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Full text of "La tragédie du nouveau Christ"

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BIBLIOTHECA 


SAINT-GEORGES   DE   BOUHELIER 


LA  TRAGÉDIE 


DU 


\0HI1I  CHRIST 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,      RUE      DE      GRENELLE,       11 

1001 


J 


LA  TRAGEDIE 


Dl 


NOUVEAU  CHRIST 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


La  Route  noire  (roman) 1  volume. 

Eglé  ou  les  Concerts  champêtres  (poème)  .    . 
Les  Éléments  d'une  Renaissance  française.    . 

L'Hiver  en  méditation — 

Discours  sur  la  Mort  de  Narcisse 

La  Vie  héroïque  des  aventuriers,  des  poètes, 

des  rois  et  des  artisans 2      — 

La  Résurrection  des  Dieux 4       — 

DIVERS 

La  Révolution  en  marche 4  broch. 

L'Annonciation 5      — 

EN    PRÉPARATION 

Les  Esclaves  (drame). 

Le  Livre  des  Lois  (poème). 

Les  Métamorphoses  de  la  terre  et  du  soleil  (poème). 

La  Fête  de  Belleville  (roman). 

L'Ouragan  dans  les  hauteurs  (roman). 

Le  Printemps  des  Héros  (études). 

Charpentier  et  lavenir  de  la  musique  (étude). 

Essai  sur  le  théâtre,  le  drame  et  l'acteur  (étude). 


SAINT-GEORGES    DE    BOUHELIER 


LA  TRAGEDIE 

DU 

NOUVEAU  CHRIST 


Songez  que  si  un  père  de  fami; 
vait  à  quelle  heure  doit  venir  le  voleur, 
il  ne  manquerait  pas  de  veiller:  de  même 
tenez-vous  donc  prêts,  car  à  l'heure  que 
vous  ne  pensez  pas  le  Fils  <le  l'Homme 
viendra.  » 

ÉVANGILE  SELON  BA1H  i   MATHIEU. 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EU3ÈNE  FASQUELLE.  ÉOITEUR 
I  1  ,     RUE     DE     GRENELLE,     1  I 

1901 

"^wersifas" 


A  CAMILLE  LEMONNIER 

a  l'écrivain 

et  au  noble   ami  du  naturisme 

ce  livre  est   dédié 

De  B. 


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r  //as  r?^ 


PRÉFACE 


Il  se  peut  que  certains  lecteurs  trouvent  trop 
accentuée  et  trop  forte  celte  Tragédie  du  Nou- 
veau Christ,  qu'ils  monlrent  de  la  répugnance 
à  en  accepter  l'intrigue,  qu'ils  se  Froissent  de 
l'hypothèse  sur  laquelle  elle  est  fondée,  qu'ils 
témoignent  de  quelque  surprise  à  voir  un  Chris! 
en  haillons,  se  plaisant  dans  une  société  de 
prolétaires,  qu'ils  nient  la  légitimité  d'une 
semblable  imagination,  qu'ils  n'en  aimenl 
d'ailleurs  pas  l'esprit  el  qu'ils  en  repoussent 
jusqu'au  sentiment.  Toutefois,  il  <i>t  un  reproche 
auquel  je  dois  échapper  :  c'esl  celui  d'excès  dans 
les  ternit'-,  de  prédisposition  à  la  surabop- 


6  PREFACE 

dance,  de  complaisance  pour  les  scènes  spécia- 
lement vulgaires,  de  recherche  d'effets  et  d'é- 
clats voulus.  Si  mon  drame  pèche  par  quelque 
chose,  il  faut  admettre  que  c'est  seulement  par 
l'exagération  de  ses  parties  lyriques,  par  la 
ferveur  de  la  pensée  et  par  le  développement 
trop  grand  de  l'idéal. 

On  conviendra  en  effet  qu'étant  donné  le 
sujet  auquel  je  m'étais  arrêté,  il  m'aurait  été 
difficile  de  le  traiter  moins  violemment  que  je 
n'ai  fait.  J'aurais  pu  introduire  mon  Christ 
dans  des  endroits  abominables,  lui  attribuer 
des  aventures  extrêmement  viles  et  lui  prêter 
même  au  besoin,  avec  des  sentiments  odieux, 
toutes  sortes  d'expressions  dégoûtantes  qui 
auraient  rendu  saisissant  mon  personnage.  Mais 
je  ne  l'ai  pas  voulu. 

Ayant  conçu  le  projet  de  montrer  le  Christ 
revenant  parmi  nous,  au  milieu  de  notre  monde 
moderne,  à  notre  époque,  je  ne  me  suis  pas 
laissé  entraîner  à  toutes  les  extrémités  aux- 
quelles mes  prémices  pouvaient  me  conduire. 


PRÉFACE  T 

Infiniment  moins  hasardeux,  plus  timide  et 
plus  circonspect  que  mon  sujet,  je  me  sais 
abstenu  d'un  certain  nombre  de  choses  qui 
auraient  excite  sûrement  toutes  les  passions. 
Il  m'aurait  été  fort  loisible  de  mener  par 
exemple  mon  Christ  en  quelques  vulgaires 
mauvais  lieux  où  sa  présence  eût  fait  scandale 
sans  d'ailleurs  qu'il  y  eût  de  raison  pour  cela. 
J'ai  châtié  expiés  la  langue  de  mon  Christ.  Il 
m'eût  été  pourtant  permis  de  lui  taire  pronon- 
cer des  phrases  qui  eussent  sans  doute  paru 
d'un  goût  populacier,  mais  que  la  vraisemblance 
aurail  légitimées.  Enfin,  sur  tous  les  points 
possibles,  je  me  suis  retenu,  réduit,  atténué, 
autant  toutefois  que  mon  sujet  me  permettait 
de  le  faire.  Et  ce  qu'il  était  susceptible  de  com- 
porter d'inutile,  de  vain  et  de  superflu,  je  l'ai 
écarté  aussitôt,  jugeant  qu'il  élait  préférable 
de  laisser  mes  idées  elles-mêmes  dans  l'éclat 
scabreux  de  leur  nudité. 

Il  est  néanmoins  certain  que  j'aurais  pu  agir 
d'une   façon  différente,   et   sans   m'arrèler  un 


S:  PREFACE 

instant  à  la  pensée  d'un  Christ  qui  irait  dans 
les  bouges  ou  bien  qui  exposerait  ses  diverses 
paraboles  en  paroles  pleines  d'argot,  il  m'au- 
rait été  très  commode  de  provoquer  le  même 
scandale  par  des  moyens  plus  licites.  Quelle 
aurait  été,  en  effet,  la  stupéfaction  du  public  si 
j'avais  seulement  transporté  dans  l'histoire 
contemporaine  l'existence  du  Christ  ancien  ! 
Avec  quelle  tranquillité  j'aurais  pu  concevoir  et 
écrire  les  actes  les  plus  extravagants,  les  plus 
cyniques,  les  plus  étranges,  les  plus  imprévus 
et  les  plus  baroques  !  Car  qui  donc  ignore  que 
le  Christ  a  vécu,  autrefois,  comme  un  pauvre 
homme  des  routes,  dont  la  destinée  est  errante, 
triste  et  confuse  ?  Est-ce  une  circonstance  in- 
connue que  le  Christ  était  secouru  par  des 
femmes  d'une  basse  extraction  et  qui  elles- 
mêmes  menaient  une  existence  galante?  Les 
évangiles  de  Luc,  de  Mathieu  ou  de  Marc  tien- 
nent-ils le  moins  du  monde  secrète  la  manière 
dont  il  obtenait  sa  subsistance  ?  N'était-ce  pas 
du  produit  de  vols  qu'il  alimentait  constam- 


PRÉFACE  9 

ment  sa  compagnie?  Enfin  sa  société  elle-même 
de  quelles  créatures  méprisables,  tout  au  moins 
par  leur  condition,  était-elle  faite? 

Ces  façons  de  vivre  qui  maintenant  jette- 
raient le  discrédit  sur  la  personne  du  Christ, 
je  n'aurais  pas  eu  la  hardiesse  de  les  attribuer 
aujourd'hui  à  ce  héros.  Transposées  dans 
le  temps  moderne,  elles  auraient  paru  inju- 
rieuses et  elles  auraient  fait  jeter  les  hauts  cris. 
Aussi  me  suis-je  abstenu  de  les  reproduire 
dans  ma  tragédie;  j'avoue  avoir  manqué  d'au- 
dace. Le  scandale  que  je  prévoyais  m'a  effrayé. 
De  peur  de  surprendre,  d'émouvoir  et  de 
paraître  excessif,  j'ai  laissé  de  côté  les  évangiles 
antiques,  je  me  suis  écarté  du  Christ  qui  y  est 
peint,  j'ai  dû  créer  de  toutes  pièces  un  drame, 
avec  son  commencement,  ses  péripéties  et  sa 
fin.  Il  ma  fallu  sortir  de  moi  mon  Christ  nou- 
veau, tout  entier. 

Il  est  incontestable  toutefois  que  si  jamais  le 
Christ  revenait  sur  la  terre,  par  une  In  pothèse 
incroyable  et  saisissante,   il   retrouverait  les 


10  PREFACE 

mêmes  outrages,  les  mêmes  incompréhensions, 
les  mêmes  sottises,  les  mêmes  horreurs,  la 
même  vie  et  la  même  mort  que  lorsqu'il  y 
passa,  il  y  a  deux  mille  ans.  Car  l'état  de  guerre 
qui  existe  entre  tout  héros  véritable  et  l'en- 
semble des  sociétés  est  toujours  aussi  doulou- 
reux, aussi  aigu,  aussi  flagrant  et  aussi  fort. 

Dans  tout  héros  brûle  le  désir  de  vaincre  le 
monde.  Voilà  pourquoi,  quant  au  Chrisl,  il 
serait  amené  aujourd'hui  comme  autrefois  à 
recommencer  son  action  d'hostilité,  à  opposer 
sa  vérité  à  nos  erreurs,  à  contrecarrer  l'univers, 
à  le  combattre,  à  anéantir  tout  l'amas  des  ini- 
quités effroyables  de  notre  temps,  à  se  jeter  de 
toute  sa  force  contre  les  dures  nécessités  de 
notre  logique,  à  persuader  et  à  lutter,  à  vou- 
loir rendre  toute  chose  sublime,  à  en  arracher 
les  parties  de  corruption,  à  découvrir  son  espé- 
rance de  tous  les  jours  et  à  se  montrer  brut, 
terrible,  actif,  violent,  car  ce  sont  là  les  senti- 
ments qu'éprouve  tout  héros  absolu  dans  sa 
nature.  Le  Christ  ancien   était  complètement 


PRÉFACE  11 

opposé  aux  hiérarchies.  Il  avait  L'esprit  com- 
muniste. Il  apportait  un  évangile  de  destruc- 
tion. N'était-il  pas  un  vrai  héros?  El  quel  pou- 
vait élre  son  but?  Vaincre  d'une  manière  irré- 
sistible tout  ce  qui  nuisait  à  son  développement. 
Mais  d'autre  part  comment  un  sage  parvient-il 
à  accroître  sa  puissance  sur  la  terre?  C'est  en 
perfectionnant  autrui,  en  s'emparanl  de  sa 
pensée,  en  l'élargissant  (Tune  manière  extrême. 
Le  Christ  avait  donc  le  désir  de  détruire  les 
fausses  connaissances,  de  dissiper  une  fois  pour 
toutes  les  fallacieuses  nolions  morales  qui 
étaient  alors  en  honneur,  —  qui  aujourd'hui 
prospèrent  toujours.  —  parce  que  l'humanité 
est  lourde,  parce  que  la  petite  terre  latin 
parce  qu'elle  ne  réussit  jamais  à  s'élever  liaul. 
parce  qu'elle  est  éprise  des  plus  viles  réalil 
parce  qu'elle  a  en  elle  un  esprit  dont  la  pesan- 
teur la  ramène  sans  cesse  en  basl  C'efsl  pour- 
quoi ce  qu'a  l'ail  le  Christ,  il  aurai!  enco 
aujourd'hui  à  l'accomplir.  Il  aurait  à  recom- 
mencer son  entreprise.  Il  serait  excité  eu  vain  k 


12  PRÉFACE 

répéter  comme  autrefois  son  dur  labeur.  Il 
rencontrerait  sur  sa  route  autant  d'ignorance  et 
de  haine  qu'au  temps  passé.  Son  travail  serait 
également  triste  et  en  partie  tout  au  moins  sans 
résultat.  Il  provoquerait  d'affreux  malheurs,  il 
animerait  d'une  âme  guerrière  les  hommes 
inertes,  il  les  contraindrait  à  gémir  et  à  frémir, 
il  les  exciterait  à  la  haine  et  à  l'amour,  il  enfle- 
rait la  terre  de  larmes  et  de  soupirs.  Et  en 
somme,  ce  serait  encore  pour  peu  de  chose.  — 
C'est  pourtant  pour  ce  peu  de  chose  que  nous 
luttons!  —  Car  nous  aussi  nous  travaillons 
dans  la  mesure  de  nos  moyens,  en  vue  d'un  but 
qui  nous  attire  autant  d'outrages. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  donc  écrit  celte  tra- 
gédie en  suivant  de  fort  loin  l'histoire  et  sans 
même  l'imiter  jamais,  [car  j'ai  construit  ma 
pièce,  mon  héros  et  sa  vie.  Mais  les  événements, 
sous  d'autres  formes,  sont  à  peu  près  sem- 
blables aux  épisodes  passés.  Avec  une  rigueur 
inflexible,  sobrement  mais  rationnellement,  il 
m'a  fallu  créer  mon  Christ,  le  montrer  en  oppo- 


PREFACE  13 

sition  avec  le  monde,  heurté  par  sa  toute-puis- 
sante masse  et  l'ébranlant  à  son  tour,  s'en  allant 
d'ailleurs  à  la  mort  à  travers  des  chocs  de  tem- 
pête, parmi  du  sang,  de  la  fumée  cl  des  té- 
nèbres, au  milieu  d'une  nuit  convulsive  et  dans 
l'horreur  d'une  infortune  épouvantable. 


Quant  à  la  méthode  employée  pour  composer 
cet  ouvrage,  elle  est  empruntée  au  théâtre.  Va- 
riée, fertile  en  antithèses,  susceptible  d'expri- 
mer la  vie  dans  ses  états  essentiels  qui  sont 
ceux  du  sentiment,  la  forme  du  théâtre  me 
semble  préférable  à  toutes  les  autres  formes  de 
l'art.  J'en  aime,  pour  ma  part,  la  rapidité,  les 
élans,  les  contrastes  tragiques  et  impétueux. 
[es  appareils  qu'elle  autorise,  les  surabondances 
de  coloration  auxquelles  elle  peut  donner  lieu. 
A  l;i  fois  morale  et  divertissante,  agissant  sur 
['esprit  el  la  sensualité,  prêtant  son  cadre  dé- 
coralif  aux  passe-temps  de  la  dialectique  <it 
aux  faits  les  plus  raie-  ei  le-  plus  spirituels, 


14  PREFACE 

énorme  par  sa  capacité  à  représenter  des  mou- 
vements de  foules  bougeantes,  intime  parce 
qu'en  réalité  son  intérêt  provient  toujours  d'un 
combat  intérieur  et  tout  psychologique,  décou- 
vrant l'immense  univers  avec  ses  globes,  sa 
foudre,  son  ombre,  ses  feux,  ses  nuées  autour 
des  personnages,  la  forme  du  théâtre  est  la  plus 
parfaite,  la  plus  pathétique  et  la  plus  sociale. 
Elle  attribue  aux  héros  une  vitalité  excessive 
qui  les  précipite  sans  cesser  d'un  acte  à  l'autre. 
Elle  crée  des  rencontres  de  pensées  à  tout  mo- 
ment. De  plus,  elle  fournit  plus  qu'aucun  autre 
art  des  prétextes  de  réjouissance,  de  déploie- 
ment de  faste  et  de  magnificence.  C'est  par  là 
que  le  théâtre  me  semble  destiné  à  devenir  une 
sorte  de  temple  retentissant  et  satirique  dans 
lequel  seront  célébrées  les  fêtes  de  l'Homme. 
En  tout  cas,  c'est  pour  cette  raison  que  j'en  ai 
emprunté  la  forme  pour  constituer  la  Tragédie 
du  Nouveau  Christ. 

Avec  ses  allures  d'opéra,  dont  ce  drame  pro- 
cède d'ailleurs  par  instants,  avec  ses  représen- 


PRÉFACE 

talions  de  multitude,  avec  ses  intervalle-  de 
danse,  avec  ses  accès  de  violence  décorative, 
cette  Tragédie  du  Nouveau  Christ  étonnera 
peut-être  tout  d'abord  les  esprits  habitués  à  ne 
voir  au  théâtre  que  la  description  d'un  conflit 
psychologique. 

Mais  que  l'on  comprenne  à  quelle  tache  le 
théâtre  doit  être  destin»',  que  l'on  admette  que 
sa  mission  devient  de  plus  en  plus  sociale  et 
religieuse,  que  l'on  conçoive  qu'il  tend  sans 
avec  une  ardeur  plus  précise  à  remplacer 
et  à  supplanter  les  offices  des  cathédrales,  et 
alors  on  reconnaîtra  la  nécessité  absolue,  pour 
lui,  de  s'adjoindre  tous  les  cléments  de  la  nature, 
Ée  se  mêler  de  groupes  chantants,  de  se  con- 
fondre avec  les  rites  dune  religion,  d'orga- 
niser des  harmonies,  de  choisir  pour  les  expri- 
mer les  <lals  de  l'homme  les  plus  graves  el  les 
plus  forts,  de  célébrer  et  de  parer,  d'offrir  un 
sacre  et  une  couronne,  d'imiter  l'ode  et  le 
poème,  de  faire  alterner  dans  les  temps  de  son 
dialogue  tantôt  l'exaltation  des  noces,  tantôt 


16  PRÉFACE 

les  effusions  funèbres,  de  tomber  parfois  dans 
la  farce  populacière,  de  s'élever  souvent  dans 
l'extase  la  plus  auguste,  d'être  enfin  plein  d'ac- 
cents orgiaques,  liturgiques,  délicats,  polé- 
miques et  divins.  Convaincu,  quant  à  moi,  de 
cette  nécessité,  c'est  dans  cet  esprit  et  selon 
mon  goût  que  j'ai  écrit  la  Tragédie  du  Nouveau 
Christ. 

Si  le  théâtre,  comme  je  le  crois,  doit  prendre 
de  plus  en  plus  des  proportions  de  temple, 
il  faut  tout  d'abord  que  le  drame  acquière 
un  caractère  religieux.  Il  est  bon  qu'il  soit 
constitué  dans  un  esprit  d'exaltation  univer- 
selle. Il  a  pour  but  de  remplacer  les  offices 
maintenant  périmés  des  cathédrales.  Conforme 
à  la  nouvelle  piété  de  notre  époque,  revêtant 
les  pratiques  du  culte  de  la  beauté,  créé  afin 
de  provoquer  toutes  les  impulsions  instinctives 
du  sentiment,  susceptible  d'agir  sur  les  sens 
par  le  spectacle  plastique  des  plus  purs  groupes 
humains,  le  drame  aspire  dès  à  présent,  et  sans 
que  l'on  s'en  rende  encore  un  compte  exact,  à 


PRÉFACE  17 

représenter  l'univers  dans  son  intarissable  élan , 
dans  la  mobilité  divine  de  ses  aspects,  dans  la 
perfection  renouvelée  de  ses  cadences.  Et  voilà 
comment  il  me  semble  appelé,  en  ^'élargissant 
et  en  s'augmentant,  à  constituer  les  mythes 
nouveaux,  à  être  une  parade  erotique  et  reli- 
gieuse, à  modifier  les  lois  anciennes  de  la 
morale,  à  instituer  des  services  propres  à  satis- 
faire l'immense  besoin  de  nos  esprits.  Pour 
le  peuple  et  pour  les  hommes,  le  théâtre  va 
devenir  bientôt  un  lieu  de  communion  et  de 
célébration. 

Ayant  conçu  un  drame,  formé  dans  cetle 
pensée  —  un  chant  mythique  —  le  livre  du 
héros  de  ce  temps  —  il  m'a  fallu  l'exécuter  à  la 
manière  d'une  œuvre  de  sainte  cérémonie,  Ten- 
combrer  de  danses  mugissante-,  y  introduire 
le  chœur  terrible  des  voix  tragiques,  l'em- 
barrasser d'un  tourbillon  de  nuées  obscures  ! 
Une  tragédie  à  forme  rituelle,  c'est  là  nulle- 
ment ce  que  j'ai  écrit.  —  Et  Ton  prétendra 
néanmoins   qu'un    tel  ouvrage  est   sacril 


18  PREFACE 

Mais  peu  importe  !  —  En  vérité,  dans  cette  fa- 
rouche, forte  et  tumultueuse  Tragédie  du  Nou- 
veau Christ,  j'ai  mis  moi  aussi  mes  prières, 
mes  réclamations,  mes  cantiques,  mes  chants 
d'amour.  Les  héros  que  j'y  ai  placés,  je  les  ai 
chargés  des  soupirs  du  monde  entier.  En  longs 
cortèges  de  rogations  j'ai  poussé  toute  ma 
troupe  hagarde,  âpre,  en  haillons,  de  misé- 
rables qui  vont  sans  cesse,  parmi  la  nuit,  le 
long  des  routes,  à  travers  l'ombre,  errant  sans 
autre  guides  que  la  faim  et  la  douleur,  recevant 
du  vent  dans  leurs  sacs  en  guise  de  pain,  enflés 
de  haine  et  de  souffrance  à  toute  minute  !  Ce 
sont  là  les  personnages  saints  qui  composent 
mes  nouveaux  cortèges  de  rogations.  Et  ceux-là, 
ils  ont  froid  et  se  lamentent.  Et  ils  crient,  et  ils 
ont  de  l'ombre  tout  autour  d'eux.  Ils  n'espèrent 
plus  que  dans  leur  force,  car  ils  en  ont.  Ils 
n'attendent  rien  d'en  haut,  ils  attendent  tout 
d'en  bas.  Tels  sont  dans  la  réalité  les  chantres 
de  mon  théâtre  sacré,  et  de  mon  drame.  Et 
ainsi  j'ai  construit  mon  temple  de  l'Homme, 


PREFACE  i'' 

avec  ses  offices  célébrés  par  les  acteurs  pontifi- 
caux et  véhéments,  avec  sa  règle  et  sa  mé- 
thode, avec  son  faste  et  son  éclat,  avec  ses 
sanglantes  messes  d'amour,  ses  rites  ter- 
restres ! 


Ce  n'est  pas,  il  faut  bien  le  dire,  afin  d'appli- 
quer un  système  que  j'ai  composé  ce  drame. 
C'est  excité  par  la  passion  que  m'inspirent  les 
hommes  misérables  et  douloureux,  c'est  exalté 
par  le  désir  <l»k  répondre  à  ma  propre  envie  el 
à  la  leur,  à  notre  volonté  de  beauté  dans  l'uni- 
vers. —  Dieu  me  garde  d'obéir  jamais  à  un 
système  dont  je  n'aie  tiré  de  moi-même  tous  les 
principes!  —  Kn  vérité,  pour  constituer,  orga- 
niser, écrire  ce  drame,  il  m'a  moins  été  né« 
saire  de  posséder  une  méthode  d'art  que  de 
ressentir  cruellement,  profondément  toute  la 
lamentable  inquiétude  de  mon  esprit  et  la  mé- 
lancolie affreuse  des  autres  homm 

Convaincu  que  c'esl  notre  devoir  d'explorer 


20  PRÉFA 

et  de  révéler  les  souffrances  perpétuelles  de 
l'homme,  —  sa  tristesse,  son  découragement, 
ses  menaces,  ses  vicissitudes,  sa  condition,  — 
j'ai  donc  écrit  cette  Tragédie  du  Nouveau  Christ, 
je  lui  ai  attribué  la  forme  d'un  drame,  comme 
je  l'ai  déjà  dit  plus  haut,  parce  que  son  carac- 
tère mythique  correspondait  au  cadre  sacré  du 
vrai  théâtre.  Je  lui  ai  donné  un  aspect  de  spec- 
tacle, en  même  temps  lyrique  et  populaire. 
Avec  cette  œuvre,  j'ai  voulu  faire  mon  drame 
dévot,  j'ai  entrepris  d'exécuter  une  espèce 
d'évangile  amer  et  réjouissant,  enfin  je  me  suis 
mis  en  tête,  en  quelque  sorte,  de  composer  un 
chant  de  haine  et  de  ferveur,  un  poème  de  sen- 
sualité et  de  pensée,  une  ode  de  destruction  et 
de  célébration. 

Maintenant,  que  mon  Christ,  ses  disciples, 
mes  groupes  de  mendiants  et  de  femmes  soient 
décriés  et  critiqués,  dans  leur  esprit,  leurs 
expressions  et  leur  aspect,  je  n'en  serai  pas 
surpris,  car  ils  le  seraient  davantage  encore 
s'ils  étaient  réellement  vivants  et  parmi  nous. 


PREFACE  21 

Ils  s'attireraient  bien  d'autres  outrages  s'ils 
avaient  une  forme  positive  et  incarnée.  Us 
seraient  autrement  haïs,  attaqués,  poursuivi-, 
chassés,  vilipendés  s'ils  exposaient  eux-mêmes, 
et  en  réalité,  leur  doctrine  en  opposition  avec 
la  nôtre.  Et  le  sort  qui  attend  mon  Christ  ima- 
ginaire, ses  compagnons  fictifs  et  ses  aides 
inventés,  ce  n'est  rien  auprès  de  celui  que 
construiraient  à  ce  héros,  dans  le  cas  où  il  re- 
viendrait au  milieu  d'elles,  la  plèbe,  la  popu- 
lace et  toute  la  masse  des  hommes  ! 

Saint-Georges  de  Bouieijer. 


Décembre  1900. 


PERSONNAGES 


LE   CHRIST. 

ÉLIE   LE   FOSSOYEUR  ) 

ZACHARIAN  LE  CARRIER      C™P*8™» 

\     du  Christ. 
MARTIAL   LE    MAÇON 

EUSÈBE. 
THOMAS. 
LE   CABARETIER. 

BARNABE. 

LE  MANCHOT  , 

L'AVEUGLE 

LE   BOULANGER. 

LE  BOUCHER. 

LE  PHARMACIEN. 

L'ARCHEVÊQUE. 

UN  IVROGNE. 

DES  JEUNES  GENS. 

UN  TRAITEUR. 

PREMIER  VILLAGEOIS. 

DEUXIÈME  VILLAGEOIS. 

TROISIÈME  VILLAGEOIS 


PERSONNAGES 


LE   PRÉFET   DE   POLICE. 

UN   BOI  TIQI  1ER. 

UN  OUVRIER. 

UN   BOURGEOIS. 

UN  CITADIN. 

LE   DOYEN. 

II.  NOTAIRE. 

LE  GREFFIER. 

LE   BOURREAU. 

MARCHANDS   EN   PLEIN   VENT 

CRIE!  RS   DE  JOURNAUX. 

C  IMELOTS. 

CHANTRES  RELIGIEUX. 

PREMIER  GAMIN. 

DEUXIÈME  GAMIN. 

TROISIÈME  GAMIN. 

SOLDATS. 

LES   GENS   DU   VILLAGE. 


MARIE   LA  POUILLE. 

ARMANDE. 

FLORA. 

DOROTHÉE. 

LÉONIE. 

LA   MÈRE. 

LA  JEUNE   FILLE   MALADE. 

NATHALIE. 

I  A   FEMME   ESTROPIÉE,   mendiante 

L'APPRENTIE. 

DES   OUVRIÈRES   DE   MODE. 

NOÈMIE. 

LISE. 

DES   BOURGEOIS. 


24  PERSONNAGES 

DES  FILLES  GALANTES. 

DES  PAYSANNES. 

DES   COMMÈRES. 

DES   FEMMES  DU   PEUPLE. 


Foule,   Poètes,  Bohèmes,  Paysans, 

Boutiquières,   Enfants,   Artisans,^  Musiciens, 

Carabins,   Procession  de  Dévots 

ET  DE  DÉVOTES,  CORTÈGE  DE  MAGISTRATS, 

Hommes  et  Femmes  du   peuple,   etc. 

La  scène  se  passe  de  nos  jours.  Le  décor  varie  avec  le 
pays  dans  lequel  la  pièce  est  jouée.  Il  en  représente  quel- 
ques-uns des  sites,  un  hameau,  l'intérieur  d'une  maison, 
un  carrefour  sur  un  plateau,  une  ville,  une  rue  de  vdlage, 
la  place  du  tribunal  dans  une  cité.  Les  costumes,  la  figura- 
tion sont  également  empruntés  à  la  contrée  où  a  lieu 
le  spectacle.  Les  titres  mêmes  des  personnages  peuvent 
être  aussi  différents,  celui  d'archevêque  par  exemple,  de 
prêtre,  etc.. 


LA  TRAGÉDIE 

DU  NOUVEAU  CRRIST 

PREMIÈRE  PARTIE 
CEUX  QUE  CHRIST  VEUT  RESSUSCITER 


La  nuit  vient  de  tomber.  On  découvre  un»'  place  de  vil- 
lage. Au  premier  plan,  à  droite,  un  cabaret.  Assis  devant 
les  tables  «jui  sont  dressées  dehors,  «les  hommes  boivent 
largement,  rudement.  Vêtus  d'une  façon  paysanne,  ils  ont 
l'air  d'artisans  qui,  leur  tâche  accomplie,  essayent  d'oublier 
les  tracas  du  jour  en  rigolant  de  n'importe  quoi,  quand  il 
leur  plaît.  Les  uns  jouent  aux  caries,  avi  i  j,    Les 

autres  semblent  s'entretenir  de  choses  plaisante-.  Ils  ont 
tous  le  même  aspect  brut,  calme  et  rugueux.  Ils  font  «les 
gestes  d'une  grandeur  forte.  Il-  «'datent  parfois  d'un  rire 
gras  et  rauque. 

