appropriation.  C'est  en  effet  le  caractère  per- 
sonnel de  l'Esprit  saint  d'être  .•  a)  le  don  du  Très-Haut. 
Or,  il  n'y  a  pas  de  don  plus  parfait  que  la  Grâce,  qui 
est  absolument  gratuite  et  qui  dépasse  en  excellence 
tous  les  autres  dons  de  Dieu  ;  «  il  nous  a  donné  ce  qu'il 
^  y  a  de  plus  grand  et  de  plus  précieux.  »  (II  Pier.  i.  4). 
b)  Un  autre  caractère  personnel  de  l'Esprit  saint,  c'est 
d'être  l'amoJir  produit.  Mais  d'autre  part  l'œuvre  de 
notre  sanctification  est  par  excellence  l'œuvre  de  l'a- 
mour ;  de  l'amour  par  lequel  Dieu  «  nous  a  aimés  le 
«  premier,  »  de  l'amour  qui  le  porte  soit  à  nous  grati- 
fier des  qualités  qui  nous  rendront  aimables  à  ses  yeux, 
soit  à  nous  inspirer  son  amour,  c)  Un  troisième  carac- 
tère personnel  du  Saint-Esprit,  c'est  d'être  comme  son 
nom  l'exprime,  la  sainteté^  laquelle  n'est  autre  chose 
en  Dieu  que  l'amour  infini  du  bien  infini.  Et  à  ce  titre 
le  Saint-Esprit  mérite  encore  qu'on  lui  attribue  l'inha- 
bitation  de  Tâme  que  la  Grâce  a  sanctifiée. 


DE    LA    GRACE  I43 


XV^  MÉDITATION 

DE  TROIS  EFFETS  SIGNALÉS 
DE  LA  GRACE  SANCTIFIANTE 

SOMMAIRE 

La  Grâce  sanctifiante  i)  efface  tous  les  péchés 
mortels  —  2)  met  dans  Vâme  toutes  les  ver- 
tus —  3)  communique  à  Vâme  une  merveil- 
leuse beauté. 

I 

LA  Grâce  sanctifiante  efface  par  elle-même  et 
par  sa  propre  vertu  tous  les  péchés  mortels 
qui  souillaient  l'àme  avant  qu'elle  en  fût  revêtue, 
Dieu  l'a  promis  parle  prophète  :  a  Je  verserai  sur 
«  vous  une  eau  pure.,  et  vous  sere^  purifiés  de 
«  toutes  vos  iniquités.  »  (Ez.  36.)  La  Grâce  est  la 
sainteté  même,  la  pureté  même  et  à  ce  titre  elle 
ne  tolère  pas  de  souillure,  elle  a  une  répugnance 
invincible  pour  le  péché  mortel,  quel  que  soit  le 
point  de  vue  où  on  l'envisage.  Le  considère-t-on 
comme  une  sorte  de  difformité  qui  afflige  l'àme, 
aussi  longtemps  qu'elle  n'a  pas  rétracté  l'action 
mauvaise  qu'elle  a  commise  au  mépris  de  son 
devoir  et  de  Dieu  ?  la  Grâce  sanctifiante  rétracte 
cette  action  mauvaise,  puisque  de  sa  nature  elle 
est  une  conversion  habituelle  vers  Dieu  et  une 
soumission  à  toutes  ses  saintes  volontés,  ce  qui 


Î44  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

équivaut  à  une  rétractation  de  tous  les  actes  con- 
traires accomplis  dans  le  passé.  Le  considère-t-on 
comme  une  difformité,  en  ce  sens  qu'il  consiste 
dans  la  privation  de  la  Grâce  sanctifiante  ?  il  est 
aisé  de  voir  qu'elle  fait  cesser  cette  privation  et  sa 
laideur,  car  la  forme  opposée  à  la  privation  détruit 
cette  privation  par  le  seul  fait  de  sa  présence, 
comme  la  vue  fait  disparaître  la  cécité  et  comme  la 
lumière  dissipe  les  ténèbres.  Considère-t-on  le 
péché  comme  une  injure  faite  à  Dieu  ?  la  Grâce 
répare  encore  cette  injure,  parce  qu'elle  fait  que 
l'action  injurieuse  à  Dieu  cesse  d'être  volontaire. 
Considère-t-on  l'inimitié  que  Dieu  témoignait  à 
l'àme  pour  son  péché,  et  qui  la  rendait  en  effet 
hideuse  et  haïssable  ?  la  Grâce  l'embellit  et  la  rend 
aimable  aux  yeux  de  Dieu  qui  désormais  la  chérit 
nécessairement  d'un  amour  de  complaisance  :  ce 
qui  ne  veut  pas  dire  qu'aimer  cette  àme  soit 
pour  lui  un  besoin,  mais  qu'il  est  impossible  que 
lui,  juste  et  droit,  ne  se  complaise  dans  un  objet 
si  beau.  Considère-t-on  enfin  le  péché  comme 
entraînant  l'obligation  de  subir  une  peine  éter- 
nelle dans  l'enfer,  en  expiation  de  l'offense  com- 
mise contre  Dieu  ?  nous  constatons  encore  que  la 
Grâce  libère  l'àme  de  cette  obligation  en  la  ren- 
dant digne  du  paradis.  Il  est  impossible  en  effet 
qu'avec  ce  droit  au  ciel,  subsiste  une  telle  obli- 
gation, car  comment  l'âme  soumise  aux  peines  de 
l'enfer  serait-elle  en  état  de  jouir  de  Dieu  ?  La 
Grâce  sanctifiante  l'en  affranchit  nécessairement. 
Ainsi  il  n'y  a  rien  dans  le  péché  de  si  horrible 
et  de  si  hideux  que  la  Grâce  ne  détruise  par  la 
raison  qu'il  y  a  entre  elle  et  le  péché  une  opposi- 


DE   LA  GRACE  t45 


tion  formelle.  De  là  vient  que  le  péché  est  in- 
compatible avec  la  Grâce  ;  c'est  ce  que  semble 
enseigner  saint  Paul  dans  ce  passage  :  «  Quel 
«  accord  peut-il  y  avoir  entre  Jésus-Christ  et 
(.<.  Bélial  ?  (II  Cor.  6)  Le  Disciple  bien-aimé  a  dit  : 
«  Quiconque  est  né  de  Dieu  ne  pèche  points  parce 
«  que  la  semence  de  Dieu  demeure  en  lui,  et  il 
«  ne  peut  pécher.  »  (I  Ep.  ch.  3.)  Dieu  lui-même 
qui  est  tout-puissant  ne  peut  faire  que  l'àme  soit 
tout  à  la  fois  immonde  et  pure,  sainte  et  perverse, 
fille  de  Dieu  et  fille  de  Satan,  digne  de  la  vie 
éternelle  dans  le  paradis  et  de  la  mort  éternelle  en 
enfer.  Ce  sont  des  choses  opposées  et  incompati- 
bles entre  lesquelles  aucune  conciliation  n'est 
possible  (i). 

I.  La  Grâce  sanctifiante  n'est  pas  seulement  la  cause 
morale  de  l'expulsion  du  péché,  mais  elle  en  est  la 
cause  physique,  de  telle  sorte  que  la  co-existence  de  la 
Grâce  et  du  péché  dans  l'âme  est  physiquement  im- 
possible, absolument  comme  dans  un  même  sujet  ne 
peuvent  pas  se  trouver  en  même  temps,  —  ce  sont  les 
expressions  de  la  Sainte  Ecriture  (Eph.  5  ;  Rom.  5)  —  la 
lumière  et  les  ténèbres,  la  vie  et  la  mort.  Tel  est  l'en- 
seignement de  saint  Thomas  (i.  2.  q.  109,  a.  7)  ;  c'est 
atissi  celui  de  Suarez  qui  déclare  (de  grat.  1.  7,  c.  12, 
n.  8)  qu'on  ne  peut  soutenir  le  contraire,  «  sans  rme 
«  grande  témérité.  »  Cet  enseignement  a  pour  base  la 
doctrine  du  catéchisme  du  Concile  de  Trente  qui  ensei- 
gne «  que  c'est  par  la  grâce  que  nous  obtenons  non  seu~ 
«  lement  la  rémision  de  nos  péchés,  mais  aussi  une  qualité 
«  divine  qtci  adhère  à  l'âme  et  qui  la  pénétrant  comme 
«  d'îine  lumière  resplendissante  détruit  toutes  ses  taches.  » 

Mais  Dieu  ne  pourrait-il  pas,  usant  de  sa  puissance 
infinie  empêcher  la   Grâce  de  produire  dans  l'âme  cet 

Bail,  t.  it.  10 


146  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Quelle  estime  ne  devons-nous  pas  faire  de  la 
Grâce  sanctifiante,  puisqu'elle  a  une  telle  puis- 
sance pour  détruire  notre  ennemi  mortel  qui  nous 
assujetissait  aux  misères  de  l'enfer  éternel  ?  Les 
Grâces  actuelles  ne  produisent  pas  cet  heureux 
effet  :  sans  doute  elles  contribuent  à  la  ruine  du 
péché,  mais  elles  ne  réussissent  pas  toujours  à 
l'extirper,  et  le  péché  règne  souvent  malgré  elles. 
Au  contraire,  au  même  instant  où  la  Grâce  sanc- 
tifiante paraît,  les  péchés  disparaissent  et  sont 
anéantis.  Je  veux  donc  la  souhaiter  avec  plus 
d'ardeur  que  les  opprimés  n'aspirent  après  celui 
qui  viendra  à  leur  secours.  Je  veux  la  désirer  plus 
ardemment  que  les  malades  et  les  mourants  ne 
désirent  le  remède  qui  peut  les  guérir  radicale- 
ment. Oui,  Seigneur,  je  chercherai  votre  Grâce 
partout  où  je  pourrai  la  trouver.  Faut-il  que  je 
traverse  les  mers  ou  que  je  franchisse  les  monta- 
gnes ?  que  je  descende  dans  la  profondeur  des 
abîmes  ?  Je  suis  prêt.  Je  ne  veux  rien  épargner,  ô 
mon  Dieu,  pour  arriver  à  sa  bienheureuse  posses- 
sion. 


effet  physique  qui  lui  est  propre  et  qui  consiste  dans  la 
destruction  du  péché,  de  telle  sorte  que  l'opposition 
entre  la  Grâce  et  le  péché  serait  non  seulement  natu- 
relle et  physique,  mais  même  essentielle  et  métaphysi- 
que ?  saint  Thomas  semble  le  croire  (i.  2.  c.  86,  a.  2, 
ad  3)  et  c'est  l'opinion  que  soutient  Mazzella  ;  car  il  est 
impossible,  dit-il,  même  à  Dieu  usant  de  toute  sa  puis- 
sance de  faire  qu'un  même  sujet  possède  une  chose  et 
en  soit  privé  en  même  temps.  Or  l'état  de  péché  n'est 
autre  chose  que  la  privation  de  la  Grâce  sanctifiante. 


DE    LA    GRACE  I47 


II 

La  Grâce  s^mctifiante  est  toujours  accompagnée, 
quand  elle  fait  son  entrée  dans  une  âme,  des  ver- 
tus surnaturelles,  soit  théologales,  soit  cardinales. 
C'est  une  noble  Reine,  qui  a  pour  cortège  les 
habitudes  (i)  surnaturelles  qui  portent  l'àme  vers 

I.  Le  terme  d'habitude  que  les  Théologiens  appliquent 
aux  vertus  infuses  a  ici  un  sens  tout  particulier  qu'il 
importe  de  noter.  Tandis  que  dans  le  langage  ordinaire 
ce  mot  signifie  une  manière  d'agir  contractée  par  la 
répétition  des  mêmes  actes,  d'où  est  résultée  une  plus 
grande  facilité  pour  les  accomplir,  ce  terme,  quand  il 
s'agit  des  vertus  infuses,  signifie  une  qualité  surnatu- 
relle et  permanente  ajoutée  à  la  faculté  naturelle  et 
lui  conférant  le  potivoir  de  faire  des  actes  surnaturels. 
Confère-t-elle  en  même  temps  que  le  pouvoir,  \z  facilite 
pour  faire  ces  mêmes  actes  ?  C'est  une  question  contro- 
versée. Vasquez  (i.  2.  q.  83.  c.  i.)  et  plusieurs  autres 
Théologiens  le  nient,  et  c'est  Topinion  qui  paraît  la  plus 
vraie.  Si  les  vertus  infuses  conféraient,  outre  la  faculté 
de  faire  une  œuvre  surnaturelle,  la  facilité  de  la  faire, 
nous  devrions  toujours  constater,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs^  une  plus  grande  facilité  à  produire  des  actes 
de  vertu  chez  ceux  qui  possèdent  les  vertus  infuses  à 
un  degré  supérieur  que  chez  ceux  qui  en  sont  dépour- 
vus ou  qui  ne  les  possèdent  qu'à  un  degré  infime.  Or  ce 
n'est  pas  là  ce  qu'atteste  l'expérience.  —  De  plus  «  si^ 
dit  Coninck  (de  Act.  supernat.  in  gen.  dist.  6.  dub.  6.), 
«  les  habitudes  surnaturelles  infuses  rendaient  l'acte  plus 
«  facile,  sous  ce  rapport  elles  seraient  directement  oppo- 
«  sées  aux  habitudes  vicieuses,  en  tant  qti'elles  rendent  ce 
«  même  acte  plus  difficile  et  par  conséquent  elles  les 
«  détruiraient,  ou  tout  au  moins  les  diminueraient  beau- 


148  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

tout  ce  qui  est  bon  et  juste  ;  elle  ne  pénètre  dans 
une  àme  que  suivie  de  ce  noble  cortège.  De  la 
Grâce  sanctifiante,  dit  saint  Antonin  (i),  procèdent 
toutes  les  vertus  qui  illuminent  et  embellissent 
l'âme,  comme  les  rayons  partent  tous  du  soleil. 
D'elle  sort  le  rayon  de  la  foi,  qui  rend  l'esprit 
capable  de  croire  tout  ce  que  Dieu  a  révélé  ;  le 
rayon  de  Tespérance,  qui  élève  l'àme  à  l'attente  de 
la  gloire  céleste.  C'est  d'elle  que  procède  la  flamme 
de  la  charité  qui  nous  fait  aimer  Dieu  et  le  pro- 
chain. «  Elle  enseigne  la  sobriété  ou  la  tempé- 
«  rance,  la  sagesse  ou  la  prudence,  la  justice  et 
«  la  vertu^  c'est-à-dire  la  force,  qui  est  ce  qui  se 
«  trouve  de  plus  utile  dans  la  vie.  »  (Sag.  8.) 
C'est  pourquoi  Dieu  l'appelle  du  nom  de  bénédic- 
tion, quand  il  dit  à  Abraham  :  «  Toutes  les  na- 
tions de  la  terre  seront  bénies  dans  celui  qui 
«  sortira  de  vous.  »  (Gen.  22)  ;  ce  qui  veut  dire 
que  tous  les  peuples  recevraient  par  Jésus-Christ 
la  Grâce  sanctifiante,  qui  est  la  véritable  bénédic- 
tion de  Dieu  et  la  source  de  tout  bien.  Le  Docteur 
angélique  (2)  la  compare  à  la  substance  de  l'âme  ; 
parce  que  de  même  que  c'est  de  la  substance  que 
découlent  les  puissances  et  les  facultés  naturelles, 

«  coup.  Or  c'est  faiix^  comme  le  prouve  l'expérience  et 
«  comme  tous  en  général  le  reconnaissent  ».  —  Donc  dans 
les  deux  sens,  le  sens  théologique  et  le  sens  ordinaire, 
le  mot  habitude  signifie  une  qualité  permanente,  mais 
l'habitude  infuse  a  une  origine  et  des  effets  bien  diffé- 
rents. 

I.  4  Pars  Summœ,  lit.  14,  cap.  9. 

3.  Quœst.  r  10.  art.  4. 


DE    LA   GRACE 


149 


qui  sont  les  principes  des  actions,  ainsi  de  la  Grâce 
découlent  dans  les  facultés  de  l'àme  les  vertus  qui 
poussent  ces  puissances  à  agir.  En  effet,  au  même 
titre  que  Thomme  à  qui  Dieu  a  donné  l'être  natu- 
rel, capable  d'agir  et  d'atteindre  quelque  fin,  a 
droit  de  recevoir  aussi  les  puissances  ou  les  facul- 
tés qui  le  mettront  en  mesure  de  parvenir  à  cette 
fin  ;  au  même  titre,  dis-je,  l'homme  à  qui  a  été 
donnée  la  Grâce,  cette  Grâce  qui  est  comme  un 
être  nouveau  qui  l'élève  au-dessus  de  sa  pre- 
mière condition,  et  le  rend  capable  d'arriver  à  la 
possession  de  sa  fin  surnaturelle,  c'est-à-dire 
de  Dieu  ;  l'homme  doit  recevoir  en  même  temps 
que  cette  Grâce,  les  habitudes  des  vertus  infu- 
ses, afin  de  pouvoir  produire  des  actions  saintes 
et  droites  en  vue  de  cette  sublime  fin.  Voilà 
pourquoi  la  Grâce  sanctifiante  est  toujours  accom- 
pagnée des  vertus  théologales  qui  sont  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité,  afin  que  l'àme  puisse  avec 
leur  secours  se  comporter  d'une  manière  droite  à 
l'égard  de  Dieu.  Avec  la  Grâce  encore  l'àme  reçoit 
les  quatre  vertus  cardinales,  la  prudence,  la  justice, 
la  tempérance  et  la  force,  afin  qu'avec  leur  aide 
l'homme  se  comporte  saintement  à  l'égard  du  pro- 
chain et  à  l'égard  de  lui-même  (i). 

I .  «  Dans  la  justification  V homme  reçoit  par  Jésus- 
«  Christ  à  qui  il  est  incorporé,  et  la  rémission  de  ses 
«  péchés^  et  tous  ces  dons  en  même  temps  confères^  la  foi, 
«  l'espérance  et  la  charité.  »  (Conc.  de  Trente,  sess.  6. 
ch.  7) —  Et  quant  aux  vertus  morales  le  Catéchisme  du 
Concile  de  Trente  publié  par  ordre  de  Pie  V,  dit  que  la 
Grâce  que  le  baptême  nous  communique  «  est  encore 


l5o    '  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Si  maintenant  Tàme  qui  a  reçu  en  même  temps 
que  la  Grâce  tant  de  saintes  habitudes,  ne  se  sent 
pas  malgré  cek  inclinée  davantage  à  faire  des  actes 
surnaturels,  si  elle  ne  se  trouve  pas  moins  portée 
qu'auparavant  par  ses  vices  et  ses  habitudes  vicieu- 
ses, à  faire  des  actions  mauvaises,  il  n'y  a  pas  lieu 
de  s'en  étonner  :  cela  provient  de  ce  que  les  effets 
de  la  Grâce  sont  spirituels  et  en  dehors  de  la  por- 
tée de  la  conscience  ;  cela  provient  aussi  de  ce  que 
ces  vertus  surnaturelles  sont  par  le  fait  même 
qu'elles  sont  surnaturelles,  d'un  tout  autre  ordre 
que   les  habitudes  vicieuses    et  dès    lors   ne    les 

«  accompagnée  du  brillant  cortège  de  toutes  les  vertus,  qui 
«  sont  conférées  par  Dieu  à  l'âme  »  (des  effets  du  bapt. 
parag.  3.)  —  D'autre  part  l'homme  ne  reçoit  avant  la 
première  infusion  de  la  grâce  aucune  vertu  surnatu- 
relle :  ni  la  charité,  qui  d'après  les  Saintes  Ecritures  et 
les  Pères  est  indissolublement  unie  à  la  Grâce  ;  ni  la  foi 
et  l'espérance  ;  c'est  tout  au  moins  l'opinion  commune 
des  Théologiens,  notamment  de  saint  Bonaventure,  du 
Gard,  de  Lugo  (de  fide,  disp.  16.  sect.  2)  et  de  saint 
Thomas  (i,  2.  q.  62.  a.  4);  ni  les  vertus  morales 
infuses,  parce  que,  dit  saint  Thomas  (i.  2.  q.  65. 
a.  I.  et  q.  58.  a.  4.),  de  même  que  dans  l'ordre  na- 
turel, nous  avons  outre  les  vertus  naturelles^  Aqs 
vertus  acquises  ;  de  même  dans  l'ordre  surnaturel, 
en  même  temps  que  les  vertus  théologales,  qui  ont 
pour  objet  immédiat  notre  fin  dernière  surnaturelle, 
nous  devons  avoir  les  vertus  morales  infuses,  qui 
disposent  l'homme  à  faire  un  bon  usage  des  moyens 
qui  conduisent  à  cette  fin.  (i.  2.  q.  63,  a.  3.)  Or  les 
vertus  qui  disposent  l'homme  à  bien  se  servir  des 
moyens  lui  sont  inutiles  avant  d'avoir  reçu  celles  qui  le 
dirigent  vers  la  fin. 


DE   LA   GRACE  l5l 


détruisent  pas  nécessairement  (i).  Il  faut  observer 
aussi  que  Dieu  ne  communique  pas  toujours  tou- 
tes les  vertus  morales  surnaturelles  à  toutes  les 
âmes  qui  reçoivent  la  Grâce  sanctifiante  :  aux  unes 
il  en  donne  un  plus  grand  nombre  qu'aux  autres, 
en  raison  de  leurs  dispositions,  de  leurs  besoins 
ou  selon  la  mesure  que  la  divine  Providence  a 
fixée  (2).  Cette  considération  n'empêche  donc  pas 
que  l'âme  ne  soit  vraiment  enrichie  de  vertus  et 
remplie  des  biens  spirituels  que  lui  apporte  la 
Grâce. 

Mais  voici  qui  mérite  de  fixer  encore  davantage 
l'attention  de  notre  esprit  :  la  Grâce  sanctifiante 
qui  dans  cette  vie  produit  la  foi  animée  de  la  cha- 
rité, produira  dans  la  vie  future,  où  ni  le  corps  ni  les 

I.  Saint  Thomas  enseigne  (in  4,  dist.  14.  q.  2.  a.  2. 
ad  4)  que  les  habitudes  vicieuses  sont  directement  oppo- 
sées aux  vertus  acquises^  mais  nullement  aux  vertus 
infuses^  qui  diffèrent  spécifiquement  des  vertus  acqui- 
ses. Il  ajoute  néanmoins  (q.  un,  de  Virtut.  art.  10.  ad  16) 
que  lorsqu'une  âme  est  justifiée  et  qu'avec  la  Grâce 
sanctifiante  elle  reçoit  les  vertus  infuses,  les  vices  qui 
résultaient  de  la  répétition  des  actes  mauvais,  s'aff'aiblis- 
sent  peu  à  peu  et  cessant  de  constituer  des  habitudes, 
ne  persistent  plus  qu'à  l'état  de  simples  dispositions.  Il 
convient  aussi  de  noter  que  les  vertus  infuses  ne  donnent 
pas  proprement  la  facilité,  mais  simplement  la  faculté 
d'agir  surnaturellement.  Donc  de  la  difficulté  que  nous 
éprouvons  à  faire  des  actes  des  vertus  morales,  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  conclure  que  nous  ne  possédons 
pas  les  vertus  infuses. 

a.  Poncius,  ad  dist.  36.  quœst,  unie.  —  Scotus,  super 
3  sent.  —  Suarez,  de  grat,  1.  6.  c.  13. 


l52  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

peines  dues  au  péché  ne  Tempêcheront  de  donner 
tout  son  effet,  la  claire  et  intuitive  vision  de  Dieu 
accompagnée  de  Famour  béatifique  :  ce  sera  là  sa 
dernière  opération  et  son  dernier  fruit  (i).  Toute 
la  félicité  des  anges  et  des  hommes  prend  sa  source 
dans  la  Grâce  sanctifiante  dont  la  valeur  est  pour 
cela  même  inestimable.  Il  y  a  plus  :  la  Grâce  est 
dans  son  essence  la  même  chose  que  la  gloire  :  il 
n'y  a  entre  la  Grâce  et  la  gloire  d'autre  différence 
que  celle  du  moins  parfait  au  plus  parfait,  de 
ce  qui  n'est  qu'ébauché  à  ce  qui  est  achevé. 

Que  la  Grâce  est  donc  excellente,  qu'elle  est 
précieuse,  puisque  tant  de  biens  nous  arrivent 
avec  elle  !  Qui  dès  lors  ne  l'estimera  pas  ?  Qui  ne 
la  recherchera  pas  ?  Qui  ne  la  conservera  pas 
jalousement  ?  O  noble  Jésus,  auteur  de  la  Grâce  ! 
il  n'est  pas  permis  à  une  âme  qui  médite  sur  de 
tels  sujets  de  vous  oublier,  vous  qui  avez  acquis 
cette  Grâce  avec  tous  les  biens  qui  en  découlent, 
au  prix  de  tant  de  peines,  et  par  l'effusion  de  votre 
sang  royal  et  divin.  O  noble  Sanctificateur  !  c'est 
pour  acquérir  cette  pierre  précieuse  que  vous  avez 
renoncé  à  tout  ce  que  vous  possédiez.  O  très  cher 
Rédempteur!  soyez  toujours  aimé,  toujours  vénéré 
et  admiré  de  tous  ceux  qui  comprennent  ces  véri- 
rités  et  de  ceux  aussi  qui  ne  sont  pas  capables  de 
les  entendre.  O  Seigneur!  versez  dans  mon  âme 
cette  grâce  avec  ses  bénédictions. 

I.  Œgidius  Rom.  quodlibet  2,  quœst.  3. 


DE    LA    GRACE  I  53 


III 

Considérez  le  troisième  effet  de  la  Grâce  sancti- 
fiante :  il  consiste  à  donner  à  l'âme  qui  la  reçoit 
une  merveilleuse  beauté.  La  beauté  est  en  réalité 
une  qualité  si  excellente  que  tout  le  monde  l'es- 
time et  l'apprécie  :  mais  il  ne  faudrait  pas  croire 
qu'elle  appartienne  exclusivement  au  corps  et  que 
l'âme  en  soit  privée.  Dieu  qui  est  un  très  pur 
esprit,  a  une  beauté  ravissante  et  indicible.  Les 
anges  aussi  ont  des  traits  incomparables,  qui  nous 
les  feraient  estimer  plus  que  toutes  les  beautés  de 
l'univers,  si  nous  étions  capables  de  les  voir. 
Nous  devons  en  dire  autant  de  l'âme  raisonnable 
qui  dans  sa  seule  nature,  offre  plus  de  beautés  que 
tous  les  corps  ensemble.  Mais  quand  à  la  beauté 
naturelle  de  l'âme  vient  se  joindre  celle  de  la 
Grâce,  il  n'y  a  rien  alors  qui  nous  parût  aussi 
ravissant  et  aussi  aimable,  s'il  nous  était  donné  de 
jouir  de  ce  spectacle.  Judith  était  douée  d'une 
beauté  naturelle  remarquable  et  pour  laquelle  elle 
était  renommée  au  loin  ;  mais  quand  Dieu  ajouta 
à  cette  beauté  de  nouveaux  attraits  et  un  nouveau 
lustre,  elle  fut  incomparable  et  de  tout  point  ravis- 
sante. Ainsi  en  est-il  de  l'âme  que  Dieu  orne  de  sa 
Grâce,  et  «  à  laquelle  le  Seigneur  a  ajouté  une 
«  splendeur  nouvelle.  »  (Judith,  lo.) 

La  Grâce  efface  toutes  les  taches  et  les  souillu- 
res de  l'âme  et  y  introduit,  au  lieu  des  péchés  qui 
y  régnaient,  les  vertus  qui  en  relèvent  la  beauté. 
C'est  cette  vérité  qu'exprimait  le  saint  Prophète 
quand  il  disait  :  «  Vous  me  lavere^  et  je  serai 
«  plus  blanc  que  la  netge.  »  (Ps.  5o.)  Par  là,  dit  le 


134  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

grand  saint  Grégoire  (i),  le  saint  Prophète  déclare 
qu'il  n'3''  a  point  de  beauté  comparable  à  celle 
d'une  àme  sainte,  comme  il  n'y  a  point  de  blan- 
cheur comparable  à  celle  de  la  neige.  Sainte 
Catherine  de  Sienne  disait  que  si  nous  pouvions 
voir  la  Grâce,  nous  la  prendrions  pour  Dieu 
même.  C'est  cette  ressemblance  de  notre  àme 
sanctifiée  avec  la  nature  de  Dieu,  que  saint  Pierre 
appelait  une  aurore,  quand  il  disait  :  «  Jusqu'à  ce 
«  que  V étoile  du  matin  se  levé  dans  vos  cœurs.  » 
(Il  Pierr.  i.)  Il  voulait  nous  faire  entendre  que 
cette  étoile  qui  brille  au  commencement  du  jour 
n'orne  pas  davantage  le  ciel  que  la  Grâce  n'embel- 
lit l'âme. 

De  là  vient  que  la  Grâce  fait  de  l'âme  un  digne 
objet  de  l'amour  de  Dieu  :  car  Dieu  qui  est  juste 
et  raisonnable  en  tout,  aime  les  choses  en  pro- 
portion de  la  beauté  et  de  l'amabilité  qu'elles 
ont.  C'est  pourquoi  il  se  complaît  dans  une  àme 
justifiée,  il  l'aime  d'un  amour  surnaturel  et  l'ac- 
cepte dans  sa  gloire  éternelle.  Et  de  même  que 
l'àme  unie  à  Dieu  par  la  lumière  de  la  gloire,  se 
délecte  en  lui,  de  même  Dieu  uni  à  l'âme  par  la 
Grâce,  se  délecte  et  se  complaît  en  elle  et  après  la 
vue  de  sa  beauté  divine  et  infinie,  la  contempla- 
tion d'une  âme  sanctifiée  par  la  Grâce  lui  plaît 
tant  qu'elle  lui  arrache  ce  cri  d'amour  :  «  Tu  es 
«  toute  belle,  ma  bien-aimée,  tu  es  toute  belle., 
«  et  il  ny  a  pas  de  tache  en  toi  :  que  tu  es  belle ., 
«  ma  bien-aimée  !  que  tu  es  belle  !  »  (Cant.  4.)  Pa- 
roles bien  faites  pour  transporter  les  âmes  justes 

I.  hi  hune  Psalmum. 


DE    LA    GRACE  I  55 


qui  se  voient  aimées  à  ce  point  par  leur  céleste 
Epoux.  Mais  leurs  transports  de  joie  seraient  indi- 
cibles si  le  voile  de  ce  corps  ne  les  empêchait  de 
se  contempler  à  découvert  pendant  cette  vie  ;  elles 
seraient  émerveillées  en  se  voyant  si  belles  et  si 
noblement  parées.  Aussi  quand  la  séparation  sera 
accomplie,  dans  leur  étonnement  elles  s'écrieront  : 
Quoi  donc  !  Est-ce  moi  ?  Un  corps  mortel  renfer- 
mait donc  une  âme  si  belle  et  si  ravissante  !  O 
béni  soit  mon  Créateur  qui  m'a  donné  une  telle 
beauté  !  Telles  sont  sans  doute  les  paroles  que  pro- 
féreront les  âmes  justes. 

Admirez  donc  la  puissance  de  la  Grâce  qui  pro- 
duit une  beauté  telle,  que  ceux  qui  étaient  diffor- 
mes et  hideux  intérieurement,  comme  les  démons 
de  Tenfer,  deviennent  beaux  comme  les  anges  du 
paradis.  «  O  justes,  réjouisse^-vous  dans  le  Sei- 
«  gneur  ;  cest  aux  âmes  saintes  qu'il  appartient 
«  de  le  louer.  »  (Ps.  32.)  O  Dieu  très  bon,  ô  sanc- 
tificateur très  admirable,  que  vous  êtes  grand  dans 
vos  œuvres  et  que  vous  méritez  de  louanges  !  Jus- 
ques  à  quand  les  cœurs  des  hommes  seront-ils  si 
grandement  épris  d'une  beauté  corporelle,  qui  est 
vaine  et  traîtresse,  qui  passe  comme  une  ombre 
et  finalement  se  transforme  en  une  laideur  insup- 
portable à  la  vue,  tandis  qu'ils  ne  se  donnent 
aucune  peine  pour  connaître  et  pour  acquérir  la 
beauté  de  votre  Grâce  sanctifiante  ?  Ah  !  Seigneur, 
cette  beauté  vaut  bien  que  nous  combattions  tou- 
jours pour  la  conserver.  Adieu  donc  parures  et 
vanités  mondaines  !  «  Trompeuses  sont  les  grâces 
«  et  vaine  est  la  beauté  ;  la  femme  qui  craint 
«  Dieu  sera  comblée  de  louanges.  »  (Prov.  3i.)  Je 


l56  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

soupirerai  donc  après  votre  miséricorde.  «  Aye^i^ 
«  pitié  de  moi^  Seigneur,  selon  votre  grande 
«  miséricorde  et  selon  toute  V étendue  de  votre 
«  commisération  ;  efface^  mes  offenses,  laver- 
ai, moi  de  plus  en  plus  démon  iniquité  et  purifie\- 
«  moi  de  mon  péché.  »  (Ps.  5o.)  Pour  ce  même 
motif  j'aimerai  la  pénitence  et  la  confession  de 
mes  fautes.  Je  ferai  le  plus  grand  cas  de  vos  sacre- 
ments qui  sont  les  canaux  de  la  Grâce  et  la  source 
de  la  vraie  beauté,  en  même  temps  que  j'aurai 
horreur  du  péché  qui  souille  les  âmes  de  taches 
abominables.  Dans  le  même  but  je  vous  chérirai 
de  tout  mon  cœur,  ô  très  noble  Jésus,  parce  que 
par  votre  sang  précieux  vous  avez  ressuscité  et  fait 
revivre  cette  Grâce  qui  était  détruite  par  le  péché. 
O  admirable  Rédempteur,  c'est  parce  que  vous 
connaissiez  l'excellence  et  l'éclat  de  cette  beauté 
spirituelle  qui  ravit  tous  les  Anges,  que  vous  n'avez 
pas  hésité  à  la  réparer  au  prix  de  tout  votre  sang  ! 
Oh  !  qui  vous  aimera  autant  que  vous  le  méritez  ! 


DE   LA   GRACE  î57 


XVr  MÉDITATION 

D'UN  AUTRE  EFFET  DE  LA  GRACE 

QUI  CONSISTE  A  RENDRE 
L'AME  DIGNE  DE  LA  VIE  ÉTERNELLE 


SOMMAIRE 

Les  âmes  justifiées  méritent  la  gloire  éternelle. 
—  Pour  mériter  le  ciel,  nos  actions  doivent 
être  bonnes  en  soi.  —  A  quelle  fin  doivent  se 
rapporter  nos  actions,  pour  mériter  la  vie 
éternelle. 

I 

LA  Grâce  sanctifiante  rend  Tàme  capable  de 
mériter  la  gloire  éternelle  qui  lui  est  due 
en  stricte  Justice.  L'Esprit-Saint  affirme  cette 
vérité  et  l'impose  à  notre  croyance.  Dieu  dit  en 
effet  à  Abraham  :  «  Je  serai  ta  récompense  infi- 
ni- nie.  »  (Gen.  i3.)  Et  Jésus-Christ  console  les 
affligés  par  cette  espérance,  quand  il  dit  :  «  Réjouis- 
«  se^-vous,  car  une  immense  récompense  vous 
«  attend  dans  le  ciel.  »  (Matt.  5.)  Aussi  saint  Paul 
se  montre-t-il  plein  d'allégresse  au  plus  fort  de  ses 
tribulations  :  «  fai  conservé  la  foi,  s'écrie-t-il, 
«  fai  achevé  ma  course  ;  il  ne  me  reste  à  atten- 
«  dre  que  la  couronne  de  justice  que  le  juste 
«  juge  me  rendra.  »  (II  Tim.  4.)  Chacune  de  ces 
paroles  mérite  d'être  remarquée  :  il  appelle  le  ciel 


l58  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

une  couronne  de  justice,  parce  qu'il  se  donne  par 
un  acte  de  justice  à  celui  qui  l'a  mérité  ;  il  dit  que 
Dieu  lui  rendra  cette  couronne,  ce  qui  laisse 
entendre  qu'elle  lui  appartient  ;  il  appelle  enfin 
Dieu  un  juste  juge,  pour  signifier  que  Dieu  la  lui 
accordera  en  qualité  de  juge  qui  décide  selon  la 
justice.  Après  ces  oracles  de  l'Ecriture  Sainte, 
voici  ceux  de  l'Eglise,  qui  tranchent  la  question  : 
elle  dit  dans  un  concile  (i)  :  (.(.  La  récompense  est 
«  due  aux  bonnes  œuvres  que  nous  accomplis- 
«  sons  ;  mais  la  Grâce  à  laquelle  nous  n  avons 
«  aucun  droit  nous  a  prévenus  pour  nous  donner 
«  le  pouvoir  de  les  accomplir  »  ;  et  dans  un 
«  autre  (2)  :  «  Non  seulement  les  vierges  et  ceux 
«  qui  gardent  la  continence,  mais  même  les  per- 
«  sonnes  mariées^  méritent  la  vie  éternelle,  si 
«  elles  savent  plaire  à  Dieu  par  une  foi  sincère 
«  et  par  des  actions  saintes.  » 

N'était-il  pas  convenable,  en  effet,  que  Dieu  pro- 
posât des  récompenses  pour  les  bonnes  œuvres, 
comme  il  annonce  des  peines  et  des  supplices 
pour  les  mauvaises  ?  Comment  les  Princes,  amis 
de  la  sagesse,  gouvernent-ils  surtout  leurs  peu- 
ples, si  ce  n'est  par  les  récompenses  et  les  peines  ? 
c'est  là  le  nerf  des  républiques,  c'est  ce  qui  les 
fait  subsister,  en  inspirant  aux  âmes  raisonnables 
l'horreur  du  mal  et  l'amour  de  la  vertu.  Ainsi 
Dieu,  qui  est  le  plus  sage  des  monarques  et  le 
père  de  la  sagesse,  n'aura  pas  manqué  de  récom- 
penser   les    actions    vertueuses    par   le    bonheur, 

1.  Conc.  Araus.  11^  can.  18. 

2.  Conc.  Lateran.  iv,  cap.  i. 


DE    LA    GRACE  I  Bq 


étant  donné  surtout  qu'il  punit  justement  celles 
qui  s'écartent  de  la  droite  raison.  S'il  en  était 
autrement,  il  faudrait  dire  qu'il  est  plus  enclin  à 
la  sévérité  qu'à  la  bonté,  ce  qui  répugne  à  sa 
nature. 

Et  puis,  est-ce  que  les  bonnes  oeuvres  ne  sont 
pas  faites  en  son  honneur  et  à  cause  de  lui,  en 
vue  de  lui  obéir,  souvent  même  par  un  motif  de 
charité,  laquelle  aime  Dieu  plus  que  toutes  choses  ? 
Et  Dieu  pourrait  souffrir  qu'on  eût  fidèlement  tra- 
vaillé à  le  servir  et  qu'on  ne  reçût  aucun  salaire  ! 
Mais  ici-bas  un  honnête  homme  aurait  honte 
d'avoir  été  servi  gratuitement  ;  à  plus  forte  raison 
Dieu  jugerait-il  une  telle  conduite  indigne  de  sa 
grandeur  et  de  sa  magnificence  infinie.  D'autre 
part,  la  Grâce  sanctifiante  est  une  chose  si  noble, 
qu'elle  communique  aux  actions  qu'elle  informe 
et  anime  une  valeur  supérieure  à  celle  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand  au  monde,  de  même  qu'un 
diamant  enchâssé  dans  une  bague,  donne  à  la  bague 
un  très  grand  prix.  C'est  pourquoi,  comme  la  récom- 
pense doit  consister  en  un  bien  d'un  plus  grand 
prix  que  le  mérite,  et  qu'il  n'y  a  que  la  gloire 
au-dessus  de  la  Grâce,  l'action  méritoire  qui  pro- 
cède de  la  Grâce,  ne  peut  être  suffisamment 
récompensée  que  par  la  gloire.  Donc,  par  la  Grâce 
on  mérite  la  gloire  en  stricte  justice. 

Ajoutons  à  cela,  que  la  Grâce  unit  comme  par 
un  mariage  spirituel  le  Saint-Esprit  à  l'âme  qui 
en  est  dotée.  Les  enfants  issus  de  cette  union,  ce 
sont  les  bonnes  œuvres  ;  l'épouse,  c'est  l'âme  ;  le 
Saint-Esprit  est  l'Epoux.  Dans  ces  conditions,  si 
ces  œuvres  considérées  du  côté  maternel  parais- 


l6o  LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

sent  mériter  peu  de  chose,  néanmoins  en  tant 
qu'elles  sont  les  filles  de  l'Esprit-Saint,  elles  sont 
dignes  de  l'héritage  du  ciel.  Ainsi  celui-là  a  le 
droit  de  monter  sur  le  trône,  qui  est  issu  du 
légitime  mariage  d'un  roi  avec  une  femme  de 
basse  extraction. 

Enfin,  Dieu  communique  à  Tàme  la  Grâce 
sanctifiante  en  vertu  d'une  véritable  amitié  qu'il 
lui  porte  et  par  laquelle  il  lui  témoigne  le  premier 
son  amour.  Cette  amitié  le  porte  à  lui  pardonner 
toutes  ses  offenses,  à  lui  accorder  sa  bienveillance, 
à  la  revêtir  enfin  de  cet  or  étincelant,  de  cette 
beauté  incomparable  que  nous  appelons  la  Grâce. 
Ainsi  l'homme  devient  dans  la  justification,  l'ami 
de  Dieu,  il  acquiert  une  illustre  noblesse  dont 
l'effet  est  de  donner  à  ses  œuvres  une  telle  valeur 
que  le  ciel  peut,  seul,  les  récompenser,  car  elles 
procèdent  de  celui  qui  est  l'ami  de  Dieu,  et  que 
Dieu  veut  à  ce  titre  agrandir  et  rendre  heureux  de 
toute  manière  (i). 

I.  ^a  La  vie  éternelle  doit  être  proposée  à  ceux  qui  font 
«  le  bien  jusqu'à  la  fin  en  espérant  en  Dieu,  et  comme 
«  une  grâce  promise  par  la  miséricorde  du  Seigneur  à  ses 
«  enfants  en  vue  de  Jésus-Christ,  et  comme  7ine  récom- 
«  pense  dont,  en  vertu  de  sa  promesse,  il  doit  fidèlement 
«  rémunérer  leurs  bonnes  œuvres  et  leurs  propres  mérites. 
«  C'est  là  cette  couronne  de  justice  que  V  Apôtre  attendait 
«  de  son  juste  juge,  après  sa  lutte  et  sa  course,  et  qu'il 
«  disait  réservée  non  pas  à  lui  seul,  mais  à  tous  ceux  qui 
«  vont  avec  amour  au-devant  de  Varrivée  du  Christ.  Et 
«  en  effet,  puisque  Jésus-Christ  lui-même,  comme  le  chef 
«  dans  ses  membres,  comme  la  vigne  dans  ses  branches, 
«  répand  incessamment  en  ceux  qui  sont  justifiés  sa  vertu, 


DE   LA   GRACE  î6î 


Cette  vérité  me  transportera  d'admiration  et  de 
joie.  Ce  n'est  pas  en  vain,  me  dirai-je,  que  je 
travaille  durant  cette  vie,  et  comme  l'ouvrier  se 
console  dans  son  travail  par  l'attente  du  salaire,  je 
me  consolerai  de  la  même  manière,  au  milieu  des 
fatigues  de  cette  vie.  Pourquoi  craindrais-je  les 
disgrâces  du  monde  ?  Dois-je  m'attrister  à  la 
pensée  de  tout  ce  que  cette  vie  a  de  fâcheux  et 
d'amer,  puisque  la  bonté  divine  m'ordonne  d'es- 
pérer une  félicité  immortelle,  si  j'emploie  les 
quelques  moments  de  cette  vie  à  la  servir  fidè- 

«  vertu  qui  toujours  précède^  accompagne  et  suit  leurs 
«  bonnes  œuvres,  et  sans  laquelle  elles  ne  sauraient  en 
«  aucune  manière  être  agréables  à  Dieu  et  méritoires, 
«  croyojis  que  ces  justes  ont  tout  ce  qu'il  leur  faut  et  pour 
«  satisfaire  pleinement  à  la  loi  divine  dans  les  conditions 
«  de  la  vie  présente  par  des  œuvres  faites  en  Dieu,  et  pour 
«  mériter  réellement  la  vie  éternelle  à  obtenir  en  son  temps, 
«  si  toutefois  ils  meurent  dans  la  grâce...  Ainsi  nous 
«  n' établissons  pas  notre  justice  comme  une  propriété 
«  provenant  de  notre  fonds,  et  d'autre  part,  nous  ne 
«  méconnaissons  pas,  ni  ne  rejetons  la  justice  même  de 
«  Dieu.  Car  cette  justice  qui  est  appelée  notre,  parce 
«  qu'elle  nous  justifie  en  s'attachani  à  nous,  est  aussi  la 
«  justice  de  Dieu,  puisque  Dieu  la  répand  en  nous  en  vue 
«  des  mérites  de  Jésus-Christ.  Quand  le  chrétien  voit 
€  les  Ecritures  faire  aux  bonnes  œuvres  une  si  large  part, 
«  que  pour  «  un  verre  d'eau  froide  donné  au  dernier  de 

«    SES  FRÈRES,  JÉSUS-CHRIST  PROMET  UNE  RÉCOMPENSE  ASSURÉE  », 

«  et  que,  selon  V Apôtre,  l'instant  si  rapide  et  si  léger  de 

«  NOTRE  affliction  DANS  LA  VIE  PRÉSENTE  AMASSE  A  NOTRE 
«   PROFIT,    PAR-DELA   TOUTE  MESURE   ET  DANS   LA    SUBLIMITÉ  DES 

«  ciEux,  UN  POIDS  ÉTERNEL  DE  GLOIRE,  qiCH  sc  garde  bien  de 

«  se  confier  ou  de  se  glorifier  en  lui-même  et  non  dans  le 

Bail,  t.  iv.  il 


102  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

lement?  O  Seigneur,  quel  Père  admirable  et  ma- 
gnifique vous  êtes!  Quel  est  le  serviteur  qui  oserait 
espérer  qu'après  tous  ses  services,  il  sera  mis  au 
rang  des  enfants  ?  Et  nous,  nous  serviteurs  très  vils, 
nous  espérons  de  votre  bonté,  que  vous  nous  pren- 
drez pour  vos  enfants.  Qui  oserait,  pour  avoir 
levé  de  terre  une  paille,  attendre  comme  récom- 
pense une  cité  royale  ?  et  nous,  pour  des  œuvres 
telles  quelles,  nous  attendons  votre  cité  royale,  le 
paradis.  Oh  !  bénie  soit  votre  Grâce  qui  élève  nos 
souffrances  et  nos  actions  à  une  telle  dignité  ! 

«  SEIGNEUR.  Sa  bonté  pour  tous  les  hommes  est  si  grande, 
«  qtie  de  «  ses  propres  dons  il  nous  fait  des  mérites.  » 
(Conc.  de  Trente,  sess.  6.  ch.  i6).  — Après  avoir  donné 
en  ces  quelques  lignes  un  admirable  traité  sur  les  con- 
ditions et  l'objet  du  vrai  mérite,  le  Concile  définit  dans 
les  deux  canons  suivants,  la  doctrine  de  l'Eglise  :  «  Si 
«  quelqu'un  dit  qtie  les  justes  ne  doivent  pas,  s'ils  persé- 
«  vèrent  jusquà  la  fin  dans  la  pratique  du  bien  et  dans 
«  l'observation  des  commandements  divins,  attendre  et 
«  espérer  de  Dieu,  pour  les  bonnes  œuvres  quils  ont 
«  faites  en  lui,  une  récompense  éternelle  fondée  sur  sa 
«  miséricorde  et  sur  le  mérite  de  Jésus-Christ,  qu'il  soit 
«  anathème!  »  (can.  26).  —  «  Si  quelqu'un  dit  que  les 
«  bonnes  œuvres  de  Vhomme  justifié  sont  d'une  manière 
«  tellement  exclusive  les  dons  de  Dieu,  qu'elles  ne  soient 
«  pas  aussi  les  mérites  réels  de  l'homme  justifié  qui  les 
«  produit,  ou  que  celui-ci,  par  les  bonnes  œuvres  qu'il 
«  opère  par  la  grâce  de  Dieu  et  le  mérite  de  Jésus-Christ 
«  dont  il  est  un  membre  vivant,  ne  mérite  pas  réellement 
«  un  surcroît  de  grâce,  la  vie  éternelle,  V acquisition  de 
«  cette  vie  bienheureuse,  si  toutefois  il  meurt  dans  la 
«  grâce,  et  de  plus  une  augmentation  de  gloire,  qu'il  soit 
«  anathème  !  »  Can.  33.) 


DE    LA   GRACE  l63 


II 

Nos  actions  doivent,  pour  mériter  le  ciel,  être 
bonnes  en  soi,  c'est-à-dire  n'être  ni  mauvaises  ni 
indifférentes.  «  Abonde^,  dit  saint  Paul,  en  toute 
«  bonne  œuvre,  sachant  que  votre  travail  n'est 
«  pas  stérile  devant  Dieu.  »  (I  Cor.  i5.)Le  mérite 
consiste  proprement  dans  un  service  qui  exige  une 
rétribution  ou  dans  une  action  bonne  faite  libre- 
ment et  que  Dieu  accepte  comme  prix  de  la  vie 
éternelle.  Or  il  est  constant  que  Dieu  ne  peut  être 
servi  que  par  les  bonnes  œuvres  qui  sont  faites 
pour  se  soumettre  à  sa  volonté  ou  pour  obéir  à  ses 
commandements  (i).  Les  œuvres  mauvaises  se 
font  plutôt  contre  lui,  contre  ses  commandements 
et  au  mépris  de  sa  grandeur  ;  aussi  ne  méritent- 
elles  pas  d'être  récompensées  par  le  bonheur,  mais 
bien  d'être  punies  par  l'enfer.  Si  Dieu  les  récom- 
pensait, il  montrerait  qu'il  se  plaît  dans  le  mal  ;  il 
favoriserait  le  vice  et  inviterait  les  hommes  à 
pécher,  comme  ceux  qui  donnaient  des  prix  aux 
jeux  olympiens,  invitaient  à  la  course.  Quant  aux 
œuvres  indifférentes,  qui  ne  sont  ni  bonnes,  ni 
mauvaises.  Dieu  n'est  par  elles  ni  servi,  ni  honoré. 
Il  n'en  est  pas  de  Dieu  comme  des  rois  qui  se  sen- 
tent quelquefois  obligés  d'être  reconnaissants  de 
leur  neutralité  à  certains  sujets  qui  pourraient 
leur  nuire  s'ils  se  déclaraient  contre  eux,  car  Dieu 
ne  saurait  être  affaibli  en  rien  par  la  multitude  de 
ses  ennemis.  De  plus,  s'il  récompensait  les  actions 
indifférentes,  et  les  jugeait  dignes  du  ciel,  il  encou- 
ragerait les  œuvres  inutiles  :  ce  qui  serait  déroger 


1.  Guill.  Paris,  de  merit.  cap.  unie. 


164  LA    THÉOLOGIE    APFECTIVË 

à  sa  gloire  et  à  sa  sagesse  infinie.  Donc  les  actions 
doivent  être,  pour  mériter  le  ciel,  bonnes  en  elles- 
mêmes. 

Ce  qui  n'est  pas  facile,  c'est  de  déterminer  quel- 
les sont  les  bonnes  œuvres  qui  sont  méritoires  : 
sur  ce  point  il  3^  a  divergence  d'opinion  chez  les 
Théologiens,  dont  certains  ont  tenté  de  restrein- 
dre le  mérite  des  âmes  justes  et  de  ne  permettre 
aux  trésors  de  la  magnificence  divine  de  s'ouvrir 
que  rarement  et  difficilement.  Les  uns  ont  estimé 
que  les  œuvres  commandées  ne  méritaient  rien 
aux  yeux  de  Dieu  et  que  seules  les  œuvres  de  con- 
seil seraient  récompensées  (i).  D'autres  ont  cru 
que  tout  le  mérite  était  attaché  aux  actes  intérieurs 
de  l'entendement  et  de  la  volonté  et  que  l'acte 
extérieur  ne  méritait  rien.  D'autres  encore  ont 
enseigné  que  seuls  les  actes  de  charité  étaient 
dignes  du  paradis  à  cause  de  l'excellence  de  cette 
vertu,  mais  que  tout  autre  acte  de  vertu  était 
dépourvu  de  tout  mérite,  comme  émanant  de 
vertus  trop  inférieures  (2).  De  telles  opinions  qui 
sont  soutenues  par  des  Docteurs  catholiques  ren- 
dent le  ciel  d'un  trop  difficile  accès  pour  les  âmes 
justes,  elles  raccourcissent  les  ailes  de  l'espérance, 
et  des  douze  portes  de  la  cité  céleste  percées  de 
tous  les  côtés,  n'en  laissent  qu'une  seule  ouverte, 
après  avoir  condamné  toutes  les  autres  (Apoc.  21.) 
Il  est  donc  important  pour  la  consolation  des  âmes 
justes  de  prouver  que  de  semblables  opinions  sont 
insoutenables. 

I.  Guill.  Paris,  de  mcrii.  cap.  unico. 

3,  Bannez,  2.  2.  quœst.  24,  art.  6,  dub.  5. 


DE    LA   GRACE  l65 


En  premier  lieu,  on  ne  peut  soutenir,  sans  don- 
ner un  démenti  aux  Saintes  Ecritures,  que  les 
œuvres  de  précepte  ne  méritent  pas  le  ciel.  Car 
nos  Saints  Livres  promettent  en  termes  formels 
le  paradis  comme  récompense  à  ceux  qui  obser- 
veront les  commandements.  Ils  disent  :  «  Aime^ 
«  vos  ennemis  et  vous  aiire\  une  récompense 
«  infinie.  »  (Luc,  6.)  Ils  disent  encore  :  «  Si  vous 
«  vouleTj^  entrer  dans  la  vie,  garde\  mes  comman- 
«  déments.  »  (Matt.  19.)  D'ailleurs  les  œuvres 
commandées  ne  font  aucune  violence  à  la  volonté, 
et  laissent  la  liberté  entière,  comme  les  œuvres  de 
conseil  que  Ton  a  fait  vœu  d'accomplir.  Comment 
donc  pourraient-elles  diminuer  le  mérite  ?  Ne 
l'augmentent-elles  pas  plutôt,  en  ce  sens  que 
puisqu'elles  sont  commandées,  elles  donnent  lieu 
à  un  acte  d'obéissance,  qui  n'est  pas  sans  mérite 
devant  Dieu  ?  (i). 

I.  Cette  opinion  qui  fut  celle  de  Denys,  moine  cis- 
tercien «  est,  dit  Suarez  (De  grat.  lib.  12,  c.  5,  n.  2) 
«  non  seidement  téméraire,  mais  fansse,  à  mon  avis.  Elle 
«  a  contre  elle  renseignement  commun  des  Théologiens... 
«  et  toute  l'Ecriture  Sainte...  qui  promet  la  vie  éternelle 
«  comme  récompense  à  ceux  qui  auront  observé  les  com- 
«  mandements .  »  Ajoutons  qu'elle  a  contre  elle,  outre  la 
raison,  comme  le  prouve  Bail,  le  Concile  de  Trente 
(sess.  6,  c.  16.)  «  Croyons  que  ces  justes  ont  tout  ce  qu'il 
«  leur  faut  et  pour  satisfaire  pleinement  à  la  loi  divine 
«  dans  les  conditions  de  la  vie  présente  par  des  œuvres 
«  faites  en  Dieu,  et  pour  mériter  réellement  la  vie  éter- 
«  nelle.  »  Il  ne  distingue  pas  deux  catégories  d'oeuvres  : 
celles  par  lesquelles  nous  remplirions  les  préceptes  et 
celles  par  lesquelles  nous  mériterions  la  vie  éternelle  ; 


l66  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Il  faut,  en  second  lieu  admettre  que  non  seule- 
ment les  actes  intérieurs  sont  méritoires,  mais 
aussi  les  actions  extérieures.  N'ont-elles  pas  en 
effet  leurs  difficultés  propres  que  l'âme  doit  vain- 
cre pour  les  pratiquer  ?  Ne  sont-elles  pas  accom- 
plies librement  ?  Ne  contribuent-elles  pas  à  leur 
manière  à  l'honneur  et  à  la  gloire  de  Dieu  ?  N'est-ce 
pas  faire  un  plus  grand  don  à  Dieu,  quand  on  lui 
donne  à  la  fois  l'intérieur  et  l'extérieur,  que  si  on 
ne  lui  donne  que  l'intérieur  ?  Aussi  le  Juge  souve- 
rain des  vivants  et  des  morts,  ne  récompensera 
pas  seulement  les  bonnes  volontés  et  les  bonnes 
intentions,  mais  aussi  les  œuvres  effectives,  par 
lesquelles  nous  aurons  soulagé  le  prochain. 

Il  faut  observer  en  troisième  lieu,  que,  bien  que 
la  charité  soit  la  reine  des  vertus,  que  ses  actes 
aient  un  rapport  plus  direct  à  la  gloire  et  qu'ils 
méritent  les  plus  belles  palmes  du  paradis  ;  toute- 
fois les  actes  des  autres  vertus  seront  récompensés. 
Car  qui  oserait  soutenir  que  les  œuvres  de  la  vie 
active  ne  méritent  rien,  alors  que  Jésus-Christ 
leur  attribue  si  souvent  le  royaume  du  ciel,  en 
déclarant  qu'il  tiendra  comme  fait  à  sa  personne 
ce  que  nous  aurons  fait  au  prochain  ?  La  foi  qui 
consiste  à  captiver  l'intelligence  par  l'adhésion  aux 

aux  mêmes  œuvres  sont  attribués  ces  deux  effets.  — 
Néanmoins  Suarez  (degrat.  1.  12,  c.  5)  observe  avec 
juste  raison  que  les  œuvres  non  prescrites  ont  un  avan- 
tage au  point  de  vue  du  mérite  ;  c'est  que  précisément, 
parce  que  leur  accomplissement  dépend  absolument, 
de  nous,  elles  nous  offrent  une  occasion  de  faire  preuve 
d'une  plus  grande  bonne  volonté  et  peuvent  sous  ce 
rapport  avoir  plus  de  mérite. 


DE   LA   GRACE  167 


vérités  surnaturelles,  n'honore-t-elle  pas  Dieu, 
ainsi  que  l'espérance  qui  compte  sur  la  promesse 
de  Dieu  et  sur  sa  fidélité  ?  On  pourrait  en  dire 
autant  des  actes  des  vertus  morales,  de  la  justice, 
de  la  pénitence  ou  de  la  tempérance.  Dieu  est  si 
bon  qu'il  n'accepte  pas  seulement  pour  le  ciel  les 
actes  les  plus  sublimes  de  la  principale  vertu,  mais 
aussi  les  actes  des  vertus  moins  élevées,  qui  ont 
une  valeur  suffisante.  Un  bon  prince  ne  récom- 
pense pas  seulement  les  plus  généreux  de  ses  sol- 
dats, mais  aussi  tous  ceux  qui,  sans  égaler  le 
mérite  des  premiers,  ont  cependant  bien  fait. 
D'ailleurs  on  peut  considérer  la  charité  comme 
vivifiant  les  bonnes  œuvres  des  hommes  de  deux 
manières  :  ou  bien  par  sa  seule  présence,  ou  bien 
par  son  action,  quand  elle  commande  ou  produit 
les  actes  des  autres  vertus.  Il  suffit  pour  que  les 
actes  de  vertu  soient  méritoires,  que  la  charité  les 
vivifie  par  sa  présence,  sans  qu'il  soit  requis  qu'elle 
exerce  sur  eux  une  action  directe. 

Excitez-vous  donc  à  produire  toutes  sortes  de 
bonnes  oeuvres  et  ne  méprisez  aucune  occasion, 
puisque  Dieu  les  accepte  à  un  prix  si  élevé,  je  veux 
dire  comme  prix  de  la  gloire  éternelle.  Puis  admi- 
rez et  louez  la  magnificence  de  Dieu,  ainsi  que  la 
puissance  des  bonnes  œuvres.  Quelle  puissance 
merveilleuse,  dit  saint  Augustin  (i),  que  de  pou- 
voir acheter  le  royaume  des  cieux,  non  pas  avec  la 
moitié  de  ses  biens,  comme  fit  Zachée,  mais  avec 
deux  deniers,  à  l'exemple  de  la  veuve,  à  qui  ce 
royaume  appartient  aussi  entièrement  qu'à  Zachée? 


De  ocio  Didcitii  quœst.  q.  4. 


l68  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Quoi  de  plus  merveilleux  que  ce  même  royaume 
vaille  les  trésors  du  riche  et  le  calice  d'eau  froide 
du  pauvre  ?  O  Dieu  souverain  !  que  vous  êtes 
admirable,  d'avoir  enclos  le  royaume  du  ciel  avec 
toute  son  étendue  dans  une  petite  œuvre  faite  en 
état  de  Grâce,  dont  vous  avez  fait  le  germe  de 
l'éternité  et  la  semence  de  l'arbre  de  la  vie  éter- 
nelle !  Oh  !  quelle  admirable  preuve  Dieu  nous  a 
donnée  de  sa  puissance  en  renfermant,  par  un 
incompréhensible  miracle,  tout  le  royaume  de  ses 
Anges  dans  une  petite  action  conseillée  ou  com- 
mandée, de  charité,  ou  de  religion,  ou  de  force,  ou 
de  tempérance,  à  laquelle  il  a  promis  de  le  donner 
comme  récompense  !  O  beauté,  ô  force  incompa- 
rable de  la  Grâce  divine  !  Oh  !  quel  pénétrant 
aiguillon  pour  exciter  l'homme  à  bien  faire  ! 
Disons  donc  avec  saint-Paul  :  «  Ne  nous  découra- 
«  geons  pas  en  faisant  le  bien  ;  car  si  nous  per- 
«  sévérons,  nous  moissonnerons  lorsque  le  temps 
«  sera  venu.  »  (Gai.  6.) 


III 


Considérez  à  quelle  fin  nous  devons  rapporter 
nos  œuvres,  pour  qu'elles  soient  méritoires  de  la 
vie  éternelle.  Dans  cette  question  qui  offre  de 
sérieuses  difficultés,  et  qui  a  tourmenté  les  meil- 
leurs esprits,  il  y  a  une  chose  qui  est  vraie,  une 
autre  qui  est  probable  et  une  troisième  qui  est  la 
plus  sûre  en  pratique. 

Ce  qui  est  vrai  sans  débat,  c'est  qu'une  bonne 
œuvre  faite  dans  une  mauvaise  intention  et  pour 
une  mauvaise  fin,  n'a  aucun  mérite  devant  Dieu  : 


DE    LA   GRACE  169 


«  Prene\  garde^  dit  la  Vérité  éternelle,  de  ne 
«  point  faire  vos  œuvres,  pour  être  vus  des 
«  hommes,  car  vous  ne  mériteriez  point  de 
«  récompense  aux  yeux  de  votre  Père  qui  est  aux 
«  deux.  »  (Matt.  6.)  Le  grand  saint  Grégoire  (i) 
disait  à  ce  sujet  :  je  suis  obligé  de  vous  avertir  de 
veiller  avec  un  grand  soin  sur  le  bien  que  vous 
accomplissez,  de  peur  que  vous  vous  laissiez  aller  à 
rechercher  la  faveur  des  hommes  dans  les  bonnes 
actions  que  vous  faites,  de  peur  que  le  désir  des 
louanges  humaines  ne  s'y  glisse,  car  dans  ce  cas 
ce  qui  brille  au  dehors  serait  au  dedans  vide  de 
tout  mérite.  La  raison  en  est  que  la  mauvaise 
intention  gâte  l'œuvre  et  la  rend  mauvaise  :  dès 
lors  Dieu  prépare  des  supplices  au  lieu  des  récom- 
penses. Néanmoins  il  est  vrai  que  quelquefois 
l'homme  fait  une  action  vertueuse  à  laquelle  vient 
se  mêler  une  autre  action  qui  est  vicieuse,  par 
exemple  quand  il  prie  Dieu  et  qu'il  est  distrait  ou 
qu'il  se  complaît  grandement  en  lui-même.  Dans 
ce  cas  la  bonne  action  ne  laisse  pas  d'être  méri- 
toire, quoique  les  actions  véniellement  mauvaises 
qui  s'y  greffent  soient  en  même  temps  une  source 
de  démérite  ;  de  telle  sorte  qu'il  fait  un  grand  gain 
d'une  part  et  de  l'autre  une  perte  légère.  Ainsi  il 
mérite  en  même  temps  le  paradis  pour  une  éter- 
nité et  les  peines  du  purgatoire  pour  un  temps 
limité.  Il  n'en  est  pas  de  même  quand  il  fait  une 
bonne  action  pour  une  mauvaise  fin,  car  dans  ce 
cas  il  n'y  a  pas  deux  actions,  mais  une  seule  et 
celle-là  est  viciée  et  totalement  pervertie  par  l'in- 


I.  Homil.  12  in  Evang. 


lyO        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

tention  dépravée  ;  dès  lors  elle  ne  peut  plus  être 
méritoire. 

Voici,  en  second  lieu,  ce  qu'il  y  a  de  probable 
dans  cette  même  question  :  c'est  que  les  actions 
faites  pour  une  autre  fin  que  pour  Dieu,  mais 
néanmoins  pour  une  fin  bonne  et  légitime,  sont 
méritoires.  Ainsi  est  méritoire  ce  que  Ton  fait 
pour  éviter  l'enfer  ou  pour  gagner  le  paradis,  ce 
que  Ton  fait  par  le  motif  propre  à  chaque  vertu 
morale,  par  exemple  si  on  est  tempérant,  parce 
que  les  excès  dans  le  boire  et  dans  le  manger  sont 
indignes  de  l'homme  ;  si  on  pratique  la  justice, 
parce  qu'il  faut  que  chacun  ait  ce  qui  lui  est  dû  ; 
autant  d'actions  qui  sont  méritoires  de  la  vie 
éternelle,  si  rien  n'empêche  d'ailleurs.  Cette  opi- 
nion est  d'autant  plus  probable  que  Dieu  promet 
dans  l'Evangile  des  récompenses  aux  actes  de 
vertu,  sans  spécifier  qu'il  faille  les  rapporter  à  lui. 
«  Bienheureux  les  pauvres  d'esprit^  dit  Jésus- 
«  Christ,  car  le  royaume  des  deux  leur  appar^ 
«  tient.  Bienheureux  les  pacifiques.,  car  ils  pos- 
«  sèderont  la  terre.  »  (Matt.  5.)  Dieu  punira  les 
actions  mauvaises,  alors  même  qu'on  ne  les  a 
point  faites  dans  l'intention  de  lui  déplaire.  Pour- 
quoi donc,  puisqu'il  est  plus  prompt  à  récom- 
penser qu'à  châtier,  ne  donnerait-il  aucun  salaire 
pour  les  actes  de  vertu  qu'on  a  faits  sans  les  rap- 
porter à  lui  ?  Dieu  ne  demande  certes  pas  que 
l'homme  accomplisse  toujours  des  actes  de  la  plus 
haute  perfection,  il  se  contente  que  l'homme  fasse 
le  bien,  quoique  ce  ne  soit  pas  toujours  le  bien  le 
plus  excellent.  Ainsi  il  récompensera  les  bonnes 
actions,  même  les  plus  médiocres  et  les  moindres. 


DE    LA    GRACE  I7I 


Il  est  probable  encore,  qu'il  récompensera  les 
bonnes  intentions,  non  seulement  les  plus  héroï- 
ques comme  celles  qui  tendent  uniquement  à  sa 
gloire  et  à  l'accomplissement  de  sa  volonté,  mais 
même  les  intentions  médiocremment  bonnes, 
comme  celles  d'éviter  l'enfer,  de  soulager  la  misère 
du  prochain  par  des  oeuvres  de  miséricorde,  de 
prétendre  à  l'honnêteté  de  la  vertu  qui  mérite 
d'être  aimée  pour  sa  propre  excellence  et  pour  sa 
conformité  avec  la  raison.  Saint  Paul  dit,  il  est 
vrai  :  «  Si  je  distribue  tous  mes  Mens  aux  pau- 
«  vres  pour  les  nourrir^  si  je  livre  mon  corps 
«  pour  être  brûlé^  et  que  je  n"" aie  point  la  charité^ 
«  tout  cela  ne  me  sert  de  rien.  »  (I  Cor.  i3). 
Mais  ici  saint  Paul  ne  parle  point  de  la  charité 
actuelle,  qui  consiste  à  faire  ses  actions  expressé- 
ment pour  la  gloire  de  Dieu,  en  considérant  cette 
gloire  comme  le  bien  de  Dieu  ;  il  parle  de  la  cha- 
rité habituelle  et  de  la  Grâce  sanctifiante,  sans 
laquelle  on  n'a  aucun  mérite  pour  le  ciel  (i). 

I .  Il  est  certain  que  la  charité  considérée  comme  une 
vertu  spéciale  est,  selon  Texpression  de  la  Théologie, 
la  forme  de  toutes  les  vertus  ;  ce  qui  veut  dire  qu'elle 
concourt  à  rendre  les  actes  de  toutes  les  vertus  méri- 
toires de  la  vie  éternelle,  en  les  dirigeant  vers  la  tin 
dernière  surnaturelle.  Néanmoins  pour  qu'un  acte  mé- 
rite la  vie  éternelle,  i)  il  n'est  pas  nécessaire  que  ce 
soit  un  acte  formel  de  charité.  Le  Concile  de  Trente 
(sess.  6.  can.  32)  définit  que  «  les  bonnes  œuvres  »  faites 
en  état  de  Grâce  méritent  réellement  une  augmenta- 
tion de  Grâce,  la  vie  éternelle  et  une  augmentation  de 
gloire.  Il  parle  indistinctement  de  toute  oeuvre  bonne. 
L'Eglise  a    condamné   la    55^   proposition  de   Quesnel 


172  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Néanmoins,  il  faut  reconnaître,  après  avoir 
tout  bien  pesé,  que  le  mo3^en  le  plus  sûr  pour 
avoir  du  mérite  aux  yeux  de  Dieu,  c'est  de  faire 
nos  actions  pour  sa  gloire  dans  l'intention  de  lui 
plaire,  ou  tout  au  moins  d'avoir  une  intention 
pour  lui,  afin  de  l'intéresser  en  quelque  manière 

ainsi  conçue  :  «  Dieu  ne  couronne  que  la  charité  ;  celui 
«  qui  court  sous  une  autre  impulsion  et  pour  un  autre 
«  motif,  court  en  vain  ».  —  «  J'estime,  dit  Suarez,  (de 
«  GRAT,  1.  12.  c.  8.  n.  9),  que  cette  opinion  ne  doit  être 
«  admise  en  aucune  façon  ni  tolérée,  parce  qiC elle  parait 
«  peu  conforme  aux  saintes  Ecritures,  au  sentiment  com~ 
«  mun  de  V Eglise  et  des  Pères,  et  parce  quelle  restreint 
«  trop  les  mérites  des  Saints  eu  égard  à  la  magnificence 
«  et  à  la  libéralité  divines,  comme  aussi  à  la  sagesse  de 
«  sa  Providence.  ~b  —  2).  Il  n'est  pas  nécessaire  que  ce  soit 
un  acte  accompli  par  un  motif  de  charité.  Le  Concile  de 
Trente  (sess.  6.  ch.  16)  après  avoir  énuméré  les  condi- 
tions requises  pour  mériter  le  ciel  d'un  mérite  de  condi- 
gnité,  ajoute  sans  faire  aucune  mention  de  cette  condi- 
tion :  «  Croyons  qtie  ces  justes  ont  tout  ce  qu'il  leur  faut... 
«  pour  mériter  réellement  la  vie  éternelle.  »  —  3)  Il  est 
nécessaire  et  il  suffit  que  cet  acte  soit  accompli  pour  un 
motif  surnaturel.  CTest  l'opinion  commune  des  Théolo- 
giens (Suarez,  DE  GRAT.  1.  12.  c.  8.  u.  9.).  a)  C'est  néces- 
saire. Si  Abraham  a  été  justifié,  dit  saint  Jacq.  (IL  21, 
22),  c'est  que  «  sa  foi  était  jointe  à  ses  œuvres  »  pour  lui 
proposer  un  motif  surnaturel  ;  et  Jésus-Christ  dit  : 
«  Celui-là  aura  la  vie  éternelle  qui  abandonnera  sa  mai- 
«  son..,  POUR  l'amour  de  moi  ;  (Matt.  XIX,  29)  ;  ou  «  qui 
«  recevra  cet  enfant  en  mon  nom.  »  (Luc  IX,  48.)  Aucune 
œuvre  ne  mérite  le  ciel,  si  elle  n'est  pas  surnaturelle. 
Or,  pour  qu'elle  soit  surnaturelle,  il  ne  suffît  pas  qu'elle 
soit  produite   par  une  faculté   élevée  par  la    Grâce,  il 


DE    LA   GlîACE  îyB 


dans  nos  actions.  Saint  Augustin  (i)  est  formel 
là-dessus.  Qu'il  n'arrive  jamais,  dit-il,  que  les 
vraies  vertus  soient  mises  au  service  de  tout  autre 
que  de  celui  à  qui  nous  disons  :  «  Dieu  des  vertus^ 
«  convertissez-nous.  »  (Ps.  79).  Par  conséquent 
les  vertus  qui  servent  aux  Jouissances  de  la  chair, 
à  quelque  profit  ou  avantage  temporel,  ne  peuvent 
être  en  aucune  façon  de  vraies  vertus  ;  d'autre 
part,  celles  qui  ne  servent  à  rien  ne  peuvent  pas 
davantage  être  de  vraies  vertus.  Les  vraies  vertus 
doivent  chez  l'homme  être  au  service  de  Dieu,  qui 
les  a  données  à  l'homme,  et  chez  les  Anges,  être 
encore  au  service  de  Dieu,  qui  les  a  données  aux 
Anges.  Or,  tout  ce  que  l'homme  fait  de  bien  pour 
un  motif  tout  autre  que  celui  pour  lequel  la  vraie 
Sagesse  commande  de  le  faire,  quoique  matériel- 
est  encore  absolument  requis  qu'elle  soit  faite  formel- 
lement ou  virtuellement  pour  un  motif  surnaturel, 
b)  Cette  condition  suffit  pour  que  nos  actes  méritent  la 
vie  éternelle,  car  tout  acte  de  vertu  tend  de  lui-même 
et  nécessairement  vers  la  fin  propre  à  la  charité.  De 
même  que  les  actions  purement  naturelles  qui  sont 
bonnes  dans  leur  objet,  leur  fin  et  leurs  circonstances 
tendent  comme  par  leur  propre  poids  vers  Dieu  consi- 
déré comme  fin  dernière  de  l'homme  dans  l'ordre  natu- 
rel ;  ainsi  tout  acte  fait  pour  un  motif  surnaturel  tend 
en  vertu  de  sa  propre  nature,  vers  Dieu  considéré 
comme  fin  surnaturelle  de  l'homme.  —  Néanmoins 
quelques  Théologiens  et  Bellarmin  entre  autres,  exigent 
que  nos  actions  soient  faites  au  moins  virtuellement 
par  un  motif  de  charité.  (Bellarm.  de  justif.  lib.  V, 
cap.  15.) 

1.  L.  4.  cont.  Jidian.  Pelag.  c,  5. 


174  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

lement  bon,  constitue  un  péché,  parce  que  la  fin 
légitime  fait  défaut.  Le  célèbre  évêque  de  Paris  (i) 
admet  cette  opinion  :  il  ne  croit  pas  qu'une  action 
faite  par  crainte  de  l'enfer  soit  méritoire.  Agir 
pour  un  tel  motif,  dit-il,  c'est  imiter  les  voleurs  qui 
se  gardent  bien  de  dérober  en  présence  des  archers: 
ils  ne  méritent  pas  une  récompense  pour  cela. 
C'est  imiter  aussi  les  nautonniers  qui,  en  danger 
de  faire  naufrage,  jettent  leur  marchandise  à  la 
mer  ;  c'est  faire  enfin  comme  les  enfants  qui 
n'apprennent  leur  leçon  que  par  crainte  du  châ- 
timent. Cette  même  opinion  est  encore  soutenue 
par  de  très  grands  Théologiens  qui  ont  été  célè- 
bres dans  divers  siècles  (2).  Il  n'est  guère  probable 

1.  Guill.  Paris,  de  merit. 

2.  Il  est  prescrit  à  tout  chrétien  de  rapporter  à  Dieu 
toutes  ses  actions  et  celles-là  seules  sont  méritoires  qui 
sont  faites  pour  Dieu.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  les 
lui  offrir  actuellement,  il  suffit  de  les  rapporter  à  Dieu 
virtuellement,  c'est-à-dire  de  les  accomplir  en  vertu 
d'une  première  offrande,  déjà  faite  à  Dieu  de  toutes  nos 
actions,  il  suffit  même  de  les  rapporter  à  lui  implicite- 
ment, ce  qui  a  lieu  simplement  parle  fait  que  la  volonté 
se  porte  à  une  action  uniquement  à  cause  de  sa  bonté 
morale  et  de  son  honnêteté.  Or,  nous  savons  par  la 
condamnation  de  deux  des  propositions  censurées  par 
le  pape  Alexandre  VIII,  (la  14^  et  la  15*),  que  la  crainte 
«  simplement  servile  »  est  bonne  en  soi  et  de  plus  qu'elle 
est  surnaturelle.  Il  ne  lui  manque  donc  rien  pour  être 
méritoire.  —  Seule  la  crainte  qu'on  appelle  «  servilement 
servile  »  est  mauvaise,  parce  qu'elle  redoute  le  châti- 
ment et  non  la  faute  et  qu'elle  conserve  le  désir  de 
pécher  impunément. 


DE   LA   GRACE  IjS 


en  effet,  que  Dieu  ait  pris  l'engagement  de  récom- 
penser par  le  plus  grand  bien  qu'il  soit  possible 
d'imaginer,  des  actions  que  Thomme  n'aura  pas 
accomplies  pour  lui,  mais  pour  un  autre.  Il  dira 
avec  raison  :  ce  n'est  pas  pour  moi  que  vous  avez 
travaillé  ;  pourquoi  vous  récompenserai-je  ?  C'est 
comme  si  un  laboureur  demandait  son  salaire  à 
quelqu'un  dont  il  n'aurait  pas  cultivé  les  terres, 
ou  comme  si  un  vigneron  réclamait  le  prix  de  sa 
journée  à  celui  dont  il  n'aurait  pas  travaillé  la 
vigne.  Ce  laboureur  et  ce  vigneron  n'ont  rien  fait 
pour  celui  à  qui  ils  demandent  leur  salaire  ;  pour 
quel  motif  serait-il  obligé  de  le  leur  donner  ? 
Ainsi  en  est-il  de  Dieu  à  l'égard  de  ceux  qui  ne 
font  pas  leurs  bonnes  actions  et  ne  supportent 
pas  leurs  peines  pour  lui  et  pour  le  servir  :  sur 
quoi  peuvent-ils  se  fonder  pour  lui  demander 
comme  récompense  le  souverain  bien  ?  Allez, 
pourra-t-il  leur  dire  à  juste  titre,  adressez-vous  à 
ceux  pour  qui  vous  avez  travaillé,  vous  n'avez 
rien  fait  pour  moi. 

D'ailleurs  l'acte  de  foi  et  Tacte  d'espérance  ont 
Dieu  pour  objet  immédiat  et  honorent  Dieu  ; 
il  en  est  de  même  des  actes  de  la  vertu  de  la 
religion,  par  lesquels  on  rend  à  Dieu  le  culte 
qui  lui  est  dû.  C'est  pour  cela  qu'il  est  à  croire 
qu'il  suffit  pour  que  de  tels  actes  soient  méritoi- 
res, qu'ils  soient  faits  avec  la  charité,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  qu'ils  soient  faits  par  un  motif  de 
charité.  On  doit  en  dire  autant  des  actes  des 
autres  vertus,  s'ils  sont  faits  par  un  motif  de 
religion.  La  vertu  de  religion  a  pour  objet  en 
effet,  de  rendre  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû,  elle  se 


176  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

rapporte  à  la  gloire  de  Dieu,  tout  comme  la  vertu 
de  charité,  avec  toutefois  cette  différence,  que  la 
charité  considère  la  gloire  de  Dieu  comme  le  bien 
de  Dieu,  tandis  que  la  religion  la  considère 
comme  son  droit,  ce  qui  suffit  pour  le  mérite. 

Ce  point  me  fera  comprendre  à  quel  danger  de 
n'acquérir  aucun  mérite,  s'exposent  les  âmes  bas- 
ses, mondaines  et  peu  intérieures,  qui  ne  sont  pas 
habituées  à  faire  leurs  bonnes  actions  en  vue  de 
Dieu,  pour  lui  plaire  ou  pour  le  glorifier.  C'est 
donc  être  un  mauvais  économe  dans  la  vie  spiri- 
tuelle, que  de  ne  pas  prendre  l'habitude  de  songer 
à  Dieu  et  de  l'avoir  en  vue  dans  toutes  nos  actions. 
Jouez  donc  ici  au  plus  sur,  examinez  par  quelle 
méthode  et  par  quelle  voie  vous  pourrez  diriger 
toutes  vos  actions  vers  Dieu.  Désirez  d'éviter  l'en- 
fer pour  glorifier  Dieu  davantage  dans  le  paradis. 
Désirez  beaucoup  plus  la  gloire  que  vous  donnerez 
à  Dieu  dans  le  paradis,  que  la  gloire  que  vous  y 
recevrez  de  Dieu.  Si  la  beauté  et  l'honnêteté  pro- 
pres à  la  vertu  vous  invitent  à  la  pratiquer,  ne  vous 
arrêtez  pas  à  cette  considération,  montez  plus 
haut,  jusqu'à  Dieu  même.  Enfin,  dans  toutes  vos 
actions,  rapportez  ce  qui  est  corporel  à  ce  qui  est 
spirituel  et  ce  qui  est  spirituel  à  Dieu. 


DE   LA   GRACE  I77 


XVir  MÉDITATION 

DES  CONDITIONS  REQUISES  POUR 
LE  MÉRITE 


SOMMAIRE 

Trois  conditions  sont  requises  de  la  part  de 
V homme.  —  Une  de  la  part  de  Dieu.,  savoir  : 
la  promesse  de  la  récompense.  —  Y  a-t-il  d'au- 
tres conditions  requises  de  la  part  de  Jésus- 
Christ  ? 

I 

POUR  qu'une  bonne  action  soit  digne  du  ciel, 
trois  autres  conditions  sont  requises  de  la 
part  de  l'homme  (i). 

La  première  condition,  c'est  que  l'homme  soit 
en  état  de  grâce  et  par  conséquent  qu'il  ait  la  cha- 
rité qui  est  inséparable  de  la  Grâce  sanctifiante. 
L'homme  en  effet  qui  est  dépourvu  de  la  Grâce  et 
de  la  charité  est  l'ennemi  de  Dieu,  il  ne  mérite 
pas  le  pain  qu'il  mange  et  il  est  passible  des 
peines  de  l'enfer.  Il  répugne  donc  qu'aussi  long- 
temps qu'il  reste  dans  cet  état,  il  mérite  le  ciel. 
Jésus-Christ  nous  enseigne  cette  vérité,  quand  il 
se  compare  à  la  vigne  et  qu'il  compare  les  Apôtres 
aux  rameaux  de  la  vigne  :  «  De  même  que  la 
«  branche  ne  peut  pas  porter  de  fruit.,  si  elle  ne 

I.  Viguer.  Inst.  c.  20,  §  i,  vers.  4. 
Bail,  t.  iv.  H 


178  LA    THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

«  demeure  unie  à  la  vigne^  ainsi  vous,  si  vous  ne 
«  demeure^  en  moi  »,  à  qui  vous  unit  la  Grâce 
sanctifiante.  (Jean.  i5.)  C'est  la  même  vérité  que  le 
Sauveur  exprime,  quand  il  compare  la  Grâce  à 
l'eau  :  «  Veau  que  je  lui  donnerai  deviendra  en 
«  lui  une  source  qui  jaillira  jusqu'à  la  vie  éter" 
«  nelle.  »  (Jean.  4.)  Sans  la  charité  Tàme  est  morte  ; 
car  dit  saint  Prosper  (i),  la  charité  est  l'àme  des 
âmes  saintes,  et  le  principe  de  tous  leurs  mérites. 
Sans  elle  par  conséquent  l'âme  ne  peut  faire 
aucun  acte  vital,  ni  à  plus  forte  raison  mériter  la 
vie  éternelle.  La  nature  qui  a  ses  raretés  nous 
en  fournit  un  exemple  dans  le  serpent  dracontias  ; 
dans  sa  tête  se  trouve  une  pierre  précieuse  qui 
porte  le  même  nom  que  le  serpent  ;  mais  on  ne 
peut  l'avoir  qu'à  la  condition  de  la  prendre  dans 
l'animal  pendant  qu'il  est  encore  en  vie,  car  à 
peine  est-il  mort,  qu'on  ne  trouve  plus  à  la  place 
de  cette  pierre  précieuse  qu'une  eau  infecte.  Ainsi 
en  est-il  des  bonnes  actions  :  ce  sont  des  actions 
précieuses  tant  que  l'âme  est  vivifiée  par  la  Grâce 
et  par  la  charité,  mais  si  l'âme  est  morte,  ce  qui 
arrive  quand  elle  est  en  état  de  péché,  elles  per- 
dent tout  leur  prix  (2). 

1.  L.  3,  Vita  contempl.  c.   13. 

2.  L'état  de  Grâce  est  nécessaire  au  mérite  de  con- 
dignité  surtout  à  cause  de  la  dignité  quasi-divine  à 
laquelle  il  élève  la  personne  humaine,  et  en  même 
temps  que  la  personne  humaine,  les  actes  qui  émanent 
d'elle  La  valeur  des  actes,  par  exemple  d'un  don,  d'un 
bienfait,  d'un  service  est  toujours  proportionnée  à  la 
dignité  de  la  personne.  C'est   en  vertu  de  ce  principe 


DE   LA   GRACE  î  79 


La  seconde  condition  requise  pour  le  mérite, 
c'est  la  liberté  ;  là  où  il  n'y  a  point  de  liberté,  il 
n'y  a  pas  de  mérite.  Saint  Grégoire  le  Théolo- 
gien (i)  nous  déclare  que  le  bien  qui  vient  des 
êtres  sans  raison  ne  mérite  aucune  louange,  mais 

que  les  actions  les  plus  ordinaires  de  Jésus-Christ  ont 
une  valeur  infinie  et  qu'une  seule  goutte  de  son  sang, 
aurait,  dit  le  pape  Clément  VI  (epist.  décret.  Unigenitus) 
suffi  pour  sauver  le  monde.  Cette  dignité  que  donne  à 
la  personne  humaine  léiat  de  Grâce  est  d'autant  plus 
nécessaire  pour  mériter  la  vie  éternelle,  que  cette  vie 
éternelle  constitue  l'héritage  des  fils  de  Dieu  et  que 
nul  ne  peut  avoir  droit  à  cet  héritage,  quelque  héroï- 
ques que  soient  ses  actions,  s'il  n^a  pas  cette  fdiation 
divine  qui  est  l'eflfet  propre  de  la  Grâce  sanctifiante  ;  de 
même  un  serviteur  aurait  beau  verser  tout  son  sang 
pour  le  service  de  son  Roi,  il  ne  méritera  jamais  de 
monter  sur  le  trône  ;  c'est  un  honneur  qui  n'est  dû  qu'au 
fils  du  Roi.  ^  Le  mérite^  dit  saint  Thomas  (i,  2,  q.  114, 
«  a.  -^provient  aussi  de  la  dignité  que  confère  la  grâce, 
«  car  cest  par  elle  que  l'homme  entre  en  participation  de 
«  la  nature  divine  et  est  adopté  par  Dieu  comme  son  fils, 
«  à  qui  est  du  l'héritage  en  vertu  même  de  cette  adoption, 
«  selon  cette  parole  (Rom.  VIII,  17.)  »  Si  vous  êtes  les 
FILS  DE  Dieu,  vous  êtes  aussi  ses  héritiers.  »  De  la  sorte 
la  Grâce  ne  contribue  pas  au  mérite  d'une  manière 
purement  négative,  qui  consisterait  à  détruire  le  péché 
dans  l'âme,  mais  aussi  d'une  manière  positive,  comme 
l'a  entendu  l'Eglise,  quand  elle  a  déclaré  en  condamnant 
la  \y  proposition  de  Baïus  que  «  les  bonnes  œuvres 
«  faites  par  les  fils  d'adoption,  sont  méritoires  parce 
«  qu'elles  sont  accomplies  en  vertu  de  cet  esprit  d'adoption 
«  qui  réside  dans  le  cœur  des  fiils  de  Dieu.  » 

1.  Oratio  31. 


I  8o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

nous  devons  considérer  comme  digne  d'éloge  toute 
action  utile  qui  découle  d'une  volonté  et  d'une 
détermination  libre.  Quel  mérite  a  le  feu  de  brû- 
ler, Peau  de  couler?  quel  remercîment  devons- 
nous  à  la  neige,  si  elle  est  froide,  ou  au  soleil,  s'il 
nous  éclaire  ?  Ne  brille-t-il  pas  sans  le  savoir  ? 
Ainsi  les  actions  d'un  homme  privé  de  sa  liberté 
n'auraient  aucun  mérite  devant  Dieu  qui  considère 
surtout  l'amour  avec  lequel  on  le  sert. 

La  troisième  condition  consiste  en  ce  que 
l'homme  soit  dans  la  voie,  ce  qui  signifie  dans 
l'état  de  cette  vie  mortelle  qui  est  le  temps  que 
Dieu  a  fixé  pour  nous  permettre  de  faire  le  bien 
et  qui  est  aussi  la  voie  dans  laquelle  nous  devons 
avancer  par  des  actes  de  vertu  continuels,  jusqu'à 
ce  que  nous  arrivions  au  terme  qui  est  le  ciel.  De 
même  qu'il  appartient  aux  princes  qui  donnent 
des  prix  aux  jeux  de  bague,  de  déterminer  les 
jours  et  les  heures  oii  pourront  les  gagner  ceux 
qui  emporteront  en  courant  la  bague  au  bout  de 
la  lance  ;  ainsi  il  appartient  à  Dieu  de  limiter  le 
temps  où  on  pourra  mériter  le  ciel.  Or  Dieu  a 
déterminé,  comme  temps  propre  au  mérite,  la 
durée  de  l'union  de  l'àme  avec  ce  corps  mortel  et 
misérable,  qui  par  ses  misères  et  par  ses  passions 
lui  fournit  tout  naturellement  l'occasion  de  méri- 
ter. Voilà  pourquoi  le  temps  de  cette  vie  est  appelé 
dans  l'Ecriture  Sainte  le  jour,  tandis  que  celui  qui 
suit  la  vie  est  appelé  la  nuit,  où  on  ne  peut  plus 
rien  faire.  (Jean.  3.)  De  là  vient  que  l'homme  ne 
pourra  plus  réparer  ce  qu'il  néglige  de  faire  main- 
tenant ;  à  tel  point  que  ni  tous  les  saints  ensem- 
ble, ni  toutes  les  créatures  ne  pourraient,  même 


DE    LA    GRACE 


par  des  larmes  de  sang,  lui  obtenir  la  faculté  de 
mériter  la  valeur  d'un  cheveu.  11  est  dit  dans  la 
parabole  des  dix  vierges  que  celles  qui  étaient 
prudentes  se  trouvant  prêtes  «  entrèrent  dans  Ja 
«  salle  de  noce  avec  Vépoux  »,  tandis  que  les 
vierges  folles  qui  n'avaient  pas  mis  à  profit  le 
temps,  songèrent  trop  tard  à  leur  devoir.  Aussi 
entendirent-elles  TEpoux  leur  dire  :  «  En  vérité, 
«  Je  ne  vous  connais  pas  »,  car  le  temps  du 
mérite  a  les  mêmes  bornes  que  cette  vie  présente. 
(Matt.  25.) 

Ces  trois  conditions  sont  donc  requises  de  la 
part  de  l'homme,  pour  qu'une  action  soit  méri- 
toire. 

Cette  considération  m'apprendra  que  les  œuvres 
méritoires  ne  sont  pas  tellement  onéreuses  ni 
difficiles  :  je  me  réjouirai  dès  lors  de  la  bonté  de 
Dieu,  qui  a  voulu  que  le  moyen  de  se  sauver  fût 
facile.  Avec  quelle  joie  ne  devons-nous  donc  pas 
nous  porter  aux  bonnes  œuvres  et  les  multiplier 
d'heure  en  heure,  pour  acquérir  des  trésors  dans 
le  ciel  ?  Certes,  disait  au  prince  Naaman  le  servi- 
teur d'Elisée,  «  si  le  Prophète  Veut  commandé 
«  une  chose  difficile^  tu  devais  la  faire,  à  plus 
«  forte  raison^  puisqu'il  fa  commandé  une 
«  chose  facile.  »  (IV  Rois,  5.)  Certainement,  ô 
Jésus,  si  vous  nous  eussiez  dit  :  portez  mon  joug 
sur  vous,  car  mon  joug  est  lourd  et  mon  fardeau 
pesant,  nous  aurions  dû  faire  tous  nos  efforts  pour 
le  porter.  A  combien  plus  forte  raison,  quand  vous 
nous  dites  :  «  Mon  joug  est  suave  et  mon  fardeau 
«  léger  ».  (Matt.  ii.)  Donc,  aussi  longtemps  que 
durera  ce  Jour  qui  est  la  vie  entière,  je  travaille- 


l82  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

rai  ;  jusqu'à  ce  que  j'arrive  au  terme  qui  est  le 
paradis,  j'avancerai  dans  la  voie  ;  je  vous  sacrifie- 
rai volontiers  ma  vie,  mon  être  et  mes  puissances. 
O  Seigneur,  donnez-moi  la  force  de  persévérer,  le 
courage  pour  toujours  avancer  et  la  joie  de  parve- 
nir à  une  heureuse  fin.  Ainsi  soit-il. 

II 

Il  y  a,  en  second  lieu,  une  condition  requise  de 
la  part  de  Dieu,  pour  qu'une  œuvre  soit  méri- 
toire :  c'est  qu'il  se  soit  engagé  par  une  promesse 
formelle,  à  donner  la  béatitude  comme  récompense 
des  bonnes  actions.  Quoique  les  actions  qui  ont 
été  surnaturalisées  et  en  quelque  sorte  déifiées  par 
la  Grâce,  soient  dignes  du  ciel,  indépendamment 
de  toute  promesse  divine  ;  toutefois  elles  ne  peu- 
vent l'exiger  de  Dieu,  si  Dieu  ne  veut  pas  le  don- 
ner et  s'il  n'en  a  pas  pris  l'engagement  par  une 
promesse.  Il  est  en  effet  le  souverain  Seigneur  de 
tous,  il  est  plus  spécialement  le  maître  des  hom- 
mes justes  et  de  toutes  leurs  œuvres  ;  nul  ne  peut 
donc  avoir  assez  de  pouvoir  sur  Dieu  pour  l'obli- 
ger à  lui  donner  une  part  dans  son  royaume 
céleste.  Après  que  tous  les  hommes  justes  auraient 
fait  toutes  les  bonnes  œuvres  possibles,  il  aurait 
le  droit  de  leur  dire  :  j'accepte  toutes  ces  œuvres 
pour  l'acquit  de  vos  dettes  passées  et  des  obliga- 
tions que  vous  avez  contractées  envers  moi,  pour 
vous  avoir  créé  et  conservé,  comme  aussi  pour  vous 
avoir  donné  la  Grâce  et  la  faculté  d'agir.  C'est 
ainsi  que  les  débiteurs  travaillent  pour  leur  créan- 
cier, et  quoiqu'ils  aient  mérité  le  salaire  de  leur 
journée,  le  créancier  peut  leur  retenir  justement 


DE    LA    GRACE  I 83 


ce  qu'ils  doivent  et  il  n'est  obligé  de  les  payer  que 
dans  le  cas  où  il  s'est  engagé  à  le  faire  nonobstant 
leur  dette.  C'est  à  ce  sujet  que  Salvien  (i),  ancien 
évêque  de  Marseille  disait  :  quoi  que  l'homme  ait 
fait  pour  Dieu,  il  ne  peut  dire  qu'il  ait  fait  un  don 
à  Dieu.  Quand  quelqu'un  offre  ses  biens  et  ses 
facultés  à  Dieu,  l'attitude  qui  lui  convient  n'est 
pas  celle  d'un  généreux  donateur,  mais  l'attitude 
pleine  d'humilité  d'un  homme  qui  paie  sa  dette 
en  rendant  hommage  à  son  créancier  et  en  le 
remerciant;  ce  n'est  pas  même  celle  qui  convient 
à  un  débiteur  qui  se  libère  entièrement,  mais  bien 
celle  du  débiteur  qui  s'efforce  de  payer  une  faible 
partie  de  la  grande  somme  qu'il  doit.  C'est  pour- 
quoi, pour  que  l'homme  acquière  par  ses  bonnes 
œuvres  un  droit  strict  au  paradis,  lui  qui  doit  tant 
à  Dieu,  il  est  absolument  nécessaire  que  Dieu  ait 
pris  envers  lui  l'engagement  de  lui  donner  le  ciel 
comme  récompense  :  dans  ce  cas  seulement  il  a  le 
droit  de  le  demander  et  de  l'obtenir. 

De  cette  façon  la  miséricorde  et  la  justice  se 
donnent  la  main  :  la  miséricorde  paraît  en  ce  que 
Dieu  accepte  les  œuvres  des  justes  pour  autre 
chose  que  pour  l'acquit  de  leurs  obligations  à  son 
égard,  et  la  justice  en  ce  qu'il  promet  de  donner  à 
leurs  œuvres  la  récompense  qu'elles  méritent.  Ce 
procédé  est  de  nature  à  inspirer  l'humilité  aux 
Saints,  malgré  leurs  grands  mérites  :  car  ils  savent 
que  s'ils  peuvent  exiger  le  ciel  par  droit  de  justice, 
ils  demeurent  néanmoins  infiniment  obligés  envers 
la  miséricorde  divine  qui,  sans  avoir  égard  à  leurs 

I.  L.  I.  Contr.  avaritiam. 


184  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

dettes,  a  bien  voulu  accepter  leurs  œuvres  pour  le 
ciel.  Aussi  en  auront-ils  à  Dieu  une  reconnaissance 
immortelle  :  ils  la  témoigneront  pendant  toute 
l'éternité  par  des  louanges  infinies  en  Thonneur  de 
celui  qui  les  traite  si  noblement  et  leur  fait  cette 
inappréciable  faveur  d'accepter  d'être  le  débiteur 
de  ses  débiteurs  mêmes.  Saint  Augustin  (i)  consi- 
dère souvent  avec  admiration  ce  mystère.  Dieu, 
dit-il,  est  devenu  notre  débiteur,  non  pas  en  rece- 
vant de  nous  quelque  chose,  mais  en  nous  promet- 
tant ce  qui  lui  a  plu.  C'est  en  effet  tout  autre  chose 
que  de  pouvoir  dire  à  un  homme  :  tu  me  dois 
parce  que  je  t'ai  déjà  donné,  ou  de  lui  dire:  tu  me 
dois  parce  que  tu  m'as  fait  une  promesse.  Nous 
pouvons  donc  demander  à  notre  Maître,  mais  en  lui 
disant  :  donnez-nous  ce  que  vous  avez  promis,  car 
nous  avons  fait  ce  que  vous  avez  commandé.  Saint 
Augustin  (2)  dit  bien  autre  part  à  Dieu  :  Vous 
rendez  sans  rien  devoir,  vous  remettez  ce  qu'on 
vous  doit  sans  rien  perdre.  Il  entend  par  là  que 
Dieu  ne  doit  rien  qu'après  avoir  promis,  car  tous 
les  êtres  lui  sont  redevables  de  tout  ce  qu'ils  ont  et 
ne  peuvent  l'obliger  qu'autant  qu'il  lui  plaît  de 
s'obliger  lui-même  par  sa  charité  incomparable  et 
sa  fidélité  inviolable  (3), 

1.  Serm.  16  De  verhis  Aposi. 

2.  Conf.  1.  I,  ch.  4. 

}.  Le  Concile  de  Trente  (sess.  6.  ch.  16)  admet  une 
double  promesse  de  la  part  de  Dieu  ;  promesse  de  don- 
ner la  gloire  et  la  Grâce  par  Jésus-Christ  et  promesse 
de  donner  la  gloire  comme  récompense  due  aux  méri- 
tes des  justes.  «  La  vie  éternelle  doit  être  proposée  à  ceux 


DE    LA   GRACE  l85 


J'admirerai  donc  la  bonté  de  Dieu  à  mon  égard  ; 
il  se  lie  envers  moi  qui  lui  suis  redevable  de  tout 
ce  que  je  suis  et  de  beaucoup  plus  que  tout  ce  que 
je  puis  faire.  «  Seigneur,  je  chanterai  votre  mi- 
«  séricorde  et  votre  justice.  »  (Ps.  loo.)  Je  me 
considérerai  comme  un  pauvre  débiteur  qui  tra- 
vaille chaque  jour  pour  le  compte  de  son  créancier, 
et  qui  néanmoins  touche  son  salaire  comme  s'il 
ne  devait  rien.  Ah  !  Seigneur,  que  vous  êtes  bon 
et  magnifique  envers  vos  chétives  créatures!  Quelle 
langue  vous  louera  assez  hautement  ?  Quelle  bou- 
che vous  bénira  suffisamment  ?  Quel  cœur  vous 
aimera  assez  ardemment  ?  «  Béfiis  ton  Seigneur^ 
«  ô  mon  âme  ;  que  tout  ce  qui  est  au  dedans  de 
«  moi  bénisse  son  saint  nom.  Cest  lui  qui  te 
«  couronne  de  sa  miséricorde  et  de  ses  grâces ., 
«  lui  qui  remplit  tes  désirs  en  te  comblant  de 
«  ses  biens.  »  (Ps.  102.)  Ah  !  Seigneur,  à  vous  qui 
êtes  si  bon  je  veux  promettre  une  inviolable  fidé- 
lité et  l'observation  de  tous  vos  saints  commande- 
ments. 

III 

Examinez  si  quelqu'autre  condition  n'est  pas 
requise  de  la  part  de  l'Homme-Dieu,  pour  le 
mérite  des  actes  humains.  Nous  nous  trouvons  ici 

«  qtii  font  le  bien  jusqu'à  la  fin  et  qui  espèrent  en 
«  Dieîi,et  comme  une  grâce  promise  par  la  miséricorde  dît 
«  Seigneur  à  ses  enfants  en  vue  de  Jésus-Christ,  et 
«  comme  une  récompense  dont,  en  vertu  de  sa  promesse,  il 
«  doit  fidèlement  rémunérer  leurs  bonnes  œuvres  et  leurs 
«  propres  mérites,  » 


l86  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

en  présence  d'une  difficulté  que  nous  ne  pourrons 
résoudre  clairement  qu'à  la  condition  de  lui  accor- 
der toute  notre  attention.  Admettons  d'abord  que 
si  Dieu  eût  voulu  donner  aux  hommes  la  Grâce 
indépendamment  des  mérites  de  Jésus-Christ,  ils 
n'eussent  pas  laissé  pour  cela  de  faire  des  œuvres 
dignes  du  paradis,  comme  ce  fut,  d'après  certains 
Théologiens,  le  cas  des  bons  anges.  Mais  étant 
donné  que  la  divine  Providence  a  choisi  comme 
moyen  de  salut  le  mystère  de  l'Incarnation  et 
celui  de  la  Rédemption,  il  s'agit  de  savoir  si  les 
mérites  de  Jésus-Christ  sont  pour  quelque  chose 
dans  les  mérites  des  Saints.  Certains  affirment  en 
eff'et  que  les  bonnes  œuvres  des  Saints  ne  sont 
méritoires  qu'en  tant  que  les  mérites  de  Jésus- 
Christ  leur  sont  appliqués  et  imputés.  Mais  c'est 
là  une  dangereuse  erreur,  car  dans  ce  cas  la  glori- 
fication des  Saints  ne  serait  pas  une  récompense, 
mais  un  pur  don  que  Dieu  leur  ferait  en  vertu  des 
mérites  de  Jésus-Christ  :  c'est  ainsi  qu'en  réalité 
la  rémission  des  péchés  mortels  nous  est  accordée 
non  à  titre  de  récompense,  mais  par  pure  grâce 
dans  le  sacrement  de  baptême  ou  dans  le  sacre- 
ment de  Pénitence.  D'autres  ont  cru  que  les  œu- 
vres des  Saints  méritaient  partiellement  et  impar- 
faitement la  béatitude,  mais  que  grâce  à  l'appoint 
fourni  par  les  mérites  de  Jésus-Christ,  elles  la 
méritaient  pleinement  et  parfaitement.  C'est  ainsi 
que  lorsqu'un  citoyen  dont  le  père  plein  de  dévoue- 
ment a  rendu  à  l'Etat  beaucoup  de  services  qui 
n'ont  pas  été  récompensés,  accomplit  quelque 
exploit  médiocre,  il  obtient  une  grande  récom- 
pense, parce  qu'à  ses   mérites  viennent  s'ajouter 


DE   LA   GRACE  187 


ceux  de  son  père.  Mais  cette  opinion  n'a  aucun 
fondement,  car  en  vertu  de  la  Grâce  sanctifiante 
qui  en  est  le  principe,  les  œuvres  des  Saints  ont 
une  valeur  suffisante  pour  mériter  la  gloire,  ainsi 
que  d'après  certains  cela  aurait  eu  lieu  pour  les 
actions  des  bons  Anges  et  même  des  hommes  dans 
l'état  d'innocence,  si  l'Incarnation  n'avait  pas  été 
décrétée.  C'est  pour  cela  qu'il  n'y  a  aucune  raison 
qui  nous  oblige  à  ajouter  les  mérites  de  Jésus- 
Christ  aux  œuvres  des  Saints  pour  les  rendre 
entièrement  méritoires. 

Qu'ajoutent  donc  les  mérites  de  Jésus-Christ 
aux  mérites  des  Saints?  Premièrement,  ils  sont  la 
source  et  la  cause  de  la  Grâce  sanctifiante  que  les 
Saints  possèdent,  de  cette  Grâce  qui  donne  une 
telle  valeur  à  leurs  œuvres  qu'elle  les  rend  méri- 
toires du  ciel.  Or,  comme  ce  qui  est  la  cause  de 
la  cause  est  aussi  la  cause  de  l'effet,  il  est  vrai  de 
dire  que  les  mérites  de  Jésus-Christ  sont  la  cause 
des  mérites  des  Saints.  «  Il  nous  a  comblés  en 
«  Jésus-Christ  de  toutes  sortes  de  bénédictions 
«  spirituelles  pour  le  ciel.  »  (Eph.  i.)  Les  mérites 
de  Jésus-Christ  ont  encore  contribué  aux  mérites 
des  Saints  en  ce  sens  qu'il  a  obtenu  de  Dieu  par 
ses  actions  et  ses  souffrances  la  promesse  que  les 
mérites  des  hommes  seraient  acceptés  pour  le 
ciel.  Dieu  en  effet,  nous  a  fait  cette  promesse  en 
considération  des  touiments  endurés  par  Jésus- 
Christ.  C'est  ce  que  saint  Pierre  nous  donne  à 
entendre  quand  il  dit  de  Jésus-Christ,  que  c'est 
«  à  cause  de  lui  que  Dieu  nous  a  fait  de  grandes 
«  et  précieuses  promesses.^  afin  que  grâce  à  elles 
«  vous  devenie^i  participants  de  la  nature  di- 


LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


«  vine.  »  (II  Epît.  i.)  Or,  comme  d'une  part,  la 
Grâce  est  le  principe  du  mérite  des  Saints,  la 
promesse  de  Dieu  en  étant  comme  le  couronne- 
ment et  que  d'autre  part,  soit  la  Grâce  soit  la 
promesse  proviennent  des  mérites  de  Jésus-Christ, 
il  faut  en  conclure  que  les  mérites  des  Saints  ne 
subsistent  que  grâce  à  ceux  de  Jésus-Christ  qui 
sont  par  rapport  aux  mérites  des  Saints  non  pas 
seulement  une  simple  condition  ou  une  circons- 
tance nécessaire,  mais  qui  encore  en  sont  la  racine 
et  la  cause  principale,  sans  laquelle  ils  n'existe- 
raient pas.  Voilà  comment  il  faut  entendre  ceux 
qui  soutiennent  que  Jésus-Christ  nous  a  donné 
ses  mérites  ;  oui,  il  nous  les  a  donnés  dans  ce 
sens  que  ses  mérites  nous  ont  valu  ce  qui  est  le 
principe  et  le  couronnement  des  nôtres,  je  veux 
dire  la  Grâce  sancifiante  et  la  promesse  de  Dieu  (i). 
De  plus,  les  Saints  ont  en  qualité  de  membres  de 
Jésus-Christ,  une  sorte  de  parenté  avec  lui.  De 
cette  parenté  résulte  pour  leurs  actions  une  cer- 
taine valeur  morale  qui  en  augmente  de  beaucoup 
le  prix  et  qui  fait  que  Dieu  les  aime  davantage, 
comme  un  grand  roi  estime  et  aime  davantage  les 

I.  Bellarmin  explique  ainsi  l'étroite  connexion  et 
néanmoins  la  distinction  qu'il  y  a  entre  les  mérites  de 
Jésus-Christ  et  les  nôtres  :  «  Les  mérites  des  hommes, 
«  dit-il,  ne  sont  pas  nécessaires  parce  que  ceux  du  Christ 
«  seraient  insuffisants,  mais  précisément  parce  qu'ils  sont 
«  très  efficaces.  En  effet  les  œuvres  du  Christ  ont  mérite 
«  auprès  de  Dieu,  non  seulement  que  nous  obtenions  le 
«  salut,  mais  encore  que  nous  l'obtenions  par  nos  propres 
«  mérites,  ou  bien  (ce  qui  revient  au  même)  ils  nous  ont 
«  mérité  non  seulement  le  salut  éternel,  mais  de  plus  le 


t)Ë   LA   GRACE  189 


exploits  de  celui  qui  est  son  ami  ou  son  allié.  Or, 
tous  les  hommes  ont  contracté  une  alliance  avec 
le  Fils  de  Dieu,  par  son  Incarnation  qui  constitue 
un  mariage  spirituel.  C'est  pourquoi  «  //  ne  dédai- 
«  gne  pas  de  les  appeler  ses  frères  »  (Héb.  2),  et 
comme  dit  saint  Paul  «  les  héritiers  de  Dieu  et 
les  cohéritiers  de  Jésus-Christ.  »  (Rom.  8).  Or, 
plus  est  grande  la  dignité  des  personnes,  plus 
leurs  actions  sont  estimées  :  on  a  même  coutume 
de  dire  que  la  vertu  est  plus  belle  dans  un  beau 
corps.  Ainsi  les  hommes  ayant  été  ennoblis  par 
rincarnation  et  par  l'amour  que  Jésus-Christ  leur 
a  témoigné  en  travaillant  et  en  souffrant  pour  eux, 
leurs  mérites  ont  une  plus  grande  valeur  et  leurs 
bonnes  actions  sont  plus  aimées  de  Dieu. 

Ainsi,  ô  Jésus,  vous  êtes  grand  en  toutes  choses 
et  toute  la  valeur  qu'ont  nos  œuvres  ne  provient 
que  de  vous,  de  vos  sublimes  mérites  et  de  l'al- 
liance que  vous  avez  contractée  avec  nous.  Et  de 
même  que  la  puissance  suprême  de  la  divinité 
n'anéantit  pas  celle  des  rois  et  de  tous  ceux  qui 
sont  revêtus  d'une  dignité  sur  la  terre,  mais  la  sou- 
tient au  contraire  quoique  dans  la  dépendance  de  la 

«  pouvoir  de  le  mériter.  »  (de  justif.  1.  5.  c.  5.)  Et 
Suarez  ajoute  :  «  Si  les  causes  naturelles  sont  capables 
«  de  produire  certains  effets,  il  n'jy  a  en  cela  rien  qui 
«  puisse  rabaisser  la  puissance  infinie  de  Dieu,  tout  au 
«  contraire,  c'est  un  fait  de  nature  à  la  rehausser,  car  on 
«  voit  par  là  que  non  seulement  elle  est  capable  d'agir, 
«  mais  que  de  plus,  elle  peut  en  rendre  les  autres  capables 
«  aussi,  tout  en  conservant  intacte  sa  propre  excellence 
«  qui  consiste  en  ce  qiî'elle  est  la  cause  première,  univer- 
«  selle  et  indépendante.  »  (de  grat.  1.  9.  cap.  i.  n.  16). 


igO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

sienne  et  lui  donne  toute  sa  force  ;  ainsi,  ô  Jésus, 
vos  très  hauts  mérites  n'anéantissent  pas  les  mérites 
des  justes,  mais  les  font  subsister  avec  une  valeur 
inférieure  à  celle  qu'ont  les  vôtres  et  comme  un 
hommage  rendu  aux  vôtres.  Et  de  même  que  la 
plénitude  et  l'abondance  de  la  rivière  ne  déprécie 
pas  la  source,  de  même  que  l'excellence  des  fruits 
ne  fait  point  tort  à  la  racine  de  l'arbre  qui  les  a 
produits,  ainsi,  ô  Jésus,  les  mérites  des  justes  qui 
sont  comme  les  ruisseaux  dont  vos  mérites  sont  la 
source  ou  les  fruits  dont  les  vôtres  sont  la  racine, 
ne  font  aux  vôtres  aucun  tort.  Je  me  glori- 
fierai donc  dans  vos  mérites,  dans  votre  croix, 
dans  votre  couronne  et  dans  toutes  vos  œuvres 
très  méritoires.  Je  dirai  comme  l'Apôtre  :  ajevis^ 
«  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  vis,  c'est  /ésus-Christ 
«  qui  vit  en  moi.  ».  (Gai.  2.)  Je  mérite,  mais  ce 
n'est  pas  moi  qui  mérite,  c'est  Jésus-Christ  qui 
mérite  en  moi.  C'est,  en  effet,  par  votre  Grâce 
que  je  mérite,  quand  je  pratique  la  vertu  :  toute- 
fois ce  n'est  pas  moi  qui  mérite  comme  cause 
principale,  c'est  Jésus-Christ  qui  mérite  en  moi, 
c'est  lui  qui  me  fait  mériter,  parce  qu'il  m'a 
obtenu  par  ses  mérites  la  Grâce  et  la  promesse  de 
Dieu  qui  couronne  mes  œuvres  (i).  O  Jésus,  so3^ez 
béni  et  loué  pour  toutes  ces  choses  par  tous  les 
Saints  du  ciel  et  de  la  terre  ! 

I.  Hosius.  c.  7r.  — Vasquez,  disp.  114,  cap.  7. 


DE    LA    GRACE  I9I 


XVIir  MÉDITATION 

DES  TROIS  CHOSES 
QUI  AUGMENTENT  LE  MÉRITE 

SOMMAIRE 

Trois  choses  augmentent  le  mérite  :  i)  une  plus 
grande  quantité  de  Grâce  —  2)  de  plus  gran- 
des difficultés  à  vaincre  dans  ï accomplisse- 
ment des  bonnes  œuvres,  —  3)  la  persévérance 
dans  les  bonnes  œuvres. 

I 

CONSIDÉREZ  qu'une  plus  grande  quantité  de 
Grâce  augmente  le  mérite,  toutes  choses 
égales  d'ailleurs.  Ainsi  supposons  que  deux  per- 
sonnes, dont  l'une  a  une  plus  grande  quantité  de 
Grâce  habituelle  que  l'autre,  fassent  une  œuvre 
absolument  semblable,  qu'elles  donnent  par  exem- 
ple une  aumône  de  même  valeur  ou  assistent  au 
service  divin  avec  une  égale  dévotion;  la  personne 
qui  a  un  plus  grand  nombre  de  degrés  de  Grâce 
sanctifiante  aura,  en  faisant  la  même  action,  plus 
de  mérite  que  l'autre.  En  voici  la  raison  :  c'est  que 
la  Grâce  habituelle  est  le  principe  du  mérite.  Donc 
là  où  cette  Grâce  sera  plus  abondante,  elle  com- 
muniquera à  l'action  une  plus  grande  valeur.  On 
sait  que  les  hommes  estiment  davantage  les  mê- 
mes travaux  quand  c'est  une  personne  Jouissant 


igl  LA  THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

d'une  plus  grande  dignité  qui  les  fait.  Le  capitaine 
touche  une  solde  plus  élevée  que  le  sergent  ou  le 
simple  soldat,  quoique  ces  derniers  n'aient  pas  à 
supporter  de  moindres  fatigues.  Dans  la  magistra- 
ture, un  conseiller  aura  des  appointements  supé- 
rieurs à  ceux  d'un  procureur,  qui  ne  prend  pas 
moins  de  peine  que  lui.  En  un  mot,  on  estime  à  un 
plus  haut  prix  les  peines  des  personnes  qui  sont 
revêtues  d'une  dignité  plus  grande.  Or  la  diffé- 
rence dans  la  quantité  de  Grâce  sanctifiante  fait  la 
différence  dans  la  dignité  des  âmes  au  point  de  vue 
du  ciel  :  elle  établit  parmi  elles  comme  diverses 
hiérarchies  qui  correspondent  aux  diverses  espè- 
ces chez  les  Anges.  Aussi  celles  qui  ont  un  degré 
de  Grâce  supérieur,  voient  leurs  actions  taxées  par 
Dieu  à  un  plus  haut  prix.  C'est  pour  cette  raison 
que  Jésus-Christ  mérita  davantage  par  une  seule 
de  ses  actions,  un  seul  de  ses  pas,  une  seule  de 
ses  paroles  ou  de  ses  pensées,  que  n'auraient  pu 
faire  tous  les  Anges  à  la  fois  par  les  actions  les  plus 
héroïques  qu'il  leur  eût  été  possible  de  produire 
et  même  tous  les  hommes  par  toutes  les  souffran- 
ces qu'ils  pourraient  endurer,  parce  que  la  dignité 
de  la  Personne  de  Jésus-Christ  et  la  plénitude  de 
Grâce  qu'il  possédait  donnaient  un  prix  infini  à 
chacune  de  ses  actions.  C'est  pour  cela  que  saint 
Paul  dit  que  a  Jésus-Christ  outrant  des  prières  et 
«  des  supplications  à  son  Père^  aux  jours  de  sa 
«  chair,  fut  exaucé  à  cause  de  la  dignité  de  sa 
«  personne.  »  (Héb.  5.)  C'est  ainsi  qu'interprè- 
tent ce  texte  plusieurs  Pères  (i). 

I.  QBcum.  — D.  Anselmus. 


t)Ë   LA   GRACE  19^ 


En  réalité,  quand  quelqu'un  fait  une  action  mé- 
ritoire, il  n'offre  pas  à  Dieu  son  action  seulement, 
mais  s'offre  lui-même,  en  même  temps  que  son 
action,  au  service  de  Dieu,  Aussi,  quand  la  per- 
sonne a  une  plus  grande  dignité  que  lui  confère 
une  Grâce  plus  abondante,  en  s'offrant  elle-même 
à  Dieu,  elle  lui  fait  un  don  plus  considérable  que 
celle  qui  est  revêtue  d'une  Grâce  moindre.  Or,  qui 
offre  et  donne  à  Dieu  davantage,  semble  mé- 
riter justement  davantage.  On  voit  donc  que  les 
personnes  qui  sont  plus  aimées  de  Dieu  méri- 
tent plus  que  les  autres  par  une  action  semblable. 
Eh  !  pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  ?  Est-ce  que 
leurs  prières  ne  sont  pas  plus  efficaces  auprès  de 
Dieu,  comme  venant  de  personnes  qui  lui  sont 
plus  agréables  ?  Et  n'est-ce  pas  pour  ce  motif  qu'on 
a  tant  de  soin  de  se  recommander  aux  prières  des 
personnes  les  plus  saintes,  dans  l'espoir  qu'elles 
auront  plus  d'efficacité  auprès  de  Dieu?  Or,  si  leur 
prière  a  une  plus  grande  valeur  méritoire,  pourquoi 
n'aurait-elle  pas  une  plus  grande  valeur  impétra- 
toire  ?  N'est-ce  pas  la  même  raison  qui  milite  en 
faveur  de  l'une  comme  de  l'autre  ?  Voilà  pourquoi 
Dieu,  en  récompensant  inégalement  des  personnes 
inégales  en  Grâce,  ne  laisse  pas  de  leur  donner 
une  récompense  proportionnée  à  leurs  œuvres  : 
car  les  œuvres  empruntent  une  plus  grande  dignité 
à  la  circonstance  de  la  présence  d'une  Grâce  plus 
abondante  qui  leur  sert  comme  d'ornement  et 
qui  leur  communique  un  plus  bel  éclat  aux  yeux 
de  celui  qui  sait  peser  toutes  choses  exactement. 

Cette  vérité  provoquera  en  moi  le  sentiment  de 
l'admiration,  car  plus  j'avance,  plus  je  découvre 

Bail,  t.  iv.  i) 


194         LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

dans  la  Grâce  d'étranges  et  surprenantes  merveil- 
les. Je  féliciterai  de  leur  bonheur  les  personnes  qui 
sont  depuis  longtemps  au  service  de  Dieu,  parce 
qu'ayant  acquis  plus  de  Grâce  par  leurs  services 
passés,  elles  sont  plus  élevées  en  dignité  aux  yeux 
de  Dieu  et  obtiennent  pour  chacune  de  leurs  œu- 
vres une  récompense  plus  considérable.  Ainsi 
s'accomplit  en  elles  cette  parole  de  l'Evangile.  «  A 
«  celui  qui  possède  on  donnera  et  il  abondera.  » 
(Matt.  25.)  Quelle  merveille  !  Le  noble  et  le  rotu- 
rier, le  riche  et  le  pauvre,  la  grande  dame  et  la 
servante  dont  la  condition  est  si  différente  aux 
yeux  du  monde,  n'ont  par  rapport  aux  ciel  d'autre 
différence  entre  elles  que  celle  qui  provient  de 
leur  plus  ou  moins  grande  quantité  de  Grâce 
à  laquelle  est  proportionnée  leur  dignité  et  leur 
mérite.  Je  désirerai  donc  parvenir  à  posséder  la 
Grâce  à  un  degré  supérieur.  O  mon  Dieu  !  don- 
nez-la moi  dans  une  mesure  très  abondante  comme 
il  convient  à  votre  grandeur  et  à  votre  magnifi- 
cence. O  Seigneur,  il  ne  vous  en  coûtera  rien  de 
nous  la  donner  avec  une  telle  abondance,  car  vous 
êtes  tout-puissant  et  vous  ne  vous  appauvrissez 
pas  en  faisant  de  grands  dons. 

II 

Considérez  que  les  difficultés  des  bonnes  oeuvres 
augmentent  encore,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
leur  mérite  pour  la  gloire  éternelle.  Saint  Paul  le 
dit  :  «  Chacun  recevra  sa  récompense  selon  son 
«  propre  travail.  »  (i  Cor.   3.)  Saint  Jérôme  (i) 


I.  In  P saint. 


94- 


DE    LA    GRACE  I  gS 


proclame  cette  même  vérité  quand  il  dit  :  La 
grandeur  des  récompenses  sera  proportionnée  à 
la  grandeur  des  tribulations,  et  autant  nous  rece- 
vons de  blessures,  autant  nous  méritons  de  cou- 
ronnes. Apportons  encore  le  témoignage  du  grand 
saint  Grégoire  (i)  :  On  n'arrive,  dit-il,  aux  gran- 
des récompenses  que  par  les  grands  travaux.  Il  dit 
ailleurs  (2)  que  saint  Paul  essuyait  les  sueurs  de 
ses  travaux  avec  le  linge  des  récompenses. 

Le  Docteur  (3)  angélique  nous  donne  à  ce  sujet 
l'explication  suivante  :  Une  œuvre  peut  être  diffi- 
cile et  laborieuse  de  deux  manières  :  ou  par  le 
défaut  de  bonne  volonté,  car  chacun  trouve  péni- 
ble ce  qu'il  ne  fait  pas  de  bon  cœur  ;  dans  ce  cas 
la  difficulté  diminue  le  mérite.  D'autres  fois  la 
difficulté  provient  de  la  grandeur  de  l'œuvre  : 
dans  ce  cas  l'importance  du  travail  fait  la  gran- 
deur du  mérite  et  il  est  vrai  de  dire  :  plus  il  y  a 
de  peine,  plus  il  y  a  de  mérite.  En  voici  la  raison  : 
c'est  que  la  Grâce  sanctifiante  ou  la  charité  est 
bien  la  principale  cause,  mais  non  la  cause  unique 
et  totale  du  mérite,  car  en  même  temps  qu'elle, 
toutes  les  bonnes  œuvres  et  aussi  les  souffran- 
ces de  cette  vie  contribuent  à  accroître  le  mérite. 
Donc,  de  même  qu'un  tonneau  laisse  couler  plus 
abondamment  la  liqueur  qu'il  renferme,  quand  il 
est  percé  de  plusieurs  trous,  ainsi  le  mérite  est 
plus  abondant,  quand  il  provient  à  la  fois  de  la 
charité  et  de  l'excellence  des  actions,  comme  aussi 


1.  Hom.  37,  in  Evang. 

2.  L.  8.  Moral,  c.  5. 

3.  Quœst.  114.  art.  4. 


ig6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

des  difficultés  dont  elles  sont  accompagnées.  Cette 
vérité  excite  les  bons  chrétiens  à  la  pratique  des 
bonnes  œuvres  :  par  la  maxime  contraire  ils  sont 
scandalisés  et  détournés  de  ces  mêmes  œuvres.  Si 
en  effet  il  est  vrai  que  la  charité  seule  fait  tout  le 
mérite,  pourquoi,  dira  un  chrétien,  me  mettre 
tant  en  peine  ?  A  quoi  me  servira-t-il  de  faire  de 
grandes  aumônes,  de  jeûner,  de  mortifier  ma 
chair  ?  Pourquoi  tant  de  règles  et  d'austérités  ? 
«  Pourquoi  sommes-nous  mortifiés  tout  le  Jour 
«  et  traités  comme  des  victimes  ?  »  (Rom.  8.)  Il 
suffit  d'admettre  une  semblable  maxime  pour 
diminuer  de  beaucoup  l'utilité  de  toutes  les  sain- 
tes réformes  des  Ordres  religieux,  pour  égaler  le 
mariage  à  la  continence  et  confondre  toutes  les 
choses  saintes  dans  un  affreux  pêle-mêle,  tant  les 
conséquences  de  cette  doctrine  sont  dangereuses. 
Il  faut  donc  plutôt  croire  que  de  deux  âmes  qui 
ont  une  égale  charité,  celle-là  a  un  plus  grand 
mérite  qui  est  plus  rudement  éprouvée  :  il  faut 
croire  aussi  que  Dieu  favorise  ses  saints  quand  il 
les  éprouve  dans  les  entreprises  les  plus  difficiles, 
quand  il  exerce  leur  patience  par  les  charges  les 
plus  pénibles  et  par  les  rudes  combats  de  l'adver- 
sité. Alors  en  effet  il  leur  fournit  l'occasion  d'ac- 
croître leur  mérite  et  de  remporter  les  plus  belles 
récompenses  du  ciel,  puisqu'en  fin  de  compte, 
leurs  peines  doivent  se  changer  en  délices,  leurs 
plaies  se  transformer  en  saphirs  destinés  à  enri- 
chir leur  couronne  immortelle  (i).  Dans  l'élan  de 
leur  reconnaissance  ils  chantent  à  Dieu  :   «  Selon 

I.  Le  B.  Franc,  de  Sales,  \.  2.  De  ramour  de  Diett,  ch.  ^. 


DE    LA   GRACE  I97 


«  la  multitude  de  mes  douleurs,  vos  consolations 
«  ont  réjoui  mon  âme.  »  (Ps.  gS.) 

Cette  vérité  doit  s'entendre  aussi  des  difficultés 
intérieures  que  nous  font  éprouver  les  inquiétu- 
des de  la  conscience,  les  sécheresses  et  les  infirmi- 
tés spirituelles  contre  lesquelles  on  a  parfois  à 
lutter  avec  beaucoup  d'angoisses  et  de  peines.  Si 
deux  personnes,  dit  Richard  de  Saint-Victor  (i), 
ont  un  même  degré  de  charité,  mais  si  l'une  est 
entraînée  suavement  par  la  douceur  de  la  dévo- 
tion, tandis  que  l'autre  est  tourmentée  rudement 
par  la  force  de  la  tentation,  celle-ci  mérite  autant 
et  peut  même  mériter  davantage  par  les  efforts 
qu'elle  fait  en  luttant  que  l'autre  par  l'allégresse 
de  sa  dévotion.  Le  grand  ennui  et  l'amertume  que 
le  cœur  ressent  ne  détruisent  pas  la  vertu,  mais 
l'exercent.  Saint  Paul  est  lui-même  un  exemple  qui 
prouve  que  l'on  peut  acquérir  un  grand  mérite 
dans  la  lutte  contre  les  tentations,  quand  il  dit  : 
«  Lorsque  je  suis  faible,  c'est  alors  que  je  suis 
«  fort.  »  (II  Cor.  12.) 

Je  me  consolerai  donc  dans  toutes  les  peines  et 
les  angoisses  de  cette  vie  douloureuse,  en  songeant 
à  la  récompense  éternelle  qui  en  sera  augmentée 
d'autant.  Hélas  !  Quelles  souffrances  n'endurent 
pas  les  amateurs  de  ce  monde  et  de  ses  biens 
périssables,  quand  ils  travaillent  à  s'enrichir  ? 
Quelles  mers  ne  traversent-ils  pas  ?  Dans  quel 
port  reculé  n'abordent-ils  pas?  Dans  quelle  région 
barbare  ne  vont-ils  pas  faire  du  négoce,  en  s'expo- 
sant  corps  et  biens  pour  des  choses  si  méprisables? 


I.  In  Cant.  Cantic.  c.  18. 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


Regretterons- nous  donc  nos  peines  pour  des 
récompenses  si  précieuses  que  celles  qui  nous  sont 
offertes  ?  Non,  ô  bienheureuse  et  très  délectable 
Sion,  je  n'estimerai  pas  assez  peu  vos  immortelles 
richesses  et  les  grands  biens  qui  abondent  chez 
vous,  pour  croire  que  quelque  bien  terrestre  sera 
jamais  capable  d'en  détourner  mes  désirs.  Je  pren- 
drai donc  courage  dans  les  difficultés  et  dans  les 
travaux  et  je  tâcherai  d'en  faire  un  tel  usage  que  je 
mérite  une  de  vos  plus  belles  récompenses. 

III 

La  constance  dans  l'accomplissement  des  bon- 
nes œuvres  sert  encore  merveilleusement  à  aug- 
menter notre  mérite  ;  ainsi  ceux  qui  auront 
persévéré  plus  longtemps  dans  les  bonnes  œuvres 
auront  des  joies  tout  autres  que  ceux  qui  ne  s'y 
seront  adonnés  que  peu  de  temps.  Cette  vérité 
découle  de  celle  que  nous  venons  de  considérer.  Si 
en  effet  le  mérite  s'accroît  en  proportion  de  la 
difficulté  de  l'œuvre,  il  est  certain  que  le  mérite 
de  celui  qui  persévère  dans  un  même  état  et  dans 
une  même  action  est  plus  grand  ;  car  cette  conti- 
nuité constitue  une  vraie  difficulté  pour  l'homme, 
ami  du  changement  et  qui  ne  trouve  du  plaisir  que 
dans  la  nouveauté. 

Et  puis  la  persévérance  est  une  excellente  vertu, 
qui  fait  les  grands  hommes  et  les  plus  grands 
Saints.  Or,  la  continuité  dans  une  sainte  action  est 
une  sorte  de  persévérance  qui  paraît  mériter  une 
récompense  particulière.  Il  faut  en  dire  autant  de 
la  constance.  C'est  une  fermeté  courageuse  qui 
rend    l'âme  inébranlable   dans  ses  résolutions  et 


DE    LA    GRACE  I99 


telle  que  ni  les  passions  de  l'appétit  sensitif,  ni 
l'inquiétude  de  l'esprit,  ni  les  événements  malheu- 
reux ne  peuvent  la  vaincre.  C'est  une  vertu  digne 
de  louanges  qui  a  valu  aux  grands  hommes  leurs 
plus  beaux  lauriers.  Or,  la  continuité  dans  l'action 
est  encore  une  espèce  de  constance  et  dès  lors  doit 
avoir  aussi  sa  récompense. 

Ajoutons  qu'une  action  longtemps  continuée 
équivaut  à  une  action  faite  plusieurs  fois  dans  ce 
même  espace  de  temps.  Il  semble  même  qu'elle 
ait  quelque  chose  de  plus,  par  la  raison  qu'il  faut 
une  plus  grande  énergie  pour  continuer  une  même 
action  pendant  une  heure  entière  sans  interrupi- 
tion,  car  l'interruption  donne  un  peu  de  délasse- 
ment à  l'esprit  et.  lui  rend  l'action  plus  aisée.  C'est 
pourquoi,  puisqu'il  y  aurait  plus  de  mérite  pour  un 
homme  à  faire  quatre  fois  dans  une  heure  une 
même  action,  qu'à  ne  la  faire  qu'une  seule  fois 
dans  une  faible  partie  de  ce  temps,  il  est  évident 
que  celui  qui  a  continué  pendant  une  heure  la 
même  action  sans  s'arrêter  pour  la  reprendre  en- 
suite, a  aussi  un  plus  grand  mérite.  D'ailleurs,  il 
est  communément  admis  que  celui  qui  persévère 
longtemps  dans  un  acte  d'amour,  d'espérance,  de 
patience  ou  de  tout  autre  vertu,  mérite  davantage. 
C'est  vrai  à  un  tel  point  que  l'on  estime  que  cer- 
tains religieux,  qui  sont  entrés  un  an  plus  tôt  que 
d'autres  en  religion,  seront,  pour  ce  seul  fait,  éle- 
vés dans  le  ciel  à  une  incommensurable  hauteur 
au-dessus  des  autres,  tant  la  continuité  de  l'action 
sainte  est  avantageuse  pour  l'homme  juste.  Il  ne 
faudrait  pas  imaginer  toutefois  que,  sous  prétexte 
qu'on  peut  distinguer  dans  un  espace  de  temps 


200  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

donné  un  nombre  d'instants  infini,  le  mérite 
croisse  à  chacun  de  ces  instants  et  soit  lui-même 
infini.  Il  y  a  en  effet  deux  choses  dans  la  continuité 
d'une  action  :  d'abord  la  production  d'un  acte 
substantiellement  nouveau  et  en  second  lieu  la 
persévérance  pendant  un  certain  espace  de  temps 
dans  la  production  de  cet  acte,  ou,  si  l'on  veut,  la 
durée  de  ce  même  acte.  Or,  comme  à  parler  pro- 
prement, la  durée  ne  consiste  pas  dans  un  ins- 
tant, mais  dans  un  temps  donné,  l'action  continue 
n'est  pas  taxée  selon  tous  les  instants  de  sa  durée, 
mais  selon  le  temps  qu'elle  a  duré  et  auquel 
Dieu  proportionne  la  récompense. 

Après  avoir  bien  réfléchi  sur  cette  vérité,  repre- 
nez-vous vous-même  de  votre  légèreté  et  de  votre 
inconstance  quand  il  s'agit  de  persévérer  dans  les 
bonnes  œuvres.  A  peine  avez-vous  commencé  à 
entendre  soit  une  messe,  soit  une  prédication,  ou 
à  faire  quelqu'autre  exercice  de  piété,  que  déjà 
vous  voudriez  l'avoir  fini.  Peu  s'en  faut  que  vous 
perdiez  patience.  Eh  quoi  !  Est-il  possible  que  le 
courage  vous  manque  ainsi,  au  point  de  ne  pas 
pouvoir  continuer  pendant  un  certain  temps  des 
actes  de  piété  que  Dieu  couronnera  d'une  gloire 
immortelle  ?  Sans  doute  la  pensée  de  l'éternité 
n'est  pas  bien  imprimée  dans  votre  âme,  puisque 
ce  temps  que  vous  employez  à  l'acquérir,  vous 
pèse  si  fort.  Dites  avec  la  même  ardeur  que 
le  Prophète  royal  :  «  f  ai  porté  mon  cœur  à 
«  accomplir  éternellement  vos  ordonnances  plei- 
«  nés  de  justice,  à  cause  de  la  récompense.  » 
(Ps.  II 8).  Il  entend  dire  par  là  que  s'il  fallait 
servir  Dieu  jusqu'à  la  fin  du  monde,  il  serait  prêt 


DE    LA    GRACE  20I 


à  le  faire  à  cause  de  la  grandeur  de  la  récom- 
pense qui  est  éternelle  et  en  comparaison  de 
laquelle  les  plus  longues  vies  sont  à  peine  des  ins- 
tants. Si  donc  vous  devriez  être  disposé  à  accepter 
avec  joie  de  persévérer  jusqu'à  la  fin  des  siècles 
dans  la  pratique  du  bien,  dans  le  but  d'acquérir 
une  éternité  de  bonheur,  comment  vous  laissez- 
vous  aller  si  aisément  au  dégoût  et  à  Tennui  dans 
les  saints  exercices  qui  durent  seulement  quelques 
jours  ou  quelques  heures,  ce  qui  n'est  qu'un 
éclair  au  prix  de  l'éternité.  O  éternité  !  que  tu  es 
peu  comprise  ! 


Xir  MÉDITATION 

DE  UOBJET  DU  MÉRITE 


SOMMAIRE 

Lhomme  ne  peut  pas  mériter  la  première  Grâce 
sanctifiante  ni  la  persévérance.  —  Il  peut  méri- 
ter d'un  mérite  de  condignité  ï augmentation 
de  la  Grâce  et  de  la  gloire.  —  Peut-il  mériter 
les  premiers  degrés  de  gloire  ? 

I 

IL  y   a    deux    sortes    de    biens    spirituels    que 
l'homme  ne  peut  pas  mériter  d'un  mérite  de 
condignité  :    c'est   d'abord   la  Grâce   sanctifiante, 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


quand  il  est  en  état  de  péché  mortel  et  le  don 
de  la  persévérance  finale,  quand  il  est  en  état  de 
Grâce. 

Pour  ce  qui  est  de  la  Grâce  sanctifiante  par 
laquelle  les  péchés  mortels  nous  sont  remis,  nous 
avons  la  déclaration  du  Concile  de  Trente  (i)  : 
«  L'homme^  dit-il,  est  justifié  gratuitement,  parce 
«  que  nulle  des  conditions  qui  précèdent  la  jus- 
«  tification^  ni  la  foi,  ni  les  œuvres,  ne  mérite 
«  la  grâce  elle-même  de  cette  justification,  car 

«  SI  c'est  une  GRACE,  CE  n'eST  DONC  PLUS  LE 
«    FRUIT     DES    ŒUVRES,     AUTREMENT,     COmme     dit    le 

«  même  Apôtre,  la  grâce  ne  serait  plus  grâce  ». 
(Rom.  II.) 

C'est  pourquoi  Dieu  invite  tout  le  monde  à 
recevoir  la  première  Grâce  sanctifiante,  qui  efface 
tous  les  péchés  mortels,  comme  un  bien  qu'il 
veut  leur  donner  gratuitement.  «  Vous  tous  qui 
«  ave\  soif.,  vene\  aux  eaux  ;  vous  qui  n'ave^  pas 
«  d'argent,  hâte^-vous.,  acheté^  et  mange^  ;  vene^, 
«  acheté^  sans  argent  et  sans  aucun  échange.,  le 
«  vin  et  le  lait.  »  (Is.  55.)  La  Grâce,  dit  saint 
Grégoire  (2),  est  allée  vers  l'homme  sans  que  le 
mérite  vînt  à  sa  rencontre,  mais  une  fois  arrivée 
chez  lui,  c'est  elle  qui  a  fait  le  mérite.  C'est  ainsi 
que  Dieu,  quand  il  vient  dans  une  âme  coupable, 
la  rend  sainte  et  la  met  désormais  en  état  de  méri- 
ter et  d'avoir  droit  ainsi  à  la  récompense. 

En  voici  la  raison  :  c'est  que,  bien  que  l'âme 
produise,  dans  le  but  de  se  disposer  à   la  Grâce 


1.  Conc.  Trid.  sess.  6.  ch. 

2.  Moral.  28.  cap.  22. 


DE    LA   GRACE  2o3 


sancdfiante,  des  actes  de  contrition  ou  d'amour  de 
Dieu  par  dessus  toutes  choses,  néanmoins  elle 
est  toujours  en  état  de  péché  mortel  avant  d'avoir 
reçu  la  Grâce  sanctifiante,  et  à  ce  titre  elle  est 
passible  de  l'enfer,  indigne  de  la  vie,  soit  éternelle, 
soit  temporelle,  et  ennemie  de  Dieu.  Mais  dans 
cet  état  il  lui  est  impossible  de  mériter  par  un  acte 
de  contrition  la  Grâce,  quand  elle  ne  la  possède 
pas,  et,  quand  elle  l'a  reçue,  elle  n'a  plus  besoin 
de  la  mériter.  Notez  aussi  que  tout  ce  qu'elle  fait 
de  méritoire,  lorsqu'elle  est  déjà  pourvue  de  la 
Grâce  sanctifiante,  procède  de  cette  Grâce,  comme 
un  fruit  procède  de  la  racine  et  un  fils  de  son 
père.  Par  conséquent,  cette  Grâce  elle-même  ne 
peut  provenir  d'elle  ou  être  méritée  par  elle,  pas 
plus  qu'une  racine  ne  peut  être  la  racine  d'elle- 
même  et  qu'un  père  ne  peut  être  son  propre 
père  (i). 

Il  convenait  aussi  beaucoup  que  la  Grâce  sanc- 
tifiante, qui  est  la  source  et  le  fondement  de  tout 
mérite,  nous  fût  donnée  par  pure  faveur,  sans 
aucun  mérite  de  notre  part,  afin  que  nous  fussions 
plus  portés  à  reconnaître  la  bonté  et  la  bienveil- 
lance de  Dieu  à  notre  égard.  Si  Dieu  donc  promet 
la  rémission  des  péchés  à  l'âme  qui  se  met  à 
remplir  les  devoirs  de  la  contrition  ou  de  la  cha- 
rité, il  ne  la  promet  pas  comme  la  récompense 
d'une  action  qui  la  mérite,  mais  comme  une 
faveur  qu'il  veut  bien  faire  à  une  personne  qui  s'y 
dispose  et  qui  se    rend,   autant  qu'elle   le   peut, 

I.  D.  Bonav.  in  2.  dist.  37.  art.  2.  q.  i.  —  De  Valent, 
disp.  8.  q.  6.  p.  4. 


204  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

digne  de  la  recevoir.  Aussi  saint  Augustin  (i) 
observe-t-il  avec  raison  que  ceux  qui  sont  retirés 
de  la  masse  du  péché,  ne  sont  pas  appelés  vases 
de  mérite,  mais  bien  vases  de  miséricorde  (2). 

De  plus,  quand  l'âme  a  obtenu  le  pardon  de  ses 
péchés  mortels,  et  que  désormais  elle  est  munie 
de  la  Grâce  sanctifiante,  elle  ne  peut  pas  mériter 
encore  la  persévérance  finale.  Cette  Grâce  en  effet 
comprend  plusieurs  secours  et  plusieurs  Grâces 
actuelles  de  Dieu,  qui  ont  pour  but  d'exciter 
puissamment  l'âme  à  la  vertu  jusqu'à  la  mort, 
comme  aussi  de  la  fortifier  contre  toutes  les  atta- 
ques de  ses  ennemis  spirituels  et  contre  toutes  les 
tentations  qui  pourraient  la  faire  tomber  dans  le 

1.  De  nat.  et  grat.  c.  5. 

2.  Ceci  doit  s'entendre  du  mérite  de  condignité,  qui 
est  fondé  sur  la  justice  ;  mais  les  adultes  méritent  d'un 
mérite  de  convenance  (de  congruo)  la  Grâce  sanctifiante, 
s'ils  ont  les  dispositions  requises.  Le  texte  du  Concile 
de  Trente  que  cite  l'auteur  ne  s'y  oppose  pas;  en  disant 
que  «no  lis  sommes  justifiés  gratuitement  »,  le  Concile 
entend  parler  ou  de  l'œuvre  de  la  justification  prise 
dans  son  ensemble,  depuis  le  premier  appel  de  Dieu 
jusqu'à  la  rémission  des  péchés,  ou  bien  seulement  du 
dernier  acte  qui  est  la  justification  formelle.  Dans  le 
premier  cas,  il  affirme  l'absence  de  tout  mérite,  soit 
de  condignité,  soit  de  convenance  ;  dans  le  second 
cas,  il  exclut  tout  mérite  de  condignité,  mais  non 
pas  un  mérite  de  convenance,  qui  a  néanmoins  pour 
point  de  départ  une  première  Grâce.  Un  tel  mé- 
rite n'est  pas  en  effet  incompatible  avec  toute  Grâce, 
mais  il  consiste  à  obtenir  une  Grâce  avec  une  Grâce, 
comme  l'enseigne  en  bien  des  endroits  saint  Augustin. 


£>Ë   LA   GRACE 


péché  (i).  Or,  ces  biens  spirituels  sont  donnés  à 
l'homme  gratuitement.  Comment  l'homme,  en 
effet,  pourrait-il  les  mériter  ?  Serait-ce  par  le 
premier  acte  de  vertu  qu'il  produirait  après  la 
rémission  de  ses  péchés  ou  bien  par  quelqu'autre 
acte  de  vertu  spécial  que  Dieu  aurait  désigné  pour 
cet  effet?  Il  est  inadmissible  qu'il  mérite  la  persé- 
vérance par  le  premier  acte  de  vertu,  car  cet  acte 
une  fois  posé,  l'homme  aurait  désormais  la  certi- 
tude d'être  sauvé  et  de  ne  jamais  être  damné  ;  il 
aurait  mérité  en  effet  la  persévérance  dont  Dieu, 
qui  récompense  chacun  selon  ses  œuvres,  ne 
saurait  le  frustrer.  Or  rien  n'est  plus  faux,  puisque 
nous  voyons  des  justes  ne  pas  persévérer  après 
avoir  accompli  un  certain  nombre  d'actes  de  vertu, 
nous  les  voyons  même  quelquefois  se  précipiter 
dans  un  abîme  de  péché  d'où  ils  ne  sortent  plus  : 
ce  qui  est  la  preuve  la  plus  évidente  qu'ils  n'ont 
pas  persévéré.  Si  l'on  prétend  que  la  persévérance 
peut  se  mériter,  mais  uniquement  par  quelque 
acte  héroïque,  plus  excellent  que  tous  les  autres, 
que  Dieu  exigerait  à  cet  effet,  nous  répondons 
qu'une  telle  affirmation  ne  repose  sur  rien.  Elle 
n'a  d'abord  aucun  fondement  dans  la  sainte  Ecri- 
ture et  de  plus,  on  ne  voit  pas  pourquoi  un  acte 
héroïque  pourrait  mériter  la  persévérance  plutôt 
qu'un  acte  ordinaire.  Ces  deux  actes  en  effet, 
peuvent  nous  mériter  li  pérennité  de  la  gloire 
éternelle  dans  la  vie  future  ;  pourquoi  donc  ne 
pourraient-ils  pas  nous  mériter  aussi  la  possession 
continuelle  de  la  Grâce  durant  cette  vie  passagère, 


I.  D.  Thom.  quœst.  114.  art.  9. 


2o6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

si  quelque  chose  pouvait  la  mériter  ?  Il  faut  donc 
conclure  que,  de  même  que  l'homme  en  état  de 
péché  ne  saurait  mériter  le  pardon  de  ces  péchés, 
également  dans  l'état  de  Grâce,  il  lui  est  impos- 
sible de  mériter  la  persévérance. 

Que  nous  reste-t-il  donc,  ô  mon  Dieu,  si  ce 
n'est  de  nous  humilier  profondément,  soit  que 
par  malheur  nous  soyons  en  état  de  péché,  soit 
qu'heureusement,  nous  jouissions  de  l'état  de 
Grâce,  car  nous  ne  pouvons  y  persévérer  sans 
votre  miséricorde.  O  Seigneur  !  secourez-nous, 
quel  que  soit  notre  état.  Nous  implorons  votre 
clémence  pour  sortir  de  la  servitude  du  péché  et 
une  fois  que  nous  en  serons  sortis  par  un  pur  effet, 
de  votre  miséricorde,  nous  tremblerons  à  la  pen- 
sée que  la  persévérance  peut  nous  manquer;  jour 
et  nuit  nous  vous  demanderons  le  don  de  persévé- 
rance et  de  fermeté  dans  le  bien,  en  dépit  de  toutes 
sortes  de  tentations  qui  s'efforcent  de  nous  faire 
retomber  dans  l'abîme  d'oià  nous  sommes  sortis. 
Ah!  Seigneur, c'est  votre  miséricorde  qui  donne  la 
persévérance.  Est-ce  que  je  ne  dois  pas  avoir 
autant  de  confiance  dans  votre  miséricorde  que 
dans  votre  justice  ? 


II 


Considérez,  en  second  lieu,  que  l'homme  peut 
mériter  d'un  mérite  de  condignité  l'augmentation 
soit  de  la  grâce,  soit  de  la  gloire.  Il  peut  en  effet, 
quand  il  a  déjà  gratuitement  reçu  la  Grâce  sancti- 
fiante, la  faire  fructifier  par  ses  mérites,  la  multi- 
plier et  l'accroître  comme  un  talent  que  l'on  fait 


DE    LA   GRACE  207 


valoir.  Le  Concile  de  Trente  (i)  s'exprime  d'une 
manière  non  moins  claire  sur  cette  matière,  quand 
il  dit  anathème  à  quiconque  prétend  que  l'homme 
justifié  ne  mérite  pas  réellement  l'accroissement  de 
la  Grâce  par  les  bonnes  œuvres  qu'il  accomplit 
dans  l'état  de  Grâce.  Les  Théologiens  font  la 
remarque  que  dans  ce  texte  le  Concile  s'est  servi 
du  mot  réellement^  pour  indiquer  qu'il  entend 
parler  d'un  mérite  de  condignité.  Saint  Augustin  (2) 
proclame  cette  vérité  en  ces  termes  :  La  Grâce 
mérite  de  nouveaux  degrés  de  Grâce,  afin  que  de 
degrés  en  degrés  elle  arrive  à  sa  perfection.  La 
volonté  accompagne  la  Grâce,  mais  ne  la  conduit 
pas,  elle  la  suit  mais  ne  la  précède  pas.  Si 
dans  ce  texte  comme  dans  d'autres,  il  semble 
peu  favorable  au  mérite,  il  donne  assez  à  en- 
tendre que  c'est  au  mérite  que  les  Pélagiens 
attribuaient  à  la  liberté  seule,  sans  le  secours  de  la 
Grâce.  Il  ne  manque  pas  en  effet  une  seule  occa- 
sion de  combattre  la  présomption  de  ces  héréti- 
ques avec  une  ardeur  égale  à  celle  avec  laquelle  il 
défend  le  mérite  qui  est  fondé  sur  la  Grâce  divine. 
■Il  ne  se  contredit  donc  pas,  mais  certains  abusent 
de  ses  paroles  et  s'éloignent  de  sa  pensée.  Eloi- 
gnons-nous d'eux  nous  aussi,  après  avoir  fait  cette 
remarque,  à  la  suite  du  Docteur  (3)  séraphique, 
que  celui  qui  commet  un  péché  d'une  certaine 
espèce,  mérite  de  tomber  dans  une  faute  d'une 
espèce  pire,    et  que  notamment  celui  qui  pèche 


1.  Conc.  de  Trent,  sess.  6.  can.  32. 

2.  Epist.  106. 

3.  In  2.  d.  27.  art.  2.  q.  2. 


2o8  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

par  orgueil,  mérite  de  tomber  dans  l'impureté, 
comme  aussi  celui  qui  fait  un  bon  usage  de  la 
Grâce  en  produisant  de  saintes  actions,  mérite 
que  cette  Grâce  lui  soit  augmentée. 

L'homme  juste  en  effet  a  toutes  les  conditions 
requises  pour  mériter  l'accroissement  de  la  Grâce, 
s'il  fait  des  œuvres  bonnes  et  louables  :  il  a  d'abord 
la  Grâce  sanctifiante  qui  est  la  source  du  mérite, 
il  a  la  liberté,  il  est  dans  la  voie  et  par  conséquent 
en  état  de  faire  des  progrès  spirituels,  il  a  la  pro- 
messe de  Dieu  qui  a  dit  :  «  On  donnera  à  celui 
«  qui  a  déjà  et  il  sera  dans  Vabondance  » 
(Matt.  25)  et  qui  encourage  les  hommes  à  devenir 
de  plus  en  plus  riches  en  Grâce,  quand  il  dit  : 
«  Que  celui  qui  est  Juste  devienne  encore  plus 
«  juste.  »  (Ap.  22.)  Or  l'homme,  en  même  temps 
qu'il  mérite  l'accroissement  de  la  Grâce  dans  cette 
vie,  mérite  l'accroissement  de  la  gloire,  parce  que 
la  Grâce  et  la  gloire  vont  d'un  même  pas  et  ont 
une  même  mesure,  c'est-à-dire  que  la  quantité  de 
gloire  correspond  toujours  à  la  quantité  de  Grâce. 
Aussi,  comme  une  plus  grande  gloire  comprend 
une  vue  de  Dieu  plus  parfaite,  une  lumière  de 
gloire  plus  vive  et  plus  éclatante  et  de  plus  des 
biens  accidentels  plus  nobles,  tels  qu'une  place 
plus  élevée  dans  le  paradis,  une  plus  grande  clarté 
et  une  plus  grande  agilité  corporelles,  en  un  mot 
une  multitude  de  biens  proportionnés  à  la  gran- 
deur de  la  félicité  ;  l'âme  qui  mérite  l'augmenta- 
tion de  la  Grâce,  mérite  en  même  temps  tous  ces 
biens  éternels  dans  une  inexprimable  mesure. 

Admirez  la  bonté  de  Dieu  :  pour  nous  honorer 
davantage,  il  veut  que  nous  concourions  à  l'accrois- 


DE   LA   GRACE  209 


sèment  de  notre  bonheur  par  notre  propre  mérite. 
Il  se  montre  si  bienveillant  à  notre  égard  qu'il 
veut  que  nous  ayons  part  aux  plus  grands  trésors 
de  sa  Grâce  et  de  sa  gloire  en  vertu  d'un  droit.  O 
Seigneur!  que  vous  agissez  avec  noblesse  et  avec 
magnificence,  quand  vous  nous  témoignez  tant  de 
bonté,  et  comme  vous  usez  à  l'égard  de  serviteurs 
très  vils,  d'un  procédé  obligeant  et  honorable  ! 
Oh  !  bienheureux  ceux  qui  peuvent  se  prévaloir 
de  vos  faveurs  si  signalées  et  de  la  réception  de 
votre  première  Grâce,  pour  progresser  de  vertu  en 
vertu.  Oh  !  bienheureux  ceux  qui  ne  perdent  ni  le 
temps,  ni  l'occasion  de  bien  faire,  et  qui  acquiè- 
rent par  ce  moyen  des  biens  supérieurs  à  tout  ce 
qu'un  esprit  créé  peut  imaginer.  «  Bienheureux 
«  riiomme  quia  mis  son  appui  en  vous;  il  a 
«  disposé  dans  son  cœur  des  degrés  pour  s'élever 
«  jusqu'à  vous.  »  (Ps.83.)  Oh!  qu'ils  sont  malheu- 
reux ceux  qui  perdent  les  occasions  de  bien  vivre  ! 
O  Seigneur  !  préservez-moi  d'une  telle  impru- 
dence, excitez-moi  par  de  nouveaux  aiguillons  à 
courir  sans  cesse  dans  l'observation  de  vos  com- 
mandements, afin  que  ma  vie  soit  le  «  sentier  des 
«  justes^  semblable  à  une  lumière  brillante  qui 
«  s'avance  et  croît  jusqu'au  jour  parfait.  » 
(Prov.  4.) 


III 


L'homme  mérite-t-il  d'un  mérite  de  condignité 
la  première  gloire  ou  les  premiers  degrés  de  la 
béatitude  ?  C'est  une  question  que  nous  ne  pou- 
vons trancher.   Ce  qu'il  y  a  d'indiscutable,  c'est 

Bail,  t.  iv.  14 


2IO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

qu'un  certain  nombre  n'ont  pas  obtenu  ces  biens  à 
titre  de  justice  et  comme  dus  à  leurs  mérites,  mais 
par  pure  grâce  et  faveur  de  Dieu.  Ce  sont  ceux 
qui  ont  été  baptisés  avant  l'usage  de  la  raison;  ce 
sont  aussi  ceux  qui  ont  formé  et  achevé  leur  acte 
de  contrition  un  instant  avant  de  recevoir  le  sacre- 
ment qui  leur  confère  la  première  Grâce  et  qui  par 
suite  leur  acquiert  les  premiers  degrés  de  gloire  ; 
ils  doivent  ces  premiers  degrés  de  gloire  aux  méri- 
tes de  Jésus-Christ  et  nullement  à  leurs  propres 
mérites,  de  telle  sorte  que  la  miséricorde  de  Dieu 
doit  être  exaltée  non  seulement  pour  leur  avoir 
donné  gratuitement  la  première  Grâce,  mais  aussi 
pour  leur  avoir  donné  non  moins  gratuitement  la 
première  gloire  (i). 

Il  y  en  a  d'autres  qui  continuent,  pendant  qu'ils 
reçoivent  la  première  Grâce,  les  actes  de  contri- 
tion et  de  charité  qu'ils  faisaient  pour  se  préparer 

I.  Les  enfants  morts  après  le  baptême  n'ont  pas 
mérité  le  ciel  par  leurs  actes  personnels,  mais  ils 
n'en  ont  pas  moins  un  droit  strict  à  le  posséder  comme 
enfants  de  Dieu  et  à  titre  d'héritage.  Quant  à  ceux  qui 
ont  fait  leur  acte  de  contrition  et  l'ont  achevé  avant  de 
recevoir  le  sacrement  qui  leur  confère  la  première 
Grâce,  nous  n'hésitons  pas  à  admettre  qu'ils  ont  mérité 
les  premiers  degrés  de  gloire  éternelle,  par  la  raison 
que  cet  acte  de  contrition  persévère  moralement  jus- 
qu'au moment  où  la  Grâce  sanctifiante  leur  est  donnée. 
Nous  en  avons  un  exemple  dans  ceux  qui,  après  avoir 
fait  un  acte  d'attrition,  sont  distraits  ou  endormis  au 
moment  où  l'absolution  leur  est  donnée  :  leur  attri. 
tion  persévère  moralement  et  constitue  une  disposition 
suffisante  pour  que  le  sacrement  produise  son  effet.  De 


DE    LA   GRACE  2l  I 


à  la  recevoir.  Il  est  certain  que  ces  actes  ne  pou- 
vaient en  aucune  façon  être  méritoires,  avant  la 
réception  de  la  Grâce  sanctifiante,  parce  qu'ils  pro- 
venaient d'une  âme  digne  de  la  damnation  et  en- 
nemie de  Dieu.  Mais  cette  première  Grâce  une 
fois  reçue  dans  l'âme,  que  leur  manque-t-il  pour 
mériter  l'entrée  du  paradis,  c'est-à-dire  les  pre- 
miers degrés  de  gloire  ?  Voilà  où  gît  la  difficulté  et 
elle  est  grande.  Mieux  vaut  se  jeter  dans  les  bras  de 
la  miséricorde  divine  et  ne  pas  estimer  avoir  un  droit 
qui  est  très  douteux  et  très  difficile  à  défendre.  Il 
faut  admettre,  dans  toute  hypothèse,  que  l'âme  a 
déjà  reçu  la  Grâce  sanctifiante  avant  de  pouvoir 
mériter,  parla  continuation  des  actes  de  contrition 
et  de  charité.  Mais  puisque  l'âme  doit  être  revê- 
tue préalablement  de  la  Grâce  sanctifiante  et 
qu'elle  ne  l'obtient  que  par  un  effet  de  la  miséri- 
corde de  Dieu,  elle  n'aura  également  obtenu  le 
droit  à  la  gloire,  qui  est  un  des  effets  de  cette 
Grâce,  que  par  un  bienfait  de  la  miséricorde 
divine  (i).  Par  conséquent,  de  deux  choses  l'une  : 

même,  disons-nous,  dans  le  cas  que  pose  l'auteur, 
l'acte  de  contrition,  fait  un  instant  avant  la  réception 
de  la  Grâce  sanctifiante,  peut  mériter  strictement  les 
premiers  degrés  de  gloire,  aussitôt  que  la  Grâce  pro- 
duite par  le  sacrement  rend  l'acte  capable  d'un  tel  mé- 
rite. (Voir  la  note  suivante.) 

I.  Rien  de  plus  vrai.  Mais  quoique  la  Grâce  ne  puisse 
être  l'objet  d'un  mérite  proprement  dit,  il  n'en  est  pas 
moins  certain  que  cette  infusion  gratuite  de  la  Grâce 
sanctifiante  fait  de  l'homme  un  enfant  de  Dieu,  et  que 
déjà  à  ce  titre  Théritage  céleste  lui  est  dû.  Quand  plus 


212  LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 

OU  bien  elle  mérite  un  bien  qui  lui  est  déjà  acquis, 
ce  qui  serait  un  mérite  inutile,  ou  bien  ce  qu'elle 
mérite  par  la  continuation  de  ces  mêmes  actes  de 
vertu,  c'est  un  accroissement  de  Grâce  et  de  gloire, 
et  c'est  là  ce  qui  nous  semble  le  plus  conforme  à  la 
vérité.  La  question  reste  donc  indécise  et  dès  lors 
nous  devons  nous  borner  à  conclure  que  les  Saints 
ont  obtenu  leurs  premiers  degrés  de  gloire,  non  à 
titre  de  justice,  mais  par  pure  miséricorde.  Et 
ainsi  il  sera  vrai  de  dire  que  Dieu  donne  aux 
Saints  la  gloire  au-delà  de  leurs  mérites,  en  ce 
sens  qu'ils  en  tiennent  les  premiers  degrés  de  la 
miséricorde  de  Dieu  et  qu'ils  n'en  ont  mérité  que 
l'accroissement  (i). 

tard  l'homme  a  fait  des  bonnes  œuvres,  la  gloire  céleste 
lui  est  due  à  un  nouveau  titre,  à  titre  de  conquête  et  de 
salaire. 

I.  Nous  sommes  d'un  avis  opposé  à  celui  de  l'au- 
teur, i)  Il  est  plus  conforme  aux  déclarations  du  Con- 
cile de  Trente  d'admettre  que  l'homme  mérite  d'un 
mérite  de  condignité  les  premiers  degrés  de  gloire,  car 
le  Concile  affirme  d'une  manière  absolue  que  la  vie 
éternelle  est  «  une  récompense  »,  sans  distinguer  entre 
les  premiers  degrés  de  gloire  et  les  degrés  supérieurs 
(sess.  6,  ch.  i6.)  De  plus,  il  enseigne  que  le  juste  mé- 
rite «  une  augmentation  de  grâce^  la  vie  éternelle  et  une 
«  augmentation  de  gloire.  »(Sess.  6,  can.  32);  tandis  que 
lorsqu'il  s'agit  de  la  Grâce,  il  n'attribue  au  mérite  que 
son  accroissement,  excluant  ainsi  du  mérite  la  première 
Grâce  ;  quand  il  s'agit  de  la  gloire,  il  affirme  que  le 
juste  mérite  «  la  vie  éternelle  et  V augmentation  de  la 
«  gloire,  »  ce  qui  signifie  les  premiers  degrés  de  gloire 
et  aussi  les  degrés  supérieurs.  2)  Cette  doctrine  est  éga- 


DE   LA   GRACE  2l3 


Je  me  réjouirai  en  apprenant  cette  vérité  qui 
m'excitera  à  honorer  tout  particulièrement  la  misé- 
ricorde divine.  Oh  !  combien  il  convenait  qu'il  en 

lement  conforme  aux  Saintes  Ecritures  :  Jésus-Christ  a 
dit  :  «  Si  vous  votilei  entrer  dans  la  vie  éternelle,  obser- 
«  vei  mes  commandements,  »  (Matt.  xix,  17).  —  Heureux 
«  celui  qui  souffre  patiemment  les  tentations,  parce  que 
«  lorsque  sa  vertu  aura  été  éprouvée,  il  recevra  la  cou- 
«  ronne  de  vie,  »  (Jacq.  I,  12).  La  Sainte  Ecriture  ne  dis- 
tingue pas  entre  la  gloire  et  l'augmentation  de  la 
gloire.  3)  La  raison  qu'apporte  l'auteur  n'est  pas  de 
nature  à  nous  convaincre.  Avec  lui  nous  reconnaissons 
que  l'homme  ne  peut  mériter  d'un  mérite  de  condignité 
les  premiers  degrés  de  gloire  par  un  acte,  qui  précède 
l'infusion  de  la  Grâce  sanctifiante,  par  exemple  par  un 
acte  de  contrition,  parce  que  à  cet  acte  manque  une 
condition  essentielle  pour  un  tel  mérite,  à  savoir  qu'il 
soit  fait  par  une  personne  en  état  de  Grâce.  Il  ne  peut 
les  mériter  davantage  par  un  acte  de  contrition  fait  dans 
rinstant  qui  suivrait  l'infusion  de  la  Grâce,  car  un  tel 
acte  mériterait  déjà  une  augmentation  de  Grâce  et  par 
conséquent  de  gloire.  Or  le  même  acte  ne  peut  mériter 
en  même  temps  les  premiers  degrés  de  gloire  et  une 
augmentation  de  gloire.  Mais  nous  croyons,  contraire- 
ment à  ce  que  pense  l'auteur,  que  l'homme  peut  méri- 
ter d'un  mérite  de  condignité  les  premiers  degrés  de 
gloire  par  le  même  acte  de  contrition,  par  lequel  il 
mérite  d'un  mérite  de  convenance  et  obtient  la  Grâce 
sanctifiante.  Cet  unique  instant  équivaut  virtuellement 
à  deux  instants,  que  nous  pouvons  distinguer  logique- 
ment :  au  premier  instant  nous  sommes  en  présence 
d'un  acte  surnaturel  produit  par  une  âme  encore  dé- 
pourvue de  la  Grâce  sanctifiante.  11  est  évident  qu'un 
tel  acte  ne  peut  mériter  d'un  mérite  de  condignité  la 
gloire  éternelle  ;  mais  dans  le  second  instant  de  raison, 


214  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

fût  ainsi,  ô  mon  Dieu,  afin  de  faire  paraître  la 
large  part  qui  revient  à  votre  miséricorde  et  aux 
mérites  de  Jésus-Christ  dans  la  couronne  et  Thé- 
ritage  de  vos  Saints.  O  bienheureux  du  paradis  ! 

la  personne  est  sanctifiée  par  l'infusion  de  la  Grâce,  et 
par  cette  Grâce  est  communiquée  à  ce  même  acte  une 
dignité  et  une  valeur  qui  le  rendent  méritoire  de  la  vie 
éternelle.  Il  importe  de  remarquer  que  pour  qu'un  acte 
ait  un  mérite  de  condignité,  la  Grâce  sanctifiante  n'est 
pas  nécessaire  comme  cause  efficiente,  —  à  ce  point  de 
vue  la  motion  du  Saint-Esprit  suffit,  bien  qu'il  n'habite 
pas  encore  l'âme  ;  —  elle  est  nécessaire  pour  communi- 
quer à  la  personne  qui  agit  et  à  son  acte  une  valeur 
divine.  Rien  ne  s'oppose  donc  à  ce  que  la  Grâce  dont 
l'acte  était  dépourvu  au  début,  ne  lui  soit  surajoutée  et 
dès  lors  il  remplit  toutes  les  conditions  pour  mériter  la 
vie  éternelle.  Telle  est  l'opinion  de  saint  Thomas  (i,  2, 
q.  112,  art.  2,  ad  i)  :  «  Il  j>  a  une  préparation  de  Vhomme 
«  à  la  grâce  qui  coïncide  avec  V infusion  de  la  grâce  elle- 
«  même.  Une  telle  action  mérite  non  pas  la  grâce ^  que 
«  V âme  possède  déjà,  mais  la  gloire  que  V âme  n'a  pas  en- 
«  core.  »  Qu'une  telle  action  ne  mérite  pas  la  grâce,  c'est 
évident,  car,  dit  Sylvius  (in  i,  2,  q.  114,  a.  5.  concl.  4.) 
«  La  grâce  qui  est  donnée  à  Vâme  dans  le  même  instant  oii 
«  elle  fait  tin  acte  de  contrition,  ne  peut  communiquer  à 
«  cet  acte  une  valeur  qui  le  rende  capable  de  la  mériter 
«  elle-même  ;  elle  est  dans  ce  cas  le  principe  du  mérite,  et 
«  le  principe  du  mérite  ne  peut  être  l'objet  du  mérite . 
«  Mais  la  grâce  peut  communiquer  à  l'acte  une  valeur  qui 
«  le  rende  capable  de  mériter  la  gloire  que  l'âme  n'a  pas 
«  encore,  car  la  gloire  n'est  pas  le  principe^  mais  V objet 
«  du  mérite.  »  —  Suarez  déclare  que  cette  solution,  qui 
consiste  à  distinguer  dans  le  même  acte  deux  instants 
de  raison,  «  constitue  Vexplication  vraie  et  commune  de  ce 
«  mérite.  »  (De  grat.  lib.  12,  c.  28,  n.  24-26.) 


DE    LA   GRACE  2l5 


«  rende^  grâces  au  Seigneur^  parce  que  sa  misé- 
«  ricorde  est  éterneUe.  »  (Ps.  i35).  J'apprendrai 
également  à  unir  en  moi  ces  deux  choses  :  et  la  con- 
viction que  je  suis  capable  d'un  vrai  mérite  et  une 
profonde  humilité,  puisque  notre  mérite  ne  s'é- 
tend pas  à  la  première  Grâce,  ni  aux  premiers 
degrés  de  gloire,  que  nous  ne  devons  qu'à  la  misé- 
ricorde divine  et  au  sang  précieux  de  l'Agneau 
sans  tache,  Jésus-Christ.  Je  me  souviendrai  de 
cette  parole  de  saint  Bernard  (i)  :  la  plus  déplorable 
pauvreté  est  celle  qui  consiste  dans  l'absence  des 
mérites  et  la  richesse  la  plus  décevante  c'est  la 
présomption.  Donc,  «  Seigneur,  ne  me  donne\  ni 
«  les  richesses  ni  la  pauvreté.  »  (Prov.  3o). 


2l6        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 


XX^  MÉDITATION 

DE  LA  FACILITÉ 
D'ACqUÉRIR  DES  MÉRITES 

SOMMAIRE 

L'homme  peut  mériter  en  tout  lieu,  en  tout 
temps  et  en  tout  état.  —  Grandes  facilités 
qu'ont  les  âmes  en  état  de  Grâce  d'augmenter 
leurs  mérites.  —  Uou  vient  que  nonobstant 
ces  facilités,  on  voit  tant  d\îmes  chrétiennes  et 
même  faisant  profession  de  piété,  dépourvues 
de  tout  mérite  ? 

I 

L'homme  peut  acquérir  des  mérites  en  tout  lieu, 
en  tout  temps  et  en  tout  état. 
Pour  ce  qui  est  du  lieu,  il  y  aurait  peu  de  per- 
sonnes qui  acquerraient  des  mérites,  si  Dieu  eût 
posé  comme  condition  que  nul  ne  pourrait  faire 
d'action  méritoire  qu'en  un  tel  lieu.  Aussi  tout 
lieu  est  bon  pour  le  mérite.  La  sainteté  n'est 
attachée  ni  aux  prisons,  ni  à  la  solitude,  elle  n'est 
pas  davantage  renfermée  dans  les  cloîtres,  asiles 
des  Religieux,  de  telle  sorte  qu'on  ne  la  rencontre 
pas  hors  de  là.  On  peut  mériter  dans  l'armée,  à  la 
cour,  au  palais,  au  marché,  aux  champs  et  à  la 
ville.  Celui  qui  parcourra  l'histoire  des  Saints, 
verra  qu'il  n'y  a  d'exception  pour  aucun  lieu  ; 


DE    LA    GRACE  217 


ainsi,  par  exemple,  Job  acquit  des  mérites  même 
sur  son  fumier  où,  selon  Topinion  de  certains 
auteurs  (i),  il  fut  occupé  pendant  sept  ans,  à 
repousser  les  assauts  furieux  de  Satan. 

De  même  que  l'homme  peut  mériter  en  tout 
lieu,  pourvu  qu'il  y  pratique  la  vertu,  il  peut  éga- 
lement mériter  à  toutes  les  époques  de  sa  vie,  où 
il  jouit  de  la  raison  et  de  la  liberté.  La  bonté  de 
Dieu  ne  lui  a  fixé  dans  sa  vie  aucune  borne  au-delà 
de  laquelle  il  serait  dans  l'impossibilité  de  mériter, 
c'est-à-dire  ou  de  s'éloigner  de  l'enfer  en  faisant 
pénitence  de  ses  péchés,  ou  d'augmenter  ses 
richesses  dans  le  ciel  par  les  bonnes  œuvres  ;  tout 
temps  et  tout  âge  est  bon  pour  acquérir  des  méri- 
tes. Il  n'en  est  pas  de  même  quand  il  s'agit  des 
biens  temporels  et  des  richesses  corruptibles, 
qu'on  ne  saurait  acquérir  ou  augmenter  qu'après 
avoir  attendu  l'occasion  et  le  moment  opportun. 
Pour  acquérir  par  le  mérite  les  trésors  célestes  et 
éternels,  n'importe  quel  instant  de  la  vie  humaine 
est  opportun,  pourvu  que  l'homme  veuille  en 
faire  un  bon  usage.  Reconnaissons  là  combien 
Dieu  distribue  plus  libéralement  les  trésors  des 
véritables  biens,  que  ceux  des  biens  corruptibles 
qui  ne  méritent  pas  d'être  appelés  des  biens, 
puisqu'ils  sont  la  cause  de  tant  de  péchés  qui  se 
commettent  dans  le  monde. 

Enfin  l'homme  peut  acquérir  des  mérites  dans 
tout  état  honnête  :  dans  l'état  séculier,  comme 
dans  l'état  religieux  ou  dans  l'état  ecclésiastique  ; 
dans  l'état  du  mariage,  dans  la  virginité  ou  dans 


Suidas,  verbo  job. 


2l8  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

un  chaste  veuvage  ;  dans  l'état  de  juge,  de  mar- 
chand, d'artisan,  de  soldat,  de  laboureur,  de  prince 
ou  de  sujet  ;  au  sein  des  grandeurs  comme  dans 
une  vile  condition  ;  dans  la  richesse  comme  dans 
la  pauvreté.  Etudions  l'histoire  des  Saints  et  nous 
en  trouverons  dans  toutes  sortes  de  conditions. 
Chacun  peut,  sans  craindre  aucun  obstacle  du 
côté  de  son  état,  prendre  sa  part  du  royaume  du 
ciel,  dont  les  richesses  infinies  et  inépuisables 
sont  offertes,  par  la  magnificence  divine,  comme 
une  proie,  aux  bonnes  œuvres  de  toutes  les  per- 
sonnes sans  distinction  qui  veulent  vivre  sainte- 
ment. 

Ces  vérités  nous  sont  suggérées  par  la  vision 
de  la  cité  céleste  qu'eut  saint  Jean,  le  disciple 
bien-aimé.  Il  y  compta  «  dou^e  portes  :  trois  du 
«  côté  de  V  Orient,  trois  du  côté  du  Nord^  trois 
«  du  côté  du  Midi  et  trois  du  côté  de  V  Occident.  » 
(Ap.  21.)  Cette  vision  nous  indique  que  l'on  vient 
au  paradis  de  toutes  les  parties  du  monde,  et 
qu'il  n'y  a  aucun  lieu  d'où  on  ne  puisse  s'y  rendre. 
Elle  nous  apprend  aussi  que  l'homme  peut  entrer 
au  ciel  à  tout  âge  :  dans  l'enfance,  que  représente 
l'Orient  ;  dans  l'ardente  jeunesse,  que  représente 
le  Midi  ;  dans  la  maturité,  où  les  passions  sont 
refroidies  et  que  représente  le  Nord  ;  dans  la 
vieillesse,  âge  voisin  de  la  mort,  que  signifie 
l'Occident.  Que  nous  apprennent,  dit  celui  qui  fut 
le  Maître  des  plus  grands  Théologiens  (i),  les 
portes  de  cette  cité,  sinon  que  l'homme  peut,  à 
tout  âge  et  en  tout  temps,  entrer  dans  la  cité  d'en- 

I.  Alexander  Alens.  in  Apoc.  c.  21. 


DE    LA    GRACE  219 


haut  ?  De  plus,  chaque  âge  a  trois  portes  pour 
entrer  dans  le  paradis.  Le  premier  âge,  c'est-à-dire 
Tenfance  a  les  trois  portes  suivantes  :  Tinnocence 
baptismale,  Thumble  obéissance  et  la  discipline 
qu'impose  la  raison;  c'est  par  ces  trois  portes  que 
les  enfants  entrent  dans  le  paradis.  Le  second 
âge,  qui  est  la  jeunesse,  a  trois  autres  portes  : 
la  pénitence,  l'abstinence  et  la  continence  ;  c'est 
par  ces  trois  portes  que  les  jeunes  gens  entrent 
dans  le  paradis.  Le  troisième  âge,  qui  est  la  virilité, 
a  trois  portes  :  l'observation  des  commandements, 
la  vertu  des  mérites  et  la  patience  dans  l'adversité  ; 
c'est  par  ces  trois  portes  que  les  hommes  entrent 
dans  le  paradis.  La  vieillesse,  quatrième  âge  de 
la  vie,  a  trois  autres  portes  :  le  souvenir  de  ses 
offenses,  l'effusion  des  larmes  et  le  pardon  des 
injures  ;  c'est  par  ces  trois  portes  que  les  vieillards 
décrépits  entrent  dans  le  paradis.  Enfin  ces  quatre 
parties  figurent  encore  toutes  sortes  de  peuples 
qui  entrent  dans  le  ciel  par  la  foi  en  la  Sainte 
Trinité.  L'Orient  signifie  les  Juifs  dont  est  sorti 
Jésus-Christ,  soleil  de  justice,  comme  le  soleil 
qui  se  lève  à  l'orient;  l'Aquilon  signifie  les  peuples 
païens  ;  le  Midi,  les  peuples  chrétiens,  chez  qui 
brillent  toutes  les  splendeurs  de  la  foi  ;  et  l'Occi- 
dent, les  hommes  qui,  à  la  fin  du  monde,  seront 
convertis  par  les  prédications  d'Enoch  et  d'Elie  (i). 
Ainsi  donc  les  hommes,  quelle  que  soit  leur  posi- 
tion, trouveront  des  voies  qui  aboutissent  au  ciel. 
Admirez  la  merveilleuse  libéralité  de  Dieu  :  il 
n'y  a  pas  un  seul  lieu  du  monde  où  on  ne   puisse 

I.  Ambrosius.  —  Ansbertus,  in  Apoc.  c.  21. 


220        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

se  sanctifier.  O  Dieu  !  que  je  voudrais  pour  votre 
gloire,  vous  avoir  aimé  dans  tous  les  lieux  oij  je 
me  suis  trouvé  !  que  je  voudrais  y  avoir  laissé 
quelque  trace  de  dévotion  !  Oh  !  je  désire  en  lais- 
ser partout  où  je  me  transporterai  à  l'avenir.  On 
peut  acquérir  des  mérites  à  tout  âge.  Oh  !  Sei- 
gneur, je  vous  rends  grâces  pour  ce  bienfait.  Oh  ! 
que  je  désire  mériter  à  tous  les  instants  où  vous 
avez  voulu  que  je  puisse  le  faire  !  Oh  !  s'il  n'y 
avait  pas  un  seul  instant  de  vide  et  de  perdu  dans 
ma  vie  !  Oh  !  si  je  pouvais  réparer  le  temps  perdu 
et  prévenir  les  pertes  de  temps  qu'occasionne  l'oi- 
siveté !  Puisque  toutes  sortes  de  personnes  sont 
admises  à  faire  des  profits  spirituels  par  le  mérite, 
puisque.  Seigneur,  vous  ne  faites  acception  de 
personne,  puissé-je  m'employer  pour  votre  amour 
à  assister  toutes  sortes  de  personnes,  sans  jamais 
mépriser  n'importe  qui  pour  son  humble  condi- 
tion et  sans  jamais  dédaigner  de  contribuer  à  son 
salut. 

II 

Considérez  la  grande  facilité  qu'ont  les  âmes 
sanctifiées  par  la  Grâce,  d'acquérir  des  mérites. 

Premièrement,  elles  ont  la  faculté  de  mériter 
par  les  actions  indifférentes,  qui  par  elles-mêmes 
ne  sont  pas  méritoires,  mais  qui  peuvent  toujours 
être  ennoblies  par  une  droite  et  sainte  intention  (i). 
Car  de  même  que  ces  actions  peuvent  devenir 
mauvaises  et  être  une  source  de  démérite,  si  on 
les  fait  avec  une  mauvaise  intention;   ainsi  elles 

I.  Aloys.  Novar.  De  délie,  div.  am.  c.  86-93. 


DE   LA   GRACE  221 


peuvent  être  méritoires,  si  on  sait  les  orner  et  les 
enrichir  par  une  bonne  intention.  En  agissant 
ainsi,  il  nous  est  facile  d'arriver  au  même  résultat 
et  même  à  un  résultat  préférable  à  celui  que  peut 
obtenir  un  chimiste  qui  cherche  à  faire  de  l'or. 
S'il  pouvait,  par  la  seule  direction  de  sa  volonté, 
changer  le  plomb  en  or,  comme  en  peu  de  temps 
il  deviendrait  opulent  !  Or  c'est  précisément  ce 
que  les  âmes  peuvent  faire  :  il  n'y  a  pas  d'action, 
si  basse  et  si  terrestre  soit-elle,  pourvu  toutefois 
qu'elle  ne  soit  pas  mauvaise,  qui  ne  puisse  être 
ennoblie  par  la  sainteté  de  l'intention  et  se  trans- 
former en  un  or  céleste  et  divin.  On  peut  arriver 
à  ce  même  résultat  par  une  simple  intention  vir- 
tuelle :  une  telle  intention  suffit  pour  informer  et 
animer  plusieurs  actions,  en  rehausser  le  prix  et 
les  rendre  méritoires,  alors  que  dépourvues  de 
cette  intention  elles  n'auraient  aucun  mérite. 

Secondement,  les  âmes  peuvent  mériter,  et 
méritent  en  réalité,  même  lorsqu'elles  n'y  songent 
pas.  La  Grâce  augmente  en  nous,  sans  que  nous 
pensions  à  cet  accroissement;  nous  avançons  vers 
le  ciel,  sans  que  nous  y  prenions  garde,  comme 
cela  arrive  à  ceux  qui  naviguent,  ils  font  beaucoup 
de  chemin  sans  s'en  apercevoir.  Dieu  n'a  pas 
voulu  que  le  mérite,  cet  inestimable  trésor,  dépen- 
dît de  notre  pensée  ou  de  notre  attention,  afin 
qu'il  ne  risquât  pas  d'être  amoindri  par  notre 
inadvertance.  Il  en  est  de  même  de  la  vertu  qu'ont 
les  bonnes  œuvres  de  satisfaire  pour  les  péchés 
auxquels  sont  dues  les  peines  du  Purgatoire  : 
quoique  nous  ne  songions  pas,  en  les  faisant,  à 
nous   acquitter    des  peines   du  Purgatoire,   nous 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


nous  en  acquittons  cependant  et  grâce  à  ce  trait 
singulier  de  la  bonté  de  Dieu,  plusieurs  âmes 
s'en  verront  bientôt  délivrées.  Or,  les  bonnes  œu- 
vres ont  autant  de  vertu  pour  mériter  que  pour 
satisfaire.  Donc  plusieurs  âmes  se  trouveront  bien 
élevées  dans  la  gloire  et  avoir  fait  de  grands  profits 
sans  presque  y  avoir  pensé. 

Troisièmement,  l'àme  peut  mériter  par  le  seul 
désir,  qui  supplée  au  défaut  de  l'œuvre  qu'on  ne 
peut  accomplir.  Si  quelqu'un  ne  peut  jeûner,  ni 
se  mortifier,  ni  faire  l'aumône,  qu'il  en  ait  au 
moins  le  désir.  Dieu  lui  en  tiendra  compte,  il 
enregistrera  ce  désir  qui  plus  tard  recevra  sa 
récompense.  Il  y  a  au  ciel  des  Saints  plus  élevés 
en  gloire  que  les  autres,  non  pas  pour  avoir  agi 
davantage,  mais  pour  avoir  plus  et  mieux  désiré. 
La  bonne  volonté  est  un  excellent  outil  pour  faire 
de  grands  gains  spirituels.  Et  en  effet,  si  la  mau- 
vaise volonté  et  le  désir  de  faire  une  action  mau- 
vaise, sont  criminels  devant  Dieu  qui  les  punira 
comme  l'action  elle-même  ;  il  est  conforme  à  la 
raison  de  croire  que  Dieu  qui  a  plus  d'inclination 
à  récompenser  qu'à  châtier,  ne  laissera  pas  sans 
récompense  même  le  désir  de  bien  faire,  quand  un 
obstacle  nous  a  empêchés  de  le  réaliser.  Il  y  a 
mieux  :  le  désir  d'avoir  de  bons  désirs  n'est  pas 
dépourvu  de  tout  mérite.  David  disait  :  «  Mon 
«  âme  a  désiré  de  désirer  vos  justifications.  » 
(Ps.  ii8).  (i). 

I.  Sans  doute  la  pensée  de  l'auteur  est  des  plus  vraies, 
mais  le  texte  qu'il  cite  comme  preuve  n'a  pas  le  sens 
qu'il  lui  attribue.  C'est  un  hébraïsme  qui  exprime  une 


DE    LA    GRACE  223 


Quatrièmement,  on  peut  augmenter  ses  mérites 
en  multipliant  les  bonnes  intentions  dans  une 
bonne  oeuvre  :  on  peut  la  faire  en  effet  dans  le  but 
de  pratiquer  plusieurs  vertus  qui  s'y  rencontrent. 
Une  bonne  action  n'en  empêche  pas  une  autre, 
car  l'honnêteté  n'est  pas  contraire  à  l'honnêteté,  ni 
le  bien  au  bien.  Ainsi  celui  qui  donne  à  un  pauvre 
de  quoi  se  vêtir,  peut  rapporter  cette  action  à 
Dieu.  Or,  il  y  a  dans  une  action  autant  de  vertus 
qui  auront  leur  récompense,  qu'on  y  rencontre  de 
fins  honnêtes.  Et  en  cela  la  Grâce  imite  l'art  qui 
fait  des  miroirs  tels  que  le  même  visage  s'y  reflète 
plusieurs  fois.  Supposons  un  homme  qui  fait  une 
prière  :  il  peut  la  faire  pour  rendre  à  Dieu  le  culte 
qui  lui  est  dû  ;  dans  ce  cas  elle  a  le  mérite  de  la 
vertu  de  religion,  ou  en  vue  de  secourir  la  misère 
du  prochain  ;  dans  ce  cas  elle  a  le  mérite  de  la 
vertu  de  miséricorde,  ou  pour  expier  ses  péchés 
et  alors  elle  a  le  mérite  de  la  vertu  de  pénitence. 
Si  bien  que  par  ce  moyen  une  seule  bonne  action 
peut  valoir  autant  que  plusieurs. 

Cinquièmement,  on  peut  augmenter  son  mérite 
par  l'approbation  de  la  bonne  œuvre  déjà  faite, 
car  l'àme  acquiert  autant  de  fois  de  nouveaux 
mérites  qu'elle  se  complaît  dans  le  bien  déjà 
accompli  par  elle.  Cette  vérité  nous  paraîtra  évi- 
dente, si  nous  songeons  que  celui  qui  après  avoir 

grande  intensité  de  désir  et  qui  doit  se  traduire  ainsi  : 
<<  Mon  âme  a  désiré  avec  une  grande  ardeur.  »  L'Ecriture 
Sainte  offre  de  nombreux  exemples  de  ces  hébraïsmes, 
notamment  :  Luc  xxii,  15  ;  Matt.  xiii,  14  ;  Jean  m, 
2Q  etc. 


224  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

commis  une  mauvaise  action,  y  penserait  fréquem- 
ment et  y  prendrait  plaisir,  pécherait  et  déméri- 
terait autant  de  fois  ;  par  exemple,  celui  qui  ayant 
outragé  son  prochain,  et  se  souvenant  de  cet 
outrage,  s'en  réjouirait,  celui-là  pécherait  et  démé- 
riterait autant  de  fois  qu'il  renouvellerait  cet  acte 
intérieur  de  complaisance  dans  une  action  coupa- 
ble. Pour  une  raison  semblable,  celui  qui  ayant 
fait  quelque  bien,  y  pense  de  nouveau  et  l'ap- 
prouve, celui-là  multiplie  ses  mérites  autant  de 
fois  qu'il  produit  ces  actes  intérieurs  d'approba- 
tion. Or,  comme  cette  approbation  peut  s'appliquer 
à  toutes  les  bonnes  œuvres  de  tous  les  Saints,  non 
pas  une  fois  seulement,  mais  cent  fois  et  mille 
fois,  cette  méthode  devient  la  source  d'une  multi- 
tude incalculable  de  biens  et  de  mérites  divers  : 
c'est  là  un  avantage  qui  doit  être  d'autant  plus 
apprécié,  que  nous  sommes  plus  incapables  d'en 
calculer  toutes  les  conséquences. 

En  dernier  lieu,  l'homme  peut  encore  acquérir 
des  mérites  en  offrant  plusieurs  fois  à  Dieu  la 
même  chose.  Dieu  aura  toujours  pour  agréable 
cette  nouvelle  offrande,  autant  qu'il  a  eu  pour 
agréable  la  première;  et  en  cela  il  se  distingue  des 
rois  de  la  terre  qui  ne  se  montrent  pas  satisfaits 
par  l'offrande  plusieurs  fois  répétée  d'un  même 
présent.  Par  là  s'explique  le  mérite  qu'il  y  a  à 
renouveler  les  mêmes  vœux  de  pauvreté,  de  chas- 
teté et  d'obéissance.  Pour  la  même  raison,  celui 
qui  a  donné  son  cœur  à  Dieu  peut  renouveler  cent 
et  mille  fois  cette  précieuse  donation  et  avec  un 
accroissement  de  Grâce  et  de  mérite  à  chaque 
fois. 