Dans  le  milieu  d»'  la  place,  -ous  des  arbres 
épais,  des  femmes  dansenf  gravement,  d'un  pas  sûr,  au 
son  d'un  violon  et  d'une  flûte  qui  grincent.  Elles  ?ont 
parmi  le  boulingrin.  Elles  ont  ane  manière  étrange  d'é?o 
Hier,  Elles  ne  Be  préoccupent  de  rien,  paraissent  ravies, 
_  irdenl  ni  les  hommes,  ni  la  tune,  ni  la  nuit. 

Au  fond,  on  distingue  des  maisons,  de  vagues  bâtisses 


26    LA.  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

aux  toits  plats,  qui  forment  la  ligne  d'horizon.  Quelques-unes 
sont  encore  brillantes  au  moment  où  se  lève  la  toile.  Mais 
elles  ne  tardent  pas  à  s'éteindre.  Bientôt  on  fermera  les 
fenêtres  et  on  mettra  les  persiennes. 
C'est  la  fin  d'un  soir  au  village,  dans  la  campagne. 

(Musique  précipitée  et  tendre.  A  la  ma- 
nière dont  les  femmes  mènent  leur  danse, 
il  semble  qu'elles  accomplissent  quelque 
rite  âpre  et  grave.  Elles  circulent  lentement 
sur  la  place.  Par  instant,  Tune  ou  l'autre 
d'entre  elles  prend  la  parole  et  chante  une 
sorte  de  mélopée.  Puis,  lorsqu'elle  cesse, 
une  autre  reprend,  et  à  son  tour  récite  une 
strophe  d'un  ton  très  simple  et  très  solennel 
à  la  fois. 

De  temps  à  autre  un  des  buveurs  leur 
adresse  un  quolibet  auquel  aucune  d'elles 
ne  répond.) 


ARM  AN  DE  elle  chante. 

0  danse!  ô  démarche  par  laquelle  s'allège  tout 
l'être!  ô  rythme  qui  crée  la  perfection  dans  le 
mouvement!...  ô  transport  de  la  ronde  rebondis- 
sante!... 

(Toutes  les  femmes  tournent  d'un  élan  en 
même  temps  vif  et  désolé,  tandis  que  la  mé- 
lodie chante  et  les  excite.  Parfois  elles  se 
tordent  tout  à  coup  dans  les  convulsions 
d'une  cadence  forte  et  orgiaque. 

Un  des  hommes  attablés  regarde,  il  les 
considère  d'une  façon  goguenarde,  il  les 
montre  en  grommelant  du  doigt  aux  autres 
buveurs.  Alors  ils  se  mettent  tous  à  rire. 
Mais  les  femmes,  comme  sans  rien  en- 
tendre, continuent  de  danser  parmi  la 
place.) 


PREMIÈRE   PARTIE 


l'LOli.V  elle  chante. 

Ébranlant  la  terre  de  nos  rythmes, comme 

si  les  tempes  ornées  d'un  pampre  épais  el  ver! 
nous  honorions  de  nos  évolutions  la  nuit  ter- 
rible   voici   que  nous    tourbillonnons  avec  1»' 

cercle  du  large  éther... 

(—  <•   Hcl  nielle-  vont   tout  le 

temps  nous  embêter?...  »  crie  un  des  hom- 
mes.   Les   autre»   font  des  geste-    comme 
pour    dire  qu'eux   aussi  il-  en  ont  as 
qu'ils  voudraient  bien  être  tranquilles,  etc. 
Le-  femme-  ne  -  en  soutient  pas. 

DOROTHÉE  elle  chante. 

Les  molles  et  froides  lueurs  de  la  Lune  palis- 
sent le  site  dont  la  surface  se  découpe  tout  à 
coup  comme  un  glacier...  Kl  parmi  les  mousses 
délicates  de  l'étendue où  blanchit  L'atmo- 
sphère du  soir,  des  violettes  répandent  leur  par- 
fum rempli  de  grâce el  Les  romarins  scin- 
tillent... 

(On    entend    de-    voix    irrité* 

parmi   le  groupe  dei    homme-    :    ■   Ta 
vous,  les  femmes  :  —  Silène,  vont 

peut->"'tre  répliquer,  mai-  quelqu'un  prend 
leur   parti .    On    voit    un    homme    -e    lever. 

Interpeller  ses  compagnons,  on  Burprend 
«le-  fragments  de  phrases  .  ■  Bile  n'esl  pas 
-i  gaie  leur  vie  habituelle!  Pourquoi  d 

vouirz-vou-  qu'elles  n\nent  pa-  de  plaisir]  • 
L'bomme  qui  parle  e-t  mu  orbe. 


28        LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

C'est  le  fossoyeur  du  pays,  on  lui  donne  le 
nom  d'Élie.  Il  engage  une  discussion  que 
l'on  ne  peut  pas  entendre,  et  pendant  la- 
quelle la  ronde  recommence  et  se  poursuit 
de  plus  belle.) 


LEONIE  elle  chante. 

Au  lieu  de  pleurer,  ah!  dansons!...  tandis  que 
nous  pouvons  encore  mouvoir  nos  pieds  selon 
les  règles  de  l'harmonie !...  Et  plutôt  que  de 
geindre  sans  cesse,  réjouissons-nous... 

(Ici  entre  Marie  la  Pouille,  sorte  de  rô- 
deuse de  campagne,  à  l'aspect  violent  et 
triste.  Elle  va  vers  le  cabaret.  On  l'accueille 
par  des  plaisanteries.  On  devine  qu'elle  y 
répond.  Alors  les  hommes,  comme  s'ils 
étaient  harassés  de  la  présence  de  Léonie, 
de  Dorothée,  de  Flora  et  des  autres,  se 
retournent  brusquement  vers  celle-ci  en 
criant  :  «  Assez!  à  la  fin!...  Assez!  assez!...  » 
sur  un  ton  rythmique,  et  en  battant  la 
mesure  à  coup  de  poings  sur  les  tables. 
A  ce  moment  le  cercle  de  la  ronde  se  brise, 
et  les  femmes  soudain  s'arrêtent  de  danser. 
La  sourde  irritation  qui  les  animait  se 
développe,  s'accroît  et  éclate.) 

A  RM  AN  DE  apostrophant  les  buveurs. 

Eh!  bien,  quoi?  Voyons? 

FLORA 

,    Qu'est-ce  qui  vous  rend  si  hargneux?... 


PREMIERE   PARTIE  M 

(D'un  air  de  défi  impétueux,  elles  se  por- 
tent toutes  ensemble   ver-  le  groupe 
villageois  qui.  eo  remaillant  et  en  ricanant. 

les  regardent  venir,  violentes  et  arde:. 

THOMAS  aux  femmes  d'un  air  de  mauvaise  humeur. 
Il  y  a  temps  pour  tout,  dites  donc  ! . . . 

eus  i:  b  E 
Il  fait  nuit  !... 

THOMAS 

La  Que  menace  !... 

BDSÈBE 

Ce  n  est  plus  l'instant  des  farces  ni  des  jeux  !... 

DOROTHÉE  se  campant  devant  eux. 

Oui,  oui,  pour  nous  ! 

A  II  M  AN  DE  de  même. 

Car  quant  à  vous,  qu'est-ce  que  vous  faites 

maintenant  ?... 

LÉONIE  de  même. 

Vous  êtes  là  à  godailler!... 

FLORA  de  m 
A  boire,  des  choppes  et   des  verres!...   Vous 


30        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

trouvez  que  c'est   encore  l'heure,   n'est-ce    pas, 
vous  autres?... 

(—  «  C'est  tapé  !  hein,  qu'en  dites-vous?...» 
s'exclame  Élie  le  fossoyeur.  Et  il  se  tord, 
plein  de  joie,  se  moquant  de  ses  compa- 
gnons. Mais  de  ceux-ci  la  colère  s'empare 
brusquement.) 

EUSÈBE  aux  femmes. 
Sacrées  bougresses!... 

THOMAS 

Que  les  flammes  de  l'enfer  vous  engloutis- 
sent ! . . . 

LÉON IE  saisie  de  fureur. 

Examinez-moi  ces  hommes-là î...  Ils  n'ont  pas 
honte!...  C'est  de  cette  façon  qu'ils  nous  trai- 
tent!... 

A  RM  AN  DE  montrant  Marie  la  Pouille. 
Oui,  tandis  qu'avec  cette  traînée!... 

(La  Ponille,  qui  assistait  à  la  querelle,  ne 
s'en  était  pas  mêlée  encore.  Sous  l'outrage 
elle  se  lève  soudain,  et  d'un  mouvement 
contracté  elle  se  tourne  du  côté  de  Flora  et 
d'Armande.) 

LA  POUILLE  elle  s'avance  l'air  dédaigneux. 

Qu'est-ce  qu'elles  racontent?... 


PREMIERE   PARTIE  31 

A  H  .M  ANDE.  a  ver  véhémence. 

Que  nous  ne  sommes  pas  comme  des  bêles... 

DOROTHÉE 

A  qui  l'on  fait  seulement  porter  les  fardeaux 
lourd 

LÉON1 1  : 

Ou»'  nous  en  avons  assez  d'être  rançonne'es  et 
battues... 

FLoKA 

Que  noua  te  valons,  espèce  de  pouffiasse!... 

LA   PODILLE  d'un  ton  de  déG. 
Vous?  Vraiment  non!  par  exemple  !.. 

ARMANDE 
Elle  prend  tous  nos  sous... 

LÊOfl  M. 
Elle  bous  vole! 

FLORA 

Elle  nous  embête  à  la  lin  I... 


32        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  POUILLE 

Et  vous!  gueulerez-vous  tout  le  temps?...  Et 
tout  cela  parce  qu'on  les  laisse,  parce  qu'on  ne 
leur  fait  pas  l'amour!... 

DOROTHÉE 

Avec  ça  que  ça  nous  plairait  d'avoir  tes  res- 
tes!... 

FLORA 

Et  puis  attraper  tes  saletés,  ah!  non,  alors!... 

LA  POUILLE  transportée  de  rage. 
Putains  de  femmes  ! . . . 

(Elle  est  exaspérée.  Les  autres  aussi. 
Elles  semblent  toutes  disposées  également 
à  s'affronter.  Elles  se  tiennent  sur  la  défen- 
sive, avec  des  aspects  arrogants  et  inju- 
rieux.) 

LE  FOSSOYEUR  inquiet  et  stupéfait. 

Bon  !  en  voilà  une  affaire  ! . . . 

(Ils  font  mine,  lui  et  les  hommes,  de  vou- 
loir s'interposer.  Mais  la  Pouille  les  repousse 
d'une  manière  rude.) 

LA  POUILLE  impétueusement. 

Eh  bien!  vous  autres!  laissez-nous  faire!...  Je 


PREMIÈRE   PARTIE  33 

saurai  me  défendre  toute  seule!...   Qu'elles    me 
touchent  donc!... 

A  RM  A  N  I)  E  aux  liomm 

Ils  n'ont  pas  honte  de  laisser  outrager  leurs 
femmes  par  cette  pourrie! 

FLORA 

Ils  regardent  sans  rien  oser  dire... 

DOROTHÉE 
Ils  ne  bougent  pas... 

EUSÈBE  se  désintéressant,  aux  femme?. 

Pourquoi  avoz-vous  commencé?...  Qu'est-ce 
qu'elle  faisait?...  Vous  êtes  tombées  sur  elle 
comme  des  chiennes  aboyantes!...  A  présent  elle 
se  défend...  Vous  n'avez  pas  peur,  je  suppose... 
il  ricane.)  Vous  et»'-  en  nombre!... 

LA   POUILLE 

Ha!  ha!...  Elles  <»ut  la  frousse,  regardez-lei 
Tas  de  salopes!...  àEusèbe.  I  lui,  oui,  dites-leur  doue 
ce  qu'elles  sont!...    a  Amande,  Flora,  etc.    Croyez- 
vous  que  c'était  à  moi  qu'ils  auraient  flanqué  une 
volée!...  Vous  êtes  donc  folles!... 


34        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LÉONIE 

Nous  te  la  ficherons  bien  nous-mêmes.  Tu  vas 
voir  ça!... 

LA  POUILLE 

Ils  couchent  toutes  les  nuits  avec  moi!...  Ils 
m'aiment,  pardi!.. .  Ils  me  disentque  je  suis  jolie... 
Eh  bien!  eh  bien!...  Vous  ne  paraissez  pas  con- 
tentes... Et  puis  après... 

AR MANDE  exaspérée. 

Peut-on  dire  des  choses  comme  celles-là!... 

TOUTES  LES  FEMMES  de  même. 

Gueuse!  —  Cochonnerie!  —  Espèce  de  rien  du 
tout!  —  Horreur  de  fille! 

(Gomme  des  furies,  elles  se  jettent  sur  la 
Pouille,  lui  crêpent  le  chignon,  la  griffent. 
On  entend  des  voix  éparse»,  des  cris  confus. 
Un  tumulte  se  produit  parmi  la  place.  Les 
hommes  regardent  la  scène  en  se  tordant 
de  rire.) 

VOIX  DE  LA  POUILLE  dans  le  pêle-mêle  de  la  cohue. 
Ho!  ho!  malheur!... 

FLORA  battant  la  Pouille. 

Ah!  tu  vas  voir  qui  nous  sommes... 


PREMIERE   PARTIE  35 

DOROTHÉE 

En  as-tu  assez?  on  as-tu  assez? 

EUSÈBE  riant  et  excitant. 

Pour  faire  ce  que  veut  la  colère,  elles  n'ont  pas 
besoin  d'être  frappées  et  houspillées...  Elles  vont 
toutes  seules... 

THOMAS 

Elles  en  ont  une  vivacité!...  Et  elles  lui  en 
flanquent  des  coups  à  la  Fouille!... 

LE  FOSSOYEUR  qui  a  pitié. 

Au  lieu  de  les  exciter,  il  sérail  bien  mieux  de 
les  rendre  plus  calmes...  Elles  sont  insensi 
Voyons  donc,  empêchez-les... 

ifondues  ensemble,    s'agiippaut  les 

une»  les  autre-,  la  Pouille  et  les  autres 
femmes  forment  comme  une  agglomération 
indivisible.  On  les  voit  bouger  constam- 
ment sans  néanmoins  >e  séparer.  El! 
transportent  d'un  endroit  à  un  autre  comme 
une  seule  masse.  —  Le  fossoyeur  s'avance 
c  le  désir  d'intervenir,  «le  lies  contenir. 
M  i-  la  Pouille,  haletante  et  violacée,  par- 
\ irnt  justement  à  t. 

LA    POUILLE  brutale. 

Je  ne  vous  redoute  pas,  Baies  lâches!...  Vous 


36        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

êtes  des  traînées,  toutes,  tant  que  vous  êtes...  Je 
vous  connais  bien,  allez!...  Ils  m'en  ont  trop  dit- 
sur  votre  compte...  Oh!  oui,  alors!... 


(Elle  éclate  d'un  rire  sauvage,  mais  au 
même  moment,  les  femmes  la  bousculent, 
lui  tombent  dessus.  On  distingue  des  : 
«  Aïe!...  aïe!...  J'ai  mal...  »  Le  fossoyeur  et 
les  autres  veulent  s'interposer,  ils  sont 
frappés,  entourés,  et  en  se  disputant  et 
hurlant,  tous  sont  entraînés  dans  le  fond 
de  la  scène,  du  côté  de  la  rue  et  des  mai- 
sons.) 


VOIX  MÊLÉES  DE  LA  POUILLE,   DES  HOMMES, 
DES  FEMMES 

Crapules!  —  Brutes!  —  Bon,  bon!  Bouchons- 
là!  —  Approche  donc  un  peu  que  je  voie!  —  Ils 
vont  nous  battre,  à  présent!  —  Séparons-les! 
séparons-les  !  Ho  là  là  !  c'est  épouvantable  !  — 
Tiens!  tiens!  Attrape!... 


(Devant  le  tohu-bohu  produit  par  ces  vo- 
ciférations, ces  piétinements  de  la  foule, 
les  habitants  de  la  place  sortent  de  leur 
sommeil.  Des  lumières  passent  derrière  les 
vitres.  On  voit  des  gens  tout  effarés  tirer 
leur  persiennes,  ouvrir  leur  croisées,  des 
bourgeois,  des  femmes  en  bonnet  de  nuit,  etc. 
Tous  se  penchent  par  les  feuêtres  pour  dé- 
couvrir la  raison  du  tumulte,  qui  a  lieu  en 
bas  au  pied  des  maisons,  confusément  dans 
la  nuit.) 


PREMIERE   PARTIE 
BOURGEOIS  ET  BOURGEOISES,  aux  fenêtres. 

Quel  tintamarre  ils  font  par  là  !  —Quoi!  qu'esl- 

cc  qui  se  passe?  —  An  secours!  ■ —  Ce  doit  être 
un  assassinat!  —  Non!  une  querelle  de  gens 
saouls!  —  Ile  là!  allez-vous  vous  taire?  —  Us 
nous  empêchent  de  dormir!  —  Ce  sont  des  ivro- 
gnes. —  Donnons-leur  à  boire.  —  En  voilà  un 
charivari!  Et  à  cette  heure,  quel  scandale  ! 

(<>n  jette  des  pot»  d'urine  sur  la  foule. 
Des  gen»  crient  :  -«  Cochons:  vous  allez  voir 
ça!  »  On  ferme  vivement  les  croisée- 
groupe  de3  gens  se  battant  est  entraîné 
encore  plus  avant  dans  la  rue.  On  entend 
ilr-   exclamations,   des   rameurs  vagues  : 

Nom  de  Diou  !  lin',  haï!  Hélas!...  ■  Le 
bruit  se  perd  dans  la  ruelle  du  f 

C'est  pendant  cette  scène  que  le  Christ 
entre  avec  Martial  et  Zachariao,  -es  compa- 
gnons. Ils  viennent  par  la  gauche  en  cau- 
sant. Il-  -ont  vêtus  comme  les  cnemineaux 
des  grandes  route-.  Il-  parai— ont  las.  II- 
aperçoivent  la  foule  qui  se  bat;  il»  -arrê- 
tent surpris  d'abord  <'t  un  peu  inquiets, 
puis  poursuivent  leur  chemin  sans  inter- 
rompre leur  entretien  el  vont  vers  l'endroit 
de  la  place  où  se  trouvent  les  tables  d 
tées. 

Personne  ne  les  voil  arriver,  sauf  le  e a- 
baretier.  qui  I.--  inspecte,  -  in-  en  avoir 
l'air,  «l'un  œil  soupçonneux. 

LE  CHRIST  en  savançant  doucement. 

Oui.  Zacharian,  lu  as  raison,   n. »u»  sommes 


38        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

leurs  ennemis  à  eux  tous,  comme  la  logique  est 
contraire  à  la  fausse  pensée...  Et  tendus  contre 
eux  par  la  force  de  la  raison,  ils  nous  sentent  dis- 
posés à  les  détruire,  c'est-à  dire  à  les  réformer,  et 
ils  nous  craignent...  Ils  nous  haïssent  d'instinct, 
sans  doute...  Ne  leur  sommes-nous  pas  opposés 
comme  la  sagesse?...  Ne  considèrent-ils  pas  en 
nous  la  justice  posée  devant  eux  avec  l'impla- 
cable évidence  d'une  chose  réelle?  Hélas!  ce  sont 
eux  qu'il  faut  plaindre,  les  malheureux!... 

ZACHAR1AN 

Seigneur,  quelle  misère  est  la  nôtre,  à  nous  qui 
ne  sommes  rassemblés  que  par  l'amour,  et  qui 
ne  rencontrons  partout  que  de  la  haine!... 

LE   CHRIST  l'air  souriant. 

Sans  doute,  sans  doute,  mais  cependant  soyez 
tranquilles...  car  le  monde  ne  peut  vivre  long- 
temps dans  le  désordre...  Les  hommes  viendront 
à  nous  un'jour...  Certes,  maintenant,  ils  forment 
le  poids  lourd,  mais  je  les  remuerai  malgré  leur 
masse...  Il  y  a  quelque  chose  en  eux  qui  aspire 
aux  saintes  harmonies  de  la  passion...  Et,  après 
tout,  sont-ils  plus  énormes  que  l'éther  qui  roule 
sur  moi,  que  je  porte  sans  difficulté,  et  qu'à  chacun 
de  mes  mouvements,  je  fais  bouger  d'un  bout  à 


PREMIERE   PARTIE 

l'autre  de  l'univers?...  Eh  bien,  je  les  ébranlerai 
tous  sans  plus  d'effort... 

(Tout  en  causant,  ils  se  sont  dirig< 
l'une   des  tables    du   cabaret.    A   peini 
sont-ils  assis  que  l'on  voit  revenir  la  Pouille. 
luisante  de  joie  et  toute  déchirée,  avec  un 
groupe  d'hommes  chantant,  lmi-,  héris 
II-  -e  tiennent  par  les  bras  et  s'avancent 
d'un  pa>  joyeux,  ivre  et  lourd. 

LA  POUILLE  secouée  d'un  gros  rire. 

Ah!  ali!  elles  m'ont  cogné  dessus,  mais  ce  n'est 
rien. . .  Elles  en  ont  reçu  une  trempée  !  Elles  n'iront 
pas  s'en  vanter... 

EU  S  Kl!  i; 

Oui,  c'est  bien  sûr!... 

LA  POUILLE  avec  gaieté. 

Et  maintenant,  il  est  temps  de  rire!...  Amu- 
sons-nous! 

T  II  O  M  A  - 

(  >h  !  pour  une  fois!...  En  vérité,  on  le  peut  bien  !... 

LA  POUILLE  d'un  air  mystérieux 

Je  vais  vous  chanter  une  petite  chanson  : 

D'une  v<>ix  éraillée  et  copieuse, 
met  en  effet  à  chanter  très  baut. 

Qu'il  fienne  l'aman! 
Qui  fait  mon  tourment  ! 


40        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

Dans  la  nuil, 
C'est  lui 
Que  toujours  j'attends!... 

Hein!  est-ce  joli  ce  que  je  vous  récite?  Conve- 
nez-en!... (Apercevant  le  Christ  et  ses  compagnons,  elle 
change  tout  à  coup  de  ton.)  Tiens!  qu'est-ce  que  c'est 
que  ces  gens-là?... 

(Elle  s'arrête  surprise,  étonnée,  se  tourne 
vers  Eusèbe  et  les  autres,  leur  montre  les 
nouveaux  venus.) 

LE  FOSSOYEUR  bas. 

En  effet,  les  connaissez-vous?  Ils  ne  doivent  pas 
être  du  pays,  à  mon  avis... 

THOMAS  de  même. 

Ils  viennent  d'arriver  très  probablement... 

LA  POUILLE  de  même. 

'    Nom  de  nom!  quelle  mine  ils  ont!  Oh  là  là! 
regardez-les!... 

LE  FOSSOYEUR  riant. 

Ne  te  moque  pas  d'eux,  Marie...  Peut-être  est-il 
devant  toi  (il  la  parodie)  «  cet  amant  que  tu  at- 
tends... » 


PREMIÈRE   PARTIE  il 

LA  POUILLE  déclamant  par  dérision. 

Il  est  là,  je  ris; 

Je  n'ai   plus   d'ennui. 

Et  toute  pâmée... 

Ali!  bien  non,  alors!  Ils  paraissent  trop  tristes. 
Et  puis,  vrai,  ils  n'ont  pas  l'air  riclx-.  les  mal- 
heureux... 

Elle  éclate  de  rire.  Ils  vont  s'attabler 
tous  ensemble  en  faisant  de-  geste*  gros- 
siers entre  eux.  Il  y  a  un  moment  de 
silence.  Les  compagnons  et  le  Christ 
paraissent  méditatifs.  Le  cabaretier  -  ap- 
proche de  la  Pouille,  d'Élie  et  de-  autres, 
qui  commencent  à  examiner  plu-  attenti- 
vement les  nouveaux  venus.) 

LE  FOSSOYEUR  d'un  ton  gouailleur  et  désiguant 
les  étrangers. 

Il  est  indubitable  qu'ils  paraissent  plutôt  pau- 
vres, et  de  plus  sans  gaité  aucune...  El  ils  sont 
certainement  (railleurs.  Car,  moi,  je  ae  les  con- 
nais pas,  et  cependant,  il  n'en  est  guère,  vous 
comprenez...  Ayant  l'habitude  d'inspecter  Ions 
ceux  d'ici  pour  voir  s'ils  sont  en  maladie  ou  bien 
portants... 

EUSÈBE  ET  LES  Al   II;  ES  vivement. 
Sans  doute,  sans  doute... 

I.  \   POUILLE,  elle  regarde  à  SOD  tour. 

Oui,  oui,  tu  as  raison,  le  fossoyeur!...  Ils  on 
peuvent  Être  ni  du  pays,  ni  des  environs,  c'csl 


42        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

bien  sûr, ...  je  les  aurais  vus  un  jour  ou  un  autre  ! 
Tandis  que  j'ignore  complètement... 

EUSÈBE  rigolant. 

Oh!  oh!  alors!...  si  c'est  toi-même  qui  nous 
l'affirmes...  Nous  sommes  tranquilles...  Mais  d'où 
diable  peuvent-ils  venir?...  Il  y  a  quelque  chose 
d'étrange  dans  ces  gens-là!... 

LE  CABARETIER 

Oui,  il  me  semble  à  moi  aussi,  comme  vous  le 
dites,  qu'il  y  a  quelque  chose  d'étrange  dans  ces 
gens-là.  Ils  doivent  venir  de  loin,  puisque  leurs 
bâtons  sont  usés,  et  ils  portent  de  vieux  sacs  de 
toile  qui  paraissent  vides...  Quoi  qu'il  en  soit,  ils 
n'ont  pas  des  mines  bienveillantes  et  agréables... 

EUSÈBE  soudain  inquiet. 

En  effet,  est-ce  qu'on  sait  jamais!... 

THOMAS 

Que  font-ils  maintenant  par  ici,...  à  cette  épo- 
que de  la  saison,  par  une  telle  nuit?... 

LE  FOSSOYEUR 

Bah!  ils  font  comme  vous  et  moi-même...  Ils 


PJŒHJÈRE   PAIiTIE 

vivent  le  mieux  qu'ils  peuvent,  sans  doute...  Ils 
essaient  de  jouir  de  leur  force  en  attendant  . .  I  la  ! 
ha!...  lia:  haï... 

Il  rit. 

EUSÈBE  ET  LES  AUTRES 

-t  qu'ils  ont  l'air  Lien  fatigués,  bien  misé- 
rable-... 

Li:  CAlîAHKTI  Kl!   avec  violence.  1 

Eh  bien,  en  ce  ca^,  qu'ils  aillent  donc  pins 
loin!  Qu'ai -je  besoin  d'abriter  des  vagabond» 
comme  eux!  Kst-ce  mon  métier  d'accueillir  des 
mendiants  de  cette  espèce?...  Par  cette  soirée 
sinistre  et  noire,  où  court  le  vent,  pourquoi  rù- 
dent-ils  de  celle  manière  sur  les  chemins?...  Ah! 
certes,  ce  n'est  pas  ma  coutume  de  refuser  des 
aliments,  un  domicile  el  de  l'alcool  aux  gens  quj 
passent,  mais  ceux-là  onl  de  telles  figures!...  Bien 
des  fois,  j'ai  ouvert  ma  porte  à  toutes  sortes  de 
pauvres  colporteurs,  de  marchands,  d'ouvriers 
nomade-,  et  jamais,  je  puis  bien  le  dire,  je  ne  me 
Buis  snquifi  soit  de  leur  nom.  soii  de  la  latitude 

BOUS   laquelle    il<   vivaient,  suit  île  quelle   emiliee 

ils  venaient,  soit  d'autre  chose. ~  Cependant,  a.i 
leur»  airs  mornjes,  ceux-ci  m'inquiètent... 


44        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  FOSSOYEUR 

Ce  que  vous  dites  là  est  bien  juste,  mais  avec 
nous  tous  qui  vous  entourons,  il  ne  peut  exister 
pour  vous  aucun  danger... 

LA  POUILLE 

Que  voulez-vous  qu'il  vous  arrive?  Voyons! 
voyons!...  Ah!  j'en  ai  vu  bien  d'autres,  je  vous 
l'affirme .  Et  est-ce  que  j'ai  jamais  eu  peur?  Et 
vous,  alors?...  Je  vais  leur  poser  des  questions, 
vous  allez  voir...  Et  puis,  s'ils  nous  cachent  quel- 
que chose,  je  le  saurai,  parce  qu'à  moi,  vous  com- 
prenez bien,  personne  ne  ment!... 

LE  FOSSOYEUR,  EUSÈBE,  etc. 

C'est  ça,  va  leur  parler,  Marie...  On  rigolera. 

(Marie  se  lève.  Attente  et  curiosité  des 
buveurs,  qui  suivent  le  manège  de  Marie, 
Marie  se  dirige  vers  le  Christ  d'un  air 
jovial  et  assuré.  Elle  les  salue  et  leur  sou- 
rit en  s'avançant  près  d'eux.) 

LA  POUILLE 

Bonne  nuit,  vous  autres,  je  vous  donne  le 
salut!  —  Vous  n'êtes  pas  honnêtes,  camarades!  — 
Hé!  hé!  dites  donc,  voulez-vous  me  permettre  de 
m'asseoir  près  de  vous?... 