DE   LA   GRACE 


On  alléguera  peut-être  que  ce  monde  est  une 
source  d'embarras  et  de  troubles  qui  s'opposent  à 
l'acquisition  des  mérites.  Mais  qu'on  considère 
l'exemple  que  nous  donne  Marthe,  qui  servant 
Jésus-Christ  avec  une  excellente  intention,  ne 
laissa  point  d'acquérir  des  mérites,  malgré  ses 
distractions  et  préov^cupations  multiples,  comme 
en  ont  les  hôtesses  obligées  de  recevoir  plusieurs 
personnes  qui  arrivent  à  l'improviste.  Il  n'y  a 
donc  rien  de  meilleur,  il  n'y  a  pas  plus  grand 
moyen  de  mériter  que  de  se  porter  toujours  aux 
bonnes  oeuvres,  et  de  les  accomplir  de  bonne  foi. 

O  Dieu  très  bon  !  j'adore  votre  Providence,  je 
révère  votre  bonté  qui  a  fourni  aux  hommes  tant 
de  mo3'ens,  tant  de  méthodes  et  tant  de  manières 
si  faciles  de  s'enrichir  en  Grâces  et  en  mérites 
devant  vous,  de  faire  des  progrès  dans  la  sainteté 
et  dans  la  perfection.  Il  y  en  aurait  peu  qui  par- 
viendraient à  la  sainteté,  si  vous  eussiez  donné 
avec  moins  de  générosité  les  moyens  d'acquérir 
de  véritables  richesses  dans  votre  paradis.  O  Sei- 
gneur !  j'admire  votre  merveilleuse  sagesse,  qui 
comble  les  justes  de  tant  de  bienfaits  cachés  et  de 
tant  de  faveurs  secrètes  destinées  à  les  faire  par- 
venir à  une  justice  plus  parfaite  !  Ce  sont  des 
bienfaits  cachés,  non  pas  parce  qu'en  eux-mêmes 
ils  ne  sont  pas  réels  et  reconnaissables,  mais  en  ce 
sens  que  la  plupart  des  âmes  vit  dans  l'aveugle- 
ment et  ne  prête  aucune  attention  aux  effets  de 
votre  bonté  magnifique.  O  illuminateur  de  mon 
âme  !  dissipez  mes  ténèbres,  afin  que  je  découvre 
peu  à  peu  vos  bienfaits  cachés  pour  un  si  grand 
nombre,  ces  bienfaits  par  lesquels  vous  vous  plai- 

Bail,  t.  IV.  15 


226  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

sez  à  obliger  vos  créatures,  sans  que  la  plupart 
s'en  aperçoivent  et  vous  en  remercient.  Courage 
donc,  ô  mon  àme,  réjouissons-nous  d'avoir  décou- 
vert ces  industries  si  faciles  qui  nous  permettront 
de  devenir  riches  dans  le  ciel.  Ah  !  l'excellente 
pierre  philosophale,  si  nous  savons  en  faire  usage  ! 
Oh  !  que  les  mondains  et  les  amateurs  de  ce  siècle 
doivent  nous  couvrir  de  confusion  !  Eux  saisissent 
si  avidement  les  occasions  d'augmenter  leurs 
biens  périssables,  et  nous,  nous  négligeons  d'une 
façon  si  déplorable  de  nous  enrichir  dans  les  biens 
éternels  !  Il  est  donc  vrai  que  «  les  enfants  de  ce 
«  siècle  sont  plus  prudents  dans  la  conduite  de 
«  leurs  affaires  que  les  enfants  de  lumière.  » 
(Luc,  i6.)  Oh  !  que  nous  regretterons  un  jour  ces 
biens,  mais  il  ne  sera  plus  temps.  O  Seigneur  ! 
réveillez-nous  d'un  si  profond  assoupissement, 
avant  que  notre  vie  touche  à  sa  fin. 

III 

Considérez  les  raisons  pour  lesquelles,  malgré 
tant  de  moyens  faciles  d'augmenter  nos  mérites, 
il  se  trouve  cependant  tant  de  personnes  faisant 
profession  de  christianisme  et  même  de  sainteté, 
qui  sont  si  dénuées  de  mérite.  N'est-ce  pas  un 
phénomène  surprenant  qu'une  telle  pauvreté  au 
milieu  de  tant  de  mines  d'or,  d'argent  et  de  pierres 
précieuses  si  faciles  à  exploiter  ? 

A  cela  on  peut  répondre  que  plusieurs  person- 
nes n'acquièrent  aucun  mérite  par  leurs  bonnes 
œuvres,  parce  qu'elles  sont  souillées  de  quelque 
péché  mortel,  sans  le  savoir  ;  leur  conscience  est 
erronée,  et  elles  croient  être  en  bon  état,  alors 


DE    LA    GRACE  227 


qu'elles  sont  dans  un  très  mauvais  état.  Les  uns 
adhèrent  à  des  hérésies  que  leur  conscience  erro- 
née leur  fait  prendre   pour   de    solides  vérités  ; 
d'autres  ont  un  orgueil  caché  dont  ils  ne  se  corri- 
gent  jamais.   Ceux-ci   nourrissent   des    affections 
qui  ne  leur  paraissent  pas  gravement  coupables, 
comme  en  réalité  elles  le  sont  ;  ceux-là  enfin  sont 
coupables  sur  d'autres  points  et  par  conséquent 
dépourvus  de  la  Grâce  sanctifiante,  sans  laquelle 
il  n'y  a  pas  de  mérité  de  condignité,  le  seul  dont 
il  soit  ici  question.  Nous  ne  parlons  pas  en  effet 
du  mérite  de  convenance  par  lequel  les  pécheurs 
eux-mêmes  peuvent  mériter  la  Grâce  dans  ce  sens 
qu'il  convient  que  Dieu  la  leur  donne,  sans  qu'il  y 
soit  tenu  d'aucune  façon,   et  bien  qu'il  conserve 
le  droit  de  la  leur  refuser  pour  des  raisons  con- 
nues de   son  intelligence  infinie.  Si  saint  Paul  a 
dit:  ((  Je  n'ai  conscience  d'aucune  faute,  mais  je 
«  ne  suis  pas  justifié  pour  cela^  car  celui  qui 
«  me  juge ^  c*est  le  Seigneur  y>  (I,  Cor.  4);  à  com- 
bien plus  forte  raison  pourront  le  dire  ceux  qui 
n'ont  pas  même  l'ombre  des  vertus  de  l'Apôtre. 
S'il  est  donc  vrai    que  certains   sont  en  état  de 
péché  mortel,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  qu'ils 
soient  pauvres  en  mérites,  puisque  le  mérite  sup- 
pose la  Grâce  sanctifiance. 

De  plus,  le  Docteur  subtil  (1),  avec  cette  heureuse 
pénétration  des  vérités  théologiques  qui  lui  appar- 
tient, a  fait  une  remarque  consolante.  Dieu,  dit- 
il,  ne  donne  pas  toujours  sur  le  champ  la  Grâce 
que  nous  avons  méritée  par  nos  bonnes  œuvres, 


I.  In  4  Sentent,,  dist.  21,  q. 


228  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

mais  quelquefois  il  réserve  la  récompense  des 
mérites  pour  le  moment  de  la  mort,  de  peur  que 
nous  venions  à  défaillir,  en  ne  résistant  pas  énergi- 
quement  aux  tentations  du  démon  et  à  ses  illusions. 
Dieu  donc  peut  faire  que  nos  mérites  n'aient  toute 
leur  efficacité  qu'à  la  fin  de  la  vie,  à  cette  heure  où 
nous  en  avons  un  plus  grand  besoin.  Or,  bien  que 
cette  doctrine  ne  soit  pas  certaine  quand  il  s'agit 
de  l'augmentation  de  la  Grâce  sanctifiante  (i),  elle 

I.  Non  seulement  cette  doctrine  n'est  pas  certaine, 
mais  le  contraire  nous  paraît  certain,  à  savoir  que 
l'augmentation  de  Grâce  sanctifiante,  même  quand  elle 
est  méritée  par  un  acte  surnaturel  d'une  intensité  infé- 
rieure à  celle  que  permettrait  le  degré  de  Grâce  déjà 
acquis,  est  conférée  à  l'âme  sans  retard,  à  l'instant 
même  où  elle  produit  cet  acte.  Il  est  d'abord  hors  de 
doute  que  par  ses  bonnes  œuvres  peu  ferventes  eu  égard 
au  degré  de  Grâce  qu'elle  possède  déjà,  l'âme  juste  mé- 
rite une  augmentation  soit  de  la  Grâce,  soit  des  vertus 
infuses,  par  la  raison  que  le  Concile  de  Trente  (sess.  6, 
can.  24)  attribue  cette  augmentation  aux  bonnes  œuvres 
des  justes  en  général;  donc  à  celles  qui  sont  produites 
selon  tout  le  pouvoir  que  donne  à  l'âme  la  Grâce  déjà 
acquise,  comme  à  celles  qui  sont  produites  avec  un 
moindre  effort.  Mais  nous  croyons  de  plus  que  cette 
augmentation  méritée  par  ces  dernières  œuvres  est 
accordée  par  Dieu  sans  délai.  Dieu  tient  et  exécute  ses 
promesses  conditionnelles,  dès  que  la  condition  est 
réalisée,  puisqu'il  est  infiniment  juste  et  que  l'exacte 
justice  veut  qu'une  dette  soit  promptement  acquittée. 
Or  Dieu  a  promis  une  augmentation  de  Grâce  et  des 
vertus  aux  justes  à  la  condition  unique  qu'ils  produi- 
raient des  actes  rigoureusement  dignes  de  cette  aug- 
mentation,  c'est-à-dire  des  actes  surnaturels.  Si  Dieu 


DE   LA   GRACE  229 


ne  manque  pas  de  probabilité,  si  on  l'applique  à 
certaines  Grâces  actuelles  que  nous  méritons  par 
nos  bonnes  œuvres.  On  peut  dire  que  Dieu  dif- 
fère de  nous  les  accorder  jusqu'au  moment  où 
l'homme  en  a  un  plus  grand  besoin  :  par  ce 
moyen  il  conduit  sagement  et  suavement  l'affaire 
du  salut  de  l'homme.  S'il  en  est  ainsi,  y  a-t-il  lieu 
de  s'étonner  que  certaines  personnes  qui  ont  de 
grands  mérites,  ne  ressentent  pas  les  effets  de  ces 

avait  imposé  d'autres  conditions,  ce  serait  à  la  Révéla- 
tion de  nous  l'apprendre,  car  c'est  à  elle  seule  qu'il 
appartient  de  nous  faire  connaître  ce  que  Dieu  a  libre- 
ment décidé  dans  le  domaine  surnaturel.  Mais  nulle 
part  la  Révélation  ne  nous  parle,  comme  d'une  condi- 
tion nécessaire,  de  l'obligation  de  produire  des  actes 
d'une  intensité  au  moins  égale  au  degré  de  Grâce  que 
l'âme  possède  déjà.  Le  Concile  de  Trente  (sess.  6, 
ch.  10)  semble  même  exclure  cette  condition,  quand  il 
affirme  que  non  seulement  nos  bonnes  œuvres  méri- 
tent une  augmentation  de  Grâce,  mais,  —  car  c'est 
ainsi  qu'il  s'exprime,  —  que  nos  bonnes  œuvres  augmen- 
tent et  font  croître  la  Grâce.  Enumère-t-il  les  conditions 
requises  pour  le  mérite,  il  ne  fait  nulle  part  mention  du 
degré  de  ferveur  de  l'acte.  —  Quand  le  même  Concile 
dit  que  le  pécheur  est  sanctifié  et  justifié  au  moyen  de 
la  contrition  parfaite  ou  des  sacrements,  nous  enten- 
dons par  ces  paroles  qu'il  est  sanctifié  et  justifié  par  la 
réception  actuelle  et  immédiate  de  la  Grâce.  Quand 
donc  le  Concile  nous  dit  que  le  juste  se  sanc- 
tifie et  se  justifie  de  plus  en  plus  par  les  bonnes 
œuvres,  nous  devons  entendre  également  par  là  que 
cet  accroissement  a  lieu  dès  que  les  bonnes  œuvres 
sont  accomplies,  quelqu'en  soit  le  degré  d'intensité, 
puisqu'il  est  question  de  toutes  les  bonnes  œuvres  au 


23o  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

mérites  ?  elles  les  ressentiront  plus  opportuné- 
ment au  moment  où  il  faudra  combattre  Tennemi 
et  repousser  son  supprême  assaut;  elles  feront  une 
mort  sainte  et  glorieuse,  car  elles  seront  assistées 
par  Dieu  d'une  manière  exceptionnelle,  à  cause  de 
tous  les  mérites  de  leur  vie. 

En  dernier  lieu,  il  convient  d'observer  que, 
quoique  la  voie  du  mérite  soit  large  et  facile, 
plusieurs  néanmoins  refusent,  dans  leur  inexpli- 

nombre  desquelles  se  trouvent  celles  qui  sont  moins 
ferventes.  On  ne  saurait  d'ailleurs  alléguer  aucun  motif 
qui  explique  pourquoi  cette  augmentation  de  grâce 
serait  différée.  Le  serait-elle,  parce  que  le  sujet  qui  pro- 
duit des  actes  inférieurs  à  ce  que  lui  permettrait  le 
degré  de  Grâce  qu'il  possède,  n'est  pas  par  là  même 
suffisamment  disposé  pour  recevoir  sur  le  champ  cette 
augmentation  de  la  Grâce  et  des  vertus  ?  Comme  il 
s'agit  de  la  Grâce  et  des  vertus  infuses,  ce  n'est  pas  une 
disposition  physique  qui  est  requise,  mais  une  disposi- 
tion morale.  Or  tout  acte,  qui  est  revêtu  des  conditions 
requises  pour  le  mérite  de  condignité,  même  le  moins 
fervent,  constitue  une  disposition  morale  suffisante 
pour  obtenir  une  augmentation  de  Grâce  proportionnée 
à  son  degré  de  ferveur.  On  n'alléguerait  pas  avec  plus 
de  succès  la  négligence  que  suppose  un  acte  si  peu 
fervent.  L'absence  de  quelques  degrés  de  ferveur  ne 
serait  coupable  que  dans  le  cas  où  l'âme  justifiée  serait 
obligée  par  une  loi  divine  d'agir  toujours  selon  toute 
l'énergie  que  met  à  sa  disposition  la  Grâce  déjà  acquise. 
Or,  comme  une  telle  loi  ne  se  trouve  nulle  part,  il  n'est 
pas  admissible  que  l'acte  qui  a  quelques  degrés  de 
bonté  soit  privé  de  sa  récompense  à  cause  des  degrés 
de  bonté  qui  lui  manquent  et  qu'il  n'est  pas  tenu  d'avoir. 
Si  cette  raison  était  admise,  il  faudrait  admettre  aussi 


DE    LA    GRACE  23l 


cable  tiédeur  de  s'y  engager.  Il  leur  semble  que 
c'est  assez  pour  eux  d'éviter  la  damnation  éter- 
nelle et  aucun  sentiment  généreux  ne  les  pousse 
à  ambitionner  une  des  couronnes  les  plus  riches 
du  grand  Empire  céleste.  De  là  vient  une  froideur 
désolante  dans  leurs  exercices  spirituels,  une  mer- 
veilleuse lâcheté  à  rien  entreprendre  en  vue  de 
Dieu  et  de  son  paradis,  enfin  une  grande  négli- 
gence à  produire  et  à  vivifier,  comme  il  convient, 
les  œuvres  méritoires,  alors  que  Dieu  par  une 
multitude  de  bienfaits  cachés  nous  fournit  tant  de 
moyens  de  les  multiplier,  comme  nous  l'avons  vu 
précédemment. 

Je   constaterai  la  vérité    de   ces  raisons  et  j'ap- 
préhenderai que   ma   conscience  ne  soit  souillée 

que  Dieu  diffère  d'accorder  la  grâce  sanctifiante  au 
pécheur  qui  s'y  est  disposé  par  une  contrition  inférieure 
à  celle  qu'il  aurait  pu  produire  avec  la  Grâce  actuelle 
donnée  par  Dieu.  —  Saint  Thomas  a  cru  que  l'augmen- 
tation de  Grâce  était  différée,  mais  jamais  au-delà  de 
cette  vie  ;  elle  est,  d'après  lui^  donnée  à  l'homme,  dès 
qu'il  se  dispose  convenablement  à  la  recevoir  (i,  2, 
q.  114^  art.  8,  ad  3).  Cette  disposition  convenable  con- 
sisterait dans  un  acte  d'une  intensité  tantôt  égale  à  celle 
que  permet  la  Grâce  déjà  acquise  (1,  dist.  17,  q.  2,  a,  3)  ; 
tantôt  seulement  dans  un  acte  d'une  intensité  supé- 
rieure (2,  2,  q.  24,  a.  6)  ;  tantôt  enfin  dans  une  série 
d'actes  d'une  intensité  inférieure,  mais  qui  unis  entre 
eux  donneraient  à  l'âme  la  disposition  convenable, 
(i,  dist.  17,  q.  2,  a.  3).  Que  saint  Thomas  n'ait  pas  eu 
de  conviction  bien  arrêtée  sur  ce  sujet,  il  n'y  a  point 
lieu  de  s'en  étonner,  puisque  c'est  surtout  le  Concile  de 
Trente|qui  a  élucidé  la^question. 


232  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

par  quelque  faute  cachée,  je  dirai  avec  David  : 
«  Délivrez-moi,  Seigneur^  de  mes  péchés  cachés.  » 
(Ps.  i8).  Et  puis,  je  me  consolerai  dans  l'espé- 
rance que  Dieu,  à  l'heure  de  la  mort,  m'accordera 
des  secours  plus  abondants  que  ceux  dont  je  jouis 
actuellement  ;  de  la  sorte,  je  ne  craindrai  pas 
toujours  d'être  exclu  de  sa  bienveillance.  Je  m'ef- 
forcerai aussi  de  mettre  en  pratique  les  moyens 
de  multiplier  les  mérites.  Ils  se  multiplient  surtout 
en  relevant  les  œuvres  indifférentes  par  une  inten- 
tion spirituelle  et  céleste.  O  bonté  divine,  que 
n'ai-je  fait  chacune  de  mes  actions  avec  toutes  les 
excellentes  intentions  qui,  à  votre  jugement  divin, 
pouvaient  y  être  apportées  !  On  multiplie  les  mé- 
rites par  le  bon  désir  qui  supplée  à  l'action  elle- 
même,  quand  on  ne  peut  l'exécuter.  O  mon  amour, 
que  ne  puis-je  concevoir  pour  vous  tous  les  désirs 
possibles  !  Que  ne  puis-je  vous  donner  autant  de 
gloire  que  vous  en  rendront  tous  les  Saints  pen- 
dant l'éternité  !  On  multiplie  aussi  les  mérites  par 
la  multiplicité  des  intentions  dans  une  même 
action.  O  mon  bien-aimé,  que  ne  puis-je  mettre 
dans  chacune  de  mes  œuvres  que  je  ferai  pour 
vous  servir  et  dans  chacune  de  mes  paroles,  toutes 
les  bonnes  intentions  que  vous  savez  pouvoir  y 
être  apportées  par  plusieurs  personnes,  et  si  c'était 
possible,  par  un  nombre  infini  de  personnes.  On 
multiplie  encore  les  mérites  en  approuvant  le 
bien  qui  a  déjà  été  fait,  et  autant  de  fois  qu'on 
l'approuve.  O  mon  Dieu,  qui  êtes  ma  force  et 
mon  espérance,  je  prétends  approuver  à  tous  les 
instants  de  ma  vie,  par  un  nouveau  consentement 
tout  ce  que  j'ai  fait,  de  bien  et  tout  ce  quelles 


DE    LA    GRACE  233 


autres  ont  fait  pour  votre  service.  Enfin,  les 
mérites  se  multiplient  en  renouvelant  autant  de 
fois  qu'on  le  veut,  une  même  offrande  faite  à 
Dieu.  O  Seigneur,  à  qui  je  suis  tant  redevable, 
même  pour  un  seul  de  vos  bienfaits,  accordez-moi 
la  Grâce  de  vous  offrir  mon  cœur  ;  et  comme  vous 
me  donnez  mon  cœur  à  chaque  instant  en  me  le 
conservant,  je  dois  vous  l'offrir  à  chaque  instant. 
Oh  !  recevez-le  un  nombre  de  fois  infini  ;  rece- 
vez-le autant  de  fois  que  je  vous  le  dois. 


XXr  MÉDITATION 

DE  L'AUGMENTATION 
DE  LA  GRACE  SANCTIFIANTE 


SOMMAIRE 

La  Grâce  sanctifiante  peut  s'accroître  jusqu'à  la 
mort.  —  Deux  choses  sont  requises  :  les  Grâ- 
ces actuelles  et  la  coopération  de  la  volonté.  — 
Jamais  la  Grâce  sanctifiante  ne  s'accroît  à  un 
tel  point  que  l'âme  en  devienne  impeccable. 

I 

LA  Grâce  peut  s'accroître  dans  les  âmes  jusqu'à 
la  mort.   Saint  Jean  Chrysostome  (i)  médi- 
tant sur  cette  vérité,  dit  que   sur   cette  terre   les 

I .  Sermo  de  Resurr, 


234  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

épouses,  après  un  mois  ou  deux  de  mariage, 
paraissent  moins  belles  à  leurs  époux,  mais  qu'il 
n'en  est  pas  ainsi  des  noces  spirituelles,  parce  que 
l'affection  de  l'Epoux  céleste  pour  elles  ne  fait  que 
grandir  avec  le  temps,  si  ces  âmes  veulent  bien 
prendre  garde  à  elles.  Nous  possédons  une  Grâce 
abondante,  mais  elle  le  sera  bien  davantage  si 
nous  le  voulons.  Saint  Paul  était  déjà  élevé  en 
Grâce  quand  il  fut  baptisé  ;  il  devint  plus  grand 
en  prêchant  et  en  confondant  les  Juifs  ;  puis  il  fut 
ravi  au  paradis  et  monta  jusqu'au  troisième  ciel. 
A  nous  aussi  il  est  permis  d'augmenter  la  Grâce 
de  notre  baptême,  et  de  la  rendre  plus  parfaite  par 
la  pratique  des  bonnes  œuvres. 

Nous  avons,  pour  établir  cette  vérité,  plusieurs 
raisons.  L'auteur  de  la  Grâce,  qui  est  Dieu,  ne 
manque  ni  de  puissance,  ni  d'amour,  pour  la  ré- 
pandre continuellement  dans  le  cœur  de  l'homme. 
De  plus,  de  sa  nature  la  Grâce  est  susceptible 
d'un  accroissement  illimité  ;  car  elle  consiste  dans 
une  ressemblance  avec  Dieu  et  n'est  autre  chose 
qu'une  participation  de  la  nature  divine.  Or  la 
nature  divine  peut  être  imitée  et  possédée  par 
participation  sans  limite  assignable.  Enfin  le  sujet 
qui  reçoit  la  Grâce  n'en  est  jamais  rempli  au  point 
de  devenir  incapable  d'en  recevoir  davantage,  car 
la  Grâce  a  pour  effet  non  pas  de  combler  la  capa- 
cité de  l'âme,  mais  de  l'étendre  et  de  la  dilater  de 
manière  à  la  rendre  capable  d'en  recevoir  une  plus 
grande.  La  Grâce  attire  la  Grâce  et  les  accroisse- 
ments amènent  de  nouveaux  accroissements,  les 
gains  font  place  à  de  nouveaux  gains  et  les  méri- 
tes à  de  nouveaux  mérites.  Comme  le  dit  l'évêque 


DE    LA    GRACE  235 


Ennodius  (i),  Dieu  nous  accorde  ses  bienfaits  l'un 
après  Tautre  et  tout  don  apporte  avec  lui  la  pro- 
messe d'un  don  meilleur.  Si  en  effet  il  n'y  a  pas 
de  malice  si  criminelle  qu'une  âme  abandonnée 
de  Dieu  ne  puisse  aggraver  et  rendre  plus  crimi- 
nelle encore,  si  le  Prophète  royal  dit  à  Dieu  : 
«  L orgueil  de  ceux  qui  vous  haïssent,  monte 
«  toujours  »  (Ps.  yS)  ;  Pour  quelle  raison  une 
âme  serait-elle  bornée  dans  sa  bonté  et  pourquoi 
ne  pourrait-elle  pas  toujours  devenir  meilleure  ? 
L'état  de  la  vie  présente  semble  bien  exiger  qu'il 
en  soit  ainsi.  Cette  vie  n'est-elle  pas  la  voie  pour 
aller  au  ciel  ?  Or,  dans  toute  voie  on  a  la  faculté  de 
toujours  avancer  ;  supprimez  cette  faculté,  et  ce 
n'est  plus  une  voie. 

Enfin,  la  vision  de  Dieu  peut  être  plus  parfaite; 
puisqu'elle  n'est  compréhensive  en  aucun  des 
bienheureux,  elle  n'est  jamais  si  claire  et  si  rayon- 
nante que  par  un  effet  de  la  toute-puissance  de 
Dieu,  elle  ne  puisse  l'être  davantage.  Or  le  degré  de 
Grâce  de  cette  vie  correspond  exactement  au  degré 
de  gloire  qui  nous  sera  accordé  dans  l'autre.  Donc 
la  Grâce  peut  toujours  croître.  Et  elle  croît  grâce 
à  l'efficacité  des  sacrements  et  grâce  aux  bonnes 
œuvres  faites  en  bon  état.  Puisque  les  sacrements 
produisent  toujours  quelques  degrés  de  Grâce 
dans  une  âme  bien  disposée  et  que  les  bonnes 
œuvres  ne  sont  pas  sans  salaire  et  sans  récompense, 
il  faut  en  conclure  nécessairement  que  l'homme 
sanctifié  qui  reçoit  les  sacrements  et  fait  de  sem- 
blables œuvres,  augmente  les  richesses  spirituelles 


I.  Epist,  14.  1.  5. 


236 


LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 


de  son  âme,  de  telle  sorte  qu'il  n'a  jamais,  durant 
cette  vie,  tant  de  Grâces  qu'il  ne  puisse  en  acquérir 
davantage  et  devenir  plus  saint  (i). 

I.  Pour  ce  qui  est  des  sacrements,  il  est  de  foi  qu'ils 
confèrent  la  grâce.  «  Si  quelqii'tin  dit  que  les  sacrements 
«  de  la  nouvelle  loi  ne  contiennent  pas  la  grâce  qtCils 
«  signifient^  ou  qu^ils  ne  confèrent  pas  la  grâce  elle-même 
«  à  ceux  qui  n'opposent  point  d'obstacle^  donnant  à  enien- 
«  dre  qu'ils  ne  sont  antre  chose  que  des  signes  extérieurs 
«  de  la  grâce  ou  de  la  justice  reçue  par  la  foi^  et  comme 
«  des  marques  de  profession  chrétienne^  servant  à  discer- 
«  ner  au  regard  des  hommes  les  fidèles  des  infidèles,  qu'il 
«  soit  anathème!  »  (Conc.  de  Trente,  sess.  7.  can.  6.)  — 
«  Si  quelqu'un  dit  que  par  ces  sacrements^  lors  même 
«  qu!ils  sont  convenablement  reçus,  la  grâce,  en  tant 
«  qu'elle  vient  de  Dieu,  n'est  point  donnée  toujours 
«  et  à  tous,  mais  qu'elle  n'est  accordée  que  de  temps  en 
«  temps  et  à  quelques-uns,  qu'il  soit  anathème  !  »  (L.  c. 
can.  7.)  —  «  Si  quelqu'un  dit  qtie  ces  mêmes  sacrements 
«  de  la  loi  nouvelle  ne  confèrent  pas  la  grâce  par  la  vertu 
«  de  l'œuvre  opérée  (ex  opère  operato),  mais  que  la  seule 
«  foi  aux  promesses  divines  suffit  pour  recevoir  la  grâce, 
«  qiiil  soit  anathème!  »  (L.  c.  can.  8).  Or  le  juste  en 
recevant  les  sacrements  ne  met  aucun  obstacle  à  la 
Grâce.  Les  sacrements  la  lui  confèrent  donc.  D'autre 
part,  ils  ne  lui  confèrent  pas  la  première  Grâce,  puisqu'il 
Ta  déjà.  Donc  les  sacrements  augmentent  la  Grâce  dans 
l'âme  des  justes.  —  Pour  ce  qui  est  des  bonnes  oeuvres, 
il  est  également  de  foi  que  faites  en  état  de  Grâce,  elles 
méritent  une  augmentation  de  Grâce.  «  Si  quelqu'un 
«  dît  que  la  justice  reçue  n'est  pas  conservée  et  même 
«  augmentée  devant  Dieu  par  les  bonnes  œuvres,  préten- 
«  dant  que  ces  œuvres  sont  tiniquement  des  fruits  et  des 
«  marques  de  la  justice  acquise,  mais  nullement  une  cause 
«  qui  la  fait  croître,  qu'il  soit  anathème  !  »  (Conc.  de 


DE  LA  GRACE  287 


Il  faut  observer  d'ailleurs  que  la  Grâce  s'accroît 
par  les  mêmes  moyens  par  lesquels  les  vertus 
surnaturelles  se  perfectionnent,  car  le  sujet  qui 
se  trouve  disposé  pour  recevoir  une  Grâce  plus 
abondante,  l'est  en  même  temps  pour  être  ennobli 
par  de  plus  parfaites  vertus.  Aussi,  comme  Dieu 
ne  cherche  que  des  âmes  bien  préparées  pour  les 
enrichir  de  ses  dons,  il  ne  manque  pas  de  perfec- 
tionner à  la  fois  la  Grâce  et  les  vertus  de  ces 
âmes.  On  dirait  le  cortège  d'une  noble  dame  qui 
augmente  et  devient  plus  brillant,  à  mesure  qu'elle 
est  enrichie  de  plus  grands  biens  et  élevée  à  de 
nouveaux  honneurs.  De  même,  quand  la  Grâce  est 
augmentée  dans  le  royaume  de  l'âme,  en  même 
temps  tout  le  cortège  des  vertus  infuses  et  surna- 
turelles reçoit  un  nouveau  lustre  et  un  nouvel 
accroissement. 

Enfin  l'âme  a  deux  sortes  de  vies  spirituelles 
qui  doivent  s'accroître  dans  une  même  proportion. 
La  première  vie  est  la  Grâce  sanctifiante  ou  habi- 
tuelle, la  seconde  consiste  dans  l'action  sainte  et 
vertueuse.  Par  suite  toutes  les  fois  que  la  pre- 
mière vie  s'accroît,  la  seconde  doit  également 
s'accroître  et  aussi  les  vertus  surnaturelles  qui  sont 
les  principes  des  actions  saintes  (i). 

Trente,  sess.  6.  can.  24).  —  «  Si  quelqu'un  dit  que 
«  r homme  justifié  par  les  bonnes  œuvres  qxi  il  opère  par 
«  la  grâce  de  Dieu  et  le  mérite  de  Jésus-Christ  dont  il  est 
«  un  membre  vivant^  ne  mérite  pas  réellement  un  surcroît 
«  de  grâce...  qu'il  soit  attathème  /  »  (L.  c.  can.  32). 

I.  Toutes  les  fois  que  la  Grâce  sanctifiante  reçoit  un 
accroissement,  les  vertus  infuses  croissent  également  ; 


23S 


LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 


O  mon  àme,  ne  passez  pas  légèrement  sur  cette 
belle  vérité.  Considérez  les  avantages  qu'elle  vous 
offre  pour  augmenter  en  vous  tous  les  jours  de 
cette  vie  la  noblesse  et  les  beautés  singulières  de 
la  Grâce.  Désirez  donc  vous  enrichir  tous  les  jours 

c'est  ce  qui  résulte  assez  clairement  des  déclarations  du 
Concile  de  Trente  (sess.  6.  c.  lo).  Après  avoir  enseigné 
que  les  justes  croissent  en  sainteté  par  leurs  bonnes 
œuvres,  il  conclut  ;  «  C'est  cet  accroissement  de  justice 
«  que  VEglise  demande  par  cette  prière  :  Seigneur^ 
«  augmente^  en  nous  la  foiy  l'espérance  et  la  charité.  » 
Cette  augmentation  de  sainteté  comprend  donc  une 
augmentation  des  vertus  théologales:  Or,  de  l'accroisse- 
ment des  vertus  théologales  nous  avons  le  droit  de 
conclure  à  l'accroissement  des  vertus  morales  avec 
d'autant  plus  de  raison  qu'elles  sont  plus  inséparable- 
ment unies  à  la  Grâce  sanctifiante,  car  jamais  elles  n'en 
sont  séparées,  tandis  que  la  foi  et  l'espérance  résident 
souvent  dans  les  âmes  dépourvues  de  la  Grâce.  - —  Le 
même  Concile  déclare  que  les  hommes  sont  justifiés 
davantage,  (sess.  6.  ch.  lo).  Or  la  justice  surnaturelle 
comprend  la  rectitude  de  l'homme  tout  entier,  celle  de 
l'âme  et  celle  de  ses  facultés.  L'augmentaiion  de  la 
justice  doit  donc  avoir  lieu  à  la  fois  dans  la  substance 
de  Tâme  par  l'augmentation  de  la  Grâce  sanctifiante  et 
dans  ses  facultés,  par  l'augmentation  des  vertus.  Ce 
sont  ces  habitudes  infuses  en  effet  qui  donnent  cette 
rectitude  à  l'âme  et  à  ses  facultés.  —  11  est  également 
vrai  que  toutes  les  fois  qu'une  vertu  reçoit  un  accrois- 
sement, la^Grâce,  elle  aussi  est  accrue  et  que  par  consé- 
quent la  Grâce  et  les  vertus  surnaturelles  sont  toujours 
entre  elles  dans  la  même  proportion. 

Quel  genre  de  causalité  faut-il  attribuer  aux  bonnes 
œuvres  par  rapport  à  l'augmentation  de  la  Grâce  ?  Il 


DE    LA   GRACE  289 


par  la  réception  des  sacrements  et  par  la  pratique 
des  œuvres  saintes.  Ne  laissez  passer  aucun  jour, 
aucune  heure,  sans  faire  quelque  nouveau  progrès 
dans  la  Grâce  de  Dieu.  Gravez  dans  la  mémoire  la 


est  impossible  de  leur  attribuer  une  causalité  physique. 
En  voici  la  raison  :  les  vertus  surnaturelles  doivent  être 
considérées  comme  des  facultés,  parce  qu'elles  ont  pour 
effet  de  rendre  possibles  les  actions  surnaturelles.  Les 
vertus  surnaturelles  infuses  dans  une  mesure  qui  cor- 
respond par  exemple  à  dix  degrés,  rendent  possible  un 
acte  dont  l'efficacité  ne  dépasse  pas  dix  degrés  et  pour 
que  l'âme  soit  capable  de  produire  un  acte  d'une  puis- 
sance équivalente  à  vingt  degrés,  une  augmentation  de 
dix  nouveaux  degrés  lui  est  nécessaire.  Or  les  actes 
supposent  essentiellement  l'existence  de  la  faculté  né- 
cessaire pour  les  produire.  Les  actes  surnaturels  d'une 
puissance  supérieure  supposent  donc  l'augmentation 
des  vertus  surnaturelles  et  par  conséquent  ne  peuvent 
pas  la  produire  eux-mêmes  physiquement.  Et  d'autre 
part,  un  acte  d'une  intensité  inférieure  sera  incapable 
de  produire  physiquement  une  augmentation  des  vertus 
surnaturelles,  car  l'énergie  supérieure  qui  serait  néces- 
saire pour  cela  lui  fera  défaut.  Dieu  seul  est  donc  la 
cause  physique  des  vertus  infuses  et  de  chaque  accrois- 
sement nouveau  de  ces  vertus.  —  Quant  aux  bonnes 
œuvres  de  l'homme  justifié,  elles  sont  la  cause  de 
l'accroissement  des  vertus  infuses  de  la  même  manière 
que  les  actes  surnaturels  de  l'homme  pécheur  sont  la 
cause  de  la  première  infusion  des  vertus,  c'est-à-dire 
moralement  et  par  voie  de  mérite.  D'ailleurs,  il  est 
certain  que  l'acte  d'une  seule  vertu  est  la  cause  d'une 
augmentation  de  grâce  d'abord  et  puis  d'une  augmen- 
tation de  toutes  les  vertus  infuses.  Comment  explique- 
rait-on par  la  causalité  physique  un  semblable  résultat  7 


240  LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 

parole  du  sage  :  «  Le  sentier  des  justes  est  comme 
«  une  lumière  brillante  qui  s  avance  et  qui  croît 
«  jusqu'au  four  parfait.  »  (Prov.  4.)  Songez  que 
toute  la  vie  du  bon  chrétien  n'est  qu'un  saint  désir 
d'avancer,  sans  jamais  s'arrêter.  Méditez  ces  paro- 
les de  saint  Bernard  (i)  :  le  juste  ne  s'estime 
jamais  au  bout  de  sa  carrière,  jamais  il  ne  dit  : 
c'est  assez.  Il  a  toujours  faim  et  soif  de  la  justice  ; 
de  telle  sorte  que,  s'il  vivait  toujours,  il  s'efforce- 
rait toujours,  autant  que  cela  lui  serait  possible, 
de  devenir  plus  juste,  il  s'évertuerait  sans  cesse 
d'aller  du  bien  au  mieux,  car  il  ne  s'est  pas  consa- 
cré au  service  de  Dieu  pour  une  année  seulement 
ou  pour  un  temps  plus  ou  moins  long,  mais  pour 
une  éternité. 

II 

Deux  choses  sont  nécessaires  pour  augmenter 
en  nous  la  Grâce  sanctifiante,  à  savoir  :  les  Grâces 
actuelles  et  la  coopération  de  la  volonté. 

La  première  chose  nécessaire,  ce  sont  les  Grâces 
actuelles  ;  sans  leur  secours  nous  ne  pouvons  par- 
venir à  aucune  augmentation  de  la  Grâce  sancti- 
fiante et  des  vertus  infuses.  On  distingue  même 
un  don  de  Dieu,  qui  s'appelle  le  don  d'accroisse- 
ment en  Grâce  et  en  vertu.  «  Heureux  est  Vhomme^ 
«  dit  le  Prophète  royal,  qui  attend  de  vous  le 
«  secours  ;  qui  dans  cette  vallée  de  larmes  où.  il 
«  s'est  mis  par  son  péché,  médite  dans  son  cœur 
«  les  moyens  de  s'élever.  Car  le  divin  législa- 
«  leur  donnera  sa  bénédiction.,  ils  avanceront  de 

I.  Epist.  7}}. 


DE   LA   GRACE  24! 


«  vertu  en  vertu.  »  (Ps.  83)  Salomon  admirant  le 
bonheur  d'une  àme  qui  dans  le  désert  de  cette  vie 
et  au  milieu  de  toutes  sortes  de  difficultés,  s'élève 
sans  cesse  à  un  degré  plus  haut  de  perfection, 
s'écrie  :  «  Quelle  est  celle-là  qui  monte  du  désert^ 
«  inondée  de  délices  et  appuyée  sur  son  bien- 
«  aimé?  »  (Cant.  8),  c'est-à-dire  soutenue  par  la 
Grâce.  Car,  dit  saint  Bernard,  c'est  en  vain  qu'elle 
fait  des  efforts,  si  la  Grâce  de  Dieu  ne  la  for- 
tifie. Avancer  est  chose  si  ardue  qu'il  nous  est 
facile  de  nous  convaincre  de  la  nécessité  de  la 
Grâce.  Avancer  en  effet,  c'est  remonter  le  cou- 
rant, c'est  naviguer  contre  vents  et  marée,  c'est 
résister  à  un  torrent  impétueux.  Même  après  que 
rame  a  reçu  la  Grâce  sanctifiante,  les  habitudes 
vicieuses  et  les  passions  déréglées  subsistent  en- 
core en  elle  et  la  sollicitent  au  mal.  Pour  leur 
résister  et  ne  pas  être  entraînée,  il  lui  faut  de  nou- 
velles Grâces,  à  plus  forte  raison  pour  qu'elle 
demeure  ferme  et  stable  dans  le  bien. 

Mais  combien  plus  encore  sont  nécessaires  de 
tels  secours,  si  l'âme  veut  avancer  malgré  ces  obsta- 
cles et  s'élever  de  plus  en  plus  !  Le  navire  ne  re- 
monte pas  tout  seul  le  courant  ;  il  n'y  réussit  qu'à 
force  de  rames,  grâce  à  des  bras  vigoureux,  grâce 
aux  chevaux  qui  le  remorquent  ou  aux  vents  propi- 
ces qui  enflent  ses  voiles.  L'âme  aussi  a  besoin  pour 
faire  des  progrès  dans  le  bien  malgré  la  violence 
des  passions,  d'avirons,  de  cordages  et  de  vents  fa- 
vorables, qui  sont  les  Grâces  du  Saint-Esprit.  Les 
Platoniciens  (i)  disaient  que  l'homme  porte  en  lui 

I.  Marsilius  Ficinus. 
Bail,  t.  it.  i6 


242  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

— — — — — —  i. 

un  principe  de  rénovation,  au  moyen  duquel"^ il 
peut  se  rendre  meilleur  que  la  création  ne  Ta  fait. 
Nous  pouvons  souscrire  à  cette  affirmation,  à  la 
condition  qu'on  entende  par  le  principe  dont  il  est 
question,  la  Grâce  divine.  Et  voici  comment  rai- 
sonne à  ce  sujet  le  Docteur  séraphique  (i).  C'est 
un  principe  que  la  cause  est  plus  noble  que  l'effet  ; 
donc  l'homme  ne  peut  être  lui-même  la  cause  de 
son  amélioration.  S'il  en  était  ainsi,  l'eiîet  serait 
supérieur  à  la  cause,  car  l'homme  meilleur  serait 
l'effet  de  l'homme  moins  bon  et  moins  parfait.  Il 
est  donc  indispensable  que  la  Grâce  intervienne  et 
soit  la  cause  de  cet  accroissement.  Aussi  ce  n'est 
pas  au  hasard  ou  à  une  aveugle  fortune  qu'il  faut 
attribuer  les  progrès  dans  la  perfection  que  font 
tous  les  jours  certaines  âmes,  mais  à  un  plan 
divin  et  à  un  secours  spécial  de  la  Grâce  divine  (2). 

1.  In  Breviî.  p.  5,  c.  i. 

2.  Il  est  de  foi  (Conc.  de  Trente,  sess.  6,  can.  22) 
qu'un  secours  spécial,  qui  ne  peut  consister  que  dans 
des  grâces  actuelles  internes,  est  nécessaire  à  Thomme 
juste  pour  persévérer  dans  la  Grâce  reçue.  En  second 
lieu,  il  est  certain  que  des  Grâces  actuelles  sont  néces- 
saires à  l'homme  juste,  tout  au  moins  pour  accomplir 
certains  actes  dont  la  chute  originelle  nous  a  rendu  la 
pratique  plus  difficile,  en  aftaihlissant  notre  nature.  En 
troisième  lieu,  il  est  certain  que  la  Grâce  actuelle  est 
nécessaire  à  l'homme  juste  pour  produire  des  actes 
plus  parfaits  que  ne  le  permet  le  degré  de  vertu  infuse 
dont  l'âme  est  actuellement  dotée.  Mais  nous  devons 
aller  plus  loin  et  admettre  que  même  à  l'homme  déjà 
muni  de  la  Grâce  sanctifiante,  la  Grâce  actuelle,  — non 
pas  celle  qui  guérit  seulement  la  nature^  —  mais  celle 


DE    LA    GRACE  248 


."  '  La  seconde  condition  nécessaire  pour  augmenter 
dans  Tâme  déjà  justifiée  la  Grâce  sanctifiante, 
c'est,  la  coopération  de  la  volonté,  quand  la  Grâce 
actuelle  l'excite  à  multiplier  les  bonnes  œuvres  et 
spécialement  les  actes  de  cette  vertu  qui  est  le 
soleil  et  la  reine  des  vertus,  l'épouse  du  Roi 
céleste,  la  plus  agréable  des  vertus,  nous  voulons 

qui  l'élève,  est  nécessaire  au  moins  moralement  pour 
accomplir  tout  acte  surnaturel,  même  le  plus  facile  en 
soi.  C''est  l'enseignement  du  Concile  de  Trente  (sess.  6, 
ch.  16)  «  Jésus-Christ  hii-même,  comme  le  chef  dans  ses 
«  membres,  comme  la  vigne  dans  ses  branches,  répand 
«  incessamment  en  ceux  qui  sont  justifiés  sa  vertu,  vertu 
«  qui  toujours  précède,  accompagne  et  suit  leurs  bonnes 
«  cejivres,  et  sans  laquelle  elles  ne  pourraient,  en  aucune 
«  manière,  être  agréables  à  Dieu  et  méritoires...  »  Les 
justes  ont  donc  besoin,  pour  faire  leurs  bonnes  oeuvres, 
telles  qu'elles  soient  agréables  à  Dieu  et  méritoires,  de 
la  Grâce  que  Jésus-Christ  répand  incessamment  en  eux, 
de  celle  que  le  Concile  dans  ce  passage  et  les  Théo- 
logiens à  la  suite  du  Concile  ont  divisée  en  Grâce 
prévenante,  concomitante  et  subséquente.  — Même  à  l'âme 
qui  est  revêtue  de  la  Grâce  sanctifiante  et  qui  en  même 
temps  possède  toutes  les  facultés  surnaturelles,  deux 
sortes  de  Grâces  sont  encore  nécessaires  :  la  Grâce 
excitante,  qui,  comme  le  mot  le  dit,  excite  la  faculté  sur- 
.  naturelle  à  passer  à  l'acte,  et  la  grâce  aidante  dont  l'action 
sinon  physique,  tout  au  moins  morale  est  indispensable 
à  la  faculté  même  surnaturalisée  par  les  vertus  infuses, 
et  consiste  «  à  lui  faire  connaître  ce  qu'elle  ignorait  et  à 
«  lui  faire  trouver  suave  ce  qui  était  pour  elle  dépourvu 
«  d'attraits.  »  (S.  Aug.  de  pecc.  merit.  et  remiss.  lib.  a, 
cap,  17.)  Cette  thèse  est  admise  par  la  presque  unani- 
mité des  Théologiens, 


244        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

dire  la  charité.  De  même  en  effet  que  ceux  qui 
servent  les  rois  de  la  terre,  méritent  davantage 
leurs  bonnes  grâces  par  telle  action  que  par  telle 
autre  ;  qu'un  général  en  remportant  une  victoire 
sur  ses  ennemis  ou  en  forçant  une  ville  puissante 
à  se  rendre  à  discrétion,  mérite  de  la  part  du  roi 
une  plus  grande  récompense  qu'un  jardinier  dont 
tout  le  travail  se  borne  à  dessiner  un  jardin  avec 
un  art  parfait  ou  à  rendre  au  Roi  tel  autre  service 
inférieur  à  celui  d'une  victoire  remportée  sur  l'en- 
nemi ;  ainsi  les  âmes  justifiées  méritent  davantage 
une  augmentation  de  Grâce  de  la  part  de  Dieu,  en 
formant  des  actes  de  pur  amour  qu'en  produisant 
des  actes  de  toute  autre  vertu.  Aussi  est-il  très  pro- 
bable qu'un  acte  de  pur  amour  nous  mérite  autant 
de  degrés  de  Grâce  sanctifiante  qu'il  a  lui-même 
de  degrés  de  ferveur  et  d'intensité.  Ce  qui  n'aurait 
pas  lieu  pour  les  actes  des  autres  vertus  ;  à  ceux-ci 
à  chaque  degré  d'intensité  de  ces  actes  correspond 
seulement  une  portion  d'un  degré  de  Grâce  sanc- 
tifiante. Ainsi,  pour  un  acte  de  tempérance  ou  de 
justice  qui  aurait  trois  degrés  d'intensité,  Dieu 
n'augmenterait  la  Grâce  d'une  âme  que  d'un  degré 
seulement. 

Comme  cette  vérité  est  très  pratique  et  digne 
d'une  sainte  curiosité,  on  peut  l'élucider  encore  en 
considérant  ce  que  gagne  une  âme  non  encore  jus- 
tifiée, quand  elle  fait  un  acte  d'amour  de  Dieu  ;  elle 
acquiert  autant  de  degrés  de  Grâce  sanctifiante  que 
l'acte  d'amour  par  lequel  elle  s'y  est  disposée,  avait 
lui-même  de  degrés.  Et  la  raison,  c'est  que  cette 
âme  n'est  pas  moins  aimée  de  Dieu,  qu'elle  n'a  aimé 
Dieu.   Or,  si  une  âme  encore  ennemie  de  Dieu, 


DE    LA    GRACE  2^S 


mérite  une  Grâce  égale  à  la  ferveur  et  à  la  force  de 
son  amour  ;  à  plus  forte  raison  en  méritera-t-elle 
autant,  lorsque  déjà  elle  est  justifiée  et  amie  de 
Dieu.  C'est  ainsi  que  raisonne  saint  Paul  :  «  Si 
«  lorsque  nous  étions  ennemis  de  Dieu,  nous 
«  avons  été  réconciliés  avec  lui  par  la  mort  de 
«  S071  Fils^  à  plus  forte  raison  étant  maintenant 
«  réconciliés  avec  lui,  nous  serons  sauvés  par 
«  la  vie  de  ce  même  Fils.  »  (Rom.  5.)  C'est  ainsi 
que  deux  choses  sont  nécessaires  pour  augmenter 
en  nous  la  Grâce  sanctifiante. 

Désirez  donc  le  secours  de  la  Grâce  et  deman- 
dez-le instamment  au  Saint-Esprit.  O  Seigneur, 
qui,  en  qualité  de  Père  très  bon,  désirez  l'avance- 
ment de  vos  enfants  et  qui  comme  un  maître  très 
affectionné,  souhaitez  que  vos  disciples  soient 
aussi  parfaits  que  possible,  puisque  vous  leur  fai- 
tes entendre  cet  appel  dans  votre  Evangile  :  «  mon 
«  ami,  mont e^  plus  haut  »  (Luc  14);  ne  permet- 
tez jamais  que  nous  nous  ralentissions  dans  les 
oeuvres  de  votre  service,  mais  élevez  nos  désirs 
jusqu'aux  plus  excellentes  vertus  et  jusqu'aux  plus 
saintes  pratiques  de  la  vie  spirituelle.  Faites  qu'a- 
près avoir  jeté  les  fondements  de  la  pénitence, 
nous  nous  engagions,  par  une  plus  fidèle  coopéra- 
tion à  vos  Grâces,  dans  la  voie  du  progrès  ;  que 
nous  élevions  les  murs  des  vertus  et  le  faîte  de  la 
sainte  charité.  Par  cette  vertu,  qui  vous  est  plus 
agréable  que  toutes  les  autres  et  qui  obtient  la 
meilleure  part  de  vos  bonnes  grâces,  nous  nous 
unirons  plus  intimement  à  vous,  qui  êtes  notre  fin 
dernière,  notre  espérance  et  notre  béatitude. 


246  LA    THÉOLOGIE   AFFECTIVE 


III 

Bien  que  la  Grâce  et  les  vertus  puissent  toujours 
s'accroître  dans  cette  vie,  néanmoins  la  Grâce  ne 
peut,  selon  le  cours  ordinaire,  arriver  à  un  degré 
tel  qu'elle  fasse  disparaître  toute  inclination  au 
mal,  qui  est  la  source  du  péché,  et  qu'elle  rende 
l'àme  exempte  de  tout  péché  véniel  et  impeccable. 
Tel  est  l'enseignem.ent  de  l'Eglise,  formulé  par  le 
Concile  de  Vienne  où  furent  condamnées  les 
erreurs  des  faux  mystiques  appelés  Béghards  et 
Béghines.  Ils  avançaient,  sous  de  saints  prétextes, 
plusieurs  propositions  dangereuses,  ils  affirmaient 
entre  autres  choses  que  l'homme  peut  durant  cette 
vie  acquérir  un  si  haut  degré  de  perfection  qu'il 
en  devient  absolument  impeccable  et  qu'il  ne  peut 
plus  croître  en  Grâce,  parce  que  si  l'homme  pou- 
vait toujours  faire  de  nouveaux  progrès  dans  la 
sainteté,  il  arriverait  à  dépasser  celle  de  Jésus- 
Christ  même;  secondement,  que  l'homme  parvenu 
à  ce  haut  degré  de  perfection,  ne  devait  plus  jeû- 
ner, ni  prier  Dieu,  parce  que  les  sens  étaient  si 
parfaitement  soumis  à  l'esprit  et  à  la  raison  qu'il 
n'y  aurait  plus  désormais  aucun  inconvénient  à 
accorder  à  son  corps  ce  qu'il  voudrait  (i).  Le  pape 
Clément  V,  dans  le  concile  de  Vienne  (2),  appelle 
ces  erreurs  abominables,  il  enjoint  de  rechercher 

I.  Clemeniina  ad  nostrum. 

3.  L'auteur  cite  textuellement  les  deux  premières  des 
huit  propositions  soutenues  par  les  Béghards  et  les 
Béghines  et  condamnées  par  le  pape  Clément  V  au 
Concile  de  Vienne  (i^ii  et  1^12). 


DE    LA    GRACE  247 


tous  ceux  qui  les  professeraient  et  de  les  punir, 
s'ils  ne  les  abjuraient  pas  librement  et  s'ils  n'en 
faisaient  pas  une  digne  pénitence.  Après  une  sem- 
blable déclaration,  il  est  impossible  de  douter  si  les 
Grâces  que  peuvent  acquérir  les  âmes  par  les  voies 
ordinaires,  n'éteignent  pas  toutes  leurs  concupis- 
cences et  ne  les  mettent  pas  à  l'abri  de  tout  péché 
véniel  en  les  rendant  impeccables.  Saint  Paul 
inondé  des  Grâces  divines  confesse  sa  dette  et 
avoue  ses  infirmités.  «  Je  sens  dans  mes  membres 
«  une  autre  loi,  qui  combat  la  loi  de  Tesprit  et 
«  qui  me  tient  captif  sous  la  loi  du  péché.  » 
(Rom.  7)  ;  c'est-à-dire  qui  me  fait  ressentir  malgré 
moi  les  attaques  des  concupiscences  terrestres. 
Voici  ce  que  dit  saint  Jean,  le  disciple  bien  aimé  : 
«  Si  nous  disons  qu'il  n'y  a  pas  de  péché  en  nous, 
«  nous  nous  trompons  nous-mêmes  et  nous 
«  manquons  de  sincérité.  »  (Ep.  i  ch.  i.)  Ainsi 
donc  l'abondance  des  Grâces  n'ôte  pas  dans  cette 
vie  le  sentiment  du  péché,  mais  empêche  souvent 
le  consentement  au  péché,  elle  fait  que  l'homme 
juste,  éprouvant  quelquefois  des  émotions  mauvai- 
ses, les  désavoue  et  leur  résiste  et  qu'il  est  très 
fort  pour  les  combattre,  tant  que  la  Grâce  l'aide. 
Au  reste,  si  la  Grâce  et  les  vertus  ne  peuvent 
pas  s'accroître  à  ce  point  qu'elles  détruisent  dans 
un  cœur  qui  aime  Dieu,  toutes  les  inclinations  et 
toutes  les  passions  terrestres,  cela  ne  veut  point 
dire  que  les  actes  de  vertu  surnaturels  et  même 
que  les  habitudes  surnaturelles  ne  détruisent  pas 
les  habitudes  vicieuses  qui  leur  sont  contraires, 
car  comment  la  chaleur  ne  chasserait-elle  pas  le 
froid  et  la  science  n'excluerait-elle  pas  l'erreur  ? 


248  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Mais  si  les  actes  et  les  habitudes  naturelles  pro- 
duisent un  tel  effet,  pourquoi  les  actes  et  les  habi- 
tudes surnaturelles,  qui  sont  plus  parfaits,  ne  le 
produiraient-il  pas?  (i).  Si  donc  la  Grâce  et  les 
vertus  ne  parviennent  jamais  à  anéantir  toutes  les 
passions  terrestres,  cela  vient  de  ce  que  jamais 
elles  ne  croissent  dans  une  telle  mesure  qu'elles 
fassent  disparaître  totalement  le  foyer  du  péché, 
d'où  naissent  toutes  les  offenses  vénielles  des 
âmes  les  plus  saintes  durant  cette  vie.  Jamais  en 
réalité  une  âme  ne  progressera  jusqu'à  égaler  en 
Grâce  la  Vierge  sacrée  ou  Jésus-Christ,  son  Fils. 
Absolument,  dit  saint  Thomas  (2),  comme  le  feu, 

1.  Les  habitudes  surnaturelles,  c'est-à-dire  les  vertus 
infuses  ne  détruisent  pas  totalement  les  habitudes 
vicieuses  qui  leur  sont  contraires,  car,  dit  saint  Thomas 
(in  4.  dist.  14.  q.  2.  a  2.  ad  4),  les  habitudes  vicieuses 
sont  contraires  directement  aux  vertus  acquises,  mais 
non  pas  aux  vertus  infuses  qui  sont  spécifiquement 
distinctes  des  vertus  acquises.  De  plus,  les  vertus  infu- 
ses ne  donnent  pas  proprement  à  l'âme  la  facilité  pour 
agir  surnaturellement,  mais  simplement  la  faculté.  «  //. 
«  arrive,  dit  saint  Thomas  (I.  II.  q.  65.  a.  3.  ad  2),  que 
«  les  vertus  tnorales  infuses  éprouvent  certaines  difftcul- 
«  tés  à  se  traduire  en  actes,  difficultés  provenant  des  dis- 
«  positions  contraires  qui  ont  été  produites  dans  l'âme 
«  par  les  actes  antérieurs.  »  Néanmoins,  dit  toujours  le 
même  Docteur,  quand  l'âme  est  justifiée  et  ornée  des 
vertus  infuses,  les  vices  contractés  par  la  répétition 
d'actes  mauvais,  perdent  peu  à  peu  de  leur  force  et 
cessant  de  constituer  des  habitudeSy  passent  à  l'état  de 
simples  dispositions. 

2.  III.  q.  7.  art,  u. 


DE   LA   GRACE  249 


quel  que  soit  son  degré  de  lumière  et  de  chaleur, 
n'atteindra  jamais  sous  ce  double  rapport  la  per- 
fection du  soleil.  Dieu  en  effet  a  prévu  à  quel  degré 
pourraient  s'élever  les  Grâces  et  les  vertus  des 
Anges  et  des  hommes  étant  donné  les  secours,  les 
facultés  et  le  temps  qui  leur  seraient  assignés 
dans  ce  but.  Or  il  a  conféré  à  Jésus-Christ  et  à  sa 
sainte  Mère,  la  Grâce  et  les  vertus  à  un  degré 
supérieur  à  celui  que  peuvent  atteindre  les  Anges 
et  les  hommes.  Une  telle  Grâce,  par  sa  perfection 
incomparable,  éteignit  le  foyer  du  péché  dans 
Jésus-Christ  et  dans  sa  Mère,  et  leur  conféra  le 
privilège  d'une  sainte  impeccabilité  (i).  Mais  puis- 
que ce  comble  de  Grâce  et  de  vertus  ne  se  trouve 
dans  aucun  Saint  durant  cette  vie,  y  a-t-il  lieu 


I.  Le  canon  du  Concile  de  Trente  (sess.  6.  can.  23) 
qui  définit  que  l'homme  juste  ne  peut  éviter  pendant 
tout  le  cours  de  sa  vie  tous  les  péchés  véniels,  à  moins 
d'avoir  reçu  un  privilège  spécial^  tel  que  l'Eglise  le  tient 
pour  accordé  à  la  hienheiireiise  Vierge^  ce  canon,  disons- 
nous,  suffit  à  faire  de  l'impeccabilité  de  la  sainte  Vierge 
un  dogme  de  foi.  Sans  doute  l'intention  du  Concile 
n'est  pas  de  définir  directement  cette  vérité,  mais  il 
déclare  que  TEglise  la  croit.  Or  l'Eglise  est  infaillible 
dans  sa  foi  ;  dès  lors  cette  impeccabilité  devient  un 
dogme  de  foi.  Ce  canon  nous  permet  encore  de  préciser 
en  quoi  consiste  cette  impeccabilité  ;  il  résulte  de  sa 
teneur,  qu'il  faut  entendre  par  là  l'exemption  de  tout 
péché  véniel  sans  exception,  soit  du  péché  véniel  com- 
mis de  propos  délibéré,  soit  du  péché  véniel  que  les 
Théologiens  appellent  subreptice,  et  une  exemption  qui 
s'est  étendue  à  toute  la  vie  de  la  sainte  Vierge  ;  ce  qui 
équivaut  à  dire  que  son  impeccabilité  a  été  parfaite. 


25o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

de  s'étonner  qu'il  soit  tenté  et  qu'il  tombe  même 
quelquefois  dans  le  péché  véniel  ?  11  y  a  des  Théo- 
logiens qui  croient  que  nul  ne  peut  passer  un  seul 
jour  sans  y  tomber.  D'autres  s'appuyant  sur  ce 
texte  de  la  Sagesse  :  «  Le  juste  tombe  sept  fois 
«  par  jour  »  (Prov.  24),  soutiennent  que  nul  ne 
peut  vivre  trois  ou  quatre  heures  sans  pécher  (i). 
Il  faut  avouer  qu'il  est  difficile  de  préciser  le 
temps,  parce  que  la  chose  dépend  d'une  foule  de 
circonstances  :  de  l'état  de  vie,  de  l'éloignement 
des  occasions,  de  la  coutume,  de  l'emploi,  de  la 
disposition  et  de  la  complexion  de  chacun  ;  autant 
de  circonstances  qui  permettront  aux  uns  de  se 
préserver  du  péché  plus  longtemps  que  d'autres. 
Ce  que  nous  pouvons  donner  comme  très  proba- 
ble, c'est  que  les  péchés  véniels  commis  par  inad- 
vertance sont  plus  communs  que  les  péchés  véniels 
commis  de  propos  délibéré  ;  ces  derniers  peuvent 
être  évités,  même  pendant  plusieurs  jours,  par  ceux 
qui  veillent  sur  leurs  actions  (2).  Nous  devons 
donc  entendre  les  paroles  de  Salomon  des  péchés 
qui  se  commettent  par  surprise.  Il  convient  aussi 
de  ne  pas  oublier  que  le  vrai  texte  de  la  Bible, 
soit  le  texte  hébreu,  soit  le  texte  grec,  soit  le  texte 
latin  ne  porte  pas  :  le  juste  tombe  sept  fois  le 
jour,  mais  bien  le  juste  tombe  sept  fois,  sans  nous 
dire  si  c'est  dans  le  même  jour  ou  dans  plu- 
sieurs jours.  Enfin  saint  Augustin  (3)  nous  déclare 
qu'il  faut  entendre  ce  passage,  non  pas  de  la  chute 

1.  Scot.  et  Vega  apud  Suare^,  1.  9  de  grat.  c.  8. 

2.  Suarez,  ibid. 

3.  De  civ.  Dei.  1.  11,  ç,  31, 


DE    LA   GRACE  25l 


dans  le  péché,  mais  de  la  chute  dans  quelque 
affliction,  car  le  juste  est  souvent  affligé  et  aussi 
délivré  de  l'affliction  (i). 

Comprenez  donc  que,  quelque  abondante  que. 
soit  la  Grâce  qui  est  en  vous,  durant  cette  vie 
vous  avez  toujours  besoin  de  recourir  à  la  miséri- 
corde divine  et  de  lui  demander  de  vous  assister 
dans  la  lutte  contre  vos  passions  et  vos  mauvaises 
habitudes.  Ne  vous  découragez  pas,  quand  vous 

I.  Ni  le  texte  hébreu,  ni  le  texte  de  la  Vulgate  ne 
disent  que  le  juste  tombera  sept  fois  par  jour.  Deux 
sens  sont  également  admissibles.  Voici  le  premier  : 
impie,  ne  dressez  pas  des  embûches  au  juste,  ne  scru- 
tez pas  sa  vie  intime,  pour  le  calomnier  et  pour  trou- 
bler son  repos.  Vous  découvrirez  bien  en  lui  quelques 
fautes,  mais  apprenez  que  ce  ne  sont  que  des  fautes 
légères  et  qu'il  se  relève  promptement  avec  le  secours 
de  Dieu,  tandis  que  les  impies  tomberont  dans  un  abîme 
d'iniquité.  Voici  le  second  :  Impie,  ne  dressez  pas  des 
embûches  contre  la  vie  du  juste  et  ne  mettez  pas  toute 
votre  ardeur  à  troubler  son  repos.  Dieu  peut  bien  per- 
mettre qu'il  ait  à  subir  certaines  tribulations  ;  mais  tôt 
ou  tard  il  lui  rendra  sa  première  prospérité,  tandis  que 
les  impies  seront  précipités  dans  un  abîme  de  malheurs. 
Ce  second  sens  est  adopté  par  saint  Augustin  (De  civ. 
lib.  XI,  cap.  31),  par  un  grand  nombre  de  Pères  et  de 
commentateurs  des  Saintes  Ecritures  qui  s'appuient 
d'une  part  sur  le  sens  du  mot  hébreu  que  le  Vulgate 
traduit  par  cadere^  lequel  toutes  les  fois  qu'il  est  opposé 
au  mot  hébreu  qu'elle  traduit  par  resurgerCy  signifie 
tomber  dans  le  malheur  (Is.  xxiv,  20  ;  Jer.  xxv,  27  ; 
Amos  vm,  14  ;  Mich.  vu,  8  ;  Ps.  xxxvi  ;  24)  ;  et  d'autre 
part  sur  le  contexte  où  il  est  question  de  Tespérance  du 
juste  que  les  malheurs  ne  doivent  jamais  abattre. 


252  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

constatez  qu'il  reste  encore  en  vous  quelques 
vicieuses  inclinations  qui  vous  tourmentent  dans 
vos  exercices  de  piété.  Ce  n'est  pas  une  raison 
pour  croire  que  vous  êtes  dépourvu  de  la  Grâce, 
mais  travaillez  jusqu'à  la  mort  à  vaincre  ces  incli- 
nations par  une  lutte  fidèle  et  persévérante.  Appre- 
nez seulement  combien  vous  avez  besoin  de  dé- 
pendre continuellement  de  la  Providence  divine, 
pour  vous  préserver  des  chutes  ordinaires.  Dites 
avec  saint  Paul  :  Malheureux  homme  que  je  suis, 
«  qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort  ?  Ce  sera 
«  la  grâce  de  Dieu  par  Jésus-Christ.  »  (Rom.  7.) 
Ah  !  Seigneur,  c'est  vous  qui  êtes  notre  aide  dans 
toutes  nos  tribulations.  Secourez-nous  afin  que 
nous  découvrions  les  ruses  de  notre  ennemi  et 
qu'après  les  avoir  reconnues,  nous  les  évitions  en 
les  méprisant.  Reconnaissez  combien  il  est  néces- 
saire aux  âmes  plus  parfaites  et  aux  Religieux 
de  faire  fréquemment  l'examen  de  conscience  et 
de  se  livrer  à  des  œuvres  de  pénitence,  dans  le  but 
de  se  relever  de  leurs  chutes  ordinaires.  Le  juste, 
dit  saint  Jérôme  (i),  tombe  sept  fois  par  jour.  Mais 
s'il  tombe,  comment  est-il  juste  ?  Et  s'il  est  juste, 
comment  tombe-t-il  ?  C'est  qu'il  mérite  d'être 
appelé  juste  malgré  ses  chutes,  parce  qu'il  se 
relève  par  la  pénitence  aussi  souvent  qu'il  tombe. 

I.  Episi.  ad  Rusticiim. 


t)E   LA   GËACË  253 


XXir  MÉDITATION 

DE  LA  PERSÉVÉRANCE 
DANS  LA  GRACE 


SOMMAIRE 

Personne  n'a  la  certitude  de  persévérer.  —  Con- 
ditions nécessaires  pour  persévérer,  soit  du 
côté  de  Dieu,  soit  du  côté  de  Vhomme.  —  Mo- 
tifs de  persévérer. 

I 

CONSIDÉREZ  que  la  persévérance  dans  la  Grâce 
sanctitiante  est  incertaine,  et  qu'aucune  des 
âmes  qui  possèdent  la  Grâce,  ne  peut  assurer 
qu'elle  la  conservera  jusqu'à  la  fin.  Les  hérétiques 
nient  cette  vérité  et  soutiennent  que  les  âmes  fidè- 
les, dans  le  sens  du  moins  où  ils  entendent  ce  mot, 
ont  une  certitude  de  foi  d'être  en  bon  état,  qu'elles 
en  sont  aussi  certaines  que  de  la  vérité  de  l'In- 
carnation et    de   la    passion    de  Jésus-Christ   (i). 

I.  A  la  base  du  système  protestant  sur  la  justification 
se  trouvent  deux  erreurs  dont  les  conséquences  sont 
des  plus  graves  dans  la  vie  chrétienne  :  i)  L'acte  de  foi 
seul  justifie  l'homme,  en  entendant  par  acte  de  foi  non 
pas  l'adhésion  de  l'esprit  à  la  Révélation  divine,  mais 
tout  simplement  un  acte  de  confiance  en  la  rédemp- 
tion de  Jésus-Christ  ;  2)  la  justification  est  inamissible. 
«  Crois  que  le  Christ  est  mort  pour  toi,  dit  l'Apologie, 
«  et  quêtes  péchés  te  sont  remis,  et  tu  es  justifié  ».  —  «  Le 


254  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

maudissons  ces  doctrines  hérétiques  qui  promet- 
tent la  paix  et  le  repos,  mais  n'aboutissent  qu'à 
tromper  tout  âge  et  tout  sexe,  comme  s'exprime 
saint  Jérôme  (i).  C'était  bien  le  langage  que 
tenaient  les  faux  prophètes  ;  ils  disaient  :  «  Voici 
«  la  paix  et  il  n'y  avait  point  de  paix.  «  (Jer.  6.) 
Au  fond,  ces  erreurs  n'ont  d'autre  résultat  que  de 
détruire  dans  les  âmes  la  crainte  des  jugements  de 
Dieu,  sans  laquelle  tout  l'ordre  spirituel  s'écroule, 
absolument  comme  dans  une  cité,  où  on  ne  craint 
pas  les  magistrats.  Aussi  l'Eglise  (2),  prévoyant  la 
perte  des  âmes  qui  seraient  convaincues  de  la  vérité 
d'une  telle  doctrine,  nous  en  enseigne  une  autre 
toute  contraire.  «5/,  d'une  part.,  àh-oXle.,  jamais 
<<.  un  chrétien  pieux  ne  doit  douter  de  la  misé- 
«  ricorde  de  Dieu,  du  mérite  de  Jésus-Christ,  de 

«  chrétien.,  dit  Luther,  quand  même  ille  voudrait.,  ne  peut 
«  perdre  le  salut,  quelque  grands  que  puissent  être  ses 
«  péchés,  pourvu  qu'il  ne  cesse  pas  de  croire  ;  aucun  péché 
ne  peut  le  damner,  si  ce  n'est  V incrédulité  seule  »  (De 
CAPTiv.  Babyl.  t.  II,  fol,  284.)  —  Le  Concile  de  Trente  a 
anathématisé  cette  doctrine  scandaleuse  :  «5"/  quelqu'un 
«  dit  que  la  foi  justifiante  n'est  autre  chose  que  la  con- 
«  fiance  en  la  miséricorde  de  Dieu,  nous  remettant  les 
^péchés  en  vue  de  Jésus-Christ,  ou  que  cette  confiance 
«  est  la  seule  cause  de  notre  justification,  qu'il  soit  ana- 
«  thème  I  »  (Sess.  6,  can.  12.)  «  Si  quelqu'un  dit  que 
«  l'homme  régénéré  et  justifié  est  obligé  par  la  foi  à 
«  croire  qu'il  est  certainement  du  nombre  des  prédestinés, 
«  qu'il  soit  anathème  f  »  (sess.  6,  can.  15,) 

1.  In  cap.  i^  E{ech. 

2.  Conc.  Trid.  sess.  6.  ch.  9. 


DE    LA    GRACE  255 


«  la  vertu  et  de  T  efficacité  des  sacrements  ;  d'au- 
«  tre  part,  quand  chacun  se  considère  lui-même 
«  et  sa  propre  infirmité  et  son  défaut  de  dispo- 
«  sitions,  il  peut  toujours  craindre  et  se  défier 
«  de  sa  justice;  nul  ne  pouvant  savoir  avec  cette 
«  certitude  que  donne  la  Joi  et  qui  exclut  la 
«  possibilité  de  Terreur,  s'il  est  dans  la  grâce  de 
«  Dieu.  »  Dieu  lui-même  nous  le  déclare  :  «  Per- 
«  sonne  ne  sait,  dit-il,  s'il  est  digne  de  haine  ou 
«  d'amour  ;  mais  tout  est  réservé  pour  V avenir 
«  et  demeure  ici  incertain.  »  (Eccl.  9.)  Aussi 
voyons-nous  les  plus  grands  Saints,  tels  que  Job, 
saint  Paul  et  beaucoup  d'autres  qui  durant  leur 
vie  terrestre  avaient  déjà  un  pied  dans  le  ciel, 
trembler  à  cette  pensée.  Ce  qui  nous  prouve  que 
la  prétendue  confiance  des  hérétiques  n/est  qu'un 
leurre  ;  leur  repos,  une  léthargie  et  leur  joie,  un 
rêve. 

En  effet.  Dieu  n'a  promis  de  pardonner  les 
péchés  et  de  donner  sa  Grâce,  que  sous  certaines 
conditions,  sous  la  condition  notamment  de  rece- 
voir les  sacrements  avec  des  dispositions  suffi- 
santes. Or  qui  peut  avoir  une  certitude  infaillible 
qu'il  a  apporté  à  la  réception  des  sacrements 
toutes  les  dispositions  requises,  ou  que  celui  qui 
les  lui  a  conférés  a  eu  l'intention  requise  et  n'a 
rien  omis  d'essentiel  (i)?  Il  n'y  a  donc  personne 

I.  «  Un  chrétien  pieux  »  doit  craindre,  quand  il  «  se 
«  considère  lui-nthne  et  sa  propre  infirmité  et  son  défaut 
«  de  dispositions  »,  rien  de  plus  certain,  c'est  le  Con- 
cile de  Trente  qui  parle;  mais  il  nous  semble  qu'un 
chrétien  pieux  ne  doit  point  concevoir  des  craintes 


2^6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

qui  ne  puisse  avoir  quelque  sujet  de  crainte. 
De  plus,  considérons  la  nature  de  la  Grâce  : 
c'est  une  qualité  spirituelle  d'une  merveilleuse 
beauté,  mais  que  nous  ne  pouvons  voir  ;  aucun 
des  cinq  sens  que  la  nature  nous  a  donnés  ne  peut 

sérieuses  à  la  pensée  que  le  ministre  du  sacrement  a  pu 
oublier  quelque  partie  essentielle  ou  manquer  de  l'in- 
tention nécessaire.  Puisqu'il  est  question  de  l'état  de 
Grâce,  il  n'y  a  lieu  de  craindre  l'inconvénient  signalé 
que  dans  la  réception  des  deux  sacreinents  institués 
pour  donner  la  première  Grâce  et  qui  sont  le  baptême 
et  la  pénitence.  Or,  si  le  baptême  était  invalidement 
administré,  l'acte  de  charité  parfaite  ou  de  contrition 
parfaite  suffirait  pour  obtenir  de  Dieu  l'infusion  de  la 
Grâce  sanctifiante  et  la  rémission  soit  du  péché  origi- 
nel, soit  du  péché  actuel,  comme  saint  Thomas  nous 
déclare  que  cela  arrive  quelquefois  pour  les  enfants  des 
infidèles  parvenus  à  l'âge  de  raison.  Dans  le  cas  où  le 
sacrement  de  pénitence  serait  invalidement  administré, 
le  mal  qui  en  résulterait  serait  encore  plus  facilement 
réparable,  car  il  suffirait  au  pénitent  frustré  de  l'effet 
de  ce  sacrement  de  recevoir  l'Eucharistie  ou  tout  autre 
sacrement  des  vivants,  dans  la  bonne  foi  et  avec  la  seule 
contrition  imparfaite,  pour  recevoir  avec  l'infusion  de 
la  Grâce  la  rémission  de  ses  péchés.  C'est  l'opinion 
commune  des  Théologiens,  notamment  de  saint  Tho- 
mas (3.  q.  72.  a.  7),  de  Suarez,  et  de  saint  Liguori,  (n.  6 
et  268).  Cette  doctrine  est  fondée  sur  cette  vérité 
définie  par  le  Concile  de  Trente,  (sess.  7.  can.  6),  que 
les  sacrements  confèrent  toujours  la  Grâce  à  ceux  qui 
n'y  mettent  pas  d'obstacle  et  tel  est  bien  le  cas  de  celui 
qui  les  reçoit  muni  de  sa  bonne  foi  et  de  l'attrition. 
Ajoutons  que  cette  remarque  nous  semble  pouvoir  être 
donnée  comme  le  légitime  commentaire  de  cette  parole 


DE    LA    GRACE  267 


la  percevoir  et  nous  révéler  où  elle  est.  Nous 
sentons  bien  quelquefois  de  la  ferveur  dans  notre 
dévotion,  notre  conscience  éprouve  bien  une  cer- 
taine douceur  et  une  certaine  paix  ;  mais  cet  état 
d'âme  peut  avoir  pour  cause  tout  autre  chose  que 
la  Grâce  sanctifiante.  Il  peut  être  le  résultat  par 
exemple  de  Thabitude.  «  Les  parfumeurs,  quoi- 
«  qu'ils  ne  soient  plus  dans  leurs  boutiques, 
«  portent  longtemps  l'odeur  des  parfums  qu'ils 
«  ont  maniés.  Ainsi  ceux  qui  ont  été  au  milieu 
«  des  onguents  célestes,  c'est-à-dire  en  la  très 
«  sainte  chanté,  ils  en  gardent  encore  quelque 
«  temps  après  la  senteur  (i).  Enfin  ce  qui  en 
trompe  plusieurs,  c'est  la  douleur  imparfaite 
qu'ils  ont  de  leurs  péchés  :  c'est  par  elle  qu'ils 
sont  trahis,  car  ils  s'y  confient  trop  témérairement 
comme  si   elle  était  suffisante  (2).  C'est  aussi  un 

du  Concile  de  Trente  citée  par  Bail  :  «  Jamais  un  chré- 
«  tien  pieux  ne  doit  douter  de  la  miséricorde  de  Dieu,  » 
notamment  dans  le  cas  où  la  Grâce  du  sacrement  lui 
fait  défaut,  après  qu'il  a  accompli  tout  ce  qui  dépendait 
de  lui  pour  la  recevoir,  ni  «  de  la  vertu  et  de  V efficacité 
«  des  sacrements^  »  qui  confèrent  toujours  la  Grâce  à 
quiconque  n'y  met  pas  d'obstacle  par  la  conscience 
qu'il  a  d'un  péché  mortel. 

1.  B.  Franc,  de  Sales,  Tr.  deVamotir  de  Dieu.,  liv.  4. 
ch.  10. 

2.  L'homme  ne  peut  être  certain  d'une  certitude  de 
foi  qu'il  est  en  état  de  grâce  que  dans  le  cas  d'une 
révélation  divine  spéciale,  telle  qu'elle  a  eu  lieu  pour 
la  sainte  Vierge,  quand  l'ange  l'appela  «  pleine  de 
«  grâce  »  (Luc  i),  pour  le  paralytique  et  pour  la  femme 
pécheresse  à  qui  Jésus-Christ  lui-même  a  dit  (Matt.  9 

Ba.ii.,  t.  IV.  17 


258  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

trait  de  la  Providence  de  Dieu  d'ouvrir  les  yeux 
aux  justes  sur  leurs  défauts,  plutôt  que  sur  leurs 
vertus,  afin  de  les  préserver  de  la  vanité  et  de  les 
rendre  plus  modestes,  plus  humbles  et  plus  rete- 
nus. Or,  si  l'âme  juste  ne  sait  pas  dans  quel  état 
elle  est  présentement,  à  plus  forte  raison  est-elle 
incapable  de  savoir  ce  qu'elle  sera  à  l'avenir,  étant 
donné  qu'il  n'y  a  rien  de   plus   changeant  et  de 

et  Luc  7),  que  leurs  péchés  leur  étaient  remis.  «  Dieu, 
«  dit  saint  Thomas  (I.  II.  q.  iia.  a.  ^)^fait  quelquefois 
«  de  semblables  révélations  à  quelques  privilégiés,  afin 
«  que  dès  cette  vie  ils  commencent  à  jouir  de  cette  lieu- 
«  reuse  sécurité,  afin  qu'ils  aient  pour  les  soutenir  dans 
«  les  grandes  œuvres  quils  entreprennent  et  dans  les 
«  épreuves  de  cette  vie  une  plus  grande  confiance  et  une 
«  plus  grande  force  ;  c'est  ainsi  qiCil  put  dit  à  Paul 
«  (II  Cor.  12)  :  MA  GRACE  TE  SUFFIT.  »  Bien  qu'en 
dehors  de  ce  cas  où  la  certitude  est  surnaturelle, 
l'homme  ne  puisse  pas  même  arriver  à  une  certitude 
naturelle  sur  son  état  de  Grâce,  il  peut  néanmoins 
parvenir  à  de  consolantes  probabilités.  «  //  y  a,  dit 
«  saint  Thomas  (I.  II.  q,  112.  art.  5),  une  troisième 
«  connaissance  qui  est  conjecturale  et  repose  sur  certains 
«  indices  ;  quelqu'un  peut  connaître  de  cette  manière 
«  qu'il  possède  la  grâce  ;  à  savoir  quand  il  constate  qu'il 
«  se  délecte  en  Dieu  et  qu'il  méprise  les  choses  mondaines 
«  et  quand  il  n'a  conscience  d'aucun  péché  mortel^  c'est 
«  dans  ce  sens  qu'on  peut  interpréter  cette  parole  de 
«  l'Apocalypse  (ch.  2)  :   au  vainqueur  je  donnerai  une 

«   manne    cachée,     Q.UE    PERSONNE    NE    CONNAIT,    SI    CE    n'eST 

«  CELUI  Qpi  LA  REÇOIT  ;  celui  qui  la  reçoit  en  effet  la 
«  connaît  à  la  douceur  qu'il  éprouve,  et  que  n'éprouve 
«  pas  celui  qui  ne  l'a  pas  reçue.  »  Notons  aussi  pour 
calmer  les  angoisses  si  cruelles  et  si  respectables  des 


DE    LA    GRACE  2bg 


plus  mobile  que  la  volonté  humaine.  On  connaît 
des  cas  où  des  cœurs  les  plus  résolus  à  pratiquer 
la  vertu,  se  sont  pervertis,  fatigués  qu'ils  étaient 
de  lutter  contre  des  tentations  qui  les  sollicitent 
jusqu'à  la  mort,  et  ces  cas  sont  nombreux.  Tel  a 
combattu  une  tentation  pendant  dix  ou  douze 
ans,  qui  en  un  jour  se  relâche  et  fait  en  une  heure 
une  perte  supérieure   à  tous   les    mérites  qu'il   a 

âmes  pieuses,  ces  paroles  de  Bellarmin  (de  justif.  1.  5. 
c.  Il)  :  «  Ceiie  doctrine  ne  fait  pas  en  vérité  disparaître 
«  toute  crainte,  mais  elle  supprime  toute  anxiété  et  toute 
«  hésitation,  je  dirai  même  tout  doute,  si  le  doute  consiste 
«  à  n'oser  adhérer  ni  à  l'un  yii  à  l'autre  parti...  Or,  che:{ 
«  les  catholiques ,  une  bonne  conscience ,  la  contrition,  la 
«  charité,  le  ^èle  pour  les  bonnes  œuvres,  la  réception 
«  fréquente  de  l'Eucharistie,  la  présence  en  eux  de  l'Esprit- 
«  Saint,  vraie  manne  cachée,  que  celui-là  seul  connaît  qui 
«  Va  reçue,  toutes  ces  choses  sont  bien  autrement  efficaces 
«  pour  engendrer  en  eux  une  consolation,  une  paix,  mie 
«  tranquillité  et  une  joie  intérieure  solide,  que  cette 
«  vaine  confiance  et  cette  présomption  téméraire  des  Luthé- 
«  riens.  L'Apôtre  écrit  en  effet  au  sujet  de  la  bonne  con- 
«  science  (II  Cor.  i)  :  «  notre  gloire  la  voici,  c'est  le 
«  TÉMOIGNAGE  DE  NOTRE  CONSCIENCE.  »  Saint  Jean  dit  aussi 

(I  Ep.  3)  :    «  SI   NOTRE  CONSCIENCE  NE   NOUS    REPROCHE    RIEN, 

<'  NOUS  AVONS  DE  l'assurance  DEVANT  DIEU.  »  Salomon  a 
«  écrit  de  la  vraie  contrition  (Prov.  XIV,  10)  :   «  la  joie 

«   DU    cœur    aUI    CONNAIT  l'aMERTUME    DE    l'aME  NE   SERA  PAS 

'^  COMPRISE  PAR  UN  ÉTRANGER.  »  En  effet,  U  chrétien  éprouve 
«  réellement  une  joie  incroyable  à  verser  des  larmes  très 
«  amères  sur  ses  péchés.  Enfin  qu'engendre  la  charité,  si 
«  ce  n'est  la  joie  et  la  paix  ?  C'est  pourquoi  il  est  dit  dans 
«  l'épttre  aux  Galates  (ch.  5),  «  les  fruits  du  saint-esprit 

«   SONT  la  charité,  LA  JOIE  ET  LA  PAIX.  » 


260  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

acquis  pendant  plusieurs  années.  Ce  monde  est 
comme  une  mer  orageuse,  où  peu  de  vaisseaux 
échappent  aux  pirates  ou  aux  naufrages.  Nous 
combattons  contre  l'enfer  armé  de  toute  sa  vio- 
lence et  de  ses  ruses;  la  victoire  penche  tantôt 
d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  et  nul  ne  peut  prévoir 
à  qui  restera  la  victoire.  Quand  nous  considérons 
une  créature,  nous  pouvons  dire  :  elle  sera  peut- 
être  damnée,  peut-être  sauvée  ;  et  en  regardant 
nos  mains  :  peut-être  brûleront-elles  éternelle- 
ment. 

Je  déplorerai  l'état  des  âmes  dans  cette  vie  et 
je  répéterai  souvent  les  lamentations  de  l'abbé 
Isaïe  (i)  :  Oh  !  que  je  suis  malheureux,  moi  qui  ne 
suis  pas  encore  quitte  du  feu  de  l'enfer  !  Ceux  qui 
attirent  les  hommes  et  qui  s'efforcent  de  les  pré- 
cipiter dans  ce  feu,  ont  encore  une  action  réelle 
sur  mon  cœur  et  travaillent  à  le  pervertir.  Il  ne 
m'est  pas  encore  prouvé  que  je  partirai  d'ici  pour 
le  ciel.  Je  n'ai  pas  en  face  de  moi  un  chemin  qui 
m'y  conduise  directement.  Je  ne  suis  pas  encore 
pleinement  délivré  des  puissances  infernales  qui 
s'ingénient  à  m'assujettir  à  elles  en  me  faisant 
commettre  des  actions  mauvaises.  Je  ne  suis  pas 
encore  avec  mon  Sauveur  qui  est  venu  m'affran- 
chir  d'elles,  car  leur  malice  s'exerce  encore  au 
dedans  de  moi.  J'ignore  encore  quelle  assurance 
je  dois  avoir  devant  mon  Juge.  Je  ne  sais  pas  d'une 
manière  certaine  si  après  ma  mort  je  dois  être 
châtié  ou  récompensé.  Il  n'est  pas  encore  évident 
pour  moi  que  je  ne  serai  pas  du  nombre   des  cri- 

I.  Orat.  14,  IN  BiBLio.  Patrum. 


DE    LA    GRACE  261 


minels  et  des  damnés.  Il  n'y  a  point  de  joie  pour 
rhomme  coupable  qui  est  enchaîné  dans  la  pri- 
son. Celui  qui  est  chargé  de  chaînes  ne  peut  faire 
ce  qu'il  veut.  Celui  qui  a  la  corde  au  cou  ne  peut 
manger  son  pain  avec  plaisir  ;  il  ne  pense  plus  à 
commettre  de  nouveaux  crimes,  mais  il  vit  dans 
le  deuil  et  dans  la  douleur.  Combien  de  temps 
demeurerai-je  dans  l'ivresse,  bien  que  je  n'aie 
point  bu  de  vin,  et  négligerai-je  ces  choses  qui 
sont  sous  mes  yeux  ?  Mon  cœur  n'a  aucune  conso- 
lation, ma  conscience  est  déchirée  de  remords  et 
je  ne  crains  pas  sérieusement  le  tourment  du  feu, 
parce  que  je  ne  suis  pas  sûr  de  l'endurer.  En  fin 
de  compte  je  ne  sais  que  faire.  Pleurez  avec  moi, 
mes  frères,  afin  que  j'obtienne  un  secours  qui  aug- 
mente mes  forces. 

II 

Considérez  quels  sont  les  moyens  de  persévé- 
rance. Les  uns  dépendent  de  Dieu  et  les  autres 
de  nous. 

Pour  persévérer  dans  la  Grâce  sanctifiante  un 
temps  notable  et  à  plus  forte  raison  jusqu'à  la 
mort,  il  faut  avant  tout  que  Dieu  vienne  à  notre 
secours  et  que  son  multiple  concours  nous  soit 
acquis,  car  «.  si  Dieu  ne  garde  pas  la  cité^  les 
«  efforts  de  ceux  qui  la  défendent  seront  vains.  » 
(Ps.  126.)  C'est  pourquoi  le  Concile  de  Trente  (i) 
prononce  l'anathème  contre  ceux  qui  disent  «  que 
«  Vhomme  justifié  peut  persévérer  dans  la  Grâce 
«  reçue.,    sans   un  secours  spécial  de  Dieu,  ou 

I.  Sess.  6.  can.  22. 


262  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

«  qu'avec  ce  secours  il  ne  peut  pas  persévé- 
«  rer  »  (i).  La  persévérance  est  un  don  de  Dieu, 
ou  plutôt  une  suite  de  dons  et  de  faveurs  qu'il  fait 
à  ceux  qui  conservent  jusqu'à  la  mort,  ou  du  moins 
longtemps,  l'état  de  Grâce  où  ils  sont.  Dans  ce 
but.  Dieu  leur  envoie  de  temps  en  temps  des  ins- 
pirations et  des  lumières  intérieures  dont  ils  ont 
besoin,  quoiqu'ils  soient  guéris  du  péché  par  la 
Grâce  sanctifiante.  C'est  ainsi,  dit  saint  Augus- 
tin (2),  que  l'œil,  même  lorsqu'il  est  sain,  a  besoin, 
pour  y  voir,  d'être  éclairé  par  la  lumière.  Dieu 
envoie  aux  âmes  tantôt  des  douceurs  pour  les 
consoler,  tantôt  des  terreurs  pour  les  aiguillonner. 
Il  les  aide  aussi  extérieurement.  Tantôt  il  les  éloi- 
gne des  occasions,  tantôt  il  éloigne  d'elles  les 
occasions  ;  il  empêche  que  les  tentations  ne  leur 
livrent  de  trop  rudes  assauts,  soit  par  les  attraits 
des  créatures  qui  sollicitent  au  péché,  soit  par  la 

1.  Pour  persévérer  Thomme  juste  a  besoin  d'un 
secours  surnaturel  distinct  de  la  Grâce  habituelle,  car 
la  vie  est  un  combat  (Heb.  x,  32  ;  Ephes.  vi,  12  ;  i  Cor. 
IX,  26  ;  Job  VII,  i)  contre  de  continuelles  tentations.  Or, 
il  est  certain  que  Fhomme  ne  peut  sans  le  secours  de  la 
Grâce  actuelle  vaincre  aucune  tentation  grave.  Et  de 
plus,  l'homme  ne  peut  conserver  longtemps  l'état  de 
Grâce  qu'à  la  condition  Je  faire  des  oeuvres  surnatu- 
relles ;  ce  qui  sans  le  secours  de  la  Grâce  actuelle  lui 
est  impossible.  —  Mais  ce  secours  n'est  pas  quelque 
chose  de  distinct  de  la  somme  des  Grâces  actuelles  qui 
sont  nécessaires  pour  faire  les  oeuvres  de  salut  et  pour 
résister  aux  tentations  graves  ;  ni  la  foi,  ni  la  raison  ne 
nous  démontrent  la  nécessité  d'un  tel  secours. 

2.  De  nat.  et  grat.'^c.  16. 


DE    LA    GRACE  263 


rigueur  des  ennemis  et  des  adversités  qui  en  ont 
fait  succomber  plusieurs.  Il  ne  permet  pas  qu'ils 
aient  à  lutter  contre  de  trop  redoutables  adversai- 
res, ou  s'il  le  permet,  il  leur  donne  une  grande 
douceur  et  une  grande  patience,  pour  les  préser- 
ver des  sentiments  de  haine  ou  de  vengeance. 
D'autres  fois,  il  les  ravit  prématurément  à  la  terre, 
parce  qu'il  prévoit  qu'ils  pourraient,  au  bout  d'un 
certain  temps,  se  ralentir  et  consentir  au  péché.  Il 
faut  donc  mettre  au  nombre  des  faveurs  divines 
une  mort  prématurée. 

Tout  bien  considéré  on  peut  dire  que  le  don  pré- 
cieux de  persévérance  comprend  au  moins  neuf 
sortes  de  Grâces,  les  unes  intérieures,  les  autres 
extérieures.  Nous  pouvons  en  effet  considérer  la 
Grâce,  soit  par  rapport  au  principe  dont  elle 
émane,  soit  par  rapport  au  sujet  qui  la  reçoit,  soit 
enfin  par  rapport  au  mal  dont  elle  nous  délivre. 
Si  nous  la  considérons  dans  le  principe  dont  elle 
émane,  c'est-à-dire  en  Dieu,  nous  avons  la  Grâce 
de  la  prédestination,  celle  de  la  vocation  et  celle  de 
la  justification.  Par  la  première.  Dieu  prédestine 
les  justes,  par  la  seconde  il  les  appelle  au  salut 
tous  les  jours,  par  la  troisième  il  leur  donne  la 
Grâce  sanctifiante  et  de  nouveaux  degrés  de  cette 
même  Grâce.  Si  nous  considérons  la  Grâce  dans  le 
sujet  qui  la  reçoit,  nous  devons  distinguer  la  Grâce 
de  la  bonne  pensée,  celle  du  bon  désir  et  celle  de 
l'exécution.  Par  la  première,  les  justes  sont  éclai- 
rés ;  par  la  seconde,  ils  sont  embrasés  de  bons 
désirs  et  de  saintes  résolutions  ;  par  la  troisième, 
ils  mettent  à  exécution  les  bonnes  pensées  et  les 
saints  désirs.  Si  enfin  nous  considérons  la  Grâcç 


264        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

par  rapport  au  mal  dont  elle  nous  délivre,  nous 
distinguons  la  Grâce  de  protection,  celle  de  déli- 
vrance et  celle  de  séparation  d'avec  ce  monde. 
Par  la  première,  les  justes  sont  protégés  dans  leurs 
tentations  et  reçoivent  des  secours  pour  leur  résis- 
ter ;  par  la  seconde,  ils  sont  retirés  au  moyen  d'une 
bonne  pénitence,  de  l'état  de  péché  mortel  et  aussi 
de  plusieurs  occasions  périlleuses  pour  le  salut  et 
qui  entraîneraient  infailliblement  leur  perte,  si 
Dieu  les  y  laissait;  parla  troisième,  ils  sont  rappe- 
lés de  cette  vie  par  une  bienheureuse  mort  qui  met 
fin  à  tous  les  combats  et  à  tous  les  dangers  qui 
les  menaçaient.  La  sainte  persévérance  est  le  fruit 
de  tous  ces  dons  réunis  ou  d'un  certain  nombre  de 
ces  dons  que  Dieu  accorde  aux  justes  dans  une 
mesure  suffisante,  mais  aux  uns  plus  abondam- 
ment qu'aux  autres,  ou  selon  leur  besoin,  ou  selon 
sa  prédilection,  qui  vaut  à  certains  un  traitement 
de  faveur  (i). 