PREMIÈRE    l»  A  UTIL: 


MA  KTIAL 


Parbleu!  parbleu!...  D'ailleurs,  tu  en  as  grand»' 
envie,  n'est-il  pas  vrai?... 

LA  POUILLE  en  B'asseyant. 

haine!  je  voudrais  faire  connaissance...  Vous 
comprenez,  ce  n'est  pas  tous  les  jours  que  passent 
dans  ces  parages  des  personnages  comme  vous. 

MARTIAL  souriant. 
En  vérité,  paraissons-nous  si  singuliers? 

LA  POUILLE 

Qu'est-ce  que  vous  faites  dans  ce  pays?  Est-ce 
que  vous  le  trouvez  joli?  Il  n'est  pas  beau!...  Il 
doit  vous  paraître  bien  horrible  et  bien  Lugubre. 

ZAGHAR1  W 

Les  autres  parties  de  L'univers  sont-elles  moins 
tristes?  Et  celle-ci  est-elle  doue  l'objet  d'un.' 
désolation  plus  extrême  et  plus  constante?... 
Vraiment,  nous  ne  supposions  pas... 

I.  \  Pp!  M. M. 

Obi  mon  Dieu,  on  ne  s'y  plali  guère  à  L'ordi- 

4. 


46        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

naire!...  Vous  ne  voulez  pas  me  faire  du  chagrin. 
Mais  quoi  que  vous  puissiez  me  dire,  et  bien  que 
j'aie  peu  voyagé,  pourtant,  allez,  je  sais  bien  qu'il 
doit  exister,  dans  l'un  des  hémisphères  du 
monde,  peut-être  très  loin,  mais  quelque  part 
assurément,  un  endroit  de  bonheur  et  de  repos... 
Car  ce  ne  serait  pas  la  peine  de  vivre  comme  on 
le  fait  chez  nous  si  aucun  être  ne  pouvait  con- 
naître de  la  joie  un  peu  au  moins,  et  ici  nous  n'en 
avons  pas...  ça,  c'est  certain... 

ZACHARIAN 

Vous  n'êtes  donc  pas  si  gaie  qu'on  aurait  pu  le 
croire,  à  vous  voir  tout  à  l'heure,  chantant, 
dansant... 

LA  POUILLE 

Il  faut  bien  rire  de  temps  à  autre...  et  puis, 
qu'est-ce  que  nous  ferions  donc  si  nous  pensions 
continuellement  à  tous  les  malheurs  qui  nous  sui- 
vent, qui  constamment  sont  à  nos  trousses,  qui 
nous  harcèlent?...  Vous-mêmes,  ne  les  chassez- 
vous  pas  de  votre  esprit?  Car,  vous  aussi,  à  votre 
aspect,  on  devine  que  vous  n'êtes  pas  gais,  hein, 
camarades?...  Ce  doit  être  une  chose  lamentable 
que  votre  vie.  Et,  d'ailleurs,  personne  n'est  heu- 
reux.  C'est  mon  avis...  Oui,  au  milieu  de  nos 


PREMIÈRE    PAKTIE  i: 

Réserves,  dans  nos  greniers,  il  y  a  un  vu-.'  plein 
de  larmes  dont  il  nous  faut  vider  la  coup»'  et  le 
contenu...  N'est-ce  pas  vrai,  ce  que  j<-  dis  ta,  les 
compagnons? 

ZACHARIAN 

Oui,  oui,  vous  exprimez  des  choses  profondes, 
et  la  vérité  est  visible  dans  vos  paroles...  Nous 
aussi,  comme  vous  l'avez  dit,  nous  sommes 
démunis  de  bonheur  et  misérables.  Mais  ce  n'est 
pas  d'être  pauvres  qui  nous  afflige  si  fort... 

Ils  tombent  tous  dan<  une  méditatioû 
profonde.  Au  début  de  cette  conversation, 
les  gens  du  village  n'avaient  cessé  de 
ricauer.  Petit  à  petit,  le  fossoyeur  s'est 
détaché  de  leur  groupe  et  a  écouté 
un  intérêt  grandissant  A  la  lin.  il  se  trouve 
debout  près  des  compagnons  et  il  inter- 
vient.  La  Fouille  est.  «die  aussi,  devenue 

ieuse  et  presque  triste. 


L  E   POSSOY  E I   R  avec  une  dureté  ^rave. 

Non-,  ce  qui  nous  rend  malheureux,  c*esl  (Tertre 

réduis  à   vivre  ici   sm>   jamais   voir  autre  chose 

que  cet  horizon  vert,  cette  terré  humide  et  la 

rivière  pleine  de  p  £6601*6. . .  VOUS,  -ans  iloiite,  VOUS 

désolés  parce  oue  vous  ne  parvenez  pas  à 
vottfi  établir  nulle  part...  Car  vous  êtes  contraints 

à    aller   d'ici    à    là,    toujours    ailleurs,  à   ce   qu'il 


48        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

semble,  puisque  vous  passez  par  ici  où  personne 
ne  connaît  même  votre  nom...  Quelle  diable  de 
profession  exercez-vous? 

(Silence.  Les  compagnons  vont  répondre, 
mais  le  Christ,  à  son  tour,  sort  de  sa 
rêverie.) 

LE  CHRIST  d'un  ton  enjoué. 

Un  singulier  métier,  je  vous  le  dis,  et  qui  n'est 
pas  semblable  au  vôtre  et  qui  lui  est  même  con- 
traire, parce  que  nous  défaisons  ce  que  vous 
faites... 

LE  FOSSOYEUR  riant. 

C'est  une  énigme  que  vous  me  proposez?  Elle 
est  obscure...  Pour  une  fois  que  vous  nous  parlez, 
eh  bien,  vraiment,  c'est  réussi,  oui,  tout  à  fait!... 
Yous  voulez  vous  moquer  de  moi.  Car,  quelle 
connaissance  avez-vous  à  mon  sujet?...  Savez- 
vousquel  est  mon  emploi?...  Alors,  dites-donc?... 
Qu'est  que  tout  cela  signifie,  en  vérité? 

LE   CHRIST 

En  vérité,  cela  signifie  réellement  une  chose 
sérieuse...  Mais  vous  ne  me  comprenez  pas.  Et 
dans  quel  but  chercherais-je  à  vous  découvrir  ce 
que  je  pense?...  Faites  votre  travail  comme  na- 


PREMIÈRE  PARTIE 

guère,  et.  pour  nous,  laissez-nous  dans  le  repos. 
Que  vous  importe  que  nous  soyons  ceci  ou  bien 
cela?...  Vous  êtes  un  malheureux  et  moi  aussi... 
Si  je  cherchais  à  vous  révéler  tout  entière-  les 
choses  réelles,  et  votre  ennui,  et  vos  mélancolies, 
et  les  désirs  dont  vous  ne  vous  rendez  pas  compte, 
vous  me  haïriez  trop  bientôt,  ou  bien  vous  fré- 
miriez, et  tout  à  coup,  vous  ne  voudriez  plus 
m'abandonner!...  Mais  restons  chacun  dans  la 
p;iix  et  continuons  à  nous  ignorer  complètement 
comme  autrefois.  Tout  à  l'heure  nous  repartirons, 
et  vous,  avec  des  cris  violents,  vous  me  poursui- 
vrez de  ce  lieu  sur  le  chemin...  Oui,  pourquoi 
vous  dirais- je  ce  que  nous  sommes?  Si  je  vous 
donnais  sur  nous-mêmes  quelques  notions,  quelle 
sorte  d'usage  en  feriez-vous?  Comment  vous  en 
serviriez-vous?  A  quel  emploi  les  destiner  h-/. - 
vous?  Je  vous  le  demande?...  Nous  sommes  des 
gens  qui  allons  d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre 
bout...  Et  afin  de  vous  renseigner,  que  pourrais-je 
ajouter  de  plus?  Rien,  rien  du  tout... 

LA    POUILLE  déjà  émue. 

Oh!  je  comprends   maintenant  ce  qu'il   veul 
dire...  Vous  êtes  probablement  des  chemineaux? 

El  vuiis  vous  louez  pour  une  semaine  OU  DOUT  un 

mois,  à  des  fermiers  qui  ont  du  travail  dans  les 


50        LA  TRAGÉDIE  BU  NOUVEAU  CHRIST 

champs  ou  bien  à  dos  entrepreneurs,  ou  bien  à 
d'autres...  Vous  menez  une  vie  de  hasard,  selon 
les  temps...  Tantôt  au  nord,  tantôt  au  sud,  vous 
changez  de  pays  avec  les  jours...  N'est-ce  pas  là 
votre  occupation,  avouez-le  moi?... 

LE  CHRIST 

Elle  dit  vrai.  Oui,  c'est  bien  celte  chose  que  nous 
faisons...  Nous  sommes  les  ouvriers  bons  à  toutes 
les  tâches,  et  non  pas  seulement  à  celles-ci,  mais 
à  beaucoup  d'autres  encore...  Et  en  effet,  au 
hasard  de  la  vie  et  de  l'époque,  nous  cheminons 
vers  telle  ou  telle  latitude. . .  Nous  ne  nous  apparte- 
nons pas,  entendez-vous  !...  Il  n'est  personne  qui 
ne  puisse  nous  utiliser  pour  quelque  ouvrage... 
Et  ainsi  nous  aidons  les  hommes  dans  les  pays... 

LA  POUILLE  avec  une  pitié  attendrie. 

Est-ce  depuis  une  longue  période  d'ans  que 
vous  menez  cette  existence  humble  et  errante?... 
et  que  vous  n'avez  pas  de  domicile?  même  pas 
une  grange  avec  une  botte  de  paille  aiguë?...  et 
que  vous  avez  tout  quitté  et  tout  laissé?...  et 
que  vous  êtes  des  étrangers  là  et  ailleurs?...  et  que 
vous  n'êtes  nulle  part  chez  vous,  allant  d'une 
partie  de  la  terre  à  celle  qui  en  est  le  plus  éloi- 
gnée?... et  que  vous  n'avez  plus  d'amis,  plus  de 


PRKMIKUi:    PARTIE  Si 

patrie,  plus  de  parenla,  plus  rien  au  monde?... 

F  :  1 1  e  B'arrêtfl  dans  un  état  d'émotion  in- 
tense. Elle  considère  le  <;hiist  el  SM  com- 
pagnons avec  une  tri>te--e  pleine  de  com- 
passion. Tous  wml  émas,  Bauf  les  buveur- 
du  fond,  qui  ricanent. 


LE  CHIUST 

En  effet,  voilà  l)icn  longtemps  que  nous  allons... 
Et  nous  en  avons  vu  des  terres  dans  lesquelles, 
malgré  toute  leur  étendue,  nous  n'avons  pas 
trouvé  un  gîte  pour  nous...  E1  il  en  est  passé 
beaucoup  d'hommes  près  de  nous,  dont  pas  un 
seul  ne  nous  a  secourus,  parmi  lesquels  il  ne 
s'en  esl  pas  tevé  un  avec  un  air  de  bienveillance 
et  d'amitié...  El  voilà  des  temps  et  des  temps  que 
nous  marchons... 

Là   POUILLB 

Oh!  comme  je  vous  plains,  malheureux!...  El 
moi  qui  me  croyais  si  misérable  !...  Mais  vous,  que 
vous  êtes  dans  la  peine  el  la  douleur!...  D'ail  Feurs, 
rien  qu'à  voir  votre  aspect,  il  faul  bien  toui  de 

suite    comprendre    voire   affliction...    Voiei.    qu'à 

ni.  je  me  trouve  comblée  de  joies  !...  Quoi  ! 

vous  êtes  démunis  de  tout  au  monde?... 

LE   CHRIST  dan-  HO  grand  élan  fraternel. 

Je  vais  te  dire,  Marie,  écoute-moi  bien  :  non- 


o2        LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 

ne  sommes  pas  si  pauvres  que  nous  le  paraissons. 
Car,  en  somme,  nous  avons  assez  pour  subsister, 
et,  puisque  cela  peut  suffire,  soyons  contents... 
Mais,  en  outre,  nous  sommes  possesseurs  de  biens 
précieux... 

LA  POUILLE  étonnée. 

Je  vous  écoute,...  mais  je  ne  comprends  pas  ce 
vous  dites... 

LE  CHRIST  souriant. 

N'est-ce  pas  une  possession  d'un  prix  inesti- 
mable que  celle  d'une  sagesse  suffisante  pour 
vivre  en  paix?.,.  Beaucoup  qui  ont  acquis  des 
terres  d'un  vaste  espace  ne  régnent  pourtant  pas 
sur  leur  corps  dont  l'étendue  est  néanmoins^  si 
limitée  !...  Et  dans  ce  cas  combien  ils  sont  moins 
riches  que  nous!...  Yoilà  ce  qui  fait  notre  joie, 
entendez- VOUS?...  (Il  se  tourne  ici  vers  Marie,  avec  une 
passion  subite.)  0  Marie  !  ô  chère  et  sainte  femme  ! 
ô  mon  amie  !  Je  me  découvre  à  vous  sans  restric- 
tion ;  et  je  me  laisse  aller  à  vous  parler;  et  vous 
êtes  savante  à  présent  parce  que  je  me  suis  révélé 
en  votre  présence!... 

EUSÈBE  aux  autres  buveurs. 

Eh  bien,  voyons  !  est-ce  que  vous  saisissez,  vous 
autres?... 


PREMIÈRE   PARTIE  H 

I  Il  u  MA  S  -e  tordant  de  rire. 

Bel...  fié:...  allons!...  il  veut  se  moquer  do  la 
Pouille,  c'estbien  certain  !... 

(Ils  s'esclaffent  d  un  air  énorme.  La  l'auille 
semble  interdite  et  regarde  le  Christ.  Le 
Christ  se  lève  brusquement  et  avec  tris- 
tesse.] 


1.1.   c.  Il  lilsï  d'un  ton  sévère. 

Pourquoi  voulez-vous  que  je  fasse  de  cette 
femme  ma  dérision?  ...  Pensez-vous  que  je  la 
suppose  inférieure  à  vous  ou  à  moi,  ou  à  quoique 
autre?...  .le  ne  sais  quelle  idée  vous  vous  faites 
d'elle,  mais  moi,  je  la  trouve  tristement  e(  douce- 
ment bel!<\..  Cette  malheureuse,  avec  sa  face 
blanche  d'amertume,  ses  traits  que  creusent  des 
tannes  salées,  son  pauvre  corps,  elle  m'inspire 
une  vénération  extrêmement  pure...  Kt  je  l'appelle 
du  nom  de  sœur,  et  je  lui  dis  :  «  Vous  m'êtes 
précieuse,  ma  douce  .Marie  »,  et  je  me  sens  ému 
au  fond  de  rame  quand  je  conçois,  ne  fût-ce  que 
pendant  une  minute,  huiles  ses  actions...  Ohl 
lorsqu'elle  court  sous  l'averse  fumeuse  et  mobile, 
parmi  les  routes,  à  la  recherche  de  ce  maître 
inconnu  qu'elle  ne  voit  point,  mais  que  tout  de 
même  elle  attend  à  son  insu...  et  lorsqu'elle  se 
lamente  après  l'amour...  et  lorsque,  pour  vous 


54        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

rendre  heureux,  elle  souffre  et  geint,  étant  pleine 
de  douleur  et  de  colère  dans  l'instant  où  vous,  au 
contraire,  êtes  jubilants...  alors  je  la  trouve  admi- 
rable, je  vous  le  dis... 

(La  Pouille,  pendant  ce  discours,  d'abord 
surprise,  puis  touchée,  et  enfin  au  comble 
de  l'exaltation,  s'est  jetée  aux  pieds  du 
Christ  dans  une  attitude  de  reconnaissance 
excessive.  Le  fossoyeur  paraît  rêver.  Les 
compagnons  écoutent  d'un  air  passionné. 
Les  gens  du  village  font  des  gestes  de  mo- 
querie à  l'adresse  du  Christ  et  de  Marie.) 

THOMAS  d'un  air  entendu. 

Bon!  bon...  je  vous  comprends  maintenant... 
C'est  votre  façon  à  vous  de  vous  payer  une  femme. . . 
(il  rit  largement.)  Avec  des  mots  vous  faites  le  géné- 
reux... 

(Les  compagnons  se  dressent,  le  poing 
tendu,  comme  pour  se  jeter  sur  Thomas.) 

MARTIAL,  ZACHARIAN  furieux. 
Chiens  que  vous  êtes  !  —  Charognes!... 

THOMAS,  EUSÈBE,  etc.,  gouailleurs. 

Venez-y  donc,  vagabonds  infectés  de  poux  ! 
—  Avons-nous  besoin  de  vous  par  ici?  —  Qu'est- 
ce  que  vous  êtes  ?  Des  hommes  que  la  misère  rend 
enragés  !.*... 


P-R&MIÈRE    l'AHTIE 

(Ils  sont  prêts  à  bondir.  Ils  menacent 
les  compagnons,  dont  le  Christ  arrête  la 
colère  par  un  geste.; 

I.K   CHRIST  immobile  et  rude. 

Vous  proférez  des  paroles  outrageantes,  niai- 
peu  importent  vos  affronts!...  Vous  voudriez  vous 
jeter  contre  nous  avec  violence  comme  des  piques 
aux  extrémités  d'airain  aigu...  Vous  ries  des  ma- 
chines capables,  au  moindre  choc,  de  nous 
heurter...  Et  vous  oies  des  formes  de  la  guerre 
aux  traits  perçants...  Réservez  donc  tout»'- 
ces  tempétueuses  véhémences  pour  d'autres  que 
nou>.'... 

L  B  FOSSO  X  E  L  R  avec  gravité  aux  gens  du  village. 

Oui...  oui,  c'est  là  la  vérité  !  Qu'avez-vous 
donc?...  Ne  croyez -v«»u>  pas  que  ces  hommes  sont 
avec  nous?...  Ho!  ne  comprenez-vous  rien  à  ce 
qu'il-  di-eul  ?.., 

1.1  ski: E  haussant  les  épaules. 

Qs  oe  parlent  tous  que  par  périodes  obscures 
Ils  prononcent  des  paroles  épaisses... 

Thomas  et  les  antres  font  des  m 
ment-  d'approbation  et  Us  laissent  enten- 
dre <in«'  le  c.tiri-t  et  Bas  cou  sont 
Ses  hommes  insensée,  stnpides. 


56        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

LE  CHRIST  animé  dune  tristesse  violente. 

Vous  vous  hérissez  contre  nous  avec  des  aspects 
opposés  et  implacables,  comme  si  la  même  fatalité 
ne  nous  accablait  pas  d'ailleurs  tous  également  !... 
Ne  sommes-nous  pas  semblables  par  l'infortune 
pourtant?...  Vous  et  nous,  ne  souffrons -no  us 
pas  des  mêmes  douleurs  ?...  Ahî  certes,  si  vous 
ne  posiez  pas  sur  vous  un  masque  épais,  comme 
on  le  fait  pendant  l'époque  du  carnaval,  ne  serait- 
ce  pas  une  chose  visible  que  nous  avons  tous  à 
subir  des  maux  égaux?...  Lorsque  vous  vous  mo- 
quez d'un  homme  parce  qu'il  est  triste,  ou  misé- 
rable, ou  mal  vêtu,  dites-vous  bien  qu'il  peut,  s'il 
le  veut,  vous  prendre  à  partie  au  sujet  d'une  chose 
semblable?...  Car,  chacun,  nous  avons  notre  lot, 
croyez-le  bien...  Et  vous  qui  outragez  le  monde 
d'injures  amères,  vous  êtes  tous,  dans  le  fond  de 
l'âme,  aussi  épouvantablement  lugubres  que  tous 
les  autres?...  Et  vous  traînez  une  existence  obs- 
cure et  morne  avec  la  fatigue  des  années  que  vous 
portez...  Vous  vivez  sur  un  coin  de  terre,  qui 
semble  du  haut  de  l'infini  d'une  étendue  encore 
moins  grande  qu'un  grain  de  sable,  comme  des 
insectes  qui  sautent  sous  l'herbe,  et  qui  n'ont 
jamais  découvert  la  lueur  du  jour...  Ainsi  dans  la 
monotonie  la  plus  aride,,  à  refaire  chaque  jour  les 
mêmes  pas  et  les  mêmes  œuvres,  avec  un  esprit 


PREMIÈRE   PARTIE 

comparable  et  accablé,  voua  passez  lamenlable- 
menl  votre  existence...  Les  uns  qui  bàtissenl  des 
maisons  avec  des  pierres,  les  autres  qui  équarris- 

sent  du  bois  et  taillent  des  planches,  et  les  autres 
quipèchenl  des  poissons  d.-m-  la  rivière,  tous  agis- 
sent [d'une  manière  constante  pour  tuer  le  temps, 
pour  oublier  leur  vie  intime,  pour  obscurcir  le 
plus  possible  leur  conscience  vaine...  Et  voilà  com- 
ment vous  vivez,  ô  malheureux  !  Faibles  êtres  sans 
aucun  esprit  !  dénués  de  toul  !  inhabitués  à  la  lu- 
mière de  r univers  !  incapahles  de  soutenir  la  vue 
globes  pendant-  et  inerte-!  ayant,  sou-  Les 
yeux,  l'effroi  stupide  de  tout  ce  qui  passe  devant 
vous,  à  toute  minute,  avec  un  bruit  de  roue 
énorme  brovant  Tel  lier  !... 


Uo  !  ho!  qu'est-ce  qu'il  dii  là  cel  homme?... 
Qu'est-ce  qu'il  dit  là?... 

LE  CHRIST  dont  L'exaltation  augmente. 

Au  lieu  de  vouloir  vous  soutenir  les  uns  les  au- 
tres, pourquoi  au  contraire  cherchez-vous  à  em- 
piéter sur  la  durée,  sur  la  puissance  et  sur  l'es- 
pril  de  vos  voisins?...  Comme  des  hommes  qui. 
ayant  à  eux  un  lopin  «le  terre  Limoneuse, 
parent  par  tous  les  moyens  des  bouts  de  sol  I i mi 


o8        LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU    CHRIST 

trophes,  vous  vous  dérobez  mutuellement  vos 
biens,  vous  ne  demeurez  pas  dans  vos  domaines... 
Vous  ne  les  connaissez  pas  et  vous  n'avez  pas 
conscience  de  vous-mêmes...  Cependant  ne  de- 
vriez-vous  pas  faire  tous  vos  efforts  afin  de 
rendre  belle  et  fertile  votre  vie  propre?  N'êtes- 
vous  pas  assez  occupés  à  vous  accroître  par  ]a  na- 
turelle expansion  de  votre  esprit  sans  encore  em- 
ployer votre  temps  à  nuire  aux  autres?...  Ne 
serait-il  pas  suffisant  de  vous  maintenir  en  har- 
monie dans  l'univers?...  Etn'a-t-on  pas  assez  de 
mal  à  résister  continuellement  à  la  seule  attrac- 
tion du  vide  qui  voudrait  bien  nous  attirer  hors 
de  ce  monde?...  ou  bien  au  désir  qu'a  la  terre  de 
nous  faire  perdre  notre  équilibre  et  de  nous  ré- 
duire à  tomber  dans  les  ténèbres?...  Ah!  n'est-il 
donc  pas  difficile,  avant  toute  chose,  de  demeurer 
debout  et  droit  au  milieu  des  métamorphoses  de 
la  nature,  au  centre  des  temps,  et  parmi  la  marée 
horrible  des  phénomènes?...  N'est-ce  pas  là  un 
travail  assez  énorme  et  qui  peut  déjà  nous  coûter 
beaucoup  de  peine?... 

LE  FOSSOYEUR  avec  une  sorte  d'épouvante  sacrée. 
Oui,  oui,  sans  doute...  c'est  une  chose  dure  et 
difficile  que  d'exister!... 

(Il  a  quelque  chose  de  terrible.  Il  consi- 
dère tour  à  tour  le  Christ,  les  comragnons 


PREMIÈRE   PARI  II: 

et  Marie.  A--is  devant  «Je-  tabler,  l.uvant 
et  écoutant,  Eusèbe  et  les  autres  hommes 
du  village  paraissent  dans  la  stupéfaction, 

et  de  temps  à  autre  on  le-  voit  faire  des 
gestes  d'impatience,  et  île  mo<pa 
comme  de  hocher  la  tête,  de  montrer  Marie 
accablée  aux  pied-  du  Christ,  et  le  fos- 
<ur...  A  la  fin  ils  interrompent  d'un 
accent  moitié  convaincu,  moitié  ironique. 


Il -ÈBE 

Bon  !  bon  !  il  ne  faut  pas  nous  nuire  les  uns  aux 
autres...  Mais  quoi?  nous  le  savons  bien!...  El 
puis,  qu'il  nous  laisse  tranquilles,  cet  homme-là, 
avec   ses  paroles  qui  agitent  sa  barbe  aident.'... 

LE  CHRIST  surexcité  par  la  fureur  de  -a  peni 

Quoi!  vous  esl-il  possible  de  dire  que  vous 
vous  contentez  de  vivre  comme  vous  le  lait 
et  que  vous  n'êtes  préoccupés  par  rien  au  monde?... 
et  (|ue  vous  «Mes  très  satisfaits  lorsque  vous  avez 
mis  une  pierre  sur  une  autre  pierre,  élabii  que  de 
deux  auxquels  on  ajoute  deux...  Non!  non! 
jamais  !... 

i:  i  M.r.i: 

Qu'on    bous    mute    la   paix    avec   imite- 
choses!. ~.  Nous  sommes  là.   Nous  désirons  fchre 

dan-  le  rep«>-...    N'est-ce  pas  vota  avis  à  «dus 
autres?... 


60        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

THOMAS  violemment. 

Oui,  oui,  parbleu!...  Inutile  de  nous  harceler 
avec  des  idées  d'un  autre  monde!...  Allons!  al- 
lons ! 

(Ils  font  mine  de  vouloir  boire  sans  en 
écouter  davantage  et  ils  parlent  entre  eux 
en  riant  fortement.) 

LE  CHRIST  de  plus  en  plus  exalté. 

A  votre  insu  peut-être,  mais  d'une  manière  as- 
surée, sachez-le,  vous  êtes  attirés  par  une  force 
obscure  vers  les  choses  qui  pour  vous  sont  in- 
visibles... Je  vous  le  dis  afin  que  vous  preniez 
conscience  de  votre  vie...  Comme  la  lune  pompe 
les  eaux,  et  dans  le  ciel  en  nuages  épais  et  amers 
arrête  leur  masse,  l'esprit  mystérieux  de  l'espace 
élève  constamment  vos  pensées  à  sa  hauteur... 
Oui,  ainsi  au  delà  du  monde  des  apparences  se 
haussent  les  cercles  légers  de  vos  méditations,  et 
vous  demandez  à  connaître  la  vérité  !...  Vous  êtes 
pesants  mais  seulement  par  la  force  de  la  physi- 
que. . .  Car  pour  votre  âme  elle  est  gracieuse  et  déli- 
cate!... Quelles  raisons  vous  excitent  sans  cesse*  à 
nier  ces  choses?  Pourquoi  ne  les  avouez-vous  pas? 
En  ressentez-vous  de  la  honte?  Est-ce  donc  possi- 
ble!... Quoi  !  n'êtes-vous  qu'un  bloc  fait  de  boue, 
et  animé,  capable  de  se  tenir  debout  tout  en  se 
balançant  et  en  bougeant,  mais  en  aucune  sorte 


PREMIERE   PARTIE  6J 

susceptible  «le  perfectionner  son  action  ei  sa 
figure  '  .  Vous  êtes  lendus  par  une  aspiration 
Inexprimable...  Gomme  une  plante  perce  la  croûte 

du  sol  pour  voir  le  jour,  vous  sortez  hors  des 
sphères  grossières  de  l'existence  afin  de  recon- 
naître enfin  l'astre  idéal!...  Vous  ne  supportez 
qu'avec  peine  l'imposition  retentissante  des  élé- 
ments, et  de  toutes  les  choses  mystérieuses  qui 
roulent  là-haut,  et  dont  l'incessant  tourbillon 
donne  le  vertige  !...  C'est  pourquoi,  je  vous  le  de- 
mande en  ce  moment  :  pourquoi,  quand  je  vous 
parle  ainsi,  exhalez-vous  des  outrages  toujours 
renouvelés  et  belliqueux?...  Quelle  sorte  «le  mal 
vous  ai -je  la  il  2  En  quelle  façon  puis-je  VOUS  pa- 
raître trouhle  et  obscur?  Et  comment  vous  y  'pre- 
nez-vous alin  de  me  considérer  comme  votre  en- 


nemi 


Silence.  Marie,  agenouillée,  montre  un 
Usage  dont  la  passion  secoue  les  traits 
avec  violence.  Elle  ^'approche  du  Christ  et 
semble  en  adoratii-n  d  vaut  lui.  Les  com- 
pagnons regardent  alternativement  le 
Chri-t  puis  les  gêna  du  village,  qui  font  sem- 
blant d<-  jouer  aux  cartes  Bans  se  préoccu- 
per de  rien  d'autre.  Le  fossoyeur  tend  le> 
bras  vers  le  Christ  avec  une  exaltation 
effarée.  Le  Christ  est  bou  été  d'amour. 
On  voit  sa  poitrine  s'enfler  brusquement.) 


LE  FOSSOI  El  R  d'un  air  d'amour. 

<)  maître  '....  car  de  quel  aom  maintenant  vous 


62        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

appellerai-je...  salut!...  Salut  désormais  sur  la 
terre  du  haut  en  bas!...  Yous  vous  êtes  montré 
tout  entier  devant  nous  tous!...  Qu'ils  ricanent 
ceux  qui  n'entendent  pas  !  qui  ont  les  oreilles 
pleines  de  foin  !  qui  sont  inertes  !... 

(Il  regarde  seulement  du  côté  d'Eusèbe, 
de  Thomas  et  du  groupe  des  buveurs.) 

LA  POUILLE  avec  les  accents  dune  joie  délirante. 

0  nuit!  ô  terre!...  ô  roches  à  pic  croulant  des 
astres  !  ô  nuages  alourdis  de  pluie  froide  et 
aiguë!...  ô  vents  que  tant  de  fois  déjà  j'ai  sup- 
portés pendant  mes  longues  et  dures  attentes!... 
Je  vous  salue,  ô  fumantes  ombres  !  ô  courbe  du 
ciel  !  ô  parfum  de  la  mer  et  des  montagnes  !...  Car 
ce  n'est  pas  en  vain  que  j'ai  gémi  !...  Et  voilà  que 
j'ai  rencontré  mon  bien-aimé  !...  J'expirais,  et  il 
m'a  rendu  à  la  vraie  vie.  A  présent  me  voici  res- 
suscitée  !...  O  héros  !  qu'une  triple  couronne  enve- 
loppe tes  tempes  !  Et  je  te  la  forgerai  moi-même 
dans  un  bronze  sombre,  j'y  mettrai  des  herbes  odo- 
rantes et  des  fleurs  rouges!...  O  prince,  toi  qui 
règnes  sur  la  terre,  combien  je  t'aime!...  11  est 
donc  vrai  que  je  te  contemple  à  présent,  ô  noble 
Roi  !...  Tu  es  venu  sans  ornement,  mais  tu 
éblouis!...  Ah!  que  je  suis  heureuse  de  t'ado- 
rer!...  Tu  es  debout  en  ma  présence,  toi  dont  je 


BREM1ÈLBE   l'A  UTIL 

n'avais  pas  cèvé  de  voir  l'image  !...  Dieu,  que  Le 
monde  as!  magnifique  avec  ses  tourbillons  de 
rose-,  ses  vents  flexibles,  ses  harmonies  de  i  abon- 
nements et  de  ténèbres!...  Tu  es  venu  tout  éclairer 

dans  la  nuit  noire  !.. 

Le  Christ  vu  à  elle,  lui  pose  en  -ouriant 
la   main    »ur   l'épaule.    Elle    tressaille   de> 
pieds  à  la  t'te  et  se  tait.  Il  a  près  de  lu 
compagnons,  et  le  fossoyeur.  Tous  le  con- 
sidèrent ten  lreinent. 

Il  pousse  alors  un  long  cri  aigu  de  bon- 
heur. 

LE  CHIUST  calme  et  souriant. 

Il»  !  ho  !  mes  bien-aimés,  que  vous  fttes  doux  !... 
Y<>>  mouvements  d'amour  rendent  les  sphères 
plus  harmonieuses,  comme  si  vous  leur  commu- 
niquiez vos  saintes  cadences!...  Pourtant  voilà 
qu'il  faut  que  je  vous  parle  encore  une  l'ois!... 
Regardez-moi,  considérez  votre  miroir,  c'est  là 
que  vous  apercevrez  tout  votre  avenir...  Ainsi 
vous  ;i\«'/  donc  compris  que  je  ae  suis  pas  un 
homme  simple  qui  passe  ici.  comme  beaucoup 
d'autre»,  dont  toutes  les  richesses  sont  contenues 
dan-  une  besace,  el  qu'environnent  quelques  amis 

pour    le   voyage...    0    Marie,    Indu»!   tn    as   dit    la 

vérité,  quand  tu  m'as  donné  toufl  à  L'heure  le  titre 
de  Prince!...  J<i  suis  venu  pour  reprendre  mon 
royaume  qu'on  m'a  volé.  Car  à  présent  moi,  qui 
étais  ricin*  autrefois,  je  n'ai  plus  d'autre  trésor  que 


64        LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

vous,  mes  bien-aimés!...  Et  voilà  que  tout  mon 
empire  se  borne  à  vous!...  Car,  quant  au  reste, 
il  m'a  été  entièrement  pris,  et  j'ai  été  dépossédé, 
si  bien  que  je  suis  pauvre  et  nu,  ayant  perdu 
l'une  après  l'autre  toutes  mes  richesses...  Et  c'est 
pour  les  reconquérir  que  nous  marchons. . .  Aimez- 
vous  dans  les  uns  et  dans  les  autres,  c'est-à-dire 
en  moi-même  et  en  ceux-ci. . .  Ainsi,  qu'ils  viennent 
donc  avec  moi  les  êtres  qui  veulent  suivre  dans 
sa  vie  le  prince  proscrit...  Ils  partageront  sa  pau- 
vreté, ils  mendieront  le  pain  et  les  choses  néces- 
saires, ils  gagneront  mal  leur  subsistance,  ils 
seront  tristes,  chassés,  repoussés  de  partout!... 
Allons  !  il  s'agit  de  marcher  dans  les  ténèbres  ! 

(Il  est  debout  au  milieu  de  l'exaltation 
de  Marie,  d'Élie  el  de  ses  compagnons.  Ils 
forment  à  eux  tous  un  groupe  étrange,  et 
terriblement  passionoé.  Le  Christ  prend  son 
bâton  et  se  met  en  marche  vers  la  route  de 
la  campagne,  avec  Marie  qui  ne  le  quitte 
pas  et  qui  lui  tient  la  main.  Zacharian  et 
Martial  les  suivent.  Élie  hésite  un  instant, 
puis  les  imite  et  s'engage  avec  eux  dans  la 
nuit.  Un  instant  stupéfaits,  Eusèbe,  le  ca- 
baretier  et  les  autres  se  taisent.  Ils  se  lèvent 
de  la  table  en  tumulte,  vont  regarder  le 
chemin  du  côté  où  la  troupe  est  partie,  ne 
voient  plus  rien  et  reviennent  secoués 
d'un  rire  énorme  et  effaré  tout  de  même.) 

EUSÈBE,  THOMAS,  etc.,  s'esclaffant. 

Ha!  ha!  ha!  ha! 


PREMIÈRE   PARTIE  65 

LE  CABARETIEB 

Eh    bien.    Dieu  merci,   vraiment!...    Nous    ne 
sommes  pas  fous  comme  ces  gaillards-là  ! 

Ils  emplirent  la  scène  dune  tempête;  de 
rires.) 


DEUXIÈME  PARTIE 

CHRIST  REPOUSSÉ  PAR  LES  SIENS 
EST  SANS  PITIÉ 


DEUXIÈME  PARTIE 

CHRIST  REPOUSSÉ  PAR  LES  SIENS 
EST  SANS  PITIÉ 


Une  pièce  pauvrement  éclairée,  dans  laquelle  deux 
vieilles  femmes  paraissent  faire  la  veillée.  Ce  sont  les  deux 
sœurs.  L'une  coud  sans  rien  dire  sous  la  lampe.  L'autre  a 
posé  son  ouvrage  sur  la  table,  et  elle  tourne  ses  regards 
vers  le  fond  de  la  salle,  dans  une  chambre  adjacente  dont 
la  porte  est  ouverte.  Là  on  distingue  un  lit  blanc  de  jeune 
tille  et  Ton  comprend  qu'il  y  a  quelqu'un  de  malade. 

Les  fenêtres  de  la  pièce  donnent  sur  une  route  ;  elles  sont 
fermées,  mais  pourtant  à  travers  les  vitres  il  n'est  pas  dif- 
cile  de  voir  dehors. 

La  campagne  s'étend  alentour  dans  un  silence  désolé.  Le 
ciel  semble  plus  obscur  qu'à  l'ordinaire.  De  temps  à  autre 
passent  sur  le  chemin  solitaire  les  grandes  ombres  d'une 
troupe  de  rôdeurs. 

A.  l'intérieur  de  la  pièce  on  distingue  un  fusil  pendu  au 
mur. 

Quand    les    vieilles    femme-    reU-vent    la 

tète,  on  devine  qu'elles  sont  Fatiguées 

aux  gestes  qu'elle-  ébauchent  vaguement. 
elles  découvrent  l'inquiétude  qu'elles  ont 
en  elles.) 

5. 


70        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  MÈRE  regardant  du  côté  de  la  chambre  à  côté. 

Veux-tu,  lève-toi  un  peu,  ma  sœur,  va  dans  la 
chambre...  Moi  je  commence  à  être  si  lasse  main- 
tenant. 

NATHALIE  avec  inquiétude,  d'une  voix  basse. 

Non  !  je  n'ai  pas  confiance  comme  loi,  tu  le  sais 
bien...  Va  plutôt  regarder  toi-même,  moi  je  n'ose 
point. 

LA  MÈRE 

Gomment  peux-tu  dire  sans  pâlir  une  chose 
semblable?  Quelle  crainte  éprouves-tu  dans  Ion 
cœur  quand  tu  sais  que  ma  pauvre  petite  ne  peut. . . 
Ho!  ho  !  t'imagines-tu  encore  qu'il  est  possible... 

NATHALIE 

Il  faut  bien  dire  la  vérité  comme  elle  doit  être... 
Dieu  !  pourtant  que  cela  est  dur  de  voir  s'affaiblir 
peu  à  peu  un  être  si  cher!...  Oui,  va  toute  seule 
de  l'autre  côté,  moi  j'ai  peur  de  ne  découvrir 
qu'une  pauvre  chose... 

(La  mère  fait  un  geste  comme  pour  dire  : 
tu  es  folle  avec  tes  idées  !  Moi  je  suis  plus 
brave  que  toi,  et  j'ai  une  confiance  plus 
grande...  Elle  se  lève,  se  dirige  du  côté  de 
la  chambre,  jette  un  regard  à  l'intérieur, 
et  s'arrête  aussitôt  toute  pâle.) 


Di:  rXIKME   PARTIE  71 

LA  M  ERE  elle  fait  entendre  un  cri  perçant. 

Ha  !...  Dieu  du  ciel  ! 

NATHALIE  se  levant  à  demi  en  sursaut 

Eh   bien!  qu'est-ce   que  tu  as?   qu'est-oe  que 

tu  as  ? 

La  mère  vient  doucement  vera  9 1 
Et  d "une  vuix  inquiète  et  voilée  elle  lui  dit 
ce  qu'elle  a  vu.) 

LA   MÈRE  avec  émotion. 

Rien!  rien  encore!...  Mais  elle  es!  toute  pale. 
étendue,  elle  ne  bouge  pas  !...  Elle  a  la  face  creuse 
et  aiiK-rc...  Elle  est  de  la  couleur  du  s<il  que  L'on 
vient  d'extraire  des  carrières  marécageuses.  Elle 
respire  mal... 

NATHALIE 

Je  le  l'avais  bien  dit...  Quespère-tu  donc'?...  Tu 
sais  bien  que  la  maladie  lui  brûle  les  os...  Il 
convient  de  se  faire  à  oe  qui  doit  venir.  Il  Tant 
être  docile  et  se  préparer»..  Tu  te  souviens  de  ce 
que  Le  médecin  a  annoncé...  Voilà  la  dernière 
nuit  qu'elle  passe La  dernière  nuit! 

LA    Ml.LI. 

parle  pas  de  celle   manière-là   comme   si  lu 


72        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

étais  sûre  des  événements!...  Qui  t'a  appris  à 
t'exprimer  comme  tu  le  fais?...  N'as-tu  donc  plus 
confiance  en  Dieu?  Crois-tu  que  Dieu  nous  aban- 
donne? Ne  nous  fera-t-il  pas  miséricorde?...  Ou 
faudra- t-il  que  je  voie  se  gonfler  le  corps  de  ma 
pauvre,  de  ma  malheureuse  petite  enfant?... 

(Elle  s'asseoit  en  gémissant  à  côté  de  sa 
sœur,  près  de  la  table.) 

NATHALIE  cherchant  à  la  calmer. 

Nous  verrons  bien  ce  qui  aura  lieu  tout  à 
l'heure...  En  attendant,  asseyons-nous  un  peu, 
veux-tu?...  Il  est  douloureux  de  veiller  pendant 
la  nuit...  Et  nos  lamentations  sont  inutiles,  et 
toutes  nos  plaintes  ne  produisent  que  du  vent 
dans  l'étendue,  et  certes,  il  ne  nous  sert  à  rien  de 
geindre  sans  cesse...  Aie  donc  plus  de  calme  à 
présent  parce  que  cène  sont  pas  nos  cris  qui  arrê- 
teront la  marche  réelle  des  destinées... 

LA  MÈRE 

Tu  es  bien  sage,  mais  moi  je  n'ai  point  de 
raison,  oui,  je  l'avoue...  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  ton 
enfant  qui  est  malade...  Hélas!  hélas!  tu  ne  peux 
connaître  ma  souffrance,  c'est  bien  certain...  Toi, 
tu  t'apprêtes  à  l'affliction  comme  si  tu  allais  rece- 
voir une  étrangère,  mais  moi  je  ne  puis  pas  m'y 


DEUXIÈME  PARTIE 

•  1  imposer  de  môme...  Il  m'est  beaucoup  trop  dur 
d'admettre  que  c'est  cette  nuit...  Non  !  Je  ne  peux 
pas  dire  la  chose,  parce  que,  pour  l'instant,  elle 
n'a  point  de  vérité,  parce  qu'elle  répond  à  une 
angoisse  sans  nul  fondement,  et  parce  qu'en  La 
définissant  je  lui  donnerais,  peut-être  la  vie,  <>h  ! 
Dieu  !  oh  !  Dieu!... 

Ici  entre  llarnabé,  le  père;  il  e>t  vieux 
et  cassé  par  l'âge.  Il  a  l'air  triste  et  cepen- 
dant tranquille.  Il  revient  du  jardin.  Il 
porte  un  trousseau  de  clés  à  la  main. 

BARNABE  dun  ton  ba>. 

Eh  hirn....   Dites-moi?  Y  a-t-il  du    mieux?... 

La  mère  ne  répond  que  par  l'expression 
de  son  visage  accablé  et  se  met  à  rrver 
sans  paraitre  entendre  la  suit»?  de  la  conver- 
sation qui  se  poursuit  d'ailleurs  à  mi-voix. 

NATHALIE 

Non  !...  non  du  tout!... 

H  \  K  N  A  BÉ    Bans  révolte  et  douloureux  pourtant. 

Allons!...  oui,  c'esl  bien  pour  cette  nuit...  Il 
n'y  a  donc  rien  à  y  faire.  Il  tant  attendre...  J'ai 
fermé  la  porte  de  la  grange,  <it  j<i  <ni<  allé  sur  la 
route  pour  voir  un  peu...  De  grands  nuages  cou- 
rent dans  le  ciel,  pesant  do  pluie,  enflé  de  tempête 


74        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

et  de  vent,  plein  de  tonnerre!...  Je  crois  que  la 
nuit  qui  commence  sera  terrible... 

NATHALIE 

As- tu  mis  les  verrous  partout?...  En  cette  saison 
Il  y  a  souvent  des  rôdeurs  qui  viennent  de  Join, 
suivant  les  chemins  solitaires,  à  travers  les  plaines 
des  campagnes,  ici  ou  là  !... 

BARNABE 

J'en  ai  aperçu  justement  qui  s'en  venaient  par 
la  grande  route  de  la  commune...  Ils  semblaient 
fatigués  par  le  voyage...  Ils  n'ont  sans  doute  pas 
de  demeure,  et  ils  ne  savent  pas  où  coucher  pen- 
dant cette  nuit...  Et  avec  cela  que  l'orage  s'apprête 
là-haut  ! . . .  (Subitement  il  fait  un  geste  vers  la  fenêtre  comme 
pour  montrer  quelque  chose.)  —  Regarde  !  les  voilà  qui 

s'avancent  sur  le  chemin  !... 

(Nathalie  se  tourne  vers  la  fenêtre  et 
regarde  avec  une  attention  inquiète.  Sur  la 
route  obscure  on  voit  distinctement  des  om- 
bres passer,  trois  ou  quatre  hommes  dans 
lesquels  on  reconnaît  le  Christ,  ses  com- 
pagnons, puis  Marie  la  Pouille.) 

NATHALIE  avec  étonnement. 

Hé  !  ne  vois-tu  pas  qu'avec  eux  se  trouve  urje 
femme!...  Ah!  bien!  ça  doivent  être  d'étranges 


* 


DEUXIÈME   l'A  UTIi:  71 

gens,  de  ces  vagabond-  misérables  qui  ae  craignenl 

rien!...  \l<  vont  faire  quelque  mauvais  coup  dans 

le  p;i\ 

(Sous  le  coup  de  la  surprise  qu'elle  éprouve, 
elle  a  parlé  assez  haut  pour  être  entendue 
de  la  mère,  qui  relève  la  tète,  brusque- 
ment saisie.) 

LA   M  EUE 

Taisez- voua!...   Pourquoi    parlez-vous  de  celte 

façon?...  Il  ne  faut  pas  faire  tant  de  bruit  près  des 

malades... 

E  le  considère  Nathalie  et  Barnabe  d  "un 
air  de  reproche  et  désigne  là-bas  la  chambre 
dans  laquebe  dort  la  malade.  Tou>  se  tai- 
sent Nathalie  reprend  s<-n  ouvrage  com- 
mencé. Barnabe  vient  s'asseoir  près  d'elle, 
et  la  mère  poursuit  «le  nouveau  sa  rêverie 
inquiète,  entrecoupée  de  prières,  et  à  demi 
éclairée  par  le  cercle  un  peu  court  de  la 
lueur  de  la  lampe.  On  entend  par  insl  mt> 
le  vent  souffler  dehors  avec  une  violence 
contraire.  Tout  respire  alors  la  mélancolie 
d'une  attente  qui  De  parait  pas  devoir  finir. 
Au  boni  de  quelques  minutes  c.pendant 
N.itha'ie  se  tourne  vers  le  vieux  Barnabe 
et   recommence    encore  à    causer  s    roi» 

ba  — 

NAïll  \u  E  désignant  La  mère  qui  ne  l'entend  pas. 

La  pauvre  femme!...  Je  n'ose  pas  lui  panier  de 
sa  douleur.  Il  me  semble  qu'elle  ne  pourrait  pas 
être  apais  iree  n'e-i  pas  ma  Bile  qui  meurt, 

mais  c'est  la  sienne,  celle  qu'elle  a  composée  elle- 


76        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

même,  dans  laquelle  elle  s'est  vue  longtemps 
vivre  et  grandir,  et  qui  aurait  dû  perpétuer  son 
èireà  elle!...  Ah!  que  pourrions-nous  donc  lui 

dire    en    ce    moment?...    (Elle   fait    un   geste    aecable., 

Est-ce  que  toutes  nos  consolatious  ne  sont  pas 
vaines  et  inutiles,  pour  sa  pauvre  âme? 

BARNABE 

Le  mieux  est  de  rester  ainsi  sans  rien  lui  dire 
11  est  bien  préférable  de  ne  pas  lui  parier,  sinon 
afin  de  l'exhorter  à  se  préparer  à  1  inévitable, 
comme  une  servante  qui  lorsque  la  pluie  doi  tom- 
ber dispose  des  grands  vases  vides  afin  de  la  re- 
tenir... Qu'elle  accueille  la  douleur  prochaine 
sans  amertume!... 

NATHALIE 

Elle  se  révolte  contre  ce  qui  l'attend...  Elle  ne 
veut  rien  admettre  de  la  réalité...  Elle  croit  qn  un 
prodige  aura  lieu  comme  si  c'était  encore  possible . . . 
Elle  a  toujours  été  ainsi,  elle  a  toujours  mis  sa 
confiance  ailleurs  que  dans  la  vie  eUe-mème... 
Elle  refuse  d'accepter  les  choses...  Elle  les  r  - 
pousse,  mais  sans  pouvoir  et  sans  espoir.     Elle 
prétend  que  Christ  la  sauvera.  Mais  ou  est-il?... 
Hélas!   pour  quelle  raison  faut-il  que  nous  ne 
voulions  pas  comprendre  que  la  mort,  lorsqu  elle 
entre,  ne  s'en  va  jamais  seule?... 


DEUXIEME   PARTIE 

BARNABE 

Les  mères  conçoivent  difficilement  que  ce  soient 
leurs  petits  enfants  qui  partent  d'abord...   Oui, 

oui.  toi  tu  ignores  cela,  niais  apprends-le...  Vois 
comme  elle  souffre,  elle  ne  prononce  plus  un»'  pa- 
role, elle  se  lient  toute  seule  dans  un  coin  comme 
une  bote  tapie  qui  a  peur  dans  les  ténèbres.'..  Elle 
est  Lien  malheureuse,  bien  lamentable!...  Et  nous 
aussi  nous  sommés  des  âmes  pleines  d'affliction 
parce  que  rien  n'est  plus  effroyable  <iue  voir 
pleurer  !... 

NATHALIE 

Elle  a  beau  se  plaindre  et  prier,  et  elle  peut 
demander  sans  cesse  quelque  aide  du  ciel!  Elle 
devrait  être  plussage  et  se  montrer  moins  dupe... 
Oui,  elle  croit  pourtant  moins  que  nous  à  son 
malheur,  mais  elle  en  souffre  encore  tout  de  même 
davantage,  car,  lorsqu'il  sera  arrivé,  sa  désolation 
l'emportera  sur  toute-  les  autre-,  comme  les 
ombres  qui  emplissent  L'espace  avec  la  nuit  n'en 
Laissent  plus  apercevoir  d'autres  en  aucun  lieu... 
Ne  penses-tu  pas  qu'elle  a  tort  d'espérer  comme 
elle  h>  fait?... 

BAR  V\  BÉ 
Il   y   a  tant  et  tant  de  JOUXS    que    Ton  attend!... 

Oui  est-ce  qui  s'imagine  encore  que  l  Ihrist  viendra 

7 


78        LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU   CHRIST 

chasser  la  mort  dans  les  ténèbres?  Et  puis  est  il 
possible  de  croire  que  quelqu'un  s'intéresse  à  nous 
hors  de  nous-mêmes?...  Nous  autres,  nous  avons 
reconnu  que  nous  sommes  seuls,  et  que  nous 
n'avons  à  attendre  d'aide  que  de  nous...  Nous 
sommes  des  êtres  dans  l'univers  prédestinés  à 
vivre  sans  joie  et  sans  bonheur,  contraints  à  su- 
bir la  tempête  des  nuées  humides,  réduits  à 
amasser  du  vent  dans  nos  greniers  et  qui  ne  re- 
cueillons des  biens  qu'afin  de  les  rendre  à  la 
mort  avec  le  reste... 

(Il  fait  le  geste  ironique  de  l'homme  qui 
sait  que  tout  est  vain.  Ici,  on  entend  mar- 
cher dehors  et  on  voit  de  nouveau  passer 
Christ  et  ses  compagnons  sur  la  route  de- 
vant la  maison.) 

NATHALIE  avec  vivacité. 

Écoute!...  des  pas  résonnent  sur  le  chemin... 
Ha!  Qui  est-ce  qui  passe  à  cette  heure...  tan- 
dis que  s'apprête  l'ouragan  gonflé  de  foudre?... 

BARNABE  allant  voir  à  la  fenêtre. 

Ce  sont  encore  les  mêmes  rôdeurs!...  Oui,  oui, 
regarde!...  Je  les  reconnais  bien...  qu'est-ce  qu'ils 
font  là?. . .  Ils  ont  l'air  de  guetter  on  ne  sait  quoi. . . 
Tiens,  ils  s'arrêtent...  Ils  inspectent  maintenant  le 
chemin  comme  s'ils  désiraient  le  sonder  avec  un 


DE1  \ii:mi:  partie 

but...  II»»:  Us  se  tournent  vers  notre  maison,  ils 
voient  la  lampe...  il-  ne  se  (Imitent  pasqim  dous 
somnn's  à  tes  épierï... 

NATHALIE  allant  voir  au--i  &  la. fenêtre. 

Ali  Lien:...  Bst-ce  qu'ils  voudraient  entrer?... 
IN  marchent  vers  la  porte  du  jardin...  San<  dout< 
ils  ont  cherché  un  pîte  pour  s'abriter.  Ils  n'en  ont 
pas  troové  probablement  parce  que   les  maisons 

«lu  village  sont  toute-  fermé 

I!  A  11  N  A  B  I.  d'un  air  de  mon 

Qu'ils  De  cherchent  pas  à  entrer  là?...  Il  ne  faut 
pas  les  accueillir...  Non  ce  n'est  pas  le  jour,  ni 

maintenanl  ni  jamais!...  Des  gens  comme  eux 
sont  capables  de  piller  et  de  voler. .. 

11  y  a  un  instant  d'inquiétude  pendant 
lequel  Barnabe  et  Nathalie  8€  tai-ent.  tout 
en  suivant  du  regard  le-  mouvements  du 
Chri-t  et  do  compagnons  qui  se  sonl  rap- 
procfaés  de  la  pnrt»>  du  jardin,  de  sorte 
quoi  no  les  vert  plus,  ou  devine  ce  qu'île 
peuvent  l'aii-- ■  aux  démonstrations 
l'expression  ■  !.•  Barnabe  et  do  Nathalie. 
l'en  tant  ce  temps,  la  mère  s'est  levée  et 
est  allée  doucement  du  côté  do  la  chambre 
du  fond.  Elle  se  tient  sur  Le  seniJ  et 
entrer.  Elle  surveille  simplement  l'état  do 
la  m  ii.ule.  Cependant,  au  boutde  quelques 
minute-  de  ce  silence  attentif  et  anxieux 
il-  paraissent  ton  rer,  -an-  doute 


80         LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

que  Christ  et  les  compagnons  s'écartent  et 
s'en  vont,  et  Nathalie  se  retourne  vers  sa 
sœur  comme  pour  lui  annoncer  qu'elle 
peut  être  en  repos). 

NATHALIE  avec  une  expression  de  joie  sur  la  figure. 

Voilà  qu'ils  semblent  se  concerter...  et  qu'ils 
s'en  vont!...  Ils  nous  ont  peut-être  aperçus  der- 
rière la  vitre...  Ils  ont  eu  peur...  Pourvu  qu'ils 
ne  reviennent  jamais!...  Ils  heurtent  maintenant 
la  route  pierreuse  et  ils  font  de  grands  gestes  de 
désespoir... 

BARNABE  montrant  son  fusil  pendu  au  mur. 
Ils  ont  bien  fait  de  s'en  aller,  car  sans  cela!... 

NATHALIE  tandis  qu'elle  quitte  peu  à  peu  la  fenêtre. 

Que  l'ombre  paraît  épaisse  ce  soir!...  Mais  que 
la  nature  est  tranquille!  Sous  ces  ténèbres,  d'où 
la  pluie  écumante  va  sourdre,  d'où  pendent  des 
globes,  d'où  se  détachent  les  masses  des  ondes 
agglomérées,  que  nous  devons  sembler  petits,  et 
en  effet  que  nous  som  mes  peu  de  chose  en  vérité  ! . . . 

(Elle  revient  vers  la  table  autour  de 
laquelle  ils  étaient  tous  réunis  tout  à 
l'heure,  et  qui  les  rassemble  de  nouveau. 
La  Mère,  Barnabe  et  Nathalie  se  retrouvent 
tous  les  trois  à  leur  place,  mais  sous  le 
coup  de  l'émotion  qu'ils  ont  eue,  ils  se  sen- 


DEI  M! .Mi:   PARTIE  81 

teDt  le  dé-ir  de  -entretenir.  Le-  paroles  de 
Nathalie  les  rendent  attentif-  a  ta  même 
pensée.  Il-  -ardent  quelque-  instant 
-ilen^e  comme  s'il-  -uivaient  chacun  dan- 
le  fond  de  leur  cœur  les  directions  diffé- 
rente- que  Nathalie  y  a  ouvertes,  par  -es 
paroles,  pais  il-  relèvent  lafteet  se  eonsi- 
dèrent  un  moment  avec  une  expression  de 
tristesse  qui  semble,  sur  chacun  d'eux,  pir- 
ticulière. 


B  A  R  N  N  A  I'»  É  d'un  ton  de  profonde  émotion. 

Oui.  c'est  ainsi —  il  ^'  passe  des  choses  tu- 
multueuses dans  une  maison...  Et  qui  est-ce  qui 
-'•'n  doute,  mon  Dieu!  mon  Dieu!...  C'est  que 
nous  sommes  des  Êtres  aussi   infiniment-  petit- 

que  les  atomes et  considérées  d'une  certaine 

élévation  toutes  les  tragédies  intérieures  qui  nous 
ébranlent  ne  sont  pas  beaucoup  plus  visibles  que 
les  drames,  peut-être  effrayants,  dont  l'esprit 
d'un  animalcule  es!  le  théâtre...  Voilà  ce  qu'il 
faudrait  se  dire  dans  les  moments  comme  celui-ci, 
quand  nous  nous  croyons  accablés  de  maux 
énormes,  et  lorsque  nous  sommes  prêts  à  croire 
que  les  astres  couverts  de  glaciers,  les  m < »mlf< 
épars  dans  l'étendue,  les  éléments  doivenl  être 
attentifs  à  nos  larmes  et  à  nos  cii^ !.. . 

La  Mère  avee  la  violence  d'une  âme  en  révolte. 