I.  Il  importe  de  bien  distinguer  le  don  de  Grâce 
actuelle  que  Dieu  fait  à  tous  les  justes  pour  leur 
permettre  de  persévérer  et  le  don  de  persévérance 
finale  qui  consiste  à  faire  que  le  juste  persévère  en  effet. 
C'est  le  grand  don  de  Dieu,  que  Dieu  ne  doit  à  per- 
sonne, qu'il  accorde  à  qui  il  veut  et  que  le  juste 
lui-même  est  incapable  de  mériter  d'un  mérite  de  con- 
dignité.  Il  comprend  un  double  bienfait  de  Dieu  : 
des  Grâces  actuelles  efficaces  et  une  mort  oppor- 
tune. Les  Grâces  efficaces  nul  ne  peut  les  mériter 
d'un  mérite  fondé  sur  la  justice,  bien  que  le  juste 
puisse  mériter  des  Grâces  toujours  plus  abondantes  en 
faisant  un  bon  usage  de  celles  que  Dieu  lui  accorde; 
car  d'une  part  quand  il  a  obtenu  comme  récompense 


DE    LA   GRACE 


265 


Mais  comme  Dieu  désire  que  l'homme  travaille 
lui  aussi  à  son  salut,  les  moyens  de  persévérance 
ne  consistent  pas  seulement  dans  les  Grâces,  mais 
aussi  dans  les  généreuses  pratiques  et  dans  les 
saintes  actions  par  lesquelles  une  âme  entre  dans 
les  desseins  de  Dieu  et  coopère  à  ses  Grâces.  Il 
faut  en  effet  que  l'homme  prie  pour  persévérer  et 
qu'il  dise  souvent  avec  le  Prophète  :  «  Quand  ma 
«  force  s' affaiblira^  ne  me  délaisse^  pas.  »  (Ps.  70)  ; 
c'est-à-dire  si  par  un  affreux  malheur  je  tombe 
dans  le  péché,  ne  permettez  pas  que  j'y  crou- 
pisse (i).  Il  faut  qu'il  s'humilie  et  qu'il  conçoive 

de  ses  bonnes  actions  un  surcroît  de  Grâce  et  un  sur- 
croît de  gloire,  son  droit  est  épuisé  et  d'autre  part  Dieu 
ne  s'est  engagé  par  aucune  promesse  à  récompenser 
les  bonnes  œuvres  par  des  secours  efficaces.  Il  faut  en 
dire  autant  de  l'opportunité  de  la  mort,  qui  consiste  à 
ce  qu'elle  nous  frappe  au  moment  où  nous  sommes  en 
état  de  Grâce.  Le  juste  peut  exiger  de  Dieu,  au  nom  de 
la  justice,  la  récompense  à  la  fin  de  la  vie  qui  est  le  temps 
de  l'épreuve,  mais  il  ne  peut  exiger  que  l'épreuve 
finisse  à  tel  moment  plutôt  qu'à  tel  autre.  C'est  un  droit 
que  Dieu  s'est  réservé. 

I.  On  se  demande  ce  que  peut  la  prière  pour  nous 
obtenir  le  don  de  la  persévérance,  puisqu'aucune  action 
de  l'homme  juste  ne  peut  le  mériter  strictement  ?  Les 
Théologiens  distinguent  trois  parties  et  comme  trois 
périodes  dans  la  persévérance  ;  son  commencement  qui 
n'est  autre  que  la  première  Grâce  efficace  donnée 
par  Dieu  après  la  justification,  soit  pour  observer  un 
précepte,  soit  pour  demander  la  Grâce  nécessaire  pour 
l'observer;  son  progrès  qui  suppose  toute  une  série  de 
Grâces  efficaces   accordées  dans  le  cours  de  la  vie  en 


266  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

de  bas  sentiments  de  lui-même,  parce  que  «  Dieu 
«  résiste  aux  superbes  et  accorde  aux  humbles 
«  la  grâce  »  de  ne  pas  être  vaincus  par  la  tenta- 
tion. Souvent,  pour  punir  l'orgueil  d'un  esprit  qui 
s'en  fait  trop  accroire,  il  permet  des  chutes  hon- 
teuses, afin  que  le  péché  humilie  celui  que  la 
Grâce  n'a  pas  rendu  humble.  Il  importe  surtout 
d'exercer  la  vertu  de  patience,  car  la  plupart  des 

temps  opportun  ;  sa  consommation  enfin  qui  comprend, 
avec  la  dernière  Grâce  efficace,  la  coïncidence  de  la 
mort  avec  la  possession  de  l'état  de  Grâce.  Or  i)  le 
juste  ne  peut  pas  même  mériter  d'un  mérite  de  conve- 
nance le  commencement  de  la  persévérance  ;  par  con- 
séquent, il  sera  toujours  vrai  de  dire  d'une  manière 
générale  qu'il  ne  peut  pas  mériter  le  don  de  la  persévé- 
rance^ pas  même  d'un  mérite  de  convenance,  puisqu'il 
ne  peut  pas  mériter  le  premier  des  dons  qu'elle  com- 
prend. 2)  Quant  à  la  continuation  et  à  la  consomma- 
tion de  la  persévérance,  le  juste  peut  les  mériter  d'un 
mérite  de  convenance  par  le  bon  usage  qu'il  fait  de  la 
première  Grâce  efficace  qui  lui  sert  à  en  obtenir  une 
seconde  et  puis  une  troisième  et  ainsi  de  suite,  et  aussi 
par  la  prière  5  c'est  le  sentiment  des  Pères  et  notam- 
ment de  saint  Augustin  qui  dit  :  «  Ce  don  peut  être  mé- 
«  rite  par  la  prière^  mais  îine  fois  qiion  Va  obtenu  on  ne 
«  peut  phis  le  perdre  par  la  résistance  de  la  volonté.  » 
(De  dono  persev.  c.  6).  Bien  plus,  la  prière,  non  pas  comme 
bonne  œuvre,  mais  en  vertu  de  la  valeur  impétratoire 
que  Jésus-Christ  lui  a  conférée  par  les  promesses  sui- 
vantes :  «  Quiconque  demande^  obtient.  »  —  «  Si  vous 
«  demande^  quelque  cJiose  à  mon  Père  en  mon  nom.,  il 
«  vous  l'accordera,  »  obtient  infailliblement,  si  elle  est 
revêtue  des  conditions  voulues,  dont  la  première  est 
(Qu'elle  soit  elle-même  persévérante,  la  continuation  et 


DE    LA    GRACE  267 


chutes  ont  pour  point  de  départ  Timpatience  à 
demeurer  sevré  de  ses  mauvais  plaisirs,  ou  à  persé- 
vérer dans  ses  saintes  résolutions  et  dans  ses 
pénitences.  D'oii  vient  la  bienheureuse  persévé- 
rance, dit  un  saint  et  un  Pontife  (i),  si  ce  n'est  de 
la  patience  ?  «  Par  votre  patience^  dit  le  Fils  de 
«  Dieu,  vous  posséderez  vos  âmes  »  (Luc  21);  elles 
ne  seront  pas  possédées  par  Satan.  Il  faut  encore 
le  bon  emploi  du  temps,  Téloignement  des  mau- 
vaises compagnies,  les  examens  de  conscience,  la 
fréquentation  des  sacrements,  la  retraite  annuelle 
et  une  multitude  de  pieux  exercices,  en  considéra- 
tion desquels  Dieu  retire  quelquefois  les  justes  du 
péché  où  ils  sont  tombés,  afin  qu'ils  marchent 
désormais  avec  plus  de  précaution  jusqu'à  ce  qu'ils 
soient  arrivés  au  bout  de  la  carrière.  Il  faut  enfin 
faire  des  actes  d'amour  de  Dieu  par  dessus  toutes 
les  créatures,  car  dit  excellemment  saint  Pros- 
per,  on  ne  persévère  pas  dans  une  chose  qu'on 
n'aime  pas  de  tout  son  cœur. 

la  consommation  de  la  persévérance  (Suarez,  de  grat. 
1.  12,  cap.  38,  n.  17, 14,  i6.)D'oùla  grande  importance  de 
ce  précepte  du  Sauveur  (Luc.  xviii,  i)  :  «  //  faut  iou- 
«  Jours  prier  et  ne  jamais  cesser.  »  «  Personne  ne  doit  à 
«  cet  égardy  concluons-nous  avec  le  Concile  de  Trente 
«  (sess.  6,  ch.  13),  se  rien  promettre  de  certain  d'une  cer- 
«  titude  absolue,  bien  qtie  tous  doivent  placer  et  établir 
«  dans  le  secours  de  Dieu  la  plus  ferme  espérance.  En 
«  effet  Dieu,  si  nous  ne  tnanguons  pas  nous-mêmes  à  sa 
«  grâce,  ne  manquera  pas  d'achever  h  bien  qu'il  a  com- 
«  mencé,  opérant  en  nous  le  vouloir  et  le  faire.  » 


Marcus,  Epist.  ad  Athanas. 


268  LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

Après  avoir  étudié  les  moyens  de  persévérer, 
espérez  que  la  persévérance  ne  vous  fera  pas  dé- 
faut, si  vous  la  voulez.  A  cette  condition  elle 
dépend  de  vous,  car  Dieu  ne  vous  abandonnera 
pas  si  vous  ne  l'abandonnez  le  premier.  «  Si 
«  quand  nous  étions  encore  pécheurs^  dit  saint 
«  Paul,  Jésus-Christ  est  mort  pour  nous,  d  plus 
«  forte  raison,  une  fois  réconciliés  avec  lui, 
«  serons-nous  délivrés  par  lui.  »  (Rom.  5.)  Si, 
avant  la  réception  de  la  Grâce  sanctifiante,  ses 
Grâces  actuelles  nous  ont  été  données  pour  nous 
la  faire  acquérir,  à  combien  plus  forte  raison  nous 
seront-elles  données,  après  l'avoir  acquise,  pour 
nous  y  conserver.  Eh  quoi  !  quand  nous  étions  ses 
ennemis,  Dieu  nous  a  assistés,  et  maintenant  que 
nous  sommes  ses  amis  il  nous  délaisserait  !  Rien 
n'est  moins  admissible.  Espérons  donc  la  persé- 
vérance. Rendons  aussi  des  actions  de  grâces  à 
Dieu  pour  le  temps  passé,  comme  le  faisait  saint 
Augustin  (i).  Le  tentateur  n'a  pas  paru,  ô  mon 
Dieu,  parce  que  vous  l'avez  chassé  ;  le  temps  et  le 
lieu  propres  à  nous  faire  pécher  ont  manqué, 
parce  que  vous  avez  tout  bien  ordonné.  Si  le  ten- 
tateur s'est  présenté  en  temps  et  lieu  propices  à 
ses  mauvais  desseins,  vous  avez  retenu  ma  volonté 
pour  qu'elle  ne  donnât  pas  son  consentement. 
«  Béni  soit  le  Seigneur  qui  nous  a  délivrés  de 
«  ses  morsures.  »  (Ps.  i23.)  Enfin,  de  même  que 
Dieu  s'emploie  de  son  côté  et  le  premier  à  nous 
faire  persévérer,  employons-nous  de  notre  côté  de 
toutes  nos  forces  et  par  toutes  sortes  d'exercices 

I.  Soliloq.  cap.  i6. 


DE   LA   GRACE  26g 


pieux  à  obtenir  le  même  but,  n'épargnons  aucune 
peine  dans  une  affaire  si  importante,  d'où  dépend 
l'éternité. 

III 

Considérez  quelques-uns  des  motifs  que  nous 
avons  pour  persévérer  dans  la  Grâce  sanctifiante. 

Le  premier  motif  est  son  excellence,  que  nous 
avons  étudiée  dans  tout  ce  traité.  Puisque  la  Grâce 
est  un  don  de  Dieu  si  parfait,  puisqu'elle  apporte 
tant  de  biens  avec  elle,  qu'elle  nous  donne  de  si 
hautes  facultés,  si  supérieures  à  celles  dont  la 
nature  nous  a  dotés,  puisqu'elle  est  le  trait  d'union 
ou  le  lien  qui  rattache  la  nature  à  la  gloire,  nous 
serions  bien  mal  avisés  si  nous  n'en  avions  pas 
une  très  haute  estime  et  si  nous  ne  la  conservions 
pas  soigneusement.  Tous  les  empires  du  monde, 
toutes  les  richesses,  toute  la  gloire  des  hommes, 
toute  leur  sagesse  et  toute  leur  puissance  ne  sont 
rien  en  comparaison  de  la  Grâce  divine.  Voyez 
rinstinct  de  la  conservation  qui  se  révèle  chez 
tous  les  animaux,  quelle  que  soit  leur  espèce. 
Quand  ils  sont  en  danger  de  perdre  la  vie,  ils  font 
appel  à  toutes  leurs  forces,  ils  se  défendent,  ils 
attaquent,  ils  fuient  ;  un  vermisseau  même,  tout 
chétif  qu'il  est,  se  dresse  contre  celui  qui  veut 
l'écraser.  La  force  leur  fait-elle  défaut,  ils  témoi- 
gnent par  des  cris,  par  des  larmes,  par  des  lamen- 
tations, des  hurlements,  des  gémissements  et  par 
d'autres  plaintes  capables  d'exciter  la  pitié,  qu'ils 
ne  se  laissent  ôter  la  vie  que  par  la  violence.  Si 
les  bêtes  font  tant  d'efforts  et  soutiennent  tant  de 
combats  pour  conserver  une  vie  misérable,  que 


270  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

ne  doivent  pas  faire  les  hommes  doués  de  raison 
et  à  plus  forte  raison  les  chrétiens  fidèles  pour  une 
vie  qui  n'est  pas  chétive  et  commune  à  tous  les 
êtres  vivant  dans  Tobscure  prison  de  ce  monde, 
mais  pour  une  vie  immortelle,  céleste,  angélique 
et  divine  ?  Telle  est  en  effet  la  vie  que  donne  la 
Grâce,  elle  doit  élever  nos  âmes  jusqu'à  l'éternité 
bienheureuse.  Quels  combats  ne  doivent-ils  pas 
livrer  pour  empêcher  qu'elle  ne  leur  soit  ravie  ? 
avec  quelle  sollicitude  ne  doivent-ils  pas  veiller  à 
la  conserver  ?  quelle  ardeur  et  quel  courage  ne 
doivent-ils  pas  déployer  pour  la  défendre  ?  Quelles 
larmes  ne  doivent-ils  pas  verser,  quels  gémisse- 
ments et  quels  sanglots  ne  doivent-ils  pas  pousser 
plutôt  que  de  s'en  voir  privés  ? 

De  plus,  nous  devons  considérer  que  si  nous 
manquons  de  persévérance,  tout  ce  que  nous 
avons  pu  faire  pour  mériter  la  vie  éternelle,  est  à 
jamais  perdu.  «  Sï  le  juste  cesse  d'être  juste ^ 
«  toutes  ses  bonnes  œuvres  seront  mises  en  oubli  » 
(Ez.  18).  De  quoi  sert  à  un  homme  d'avoir  pris 
part  à  un  grand  festin,  si  aujourd'hui  il  n'a  pas 
de  quoi  vivre  et  s'il  meurt  de  faim  ?  dit  saint 
Basile  (i).  Ainsi  de  quoi  sert  à  un  homme  d'avoir 
été  dans  la  voie  de  la  vertu,  si  aujourd'hui  il 
l'abandonne?  Il  est  écrit:  je  te  jugerai  tel  que  je 
te  trouverai.  Saint  Jérôme  (2)  dit  une  parole  digne 
d'être  notée  :  Ce  que  nous  louons  dans  les  chré- 
tiens, ce  n'est  pas  le  commencement,  c'est  la  fin. 
Saint  Paul  commença  mal,  mais  finit  bien.  Les 

I.  Epist.  ad  Chîlon. 
3.  Epist.  ad  Furiam. 


DE    LA    GRACE  27I 


commencements  de  Judas  sont  dignes  d'élo- 
ges, mais  il  a  fini  par  une  horrible  trahison. 
La  gloire  éternelle  est  attachée  en  effet  à  la  per- 
sévérance finale,  et  comme  «  dans  un  tournoi 
«  tous  courent^  mais  un  seul  remporte  le  prix  » 
(I  Cor.  9),  de  même  toutes  les  vertus  courent 
dans  la  lice  de  cette  vie,  mais  c'est  la  persévérance 
qui  remporte  le  prix  (i). 

Enfin  le  Fils  de  Dieu  nous  exhorte  à  persévérer, 
par  la  parole,  par  l'exemple  et  par  les  secours 
qu'il  nous  envoie.  Par  la  parole,  car  il  nous 
dit  :  «  Celui  qui  aura  persévéré  jusqu'à  la  fin 
«  sera  sauvé  »  (Matt.  lo)  ;  par  l'exemple,  car  il 
a  donné  sur  la  croix  un  magnifique  exemple  de 
persévérance,  n'en  descendant  pas,  tandis  qu'on 
le  sollicitait  d'en  descendre  ;  par  ses  secours 
enfin,  car  il  n'assiste  pas  en  spectateur  oisif  à  nos 
combats,  il  ne  se  tient  pas  accoudé  à  la  barrière 
uniquement  occupé  à  contempler  du  haut  du  ciel 
nos  chutes  et  nos  blessures  ;  il  nous  entoure  la 
poitrine  de  fer  et  nous  met  la  constance  au  cœur  ; 
il  nous  console  dans  nos  lassitudes  et  dans  nos 
faiblesses,  il  pare  souvent  les  coups  que  nous 
n'esquiverions  pas  et  il  secourt  fidèlement  de  ses 
Grâces  suffisantes  tous  les  justes,  tant  il  désire 
qu'ils  persévèrent.  C'est  pourquoi  saint  Augus- 
tin (2)  n'admet  pas  l'excuse  qui  consiste  à  dire  que 
l'on  n'a  pas  reçu  le  don  de  persévérance.  Car  on 
peut,  d'après  lui,  dire  à  l'homme  :  si  tu  l'avais 
voulu,   tu  aurais  persévéré  dans  le  bien  que  tu 


1.  D.  Bonav.  de perfect.  vitœ  c.  8. 

2.  De  corr.  et  grat.  c.  7. 


272  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

connaissais.  Puisque  Dieu  fait  aux  justes  un  pré- 
cepte de  la  persévérance,  et  comme  d'autre  part  il 
ne  leur  commande  jamais  rien  d'impossible,  il 
faut  en  conclure  que  les  Grâces  suffisantes  ne  leur 
manquent  pas  pour  persévérer  jusqu'à  la  fin,  et  que 
s'ils  veulent  en  faire  un  bon  usage,  la  persévérance 
ne  leur  est  pas  impossible.  En  réalité,  tous  ceux 
qui  sont  justifiés  peuvent  persévérer  et  reçoivent 
du  ciel  des  secours  suffisants  pour  se  maintenir 
dans  la  Grâce  et  ne  pas  la  perdre,  s'ils  veulent, 
bien  qu'il  soit  vrai  de  dire  d'autre  part  que  les 
prédestinés  seuls  et  les  élus  reçoivent  le  don  de 
persévérance  ;  mais  dans  ce  dernier  cas  il  s'agit 
de  la  persévérance  consommée,  c'est-à-dire  réalisée 
par  une  bonne  mort.  Cette  persévérance  leur 
appartient  si  bien  qu'ils  ne  peuvent  y  renoncer  ; 
il  n'est  pas  possible  en  effet  que  celui-là  n'ait  pas 
persévéré  qui  est  déjà  mort  saintement.  C'est 
dans  ce  sens  que  saint  Augustin  (i)  parle  de  la 
prédestination  des  Saints.  C'est  pourquoi  il  ne  se 
contredit  pas  quand,  d'une  part,  il  affirme  que  les 
prédestinés  reçoivent  le  don  de  persévérance 
finale  dans  lequel  est  comprise  une  sainte  mort, 
et  que,  d'autre  part,  il  soutient  qu'il  est  au  pouvoir 
de  tous  les  justes  de  persévérer;  car  il  n'y  en  a 
aucun  qui  ne  reçoive  quelque  don  qui  le  mette  en 
état  de  persévérer  et  qui  le  rende  inexcusable,  s'il 
finit  sa  vie  dans  le  péché.  Pourquoi,  sous  prétexte 
de  s'en  tenir  aux  paroles  de  ce  grand  Docteur,  ne 
faire  aucun  cas  de  sa  pensée  ?  A  quoi  bon  s'efforcer 
d'obscurcir  des  vérités  aussi  claires  que  le  jour  et 

I.  De  dono  persev.  1.  2.  c.  i  et  6. 


DE   LA   GRACE  27? 


qui  ont  été  admises  par  l'Eglise  en  tout  temps? 
Si  donc  j'ai  le  bonheur  d'être  en  grâce  avec 
Dieu,  je  persévérerai  jusqu'à  la  mort  et  j'emploie- 
rai dans  ce  but  toutes  sortes  de  moyens.  Je  ne  me 
contenterai  pas  de  la  première  faveur  de  Dieu 
m'inspirant  le  regret  de  mes  péchés,  je  voudrai  en 
recevoir  une  seconde  qui  m'excitera  à  faire  de 
dignes  fruits  de  pénitence,  me  préservera  de 
retourner  à  mon  vomissement  et  m'aidera  à  sur- 
monter toutes  mes  tentations.  O  noble  Rédemp- 
teur du  monde,  qui  mis  en  croix,  avez  persévéré 
dans  cet  état  jusqu'à  ce  que  tout  fût  consommé, 
vous  qui  n'avez  pas  acquiescé  au  désir  de  ceux  qui 
vous  sollicitaient  d'en  descendre,  donnez-nous 
aussi  un  assez  grand  courage  pour  ne  jamais 
cesser  d'accomplir  les  œuvres  de  votre  service. 
Imprimez  dans  mon  âme  une  juste  appréciation 
de  votre  Grâce,  afin  que  je  n'aie  dans  l'esprit,  que 
je  ne  désire  et  que  je  n'accomplisse  que  ce  que 
requiert  la  loi  de  votre  amour.  O  très  noble  Fils 
de  Dieu  !  vous  êtes  en  nous  le  principe  de  tout 
bien,  soyez-en  la  suite  par  la  continuation  de  vos 
secours,  soyez-en  la  fin  en  m'accordant  le  don 
inestimable  de  la  persévérance.  Achevez,  Seigneur, 
ce  que  vous  avez  commencé  en  nous.  Donnez-vous 
à  mon  âme  qui  vous  cherche,  vous  qui  vous  êtes 
donné  à  elle,  quand  elle  ne  vous  connaissait  pas. 
Recevez-la,  quand  elle  retournera  vers  vous,  vous 
qui  l'avez  appelée,  quand  elle  s'écartait_^de  vous. 
Visitez  souvent  mon  cœur  par  vos  lumières^et  vos 
inspirations.  Effacez  dans  ma  mémoire  toutes  ces 
images  et  toutes  ces  rêveries  qui  rendent  le  péché 
séduisant.  Faites,  Seigneur  très  bon,  que  je  res- 

Baii,  t.  IV.  18 


274  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

sente  votre  douceur  divine,  qui  ne  trompe  jamais 
personne,  afin  que  toutes  les  douceurs  terrestres 
se  changent  pour  moi  en  amertume  et  ne  réussis- 
sent jamais  à  me  séparer  de  vous,  qui  êtes  mon 
souverain  bien.  Faites,  ô  douceur  de  ma  vie,  que 
ne  les  ayant  pas  aimées,  j'apparaisse  corrigé  de 
tous  mes  vices  et  pur,  quand  vous  me  jugerez, 
afin  que  je  sois  digne  d'être  placé  par  vos  Anges  à 
votre  droite,  avec  tous  vos  Saints,  et  d'être  admis 
dans  le  royaume  où  sont  ceux  que  vous  avez  bénis, 
pour  vous  y  contempler  face  à  face,  vous  aimer 
et  louer  dans  tous  les  siècles  des  siècles.  Ainsi 
soit-il. 


DE    LA    GRACE  27^ 


XXIir  MÉDITATION 

CONFIRMATION  DE  CE  TRAITÉ 

PAR  LA 

BULLE  DU  PAPE  INNOCENT  X 

QUI  TRANCHE 

AU  SUJET  DE  LA  GRACE 

CINQ  DIFFICULTÉS   DÉBATTUES 

DANS  CES  DERNIERS  TEMPS 


SOMMAIRE 

Cinq  propositions  au  sujet  desquelles  de  vifs 
débats  s'étaient  élevés  dans  VEglise.  —  Con- 
damnation des  cinq  propositions  par  le  pape 
Innocent  X.  —  Importance  de  cette  condamna- 
tion. 

I 

CONSIDÉREZ  que  parmi  les  diverses  questions 
controversées  au  sujet  de  la  Grâce,  il  y  en 
a  eu  cinq,  à  notre  époque,  qui  ont  mis  le  trouble 
dans  l'Eglise,  en  France  et  autre  part. 

La  première  avait  pour  but  de  décider  si  la  pra* 
tique  des  commandements  de  Dieu  est  possible  à 
ceux  même  qui  sont  déjà  justifiés  ;  la  seconde,  si 
l'on  peut  résister  à  la  Grâce  intérieure  du  Saint- 
Esprit  ;  la  troisième,  si  la  liberté  requise  pour  le 


276  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

mérite  ou  le  démérite,  excluait  seulement  la  con- 
trainte, mais  était  compatible  avec  la  nécessité  qui 
met  la  volonté  dans  l'impossibilité  d'agir  autre- 
ment ;  la  quatrième,  si  l'erreur  des  semi-Péla- 
giens  consistait  à  admettre  une  Grâce  à  laquelle  la 
volonté  humaine  peut  obéir  ou  résister  ;  la  cin- 
quième enfin,  si  Jésus-Christ  est  mort  pour  tous 
les  hommes  sans  exception,  ou  bien  si  c'est  une 
hérésie  de  dire  qu'il  est  mort  pour  tous  les  hom- 
mes. 

Au  sujet  de  ces  cinq  questions,  plusieurs  commen- 
çaient à  admettre  l'erreur  ;  ils  défendaient  cinq 
propositions  condamnables  en  croyant  suivre  la 
doctrine  de  saint  Augustin,  et  les  soutenaient  avec 
une  ardeur  si  passionnée  qu'ils  en  étaient  venus  à 
traiter  de  Semi-Pélagiens  et  d'hérétiques,  ceux  qui 
n'étaient  pas  de  leur  avis.  Les  erreurs  qu'ils  for- 
mulaient dans  ces  cinq  propositions  étaient  comme 
cinq  plaies  dangereuses  sur  le  corps  de  l'Eglise 
qui  en  aurait  beaucoup  souffert,  si  on  n'y  eût 
apporté  un  prompt  remède.  Aussi  plus  de  quatre- 
vingts  prélats  français  supplièrent  le  pape  Inno- 
cent X  de  vouloir  bien  déterminer  nettement  ce 
qu'il  fallait  croire  sur  ces  diverses  questions,  afin 
qu'un  terme  fut  mis  à  ces  débats  et  qu'on  arrêtât 
les  progrès  de  cette  hérésie  qui  s'avançait  comme 
un  torrent  et  qui  gagnait  de  nombreux  esprits. 
Innocent  IV  ayant  sur  les  bras  cinq  grandes  affai- 
res qui  de  son  temps  agitaient  l'Eglise,  laissa 
éclater  sa  douleur  dans  le  Concile  général  de 
Lyon;  il  prit  pour  thème  de  son  discours  ces  paro- 
les :  «  O  vous  tous  qui  passe^,  soye:^  attentifs  et 
«  voyeT^  s  il  y  a  une  douleur  comparable  à  la 


DE   LA   GRACE  277 


«  mienne.  »  (Lament.  i.)  Puis  il  compara  dans  la 
suite  du  discours  ces  cinq  graves  affaires  aux  cinq 
plaies  du  crucifix,  toucha  tous  les  coeurs  et  les 
excita  à  penser  sérieusement  au  remède  à  appli- 
quer. A  son  exemple,  le  pape  Innocent  X  pouvait 
considérer  les  erreurs  que  l'on  soutenait  sur  ces 
cinq  questions  comme  autant  de  plaies  très  graves 
sur  le  corps  de  l'Eglise.  Aussi,  lui  qui  est  le  Chef 
visible  de  l'Eglise,  a-t-il  dû  ressentir  une  profonde 
douleur,  quand  il  a  vu  ces  doctrines  défendues 
non  pas  par  des  hommes  de  basse  condition,  mais 
par  plusieurs  de  ceux  qui  devaient  être  le  sel  de  la 
terre  et  la  lumière  du  monde  (i)  et  qui  voulaient 
faire  passer  leur  erreurs  pour  des  vérités  fonda- 

I.  Les  auteurs  et  les  partisans  de  cette  doctrine 
étaient  en  effet  tout  d'abord  Cornélius  Jansénius  qui 
sur  la  recommandation  de  son  protecteur  l'archevêque 
de  Malines,  Jacques  Boonen,  fut  nommé  professeur 
d'Ecriture  Sainte  à  l'Université  de  Louvain,  qui  plus 
tard  fut  appelé  à  l'évêché  d'Ypres,  en  Hollande,  et 
dont  VAugîisUnns,  le  livre  fameux  dans  lequel  était 
mise  au  jour  la  grande  erreur,  était  revêtu  de  l'approba- 
tion des  autorités  ecclésiastiques.  L'ami  intime  de  Jan- 
sénius et  celui  qui  partage  avec  lui  la  paternité  de  la 
même  erreur,  fut  Jean  du  Verger  de  Hauranne,  abbé  de 
Saint-Cyran.  Beaucoup  de  savants  et  d'hommes  pieux  se 
sentaient  attirés  par  l'austérité  de  ces  deux  chefs  du 
Jansénisme,  notamment  Florent  Courius,  évêque  de 
Tuam,  en  Irlande,  et  le  P.  de  Condren,  général  des 
Oratoriens,  en  France.  Dans  l'épiscopat,  le  Jansénisme 
avait  recruté  quatre  partisans,  Mgr  Pavillon,  évêque 
d'Alet,  de  Buzenval,  évêque  d'Amiens,  Arnauld,  évê- 
que d'Angers  et  Caulet,  archevêque  de  Paris. 


278  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

mentales  de  la  religion,  alors  qu'elles  ne  tendaient 
à  autre  chose  qu'à  la  détruire.  En  effet,  dès  que  les 
Souverains  Pontifes  (i),  ses  prédécesseurs,  ont  eu' 
découvert  les  germes  de  ces  erreurs  dans  les  pro- 
positions du  docteur  Michel  Baïus,  ils  ont  montré 
en  les  condamnant  le  grand  déplaisir  qu'ils-éprou- 
vaient  à  voir  des  hommes  qui  sous  tous  les  autres 
rapports  étaient  des  gens  de  probité  et  de  doc- 
trine, s'oublier  jusqu'à  soutenir  de  vive  voix  et 
par  écrit  des  opinions  pleines  de  danger  et  de 
scandale.  Quelle  douleur  n'aura  donc  pas  ressen- 
tie le  Chef  de  l'Eglise  aujourd'hui  régnant,  en 
voyant  cette  Eglise  affligée  dans  plusieurs  de  ses 
membres  de  ces  plaies  funestes  qui  consistent 
dans  de  très  dangereuses  erreurs  et  qui  faisaient 
toujours  des  progrès  chez  les  esprits  trop  crédules. 
Etonnons-nous  en  songeant  à  l'inconstance  et  à 
la  légèreté  des  esprits  humains  qui,  après  avoir  été 
nourris  des  principes  de  la  saine  Théologie,  chan- 
gent d'opinion  si  facilement,  au  péril  de  leur 
salut.  Imprimez  bien  profondément  dans  votre 
esprit  ce  que  dit  saint  Paul  :  «  Pour  vous ^  vous 
«  demeure^  fermes  dans  votre  foi  ;  mais  prenc^ 
«  garde  de  ne  pas  vous  élever^  et  tene^^-vous  dans 
«  la  crainte.  »  (Rom.  11.)  O  déplorable  perver- 
sion des  esprits  !  Ceux  qui  ont  la  mission  de 
défendre  l'Eglise,  quand  ils  ont  rencontré  quelque 
argument  ou  quelque  passage  d'un  Père  qu'ils  ont 
de  la  peine  à  expliquer,  au  lieu  de  recourir  à  la 
prière  et  à  l'étude   pour  trouver  la  solution  de  la 

I.  Plus  V,  Gregor.  XIII  et   Urb.  VIII  in  Bul.  cont. 
Baiutn^ 


DE    LA    GRACE 


279 


difficulté,  se  rendent  lâchement  comme  des  soldat^"^ 
sans  courage  à  la  première  vue  de  l'ennemi.  Et 
puis,  pour  ne  pas  paraître  s'être  mépris,  ils  s'effor- 
cent de  toutes  manières  de  pervertir  les  âmes  en 
les  jetant  .dans  Terreur.  Comme  il  vaudrait  mieux 
qu'ils -n'eussent  jamais  eu  aucune  science,  que  de 
l'avoir  acquise  pour  en  faire  un  si  mauvais  usage  ! 
Ainsi,  dans  toutes  sortes  de  conditions,  le  démon 
tend  des  pièges  pour  attirer  les  hommes  en  enfer 
sous  n'importe  quel  prétexte.  Demandez  donc  à 
Dieu  que  ceux  qui  étudient  la  plus  sublime  des 
sciences  ne  laissent  pas  leurs  esprits  s'évanouir 
dans  ces  profondes  questions  et  qu'ils  ne  s'écar- 
tent jamais  de  la  règle  de  la  foi  (1).  O  Dieu  éternel, 
ayez  pitié  de  nous  ! 

I .  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  penser,  en  lisant 
ces  lignes,  que  cette  prière  pour  ceux  «  qui  ont  la  mission 
«  de  défendre  l'Eglise  »  et  «  qui  étudient  la  plus  sublime 
«  des  sciences  »  n'a  rien  perdu  aujourd'hui  de  son  oppor- 
tunité. Prions  pour  eux  quand  nous  les  voyons  avec 
une  infinie  tristesse  se  réclamer  de  l'autonomie  de 
l'exégèse  critique  pour  saper  par  la  base  tous  les 
grands  faits  historiques  sur  lesquels  repose  le  chris- 
tianisme, l'authenticité  des  Evangiles  et  leur  histori- 
cité, l'institution  des  sacrements,  l'institution  de  l'Eglise, 
la  résurrection  du  Sauveur  du  monde,  et  jusqu'à  la  pres- 
cience de  son  divin  Fondateur,  rabaissé  par  là  même 
à  la  mesure  d'un  homme,  —  quoiqu'ils  ajoutent,  par  une 
heureuse  mais  inadmissible  inconséquence,  que  tout  ce 
qu'ils  révoquent  en  doute  au  nom  de  la  science,  ils 
l'acceptent  néanmoins  au  nom  de  la  foi. 


28o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

II 

Considérez  le  jugement  que  le  Souverain  Pon- 
tife Innocent  X  a  porté  sur  ces  cinq  propositions, 
dans  le  but  de  guérir  les  plaies  de  l'Eglise  dont 
Dieu  lui  a  confié  la  garde.  Voici  quelle  était  la 
première  proposition  :  «  L'observation  de  certains 
«  commandements  de  Dieu  est  impossible  aux 
«  hommes  justes  selon  les  forces  qu'ils  ont  dans 
«  Vétat  actuel,  alors  même  qu'ils  voudraient 
«  et  s'efforceraient  de  les  garder  ;  de  plus^  la 
«  grâce  qui  seule  pourrait  les  leur  rendre  possi- 
«  blés,  leur  fait  défaut.  »  Nous  déclarons,  dit  le 
Souverain  Pontife,  cette  proposition  téméraire, 
impie,  blasphématoire,  digne  d'anathème  et  héré- 
tique et  nous  la  condamnons  comme  telle. 

La  seconde  proposition  était  formulée  ainsi  : 
«  Dans  Vétat  de  nature  corrompue  on  ne  résiste 
«  jamais  à  la  grâce  intérieure.  »  Nous  déclarons, 
dit  le  Souverain  Pontife,  cette  proposition  héré- 
tique et  nous  la  condamnons  comme  telle. 

Voici  la  troisième  :  «  Pour  mériter  ou  déméri- 
«  ter  dans  Vétat  de  nature  déchue.,  il  n'est  pas 
«  nécessaire  d'avoir  la  liberté  qui  consiste  à  être 
«  exempt  de  nécessité.,  mais  là  liberté  qui  con- 
«  sisie  à  ne  subir  aucune  contrainte,  suffit  (i).  » 

I.  Calvin  et  Luther  avaient  déjà  nié  d'une  manière 
absolue  la  survivance  de  la  liberté  humaine  après  le 
péché  originel.  Condamnés  par  le  Concile  de  Trente, 
(sess.  6,  can.  5)  ils  imaginèrent  une  distinction  :  la 
liberté  humaine  subsistait  bien  encore,  mais  elle  consis- 
tait uniquement  en  ce  que  la  volonté  ne  pouvait  être 
soumise   à   aucune   contrainte  ou  à    aucune    violence 


DE    LA    GRACE 


281 


Nous  déclarons  cette  proposition  hérétique  et  nous 
la  condamnons  comme  telle. 

Voici  la  quatrième  :  «  Les  Semi-Pélagiens 
«  admettaient  la  nécessité  de  la  Grâce  inté- 
«  rieure  pour  chaque  acte^  et  même  pour  le 
«  commencement  de  la  foi;  leur  hérésie  con- 
«  sistait  en  ce  qu'ils  soutenaient  que  cette 
«  grâce    était    telle    que    la    volonté  humaine 

extérieure.  «  5'ï,  dit  Calvin  (lib.  2,  cont.  Pighium)  on 
«  entend  par  liberté  que  la  volonté  est  à  l'abri  de  toute 
«  coaction,  qxi'elle  ne  peut  être  entraînée  à  vouloir  malgré 
«  elle  par  une  violence  venue  du  dehors,  mais  qiCelle  agit 
«  spontanément^  nous  sommes  d'accord.  »  Ainsi  conçue 
la  liberté  n'était  encore  qu'une  «  étiqtiette  à  laquelle  ne 
«  correspond  aucune  réalité  »,  comme  l'avait  dit  tout 
d'abord  Luther  (Assert,  art.  j,(i.)  Baïus  adopta  la  même 
définition,  que  Jansénius  fît  sienne  à  son  tour,  puis  l'un 
et  l'autre  déclarèrent  qu'une  telle  liberté  suffisait  pour 
mériter  la  vie  éternelle.  —  La  hberté  physique  com- 
prend ces  deux  libertés,  elle  n'existe  qu'à  la  condition 
que  la  volonté  soit  affranchie,  d'abord  de  la  coaction 
qui  consiste  dans  une  violence  provenant  d'une  cause 
extérieure  qui  agit  contre  l'inclination  de  la  volonté,  et 
secondement,  de  toute  nécessité  intérieure,  c'est-à-dire 
de  tout  principe  intérieur  qui  déterminerait  la  volonté  à 
vouloir  telle  chose.  Toutefois,  c'est  dans  cette  indéter- 
mination intérieure  que  réside  proprement  la  liberté  ;" 
sa  notion  essentielle  consiste  à  être  une  indifférence 
active,  c'est-à-dire  capable  de  se  déterminer  elle-même 
à  agir  ou  à  ne  pas  agir,  à  produire  tel  acte  ou  tel  autre. 
C'est  ce  qu'enseigne  l'Eglise,  quand  elle  déclare  que 
la  volonté  «  peut,  si  elle  veut,  refuser  son  consente- 
ment. »  (Conc.  de  Trente,  sess.  6,  can.  4),  et  ce  qu'en- 
seigne aussi  la  raison,  car  si  la  liberté  n'était  qu'une 


282  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

«  pouvait    soit    lui  résister,   soit  lui   obéir.    » 

Nous    déclarons    cette    proposition  fausse   (1)  et 

indiflférence  passive,  en  quoi  se  distinguerait-elle  de 
toutes  les  autres  facultés  ?  N'est-elle  pas  essentiellement 
la  faculté  de  choisir?  N'est-ce  pas  à  cause  d'elle  que 
nous  nous  considérons  comme  les  maîtres  de  nos 
actes  ?  La  contrainte  qui  s'exerce  extérieurement  peut 
bien  nuire  à  la  liberté  des  actes  que  la  volonté  com- 
mande aux  puissances  inférieures,  mais  jamais  et  dans 
aucun  cas  elle  ne  peut  ni  atteindre  la  liberté  des  actes 
immanents  de  la  volonté,  ni  par  suite  lui  nuire. 

I.  Elle  est  fausse  en  effet  historiquement,  en  même 
temps  qu'elle  l'est  théologiquement.  Il  suffit  pour  s'en 
convaincre  de  lire  les  canons  3,  4,  5,  6  et  7  du  IP  Con- 
cile d'Orange  tenu  en  529,  et  qui  condamnent  l'hérésie 
semi-pélagienne.  Le  témoignage  de  saint  Augustin 
n'est  pas  moins  formel  quand  il  reprend  Julien  qui  le 
premier  répandit  cette  doctrine,  pour  avoir  affirmé  que 
«  Vhomme  commence  seul  sans  la  grâce  ce  que  la  grâce 
«  achève.  »  (contra  Julian.  lib.  4,  cap.  3.)«  Celui-là  nest 
«  pas  partisan  de  Célestius  et  de  Pelage,  comme  toi  et 
«  d'autres  vous  le  prétende^,  dit-il  en  s'adressant  au 
«  vaèvaQ  ]\A\ew,  qui  admettent  que  les  hommes  jouissent 
«  du  libre  arbitre  ou  que  Dieu  est  le  créateur  de  tous  ceux 
«  qui  naissent,  car  toîit  cela  c'est  l'enseignement  catholi- 
«  que,  mais  si  quelqu'un  soutient  que  le  libre  arbitre 
«  suffit  à  Vhomme  sans  le  secours  de  Dieu  potir  servir 
«  Dieu  en  toute  justice,  c'est  celui-là  qui  mérite  d'être 
«  appelé  partisan  de  Célestius  et  de  Pelage  »  (lib.  2,  de 
NUPT.  ET  coNcup.  cap.  3.)  11  faut  distinguer  soigneuse- 
ment deux  choses  dans  cette  controverse  :  d'une  part 
le  commencement  de  la  foi  qui  comprend  deux  actes^  un 
acte  de  l'intelligence  qui  juge  qu'il  faut  croire,  après 
avoir  pesé  les  raisons  de  croire,  et  un  acte  dç  la  volonté 


DE    LA    GRACE  283 


hérétique  et  nous  la  condamnons  comme  telle  (i). 
Voici  la  cinquième  :  «  Oest  être  Semi-Pélagien 

qui  commande  à  rintelligence  de  croire  formellement, 
et  d'autre  part  la  foi  formelle  qui  consiste  à  adhérer  aux 
vérités  révélées  à  cause  de  l'autorité  de  Dieu  révéla- 
teur. Les  Semi-pélagiens  ont  compté  la  foi  formelle  au 
nombre  des  œuvres  pour  lesquelles  la  grâce  était  néces- 
saire. Pour  ce  qui  regarde  le  commencement  de  la  foi, 
les  Pélagiens  et  les  Semi-pélagiens  ont  encore  admis  la 
nécessité  de  la  Grâce  d'illumination  pour  l'acte  de  l'in- 
telligence, mais  ils  ont  opiniâtrement  nié  la  nécessité 
de  la  Grâce  dite  dJ inspiration  pour  l'acte  de  la  volonté. 
Ils  ont  fait  honneur  à  la  seule  nature  de  ce  que  l'Eglise 
appelle  piiis  credulitatis  affectus.  Il  y  a  lieu  de  s'étonner, 
dit  Perrone  (n.  69,  not.)  qu^après  la  condamnation  de 
la  iv^  proposition  de  Jansénius  comme  fausse^  il  se 
trouve  encore  des  Théologiens  catholiques  pour  soute- 
nir d'accord  avec  les  Jansénistes  que  les  Semi-pélagiens 
ont  admis  la  nécessité  de  la  Grâce  pour  le  commence- 
ment de  la  foi. 

I.  <{.  La  Grâce,  dit  Jansénius  dans  son  Augustinus, 
«  agit  avec  une  puissance  irrésistible,  elle  est  toujours 
«  victorieuse.  Elle  détruit  la  volonté  arbitraire,  la  liberté 
«  apparente,  née  après  la  chute  originelle,  mais  non  la 
«  vraie  liberté  ;  car  elle  est  elle-même  la  liberté,  V oppose 
«  de  toute  contrainte  extérieure.  Quand  V Ecriture  parle 
«  d' une  grâce  qui  est  inefficace,  ce  n'est  pas  la  grâce  suffi- 
f{.  santé  de  Fécole,  gratia  sufficiens,  mais  une  sorte  de 
«  grâce  moindre,  une  excitation  à  la  grâce,  un  léger  sont- 
«  fie  de  grâce,  gratiœ  lenis  afflatus,  qui  produit  une 
«  velléité  encore  faible  pour  le  bien,  velleitas.  »(DeGrat. 
Ch.  Salv.)  —  «  La  délectation  victorieuse  que  saint 
«  Augustin  appelle  grâce  efficace  est  relative  ;  elle  est 
«  plus  forte  que  la  délectation  de  la  concupiscence  ;  si  au 


284  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

«  que  de  dire  que  Jésus-Christ  est  mort  ou  a 
«  versé  son  sang  pour  tous  les  hommes  sans 
«  exception.  »  Nous  la  déclarons  fausse,  témé- 
raire, scandaleuse  ;  et  si  on  l'entend  en  ce  sens 
que  «  Jésus-Christ  est  mort  seulement  pour  le 
«  salut  des  prédestinés  »,  nous  la  déclarons  impie, 
blasphématoire,  injurieuse  à  Dieu,  dérogeant  à  sa 
bonté,  hérétique  enfin  et  nous  la  condamnons 
comme  telle. 

Telles  sont  les  décisions  du  Vicaire  de  Jésus- 
Christ,  de  celui  qu'il  a  établi  dans  son  Eglise 
pour  trancher  toutes  les  questions  doctrinales  et 
y  conserver  l'unité  de  foi  en  même  temps  que 
l'union   des    esprits.    Il    n'a   porté    ce    jugement 

«  contraire  c'est  cette  dernière  qui  est  plus  forte,  Vâme 
«  s'immobilise  dans  d'inefficaces  désirs.  »  {Ibidem,  de  gr. 
1.  8,  c.  2)  —  Jansénius  admettait  donc  une  double 
Grâce  :  une  Grâce  qu'il  appelait  victorieuse,  parce 
qu'elle  triomphait  nécessairement  de  la  concupiscence 
qui  était  plus  faible  qu'elle  ;  et  une  seconde  Grâce,  qui 
consiste  dans  une  certaine  velléité  ou  un  certain  désir 
de  bien  faire  inefficace,  que  Dieu  inspire  expressément 
avec  l'intention  qu'il  demeure  inefficace.  Les  Jansénis- 
tes appellent  cette  Grâce  la  Grâce  suffisante  et  ils  décla- 
rent qu'elle  donne  à  l'âme  le  pouvoir  plein  et  parfait  de 
faire  l'action  salutaire  ;  mais,  —  et  c'est  ici  qu'est  le 
venin,  —  cette  Grâce  n'est  suffisante  qu'en  soi,  abstrac- 
tion faite  des  dispositions  actuelles  du  sujet  et  des  cir- 
constances dans  lesquelles  il  se  trouve.  Nous  avons 
donc  dans  ce  système  :  d'une  part  une  Grâce  efficace, 
au  point  de  détruire  la  liberté,  et  de  l'autre  une  Grâce 
suffisante  qui  en  fait  et  dans  la  pratique  est  d'une  insuf- 
fisance>bsolue. 


DE   LA   GRACE  285 


qu'après  un  long  et  pénible  examen  des  proposi- 
tions, fait  en  plusieurs  conférences  par  des  cardi- 
naux et  de  savants  Théologiens  réunis  par  son 
ordre  pour  les  discuter,  après  avoir  consulté  les 
plus  fameuses  facultés  de  Théologie,  après  avoir 
convoqué  à  Rome  tous  ceux  qui  auraient  quelque 
chose  à  dire  sur  ces  matières  et  qui  voudraient 
être  entendus,  après  avoir  prescrit  beaucoup 
de  prières  soit  privées,  soit  publiques,  afin  de 
demander  à  Dieu  les  lumières  nécessaires  pour 
porter  ces  décrets  conformément  à  la  foi  catho- 
lique (i).  Enfin  le  pape  a  prononcé  la  sentence 
dans  la  plénitude  de  son  pouvoir  et  de  son  auto- 
rité, avec  défense  faite  à  toutes  sortes  de  person- 
nes de  croire,  d'enseigner  ou  de  prêcher  une  autre 
doctrine,  sous  les  peines  décernées  par  les  lois 
ecclésiastiques  contre  les  hérétiques. 

Cette  constitution  a  été  ensuite  publiée  dans 

I.  Toutes  ces  précautions  et  tous  ces  efforts  faits  par 
l'Eglise  ou  par  le  Pontife  romain  pour  découvrir  la 
vérité  s'accordent  parfaitement  avec  le  privilège  de 
rinfaillibité.  C'est  l'assistance  divine  qui  est  promise  à 
l'Eglise  et  au  Pape,  c'est-à-dire  la  simple  préservation 
de  l'erreur,  et  par  suite  l'Esprit-Saint  ne  substitue  nulle- 
ment son  action  à  celle  de  l'Eglise  ou  du  Pontife.  Il 
convient  donc  que  l'Eglise  emploie  les  moyens  d'infor- 
mation et  d^étude  qui  sont  propres  à  l'intelligence 
humaine,  sauf  à  être  surnaturellement  secourue  pour 
être  préservée  de  l'erreur. .Certes,  l'Eglise  ne  peut  pas 
prétendre  dans  le  cours  de  son  existence  à  une  assis- 
tance plus  efficace  que  celle  qui  fut  accordée  aux 
Apôtres.  Or,  c'est  après  une  longue  discussion  à  laquelle 
prirent  part  les  Apôtres  et  les  prêtres  (Act.  XV,  6,  7), 


286  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

tous  les  diocèses  de  France,  à  la  grande  joie  de 
tous  les  catholiques  qui  étaient  restés  inébran- 
lables dans  l'ancienne  foi  de  l'Eglise,  et  au  grand 
regret  de  ceux  qui  s'étaient  laissé  surprendre  par 
de  telles  erreurs.  On  constate  même  que  la  plu- 
part des  réfractaires  cèdent  tous  les  jours  à  l'auto- 
rité du  pape  et  avouent  qu'ils  se  sont  trompés  en 
croyant  et  en  soutenant  ces  propositions  si  con- 
damnables. 

De  plus,  ces  censures  dont  la  proclamation  avait 
été  empêchée  par  des  troubles  et  des  clameurs 
dans  la  faculté  de  Théologie  de  Paris,  viennent 
d'y  être  approuvées  par  l'unanimité  des  Docteurs 
dans  une  assemblée  qui  a  été  tenue  quatre  ans 
après,  à  pareil  jour. 

Admirez  dans  cette  Constitution  et  dans  ces 
décisions  si  nettes  la  force  de  la  vérité  ;  si  quel- 
quefois elle  est  obscurcie  par  les  nuages  de  l'er- 
reur, elle  finit  toujours  par  briller  comme  un  beau 

que  saint  Pierre  porta  la  sentence  au  Concile  de  Jéru- 
salem. Mais  il  importe  souverainement  d'observer  que 
si  c^est  un  devoir  pour  le  Souverain  Pontife  et  pour  les 
évêques  réunis  en  Concile  de  faire  tous  leurs  efforts 
avant  la  définition  en  vue  de  dégager  la  vérité,  néan- 
moins Tinfaillibilité  de  la  sentence  n'est  nullement  le 
résultat  de  ces  efforts,  car  elle  est  due  et  est  accordée 
à  l'Eglise  en  vertu  d'une  promesse  divine.  «  L'étude  et 
«  les  recherches  sont  nécessaires  de  la  part  du  Souverain 
«  Pontife,  non  pas  absolument  pour  lui  permettre  de 
«  définir  un  point  de  doctrine  et  d'user  de  son  autorite 
«  infaillible  ;  mais  pour  qu'il  en  use  d'une  manière  juste 
«  et  légitime  (c'est-à-dire  sans  péché).  »  (Valent,  t.  3.  d. 
I.  q.  I.  p.  7). 


DE    LA    GRACE  287 


soleil  et  par  dissiper  tous  les  nuages  qui  la  voi- 
laient. Et  puisque  le  Souverain  Pontife  a  eu  en 
horreur  ces  cinq  propositions,  qu'il  a  voulu  leur 
enlever  tout  crédit  par  des  censures  si  graves, 
détestons  nous  aussi  cette  doctrine  hérétique, 
sous  quelque  beau  prétexte  qu'on  essaie  de 
nous  la  persuader.  Si  vous  aviez  eu  quelque 
doute  sur  ces  questions,  ou  si  vous  aviez  ajouté 
foi  ou  même  applaudi  à  cette  détestable  doctrine, 
après  avoir  entendu  la  voix  du  Pasteur  suprême, 
humiliez-vous,  soumettez  votre  jugement  à  la  foi  ; 
car  si  c'est  chose  humaine  de  pécher,  c'est  une 
chose  diabolique  que  de  s'obstiner  et  de  persévérer 
dans  l'erreur.  Il  suffirait,  pour  vous  damner,  de 
continuer  à  admettre  ces  maximes  hérétiques, 
puisque  «  sans  la  foi  il  est  impossible  de  plaire  à 
«  Dieu.  »  (Héb.  ii).  Qu'est-ce  qui  a  fait  douter 
du  salut  de  Tertullien  et  d'autres  grands  hommes, 
si  ce  n'est  de  s'être  ralliés  à  un  parti  qui  s'était 
formé  à  l'époque  oii  ils  vivaient,  bien  que  Tertul- 
lien eût  pour  agir  ainsi  le  prétexte  d'une  pénitence 
plus  rigoureuse  et  d'une  vie  plus  austère  ?  Dites 
donc  du  fond  du  cœur  :  je  suis  enfant  de  l'Eglise,  je 
veux  mourir  dans  son  obéissance  et  dans  la  ferme 
adhésion  à  la  Chaire  de  saint  Pierre,  dont  je  ne 
me  séparerai  jamais.  Dites  avec  saint  Jérôme  (i) 
écrivant  au  pape  saint  Damase  :  Je  suis  en  com- 
munion avec  votre  Béatitude,  c'est-à-dire  avec  la 
Chaire  de  saint  Pierre.  Je  sais  que  l'Eglise  .est 
bâtie  sur  cette  pierre.  Quiconque  mange  l'Agneau 
hors  de  cette  maison,  est  un  profane.  Si  quelqu'un 


I.  Epist.  ad  Damasutn. 


288  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

est   hors  de   l'arche   de    Noé,    il   périra   dans   le 
déluge  (i). 

I.  L'auteur  aurait  pu  déjà  de  son  temps  nous  donner 
une  méditation  sur  l'infaillibité  du  Pape.  Ce  que  nous 
venons  de  lire  au  sujet  de  la  condamnation  du  Jansé- 
nisme n'aurait  pas  de  sens,  si  l'auteur  refusait  au  Chef 
suprême  de  l'Eglise  cette  prérogative.  Il  lui  aurait  suffi 
pour  composer  cette  méditation  d'ajouter  aux  citations 
de  l'Ecriture  et  des  SS.  Pères,  celles  non  moins  expli- 
cites de  ses  auteurs  préférés  :  de  saint  Thomas  d'abord 
qui  fait  le  fond  de  la  Théologie  affective.  Voici  comment 
s'exprime  le  Docteur  angélique  (II.  IL  q.  i.  a  lo)  :  «  Il 
«  faut  dire  qu'une  rédaction  nouvelle  du  Sj'nibole  est 
«  rendue  nécessaire  par  l'apparition  de  nouvelles  erreurs. 
«  En  effet,  il  appartient  de  donner  comme  une  nouvelle 
«  forme  au  Symbole  à  celui  à  qui  il  appartient,  en  vertu 
«  de  son  autorité,  de  déterminer  souverainement  les  articles 
«  de  foi  et  d'ordonner  aux  fidèles  de  les  croire  d'une  foi 
«  inviolable.  Or  c'est  au  Souverain  Pontife  qu'est  dévolue 
«  une  telle  autorité...  En  voici  la  raison  :  c'est  que 
«  l'Eglise  doit  avoir  l'unité  de  foi,  comme  le  dit  l'Apôtre 
«  (I  Cor.  2)...  Or  cette  unité  de  foi  serait  impossible,  si 
«  lorsqu'une  question  touchant  à  la  foi  est  soulevée,  celui 
«  qui  gouverne  l'Eglise  universelle  n'avait  pas  le  droit  de 
«  la  trancher  de  manière  à  ce  que  toute  l'Eglise  soit 
«  obligée  d'adhérer  fermement  à  sa  sentence.  »  (Cf.  ibid. 
resp.  ad.  2.  ;  q.  11.  a.  2.  ad.  9  ;  de  pot.  q.  10,  a.  4. 
ad.  13)  ;  dans  ce  dernier  passage,  il  conclut  que  pour 
définir  les  matières  de  foi,  il  n'est  nullement  nécessaire 
de  réunir  un  Concile.  L'auteur  aurait  pu  citer  aussi 
Albert  le  Grand  et  saint  Bonaventure  (ap.  Andr.  Duvall. 
de  supr.  rom.  Pont,  potest.  p.  IL  q.  i).  Il  aurait  pu  y 
joindre  les  témoignages  si  formels  de  ses  plus  illustres 
contemporains  qu'il  se  plaît  à  citer,  de  Bellarmin  qui 
s'exprime   ainsi  (de  rom.  pont.  1,  4,  c.  2)  au  sujet  de 


DE   LA   GRACE  289 


III 

Considérez  combien  il  était  souverainement 
important  que  le  Pontife  suprême  portât  un  juge- 
ment sur  ces  cinq  propositions. 

D'abord,  ceux  qui  les  défendaient  s'apprêtaient 
à  faire  revivre  les  opinions  que  Luther  et  Calvin 
avaient  tâché  d'introduire  dans  l'Eglise  contre  la 
Grâce  suffisante,  la  liberté  et  le  dogme  de  la  mort 

l'opinion  qui  nie  l'infaillibilité  du  Pape  :  «  Nous  n'osons 
«  pas  affirmer  que  cette  opinion  soit  pormellement  hére- 
«  tique ^  parce  que  ceux  qui  la  soutiennent  nont  pas  été 
«  condamnés  par  V Eglise^  ni  leurs  ouvrages  n  ont  jamais 
«  été  prohibés;  mais  elle  nous  parait  si  évidemment 
«  fausse^  que  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  V Eglise  la  condamne 
«  comme  hérétique  7>  ;  de  Suarez  (de  fide,  disp.  5.  sect. 
8.  n.  4):  «  C'est  une  vérité  appartenant  à  la  foi  catholique 
«  que  le  Souverain  Pontife  est  une  règle  de  foi  infaillible^ 
«  quand  définissant  un  point  de  doctrine  ex  cathedra^ 
«  //  le  propose  en  vertu  de  son  autorité  à  l'Eglise  univer- 
«  selle  en  lui  faisant  un  devoir  de  le  croire  de  foi  divine. 
«  C'est  là  ce  qu'enseignent  tous  les  docteurs  catholiques 
«  contemporains  ;  pour  moi,  f  estime  que  c'est  une  vérité 
«  certaine  et  de  foi  »  ;  de  saint  François  de  Sales, 
aujourd'hui  Docteur  de  l'Eglise  (des  controverses  de  la 
FOI,  ch.  10)  :  «  L'Eglise  a  toujours  besoin  d'un  confirma- 
it, leur  infaillible  auquel  on  puisse  s'adresser,  d'un  fonde- 
«  ment  que  les  portes  de  V enfer  et  principalement  l'erreur 
«  ne  puissent  renverser,  et  que  son  pasteur  ne  puisse 
«  conduire  à  Terreur  ses  enfants.  Les  successeurs  donc  de 
«  saint  Pierre  ont  tous  ces  mîmes  privilèges,  qui  ne 
«  suivent  pas  la  personne,  mais  la  dignité  et  la  charge 
«  publique.  » 

Voici  en  deux  mots  ce  qu'a  pensé  sur  ce  sujet  l'Eglise 
Gallicane  :  Avant  le  Concile  de  Constance  (1415)  aucun 
Bail,  t.  it,  19 


290        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

de  Jésus-Christ  pour  tous  les  hommes.  Ils  appor- 
taient un  nouveau  secours  à  ces  hérésies  déjà 
condamnées  (i),  ils  les  faisaisnt  renaître,  confir- 
maient les  hérétiques  dans  leurs  erreurs  et  per- 
vertissaient les  esprits  d'un  grand  nombre  de 
Religieux  et  de  Religieuses,  à  qui  on  tâchait  d'ino- 
culer par  mille  artifices  et  jusqu'au  fond  des  cloî- 
tres le  poison  de  ces  erreurs.  Si  bien  que  dans  les 
maisons  où  les  Supérieurs  ou  les  Supérieures  ont 
eu  moins  de  vigilance  pour  en  préserver  leurs 
sujets,  ce  mal  s'est  introduit,  et  on  a  vu  des  âmes 
consacrées  à  Dieu,  partir  de  ce  monde  infectées 
de  ces  erreurs  ;  elles  ont  comparu  au  tribunal  de 

Théologien  n'a  nié  que  le  Pape  parlant  ex  cathedra  fût 
infaillible.  (Voyez  And.  Duval,  doyen  de  la  Faculté  de 
Paris  ;  apud  Zaccar.  Antifehr.  p.  1.  diss.  i.  c.  10.  n.  8  ; 
et  le  card.  d'Aguirre,  Déf.  de  la  ch.  de  Pierre^  disp.  7, 
sect.  2.  n.  12)  :  Cette  opinion  lausse,  et  aujourd'hui 
hérétique,  ne  se  fit  jour  qu'à  l'époque  du  Concile  de 
Constance  (141 5)  et  dans  l'Assemblée  générale  du 
Clergé  en  1682  \  elle  n'eut  jamais  le  suffrage  que  d'un 
petit  nombre  de  Théologiens,  de  telle  sorte  qu'il  est 
vrai  de  dire  que  la  véritable  et  traditionnelle  opinion 
de  l'Eglise  de  France  a  été  celle  de  l'infaillibité  du 
Pape.  (Cf.  Cercia,  de  rom.  pont.  vol.  2.  p.  320-330). 

I.  Le  pape  Léon  X  avait  condamné,  par  la  bulle 
«  Exsurge  Dotnine  y>  du  16  mai  1520,  sous  le  numéro  ^6, 
l'erreur  de  Luther  qui  consiste  à  nier  le  libre  arbitre. 
Le  Concile  de  Trente  avait  condamné  aussi  ces  trois 
erreurs  de  Luther  touchant  la  Grâce  suffisante  (sess.  6, 
ch.  5  et  II  et  can.  4);  la  liberté  (sess  6.  ch.  i  et  can.  5); 
et  la  mort  de  Jésus-Christ  pour  tous  (sess.  6.  ch.  2 
et  3). 


DE    LA    GRACE 


^91 


Jésus-Christ  chargées  du  crime  d'hérésie,  de  cette 
hérésie  qu'on  avait  fait  passer  à  leurs  yeux  pour 
une  doctrine  toute  céleste  (i).  Le  mal  était  d'au- 
tant plus  grand  que  ces  hérétiques  apportaient  à 

I.  On  sait,  —  mais  il  est  bon  d'en  recueillir  le  témoi- 
gnage d'un  contemporain  bien  à  même  de  constater  le 
fait,  —  on  sait  avec  quelle  invincible  opiniâtreté  un 
certain  nombre  de  religieuses,  séduites  par  l'apparente 
austérité  de  la  secte  adhérèrent  à  ces  doctrines  et  com- 
ment affamées  du  sacrement  de  V Eucharistie^  elles  pous- 
sèrent souvent  Yliéroïsme  jusqu'à  refuser  la  communion 
même  à  l'article  de  la  mort.  On  connaît  bien  ces  deux 
foyers  célèbres  de  l'hérésie,  Port-Royal  des  Champs  et 
Port-Royal  de  Paris  dont  l'abbesse  Angélique  Arnauld 
et  toute  sa  communauté  étaient  sous  la  direction  de 
l'abbé  de  Saint-Cyran.  Refusant  de  signer  le  formulaire 
rédigé  par  l'assemblée  du  clergé  de  France,  méprisant 
Tautorité  de  l'archevêque  de  Paris,  «  en  appelant  à  iou- 
«  tes  les  puissances  de  la  terre  et  à  tous  les  saints  du 
«  paradis  »,  elles  ne  purent  être  réduites  que  par  leur 
dispersion  et  la  surveillance  rigoureuse  à  laquelle  elles 
furent  soumises.  Quand  on  a  lu  le  Traité  de  la  Grâce  de 
Bail  ou  même  seulement  cette  page  sur  les  ruines  spi- 
rituelles qu'avait  causées  la  doctrine  janséniste  dans  les 
cloîtres,  on  voit  le  cas  qu'il  convient  de  faire  du  récit 
suivant  de  Michaud  (Dict.  art.  Bail)  :  «  M.  de  Marca, 
«  après  avoir  expulsé  de  Port-Royal  les  confesseurs  qui 
«  dirigeaient  ce  célèbre  monastère,  en  nomme  Bail  supé- 
«  rieur  et  directeur^  lequel^  après  avoir  interrogé  toutes 
«  les  religieuses,  et  suivi  leur  conduite  pendant  deux  mois, 
«  rendit  un  témoignage  honorable  à  leur  régularité,  à 
«  leur  docilité  et  à  leur  orthodoxie  ;  ce  qui  n^ était  pas 
«  très  conforme  aux  vues  de  ceux  qui  lui  avaient  fait  don-' 
«  ner  cette  commission  délicate.  » 


292  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

l'appui  de  leur  doctrine  des  raisons  et  des  textes 
puisés  dans  les  Pères,  notamment  dans  saint 
Augustin  (i),  et  aussi  des  arguments  empruntés  à 
Luther  et  à  Calvin,  ces  hérétiques  fameux.  Tout 
ce  qu'ils  alléguaient  de  plus  sérieux  était  puisé  à 
ces  mauvaises  sources,  comme  si  l'Eglise  catholi- 
que eût  été  dans  Terreur  et  dans  l'ignorance, 
comme  si  elle  eût  eu  besoin  d'apprendre  la  vraie 
doctrine  de  la  bouche  des  hérétiques  et  de  deman- 
der des  lumières  à  ceux  que  les  ténèbres  envelop- 
pent de  toutes  parts. 

De  plus,  rien  n'était  plus  contraire  à  l'esprit  de 
la  vraie  pénitence  que  la  doctrine  renfermée  dans 
ces  propositions,  à  tel  point  que  c'est  merveille  de 
voir  que  ses  défenseurs  avaient  si  souvent  le  mot 
de  pénitence  à  la  bouche,  alors  que  par  leurs 
erreurs  ils  la  ruinaient  totalement.  En  effet,  si  un 


I.  Personne  n'ignore  avec  quel  zèle,  sans  doute  très 
pur,  les  novateurs  du  xvi^  et  du  xvii®  siècle  en  appelaient 
aux  Pères  et  surtout  à  saint  Augustin,  qui  a  parfois  des 
expressions  d'une  singulière  énergie  sur  la  prédestina- 
tion et  sur  l'efficacité  de  la  Grâce,  et  aux  œuvres  de  qui 
on  peut  appliquer  ce  jugement  que  saint  Pierre  a  porté 
sur  les  Epîtres  de  saint  Paul  (2  Ep.  de  saint  Pierre. 
III,  16)  «  il  y  a  quelques  endroits  difficiles  à  entendre  que 
«  des  hommes  ignorants  et  peu  affermis  dans  la  foi 
«  détournent  en  de  mauvais  sens.  »  C'est  avec  des  textes 
de  saint  Augustin  que  Michel  Baïus  avait  essayé  d'étayer 
ses  erreurs,  et  Jansénius  à  son  tour  prétendait  ne  don- 
ner que  la  pure  et  authentique  doctrine  de  cet  illustre 
Docteur  dans  son  fameux  ouvrage  qu'il  intitula  Augus- 

TINUS,    SIVE    DOCTRINA  S*'     AuGUSTINI    DE    HUMANΠ   NATURΠ
SANITATE...  etc. 


DE   LA   GRACE  298 


chrétien  s'est  une  fois  persuadé  que  l'observation 
des  commandements  lui  est  impossible,  comment 
concevra-t-il  du  regret  de  ne  pas  avoir  observé  ce 
qu'il  lui  était  impossible  d'observer?  Est-ce  que 
plutôt  il  ne  se  glorifiera  pas  de  ses  excès  et  de  ses 
débauches,  sous  prétexte  que  la  foi  lui  enseigne 
qu'il  ne  peut  agir  différemment,  qu'il  lui  est 
impossible  de  résister  à  ses  mauvais  penchants  ? 
Et  d'autre  part,  si  quelqu'un  s'imagine  qu'il  ne 
résiste  jamais  à  la  Grâce  de  Dieu,  quelle  ne  sera 
pas  sa  présomption?  Il  devra  croire  qu'il  est  saint, 
qu'il  n'a  jamais  été  infidèle  à  la  Grâce  ;  comment 
donc  pourra-t-il  se  reconnaître  infidèle  à  Dieu  et 
avouer  qu'il  est  un  grand  criminel  ?  Et  encore  si 
un  homme  croit  qu'il  est  libre,  quoique  sa  volonté 
soit  déterminée  à  l'action,  s'il  croit  qu'il  ne  peut 
pas  ne  pas  correspondre  à  la  Grâce  que  Dieu 
envoie  au  moment  qu'il  lui  plaît,  pourquoi  lui, 
pécheur,  essayerait-il  de  faire  violence  à  ses  appé- 
tits ?  Pourquoi  s'efforcerait-il  d'adopter  les  senti- 
ments qui  conviennent  à  un  cœur  pénitent  ?  Il  se 
dira  en  lui-même  :  qu'ai-je  à  faire  de  me  tour- 
menter et  de  me  contraindre  ?  Au  moment  où  la 
Grâce  descendra  du  ciel,  si  je  suis  prédestiné  et  si 
le  ciel  doit  être  un  jour  mon  partage,  je  serai  tout 
d'un  coup  saisi  par  une  violente  contrition,  des 
larmes  amères  tomberont  de  mes  yeux  en  me  fai- 
sant éprouver  une  douceur  charmante,  je  ne 
pourrai  en  arrêter  le  cours  et  en  même  temps  je 
ressentirai  une  telle  ardeur  que  rien  ne  me  fera 
de  la  peine.  Puisque  pour  le  moment  j'ai  de  la 
répugnance  à  me  convertir,  c'est  une  preuve  que 
la  Grâce  me  fait  défaut  ;  aussi  c'est  en  vain  que  je 


294  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

travaillerais  maintenant  à  mon  salut.  Enfin,  si 
Jésus-Christ  n'a  pas  aimé  toutes  les  âmes,  s'il  en 
a  méprisé  et  rejeté  la  plupart,  s'il  n'a  rien  souffert 
par  amour  pour  elles,  pas  plus  que  pour  les 
démons  qui  sont  en  enfer,  que  deviendra  ce  motif 
qui  fait  embrasser  à  tant  de  pécheurs  la  pénitence  ? 
Que  deviendra  cette  pensée  d'un  Dieu  mourant 
pour  donner  la  vie  aux  pécheurs,  pensée  qui  a 
touché  tant  de  cœurs  et  qui  a  fait  choisir  à  tant 
de  chrétiens  les  croix  et  les  satisfactions  les  plus 
austères  ?  Chaque  pécheur  pourra  se  dire  :  pour- 
quoi aimerai-je  celui  qui  ne  m'a  jamais  assez  aimé 
pour  vouloir  me  sauver  ?  Que  ceux  à  qui  il  est 
démontré  qu'il  a  songé  à  eux  et  qu'il  a  souffert 
pour  eux,  souffrent  pour  lui.  Moi  à  qui  rien  ne 
prouve  qu'il  ait  souff'ert  pour  moi,  embrasserai-je 
une  vie  de  souffrance  et  me  mortifierai-je  conti- 
nuellement en  considération  de  Jésus-Christ  qui 
peut-être  n'a  jamais  songé  à  moi,  si  tant  est  qu'il 
ne  soit  pas  mort  uniquement  pour  les  élus  qui 
sont  en  si  petit  nombre  en  regard  des  autres  ? 
Voilà  le  raisonnement  que  tiendront  les  esprits 
qui  admettent  ces  pernicieuses  doctrines  :  mais  les 
autres  au  contraire,  ceux  qui  croient  que  Jésus- 
Christ  a  songé  à  eux  en  mourant,  qu'il  a  offert  son 
sang  à  son  Père  éternel  pour  leur  obtenir  des 
Grâces  dans  cette  vie,  et  s'ils  en  font  un  bon 
usage,  le  paradis  dans  l'autre,  se  sentent  obligés  à 
le  servir  et  à  souffrir  pour  lui  tout  ce  que  la  péni- 
tence a  de  plus  austère  et  de  plus  rigoureux.  Ne 
serait-ce  pas  en  effet  une  criminelle  ingratitude 
que  de  ne  rien  rendre  à  celui  qui  a  tant  donné 
qu'il  s'est  anéanti  lui-même  sur  la  croix  ? 


DE   LA   GRACE  296 


Enfin  cette  doctrine,  après  avoir  étouffé  l'esprit 
de  pénitence  seul  capable  d'arrêter  les  maux  qui 
envahissent  ce  monde,  pousse  la  plupart  des  âmes 
qui  en  sont  bien  convaincues  jusqu'au  désespoir. 
Peu  de  personnes  feront  cas  de  la  religion  et  con- 
sentiront à  se  sacrifier  pour  Jésus-Christ  mourant. 
Chacun  dira  qu'il  laissera  aller  l'affaire  de  son 
salut  comme  elle  pourra,  qu'elle  ne  dépend  pas  de 
lui,  que  c'est  Dieu  seul  qui  la  tranche  d'une  ma- 
nière si  absolue  que,  quoi  qu'il  fît,  il  n'en  serait 
ni  plus  ni  moins.  Car  d'après  leur  théorie,  il  ne  faut 
pour  se  sauver,  qu'une  Grâce  victorieuse  par  elle- 
même,  qui  produira  nécessairement  et  infaillible- 
ment son  effet  chez  ceux  à  qui  elle  sera  donnée  ; 
mais  les  âmes  qui  ne  l'auront  pas  demeureront  dans 
la  masse  primitive  de  perdition  où  les  a  plongées  le 
péché  d'Adam  et  où  Dieu  les  a  abandonnées  (i). 

I.  C'est  avec  une  parfaite  clarté  que  l'auteur  fait 
sortir  de  la  doctrine  janséniste  les  odieuses  conséquen- 
ces qu'au  point  de  vue  pratique  elle  renferme.  Ce  n'est 
certes  pas  l'esprit  de  pénitence  et  l'austérité  tant  affec- 
tée par  les  Jansénistes  qui  découlent  logiquement  de 
semblables  erreurs.  Et  en  même  temps  que  l'esprit  de 
pénitence  elles  ruinent  tout  ce  qui  fait  la  base  des  ver- 
tus chrétiennes,  l'humilité,  l'effort  pour  le  bien,  l'es- 
pérance et  l'amour  de  Dieu,  Voilà  un  singulier  point 
d'arrivée  après  un  si  beau  départ.  C'est  pour  nous  une 
preuve  bien  frappante  de  la  divinité  de  TEglise,  que 
cette  impeccable  précision  avec  laquelle  elle  s'est  tou- 
jours tenue  également  éloignée  du  faux  naturalisme  et 
du  faux  mysticisme,  et  elle  a  su  faire  la  part  de  la  nature 
et  de  la  Grâce.  L'auteur  du  «  Lihellus  fidei  »  fait  obser- 
ver avec  beaucoup  de  raison   que  le  Jansénisme,  qui 


296  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Ainsi,  de  quelque  côté  qu'on  considère  cette 
doctrine,  elle  est  à  rejeter  ;  car  pour  ce  qui  con- 
cerne le  passé,  elle  fait  revivre  les  anciennes 
hérésies  ;  dans  le  présent,  elle  éteint  l'esprit  de 
pénitence,  dont  elle  conserve  seulement  le  nom 
pour  en  faire  parade  ;  quant  à  l'avenir,  elle  prépare 
et  excite  les  âmes  au  désespoir.  Il  était  donc  très 
important  qu'elle  fût  condamnée. 

Je  remercierai  donc  Dieu  pour  cette  condamna- 
tion par  laquelle  a  été  détourné  l'orage  qui  mena- 
çait l'Eglise.  Je  le  remercierai  d'avoir  donné  au 
Souverain  Pontife  la  pensée  et  la  volonté  de  se 
prononcer  contre  cette  doctrine  par  un  jugement 
solennel  et  si  sagement  préparé.  Je  me  soumettrai 
humblement  à  ce  décret  émané  du  successeur  de 
saint  Pierre  et  du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  me 
gardant  bien  de  croire  autre  chose  que  ce  qu'il  a 
défini.  O  Jésus,  lumière  du  monde,  affermissez- 
moi  dans  ces  résolutions,  détournez-moi  de  la 
voie  des  hérétiques,  que  mon  âme  ne  prenne 
jamais  part  à  leurs  conseils  et  que  je  ne  mette  pas 
ma  gloire  à  faire  partie  de  leurs  assemblées.  Mais 
que  plutôt  j'aspire  à  entrer  dans  l'assemblée  des 
Saints  que  l'humilité  chrétienne  a  exaltés  jusqu'à 
la  gloire  éternelle. 

semble  déprimer  la  nature  et  exalter  la  Grâce,  favorise 
en  réalité  le  naturalisme  et  le  rationalisme.  C'est  si  vrai 
que  les  propositions  jansénistes  du  Concile  de  Pistoie 
sur  l'état  de  nature  (la  16®,  la  18*^  et  la  20®)  ont  été  con- 
damnées par  Pie  VI  comme  «  favorisant  l'hérésie  Pela- 
«  gienné.  »  (Libellus  fidei,  p.  xiii.)  Le  triomphe  de  la 
nature  avec  toutes  ses  passions,  c'est  bien  là  aussi  ce  que 
Bail  nous  montre  au  fond  de  la  doctrine  janséniste. 


DE    LA    GRACE  297 


XXIV^  MÉDITATION  ^^^ 

DIEU  PROCURE  SA  GLOIR.E  SANS 

FAIRE  VIOLENCE 

A  LA  VOLONTÉ  HUMAINE 

ET  MALGRÉ  ELLE 


SOMMAIRE 

Dieu  respecte  inviolahlement  la  liberté  humaine 
dans  tout  ce  qui  concerne  le  salut  ou  la  dam- 
nation de  Vhomme^  comme  aussi  dans  toute 
Véconomie  de  la  Grâce  et  de  la  gloire  qui  doit 
finalement  lui  revenir  de  la  création  du  monde. 
—  Le  but  de  Dieu  en  accordant  à  Vhomme  la 
liberté.,  a  été  d'en  retirer  une  certaine  mesure 
de  gloire.  —  Raisons  pour  lesquelles  Dieu  a 

I.  Cette  dernière  méditation  du  Traité  de  la  Grâce  fait 
défaut  dans  une  des  anciennes  éditions  parues  du 
vivant  de  l'auteur.  Tout  nous  porte  à  croire  néanmoins 
qu'elle  est  réellement  de  lui.  Elle  nous  paraît  une  des 
plus  belles  de  ce  traité  qu'elle  clôt  magnifiquement  en 
résumant  toutes  les  plus  hautes  et  les  plus  mystérieuses 
questions  qui  se  rattachent  à  la  Grâce  :  le  problème  de 
la  liberté  humaine,  la  fin  pour  laquelle  Dieu  a  créé  le 
monde  et  pour  laquelle  il  crée  tous  les  jours  de  nou- 
velles vies  humaines,  les  raisons  pour  lesquelles  il  a 
créé  ceux  dont  il  prévoyait  la  damnation,  sa  Provi- 
dence enfin  à  l'égard  des  infidèles. 


298  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

créé  les  hommes  dont  il  prévoyait  la  damna- 
tion. 

I 

CONSIDÉREZ  que  Dieu  respecte  inviolablement 
la  liberté  humaine,  lorsqu'il  s'agit  du  salut 
de  rhomme  ou  de  sa  perte,  comme  aussi  dans 
toute  l'économie  de  la  Grâce  et  dans  celle  de  la 
gloire  qu'il  s'est  proposé  de  retirer  finalement  de 
la  création  du  monde.  Il  n'y  avait  que  cette  liberté 
qui  semblât  devoir  lui  créer  un  obstacle  et  l'em- 
pêcher d'obtenir  la  gloire  qu'il  attendait  des  êtres 
créés.  Néanmoins,  par  un  secret  de  son  sage  gou- 
vernement, il  conserve  intacte  la  liberté  humaine 
dans  l'affaire  du  salut  et  la  fait  tendre  vers  la  fin 
qu'il  s'est  proposée,  sans  lui  faire  violence.  Pour 
cela,  il  équilibre  ce  qui  peut  pousser  à  bien  faire 
et  ce  qui  peut  incliner  au  mal,  afin  que  la  liberté 
placée  entre  ces  deux  partis  opposés  ne  se  trouve 
pas  anéantie  par  la  prépondérance  excessive  de 
l'un  ou  de  l'autre,  qu'elle  puisse  toujours  se  por- 
ter oii  il  lui  plaira  et  conserver  la  liberté  de  ses 
actes.  Aussi  Salomon  a-t-il  écrit  une  parole  qui 
nous  choque  de  prime  abord  :  «  Vous  dispose^  de 
«  nous^  Seigneur.,  avec  un  grand  respect.  » 
(Sag.  12)  En  effet,  il  semble  bien  que  Dieu  traite 
avec  respect  la  liberté  humaine  ;  dans  ce  but,  il 
s'abstient  de  taire  certaines  choses,  comme  aussi 
il  en  fait  d'autres  tout  exprès,  afin  que  l'homme 
n'ait  pas  sujet  de  se  plaindre  qu'on  ruine  cette 
prérogative  naturelle,  la  liberté.  Si  le  chrétien  est 
entraîné  au  mal  par  sa  concupiscence.  Dieu  lui 
offre  un  contrepoids  suffisant  dans  la  foi  aux  mys- 


DE    LA    GRACE  299 


tères  sublimes  de  la  religion,  pourvu  qu'il  y  prête 
quelque  attention  et  qu'il  les  médite  un  peu  à  loi- 
sir. Si  l'infidèle  est  détourné  par  le  malheur  de  sa 
naissance  et  les  mœurs  de  son  pa3^s,  de  la  foi  qui  lui 
est  indispensable  pour  être  justifié  ;  cependant  la 
prédication  d'une  loi  toute  céleste  qui  promet  une 
éternité  de  biens  à  ceux  qui  l'observent  et  qui 
menace  d'une  éternité  de  malheur  ceux  qui  la 
repoussent,  d'une  loi  qu'accompagnent  toujours 
des  inspirations  secrètes  semblables  à  des  voix  qui 
retentissent  au  fond  du  cœur,  la  prédication  de 
cette  loi,  dis-je,  devrait  tout  au  moins  le  faire 
hésiter,  si  le  jugement  de  sa  raison  n'était  pas 
perverti  par  les  entraînements  déraisonnables  de 
sa  volonté.  Ces  entraînements  qu'il  pourrait  répri- 
mer, mais  qu'il  ne  réprime  pas,  faussent  son 
jugement  et  empêchent  sa  raison  de  se  porter  au 
véritable  bien;  mais  il  en  est  ainsi  par  sa  faute  et  il 
en  sera  puni.  Si  la  foi  offre  des  difficultés  qui  ont 
pour  cause  son  obscurité,  d'autre  part  les  motifs 
de  crédibilité  sont  de  nature  à  persuader  les  sages, 
malgré  l'obscurité  de  ses  mystères.  Mais  l'un 
résiste  à  cause  de  son  avarice,  l'autre  à  cause  de 
son  amour  des  femmes  auxquelles  son  àme  est 
comme  collée  ;  celui-ci  par  une  haine  mortelle 
qu'on  lui  a  inspirée  dès  son  enfance  contre  l'Eglise 
romaine  et  son  Chef;  celui-là  pour  quelque  autre 
lien  dont  il  ne  veut  pas  se  dégager  pour  recevoir 
le  joug  de  Jésus-Christ.  Et  en  effet,  les  deux  sour- 
ces de  tout  péché  et  de  la  damnation  sont  la  mau- 
vaise crainte  et  le  mauvais  amour,  auxquels  Dieu 
oppose,  par  la  prédication  de  l'Evangile,  l'amour 
du  bien  éternel  et  la  crainte  du  supplice  éternel  ; 


3oO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

c'est  ainsi  qu'il  contrebalance  les  penchants  mau- 
vais de  la  volonté.  Aussi,  dit  saint  Thomas,  la 
Providence  divine  a  de  toute  éternité  destiné  la 
nature  humaine  à  l'acquisition  de  la  béatitude  par 
le  libre  arbitre.  C'est  là  une  des  maximes  de  son 
gouvernement.  Il  ne  veut  pas  sauver  l'homme 
autrement  que  de  son  plein  gré,  il  ne  veut  pas  le 
pousser  vers  le  ciel  comme  un  être  sans  raison,  il 
l'honore  jusqu'à  vouloir  qu'il  soit  l'artisan  de  son 
propre  bonheur,  il  permet  qu'il  soit  tenté,  mais 
jamais  au-dessus  de  ses  forces,  au  besoin  il  sait 
modérer  la  violence  des  tentations,  il  lui  fournit 
abondamment  le  secours  de  ses  Grâces,  mais  sans 
jamais  léser  en  aucune  façon  la  liberté  et  sans  que 
à  son  tour  la  liberté  puisse  frustrer  ces  Grâces  du 
bon  effet  dont  elles  sont  capables. 

Et  en  effet,  pourquoi,  dit  saint  Thomas,  Dieu 
contraindrait-il  quelqu'un  à  le  servir  ?  Si  quel- 
qu'un refuse  de  le  servir  de  bon  cœur  et  avec 
bonne  volonté,  il  peut  créer  d'autres  hommes 
qui  s'estimeront  trop  heureux  de  recevoir  ce  que 
les  premiers  ont  refusé  et  qui  en  feront  un  meil- 
leur usage.  Les  hommes  ne  lui  sont  pas  néces- 
saires, il  est  trop  grand  seigneur  pour  se  sentir 
obligé  de  prendre  ces  moyens  qui  accusent  chez 
celui  qui  se  voit  contraint  d'y  avoir  recours,  le 
besoin  et  la  pauvreté,  comme  chez  les  maîtres 
qui  enchaînent  leurs  esclaves  de  peur  d'en  man- 
quer, si  ceux  qu'ils  ont  s'échappaient.  Dieu  n'en 
est  pas  réduit  à  cela  ;  c'est  pourquoi  son  gouver- 
nement à  l'égard  de  l'homme  atteste  une  grande 
générosité.  Il  fait  l'homme  libre  et  lui  conserve 
cette  liberté  ;  il  lui  laisse  le  choix  entre  l'eau  et  le 


r>E    LA    GRACE  3oî 


feu,  entre  le  bien  et  le  mal,  il  n'a  pour  agréables 
parmi  les  œuvres  que  Thomme  accomplit  ici-bas 
que  celles  qui  procèdent  de  sa  libre  volonté  ;  car, 
dit  saint  Paul  :  «  Dieu  aime  celui  qui  donne  avec 
«  joie.  »  (II  Cor.  9). 

Après  avoir  constaté  ce  trait  de  la  Providence 
de  Dieu  et  de  son  gouvernement,  je  veillerai 
soigneusement  sur  ma  liberté.  Si  Je  me  sens  porté 
à  quelque  vice  ou  à  quelque  péché  qui  pourrait 
me  détourner  de  ma  fin,  je  songerai  au  contre- 
poids que  Dieu  me  donne  pour  ne  pas  succomber 
à  la  tentation  et  pour  ne  pas  embrasser  le  parti  de 
la  mauvaise  cupidité.  La  cause  la  plus  ordinaire 
du  péché  consiste  à  ne  pas  réfléchir,  quand  nous 
sommes  tentés,  sur  les  motifs  qui  devraient  nous 
détourner  du  mal  et  nous  en  inspirer  de  Thorreur. 
O  Seigneur  !  que  votre  conduite  à  notre  égard  est 
bonne  !  Quand  le  démon,  la  chair  ou  le  monde 
ont  mis  mon  salut  en  péril,  quand  ils  m'ont  fait 
pencher  vers  le  mal,  vous  m'en  avez  retiré  de 
plusieurs  manières  :  vous  m'avez  retenu  à  votre 
service  tantôt  par  la  crainte,  tantôt  par  Tespé- 
rance  des  biens  du  ciel  incomparablement  supé- 
rieurs à  ceux  de  la  terre,  tantôt  vous  m'avez  inspiré 
la  pensée  de  la  beauté  de  la  vertu  ou  de  la  laideur 
du  vice,  et  me  faisant  comprendre  quelle  grande 
dignité  vous  réservez  à  vos  enfants,  vous  avez 
redressé  ma  mauvaise  inclination  et  vous  m'avez 
rendu  docile  à  la  Grâce  ;  tantôt  vous  avez  imprimé 
dans  mon  esprit  l'idée  de  votre  grandeur  et  de 
votre  pureté  infinies  qui  m'ont  tenu  dans  une 
sainte  frayeur  et  dans  une  profonde  humilité.  Oh  ! 
combien  de  fois   m'avez-vous   ramené  à  vous  par 


302  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

les  liens  si  doux  de  votre  amour  ?  Combien  de 
fois  m'avez-vous  détourné  de  la  voie  du  mal  et 
remis  dans  le  droit  chemin,  par  la  nouvelle  de  la 
mort  subite  de  mes  semblables,  par  la  peur  de 
votre  jugement  et  par  le  tourment  d'une  cons- 
cience inquiète  ?  Vous  avez  agi  ainsi,  Seigneur, 
dans  le  but  de  déjouer  les  ruses  de  Satan,  qui 
voulait  opprimer  mon  àme  créée  à  votre  image  et 
rachetée  par  le  sang  précieux  de  votre  Fils.  Et 
vous  avez  agi  ainsi,  non  pas  une  fois,  mais  sou- 
vent, afin  que  je  fusse  toujours  en  état,  durant 
cette  vie,  de  marcher  vers  ma  fin  bienheureuse. 
Oh  !  louées  soient  à  jamais  la  sagesse  et  la  douceur 
de  votre  gouvernement  ! 

II 

Considérez  que  le  but  de  Dieu  en  accordant  à 
l'homme  le  privilège  de  la  liberté,  a  été  d'en 
retirer  une  certaine  mesure  de  gloire  ;  jusqu'à 
ce  que  cette  mesure  déterminée  par  Dieu  soit 
atteinte,  le  monde  durera  et  les  hommes  seront 
dirigés  comme  nous  venons  de  le  voir,  vers  leur 
fin  bienheureuse.  Mais  dès  que  le  nombre  des  élus 
sera  atteint.  Dieu  arrêtera  le  cours  des  générations 
humaines  et  les  hommes  ne  naîtront  plus.  Le 
mouvement  cesse  dès  qu'on  est  arrivé  au  terme 
vers  lequel  on  tendait  ;  la  pierre  cesse  de  se 
mouvoir,  dès  qu'elle  a  trouvé  son  centre.  Ainsi 
Dieu  s'étant  proposé  d'être  glorifié  par  un  nombre 
déterminé  de  prédestinés  qui  doivent  arriver  à  la 
béatitude  par  des  actions  libres  et  méritoires, 
continuera  sans  interruption  à  gouverner  et  à 
diriger  le  monde,  jusqu'au  jour  où  ce  nombre  fixé 


DE    LA    GRACE  3o3 


par  lui  sera  atteint,  de  telle  sorte  qu'il  ne  manque 
pas  un  seul  élu.  Jusqu'à  ce  que  ce  temps  soit 
venu,  les  générations  humaines  se  succéderont 
comme  elles  font  depuis  le  commencement  du 
monde  ;  plus  il  y  aura  de  justes  qui  viendront 
grossir  ce  nombre  et  contribuer  à  le  parfaire,  plus 
tôt  arrivera  la  fin  du  monde,  et  plus  il  y  aura  sur 
la  terre  de  pécheurs  et  d'infidèles  qui  se  rendront 
indignes  d'être  de  ce  nombre,  plus  longtemps 
dureront  les  générations  humaines.  Ce  secret 
est  beau  et  mérite  quelques  nouveaux  éclaircisse- 
ments. 

Il  faut  supposer  tout  d'abord  que  Dieu  qui  a 
fait  toutes  choses  avec  nombre,  poids  et  mesure, 
a  aussi  arrêté  dans  sa  pensée  un  nombre  déter- 
miné de  prédestinés.  C'est  ce  que  nous  affirme 
saint  Augustin  (i)  :  le  nombre  des  prédestinés, 
dit-il,  est  fixé,  il  ne  peut  être  ni  augmenté  ni 
diminué.  Saint  Thomas  (2)  l'admet  aussi  expres- 
sément. Or  Dieu  voulant  arriver  à  ce  chiffre  fixé 
d'avance  et  connaissant  par  sa  science  appelée 
science  de  simple  intelligence,  un  nombre  infini 
d'hommes  possibles,  mais  encore  plongés  dans 
les  abîmes  du  néant,  résolut  en  premier  lieu  d'en 
tirer  un  certain  nombre,  autant  qu'il  en  fallait 
pour  arriver  à  parfaire  le  chiffre  des  élus,  car  il 
les  créait  tous  dans  cette  intention  et  pour  cette 
fin  à  laquelle  ils  ne  manqueraient  pas  de  parvenir, 
s'ils  faisaient  un  bon  usage  de  leur  liberté  et  des 
Grâces    divines.    Ainsi    Dieu    décida-t-il    de    leur 


I.  De  correct  et grat.  c.  15. 
a.  I.  q.  35.  art.  7. 


3o4  LA    THÉOLOGIE    Ai^FECTlVË 

donner,  en  même  temps  qu'une  nature  douée  de 
liberté,  la  Grâce  nécessaire  pour  parvenir  à  la 
béatitude.  Si  Dieu  eût  prévu  que  tous  ces  hommes 
feraient  un  bon  usage  de  leur  liberté,  il  se  serait 
borné  là  et  n'aurait  pas  tiré  d'autres  hommes  du 
néant  ;  dans  ce  cas  la  fin  du  monde  serait  venue 
plus  vite.  Mais  son  intelligence  à  laquelle  rien 
n'échappe  lui  faisait  voir  l'infidélité  de  plusieurs 
de  ces  hommes,  peut-être  des  trois  quarts  ou 
même  d'un  plus  grand  nombre.  Il  prévoyait 
dès  lors  que  le  nombre  des  prédestinés  ne  serait 
pas  atteint  avec  ces  premières  créatures  raison- 
nables, dont  plusieurs  n'arriveraient  pas  à  leur 
fin.  Il  résolut  donc  au  même  instant  de  réprouver 
tous  ceux  qui  pécheraient  et  de  combler  le  vide 
que  leur  exclusion  allait  faire,  par  un  nombre 
égal  d'autres  hommes  qu'il  se  proposa  de  tirer 
encore  du  fonds  inépuisable  des  abîmes  du  néant. 
Mais  de  ces  nouvelles  créatures  il  voit  encore  une 
portion  très  notable  qui  abusera  de  ses  Grâces  et 
fera  un  mauvais  usage  de  sa  liberté.  En  consé- 
quence, il  réprouve  encore  cette  portion  notable  et 
il  s'approche  de  plus  en  plus  du  chiffre  des  élus 
qu'il  a  fixé,  par  un  nouveau  choix  de  ceux  qu'il 
prévoit  devoir  lui  être  fidèles  et  qu'il  prédestine. 

Ainsi  Dieu  va  puisant  toujours  dans  l'abîme 
du  néant  autant  d'âmes  qu'il  lui  en  faut  pour 
achever  son  compte  de  prédestinés,  et  substituant 
de  nouveaux  hommes  au  lieu  et  place  de  ceux  qui 
perdent  volontairement  leur  couronne.  Si  bien 
qu'en  vertu  de  ce  procédé  que  Dieu  applique 
sans  succession  de  temps,  des  hommes  sont  créés 
qui    n'auraient    jamais   été   appelés    à   la   vie,    si 


t)E    LA    GRACE  3o5 


d'autres  n'eussent  fait  défaut  à  Dieu  ;  il  y  en  aura 
de  sauvés  qui  n'auraient  jamais  été  créés,  si 
d'autres  ne  se  fussent  damnés,  laissant  de  la  sorte 
vides  et  disponibles  des  places  qu'ils  devaient 
occuper  au  ciel.  L'Ecriture  sainte  confirme  cette 
vérité  dans  plusieurs  passages.  La  parabole  des 
invités  aux  noces,  celle  des  vignerons  homicides, 
rappel  de  Gentils  au  défaut  des  Juifs  qui  n'ont 
pas  voulu  croire  à  l'Evangile,  la  menace  faite  par 
Dieu  à  un  illustre  évêque  de  transporter  ailleurs 
le  chandelier  au  profit  d'un  autre  qui  se  sauverait 
à  sa  place,  l'histoire  du  geôlier  converti  à  la  foi  et 
se  substituant  à  l'un  des  quarante  martyrs  de 
Sébaste  qui  avait  manqué  de  courage,  sont  autant 
de  preuves  de  cette  vérité.  Voilà  pourquoi  Dieu 
conserve  le  monde  et  fait  se  succéder  l'un  à 
l'autre,  sur  la  terre  et  dans  l'Eglise,  comme  sur 
un  théâtre,  divers  personnages  ayant  tous  la 
liberté  et  les  Grâces  suffisantes  pour  bien  faire, 
s'ils  le  veulent  sincèrement  et  énergiquement. 
C'est  ainsi  que  Dieu,  en  vertu  de  ses  décrets,  de 
sa  prescience  et  de  ses  volontés  éternelles,  ordonne 
aux  siècles  de  se  dérouler,  en  même  temps  que, 
sans  faire  la  moindre  violence  à  leur  liberté,  il 
dirige  les  hommes  vers  la  béatitude. 

O  secrets  infinis  de  la  divine  sagesse  !  ô  admira- 
bles effets  de  la  puissance,  de  la  bonté  et  de  la 
justice  divine  !  O  gouvernement  très  équitable, 
que  nous  devons  tous  adorer  et  que  nous  ne  pou- 
vons blâmer  sans  injustice  !  Quel  sujet  de  se 
plaindre  auront  les  premiers  appelés,  s'ils  ne  se 
trouvent  pas  dans  le  livre  des  prédestinés  ?  Quels 
remercîments    n'offriront   pas   à    Dieu    ceux  qui 

Bail.  t.  iv,  3q 


3o6  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

furent  appelés  en  second  lieu,  quand  ils  verront 
par  quelle  faveur  ils  ont  été  substitués  aux  pre- 
miers ?  Justes,  craignez,  parce  que  vous  pouvez 
tomber  et  déchoir  de  votre  glorieux  état  !  Et  vous 
pécheurs,  ne  désespérez  pas  ;  il  y  a  tant  de  justes 
qui  se  pervertissent  et  dont  vous  pouvez  prendre 
la  place.  Hommes  du  monde,  ne  vous  découragez 
pas  ;  tant  de  religieux  se  damnent,  saisissez  ces 
couronnes  qui  se  perdent.  Vous  pouvez  être  subs- 
titués à  ces  personnes  sacrées  qui  profanent  leur 
caractère  et  qui  dérogent  à  leur  dignité. 

III 

Considérez  pourquoi  Dieu  a  créé  les  hommes, 
sachant  bien  que  certains  abuseraient  de  sa  Grâce 
et  qu'ils  seraient  damnés.  Plusieurs  se  sont  effor- 
cés de  donner  une  réponse  à  cette  question.  Saint 
Jérôme  (i)  dit  que  Dieu  juge  selon  l'état  actuel  des 
choses,  sans  avoir  égard  à  l'avenir  ;  sa  bonté  est 
si  grande  qu'il  aime  celui  qu'il  voit  pour  le  mo- 
ment dans  un  bon  état  et  lui  donne  la  faculté  de 
se  convertir,  quoiqu'il  prévoie  qu'il  sera  pervers. 
Gerson  nous  dit  qu'il  a  agi  ainsi  pour  le  bien  de 
ses  élus  ;  car  de  même  qu'il  a  produit  pour  le  ser- 
vice de  l'homme  même  les  animaux  nuisibles, 
ainsi  les  méchants  sont  utiles  aux  bons  en  exer- 
çant leur  vertu.  Les  réprouvés  ne  sont  donc  pas 
inutiles  aux  justes,  soit  au  point  de  vue  de  leur 
vie  temporelle,  soit  au  point  de  vue  de  leur  vie 
spirituelle.  Ne  sont-ce  pas  les  tyrans  qui  ont  fait 
les  plus  grands  Saints  du  paradis,  je  veux  dire  les 

I.  L.  3.  contra  Pelag, 


DE    LA   GRACE  3o7 


martyrs  ?  D'autres  prétendent  que  Dieu  ne  fait  en 
cela  qu'user  de  son  droit,  car  il  est  maître  à  tel 
point  de  toutes  ses  créatures  qu'il  aurait  pu  les 
créer,  bien  qu'elles  fussent  encore  exemptes  de 
tout  péché,  dans  les  tourments  de  l'enfer.  Dès 
lors  y  a-t-il  lieu  de  s'étonner  si,  faisant  preuve 
d'une  grande  générosité,  il  en  a  créé  quelques- 
unes  qui  devaient  être  toujours  misérables,  sans 
toutefois  les  créer  dans  ce  but,  et  si  sa  justice  con- 
damne ceux  qui  ont  abusé  à  la  fois  de  sa  miséri- 
corde et  de  sa  justice  ?  Mais  toutes  ces  réponses  ne 
font  pas  la  lumière  complète  et  ne  satisfont  pas 
pleinement  l'esprit. 

Un  esprit  curieux  doit  reconnaître,  s'il  veut  rai- 
sonner, que  la  question  posée  renferme  en  réalité 
deux  questions  bien  distinctes.  La  première  est 
celle-ci  :  pourquoi  Dieu  a-t-il  créé  ces  hommes;  et 
la  seconde  :  pourquoi  les  a-t-il  damnés  ?  Or  des 
questions  différentes  demandent  des  réponses  dif- 
férentes. C'est  en  effet  le  propre  des  sophistes  de 
poser  à  la  fois  plusieurs  questions  et  de  trouver  à 
redire  à  la  première  réponse  qui  leur  est  faite,  sous 
prétexte  qu'elle  ne  les  satisfait  pas  sur  tous  les 
points.  N'agissons  pas  en  sophistes  avec  Dieu. 
Répondons  à  la  première  question  que  Dieu  a 
créé  les  hommes  par  bonté,  et  à  la  seconde,  qu'il 
les  a  damnés  par  un  arrêt  de  sa  justice  vindicative. 
Ils  l'ont  mérité  ;  qu'a-t-on  à  dire  contre  ce  pro- 
cédé ? 

Mais  l'esprit  humain  toujours  inquiet,  demande 
encore  :  pourquoi  Dieu,  sachant  bien  qu'ils  se- 
raient damnés,  a-t-il  néanmoins  décidé  de  les  créer? 
Tâchons  de  contenter  ces  esprits  difficiles.  Ils  con- 


3o8  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

fondent  en  Dieu  deux  choses  qui  sont  distinctes, 
non  toutefois  selon  Tordre  des  temps,  mais  logi- 
quement ;  ce  qui  est,  répétons-le,  un  artifice 
sophistique.  En  effet,  dans  un  premier  instant, 
mais  qui  n'a  qu'une  priorité  de  raison,  Dieu  a 
décrété  de  les  créer,  avant  de  prévoir  leur  future 
damnation,  et  en  cet  instant  il  a  voulu  les  créer 
pour  leur  communiquer  sa  gloire,  s'ils  ne  s'en 
rendaient  pas  indignes  ;  jusque-là  nous  n'avons 
qu'à  constater  un  acte  d'admirable  bonté.  Mais 
Dieu,  dans  un  second  instant  a  prévu  leur  infidé- 
lité qui  obligerait  sa  justice  à  les  punir.  Il  n'a  pas 
été  contrait  de  changer  pour  cela  son  premier 
décret,  car  Dieu  ne  change  pas  et  ne  peut  même 
pas  changer.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  se  plaindre 
de  Dieu  et  de  son  gouvernement.  «  Les  jugements 
«  de  Dieu  sont  justes  et  portent  en  eux-mêmes 
«  leur  justification.  »  (Ps.  i8.)  Que  le  réprouvé 
s'en  prenne  donc  à  lui-même  et  non  pas  à  son 
Créateur.  Les  hommes  n'ont  pas  le  droit  de  se 
plaindre  de  Jésus-Christ.  Sa  charité  s'est  étendue 
à  tous  les  hommes,  sa  doctrine  a  été  annoncée  aux 
quatre  coins  du  monde,  enfin  ses  inspirations  qui 
agissent  secrètement  sur  les  cœurs  n'ont  manqué  à 
personne,  pas  plus  que  les  rayons  n'ont  cessé  de 
jaillir  du  soleil  qui  les  produit  sans  cesse.  A  qui 
donc  la  faute,  si  ce  n'est  aux  hommes  qui  s'oppo- 
sent à  ses  desseins  ?  Dieu  le  Père  ne  cesse  d'attirer 
les  âmes  ;  mais  quand  la  chose  que  nous  voulons 
attirer  à  nous  est  trop  lourde  ou  lorsqu'elle  est 
trop  fortement  attachée  quelque  part,  elle  ne  cède 
pas  à  nos  efforts.  Ainsi  en  est-il  de  la  plupart  des 
âmes  ;    si  elles   n'obéissent  pas  à  l'attraction  du 


DE   LA   GRACE  809 


Père,  c'est  que  leurs  affections  terrestres  les  ont 
rendues  trop  pesantes  et  qu'elles  se  sont  laissé 
enchaîner  par  leurs   cupidités   déréglées. 

Quelle  excuse  aura  le  mauvais  chrétien  qui  ayant 
pris  dans  le  baptême  l'engagement  d'observer  la  loi 
de  Jésus-Christ  et  de  suivre  son  étendard,  s'en  éloi- 
gne tous  les  jours,  se  sépare  de  ses  Saints,  déclare 
ses  commandements  difficiles  et  ne  trouve  rien 
d'aisé  que  de  suivre  ses  convoitises?  Quelle  excuse 
pourra  alléguer  le  Juif  qui  le  premier  fut  convié  à 
embrasser  la  loi  de  Jésus-Christ  par  tant  de  mer- 
veilles opérées  sous  ses  yeux,  et  qui  le  premier 
aussi  lui  a  résisté  en  face  et  a  refusé  de  croire  ? 
Quelle  excuse  alléguera  le  païen  que  Dieu  a  créé 
et  qu'il  a  racheté  en  mourant  pour  lui  tout  autant 
que  pour  le  chrétien,  et  qui  cependant  chemine 
comme  un  aveugle,  ne  sachant  ni  où  il  va,  ni  où  il 
doit  aller  ?  Il  ne  connaît  pas  le  Rédempteur,  dites- 
vous.  Mais  il  connaît  bien  tout  au  moins  le  Créa- 
teur. Pourquoi  ne  raisonne-t-il  donc  pas  comme 
cette  généreuse  femme  païenne,  qui  n'ayant  encore 
aucune  connaissance  du  christianisme,  fit  cepen- 
dant les  réflexions  suivantes  :  Je  ne  sais  ce  que  je 
suis,  ni  comment  j'ai  été  formée  dans  le  sein  qui 
m'a  portée.  Je  suis  certaine  cependant  que  je  n'au- 
rais ni  un  corps,  ni  des  viscères,  ni  des  membres,  ni 
des  sens,  si  quelqu'un  ne  me  les  eût  donnés.  Il  y  a 
donc  un  Créateur  qui  m'a  faite  telle  que  je  suis 
plutôt  que  de  me  faire  semblable  aux  vers  ou  aux 
serpents.  Il  me  semble  donc  que  si  j'avais  plu- 
sieurs maris  qui  me  demanderaient  de  leur  appar- 
tenir, je  devrais  répondre  de  préférence  à  l'appel 
de  mon  Créateur.  J'ai  plusieurs  enfants  ;  mais  si 


3lO  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

je  savais  que  mon  Créateur  eût  faim,  je  reprendrais 
la  nourriture  que  j'aurais  donnée  à  mes  enfants 
pour  la  lui  offrir.  J'ai  aussi  des  biens  dont  j'ai  le 
droit  de  disposer  comme  je  l'entends  ;  mais  si  je 
connaissais  la  volonté  de  mon  Créateur,  je  ne  vou- 
drais en  disposer  que  selon  son  bon  plaisir  et  pour 
sa  plus  grande  gloire.  Or  qu'arriva-t-il  à  cette 
femme  ainsi  disposée  ?  Dieu  lui  envoya  un  prédi- 
cateur qui  l'instruisit  de  la  vraie  foi.  Ce  prédica- 
teur lui  ayant  enseigné  qu'il  existait  un  Dieu, 
lequel  n'avait  ni  commencement,  ni  fin,  elle  en 
fut  si  touchée  qu'elle  s'écria  :  Il  est  bien  raisonna- 
ble que  celui  qui  m'a  créée  et  qui  a  créé  toutes 
choses  soit  au-dessus  de  tout  et  que  celui  qui  m'a 
donné  la  vie  jouisse  d'une  vie  éternelle.  Il  lui  dit 
que  ce  Créateur  s'était  revêtu  de  notre  nature  dans 
le  sein  d'une  Mère-Vierge,  et  que  de  ses  lèvres 
divines  il  avait  enseigné  les  hommes.  Il  faut  croire 
du  Créateur,  dit-elle,  tout  ce  qu'on  lui  attribue 
de  bon  et  de  vertueux.  Mais  dites-moi  ce  qu'il  a 
enseigné,  car  je  veux  renoncer  entièrement  à  ma 
volonté  propre  pour  faire  la  sienne.  Il  lui  apprit 
alors  la  loi,  la  Passion  et  la  Résurrection  du  Sau- 
veur. Ah  !  s'écria-t-elle  en  fondant  en  larmes, 
béni  soit  Dieu  qui  est  venu  nous  montrer  sur  la 
terre  l'amour  qu'il  nous  portait  dans  le  ciel.  Si 
donc  je  l'ai  déjà  aimé  pour  m'avoir  créé,  je  suis 
plus  obligée  encore  de  l'aimer,  pour  m'avoir 
racheté  par  son  sang  et  m'avoir  montré  le  droit 
chemin.  Je  suis  tenue  d'employer  tous  mes  mem- 
bres à  son  service,  puisqu'il  a  consacré  tous  les 
siens  à  l'œuvre  de  mon  rachat  ;  je  suis  tenue 
^e  renoncer  à   tous  mes  désirs  propres,  à  tout 


DE    LA   GRACE 


ce  qui  me  tient  au  cœur,  à  mes  enfants,  mes 
parents  et  mes  biens,  je  n'ai  qu'à  désirer  de 
posséder  mon  Créateur  dans  cette  vie  glorieuse 
qui  n'aura  pas  de  fin.  Ainsi  cette  généreuse 
païenne,  pour  avoir  aimé  Dieu  comme  son  Créa- 
teur, arriva  à  connaître  le  Rédempteur  qui  nous 
sauve.  Et  pourquoi  n'en  arriverait-il  pas  autant 
aux  autres  païens,  s'ils  honoraient  et  aimaient  de 
toutes  leurs  forces  Dieu  comme  leur  Créateur  ? 
Sans  nul  doute  la  Providence  de  Dieu  les  amène- 
rait par  des  moyens  connus  d'elle  seule,  à  la  con- 
naissance et  à  la  foi  du  Rédempteur,  qui  est  la 
condition  nécessaire  de  toute  justification,  car 
aucun  de  ceux  qui  aimeront  Dieu  de  tout  leur 
cœur  dans  cette  vie  ne  sera  privé  de  la  récom- 
pense   (i).   Mais   Dieu    ressemble  à  un  père  qui 

I.  Pour  résoudre  cette  question  si  dificile  du  salut 
des  infidèles,  les  Théologiens  se  sont  servi  de  l'axiome 
suivant  qu'ils  avaient  emprunté,  tout  au  moins  quant 
aux  sens,  aux  anciens  Pères  :  «  A  celui  qui  fait  ce  qui  est 
«  en  son  pouvoir,  Dieu  ne  refuse  pas  sa  grâce.  »  — 
«  Pendant  cinq  cents  ans,  dit  Lessius  (de  grat.  efficac. 
«  cap.  loetAPPEND.  AD  ID.  cap.  n.  o.â^)  et  peut-être  pen- 
«  dant  un  temps  beaucoup  plus  long,  les  Docteurs  ont 
«  communément  enseigné  que  si  Vhomme  fait  ce  qui  est 
«  en  son  pouvoir,  même  avec  les  seules  forces  de  sa  na- 
«  ture,  Dieu  viendra  à  son  secours  par  sa  grâce,  et  puis 
«  s'il  use  bien  des  premières  grâces,  il  en  recevra  de  plus 
«  abondantes  et  arrivera  peu  à  peu  au  salut.  »  Dieu  s'est 
engagé  par  de  formelles  promesses  à  donner  à  tous  les 
hommes  et  à  chaque  homme  en  particulier,  même  après 
le  péché  originel  et  en  vue  des  mérites  de  Jésus-Christ, 
les  moyens  nécessaires  au  salut.  (I.  Tim.  II,  i  et  suiv.) 


3l2  LA  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

aurait  plusieurs  enfants  dont  un  certain  nombre 
aurait  été  fasciné  par  un  enchanteur  à  tel  point, 
qu'ils  ne  reconnaîtraient  plus  leur  propre  père  et 

Toutefois  cette  promesse  n'est  pas  absolue,  au  moins  en 
ce  qui  concerne  la  vocation  immédiate  et  positive  à  la 
foi,  car  une  promesse  absolue  de  Dieu  se  réaliserait 
toujours  et  en  conséquence  tous  les  infidèles  seraient 
appelés  à  la  foi  ;  ce  qui  est  démenti  par  Texpérience. 
Cette  promesse  ne  peut  donc  être  que  conditionnelle. 
Mais  la  condition  requise  ne  dépend  pas  de  Dieu,  car 
une  telle  condition  serait  incompatible  avec  sa  volonté 
sincère  de  sauver  tous  les  hommes.  Cette  condition 
doit  donc  être  posée  par  l'homme.  Elle  ne  saurait  être  un 
acte  qui  mérite  la  Grâce  de  la  foi  ou  qui  y  dispose  d'une 
manière  positive,  l'infidèle  étant  encore  privé  de  toute 
Grâce  surnaturelle.  Elle  consistera  donc  dans  des  actes 
moralement  bons  accomplis  par  l'infidèle  et  n'ayant 
d'autre  valeur  au  point  de  vue  de  la  Grâce  à  conférer, 
que  d'éloigner  le  seul  obstacle  qui  empêche  Dieu  de  la 
lui  accorder,  le  péché.  Dès  que  cette  condition  aura  été 
posée.  Dieu  en  vertu  de  la  promesse  qu'il  a  faite  et  de 
sa  volonté  sérieuse  de  sauver  tous  les  hommes,  amènera 
à  la  foi  l'infidèle,  dût-il  employer  pour  cela  un  moyen 
extraordinaire.  «  //  appartient  à  la  divine  Providence^ 
«  dit  saint  Thomas,  (q.  14,  de  Verit.  art.  11.  ad  i)  de 
«  pourvoir  chaque  homme  des  choses  qui  sont  nécessaires 
«  au  salut,  à  la  condition  que  l'homme  hii-mhne  iî\v 
«  mette  pas  d'obstacle.  Si  donc  quelqu'un  ayant  grandi 
«  dans  ce  milieu,  (au  milieu  des  forêts),  a  néanmoins 
«  suivi  les  lumières  de  la  raison  en  aimant  le  bien  et  en 
«  s'éloignant  du  mal,  il  est  absolument  certain  que  Dieu 
«  ou  bien  lui  fera  connaître  par  une  révélation  intérieure 
«  les  vérités  qu'il  est  nécessaire  de  croire,  ou  bien  lui 
«  enverra  quelque  prédicateur  de  la  foi,  comme  il  envoya 
«  saint  Pierre  à  Corneille.  » 


DE    LA    GRACE 


3l3 


ne  songeraient  nullement  à  son  héritage.  C'est 
ainsi  que  Dieu  a  sur  la  terre  de  nombreux  enfants, 
dont  les  uns  sont  chrétiens  et  les  autres  païens  ; 
ceux-ci  ont  été  tellement  fascinés  par  le  démon 
qu'ils  ne  reconnaissent  plus  leur  Père  et  leur 
Créateur  et  ne  se  préoccupent  nullement  de  l'hé- 
ritage qu'il  leur  a  préparé.  Tel  est  l'état  du  monde 
et  la  condition  déplorable  des  enfants  d'Adam. 

N'accusons  donc  pas  la  conduite  de  Dieu  et  ne 
lui  attribuons  pas  la  damnation  des  âmes.  «  Dieu 
«  n'a  pas  cessé  de  rendre  témoignage  de  ce  qu'il 
«  est^  en  faisant  du  bien  aux  hommes^  endispen- 
«  sant  les  pluies  du  ciel  et  les  saisons  favorables 
«  pour  les  fruits  de  la  terre...  et  en  remplissant 
«  nos  cœurs  de  joie.  »  (Act.  14.)  Les  hommes  ont 
toujours  été  ingrats  à  son  égard.  Dieu,  dit  saint 
Prosper,  a  soin  de  tous  les  hommes,  il  n'y  en  a 
pas  un  qui  n'ait  eu  pour  l'éclairer  ou  la  prédica- 
tion de  l'Evangile,  ou  le  témoignage  de  la  loi  ou 
la  nature  ;  attribuons  donc  aux  hommes  leur 
infidélité,  à  Dieu  le  don  de  la  foi.  Bénie  soit  votre 
miséricorde,  ô  Dieu  infini.  Créateur  très  aimable 
et  très  digne  d'être  aimé  par  dessus  tout.  Que 
cette  puissance  souveraine  de  créer  de  nouveaux 
hommes  dure  jusqu'à  ce  que  le  nombre  de  vos 
élus  soit  atteint,  et  que  la  gloire  que  vous  avez 
résolu  de  toute  éternité  d'en  retirer  soit  parfaite. 
O  gloire  divine,  en  vue  de  laquelle  tant  de  créa- 
tures sont  substituées  à  d'autres  qui  ont  manqué 
à  leur  vocation  et  à  la  Grâce  par  laquelle  Dieu 
voulait  les  attirer  à  lui,  que  les  chrétiens  vous 
accordent  peu  d'attention  !  Peut-être  moi-même 
qui  trace  ces  lignes,  suis-je  créé  pour  occuper  la 


3l4  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

place  de  quelque  misérable  qui  dans  le  siècle 
écoulé,  avait  été  mis  au  monde,  mais  qui  n'a  pas 
fourni  sa  carrière.  Aussi  est-il  à  jamais  exclu  du 
ciel  et  moi  j'ai  été  tiré  du  néant  pour  le  remplacer. 
Si  je  manque  aussi  à  mon  devoir,  ne  dois-je  pas 
redouter  une  semblable  disgrâce  ?  Et  vous,  cher 
lecteur,  qui  lisez  ou  écoutez  ces  vérités,  pareille 
chose  ne  pourrait-elle  pas  vous  arriver  ?  O  Dieu  ! 
que  vos  jugements  sont  profonds  et  que  votre 
conduite  sur  les  hommes  est  mystérieuse  ! 


SECUNDA  SECUNDΠ

JUXTA 

SANCTUM 

THOMAM 


PRÉFACE 


LE  docte  et  pieux  Gerson  (i)  compte  jusqu'à 
douze  bonnes  actions  que  font  ceux  qui  com- 
posent des  livres  de  piété.  Ils  prêchent,  car  les 
livres  de  piété  sont  aussi  efficaces  qu'une  prédi- 
cation. Ils  étudient  pour  l'avantage  des  autres, 
qu'ils  font  jouir  tout  à  la  fois  du  fruit  de  leurs 
longues  veilles  et  de  leurs  pénibles  travaux.  Ils 
font  généreusement  l'aumône,  car  ils  distri- 
buent leurs  richesses  spirituelles  aux  âmes  qui 
veulent  les  recevoir.  Ils  prient,  parce  que  dans 
de  tels  livres  se  rencontrent  des  élévations  d'âme 
et  des  prières.  Ils  se  mortifient  par  un  genre  de 
travail  que  nul  ne  saurait  estimer  à  son  vrai 
prix,  à  moins  qu'il  ne  soit  lui-même  auteur.  Ils 
assaisonnent  du  sel  spirituel  les  exercices  de 
piété,  et  de  la  sorte  sont  la  cause  que  les  âmes 
y  prennent  plus  de  goût.  Ils  versent  sur  les 
cœurs  arides,  pour  les  faire  fructifier,  des  eaux 
qui  rejaillissent  jusqu'à  la  vie  éternelle.  Ils  éclai- 
rent les  esprits  et  en  chassent  les  ténèbres  de 
l'ignorance.  Ils  enrichissent  l'Eglise  en  augmen- 

I.  De  laude  scripiorum. 


PREFACE  017 


tant  le  trésor  de  sa  bibliothèque  sacrée,  ils  lui 
fournissent  contre  ses  ennemis  visibles  et  contre 
ses  ennemis  invisibles  des  armes  défensives  et 
offensives  ;  ils  l'honorent  enfin,  parce  qu'ils  font 
qu'on  la  respecte  et  qu'on  lui  obéit,  soit  en 
démontrant  ses  prérogatives,  soit  en  enseignant 
qu'on  lui  doit  l'obéissance  dans  tout  ce  qu'elle 
commande.  Ces  avantages  sont  si  grands  et  si 
évidents,  que  les  critiques  de  notre  siècle,  s'ils 
voulaient  les  considérer  attentivement,  traite- 
raient avec  plus  de  douceur  et  de  respect  ceux 
que  le  zèle  de  la  gloire  de  Dieu  et  du  salut  des 
âmes,  pousse  à  composer  des  livres.  Mais  hélas! 
de  tout  temps  on  a  vu  les  roses  croître  parmi  les 
épines  et  les  entreprises  les  plus  louables  être 
en  butte  aux  contradictions.  Il  ne  reste  qu'à  se 
résoudre  à  les  supporter  patiemment. 

C'est  après  avoir  pris  une  telle  résolution  et 
cédant  aux  prières  de  plusieurs  personnes  véné- 
rables entre  les  mains  desquelles  sont  tombés  les 
premiers  traités  de  cette  Théologie  affective^  que 
j'ai  décidé  de  la  continuer  jusqu'à  la  fm.  J'entre 
ici  dans  la  seconde  partie  de  la  seconde  partie 
de  saint  Thomas,  qui  au  témoignage  des  savants 
constitue  son  chef-d'œuvre,  et  dans  laquelle  il 
s'est  autant  surpassé  lui-même  qu'il  a  surpassé 
dans  ses  autres  œuvres  tous  ceux  qui  ont  écrit 
après  lui.  On  y  trouve  les  lumières  les  plus  uti- 
les à  la  vie  intérieure.  Elle  nous  fait  connaître 
les  vertus  en  général,  pour  nous  expliquer 
ensuite  chaque  vertu  particulière  et  traiter  pre- 
mièrement des  trois  vertus  théologales  ou  divi- 
nes, la  Foi,  l'Espérance  et  la  Charité,  qui  nous 


3l8  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

unissent  à  Dieu  d'une  manière  immédiate.  En- 
suite elle  enseigne  «  la  Sobriété^  la  Prudence,  la 
«  Justice  et  la  Vertu  »,  c'est-à-dire  la  Force, 
«  qui  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  utile  dans  la 
«  vie.  »  (Sag.  8.)  Elle  traite  ensuite  de  la  Perfec- 
tion, pour  en  inspirer  aux  âmes  le  désir  et  leur 
révéler  les  moyens  d  y  arriver.  On  voit  par  là  la 
connexion  qui  existe  entre  cette  partie  et  la  pré- 
cédente, soit  parce  que  les  Vertus  sont  les  effets 
de  la  Grâce,  soit  parce  qu'elles  constituent  des 
moyens  pour  arriver  à  la  fm  dernière  qui  est  la 
béatitude. 

Il  faut  observer  que  cette  doctrine  si  admira- 
ble de  saint  Thomas  sur  les  Vertus  n'est  pas 
empruntée,  mot  à  mot,  comme  plusieurs  le 
pensent,  à  la  Somme  des  Vertus  d'Alexandre  de 
Aies,  son  maître  en  théologie.  Nous  avons  pu, 
en  comparant  les  deux  traités,  nous  convaincre 
que  la  Somme  des  Vertus  de  Aies,  le  Docteur 
irréfutable,  est  un  tout  autre  ouvrage  que  la 
Seconde-Seconde  de  saint  Tnomas,  bien  qu'il  y 
ait  peut-être  quelques  idées  communes.  Il  y 
aurait  plus  de  raisons  de  croire  que  saint  Tho- 
mas qui  est  mort  l'an  1274,  l'aurait  puisée  en 
partie  dans  le  Miroir  m.oral  de  Vincent  de  Beau- 
vais,  mort  en  1256.  Plusieurs  articles  de  saint 
Thomas  se  trouvent  mot  pour  mot,  jusqu'à  un 
point  et  une  syllabe  près  dans  le  Miroir  moral 
de  cet  auteur  décédé  avant  lui.  Mais,  dit  le  Car- 
dinal Bellarmin  (i),  est-il  croyable  que  saint 
Thomas  ait  emprunté  à  d'autres  la  plus  belle 

I.  De  Script,  ecclesiast.  anno  1265. 


PRÉFACE  3l9 


partie  de  sa  Somme  théologique  ?  Sans  doute  les 
clartés  de  sa  prodigieuse  intelligence  lui  suffi- 
saient, et  rien  ne  l'obligeait,  soit  à  faire  des 
emprunts,  soit  à  insérer  dans  ses  œuvres  ce  qui 
n'était  pas  de  lui.  Son  esprit  était  une  mine  iné- 
puisable, un  abîme  de  pensées  rares  et  sur  toute 
sorte  de  sujets  ;  pourquoi  donc  se  serait-il  paré 
des  plumes  d'autrui  dans  une  partie  notable  de 
sa  Théologie  ?  Il  est  plus  probable  qu'un  auteur 
postérieur  à  Vincent  de  Beauvais  et  à  saint 
Thomas  aura  inséré  intégralement  dans  les  Dis- 
tinctions de  Vincent  de  Beauvais,  plusieurs 
articles  qui  se  trouvent  dans  les  questions  de  la 
seconde  Partie  de  saint  Thomas,  dans  le  but  de 
composer  un  mélange  de  science  théologique  et 
de  pensées  morales,  offrant  aux  prédicateurs  la 
matière  de  solides  instructions.  Saint  Thomas 
est  donc  le  véritable  auteur  de  cette  excellente 
partie  dont  nous  allons  nous  occuper. 

A  la  fm  de  cette  partie  nous  avons  ajouté  le 
portrait  de  l'âme  parfaite,  tel  que  nous  l'offre  le 
Cantique  des  Cantiques.  En  cela  nous  avons 
voulu  imiter  d'autres  auteurs  qui  en  enrichis- 
sent leur  traité  de  la  Perfection,  et  nous  l'avons 
fait  aussi  pour  la  plus  grande  joie  des  âmes  sain- 
tes, à  qui,  dit  saint  Augustin  (i),  ce  Cantique 
sert  de  récréation  spirituelle.  Il  faut  toutefois 
remarquer  que  nous  y  représentons  l'âme  par- 
faite dans  deux  états,  dont  l'un  est  l'état  de  per- 
fection absolue,  où  Tâme  produit  divers  actes 
de  piété,  et  l'autre  est  l'état  de  perfection  rela- 


I.  L.  17.  De  civ.  Dei,  c.  20. 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


tive,  c'est-à-dire  Fétat  d'une  âme  qui  après  une 
chute,  se  relève  par  la  pénitence  et  désormais 
non  seulement  reprend  ses  habitudes  de  piété, 
mais  aussi  les  multiplie.  C'est  pourquoi  elle 
reçoit  de  son  Epoux  les  mêmes  louanges  et  les 
mêmes  félicitations.  Il  n'y  a  donc  aucune  répéti- 
tion inutile  dans  ce  livre  de  dévotion.  Nous 
avons  fait  remarquer  que  la  clef  de  notre  inter- 
prétation se  trouvait  au  commencement  du  cin- 
quième chapitre  ;  ceux  qui  y  réfléchiront  bien, 
comprendront  combien  l'explication  que  nous 
donnons  de  ce  Cantique  est  naturelle  et  logique. 
Ajoutons  que  cette  partie  de  la  Théologie  qui 
traite  des  Vertus  ne  laisse  pas,  en  même  temps 
qu'elle  est  pratique  d'être  affective,  ni  lorsqu'elle 
est  affective,  d'être  pratique,  parce  que  l'amour 
auquel  elle  nous  excite,  est  un  acte  de  la  volonté 
et  l'exercice  d'une  faculté  affective.  Si  bien  que 
les  vrais  Théologiens  affectifs  font  surtout  pro- 
fession de  bien  apprendre  et  de  pratiquer  encore 
mieux  ce  que  renferme  cette  Seconde-Seconde. 
C'est  à  cette  occasion  que  César  de  Bus,  ce 
grand  serviteur  de  Dieu,  dit  cette  belle  parole  : 
Je  préfère  l'amour  de  Dieu  avec  l'ignorance  que 
la  science  avec  l'orgueil.  Il  s'était  exposé  à  la 
damnation  éternelle,  en  se  plongeant  dans  les 
subtilités  de  l'Ecole  et  en  y  goûtant  un  trop 
grand  plaisir;  désormais,  renonçant  à  cette  étude 
poursuivie  avec  trop  d'ardeur,  il  se  donna  à  la 
pratique  des  vertus  (i). 

I.  P.  Cyprien  de  la  Nativité   en   ses   Avis  pour  les 
Spirituels,  ch.  7. 


PREMIER  TRAITE 

Des   Vertus  en  général 


r  MÉDITATION 

DÉFINITION  DE  LA  VERTU 


SOMMAIRE 

La  Vertu  est  une  disposition  habittielle  de  lame 
qui  Vincline  à  faire  des  actions  conformes  à  sa 
nature  raisonnable.  —  Les  actions  conformes 
à  la  nature  raisonnable  sont  celles  qui  tiennent 
le  milieu  entre  le  trop  et  le  trop  peu.  —  Moyen 
pour  trouver  le  juste  milieu. 

I 

LA  Vertu    est    une    disposition   habituelle    de 
Tâme  qui  l'incline  à  faire  des  actions  con- 
formes à  la  nature  raisonnable. 

Nous  appelons  d'abord  la  Vertu  une  disposition 
habituelle,  c'est-à-dire  une  qualité  stable  et  bien 
fixée  dans  l'âme  qui  la  fait  agir  avec  facilité, 
promptitude  et  plaisir.  Les  qualités  naturelles  de 
l'àme,  lui   suffisent  pour  faire  un  certain  nombre 

BAa,   T.    IV.  21 


LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


d'actions,  mais  elle  ne  les  fait  qu'avec  quelque 
difïiculté  et  quelque  peine  ;  l'habitude  fait  dispa- 
raître cette  peine  et  donne  à  la  faculté  la  facilité 
d'agir.  Or,  comme  l'homme  peut  produire,  soit  des 
actions  bonnes  et  dignes  d'éloge,  soit  des  actions 
mauvaises  et  dignes  de  blâme,  il  faut  distinguer 
deux  sortes  d'habitudes  :  celles  qui  portent  l'àme 
aux  actions  coupables,  et  que  nous  appelons  les 
vices,  et  celles  qui  la  portent  aux  actions  louables, 
et  que  nous  appelons  les  Vertus.  Les  Vertus  sont 
comme  les  instruments  dont  nous  nous  servons 
pour  bien  faire,  elles  déterminent  l'àme  à  faire 
toute  bonne  action  et  lui  donnent  à  cet  effet  une 
certaine  énergie  qui  ne  peut  lui  être  enlevée 
facilement. 

C'est  ce  que  nous  exprimons  dans  la  seconde 
partie  de  notre  définition,  où  nous  disons  que  la 
Vertu  incline  l'àme  à  faire  des  actions  conformes 
à  sa  nature  raisonnable.  Le  bien  d'une  chose  ne 
saurait  être  que  ce  qui  convient  et  est  propor- 
tionné à  cette  chose.  Or,  soit  que  nous  considé- 
rions l'homme  comme  se  conduisant  par  ses  seules 
lumières  naturelles,  soit  que  nous  le  considérions 
comme  agissant  sous  l'influence  de  la  lumière 
surnaturelle  de  la  foi,  qui  élève  et  perfectionne  les 
lumières  naturelles,  rien  ne  lui  convient  mieux 
comme  homme  que  de  faire  des  actions  conformes 
à  sa  nature  raisonnable.  Sans  ces  actions  en  har- 
monie avec  la  raison,  l'âme  ressemble  à  la  brute, 
elle  se  rend  digne  de  toutes  sortes  de  misères, 
parce  qu'elle  déchoit  volontairement  et  qu'elle 
descend  de  la  place  qu'elle  occupait  parmi  les 
êtres  créés  ;  elle  se  corrompt  et  devient  de  plus  en 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         323 

plus  mauvaise.  Si  au  contraire,  elle  fait  des 
actions  convenables  à  la  raison,  elle  se  maintient 
à  son  rang  et  garde  sa  dignité,  elle  conserve  cette 
prééminence  sur  toutes  les  créatures  corporelles 
qui  est  son  privilège,  elle  est  dans  l'état  qui  lui 
convient  et  devient  bonne.  Car,  de  même  que  la 
science  rend  un  homme  savant,  la  Vertu  le  rend 
bon.  C'est  pourquoi  le  Prince  des  philosophes  (i) 
traitant  de  la  Vertu,  dit  qu'elle  fait  que  celui  qui 
la  possède  se  comporte  bien  et  qu'elle  rend  ses 
œuvres  achevées  et  parfaites. 

Comme  fruit  de  celte  considération,  j'estimerai 
la  Vertu  et  je  mettrai  tout  mon  soin  à  l'acquérir, 
puisqu'elle  me  porte  à  faire  ce  qui  m'est  bon, 
d'une  manière  douce  et  agréable,  au  point  de  me 
rendre  bon  moi-même  ;  ce  qui  est  tout  ce  que 
nous  avons  à  désirer  de  mieux  sur  cette  terre.  Si 
en  effet  je  veux  que  tout  ce  que  j'aime  soit  bon, 
à  combien  plus  forte  raison  dois-je  souhaiter  que 
mon  âme  et  que  ma  vie  elle-même  soient  bonnes. 
Tu  aimes  ton  habit,  dit  saint  Augustin  (2),  aussi 
tu  veux  qu'il  soit  bon  ;  tu  aimes  ta  métairie,  tu 
veux  qu'elle  soit  bonne  ;  tu  aimes  ton  fils,  tu  veux 
qu'il  soit  bon  ;  tu  aimes  ton  ami,  tu  veux  qu'il 
soit  bon  ;  tu  aimes  ta  maison,  tu  veux  qu'elle  soit 
bonne.  Que  d'autres  prennent  leur  plaisir  dans 
Tétude  et  dans  la  satisfaction  de  la  curiosité  natu- 
relle à  l'esprit  ;  ou  bien  qu'ils  recherchent  les 
joies  et  les  amusements  de  ce  monde.  Je  leur 
laisse  ma   part  et  je  ne  veux  avoir  d'autre  soin 

1.  Aristote.  2.  Ethic.  c.  5. 

2.  De  discipl.  Christ,  c.  12. 


324  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE  * 

que  celui  d'apprendre  ce  qu'est  la  Vertu,  pour  la 
pratiquer  durant  toute  ma  vie. 

II 

Considérez  plus  particulièrement  que  ces  actions 
qui  conviennent  à  la  nature  raisonnable  sont  celles 
qui  tiennent  le  milieu  entre  le  trop  et  le  trop  peu, 
celles  qui  ne  pèchent  ni  par  excès,  ni  par  défaut. 
C'est  ce  qu'enseigne  ce  philosophe,  Aristote  (i), 
qui  a  si  admirablement  écrit  sur  les  Vertus  mora- 
les, qu'il  semble  s'être  surpassé  lui-même.  Il 
appelle  la  Vertu  une  habitude  de  n'agir  qu'après 
avoir  réfléchi,  habitude  par  laquelle  nous  obser- 
vons une  certaine  modération  qui  nous  convient, 
eu  égard  à  ce  que  nous  sommes,  et  qui  est  telle  au 
jugement  d'un  homme  sage  et  prudent.  Aussi, 
comme  c'est  le  propre  de  la  Vertu  de  nous  faire 
bien  vivre,  et  de  nous  mettre  dans  un  bon  état,  il 
résulte  de  là  qu'elle  doit  nous  porter  à  tenir  le 
milieu,  ou  cette  médiocrité  que  les  anciens  ont 
appelée  dorée  à  cause  de  son  excellence.  Remar- 
quons que  le  vice  ou  la  corruption  ne  proviennent 
que  de  l'excès  ou  du  défaut.  Ce  principe  nous 
paraît  évident,  quand  nous  l'appliquons  aux  exer- 
cices du  corps  ;  ils  affaiblissent  et  ruinent  la  santé, 
s'ils  sont  rares,  comme  aussi  s'ils  sont  fréquents 
et  immodérés  ;  la  nourriture  produit  le  même 
effet  quand  elle  est  prise,  soit  en  trop  grande,  soit 
en  trop  petite  quantité  (2).  De  même  que  la  santé 
du  corps  ne  s'obtient  que  par  une  certaine  modé- 

1.  2,  Eiîiic.  c.  5. 

2.  Ibid.  cap.  2. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         325 

ration  dans  les  exercices  physiques  et  dans  la 
nourriture  ;  de  même  l'àme  ne  sera  en  bon  état 
qu'à  la  condition  de  tenir  le  milieu  dans  ses 
actions,  de  s'éloigner  également  des  deux  extrê- 
mes ;  elle  ne  doit  ni  s'attrister,  ni  se  réjouir,  ni 
parler,  ni  méditer,  ni  travailler  qu'avec  une  juste 
mesure,  c'est-à-dire  ni  trop,  ni  trop  peu. 

En  effet,  toute  Vertu  est  placée  entre  deux  vices 
opposés,  dont  l'un  consiste  dans  le  défaut  et 
l'autre  dans  l'excès.  La  foi  d'abord  est  à  une  dis- 
tance égale  de  deux  vices,  dont  l'un  consiste  à  ne 
rien  croire  ou  à  croire  trop  peu,  et  l'autre  à  croire 
plus  qu'il  ne  faut.  L'espérance  tient  le  milieu 
entre  la  présomption  et  le  désespoir  ;  la  charité  le 
milieu  entre  la  froideur  et  le  zèle  indiscret.  La 
vraie  prudence  a  sa  place  entre,  d'une  part,  la 
négligence  et  l'imprudence,  et  d'autre  part,  la 
prudence  de  la  chair,  l'astuce  et  autres  sollicitudes 
exagérées  ;  la  justice  est  entre  les  injustices  qui 
consistent  à  faire  plus  ou  à  faire  moins  qu'il  ne 
faut  ;  la  force  se  place  entre  l'audace  et  la  lâcheté  ; 
la  libéralité,  entre  l'avarice  et  la  prodigalité  ;  la 
vérité,  entre  la  dissimulation  et  l'arrogance,  par 
laquelle  quelqu'un  s'attribue  plus  qu'il  ne  lui 
convient  ;  la  clémence,  entre  l'apathie  et  la  colère  ; 
la  tempérance,  entre  l'intempérance  et  l'insensi- 
bilité ;  la  bonne  civilité,  entre  la  rusticité  et  l'inso- 
lence mordante  et  offensive.  En  un  mot,  toutes 
les  Vertus,  même  celles  dont  le  nom  nous  est 
inconnu,  parce  qu'on  les  cite  et  qu'on  les  pra- 
tique plus  rarement,  tiennent  le  milieu  entre 
deux  extrémités  appelées  vices. 

C'est  une  vérité    que    l'Ecriture    sainte    nous 


320  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

enseigne,  quand  elle  nous  donne  ce  précepte  : 
«  Vous  ne  vous  détournerez  ni  à  droite  ni 
«  à  gauche.  »  (Deut.  5).  Saint  Paul  nous  dit  à 
son  tour  :  «  Je  recommande  à  tous  ceux  qui 
«  sont  parmi  vous  de  n'être  pas  plus  sages  qtCil 
«  ne  faut.,  mais  d'être  sages  avec  sobriété.  » 
(Rom.  12).  Jésus-Christ  enfin,  l'oracle  de  la  vérité, 
nous  donne  cette  même  règle  dans  ces  mémo- 
rables paroles  :  «  La  voie  qui  mené  à  la  vie 
«  est  étroite.,  et  peu  de  personnes  la  trouvent.  » 
(Matt.  7).  Ces  paroles,  dit  saint  Grégoire  de 
Nysse  (i),  nous  prouvent  que  les  Vertus  sont 
placées  au  milieu  ;  car  tout  vice,  comparé  à  la 
Vertu,  a  quelque  chose  de  moins  ou  quelque  chose 
de  trop.  La  Vertu  seule  chemine  dans  un  sentier 
étroit,  à  égale  distance  des  extrêmes  ;  à  ses  côtés 
sont  les  vices.  C'est  ainsi  que  la  sagesse  consiste 
à  tenir  le  milieu  entre  la  finesse  et  la  simplicité  ; 
ce  que  nous  devons  louer,  ce  n'est  ni  la  finesse  du 
serpent.,  ni  la  simplicité  de  la  colombe^  prises 
séparément,  mais  le  juste  mélange  des  deux  qui 
constitue  une  Vertu. 

Cette  considération  vous  apprendra  à  fuir  les 
extrêmes  et  à  les  tenir  pour  suspects.  Une  des 
ruses  du  démon  consiste,  quand  il  ne  peut  faire 
commettre  à  quelqu'un  une  action  trop  évidem- 
ment mauvaise,  à  le  porter  à  faire  des  excès  de 
dévotion  sous  prétexte  de  mieux  pratiquer  la 
Vertu.  Il  l'excite  à  jeûner,  à  veiller,  à  prier  et  à  se 
livrer  à  d'autres  exercices  également  bons,  avec 
une  ardeur  immodérée,  et  de  cette  façon  il  lui  nuit 

I .  Dt  vita  Mosis, 


DES    VERTUS    EN   GÉNÉRAL  827 

autant  qu'en  Texcitant  à  des  actions  évidemment 
mauvaises.  L'abbé  Moïse  (i)  affirmait  que  le  jeûne 
excessif  et  l'intempérance  conduisent  au  même 
résultat.  Vous  donc,  ô  Sauveur  du  monde,  qui 
avez  toujours  aimé  le  milieu,  qui  dans  la  Trinité 
occupez  le  milieu  entre  les  autres  Personnes  divi- 
nes, qui  dans  l'étable  vous  trouvez  au  milieu  des 
animaux,  au  temple  au  milieu  des  Docteurs,  sur  la 
croix  au  milieu  des  voleurs,  après  la  résurrection 
au  milieu  de  vos  disciples  ;  faites-nous  la  grâce  de 
veiller  à  éviter  les  extrémités  et  de  suivre  la  voie 
moyenne,  qui  vous  plaît. 

III 

Considérez  quel  est  le  moyen  de  trouver  ce  mi- 
lieu, pour  pouvoir  s'y  arrêter  et  pratiquer  la  Vertu. 
Ici  Aristote  (2)  mérite  le  titre  de  grand  Docteur  et 
de  grand  maître  de  la  vie  spirituelle,  quand  il 
nous  enseigne  la  difficulté  qu'il  y  a  à  trouver  ce 
milieu  et  le  moyen  pour  y  parvenir.  Il  est  difficile, 
dit-il,  d'être  vertueux  et  cela  demande  un  grand 
travail,  car  c'est  une  grande  affaire  que  de  trouver 
le  milieu  en  chaque  chose  ;  ainsi  il  n'est  pas  donné 
à  tout  le  monde  de  déterminer  avec  précision  où 
se  trouve  le  milieu  d'un  cercle,  il  y  faut  quel- 
qu'un de  savant  et  de  bien  entendu.  De  même  se 
fâcher,  donner  de  l'argent,  faire  quelque  dépense, 
c'est  chose  assez  commune  ;  mais  se  fâcher,  don- 
ner, dépenser  autant  qu'il  faut,  quand  il  faut, 
pour  le  motif  qu'il  faut,  ce  n'est  pas  le  fait  du 

1.  Apud  Cassianum,  coll.  2. 

2.  2,  Eth.  c.  9. 


328  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

premier  venu,  ni  chose  facile.  Il  continue  à  déve- 
lopper cette  morale  excellente  et  il  nous  donne 
deux  préceptes  pour  nous  faire  toucher  au  but 
que  nous  visons.  Le  premier  est  de  s'éloigner  tout 
d'abord  le  plus  possible  de  l'extrême  le  plus  mau- 
vais et  le  plus  vicieux,  car  il  y  en  a  toujours  un 
des  deux  de  pire  que  l'autre.  Il  faut  imiter  les 
matelots  .qui  obligés  de  passer  entre  deux  écueils, 
s'écartent  davantage  du  plus  dangereux.  Le  second 
précepte  veut  que  nous  considérions  quel  est 
le  vice  auquel  nous  sommes  par  nature  plus 
enclins,  car  parmi  les  hommes,  les  uns  ont  un 
penchant  plus  prononcé  à  commettre  tel  péché 
que  tel  autre.  Or  il  faut  s'éloigner  davantage  de 
ce  péché  pour  lequel  nous  avons  une  plus  forte 
inclination  et  nous  rejeter  du  côté  opposé.  De 
cette  manière,  nous  nous  trouverons  au  milieu  ; 
nous  aurons  imité  ceux  qui  voulant  redresser  un 
bâton,  le  plient  dans  le  sens  opposé.  Mais  par- 
dessus tout  et  en  toute  sorte  d'affaires  nous  devons 
éviter  avec  le  plus  grand  soin  le  plaisir  et  la 
volupté,  en  face  de  laquelle  nous  ne  sommes  pas 
des  juges  intègres  et  impartiaux. 

Cette  philosophie  conçue  par  un  païen  est  pas- 
sée dans  l'enseignement  de  la  Théologie  mystique, 
et  nous  est  offerte  comme  une  des  leçons  les  plus 
nécessaires  pour  parvenir  â  une  vie  parfaite.  Nous 
devons  en  effet,  nous  disent  les  hommes  les  plus 
versés  dans  cette  matière  (i),  mortifier  en  nous 
principalement   ce    vice   ou   cette   passion   qui   y 

I.  Cassian,  coll.  5,  c.  14.  —  Gérard  Zutphan.  De 
spirit.  ascensione,  c.  55. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         829 

règne  davantage  et  qui  nous  fait  tomber  dans  un 
plus  grand  nombre  de  fautes,  afin  que  le  chef,  une 
fois  vaincu,  les  soldats  soient  obligés  de  se  rendre, 
afin  que  la  source  une  fois  tarie,  le  ruisseau  cesse 
de  couler  et  que  la  tête  du  serpent  une  fois  écra- 
sée, c'en  soit  fait  de  sa  vie.  Le  médecin  ne  doit-il 
pas  commencer  par  soigner  la  maladie  la  plus 
dangereuse,  quand  il  a  devant  lui  un  malade 
affligé  de  plusieurs  maladies  à  la  fois  ?  C'est  pour- 
quoi quiconque  veut  se  corriger  de  ses  défauts  et 
travailler  à  acquérir  la  Vertu,  doit  tout  d'abord 
s'examiner  afin  de  découvrir  qu'elle  est  sa  com- 
plexion  morale,  quel  est  son  vice  dominant,  celui 
qui  lui  fait  le  plus  de  peine  et  qui  lui  cause  le  plus 
de  dommage.  Est-ce  l'impatience,  l'incontinence, 
l'intempérance  ?  est-ce  un  naturel  rude  et  porté  à 
la  mélancolie,  ou  l'envie  du  bien  d'autrui,  ou  le 
désir  d'être  loué  et  estimé,  ou  tout  autre  défaut  ? 
Le  défaut  dominant  une  fois  reconnu,  il  faut  se 
demander  quelle  est  la  Vertu  la  plus  directement 
opposée  à  ce  défaut,  l'aimer  et  se  résoudre  à  la 
pratiquer  d'une  manière  plus  particulière,  avec 
une  énergique  persévérance  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
devenue  assez  forte  en  nous  pour  nous  préserver 
du  mal  qui  nous  grevait  le  plus.  A  cet  effet,  dès  le 
matin,  il  faut  se  proposer  de  pratiquer  cette  Vertu, 
faire  l'oraison  sur  son  excellence,  sur  sa  nécessité, 
sur  les  motifs  que  nous  avons  de  l'aimer  et  sur 
les  moyens  de  l'acquérir  ;  il  convient  tout  au  moins 
de  la  demander  à  Dieu  avec  ardeur  dans  toutes 
nos  prières.  Il  importe  aussi  de  faire  toutes  ses 
bonnes  œuvres  à  l'intention  d'obtenir  de  Dieu 
cette  Vertu  si  nécessaire,  et  d'employer  son  exa- 


33o  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

men  particulier  à  se  rendre  compte  des  progrès 
qu'on  y  a  faits.  Il  faut  enfin  veiller  continuelle- 
ment sur  soi-même  et  s'efforcer  de  se  maintenir 
en  tout  temps  et  en  tout  lieu  dans  la  disposition 
de  pratiquer  spécialement  cette  vertu  qui  nous  est 
nécessaire  pour  lutter  contre  notre  plus  grand 
ennemi.  Nous  demande-t-on  s'il  faut  travailler  con- 
tinuellement à  l'acquisition  de  cette  Vertu  jusqu'à 
ce  qu'enfin  on  l'ait  acquise,  nous  répondons  que 
tant  que  cette  Vertu  demeurera  pour  nous  la  plus 
nécessaire,  tant  que  le  mal  auquel  elle  est  oppo- 
sée sera  notre  plus  grand  mal,  il  faut  travailler 
sans  relâche  à  l'acquérir  et  la  prendre  à  tâche 
plus  particulièrement. 

Je  noterai  donc  cet  enseignement  si  important 
et  pour  trouver  le  milieu  où  est  la  Vertu,  j'exami- 
nerai mes  vices  et  dans  quels  excès  je  tombe  le 
plus  souvent,  afin  de  m'en  éloigner  davantage. 
Mais  vous,  ô  Sagesse  éternelle,  qui  êtes  sortie  de 
la  bouche  du  Très-Haut,  vous  qui  avez  appris  aux 
hommes  la  voie  du  ciel,  apprenez-moi,  je  vous  en 
supplie,  à  me  préserver  de  tout  excès,  à  mépriser 
les  biens  de  la  terre,  à  aimer  les  biens  célestes,  à 
me  dépouiller  du  vieil  homme  et  à  me  revêtir  du 
nouveau,  afin  que  retrouvant  comme  une  nou- 
velle naissance  par  la  pratique  des  actes  de  vertu, 
j'apparaisse  purifié  et  corrigé  à  vos  yeux. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         33] 


ir  MÉDITATION 

DE  LA  DIVISION  DES  VERTUS 

EN  VERTUS  ACQUISES 

ET  EN  VERTUS  INFUSES 

ET  DES  DONS  DU  SAINT-ESPRIT 

SOMMAIRE 

Les  Vertus  se  divisent,  au  point  de  vue  de  leur 
principe,  en  Vertus  acquises  et  en  Vertus 
infuses.  —  Les  Vertus  infuses  sont  Us  vrais 
dons  du  Saint-Esprit,  —  Pourquoi  les  sept 
dons  du  Saint-Esprit  sont-ils  si  célèbres  dans 
les  Saintes  Ecritures. 

I 

LES  Vertus  se  divisent,  au  point  de  vue  de  leur 
principe,  en  Vertus  acquises  et  en  Vertus 
infuses.  Dieu  créa  l'âme  humaine  sans  aucune 
Vertu,  et,  selon  l'expression  du  Prince  de  la  phi- 
losophie, comme  une  table  rase,  sur  laquelle  il 
n'y  a  rien  de  peint  ou  de  gravé  :  de  toutes  les 
Vertus  qui  sont  en  elle,  aucune  n'est  naturelle,  ou 
née  avec  elle,  toutes  sont  ou  acquises  ou  infuses. 
Elles  sont  ou  acquises  par  une  heureuse  intelli- 
gence, par  l'étude,  par  le  travail,  par  l'exercice, 
par  les  bonnes  conversations,  par  des  occupations 
honnêtes  ou  par  des  moyens  semblables  ;  ou  infu- 


332  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

sées  par  Dieu  dans  Tàme  pour  rembellir,  quand 
par  elle-même  elle  est  incapable  de  les  acquérir  à 
cause  de  leur  excellence  et  de  leur  sublimité.  Les 
premières  se  portent  vers  leur  objet  par  un  motif 
naturel  et  qui  est  suggéré  par  la  seule  raison 
naturelle  ;  ainsi  la  Vertu  acquise  de  tempérance 
nous  porte  à  faire  un  usage  modéré  des  aliments, 
dans  le  but  de  ne  pas  nuire  à  la  santé  ou  au  tra- 
vail intellectuel.  Les  secondes  se  portent  vers  leur 
objet  par  un  motif  surnaturel,  que  la  foi  peut 
seule  suggérer,  et  s'y  appliquent  pour  des  raisons 
supérieures  qui  regardent  Dieu  en  tant  qu'il  est 
l'auteur  de  la  gloire,  tel  que  le  motif  de  ne  pas 
oifenser  Dieu  ou  celui  de  maintenir  le  corps  dans 
la  dépendance  de  Tesprit,  de  peur  que  par  ses 
révoltes,  il  n'empêche  l'esprit  de  travailler  à  l'œu- 
vre du  salut.  Telle  est  la  doctrine  la  plus  com- 
mune. Cependant  elle  n'est  pas  admise  par  tous 
les  Théologiens,  dont  quelques-uns  soutiennent 
que  les  Vertus  morales  ne  sont  pas  données  à 
l'àme  en  même  temps  que  la  Grâce,  parce  que  les 
Vertus  acquises,  disent-ils,  unies  à  la  foi  et  à  la 
charité  infuse,  peuvent  suffire  à  tout,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  d'avoir  d'autres  Vertus  infuses  qui 
leur  semblent  superflues  (i).  Cette  opinion  n'est 
ni  hérétique  ni  erronée  ;  néanmoins  il  est  plus  sûr 
d'admettre,  avec  le  Docteur  angélique  (2)  et  le 
Docteur  séraphique  (3),  que  les  Vertus  morales 

1.  Henricus,  qiiodl.  6i  q.  11.  —  Scot.  in  ^.  dist.  36. 
q.  3. 

2.  I.  IL  q.  36.  art.  3. 

3.  In  dist.  ^^^  art.  i.  q.  5. 


DES   VERTUS   EN   GÉNÉRAL  333 

sont  infusées  dans  l'àme  et  produites  en  même 
temps  que  la  Grâce,  quand  l'âme  est  justifiée. 

Le  divin  Apôtre  semble  bien  nous  enseigner 
cette  doctrine,  quand  il  dit  de  Dieu  :  «  C'est  lui 
«  qui  vous  communique  son  Esprit  et  opère  en 
«  vous  les  vertus.  »  (Gai.  3.)  Le  Sage  est  du 
du  même  avis,  quand  il  dit  de  la  Sagesse,  qui  est 
Dieu  même  :  «  Elle  nous  apprend  la  sobriété  et 
«  la  prudence.^  la  justice  et  la  vertu  »,  c'est-à- 
dire  la  force  ;  «  choses  les  plus  utiles  dans  cette 
«  vie.  »  (Sag.  8.)  Cet  enseignement  de  la  Sagesse 
a  lieu  par  inspiration  et  par  infusion.  De  plus,  il 
est  certain  que  la  foi,  Tespérance  et  la  charité  sont 
des  Vertus  infuses  ;  il  n'est  plus  permis  de  le 
révoquer  en  doute  après  la  déclaration  si  claire  du 
Concile  de  Trente.  Il  est  certain  également  que 
les  sept  dons  du  Saint-Esprit  émanent  de  Dieu  et 
sont  infus.  Or  les  dons  du  Saint-Esprit  sont  de 
vraies  Vertus,  et  même  l'un  de  ces  dons,  la  force 
est  en  même  temps  une  Vertu  morale.  Il  faut 
donc  conclure  qu'il  y  a  des  Vertus  morales  infu- 
ses. Saint  Prosper  (i)  le  dit  clairement,  il  appelle 
dons  de  Dieu  les  quatre  Vertus  cardinales  et  tou- 
tes les  Vertus  dont  elles  sont  la  source. 

N'oublions  pas  d'ailleurs  que  Dieu,  dans  sa  sa- 
gesse, donne  à  toutes  ses  créatures  tout  ce  qui  leur 
convient  ;  ainsi  il  a  orné  l'âme  de  puissances  et 
de  facultés  naturelles,  qui  sont  l'intelligence,  la 
volonté,  l'imagination,  l'appétit  sensitif  et  les  sens 
extérieurs,  afin  de  lui  permettre  d'atteindre  sa  fin 
naturelle.  De  même  il  a  dû  nous  donner,  avec  la 

I.  De  Vita  contempl.  1.  }.  c.  i8. 


334        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

grâce  sanctifiante,  toutes  sortes  de  Vertus  infuses, 
afin  de  permettre  à  l'âme  d'atteindre  sa  fin  surna- 
turelle, avec  plus  de  facilité  et  d'une  manière  qui 
lui  fût  comme  naturelle.  Si  bien  que  comme  il 
convient  à  la  nature  de  l'âme  d'avoir  des  facultés, 
qui  semblables  à  des  bras,  sont  en  elle  des  prin- 
cipes d'action  et  qu'à  ce  titre  elles  lui  sont  dues, 
ainsi  à  la  grâce  doivent  s'ajouter  les  Vertus  infu- 
ses, comme  des  principes  surnaturels  des  actions 
surnaturelles,  principes  conformes  et  dus  à  son 
être  surnaturel,  qui  lui  servent  à  atteindre  sa  fin 
surnaturelle.  Si  le  corps  a  un  double  organe  de  la 
vue,  de  l'ouïe  et  de  l'odorat,  pourquoi  l'âme,  qui 
est  plus  noble,  n'aurait-elle  pas  des  Vertus  doubles, 
afin  d'agir  avec  plus  de  facilité  ?  pourquoi  n'aurait- 
elle  pas  les  Vertus  acquises  et  les  Vertus  infuses  ? 
On  nous  objecte,  il  est  vrai,  que  la  charité 
suffit  pour  élever  toutes  les  Vertus  à  une  fin  sur- 
naturelle, et  que  dès  lors  il  n'est  pas  besoin  des 
Vertus  infuses.  Sans  doute  il  n'y  a  là  rien  d'impos- 
sible, mais  cela  convient-il  ?  Pour  que  l'ordre  sur- 
naturel soit  parfait,  les  Vertus  morales  ne  doivent 
pas  être  élevées  à  l'ordre  surnaturel  uniquement 
parce  qu'elles  sont  commandées  par  la  charité, 
mais  elles  doivent  l'être  aussi  en  elles-mêmes.  Elles 
doivent  donc  être  infuses.  Ajoutons  encore  que 
les  Vertus  acquises  sont  très  faibks,  quand  il 
s'agit  de  produire  certaines  actions  qui  conduisent 
à  la  béatitude  :  ce  sont  les  Vertus  infuses  qui 
doivent  les  renforcer.  L'âme,  pour  être  dans  un 
état  parfait,  doit  posséder  les  unes  et  les  autres  ; 
alors  elle  se  porte  avec  une  plus  grande  facilité 
vers  tous  les  objets  qui  lui  sont  propres. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         335 

Reconnaissez  la  bonté  et  la  libéralité  de  Dieu  à 
regard  des  âmes  ;  il  a  voulu  les  orner,  les  enrichir 
et  les  fortifier  par  des  Vertus  doubles.  Si  nous  lui 
devons  de  la  reconnaissance  pour  avoir  doublé 
les  organes  de  certains  de  nos  sens,  nous  devons 
lui  être  beaucoup  plus  reconnaissants  pour  avoir 
doublé  dans  nos  âmes  les  Vertus,  en  ajoutant  les 
Vertus  surnaturelles  et  infuses  aux  Vertus  natu- 
relles et  acquises.  Comprenez  par  là  combien  il 
désire  que  nous  lui  rapportions  toute  bonne 
action,  puisqu'il  multiplie  les  Vertus  à  cette  inten- 
tion. Désirez  donc  ces  Vertus  et  dites  avec  un 
saint  personnage  (i)  :  O  Vertu  infuse,  viens  dans 
mon  âme  !  O  Dieu  bon.  Père  de  miséricorde, 
et  de  toute  consolation  !  O  Source  des  grâces, 
Saint-Esprit,  dispensateur  de  toutes  les  Vertus, 
octroyez-les  moi. 

II 

Considérez  que  les  Vertus  infuses  sont  les  vrais 
Dons  du  Saint-Esprit.  Cette  vérité  n'est  pas 
admise  de  tous.  Elle  est  grandement  contestée 
par  plusieurs  illustres  Théologiens,  qui  distin- 
guent les  Vertus  des  Dons  du  Saint-Esprit. 
D'après  eux,  les  Vertus  nous  sont  données  pour 
nous  aider  à  agir  selon  les  lumières  de  la  raison, 
si  ce  sont  des  Vertus  acquises,  et  pour  nous  aider 
à  agir  conformément  aux  lumières  de  la  foi,  si  ce 
sont  des  Vertus  infuses.  Les  Dons  au  contraire, 
nous  sont  accordés  pour  nous  rendre  dociles  aux 
mouvements   particuliers  et  intérieurs  du  Saint- 

I.  Antonius  Vercel.  tr.  De  charitate. 


336  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Esprit,  et  pour  suivre  dans  toutes  nos  actions  ses 
inspirations,  à  l'égard  desquelles  nous  devenons 
souples  et  obéissants.  Ainsi,  puisqu'il  y  aurait 
trois  principes  pour  nous  porter  à  agir,  la  lumière 
de  la  raison,  la  lumière  de  la  foi  et  l'inspiration 
du  Saint-Esprit,  il  y  aurait  autant  d'habitudes 
différentes  pour  nous  disposer  à  correspondre  sua- 
vement et  d'une  manière  comme  naturelle  à  ces 
trois  principes  ;  ce  serait  les  Vertus  acquises,  les 
Vertus  infuses  et  les  Dons  du  Saint-Epsrit. 

Bien  que  ce  raisonnement  ne  manque  pas  d'une 
certaine  valeur,  néanmoins  celui  qui  aura  bien 
réfléchi  sur  cette  question,  reconnaîtra  que  l'opi- 
nion contraire,  je  veux  dire  celle  qui  soutient  que 
les  Dons  du  Saint-Esprit  ne  se  distinguent  pas  des 
Vertus,  est  plus  probable.  D'abord  le  glorieux 
saint  Ambroise  (i)  appelle  les  sept  Dons  du  Saint- 
Esprit  des  Vertus,  et  déclare  qu'ils  comprennent 
en  eux  la  plénitude  des  Vertus.  Guillaume  de 
Paris  (2),  l'homme  le  plus  savant  de  son  siècle, 
est  du  même  avis,  ainsi  que  le  Maître  des  Sen- 
tences (3),  le  Docteur  subtil.  Major  et  plusieurs 
autres  personnages  remarquables  par  leur  science, 
dont  la  Théologie  est  plus  nette  et  moins  embrouil- 
lée sur  cette  matière.  Il  est  digne  de  remarque 
que  ceux  qui  mettent  une  diff"érence  entre  les 
Vertus  et  les  Dons  du  Saint-Esprit,  attribuent  de 
si  grandes  perfections  et  des  actes  si  héroïques 
aux  Dons  dans  le  but  de  les  distinguer  des  Vertus 

1.  L.  I.  De  spir.  S.  cap.  20. 

2 .  De  virtut.  en. 

3.  L.  3.  Sentent,  dist.  34. 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  SS^ 

dont  ils  portent  le  nom,  qu'il  est  facile  d'après  cela 
de  comprendre  que  ces  Dons  ne  peuvent  convenir 
qu'aux  plus  grandes  âmes,  comme  aux  Apôtres, 
aux  Prophètes,  aux  Martyrs,  ou  aux  Docteurs, 
mais  non  pas  à  toutes  les  âmes  qui  ont  simple- 
ment la  grâce  sanctifiante.  Et  néanmoins  ils  sou- 
tiennent que  les  Dons  sont  nécessaires  au  salut 
et  qu'il  convient  à  tous  les  justes,  sans  en  exclure 
les  moins  parfaits,  de  les  avoir.  Voilà  qui  est 
inadmissible  et  par  conséquent  c'est  vainement 
qu'ils  s'efforcent  de  mettre  les  Dons  au-dessus  des 
Vertus. 

De  plus,  comme  le  Saint-Esprit  nous  inspire  un 
très  grand  nombre  de  bonnes  actions  différentes, 
il  ne  faudrait  pas  admettre  seulement  sept  Dons, 
mais  il  faudrait  en  compter  un  nombre  égal  à 
celui  des  commandements  et  des  conseils,  car  le 
Saint-Esprit  forme  et  excite  les  âmes  à  les  suivre. 
S'il  faut  un  don  de  force  pour  obéir  au  Saint- 
Esprit  dans  les  cas  difficiles  et  où  l'héroïsme  s'im- 
pose, il  faudrait  également  un  don  de  foi  pour 
croire  un  grand  mystère  ;  un  don  de  justice  pour 
juger  un  différend  d'une  grande  importance,  un 
don  de  tempérance  et  de  sobriété  pour  les  actes 
signalés  de  ces  vertus.  Mais  tout  cela  est  si  obscur 
qu'il  faut  qu'un  esprit  qui  se  confie  davantage 
dans  la  raison  que  dans  l'autorité  et  le  sentiment 
des  autres,  renonce  à  le  comprendre. 

C'est  pourquoi  il  faut  conclure  que  les  Vertus 
infuses  sont  de  vrais  Dons  du  Saint-Esprit  et 
qu'elles  suffisent  pour  produire  tous  les  effets  pour 
lesquels  on  a  jugé  nécessaire  d'imaginer  des 
Dons.  Ces  Dons  ne   doivent  pas  être  considérés 

Bail,  t.  it,  pa 


338  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

comme  des  grâces  spécifiquement  distinctes  des 
Vertus,  mais  comme  des  grâces  semblables  sous 
des  noms  différents.  Celui  en  effet  qui  possède  les 
Vertus  intellectuelles  et  les  Vertus  morales,  qui  a 
les  Vertus  théologales  et  les  Vertus  cardinales,  est 
suffisamment  disposé  à  suivre  les  inspirations  du 
Saint-Esprit  touchant  les  objets  propres  de  ces 
Vertus.  Il  faut  noter  aussi  que  l'inspiration  du 
Saint-Esprit  est  déjà  pour  l'âme  une  aide  et  un 
secours  qui  lui  sert  à  se  porter  là  où  elle  tend. 
Pourquoi  donc  multiplier  les  habitudes  infuses  et 
en  créer  qui  soient  distinctes  des  Vertus.  Certai- 
nement les  plus  savants  Pères  de  l'Eglise,  saint 
Jean  Chrysostôme,  saint  Augustin,  saint  Jérôme 
et  d'autres  encore  dans  leurs  commentaires  sur 
les  endroits  difficiles  de  l'Ecriture  Sainte,  n'ont 
jamais  admis  une  semblable  différence.  Ainsi 
donc  toutes  les  Vertus  nous  sont  données  par  le 
Saint-Esprit,  ce  sont  des  Dons  et  des  présents 
qu'il  nous  fait,  dont  on  peut  dire  avec  l'Apôtre 
saint  Jacques  :  «  Tout  don  très  bon  et  tout  pré- 
«  sent  parfait,  vient  d'en  haut  du  Père  des 
«  lumières  »  (Jacq.  i.)  (i). 

I.  Sur  ce  point  Bail  s'écarte  de  l'opinion  plus  com- 
mune des  Théologiens  et  notamment  de  saint  Thomas 
qui  affirme  (I.  II.  q.  68,  a.  i,)  que  les  Dons  du  Saint- 
Esprit  sont  distincts  des  Vertus,  pour  embrasser  l'opi- 
nion de  Scot  et  de  quelques  autres  Théologiens  qui 
appellent  Dons  du  Saint-Esprit  les  trois  Vertus  théolo- 
gales et  les  quatre  Vertus  cardinales.  Cependant  il 
existe  entre  les  Dons  et  les  Vertus  une  grande  différence 
à  un  triple  point  de  vue.  i)  Au  point  de  vue  des  actes 
d'abord.  Les  Vertus  perfectionnent  l'homme   sous  le 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         SSq 

Cette  considération  m'apprendra  à  reconnaître 
Dieu  comme  Fauteur  et  le  principe  des  Vertus,  à 
qui  il  faut  recourir  par  des  prières  ardentes,   si 

rapport  des  actions  ordinaires  que  peut  commander  la 
raison  humaine  munie  de  la  foi  et  des  autres  vertus  ; 
tandis  que  les  Dons  mettent  dans  l'homme  des  disposi- 
tions en  quelque  sorte  divines  et  héroïques  qui  le  ren- 
dent prêt  à  se  laisser  mouvoir  par  Dieu  lui  inspirant  des 
actions  qui  dépassent  en  générosité  et  en  perfection 
celles  que  les  justes  font  communément.  Or,  comme  le 
mobile  doit  être  proportionné  au  moteur,  et  que  plus  le 
moteur  est  parfait,  plus  il  faut  que  la  disposition  du 
mobile  soit  parfaite,  les  Dons  doivent  être  des  qualités 
distinctes  des  Vertus.  Ils  sont,  disent  les  Théologiens, 
par  rapport  aux  Vertus  comme  la  magnanimité  par  rap- 
port aux  autres  Vertus  morales.  2)  Au  point  de  vue  de  la 
manière d' agir .  L'homme  se  meut  lui-même  par  sa  raison 
et  sa  volonté,  quand  il  produit  les  actes  de  Vertu  ; 
quand  il  produit  les  actes  auxquels  les  Dons  le  disposent, 
il  est  mû  par  Dieu  beaucoup  plus  qu'il  ne  se  meut,  bien 
qu'il  se  meuve  encore  lui-même  sous  la  motion  de 
l'Esprit  Saint.  3)  Au  point  de  vue  de  la  règle  conformé- 
ment à  laquelle  ces  actes  s'accomplissent.  La  raison 
humaine  et  la  prudence  sont  la  règle  à  laquelle  les 
actes  des  Vertus  acquises  doivent  être  conformes  ;  la 
foi  est  celle  à  laquelle  doivent  être  conformes  les  actes 
des  Vertus  infuses;  mais  la  règle  des  actions  qui  procè- 
dent des  Dons  est  un  instinct  divin  dont  Dieu  se  sert 
pour  donner  à  l'homme  des  inspirations  qui  dépassent 
tout  ce  que  peuvent  inspirer  ordinairement  la  raison  et 
la  foi  ;  instinct  admirable  qui  pousse  de  grands  Saints  à 
accomplir  des  œuvres  surprenantes,  sans  qu'eux-mêmes 
puissent  s'expliquer  comment  leur  est  venue  soit  la 
pensée,  soit  la  force  de  les  accomplir.  Citons  l'action 


340  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

nous  voulons  les  obtenir.  C'est  à  lui  aussi  qu'il 
faut  en  rapporter  toute  la  gloire  et  adresser  nos 
remerdments,  quand  nous  les  trouvons  en  nous, 


de  Samson  (Jug.  xvi,  30)  qui  «  ébranlant  les  colonnes  de 
«  la  maison  »,  la  fit  crouler  sur  lui-même  et  sur  tous 
ceux  qui  étaient  présents  ;  le  jugement  de  Salomon  qui 
suppose  une  sagesse  bien  supérieure  à  celle  d'un  enfant 
de  douze  ans  (III«  Rois  III)  ;  et  dans  le  Nouveau  Testa- 
ment l'apparente  témérité  de  certains  martyrs  qui 
comme  sainte  Apollonie,  se  jetaient  eux-mêmes  dans 
le  feu.  Bail  déclare  inadmissible  que  les  Dons  se  trou- 
vent chez  tous  les  justes,  parce  qu'ils  sont  néces- 
saires au  salut,  alors  qu'ils  ne  sont  utiles  qu'aux  plus 
grands  Saints  que  seuls  l'Esprit-Saint  'pousse  à  des 
actions  héroïques.  A  cela  Suarez  répond  (de  grat. 
1.  6,  c.  10,  n.  6)  que  Dieu  se  sert,  il  est  vrai,  des 
Dons,  pour  inspirer  à  certaines  âmes  des  actions  héroï- 
ques, mais  qu'il  peut  aussi  s'en  servir  et  qu'il  s'en 
sert  fréquemment  en  réalité  pour  exciter  les  justes  à  la 
pratique  des  vertus  ordinaires,  soit  en  matière  de  pré- 
cepte, soit  en  matière  de  conseil,  de  telle  sorte  que 
dans  tous  ces  cas  où  ils  pourraient  agir  avec  la  seule 
vertu,  ils  agissent  d'une  manière  plus  élevée,  c'est-à- 
dire  par  le  Don.  —  Ajoutons  que  l'opinion  qui  distin- 
gue les  Dons  des  Vertus  est  plus  conforme  à  la  doctrine 
des  Pères  dont  on  peut  voir  les  nombreux  témoi- 
gnages dans  Valentia  (tom.  2,  disp.  5^  q.  8,  p.  i)  et  que 
de  l'opinion  qu'adopte  Bail  il  résulterait  ou  bien  que 
Jésus-Christ  n'a  pas  eu  tous  les  dons  qui  lui  sont  promis 
dans  le  célèbre  passage  d'Isaïe  (xi,  2.  suiv.),  ou  bien  qu'il 
aurait  eu  la  foi^  ce  qui  est  contraire  à  l'enseignement  de 
tous  les  Théologiens  affirmant  que  la  foi  est  incompa- 
tible avec  la  vision  béatifique  dont  le  Sauveur  a  toujours 
joui. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         841 

car  ce  sont  ses  Dons  et  les  effets  de  sa  magnifi- 
cence, c'est  en  lui  qu'est  leur  source.  Donc,  ô 
Seigneur,  «  Heureux  Vhomme  que  vous  ave\ 
«  enseigné^  »  (Ps.  gS.  —  «  Vos  mains  m'ont  créé 
«  et  m'ont  Jormé^  donnez-moi  V intelligence^  afin 
«  que  faime  vos  commandements,  car  c'est  là 
«  mon  désir.  »  (Ps.  ii8.  —  «  O  mon  âme!  bénis 
«  le  Seigneur  y  et  garde-toi  bien  de  jamais  oublier 
«  ses  dons.  »  (Ps.  102.) 

III 

Considérez  pourquoi  les  sept  Dons  du  Saint- 
Esprit  sont  si  estimés  et  si  célèbres  dans  les 
saintes  Ecritures  et  dans  les  livres  spirituels.  C'est 
d'abord  le  prophète  Isaïe  qui  dit  de  Jésus-Christ 
qu'il  aura  ces  sept  Dons.  «  Et  VEsprit  de  Dieu 
«  se  reposera  sur  lui  ;  V esprit  de  sagesse  et  d'in- 
«  telligence.,  V esprit  de  conseil  et  de  force.,  V esprit 
«  de  science  et  de  piété  ;  et  il  sera  rempli  de 
«  V esprit  de  crainte  de  Dieu  ».  (Is.  2).  Ce  sont 
ces  paroles  qui  ont  servi  de  fondement  à  la  dis- 
tinction imaginée  entre  les  Vertus  infuses  et  les 
Dons  du  Saint-Esprit  ;  c'est  là  le  point  de  départ 
des  louanges  de  ces  Dons  dont  sont  remplis  les 
livres  de  spiritualité,  de  ces  descriptions  très 
détaillées  qu'ils  en  donnent  et  de  ces  nombreuses 
exhortations  qui  ne  tendent  qu'à  nous  les  faire 
désirer,  demander  à  Dieu  et  pratiquer.  A  cela 
nous  répondons  que  le  prophète  Isaïe  en  décrivant 
les  Vertus  de  Jésus-Christ,  a  fait  une  mention 
expresse  de  ces  sept  Vertus  en  vue  des  Juifs,  ses 
ennemis,  qui  cherchant  tous  les  moyens  de  le 
discréditer,  devaient   lui   reprocher   de    manquer 


342  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

surtout  de  ces  sept  Vertus,  car  ils  ont  dit  tantôt 
que  le  Christ  était  illettré  et  n'avait  jamais  fait 
aucune  étude,  tantôt  qu'il  était  en  contradiction 
avec  les  saintes  Ecritures,  tantôt  qu'il  était  faible 
et  dépourvu  de  toute  autorité,  tantôt  qu'il  était 
un  blasphémateur,  et  n'avait  aucun  sentiment 
religieux,  ni  aucun  sentiment  de  respect  pour 
Dieu.  Le  Prophète  prévoyant  donc  que  ces  blâmes 
devaient  être  adressés  à  tort  à  Jésus-Christ,  a 
voulu  réfuter  la  calomnie  avant  la  naissance  du 
Sauveur  et  donner  un  démenti  aux  Juifs  (i).  Il 
semble  avoir  voulu  leur  dire  :  Il  ne  sera  pas  tel 
que  vous  le  faites,  il  ne  sera  pas  dépourvu  de 
grandes  lumières  ni  de  grandes  connaissances.  Il 
possédera  en  effet  la  Vertu  de  sagesse,  pour  con- 
naître les  choses  divines  et  éternelles  ;  la  Vertu 
d'intelligence,  pour  pénétrer  les  plus  profonds 
mystères  des  Ecritures  ;  la  Vertu  de  prudence  qui 
lui  suggérera  de  bons  conseils  dans  tout  ce  qu'il 
entreprendra  ;  la  Vertu  de  for.ce,  qui  le  rendra 
invincible  à  toutes  les  menaces  et  à  tous  les  tour- 
ments qu'on  pourra  lui  infliger  ;  la  Vertu  de 
science  qui  lui  fera  connaître  toutes  les  choses 
créées  et  le  bon  usage  qu'on  peut  en  faire  pour  la 
vie  éternelle  ;  enfin  la  Vertu  de  piété  et  de  crainte 
révérentielle  de  Dieu,  afin  qu'il  honore  Dieu 
comme  son  Père  très  bon,  et  qu'il  le  respecte 
comme  le  Seigneur  plein  de  grandeur  et  de 
majesté.  Ainsi  donc  le  grand  prophète  Isaïe  a 
prédit  à  dessein  ces  sept  Vertus  de  Jésus-Christ, 
parce  que  ce  sont  tout  spécialement  celles-là  qui 

I.  Guillelmus  Parisiens,  ibid. 


DES    VERTUS    EN   GÉNÉRAL  343 

devaient  le  rendre  irrépréhensible  et  le  mettre  à 
couvert  des  injures  des  incroyants  qui  n'avaient 
pas  de  lui  l'opinion  qu'il  convenait  d'en  avoir. 

D'autre  part,  ces  mêmes  Vertus  sont  recom- 
mandées par  les  auteurs  spirituels,  parce  qu'il  y  a 
surtout  sept  maux  qui  déshonorent  lamentable- 
ment la  vie  humaine  et  auxquels  ces  sept  Vertus 
servent  de  remède  et  de  contrepoids.  Le  premier 
est  l'enfantillage  de  certains  hommes  qui  passent 
leur  vie  dans  des  occupations  futiles,  dans  des 
bagatelles  dignes  de  petits  enfants  ;  à  ce  mal, 
l'Ecriture  sainte  oppose  la  gravité  de  la  sagesse 
qui  occupe  les  esprits  à  de  grandes  et  sublimes 
pensées.  Le  second  est  la  grossièreté  d'esprit  qui 
fait  que  certains  hommes  s'arrêtent  aux  dehors  et 
aux  qualités  sensibles  et  s'y  attachent  ;  à  ce  mal, 
est  opposée  la  Vertu  d'intelligence,  qui  nous  per- 
met de  pénétrer  dans  l'intime  de  l'àme  ;  c'est  elle 
qui  fait  connaître  les  merveilles  qui  sont  cachées 
dans  les  créatures  où  Dieu  habite  et  les  mystères 
que  nous  voilent  les  ombres  des  figures.  Le  troi- 
sième mal  consiste  dans  la  témérité  de  l'homme 
au  milieu  des  dangers  de  ce  monde  ;  la  prudence 
et  le  conseil  lui  sont  opposés.  Le  quatrième  con- 
siste dans  la  faiblesse  humaine,  dans  le  peu  de 
courage  et  d'énergie  qu'ont  les  âmes  :  l'Ecriture 
lui  oppose  la  force.  Le  cinquième  est  la  duperie  de 
l'esprit  qui,  quand  il  s'agit  de  faire  le  discernement 
des  créatures,  qualifie  celles  qui  sont  bonnes  de 
mauvaises  et  porte  sur  elles  un  jugement  faux;  le 
remède  de  ce  mal  se  trouve  dans  la  science  qui 
lui  représente  les  choses  telles  qu'elles  sont,  sans 
erreur  ni  tromperie.  Le  sixième  mal  est  la  profa- 


344  LA.  THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

nation  des  choses  saintes  et  célestes  qui  nous  fait 
traiter  Dieu  avec  mépris  et  nous  rend  irréligieux  ; 
à  ce  mal  est  opposée  la  Vertu  de  piété.  Le  sep- 
tième mal  est  une  sotte  assurance  qui  nous 
empêche  de  nous  tenir  sur  nos  gardes  au  milieu 
des  plus  graves  dangers  ;  la  crainte  en  est  le 
remède. 

Pour  toutes  ces  raisons,  on  ne  saurait  assez  esti- 
mer ces  sept  Dons  ou  ces  sept  Vertus  infuses  du 
Saint-Esprit  :  par  elles  nous  sommes  aidés  au 
milieu  de  si  grandes  et  si  pressantes  misères,  et  de 
plus,  elles  nous  servent  à  bien  régler  nos  actions 
soit  dans  la  vie  active,  soit  dans  la  vie  contempla- 
tive ;  la  sagesse  en  effet,  l'intelligence  et  la  science 
nous  aident  plus  particulièrement  dans  la  pratique 
de  l'oraison  mentale,  la  prudence,  la  force  et  la 
piété,  dans  les  actions  ordinaires  de  la  journée,  la 
crainte  de  Dieu  dans  toutes  ces  actions  à  la  fois. 
Quand  les  âmes  se  conforment  à  Jésus-Christ  par 
la  pratique  de  ces  Vertus,  elles  ne  sont  ni  surpri- 
ses ni  blessées  par  tant  de  misères  et  de  calamités 
qui  les  menacent  et  qui  n'ont  d'autre  résultat  que 
de  leur  faire  perdre  le  ciel.  Enfin,  elles  font  de 
grands  progrès  dans  la  vie  spirituelle  et  leurs  mé- 
rites croissent  comme  le  soleil  croît  en  clarté 
depuis  l'heure  de  son  lever  jusqu'à  son  midi, 
conformément  à  cette  parole  du  Sage  :  «  Le  sen- 
«  tier  des  justes  est  comme  une  lumière  brillante 
«  qui  s'avance  et  qui  croît  jusqu'au  jour  par- 
«  fait.  »  (Prov.  4.) 

Heureuses  donc  les  âmes  dans  lesquelles  le 
Saint-Esprit  a  versé  ces  Dons  et  ces  admirables 
Vertus.   Heureuses  les  âmes  qui   les   pratiquent 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         345 

fidèlement  et  qui  se  mettent  ainsi  à  l'abri  des 
maux  affreux  qui  consomment  la  ruine  spirituelle 
des  hommes  et  les  empêchent  de  faire  tous  les 
jours  des  progrès  dans  la  voie  de  la  sainteté.  O 
Soleil  du  monde,  d'où  partent  les  sept  rayons  de 
ces  éminentes  vertus,  vous  en  qui  elles  reposent 
pleinement  et  paisiblement,  voyez  le  déplorable 
état  où  je  suis  réduit  sans  elles.  Donnez-les  moi, 
Seigneur,  je  vous  les  demande  au  nom  de  votre 
royale  et  divine  magnificence.  Donnez-moi  la  gra- 
vité de  la  sagesse,  afin  que  mon  âme  ne  soit  pas 
frivole  ;  donnez-moi  la  finesse  de  l'intelligence, 
afin  que  mon  âme  n'ait  pas  des  goûts  matériels  ; 
donnez-moi  le  conseil,  afin  qu'elle  ne  soit  pas 
téméraire  au  milieu  du  danger;  donnez-moi  la 
force,  afin  qu'elle  triomphe  de  tous  les  obstacles  ; 
donnez-moi  la  science,  afin  qu'elle  ne  soit  pas 
dupe  de  l'erreur  ;  donnez-moi  la  piété,  afin  qu'elle 
vous  témoigne  des  sentiments  plus  religieux  ; 
donnez-moi  la  crainte,  afin  qu'elle  se  tienne  davan- 
tage sur  ses  gardes.  Enfin,  accordez-moi  tous  vos 
sept  Dons  à  la  fois,  afin  que  je  sache  mieux  me 
diriger  dans  la  vie  active  et  dans  la  vie  contempla- 
tive, pour  la  plus  grande  gloire  de  votre  nom  béni. 
Ainsi  soit-il. 


346  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


Iir   MÉDITATION 

DE  LA  DIVISION  DES  VERTUS 

EN  VERTUS   INTELLECTUELLES 

ET  VERTUS  MORALES 

EN  VERTUS  THÉOLOGALES 

ET  VERTUS  CARDINALES 


SOMMAIRE 

Les  Vertus  considérées  par  rapport  au  sujet  qui 
les  possède,  se  divisent  en  Vertus  intellectuelles 
ou  spéculatives  et  Vertus  morales  ou  affectives. 
—  Considérées  par  rapport  à  leur  objet,  elles 
se  divisent  en  Vertus  théologales  et  Vertus 
cardinales.  —  Les  Vertus  cardinales  peuvent 
être  considérées  sous  un  triple  rapport^  comme 
dirigeant  nos  actions,  comme  nous  purifiant 
et  comme  procédant  d'une  âme  purijiée. 

I 

LES  Vertus  considérées  par  rapport  au  sujet  en 
qui  elles  se  trouvent,  se  divisent  en  intellec- 
tuelles ou  spéculatives,  et  en  morales  ou  affectives. 
Les  Vertus  intellectuelles  sont  celles  qui  rendent 
l'esprit  habile  à  discerner  ce  qui  est  vrai  et  à  y 
adhérer.  Les  Vertus  morales  ou  affectives  sont 
celles  qui  donnent  à  la  volonté  et  au  cœur  une 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         847 

certaine  facilité  à  se  porter  vers  tout  objet  bon  et 
qui  convient  à  l'homme  considéré  soit  comme 
doué  de  raison,  soit  comme  éclairé  de  la  foi  et  des 
lumières  surnaturelles.  Le  Prince  des  philoso- 
phes (i)  admet  cinq  Vertus  intellectuelles  ;  savoir  : 
l'art  qui  rend  l'homme  habile  à  bien  faire  ses  œu- 
vres extérieures  ;  la  prudence  qui  le  rend  habile  à 
faire  des  actions  bonnes  par  rapport  à  lui-même  ; 
l'intelligence  qui  le  rend  habile  à  connaître  les 
premiers  principes  et  les  maximes  générales  ;  la 
science  qui  le  rend  apte  à  découvrir  la  vérité  en 
s'appuyantsur  des  principes  certains  ;  et  la  sagesse 
qui  le  rend  apte  à  connaître  les  choses  divines.  On 
peut  comprendre  sous  le  nom  de  sagesse  la  Vertu 
de  foi,  par  laquelle  nous  connaissons  Dieu  et  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  son  service,  de  même  que 
cette  autre  Vertu  intellectuelle  qui  nous  rend  aptes 
à  éclaircir  les  passages  mystérieux  des  Saintes 
Ecritures;  on  peut  même  y  comprendre  la  Théo- 
logie, car  elle  aussi  est  une  Vertu  intellectuelle 
qui  éclaire  l'esprit  sur  l'objet  le  plus  noble  auquel 
l'homme  puisse  s'élever. 

Quant  aux  Vertus  morales  et  affectives,  nul  ne 
peut  en  déterminer  le  nombre.  Ceux  qui  le  fixent 
à  trente  ne  se  sont  pas  rendu  compte  de  toutes  les 
difficultés  qu'on  pourrait  leur  faire  et  auxquelles 
les  esprits  les  plus  forts  seraient  bien  embarrassés 
pour  répondre  (2). 

Quoi  qu'il  en  soit,  par  ces  deux  espèces  de 
Vertus,  l'homme  a  ses  deux  principales  facultés, 

1.  Ethic.  1.  6.  ch.  3. 

2.  Greg.  de  Valentia,  tom.  2,  disp.  5. 


348  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

rintelligence  et  la  volonté,  munies,  ornées  et 
enrichies,  et  comme  ces  deux  puissances  supé- 
rieures gouvernent  les  puissances  de  la  partie 
sensitive,  quand  elles-mêmes  sont  bien  réglées, 
elles  mettent  dans  ces  puissances  inférieures  tout 
le  bon  ordre  dont  elles  sont  susceptibles.  C'est  ce 
qui  a  fait  dire  à  saint  Prosper  d'Aquitaine  (i)  que 
la  vertu  a  sa  résidence  dans  l'àme,  mais  qu'elle 
sanctifie  et  l'àme  et  le  corps.  Les  véritables  Vertus 
en  effet,  ne  résident  que  dans  l'âme,  soit  dans 
l'intelligence,  soit  dans  la  volonté,  mais  elles 
étendent  leur  empire  sur  tout  le  corps  et  sur  tous 
les  mouvements  de  la  partie  inférieure  qui  par 
elles  est  sanctifiée,  assujettie  à  la  raison  et  consa- 
crée au  service  de  Dieu. 