T'imagines-tu  que  tous  le-  raisonnements  du 


82        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

monde  fassent  de  l'effet,  dans  la  minute  où  la  pensée 
est  affligée?  où  les  entrailles  se  serrent  pénible- 
ment? où  le  cœur  est  lourd  d'amertume  et  de 
douleur?...  Pour  toi,  qui  n'éprouves  à  présent 
qu'une  peine  sans  force,  il  n'est  pas  difficile  de 
penser  que  sur  terre  nous  sommes  des  espèces 
d'êtres  formés  d'un  grain  de  sable,  et  que  par 
conséquent  nos  tristesses  sont  minimes,  et 
qu'ainsi  il  est  inutile  de  tant  gémir,  et  qu'enfin 
les  étoiles  ni  la  lune  de  l'éther  ne  peuvent  s'inté- 
resser aux  maux  qui  nous  passionnent...  Mais  à 
moi  que  me  font  toutes  ces  démonstrations?  Quel 
effet  produisent-elles  sur  mon  esprit?  Vraiment, 
qu'est-ce  que  cela  me  fait  que  mon  être  ne  soit 
pas  visible  dans  l'infini?...  Si  mon  affliction  peut 
l'emplir,  vais-je  me  dire  que  mon  corps  n'en 
occupe  rien  qu'un  point?...  Et  si  peu  de  chose 
que  je  sois,  j'ai  la  faculté  d'éprouver  un  nombre 
considérable  de  sentiments  réels...  Et  parmi  le 
petit  espace  où  je  me  meus,  je  puis  ressentir  des 
passions  pour  ]es  créatures  que  mon  œil  y  aper- 
çoit, m'attacher  à  leur  existence,  souffrir  de  leur 
séparation...  Hélas!  hélas!...  0  mon  Dieu!  je 
vous  en  conjure,  soutenez-moi  ! 


Elle  se  met  à  trembler  de  tout  son  être, 
et  cache  son  visage  agité  de  convulsions 
entre  ses  mains.  Tous  restent  pendant  un 
moment  sans    rien    dire    et    n'osant    pas 


Ui:i  XIEME   PARTIE 


83 


parler.  Tout  à  coup  on  entend  dan-  la 
chambre  d'à  cot»'-  la  malade  pous-er  un 
long  cri  dangoisse.) 

LA    MA  LA  1)1. 

Ma   mère!...   oh!   que  je   souffre!   oh!   que  je 
souffre!... 

LA    HÈB  E  en  sursaut. 

Qu'ya-t-il?...  Ha!... 

(Elle  sélance  ver-  la  chambre  du  fond. 
On  l'aperçoit  qui  -e  penche  ver-  sa  fille  qui 
geint.  Elle  l'entend  lui  parler  d'une  voix 
douce  et  brisée.  La  jeune  fille  lui  répond  de 
temps  ;i  autre.  Barnabe  et  Nathalie  se  sont 
levé-,  un  in-tant  il-  se  rasseoient  et  tendent 
leur-  visages  douloureux  comme  poux 
écouter  ce  quî  disent  à  coté  la  malade  et 
sa  mère. 


LA    If  ÈRE   précipitamment  et  tendrement. 

Quoi  donc!  Qu'est-ce  que  tu  as.  ma  bien- 
aimée?...  Regarde-moi,  vois,  je  suis  ta  mère,  ne 
gémis  plus...  Est-ce  <[ue  tu  as  beaucoup  de  mal.' 
où  souffres-tu?...  Voyons,  tu  vas  guérir  bientôt... 
Tu  ne  crois  pas .'. . .  <  >  ma  chère  tête,  penses-tu  que 
je  te  sourirais  comme  je  te  lais  si  je  n'avais  pas 
dans  le  ciel  une  grande  confiance?...  Q  toi  <| u^  j'ai 
nourrie  avec  mou  lait,  ô  ma  douce  petite  créature, 
considère-moi!...  Veux-tu,  nous  allons  apaiser 
cette  grande  douleur?  Jeté  reverrai  de  nouveau 


84        LA  TRAGEDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

comme  autrefois,  allant  d'une  belle  démarche 
dansante  parmi  les  roses,  avec  ton  air  d'enfant 
joyeux  qui  aime  la  vie!... 

LA  MALADE  d'une  voix  navrée,  lamentable. 

0  ma  mère!  ô  ma  mère!  je  suis  malade!...  je  ne 
me  sens  pas  bien,  pas  bien  du  tout!...  Ne  crois-tu 
pas  que  c'est  fini  ! ...  je  suis  si  faible  ! ...  Ne  penses-tu 
pas  que  je  ne  me  relèverai  plus?... 

LA  MÈRE 

Qu'est-ce  que  tu  dis?...  Oh!  oh!  ne  parle  plus 
comme  cela!...  Tais-toi,  mon  Dieu!...  D'où  te 
viennent  des  idées  semblables?  Toi!...  ô  mon 
âme!...  11  n'y  a  rien  au  monde  que  j'aime  autant 
que  toi!...  Tu  as  la  fièvre,  oui,  c'est  cela,  tu  ne 
comprends  plus  bien  ce  que  tu  dis...  Tu  recom- 
mences à  être  toute  sèche...  C'est  l'excitation  de 
la  nuit  qui  trouble  ta  tête...  Tu  devrais  dormir,  si 
tu  peux...  Essaie,  veux-tu?...  Je  resterai  là,  je  te 
considérerai  avec  amour.  Je  te  bercerai  si  tu  as 
des  songes  douloureux,  ô  toi,  mon  cœur!... 
Calme-toi  un  peu,  la  nuit  est  grande  autour  de 
nous...  Oublie  les  choses...  (La  jeune  fille  s'endort  petit  à 
petit,  elle,  ne  bouge  plus.  La  mère  se  tait  un  instant  et  la  con- 
sidère. Puis  on  l'entend  se  lamenter  à  voix  presque  basse.) 

O  mon  tendre  et  charmant  visage,  ô  corps  dans 


DEUXIÈME   PARTIE 

lequel  je  respire  avec  faiblesse,  6  membres  que 
n'agite  plus  qu'a  peine  ma  pauvre  vie,  ô  lignes 
Légères,  <">  Iront  où  habitent  constamment  toutes 
mes  pensées,  je  souffre  en  vous  et  avec  vous,  ô 
monde  !  ô  terre  !.. .  Elle  ge  lèye,  Ta  sans  doute  à  la  fenêtre 
dans  la  chambre,  et  ensuite  elle  reprend  avec  plus  de  fo^ce. 
0  atmosphère  que  le  globe  circulaire  met  en 
mouvement!  ô  pluvieuses  brumes  de  l'horizon! 
ô  étoiles  vertes!  ô  vous,  toute  ma  vitalité!  Mon 
Dieu!  mon  Dieu  !... 

Klle  retombe  accablée  en  sanglotant  dou- 
aient près  <lu   lit  de  -a  tille.  Il  y  a  un 
moment  de    silence.    La   malade  dort.    Le 
vent  -ouffle  avec  force  dans  l'espace  som- 
bre, au  dehor-. 

BARNABE  avec  un  geste  pour  désigner  la  mère. 

Sein!  comme  c'est  lamentable,  cette  chose!... 
El  celle  tempête!  Est-ce  que  cela  ne  suffit  pas 
pour  nous  rendre  tristes?...  Oh!  qu'il  est  doulou- 
reux d'être  là,  inerte 

\  AT  11  ILIE 

El  le  vent  !...  Et  les  gens  qui  passent  '....  Pourvu 
que  l'orage  ne  tombe  pas!...  J'ai  peur  l  J'ai  peut-!... 

Iïai;\  \  BÉ 
Malheureusement,  il  n'y  a  pas  à  en  douter.  Les 


86         LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

courants  qui  traversent  l'espace  portent  la  tem- 
pête... La  foudre  menace.  Tout  à  l'heure  je  l'ai  vue 
tomber.  Tout  était  noir,  et  puis  tout  est  devenu 
blanc  sur  l'horizon...  Ah!  mon  Dieu!  quelle  nuit 
d'agonie  ! . . .  Miséricorde  ! . . . 

LA  MÈRE  revenant  un  doigt  sur  la  bouche. 

Il  ne  faut  pas  parler...  Elle  dort...  Je  reviens 
m'asseoir  près  de  vous,  parce  que  je  crains  que 
ma  respiration  ne  fasse  du  bruit. . .  Si  vous  pouviez 
la  voir  sur  son  grand  lit!...  Elle  y  semble  plus 
petite  encore  qu'à  l'ordinaire  ..  Elle  a  le  visage 
fixe  et  blanc,  mais  c'est  à  cause  de  sa  grosse  fièvre 
de  tout  à  l'heure.  En  dehors  de  cela  elle  paraît 
mieux... 

(Elle  s'asseoit.  Elle  a  une  figure  singu- 
lièrement triste  et  calme  à  la  fois.  Nathalie 
se  rapproche  d'elle  avec  un  air  de  tendresse 
effrayée.) 

NATHALIE 

Restons  là...  Serrons-nous  toutes  les  deux  l'une 
contre  l'autre...  Ne  bougeons  plus  de  peur  que  le 
silence  se  soit  troublé...  Oui,  tenons-nous  ainsi 
tout  près,   en  attendant!... 

LA  MÈRE 

Oui,    ma  sœur,    ainsi   demeurons!...    Il    faut 


DEl  MEME   PARI  II-: 

espérer  1»'  Seigneur  qui  doit  venir...  Vous  - 
bien  qu'il  répondra  à  mes  prières...  Il  exaucera 
tons  mes  désirs...  Ayons  la  cM-rlitu.li'  de  sa  bonté... 

Barnabe,  Nathalie,  ni  la  ruére  ne  di>ent 
plus  rien.  Il-  -mit  assis.  Le-  deux  fem- 
me- recommencent  A  condre.  Barnabe  j « ■  1 1 +- 
de  temps  à  autre  un  regard  vit-  la  fenê- 
tre. Tout  à  coup  le  tonnerre  qui  éclate 
fait  trembler  la  maison  du  haut  en  ba-. 
Une  vitre  se  brise.  Le  vent  entre  dans  la 
pièce  et  souffle  la  lampe.  Ténèbres.  Tous  se 
lèvent  terrifiés,  en  jetant  un  •  Ba!  d'épou- 
vante. Tout  ce  bruit  réveille  la  malade  en 

-  LUt. 

LA    MALADE    appelant. 

Mère  !...  Mère!...  je  ^uis  toute  seule  !  qu'est-ce 

qu'il  y  a? 

TOUS 

Mon  Dieu  :  Mon  Dieu  I 


LA  M  ldtE  qui  s'élance  vers  le  fond. 

N'ai.'  pas  peur!  Ne  crains  rien  !...  Je  miï^  ici  ! 
Je  m'étais  éloignée  an  peu,  ma  douce  chérie!... 
Tu  Bais  liieu.  j'étais  à  côté,  dans  la  salle,  avec 
Barnabe  et  Nathalie...  Calme-loi!  calme«toi  !... 
Gomme  elle  est  chaude  !... 

in  deuxième  coup  de  tonnerre  retentit. 

(AYoi    -empan-   de    Nathalie  et    de    Har- 


LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

nabé  qui  seuls  dans  la  pièce  sombre  se  ser- 
rent l'un  contre  l'autre.  On  entend  la  ma- 
lade se  plaindre  et  la  mère  lui  répondre 
d'un  accent  bouleversé.) 


LA  MALADE  avec  une  sorte  d'horreur. 
Ha!  ha!...  tiens-toi  ici  !...  ne  me  quitte  pas  !... 

la  mer;e 

Je  te  regarde.  J'ai  tes  mains  dans  les  miennes... 
N'aie  aucune  crainte...  C'est  un  vilain  coup  de 
tonnerre  qui  heurte  l'espace  !... 

LA  MALADE 

Je  suis  dans  une  grande  épouvante...  Petite 
maman!...  Je  me  sens  si  débile,  si  faible!  Je  ne 
puis  plus  remuer  qu'à  peine...  Il  me  semble  qu'un 
noir  déluge  d'eau  tombe  sur  le  toit  !... 

LA  MÈRE 

Mon  enfant,  ne  tremble  pas  ainsi,  de  cette  fa- 
çon... Oh  !  qu'est-ce  que  tu  as  donc?  Tu  deviens 
de  plus  en  plus  pâle,  tu  palpites  fort  et  l'on  dirait 
que  tu  te  fonds...  Ne  t'agite  pas  comme  tu  le  fais, 
tâche  d'être  tranquille  !...  H  y  a  un  grand  mouve- 
ment d'onde  dans  les  ténèbres...  Est-ce  que  tu 
pourrais  sommeiller?  Essaie  encore?... 


DEUXIÈME   PARTIE  80 

LA  MALADE 

Je  ne  puis  plus  !...  Oh!  à  présent  je  me  sens 
réellement  sans  aucune  force...  Je   suis  chaude 

comme  une  flamme,  et  sèche!  et  vive!...  Ah! 
mon  Dieu,  ne  me  laisse  pas  là,  parle-moi  un 
peu!...  Dis-moi...  dis-moi,    veux-tu?...  ah!  ah! 

LA  MÈRE 

Je  t'en  prie!  Ne  te  donne  donc  pas  tant  de  mou- 
vement !...  Dieu  !  que  cela  est  dur,  pour  moi,  de 
te  voir  ainsi  agitée  et  convulsive  !...  Cesse  de 
bouger  de  celte  manière...  Que  lu  es  blanche!... 
oh  !  que  tu  es  terrible  à  voir...  ah  !  douce  petit»'. . . 
Quoi!  vas-tu  t'exténuer  ainsi?  Non  !  Non!  n'est-ce 
pas  ?... 

LA  MALADE 

Mère  !  oh!  reste  avec  moi!  Il  pleut,  ô  nuit  !... 
A  présent  je  ne  sens  que  trop  qu'il  va  me  falloir 
te  quitter,  partir  au  loin  !... 

LA  MÈRE 
Qu'est-ce  que  tu  dis?.., 

I.  \  M  VI.ADE 

Il   me,   semble  que  je  vais  mourir,  oui.  c'esl 

cela...      Maman,     maman,     vois    comme    je     me 

suis  épuisée  !  Hélas  !  Hélas  !...  ?sTe  pleure  donc 

s 


90        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

point,  ne  crie  pas  en  poussant  une  plainte  qui  me 
fait  peur...  Car  où  je  vais,  tu  me  retrouveras 
quelque  jour...  Dieu  !  que  je  souffre!... 

LA  MÈRE  avec  un  grand  cri. 

Elle  est  retombée  sur  son  lit!...  Est-ce  que 
vraiment...  Au  secours  !  Au  secours!  Dieu!  Dieu  ! 
Seigneur  ?... 

(Nathalie  et  Barnabe,  qui,  pendant  toute 
cette  scène,  sont  restés  avec  des  airs  transis 
non  loin  de  la  porte  du  fond,  se  précipi- 
tent pour  voir  en  entendant  l'appel  de  la 
mère.  Ils  entrent  dans  la  pièce,  et  on  les 
entend  tous  parler  avec  des  voix  singuliè- 
rement douloureuses  quoique  rassurées.) 

NATHALIE  dans  la  chambre  de  la  malade. 

Non,  non  !...  elle  s'agite,  elle  remue  !  Elle 
n'est  pas  morte  !... 

LA  MÈRE  avec  exaltation. 

Ah!  ne  prononce  jamais  ce  mot  terrible!... 
Garde  le  silence  !...  Quoi  !  est-il  donc  possible 
que...  Ah  !  non!  jamais!...  Moi  !  je  serais  donc 
déchargée  de  tous  mes  biens,  et,  comme  un  vase 
versé  par  terre  répand  ses  joyaux  hors  de  lui,  je 
verrais  s'échapper  mes  trésors  rares  !...  Je  ne 
veux  pas!...  Ha!  ha!  quelle  misère  dans  ma 
vie  où  brillaient  tout  à  l'heure  encore  de  telles 


DEUXIEME    PARTIE  "1 

richesses!...  Oh!  présente,  elle  disparaîtrait!... 
physique  je  la  verrais  san<  Ame  !...  ayant  toutes  les 
{'orme-  de  la  vie  elle  sérail  néanmoins  froide  et 
inerte!...  Et  je  me  trouverais  dépouillée  de  ma 
fortune  !...  O  Dieu  !  <>  Chris!  !  faites-moi  miséri- 
corde, à  moi  <jui  souffre!... 

Elle  toml  >ui  près  du   lit  de  la 

jeune  fille  qui  semble  insensible  et  qui 
commence  à  râler.  Les  autres  sont  à  côté 
dans  l'attitude  de  la  douleur  et  de  l'an 
Delmr-  i  n  entend  toujours  souffler  la  tem- 
pête du  vent.  Il  fait  sombre  partout, 
sauf  dans  la  petite  chambre  où  se  tien- 
nent maintenant  le  vieillard  et  ses  deux 
compagnes.  La  première  -die  est  obscure. 
Tout  à  coup,  ûi  -  coups  frappés  'branlent 
la  porte  et  des  voix  résonnent  dan-  [< 
lence  terrible  de  cette  désolation  et  de 
cette  nuit. 


Uni;.    !    Ilola 


VOIX  I)  Kilo  11  S 


(Nathalie  se  jette  dan-  la  -aile  noire  en 
poussant  un  cri,  Barnabe  cour!  pour  dé- 
crocher son  fusil,  la  mère  se  montre  tout 
ml   éclairé  do   la  chambre 

oie.   Ils   font  tous  de  vagues 

pleins  d'eflan  ment. 


TOUS  à  1  intérieur 

Qu'est-ce  qu'il  y  .1?... 


92        LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

(On  frappe  de  nouveau  avec  force,  et  on 
entend  un  mouvement  d'hommes  piétinant 
sur  le  pavé  de  l'escalier  à  la  porte  de  la 
salle  noire.) 

VOIX   DEHORS 

Hé  !  donc  !  les  gens  !  ouvrez-nous?... 

(Nathalie  ne  répond  pas.  Barnabe  a  pris 
son  fusil  et  se  met  près  de  la  porte  comme 
aux  arrêts.  Il  écoute.  La  mère  se  tient  tou- 
jours sur  le  seuil  clair,  dans  le  fond,  et 
tourne  ses  regards  tantôt  vers  la  route, 
tantôt  vers  la  jeune  fille  qui  râle  sans  cesse 
et  commence  à  délirer.  Elle  paraît  prise  à 
la  fois  entre  la  peur  que  lui  inspirent  les 
menaces  du  dehors  et  l'humble  amour 
qu'elle  éprouve  pour  l'agonisante.) 

BARNABE  sourdement  et  rudement. 

Allez-vous-en  !... 

LÀ  MALADE  avec  une  voix  pleine  d'effroi. 

Petite  mère  !...  petite  mère  !... 

VOTXDEHORS  plus  brutales. 

Voyons,  vous   autres?...  vous   ne   sentez  pas 
qu'il  fait  froid  !...  Il  pleut  dehors  !... 

BARNABE 

Tant  pis  pour  vous  !... 


DEUXIEME   PARTIE  93 

LA  MALADE  d'un    on  de  supplication. 

Maman  !  maman  !... 

LA  If  ÈRE 

Ma  pauvre  petite  ! ... 

voix  dehors 

Nous  demandons  un  gîte...  Ktes-vous  sans 
cœur?... 

BARNABE 

Foutez  le  camp...  Nous  n'avons  pas  besoin  de 
vous  !...  Nous  sommes  là  à  veiller  quelqu'un  qui 
va... 

LA   MERE 

lia  :  ii;.  :...   Ho!  iio  :... 

VOIX  DEHORS 

C'est  justement  parer  que  vus  êtes  dans  la 
douleur  que  vous  devriez  partager  aussi  la  no- 
tre !...  Nous  sommes  glacés  !... 

BARNABE 


Vous  ne  m'inspirez  pas  de  compassion...  Ko 
?urs  des   rou 
oue  voua  êtes  ! 


deurs  des   routes!...  Vauriens!...  Sacrés  gueux 


94        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 
LA  MALADE  comme  si  elle  délirait. 

0  mère  chérie,  c'est  le  Seigneur...  Tu  ne  sais 
pas... 

LAMÈRE 

Ho!  qu'est-ce  qu'elle  dit?...  Dieu!  le  pauvre 
petit  être  !...  Hélas  !...  hélas  ! 

(Elle  se  met  à  pleurer  silencieusement. 
Elle  se  couvre  la  figure  avec  ses  mains.) 

VOIX  DEHORS  d'un  accent  de  colère  croissante. 

Allez-vous  nous  laisser  pourrir  sur  place  comme 
des  plantes  dans  une  cuve  d'eau?...  Nous  sommes 
des  malheureux!...  La  tempête  souffle!  Il  passe 
sans  cesse  des  trombes  de  pluie  qui  ébranlent 
l'air...  Nous  nous  mouvons  au-dessus  de  la  terre 
comme  dans  de  l'eau... 

BARNABE  furieux  et  terrible. 

Que  l'ouragan  vous  engloutisse  dans  ses  re- 
plis!... Est-ce  que  vous  entendez  ce  que  je  dis?... 
Si  vous  étiez  des  honnêtes  gens,  vous  ne  resteriez 
pas  ainsi  à  faire  du  bruit!...  Il  faut  partir,  com- 
prenez-vous, et  tout  de  suite,  parce  que  j'en  ai 
assez  de  vos  menaces  ! ...  Je  n'ai  pas  peur  de  vous  ! . . . 
Je  ne  tremble  pas!...  Si  vous  croyez  m'intimider 


DEUXIEME   PARTIE 

avec  vos  cris  et   vos  mouvements,   détrompez- 
vous!... 

L  \  MALADE  avec  un  grand  désespoir. 
Oh!  ils  n'ont  pas  pitié!.,.  Sec, un -/-moi  1.  . 

BARNABE  au  comble  de  L'exaspération. 

Est-ce  que  vous  allez  continuer  h  rester  lit?... 
Dieu!  le  vais  vous  montrer  ce  que  vous  êtes!...  Si 
vous  nr  partez  pas  d'ici,  je  tire  sur  vous... 

Personne  ne  répond.  Il  y  a  une  grande 
attente  anxieu-e.  On  entend  «les  voix  sour- 
dement irritées  qui  se  mélangent  confusé- 
ment. Des  pas  sïdoignent.  Barnabe  et  Na- 
thalie poussent  tous  deux  un  grand  -oupir 
de  soulagement.  Ils  se  rapprochent  de  la 
fenêtre  pour  voir  ce  que  deviennent  les 
-.  IN  le-  voient  s'en  aller  sur  le  chemin 
>U8  la  pluie.  Ce  sont  le-  comp.i. 
Marie  et  le  Christ. 

•      LA    MALADE  les  Lia-  tendus. 

H  ne  nie  lai--«'/  pas  mourir  ! ...  .V  me..  Ha! 
ha!... 

Bile  pousse  un  grand  cri  comme  si  tout 
brisait  an  elle,  et  elle  retombe  sui 
lit.  La  tri.  re  se  jette  sui  la  pauvre 
toute  creuse  de   bs  fille  et  sanglote   con- 
vulsivement. Barnabe  et  Nathalie  se  préci- 
pitent  dans    la   chambre,  et  au    bout  de 
quelque-    instants  on   les  roil   appai 
sur  le  seuil,  bouleversa 


96        LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
BARNABE  ET  NATHALIE 

Miséricorde! 

LA  MÈRE  avec  un  regard  extatique. 
Christ!...  C'était!...  Ah!... 

(Elle  se  jette  à  genoux.  Les  autres  limi- 
tent. Tous  les  trois  récitent  des  prières. 
Le  tonnerre  éclate.  Le  vent  court  à  travers 
la  pièce  en  secouant  partout  les  ténèbres 
glacées.) 


TROISIÈME  PARTIE 

LA  COLÈRE  DES  PAUVRES 
COMMENCEMENT  DE  L'ANGOISSE  DU  CHRIST 


TROISIÈME  PARTIE 

LA    COLÈRE    DES    PAUVRES 
COMMENCEMENT  DE  L'ANGOISSE  DU  CHRIST 


In  plateau  dominant  la  Ville.  L'endroit  est  inculte  et 
rude,  traversé  de  routes,  creusé  de  fossés.  La  Ville  que 
l'on  découvre  de  là  semble  être  énorme.  Elle  occupe  toute 
l'étendue  dans  le  fond. 

On  voit  des  mendiants  en  haillons;  l'un  est  manchot  et 
joue  de  l'orgue,  l'autre,  aveugle,  a  les  yeux  Baignants,  H  il 
y  a  encore  une  pauvre  et  lourde  femme  qui  se  traîne  en 
sautant  péniblement  à  l'aide  de  béquilles  de  bois. 

Ces  trois  créatures  exposent  leurs  plaies  et  leur  misère 
lamentable,  échelonnées  le  long  du  rocailleux  carrefour 
que  forment  les  chemins  en  se  rencontrant  dans  l«'  milieu 
du   plateau. 

Au  loin,  en  bas,  des  usines  d'où  s'élèvent  de  ragu< 
mées,  des  fabriques  dent  1rs  hauts  tuyaux  exhalent  des 
flammes,  des  églises  qui  se  profilent  sur  Le  ciel  terne  du 
matin,  une  cathédrale  formidable  dont  la  massivité  fait 
une  tache  éclatante,  découpent  ça  el  là  leurs  bizarres  as 
parmi  les  groupes  innombrables  des  maisons  de  la  Ville 
immense. 

Ur  temps  à  autre,  on  entend  au  lointain  des  musiques 


rs»ti$ 

BIBLIOTHECA 


100      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

de  carillons,  des  fragments  de  fanfare  allègre  et  fausse,  des 
bribes  de  morceaux  d'orgue  pesants  qui  arrivent  jusqu'à  ces 
hauteurs,  d'ailleurs  peu  élevées. 

On  devine  qu'une  fête  se  prépare  dans  la  Ville.  Il  fait  grand 
jour. 

(Au  début,  il  ne  passe  encore  personne 
sur  la  route,  et  les  mendiants  sont  seuls 
dans  l'attente,  avec  un  air  trisle  et  hargneux. 
La  femme  estropiée  se  tient  un  peu  à  l'écart, 
au  bout  de  la  route;  elle  fait  le  guet,  elle 
cherche  à  distinguer  si  des  gens  vont  venir. 
Le  manchot  se  trouve  au  milieu  du  carre- 
four. Et  il  parle  à  l'aveugle  qui  l'écoute  en 
hochant  la  tête  en  signe  d'approbation.) 


LE  MANCHOT  d'un  ton  d'irritation  sourde. 

...Depuis  ce  matin,  avant  l'aube,  quand  les  coqs 
de  ferme  en  ferme  ne  s'étaient  pas  encore  répon- 
dus, nous  sommes  là,  et  dans  quel  but,  je  vous  le 
demande?...  Car  enfin,  qu'avons-nous  gagné  jus- 
qu'à cet  instant?...  Certes,  des  processions  de  vil- 
lageois se  sont  déroulées  devant  nous,  soulevant 
la  dure  poudre  de  la  route,  et  se  dirigeant  vers  la 
Ville  avec  des  richesses  dans  des  sacs;  mais  que 
nous  a-t-on  donné?...  A  implorer  la  pitié,  nous 
n'avons  obtenu  que  des  outrages,  et  de-ci  de-là, 
quelques  liards  de  cuivre...  Allons,  à  notre  tour 
cependant,  il  serait  bien  temps  de  vivre!...  Car  le 
ciel,  de  violet  est  devenu  gris,  et  les  campagnes 
froides  à  l'aurore  se  sont  peu  à  peu  échauiïées,  et 
dans    l'air    s'agglomèrent   sans    cesse    des   aro- 


TROISIEME   PARTIE  101 

mat»'-...  Et  ainsi  un  jour  succède  à  un  jour...  EX 
un  malheur  remplace  «lo  même   an  autre  mal- 


L'AVEUG  LE 

Ha!  certainement,  cela  es!  véritable...  Il  en 
passe  des  gens,  el  puis  d'autres  qui  veulent  bien 
donner  tous  leurs  sous  pour  aider  à  bâtir  des  ca- 
thédrales (Il  fait  un  geste  impétueux),  mais  quant  à  en 
offrir  un  seul  afin  de  taire  vivre  des  êtres  comme 
nous  sommes,  non.  ils  n<i  le  désirent  pas 

LE  MANCHOT  dont  la  colère  se  fait  jour. 

I>ien  volontiers  ils  nous  laisseraient  pourrir  sur 
terre  i...  De  quelle  manière  les  intéressons-nous?.., 
Que  sommes-nous  pour  eux  véritablement?  Us  pen- 
sent que  nous  somme-  peu  de  chose  et  il-  ne  nous 
considèrent  pas  comme  des  hommes  dont  Ils  puis- 
sent tirer  profit!...  Nous  ne  leur  donnons  aucune 
joie!...  Alors  pourquoi?...  Ba!  ils  vont  s'en  payer 
maintenant  !  Us  sont  beureux!  Ils  ont  des  aspects 
d'allégresse  qui  me  font  peur!...  Car  il-  sont  partis 
des  villages,  de  tous  côtés,  et  ils  se  dirigent  vers 
la  Ville;  et  est-ce  parce  que  l'on  inaugure  la 
cathédrale,  non  cela  n'esl  qu'un  prétexte,  et  ils 
ont  le  désir  de  jubiler,  ils  ne  se  soucient  guère 
du  reste. .   Ah  !  chienne  de  terre  !... 

I 


102      LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 

(Depuis  quelques  instants,  la  femme  estro- 
piée a  quitté  son  observatoire.  Elle  a  écouté 
le  manchot.  Elle  a,  elle  aussi,  un  aspect 
véhément,  sombre  et  bourru.) 


LA  FEMME   ESTROPIÉE  avec  impétuosité. 

Bon!  bon!...  qu'est-ce  que  cela  nous  fait?... 
Plutôt  que  de  nous  lamenter,  mieux  vaut  prendre 
le  plus  de  plaisir  que  nous  pouvons!...  Vous  êtes 
là  à  geindre  tout  le  temps!  Et  puis  après?... 
Allons!  allons!  il  faut  rire  à  la  fin!...  C'est  bien 


permis  !. 


(En  proie  à  une  joie  parodiée  et  brutale 
elle  s'empare  tout  à  coup  de  l'aveugle  et 
elle  l'emporte  dans  une  ronde  boiteuse 
étrangement  tragique.  L'aveugle  se  défend, 
pousse  des  cris,  et  rit.  La  femme  estropiée 
se  tord  en  tournant.  Le  manchot  s'esclaffe 
et  tire  de  l'orgue  de  Barbarie  un  air  sur- 
aigu  et  grinçant.) 


L'AVEUGLE  se  débattant. 

Ho!  ho!...  Eh  bien,  qu'est-ce  qui  te  prend?... 
Assez  !  assez  ! . . . 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  riant  d'une  manière  brusque. 

A  la  Ville,  n'est-ce  pas?  ils  sont  tous  en  joie!... 
Veux-tu  gémir  devant  eux  afin  qu'ils  se  moquent 
de  ton  affliction?...  Oui,  oui,  ils  nous  croient  la- 
mentables et  misérables!  Eh  bien,  qu'ils  passent 


TROISIEME   l».\  i;  I  11: 

donc  a  présent  et  qu'il-  non-  voient  '....  11-  n'ont 
jamais  vu  la  misère  danser,  ii-  seront  peut-être 
effrayés  de  -ou  aspect  !... 

L'A  Y  E  UG  I.  E  parvenant  _er. 

Ouf!...  ouf!...  Ah  !  bon  Dieu  !...  Je  n'en  pouvais 
plus  !... 

Il  va  -  i  tre  le  talu>,  d'un  air 

effaré;  la  femme   aui  béquilles   s'écroule 
par  terre,  'I»'  j ♦  » i e  fausse  »'t  -onore:  le  man- 

■  t  fait  t  *  »  1 1  j . .  vi  r-  —  t<  »iirii«r  la  roue  de  l'ar- 
gue. 

Entrent   uue    troupe    «le   vill  g 
femmes  en  costumes  de  dimanche,  rouges 
comme  des  briques,  de-  nommes  rustiques 
et  ép 


LA   PB  M  MI   ESTROPIÉE 

Ali!  dommage,  vraiment!...  ils  arrivent  trop 
lard. 

Toutefois  le-  mendiant-  changent  sans 
tarder  de  maintien.  11-  contrefont  aussitôt 
1-  -  mouvements  de  la  plu-  grande  désola- 
tion. D'un  accent  Lugubre  et  monotone  il- 
nietfent  à  implorer  la  générosité  des 
rills  Li  charité,  mes  bons  n 

sieurs  '    ■  i    Dn  petit  sou,  s'il  tous  pleut  ! 
\\t  i  de  la  compassion!      s'écrient  il-  du 
plu-  loin  qu'Us  aperçoivent  les  villa, 
le  long  du  carrefour.  Kt  1  orgue  se  d 
mugir.   Mais   les    autre-   font    d'aboi  l   le 
lourde  oreille.  Pui-,  harcelés,  il-  s'irrit 


104      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LES   VILLAGEOIS  avec  des  gestes  de  refus. 

Encore  de  ces  sales  mendiants  !  —  Ah  !  çà  mais  ! 
en  verrons-nous  encore  beaucoup?  —  Ils  encom- 
brent la  route,  ces  vagabonds-là  !... 

LES  MENDIANTS  d'un  ton  toujours  plus  morne. 

Mes  bons  messieurs  !  —  mes  saintes  dames  î  — 
cela  vous  portera  bonheur  !  —  Nous  vous  béni- 
rons dans  toutes  nos  prières 

LES   VILLAGEOIS  les  repoussant. 

Ya-t-en  de  là,  toi  !  Tu  nous  barres  la  voie  !  — 
Hé  !  ils  nous  percent  de  leurs  cris  !  —  Vous  savez 
vous  !  vous  n'aurez  rien  !  —  Pas  un  liard  î  —  Ils 
continuent!  — Ah!  nom  de  nom!  est-ce  que  tu 
crois  que  c'est  pour  vous  que  nous  avons  accu- 
mulé petit  à  petit  les  quelques  monnaies  dont 
maintenant  nous  disposons?... 

(Ils  s'en  vont  par  la  route  qui  descend 
vers  la  ville;  les  mendiants  les  regardent 
partir,  et,  à  mesure  qu'ils  s'éloignent,  leurs 
corps  se  redressent,  leurs  visages  reprennent 
l'expression  de  haine  qu'ils  avaient  tout  à 
l'heure.  L'orgue  se  tait.) 

LE  MANCHOT  le  poing  tendu  vers  les  villageois  qu'on  ne 
voit  plus. 

Non!  ce  n'est  pas  pour  nous,  nous  le  savons, 


TROISIÈME    PARTIE  103 

qu'ils  ont  épargne  leurs  deniers  et  leur-  écusl... 
(  l'est  pour  Loire  tout  le  long  de  leur  voyag 
pour  faire  les  farauds  avec  leurs  femni< 
pour  godailler  à   leur  aise   de    L'aube   au  soir... 
pour  rouler  leurs  fronts  pesants  dans  la  saou- 
lerie  !... 

Il  Fait  un  t:e-te  de  menace  dans  la  direc- 
tion delà  Ville.  L'aveugle,  qui  écoute,  semble 
approuver  de  la  tête.  Tout  à  coup  la  femme 
estropiée  signale  de  nouveaux  arriva 

LA   FEMME   ESTROPIÉE 

Ah  !  Ixui  Dieu  <!<>  l>on  Dieu  !  en  voici  d'autres 
Eh  bien,  ils  tombent  Lien  véritablement!... 

Le  manchot  -erre  les  poings  sans  rien 

dire.  L'aveugle  ricane  d'un  air  sinistre. 
Entrent  le  Christ,  Marie  et  les  compagnons. 
Il-  s'arrêtent  à  rentrée  du  carrefour, 
loin  des  mendiant-  qni  sont  de  l'autre  côté, 
et  qui  le-  épient  connue  prêts  à  bondir 
sur  eux.} 

LE  CHRIST  d  un  ton  de  lassistude,  continuant  une 
conversation. 

Non.  je  ne  me  rendrai  pas  avec  vous  à  la  fête, 
car  qu'irais-je  y  faire  à  présent?...  Parcette journée 
d'été  aride  el  rouge,  je  préfère  rester  sur  ce  ter- 
tre d'où  l'on  aperçoit  la  Ville  tout  entière...  Je 
désire  méditer  seul...  Et  vous,  pendant  ce  temps, 
allez,  je  vous  envoie  ô  mes  chers  compagnons... 


106       LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

Que  la  justice  réglemente  vos  actions,  comme  un 
maître  donne  des  ordres,  toujours  compris,  à  des 
serviteurs  capables  de  les  suivre...  Je  vous  atten- 
drai sans  angoisse,  n'est-ce  pas?...  Je  vous  de- 
mande de  me  rendre  compte  seulement  de  l'état 
des  esprits  qui  sont  là-bas...  J'ai  confiance  en  vous, 
mes  petits. . .  Vous  êtes  la  spirale  que  j'ai  engendrée 
en  me  mouvant  sur  moi-même,  et  dont  le  point 
de  départ  ne  peut  être  ailleurs  qu'en  moi... 

LA  FOUILLE 

0  Seigneur,  ne  doutez  jamais  de  notre  amour... 
Tout  ce  que  nous  faisons,  c'est  d'après  vous.., 

MARTIAL 

Nous  nous  sommes  associés  à  vous  comme 
des  matières  que  réunissent  des  affinités  sem- 
blables... 

ZACHARIAN 

Oui,  oui,  cela  est  bien  vrai...  que  sommes-nous 
en  dehors  de  toi?  Est-ce  que  nous  ne  sommes  pas 
dociles  à  tes  désirs?.... 

LE  FOSSOYEUR 

Tu  es  notre  premier  mouvement,  et  son  motif, 
et  l'origine  de  sa  raison...  Aussi,  sois  donc  tran- 
quille, ô  mon  bon  maître... 


TIIOIS  I  CM  K   PARTIE  103 


LE  CHRIST 


Vous  m'êtes  attachés,  je  le  sais,  mes  bien- 
aimés...  Souvenez-vous  que  c'est  on  mon  être 
invisible  que  vous  avez  j>ri»  aaissance...  Car  il 

fan!  revenir  souvent  à  la  cause  avant  d'établir  les 
effets  et  de  déterminer  l«i-  résultats.  Faites  donc 
ain^i...  Et  dans  ce  cas,  je  n'aurai  qu'à  vous 
approuver  quoi  qu'il  arrive...  Méfiez- vous  de  vous- 
même,  j<i  vous  le  dis...  El  aujourd'hui  plus  en- 
core  qu'eu  n'importe  quel  temps,  car  je  sens  qu'il 
va  se  passer  des  choses  1res  grandes...  Use  tourne 
vers  la  ville.,  0  ville,  je  ne  vais  pas  v.ts  toi.  mai*  je 
t'envoie  des  hommes  armés  pour  te  combattre... 
car  nous  ne  nous  convenons  pa-,  et  il  faut  que  l'un 
(!<•  uous  deux  soit  diminué...  Qui  -era-ce,  toi  ou 
moi?  Lequel  de  l'un  ou  bien  de  l'autre  sera 
vaincu?...  Tu  agiras  par  la  violence,  et  moi  j'aurai 
raison  de  t<»i  par  la  justice  '.... 


Les  mendiants,  qui.  trop  loin  pour  en- 
tendre cette  conversation,  en  ont  suivi  le< 
périodes  ivec  une  impatience  furien 
précipitant  a  la  fin  ver-  les  compagnons 
—  L'aveugle  tai-méme  traîné  par  la  femme 
e>tropiée  —  et.  avec  des  mines  écumantes, 
le-  interpellent 


LA  FEMME  ESTROPIÉE  avec  une  grande  riolence. 

Holà!  les  hommes.,,  donnez-nous  «le  l'argent... 


108      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LES  COMPAGNONS,  ils  se  retournent,  stupéfaits. 
Hé  bien  ! . ..  Hé  bien  ! . . . 

LE  MANCHOT 

Bougre  de  nom  de  Dieu  !  c'en  est  assez!... 

L'AVEUGLE 

Oui,  n'ayant  attendri  personne,  jusqu'à  pré- 
sent... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE 

Dénués  de  tout  comme  nous  sommes,  infirmes, 
et  traînant  le  poids  corrompu  d'une  portion  de 
notre  corps,  néanmoins  nous  n'avons  pas  peur... 
et  ni  d'autres, ni  de  vous,  nous  ne  redoutons  rien... 
quoique  vous  paraissiez  de  solides  hommes,  aidés 
encore  par  surcroît  de  vos  bâtons  au  bout  épineux 
et  aigu  ! . . . 

(En  présence  de  celte  avalanche  de  cris, 
d'injonctions  et  d'apostrophes,  la  troupe  des 
compagnons  semble  d'abord  excitée  à  la 
colère,  mais,  la  placidité  du  Christ  réfrène 
ce  premier  mouvement.  Bientôt,  tandis 
qu'augmente  la  violence  des  mendiants,  l'ir- 
ritation de  Marie,  de  Zacharian  et  des  autres 
s'atténue  et  se  change  en  une  sorte  de  pitié 
bourrue.) 

MARTIAL 

Eh  là!  qu'est-ce  qui  vous  prend,  dites  donc?... 


TROISIEME   PARI  II 

LE    FOSSOYEUB 

Pourquoi  nous  parlez-vous  <1  s  cette   façon?... 
Oui,  oui,  vous  êtes  bien  à  plaindre,  mais  esl 
une  raison,  parce  que  vous  souffrez,  pour... 

LA   FEMME  ESTROPIÉE  en  rigolant. 

IJo !  ho!...  comme  ils  sont  doux  ceux-là!... 
Hein!  dès  qu'on  leur  montre  de  la  force,  ils  ont 
la  frousse  !... 

LE  M  \  NGHOT,  d'un  air  sombre. 

Quand  notas  avons  crié  :  pitié  !  ils  se  sont  tordus 
de  rire,  il-  nous  ont  répondu  par  des  injures...  \ 
présent  c'est  nous  qui  les  menaçons,  et  voilà  qu'ils 

modèrent    leur    ton    et    qu'ils    contiennent    leur 
colère  !... 

/.  \<:ii.\i!i  AN 

Vous  pouvez  vous  lever  avec  violence...  el 
contre  nous  qui  ne  vous  avons  rien  l'ait  et  donl 
vous  ignorez  les  sentiments,  von-  précipiter  tragi- 
quement connue  si  vous  étiez  des   machines  de 

LA   POUILLE 

Nous  n'en  répéterons  pas  moins  que  vous  êtes 
des  hommes  malheureux  <it  lamentables  !... 


HO      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 
LE  MANCHOT  avec  véhémence. 

Oui,  nous  sommes  tels!...  Mais  qu'est-ce  donc 
que  vous  comptez  faire  pour  nous  rendre  la  vie 
moins  triste  !...  Ho!  cela  est  facile  de  s'attendrir 
sur  nous,  et  de  se  répandre  en  paroles  de  charité, 
et  d'imiter  nos  gémissements  plus  ou  moins 
bien!...  Et  pendant  ce  temps  nous  tremblons 
d'angoisse,  et  repoussés  de  partout  comme  si  nous 
portions  la  peste  avec  nous,  avec  dégoût  chassés 
des  lieux  où  nous  entrons,  nous  sommes  réduits 
à  nous  traîner  sur  les  chaussées...,  dans  le  limon, 
et  le  long  des  talus  sans  herbe  !...  Eh  bien  !  vrai- 
ment, est-ce  qu'il  y  a  là  une  justice?... 

LE  FOSSOYEUR  d'an  air  à  la  fois  sombre  et  joyeux 

Ça  me  plaît  ce  que  vous  dites-là  !...  Non  !  non  ! 
ô  terre,  ô  vents,  ô  univers!  il  ne  peut  pas  être 
nécessaire  que  tant  d'hommes  passent  leur  exis- 
tence dans  le  malheur!...  Et  au  contraire  tant 
d'autres  possèdent  de  belles  maisons,  des  enclos, 
des  campagnes  fertiles,  des  motifs  de  félicité  inta- 
rissables !  et  ils,  renferment  tous  leurs  trésors 
dans  leurs  greniers!...  et  entassant  toutes  leurs 
récoltes  petit  à  petit,  ils  finissent  par  rouler  leurs 
biens  dans  des  barriques!...  et  dans  la  vue  de 
leur  puissance,  ils  puisent  toutes  leurs  satisfac- 
tions les  plus  profondes!...  Ha!  ceux-là,  il  se 
croient  des  droits  sur  l'un  ou  l'autre,  comme  si 


TROISIEME   PARTIE  III 

nous  n'étions  pas  nous  tous  des  débiteurs  natu- 
rels!... Malheur  à  <'u\.  car  ils  accumulenl  leurs 
richesses  en  de  trop  grandes  quantités!...  El  ce- 
pendant ils  n'en  distraient  pas  une  parcelle,  afin 
de  subvenir  aux  besoins  des  hommes  pauvres.  El 
leur  en  soustraire  une  parti-',  même  toute  petite, 
une  chose  aussi  difficile  que  d'extraire  une 
perle  de  la  mer,  ou  que  de  tirer  un  diamant  d'une 
mine  de  houille!...  Oui,  un  tel  étal  de  la  vie 
se  trouve  opposé  à  toute  règle  de  l'équité!...  Il 
serait  juste   de    mettre  au  pill  réserves 

agglomérées,  de  les  répandre  en  part-  égales 
parmi  les  hommes,  et  de  détruire  ces  réservoirs 
de  l'avarice!...  Oui,  oui.  voilà  en  vérité  ce  qu'il 
faut  faire  !...  Et  autrement  qui  peul  se  flatter  du 
nom  d'homme,  el  se  croire  du  courage  dans  la 
poitrine?... 

LES  MENDIANTS  en  battant  des  mains  déplaisir. 

Bravo!  bravo!  Oui,  ce  sont  des  choses  vraies 

qu'il  dit  !...  lia  raison  !  .. 

LE  FOSSOTEUH 

Est-ce  que  nous   supporterons   longtemj  s 
vivre  -au-  rien,  comme  de-  graines  jetées  sur  la 
roche  qui  ne  peuvent  tirer  d'alentour  leur  nourri- 
ture?... 


112!      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  MANCHOT  d'un  ton  décidé. 

Et  nous  aussi,  nous  en  avons  assez  !...  Car  ce 
n'est  pas  une  vie  que  nous  menons!...  Misère  de 
terre!...  Eh  quoi!  devrons-nous  implorer,  sans 
fin,  toujours,  afin  d'obtenir  des  subsides  qui  nous 
sont  dus?...  Sera-ce  donc  là  notre  existence  à 
nous?... 

LE  FOSSOYEUR 

Tolérerons-nous  que  les  riches  conservent  leurs 
fortunes  à  nos  dépens,  et  les  agglutinent  dans 
les  sacs,  et  environnent  leurs  champs  de  haies 
d'épines,  et  posent  des  pavés  sur  le  seuil  de  leurs 
demeures,  et  se  retirent  de  notre  présence  quand 
nous  passons,  et  lancent  sur  nous  leurs  meutes 
de  chiens  parmi  les  routes?... 

LES  COMPAGNONS  violemmeot. 
Non!  Certainement!... 

LE  MANCHOT. 

Ah!  jamais  plus,  à  présent,  nous  ne  consenti- 
rons à  exposer  nos  plaies  pour  gagner  ce  qu'on 
nous  doit  !... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE 

Trop  longtemps  nous  avons  souffert!... 


I  RQ1SIÉME   PARTIE  11:; 

1/  \  VEUGLE 

Assez  nous  nous  sommes  humiliés  devant  les 
hommes  !... 

LE  FOSSOYEUR  avec  exaltation. 

Oui,  oui,  assez  !...  Car  ce  -ont  eux  qui  devraient 
lillir  de  honte  en  nous  voyant...  non-  misé- 
rables! et  vous  malades  el  Infestés!...  Car  il  esi 
infâme  pour  les  hommes  pourvus  de  bien  que 
d'autres  ne  possèdent  rien  du  tout,  et  soient  ré- 
duits a  la  misère  la  plus  abjecte,  et  aient  besoin 
ibaisser  afin  d'obtenir  les  secours  indispen- 
sables!... Ah!  maintenant  nous  voulons  être 
riches,  vivre  à  notre  aise,  et  dussions-nous  tout 
bouleverser,  nous  agirons!...  Mais  nous  obtien- 
drons ce  <|ue  nous  voulons  !... 

LE  CHRIST  il  pousse  une  longue  plainte. 

0  malheureux  !...  n  se  tait  un  instant  et  les  considère 
tons.)  Bien  plus  à  plaindre  encore  que  vous  ne  le 
/.  avec  quelle  compassion  profonde  je  vous 
envisage  maintenant!...  Bêlas!  voua  n'avez  donc 
aucune  intelligence,  comme  si,  en  vérité,  vous  étiez 
simplement  des  blocs  de  terre  muni-  d'une  faculté 
d'action  1...  Car  enfin,  vous  êtes  ou  aveugl 
estropiés,  ou  Infirmes  à  un  poini  extrême,  el  au 
lieu  de  faire  de  votre  âme  le  centre  de  vos  salis- 

ti 


114      LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU   CHRIST 

factions  dans  l'univers,  c'est  encore  à  ce  corps 
inerte  que  vous  attachez  le  plus  d'importance!... 
N'est-ce  pas  une  chose  extraordinaire  qu'étant  de 
lamentables  formes,  mal  construites,  sans  force 
et  sans  cohésion,  vous  préfériez  à  tous  les  autres 
les  plaisirs  qui  vous  viennent  de  votre  être  infé- 
rieur?... Oui,  vous  aussi,  je  vous  le  dis,  vous 
mettez  votre  trésor  ailleurs  que  dans  son  lieu 
véritable!...  Et  comme  si,  possédant  une  terre 
aride,  vous  vous  acharniez  à  la  cultiver  pour  en 
tirer  des  fruits  qu'elle  ne  peut  pas  donner,  vous 
vous  occupez  sans  espoir  de  la  partie  impure  et 
stérile  de  votre  être...  Et  vous  ne  cherchez  en 
aucune  façon  à  obtenir  de  celle  qui  pourrait  être 
féconde  des  richesses  bien  moins  difficiles  à  ac- 
quérir!... Et  vous  dites,  comme  si,  en  effet,  cette 
masse  mal  sculptée  et  sanguine  que  vous  portez 
au  prix  d'un  effort  continuel  était  jamais  capable 
de  vous  rendre  en  bonheur  ce  qu'elle  vous  prend 
en  peines  :  donnez-nous  des  choses  substantielles, 
afin  de  remplir  ce  ventre  et  ces  flancs,  voilà  ce 
qui  nous  intéresse,  et  sauf  cela  rien  ne  nous  satis- 
fait... Et  ainsi  vous  enviez  les  biens  d'autrui... 
Et  les  espaces  couverts  de  blés  sollicitent  les 
désirs  de  votre  vie...  Et  vous  ambitionnez  des 
joies  terrestres  ! . . .  (Il  regarde  sévèrement  ses  compagnons.) 
Et  vous  aussi,  vous  aimez  d'une  trop  grande  pas- 
sion les  choses  du  monde!...  Mais  pourquoi  tour- 


TROISIÈME    PARI  IE  115 

nez-vous  dehors  spérances?...  Devenez  donc 

vous-même  votre  propre  Lien!...  Que  cela  seul 
vous  paraisse  désirable  qui  vous  est  connu  el  qui 
vous  semble  stable!...  Car  sachez-le,  l'unique 
propriété  au  monde  que  chacun  doit  vouloir 
accroître  el  rendre  meilleure,  c'est  soi-même  el 
rien  de  plus,  c'esl  la  portion  éternelle  de  uotre 
existence,  et  aucune  autre  chose,,  en  réalité...  Et, 
quant  au  reste,  peu  importe!  car  les  territoires 
qui  non-  environnent,  dous  ne  les  connaiss 
pas!...  El  ils  ne  Boni  rien  que  de  vagues  matiè- 
res! ..  Et  ils  ne  peuvent  jamais  être  | 
par  nnihl...  El  je  vous  l'ai  dit  bien  des  fois, 
qu'est-ce    que    s'enrichir   .l'un    espace    physique? 

c'est  s'adjoindre  un  grain  de  sable,  s'augmenter 

d'un  peu  de  poussière,  s'étendre  «l'une  chose  sans 
consistance  et  sans  durée!...  Il  est  aussi  insensé 
de  vouloir  gagner  et  garder  ce  qui  nous  vient  de 
l'univers  que  d'avoir  le  désir  de  l'occuper...  Il 
faut  comprendre  qu'il  n'y  ;i  rien  qui  nous  appar- 
tienne en  propre,  même  pas  nous,  si  ce  n'esl 
pour  un  temps  assez  court,  et  alors  le  reste  esl  à 
tout  le  monde!...  Car  l'existence  noua  esl  prêt» 
et  les  facultés  qui  forment  la  conscience,  et  la  force 
de  mouvoir  nos  membres  de  telle  ou  telle  autre 
façon,  el  la  puissance  d'appliquer  le-  résolutions 
conçues  par  L'esprit...  el  les  bien-  possédés  dans 
l'univers,  et  Les  domaines   limite-  par  un  droit 


116       LA  TRAGÉDIE  DU  JXOUVEAU  CHRIST 

momentané,  et  les  maisons  avec  leurs  murs 
contradictoirement  opposés  les  uns  aux  autres,  et 
les  trésors  de  grains,  de  vin  ou  de  farine,  et  enfin 
toutes  les  choses  du  monde,  quelles  qu'elles  puis- 
sent être!...  Et  rien  n'est  un  don  éternel,  mais 
simplement  le  prêt  d'un  jour  ou  de  plusieurs... 
Ainsi,  cherchez  donc  avant  tout  à  vous  connaître, 
à  vous  perfectionner  sans  cesse,  à  tirer  de  vous- 
mêmes  le  plus  de  joies  possibles... 

(Pendant  la  fin  de  ce  discours,  sont  arrivés 
des  paysans  qui  se  dirigent  vers  la  ville. 
Ils  aperçoivent  les  mendiants,  les  compa- 
gnons et  Marie,  les  uns  debout,  les  autres 
couchés  sur  le  talus  autour  du  Christ,  ils 
s'arrêtent  d'un  air  goguenard,  se  montrent 
par  des  gestes  de  moquerie  ce  groupe,  sans 
en  être  d'ailleurs  aperçus,  et  d'assez  loin 
finalement  l'apostrophent.) 

LES  PAYSANS  avec  force. 

Ohé  !  ohé  !.. .  —  Dites  donc,  vous  autres  ! . . .  — 
Vous  avez  du  temps  à  perdre,  si  vous  écoutez  ce 
qu'il  vous  raconte!...  —  On  le  connaît  celui-là? 
il  se  fait  appeler  le  Christ...  —  Ha!  grand  vau- 
rien !... 

(Les  compagnons  se  tournent  vers  les 
paysans  qui  ont  éclaté  d'un  rire  brutal  et 
rude.  Les  mendiants  les  regardent  aussi 
d'un  air  irrité  et  surpris.  Marie  tend  le 
poing  en  signe  de  menace.  Le  Christ  de- 
meure impassible.  Une  violente  dispute 
s'engage  cependant.) 


TROISIEME    PAIiTIE  HT 

LE  FOSSOYEUR 

Foulez-nous  donc  la  paix.  1rs  hommes  !  ou  sans 
cela 

LES   PAYSANS 

Bien  quoi  !  nous  n'avons  pas  peur!... — Ces!  < 
vous  (jue  nous  montrerons  ce  que  vous  êtes!... 

LES  .MENDIANTS  ET  LES   COMPAGNONS 

Putréfactions  douées   de    mouvement!  Saletés 
mises  sur  pattes  pour  répandre  la  peste... 

L  E S   PAYSANS  ramassant  «les  pierres  pour  les  jeter. 
Ho!  ho  '  on  va  voir,  sacrés  bougres!... 

LES  MENDIANTS  ET   LES  COMPAGNONS 

Incarnations  de  la  sottisej  — [Stupidités  ayant 
forme  d'homme  !.. 

LES  PAYSANS  Lançant  [des  pierres* 

Aboyeurs  de  route  !  —  vagabonds!  —  <  )n  sait  ce 

que  VOUS  valez  !... 

LES   MENhi  an  PS   ET   LES  COMPAGNONS 

Veulent-ils  que  nous  les  éborgnions?...  — Le 

10. 


118      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

vil  troupeau  !  —  Ah  !  qu'il  se  dérobe  en  fuyant  de 
toutes  ses  forces  !  —  Sinon  on  va  casser  leurs  têtes 
comme  des  terrines  pleines  de  sang  ! 

(Ils  prennent  des  pierres  et  les  jettent 
contre  les  paysans  qui  se  sauvent  en  tu- 
multe par  la  route  en  pente  vers  la  ville. 
Ils  les  poursuivent  à  coups  de  bâtons  et  en  les 
outrageant.  On  entend  une  rumeur  vague 
dans  le  chemin.  Le  Christ  reste  un  moment 
seul  avec  Marie.  Il  lui  montre  la  troupe 
qui  se  bat  et  vocifère.) 


LE  CHRIST  il  désigne  les  compagnons  à  Marie. 

Eux  aussi,  ils  sont  impétueux!...  Considère- 
les  !...  Ils  ne  sont  bons  qu'un  instant!  Ils  retom- 
bent plus  vite  qu'ils  ne  croient  vers  les  réalités 
les  plus  obscures!...  L'amour  ne  les  possède  pas, 
la  haine  constamment  s'empare  d'eux  et  les  fait 
mouvoir  à  son  gré,  ainsi  qu'une  roue... 

(Marie  sourit  tristement.  Des  pierres  tra- 
versent l'air,  jetées  par  les  paysans  et  par 
les  autres.  Des  voix  s'interpellent.  Tout  à 
coup  les  paysans  s'échappent.  Et,  de  loin 
on  entend  l'un  d'eux  crier  vers  le  Christ: 
«Allons,  le  Chribt,  descends  donc  de  ton  Gol- 
gotha  pour  voir  un  peu!...»  tandis  quun 
grand  éclat  de  rire„  résonne  au  loin.  Puis 
les  compagnons  et  les  mendiants  revien- 
nent les  uns  d'un  pas  solide,  les  autres 
clopinant,  en  tâtonnant  ou  avec  difficulté. 
Le  Christ  les  accueille  avec  un  air  d'indul- 
gent reproche.) 


TROISIÈME   PARTIE  118 

LE   CHRIST  faisant  allusion  aux  paysan». 

Oui.  sans  doute!  ils  m'ont  injurié,  et  vous 
nous!...  Ils  vont  néanmoins  à  la  Ville  avec  Le  dé- 
sir d'honorer  ce  qu'ils  outragent  î...  Hélas  !  com- 
prenez-les,  mes  bien-aimés...  [Is  nous  repoussent 
parce  qu'ils  ignorent  la  vérité,  ils  ne  demandent 
qu'à  la  connaître,  ils  ne  cherchent  qu'à  la  décou- 
vrirai ils  l'accepteront  toujours  avec  joie!...  Ils 
ne  nous  sont  hostiles  que  parce  qu'ils  n<i  savent 
pas!...  C'est  leur  ignorance  bourrée  de  chardons 
qui  braille  après  dous  et  qui   court  sur  nous  !... 

et  une  p  rase,  b  te,  la  relève,  se  tourne  du  côté  île 

la  Ville  afin  de  la  considérer  et  regarde  en-uite  fixemenl  ses 

compagnons.)  Allons,  voici  l'heure  à  présent,  et  il 
va  vous  falloir  quitter  ce  lieu...  Le  soleil  se  tient 
au  centre  de  l'espace,  et  de  la  jette  ses  feux  ter- 
ribles sur  la  partie  de  l'univers  où  non-  nous 
trouvons  maintenant...  Lorsqu'il  fera  nuit,  re- 
venez, vous  me  rencontrerez  à  la  même  place... 
Va,  toi,  Marie,  accompagne-les,  car  je  préfère 
rester  seul...  Tu  veilleras  un  peu  sur  eux,  <le 
peur  qu'ils  n'agissent   pas  comme  il   faudrait... 