A  la  vue  de  cette  multitude  de  Vertus,  je  louerai 
la  bonté  et  la  providence  de  Dieu  à  l'égard  de 
l'homme  qu'il  a  soin  de  munir  si  abondamment 
dans  son  esprit  et  dans  sa  volonté,  en  réglant  ses 
connaissances  et  ses  affections.  Ensuite  je  désirerai 
posséder  ces  Vertus  et  à  la  vue  du  petit  nombre 
de  Vertus  que  je  découvre  en  moi,  je  déplorerai 
mon  triste  état.  O  Seigneur  très  doux,  ô  très 
gracieux  Sauveur,  ô  Jésus  béni.  Rédempteur  de 
tous  les  hommes,  accordez-moi  par  les  mérites 
de  votre  sainte  Passion,  les  Vertus  intellectuelles 
et  affectives,  car  vous  avez  dit  :  «  Demande^  et 
«  vous  recevre^^  cherche^  et  vous  trouvère:^.  » 
(Jean,  16).  Voilà  que  nous  recherchons  votre  Grâce 
et  les  Vertus  ;  nous  les  désirons  de  tout  notre 
cœur  et  de  toute    notre   âme.    Donnez-les   nous 

I.  L.  3,  De  vita  contempl.  c.  16. 


DES    VERTUS   EN   GÉNÉRAL  34^ 

donc,  Seigneur,  remplissez-en  notre  âme,  ornez-en 
notre  esprit  et  notre  volonté.  O  mon  âme,  pour- 
quoi es-tu  languissante  ?  pourquoi  t'endors-tu  ? 
pourquoi  demeures-tu  dans  ta  paresse?  Demande, 
demande  constamment  les  Vertus  à  ton  Seigneur, 
et  il  te  les  accordera. 


II 


En  second  lieu,  les  Vertus  considérées  par 
rapport  à  leur  objet  se  divisent  en  Vertus  théolo- 
gales et  Vertus  cardinales.  Les  Vertus  théologales 
sont  celles  qui  ont  Dieu  pour  principal  objet  et 
motif,  et  qui  dirigent  vers  lui  les  principales  puis- 
sances de  notre  àme.  En  effet,  par  la  foi  nous 
croyons  en  Dieu  à  cause  de  Dieu  même,  auteur 
de  la  révélation  ;  par  Tespérance,  nous  espérons 
Dieu,  à  cause  de  Dieu  même  qui  nous  donne 
son  secours  ;  par  la  charité  nous  aimons  Dieu  à 
cause  de  Dieu  même  que  ses  perfections  infinies 
rendent  infiniment  bon  et  aimable. 

Les  Vertus  cardinales  sont  celles  qui  dirigent  cel- 
les de  nos  actions  qui  ont  pour  objet  soit  le  prochain, 
soit  nous-mêmes  ;  car  la  Vertu  sert  à  rectifier  les 
puissances  et  à  les  fortifier  contre  les  difficultés. 
C'est  pourquoi,  de  même  que  les  Vertus  théolo- 
gales sont  nécessaires  pour  régler  les  puissances 
de  Tàme  dans  leurs  rapports  avec  Dieu  et  dans  les 
actes  qui  concernent  la  vie  contemplative  ;  ainsi 
les  Vertus  cardinales  sont  nécessaires  pour  régler 
les  puissances  de  Pâme  dans  les  actes  qui  se 
rapportent  à  la  vie  active,  soit  qu'ils  concernent 
le    prochain,    soit   qu'ils   nous   concernent  nous- 


3do  la  théologie  affective 

mêmes  (i).  On  peut  dire  aussi  avec  plusieurs 
auteurs  que  les  Vertus  cardinales  ont  pour  objet 
les  moyens  nécessaires  pour  arriver  à  Dieu  ;  la 
prudence  dirige  les  actions  humaines  vers  Dieu; 
la  justice  fait  des  actions  par  lesquelles  nous  allons 
vers  Dieu  ;  la  force  et  la  tempérance  aplanissent  le 
chemin  qui  mène  à  Dieu  et  font  disparaître  les 
obstacles  qu'on  y  rencontre.  La  force  en  effet,  fait 
que  l'homme  n'est  pas  arrêté  dans  sa  marche  vers 
Dieu  par  les  maux  les  plus  terribles  et  les  plus 
effroyables,  tandis  que  la  tempérance  l'empêche 
d'en  être  détourné  par  la  rencontre  des  biens 
doux  et  délectables.  C'est  à  ce  même  but  que 
tendent  aussi  les  Vertus  qui  forment  le  cortège 
des  Vertus  cardinales,  à  cause  de  la  ressemblance 
qu'elles  ont  avec  elles. 

Les  Vertus  théologales  sont  les  premières  en 
dignité  et  les  plus  nobles  de  toutes,  parce  que 
comme  la  fin  est  la  première  chose  dans  l'intention 
et  le  désir  de  l'homme,  les  Vertus  qui  appliquent 
l'homme  directement  à  cette  fin,  doivent  avoir  la 
préférence  sur  les  autres.  Elles  sont  au  nombre 
de  trois  conformément  à  ce  que  dit  saint  Paul  : 
«  Ces  trois  vertus,  la  foi,  V  espérance  et  la  chanté 
«  demeurent  à  présent.  »  (I  Cor.  i3).  Nous  avons 
en  effet  besoin  de  trois  choses  pour  tendre  à  notre 
fin  dernière.  Il  faut  premièrement  la  connaître  ; 
car  l'homme  qui  ignore  ressemble  à  celui  qui  a 
perdu  son  chemin  et  qui  ne  sait  où  il  va.  Il  faut 
en  second  lieu,  la  désirer,  car  il  serait  peu  utile  à 
l'homme   de  connaître  sa  fin,   s'il   n'avait  aucun 

I.  Alensis  in  Summa  virt.  coll.  76.  art.  2. 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  35 1 

désir  d'y  parvenir.  Enfin,  comme  cette  fin  est  trop 
excellente  pour  être  aimée  seulement  d'un  amour 
intéressé,  il  faut  l'aimer  aussi  pour  elle-même.  Or 
c'est  la  foi  qui  nous  fait  connaître  notre  fin,  l'espé- 
rance qui  nous  fait  désirer  d'en  jouir,  la  charité 
qui  nous  la  fait  aimer  pour  elle-même.  De  plus, 
trois  choses  sont  requises  pour  bien  vivre  :  savoir 
ce  qu'il  faut  faire,  le  vouloir  et  le  pouvoir.  C'est 
la  foi  qui  nous  donne  cette  science,  l'espérance 
qui  nous  donne  ce  vouloir  et  la  charité  ce  pouvoir. 
Car  qu'y  a-t-il  d'impossible  dans  la  voie  du  salut 
à  une  àme  qu'enflamme  l'amour?  Ajoutons  aussi 
que  la  foi  nous  assujettit  à  Dieu,  que  l'espérance 
nous  élève  jusqu'à  lui  et  que  la  charité  nous  unit  à 
lui.  Par  la  foi  en  effet  nous  captivons  notre  intel- 
ligence et  notre  raison  sous  l'obéissance  due  à 
Dieu,  par  h'espérance  nous  nous  élevons  jusqu'à 
entreprendre  des  œuvres  qui  dépassent  nos  seules 
forces  naturelles,  par  la  charité  nous  unissons  nos 
volontés  et  nos  intentions  aux  siennes  de  manière 
à  aimer  ce  qu'il  aime,  pour  le  même  motif  et  dans 
la  même  intention  que  lui. 

Les  Vertus  cardinales  sont  plus  nombreuses, 
parce  qu'il  y  a  plusieurs  voies  ou  plusieurs  moyens 
pour  arriver  à  la  fin  (i).  Pour  y  arriver  en  effet  il 
faut  vouloir  et  agir  constamment.  La  prudence 
nous  éclaire,  la  justice  avec  toutes  les  Vertus  qui 
forment  son  cortège  nous  fait  vouloir,  la  tempé- 
rance et  la  force  nous  font  agir  constamment  pour 
vaincre  les  difficultés  qui  nous  viennent  soit  de 
l'adversité,  soit  de  la  prospérité.  De  plus,  l'homme 

I.  D.  Bonav.  in  3.  dist.  }},  art.  i,  q.  4. 


352  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

est  arrêté  dans  la  voie  du  salut  par  les  quatre 
plaies  que  le  péché  lui  a  faites,  par  l'ignorance 
qui  atteint  son  intelligence,  par  la  malice  qui  atteint 
sa  volonté,  par  la  concupiscence  qui  a  vicié  son 
appétit  concupiscible  et  par  la  faiblesse  qui  a  per- 
verti son  appétit  irascible.  Or  la  prudence  guérit 
rignorance,  la  justice  corrige  la  malice,  la  tempé- 
rance réfrène  la  concupiscence,  et  la  force  remédie 
à  la  faiblesse.  Enfin,  d'après  saint  Prosper  (i),  ces 
quatre  Vertus  renferment  toute  perfection  :  car 
quand  un  homme  est  tempérant,  prudent,  juste  et 
fort,  je  me  demande  à  quelle  plus  grande  perfec- 
tion il  pourrait  aspirer.  Or  ces  qualités  il  les  doit 
aux  Vertus  cardinales. 

Ainsi  les  Vertus  théologales  nous  perfection- 
nent en  ce  qui  regarde  Dieu  directement  et  les 
Vertus  cardinales  en  ce  qui  regarde  les  moyens  de 
parvenir  jusqu'à  lui. 

Pour  ce  motif,  je  désirerai  ardemment  ces  Ver- 
tus, car  qu'ai-je  de  plus  à  souhaiter  dans  cette  vie, 
que  de  me  conduire  comme  il  convient  envers 
Dieu  et  de  bien  connaître  les  moyens  d'arriver  à 
la  jouissance  de  ses  biens  infinis?  Hélas  !  qu'elles 
sont  inutiles  les  affections  et  la  recherche  des  faux 
intérêts  et  des  vaines  douceurs  de  la  terre  !  O  Sau- 
veur du  monde,  qui  pour  enseigner  aux  hommes 
les  plus  hautes  Vertus,  vous  êtes  transporté  sur  le 
sommet  d'une  montagne  (Matt.  5)  et  avez  voulu 
nous  les  faire  connaître  par  d'admirables  et  ravis- 
santes leçons  tombées  de  votre  bouche  sacrée, 
faites-moi    la    grâce,  durant   cette   vie  si  fragile, 

I.  De  vit.  coniempl.  1.  3.  c.  9. 


DES    VERTUS   EN   GÉNÉRAL  35^ 

d'écouter  votre  voix  et  de  m'efforcer  de  mériter 
par  la  pratique  des  Vertus,  la  récompense  immor- 
telle que  vous  leur  avez  promise.  Faites,  Seigneur, 
que  ne  respirant  que  vous  seul,  je  produise  des 
actes  parfaits  des  Vertus  théologales  qui  nous 
unissent  immédiatement  à  vous,  et  aussi  des  actes 
parfaits  des  Vertus  cardinales,  qui  nous  font  bien 
user  des  moyens  par  lesquels  nous  allons  à  vous, 
qui  êtes  notre  bien  souverain  et  la  fin  de  nos 
désirs. 

III 

On  peut  considérer  les  Vertus  cardinales  sous 
trois  aspects  différents  :  ou  comme  dirigeant  nos 
actions,  ou  comme  nous  purifiant,  ou  comme  pro- 
cédant d'une  àme  déjà  purifiée. 

Considérées  sous  le  premier  aspect,  elles  ten- 
dent vers  leur  objet  et  elles  inclinent  l'homme  à 
agir  par  le  motif  de  leur  conformité  à  la  raison 
naturelle;  par  exemple,  la  justice  nous  porte  à  ren- 
dre à  chacun  ce  qui  lui  est  dû,  parce  que  c'est  une 
chose  raisonnable  ;  la  tempérance  nous  porte  à 
manger  et  à  boire  modérément,  parce  que  tout 
excès  dans  ce  genre  est  nuisible  et  honteux  pour 
l'homme  qui  a  une  nature  supérieure  à  celle  des 
bêtes  ;  la  force  rend  l'âme  inébranlable  au  milieu 
des  dangers  et  des  épreuves,  parce  qu'il  convient  à 
l'homme,  il  est  même  glorieux  pour  lui  de  faire 
paraître  une  fermeté  qu'aucune  difficulté  ne  peut 
vaincre.  Telles  que  nous  les  expliquons,  ces  Vertus 
ont  été  pratiquées  par  les  philosophes  païens  et  par 
un  certain  nombre  d'hommes  célèbres  de  la  Gen- 
tilité;  elles  le  sont  aujourd'hui  par  beaucoup  d'in- 

BaIL,   t.  IV.  3  5 


354  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIv|e 

fidèles,  comme  aussi  par  quelques  chrétiens  qui 
se  bornent  à  considérer  la  seule  honnêteté  de  la 
Vertu  morale.  Ils  évitent  ainsi  les  vices  et  mènent 
une  vie  honorable  et  réglée  aux  yeux  des  hommes, 
qui  considèrent  une  telle  vie  comme  conforme  aux 
lois  de  la  raison. 

Ce  n'est  là  toutefois  que  le  premier  degré  de  ces 
Vertus  ;  on  peut  les  considérer  encore  à  un  point 
de  vue  plus  élevé,  c'est-à-dire  comme  purifiant 
l'âme,  en  tant  qu'elles  ne  se  bornent  pas  à  séduire 
l'homme  au  seul  point  de  vue  de  l'honnêteté  qu'el- 
les apportent  avec  elles,  mais  parce  qu'elles  relè- 
vent jusqu'à  Dieu.  Dans  ce  cas  elles  agissent 
comme  Vertus  infuses  et  viennent  en  aide  à  la 
charité  qui  rapporte  et  unit  tout  à  Dieu.  C'est 
ainsi  qu'elles  dégagent  l'âme  de  tout  attachement 
aux  choses  créées  en  la  convertissant  à  Dieu.  Elles 
purifient  l'âme,  dit  saint  Augustin  (i),  parce  que 
l'amour  des  biens  temporels  ne  peut  être  combattu 
autrement  que  par  une  certaine  suavité  que  nous 
fait  goûter  la  pensée  des  biens  éternels.  Il  dit 
ailleurs  (2)  que  toutes  ces  Vertus  ne  sont  autre 
chose  que  l'amour  même  que  nous  avons  pour 
Dieu,  le  souverain  bien  et  la  souveraine  justice. 
On  peut  dire,  ajoute-t-il,  que  la  tempérance  est  un 
amour  de  Dieu  qui  consiste  à  se  donner  tout 
entier  et  dans  son  incorruptibilité  ;  la  force,  un 
amour  qui  supporte  volontiers  toutes  choses  dures 
pour  Dieu  ;  la  justice,  un  amour  qui  ne  sert  que 
Dieu  seul  et  qui  pour  Dieu  gouverne  bien  tout  ce 

I.  L.  6.  Musicœ,  c.  16. 
3.  De  Mort  bus  Bec.  c.  15. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         355 

qui  est  soumis  à  Thomme  ;  la  prudence,  un  amour 
qui  discerne  avec  clairvoyance  tout  ce  qui  peut 
servir  de  moyen  à  Thomme  pour  arriver  jusqu'à 
Dieu,  de  ce  qui  pourrait  au  contraire  Ten  éloigner. 
Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  saint 
Augustin  va  jusqu'à  confondre  toutes  ces  Vertus 
avec  la  charité  ;  de  telle  sorte  que  la  charité  absor- 
berait toutes  les  Vertus  et  resterait  l'unique  Vertu, 
comme  plusieurs  l'ont  admis  sans  raison.  Il  veut 
dire  simplement  que  dans  ces  conditions  le  motif 
de  la  charité  l'emporte  sur  tous  les  autres,  et  qu'il 
communique  aux  Vertus  une  noblesse  qui  les 
élève  à  la  hauteur  de  son  propre  objet.  Sans  doute 
la  philosophie  ou  l'art  militaire  sont  bien  distincts 
de  la  charité,  alors  même  qu'on  étudie  ou  qu'on  se 
bat  en  vue  de  la  gloire  de  Dieu  ;  ainsi  en  est-il  de 
ces  Vertus,  même  quand  on  les  pratique  pour 
Dieu. 

On  peut  enfin  les  considérer  comme  procédant 
de  l'àme  déjà  purifiée  ;  c'est  là  leur  plus  haut 
degré  de  perfection  et  il  leur  convient  proprement 
après  cette  vie.  En  effet,  les  âmes  bienheureuses 
conservent  ces  Vertus  dans  la  béatitude  comme 
des  armes  avec  lesquelles  elles  l'ont  conquise. 
Toutefois,  comme  les  nécessités,  les  misères  et  les 
difficultés  de  la  vie  présente  ne  sont  plus,  leur 
fonction  ne  consiste  pas  à  y  résister,  mais  elles 
ont  d'autres  fonctions  douces  et  paisibles  où  n'en- 
tre pour  rien  la  résistance  aux  vices  et  aux  pas- 
sions. C'est  pourquoi  saint  Augustin  (i)  réfute  le 
Prince  de  l'éloquence  romaine,  qui  estimait  qu'a- 

I.  L.  14,  de  Trinit.  cap.  9. 


356  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

près  la  mort,  ces  Vertus  seraient  superflues  et 
inutiles.  Il  affirme  qu'elles  serviront  à  tenir  l'àme 
plus  intimement  unie  à  Dieu.  La  justice  maintien- 
dra l'àme  soumise  à  Dieu;  la  prudence  l'empê- 
chera de  rien  préférer  ou  seulement  égaler  à  Dieu  ; 
la  force  consistera  à  adhérer  fermement  à  Dieu  ; 
la  tempérance,  à  ne  trouver  de  plaisir  qu'en  Dieu. 
Saint  Prosper  d'Aquitaine  (i)  est  encore  plus  caté- 
gorique et  s'étend  davantage  sur  ce  sujet. 

Apprenons  donc  à  estimer  ces  Vertus  qui  ont 
des  états  si  relevés  et  si  sublimes.  Ne  nous  conten- 
tons pas  de  les  pratiquer  en  tant  qu'elles  sont 
l'expression  même  de  la  raison  qui  doit  comman- 
der dans  l'homme  ;  puisque  nous  avons  la  lumière 
de  la  foi,  faisons  quelque  chose  de  plus  que  les 
païens  et  les  sages  du  monde.  Produisons-en  les 
actes  par  le  motif  de  la  sainte  charité  ;  soyons  pru- 
dents, justes,  forts  et  tempérants  pour  l'amour  de 
Dieu,  pour  lui  plaire  et  pour  le  servir.  Et  pendant 
que  nous  lutterons  ici-bas  contre  les  difficultés  de 
cette  misérable  vie,  louons  les  bienheureux  et 
aspirons  à  leur  état,  dans  lequel  débarrassés  désor- 
mais de  tout  souci  des  choses  créées,  ils  sont  tota- 
lement à  Dieu. 

I.  L.  )^  de  Viia  contempl.  c.  23. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         SSy 


IV^  MÉDITATION 

DES  MOTIFS  DE  PRATIQUER 
LA  VERTU 


SOMMAIRE 

Nous  devons  pratiquer  la  Vertu  à  cause  de  son 
utilité,  du  plaisir  qu'elle  cause  et  de  son  hon- 
nêteté. —  Le  motif  le  plus  parfait  est  V amour 
de  Dieu.  —  Comment^  quand  on  pratique  la 
Vertu  pour  plusieurs  motifs^  reconnaître  si 
on  la  pratique  aussi  pour  V amour  de  Dieu. 

I 

CONSIDÉREZ  qu'il  faut  aimer  la  Vertu  à  cause 
de  sa  grande  utilité,  à  cause  du  plaisir 
qu'elle  apporte  avec  elle,  et  à  cause  de  son  honnê- 
teté. On  peut  soutenir  en  effet  qu'elle  est  le  plus 
utile  de  tous  les  biens  de  cette  vie,  que  sans  elle, 
aucun  bien  n'est  utile  à  l'homme,  mais  que  plutôt 
tout  lui  est  nuisible  et  pernicieux.  Qu'appelle-t-on 
utile  en  effet,  si  ce  n'est  ce  qui  sert  puissamment  à 
obtenir  la  meilleure  des  fins  à  laquelle  on  puisse 
prétendre  ?  Or  rien  ne  nous  sert  comme  la  Vertu 
à  obtenir  notre  fin  qui  est  la  possession  de  l'éter- 
nelle félicité.  Seule  elle  conduit  au  ciel  que  nul  ne 
peut  mériter  que  par  des  actes  de  Vertu.  Qu'ap- 
pelle-ton encore  utile,  si  nonce  qui  nous  fournit  le 
moyen  de  nous  procurer  toutes  les  commodités  de 


358  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

la  vie?  c'est  ainsi  qu'on  dit  que  les  richesses  sont 
utiles,  car  avec  elles  nous  achetons  tout  ce  dont 
nous  avons  besoin  dans  cette  vie.  Or,  par  les  Ver- 
tus nous  pouvons  nous  procurer  bien  plus  aisé- 
ment ce  qui  est  nécessaire  à  l'entretien  de  notre 
âme,  que  nous  ne  pouvons  nous  procurer  par  les 
richesses  ce  qui  est  nécessaire  à  notre  corps.  Par 
la  pratique  de  la  Vertu  en  effet  nous  acquérons  les 
vêtements  de  notre  âme,  c'est-à-dire  les  grâces  de 
Dieu  ;  par  elle  nous  obtenons  les  consolations  spiri- 
tuelles, qui  sont  la  nourriture  de  notre  âme  ;  par 
elle  nous  acquérons  la  paix  avec  Dieu,  avec  les 
anges  et  avec  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  ; 
par  elle  nous  nous  mettons  sous  la  protection  de 
Dieu  et  entre  les  mains  de  sa  Providence  qui  a  un 
soin  tout  spécial  de  ceux  qui  se  proposent  de  vivre 
saintement  ;  par  elle  nous  avons  droit  aux  remèdes 
que  réclament  nos  maladies  spirituelles  ;  par  elle 
nous  nous  affranchissons  de  la  captivité  de  nos 
ennemis  ;  par  elle  nous  voyons  la  mort  se  changer 
en  un  doux  passage  à  la  béatitude  ;  par  elle  enfin 
nous  méritons  d'être  rappelés  du  tombeau  et  de 
ressusciter  pour  jouir  en  corps  et  en  âme  de  la  vie 
éternelle.  Or,  que  l'on  suppute  bien  tout  le  profit 
que  l'on  peut  tirer  de  tous  les  biens  du  monde, 
qu'on  les  mette  en  regard  de  ceux  que  nous  pro- 
cure la  Vertu,  et  on  verra  de  combien  ceux-ci 
l'emportent.  Non  seulement  ils  l'emportent  de 
beaucoup,  mais  sans  la  Vertu  les  biens  terrestres 
ne  sont  d'aucune  utilité  et  ne  nous  procurent 
aucun  bien  véritable.  Ce  sont  des  épées  mises 
entre  les  mains  de  fous  furieux,  avec  lesquelles 
eux-mêmes  se  transpercent  et  se  donnent  un  coup 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  SSq 

mortel.  Et  de  même  qu'un  sang  trop  abondant 
entretient  dans  le  corps  humain  la  fièvre  et  la  ma- 
ladie et  n'est  nullement  bon  ni  profitable,  ainsi  en 
est-il  des  biens  temporels  chez  ceux  qui  manquent 
de  Vertu.  Ils  leur  sont  nuisibles  et  deviennent 
pour  eux  une  occasion  de  péché  ;  c'est  pourquoi  le 
Sage  en  parle  en  ces  termes  :  «  Jusques  à  quand 
«  les  enfants  aime^'ont-Us  ce  qui  leur  est  nuisi- 
«  hlel  »  (Prov.  c.  i.) 

Nous  pouvons  en  dire  autant  du  plaisir  que 
nous  fait  goûter  la  Vertu.  Il  n'y  a  rien  au  monde 
de  plus  délectable;  sans  elle  tout  plaisir  est  empoi- 
sonné par  le  déplaisir  ou  du  moins  l'amène  à  sa 
suite.  En  effet,  de  même  que  l'âme  est  supérieure 
au  corps,  les  plaisirs  de  l'âme  qui  sont  ceux  de  la 
Vertu  sont  de  beaucoup  supérieurs  à  ceux  du 
corps.  Est-il  admissible  que  Dieu  ait  donné  une 
grande  abondance  de  douceur  et  de  miel  à  plu- 
sieurs de  ses  ennemis  et  qu'il  ait  abandonné  ses 
enfants  sans  consolation  dans  cette  vie  ? 

On  peut  remarquer  que  la  joie  de  la  Vertu 
surpasse  la  joie  du  monde  de  quatre  manières  :  en 
pureté,  en  dignité,  en  santé  et  en  continuité.  Elle 
la  surpasse  en  pureté,  car  la  joie  du  monde  ne 
croît  qu'au  milieu  des  épines.  Les  plaisirs  des 
avares,  des  impudiques,  des  ambitieux  et  des 
mondains  sont  assaisonnés  de  mille  craintes  et 
d'innombrables  brouilles  qui  rendent  les  hommes 
livrés  à  ces  vices,  misérables,  à  tel  point  que  le 
proverbe  est  vrai  :  pour  un  plaisir  mille  douleurs. 
Elle  la  surpasse  aussi  en  dignité,  car  la  joie  de  la 
Vertu  est  la  joie  du  ciel  et  des  anges,  la  joie  de 
Dieu  même  ;  c'est  une  joie  vraiment  digne  d'une 


36o  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

âme  raisonnable  créée  à  la  ressemblance  de  Dieu. 
La  joie  des  mondains  au  contraire  est  indigne  de 
l'homme.  «  La  joie  des  fous  est  ignominie  »  dit 
le  Sage.  (Prov.  3).  Les  plaisirs  de  la  chair  sont 
plaisirs  de  pourceaux,  de  chats  et  de  •  serpents. 
Ceux  des  ambitieux,  à  supposer  qu'ils  en  goûtent, 
sont  des  plaisirs  de  démons  ;  ceux  des  avares 
sont  des  plaisirs  de  fourmis  et  de  taupes.  Elle  la 
surpasse  encore  en  santé,  car  la  Joie  de  la  Vertu 
est  saine  et  sainte,  elle  est  salutaire  à  l'àme  et  au 
corps,  tandis  que  la  joie  du  vice  est  une  joie  véné- 
neuse, qui  empoisonne  l'âme  et  le  corps  et  les  fait 
périr  misérablement.  Y  a-t-il  lieu  de  s'en  étonner, 
puisque  cette  joie  est  maudite  par  Jésus-Christ  ! 
«  Malheur  à  vous,  riches,  qui  ave^  ici-bas  votre 
«  consolation  !  »  (Luc  i).  C'est  pourquoi  elle 
amène  le  deuil  à  sa  suite.  «  La  tristesse  succède 
«  toujours  à  la  joie.  »  (Prov.  14).  Que  dire  encore? 
La  joie  de  la  Vertu  l'emporte  sur  celle  du  monde 
par  sa  durée  et  sa  continuité,  car  le  plaisir  du 
vice  ne  fait  que  passer,  comme  le  plaisir  de  se 
nourrir  de  viande  qui  ne  dure  que  le  temps  que 
met  cet  aliment  à  passer  de  la  main  dans  l'esto- 
mac. «  La  joie  de  T hypocrite,  dit  Job,  est  comme 
«  un  point.  »  (Job.  20),  mais  celle  du  juste  persé- 
vère dans  les  siècles  des  siècles.  «  Les  délices 
«  sont  pour  toujours  dans  ta  main.,  »  (Ps.  i5), 
c'est-à-dire  que  le  plaisir  que  cause  la  Vertu  est 
digne  d'être  aimé  en  lui-même  parce  qu'il  est 
absolument  honnête. 

On  appelle  honnête  en  effet  ce  qui  est  conforme 
à  la  loi  de  Dieu  et  à  la  raison,  ce  qui  est  digne  et 
honorable  aux  yeux  des  hommes,  ce  qui,  en  un 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  36l 

mot,  est  irrépréhensible  et  n'offre  aucune  turpi- 
tude. Telle  est  bien  la  Vertu  ;  elle  est  conforme  à 
la  loi  de  Dieu  et  à  la  raison,  parce  que  toutes  ses 
actions  sont  saintes  et  raisonnables  ;  elle  ne  contre- 
vient jamais  à  la  volonté  de  Dieu  ni  ne  contredit 
le  jugement  de  la  raison.  La  Vertu  convient  aussi 
à  rhomme,  être  doué  d'intelligence  ;  il  doit  s'éle- 
ver au-dessus  des  sens  et  agir  d'après  des  princi- 
pes plus  nobles,  comme  sont  ceux  de  la  Vertu.  La 
Vertu  est  honorable  aux  yeux  des  hommes,  qui, 
s'ils  sont  sages,  n'estiment  personne  autant  que 
celui  qu'ils  ont  reconnu  vertueux.  Il  n'existe  pas 
de  peuple  si  sauvage  ni  de  nation  si  grossière,  qui 
n'accorde  quelque  place  d'honneur  aux  gens  ver- 
tueux, car  la  nature  nous  porte  à  agir  ainsi  et  la 
conscience  dit  à  chacun  intérieurement  que  les  per- 
sonnes vertueuses  doivent  être  considérées  comme 
les  plus  dignes  et  les  plus  honorables.  C'est  pour- 
quoi ceux  qui  sont  honorés  dans  le  monde,  ne  le 
sont  qu'à  cause  de  leur  Vertu  ou  parce  qu'ils  en 
portent  les  marques,  comme  les  nobles  et  les  prin- 
ces de  la  terre,  chez  qui  la  noblesse  est  le  signe  de 
la  Vertu  qui  réside  en  eux  ou  qui  doit  y  résider, 
de  telle  sorte  qu'on  ne  les  honore  qu'en  raison  de 
leur  Vertu  vraie  ou  supposée.  La  Vertu  enfin  est 
irrépréhensible  et  exempte  de  toute  turpitude,  car 
tant  qu'elle  demeure  Vertu,  on  ne  peut  lui  adres- 
ser aucun  juste  reproche.  Pour  toutes  ces  raisons, 
nous  devons  lui  appliquer  ces  paroles  que  le  Sage 
lui  adresse  sous  le  nom  de  sagesse  :  «  Tous  les 
«  biens  me  sont  venus  avec  elle  et  j'ai  reçu  de  ses 
«  mains  des  richesses  innombrables.  »  (Sag.  7.) 
Si  donc  la  vertu  comprend  toute  sorte  de  biens, 


362  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

le  bien  utile,  le  bien  délectable,  le  bien  honnête, 
pourquoi,  ô  âme  immortelle,  tant  te  mettre  en 
peine,  pour  rechercher  avec  tant  de  passion  les 
biens  corruptibles  de  la  terre  ?  O  mon  âme,  c'est 
avoir  travaillé  assez  et  trop  longtemps  pour  jouir 
des  faux  avantages  et  des  vaines  douceurs  des 
mondains,  qui  pour  la  plupart  sont  réprouvés  par 
Dieu  ;  il  est  temps  maintenant  de  te  détromper. 
La  prudence  ne  t'enseigne-t-elle  pas  de  préférer 
les  biens  les  plus  grands  et  les  plus  solides  ?  La 
raison  et  la  justice  ne  te  disent-elles  pas  et  ne  te 
persuadent-elles  pas  d'estimer  le  vrai  plus  que  le 
faux?  N'outrage  donc  pas  la  raison  plus  long- 
temps et  ne  sois  pas  ennemie  de  ton  bien  parfait. 
Que  les  choses  déshonnêtes  et  indignes  de  la 
noblesse  d'un  être  qui  a  été  créé  pour  l'immorta- 
lité ne  ravissent  plus  ton  amour.  Que  ce  soit  la 
Vertu  qui  inspire  toutes  tes  affections,  car  son 
charme  est  tout  divin,  ses  attraits  très  puissants, 
son  utilité  indicible,  la  joie  qu'elle  procure  angéli- 
que  et  son  honnêteté  tout  à  fait  aimable. 

II 

Considérez  néanmoins  qu'il  est  beaucoup  plus 
parfait  d'aimer  et  de  pratiquer  la  Vertu  pour 
l'amour  de  Dieu,  à  qui  elle  plaît,  que  pour  l'uti- 
lité, le  plaisir  et  l'honnêteté  qu'elle  nous  offre. 
Car  c'est  se  rechercher  soi-même  que  de  ne  consi- 
dérer dans  la  Vertu  que  ce  qui  est  utile  oq  agréable 
et  de  l'embrasser  pour  élever  plus  haut  sa  pensée. 
Les  Vertus  sont  faites  pour  servir  à  la  gloire  de 
Dieu  ;  c'est  donc  faire  tort  à  leur  noblesse  que  de 
les  détourner  de  ce  but  et  de  les  employer  autre- 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         363 

ment.  C'est  ainsi  qu'on  ferait  injure  à  un  page  du 
roi  qui  est  choisi  pour  le  service  exclusif  de  sa 
majesté,  si  on  l'occupait  au  service  de  quelque 
vile  personne  ;  il  protesterait  énergiquement 
contre  un  pareil  traitement  et  tirerait  l'épée  pour 
se  venger.  Les  vraies  vertus,  dit  saint  Augustin  (i), 
sont  pratiquées  par  les  hommes  pour  servir  Dieu 
qui  les  a  données  aux  hommes.  C'est  pourquoi  la 
vie  spirituelle  plus  parfaite  ne  peut  se  contenter 
de  les  pratiquer  pour  le  seul  motif  de  leur  honnê- 
teté ;  elle  y  trouve  une  certaine  recherche  de  soi- 
même,  quoique  plus  subtile,  car  on  désire  seule- 
ment ce  qui  est  conforme  à  la  raison  et  de  cette 
façon  on  s'y  regarde  et  on  s'y  contente  soi-même, 
bien  que  l'on  n'agisse  que  conformément  à  la 
nature  raisonnable  qui  trouve  dans  cette  honnêteté 
ce  qui  lui  convient.  Aussi  saint  Augustin  (2)  consi- 
dérant que  les  philosophes  épicuriens  ont  pratiqué 
certaines  Vertus  pour  les  avantages  corporels  qu'ils 
y  trouvaient,  considérant  qu'ils  usaient  de  modé- 
ration dans  le  boire  et  dans  le  manger,  dans  leurs 
joies  et  dans  toute  leur  conduite,  dans  le  but  de 
ne  pas  altérer  leur  santé,  considérant  aussi  que 
les  philosophes  stoïciens  se  croyant  plus  parfaits, 
pratiquaient  la  Vertu,  parce  qu'ils  la  trouvaient 
conforme  à  leur  raison,  saint  Augustin,  dis-je, 
blâme  les  uns  et  les  autres.  Il  montre  que  la  Vertu 
des  uns  et  des  autres  était  défectueuse  ;  de  même 
que  les  premiers  étaient  sensuels,  dit-il,  dans  leur 
tempérance  et  dans  la  modération  de  leur  conduite, 

1.  L.  4.  Contra  Julian.  c.  3. 

2.  Serm.  13,  De  verbis  Apost.  c.  7. 


364        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

les  seconds  à  leur  tour  étaient  orgueilleux  dans 
leur  Vertu,  car  ils  la  pratiquaient  pour  elle-même 
et  parce  qu'elle  était  conforme  à  leur  raison  :  ils 
s'arrêtaient  là,  sans  songer  à  glorifier  le  vrai  Dieu. 
Ceux-là,  ajoute-t-il,  vivaient  selon  la  chair,  ceux-ci 
selon  l'esprit,  mais  ni  les  uns  ni  les  autres  ne 
vivaient  selon  Dieu.  L'Epicurien  disait  :  il  est  bon 
pour  moi  de  jouir  de  ma  chair  ;  le  Stoïcien  disait  : 
il  m'est  bon  de  jouir  de  mon  esprit  ;  mais  l'Apôtre 
se  mesurant  avec  eux  disait  :  «  //  m  est  bon 
«  d'adhérer  à  Dieu.  »  Nous  voyons  par  là  que 
saint  Augustin  ne  pouvait  approuver  qu'on  se 
bornât  à  considérer  seulement  l'utilité  ou  l'honnê- 
teté de  la  Vertu  ;  il  voulait  qu'une  âme  chrétienne 
s'élevât  plus  haut,  qu'elle  aimât  et  pratiquât  la 
Vertu  en  vue  de  Dieu,  pour  plaire  à  Dieu,  de 
telle  sorte  que  ni  le  corps  ni  l'âme  raisonnable 
ne  fussent  la  fin  de  la  Vertu,  mais  que  ce  fût 
Dieu  seul,  à  qui  il  faut  la  rapporter,  comme  à 
celui  qui,  seul,  est  le  véritable  bien  souverain,  qui 
seul,  mérite  d'être  désiré  et  recherché  pour  lui- 
même,  et  vers  lequel  il  est  raisonnable  que  la 
Vertu  tende,  pour  s'arrêter  en  lui. 

En  effet,  l'immensité  de  son  Etre  et  l'infinité  de 
ses  perfections  exigent  de  nous  et  méritent  en 
toute  justice  que  nous  lui  rendions  toute  gloire, 
tout  honneur  et  toute  soumission,  tout  culte  et 
toute  louange,  en  un  mot  tous  les  devoirs  de  piété 
possibles  que  nous  ne  pouvons  lui  rendre  autre- 
ment qu'en  pratiquant  la  Vertu.  Sa  puissance  infi- 
nie exige  de  nous  une  profonde  sujétion  et  une 
parfaite  obéissance  à  toutes  ses  volontés.  Sa 
sagesse  sans  bornes  et  infaillible  exige  que  nous 


DES   VERTUS   EN   GÉNÉRAL  365 

ayons  la  foi  à  tout  ce  qu'il  nous  enseigne.  Sa  fidé- 
lité et  ses  promesses  qui  ne  peuvent  être  menson- 
gères, nous  obligent  à  nous  confier  en  lui  et  à 
mettre  en  lui  toute  notre  espérance.  Sa  bonté 
inépuisable  nous  excite  à  l'aimer.  Sa  grandeur 
incomparable  exige  que  nous  nous  anéantissions 
devant  lui  et  que  nous  éprouvions  le  sentiment  de 
notre  bassesse  et  de  notre  néant.  Ses  jugements 
terribles  requièrent  de  nous  que  nous  fassions 
pénitence  de  nos  fautes.  Ses  bienfaits  innombra- 
bles demandent  de  la  reconnaissance.  En  un  mot, 
toutes  ses  perfections  infinies  méritent  plus  d'a- 
mour, de  louanges  et  de  soumission  que  l'homme 
n'est  capable  de  lui  en  rendre  ;  car  il  est  infini- 
ment grand,  infiniment  bon,  infiniment  miséricor- 
dieux, infiniment  digne  d'être  obéi,  aimé,  adoré  et 
glorifié.  Chaque  homme  aurait  beau  avoir  des 
millions  de  cœurs,  que  tous  les  hommes  réunis 
ne  suffiraient  pas  à  lui  rendre  l'amour  que  sa  bonté 
mérite  ;  des  millions  d'abaissements  jusqu'à  la  pro- 
fondeur des  enfers  et  môme  plus  bas,  si  c'était 
possible,  ne  suffiraient  pas  pour  révérer,  autant 
qu'il  le  faudrait,  sa  grandeur.  Tant  il  est  vrai  que 
son  excellence  lui  donne  le  droit  d'être  servi  par 
tous  les  actes  de  Vertu  que  peuvent  produire  les 
créatures. 

Prenez  la  résolution  d'aimer  la  Vertu  et  d'en 
faire  les  actes  pour  la  gloire  de  Dieu,  sans  vous 
borner  à  considérer  son  utilité  ou  son  honnêteté 
seule.  Craignez,  si  vous  n'agissez  point  ainsi,  que, 
lorsque  vous  croyez  faire  des  actions  vertueuses, 
vous  ne  soyez  intéressé  et  tout  rempli  de  la 
recherche  subtile  de  vous-même  et  de  votre  pro- 


366         LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

pre  amour,  plutôt  que  de  la  recherche  et  de 
Tamour  de  Dieu.  Hélas  !  que  Toubli  de  cette  con- 
sidération et  que  le  peu  d'attention  qu'on  lui 
donne,  éloigne  les  âmes  chrétiennes  de  la  perfec- 
tion !  Qu'elles  se  trompent  grossièrement  quand, 
négligeant  la  véritable  fin  et  le  plus  important 
motif  de  pratiquer  la  Vertu,  elles  ne  se  montrent 
pas  plus  généreuses  que  les  païens!  Le  Prophète  se 
lamente  sur  ce  désordre  :  «  La  fille  de  mon  peu- 
«  pie  est  cruelle^  elle  est  comme  Vautruche  du 
«  désert.  »  (Lament.  4),  qui  abandonne  ses  œufs 
sur  le  sable,  sans  les  animer  par  sa  chaleur.  C'est  à 
elle  que  ressemble  une  àme  qui  ne  vivifie  pas  ses 
œuvres  par  la  chaleur  de  la  charité  et  qui  ne  pense 
qu'aux  choses  terrestres.  O  Dieu  infini,  délivrez- 
moi  de  cette  aberration  si  préjudiciable,  qui  con- 
siste à  ne  pas  rapporter  à  vous  qui  êtes  la  fin 
dernière  et  la  souveraine  félicité,  tous  les  actes  de 
Vertu  !  O  Dominateur  du  monde,  je  désire  ne  ser- 
vir que  vous  seul,  dans  la  pratique  de  toutes  les 
Vertus,  sans  aucun  retour  sur  moi-même,  afin  que 
vous  seul  en  soyez  honoré,  que  vous  seul  en  jouis- 
siez et  les  savouriez  en  secret,  car  vous  le  méritez 
et  vous  méritez  même  infiniment  plus,  à  cause  de 
l'excellence  de  votre  Etre  divin,  qui  vit  et  règne 
éternellement. 

III 

Examinons  de  quelle  manière  on  pourra  recon- 
naître, quand  on  fait  un  acte  de  Vertu  pour  un 
motif  intéressé,  si  on  le  fait  en  même  temps  par 
le  motif  de  l'amour  de  Dieu.  Ce  point  est  difficile 
à  résoudre,  parce  qu'ordinairement,  l'amour-propre 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  067 

comme  un  brouillon,  se  mêle  de  tout,  se  glisse 
partout,  même  dans  les  actions  les  plus  spiri- 
tuelles. C'est  pourquoi  plusieurs  bonnes  âmes 
éprouvent  de  grandes  inquiétudes,  après  avoir  fait 
d'excellentes  œuvres  d'où  il  leur  est  venu  quelque 
honneur  ou  quelque  satisfaction  ;  elles  ne  savent 
si  elles  ont  obéi  à  un  sentiment  d'amour  de  Dieu 
ou  à  l'amour  qu'elles  se  portent  à  elles-mêmes. 
N'entendons-nous  pas  en  effet  un  grand  nombre 
de  saints  personnages  (i)  répéter  et  à  haute  voix 
et  dans  leurs  écrits,  que  tout  en  nous  est  infecté 
du  venin  de  l'amour-propre,  qu'il  s'est  emparé  de 
tous  les  cœurs,  et  que  si  l'on  examine  de  près  tous 
les  actes  de  Vertu  faits  en  public,  on  y  découvrira 
l'intérêt  personnel  ?  Fait-on  une  fondation  pieuse  ? 
c'est  afin  de  perpétuer  sa  mémoire  et  son  nom  ; 
prèche-t-on  ?  c'est  dans  une  chaire  illustre  ou  tout 
au  moins  honorable  ;  fait-on  des  œuvres  de  mi- 
séricorde ?  c'est  à  la  vue  de  tous  les  hommes, 
qui  nous  en  félicitent  ;  cette  dame  prie-t-elle 
Dieu  ?  c'est  à  des  heures  dorées  ;  fréquente-t-elle 
les  sacrements  ?  elle  choisit  une  église  qui  lui 
convienne,  et  elle  ne  veut  les  recevoir  que  de  la 
main  d'un  prêtre  qui  soit  dans  ses  goûts.  Enfin 
dans  presque  tous  les  actes  de  Vertu,  nous  cher- 
chons quelque  avantage  pour  nous  ou  l'éloigne- 
ment  de  quelque  gène  que  nous  devrions  endurer 
sans  cela.  Ces  hommes  ardents  et  pleins  de  zèle 
prennent  de  là  occasion  de  tout  condamner  et  de 
dire  qu'il  n'y  a  rien  de  pur  au  jugement  de  Dieu, 

I.  Le  Père  Jean  de  la  Croix,  Montée  du  Carmel,  1.  3, 
c.  27. 


368  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

que  les  considérations  humaines  gâtent  tout,  que 
l'on  ne  se  recherche  pas  moins  soi-même  dans  sa 
dévotion,  que  Lucifer  dans  son  orgueil,  qu'on  fait 
de  la  méditation  une  récréation  plutôt  qu'une 
oraison,  parce  qu'on  cherche  à  se  satisfaire  soi- 
même  plutôt  que  Dieu  que  l'on  devrait  vouloir 
contenter  seul. 

Certes  il  ne  faut  pas  mépriser  un  semblable  lan- 
gage, il  mérite  tout  notre  respect  et  il  doit  nous 
inspirer  des  craintes.  Il  est  vrai  et  nous  devons 
avouer  que  plus  d'une  conscience  est  viciée  par 
l'amour-propre,  ce  qui  est  une  misère  bien  digne 
d'être  déplorée,  que  Dieu  est  recherché  par  un  bien 
petit  nombre  de  cœurs,  en  comparaison  de  ceux 
qui  n'obéisserît  dans  leurs  actions  qu'à  l'amour- 
propre  et  à  l'intérêt.  Toutefois  de  même  que  Dieu 
se  choisit  sept  mille  Israélites  qui  n'avaient  pas 
fléchi  le  genou  devant  Baal,  alorsqu'Elie  croyait 
tout  perdu,  ainsi  devons-nous  croire  qu'il  y  a  un 
certain  nombre  de  personnes  vertueuses  qui  ne  se 
laissent  pas  conduire  par  l'amour-propre  ni  par  des 
considérations  humaines,  bien  qu'elles  goûtent 
dans  leurs  actes  de  vertu  un  certain  contentente- 
ment  qui  leur  inspire  quelquefois  des  doutes  sur  la 
pureté  de  leurs  intentions.  Tel  est  le  jugement  qu'on 
doit  porter  sur  toutes  les  personnes  qui,  par  une 
intention  expresse  qu'elles  n'ont  jamais  révoquée, 
font  tendre  toutes  leurs  œuvres  vers  un  but  unique 
qui  est  de  plaire  à  Dieu,  de  répondre  au  désir  qu'il 
a  de  nous  voir  pratiquer  la  Vertu,  de  nous  mettre 
en  état,  grâce  à  une  sainte  vie,  d'aller  en  paradis, 
où  il  nous  sera  permis  de  le  glorifier  plus  parfaite- 
ment. Et  puis,  si  quelque  satisfaction  accompagne 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL  36g 

leurs  bonnes  œuvres,  pourvu  que  cette  satifaction 
ne  soit  pas  désordonnée,  elles  la  reçoivent  pour 
faire  la  volonté  de  Dieu,  qui  l'a  ainsi  voulu,  elles 
acceptent  ce  contentement  qu'elles  goûtent  dans 
son  service  en  protestant  qu'elles  ne  veulent  en 
user  que  pour  sa  gloire,  ou  directement  ou  indi- 
rectement, selon  la  manière  dont  elle  peut  lui  être 
rapportée.  Après  cela,  une  àme  qui  désire  bien 
vivre  doit  demeurer  en  paix. 

Je  pratiquerai  donc  la  direction  d'intention,  je 
rapporterai  à  Dieu  les  actes  de  Vertu  et  tout  ce 
qui  les  accompagne,  pourvu  qu'il  n'y  ait  rien  de 
désordonné.  Après  avoir  agi  ainsi,  je  garderai  la 
paix  malgré  les  troubles  que  l'amour-propre  s'ef- 
force de  susciter,  en  voulant  tout  s'attribuer  en 
dépit  de  l'intention  formellement  contraire  de  la 
volonté.  O  Dieu  suprême,  à  qui  tout  appartient, 
qui  êtes  la  fin  et  le  centre  de  tous  les  désirs,  je  ne 
veux  vivre  et  agir  que  pour  vous.  Si  je  pratique 
une  Vertu  à  cause  de  son  honnêteté,  je  prétends 
la  pratiquer  surtout  parce  qu'il  vous  est  agréable 
que  nous  agissions  ainsi.  Si  je  travaille  à  sauver 
les  âmes,  c'est  dans  le  but  qu'elles  vous  appartien- 
nent et  que  vous  les  possédiez  plus  entièrement. 
Si  je  poursuis  quelque  bien  temporel,  c'est  dans  le 
dessein  de  le  faire  servir  à  un  bien  spirituel  et  dans 
le  but  de  vous  donner  à  la  fois  l'un  et  l'autre  (i). 

I.  François  de  Sales  1.  2.  de  l' amour  de  Dieu,  ch.  4. 


Bail,  t.  iv. 


SyO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 


V^  MÉDITATION 

DE  ^ACQUISITION 

DE    L'ACCROISSEMENT 

ET  DE  LA  DURÉE  DES  VERTUS 


SOMMAIRE 

Les  Vertus  infuses  sont  données  avec  la  grâce 
sanctifiante  —  nous  pouvons  les  faire  croî- 
tre par  les  bonnes  actions  — elles  languissent 
et  périssent^  faute  d'en  produire  les  actes, 

I 

CONSIDÉREZ,  pour  cc  qui  regarde  l'acquisition 
des  Vertus,  que  les  Vertus  infuses,  au 
moins  les  Vertus  morales,  sont  inséparables  de  la 
grâce  sanctifiante,  qu'elles  nous  sont  données  avec 
elle  et  dans  la  même  mesure  qu'elle.  C'est  pour- 
quoiy  puisque  nous  acquérons  cette  grâce  par  les 
actes  de  contrition  ou  d'amour  de  Dieu  par  dessus 
toutes  choses,  ou  par  la  réception  des  sacrements, 
c'est  par  ces  moyens  aussi  que  nous  acquérons  les 
Vertus.  C'est  pour  ce  motif  que  la  justification  est 
un  si  grand  bienfait  ;  par  elle  en  effet  notre  âme  est 
enrichie  du  trésor  des  vertus,  bien  plus  que  le  ciel 
ne  l'est  par  la  belle  clarté  des  étoiles. 

Quant   aux   Vertus    acquises,  c'est    tout  autre 
chose  ;  on  les  acquiert  soit  par  la  méditation,  soit 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         Syi 

en  en  produisant  les  actes.  Nul  ne  peut  douter  en 
efl'et  que  la  connaissance  et  la  méditation  des  Ver- 
tus ne  constituent  un  puissant  moyen  pour  les 
acquérir,  car  c'est  en  méditant  sur  elles  que  nous 
comprenons  leur  excellence  et  leur  beauté,  que 
nous  les  estimons  et  les  aimons,  que  nous  les  dési- 
rons et  les  demandons  ardemment  à  Dieu,  que 
nous  prenons  enfin  la  résolution  de  les  pratiquer 
et  de  résister  énergiquement  à  tout  ce  qui  s'op- 
pose à  l'accomplissement  de  cette  résolution  ; 
autant  de  choses  qui  contribuent  grandement  à 
leur  acquisition.  Néanmoins  ce  qui  y  contribue  le 
plus  c'est  la  pratique  des  actes  vertueux,  voilà  le 
moyen  le  plus  nécessaire  et  le  plus  efficace,  sans 
lequel  une  âme  ne  deviendra  jamais  vertueuse. 
Aussi  celui  qui  néglige  ce  moyen,  celui  qui  se 
contente  de  connaître  ou  de  méditer  les  Vertus  ou 
de  lire  les  livres  qui  traitent  de  cette  matière, 
prend  une  peine  inutile  :  il  ressemble  à  un  malade 
qui  écoute  attentivement  le  médecin  et  qui  prend 
note  des  remèdes  propres  à  le  guérir,  mais  qui  se 
borne  là  et  ne  s'applique  jamais  aucun  remède. 
De  même  que  ce  malade  ne  retrouvera  jamais  la 
santé,  ainsi  ces  âmes  ne  seront  jamais  dans  un  bon 
état,  aussi  longtemps  qu'elles  se  borneront  à  étu- 
dier ce  qu'est  la  Vertu,  sans  jamais  passer  à  la 
pratique  (i).  Toutefois  le  Prince  des  philoso- 
phes (2)  à  qui  nous  empruntons  cette  comparai- 
son, distingue  dans  un  traité  tout  spécial  sur  ce 
sujet  deux  sortes  de  Vertus  acquises,  les  seules 

1.  Aristote,  Ethic.  2.  c.  3. 

2.  Eihic.  a.  c.  i. 


372  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

dont  la  morale  naturelle  s'occupe  ;  ce  sont  les 
Vertus  intellectuelles  qui  rendent  Tesprit  plus 
savant  et  plus  habile,  et  les  Vertus  morales  qui 
inclinent  la  volonté  vers  le  bien.  Pour  ce  qui  est 
des  Vertus  intellectuelles,  il  dit  excellemment 
qu'elles  nous  viennent  par  l'étude  et  par  l'ensei- 
gnement. C'est  ainsi  qu'on  acquiert  la  science 
astronomique  en  écoutant  les  savants  discourir 
sur  le  mouvement  et  sur  les  propriétés  des  cieux 
et  des  astres.  Saint  Paul  affirme  cette  même  vérité, 
quand  il  dit  :  «  La  foi  vient  de  Touie.  »  (Rom.  10.) 
Quant  aux  vertus  morales,  sa  conclusion  est  qu'elles 
se  forment  par  l'habitude  que  l'on  prend  de  les  pra- 
tiquer et  d'en  produire  les  actes.  De  même  qu'un 
homme  devient  architecte  en  édifiant,  ainsi  on  de- 
vient tempérant  en  faisant  des  actes  de  tempérance . 
Si  on  nous  demandait  de  fixer  le  nombre  d'ac- 
tes ou  le  temps  pendant  lequel  il  faut  les  faire 
pour  acquérir  la  vertu,  nous  déclarerions  que  c'est 
chose  impossible.  C'est  pourquoi  on  a  reproché  à 
Cassien  (i)  d'avoir  fait  dire  à  l'abbé  Chéremont 
discourant  sur  la  chasteté,  qu'au  bout  de  six  mois 
on  peut  acquérir  cette  Vertu,  à  |la  condition 
de  faire  les  actes  de  mortification  et  d'employer 
les  industries  qu'il  recommande.  Outre  que  les 
natures  sont  différentes,  que  les  unes  font  pour 
acquérir  la  Vertu  de  plus  grands  efforts  que  les 
autres,  le  plus  fort  appoint  vient  de  la  grâce  et  de 
la  miséricorde  de  Dieu.  Car  «  si  le  Seigneur 
«  n'' édifie  la  maison^  c'est  en  vain  que  les  hommes 
«  travaillent  à  V édifier.  »  (Ps.  12.)  On  pourrait 

I.  Collai.  12.  cap.  15. 


DES   VERTUS    EN   GÉNÉRAL  Z'jZ 

dire  à  ceux  qui  fixent  un  temps  pour  l'acquisition 
de  la  Vertu,  ce  que  la  sainte  femme  Judith  repro- 
chait aux  princes  de  Béthulie  :  «  Comment  donc 
«  O^ïas  a-t'il  consenti  à  livrer  la  ville  aux 
«  Assyriens,  s'il  ne  nous  venait  du  secours  dans 
«  cinq  Jours  ?  Et  qui  êtes-vous,  vous  autres, 
«  pour  tenter  ainsi  le  Seigneur  ?  Ce  n'est  pas  là 
«  le  moyen  d'attirer  sa  miséricorde,  mais  plutôt 
«  d'exciter  sa  colère  et  d'allumer  sa  fureur. 
«  Vous  ave\  prescrit  à  Dieu  le  terme  de  sa 
«  miséricorde,  selon  qu'il  vous  a  plu;  et  vous 
«  lui  en  avei  marqué  le  jour.  »  (Judith,  8.) 

Cette  considération  m'apprendra  à  acquérir  les 
Vertus  morales  infuses  de  la  même  manière  qu'on 
acquiert  la  grâce  sanctifiante  et  le  bienfait  de  la 
justification  dont  ces  Vertus  sont  inséparables. 
Oh  !  quel  grand  bonheur  de  posséder  la  grâce  de 
Dieu  que  tant  de  nobles  Vertus  accompagnent  ! 
J'apprendrai  également  à  m'appliquer,  si  je  veux 
avoir  les  Vertus  acquises,  soit  à  la  méditation,  soit 
à  la  lecture  des  livres  qui  traitent  des  Vertus,  mais 
par-dessus  toute  chose  à  la  production  fréquente 
des  actes  de  Vertu,  sans  lesquels  ma  méditation 
serait  vaine  et  ma  lecture  spirituelle  infructueuse. 
O  science  sacrée  des  Vertus,  sois  le  sujet  ordinaire 
de  mes  pensées,  afin  que  méditant  sur  les  saintes 
et  louables  habitudes,  sur  leur  nature,  leur  excel- 
lence, leurs  effets,  leurs  motifs  et  tout  ce  qui  les 
concerne,  je  les  aime  et  les  recherche  avec  une 
énergique  et  constante  ardeur.  O  Dieu  des  Vertus 
qui  dilatez  nos  coeurs  par  l'infusion  des  bons 
désirs,  vous  qui  dissipez  les  ténèbres  de  notre  in- 
telligence par  la  communication  de  vos  lumières, 


374  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

détournez  désormais  mon  âme  de  toute  occupation 
vaine,  afin  qu'elle  s'adonne  à  Toraison,  qu'elle  se 
rende  attentive  à  la  lecture  spirituelle  et  à  l'étude 
des  Vertus,  qu'elle  pratique  les  Vertus,  qu'elle  en 
soit  comme  toute  teinte  et  imprégnée,  et  qu'elle 
parvienne  au  bonheur  de  les  posséder. 

II 

Considérez  que  nous  pouvons  faire  croître  soit 
les  Vertus  qui  nous  sont  données  avec  la  Grâce, 
soit  celles  que  nous  avons  acquises  par  la  répéti- 
tion d'actions  louables.  Cette  affirmation  n'offre 
aucune  difficulté.  L'expérience  nous  montre  des 
âmes  qui  sont  plus  saintes  et  plus  vertueuses  que 
les  autres  ;  bien  plus  nous  voyons  les  moins  ver- 
tueuses égaler  et  même  surpasser  celles  qui  les 
avaient  devancées  dans  la  pratique  du  bien.  C'est 
là  une  preuve  infaillible  que  la  Vertu  peut  faire  des 
progrès  dans  une  âme  et  de  petite  qu'elle  était, 
devenir  plus  grande  et  plus  parfaite.  Cet  accroisse- 
ment constitue  pour  l'âme  un  grand  avantage,  car 
lorsque  la  Vertu  s'est  accrue,  elle  en  produit  les 
actes  d'une  manière  plus  parfaite,  plus  fréquente, 
plus  naturelle  et  plus  agréable,  en  même  temps 
qu'elle  s'éloigne  davantage  des  vices  qui  lui  sont 
opposés.  Elle  en  produit  des  actes  plus  fréquents, 
car  de  même  qu'un  grand  feu  jette  un  plus  grand 
nombre  d'étincelles,  ainsi  une  grande  vertu  pro- 
duit un  plus  grand  nombre  d'actions.  Elle  les 
produit  plus  promptement,  car  la  vertu  n'est 
qu'une  inclination  plus  prononcée  vers  le  bien  ; 
dès  lors  ceux  chez  qui  cette  inclination  est  plus 
forte,    font   le    bien   avec    plus  de   facilité   et  de 


DES   VERTUS   EN   GÉNÉRAL  3'jb 

promptitude.  Aussi  on  reconnaît  qu'une  âme  a 
acquis  parfaitement  une  vertu  si,  lorsqu'elle  est 
tentée  de  produire  quelque  action  contraire,  sur  le 
champ,  sans  hésitation  et  sans  aucune  répugnance 
de  la  volonté,  elle  se  porte  vers  l'objet  de  la 
Vertu.  Elle  les  produit  avec  plus  de  plaisir,  car  la 
Vertu  parfaite  a  vaincu  les  plus  grandes  difficultés 
et  surmonté  les  plus  grandes  peines  qui  peuvent 
affliger  l'âme  quand  elle  les  pratique.  Elle  les  pro- 
duit plus  constamment,  car  de  même  qu'un  grand 
feu  dure  plus  longtemps  et  donne  une  chaleur  qui 
dure  davantage,  ainsi  une  plus  grande  Vertu  se 
conserve  plus  longtemps,  nous  donne  une  incli- 
nation plus  forte  vers  le  bien  et  résiste  davantage 
à  tout  ce  qui  lui  est  opposé.  Elle  produit  aussi  des 
actes  plus  parfaits,  car  elle  a  une  énergie  plus 
considérable  qui  lui  permet  de  produire  des  effets 
plus  remarquables.  C'est  pourquoi  ceux  qui  ont 
une  plus  grande  charité,  font  des  actes  héroïques 
de  cette  vertu,  et  étendent  davantage  leurs  œuvres 
de  miséricorde  ;  ceux  qui  ont  la  Vertu  d'obéis- 
sance à  un  degré  plus  élevé,  se  soumettent  d'une 
manière  plus  parfaite.  En  un  mot  les  actes  que 
l'on  appelle  héroïques  ne  sont  accomplis  ordinaire- 
ment que  par  ceux  qui  ont  le  plus  de  Vertu  ou  des 
Vertus  parfaites  selon  leur  espèce. 

Pour  tous  ces  motifs  nous  ne  saurions  trop  esti- 
timer  l'accroissement  de  la  Vertu,  et  ce  doit  être 
pour  nous  un  grand  sujet  de  confusion  de  voir  les 
avares  travailler  avec  tant  d'ardeur  à  augmenter 
leur  trésor,  qui  doit  contribuer  à  leur  condamna- 
tion, tandis  que  nous  avons  un  si  faible  désir  d'ac- 
croître le  trésor  de  notre   âme  avec  lequel  nous 


376  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

devons  acheter  les  joies  du  paradis.  Mais  ce  qui 
doit  augmenter  encore  notre  confusion  c'est  que 
le  moyen  de  faire  grandir  nos  Vertus  n'est  pas 
plus  difficile  que  le  moyen  de  les  acquérir  ;  il  n'y 
a  qu'à  continuer  à  user  de  ce  premier  moyen,  en 
faisant  chaque  jour  des  actes  de  Vertu  ;  c'est  par  là 
que  la  Vertu  grandit  et  se  perfectionne.  On  nous 
objectera  peut-être  que  les  habitudes  vertueuses 
ne  peuvent  s'accroître  que  par  des  actes  plus  par- 
faits que  ne  le  sont  les  habitudes  elles-mêmes,  de 
même  qu'une  figure  imprimée  sur  la  cire  ne  peut 
être  agrandie  qu'en  faisant  une  nouvelle  empreinte 
avec  un  sceau  plus  grand.  Nous  répondons  à 
cela  qu'il  peut  en  être  ainsi  pour  les  Vertus  acqui- 
ses, mais  non  pas  pour  les  Vertus  infuses  qui 
croissent  à  chaque  bonne  action,  si  mince  que  soit 
son  mérite.  En  effet,  cette  action  qui  mérite  une 
augmentation  de  grâce  et  de  gloire,  mérite  en 
même  temps  une  augmentation  des  Vertus  infu- 
ses, qui  sont  toujours  dans  une  même  propor- 
tion par  rapport  à  la  grâce.  De  même,  dit  un 
savant  Cardinal  (i),  que  si  la  main  croît,  les  doigts 
croissent  aussi  ;  ainsi  quand  la  charité  augmente, 
les  Vertus  augmentent.  D'oià  il  résulte  que  l'acte 
d'une  seule  Vertu  fait  croître  les  Vertus  infuses, 
en  même  temps  que  la  grâce  ;  ainsi  par  un  acte 
de  patience  nous  augmentons  la  Vertu  de  charité, 
la  Vertu  de  justice,  la  Vertu  de  force,  la  Vertu  de 
tempérance  et  toutes  les  autres  Vertus.  Leur 
accroissement  est  donc  considérable  et  très  facile. 
Porte-toi  donc,  ô  mon  âme,  aux  actes  de  Vertu, 

I.  De  Cusa,  1.  2,  Excitât. 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  877 

puisque  par  eux  tu  peux  augmenter  cette  pré- 
cieuse habitude  qui  lorsqu'elle  est  devenue  par- 
faite, est  pour  toi  la  source  de  tant  de  biens.  Si  les 
hommes  du  siècle  s'appliquent  si  assidûment  à 
faire  fructifier  leur  talent  et  à  agrandir  leurs  pos- 
sessions, ne  perds  plus  de  temps,  ne  laisse  passer 
aucune  occasion  de  faire  des  actes  de  Vertu.  Si  tu 
as  goûté  du  plaisir  à  tant  de  choses  superflues  et 
absolument  inutiles  à  la  vie  bienheureuse,  ne 
trouve  plus  désormais  rien  d'agréable  si  ce  n'est 
de  t'occuper  des  œuvres  vertueuses.  Tu  ne  saurais 
prendre,  ô  mon  àme,  une  résolution  plus  sage  ni 
plus  avantageuse  ;  Dieu  d'ailleurs  ne  prolonge  ta 
vie  si  longtemps  qu'afin  de  te  permettre  de  croître 
en  Vertu  en  même  temps  qu'en  âge  et  de  faire 
fructifier  ce  talent  dont  tu  auras  à  rendre  compte 
à  Dieu  lorsqu'il  t'apparaîtra. 


III 


Considérez  que  de  même  que  les  Vertus  s'ac- 
quièrent et  s'accroissent  par  la  pratique,  ainsi 
elles    s'affaiblissent  (i)   et    périssent    entièrement 

I.  Ni  les  péchés  véniels,  quel  qu'en  soit  le  nombre, 
ni  à  plus  forte  raison  la  simple  cessation  des  actes  de 
vertu  ne  diminuent  en  elles-mêmes  ni  la  grâce  sancti- 
fiante, ni  la  charité,  ni  les  autres  vertus  infuses.  ^Tes- 
«  time,  dit  Suarez  (de  grat.  1.  11.  c.  8.  n.  7),  que  cette 
«  proposition  est  tellement  certaine  que  V affirmation 
«  contraire  n'est  ni  probable^  ni  même  défendable  avec 
«  quelque  apparence  de  raison.  »  —  Cependant  tous  les 
Théologiens  admettent  qu'on  peut  dire  que  les  vertus 
infuses  subissent  une  diminution,  dans  ce  sens  moins 


378  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

quand  on  s'abstient  d'en  faire  les  actes  ou  quand 
on  produit  des  actes  des  vices  qui  leur  sont  con- 
traires. Un  seul  péché  mortel  sape  à  la  base  et 
renverse  tout  l'édifice  des  Vertus  infuses  ;  quant 
aux  actes  des  vices,  ils  minent  peu  à  peu  l'édifice 
des  Vertus  acquises  ;  l'humilité  en  effet  se  perd 
par  des  actes  d'orgueil,  la  chasteté  par  des  actes 
de  luxure,  la  patience  par  des  accès  de  colère. 
Ceci  est  vrai  même  quand  il  s'agit  de  péchés 
simplement  véniels  :  ainsi  de  petits  excès  ruinent 
l'abstinence,  une  certaine  rudesse  donne  la  mort  à 
la  douceur.  Et  les  Vertus  sont  blessées  de  la 
sorte,  non  seulement  par  les  actes  qui  leur  sont 
contraires,  mais  encore  l'omission,  le  défaut 
d'exercice  de  la  Vertu  lui  est  fatal.  De  même  que 
le  fer  qui  est  beau  et  luisant,  se  rouille  faute 
d'usage  ;  l'âme  que  la  Vertu  rendait  belle  et  res- 
plendissante, devient  vicieuse  et  laide  par  le  seul 
fait  de  son  oisiveté  et  par  le  défaut  d'exercice.  Le 
Docteur  angélique  (i)  confirme  cette  vérité;  quand 
quelqu'un,  dit-il,  ne  se  sert  pas  de  l'habitude  de 
la  Vertu,  pour  régler  ses  passions  et  ses  actions, 
il  est  inévitable  que  plusieurs  passions  se  réveil- 
propre  que,  les  péchés  véniels  ont  pour  conséquence 
de  diminuer  la  facilité  de  se  servir  des  vertus  infuses 
(S.  Tho.  q.  7.  DE  MALO,  a.  2.  ad  4).  «  On  peut  aussi^  dit 
«  saint  Thomas  (2.  2.  q.  24.  a.  10),  appeler  une  diminu- 
«  tîon  indirecte  de  la  charité,  cette  disposition  à  dispa- 
«  raître  complètement  qui  est  le  résultat  des  péchés 
«  véniels,  ou  même  de  la  cessatiou  des  actes  propres  de  la 
«  charité.  » 

ï.  I.  II.  q.  53.  art.  3. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         879 

lent  et  que  plusieurs  actions  se  forment  par  suite 
du  mouvement  de  l'appétit  sensitif  et  des  objets 
extérieurs  qui  provoquent  au  mal  ;  c'est  ainsi 
que  la  Vertu  est  détruite  par  la  sjmple  cessa- 
tion des  actes  vertueux. 

Rien  n'est  donc  plus  vrai  que  cette  considé- 
ration, et  cependant  elle  est  de  nature  à  nous 
étonner.  Car,  puisqu'il  est  de  l'essence  des  Ver- 
tus d'être  quelque  chose  de  ferme  et  de  stable, 
comment  se  fait-il  qu'il  est  si  aisé  de  les  arra- 
cher de  l'âme  ?  comment  peut-on  déchoir  si  faci- 
lement de  cet  état  pour  descendre  aussitôt  après 
dans  l'abîme  de  l'enfer?  Puisque  les  Vertus  sont 
les  plus  grandes  forces  de  l'âme,  n'est-ce  pas 
une  chose  étrange  qu'elles  puissent  être  vaincues 
par  les  vices,  qui  ne  sont  que  de  pures  faiblesses 
et  de  pures  infirmités  ?  Y  a-t-il  quelque  chose  au 
monde  de  plus  fort  que  la  charité,  qui  n'a  peur  ni 
de  la  mort  ni  de  l'enfer  ?  comment  donc  cèdera-t- 
elle  à  la  convoitise  terrestre  qui,  comparée  à  la 
charité,  n'est  pas  même  une  goutte  d'eau  par 
rapport  à  une  immense  fournaise  (i)?  Quelques- 
uns  ont  répondu  à  cette  objection  que  les  Vertus 
étaient  délicates  de  leur  nature  et  que  ne  pouvant 
supporter  la  mauvaise  odeur  du  vice,  elles  mou- 
raient plutôt  que  de  vivre  ensemble  dans  une 
même  âme.  D'autres  se  sont  contentés  de  dire  qu'il 
était  toujours  plus  facile  de  détruire  que  d'édifier 
et  de  renverser  que  de  construire.  Mais  de  telles 
réponses  sont  plutôt  des  faux-fuyants  et  des  défai- 
tes, que  de  vraies  solutions.  Aussi  vaut-il  mieux 

I,  Guillel.  Paris.  De  virtuf,  en. 


38o        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

dire  que  si  les  Vertus  périssent,  cela  ne  provient 
pas  de  leur  propre  faiblesse  qui  les  ferait  céder 
au  vice,  mais  de  la  faiblesse  du  sujet  sur  lequel 
elles  ont  été  greffées  par  l'habitude,  c'est-à-dire  de 
la  faiblesse  de  Pâme  qui  ne  s'en  sert  pas  comme 
elle  pourrait.  Un  soldat  fort,  courageux  et  bien 
armé,  périt  dans  la  bataille,  s'il  est  mal  monté  ;  il 
périt  à  cause  de  son  cheval  qui  succombe  facile- 
ment et  l'entraîne  dans  sa  chute.  Ainsi  les  Vertus 
sont  en  quelque  sorte  mal  montées,  quand  elles 
résident  dans  une  âme  blessée  et  épuisée  par  la 
plaie  du  péché  originel,  plaie  qui  n'est  jamais 
parfaitement  guérie  pendant  le  temps  de  cette 
misérable  vie.  Aussi,  de  même  qu'un  soldat  malade 
et  languissant,  muni  d'excellentes  armes,  ne  les 
manie  pas  bien,  les  jette  à  terre  et  se  livre  à 
l'ennemi  ;  ainsi,  bien  que  puissamment  armée  des 
plus  fortes  Vertus,  l'àme  faible  n'en  fait  pas  usage, 
mais  se  livre  lâchement  au  vice  qui  l'attaque,  qui 
ruine  ses  Vertus  et  qui  la  met  dans  l'état  de  per- 
dition (i). 

Néanmoins,  il  est  vrai  que  les  Vertus  acqui- 
ses ne  se  perdent  pas  ordinairement  par  un 
seul  acte  vicieux,  mais  par  un  grand  nombre 
d'actes.  Au  contraire,  un  seul  péché  mortel  suffit 
pour  détruire  toutes  les  Vertus  infuses  en  même 
temps  que  la  grâce  sanctifiante,  bien  que  dans  ce 
désastre  Dieu  dans  sa  miséricorde  conserve  au 
pécheur  la  foi  et  l'espérance,  comme  fut  conservée 
la  racine  de  l'arbre  mystérieux  que  vit  Nabucho- 
donosor.    Et    en   cela    Dieu   fait    violence    à    ces 

I.  D.  Aug.  Serm.  7.  de  temp. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         38l 

Vertus,  car  il  les  conserve  dans  un  sujet  où  elles 
ne  peuvent,  comme  il  leur  conviendrait,  mériter 
le  paradis  ,i).  Mais  de  quoi  n'est  pas  capable  la 
bonté  de  Dieu  pour  sauver  l'homme  ?  Or,  il  agit 
ainsi  afin  que  grâce  à  ces  deux  Vertus,  l'homme 
puisse  se  relever  de  sa  chute,  qu'il  rentre  en  grâce 
et  qu'il  remercie  la  bonté  de  Dieu  en  disant  :  «  Si 
«  le  Seigneur  des  années  ne  nous  eût  pas  laissé 
«  quelque  reste  de  foi  et  d'espérance  pour  refleu- 
«  rir,  nous  serions  semblables  à  Sodomc  et  à 
«  Gomorrhe  »  qui  furent  détruites  de  fond  en 
comble.  (Is.  i;. 

Je  m'exciterai  donc  de  plus  en  plus  à  ne  pas 
m'abandonner  à  la  paresse,  afin  de  ne  pas  devenir 
pauvre  en  Vertu  par  le  fait  de  mon  oisiveté.  Je 
saisirai  volontiers  et  je  bénirai  les  occasions  qui 
s'offriront  d'en  faire  les  actes.  Si  par  le  passé  je 
me  suis  laissé  séduire  par  des  choses  peu  conve- 
nables et  nuisibles  qui  se  présentaient  à  moi  sous 
la  fausse  apparence  d'un  bien,  il  en  sera  désormais 

I.  Un  seul  péché  mortel  détruit  en  nous  :  i)  la  grâce 
sanctifiante.  «  Si  quelqu'un  dit  qiiil  n'y  a  d'autre  péché 
<f.  mortel  que  celui  de  V infidélité^  ou  que  Vinfidélité  seule, 
«  à  l'exclusion  des  péchés  les  plus  graves  et  les  plus 
«  énormes,  fait  perdre  la  grâce  une  fois  reçue,  qu'il  soit 
«  anathème  !  »  (Conc.  de  Trente,  sess.  6.  can.  27)  ;  2)  la 
charité,  (Conc.  de  Trente,  sess.  6.  chap.  7)  ;  3)  les  vertus 
morales  infuses,  qui  sont  comme  les  propriétés  de  la 
grâce  sanctifiante  considérée  comme  une  nouvelle 
nature  ou  une  nouvelle  essence  ajoutée  à  l'âme.  Mais 
tout  péché  mortel  ne  fait  perdre  à  l'âme  ni  la  foi, 
comme  l'a  défini  le  Concile  de  Trente  (sess,  6.  can.  28)  : 
«  Si  quelqu'un  dit  que  la  grâce  étant  perdue  par  le  péché, 


382  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

tout  autrement.  J'aurai  à  cœur  de  faire  des  actions 
grandes  et  généreuses,  je  m'affectionnerai  aux 
belles  et  avantageuses  pratiques  de  la  Vertu.  Mais 
ô  bonté  infinie  de  Dieu,  qui  contrairement  à  ce 
qui  devrait  arriver  naturellement,  conservez  dans 
le  pécheur  la  foi  et  l'espérance,  alors  qu'il  mérite- 
rait de  tout  perdre  en  perdant  la  grâce,  oh  !  comme 
vous  prouvez  clairement  le  désir  que  vous  avez  de 
le  sauver  !  Oh  !  quel  trait  d'amour  merveilleux  ! 
Oh  !  puissent  toutes  les  âmes  chrétiennes  qui  ont 
perdu  la  charité,  s'en  prévaloir  pour  la  recouvrer 
au  plus  tôt  par  une  bonne  conversion  ! 

«  la  foi  est  toujours  perdue  en  même  temps,  ou  que  la  foi 
«  qui  reste  au  pécheur  rC  est  plus  une  vraie  foi,  bien  qu'elle 
«  ne  soit  plus  une  foi  vive, . . .  qjiil  soit  anathème!  »  ;  ni 
l'espérance  ;  sur  ce  dernier  point,  Suarez  dit  (de  grat.  1. 
II.  c.  5.  n.  15)  :  «/^  Jte  crois  pas  qtie  ce  soit  absolument 
«  de  foi  y  mais  c'est  certain  et  tout  enseignement  contraire 
«  peut  être  taxé  d' erreur >  »  Néanmoins,  comme  l'observe 
Bail,  la  foi  et  Tespérance  devraient  naturellement  et 
logiquement  avoir  toujours  le  même  sort  que  la  grâce 
sanctifiante  ;  s^il  en  est  en  réalité  autrement,  c'est  en 
vertu  d'une  exception  voulue  par  Dieu  et  que  nous  font 
connaître  l'Ecriture  sainte  et  la  tradition. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL  383 

Vr  MÉDITATION 

DE  LA  PRATIQUE  DES  VERTUS 

SOMMAIRE 

Il  faut  être  bien  résolu  à  pratiquer  la  Vertu.  — 
//  faut  la  pratiquer  i)  par  des  actes  intérieurs., 
—  2)  par  des  actes  extérieurs. 

I 

CONSIDÉREZ  qu'il  faut  être  bien  résolu  à  prati- 
quer les  actes  de  Vertu  malgré  toutes  les 
tentations  et  toutes  les  difficultés  qui  s'y  opposent. 
Ce  qui  doit  le  plus  animer  Tâme  à  pratiquer  la 
Vertu,  c'est  l'obligation  qui  lui  incombe  de  tra- 
vailler en  vue  de  son  bien  propre.  Car  n'est-elle 
pas  digne  de  la  risée  de  tout  le  monde,  si  tous  ses 
désirs  et  tous  ses  soins  tendent  à  nourrir  le  corps, 
à  le  parer,  à  le  pourvoir  d'habits  somptueux  et 
délicats,  à  orner  des  maisons  et  des  appartements 
destinés  à  le  loger,  et  à  acquérir  des  richesses  pour 
l'entretenir  dans  cet  état  ?  Ne  mérite-t-elle  pas 
d'être  qualifiée  de  folle  et  d'insensée,  si  elle  prend 
soin  des  affaires  d'autrui  dans  le  but  de  les  faire 
prospérer,  tandis  qu'elle  néglige  ce  qui  concerne 
sa  propre  perfection,  sa  propre  beauté  et  son  pro- 
pre état  ?  Tout  le  monde  se  moquerait  -et  à  bon 
droit  d'un  cultivateur  qui  s'occuperait  avec  le  plus 
grand  soin  des  terres  des  autres,  et  qui  laisserait 


384  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

les  siennes  en  friche.  C'est  ainsi  cependant  qu'agit 
une  àme  qui  ne  songe  nullement  à  s'enrichir  elle- 
même  par  la  pratique  des  Vertus,  et  qui  ne  s'oc- 
cupe que  de  ce  qui  concerne  le  corps  et  les  affaires 
extérieures  de  ce  monde.  Imaginez  un  architecte 
qui  reconstruirait  toutes  les  maisons  de  la  ville  et 
qui  laisserait  la  sienne  tomber  en  ruines.  Imaginez 
un  tailleur  qui  porterait  des  habits  tout  déchirés 
et  ferait  pour  les  autres  de  beaux  costumes.  Ima- 
ginez enfin  un  médecin  épuisé  et  miné  par  la 
fièvre,  qui  ne  songerait  qu'à  guérir  les  maladies  des 
autres.  Voilà  l'image  de  l'âme  qui  ne  songe  pas  à 
faire  des  actes  de  Vertu. 

Certainement  elle  est  malheureuse  tant  qu'elle 
demeure  dans  cet  état,  car,  comme  l'enseigne  la 
morale,  la  félicité  ne  consiste  pas  dans  la  posses- 
sion, mais  dans  l'exercice  de  la  Vertu  ;  elle  ne  con- 
siste pas  dans  l'habitude,  mais  dans  l'action.  Le 
souverain  bien  est  la  fin  dernière,  c'est  à  lui  que 
s'arrête  et  se  fixe  le  désir  et  l'effort  de  l'agent. 
L'homme  de  bien  ne  se  contente  pas  de  l'habitude  ; 
il  la  réfère  à  l'action,  d'autant  que  nous  acquérons 
la  Vertu  pour  l'exercer,  comme  nous  apprenons  un 
art  ou  un  métier  pour  travailler.  De  même  qu'aux 
jeux  olympiques,  c'était  ceux  qui  avaient  le  mieux 
couru,  qui  remportaient  la  couronne  et  non  pas 
ceux  qui  avaient  la  plus  belle  prestance;  ainsi  dans 
la  lice  spirituelle,  ceux-là  remportent  le  prix, 
c'est-à-dire  le  souverain  bien,  qui  n'ont  pas  eu 
seulement  les  habitudes  vertueuses,  mais  qui  en 
ont  produit  les  actes,  malgré  toutes  les  diffi- 
cultés et  toutes  les  tentations  qui  tendaient  à  les 
faire  renoncer  à  leur  dessein.  L'être  ne  se  conçoit 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         385 

pas  en  effet  sans  la  faculté  d'agir,  car  dans  ce  cas 
il  serait  oisif  et  inutile.  Trois  choses  se  rencon- 
trent toujours  dans  l'être  naturel  :  la  substance,  la 
puissance  et  l'action  naturelle  :  trois  choses  se  ren- 
contrent toujours  aussi  dans  l'être  surnaturel  :  la 
grâce,  la  charité  et  l'action  méritoire,  qui  est  l'acte 
de  Vertu  (i).  Enfin,  il  ne  faut  pas  croire  que  la 
Vertu  se  trouve  réellement  dans  une  personne  qui 
n'en  fait  point  les  actes,  car  c'est  par  ces  actes 
qu'elle  naît  et  qu'elle  se  conserve  ;  la  Vertu  n'est 
pas  chez  une  telle  personne,  quand  bien  même 
elle  ferait  des  miracles  et  ressusciterait  les  morts, 
quand  bien  même  elle  ferait  des  discours  plus 
éloquents  et  plus  admirables  que  ceux  qu'ont 
prononcés  les  plus  célèbres  orateurs  de  tous  les 
temps,  quand  même  elle  ferait  profession  de  la 
vie  religieuse  la  plus  sainte  qu'on  ait  jamais  vue 
dans  l'Eglise,  et  qu'elle  porterait  l'habit  de  l'Ordre 
le  plus  austère.  Non,  la  Vertu  n'est  pas  là  où  la 
pratique  fait  défaut,  d'autant  qu'elle  périt  bientôt, 
si  elle  ne  se  traduit  pas  en  actes. 

En  conséquence,  je  concevrai  un  grand  désir  de 
pratiquer  la  Vertu  et  d'en  former  les  actes.  Je  me 
réjouirai  quand  l'occasion  s'en  présentera  et  je  la 
saisirai  avec  joie.  Je  remercierai  Dieu,  comme  d'une 
faveur  signalée,  quand  il  m'aura  donné  sujet  de 
produire  un  acte  de  Vertu  d'où  je  tirerai  de  mer- 
veilleux avantages  pour  sa  gloire  et  pour  mon 
bien.  Je  ne  laisserai  jamais  passer  ces  heureuses 
occasions  sans  en  profiter.  S'il  s'y  rencontre  des 
difficultés,  je  redoublerai  d'énergie  à  mesure  que 

I.  Œgid.  Rom.  Qiiodî.  2.  disp.  7.  quœst.  a. 
Bail,  t.  iv.  33 


386  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

la  peine  croîtra.  Les  considérations  humaines  et 
ce  que  le  monde  pourra  dire  ne  m'empêcheront 
pas  d'exécuter  ma  résolution.  J'irai  tête  baissée  au 
milieu  des  halliers  et  des  épines.  O  mon  Dieu, 
confirmez-moi  dans  ces  dispositions. 

II 

Considérez  que  les  Vertus  doivent  se  pratiquer 
intérieurement  et  spirituellement,  c'est-à-dire  par 
des  actes  intérieurs,  «  Applique^  vos  cœurs  à  la 
«  vertu  »,  dit  le  Prophète  royal.  Il  faut,  dit  un 
savant  et  un  ancien  écrivain  (i),  y  appliquer  le 
cœur  en  faisant  des  efforts,  en  tâchant  de  pratiquer 
la  Vertu  malgré  l'inclination  contraire  du  cœur, 
ainsi  qu'un  malade  qui  s'efforce  de  manger  mal- 
gré la  répugnance  de  l'estomac.  Il  faut  aussi 
l'appliquer  à  la  Vertu  pour  donner  l'exemple, 
c'est-à-dire  pour  éclairer  les  autres  en  portant  le 
flambeau  devant  eux.  Ainsi,  quand  on  veut  faire 
passer  un  pont  à  des  chevaux  ombrageux,  on  met 
en  tête  un  cheval  qui  ne  s'effraie  pas  facilement  et 
tous  les  autres  suivent.  Il  faut  enfin  s'appliquer  à 
la  Vertu  par  affection,  c'est-à-dire  d'esprit  et  de 
volonté.  On  en  voit  en  effet  qui  ne  lui  donnent 
que  la  moitié  de  leur  cœur,  et  se  contentent  de  la 
considérer  avec  les  yeux  de  leur  esprit;  d'autres  se 
bornent  à  lui  prêter  l'oreille,  à  ceux-là  il  suffit  d'en 
entendre  discourir;  d'autres  enfin  ne  lui  prêtent 
que  les  lèvres,  ceux-là  en  parlent  sans  la  prati- 
quer et  sans  en  produire  ni  intérieurement,  ni 
extérieurement  les  actes. 

I.  Philippe  de  Grève,  serm  pp. 


DES   VERTUS    EN   GÉNÉRAL  SSy 

Toutes  les  Vertus  ont  en  effet  deux  sortes  d'ac- 
tes :  les  uns  intérieurs  qui  se  forment  dans  l'àme 
parfesprit  ou  par  la  volonté,  les  autres  extérieurs, 
qui  paraissent  aux  yeux  de  tout  le  monde.  Par 
exemple,  une  àme  forme  en  présence  de  Dieu  ou 
des  anges,  sans  la  manifester  au  dehors,  la  résolu- 
tion d'assister  les  pauvres,  d'enseigner  les  igno- 
rants, de  consoler  les  affligés  :  ce  sont  des  actes 
intérieurs  de  charité  ou  de  miséricorde  à  l'égard 
du  prochain;  si  ensuite  elle  passe  à  l'exécution 
et  si  elle  accomplit  ce  qu'elle  a  résolu  de  faire, 
alors  elle  produit  des  actes  extérieurs  de  la 
Vertu  de  charité  et  de  la  miséricorde.  Or,  il  faut 
considérer  ici  qu'avant  tout  il  est  requis  de  pra- 
tiquer la  Vertu  intérieurement.  La  raison  en 
est  que  les  actes  intérieurs  sont  les  actes  propres 
de  la  Vertu,  que  par  eux  elle  se  conserve  et  croît 
dans  une  âme.  Il  est  même  vrai  de  dire  que  les 
actes  extérieurs  de  Vertu  ne  sont  réellement  des 
actes  vertueux  qu'autant  qu'ils  proviennent  des 
actes  intérieurs  et  qu'ils  leur  sont  unis.  C'est 
pourquoi  ceux  qui  ne  songent  qu'à  l'extérieur  et  à 
la  manière  dont  il  faut  agir  au  dehors,  sans  se 
mettre  en  peine  d'avoir  les  sentiments  intérieurs, 
ne  sont  que  des  hypocrites  qui  font  bonne  mine  et 
qui  ont  bonne  apparence.  Ce  sont  des  Scribes  et 
des  Pharisiens,  à  qui  le  fils  de  Dieu  reprochait  de 
bien  nettoyer  le  dehors  de  la  coupe,  tandis  que  le 
dedans  est  plein  d'impuretés.  (Matt.  i3.)  Ce  sont 
des  sépulcres  blanchis  qui  extérieurement  ont  une 
belle  apparence,  et  qui  sont  au  dedans  remplis  de 
pourriture  et  de  vers. 

Il  ne  faut  jamais  espérer  une  solide  Vertu  de 


388  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

celui  qui  ne  songe  pas  à  en  bien  former  les 
actes  intérieurs  ;  car,  sans  la  vie  spirituelle  et 
intérieure,  il  n'y  a  point  de  perfection  possible 
et  sans  la  pratique  des  actes  intérieurs,  il  n'y 
a  point  de  vie  intérieure  et  spirituelle.  C'est  pour- 
quoi David  décrivant  la  beauté  de  l'âme  sainte 
qui  est  l'héritière  de  Dieu,  nous  dit  que  «  toute 
«  la  beauté  de  J a  fille  du  Roi  vient  du  dedans^  » 
c'est-à-dire  des  actes  intérieurs.  (Ps.  44.)  Elle 
ne  ressemble  pas  en  effet  aux  princesses  et  aux 
dames  de  la  terre  qui  s'habillent  avec  simpli- 
cité dans  la  maison  où  personne  ne  les  voit, 
mais  qui  se  couvrent  de  riches  vêtements,  quand 
elles  doivent  sortir  et  paraître  en  public.  L'épouse 
et  la  fille  de  Dieu  s'occupe  avant  tout  d'orner  son 
intérieur,  parce  que  Dieu  voit  l'intérieur,  Dieu  à 
qui  elle  veut  plaire  à  l'exclusion  des  créatures. 
Aussi  Dieu  estime-t-il  beaucoup  plus  les  actions 
secrètes  et  cachées  de  l'àme,  que  tout  l'appareil 
extérieur.  «  Qiie  tu  es  helle^  dit-il,  ô  ma  bien- 
«  aimée  !  que  tu  es  belle  !  tes  yeux  sont  des  yeux 
«  de  colombe,  sans  parler  de  ce  qui  est  caché 
«  au-dedans.  »  (Gant.  4.)  Nous  voyons  par  là  com- 
bien il  importe  de  produire  des  actes  intérieurs  de 
Vertu. 

Ces  actes  intérieurs  se  produisent  de  plusieurs 
manières.  La  première  consiste  à  rejeter  les  pen- 
sées mauvaises,  celles  qui  ont  pour  objet  ce  qui 
est  contraire  à  la  Vertu,  et  à  désavouer  les  incli- 
nations que  l'on  sent  intérieurement  pour  les 
actions  vicieuses.  La  seconde  manière  consiste  à 
désirer  et  à  aimer  l'objet  de  la  Vertu  ;  elle  consiste 
aussi  à  souhaiter  que  le  temps  et  le  lieu  opportun 


DES    VERTUS    EN   GÉNÉRAL  SSg 

pour  la  pratiquer  effectivement,  s'offrent  à  nous.  La 
troisième  consiste,  lorsque  les  occasions  de  la  pra- 
tiquer ne  se  présentent  pas,  à  exercer  son  courage 
spirituel,  en  créant  par  l'imagination  des  occasions 
dans  lesquelles  on  se  propose,  si  elles  viennent  à 
se  présenter,  de  faire  vaillamment  son  devoir  et  de 
triompher  des  difficultés,  comme  aussi  des  tenta- 
tions qui  pourront  s'y  rencontrer.  Cette  vaillance 
spirituelle  dans  ces  cas  imaginaires  est  toujours 
méritoire  devant  Dieu,  comme  aussi  la  détermina- 
tion de  faire  une  action  vicieuse  dans  un  cas  ima- 
ginaire, est  blâmable  et  constitue  un  démérite. 
Un  tel  exercice  dispose  l'àme  à  mieux  encore  se 
comporter,  quand  une  véritable  occasion  se  pré- 
sentera. Ne  voyons-nous  pas  que  pour  préparer 
les  soldats  à  la  guerre,  on  les  astreint  à  étudier  la 
théorie  militaire,  à  méditer  sur  les  préceptes  de 
cet  art  qui  a  pour  but  de  les  rendre  habiles  dans 
les  combats  ?  On  les  excite  à  se  représenter  vive- 
ment comment  ils  se  comporteraient  envers  l'en- 
nemi, s'il  se  présentait,  s'il  les  attaquait  de  telle 
ou  telle  manière  ou  s'il  devenait  urgent  de  l'atta- 
quer lui-même  dans  telle  ou  telle  occasion.  Le 
soldat  sort  de  ces  combats  imaginaires  plus  aguerri. 
Il  en  est  de  même  d'une  âme  qui  se  mettant  en 
face  de  diverses  occasions  ou  rencontres  périlleu- 
ses, se  propose  de  s'y  comporter  saintement  et  d'y 
agir  selon  Dieu.  Néanmoins,  elle  doit  dans  un 
semblable  exercice  user  de  modération,  et  ne  pas 
imaginer  toutes  sortes  de  circonstances  possibles. 
Elle  doit  aussi,  après  s'être  bien  exercée  dans  ce 
genre  de  vaillance,  ne  pas  trop  s'en  faire  accroire, 
ni  s'estimer  être  beaucoup  plus  sainte  pour  cela, 


SgO  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

sachant  qu'il  y  a  bien  loin  entre  imaginer  et  faire, 
entre  l'ombre  et  la  réalité,  entre  combattre  en 
esprit  et  en  venir  réellement  aux  mains. 

Cette  considération  m'apprendra  combien  il 
m'est  nécessaire  de  vivre  de  la  vie  intérieure  et 
spirituelle,  combien  il  m'importe  de  produire  sou- 
vent des  actes  intérieurs  de  Vertu.  Je  ne  croirai 
donc  pas  avoir  tout  fait  quand  j'aurai  observé 
ponctuellement  toutes  les  pratiques  extérieures  de 
Vertu  ;  il  faut  aussi  que  je  vaque  à  la  pratique 
intérieure,  et  que  je  forme,  en  présence  de  Dieu 
qui  voit  nos  coeurs,  des  actes  intérieurs  de  Vertu. 
Sans  cela  il  n'y  a  ni  perfection  solide,  ni  vrai  pro- 
grès dans  la  voie  du  ciel.  Par  conséquent,  je  veux 
abhorrer  toute  pensée  vicieuse,  ainsi  que  tout 
mouvement  et  toute  inclination  contraire  à  la 
Vertu.  Je  soupirerai  souvent  et  ardemment  après 
ce  qui  fait  l'objet  de  la  Vertu,  je  souhaiterai  d'avoir 
l'occasion  de  la  pratiquer  effectivement.  Je  suis 
absolument  résolu,  ô  mon  Dieu,  à  ne  manquer  à 
la  Vertu  dans  aucun  cas  et  dans  n'importe  quelle 
circonstance.  Si  telles  ou  telles  circonstances  peu 
favorables  venaient  à  se  produire,  ô  mon  Dieu,  je 
ne  m'écarterai  pas  le  moins  du  monde  des  règles 
qu'elle  me  prescrit.  Qu'il  en  soit  ainsi,  mon  Dieu, 
avec  le  secours  de  votre  grâce. 