•  ix  devient  grave,  Bilieuse.)  Adieu,  et  à  ee  soir,  mes 

bien-aim 

LES  COMP  IGNOR  -  -  -  d   .liant. 
A. lieu,  ayez  confiance  en  nous 


120      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LA  POUILLE  prend  la  main  du  Christ  et  la  baise. 

0  mon  bon  bon  maître  ! 

(Ils  s'en  vont  et  font  un  geste  aux  men- 
diants qui  se  sont  écartés  pendant  le  dia- 
logue et  sont  allés  reprendre  leur  place  le 
long  de  la  route.  On  voit  disparaître  Marie 
et  ses  compagnons  dont  la  démarche  et  l'ex- 
pression grave  sont  presque  tragiques  et 
semblent  composées  et  déterminées  par  le 
pressentiment  d'une  catastrophe.  Le  Christ 
les  considère  d'un  regard  triste,  il  se  tait, 
puis  il  s'achemine  vers  le  fond  du  plateau, 
de  manière  à  voir  la  Ville  de  plus  près,  et 
comme  face  à  face.) 

LE  CHRIST 
contemplant  la  Ville  et  dans  un  mouvement  tragique. 

0  désolation  mystérieuse  ! . . .  ô  sainte  douleur  ! . . . 
Oui,  de  m'offrir  à  vous,  ô  vous  que  j'ignore,  ô 
ensemble  infini  des  choses  que  l'éclat  de  l'esprit 
rend  seul  visibles,  je  conçois  aujourd'hui  toute 
l'amertume  !...  Quelle  responsabilité  ai-je  dans 
l'univers!  combien  j'en  éprouve  le  poids,  et  jus- 
qu'à quel  point  elle  me  pèse  maintenant  !...  Oh  ! 
j'ai  présenté  bien  des  fois  ma  lourde  poitrine,  tour 
à  tour,  à  la  pierre  écarlate  du  midi  et  au  trait 
perçant  de  la  lune  qui  brille  là-haut,  mais  jamais 
encore  avec  cette  violence  je  n'ai  senti  d'une 
telle  manière  et  aussi  formidablement  la  force  du 
nonde  m'environner  et  me  frapper  !...  Où  vais-je 


TROISIEME  PARTIE  121 

sur  terre  ?  à  quoi  rôle  suis-je  prédestiné?  Au  mi- 
lieu de  ce  peuple  qui  se  retire  Je  moi,  à  qui  puis- 
je  m  adresser,  mon  Dieu  !  ...  Ha!  ha!  malheu- 
reux !  qu'ai-je  à  faire  ici  ou  là,  en  cet  endroit  plu- 
tùl  qu'ailleurs,  à  côté  ou  beaucoup  plus  loin? 
Quoi  est  mon  but  ?...  Ne  suis-je  pas  partout  soli- 
taire et  toujours  seul,  quoique  je  fasse  tous  mes 
efforts  pour  rompre  cette  inégalité  épouvanta- 
ble?... N'ai-je  pas  à  supporter  sans  cesse  les 
outrages  tempétueux  de  l'univers?...  Que  je  de- 
meure debout  et  stable,  ou  que  je  m'avance  au 
contraire,  il  importe  peu!...  Combien  il  m'est 
indiffèrent  de  faire  une  chose  ou  bien  une  autre, 
car  de  toutes  celles  que  j'accomplis  il  ne  résulte 
jamais  pour  moi  que  des  souffrances...  Et  la  vie 
me  présente  toujours  la  même  tristesse...  Et  la 
terre  n'est  jamais  pour  moi  qu'un  lieu  d'exil!... 

Il  voile  -a  tête  île  ses  mains  et  semble 
entrer  dan-  une  méditation  terrible.  Les 
mendiant-  paraissent  songer  parmi  le  car- 
refour. Au  loin,  on  entend  des  bribe- 
morceau*  de  musique  Foraine  qui  montent 
de  la  Ville  en  fête. 


QUATRIEME  PARTIE 

CE  QUE  FONT  LES   COMPAGNONS  LORSQU'ILS 
SONT  DANS  LA  VILLE 


QUATRIÈME  PARTIE 

CE  QUE  FONT  LES   COMPAGNONS  LORSQU'ILS 
SONT  DANS  LA  VILLE 


Dans  la  Ville,  une  grande  place  carrée  environnée  de 
maisons.  Un  découvre,  à  droite,  un  marchand  de  vins,  et 
à  gauche  une  boutique  de  boulanger.  Au  second  plan  une 
rue  débouche  des  deux  côtés.  Dans  le  fond  s'alignent  des 
maisons  avec  des  devantures  peintes,  une  boucherie,  une 
pharmacie;  à  un  premier  éta^e  un  atelier  de  modes.  Tous 
ces  bâtiments  sont  épais,  coloriés  de  haut  en  bas,  et  décorés 
de  bannières,  posés  à  pic  sur  la  place.  Us  semblent  pen- 
dre de  tout  leur  poids.  Par-dessus  les  toits,  au  loin, 
geot  les  masses  vives  d'une  cathédrale  neuve  que  Ton 
<>it  d'une  manière  distincte. 

Sur  le  seuil  de  leurs  portes  se  tiennent  le  boulanger,  1<* 
boucher,  le  pharmacien,  énormes,  en  habit  de  fête.  Le 
boulai  debout,   appuyé  contre  sa  porte.  Le  bou- 

cher «-si  sur  une  'luise  et  semble  vaguement  somnoler.  Lé 
pharmacien  lit  le  journal. 

Derrière  les  vitres  de  l'atelier  de  modes,  on  distingue 
quelques  ouvrières,  qui  cousent,  fonl  dos  chapeaux,  tra- 
vaillent. 

Le  marchand  de  vins  place  destables,  dispose  des  ' 

H 


126      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

le  long  du  mur  de  sa  boutique,  va  et  vient,  court  très 
affairé,  comme  en  prévision  de  nombreux  clients. 

Enveloppant  cette  place  qui  n'est  animée  que  par  ces 
mouvements  intimes,  un  tintamarre  formidable  roule  d'un 
bout  de  la  ville  à  l'autre,  de-ci,  de-là  :  des  harmonies  de 
fanfare  de  temps  à  autre,  les  cris  longs,  aigus  et  inter- 
mittents des  marchands  de  rue  dispersés,  les  bruits  de 
chansons  quelquefois,  éparses,  mais  le  plus  souvent  ren- 
forcées par  l'effort  d'un  groupe  de  voix,  telles  sont  les 
musiques  qu'on  entend,  qui  tantôt  se  rapprochent,  tantôt 
s'éloignent,  mais  dont  l'énorme  charivari  annonce  une  fête 
éclatante  et  crée  un  décor  de  joie  invisible. 

(Au  moment  où  la  toile  se  lève,  un  son 
de  fanfare  retentit  au  loin.  On  distingue 
des  cris  fugaces  :  Les  frais  bouquets!...  les 
belles  cerises!...  que  doivent  pousser  des 
marchands  errant  dans  les  alentours.  Puis 
entre  une  petite  apprentie  qui  se  dirige 
vers  la  droite,  la  mine  gaie  et  le  pas  leste. 
Elle  est  arrêtée  au  passage  par  le  bou- 
langer qui  l'a  vue  venir,  qui  lui  prend  le 
bras  d'une  manière  galante,  tandis  qu'elle 
tente  de  résister  et  que  les  deux  autres 
bourgeois,  intéressés  par  la  scène,  la 
suivent  d'un  air  de  gouaillerie.) 


LE  BOULANGER  à  l'apprentie  en  souriant. 

Eh  !  la  jolie  fille,  dites-moi  donc,  où  courez- 
vous  de  ce  pas?...  Est-ce  à  un  rendez-vous 
d'amour,  ou  bien  ailleurs?... 

L'APPRENTIE  en  se  débattant. 

Oh!  Voyons,  assez!... 


QUATRIÈME  PARTIE  12: 

Elle    parvient    à    se    dégager    el 
devant  le  boucher  qui  la  sais  ur. 

LE  BOUCH  ER  qui  veut  la  bais 

Quelle  légèreté,  mademoiselle!...  A  voir  votre 
bâte,  nul  doute  n'est  possible:...  <!e  qui  vous 
presse  de  cette  façon  ce  n«v  peut  être  que  le  désir 

<Ic  rejoindre  le  plus  vite  possible... 

I/A  PPRENT1 1:  arec  un  salât 

Quelqu'un  qui  ne  soit  pas  vous!...  Oui,  vrai- 
ment... bien  le  bonjour!... 

Elle  lui  fait  une  révérence  et   sa  met  à 

sauver  quand  le  pharmacien  la  rattrape. 

tandis  que  le-  autre-  se  tordent  de  plaisir. 

LE  l'HAIi.MAt :IEN  la  baisant. 

Comme  vous  venez  vite  à  moi!...  Mille  gi 

ma  charmante,  je  vous  remercie!... 

LA  PPRENT1 1:  exaspérée. 

lia!  le  voyez-vous,  le  vilain!...  Me  Lâcherez- 
vous?... 


11.  PHARMAG11  N  feigoant  la  surprise. 
Quoi!  la  belle,  vous  et'--  faroucbi 


12S      LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 
L'APPRENTIE  ironique. 

Qui  ne  le  serait  avec  vous?... 

LE  PHARMACIEN 

Ne  l'êtes-vous  pas  pour  tout  le  monde?... 

L'APPRENTIE 

Si  tous  les  hommes  vous  ressemblaient,  je  le 
deviendrais  bien  vite... 

LE  PHARMACIEN 

Voyez-vous  cette  impertinente!...  Vous  oubliez 
que  je  vous  tiens  et  que  je  ne  vous  laisserai  pas 
vous  en  aller... 

L'APPRENTIE  énervée  et  railleuse. 


Est-ce  donc  un  si  grand  plaisir  que  d'être  traité 
comme  vous  l'êtes!... 

LE  PHARMACIEN  il  lui  baise  le  cou. 

Certes  non...  mais  vous  prendre  des  baisers 
est  agréable!... 

L'APPRENTIE  furieuse,  trépignant. 

Allons!  cessez  d'agir  ainsi,  ou  bien  je  crie!... 


QUATRIÈME   PARTIE  120 

LE  PHARMACIEN  qui  continue  de  l'embrasser. 

Que  vous  le  désiriez  ou  non,  je  vous  en  don- 
Derai  encore!...  Un  baiser!  N'est-ce  pas  toujours 
bon?  Encore!...  Kncore... 

L'APPRENTIE  qui  pousse  de-  cri-  perçants. 

Au  secours!...  Ali!  vous  me  faites  mal!...  Oh! 
le  grossier!... 

vociférations  emplissent  la  place. 
Brusquement,  les  Fenêtres  de  l'atelier  de 
modes  -ont  ouvertes,  et  un  groupe  d'ou- 
vrières  >e  montre,  étonné,  amusé,  inquiet, 
•  licrchant  à  voir  ce  qui  se  passe.  Elles 
aperçoivent  le  boulanger  et  le  boucher  qui 
rient  violemment  autour  de  la  petite 
;q>prentie,  que  baise,  malgré  ses  cris,  le 
pharmacien  vieux  et  lourd.  Elles  font  aus- 
sitôt une  inûnité  de  gestes  pour  se  prendre 
mutuellement  à  témoin  de  l'indignation 
qu'elle-  re--entent,  et  elles  se  mettent  à 
interpeller  les  bourgeoi-  qui  >e  retour- 
nent tout  à  coup,  eflarést 

LES  OUVR1  i.i;  ES  toute-  ensemble. 

Hé!  regardez  !<■-  donc,  ceux-là!  —  Comme  ils 
Boni  galants,  ma  chère!  -  -  Oui  .>st-<v  qui  croi- 
rait qu'à  Leur  âge?...  —  Quelle  touche  pour  des 

Roméo!  —  Ils  n'ont  pas  Ai-  honte!  —  Au  1061  — 

Oui!  au  lui;:... 

itent  tonte-  de   rire  devant   la 
mine  déeontite  des  trois  bourgeois,  qui  ne 

11. 


130      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

savent  que  dire.  Le  pharmacien  a  lâché 
l'apprentie;  celle-ci  se  sauve  aussitôt  en 
faisant  un  joli  pied  de  nez  à  l'adresse  du 
pharmacien,  du  boucher  et  du  boulanger, 
d'abord  piteux,  puis  irrités  à  cause  des 
huées  continues  dont  ils  sont  l'objet.  Ils 
s'avancent  sous  les  fenêtres  de  l'atelier  de 
chapeaux,  et,  avec  des  airs  de  colère 
bouffonne,  ils  essaient  de  répondre  aux 
ouvrières.) 

LE  PHARMACIEN 

Vont-elles  crier  longtemps  comme  ça?... 

LE  BOUCHER 

De  quoi  se  mêlent-elles? 

LE  BOULANGER 

Qu'est-ce    qui    leur    prend    donc!...    Qu'elles 
s'occupent  de  leurs  affaires!... 

UNE  OUVRIÈRE  les  montrant  de  la  main  à  ses  compagnes. 

Yoyez-vous  ces  beaux  amoureux!... 

TOUTES  LES  AUTRES  avec  des  rires. 

Oh!  la  la!...  Oh!  oh!  la  la!... 

LE  BOUCHER 

Vous  n'en  diriez  peut-être  pas  tant  si  nous  vous 
troussions  seulement  les  jupons!... 


QUATRIÈME  PARTIE  131 

UNE  OUVRIÈRE  à  ses  compagnes  d'un  ton  moqueur. 

Ils  ne  se  sont  donc  jamais  vus!... 

TOUTES  LES  AUTRES  en  s'esctaffant 

Ah!  non  par  exemple!...  Ah!  non  par 
exemple!... 

LE  BOULANGER 

Etes-vous  seulement  dépucelées?...  Examinez- 
moi  ces  mûmes  !..  Elles  ignorent  encore  comment 
on  s'y  prend!... 

I  M!  OUYRIÈRE  avec  violence 

El  vous!...  Vous  ne  savez  plus!...  Pensez!  il  y 
a  si  longtemps  qu'ils  n'exercent  pins!... 

TOU  T  E  S    I.  E  s   A  U  T  R  E S  pouffant  de  joie. 

IN  ae  sauraient  plus!...  Ils  m1  sauraient  plus!... 

I.  E   P  II  \  li  M  A  <:  1  EN  furibond,  le  poing  ten.lu. 

Auriez- vous  autant  de  hardiesse  si  vous  n'étiez 
pas  perchées  toni  en  haut?... 

TOUTES   LES  OUVRIÈRES  I  int. 

elle-  font  dM  -iirnes  comme  pour  le^  prier  Je  venir  chez  elle-. 

Psitt)  Psitt!—  Allons!  montez  donc!  -  Chéri, 
par  ici.  veux-tu? —  Décidez-vou-  vite!  —  Est-ce 


132      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

que  tu  m'aimes,  dis,  mon  gros?  —  Ah  !  que  vous 
êtes  long,  vous  nous  faites  languir!  —  Vivent  le 
plaisir  et  l'amour!  — Vive  Fa...  (Ici,  Tune  d'elles  aper- 
çoit, venant  d'entrer  sur  la  place,  trois  grosses  commères  écar- 
lates  qui  sont  les  femmes  des  boutiquiers.)  ...Zut,  alors  ! 
les  bourgeoises  qui  viennent!...  Pigez-moi  çà!... 

(Immédiatement,  toutes  les  ouvrières  se 
retirent  des  fenêtres  avec  des  mouvements 
terrifiés,  et  elles  se  rasseoient  vite  à  leurs 
tables  de  couture  d'une  manière  aussitôt 
pleine  d'attention.  Un  instant,  le  silence 
se  fait.  Les  trois  bourgeois,  cramoisis  et 
anxieux,  les  bras  pendants  regardent  venir 
avec  stupeur  leurs  épouses,  qui  paraissent 
saisies  d'une  grande  colère  et  qui  s'avancent 
violemment.) 

LES  BOURGEOISES  avec  une  élocution  véhémente. 

Oh  !  que  font-ils  encore  là-bas  !  —  Les  grands 
vauriens!  — Les  vieux  pendards!  — N'aurez-vous 
jamais  fini  de  vous  dissiper  avec  de  telles  filles? 

LE  PHARMACIEN 

Allons!  Allons!  ne  nous  harcelez  pas  de  vos 
discours!... 

LES  BOURGEOISES  secouant  chacune  leur  mari 
par  le  bras. 


Espèces  de  vilains  débauchés!... 


QUATRIÈME   PARTIE 


m 


LE   PHARMACIEN,    LE  HOU  CHER 
ET    LE  BOULANGES 

Nous  no  vous  demandons  rion!... 


LES  BOURGEOISES  vociférant  et  poussant  leur-  maris 
dans  le-  boutiques. 

Vous  n'êtes  que  des  luxurieux!... 

LE   PHARMACIEN  ET   LES   AUTRES 

Sommes-nous  des  hommes  que  mènent  les 
tommes  à  coups  de  bâton  comme  des  betes  de 
somme?... 

LES  BOURGEOISES  bousculaut  toujours  leurs  maris. 

Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  honteux?  —  Faire 
Linsi  les  galants  un  jour  de  dévotion!  —  Rentrez 
;hez  vous,  affreux  paillards!  —  Misérables!  — 
Yaîtres!  — Voleurs!  —  Ivrognes 

ainsi  chassés,  injuriés  et  maltraités  par 
leurs  femmes,  le  pharmacien,  le  boucher  et 
le  boulanger  rentrent  chacun  dan-  leur 
boutique,  tandis  que  les  ouvrières  qui  sui- 
vent la  -cène  du  coin  de  l'œil,  se  lèvent 
tout  à  coup  en  sursaut,  et  avec  des  éclats 
de  rire  vont  -••  pencher  par  les  renétres 
pour  mieux  regarder  et  mieux  écouter. 


LES  OUVB  il  KL  s  aux  renétres. 
Ali  !  ce  que  l'on  s'amuse!...  Ce  qu'en  se  tord! 


434      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

(Elles  pouffent  véritablement,  et  c'est 
pendant  qu'elles  rient  ainsi  qu'entrent 
Marie  la  Pouille  et  les  compagnons.  Les 
compagnons  et  Marie  s'avancent  d'une 
manière  tranquille  en  se  dirigeant  du  côté 
du  marchand  de  vins.  Ils  ne  voient  de  la 
querelle  que  la  fin  et  poursuivent  leur 
chemin.  Les  petites  ouvrières  se  remettent 
au  travail.  On  entend  toujours,  plus  près, 
mais  obscures,  les  voix  perçantes  des  mar- 
chands, mêlées  aux  rumeurs  des  musiques.) 

ZACHARIAN  désignant  le  cabaret. 

Il  me  semble  que,  de  cet  endroit,  nous  serons 
bien  placés  pour  voir  la  procession?... 

MARTIAL 

Puisqu'elle  doit  passer  par  cette  place,  atten- 
dons là... 

ZACHARIAN  au  fossoyeur. 
N'est-ce  pas  ton  avis?... 


LE  FOSSOYEUR 


Si,  si... 


ZACHARIAN 

Et  toi,  Marie,  qu'en  penses-tu?... 

LA  POUILLE 

Où  vous  voudrez!... 


QUATRIEME   PARTIE  135 

lia  vont  tous  -  i--eoir  à  une  table  du 
cabaret,  dehors,  sur  la  place.  Le  traiteur, 
qui  lei  guette  depuis  une  minute,  prêt  à 
offrir  ses  services,  -e  précipite  au-devant 
d'eux  aussitôt. 


ZAGH AR1AN  au  traiteur,  d'un  ton  ironique. 

Il  n'y  a  pas  encore  grand  monde,  hein,  cama- 
rade?... 

LE  TRAITEUB 

Oh!  la  foule  ae  tardera  pas,  croyez-le  Lien... 

En  ce  moment,  elle  est  ailleurs,  parmi  les  rues 
des  alentours...  partout  où  passe  la  procession... 
Mais  bientôt,  c'est  la  place  qui  regorgera!... 

Z  A  CHAH  1 AN 

Et  vous  ne  vous  en  plaindrez  pas,  n'est-il  pas 
vrai?... 

LE  TRAITEUB 

Parbleu!    vous     comprenez     que    des    fêtes 

comme  celle-ci!...  L'inauguration  d'une  cathé- 
drale neuve!...  11  se  passera  beaucoup  de  temps 
avant  qu'une  pareille  chose  n'ait  encore  lieu!... 

,  LE  i  OSSOYEUR  d'un  ton  de  décision  sauvi 

Oui,  certainement,  il  se  passera  beaucoup  de 
temps 


136      LA  TRAGEDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  TRAITEUR 

C'est  que,  voyez-vous,  il  faut  de  l'argent  pour 
bâtir  un  tel  édifice!...  Ce  n'est  pas  une  petite 
affaire  que  de  réunir  des  sommes  formidables, 
comme  il  nous  en  a  fallu  afin  de  venir  à  bout 
d'un  projet  de  cette  taille-là!...  Mais  enfin  tous 
s'y  sont  mis...  les  plus  pauvres  comme  les  plus 
riches...  le  denier  des  moins  fortunés  a  été 
accroître  la  masse  des  millions  formée  par  les 
dons  généreux  des  autres!...  Rien  n'a  été  épar- 
gné!... Aucune  aide  n'a  été  mise  de  côté...  On  a 
vu  un  mouvement  de  foi  bien  admirable!... 

MARTIAL  ironique. 

Certes,  je  le  crois!... 

LE  TRAITEUR 

Et  voilà  plus  d'un  quart  de  siècle  que  la  cons- 
truction a  été  projetée,  mise  en  train,  subissant 
sans  cesse  des  temps  d'arrêt,  mais  toujours  reprise 
avec  plus  de  force,  d'activité... 

Z  A  CH  A  RI  AN  avec  une  sourde  irritation. 
Oui,  oui,  je  sais... 

LE  TRAITEUR 

Vous  comprenez  quel  enthousiasme  s'estemparc 


QUATRIÈME  PARTIE  1:1: 

de  tout  le  peuple  lorsque  l'on  a  enfin  appris  que  la 
cathédrale  était  terminée,  qu'elle  allait  être  inau- 
gurée, en  grande  pompe,  solennellement,  par  M.  le 
Doyen,  l'archevêque,  le  chapitre...  On  n'en  reve- 
nait pas  de  joie!...  Et  pourtant  voilà  que  le  jour 
est  arrivé!...  De  tous  les  environs,  des  vill  _ 
des  campagnes,  des  bourgs,  de  la  banlieue,  des 
villes  môme  les  plus  éloignées,  les  gens  qui  ont 
donné,  ne  fut-ce  qu'un  seul  centime,  sont  venus 
parmi  l'allégresse,  heureux  du  succès  de  leur  entre- 
prise... et  fiers  comme  si  la  cathédrale  était  à 
<'ux'....  Ah!  oui,  il  y  <in  a  en  marche,  et  des  mil- 
liers!... Les  arrivées  ont  lieu  partout...  Par  les 
gares,  les  bateaux,  les  routes,  de  tous  côtés,  des 
multitudes  ne  cessent  d'affluer  dans  la  ville... 
C'est  un  bien  beau  jour,  croyez-moi,  et  vous  allez 
en  voir  des  foules  de  toutes  couleurs!...   Montrant 

des  commères,  des  artisans,  des  hommes  du  peuple  qui  entrent 

peu  à  peu  sur  la  place.)  Tenez,  voilà  que  l'on  commence 
déjà  à  arriver!...  En  s'en  aiimt.)  Excusez-moi!.., 
Mais  mon  métier,  vous  comprenez,.. 

La  place  -  •  remplit  d'ouvriers,  de  filles 

en  cheveux,  de  curieux  de  toute-  BOrtes. 
plupart   l'asseoient    devant    les    tables, 
commencent  à  boire.  Le  traiteur  va  de  l'un 
à  l'autre,  allai  1 

LE  FOSSOl  II   R   il  se  tourne  vers  la  fou!-  1ère. 

Oui,  oui...  ils  sont  nombreux  les  hommes  qui 


138      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

veulent  bien  glorifier  les  héros  morts.  Mais  les 
vivants,  ils  ne  les  honorent  pas.  Ils  les  mécon- 
naissent constamment,  ils  les  repoussent  !... 

(Il  se  tait  soudain  pour  ne  pas  se  laisser 
aller  à  la  violence.  Il  attache  ses  regards 
sur  les  gens  qui  entrent  petit  à  petit  et 
sans  cesser.  La  place  présente  maintenant 
un  aspect  de  figuration  coloriée  et  scintil- 
lante. 

Différents  marchands  s'avancent  eux  aussi 
par  les  rues  de  droite  et  de  gauche,  tandis 
que  le  peuple  les  entoure  et  les  appelle.) 

PREMIER  MARCHAND  entrant  sur  la  place. 

Qui  désire  se  rafraîchir?...  j'ai  des  limonades, 
des  boissons  glacées  !... 

DEUXIÈME  MARCHAND  de  même. 
Des  bouquets  verts!...  de  la  lavande  !... 

TROISIÈME  MARCHAND  de  même. 

Achetez  des  galettes  toutes  chaudes  !...  galettes 
toutes  chaudes!... 

VOIX  DE  LA  FOULE  appelant  les  marchands. 

Moi  !  —  Par  ici  !  —  Laissez-moi  voir  ! . . .  —  Ne 
prenez  donc  pas  toute  la  place!...  —  Hé  là! 
marchand  !... 


QUATRIÈME   PARTIE 

Bariolée,  bruyante,  en  rumeur,  la  foole 
rit,  remue,  braille,  regarde,  se  presse  autour 
des    marchands,  dont  les    cris  haletants, 
l<'ni.r<=  et  obsédants  -<  mblent  être  des  appel- 
à  la  vie  la  plu-  sen-uelle.  A  partir  d< 
moment  une  joie  terrestre  et  emportée  en- 
vahit    la    multitude.    Les   compagnon- 
Mari-1   >ont    a  -  ml  entrr    eux 
qu'on  les  entende.  Les  petites  ouvrière-  ?e 
mettent  à  leurs  fenêtres. 


DNE  FEMME  DANS   la   POULE  d'un  ton  irrité. 

En  voilà  un  vieux  libertin!...  Est-ce  qu'on  tri- 
pote ainsi  les  femmes?... 

LA    FOULE  _;iie  et  l'air  scanda! 

Oh  !  oh  !  où  se  trouve  l'homme?  Montrez-nous 
le!... 

LA    FEMME  -oufiletant  un  homme. 

C'esl  cet  ivrogne-là  !...  Il  me  pince  ! 

la   FOU  LE  amas 
Hé  !  hé  [...  Il  ne  s'ennuie  pas  !... 

I.  \    IL. M  M  L 

Parbleu!  je  ne  dis   pas  non!...   Mais  moi!... 

rcp.ai--.int  1  ivrogne  qui  wut  ['embias*  :       BaS   les  pattes  ! 

voyons! 


140      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
L'IVROGNE  se  jetant  sur  la  femme. 

Tu  ne  veux  pas?... 

LA  FEMME  indignée. 

Gomment!  il  ose  me  tutoyer  !... 

L'IVROGNE  à  la  foule,  il  pérore  en  titubant. 

Eh  quoi  ! . . .  C'est  ma  femme  celle-là  ! . . .  Elle  dit 
le  contraire,  mais  elle  ment  !...  Toutes  les  femmes 
sont  fausses,  d'ailleurs,  croyez-moi  !.'..  Elles  chan- 
gent comme  la  glace  au  feu  !...  Malheureux  ceux 
qui  s'y  fient  !...   (Il  perd  son  équilibre,  manque  de  tomber). 

LA  FOULE  goguenarde. 
Ha  !  ha  !  très  bien  !... 

L'IVROGNE  se  reprenant  d'une  voix  grasse,  éraillèe. 

On  est  ici  pour  rire,  pas  vrai?...  Eh  bien 
alors?...  Est-ce  que  je  n'ai  pas  le  droit  de  dire  aux 
femmes  qu'elles  sont  belles!...  Il  y  en  a  des  maris 
cocus  !...  Un  de  plus  ou  bien  un  de  moins  !...  Ce 
ne  serait  pas  la  peine  qu'il  y  en  ait  tant  sur  terre 
si  on  n'en  profitait  pas!...  G'est-il  pas  vrai?... 
Nom  de  Dieu!... 

LA  FOULE  éclatant  de  rire. 
Parbl eu  !.. .  il  a  raison  ! . . .  Bravo  ! . . . 


<jl  ÀTR1ÉME   PARTIE  141 

L'IYROGNE  continuant  avec  emphase. 

Moi!  je  vais  vous  dire  la  chose...  oui,  vrai- 
ment!... On  trime  assez,  on  peut  bien  rire... 
Eeinl  convenez-en,  les  amis!...  Moi  je  suis  pour 

la  gaîlé  !...  Si  c'est  votre  avis,  tant  mieux,  et  puis 
n'est   pas  le  votre,   je    m'en  bats  l'œil  !... 
Il  se  met  à  rire,  pâteux,  brusquement 

LA   POULE  en  joie. 
Il  est  admirable  !...    Magnifique!...  Portons  le 
en  triomphe  !...  Vive  notre  Seigneur  tonneau  ! 