Considérez  qu'il  faut  aussi  pratiquer  les  Vertus 
extérieurement  et  en  former  les  actes  extérieurs 
aux  yeux  de  tous.  Par  exemple,  il  ne  suffit  pas 
d'avoir  la  foi  dans  le  cœur,  il  faut  encore  en  faire 
profession  au-dehors.  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir 
la  charité  dans  l'âme  seulement,  il  faut  que  de 
la  volonté  elle  passe  en  quelque   sorte  dans  les 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         Sgi 

mains  et  dans  les  bonnes  œuvres.  Il  ne  suffit  pas 
de  s'estimer  peu  soi-même  par  un  vrai  sentiment 
d'humilité,  mais  il  faut  dans  la  pratique  de  la  vie 
céder  aux  autres,  toutes  les  fois  qu'on  peut  le  faire 
prudemment.  On  doit  en  dire  autant  de  toutes  les 
Vertus. 

Telle  a  été  la  conduite  de  Jésus-Christ  qui  est 
notre  modèle  dans  la  vie  chrétienne  et  dans  la  vie 
spirituelle.  Quoique  son  intérieur  fût  absolument 
et  admirablement  saint,  au-delà  de  tout  ce  que 
les  anges  eux-mêmes  pourraient  exprimer,  il  pra- 
tiqua à  l'extérieur  toutes  sortes  d'actions  vertueu- 
ses qui  convenaient  à  sa  mission.  Outre  l'oraison 
mentale,  il  s'est  adonné  à  la  prière  vocale  et  il  a 
chanté  des  hymnes.  Il  ne  s'est  pas  contenté  de 
porter  sa  croix  dans  son  cœur,  il  en  a  aussi  chargé 
ses  épaules.  Il  n'a  pas  eu  la  volonté  seulement  de 
faire  du  bien  au  monde,  il  en  est  venu  à  l'exécu- 
tion, il  a  été  obéissant  et  s'est  humilié  effective- 
ment jusqu'à  la  mort.  Aussi  nous  exhorte-t-il  à 
l'imiter  ;  il  nous  dit  :  «  Que  votre  lumière  brille 
«  aux  yeux  des  hommes  de  telle  sorte  quHls 
«  voient  vos  bonnes  œuvres  et  qu'ils  glorifient 
«  votre  Père  qui  est  dans  les  deux.  »  Ailleurs  il 
ajoute  que  c'est  à  cette  marque  qu'on  discerne  les 
saintes  âmes  :  «  Tout  bon  arbre  produit  de  bons 
«  fruits.,  vous  les  reconnaître^  à  leurs  fruits.  » 
(Matt.  3.) 

Par  cette  pratique  extérieure,  le  prochain  est 
édifié  et  çxcité  à  bien  faire  ;  car  il  n'y  a  rien 
d'aussi  efficace  pour  porter  une  âme  à  la  pratique 
du  bien  que  le  bon  exemple  qu'elle  a  sous  les 
yeux.  C'est  ainsi  que  l'âme  rend  témoignage  aux 


392  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

yeux  du  monde  de  sa  fidélité  ;  elle  montre  par  là 
qu'elle  n'élude  point  ses  promesses  et  qu'elle 
n'enfreint  pas  ses  résolutions.  Autant  qu'il  dépend 
d'elle,  elle  donne  du  crédit  et  de  la  vogue  à  la 
vertu,  car  c'est  publiquement  qu'elle  soutient  son 
parti  et  porte  ses  livrées. 

On  pourra  dire  qu'il  y  a  danger  de  céder  à  la 
vanité,  en  faisant  paraître  extérieurement  notre 
Vertu.  Nous  répondrons  qu'il  pourrait  en  être 
ainsi  chez  ceux  qui  n'auront  pas  tout  d'abord  bien 
ordonné  leur  intérieur.  Mais  nous  voulons  que 
l'extérieur  soit  comme  un  rejaillissement  et  un 
fruit  ée  l'intérieur,  que  l'un  réponde  à  l'autre  sans 
feinte  et  sans  dissimulation.  Dans  ces  conditions 
le  danger  n'existe  plus,  car  l'àme  qui  intérieure- 
ment est  solidement  vertueuse  ne  consent  pas  aux 
mouTcments  de  vanité  ;  elle  ne  risque  pas  de 
devenir  la  proie  des  applaudissements  des  hom- 
mes, qu'elle  sait  mépriser.  On  dira  peut-être 
encore  qu'agir  ainsi,  c'est  fournir  à  beaucoup  de 
gens  une  occasion  de  parler.  A  cela  il  faut  répon- 
dre que  la  crainte  de  ce  que  peuvent  dire  les  créa- 
tures est  l'un  des  plus  grands  ennemis  de  la 
Vertu,  c'est  une  pierre  de  scandale  et  d'achoppe- 
ment, c'est  la  suprême  imperfection,  celle  qui  a 
arrêté  dans  la  voie  du  salut  un  nombre  d'âmes 
incalculable.  C'est  faire  tort  et  injure  à  Dieu  que 
de  renoncer  aux  "actions  vertueuses  qui  doivent 
contribuer  à  sa  gloire,  à  cause  de  je  ne  sais  quelle 
vaine  crainte  de  ce  que  dira  le  monde.  Est-ce 
là  aimer  Dieu  par-dessus  toutes  choses  ?  n'est-ce 
pas  au  contraire  lui  préférer  des  bagatelles?  Et  si 
certaines  personnes  s'abstiennent  de  bien  faire  à 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         SpS 

cause  des  propos  que  peuvent  tenir  les  hommes, 
que  feraient-elles  alors  si  elles  avaient  à  craindre 
des  coups  et  de  réels  outrages?  «  Dieu^  dit  David, 
«  a  brisé  les  os  de  ceux  qui  cherchent  à  plaire 
«  aux  hommes.  Ils  sont  tombés  dans  la  confu- 
«  sion^  parce  que  Dieu  les  a  méprisés.  »  (Ps.  52.) 
Saint  Paul  ajoute  :  «  Ai-je  pour  but  de  plaire  aux 
«  homjnes  ?  Si  je  voulais  encore  plaire  aux  hom- 
«  mes,  je  ne  serais  pas  le  serviteur  de  Jésus- 
«  Christ.  »  (Gai.  i.) 

Je  mettrai  donc  la  main  à  Tœuvre,  j'en  viendrai 
à  la  pratique.  J'abhorrerai  cette  maxime  qui  engen- 
dre toute  paresse,  à  savoir  que  l'intérieur  seul 
suffit.  Je  ne  craindrai  pas  de  mettre  la  Vertu  en 
vogue.  Puisque  Dieu  m'a  donné  et  l'esprit  et  le 
corps,  je  le  servirai  avec  l'un  et  avec  l'autre.  Car 
pourquoi  aurais-je  honte  de  paraître  vrai  chrétien 
et  d'en  porter  les  livrées  ?  O  Jésus-Christ,  sou- 
verain maître  en  Vertu,  fortifiez-moi  dans  ma 
résolution. 


394  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

Vir  MÉDITATION 

SUITE  DU  MÊME    SUJET 


SOMMAIRE 

Chaque  Vertu  mériterait  d'avoir  ses  fêtes  et  ses 
autels.  —  Ce  serait  une  excellente  chose  de 
consacrer  un  mois  à  la  pratique  de  chaque 
Vertu.  —  Pour  tien  pratiquer  une  Vertu.,  il 
est  nécessaire  d'en  connaître  la  nature  et  les 
actes. 

I 

CONSIDÉREZ  les  excellentes  louanges  que  saint 
Dominique  (i)  donne  à  la  Vertu.  Chaque 
Vertu,  dit-il,  mériterait  qu'on  lui  consacrât  des 
fêtes  particulières,  qu'on  lui  dédiât  des  autels, 
qu'on  la  représentât  par  des  images  et  qu'on  lui 
rendît  à  certains  jours  un  culte  convenable.  Si 
vous  le  voulez  bien,  dit-il,  écoutez-moi.  Je  vous 
exhorte  vivement  à  la  pratique  suivante  :  que  cha- 
cun établisse  des  jours  de  fête  en  l'honneur  des 
Vertus  que  nous  avons  nommées  et  qu'il  les 
honore  chacune  à  son  tour.  Qu'il  leur  consacre  ou 
leur  dédie  des  autels,  sur  lesquels  il  placera  leurs 
statues  faites  de  telle  sorte  que  leur  vue  imprime 
dans  l'âme  les  qualités  des  Vertus.  Qu'il  n'ait  pas 

I .   Serm.  4.  S.  Dominici  apud  Alanum  p.  2,  de  Psalt. 
c.  23. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         SqS 

moins  d'estime  pour  ces  Vertus  que  pour  les  reli- 
ques sacrées  des  Saints,  qu'il  soit  même  convaincu 
qu'elles  sont  dignes  d'un  plus  grand  honneur. 
Mais  afin  que  personne  ne  se  méprenne  sur  ma 
pensée,  voici  les  raisons  du  conseil  que  je  donne. 
J'affirme  que  nous  pouvons  consacrer  à  honorer 
les  Vertus  des  fêtes  et  des  autels. 

Premièrement,  les  Vertus  sont  les  causes  pour 
lesquelles  nous  honorons  les  Saints.  Secondement, 
elles  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable  dans  les 
Saints  ;  c'est  parce  qu'ils  ont  pratiqué  de  grandes 
Vertus  qu'ils  sont  grands.  De  plus,  la  gloire  des 
Saints  est  incomparable  et  digne  de  toute  notre 
vénération  :  or,  ce  qui  leur  a  valu  cette  gloire  qui  les 
élève  au-dessus  de  tout,  ce  sont  les  Vertus.  Troisiè- 
mement, si  vous  considérez  l'origine  des  Vertus, 
vous  reconnaîtrez  qu'elles  émanent  de  la  Providence 
de  Dieu,  comme  certaines  règles  de  la  prédestina- 
tion divine  :  il  a  plu  à  la  volonté  divine  que  tous  ceux 
qui  doivent  être  sauvés,  les  acceptassent  comme 
leurs  règles.  Il  ajoute  ceci  :  Puisque  les  Vertus 
découlent  de  toute  éternité  et  découleront  tou- 
jours de  Dieu,  je  ne  conçois  pas  comment  elles 
pourraient  êtres  distinctes  de  Dieu  autrement  que 
par  une  distinction  de  pure  raison.  C'est  pourquoi 
quiconque  les  considérera  en  tant  qu'elles  sont  en 
Dieu,  ne  doutera  pas  qu'elles  méritent  un  culte  de 
latrie  et  le  même  honneur  que  l'on  rend  à  Dieu. 
En  tant  qu'elles  résident  avec  éclat  dans  l'huma- 
nité de  Jésus-Christ  (i)  et  dans  la  bienheureuse 

I.  La  doctrine  de  Bail  nous  semble  sur  ce  point  gra- 
vement inexacte.  C'est  un  vrai  culte  d'adoration  qu'il 


LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 


Vierge,  elles  ont  droit  à  un  culte  d'hyperdulie  ; 
en  tant  qu'elles  résident  dans-  les  autres  Saints 
nous  leurs  devons  un  culte  de  dulie. 

Admirez  ces  propos  étonnants  des  Saints  sur  la 
Vertu.  Quelle  haute  estime  ils  en  font  ?  En  quel 
grand  honneur-  ils  la  tiennent  !  Quels  excellents 
conseils  ils  nous  donnent  pour  la  pratiquer  parfai- 
tement !  «  Chantera  Dieu  un  cantique  nouveau^ 
«  parce  qu'il  a  opéré  des  merveilles^  »  en  créant 
les  Vertus  d'une  manière  si  admirable  que  ce  sont 
elles  qui  font  les  Saints  du  paradis  et  qui  consti- 

faut  rendre  aux  Vertus  qui  sont  en  Jésus-Christ,  et  non 
pas  seulement  un  culte  d'hyperdulie.  Il  est  de  foi  que 
nous  devons  le  culte  suprême  de  latrie  à  Jésus-Christ 
tout  entier,  à  sa  nature  divine  et  aussi  à  sa  nature 
humaine  ;  et  cela  à  cause  de  l'union  substantielle  qui 
existe  entre  le  Verbe  et  la  nature  humaine.  (^^  Concile 
œcum.  can.  9.) Nous  devons  donc  adorer  toutes  les  par- 
ties de  la  nature  humaine  de  Jésus-Christ,  son  âme  avec 
toutes  ses  facultés  et  tous  ses  actes,  parmi  lesquels  les 
Vertus  de  l'Homme-Dieu  occupent  le  premier  rang,  et 
son  corps  avec  toutes  ses  parties.  Et  puisqu'il  est  per- 
mis d'adorer  d'une  manière  spéciale  tel  mystère  en 
Jésus-Christ  ou  telle  partie  de  son  corps  par  laquelle 
s'est  manifesté  d'une  manière  plus  admirable  son  amour 
infini  pour  nous,  pour  la  même  raison  nous  pouvons 
rendre  un  culte  spécial  à  ses  Vertus.  Le  culte  dhyperdu- 
lie  est  réservé  à  la  sainte  Vierge  à  un  double  titre  :  à 
cause  de  l'excellence  de  sa  grâce  et  de  sa  gloire  qui 
surpassent  la  grâce  et  la  gloire  de  tous  les  Saints,  et  à 
cause  surtout  de  sa  très  proche  parenté  avec  le  Verbe 
de  Dieu  en  raison  de  sa  maternité  divine,  qui  lui  vaut 
un  culte  spécifiquement  distinct  de  celui  que  nous  ren- 
dons aux  Saints, 


DES   VERTUS   EN   GÉNÉRAL  ^  Sg'y 

tuent  la  règle  des  âmes  prédestinées.  Ah  !  si  nous 
pouvions  mettre  à  exécution  ce  conseil  d'un  grand 
prédicateur  et  d'un  grand  Saint  dans  l'Eglise  de 
Dieu,  comme  la  pratique  des  Vertus  refleurirait  et 
comme  toutes  les  âmes  chrétiennes  en  produi- 
raient plus  fidèlement  les  actes  ! 

II 

Les  auteurs  spirituels  ne  conseillent  pas  seule- 
ment de  dédier  à  la  Vertu  un  jour,  pendant  lequel 
on  l'honorerait  en  en  produisant  les  actes  fidèle- 
ment, mais  ils  nous  engagent  à  lui  consacrer  un  mois 
entier.  Au  commencement  du  mois,  on  ferait  choix 
d'une  Vertu  particulière,  et  on  prendrait  la  résolu- 
tion d'en  faire  fidèlement  les  actes,  soit  pour  l'acqué- 
rir, soit  pour  s'affermir  de  plus  en  plus  dans  sa 
possession,  en  répétant  ce  mot  de  l'Evangile  :  «  Ait 
reste,  une  seule  chose  est  nécessaire  ».  (Luc  lo).  Ce 
choix  doit  se  faire  pour  trois  raisons  principales. 

La  première  est  que,  pour  acquérir  une  Vertu 
et  bien  s'affermir  en  elle,  il  est  nécessaire  d'en 
renouveler  fréquemment  les  actes,  c'est  à  cette 
condition  seulement  que  l'on  acquiert  des  habi- 
tudes parfaites.  C'est  ce  qu'a  bien  compris  le 
Prince  des  philosophes  (i),  quand  il  a  dit  qu'un 
seul  jour  ou  une  seule  hirondelle  ne  fait  pas  le 
printemps,  ce  qui  signifie  qu'on  n'acquiert  pas 
l'habitude  parfaite  de  la  Vertu  en  peu  de  temps 
et  par  un  seul  acte  de  Vertu.  Ainsi,  pour  avoir 
l'occasion  de  pratiquer  fréquemment  les  actes 
d'une  même  Vertu,  il  faut  assigner  à  sa  pratique 

\.  Moral.  1.  I.  c.  6. 


SgS  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

un  mois  entier,  durant  lequel  on  s'efforcera  d'en 
faire  fréquemment  les  actes  ;  ce  sera  là  le  but 
principal  auquel  devront  tendre  tous  les  efforts 
durant  ce  mois.  Cette  méthode  a  une  grande 
efficacité  ;  celui  en  effet  qui  embrasse  tout  à  la 
fois,  ne  retient  rien.  Il  en  serait  de  même  de  celui 
qui  ne  donnerait  qu'un  jour  à  l'étude  de  chaque 
science  et  qui  de  la  sorte  changerait  l'objet  de  son 
étude  chaque  jour  ;  il  imiterait  l'oiseau  volage  qui 
saute  de  branche  en  branche  et  jamais  ne  devien- 
drait habile  dans  aucune  science. 

La  seconde  raison  est  qu'on  doit  pratiquer  la 
Vertu,  dans  le  but  de  déraciner  le  vice  ou  de 
détruire  les  mauvaises  inclinations  que  nous 
portons  en  nous.  Or  nos  vices  et  nos  inclinations 
perverses  ont  jeté  de  si  profondes  racines  dans 
notre  nature  corrompue  par  le  péché  originel, 
qu'il  ne  faut  nullement  espérer  en  venir  à  bout  en 
quelques  heures  ni  même  en  peu  de  jours.  Ce 
n'est  pas  trop  d'un  mois  entier  pour  affaiblir  nos 
vices  et  les  déloger  de  chez  nous.  C'est  comme 
s'il  s'agissait  de  chasser  un  puissant  ennemi  d'une 
place  forte  où  il  se  serait  fortifié  ;  il  ne  suffirait  pas 
de  l'y  assiéger  pendant  deux  ou  trois  jours,  il  faut 
beaucoup  plus  de  temps  pour  l'amener  à  capituler 
et  pour  le  déloger. 

La  troisième  raison  est  que  chacun  a  besoin  de 
se  rendre,  selon  son  état  et  sa  vocation,  plus  parfait 
dans  une  Vertu  que  dans  une  autre.  Celui  qui  a 
sur  les  bras  un  plus  grand  nombre  d'ennemis  et 
qui  doit  faire  face  à  un  plus  grand  nombre  de 
gens  qui  le  persécutent,  a  besoin  d'une  plus 
grande  douceur.  Celui  qui  a  au-dessus  de  lui  un 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉJRAL  899 

plus  grand  nombre  de  personnes  chargées  de  lui 
commander,  a  besoin  surtout  d'humilité  et  d'obéis- 
sance. A  celui  qui  est  absorbé  par  un  nombre 
considérable  d'affaires,  une  oraison  plus  recueillie 
est  nécessaire,  pour  pouvoir  accomplir  sa  tache  en 
paix  et  sous  le  regard  de  Dieu.  A  celui  qui  vit  au 
milieu  des  hérétiques  et  des  libertins,  est  néces- 
saire une  foi  plus  forte,  de  même  qu'une  charité 
plus  ardente,  et  une  plus  grande  miséricorde  est 
indispensable  à  celui  qui  a  devant  les  yeux  un 
plus  grand  nombre  de  malheureux  qui  implorent 
son  assistance.  Celui  qui  débute  seulement  dans 
la  vie  spirituelle  a  besoin  de  Vertus  tout  autres 
que  celui  qui  marche  depuis  longtemps  dans  cette 
voie  ou  que  celui  qui  touche  à  la  perfection.  Il 
faut  à  l'homme  qui  est  chargé  de  gouverner  les 
autres,  des  qualités  différentes  de  celles  dont  peut 
se  contenter  celui  qui  n'a  que  lui-même  à  gou- 
verner. Ainsi  donc,  comme  chacun  a  besoin  de  se 
perfectionner  davantage  dans  quelque  Vertu  parti- 
culière, il  doit  se  surveiller  sous  ce  rapport  d'une 
manière  plus  constante  et  plus  sérieuse,  et  même 
s'appliquer  uniquement  à  la  pratique  de  cette 
Vertu  pendant  un  temps  notable,  par  exemple 
pendant  un  mois,  afin  de  parvenir,  si  c'est  pos- 
sible, à  la  posséder  au  plus  haut  degré. 

En  effet,  chaque  Vertu  a  quatre  états  ou  degrés  : 
le  commencement,  le  progrès,  la  perfection  et 
l'excès,  ou  bien,  comme  s'expriment  certains 
Théologiens,  dans  ce  qui  est  bon,  c'est-à-dire  dans 
la  Vertu,  il  faut  distinguer  la  persévérance,  la 
continence,  la  tempérance  et  l'héroïsme,  de  même 
que  dans  le  mal,  on  distingue  l'inconstance,  l'in- 


400  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

continence,  Tintempérance  et  la  bestialité.  La 
persévérance  consiste  à  ne  jamais  tomber  dans  le 
vice  opposé  à  la  Vertu.  La  continence  consiste  non 
seulement  à  éviter  ces  chutes,  mais  encore  à 
pratiquer  la  Vertu  au  milieu  des  grandes  tenta- 
tions qui  nous  sollicitent  dans  un  sens  contraire. 
La  tempérance  consiste  à  n'éprouver  aucune  peine 
ou  à  peu  près  aucune,  à  pratiquer  la  Vertu,  parce 
qu'on  a  dompté,  autant  qu'on  pouvait  le  faire,  ses 
passions.  Enfin  Théroïsme  fait  pratiquer  la  Vertu 
d'une  façon  singulière,  bien  plus  parfaite  que  la 
manière  dont  on  la  pratique  communément  ;  c'est 
ainsi  que  l'ont  pratiquée  les  plus  grands  Saints  ; 
de  la  sorte  on  s'élève  au-dessus  des  autres  et  on 
peut  appliquer  à  ce  cas  ce  que  Priam  disait 
d'Hector,  à  savoir  que  sa  bonté  était  telle  qu'il 
semblait  ne  pas  être  le  fils  d'un  mortel  (i). 
Puisqu'il  y  a  tant  de  degrés  dans  la  Vertu  et  qu'il 
est  souvent  nécessaire  de  parvenir  à  un  degré 
des  plus  élevés,  on  peut  en  conclure  qu'il  est  très 
raisonnable  de  consacrer  au  moins  un  mois  entier 
à  une  Vertu,  pendant  lequel  on  s'appliquera  à 
l'étudier  parfaitement  et  à  la  pratiquer  fidèlement. 
Estimez  et  aimez  cette  pratique  des  personnes 
spirituelles,  qui  permet  d'honorer  les  Vertus  et 
d'en  produire  fréquemment  les  actes.  Au  commen- 
cement de  chaque  mois,  faites  un  retour  sur  vous- 
même,  considérez  dans  quelle  situation  vous  êtes 
par  rapport  à  ce  qui  est  au-dessus  de  vous,  au- 
dessous  de  vous,  autour  de  vous  et  en  vous,  afin 
que  reconnaissant  quelle   est   la   Vertu  qui  vous 

I.  Œgid.  Rom.  quodlibet  ^,  disp.  2.  quœst.  i. 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         40Î 

manque  le  plus  et  qui  vous  est  le  plus  nécessaire, 
vous  la  choisissiez  pour  travailler  sérieusement 
pendant  un  mois  entier  à  Tacquérir.  Demandez 
pour  cela  grâce  et  lumière  à  Dieu.  Qu'il  ne  per- 
mette pas  que  votre  volonté  renonce  à  Texercice 
de  cette  Vertu,  pour  céder  à  un  sentiment  naturel 
qui  nous  inspire  de  la  peur  à  la  vue  des  difficultés 
que  la  raison  nous  fait  prévoir  dans  la  pratique  de 
cette  Vertu.  Qu'il  vous  éclaire  en  vous  révélant  ce 
qu'il  désire  de  vous  dans  ce  mois  et  quel  est  le 
but  que  vous  devez  viser  et  atteindre  pour  sa  plus 
grande  gloire.  Enfin  demandez-lui  souvent  la 
grâce  de  mettre  à  exécution  ce  que  vous  avez 
résolu.  Dites  comme  David  :  «  Je  n'ai  demandé 
«  qu'une  seule  chose  au  Seigneur,  je  la  recher- 
«  cherai  uniquement.  »  (Ps.  26)  ;  ou  bien  comme 
Bethsabée  à  David  :  «  Je  n'ai  qu'une  prière  à 
«  vous  J aire  ;  ne  me  faites  pas  cette  confusion 
«  que  de  me  refuser.  »  (III,  Rois,  2.) 

III 

Considérez  que  pour  bien  faire  les  actes  d'une 
Vertu  particulière  dont  on  a  fait  choix  et  qu'on  se 
propose  d'acquérir,  il  est  nécessaire  de  connaître 
la  nature  de  cette  Vertu  et  tout  ce  qui  la  concerne. 
En  effet,  toute  perfection  qu'acquiert  la  volonté 
suppose  une  connaissance  proportionnée  dans 
l'intelligence,  car  c'est  l'intelligence  qui  est  la 
conductrice  et  le  porte-flambeau  de  la  volonté. 
L'intelligence  et  la  volonté  sont  si  étroitement 
unies  ensemble,  que  la  volonté  ne  se  met  en  mou- 
vement qu'à  mesure  que  l'intelligence  considère 
'actuellement  la  bonté  de  l'objet  vers  lequel  elle  se 

Bail,  t.  iv.  a6 


402  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

porte,  soit  que  cet  objet  soit  réellement  bon,  soit 
que  sa  bonté  ne  soit  qu'apparente.  La  volonté  ne 
poursuit  jamais  une  chose  inconnue  ou  que  l'en- 
tendement ne  lui  représente  pas  comme  bonne 
sous  quelque  rapport.  Il  est  donc  nécessaire  d'étu- 
dier d'abord  la  Vertu  que  l'on  veut  aimer,  de  con- 
naître les  biens  qu'elle  apporte,  les  degrés  de  per- 
fection qui  sont  en  elle,  les  vices  et  les  défauts  qui 
lui  sont  opposés,  les  motifs  de  nature  à  engager 
l'âme  à  la  désirer,  les  moyens  enfin  à  prendre 
pour  faire  des  progrès  dans  cette  Vertu.  Faute  de 
cette  connaissance,  plusieurs  choisissent  inutile- 
ment la  pratique  de  quelque  Vertu  qu'ils  ne 
connaissent  pas,  sur  laquelle  ils  ne  sauraient 
dire  en  quoi  elle  diffère  des  autres  Vertus,  quels 
sont  ses  actes  propres,  quel  est  son  objet,  quel  est 
son  degré  de  perfection.  Aussi  ils  ne  savent  ce 
qu'ils  veulent,  ni  à  quoi  il  faut  viser  dans  la  pi-a- 
tique  de  cette  Vertu  ;  ils  marchent  dans  les  ténè- 
bres. C'est  là  la  raison  pour  laquelle  ils  font  peu 
de  progrès  et  ne  s'affermissent  pas  solidement 
dans  la  Vertu. 

Or  il  y  a  trois  moyens  pour  connaître  une  Vertu 
particulière.  Le  premier  consiste  à  écouter  attenti- 
vement quelque  leçon  ou  exhortation  particulière 
faite  sur  ce  sujet.  Le  second  consiste  à  lire  de  bons 
livres  qui  traitent  des  Vertus,  tout  particulière- 
ment le  Docteur  angélique,  saint  Thomas,  qui 
dans  sa  Théologie,  a  discouru  sur  toutes  les  Vertus 
d'une  manière  si  admirable  que  nul  ne  l'a  égalé 
sur  ce  sujet.  Il  enseigne  sur  les  Vertus  ce  qu'il 
a  appris  par  la  spéculation  et  ce  que  lui  en  a 
révélé   l'expérience.    C'est   pour  ce  motif  que  la 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         4o3 

Partie  de  saint  Thomas  appelée  Seconde-Seconde^ 
est-à  cause  de  sa  perfection  nommée  et  intitulée 
un  ouvrage  d'or.  C'est  là  que  ceux  qui  ont  le 
mieux  parlé  des  Vertus  ont  puisé,  comme  à  une 
source  abondante,  leurs  pensées  les  plus  belles  et 
leurs  plus  rares  conceptions,  comme  nous-même 
nous  avons  Tintention  de  le  faire  dans  cette  Partie 
de  la  Théologie  affective.  Enfin,  la  méditation  de 
cette  Partie  de  notre  Théologie  affective  sera  le 
troisième  moyen  et  le  plus  efficace  de  tous,  pour 
arriver  soit  à  connaître  la  Vertu  que  Ton  désire 
acquérir,  soit  à  enflammer  la  volonté  et  Texciter  à 
en  faire  généreusement  les  actes. 

Prenez  donc  la  résolution  de  bien  lire,  de  bien 
étudier  et  de  bien  méditer  les  Vertus  théologales 
et  morales  que  nous  allons  expliquer  dans  cette 
Partie.  S'il  y  a  une  Vertu  que  vous  soyez  tenu 
tout  particulièrement  de  pratiquer,  lisez  pendant 
plusieurs  jours  le  point,  ou  toute  la  méditation  que 
nous  lui  consacrerons  dans  cet  ouvrage,  faites-en 
le  sujet  de  votre  oraison  mentale,  jusqu'à  ce  que 
votre  intelligence  en  ait  une  connaissance  parfaite 
et  que  votre  volonté  s'enflamme  d'amour  pour 
elle.  On  prend  tant  de  peine,  on  emploie  tant  de 
temps  à  acquérir  je  ne  sais  quel  avantage  tempo- 
rel ;  est-il  possible  qu'on  ait  si  peu  d'ardeur  et 
qu'on  se  donne  si  peu  de  peine  pour  acquérir  une 
Vertu  qui  est  si  précieuse  aux  yeux  de  Dieu  et  des 
anges  ?  O  Seigneur  des  Vertus,  convertissez-nous 
et  délivrez-nous  de  l'opprobre  des  vices,  auxquels 
nous  invite  sans  cesse  notre  adversaire.  Ah  !  plu- 
tôt, ô  mon  cher  Sauveur,  modèle  de  toutes  les 
Vertus  parfaites,  que  nous  nous  rangions  de  votre 


404  LA     THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

côté  ;  que  nous  vous  écoutions  vous  qui  nous 
invitez  suavement  à  embrasser  toutes  les  Vertus, 
à  commencer  d'abord  à  les  pratiquer,  puis  à  y 
faire  avec  le  temps  des  progrès,  à  en  produire 
enfin  les  actes  héroïques  et  à  en  goûter  les  fruits 
dans  la  gloire  éternelle. 


Vlir  MÉDITATION 

DES  VICES  OPPOSÉS  AUX  VERTUS 


SOMMAIRE 

Nature  et  propriétés  du  vice  qui  est  V opposé  de 
la  Vertu.  —  //  naît  des  désirs  immodérés  et 
des  passions. —  Trois  dispositions  nécessaires 
pour  combattre  le  vice  et  faire  fleurir  la 
Vertu. 

I 

CONSIDÉREZ  la  nature  et  les  propriétés  du 
vice,  par  son  opposition  avec  la  Vertu, 
afin  que,  comme  la  lumière  nous  aide  à  mieux 
connaître  les  ténèbres,  ainsi  par  la  Vertu  nous 
puissions  mieux  comprendre  ce  qu'est  le  vice  et 
quelles  sont  ses  mauvaises  qualités. 

Nous  avons  dit  que  la  Vertu  est  une  habitude 
qui  incline  l'âme  à  produire  des  actions  conformes 
à  sa  nature  raisonnable.  Le  vice  est  précisément 
le  contraire  :  c'est  une  habitude  qui  incline  l'àme 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         4o5 

à  faire  des  actions  contraires  à  sa  nature  raisonna- 
ble ;  c'est  en  effet  le  propre  du  vice  de  créer  dans 
Tàme  une  facilité  à  produire  des  actes  mauvais, 
dignes  de  blâme  et  contraires  à  la  raison.  Aussi 
voyons-nous  ceux  qui  ne  sont  pas  vicieux  ne  faire 
le  mal  qu'avec  peine  et  avec  difficulté.  «  Com- 
«  ment,  disait  le  chaste  Joseph,  tenté  par  une 
«  femme  impudique,  comment  puis-j'e faire  cette 
«  mauvaise  action  et  pécher  contre  mon  Dieu  ?  » 
(Gen.  Sg.)  Il  lui  semblait  qu'il  lui  était  morale- 
ment impossible  de  faire  une  action  déraisonna- 
ble, parce  qu'il  possédait  la  Vertu  qui  lui  rendait 
le  bien  facile,  et  n'avait  pas  le  vice  qui  rend  le  mai 
si  facile  à  accomplir. 

Nous  avons  dit  aussi  que  ces  actions  conformes 
à  la  nature  raisonnable  de  l'homme  consistaient 
dans  le  milieu,  à  égale  distance  du  trop  et  du  trop 
peu.  Par  contre,  les  actions  contraires  à  la  nature 
raisonnable  auxquelles  le  vice  nous  excite  et  nous 
dispose,  sont  celles  qui  n'observent  pas  la  juste 
mesure.  Le  vice  en  effet  pousse  l'âme  aux  extré- 
mités, la  fait  tomber  dans  l'excès  ou  dans  le 
défaut,  l'excite  à  faire  plus  ou  moins  qu'il  n'est 
requis,  à  donner  trop  ou  trop  peu,  à  manger  trop 
ou  trop  peu,  à  se  récréer  trop  ou  trop  peu,  à  trop 
croire  ou  pas  assez.  Le  vice  nous  porte  à  pécher 
par  excès  ou  par  défaut  tout  au  moins  dans  les  cir- 
constances de  l'action. 

Nous  avons  également  constaté  que  les  Vertus 
renferment  toutes  sortes  de  biens,  le  bien  utile, 
le  bien  agréable  et  le  bien  honnête,  et  aussi 
qu'elles  sont  des  dons  du  Saint-Esprit.  Les  vices 
au  contraire  apportent  avec  eux  toutes  sortes  de 


4o6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

misères  :  ils  rendent  Tàme  faible  et  impuissante  à 
résister  à  ses  ennemis;  ils  la  rendent  languissante, 
constamment  malade  et  toujours  près  de  mourir; 
ils  la  rendent  pesante,  ce  qui  l'empêche  d'avancer 
dans  la  voie  du  ciel  ;  ils  la  troublent  et  l'agitent 
plus  furieusement  que  les  vents  n'agitent  la  mer  ; 
ils  mettent  le  désordre  dans  ses  affections  et  font 
de  cette  vie  un  enfer  pour  elle.  Les  vices  sont  les 
fruits  et  les  dons  de  la  nature  corrompue  et  de 
l'Esprit  du  mal  ;  par  l'armée  des  vices  il  envahit 
une  âme,  y  ruine  toutes  les  pensées  célestes,  y 
corrompt  toutes  les  pures  et  saintes  affections,  y 
réduit  à  néant  toutes  les  Vertus  intellectuelles  et 
morales,  y  opprime  et  réduit  en  servitude  toutes 
les  facultés,  y  détruit  enfin  toute  la  beauté  et  tou- 
tes les  richesses  de  la  vie  spirituelle. 

De  plus,  les  Vertus  conviennent  à  l'homme  et 
honorent  Dieu.  Au  contraire,  les  vices  ont  en  eux- 
mêmes  une  laideur  extrême  ;  il  suffirait  de  les 
considérer  en  face  pour  éprouver  un  sentiment 
d'horreur  et  de  violonte  colère.  Ajoutez  à  cela 
qu'ils  sont  contraires  au  service  et  à  la  gloire  de 
Dieu.  Ils  ressemblent  à  des  mutins  et  à  des  sédi- 
tieux qui  dans  un  royaume,  soulèvent  le  peuple  et 
l'excitent  constamment  à  secouer  le  joug  de  l'obéis- 
sance en  outrageant  le  roi.  C'est  ainsi  que  les 
vices  excitent  les  facultés  de  l'âme  à  se  révolter 
contre  les  lois  divines,  et  à  faire  injure  au  Roi 
suprême  à  qui  sont  dues  la  gloire  et  l'obéissance. 
En  un  mot,  on  peut  dire  qu'autant  les  Vertus  ont 
de  bonnes  et  honnêtes  qualités,  autant  les  vices 
en  ont  de  mauvaises  et  d'odieuses  à  tous  les  bons 
esprits. 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  407 

Il  devra  résulter  en  nous  de  cette  considération 
une  grande  haine  pour  le  vice.  Nous  déplorerons 
le  malheur  d'une  âme  créée  à  Timage  de  Dieu,  et 
sujette  à  une  telle  tyrannie.  O  àme  vile  et  mépri- 
sable, qui  t'inclines  vers  le  mal  et  qui  toujours  es 
proche  de  ta  ruine  !  O  àme  défigurée  et  contre- 
faite, languissante  et  moribonde,  toujours  plongée 
dans  le  malheur  et  abîmée  dans  les  imperfections! 
O  came  esclave  de  tes  ennemis,  jouet  des  pas- 
sions, perpétuellement  en  proie  à  ta  sensualité, 
qui  au  lieu  de  mener  une  vie  sainte  et  angélique, 
mènes  la  vie  d'une  brute  et  d'un  démon,  âme  qui 
outrages  ton  Dieu  et  fais  injure  à  la  gloire  qui 
lui  est  due  comme  à  ton  Créateur  !  reviens, 
reviens  à  ton  Dieu,  après  avoir  renoncé  au  parti 
du  vice  et  embrassé  celui  de  la  Vertu. 

II 

Considérez  comment  naissent  et  croissent  les 
vices  :  ils  ont  leur  source  dans  les  désirs  immo- 
dérés et  dans  les  passions  qui  en  sont  la  consé- 
quence. L'homme,  qui  est  conçu  dans  le  péché  et 
privé  de  la  grâce  de  Dieu,  est  beaucoup  plus  porté 
au  mal  qu'au  bien  ;  il  trouve  en  lui  une  plus 
grande  inclination  à  commettre  des  actions  mau- 
vaises et  répréhensibles  qu'à  pratiquer  la  Vertu. 
Dans  l'état  de  justice  originelle,  au  paradis  ter- 
restre, l'homme  devait  à  la  grâce  de  Dieu  de  jouir 
de  trois  grands  avantages  :  d'abord  d'une  grande 
joie  qu'il  ressentait  intérieurement  comme  consé- 
quence du  bon  état  dans  lequel  il  se  trouvait  | 
d'une  grande  science  dont  Dieu  remplissait  son 
esprit,  et  enfin  d'un  grand  honneur  qui  rejaillissait 


4o8        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

sur  lui  de  l'état  très  parfait  dans  lequel  il  vivait  et 
qui  relevait  au-dessus  de  toutes  les  choses  de  la 
terre.  Or  sa  chute  dans  le  péché  Ta  privé  de  tous 
ces  biens  et  a  laissé  à  leur  place  un  vide  et  une 
indigence  de  plaisir,  de  science  et  d'honneur. 
La  nécessité  de  remplir  ces  trois  vides,  qui  étaient 
comblés  dans  l'état  d'innocence,  a  donné  nais- 
sance à  trois  sortes  de  désirs  insatiables,  sembla- 
bles à  trois  sangsues  ou  trois  abîmes,  qui  ne 
disent  jamais  assez.  Ces  désirs,  en  cherchant  à  se 
satisfaire,  l'entraînent  à  toutes  sortes  de  désordres. 
L'homme,  sans  cesse  tourmenté  et  sollicité  par  ses 
concupiscences,  est  aussi  assiégé  par  toutes  les 
passions  qui  naissent  de  ces  concupiscences. 
C'est  pourquoi  il  se  porte  de  lui-même  avec  une 
grande  facilité,  sans  ordre  et  sans  mesure  aucune, 
à  la  recherche  des  biens  de  ce  monde,  et  s'il  ne  peut 
les  obtenir,  il  se  laisse  aller  facilement  à  la  tris- 
tesse, à  la  colère,  à  la  vengeance,  au  désespoir,  à 
la  haine  et  à  toutes  sortes  d'excès,  qui  fomentent 
les  vices. 

Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  que  tout  mouve- 
ment ou  tout  amour  de  concupiscence  soit  péché, 
ou  soit  un  vice  médiocre,  comme  l'enseignent 
certains  (i).  Cet  amour  n'est  un  vice  ou  un  péché, 
que  lorsqu'il  est  immodéré  ou  accompagné  de 
quelque  circonstance  mauvaise.  Sans  cela  il  n'y 
aurait  aucune  différence  entre  l'être  créé  et  l'objet 
formel  du  péché.  Et  comme  saint  Paul  dit  «  qu'il 
«  ne  faut  jamais  faire  le  mal  pour  que  le  bien 
ft  en  résulte  »  (Rom.  3),  si  l'amour  de  l'être  créé 

I.  Opinio  Yprensis,  1.  i.  De  stat.  nat.  lap.  c.  19. 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  40g 

est  un  péché  en  soi-même,  il  ne  saurait  jamais 
être  permis,  à  n'importe  quel  degré  ni  en  faveur 
de  l'intention,  serait-elle  la  meilleure  du  monde. 
C'est  ainsi  que  la  bonne  fin  que  l'on  se  propose 
en  mentant  ou  en  commettant  tout  autre  péché, 
ne  peut  justifier  le  mensonge  ou  toute  autre  action 
mauvaise  en  soi.  C'est  pourquoi,  elle  nous  paraît 
trop  sévère  et  inacceptable  cette  théologie  qui 
veut  que  tout  amour  de  n'importe  quelle  créature, 
s'il  n'est  pas  un  acte  de  la  sainte  charité,  soit 
un  acte  de  perverse  et  vicieuse  cupidité  (i),  qui 
déclare  qu'il  n'est  pas  permis  de  trouver  du  goût 
à  un  morceau  de  viande  ou  de  satisfaire  l'odorat 
en  respirant  le  parfum  d'un  bouquet  de  fleurs  ; 
qui  prétend  qu'aimer  comme  on  le  fait  communé- 
ment, et  sans  excès,  les  belles  prairies,  la  disposi- 
tion avantageuse  des  maisons,  les  commodités  de 
toutes  sortes,  c'est  se  faire  un  lit  mollet  où  la 
concupiscence  se  repose,  mais  où  la  conscience  se 

I.  Cette  doctrine  a  été  condamnée  ;  elle  est  contenue 
dans  la  38®  des  propositions  de  Baïus,  condamnées  par 
saint  Pie  V,  Grégoire  XIII  et  Urbain  VIII  :  «  Tout 
«  amour  de  la  créature  raisonnable  est,  ou  cette  cupidité 
«  vicieuse,  qui  consiste  à  aimer  le  monde,  et  que  saint 
«  Jean  réprouve,  ou  cette  chanté  louable,  qui  est  répandue 
«  dans  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit  et  par  laquelle  nous 
«  aimons  Dieu.  »  La  même  doctrine  est  contenue  dans 
cette  autre  proposition,  la  7*  parmi  celles  qu'a  condam- 
nées le  pape  Alexandre  VIII  :  «  Toute  action  délt- 
«  bérée  est  un  acte  d'amour  ou  de  Dieu  ou  du  monde  ;  si 
«  elle  est  un  acte  d'amour  de  Dieu,  c'est  la  charité  du 
«  Père  ;  si  elle  est  un  acte  d'amotir  du  monde,  c'est  la 
«  concupiscence  de  la  chair  et  elle  est  mauvaise.  » 


410  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

souille.  Ainsi,  d'après  cette  théorie,  la  plupart  des 
hommes  seraient  remplis  de  vices  et  de  péchés, 
car  ils  ne  se  tiennent  pas  assez  sur  leurs  gardes 
contre  les  objets  des  petites  concupiscences. 
Comme  ce  point  est  d'une  haute  importance  pour 
la  pratique  de  la  vie  chrétienne,  ces  Théologiens 
s'efforcent  de  l'établir  solidement  par  plusieurs 
preuves  tirées  de  l'Ecriture  sainte  et  des  Pères,  et 
par  toute  sorte  de  démonstrations.  Ils  disent  que 
l'Ecriture  sainte  nous  défend  à  toute  occasion 
d'aimer  le  monde  ou  les  créatures.  «  Gardez-vous 
«  d'aimer  le  monde^  dit  saint  Jean,  ni  les  choses 
«  qui  sont  dans  le  monde.  »  (I  Jean,  2).  Ils  allè- 
guent que  nous  promettons  au  baptême  de  ne  pas 
aimer  le  monde,  quand  nous  renonçons  à  Satan 
et  à  ses  pompes.  Ils  font  ensuite  le  raisonnement 
suivant  qui  est  assez  spécieux  :  c'est,  disent-ils,  un 
ordre  établi  par  Dieu  que  nous  soyons  au-dessous 
de  Dieu  et  au-dessus  de  tous  les  êtres  corporels. 
Or,  quand  nous  aimons  quelque  créature  corpo- 
relle d'un  amour  de  concupiscence  sans  avoir 
Dieu  en  vue,  nous  nous  assujetissons  à  elle  et 
ainsi  nous  renversons  l'ordre  que  Dieu  a  établi  ; 
ce  qui  ne  peut  être  exempt  de  péché.  Ils  ajoutent 
que  l'amour  de  la  créature  cause  de  graves  préju- 
dices à  l'esprit  humain.  Il  lui  fait  perdre  sa  liberté  ; 
car  l'amour  rend  celui  qui  en  est  possédé  esclave 
de  l'objet  qu'il  aime,  il  se  donne  et  se  soumet  à 
lui  par  affection.  Il  rend  l'esprit  semblable  au 
corps,  car  c'est  le  propre  de  l'amour  de  rendre 
celui  qui  aime  semblable  à  l'objet  qu'il  aime.  Il 
attache  l'esprit  à  la  créature  avec  une  sorte  de 
glu,  qui  ne  lui  permet  pas  de  s'en  séparer  faci- 


DES   VERTUS   EN    GÉNÉRAL  41  I 

lement,  ce  qui  occasionne  de  fâcheuses  douleurs, 
quand  un  accident  nous  en  prive.  Il  rend  l'esprit 
changeant  et  instable,  par  la  raison  qu'il  se  repose 
dans  une  créature  changeante,  de  là  naissent  des 
inquiétudes  et  des  troubles  incessants.  Enfin  il 
rend  l'esprit  impur  par  son  union  avec  une  chose 
vile  ;  puis,  pénétrant  plus  profondément,  il  émousse 
la  pointe  de  son  intelligence,  de  telle  sorte  que 
l'homme  devient  incapable  de  juger  impartiale- 
ment la  créature,  parce  que  l'amour  qu'il  a  pour 
elle  obscurcit  son  esprit  sur  lequel  il  s'étend 
comme  un  épais  nuage.  Or,  si  l'amour  de  concupis- 
cence est  nuisible  à  l'âme,  qui  peut  douter  qu'il 
ne  soit  péché  ?  S'il  n'est  pas  permis  à  l'homme  de 
nuire  notablement  à  son  corps  sans  péché,  à  plus 
forte  raison  ne  lui  sera-t-il  pas  permis  de  nuire  à 
son  âme.  Après  avoir  donné  toutes  ces  raisons,  ils 
apportent  encore  un  grand  nombre  de  textes  de 
saint  Augustin  qu'ils  soutiennent  avoir  admis 
cette  thèse. 

Nous  avouons  que  cette  doctrine  est  très  sublime 
et  qu'elle  est  capable  d'élever  les  âmes  à  une  mer- 
veilleuse pureté  ;  nous  considérons  comme  des 
anges  terrestres  ceux  qui  la  pratiquent  fidèlement 
et  constamment,  et  volontiers  nous  la  défendrions, 
si  on  la  donnait  comme  un  conseil  pour  les  âmes 
parfaites  et  non  pas  comme  un  précepte  rigoureux. 
Néanmoins,  les  preuves  sur  lesquelles  on  cherche 
à  l'établir  sont  trop  faibles  pour  en  faire  un  dogme 
ou  une  conclusion  certaine  de  la  morale  chré- 
tienne. Tout  ce  qu'elles  démontrent,  c'est  ce  que 
nous  affirmons  nous-mêmes  dans  ce  point,  à  savoir 
que  l'amour  excessif,  immodéré  de  la  créature  est 


412  LA    THÉOLOGIE     AFFECTIVE 

un  vice  ou  un  péché.  Tel  est  en  effet  l'amour  des 
mœurs  corrompues  du  monde  que  l'Ecriture 
Sainte  nous  interdit,  quand  elle  nous  défend  d'ai- 
mer le  monde  ;  telle  est  la  pompe  et  l'orgueil  du 
monde,  auxquels  nous  renonçons  au  baptême  ;  tel 
est  l'amour  des  biens  créés  quand  il  va  jusqu'à 
leur  assujettir  notre  âme  et  la  rendre  leur  esclave, 
quand  il  produit  notamment  tous  les  autres  perni- 
cieux effets  si  ingénieusement  énumérés  ;  car  ces 
effets  ne  proviennent  que  d'un  amour  excessif  que 
nous  n'avons  pas  de  peine  à  déclarer  vicieux  et 
mauvais.  Quant  à  l'amour  de  concupiscence  mo- 
déré, il  n'enfante  rien  de  semblable  ;  c'est  pour- 
quoi il  n'y  a  aucun  motif  pour  le  condamner 
comme  mauvais.  Ils  disent  qu'aimer  une  chose 
créée,  même  modérément,  c'est  s'arrêter  dans  la 
voie  où  notre  devoir  est  d'avancer  continuellement. 
Mais  croient-ils  que  nous  soyons  obligés  sous  peine 
de  péché  d'avancer  à  chaque  instant  vers  le  ciel  ? 
Croient-ils  que  les  pécheurs  qui  passent  plusieurs 
jours  sans  recevoir  l'absolution,  et  privés  de  la 
grâce,  augmentant  à  chaque  instant  le  nombre  de 
leurs  péchés  ?  Que  de  conclusions  d'abord  inaper- 
çues découlent  de  tels  principes  ! 

Mais  répliquent-ils,  c'est  placer  sa  fin  dans  la  créa- 
ture que  de  l'aimer  à  cause  du  plaisir  qu'elle  nous 
cause.  —  Non,  aimer  la  créature  d'un  amour  mo- 
déré, ce  n'est  pas  mettre  sa  fin  dernière  en  elle,  car 
on  ne  lui  rapporte  pas  pour  cela  toutes  ses  œuvres. 
Quoi  de  plus  absurde  que  de  prétendre  que  prendre 
plaisir  à  voir  un  beau  jardin  en  passant,  c'est  met- 
tre en  lui  sa  fin  dernière.  A  quoi  aboutissent  donc 
tous  ces  grands  raisonnements,  sinon  à  jeter   le 


DES    VERTUS    EN    GÉNÉRAL  4l3 

scrupule  dans  les  âmes,  comme  si,  pour  les  porter 
à  la  Vertu,  il  était  nécessaire  de  déguiser  la  vérité 
dans  des  discours  qui  tourmentent  les  conscien- 
ces, et  qui  leur  ravissant  la  paix  du  cœur,  les  lais- 
sent dans  le  trouble  ?  Or  un  cœur  trop  scrupuleux 
n'est  pas  dans  une  disposition  favorable  pour 
aimer  Dieu  et  se  confier  en  lui.  Les  témoignages 
de  saint  Augustin  qu'on  nous  cite  ne  prouvent 
rien  contre  nous,  car  saint  Augustin  n'a  jamais 
voulu  dire  que  l'amour  accordé  aux  créatures  fût 
un  péché,  à  moins  qu'il  ne  soit  excessif  ou  porté 
à  un  tel  point  qu'il  nous  empêche  de  penser  à 
notre  salut.  C'est  un  tel  amour  qu'il  appelle  une 
cupidité  vicieuse  par  laquelle  nous  adhérons  aux 
créatures  (i).  C'est  pourquoi  il  dit  qu'être  avare, 
c'est  vouloir  plus  que  le  suffisant  (2),  et  il  recon- 
naît que  la  volonté  est  coupable  quand  elle  tend 
vers  les  créatures  bonnes  en  soi,  d'une  manière 
mauvaise,  en  abandonnant  le  souverain  bien  pour 
un  bien  moindre  ;  c'est  ce  que  nous  faisons  quand 
nous  offensons  Dieu,  et  quand  nous  transgressons 
sa  loi  qui  doit  être  la  règle  de  tous  nos  désirs  (2). 
Je  déplorerai  la  misère  de  cette  pauvre  nature 
humaine  qui  a  été  si  gravement  blessée  par  le 
péché.  «  Malheureux  homme  que  je  suis,  qui  me 
«  délivrera  de  ce  corps  de  mort  ?  »  (Rom.  7.)  Je 
serai  touché  de  compassion  à  la  vue  de  tant  de 
désordres,  dans  lesquels  se  précipitent  chaque 
jour  les  hommes,  entraînés  par  leurs  concupiscen- 

1.  De  Trinit.  1.  2,  c.  2. 

2.  Delih.  arhHr.  1.  3,  c.  17. 
2.  De  Civ.  Deî,  1.  12,  c.  8. 


414  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

ces  qu'ils  ne  modèrent  pas.  Hélas  !  peut-on  atten- 
dre autre  chose  de  créatures  faibles,  qui  naissent 
au  milieu  des  pièges  des  biens  présents,  et  qui 
apportent  déjà  en  naissant  des  penchants  si  vio- 
lents vers  le  mal  ?  Mais,  puisque  d'autre  part,  le 
Rédempteur  du  monde  leur  donne  des  secours 
spirituels  pour  les  fortifier  et  leur  permettre  de 
triompher  de  ces  obstacles,  puisqu'il  dit  comme  à 
saint  Paul  :  «  Ma  grâce  te  suffit.  »  (I.  Cor.  12), 
quelle  excuse  pourront-elles  alléguer  si  elles  refu- 
sent de  se  faire  violence  pour  dompter  leur  natu- 
rel corrompu  et  réprimer  les  emportements  de 
leurs  propres  affections  ?  Qui  ne  blâmerait  un  ma- 
lade qui  a  la  mort  entre  les  dents,  et  qui  ne  veut 
pas  prendre  le  remède  qu'on  lui  offre  ?  Je  veux 
donc  travailler,  avec  la  grâce  de  Dieu,  à  réprimer 
les  excès  et  les  brusques  saillies  de  mes  passions  ; 
je  surveillerai  tout  particulièrement  les  mouve- 
ments de  la  concupiscence  sensuelle,  je  me  défie- 
rai d'une  trop  grande  curiosité,  je  renoncerai  à 
tout  désir  immodéré  des  honneurs,  et  je  recherche- 
rai tous  les  moyens  possibles  d'extirper  mes  vices. 
Ainsi  soit-il. 

III 

Considérez  trois  dispositions  qui  sont  nécessai- 
res pour  bien  combattre  les  vices  et  pour  faire 
fleurir  la  Vertu  à  leur  place;  ce  sont  :  la  généro- 
sité, la  sévérité  et  la  bonté.  Voilà  les  armes  dont 
une  âme  doit  être  entourée  de  tous  côtés  pour  les 
terrasser.  La  générosité  est  un  certain  courage 
qui  fait  que  nous  sortons  de  l'assoupissement  et 
de   la   négligence,    pour  entreprendre   avec  allé- 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL         4l5 

gresse  et  promptitude  de  saintes  œuvres,  et  pour  les 
accomplir  parfaitemem.  La  sévérité  est  une  cer- 
taine rigueur  par  laquelle  on  renonce,  autant  que 
la  faiblesse  humaine  en  est  capable,  à  tous  les 
mouvements  de  concupiscence  que  font  naître  en 
nous  les  biens  agréables  de  cette  vie,  et  par  laquelle 
l'àme  conçoit  un  grand  amour  des  austérités  et  de 
sa  propre  abjection.  Enfin,  la  bonté  est  une  cer- 
taine douceur  ennemie  de  la  tristesse  et  du  décou- 
ragement, qui  rend  Tàme  calme  et  joyeuse  dans 
ses  souffrances  et  ses  difficultés.  Quand  l'âme  pos- 
sède ces  trois  dispositions,  il  n'y  a  pas  de  vice 
qu'elle  ne  ruine  et  pas  de  vertu  qu'elle  n'édifie  en 
elle-même.  Grâce  à  sa  générosité  d'abord,  elle 
entreprend  de  grandes  choses  pour  son  salut,  sans 
se  laisser  arrêter  par  la  paresse.  La  sévérité  la  fait 
persister  dans  son  entreprise  et  l'empêche  de 
reculer  bien  qu'elle  se  voie  privée  de  plusieurs 
commodités  ou  satisfactions  qui  accompagnent 
quelquefois  une  vie  licencieuse.  Grâce  à  sa  dou- 
ceur, s'il  lui  arrive  de  tomber  dans  quelque  faute, 
—  et  en  réalité  il  est  difficile  de  ne  pas  broncher 
quelquefois  dans  une  voie  si  pénible,  —  elle  ne  se 
laisse  point  accabler  et  décourager  par  cette  peine, 
elle  ne  se  laisse  pas  aller  au  désespoir  et  n'aban- 
donne pas  tout,  mais  elle  persévère  toujours  dans 
ses  pieuses  méditations  et  dans  ses  saintes  prati- 
ques, qui  ont  pour  but  l'extirpation  du  vice  et 
l'établissement  ou  le  développement  de  la  Vertu. 
Pour  plus  de  lumière,  répondons  à  cette  objec- 
tion qu'on  pourrait  nous  faire  :  N'avez-vous  pas 
condamné  vous-même,  dans  la  considération  pré- 
cédente, cette  sévérité  qui  défend,  comme  mauvais, 


4l6  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

— — _^ -. 

tout  désir  et  tout  amour  de  la  créature,  si  modérés 
que  soient  un  tel  désir  et  un  tel  amour?  Oui,  nous 
l'avons  condamnée,  parce  qu'on  voulait  l'imposer 
comme  étant  de  précepte,  tandis  qu'ici  nous  la 
recommandons  comme  une  chose  de  conseil  et  de 
perfection.  Si  saint  Augustin  semble  dire  dans  tel 
passage  de  ses  écrits,  que  cette  perfection  sublime, 
qui  consiste  à  ne  rien  aimer  de  terrestre,  est 
exigée  de  tous,  il  faut  que  nous  élevions  nos 
pensées  à  la  hauteur  des  siennes  et  que  nous 
chassions  dans  un  tel  sujet  toute  idée  basse.  Dé 
même  qu'il  nous  est  prescrit  dans  cette  vie,  non 
pas  de  posséder  la  fin  dernière,  mais  d'y  aspirer 
et  d'y  tendre  par  l'observation  des  commande- 
ments de  Dieu,  ainsi  en  est-il  de  la  défaite  com- 
plète des  concupiscences  terrestres,  même  des 
plus  modérées.  C'est  une  perfection  proposée  à 
l'homme  terrestre,  non  comme  une  chose  à  réali- 
ser immédiatement,  mais  à  désirer,  non  comme 
un  précepte  qu'il  faut  observer  sous  peine  de 
péché,  mais  comme  un  but  qu'il  faut  viser  et 
s'efforcer  d'atteindre.  C'est  ce  qui  arrivera  dans 
l'autre  vie  ;  la  concupiscence  y  sera  tout  à  fait 
éteinte,  si  nous  parvenons  à  la  modérer  ici-bas. 
Pourquoi  donc  ne  peut-on  pas  dire  qu'une  telle 
perfection  est  commandée,  bien  que  personne  n'y 
arrive  dans  cette  vie,  s'écrie  saint  Augustin  (i)  ? 
On  ne  court  pas  bien  en  effet  si  on  ignore  le  but 
de  la  course.  Il  dit  autre  part  (2)  :  La  loi  dit  à 
l'homme  :  «  tu  ne  convoiteras  pas  »,  afin  de   lui 

1.  De  Perfectione  justit.  1.  i.  cap.  8. 

2.  De  niipt.  et  concup.  1.  r.  cap.  26. 


DES  VERTUS  EN  GENERAL         417 

indiquer  par  ce  précepte  et  Teffort  qu'il  doit  faire 
et  le  but  où  il  ne  parviendra  que  dans  la  bienheu- 
reuse immortalité. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  nous  ne  sommes  pas 
exposés  à  tomber  dans  l'erreur,  en  nous  imaginant 
que  Dieu  a  commandé  des  choses  impossibles,  ou 
à  nous  affliger  comme  si  nous  étions  toujours  en 
état  de  péché,  parce  qu'il  reste  toujours  en  nous 
quelque  affection  pour  les  biens  de  cette  vie.  En 
maintenant  cette  affection  dans  les  bornes  de  la 
justice  et  de  l'obéissance  légitime  aux  lois  divines 
et  humaines,  on  peut  vivre  en  repos  de  conscience 
et  pratiquer  dans  la  paix  cette  sainte  sévérité, 
comme  aussi  la  générosité  et  la  douceur.  Avec  de 
telles  armes  nous  terrasserons  les  vices,  nous  nous 
approcherons  davantage  de  l'état  du  paradis,  et 
nous  imiterons  d'autant  plus  la  perfection  de  ses 
nobles  habitants  qui  sont  exempts  de  tout  vice. 

Je  m'examinerai  pour  savoir  si  j'ai  ces  disposi- 
tions et  si  ma  volonté  est  munie  de  ces  armes 
spirituelles.  Si  je  reconnais  qu'elles  me  font  défaut, 
je  m'humilierai  profondément,  et  pour  les  obtenir 
j'aurai  recours  à  celui  dont  la  grâce  donne  souvent 
aux  plus  faibles  la  victoire  sur  leurs  adversaires. 
O  Sauveur  Jésus-Christ,  modèle  de  toute  sainteté, 
«  qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort  ?  » 
(Rom.  7).  O  Seigneur,  vous  qui  donnez  aux  âmes 
faibles  de  l'ardeur  pour  attaquer  ces  légions  de 
vices  et  ces  péchés  qu'ils  engendrent,  remplissez- 
nous  d'une  sainte  générosité  qui  nous  rende  hardis 
et  vigilants  dans  la  pratique  des  actes  de  Vertu. 
Donnez -nous  une  sévérité  raisonnable  contre 
nous-mêmes,  afin  que   l'amour  des  chétives  dou- 

Bail,  t.  IV.  37 


4l8  LA   THEOLOGIE   AFFECTIVE 

ceurs  de  la  vie  ne  ralentisse  pas  notre  marche.  Et 
pour  couronner  le  tout,  accordez  à  notre  cœur  la 
douceur,  qui  nous  fera  persévérer  avec  Joie  dans 
l'amour  et  la  pratique  de  toutes  les  saintes  Vertus, 
jusqu'à  ce  que  nous  parvenions  à  cet  état  où  vous 
serez  seul  aimé,  sans  que  nous  ayons  à  lutter 
contre  aucune  sorte  de  concupiscence. 


SECOND   TRAITÉ 

Des  trois  Vertus  théologales,  la  Foi, 
l'Espérance  et  la  Charité 


r  MÉDITATION 

DE  LA  NATURE  DE  LA  FOI 

ET  DE  SES 

TROIS    PROPRIÉTÉS   ESSENTIELLES 


SOMMAIRE 

La  Foi  est  une  vertu  théologale  qui  rend  Vesprit 
capable  d'adhérer  par  une  connaissance  cer- 
taine, quoique  obscure,  à  toutes  les  vérités  que 
Dieu  a  révélées.  —  La  connaissance  que  nous 
donne  la  Foi  est  obscure.  —  Elle  s' étend  à  tou- 
tes les  vérités  que  Dieu  a  révélées. 


C 


ONSiDÉREz  que  la  Foi  (i)  est  une  vertu  théo- 
logale, qui  rend  Tesprit  (2)  capable  d'adhé- 


I.  Voici  la  définition  de  la  Foi  que  donne  le  Concile 
du  Vatican  (Const,  Dei  Filius,  ch.  3)  :  «  Cette  foi,  qui 


420  LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 

rer  par  une  connaissance  certaine,  mais  obscure, 
à  toutes  les  vérités  que  Dieu  a  révélées. 

«  est  pour  les  hommes  le  commencement  du  salut,  V Eglise 
«  catholique  professe  qu'elle  est  une  vertu  surnaturelle, 
«  par  laquelle,  au  souffle  de  Dieu  et  aidés  par  sa  grâce^ 
«  nous  crojyons  vrai  ce  qu'il  nous  révèle^  non  pas  parce 
«  que  la  lumière  naturelle  de  notre  raison  nous  de'couvre 
«  la  vérité  intrinsèque  des  choses  ;  mais  à  cause  de  Vau- 
«  torité  de  Dieu  meme^  l'auteur  de  la  révélation  et  qui  ne 
«  peut  ni  se  tromper^  ni  nous  tromper.  »  —  La  Foi  se 
distingue  de  la  science  :  i)  par  son  principe  qui  est  la 
lumière  surnaturelle,  tandis  que  le  principe  de  la 
science  est  la  lumière  naturelle  de  la  raison  ;  2)  par  son 
objet  matériel^  qui  embrasse  en  même  temps  que  cer- 
taines vérités  naturelles,  des  mystères  ;  3)  par  son  objet 
formel,  elle  s'appuie  sur  l'autorité  de  Dieu  qui  d'une 
certaine  manière  est  obscure,  tandis  que  la  raison  prend 
pour  base  des  principes  évidents.  «  Le  consentement  de 
«  l'Eglise  catholique,  dit  le  Concile  du  Vatican  (Const. 
«  Dei  Filius,  ch.  4)  a  tenu  aussi  et  tient  qu'il  y  a  deux 
«  ordres  de  connaissance  et  que  ces  deux  ordres  sont  dis- 
«  tincts,  non  seulement  par  leur  principe,  mais  par  leur 
«  objet  :  par  leur  principe  d'abord,  parce  que  dans  Vtm 
«  c'est  par  la  lumière  de  notre  raison,  et  dans  l'autre  par 
«  la  foi  divine,  que  nous  connaissons.  Par  leur  objet 
«  ensuite,  parce  que  y  indépendamment  de  ce  que  peut 
«  atteindre  la  raison  naturelle,  des  mystères  cachés  en 
«  Dieu  sont  proposés  à  notre  croyance  ;  et  ces  mystères  ne 
«  peuvent  être  connus  à  moins  que  Dieu  ne  daigne  les 
«  révéler.  C'est  pourquoi  l'Apôtre  qui  assure  que  Dieu  a 
«  été  connu  des  Gentils  par  ses  œuvres,  lorsqu'il  disserte 
«  sur  la  grâce  et  la  vérité  que  nous  à  apportées  Jésus- 
«  Christ,  s'écrie  :  Nous  prêchons  la  sagesse  de  dieu  dans 

«    son  mystère,  sagesse  qui  est  demeurée  CACHéE,  QUE  DiEU 

«  A  prédestinée,  préparée  avant  TOUS  les  siècles   pour 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     42 1 

C'est  d'abord  une  vertu  théologale,  parce  qu'elle 
a  Dieu  pour  objet  principal  ;  son  excellence  con- 

«  NOTRE  GLOIRE,  QU^AUCUN  DES  PRINCES  DE  CE  MONDE  n'A 
«   CONNUE,  MAIS  QUE  DiEU    NOUS    A    RÉVÉLÉE    PAR    SON   SaINT- 

«  Esprit  :  car  l'Esprit  pénètre  tout,  même  les  profon- 
«  DEURS  DE  Dieu.  »  Et  le  Concile  définit  (can.  2  dans  le 
3«  chap.)  :  «  Si  quelqu'^at  dit  que  la  foi  divine  n'est  pas 
«  distincte  de  la  science  naturelle  sur  Dieu  et  sur  les 
«  choses  de  la  morale,  et  qu'en  conséquence  la  foi  divine 
«  ne  requiert  point  qu'une  vérité  révélée  soit  admise  à 
«  cause  de  l'autorité  de  Dieu  qui  révèle,  qu'il  soit  ana- 
«  thème  !  »  C'est  la  condamnation  des  rationalistes,  qui 
supprimant  la  révélation,  suppriment  en  même  temps  la 
Foi,  mais  par  un  étrange  abus  en  conservent  le  nom 
pour  le  donner  à  la  science  spéculative,  tels  que  Kant, 
La  religion  dans  les  limites  de  la  simple  raison,  part.  4. 
ch.  I  et  3  ;  Wegscheider,  Inst.  Theol.,  in  proleg.  c.  i. 
parag.  2  ;  Hermès,  Introd.  philos,  in  theol.  p.  259  / 
Gunther.  Ce  dernier  s'exprime  ainsi  (Lexic.  Ecoles., 
Friburg.  tom.  4.  p.  522)  :  «  Qu'est-ce  que  la  foi  dans  sa 
«  signification  la  plus  élevée"^  Elle  est  la  connaissance 
«  des  vérités  que  nous  déduisons  des  phénomènes  et  de 
«  l'expérience.  Le  chrétien  connaît  et  croit  à  l'existence  de 
«  Dieu,  quand  il  découvre  dans  le  spectacle  de  l'univers 
«  sa  majesté  et  sa  divinité.  » 

2.  La  Foi  est  un  don  qui  réside  dans  l'intelligence  ; 
c'est  ce  qu'enseigne  le  Concile  du  Vatican  (Const.  Dei 
FiLius,  ch.  3),  quand  il  déclare  que  par  elle  «  nous 
«  croyons  vrai  »  ce  que  Dieu  nous  révèle,  et  quand  en 
même  temps  qu'il  distingue  la  foi  de  la  science,  il  les 
classe  l'une  et  l'autre  sous  la  notion  générique  de  con- 
naissance. (Const.  Dei  Filius,  ch.  4.)  La  Foi  n'est  donc 
pas,  comme  l'a  prétendu  Luther  (Inst.  1.  3.  c.  2.  parag.  7 
çt  8)  la  confiance,  qui  a  pour  sujet  la  volonté. 


422  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

siste  à  tendre  vers  lui,  à  élever  l'esprit  jusqu'à  lui 
en  lui  donnant  de  Dieu  une  connaissance  certaine, 
qui  ne  peut  être  sujette  ni  à  l'erreur  ni  à  la  trom- 
perie (i).  Nous  devons  donc  considérer  les  vérités 
auxquelles  nous  adhérons  par  la  foi  comme  plus 
certaines  que  celles  que  nous  connaissons  par  la 

I.  Deux  éléments  sont  absolument  requis,  dit  de  Lugo 
(De  fide,  disp,  6.  n.  i),  pour  constituer  la  certitude  : 
l'un  subjectif  y  qui  consiste  dans  l'adhésion  ferme  sans 
aucune  crainte  de  se  tromper,  l'autre  objectif,  qui  con- 
siste dans  la  valeur  des  raisons  qui  exigent  cette  ferme 
adhésion.  La  certitude  peut  donc  se  définir  :  l'état  de 
Tesprit  qui  adhère  fermement  à  son  objet  pour  un  motif 
qui  est  inséparable  de  la  vérité.  La  foi  réalise  ces  deux 
conditions  de  la  certitude  et  les  réalise  au  suprême 
degré.  C'est  ce  que  supposent  les  déclarations  suivan- 
tes du  Concile  de  Trente  :  «  Nul  ne  peut  savoir  avec 
«  cette  certitude  que  donne  la  foi  et  qui  exclut  la  possibi- 
«  LITÉ  DE  l'erreur,  s'îl  a  la  grâce  de  Dieu.  »  (Sess,  6. 
ch.  9.)  «  Si  quelqu'un  dit  avoir  une  connaissance  absolue 
«  ET  infaillible,  que  le  don  si préciezix  de  la  persévérance 
«  finale  lui  sera  certainement  accordé,  à  moins  qu'il  n'ait 
«  puisé  cette  certitude  dans  une  révélation  spéciale,  qu'il 
«  soit  anathème  !  »  (Sess.  6.  can.  16.)  Le  Concile  du 
Vatican  (Const.  Dei  Filius,  ch.  3)  s'exprime  ainsi  : 
«  Puisque  V homme  dépend  tout  entier  de  Dieu  comme  de 
«  son  créateur  et  son  maître,  et  puisque  la  raison  créée  est 
«  entièrement  dépendante  de  la  vérité  incréée,  nous  soni- 
«  mes  tenus  de  donner,  par  la  foi,  à  Dieu  qui  révèle,  le 
«  plein  assentiment  de  notre  intelligence  et  de  notre 
«  volonté.  »  Et  un  peu  plus  bas  :  <i  De  là  vient  qu'elle 
«  (l'Eglise)  invite  à  venir  à  elle  ceux  qui  n'ont  pas  encore 
«  cru,  et  qu'elle  rend  ses  enfants  certains  que  la  foi  qu'ils 
«  professent  repose  sur  le  fondement  le  plus  assuré.  » 


I 


DES    TROIS    VERTUS    THÉOLOGALES  423 

vue  et  par  nos  autres  sens  ;  ils  se  méprennent 
souvent  en  effet,  par  exemple  quand  un  bâton 
droit  plongé  dans  Teau  nous  paraît  rompu,  ou 
quand  voyageant  sur  mer,  il  nous  semble  que  les 
villes  et  les  montagnes  fuient  derrière  nous.  Au 
sujet  de  la  certitude  de  la  foi,  saint  Paul  dit  ces 
paroles  hardies  :  Quand  nous-même  ou  bien  «  un 
«  ange  du  ciel  vous  prêcherait  autre  chose  que 
«  ce  que  nous  avons  prêché^  qiCilsoit  anathème  !  » 
(Gai.  I.)  Saint  Pierre  qui  cependant  avait  été 
témoin  du  mystère  de  la  transfiguration,  préfère 
la  connaissance  qui  lui  vient  de  la  Foi  à  celle  qui 
lui  vient  de  ses  yeux,  et  dît  :  «  Nous  avons  les 
«  oracles  des  prophètes  dont  la  certitude  est 
«  encore  supérieure.  »  (II,  Pierr.  i.)  C'est  pour 
ce  motif  qu'Abraham,  le  Père  des  croyants,  re- 
poussa la  requête  du  mauvais  riche  damné.  Celui-ci 
lui  demandait  d'envoyer  quelqu'un  de  ceux  qui 
étaient  morts  instruire  ses  frères  vivants  sur  cette 
terre,  mais  Abraham  répondit  que  l'enseignement 
des  prophètes  et  de  la  Foi  leur  suffisait  pour  leur 
faire  connaître  l'état  des  âmes  dans  l'autre  monde 
et  qu'ils  ne  pouvaient  en  avoir  aucune  connais- 
sance plus  certaine.  «  Ils  ont  Moïse  et  les  pro- 
«  phètes  ;  s'ils  ne  les  croient  pas,  ils  ne  croiront 
«  pas  davantage  un  mort  qui  leur  apparaîtrait.  » 
(Luc.  16.)  La  Foi  est  plus  certaine  que  toutes  les 
apparitions  des  ressuscites  (i). 

I.  «  C'est,  dit  de  Lugo  (de  fide,  disp.  6,  n.  34)  Ven- 
«  seignement  unanime  et  absolument  vrai  des  Théologiens, 
«  que  la  foi  est  plus  certaine  que  toutes  les  autres  con- 
«  naissances  itatur elles  qui  sont  fondées  sur  V évidence,  » 


424        LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

Voici  la  raison  principale  de  cette  certitude  :  la 
Foi  a  pour  fondement  le  témoignage  de  Dieu,  qui 
ne  peut  ni  être  trompé,  ni  tromper  personne. 
Dieu  ne  peut  rien  révéler  que  de  très  vrai.  S'il 
révélait  quelque  chose  de  faux,  ce  serait  ou  par 
ignorance  ou  par  malice,  c'est-à-dire  avec  l'inten- 
tion formelle  de  tromper.  Or  l'une  et  l'autre 
hypothèse  est  impossible,  car  Dieu  a  une  sagesse 
infinie  et  une  bonté  très  sincère.  La  sagesse  ne  lui 
permet  de  rien  ignorer  et  sa  bonté  très  sincère  ne 
permet  pas  qu'il  induise  sciemment  en  erreur 
aucune  intelligence.   Donc  puisqu'il  ne  peut  être 

Les  deux  éléments  de  la  certitude  sont  incomparable- 
ment plus  forts  dans  l'acte  de  Foi.  i)  L'élément  subj'eciif 
d'abord,  car  dans  l'acte  de  Foi  l'assentiment  ne  procède 
pas  de  l'intelligence  seule,  mais  de  l'intelligence  élevée 
au-dessus  d'elle-même  par  un  principe  surnaturel  qui 
est  essentiellement  incompatible  avec  l'erreur;  pour  ce 
motif,  la  certitude  de  l'acte  de  Foi  l'emporte  sur  celle 
des  premiers  principes,  car,  dit  de  Lugo(DE  FiDE^disp.6, 
n.  41)  «  l'évidence  sur  laquelle  cette  certitude  s'appuie 
«  n'est  incompatible  avec  l'erreur  qu'en  raison  d'une 
«  nécessité  naturelle,  par  conséquent  d'un  ordre  infé- 
«  rieur  ».  2)  Quant  à  l'élément  objectif,  il  est  de  beau- 
coup supérieur  dans  l'acte  de  Foi,  qui  a  pour  fonde- 
ment l'autorité  même  de  Dieu,  qui  nous  est  manifestée 
par  la  lumière  de  la  Foi  ;  et  à  ce  titre  la  certitude  de  la 
Foi  l'emporte  même  sur  la  certitude  métaphysique  qui 
est  la  plus  grande  de  toutes  les  certitudes  naturelles, 
car  bien  que  la  certitude  métaphysique  ait  pour  base  la 
nécessité  intrinsèque  et  absolue  des  choses,  le  moyen 
d'y  parvenir  n'est  autre  que  la  lumière  naturelle  qui 
nous  rend  évidente  cette  nécessité.  —  Ajoutons,  pour 
donner  d'une  manière  complète  la  doctrine  du  Concile 


DES   TROIS   VERTUS   THÉOLOGALES  426 

ni  trompé,  ni  trompeur,  il  faut  nécessairement 
conclure  que  son  témoignage  est  très  véridique,  et 
que  dans  tout  ce  qu'il  révèle  il  n'y  a  pas  le  moin- 
dre mensonge.  Dieu  en  effet  ne  peut  commettre 
aucune  injustice,  parce  qu'il  est  juste,  ne  peut  se 
laisser  aller  à  aucune  faiblesse,  parce  qu'il  est 
tout-puissant,  ne  peut  rien  ignorer,  parce  qu'il  a 
une  science  infinie  ;  ajoutons  :  Dieu  ne  peut 
jamais  mentir  parce  qu'il  est  la  vérité  même. 
Dira-t-on  que  Dieu  qui  ne  peut  mentir  lui-même, 
peut  proférer  un  mensonge  par  la  bouche  d'un 
autre  dont  il  se  servirait  dans  ce  but  ?  A  cela  il 

du  Vatican,  que  «  ceux  qîti,  sous  le  magistère  de  l'Eglise, 
«  ont  reçu  la  foi,  ne  peuvent  jamais  avoir  une  juste  rai- 
€  son  de  changer  ou  de  révoquer  en  doute  cette  même  foi.  » 
(Conc.  du  Vat.  sess.  3.  ch.  3.)  Cette  juste  raison  ne 
pourrait  être  qu'où  bien  le  défaut  de  preuves  établissant 
la  vérité  de  la  doctrine  chrétienne,  ou  bien  l'absence  du 
secours  divin  sans  lequel  la  foi  est  impossible.  Or  la 
première  de  ces  raisons  n'existe  pas  :  Afin  de  pouvoir 
«  satisfaire  à  l'obligation  d'embrasser  la  foi  véritable ^ 
«  comme  aussi  d'y  persévérer  constamment,  Dieu,  par 
«  son  Fils  tinique  a  institué  l'Eglise,  et  il  Va  marquée  au 
«  front  des  marques  visibles  de  son  institution,  afin  que 
«  tous  puissent  reconnaître  en  elle  la  gardienne  et  la 
«  maltresse  de  la  parole  révélée.  Et  en  effet,  ce  n'est  qu'à 
«  la  seule  Eglise  catholique  qu  appartiennent  totis  ces 
«  caractères  si  nombreux  et  si  admirables,  que  la  divine 
«  Providence  a  disposés  pour  rendre  évidente  la  crédibilité 
«  de  la  foi  chrétienne.  Il  y  a  plus  :  l'Eglise,  grâce  à  sa 
«  prodigieuse  propagation,  à  sa  sainteté  incomparable ^ 
«  à  sa  fécondité  inépuisable  pour  toutes  sortes  de  biens, 
«  grâce  à  son  unité  catholique  et  à  son  invincible  stabilité, 
«  l'Eglise  est  elle-même  un  grand  et  perpétuel  motif  de 


426  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

faut  répondre  :  non,  Dieu  ne  peut  tromper  per- 
sonne, pas  même  par  l'entremise  d'un  autre  à  qui 
le  mensonge  ne  répugnerait  pas  comme  à  lui  ; 
car  la  louange  ou  le  blâme  que  mérite  une  action 
retombe  toujours  sur  le  premier  agent  et  sur  le 
principal  auteur.  Celui  qui  fait  l'aumône  par  la 
main  de  son  serviteur,  ne  laisse  pas  d'en  avoir 
tout  l'honneur,  comme  aussi  celui  qui  tue  en  em- 

«  crédibilité  et  un  irréfragable  témoignage  de  sa  divine 
«  mission.  De  là  vient  qu'elle  est  elle-même  comme  le 
«  signe  élevé  parmi  les  nations.^  et  qiûelle  invite  à  venir  à 
«  elle  ceux  qid  n'ont  pas  encore  cru,  et  qu'elle  rend  ses 
«  enfants  certains  que  la  foi  qu'ils  professent  repose  sur 
«  le  fondement  le  phis  solide.  »  (Conc.  du  Vat.  Const. 
Dei  Filius.  ch.  3.)  La  seconde  raison  d'abandonner  la 
foi  fait  également  défaut  :  «  A  ce  témoignage  se  joint 
«  encore  le  secours  efficace  de  la  puissance  d'en  haut.  Le 
«  Dieu  très  bon,  en  effet,  excite  et  aide,  par  sa  grâce, 
«  ceux  qui  sont  dans  l'erreur,  pour  qu'ils  pîHssent  venir 
«  à  la  connaissance  de  la  vérité  ;  et  quant  à  ceux  qu'il  a 
«  transportés  de  leurs  ténèbres  dans  son  admirable 
«  lumière,  il  les  confirme  par  sa  grâce  dans  cette  même 
«  lumière,  afin  qu" ils  persévèrent,  n  abandonnant  j amais 
«  que  ceux  qui  l'abandonnent.  »  (Ibid.)  C'est  la  condam- 
nation du  rationalisme  et  notamment  d'Hermès  (voir 
Hermès,  Introd.  phil.  ad  Theol.  Prœf.  p.  10  et  seq.)  ; 
condamnation  également  prononcée  par  le  Concile 
provincial  de  Cologne  qui  aux  raisons  données  par  le 
Concile  du  Vatican,  ajoute  cette  nouvelle  raison  : 
«  L' obligation  de  croire  étant  perpétuelle,  l'homme  ne 
«  peut  s'y  soustraire  en  aucun  temps.  »  Déjà  Innocent  XI 
avait  condamné  la  proposition  suivante  :  «  Quelqu'un 
«  peut  dotic  prudemment  refuser  son  assentiment  surna- 
«  turel,  après  l'avoir  donné.  » 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES    427 

pruntant  le  bras  d'un  autre,  fait  une  action  blâma- 
ble. Donc,  puisque  Dieu  ne  peut  mériter  aucun 
blâme,  il  ne  peut  induire  personne  à  mentir. 

Il  faut  dès  lors  croire  avec  une  inébranlable 
fermeté,  les  vérités  que  Dieu  a  révélées  :  il  n'est 
pas  permis  de  se  défier  de  sa  parole  ou  d'élever  le 
le  moindre  doute  sur  ce  qu'il  nous  enseigne.  Je 
croirai  donc,  mon  Dieu,  sans  hésiter,  toutes  les 
vérités  et  toutes  les  paroles  que  renferme  l'Ecri- 
ture sainte  ;  je  confesserai  constamment  de  cœur 
et  de  bouche  tous  les  mystères  et  tous  les  articles 
que  nous  révèle  l'Eglise.  Je  ne  demanderai  pas 
que  les  morts  m'apparaissent  pour  me  faire  con- 
naître avec  certitude  ce  qui  se  passe  dans  l'autre 
monde,  soit  aux  enfers,  soit  dans  le  paradis.  La 
Foi  me  suffit  pour  cela.  Je  ne  souhaiterai  pas 
d'être  favorisé  de  visions,  car,  ô  Seigneur,  votre 
parole  est  infaillible  ;  je  douterai  de  mon  existence 
plutôt  que  de  ce  qu'ont  enseigné  les  Prophètes, 
les  Apôtres  et  tous  ceux  par  l'entremise  de  qui 
vous  daignez  nous  parler.  Oh  !  que  je  voudrais 
que  de  tels  sentiments  fussent  communs  à  tous 
les  esprits  créés  ! 

II 

Considérez  que  la  connaissance  qui  nous  vient 
de  la  Foi  n'est  pas  évidente,  mais  qu'elle  est 
obscure.  «  La  foi^  dit  saint  Paul,  est  le  fonde- 
«  ment  des  choses  que  Ton  doit  espérer,  et  une 
«  pleine  conviction  de  celles  qu'on  ne  voit  pas  » 
(Hébr.  Il),  c'est-à-dire  qu'un  argument  solide  n'a 
pas  plus  de  puissance  sur  l'esprit  pour  le  faire  adhé- 
rer à  une  vérité,  que  la  Foi.  Or  cette  obscurité  ne 


428  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

provient  pas,  ainsi  que  quelques-uns  l'ont  cru  (i), 
de  ce  que  la  Foi,  semblable  à  une  éblouissante 
lumière,  obscurcit  par  son  vif  éclat  les  lumières 
naturelles,  comme  le  soleil  éclipse  les  étoiles  et 
les  empêche  de  luire  en  sa  présence  ;  d'après  eux 
c'est  la  splendeur  excessive  que  la  Foi  fait  briller 
dans  l'âme  qui  éteint  en  elle  tout  autre  clarté. 
Cette  obscurité  provient  plutôt  de  ce  que  la  Foi 
propose  à  notre  intelligence  de  très  hautes  vérités, 
sans  lui  en  montrer  les  principes  intrinsèques, 
mais  en  lui  ordonnant  de  les  croire  uniquement  à 
cause  de  l'autorité  de  Dieu  qui  les  a  révélées  et  à 
qui  nous  devons  ajouter  foi,  sans  exiger  d'autres 
éclaircissements  (2).  Aussi,  il  est  à  remarquer  que 

1.  P.  Jean  de  la  Croix,  Montée  du  Mont-Carmel,  1.  2. 
ch.  3.  —  Thom.  de  Jésus  dans  la  Vie  du  Juste,  1.  i.  ch.  3. 

2.  L'obscurité  essentielle  à  Tacte  de  Foi  provient,  soit 
de  son  objet  matériel,  soit  de  son  objet  formel.  L'acte 
de  foi  est  obscur  quand  il  a  pour  objet  des  propositions 
qui  dépassent  tellement  notre  intelligence  que  même 
une  fois  que  la  révélation  nous  en  a  été  faite,  nous  ne 
pouvons  percevoir  leur  vérité  intrinsèque  ;  il  l'est  même 
quand  il  a  pour  objet  des  vérités  que  la  raison  démontre 
d'une  manière  évidente,  car  le  motif  de  l'acte  par  lequel 
nous  les  croyons  n'est  pas  leur  évidence,  mais  l'auto- 
rité de  Dieu  qui  nous  les  révèle,  autorité  qui,  en  tant 
qu'elle  est  l'objet  formel  de  la  Foi,  n'est  pas  évidente. 
L'obscurité  de  l'acte  de  Foi  provient  aussi  de  son 
objet  formel,  c'est-à-dire  de  son  motif;  cet  acte  exige 
en  effet,  que  l'une  de  ces  deux  choses  :  ou  l'autorité  de 
Dieu  ou  la  révélation  divine  ne  soient  pas  évidentes,  ou 
tout  au  moins  que  l'intelligence  n'adhère  pas  dans 
J'açte  de  Foi  à  Tune  et  à  l'autre  comme  évidentes.  De 


DES  TROIS  VERTUS  THEOLOGALES    429 

Dieu  parle  en  souverain  dans  les  saintes  Ecritures, 
il  commande,  il  défend,  il  promet,  il  menace,  il 
dit  des  choses  qui  dépassent  tout  ce  que  nous 
pouvons  imaginer,  sans  en  donner  aucune  raison 
ni  aucun  éclaircissement. 

Cette  obscurité  de  la  Foi  est  un  trait  de  la 
Providence  divine.  L'acte  de  Foi  en  effet,  précisé- 
ment parce  qu'il  consiste  dans  l'adhésion  à  des 
vérités  dépourvues  de  l'évidence  intrinsèque, 
d'une  part  est  plus  honorable  pour  Dieu  et  lui 
est  dû  à  juste  titre  ;  de  l'autre,  pour  ce  qui  nous 
regarde,  il  est  plus  méritoire.  Il  est  plus  honorable 
pour  Dieu,  car  c'est  l'honorer  grandement  que  de 
le  croire  sur  parole,  sans  discuter.  Nous  témoi- 
gnons par  là  que  nous  ne  nous  défions  nullement 
de  lui  et  qu'il  est  très  convenable  que  toute  intel- 
ligence se  soumette  à  la  révélation.  Agir  autre- 
ment, ce  serait  avoir  pour  lui  moins  de  respect 
que  certains  disciples  en  avaient  pour  leur  Maître; 
il  suffisait  de  prononcer  cette  parole  :  le  Maître  l'a 
dit,  pour  que  toute  discussion  cessât.  Un  tel  acte 
est  dû   à  Dieu  à  juste  titre  (i);  par  ce   moyen  en 

Lugo  croit  que  dans  l'acte  de  Foi  nous  adhérons  à  l'au- 
torité divine  comme  à  une  vérité  évidente,  et  que  seul 
le  fait  de  la  révélation  divine  est  obscur.  Suarez  admet 
que  l'objet  formel  total  de  la  Foi  est  obscur,  soit  l'auto- 
rité divine,  soit  la  révélation  divine,  et  qu'il  faut  les 
croire  eux-mêmes  par  un  véritable  acte  de  Foi. 

I.  Le  Concile  du  Vatican  (Const.  Dei  Filius,  ch.  3), 
s'exprime  ainsi  :  «  Puisque  Vhommc  dépend  tout  entier 
«  "de  Dieu  comme  de  son  créateur  et  son  maître^  et  ptiisque 
€  la  raison  créée  est  entièrement  dépendante  de  la  vérité 
«  incréée,  nous  sommes  tenus  de   donner,  par   la  foi,  à 


43o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

effet,  l'homme  sacrifie  à  Dieu  sa  première  et  sa 
plus  noble  faculté  intérieure  qui  est  l'intelligence, 
il  la  soumet  à  une  captivité  volontaire  en  la  for- 
çant d'obéir  aveuglément  (i).  Or,  qu'y  a-t-il  que 

«  Dieu  qui  révèle,  le  plein  assentiment  de  notre  intelli- 
«  gence  et  de  notre  volonté  ».  Puis  il  définit  :  «  Si  quel- 
«  qu'un  dit  que  la  raison  humaine  est  tellement  indépen- 
«  danie  que  Dieu  ne  peut  exiger  d'elle  la  foi^  qu'il  soit 
«  anathème  •».  (Const.  Dei  Filius,  ch.  3.  can.  i). 

I.  L'erreur  rationaliste  nous  oblige  aujourd'hui  à  une 
exactitude  et  à  une  précision  dans  les  termes  auxquelles 
notre  auteur  n'était  pas  tenu  de  son  temps.  Tous  les 
rationalistes  souscrivent  aujourd'hui  à  cette  définition 
de  la  Foi  que  donne  Kant  :  «  L'opinion  est  une  affirma- 
«  tion  qui  a  conscience  d'être  insuffisante,  tant  subjective- 
«  tnent  qu'objectivement.  Si  elle  n'est  suffisante  que  subjec- 
«  tivement,  et  qu'elle  soit  en  même  temps  regardée  comme 
tf^  objectivement  insuffisante.,  elle  s'appelle  croyance  (ou 
«  foi).  Enfin, si  cette  affirmation  vaut  à  la  fois  objective- 
«  tnent  et  subjectivement,  elle  s'appelle  science  »  (Crit,  de 
LA  RAISON  PURE.  Trad.  de  P.  Janet  :  Traité  élém.  de  phil. 
n.  290.)  Or,  nous  affirmons  que  la  Foi  a  un  fondement 
objectif  et  que  si  elle  est  obscure  (voir  la  note  de  la 
page  428),  elle  n'est  pas  aveugle,  car  l'acte  de  Foi  doit 
être  précédé  d'un  jugement  certain  sur  l'existence  de  la 
révélation,  sa  crédibilité  et  l'obhgation  qu'il  y  a  de 
l'admettre  ;  plusieurs  Théologiens  et  des  plus  grands, 
tels  que  Suarez  (De  Fide,  d.  IV.  s.  2.  n.  4)  et  de  Lugo 
(De  Fide,  d.  V.  s.  i)  exigent  même  l'évidence  sur  ces 
deux  points  :  l'existence  de  la  Révélation  et  la  crédibi- 
lité des  mystères  ;  tous  exigent  au  moins  une  certitude 
morale,  c'est-à-dire  produite  par  des  motifs  qui  excluent 
tout  doute  prudent.  C'est  l'enseignement  formel  de 
l'Eglise  ;  le  Concile  du  Vatican  nie  que  «  l' assentiment 


DES    TROIS    VERTUS    THÉOLOGALES  43l 

rhomme  doive  plus  volontiers  offrir  à  Dieu  qui 
lui  a  tout  donné  que  sa  plus  noble  faculté  ?  Dieu 
exigeait  sous  l'Ancienne  Loi  qu'on  lui  offrît  les 
premiers-nés,  soit  parce  qu'ils  lui  devaient  une 
plus  grande  reconnaissance  à  cause  des  avantages 
temporels  que  Dieu  avait  stipulés  en  leur  faveur, 
soit  de  peur  qu'ils  ne  devinssent  vicieux,  comme 
cela  arrive  ordinairement,  témoin  la  vie  de  Caïn, 
d'Ismaël,  d'Esau,  de  Ruben  et  d'Absalon,  tous 
premiers-nés.  Le  premier-né  de  l'âme  humaine 
c'est  l'esprit  de  l'homme,  car  c'est  la  première  de 
ses  facultés  ;  une  part  avantageuse  lui  est  réservée 
dans  la  lumière  de  la  gloire,  à  la  condition  qu'il 
ne  cédera  pas  ici-bas  à  la  perversion  la  plus  dan- 
gereuse, qui  est  celle  des  erreurs  et  des  fausses 
croyances.  Il  est  donc  raisonnable  qu'il  soit  immolé 
à  Dieu,  en  adhérant  à  des  vérités  qui  pour  lui  ne 
sont  pas  évidentes. 

«  de  la  foi  soit  un  mouvement  aveugle  de  Vâme.  »  (Const. 
Dei  Filius,  ch.  3)  ;  et  il  en  donne  le  motif:  «  Pour  que  la 
«  soumission  de  notre  foi  fût  en  parfaite  conformité  avec 
«  la  raison,  Dieu  a  voulu  joindre  aux  secours  intérieurs 
«  du  Saint-Esprit  les  arguments  extérieurs  de  sa  révéla- 
fa  iion,  à  savoir  les  faits  divins,  et  principalement  les 
«  miracles  et  les  prophéties  qui,  montrant  avec  évidence  la 
«  toute-puissance  et  la  science  infinie  de  Dieu,  sont  les 
«  signes  de  la  divine  révélation  ;  signes  très  assurés  et 
«  appropriés  à  toutes  les  intelligences.  »  (Ibid.)  Voyez 
l'Encyclique  Noscitis  de  Pie  IX,  du  9  novembre  1846  ; 
l'Encyclique  Œterni  Patris  de  Léon  XIII,  et  les  décrets 
approuvés  par  le  Saint-Siège  du  Concile  de  Cologne 
tenu  en  1860.  Jésus-Christ  lui-même  affirme  formellement 
(Jean,  III,  18-19  ;  V>  3^-44  '•>  Marc,  XVI,  18).  que  ceux-là 


432  LA   THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

J'ajoute  que  cette  obscurité  est  la  source  d'un 
plus  grand  mérite  pour  l'homme,  car  la  liberté 
humaine,  qui  est  le  principe  de  tout  mérite,  a  pour 
ce  motif  une  plus  grande  part  dans  l'acte  de  Foi  (i). 

ne  sont  pas  tenus  de  croire,  à  qui  on  ne  donne  pas  des 
preuves  certaines  de  la  révélation  divine.  Les  Pères  et 
les  Apologistes  affirment  fréquemment  qu'il  est  impru- 
dent de  croire  avant  qu'on  ait  constaté  d'une  manière 
certaine  l'origine  divine  de  ce  que  l'on  croit.  (Tertull. 
Contra  Marcionem,  I.  V.)  Citons  ces  paroles  de  saint 
Athanase  qui  semblent  écrites  par  un  apologiste  mo- 
derne :  «  Comme  certains  sont  persuadés  que  le  christia- 
«  nisme  ne  peut  d'aucune  manière  être  défendu  rationnelle- 
«  ment,  mais  que  ceux  qui  portent  le  nom  de  chrétien  adhè- 
«  rent  à  ce  quHls  croient,  par  un  acte  de  foi  oîi  la  raison 
«  n^a  rien  à  voir  et  par  un  assentiment  qui  n'est  précédé 

«  d'aucun  examen et  que  c' est  précisément  à  cause  de 

«  cette  foi  sans  critique  et  sans  examen  qu'on  les  appelle 
«  communément  des  fidèles,  c'est  pour  ce  motif  que  f  entre- 
«  prends  dans  cet  ouvrage  la  démonstration  évangélique.-^ 
(Prœp.  Evang.  I.  1.  Migne  XXI,  56.)  Les  preuves  qui 
établissent  d'une  manière  certaine  soit  le  fait  de  la 
Révélation,  soit  la  crédibilité  des  vérités  révélées  cons- 
tituent, non  pas  le  motif  de  la  Foi,  mais  une  condition 
nécessaire  pour  que  l'adhésion  donnée  dans  l'acte  de 
Foi  aux  vérités  révélées  à  cause  de  l'autorité  de  Dieu, 
soit  souverainement  ferme. 

I.  La  liberté  de  l'acte  de  Foi  est  clairement  affirmée 
par  le  Concile  de  Trente  (sess.  6.  ch.  6.)  «  Aidés  et 
«  excités  par  la  grâce  divine^  et  concevant  la  foi  par  Touïe, 
«  ils  (les  adultes)  se  portent  librement  vers  Dieu,  croyant 
«  à  la  vérité  de  ses  révélations  et  de  ses  promesses  »  ; 
«  et  par  le  Concile  du  Vatican  (Const.  Dei  Filius,  ch.  3, 
et  can.  III,  5.)  «  Son  acte  (l'acte  de  la  foi)  est  une  œuvre 


DES    TROIS    VERTUS    THÉOLOGALES  433 

L'esprit  est  forcé  par  révidence  de  croire  aux 
choses  visibles  ;  aussi  n'a-t-il  aucun  mérite  à  croire 
que  le  soleil  et  la  terre  existent.  Il  en  serait  de 
même  des  articles  de  Foi,  si  la  raison  nous  les 
démontrait  avec  évidence.  La  Foi,  dit  le  grand 
saint  Grégoire  (i),  n'aurait  point  de  mérite  si  la 
raison  humaine  nous  démontrait  et  nous  faisait 
en  quelque  sorte  toucher  du  doigt  les  vérités  qui 

«  qui  appartient  au  salut,  acte  par  lequel  Vhomme  rend  à 
«  Dieu  même  une  obéissance  libre,  en  consentant  et  coo- 

«    PÉRANT  A  SA  GRACE  A  LAQUELLE  IL    POURRAIT    RÉSISTER.  »  

«  Si  quelqu'un  dit  que  V assentiment  à  la  foi  cluétienne 
«  n'est  pas  libre,  mais  qu'il  est  produit  nécessairement 
»  par  des  arguments  de  la  raison  humaine,...  quil  soit 
«  anathcme!  »  i)  La  liberté  de  l'acte  de  Foi  ne  consiste  pas 
en  cela  seulement,  que  la  volonté  applique  librement 
rintelligence  à  la  considération  des  motifs  de  crédibi- 
lité, car  d'après  le  Concile  du  Vatican  et  le  Concile  de 
Trente,  c'est  dans  l'acte  de  Foi  même  que  se  trouve 
cette  impulsion  par  laquelle  le  fidèle  se  porte  librement 
vers  Dieu,  et  sans  cela  Tacte  de  Foi  ne  serait  pas  plus 
libre  que  l'acte  de  l'intelligence  adhérant  à  une  vérité 
scientifiquement  démontrée.  2)  La  liberté  de  l'acte  de 
Foi  ne  consiste  pas  davantage  en  ce  que  le  degré  sou- 
verain de  fermeté  dans  l'adhésion  n'est  pas  exigé  parles 
motifs  de  crédibilité,  puisque  les  Conciles  déclarent 
que  c'est  l'acte  de  Foi  en  lui-même  qui  est  libre.  3)  L'opi- 
nion la  plus  vraie  dit  que  l'acte  de  Foi  est  libre, 
parce  l'autorité  de  Dieu  et  la  Révélation  ne  forcent  pas 
l'esprit  à  donner  son  adhésion  ;  seule  l'évidence  intrin- 
sèque est  irrésistible.  Il  faut  donc  pour  déterminer  l'es- 
prit à  adhérer  aux  vérités  révélées,  que  la  volonté  l'y 
contraigne. 

I.  Hom.  26  in  Evang. 
Bau,  t.  IV.  â8 


434  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

en  sont  l'objet.  Pour  être  béatifié,  dit  Notre-Sei- 
gneur,  il  faut  croire  sans  voir.  «  Heureux  ceux 
«  qui  n'ont  point  vu  et  qui  ont  cru  »  (Jean,  20)  ; 
telle  est  la  voie  pour  arriver  au  ciel,  où  la  Foi 
obscure  est  récompensée  par  la  claire  et  éblouis- 
sante vision.  De  plus,  dans  cette  manière  de  con- 
naître Dieu  que  nous  appelons  l'acte  de  Foi, 
l'intelligence  se  fait  captive,  elle  obéit  et  se  sou- 
met à  Dieu  plus  intimement,  et  par  suite  elle 
mérite  une  plus  grande  récompense.  Il  faut  obser- 
ver encore  que  l'intelligence  se  dépouille  davan- 
tage d'elle-même,  quand  elle  renonce  à  sa  manière 
propre  de  connaître,  qui  consiste  à  parvenir  à  la 
vérité  par  les  sens  ou  par  la  raison.  Or  l'homme 
mérite  d'autant  plus  qu'il  se  dépouille  davantage 
de  lui-même  et  de  ses  inclinations  naturelles,  pour 
se  revêtir  de  l'esprit  de  Dieu.  Il  faut  conclure  de 
là  que  par  l'acte  de  Foi  l'homme  mérite  grande- 
ment, car  il  renonce  à  sa  manière  naturelle  de 
comprendre  qui  consiste  à  se  servir  des  sens  et  de 
la  raison,  pour  saisir  ce  qui  dépasse  les  sens  et  la 
raison,  je  veux  dire  la  grandeur  de  l'Etre  divin  et 
de  ses  œuvres  mystérieuses  que  la  Foi  lui  révèle^ 
et  qu'elle  l'incline  à  croire  à  cause  de  l'autorité  de 
Dieu  qui  parle. 

Cette  considération  m'apprendra  à  ne  point 
désirer  durant  cette  vie  la  clarté  et  l'évidence  dans 
les  mystères  de  la  Foi.  L'éclairer  trop,  c'est  la 
ruiner  ;  vouloir  lui  ôter  toute  son  obscurité,  c'est 
la  dépouiller  de  sa  robe  sombre  qui  lui  convient  si 
bien;  la  scruter  jalousement,  c'est  se  défier  de  Dieu, 
c'est  citer  de  nouveau  la  Vérité  au  tribunal  du 
Pontife  des  Juifs  pour  l'interroger  sur  sa  doctrine. 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     435 

Le  Christ  manifesta  son  mécontentement  et  dit 
au  Pontife  :  «  Pourquoi  tn' interroges-tu  »  sur  ma 
doctrine  ?  (Jean,  28.)  Je  me  représenterai  moi  aussi 
Jésus-Christ  m'adressant  une  semblable  plainte, 
quand  je  fais  des  difficultés  pour  croire.  J'adhére- 
rai donc  humblement  aux  définitions  de  Foi,  sans 
faire  tant  de  questions.  O  Seigneur,  je  croirai  jus- 
qu'à la  mort  aux  mystères,  sans  les  comprendre, 
avec  l'espoir  que  vous  m'en  donnerez  un  jour  la 
pleine  vue  dans  les  splendeurs  des  Saints.  Ainsi 
soit-il. 

III 

Considérez  que  la  Foi  incline  l'esprit  à  croire 
tout  ce  que  Dieu  a  révélé,  c'est-à-dire  toutes  les 
vérités  qu'il  a  manifestées  aux  hommes  sans  en 
excepter  une  seule.  La  Foi  en  effet  ne  nous 
éclaire  pas  et  ne  fortifie  pas  l'esprit  de  manière  à 
le  rendre  seulement  capable  de  croire  deux  ou  trois 
articles,  mais  elle  met  l'homme  en  état  de  croire 
tout  ce  qui  vient  de  Dieu  sans  réserve.  Aussi 
n'est-il  pas  permis  de  choisir  les  articles  que  Ton' 
veut  croire,  ni  de  dire  :  Je  veux  croire  cet  article, 
mais  non  pas  cet  autre,  par  exemple  la  Trinité, 
mais  non  l'Incarnation  ;  l'enfer,  mais  pas  le  pur- 
gatoire (i).  Une  telle  Foi  est  défectueuse  ;  ce  n'est 

I.  D'après  le  Concile  du  Vatican  (Const.  Dei  Filius, 
ch.  3.)  «  Nous  devons  croire  d'une  foi  divine  et  catholi- 
«  que,  tout  ce  qui  est  contenu  dans  la  parole  écrite  ou 
«  traditionnelle  de  Dieu,  et  que  V  Eglise,  soit  par  un  jiige- 
«  ment  solennel^  soit  par  son  magistère  ou  enseignement 
fs.  ordinaire  et  universel,  propose  à  notre  foi  comme  étant 


436  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

pas  une  Foi  théologale  et  chrétienne,  mais  terres- 
tre et  humaine.  Dans  ce  cas  il  n'y  aurait  presque 
personne  au  monde  qui  n'eût  la  Foi,  car  même  les 

«  divinement  révélé.  »  D'où  il  résulte  i)que  l'objet  de  Foi 
divine  comprend  toutes  les  vérités  contenues  dans  l'Ecri- 
ture sainte  et  dans  la  tradition,  c'est-à-dire  tout  ce  quia 
été  révélé  par  Dieu.  La  Foi  consiste  en  effet  dans  l'adhé- 
sion donnée  à  cause  de  l'autorité  de  Dieu  révélateur; 
donc  elle  adhère  aux  seules  vérités,  mais  à  toutes  les  vé- 
rités révélées  de  Dieu.  2)  L'objet  de  Foi  catholique  com- 
prend tout  ce  que  l'Eglise  nous  propose  comme  étant 
divinementrévélé;  l'Egilse  est  l'organe  authentique  dont 
Dieu  se  sert  pour  nous  faire  connaître  les  vérités  de  Foi 
divine,  les  rendre  croyables  par  rapport  à  nous  et  nous 
faire  une  obligation  de  les  croire.  3)  L'Eglise  peut  nous 
proposer  ces  vérités  «  soit  par  un  jugement  solennel,  soit 
«  par  son  magistère  ordinaire  et  universel.  »  C'est  pour- 
quoi Pie  IX  avait  déjà  enseigné.  (Litt.  ad  Archiep. 
MoNAC.  ET  Frising.  21  déc.  1863)  que  '<  même  quand  il  s'a- 
«  git  de  cette  obéissance  qu'' exige  de  nous  la  foi  divine.,  nous 
«  ne  devons  pas  la  borner  à  croire  ce  qui  a  été  défini  d'une 
«  manière  expresse  par  les  Conciles  œcuméniques  ou  par  les 
«  Pontifes  romains  et  par  ce  Siège  apostolique,  mais  nous 
«  devotis  rétendre  aussi  à  toutes  les  vérités  qui  nous  sont 
«  données  par  renseignement  de  l'Eglise  dispersée  dans 
«  Vunivers,  comme  divinement  révélées .,  et  qui  sont  considé- 
«  rées  par  le  consentement  universel  et  constant  des  théo- 
«  logiens  catholiques  comme  appartenant  à  la  foi.  »  (Maz- 
zella,  DE  viRTUT.  INFUS.  p.  187).  Toutefois  il  suffit  de 
croire  implicitement  la  plupart  des  vérités  révélées,  ce 
qui  a  lieu,  soit  quand  on  croit  explicitement  d'autres 
vérités  dans  lesquelles  elles  sont  comprises,  soit  quand 
on  adhère  d'une  manière  explicite  au  motif  formel  de 
la  Foi,  soit  enfin  quand  on  croit  au  principe  qui  nous 
propose  les  vérités  révélées,  à  l'Eglise. 


DES   TROIS   VERTUS   THÉOLOGALES  487 

barbares  admettent  quelque  vérité  qui  fait  partie 
du  dépôt  de  la  Foi,  même  les  hérétiques  les  plus 
obstinés  souscrivent  à  plusieurs  articles  révélés, 
au  sujet  desquels  ils  n'entrent  dans  aucune  discus- 
sion avec  TEglise.  Ainsi  il  ne  faut  pour  perdre  la 
Foi,  que  nier  une  seule  vérité  révélée  de  Dieu.  Et 
on  peut  faire  ici  l'application  de  ce  que  saint 
Jacques  disait  à  propos  d'un  autre  sujet  :  «  Celui 
«  qui  pêche  sur  un  seul  point  est  coupable  comme 
«  s'il  avait  péché  sur  tous  les  points.  »  (Jacq.  2)  (i) 
C'est  ressembler  à  Moïse,  qui  après  avoir  cru 
mille  choses  très  grandes  et  très  difficiles  sur  le 
témoignage  de  Dieu,  ne  voulut  pas  croire  qu'en 
frappant  le  rocher  de  sa  verge,  il  pourrait  en  faire 
sortir  des  ruisseaux  pour  désaltérer  le  peuple  au 
milieu  du  désert.  Cet  acte  d'infidélité  offensa  Dieu, 
et  le  prophète  fut  privé  de  la  joie  d'entrer  dans  la 
terre  promise  tant  désirée.  Ainsi  le  refus  de  croire 
un  seul  article  de  Foi  prive  l'àme  de  la  grâce  divine 

I.  Rien  n'est  plus  juste  que  cette  application.  Celui 
qui  transgresse  un  seul  commandement  grave  de  Dieu, 
les  transgresse  tous,  parce  qu'il  méprise  Dieu  considéré 
comme  législateur;  celui  qui  nie  une  seule  des  vérités 
révélées  par  Dieu,  les  nie  toutes,  parce  qu'il  méprise 
Dieu  considéré  comme  la  vérité  suprême.  Cette  seconde 
affirmation  est  même  plus  rigoureusement  vraie  que  la 
première,  car  celui  qui  viole  un  seul  commandement, 
ne  les  viole  pas  proprement  tous,  ce  n'est  qu'en  inter- 
prétant son  acte  qu'on  y  découvre  le  mépris  du  Légis- 
lateur divin.  Celui  qui  nie  une  seule  vérité  révélée  par 
Dieu,  les  nie  proprement  toutes,  parce  qu'il  nie  l'auto- 
rité de  Dieu  qui  est  le  fondement  sur  lequel  toutes  les 
vérités  de  Foi  reposent. 


438  LA  Théologie  affective 

et  du  fruit  si  désirable  de  toutes  les  espérances, 
parce  que  Dieu  qui  a  révélé  un  article  a  aussi 
révélé  les  autres,  et  qu'il  est  aussi  digne  de  foi 
dans  l'un  que  dans  l'autre.  Le  mystère  de  TEucha- 
ristie  mérite  autant  d'être  cru  que  celui  de  l'Incar- 
nation, l'Incarnation  autant  que  la  Trinité,  le 
purgatoire  autant  que  l'enfer,  l'enfer  autant  que  le 
paradis.  On  rapporte,  il  est  vrai,  que  jadis  le 
baptême  fut  conféré  à  Sinésius,  personnage  célèbre, 
bien  qu'il  déclarât  ne  pas  croire  à  la  résurrection 
des  corps.  Mais  ce  n'était  là  qu'un  artifice  dont  se 
servait  ce  saint  personnage  pour  se  soustraire  à  la 
charge  épiscopale  qu'on  voulait  lui  imposer,  et  qu'il 
redoutait  comme  la  mort.  Il  prétendit  alors  qu'il 
lui  était  impossible  de  croire  à  la  résurrection,  afin 
qu'on  l'estimât  incapable  de  recevoir  le  sacer- 
doce (i).  Mais  de  même  que  la  sagesse  d'Ulysse  sut 
bien  découvrir  que  la  iolie  de  Palamède  n'était 
que  simulée  (2),  ainsi  la  sagesse  de  Théophile, 
patriarche  d'Alexandrie,  ne  se  trompa  pas  sur  la 
ruse  dont  usait  cet  homme  illustre,  pour  éviter  la 
charge  si  périlleuse  des  âmes.  En  réalité  Sinésius 
croyait  toutes  les  vérités  révélées  et  tous  les  mys- 
tères de  la  Foi,  sans  quoi  il  n'eut  pas  été  capable 
de  recevoir  la  grâce  de  Dieu. 
Il  ne  faut  donc  faire  aucune  réserve  dans  l'acte 

1.  Baron,  ann.  Christi  410. 

2.  L'auteur  intervertit  les  rôles  :  c'est  Palamède 
qui  usa  d'un  ingénieux  stratagème,  pour  prouver  que  la 
folie  d'Ulysse  n'était  que  simulée.  Il  mit  Télémaque 
devant  la  charrue  d'Ulysse,  qui  se  trahissant  lui-même, 
l'écarta. 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     489 

de  Foi,  il  ne  faut  faire  aucun  choix  parmi  les 
vérités  révélées,  mais  il  faut  croire  et  admettre 
tout  ce  que  la  Foi  propose  à  notre  croyance. 
Parmi  les  vérités  de  Foi  pas  un  seul  iota,  pas  un 
seul  accent  ne  sera  effacé.  J'embrasse  donc,  ô 
mon  Dieu,  les  vérités  de  Foi  dans  leur  univer- 
salité; votre  témoignage  est  vrai  dans  tout  ce  qu'il 
atteste,  qu'il  s'agisse  d'une  vérité  importante  ou 
non  ;  toutes  les  affirmations  de  la  sainte  Ecriture, 
toutes  les  définitions  de  votre  Eglise,  toutes  sans 
exception  sont  dignes  d'être  crues.  O  Seigneur, 
je  soumets  mon  esprit  sur  tous  les  points,  je  vous 
offre  une  obéissance  entière,  sans  la  moindre 
réserve. 


440  LA   THEOLOGIE    AFFECTIVE 


ir  MÉDITATION 

DE  L'OBJET  MATÉRIEL  DE  LA  FOI 

OU  DES  VÉRITÉS  RÉVÉLÉES 

QUE    NOUS    DEVONS    CROIRE 

SOMMAIRE 

Les  vérités  révélées  de  Dieu  sont  très  nombreuses. 
—  Avec  le  temps  elles  se  sont  accrues  et  éclair- 
ties.  —  Les  principales  vérités  révélées  sont 
$ontenues  dans  le  Symbole  des  Apôtres. 

I 

CONSIDÉREZ  le  grand  nombre  des  vérités  révé- 
lées de  Dieu  pour  être  crues  (i).  Premiè- 
rement, Dieu  qui  se  connaît  lui-même  parfaitement, 
se  révèle  lui-même  comme  l'Etre  infini,  indépen- 
dant, absolument  parfait,  et  à  ce  point  de  vue  il 
est  le  premier  objet  de  notre  Foi,  d'autant  que 
toutes  les  autres  vérités  que  nous  croyons  se 
réfèrent  à  lui,  parce  qu'elles  ont  pour  but  de  le 
faire  connaître  (2).  Ensuite  Dieu  se  révèle  comme 

I.  S.  Thom.  I.  II.  quœst.  i. 

a.  En  termes  un  peu  lourds,  mais  beaucoup  plus 
précis,  la  Théologie  scolastique  dit  que  Dieu  est  le 
sujet  adéquat  indirect  de  la  foi,  ce  qui  signifie  que  tout 
ce  que   nous   croyons  est  ou  Dieu  lui-même,  ou   des 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     44I 

le  Créateur  et  le  Conservateur  de  l'univers,  le 
Gouverneur  du  monde  entier,  le  Rédempteur,  le 
Justificateur  et  le  Glorificateur  des  anges  et  des 
hommes.  C'est  en  cela  que  la  Foi  divine  diffère 
de  la  Foi  humaine  ;  celle-ci  en  effet  n'exige  pas 
absolument  que  l'homme  aux  paroles  de  qui  nous 
ajoutons  foi,  nous  révèle  quelque  chose  sur  lui- 
même.  Nous  le  voyons  et  nous  l'entendons  parler, 
puis  nous  ajoutons  foi  à  son  témoignage,  bien 
qu'il  ne  dise  rien  qui  le  concerne.  La  Foi  divine 
au  contraire,  exige  avant  toute  chose,  que  Dieu 
parle  de  lui-même  (i),  qu'il  déclare  qu'il  est  Dieu 

vérités  qui  se  rapportent  à  Dieu,  non  seulement  comme 
à  l'auteur  de  la  révélation,  mais  aussi  comme  à  leur  fin. 
Et  il  l'est,  non  pas  selon  tel  ou  tel  attribut,  mais  d'une 
manière  absolue  comme  Dieu,  ce  qui  comprend  tous  les 
attributs  divins.  La  raison  en  est  que  la  Foi  a  pour  objet 
principal  la  connaissance  de  Dieu  dans  sa  nature  et 
comme  tel.  —  Quant  au  sujet  adéquat  direct  de  la  Foi, 
c'est  tout  être  que  Dieu  peut  nous  révéler. 

I.  Dieu  est  nécessairement  le  sujet  de  la  Foi,  il  est  le 
sujet  inséparable  de  toute  révélation  divine  ;  d'abord 
pour  cette  raison  intrinsèque  qu'aucune  vérité  ne  peut 
être  crue  de  foi  divine,  que  sur  le  témoignage  infaillible 
de  Dieu.  Donc  Dieu  ne  peut  rien  nous  révéler  au  sujet 
des  créatures,  qu'à  la  condition  de  nous  révéler  au 
moins  implicitement  quelque  chose  de  lui-même.  Dieu 
est  encore  nécessairement  le  sujet  de  la  Foi  pour  des 
raisons  extrinsèques,  c'est-à-dire  qui  résultent  de  la 
volonté  de  Dieu.  S'il  ne  se  révélait  pas  lui-même,  ni  il 
ne  pourrait  être  honoré  de  la  manière  qui  lui  plaît,  ni 
les  hommes  ne  pourraient  se  sauver,  puisque  «  sans  la 
«  foi  il  est  impossible  de  plaire  à  Dieu.  » 


442  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

et  la  vérité  infaillible.  Notre  Foi  a  pour  fonde- 
ment en  effet  le  témoignage  infaillible  de  Dieu  ; 
par  suite  il  faut  croire  à  l'infaillibilité  de  sa  parole 
d'une  Foi  aussi  certaine  que  celle  que  nous  accor- 
dons à  toutes  les  autres  vérités,  et  il  faut  croire 
à  toutes  les  vérités  révélées,  non  pas  pour  des 
raisons  naturelles,  mais  parce  que  Dieu  l'a  dit. 
Les  raisons  naturelles  en  effet  ne  sauraient  jamais 
égaler  la  certitude  que  nous  donne  son  témoi- 
gnage. Et  comme  un  édifice  ne  peut  être  plus 
solide  que  son  fondement,  cette  croyance  que 
Dieu  est  et  qu'il  est  véridique,  doit  être  aussi 
certaine  que  la  croyance  qui  a  pour  objet  toutes 
les  autres  vérités,  et  dont  )e  motif  doit  être  la 
parole  de  Dieu  qui  ne  peut  prêter  son  autorité 
à  l'erreur  (i). 

I.  i)  Vobjet  formel  de  la  Foi  ou  le  motif  sur  lequel 
l'intelligence  s'appuie  pour  donner  son  adhésion  aux 
vérités  révélées,  est  l'autorité  de  Dieu,  c'est-à-dire  ce 
qui  fait  que  Dieu  mérite  qu'on  ajoute  foi  à  sa  parole. 
C'est  une  vérité  de  Foi,  définie  par  le  Concile  du  Vati- 
can (sess.  III.  can.  III,  2)  :  «  Si  quelqu'un  dit  que...  la 
«  foi  divine  ne  requiert  point  qu'une  vérité  révélée  soit 
«  admise  à  cause  de  V autorité  de  Dieu  qui  la  révèle,  qu'il 
«  soit  anathème  ! ~}j  —  2)  Les  attributs  divins  sur  lesquels 
est  fondée  cette  autorité  sont  la  science  infinie  et  la 
véracité  infinie  de  Dieu  ;  c'est  une  vérité  certaine  et 
admise  de  tous  depuis  le  Concile  du  Vatican,  qui  définit 
la    Foi  (sess.  III.   ch.  III)  «  une  vertu  surnaturelle  par 

«  laquelle  nous  croyons  vrai  ce  que  Dieu  nous  révèle , 

«  à  cause  de  l'autorité  de  Dieu  même,  l'auteur  de  la  révé- 
«  lation  QUI  ne  peut  ni  se  tromper,  ni  nous  tromper.  »  — 
3)  Il  paraît  plus  conforme  au  Concile  du  Vatican  d'ad- 


DES    TROIS    VERTUS   THÉOLOGALES  448 

Après  les  vérités  qui  concernent  Dieu  et  les 
choses  incréées,  les  vérités  concernant  les  choses 
créées  sont  à  leur  tour  Tobjet  de  la  Foi,  quand 
Dieu  daigne  nous  les  révéler,  afin  de  se  faire 
mieux  connaître  et  de  nous  aider  à   faire   notre 


mettre  que  le  fait  de  la  révélation  fait  partie  de  l'objet 
formel  de  la  Foi,  de  telle  sorte  qu'il  constitue,  avec 
l'autorité  de  Dieu,  le  motif  adéquat  de  la  Foi  ;  cette 
opinion  est  soutenue  par  les  auteurs  de  la  Théologie 
de  Salamanque,  par  Ripalda,  Coninck,  Tolet,  Lugo, 
Vasquez,  Valentia,  Franzelin,  Kleutgen,  Mazzella, 
Suarez.  Si  nous  croyons,  par  exemple,  le  mystère  de  la 
Sainte-Trinité,  ce  n'est  pas  seulement  parce  que  Dieu 
sait  toutes  choses  et  qu'il  est  infiniment  véridique,  ce 
n'est  pas  davantage  uniquement  parce  qu'il  a  révélé  ce 
mystère,  mais  c'est  parce  que  Dieu,  qui  ne  peut  ni  se 
tromper,  ni  nous  tromper,  a  révélé  ce  mystère.  — 
4)  Reste  une  dernière  question  «  tellement  ardue  que  les 
«  plus  graves  Théologiens  ont  bien  de  la  peine  à  sortir  de 
«  ce  labyrinthe.  »  (Salmanticences,  de  fide,  d.  I,  n.  153.) 
L'autorité  de  Dieu  est-elle  le  motif  ultime  de  l'acte  de 
Foi,  ou  bien  cette  autorité  et  cette  révélation  sont-elles 
admises  à  leur  tour  pour  un  autre  motif,  qui  dans  ce 
cas  serait  en  dernière  analyse  le  fondement  sur  lequel 
reposerait  notre  Foi  ?  Bail  adopte  l'opinion  de  Suarez 
qu'on  peut  résumer  ainsi  :  dans  l'acte  même  de  Foi, 
l'intelligence  faisant  abstraction  de  l'évidence  avec 
laquelle  la  raison  et  les  motifs  de  crédibilité  démontrent 
l'autorité  de  Dieu  et  le  fait  de  la  révélation,  adhère  aux 
vérités  révélées  uniquement  à  cause  de  l'autorité  de 
Dieu,  l'auteur  de  la  révélation .  Mais  l'acte  de  Foi 
contient  virtuellement  deux  actes  :  un  premier  acte  de 
Foi  aux  vérités  que  Dieu  révèle,  à  cause  de  l'autorité 
de  Dieu  qui  les  révèle,  et  un  second  acte  de  Foi  à  l'au- 


444  LA   THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

salut  :  c'est  là  en  effet  le  double  but  de  tout  ce  que 
Dieu  nous  a  révélé  jusqu'à  ce  jour.  «  Toute  Ecri- 
«  ture  divinement  inspirée,  dit  saint  VdiuX^est  utile 
«  pour  enseigner^  pour  convaincre^ pour  corriger 
«  et  pour  instruire  dans  la  justice.  »  (II.  Tim.  3.) 

torité  de  Dieu  pour  elle-même.  Ainsi  le  motif  ultime  de 
l'acte  de  Foi  serait  l'autorité  de  Dieu  en  tant  qu'elle  est 
implicitement  révélée  et  digne  de  Foi.  Cette  opinion, 
outre  qu'elle  n'a  été  soutenue  par  aucun  des  Théolo- 
giens anciens,  offre  le  grave  inconvénient  de  trans- 
former l'objet  formel  en  objet  matériel  que  nous  devons 
croire  implicitement,  et  de  nous  autoriser  dès  lors  à 
demander  quel  est  l'objet  formel  ou  le  motif  pour 
lequel  l'intelligence  adhère  à  l'autorité  et  à  la  révéla- 
tion de  Dieu,  devenues  objet  matériel  de  l'acte  de  Foi. 
On  ne  pourra  que  nous  répondre  que  c'est  l'autorité  de 
Dieu  implicitement  révélée  et  qui  nous  révèle,  soit  la 
révélation  elle-même,  soit  l'autorité  de  Dieu.  Cette 
réponse  toujours  la  même  donnera  lieu  de  renouveler 
sans  fin  la  même  question.  Quand  Dieu  nous  révèle  un 
mystère,  sans  doute  par  le  fait  même  et  nécessairement 
il  nous  manifeste  qu'il  nous  révèle  ce  mystère,  mais 
s'ensuit-il  qu'il  veuille  que  nous  croyions  à  la  révéla- 
tion de  ce  mystère  par  un  motif  de  Foi,  c'est-à-dire  à 
cause  de  l'autorité  de  Dieu  nous  révélant  qu'il  nous 
fait  cette  révélation  ?  Nullement.  Puisqu'il  se  sert  des 
miracles  et  des  prophéties  pour  nous  prouver  que  c'est 
lui  qui  nous  fait  une  révélation,  il  veut  que  le  motif  de 
la  Foi  nous  soit  représenté  comme  vrai  dans  les  motifs 
de  crédibilité.  Nous  préférons  l'opinion  de  saint  Tho- 
mas (q.  XIV,  de  verit.  a.  i.  et  ad  lo*^"^  ;  II.  II.  q.  i.  a.  i  ; 
II.  II.  q.  I,  a.  4  ad  2"°^  ;  de  verit.  q.  XIV,  ad  i'^'"  ; 
II.  IL  q.  I.  a.  4.)  que  voici:  dans  l'acte  de  Foi  notre  esprit 
donne  son  assentiment  à  l'autorité  de  Dieu  et  au  fait  de 


DES    TROIS    VERTUS    THÉOLOGALES  446 

Si  quelques  détails  historiques  que  nous  y  lisons, 
comme  par  exemple  celui  du  chien  de  Tobie, 
semblent  inutiles  au  salut  des  hommes,  c'est  que 
le  vrai  sens  nous  en  échappe  ;  car  il  n'y  a  pas  un 
mot  dans  l'Ecriture,  pas  plus  que  dans  la  tradition, 
qui  n'ait  son  utilité  au  point  de  vue  de   l'instruc- 

révélation  après  qu'ils  ont  été  démontrés,  l'une  par  des 
preuves  de  raison,  Tautre  par  les  motifs  de  crédibilité. 
Néanmoins  l'acte  de  Foi  aux  vérités  révélées  ne  repose 
pas  en  dernière  analyse  sur  ces  preuves  et  sur  ces 
motifs.  Mais  l'esprit,  sous  l'empire  d'un  pieux  et  libre 
mouvement  de  la  volonté,  et  sous  l'empire  de  la  grâce, 
donne  son  assentiment  à  la  vérité  révélée,  uniquement 
à  cause  de  la  valeur  souveraine  de  l'autorité  de  Dieu, 
l'auteur  de  la  révélation.  On  peut  alléguer  en  faveur  de 
cette  thèse  renseignement  du  Concile  du  Vatican,  qui 
définit  (sess.  III,  ch.  III)  la  foi  «  une  vertu  surnaturelle 
«  par  laquelle f  au  souffle  de  Dieu  et  aidés  par  sa  grâce, 
«  nous  croyons  vrai  ce  qu'il  nous  révèle,  à  cause  de  Vauto- 
«  rite  de  Dieu  même,  l'auteur  de  la  révélation  et  qui  ne 
«  peut  ni  se  tromper^  ni  nous  tromper.  »  Voici  une  note 
de  la  Commission  chargée  par  le  Concile  de  rédiger  le 
schéma  de  la  constitution  dogmatique  sur  la  doctrine 
chrétienne  :  «  QjuoiqiCil  soit  vrai  que  dans  l'acte  de  foi 
«  l'esprit  ne  pourrait  donner  son  assentiment ,  si  les  motifs 
«  de  crédibilité  n'existaient  pas,  néanmoins  c'est  la  volonté 
«  élevée  par  la  grâce  qui  commande  cet  assentiment  et  cest 
«  V intelligence  également  élevée  par  la  grâce  qui  donne 
«  formellement  cet  assentiment,  non  pas  dans  la  mesure 
«  oh  lui  sont  connus  ces  motifs  de  crédibilité,  qui  ne  sont 
«  quune  application  de  la  révélation  et  une  condition  qui 
«  précède  la  foi,  mais  dans  la  mesure  que  mérite  V autorité 
«  de  Dieu,  auteur  de  la  révélation,  laquelle  autorité  est  le 
«  motif  formel  de  la  foi.  »  (Cf.  Coll.  Lac.  VII,  col.  534.) 


44^  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

tion  des  hommes  ;  nous  pourrons  nous  en  con- 
vaincre toutes  les  fois  que  Dieu  voudra  nous  en 
dévoiler  le  sens.  Les  commentateurs  ne  sont  pas 
embarrassés  pour  prouver  notamment  l'utilité  du 
fait  que  nous  venons  de  citer.  Le  jeune  Tobie, 
disent-ils,  fut  accompagné  dans  son  voj'age  d'un 
ange  et  d'un  chien,  afin  qu'il  apprît  en  voyant 
l'ange  le  soin  que  Dieu  prend  de  la  conduite  des 
hommes,  et  qu'en  voyant  le  chien,  symbole  de  la 
fidélité  et  de  la  reconnaissance  à  l'égard  du  maître 
qui  le  nourrit,  il  se  souvînt  d'être  reconnaissant 
et  fidèle  à  Dieu  pour  sa  paternelle  providence  (i). 
Cette  considération  doit  nous  faire  comprendre 
combien  hautes  et  profondes  sont  les  connaissan- 
ces que  la  Foi  nous  donne.  Elle  nous  révèle  l'Etre 
incréé,  qui  sans  elle  nous  serait  inconnu,  puis 
aussi  ses  œuvres  plus  mystérieuses  et  plus  cachées 
que  nous  ne  serions  pas  capables  de  comprendre, 
enfin  tout  ce  qui  peut  nous  mettre  dans  la  voie  du 
salut  et  nous  y  diriger,  afin  que  nous  ne  nous 
éloignions   pas  de  la   fin  bienheureuse   où   nous 

I.  Le  chien  de  Tobie,  dit  de  Lugo  (de  fide,  disp.  4. 
nu.  25-26)  «  nous  fait  mieux  connaître  Dieu  et  la  voie  de 
«  notre  salut,  si  on  le  considère  non  pas  en  lui-même, 
«  mais  comme  faisant  partie  de  cet  admirable  récit  qui 
«  met  si  bien  en  relief  la  bonté  de  Dieu  à  Végard  de 
«  Tobie,  au  bonheur  de  qui  contribua  la  vue  de  ce  chien 
«  précédant  son  fils  et  sautant  de  joie.  Nous  jy  voyons  éga- 
«  tentent,  comme  dans  un  miroir,  que  la  voie  que  nous 
«  devons  suivre  pour  parvenir  au  salut  doit  consister  à 
«  imiter  Tobie,  à  qui  Dieu,  après  bien  des  peines  et  bien 
«  des  épreuves,  rendit  la  prospérité  et  tout  ce  qui  faisait  sa 
«  joie,  l'essentiel  et  l'accessoire.  » 


DES    TROIS    VERTUS    THEOLOGALES  447 

tendons,  et  de  la  région  des  vivants  vers  laquelle 
nous  marchons.  Certes,  il  n'}-  a  jamais  eu  au 
monde  de  sagesse  ni  de  philosophie  comparable 
par  son  étendue  et  sa  sublimité  à  la  sagesse  de  la 
Foi.  Tous  les  grands  esprits  seraient  demeurés 
dans  les  ténèbres  de  l'ignorance,  en  ce  qui  con- 
cerne TEtre  de  Dieu,  ses  œuvres  plus  mystérieuses 
et  la  voie  qui  conduit  à  la  vie  éternelle,  sans  les 
lumières  de  cette  vertu  divine.  Connaîtrions-nous 
sans  elle  le  danger  que  nous  courons  d'être  préci- 
pités dans  l'enfer,  si  nous  ne  vivons  bien  ?  nous 
péririons  sans  même  y  songer.  Sans  elle  saurions- 
nous  que  nous  sommes  créés  pour  le  paradis  et 
pour  y  régner  éternellement  ?  Les  avertissements 
qu'elle  nous  donne  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
important  au  monde,  et  les  consolations  qu'elle 
nous  apporte,  nul  ne  saurait  les  exprimer. 

Je  ferai  donc  grand  cas  de  la  Foi,  qui  nous 
découvre  tant  de  beaux  secrets.  Je  l'estimerai 
beaucoup  plus  que  les  anciens  philosophes,  dési- 
reux de  savoir,  n'estimaient  la  philosophie,  pour 
laquelle  néanmoins  les  uns  abandonnaient  leurs 
richesses,  afin  de  pouvoir  vaquer  à  son  étude, 
libres  de  toutes  les  inquiétudes  qu'elles  donnent, 
pour  laquelle  on  vit  même  des  hommes  se  crever 
les  yeux,  aiin  que  la  vue  des  créatures  ne  risquât 
point  de  les  distraire.  Et  moi  qui  suis  chrétien, 
j'estimerais  et  j'aimerais  moins  cette  vertu,  que 
ces  hommes  n'ont  estimé  leur  science  qui  était 
incapable  de  les  justifier!  Je  dois  rechercher  cette 
sagesse  et  la  mettre  au-dessus  de  tous  les  trésors 
de  la  terre,  puisque  les  avantages  et  les  revenus 
que  nous  en  recueillons  forment  notre  trésor  dans 


44^  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

le  ciel.  Eclairez-moi  donc,  ô  mon  Dieu,  détournez 
mon  cœur  des  basses  affections  qui  ont  pour  objet 
les  créatures,  afin  que  je  médite  sur  les  grandeurs 
de  votre  nature  infinie,  et  sur  les  merveilles  de 
vos  oeuvres.  Faites-moi  comprendre,  parmi  les 
divers  objets  de  la  Foi,  cette  très  salutaire  pensée, 
que  mon  âme  est  créée  pour  le  ciel. 

II 

Considérez  que  les  vérités  révélées  par  Dieu, 
pour  être  Tobjet  de  notre  Foi,  se  sont  accrues  et 
éclaircies  peu  à  peu,  de  siècle  en  siècle,  d'âge  en 
âge  ;  ainsi,  plus  le  monde  avance,  plus  la  Foi  se 
développe.  Cette  pensée  nous  l'empruntons  au 
grand  saint  Grégoire  (i)  ;  il  dit  expressément  : 
plus  le  monde  approche  de  sa  fin,  plus  la  science 
des  vérités  éternelles  s'élargit.  Aussi  soutient-il 
que  les  hommes  qui  ont  vécu  dans  ces  derniers 
siècles  ont  eu  des  connaissances  plus  étendues  que 
ceux  qui  sont  venus  les  premiers  dans  le  monde. 
Abraham  eut  de  grandes  lumières,  car  Dieu  dai- 
gnait lui  parler.  Néanmoins  Moïse  qui  est  venu 
après  lui  Ta  dépassé  dans  la  science  de  Dieu,  puis- 
que Dieu  lui  dit  :  « /<?  suis  le  Dieu  d'Abraham^ 
«  disaac  et  de  Jacob,  et  je  ne  leur  ai  pas  fait 
«  connaître  mon  nom  Adonaï.  »  (Ex.  6.)  Ainsi 
Moïse  a  connu  des  vérités  qui  n'avaient  pas  été 
révélées  à  Abraham,  ni  à  Isaac,  ni  à  Jacob.  David 
vint  après  Moïse  et  dit  de  lui-même  :  «  J'ai  su  plus 
«  que  tous  ceux  qui  m'ont  enseigné.  »  II  ajoute  : 
«  J'ai  connu  plus  de  choses  que  les  anciens.  » 

I.   Homil.  i6  in  E^echiel. 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES    449 

(il 8.)  Après  les  Prophètes  sont  venus  les  Apôtres 
qui  ont  dépassé  en  science  les  Prophètes  ;  témoin 
cette  parole  de  Jésus-Christ  :  «  Plusieurs  rois  et 
«  prophètes  ont  voulu  voir  ce  que  vous  voye^  et 
«  entendre  ce  que  vous  entende^^  et  ils  ne  Vont 
«  point  vu.  »  (Luc.  lo.)  Ainsi  s'est  accomplie  la 
prophétie  de  Daniel  qui  dit  :  «  Plusieurs  parcour- 
«  rontce  livre.,  et  la  science  des  vérités  quiy  sont 
«  renfermées  se  multipliera.  »  (Dan.  12.)  Cette 
considération  est  confirmée  par  ce  fait  que  les 
Livres  sacrés  et  canoniques,  où  sont  contenues  les 
vérités  qu'il  faut  croire,  ont  été  composés  dans  dif- 
férents siècles  ;  par  suite,  les  vérités  révélées  ont 
été  plus  nombreuses  au  bout  d'un  certain  temps 
qu'elles  ne  l'étaient  à  l'époque  où  l'Ecriture  Sainte 
comprenait  seulement  les  cinq  livres  de  Moïse  et 
celui  de  Josué,  ou  même  lorsqu'elle  comprenait, 
outre  ces  livres,  le  livre  de  Job,  les  Psaumes  de 
David  et  quelques  livres  historiques  (i).  Nous  pou- 

I,  Si  on  en  excepte  deux  vérités,  dont  au  moins  une 
certaine  connaissance  a  été  de  tout  temps  nécessaire 
d'une  manière  absolue  pour  se  sauver,  et  qui  furent 
révélées  d'une  manière  explicite  dès  l'origine  du  genre 
humain,  à  savoir  le  mystère  de  la  sainte  Trinité  et  celui 
de  l'Incarnation,  il  est  vrai  de  dire  que  le  nombre  des 
vérités  à  croire  a  été  réellement  augmenté  dans  le 
cours  des  âges.  Il  était  très  restreint  sous  l'économie 
patriarcale  ;  il  s'accrut  notablement  sous  l'économie  mo- 
saïque par  la  révélation  faite  aux  patriarches  et  aux  pro- 
phètes d'un  grand  nombre  de  vérités  qui  se  rattachent  à 
la  substance  même  de  la  Foi,  telles  que  celles  qui  con- 
cernent le  Messie,  le  culte  divin  et  les  faits  historiques  se 
rattachant  au  Messie  ;  enfin  il  s'accrut  une  dernière  fois 
Bail,  t.  iv,  29 


45o  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

vons  faire  la  même  remarque  au  sujet  des  Con- 
ciles de  l'Eglise  qui  ont  pour  but  l'explication 
des  matières  de  Foi.  Il  a  fallu  arriver  jusqu'à  nos 
jours,  c'est-à-dire  qu'il  a  fallu  quinze  siècles  pour 
que  les  décisions  de  nombreux  Conciles  aient  rem- 
pli plus  de  trente-six  volumes  (i).  D'où  il  résulte 
que  les  derniers  venus  trouvent  les  matières  de 
Foi  beaucoup  mieux  expliquées  que  ceux  qui  ont 
vécu  dans  les  âges  précédents  (2). 

sous  l'économie  chrétienne,  d'un  grand  nombre  de  vérités 
comprenant  les  mystère-s,  les  sacrements,  le  culte  divin, 
le  magistère  de  l'Eglise,  etc.  —  Nous  avons  dit  :  une 
dernière  lois,  car  il  est  de  foi  catholique  que  la  révéla- 
tion faite  par  Jésus-Christ  et  par  l'Esprit-Saint  aux  Apô- 
tres dans  la  plénitude  des  teinps^  est  définitive,  à  tel 
point  qu'il  n'y  a  plus  désormais  à  attendre  non  seule- 
ment une  économie  d'un  ordre  supérieur  et  une  plus 
ample  révélation,  mais  pas  même  dans  Téconomie  pré- 
sente un  accroissement  objectif  du  dépôt  de  la  Foi  ; 
cette  dernière  affirmation  toutefois  n'est  que  ihéologi- 
quement  certaine. 

1 .  Editio  régi  a . 

2.  Ce  genre  de  progrès  est  très  réel,  mais  il  est  bien 
différent  du  progrès  intrinsèque  et  substantiel  qui  a  pris 
fin  à  la  mort  des  Apôtres.  «  C'est  plutôt,  dit  Albert  le 
«  Grand  (3.  dist.  25,  a.  i,  ad  i.)  le  progrès  du  fidèle  dans 
«  la  foi  que  celui  de  la  foi  daus  le  fidèle  7>  ;  il  gît  tout 
entier,  comme  l'expliquait  déjà  d^une  manière  si  précise 
saint  Vincent  de  Lérins  (Commonit.  nu.  27-32)  dans  une 
sorte  d'épanouissement  des  vérités  révélées,  en  vertu 
duquel,  sous  l'action  de  causes  diverses,  notamment  des 
investigations  des  Théologiens  et  des  attaques  des  héré- 
tiques, des  vérités  jusque-là  inaperçues  sont  logiquement 
déduites  d'autres  vérités  révélées  où  elles  étaient  impli- 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     45 1 

Il  n'est  pourtant  pas  à  dire  que  les  esprits  de  ce 
siècle  soient  nécessairement  plus  pénétrants  et 
plus  doctes  que  ceux  qui  ont  paru  jadis.  Il  faut 
distinguer  Tobjet  de  la  Foi  d'une  part,  et  de  l'autre, 
la  capacité  des  hommes.  Ceux-ci  ont  pu  avoir  au 
point  de  vue  de  la  science  divers  avantages,  selon 
qu'ils  sont  nés  avec  une  trempe  d'esprit  supérieure, 
qu'ils  ont  rencontré  de  meilleurs  maîtres,  qu'ils 
ont  consacré  plus  de  temps  à  l'acquisition  de  la 
science  et  que  plusieurs  autres  circonstances  ont 
contribué  à  les  rendre  plus  habiles.  Ce  ne  sont  pas 

citement  contenues,  des  points  obscurs  sont  éclaircis,  et 
d'autres,  laissés  jusqu'à  ce  jour  dans  l'ombre,  sont  ensei- 
gnés avec  plus  d'insistance.  C'est  ce  que  confirme  le 
Concile  du  Vatican  (Const.  Dei  Filius,  ch.  4)  ;  quand 
empruntant  les  paroles  mêmes  de  saint  Vincent  de 
Lérins  (Commonit.  n.  28),  il  dit  :  Qu'elles  croissent  donc 
«  et  progressent  magnifiquement  et  rapidement  avec  le 
«  progrès  des  âges  et  des  siècles,  l'intelligence,  la  science, 
«  la  sagesse  de  chacun  et  celles  de  tous,  celles  d'un  seul 
«  homme  comme  celles  de  toute  V Eglise,  pourvu  seulement 
«  que  ce  soit  dans  leur  genre,  c'est-à-dire  dans  le  même 
«  dogme,  dans  le  même  sens,  dans  le  même  sentiment.  »  — 
Le  Concile  du  Vatican  a  condamné  un  double  genre  de 
progrès  des  dogmes  imaginé  par  Gûnther  (Gûnther, 
Annal.  PHILOS,  ayant  pour  titre  Lyddia,  1850,  p.  94  et  suiv.; 
Propœdeutica,  t.  II,  p.  259  et  suiv.;  Aurorœ  australes  et 
BOREALES,  p.  260-264.)  Gûnther  prétendait  i)  que  la 
tradition  doctrinale,  qu'il  appelle  aussi  V intelligence  des 
faits  et  la  conscience  de  l'Eglise,  et  qui  n'est  autre  chose 
selon  lui  que  l'effort  de  l'intelligence  pour  acquérir  la 
véritable  notion  des  dogmes,  finirait  par  éclairer  leurs 
profondeurs  et  par  supprimer  ainsi  tout  mystère.  Voici 
l'enseignement  que  lui  oppose  le  Concile  (Const.  Dei 


452         LA  THÉOLOGIE  AFFECTIVE 

toujours  les  esprits  les  plus  subtils  et  les  plus 
pénétrants  qui  ont  le  mieux  discerné  ce  qui  appar- 
tient à  l'objet  de. la  Foi  de  ce  qui  lui  est  étranger  ; 
nous  en  avons  pour  preuve  plusieurs  grands  person- 
nages qui  se  sont  laissé  éblouir  par  leurs  propres 
lumières.  «.Je  vous  bénis,  mon  Père^  Seigneur  du 
«  ciel  et  de  la  terre,  de  ce  que  vous  ave^  caché 
«  ces  choses  aux  sages  et  aux  prudents,  et  que 
«  vous  les  ave^  révélées  aux  petits.  »  (Matt.  1 1.) 

Si  Ton   insiste  et  si   l'on  dit  :    Puisque  Jésus- 
Christ  est  le  soleil  des  âmes,    qui    illumine   tout 

FiLius,  ch.  4),  il  distingue  dans  la  révélation  deux 
ordres  de  vérités,  «  Indépendamment  de  ce  que  peut 
«  atteindre  la  raison  naturelle,  des  mystères  cachés  en 
«  Dieu  sont  proposés  à  notre  croyance,  et  ces  mystères  ne 
«  peuvent  être  connus  à  moins  que  Dieu  ne  daigne  les 
«  révéler  ».  Bien  plus,  la  raison  qui  est  incapable  de  les 
découvrir,  demeure,  après  qu'ils  lui  ont  été  révélés, 
incapable  de  les  comprendre  :  «  Elle  n'est  jamais  rendue 
«  capable  de  les  saisir  à  V instar  des  vérités  qui  constituent 
«  son  objet  propre.  Car  les  mystères  divins  dépassent 
«  tellement  par  leur  nature  l'intelligence  créée ^  que,  même 
«  après  qu'ils  nous  ont  été  transmis  par  la  révélation  et 
«  que  nous  les  avons  reçus  par  la  foi,  ils  demeurent  mal- 
«  gré  tout  couverts  du  voile  de  la  foi  et  comme  enveloppés 
«  d'un  certain  nuage,  tant  que  nous  voyageons  dans  cette 
«  vie  mortelle  loin  du  Seigneur  ;  car  nous  marchons  vers 
«  lui  par  la  foi  et  nous  ne  le  voyons  pas  à  découvert.  » 
(Loc.  cit.)  A  cet  enseignement  correspond  le  i"  canon 
ainsi  conçu  :  «  Si  quelqiCun  dit  que  la  révélation  divine 
«  ne  contient  point  de  vrais  mystères,  des  mystères propre- 
«  ment  dits,  mais  que  tous  les  dogmes  de  foi  peuvent ,  à 
«  taide  d'une  raison  exercée,  être  compris  et  démontrés 
«  par  les  principes  naturels,  qu'il  soit  anailieme.  »  Giin- 


VER'lL.s    THhOLOGALK^  ^OJ 


homme  venant  au  monde,  les  ïiommes  les  plus 
rapprochés  de  lui  ont  dû  connaître  d'une  manière 
plus  claire  les  vérités  de  la  Foi,  ainsi  que  nous 
voyons  que  les  créatures  sont  plus  ou  moins  éclai- 
rées par  le  soleil,  selon  qu'elles  sont  plus  ou  moins 
rapprochées  de  lui.  Oui,  Jésus-Christ  est  un  soleil, 
mais  doué  d'une  vertu  bien  supéiieure  à  celle  du 
soleil  qui  envoie  tous  les  jours  ses  lumières  et  ses 
influences  à  la  terre.  Il  peut  éclairer  au  même 
degré  ceux  qui  sont  loin  et  ceux  qui  sont  près  ; 

ther  prétendait  2)  que  la  fonction  du  magistère  ecclé- 
siastique consistait  à  choisir  à  chaque  époque  parmi  les 
les  différentes  manières  proposées  pour  l'explication  du 
dogme  celle  qui  était  la  plus  appropriée  à  l'époque,  mais 
qui,  loin  d'être  définitive,  était  destinée  à  être  remplacée 
plus  tard  par  une  autre  explication  plus  parfaite,  rendue 
nécessaire  par  les  progrès  de  l'esprit  humain  dans  les 
autres  sciences,  dans  la  philosophie  en  général,  dans  la 
psychologie  et  dans  les  sciences  naturelles.  Le  Concile 
combat  ainsi  cette  erreur  (loc.  cit.)  «  Ce  n  est  pas  comme 
«  une  décoiiverie  philosophique  susceptible  de  recevoir  les 
«  perfectionnements  de  Vcsprit  humain,  que  la  doctrine 
«  de  la  foi  révélée  par  Dieu  nous  a  été  proposée,  mais 
«  cest  comme  xm  dépôt  divin  confié  à  V épouse  de  fésus- 
«  Christ,  pour  qu'elle  le  garde  et  le  proclame  infaillible- 
«  ment .  Il  suit  de  là  qu'on  doit  retenir  à  jamais  pour  les 
«  dogmes  saints  le  sens  qu'a  une  fois  défini  notre  sainte 
«  mère  V Eglise  ;  et  jamais,  sous  lé  faux  prétexte  de  les 
«  mieux  entendre,  il  ne  faut  s'écarter  de  ce  sens.  »  Et 
le  3«  canon  définit  :  «  Si  quelqu'un  dit  que,  eu  égard  au 
«  progrès  des  sciences,  il  peut  arriver  qu  il  faille  donner 
«  quelquefois  aux  dogmes  proposés  par  l'Eglise  un  sens 
«c  différent  de  celui  qui  a  été  compris  et  qui  est  compris 
«  par  l'Eglise  ;  qu'il  soit  anathème.  » 


454  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

doué  de  sagesse  et  de  liberté,  il  éclaire  où  il  veut 
et  ceux  qu'il  veut.  L'Eglise  a  eu  besoin  selon  les 
temps  d'être  éclairée  d'en-haut,  tantôt  sur  un 
point,  tantôt  sur  un  autre,  selon  les  discussions 
soulevées  par  les  hérétiques,  les  libertins  et  les 
infidèles  qui,  à  diverses  époques,  ont  tenté  d'obs- 
curcir sa  doctrine.  Ce  soleil  divin  lui  a  alors  mani- 
festé soit  dans  les  Conciles,  soit  dans  les  livres 
des  Pores  ce  qu'elle  devait  croire  (i).  Ainsi,  dans 
ces  derniers  temps,  le  Concile  de  Trente  a  ajouté 
de  nouvelles  définitions  à  toutes  celles  qui  exis- 
taient déjà  ;  par  là  l'objet  et  la  matière  de  notre 
Foi  se  sont  accrus,  et  le  temps  nous  a  rendu  maî- 
tres d'un  grand  trésor,  que  nous  n'avons  pas  eu  la 
peine  d'acquérir.  Nos  ancêtres  ont  travaillé  à  for- 
muler les  articles  de  Foi  contre  les  hérétiques  de 
leur  temps,  et  nous,  nous  jouissons  de  leurs  tra- 

I.  Rien  n'empêche  d'admettre  avec  saint  Thomas 
(2.  2.  q.  I.  a.  7.  ad  4-,  et  q.  174.  a.  6.)  que  <iC2ux  qui  ont 
«  été  plus  proches  de  Jésus-Christ  soit  avant  son  Incar- 
«  nation,  comme  saint  Jean-Baptiste,  soit  après,  comuie 
«  les  Apôtres,  ont  eu  une  connaissance  des  mjystères plus 
«  parfaite  »,  et  d'affirmer  en  même  temps,  avec  saint 
Grégoire  cité  plus  haut  par  Bail,  que  «  plus  le  monde 
«  approche  de  sa  Jin,  plus  l'accès  de  la  science  éternelle 
«  nous  est  largement  ouvert.  »  (In  Ezech.  i.  2.  hom.  4  al. 
in  Ezech.  hom.  16.)  Ces  deux  thèses  se  concilient,  si 
l'on  veut  bien  observer  que  saint  Grégoire  compare  la 
foi  commune  de  l'Eglise  à  une  certaine  époque  avec  la  foi 
commune  de  l'Eglise  à  une  époque  antérieure  ;  dans  ces 
conditions  il  est  vrai  de  dire,  pour  les  raisons  déjà  don- 
nées, que  les  derniers  venus  sont  les  plus  favorisés. 
Mais  si  l'on  compare  la   Foi   commune   de   l'Eglise  à 


TROIS    \ERTUS    THi;oi.OG  Al.KS 


vaux.  Ils  ont  soutenu  le  choc  de  Tennemi,  et  nous, 
nous  avons  leurs  dépouilles.  «  U autres  ont  tra- 
«  vaille,  dit  la  Sagesse  incarnée,  et  vous  vous 
êtes  enrichis  de  leurs  labeurs.  »  (Jean,  4.)  Nous 
sommes  en  possession  du  résultat  acquis  par  leurs 
veilles  et  leurs  études. 

Nous  avons  donc  un  grand  avantage,  au  point 
de  vue  de  la  Foi,  sur  ceux  qui  nous  ont  précédés. 
Nous  pouvons  connaître  d'une  manière  plus  sûre 
les  points  auxquels  nous  devons  donner  une  ferme 
adhésion,  de  manière  à  ne  pas  nous  laisser  aller 
au  gré  des  vents  et  à  toute  sorte  de  doctrine.  Ce 
qui  paraissait  moins  clair  dans  TEcriture  Sainte  et 
dans  les  premiers  Conciles,  n'offre  plus  mainte- 
nant aucune  difficulté  ;  nos  articles  de  Foi  sont 
formels  et  il  ne  nous  est  plus  facile  de  nous  trom- 
per. «  Le  sentier  des  justes  est  comme  une  clarté 
«  resplendissante  qui  s'avance  et  qui  croît  jus- 
«  qu'au  jour  parfait.  »  (Prov.  4.)  Malheur  donc  à 
ceux  qui  sont  encore  aveugles  !  malheur  à  ceux 
qui  se  précipitent  dans  l'erreur,  quand  brille  sur 
leur  tête  une  si  vive  lumière  !  O  Seigneur!  je  vous 
bénis  pour  tous  ces  bienfaits  !  Oh  !   ne  permettez 

notre  époque  avec  la  Foi  (nous  ne  disons  pas  avec  la 
prédtcatioiî)  des  Apôtres,  il  est  vrai  de  dire  que  ceux-ci 
«  ont  C07tnn  plus  parfaitement  que  nous  les  mystères  de  la 
«  /o/»,  il  serait  téméraire,  dit  Suarez  (de  fide,  disp.  2. 
sect.  6.  n.  10)  et  il  serait  faux,  dit  Valentia  (tom.  3. 
disp.  I.  q.  I.  pun.  6)  de  prétendre  qu'ils  n'ont  pas  connu 
d'une  manière  explicite  toutes  les  vérités  qui  se  rappor- 
tent aux  mystères  chrétiens  et  qui  n'ont  été  définies 
que  dans  la  suite  des  siècles.  (Voir  Suarez.  1.  c.  10-18  5 
de  Lugo  (de  fide,  disp.  3.  n.  67.) 


456  LA    THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

jamais  que  j'abuse  de  ces  lumières  si  abondantes  ! 
Que  jamais  je  me  fourvoie  loin  du  chemin  de  la 
vérité  que  nous  tracent  tant  de  définitions  portées 
par  votre  Eglise  ! 

III 
Les  principales  vérités  révélées  par  Dieu  et  qui 
doivent  être  l'objet  de  notre  Foi,  sont  contenues 
dans  le  Symbole  des  Apôtres.  Quand,  après  la 
descente  du  Saint-Esprit,  les  Apôtres  étaient  sur 
le  point  de  quitter  la  Judée  pour  aller  prêcher 
l'Evangile  dans  tout  l'univers,  et  y  implanter  la 
Foi  de  Jésus-Christ,  ils  voulurent  que  toutes 
leurs  prédications  tendissent  à  une  même  fin,  et 
que  tous  les  fidèles  eussent  l'unité  et  la  paix  dans 
une  même  doctrine.  Ils  s'assemblèrent  donc  et 
conférèrent  ensemble  dans  le  but  de  fixer  une 
même  règle  de  Foi  et  un  même  nombre  d'articles 
qu'ils  imposeraient  à  la  Foi  de  tous  ceux  qui  se 
convertiraient   (i).   Chacun    composa   un    article, 

I.  Le  Symbole  des  Apôtres,  comme  d'ailleurs  les 
autres  Symboles,  soit  celui  de  Nicée  et  de  Constantino- 
ple,  soit  celui  de  Saint  Athanase,  a  été  composé  dans 
un  triple  but  :  premièrement,  dans  le  but  d'offrir  à  tous 
les  prédicateurs  de  l'Evangile  une  règle  de  Foi  unique, 
qu'ils  devront  enseigner  à  tous  ;  «  Les  Apôtres^  dit 
«  saint  Isidore  (1.  2.  de  Ecoles,  offic),  avant  de  se  sépa- 
«  rer,  établirent  de  concert  une  règle  pour  leur  future 
«  prédication  »  ;  secondement,  dans  le  but  de  fournir 
aux  fidèles  une  formule  contenant  les  vérités  de  Foi,  et 
telle  qu'il  leur  fût  facile  à  cause  de  sa  brièveté  de  la  gra- 
ver dans  leur  mémoire  et  de  la  répéter  souvent  ;  «  // 
«  est  court,  dit  saint  Augustin,  afin  de  ne  pas  surcharger 
«  la  mémoire.  »  (Serm.   vi  de  Symb.  c.   i.)  ;   troisième- 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     457 

saint  Pierre  fit  le  premier,  et  c'est  ainsi  qu'inspirés 
par  le  Saint-Esprit,  ils  composèrent  un  nombre 
d'articles  égal  à  celui  des  Apôtres.  Ce  sont  ces 
douze  articles  qu'on  appelle  le  Symbole  des  Apô- 
tres (i).  Le  Symbole  des  Apôtres  est  court,  mais 

ment,  dans  le  but  de  mettre  tous  les  fidèles  d'accord  sur 
la  doctrine  et  de  les  séparer  des  incroyants.  C'est  pour 
ce  motif  que  le  Symbole  des  Apôtres  ne  nous  a  pas  été 
transmis  par  écrit,  mais  de  vive  voix  ;  une  formule 
écrite  aurait  pu  être  altérée  par  les  hérétiques.  Saint 
Jérôme  constate  le  fait  :  «  Le  Symbole  de  notre  Joi  et  de 
«  notre  espérance  que  nous  ont  légué  les  Apôtres,  n'a  pas 
<  été  écrit  sur  un  parchemin  avec  de  V encre,  mais  bien 
«  sîir  des  tables  de  chair,  c'est-à-dire  dans  vos  cœurs.  » 
(Ep.  38,)  —  Toutefois  le  but  propre  et  principal  que  se 
sont  proposé  les  Apôtres  dans  la  composition  de  leur 
Symbole,  a  été  d'apprendre  aux  fidèles  les  vérités 
nécessaires  au  salut,  tandis  que  le  but  des  Pères  rédi- 
geant le  Symbole  de  Nicée  et  de  Constantinople  était 
de  réfuter  les  hérésies,  et  celui  de  saint  Athanase  dans 
le  Symbole  qui  porte  son  nom,  de  donner  une  explica- 
tion plus  détaillée  des  principaux  mystères. 

I.  Tous  les  auteurs  admettent  que  ce  Symbole  mérite 
d'être  appelé  le  Symbole  des  Apôtres,  tout  au  moins  pour 
ces  deux  raisons  :  parce  qu'il  renferme  une  doctrine 
conforme  aux  Saintes  Ecritures  et  à  la  prédication  des 
Apôtres,  et  puis  parce  qu'on  l'enseignait  aux  fidèles  à 
l'époque  des  Apôtres,  (Voir  les  nombreuses  preuves 
dans  Noël  Alexandre,  11®  siècle,  diss.  12.)  Mais  il  est 
non  moins  certain  qu'il  a  eu  les  Apôtres  pour  auteurs. 
En  effet  i)  il  est  en  usage  universellement  et  de  temps 
immémorial  dans  l'Eglise.  Or  on  connaît  la  règle  for- 
mulée par  saint  Augustin  (1.  4.  De  Bapt.  cont.  Donat. 
c.  24)  :  «  Ce  que  toute  V Eglise  professe,   qu'on   ne  voit 


458  LA   THÉOLOGIE   AFFECTIVE 

plein  de  mystérieuses  vérités.  Tout  ce  qui  a  été 
figuré  par  les  patriarches,  prédit  par  les  prophètes, 
annoncé  dans  les  Saintes  Ecritures,  au  sujet  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  au  sujet  des 
sacrements,  de  la  naissance,  de  la  mort  et  de  la 
résurrection  de  Jésus-Christ  s'y  trouve  en  abrégé. 
Les  Apôtres  renseignaient  aux  fidèles  et  le  leur 
faisaient  apprendre.  Il  ne  fut  point  écrit,  afin  qu'il 
ne  fût  point  altéré  par  les  hérétiques  ;  c'est  pour 
cela  qu'il  n'est  pas  considéré  comme  un  écrit 
canonique,  mais  qu'il  fait  partie  de  la  tradition. 
A  ce  point  de  vue  il   confond   les  hérétiques,  car 

«  établi  par  aucun  Concile,  mais  toujours  observé,  est 
«  considéré  à  fort  bon  droit  comme  une  tradition  aposto- 
«  lique.  »  —  2)  Les  Pères  en  attribuent  la  composition 
aux  Apôtres.  Citons  Tertullien  (1.  ult.  cont.  Jo.  Hier. 
n.  28)  :  «  Ce  Symbole  de  notre  foi  et  de  notre  espérance 
«  nous  a  été  légué  par  les  Apôtres.  »  (Voir  de  nombreux 
textes  des  Pères  dans  Suarez,  de  fide,  disp.  2.  sect.  5, 
n.  3.)  —  Ce  qui  demeure  incertain  c'est  soit  la  manière 
dont  les  Apôtres  l'ont  composé,  soit  Tépoque.  (Voir  là- 
dessus  saint  Thom.  IL  IL  q.  i.  a.  6-10  ;  Suarez,  de  fide, 
disp.  2.  sect.  5.)  En  ce  qui  concerne  la  manière  dont  il 
a  été  composé,  les  uns  croient  que  chaque  Apôtre  en  a 
composé  un  article  ;  c'est  l'opinion  n-otamment  de  saint 
Léon  (Epist.  ad  Pulcher.  August.  27)  ;  d'autres  pensent 
que  chaque  article  est  le  résultat  de  la  collaboration  de 
tous  les  Apôtres.  Quant  à  la  quesdon  de  l'époque,  selon 
les  uns  il  fut  composé  dans  cette  assemblée  qui  com- 
prenait cent  vingt  membres  et  dont  il  est  fait  mention 
aux  Actes  des  Apôtres  (I.)  ;  selon  d'autres,  aussitôt 
après  la  descente  du  Saint-Esprit;  selon  Baronius  enfin, 
l'an  44,1a  seconde  année  du  règne  de  Claude.  (Mazzella, 

DE  ViRTUT.  INFUSIS.) 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     469 

n'est-ce  pas  se  contredire  que  d'admettre  le  Sym- 
bole des  Apôtres,  tel  que  les  Pères  nous  l'ensei- 
gnent et  de  nier  l'autorité  de  la  tradition  ? 

Ce  Symbole  suffisait  pour  faire  connaître  aux 
premiers  chrétiens  ce  qu'ils  devaient  croire  et  pro- 
fesser pour  se  sauver.  Mais  l'esprit  de  discorde 
ayant  suscité  diverses  hérésies,  l'Eglise  dans  le 
premier  Concile  général  de  Nicée  (i)  composa  un 
autre  Symbole  pour  condamner  les  erreurs  d'Arius; 
à  ce  même  Symbole  le  Concile  de  Constantinople 
ajouta  quelques  articles  pour  répondre  à  de  nou- 
velles erreurs.  Saint  Athanase,en  butte  à  plusieurs 
calomnies  de  la  part  de  ses  ennemis  qui  l'accu- 
saient notamment  d'errer  dans  la  Foi,  composa 
en  latin,  dans  son  exil  de  Trêves,  un  troisième 
Symbole,   qu'il  envoya  au   pape  Jules,   pour  lui 

I,  Le  Concile  général  tenu  à  Nicée,  en  Bithynie,  l'an 
325,  et  auquel  assistèrent  318  évéques,  composa  un 
nouveau  Symbole,  pour  condamner  l'erreur  d'Arius  qui 
disait  que  le  Verbe  n'était  pas  Dieu,  mais  une  créature, 
plus  parfaite  que  toutes  les  autres.  Ce  Symbole  fut 
rédigé  par  Osius,  évêque  de  Cordoue  et  légat  du  pape 
saint  Silvestre,  fut  approuvé  par  tout  le  Concile  et  devint 
d'un  usage  quotidien  dans  toutes  les  églises  des  Grecs  ; 
il  y  est  affirmé  que  le  Fils  est  consubstaniiel  au  Père, 
sans  rien  ajouter  sur  la  divinité  du  Saint-Esprit  à  ce 
qu'en  dit  le  Symbole  des  Apôtres  ;  et  cela,  dit  saint 
Basile  (Ep.  78)  ^i  parce  quune  telle  question  n  avait  pas 
«  été  encore  soulevée^  et  que  jusqu'à  ce  jour  la  vraie 
«  notion  du  Saint-Esprit  s'était  conservée  dans  l'esprit 
«  des  croyants  à  Vahri  de  toute  attaque  ou  embûche.  » 
Mais  un  demi-siècle  plus  tard  surgirent  les  Eunomiens 
et  les  Macédoniens,  dont  les  premiers  prétendaient  que 


460  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

rendre  un  compte  très  exact  de  sa  Foi,  et  donner 
implicitement  un  démenti  à  ses  calomniateurs  (i). 
Cette  multiplicité  de  Symboles  ne  saurait  être 
blâmée  ;  car  tous  n'ont  qu'un  but,  qui  est  de 
formuler  avec  plus  de  précision  la  Foi  de  l'Eglise, 

l'Esprit  saint  procédait  du  Père  non  pas  immédiatement, 
mais  comme  le  petit-fils  procède  du  grand-père,  et  dont 
les  seconds  niaient  simplement  la  divinité  du  Saint- 
Esprit.  L'an  381  le  Concile  de  Constantinople  auquel 
assistèrent  150  évêques  ajouta  au  Symbole  de  Nicée  une 
profession  de  foi  plus  expresse  en  la  divinité  du  Saint- 
Esprit  et  affirma  sa  procession  du  Père.  Quand  plus 
tard  seulement  on  s'avisa  de  nier  que  le  Saint-Esprit 
procédât  du  Fils  comme  du  Père,  l'Eglise  ajouta  le 
Filioque. 

I.  Tous  les  catholiques  admettent  :  1)  que  la  doc- 
trine formulée  dans  ce  Symbole  est  absolument  la  même 
que  celle  qui  est  contenue  dans  les  œuvres  de  saint 
Athanase  ;  2)  que  ce  Symbole  constitue  une  règle  de 
Foi  très  sûre,  puisqu'il  est  approuvé  par  l'Eglise  et  pro- 
posé comme  règle  de  Foi  à  tous  les  fidèles.  Là  où  cesse 
l'accord,  c'est  quand  il  s'agit  de  savoir  si  saint  Athanase 
est  réellement  l'auteur  de  ce  Symbole.  L'affirmative  a 
néanmoins  pour  elle  les  plus  graves  autorités,  notam- 
ment, celle  de  l'Eglise  romaine,  de  l'Eglise  de  Constan- 
tinople, des  Eglises  de  Serbie,  de  Bulgarie,  de  Russie 
et  de  Moscovie,  celle  d'un  très  grand  nombre  de  Doc- 
teurs ayant  à  leur  tête  saint  Thomas,  celle  enfin  du  Pape 
Eugène  IV,  dans  son  décret  pour  l'union  des  Armé- 
niens. Néanmoins,  ce  qui  permet  de  douter  que  saint 
Athanase  en  soit  l'auteur,  c'est  qu'il  n'est  fait  aucune 
mention  de  ce  Symbole  avant  le  vi^  siècle,  et  aussi  que 
cette  formule  de  Foi  vise  expressément  l'hérésie  d'Eu- 
tychès. 


DES    TROIS    VERTUS    THÉOLOGALES  461 

en  face  des  hérésies  naissantes.  Ils  ont  servi  d'an- 
tidote contre  de  nouveaux  poisons,  de  remèdes 
pour  des  maladies  nouvelles,  et  de  contre-mines 
pour  déjouer  les  embûches  qu'inventait  Satan. 

Néanmoins  le  Symbole  des  Apôtres  a  toujours 
été  le  plus  en  usage  parmi  les  chrétiens  fidèles 
qui  l'ont  toujours  admis  depuis  l'époque  des  Apô- 
tres jusqu'à  nos  jours.  Cette  profession  de  Foi 
abrégée  que  nous  appelons  le  Symbole,  dit  saint 
Augustin  (i),  prise  dans  son  sens  littéral,  est  le 
lait  des  petits  ;  mais  si  on  l'interprète  dans  le  sens 
spirituel,  c'est  la  nourriture  des  forts,  c'est  l'espé- 
rance des  bons  qui  est  accompagnée  de  la  charité. 
Il  convient  donc,  conformément  à  la  pensée  de  ce 
grand  Docteur,  de  considérer  ce  que  renferme  ce 
Symbole  au  point  de  vue  de  la  Foi,  de  l'Espé- 
rance et  de  la  Charité,  ce  que  chaque  article 
offre  à  croire,  ce  qu'il  nous  donne  à  espérer,  ce 
qu'il  nous  fait  aimer.  Les  petits  se  contentent  de 
la  lettre  pour  y  apprendre  ce  qu'ils  doivent  croire, 
les  grands  le  méditent  dans  le  sens  spirituel  pour 
y  voir  de  plus  ce  que  nous  donne  lieu  d'espérer 
chaque  vérité  qu'il  renferme,  et  ce  qu'il  faut  y 
aimer. 

Cette  considération  m'apprendra  à  estimer  beau- 
coup le  Symbole,  et  à  le  considérer  comme  l'une 
des  plus  importantes  instructions  que  les  Apôtres 
inspirés  de  Dieu  nous  aient  donnée  par  une  tradi- 
tion qui  s'est  continuée  jusqu'à  nous.  Puisqu'il  est 
le  lait  des  petits  et  la  nourriture  plus  substantielle 
des  grands,  je  ferai    en   sorte  qu'il    soit  à  la  fois 

I.  In  Enchirid,  cap.  14. 


462  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

pour  moi  et  le  lait  et  la  nourriture  plus  substan- 
tielle, en  méditant  dans  chaque  article  ce  qu'il 
m'offre  à  croire,  à  espérer  et  à  aimer.  Je  crois  en 
Dieu  le  Père  tout-puissant.  Oh!  je  crois  fermement 
à  la  première  Personne  de  la  Trinité,  je  crois  que 
tout  lui  est  possible.  Oh  !  combien  doit  être  grande 
la  confiance  que  doit  m'inspirer  cette  toute-puis- 
sance !  de  quels  maux  ne  peut-elle  pas  me  retirer 
et  en  possession  de  quels  biens  ne  peut-elle  pas 
me  mettre  ?  Oh  !  que  je  dois  aimer  cette  toute- 
puissance  divine  qui  peut  me  mettre  à  l'abri  de 
tout  malheur  et  me  combler  de  toute  sorte  de 
félicités  !  Je  ferai  l'application  de  cette  méthode  à 
chaque  article  du  Symbole,  et  puis  je  recommen- 
cerai souvent  à  le  méditer  ainsi,  me  souvenant  de 
ces  belles  paroles  de  saint  Augustin  (i)  :  Il  ne  faut 
pas  que  vous  trouviez  de  l'ennui  à  réciter  souvent 
le  Symbole  ;  il  est  bon  de  le  répéter,  afin  d'éloi- 
gner l'oubli.  Ne  dites  pas  :  je  l'ai  récité  déjà 
aujourd'hui,  je  l'ai  récité  hier,  je  le  récite  tous  les 
jours,  je  le  sais  bien.  Renouvelez  toujours  le  sou- 
venir de  votre  Foi,  regardez-vous  vous-même,  que 
le  Symbole  soit  votre  miroir.  Que  ses  articles  soient 
vos  richesses,  qu'ils  soient  les  vêtements  de  tous  les 
jours  de  votre  âme  ?  Quand  vous  vous  levez,  ne 
vous  habillez-vous  pas  ?  Eh  bien  !  revêtez  votre 
âme  en  répétant  votre  Symbole,  de  peur  que  l'ou- 
bli ne  la  dépouille  de  son  vêtement.  En  effet 
nous  serons  vêtus  de  notre  Foi,  la  Foi  sera  notre 
tunique  et  notre  cuirasse,  notre  tunique  qui  nous 
préservera  de  la  confusion,  notre  cuirasse  qui  nous 

I.  Hom.  12,  cap.  11. 


DES  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES     468 

protégera  contre  l'adversité.  Mais  quand  nous 
serons  parvenus  au  lieu  où  nous  devons  régner, 
nous  n'aurons  plus  besoin  de  réciter  le  Symbole  ; 
nous  verrons  Dieu,  Dieu  sera  à  la  fois  notre 
regard  et  notre  vision  ;  il  sera  la  récompense 
de  notre  Foi. 


FIN    DU    QUATRIÈME   VOLUME 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES    DANS    LE    QUATRIÈME    VOLUME 

(QUATRIÈME   TRAITÉ  (suite) 

DE  LA  GRACE  (suite) 


Pages 

VI^  Méditation.  —  De  la  Grâce  actuelle  en  par- 
ticulier, et  premièrement  de  la  Grâce  excitante 
et  suffisante. . i 

La  Grâce  excitante  qui  est  aussi  une  grâce  suffisante 
consiste  dans  une  pieuse  pensée  de  l'esprit  ou  dans  une 
pieuse  affection  de  la  volonté  —  elle  est  donnée  à  tous 
—  mais  dans  une  plus  large  mesure  aux  uns  qu'aux 
autres. 

VU"  Méditation.  —  Dieu,  par  ses  Grâces  préve- 
nantes, retire  de  la  masse  de  perdition  tous  les 
hommes  parvenus  à  l'âge  de  raison 21 

Dieu  ne  serait  pas  injuste  s'il  laissait  sans  secours 
tous  les  hommes  en  état  de  péché  —  néanmoins  il 
retire  de  la  masse  de  perdition  tous  les  hommes,  en  ce 
sens  qu'il  leur  offre  quelque  moyen  d'en  sortir  —  pour- 
quoi tant  d'âmes  sont  en  état  de  péché. 

V1II«  Méditation.  —  De  la  correspondance  de 
certains  à  la  Grâce  excitante  et  delà  résistance 
des  autres 37 

Certains  correspondent  à  la  Grâce  excitante  — 
d'autres  lui  résistent.  —  De  deux  personnes  égales  en 
tout  l'une  résiste  à  la  Grâce,  l'autre  lui  obéit. 

Bail,  t.  iv.  30 


466  LA    THÉOLOGIE    AFFECTIVE 

IX^  Méditation.  —  D'où  vient  que  la  volonté 
consent  à  la  Grâce  excitante,  et  de  la  Grâce 
efficace 50 

Grave  difficulté  que  soulève  la  question  de  la  Grâce 
efficace.  —  La  Grâce  efficace  n'est  autre  que  la  Grâce 
excitante  et  elle  est  efficace  accidentellement.  —  Trois 
choses  rendent  la  Grâce  excitante  pins  facilement  et 
plus  ordinairement  efficace. 

X^  Méditation.  —  Notion  plus  précise  de  la  Grâce 

suffisante  et  efficace 75 

La  Grâce  suffisante  est  plus  ou  moins  proche  de  la 
justification.  —  La  Grâce  suffisante  doit  devenir  effi- 
cace de  quatre  manières  :  en  déterminant  à  croire  les 
articles  de  foi.  à  aimer  Dieu  et  le  prochain,  à  observer 
les  commandements  de  Dieu  et  ses  conseils,  enfin  à 
demander  à  Dieu  ce  qui  nous  est  ou  nécessaire  ou  utile 
pour  la  vie  éternelle  —  plus  particulièrement  à  prier 
Dieu  et  à  lui  demander  ce  qui  est  nécessaire  à  notre 
salut. 

XI*  Méditation.  —  De  la  soustraction  des  Grâces 
très  spéciales  dont  sont  punis  les  grands  pé- 
cheurs après  un  certain  temps  et  un  certain 
nombre  de  péchés 87 

Certaines  âmes  sont  quelquefois  privées,  au  bout  d'un 
certain  nombre  de  péchés,  de  quelques  Grâces  plus 
spéciales,  sans  lesquelles  elles  ne  Se  convertiront 
jamais.  —  Quatre  règles  qui  permettent  de  conjecturer 
qu'une  âme  a  mis  le  comble  à  ses  péchés.  —  Néan- 
moins les  âmes  ainsi  abandonnées  ne  manquent  pas 
des  Grâces  suffisantes. 

XIP  Méditation.  —  De  la  soustraction  des  Grâces 
très  spéciales  chez  ceux  qui  ont  comblé  la 
mesure  de  leurs  péchés  (suite) 104 

Dieu  punit  quelquefois  les  âmes  en  les  privant  de 
ses  Grâces  après  un  certain  nombre  de  péchés.  —  Etat 
misérable  des  âmes  ainsi  punies.  Cette  même  punition 
est  quelquefois  infligée  même  pour  des  péchés  véniels 
et  pour  des  infidélités  aux  inspirations  de  Dieu. 


TABLE    DES    MATIÈRES  467 


115 


129 


H) 


XIII«  Méditation.  —  De  la  Grâce  habituelle  ou 
sanctifiante  et  de  son  excellence 

La  Grâce  sanctifiante  est  une  qualité  surnaturelle  que 
Dieu  met  dans  l'âme  pour  l'élever  à  une  vie  divine.  — 
Elle  l'emporte  en  excellence  i)  sur  tous  les  êtres  créés 

—  2)  sur  la  charité  elle-même. 

XIV®  MEDITATION.  —  Des  trois  autres  excellences 

de  la  Grâce  sanctifiante 

La  Grâce  sanctifiante  vient  de  Dieu  par  création  — 
elle  est  une  participation  formelle   de  la  nature  divine 

—  elle  rend  les  hommes  fils  adoptifs  de  Dieu. 

XV®  MÉDITATION.  —  De  trois  effets  signalés  de  la 
Grâce  sanctifiante 

La  Grâce  sanctifiante  i)  efface  tous  les  péchés  mor- 
tels —  2)  met  dans  l'âme  toutes  les  vertus  —  3)  com- 
munique à  l'âme  une  merveilleuse  beauté. 

XVI®  MÉDITATION.  —  D'un  autre  eflfet  de  la  Grâce 
qui  consiste  à  rendre  l'âme  digne  de  la  vie 
éternelle 157 

Les  âmes  justifiées  méritent  la  gloire  éternelle.  — 
Pour  mériter  Je  ciel,  nos  actions  doivent  être  bonnes 
en  soi.  —  A  quelle  fin  doivent  se  rapporter  nos  actions 
pour  mériter  la  vie  éternelle. 

XVII®   MÉDITATION.  —  Des   conditions   requises 

pour  le  mérite 177 

Trois  conditions  sont  requises  delà  part  de  l'homme. 

—  Une  de  la  part  de  Dieu,  savoir  :  la  promesse  de  la 
récompense.  —  Y  a-t-il  d'autres  conditions  requises  de 
la  part  de  Jésus-Christ. 

XVIIl®  MÉDITATION.  —  Des  trois  choses  qui  aug- 
mentent le  mérite 191 

Trois  choses  augmentent  le  mérite  :  i)  une  plus 
grande  quantité  de  Grâce  —  2)  de  plus  grandes  dit- 
ficultés  à  vaincre  dans  l'accomplissement  des  bonnes 
œuvres  —  3)  la  persévérance  dans  les  bonnes  œuvres. 

XIX®  Méditation.  —  De  l'objet  du  mérite 201 


L'homme  ne  peut  pas    mériter    la   première  Grâce 
sanctifiante  ni  la  persévérance.  —  Il  peut  mériter  d'un 


468 


LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 


mérite  de  condignité  l'augaientatioa  de  la  Grâce  et  de 
la  gloire.  —  Peut-il  mériter  les  premiers  degrés  de 
gloire  ? 

XX®  Méditatigx.  —  De  la  facilité  d'acquérir  des 

mérites 216 

L'homme  peut  mériter  en  tout  lieu,  en  tout  temps  et 
en  tout  état.  —  Grandes  facilités  qu'ont  les  âmes  en 
état  de  Grâce  d'augmenter  leurs  mérites.  —  D'où  vient 
que  nonobstant  ces  facilités,  on  voit  tant  d'âmes  chré- 
tiennes et  même  faisant  profession  de  piété,  dépour- 
vues de  tout  mérite. 

XXI®   Méditation.  —  De  l'augmentation   de   la 

Grâce  sanctifiante 2}} 

La  Grâce  sanctifiante  peuts'accroitre  jusqu'à  la  mort. 
—  Deux  choses  sont  requises  :  les  Grâces  actuelles  et 
la  coopération  de  la  volonté.  —  Jamais  la  Grâce  sanc- 
tifiante ne  s'accroit  à  un  tel  point  que  l'âme  en  de- 
vienne impeccable. 

XXIP  Méditation.  —  De  la  persévérance  dans  la 
Grâce 253 

Personne  n'a  la  certitude  de  persévérer.  —  Condi- 
tions nécessaires  pour  persévérer,  soit  du  côté  de  Dieu, 
soit  du  côté  de  l'homme.  —  Motifs  de  persévérer. 

XXIIP  Méditation.  —  Confirmation  de  ce  traité 
par  la  bulle  du  Pape  Innocent  X  qui  tranche 
au  sujet  de  la  Grâce  cinq  difficultés  débattues 
dans  ces  derniers  temps 275 

Cinq  propositions  au  sujet  desquelles  de  vifs  débats 
s'étaient  élevés  dans  l'Eglise.  —  Condamnation  des 
cinq  propositions  par  le  pape  Innocent  X.  —  Impor- 
tance de  cette  condamnation. 

XXIV«  Méditation.  —  Dieu  procure  sa  gloire 
sans  faire  violence  à  la  volonté  humaine  et 
malgré  elle 297 

Dieu  respecte  inviolablement  la  liberté  humaine 
dans  tout  ce  qui  concerne  le  salut  ou  la  damnation  de 
l'homme,  comme  aussi  dans  toute  l'économie  de  la 
Grâce  et  de  la  gloire  qui  doit  finalement  lui  revenir  de 


TABLE    DES    MATIÈRES  469 


la  création  du  monde.  —  Le  but  de  Dieu  en  accordant 
à  l'homme  la  liberté,  a  été  d'en  retirer  une  certaine 
mesure  de  gloire.  —  Raisons  pour  lesquelles  Dieu  a 
créé  les  hommes  dont  il  prévoyait  la  damnation. 


SECUNDA  SECUNDΠ JUXTA  SANCTUM  THOMAM 

Préface 316 


PREMIER  TRAITÉ 


DES  VERTUS  EN  GÉNÉRAL 


V'^  Méditation.  —  Définition  de  la  Vertu 321 

La  Vertu  est  une  disposition  habituelle  de  l'âme  qui 
l'incline  à  faire  des  actions  conformes  à  sa  nature  rai- 
sonnable. —  Les  actions  conformes  à  la  nature  raison- 
nable sont  celles  qui  tiennent  le  milieu  entre  le  trop 
et  le  trop  peu.  —  Moyen  pour  trouver  le  juste  milieu. 

II«  Méditation.  —  De  la  division  des  Vertus  en 
Vertus  acquises  et  en  Vertus  infuses,  et  des 
dons  du  Saint-Esprit 33 1 

Les  Vertus  se  divisent,  au  point  de  vue  de  leur 
principe,  en  Vertus  acquises  et  en  Vertus  infuses.  — 
Les  Vertus  infuses  sont  les  vrais  dons  du  Saint-Esprit. 
—  Pourquoi  les  sept  dons  du  Saint-Esprit  sont-ils  si 
célèbres  dans  les  Saintes  Ecritures. 


470  LA    THEOLOGIE    AFFECTIVE 


IIP  Méditation.  —  De  la  division  des  Vertus  en 
Vertus  intellectuelles  et  Vertus  morales,  en 
Vertus  théologales  et  Vertus  cardinales 346 

Les  Vertus  considérées  par  rapport  au  sujet  qui  les 
possède,  se  divisent  en  Vertus  intellectuelles  ou  spé- 
culatives et  en  Vertus  morales  ou  affectives.  —  Considé- 
rées par  rapport  à  leur  objet,  elles  se  divisent  en  Ver- 
tus théologales  et  Vertus  cardinales.  —  Les  Vertus 
cardinales  peuvent  être  considérées  sous  un  triple  rap- 
port^ comme  dirigeant  nos  actions,  comme  nous  puri- 
fiant et  comme  procédant  d'une  âme  purifiée. 

IV®  Méditation.  —  Des  motifs  de  pratiquer  la 
Vertu 357 

Nous  devons  pratiquer  la  Vertu  à  cause  de  son  uti- 
lité, du  plaisir  qu'elle  cause  et  de  son  honnêteté.  —  Le 
motif  le  plus  parfait  est  l'amour  de  Dieu.  —  Comment, 
quand  on  pratique  la  Vertu  pour  plusieurs  motifs, 
reconnaître  si  on  la  pratique  aussi  pour  l'amour  de 
Dieu. 

V®  Méditation.  —  De  l'acquisition,  de  l'accrois- 
sement et  de  la  durée  des  Vertus 370 

Les  Vertus  infuses  sont  données  avec  la  grâce  sancti- 
fiante —  nous  pouvons  les  faire  croître  par  les  bonnes 
actions  —  elles  languissent  et  périssent,  faute  d'en 
produire  les  actes. 

VP  Méditation.  —  De  la  pratique  des  Vertus 383 

Il  faut  être  bien  résolu  à  pratiquer  la  Vertu.  —  Il 
faut  la  pratiquer  i)  par  des  actes  intérieurs  —  3)  par 
des  actes  extérieurs. 

VII®  Méditation.  —  Suite  du  même  sujet 394 

Chaque  Vertu  mériterait  d'avoir  ses  fêtes  et  ses 
autels.  —  Ce  serait  une  excellente  chose  de  consacrer 
un  mois  à  la  pratique  de  chaque  Vertu.  —  Pour  bien 
pratiquer  une  Vertu  il  est  nécessaire  d'en  connaître  la 
nature  et  les  actes. 

VIII®  Méditation.  — •  Des  vices  opposés  aux  Ver- 
tus        404 

Nature  et  propriétés  du  vice  qui  est  l'opposé  de  la 
Vertu.  —  Il  naît  des  désirs  immodérés  et  des  passions. 
—  Trois  dispositions  nécessaires  pour  combattre  le  vice 
et  faire  fleurir  la  Vertu. 


TABLE   DES    MATIÈRES  47I 


SECOND  TRAITÉ 


DES  TROIS   VERTUS    THÉOLOGALES 

LA   FOI 

L'ESPÉRANCE  ET  LA  CHARITÉ 


V^  Méditation.  —  De  la  nature  de  la  Foi,  et  de 

ses  trois  propriétés  essentielles 419 

La  Foi  est  une  vertu  théologale  qui  read  l'esprit 
capable  d'adhérer  par  une  connaissance  certaine,  quoi- 
que  obscure,  à  toutes  les  vérités  que  Dieu  a  révélées. 

—  La  connaissance  que  nous  donne  la  Foi  est  obscure; 

—  elle  s'étend  à  toutes  les  vérités  que  Dieu  a  révé- 
lées. 

Il®  Méditation.  —  De  l'objet  matériel  de  la  Foi, 

ou  des  vérités  révélées  que  nous  devons  croire.       440 

Les  vérités  révélées  de  Dieu  sont  très  nombreuses  ; 

—  avec  le  temps  elles  se  sont  accrues  et  éclaircies.  — 
Les  principales  vérités  révélées  sont  contenues  dans  le 
Symbole  des  Apôtres. 


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sources  omises  dans  les  autres  éditions  ; 

2°  La  Table  générale  méthodique  et  très  complète  de 
Léon  Gautier; 

^°  La  continuation  de  Chantrel  et  Dont  Chamard ; 

4°  Par  sa  beauté  typographique. 

Chaque  article  de  cette  table  est  divisé  en  paragraphes  pour 
endre  les  recherches  plus  faciles. 

Tout  article  consacré  à  un  écrivain  est  divisé  en  deux  parties  : 
lo  Sa  vie;  2»  Ses  ouvrages,  et  donne  les  dates  de  sa  naissance  et  de  sa 
mort. 

Les  personnages  historiques  du  même  nom  ont  été  partagés  en 
plusieurs  séries. 

Les  articles  qui  traitent  de  la  théologie  ou  de  la  philosophie  de 
l'histoire  ont  été  l'objet  d'un  soin  particulier.  En  un  mot,  l'auteur  a 
voulu  que  sa  table  fût  comme  un  Dictionnaire  abrégé  de  l'Histoire 
ecclésiastique,  et,  au  dire  de  juges  très  compétents,  il  a  admirablement 
atteint  son  but. 

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