Des  homme-  haussent,  sur  leurs  épaules, 
Iivrogne  qui  soufile  et  halète,  et  là,  hilare, 
énorme,  écarlate.  redondant,  il  trône  au 
milieu  de  la  foule  dont  les  cris  éclatent  de 
toutes  part<  en  -on  honneur. 

IN   i)  L'Y  II  1ER  faisant  à  l'ivrogne  de>  salutations  grotesques. 

Salut!  Majesté  la  barrique  ! 

i  \   BOURGEOIS  de  même  >  inclinant. 
Gloire  à  toi  Altesse  la  tonne  ! 

I  N    A  It  I  [SAN  de  mémo,  d'un  air  de  respect. 

Si  nous  possédions  des  pampres   rougissants 

nous  le  couronnerions.  Bis  de  Bacchus!.., 

LES  01  VRIÈRES   i  leurs  renôtres. 

Vival  '.  Bourrah  !... 

12. 


142      LA   TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

LA  FOULE  en  chœur. 
Hourrah  !  Hourrah  ! . . . 

(On  transporte  l'ivrogne,  parmi  ces  accla- 
mations, à  travers  la  place.  L'ivrogne, 
réjoui  et  bouffon,  considère  le  peuple  avec 
dignité.  Brusquement  arrive  en  courant 
tout  un  cortège  de  jeunes  gens,  bohèmes, 
étudiants,  artistes,  carabins,  grisettes,  etc. 
Formant  une  sorte  de  monôme,  cette 
troupe  rapide  débouche  par  la  rue  de 
droite,  avec  des  cris,  des  chansons,  des 
instruments  qui  grincent,  des  flûtes  qui 
sonnent.  Cette  arrivée  éclatante,  impé- 
tueuse, folle,  vive  et  alerte,  produit  diffé- 
rentes impressions  sur  la  foule,  qui  lâche 
l'ivrogne  aussitôt  et  s'écarte  avec  un  effroi 
mêlé  pourtant  de  gaieté,  pour  livrer  pas- 
sage aux  nouveaux  venus.) 

LES  JEUNES  GENS  DU  MONOME  arrivant   en    courant. 

Ohé!  ohé!...  Ohé!  ohé! 


LA  FOULL  inquiète,  se  range  devant 

Ho!  ho!...  Prenez  garde!...  Attention 


eux. 

! 


LES  JEUNES  GENS  DU  MONOME 
entrant  toujours  en  plus    grand  nombre. 

Place!...  Place!...  Allons!... 


LA  FOULE  de  plus  en  plus  effrayée. 

Ils   sont   fous!...    Arrière!...   Qu'est-ce   qu'ils 
font?.. 


QUATRIEME   PARTIE  143 

D'autres  jeunes  gen-  après  dautres 
pénétrent  sur  la  place  en  chantant  et  en 
criant.  Ils  bousculent  le-  hommes,  bl 
les  femmes  renversent  le-  table-  et  les 
chaises,  créent  un  tumulte  inattendu  et 
bariolé.  Il-  trayersent  la  place  deux  fui- 
d'un  angle  à  un  autre,  de  manière  à  for- 
mer un  mouvement  de  danse  qui  serpente. 
Il-  s'accompagnent  d'instruments  de  mu- 
-i<|iie  rauque>  et  aigu-. 

L  L  S  .1  E  E  N  E  S  SENS  Dl    MON  0  M  E  chantant. 

Voilà'  c'est  nous  qui  sçmmes 

Les  hommes 
Les  plus  joyeux  du  monde! 

La  ronde 
Bondit  quand  nou<  pas-un-' 

LA  FoULE  les  repoussant. 

Allez -vous -en!...     Dehors,     le    cortège    <!»'> 

bohèmes!... 


L  E  S  ■!  E  T  N  ES  GENS  1)  U  .M  I  >  N  0  M  E 

En  dansant  et  chantant. 

Le  temps 
Passe  comme  l'éclair! 
Et  Lair 
[ironie  autour  de  noua 

LA   Lot   LE 

àsseï '  Assez!...  A  la  porte '.... 


144       LA   TRAGEDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 

LES  JEUNES  GENS  DU  MONOME 

Ébranlant  l'air  entier, 

Nos  pieds 
Font  un  bruit  de  tempête, 

Et  jettent 
La  foudre  et  l'ouragan  ! 

(La  foule  bouge,  roule,  lève  les  bras  au 
ciel;  mais  les  jeunes  gens,  loin  de  la  laisser 
en  paix,  se  précipitent  vers  les  femmes, 
ouvrières,  bourgeoises  ou  autres,  les  en- 
traînent de  force  dans  leur  sarabande,  et 
les  font  tourbillonner  malgré  leur  résis- 
tance, leurs  cris  d'indignation.  On  assiste 
alors  à  une  scène  bouffonne,  ardente,  cir- 
culante, sonore,  colorée,  tandis  que  l'on 
entend  vaguement  de  temps  à  autre,  soit 
des  bribes  de  conversation,  soit  des  accents 
de  romance,  soit  des  bouts  de  dialogues 
coupés  d'exclamations.) 

UNE  BOURGEOISE  que  l'on  entraîûe. 
Haïe!  haïe!...  Je  suffoque!...  Laissez-moi! 

UNE  VOIX   DANS   LA  FOULE 

La!  la!  la!...  Ah!  quelle  affaire! 

UN  BOHÈME  baisant  une  jeune  femme. 

Je  vous  vole  un  haiser,  la  helle! 

LA  JEUNE  FEMME 

Eh  bien  le  vilain!  l'insolent!... 


QUATRIÈME   PARTIE  145 

LE  BOHÊME  riant. 

J'aurais  pu   vous  prendre  bien    autre    cl. 
pourtant!... 

L\i:  COMMÈRE 
Je  n'en  puis  plus!...  je  vais  tomber  !... 

IN  BOUTIQUIER  à  un  étudiant. 

Eh  I>i<'n  !  Je  vous  y  prends,  vous  !... 

L'ÉTUDIANT 

A  quoi?  à  vous  faire  cocu...  C'est  là  votre  belle 
découverte  ! 

LE  BOUTIQUIER 

Hein!... 

L'ÉTUDIANT 

Croyez-vous  que  ce  soit  la  première  fois?... 

LA  POULE 

A  [a  chienlit  '.  A  la  chienlit  ! 

UNE  VOJX 

Je  t'aime  ! 


U6   LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

PLUSIEURS  VOIX 
Qu'ils  nous  fichent  la  paix  à  la  fin  !... 

UNE  JEUNE  OUVRIÈRE  à  un  homme. 

Àh  !  monsieur,  laissez-moi  tranquille  !... 

L'HOMME  il  l'embrasse. 
Moi  !  mais  pas  du  tout,  mademoiselle  !... 

DES  ROURGEOIS  à  des  jeunes  gens. 
Débauchés  ! 

LES  JEUNES   GENS  leur  répondant. 

Bégueules  ! 

LES  ROURGEOIS 

Sales  marmots  ! 

LES  JEUNES  GENS 

Vieillards  ! 

LES  ROURGEOIS 

Vieux  bohèmes  ! 

LES  JEUNES  GENS 

Bourgeois  ! 


QUATRIÈME   PARTIE 
LES  BOI  RGEOI8 

:  I      Liseurs  publi 

LES  JEUNES  GENS 

Eh  '.  Allez  donc  î  honnêtes  gens 


(La  joie  populaire  s'est  accrue,  par  m 
ado  incessant,  jusqu  •  cet  état  de 
délire  où  se  trouve  en  ce  moment  la  mul- 
titude qui  je  imuse,  se  mêle,  court, 
tournoie,  semble  ivre,  fait  cent  farc* 
femme-  ne  résistant  plus  aux  homm» ■-  qui 
les  embrassent,  parmi  on  tumulte,  un  tohu- 
bohu,  un  charivari  de  fanfare,  des  cris  -le 
marchands  toujours  1-'-  mêmes  :  limo- 
nade, etc.,  et  des  bruils  d'instruments  fo- 
rains. L'ail'  i  comble.  La  vie 
triomphe,  avec  une  expansion  -urabon- 
dante.  L'exaltation  de  l'amour  emporte  et 
fait  tout  mouvoir.  .Mai-  voici  qu'on  distin- 
gue des  -un-  d'orgue  et  des  chant-  au  loin, 
le-  accent-  religieux  d'une  procession.  L'n 
instant  le-  rumeurs  des  chantres  se  heur- 
tent avec  le-  cris  viv  ice-  .  t  épar-  du  peu- 
ple. Pois  arrivent  de-  troupe-  de  gamini 
effarés,  rouge-,  rapides,  essoufflés,  gamba- 
dant. 


GAMINS  annonçant  d'une  voil  prolongée, 

Voici  la  procession  !...  la  procession... 


I.  \   POT]  LE  av.  ,■  stupeur. 

IL»  :  lia  :  lia  :  la  procession  !... 


148      LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

(Les  jeunes  gens  du  monôme  lâchent  les 
femmes  dans  un  mouvement  vif  et  incohé- 
rent. Et,  reformés  en  une  longue  file,  ils  se 
hâlent  de  disparaître  au  milieu  du  tumulte 
de  la  foule  en  rumeur.) 


VOIX  MÊLÉES  DE  LA  FOULE  ET  DES   JEUNES  GENS 

avec  des  gestes,  de  salut  exagérés. 

Au  revoir  !  —  Ohé  !  —  A  bientôt  !  —  On  se 
reverra  I  —  Oui  !  Bonjour  !  Bonjour  !  Bonjour!... 

LES  GAMINS  grimpant  dans  les  arbres,  se  plaçant. 

Perchons-nous  là  haut  !  —  Salut,  citoyens!  — 
Hé!  les  belles  dames,  faites  attention!  on  vous 
regarde  !  —  Oh  !  ces  nichons  !  découvre-moi  ça  ! 
quel  spectacle  !  est-ce  assez  beau  !... 

LES  OUVRIÈRES  aux  fenêtres,  souriant,  jacassant. 

Ce  qu'on  s'amuse  !  Ah  !  ma  chère  !...  là!  là! 
que  c'est  rigolo  !... 

LA  FOULE  énervée  d'un  ton  impérieux. 

Silence  !  Silence  !... 

(Les  sons  de  l'orgue  et  les  voix  des 
chantres  se  rapprochent.  Les  marchands 
qui  étaient  sur  la  place  se  taisent  ou  s'éloi- 
gnent, tandis  que  décroissent  leurs  cris: 
«  Orangeade  !  Boissons  glacées! »  La  foule 
prend  un  aspect  de  dévotion  singulière  après 


\tiu i:\ii:  PARTIE 

les  excès  b  ichiqtu  9  et 
l'heure.  Le  calme  anxieux  de  L'attente  suc- 
cède à  la  furie  et  au  désordre  de  la  j<ùe 
populacière.  Tout  le  monde  est  attentif. 
On  se  prépare  à  l'arrivée  de  la  procession 
en  prenant  des  mines  confites,  qu'anime 
seule  pourtant    la  curios  -      nce    <ians 

la  foule.  On  entend  dans  le  lointain  la  ru- 
ini  ur  d'un  Fragment  chanté  du  Te  deum  : 
«  Pleni  sunt  cœli  el  tel  1 
tua  -ardent  Le  peu- 

ple   avec  un    air  de    t  tournent 

Leurs  visages  impétueux  vers  le  côté  droit 
de  li  h  -ne  par  lequel  vu  entrer  le  cortège 
religieux. 


M  A  UT  l  A  L  sourdement 

Qu'est-ce  qu'ils  veulent  Faire  parmi  nous  avec 
leurs  bannières  de  couleurs,  leurs  chants  de 
mort?... 

LE  POSSOYEU  R  arec  irritation. 

Pourquoi  viennent-ils  troublernos  saintes  jubi- 
lations?... Plus  beaux  <it  plu-  pursque  leurs  lents 
mouvements  étaient  le-  impétueux  élans  de  noire 
danse!...  Quand  tout  a  L'heure  dous  circulions, 
I  niant  dos  poitrines  tour  à  tour  à  l<>u-  les 
côtés  de  l'horizon,  comme  afin  «le  manifester  notre 
ultime  joie,  dous  rendions  vraiment  grâce  alors 
a  l'harmonie  <■!  à  la  perfection  de  l'univers!...  Oh! 
quel  témoignage  autre  que  celui-là  serions-nous 
capables  d'apporter  spontanément .'...  <>ui.  par  nos 


ioO      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

jeux,  nos  impulsions,  nos  chants  de  joie  nous 
attestions  avec  ardeur  la  sincérité  religieuse  de 
notre  amour!...  Mais  eux,  qui  louent-ils  dans 
leurs  hymnes  d'où  l'adoration  est  absente  en 
vérité?  Et,  dans  leurs  subrogations,  qui  enve- 
loppent-ils de  leurs  transports  retentissants?... 
Rien  de  vraiment  réel,  rien  d'existant!... 

VOIX  DANS  LA  FOULE  autour  des  compagnons. 
Paix  donc!  Hé  l'orateur!  Assez!  Assez!... 


(Les  compagnons  se  taisent.  La  foule  se 
range  avec  un  air  de  respect  tandis  que  se 
rapproche  la  procession  dont  on  entend  le 
chant  plus  voisin  :  Te  gloriosus  :  aposto- 
lorurh  chorus,  te  Prophetarum  laudatibus 
numerum;  temartyrum  candi tatus ; laudat 
exercitus.  Les  derniers  marchands  publics 
quittent  la  place  en  s'en  allant  par  la  rue 
de  gauche). 


UN  MARCHAND  vociférant  d'une  voix  perçante. 
Lavande  afin  de  purifier!...  Parfum!  senteur!... 

UN  AUTRE  MARCHAND  de  même. 

Bouquets  de  roses  ! . . .  Deux  sous  ! . . .  Qui  veut  se 
fleurir!... 

(Ils  s'éloignent  sans  que  personne  les 
interpelle.  Et  au  même  moment  on  dis- 
tingue la  tête  de  la  procession). 


ni  ATlil  i:\li:    tWRT.'E 


ZAGHARIAN  montrant  les  marchands. 

Voilà   l;i  vie   <jui  s'en  va...    5<   tournant  vers  la  pro- 
ssion.   El  voici  la  mort  qui  entre... 

Entrent  les  chantres,  le  chapitre  qui  pré- 
cédent la  procession  en  récitant  d< 
d'un   ton  rythmique    et    aigu.    Cramoisis, 
poi  tant  -  avancent  ma- 

jestueusement par  la  droite  et  emplis 
la  place  de  leur-  strophes  latines.  La  inul- 
titude   se  pousse,  remue,  caqueté  \   - 

ment,   •  I  0   «le  les  I 

ser.  Au  loin,  comme  un  dernier  appel  de 
la  vie,  le  cri  d'an  marchand  qui  annonce 
des    :    |  belles  primeurs,  ré- 

sonne  et  vibre  avec  douceur,  à  peine 
perceptible  sur  la  place 


LES  CHANTR  ES  débouchant  par  la  rue  (W  droite. 

Teper  orbem  terrarum  :  sonda  confite tur  Et 
Patrem,  immensœ majestalis...  Venerandum  tuum 
verum,  et  unicum  filium...  Sanctus  quoque  P 
clitus  spiriluum... 

La   procession  qui  arrive  petit  à  petit 

-m-  ii  place  et  •  i w î  i  si  c posée  d  en 

de  Femmes  de  la  ville,  de  religteusi  s,  de 
bou  . •■'■tr  derriér  •  les  chanta  - 

Les  mêmes  phrases  •!»•  l'hyn 
per   orbem   terrarum  Htetur 

etc.,  etc.,  Sous  un  dais 

marche     l'archevêque,     vieillard    énorme, 
ventru,  débordant, 


152       LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

sage  la  foule  se  prosterne  dévotement;  il 
fait  à  droite  et  à  gauche  un  geste  onctueux 
de  la  main  répandant  sfins  cesse  des  béné- 
dictions. Le  chapitre  suit,  le  doyen  égale- 
ment gros  et  court,  et  les  prêtres  de  l'ar- 
chevêché. Etonnée,  ravie,  en  tumulte,  la 
multitude,  cause,  crie,  admire,  toute  réjouie 
peu  à  peu,  tandis  que  chantent  les  chantres 
et  comme  reprise  soudain  par  une  curiosité 
mondaine  et  par  le  plaisir  de  voir  un  spec- 
tacle). 


VOIX  MÊLÉES  DANS  LA  FOULE  sourdes,   rapides, 
acérées,  épaisses,  grasses,  de  timbres  différents. 

Oh  !  c'est  vraiment  admirable  !  —  Jamais  on  n'a 
vu  un  spectacle  pareil  !  —  Étes-vous  bien  placé 
pour  voir  ?  —  Tout  de  même  on  peut  être  content  ! 
C'est  réussi!  —  Et  ce  cher  M.  le  Doyen,  quelle 
joie  ce  doit  être  pour  lui  !  —  Ses  vœux  sont  com- 
blés !  —  Attention,  voyons  !  Vous  me  poussez  trop  ! 
Vous  allez  m'écrabouiller!  — Regardez  donc  cette 
bannière.  —  Qui  est-ce  qui  me  chatouille  par  là?  — 
C'est  vous  !  bon  !  Voilà'  une  claque  !  —  Et  Mon- 
seigneur va-t-il  passer?  — Est-ce  que  vous  l'aper- 
cevez? —  Oui,  sous  le  dais  d'argent  et  d'or.  — 
Ah!  quel  noble  aspect!  —  Quel  maintien  su- 
perbe !... 

LE  FOSSOYEUR  bas  aux  compagnons, 
il  montre  l'archevêque  par  moquerie. 

Avec  quelle  majesté  il  porte  ses  excréments!... 


QUATRIÈME   PARTIE  153 

Ne  dirait-un  pas  qu'il  en  esl  lout  fier  !...  Il  devrait 
faire  rouler  son  ventre  comme  une  tonne  pleine 
d'immondices...  Qu'il  est  respectable!  oui,  en 
vérité!...  Regardez  ce  peuple  bourré  <l<>  chardon, 
cette  tourbe  infecte  el  stupide  !...  Ils  se  ruent  tous 
de  son  cùh'... 

LA  POUILLE  vivement,  lui  prenant  le  bra-. 

Tais-toi  !...  tais-toi... 

LES  Cil  A  NT  H  ES  maintenant  au  milieu  de  la  place. 
Ils  l'ébranlent  d'une   voil  tonnante. 

Tu  rex  glorim  Christi  :  tu  Patris  sempitern 
/ilius...   Tu  ad liberandum  suscepturus  hominem, 
n un  horruisti  virginis  uterum...  Tu,  devicto  mor- 
uleo  :  uperuisli  credentibus  régna  cœlorum... 

(La  procession  reprend  les  verset-  mo- 
notones :  Tu  rex  gloria  tu  Patrts 
et  filiut...  etc..  El  a  ces  j>a- 
roles  rythmiques  se  mêlent  les  exclama- 
tions, le-  rumeurs  varices  de  la  foule,  et 
aussi,  toujours  plus  lointaine-,  mais  b 
lantei  et  avides,  également,  les  voh 
marchands  qui  rôdent  dan-  la  rille  :  l 

etc. 

Brouhaha  et  tohu-bohu  sur  la  place,  dé- 
bordante maintenant  et  b  11  i   I  B. 

i  N  IVROGNE  entendant  la  lin  du  cantique. 

Qui  est-ce  qui  parle  <1<>  rhum,  nom  de  Dieu?... 
Ça  me  donne  une  rude  en\  ie 

13. 


154      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  FOULE  amusée. 

Ha!  lia  !...  C'est  noire  ivrogne!...  11  ne  tient 
plus  debout !... 

LES  GAMINS  à  l'ivrogne. 

Dis  donc,  mon  vieux  ! ...  ça  ne  va  pas  ! . . .  Prends 
mon  bâton!... 

L'IVROGNE  s'adressant  à  la  foule. 

Eh  bien!  eh  bien!...  En  voilà  des  lascars  !... 
Ils  n'ont  point  de  sentiment!...  Ils  ne  donneraient 
même  pas  à  boire  à  cette  pauvre  vieille  (il  montre  la 
terre.)  Elle  crève  de  soif  aussi  celle-là...  (Il  se  met  à 
pisser  devant  la  foule.) 

LA  FOULE  en  chœur,  scandalisée. 

Ho  !  ho  ! ...  A  la  porte  !  à  la  porte  ! . . .  C'est  dé- 
goûtant !... 

(On  pousse  l'ivrogne  dehors,  on  le  bous- 
cule, on  lexpulse.  Agitation  sur  la  place.) 

LES  CHANTRES  continuant  à  vociférer  pompeusement. 

Tu  ad  dexteram  Dei  sedes  :  in  gloria  P  a  fris,  ju- 
dex  crederis  esse  venturus...  Tu  ercjo  quœsumus, 
famulis  luis  subveni  :  quos  pretioso  sanguine  rede- 
misli...  Mterna  fac  cum  sanctistuis,  in  gloria  nu- 
merari... 

(Tu  ad  dexteram  Del  sedes,  etc.,  etc..) 


QUATRIÈME   PARTIE 

reprend   la    procession   qui  est  à  pr 
pre>«|ue    entièrement    >ur    la    place.    I.  - 
bourgeois,  énorm<  s,  gueulent  formid  ible- 
ment;  le  faus  des  enfante    perce 

retendue;  la  vois  vive  et  aigre  des  com- 
mères se  fait  entendre.  Cependant  l'arche- 
vêque, précédé  du  chapitre  i  t  des  chantres, 
est  arrive  presque  au  bout  de  la  place,  au 
milieu  de  lernpre — intnt  respectueux  du 
peuple  qui  s'agenouille  sur  son  passage.  Il 
s'arrête  un  instant:  on  le  v..it  écarlate  et 
lourd  sous  son  dais  orné.  Il  fait  le  _ 
de  bénir  et  s'apprête  à  parler.  Toute  la 
procession  stationne.  La  foule  anxieus 
garde  et  parait  dans  l'attente.) 


\'<>I\  mêlées  dan-  la  foule. 

Oh  !  voilà  Monseigneur  <jui  l'ail  signe  au  cor- 
tège! —  Il  esi  splendide!  —  Bein,  ma  cher 
11  a  une  belle  mitre.  —  Et  quelle  bague!—  Sapristi, 
tout  de  même,  c'csf  beau   des   hommes  comme 
ca  !  —  Est-ce  qu'il  va  parler  ?  —  Sans  doute.  —  Et 

au  grand  orateur?-  -  oh  :  oui,  il  eu  a  un 
goulot!  — Quelle  horreur'.  —  Employer  des  termes 
semblables!  —  Ecoutez!  —  écoutez!  —  il  s'ap- 
prête, il  demande  que  l'ou  se  taise!  —  Oh!  quel 
plaisir  <1<-  L'entendre!  -  Attention!  attention! 
Silence  par  là... 


chantres  cessent  leur  m<  lop  e.  La 
procession  demeure  bouche  bée.  Le  peuple 

Se  tait  peu  a   |>.  u.  Marlial.  /.  i-han  IL 

el  le  fossoyeur  tournent  la  tête  du  i 
L'archevêque  avec  une  d  de  haine 


156      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

et  de  dédain.  L'archevêque  lève  le  bras  et 
commence  à  parler.) 

L'ARCHE  VÊQUE  d'un  ton  solennel  et  onctueux. 

La  bénédiction  du  Seigneur  soit  avec  vous,  mes 
chers  frères  et  mes  très  chères  sœurs!... 

QUELQUES  PERSONNES  DANS  LA  FOULE  voulant 
obtenir  le  silence. 

Chut!  chut...  On  fait  du  bruit  là-bas!... 

L'ARCHEVÊQUE  poursuivant  avec  emphase. 

C'est  par  vos  soins,  c'est  par  votre  attentive 
sollicitude,  c'est  par  votre  ardente  générosité  que 
notre  œuvre  a  pu  être  menée  à  bien...  Et  nous 
vous  en  louons  sincèrement...  Cette  admirable 
et  précieuse  cathédrale,  pour  la  construction  de 
laquelle  nous  avons  dû  faire  tant  de  fois  des 
appels  nécessaires  à  votre  dévouement... 

LE  FOSSOYEUR  en  ricanant,  bas  et  vite. 
A  votre  bourse!... 

L'ARCHEVÊQUE  sans  s'arrêter. 

Voilà  que  nous  l'inaugurons  au  milieu  d'une 
pompe  magnifique,  parmi  les  cortèges  d'un  peuple 
rayonnant,  et  dans  l'exaltation  de  la  piété...  Et 


QUATRIÈME   PARTIE  157 

ainsi,  vous  ave/,  consolidé  L'Etat,  attesté  om 
de  plus   votre  attachement  au  Seigneur...  Cette 
cathédrale  je  |>ui>  dune  la  considérer  comme  un 
témoignage  nouveau... 

LE   PO&SOYEUR  avec  une  cok'-re  contenue. 

De  votre  inertie,  race  d'esclaves!...   troupeau 
abject  !... 

I.   ARCHEVÊQUE  loin  et  sans  entendre. 

De  votre  fidélité  à  notre  -ai nie  religion...  Aussi, 
je  vous  le  dis,  mes  très  chers  frères,  e(  vous,  mes 
sœurs  bien-aimées,  c'esl  une  grande  date  que 
celle-ci,  et  qui  comptera  dans  les  annales  de 
notre  Église...  Il  faut  donc  célébrer  votre  foi  effi- 
..  Car  à  qui  sommes-nous  redevables  de  cette 
construction  admirable,  sinon  à  vous?...  Oui, 
celle  majestueuse  cathédrale... 

LE  FOSSOYEUR  ti"un  ton  violent,  presque  liant. 

Qu'elle  tombe  en  poudre !... 

I.  \   POUl  L 1. 1;  bas,  ai  but. 

Prend-  garde...  Prends  garde... 

L'ARCHE VÊQI  E  toujours  paisible  et  pompeux. 

Elle  esl  votre  œuvre,  elle  esl  la  preuve  de  votre 


138       LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU  CHRIST 

amour  inaltérable,  elle  exprime  par  la  forme  de 
ses  voûtes  éclatantes  la  sainte  impulsion  de  vos 
âmes  vers  le  Seigneur!... 

LE  FOSSOYEUR  sourdement  et  en  proie  à  une  fureur 
croissante. 

Ah!  ah!  comme  il  les  flatte  bien  afin  de  les 
conduire  mieux... 

ZACHARIAN  cherchant  à  l'entraîner. 

Tu  vas  tous  nous  faire  écharper,  allons- 
nous-en... 

LE  FOSSOYEUR  il  se  dégage  et  bondit  brusquement 
en  proie  à  une  exaltation  insurmontable. 

Non.  Non!  bon  Dieu!  Je  veux  leur  dire  ce 
que  j'en  pense!...  (La  foule  regarde  avec  stupeur  cet 
homme  hagard  et  en  haillons  qui  s'apprête  à  la  haranguer  tandis 
que  l'archevêque  et  les  prêtres,  distinguant  vaguement  cette 
scène,  essaient  d'en  comprendre  le  sens  et  d'écouter  les  paroles 

que  profère  le  fossoyeur.)  Les  héros  une  fois  morts,  ils 
les  honorent,  parce  qu'ils  modifient  leur  pensée, 
et  parce  qu'ils  ne  les  craignent  plus...  Mais  dans 
le  temps  de  leur  vie,  ils  les  repoussent  loin  d'eux- 
mêmes,  ils  ne  leurs  bâtissent  point  d'asile,  ils 
les  livrent  sans  cesse  aux  outrages  des  popu- 
laces... 


QUATRIÈME  PARTIE 

VOIX    DANS    LA    POU  LE  in  it 

Oh!  oh!  —  Qu'est-ce  qu'il  «lit  celui-là?...  — 
C'est    lusensé!... 

LE   FOSSOYEUR  d'un  ton  encore  plu>  impétueux. 

Oui,  il-  les  chassent  «lan-  les  ténèbres,  ils  se 
gardent  bien  «le  leur  venir  jamais  en  aide,  car 
alors  ils  redoutent  leur  expansion;  la  force  de 
Leur  réalité  les  épouvante.. .  Il-  n'osent  pas  lutter 
avec  eux.  II-  en  ont  peur...  Ils  les  savent  consti- 
tués avec  de  la  violence,  pourvu-  de  membres 
pour  se  défendre  el  attaquer...  et  ayant  un  esprit 
eapable  d'enfermer  et  d'anéantir  dans  un  axiome, 
comme  avec  une  machine  puissante,  tout  ce  qui 
fait  opposition  à  leur  pensée!... 

VOIX  DAN-   I.  v   POULE  plu>  ardentes,  plus  pressantes. 

Il  porte  la  colère  à  la  bouche  comme  une  écume  '. 
—  C'esl  un  ennemi  «le  la  nation!  —  La  haine  s'est 
emparée  «l«i  lui,  et,  regardez-le,  il  es!  enrag 

LE  FOSSOYEUR  le  poing  tendu  ver-  la  roule 
«l'un  ail  méprisant, 

Et  eux]  ces  hommes  indignes  de  vivre,  que 

^ont-il-   dune'...    Il-    m'injurient,    el    il-    ne     me 
comprennent    même    point!...    Craignant    tout, 


160       LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 

lâches,  serviles,  rançonnés  par  les  uns  et  battus 
par  les  autres,  ils  n'ont  que  de  la  peur  dans 
leurs  poitrines...  Ha!  oui!  pourquoi  les  redou- 
terais-je?...  Quoi!  moi!  je  tremblerais  de  crainte 
en  leur  présence!...  0  stupides  masses  de 
chair!...  Obscures  créatures  sans  animation!... 
Misérables!...  Hommes  seulement  sensibles  à 
mes  outrages!...  Etes- vous  capables  de  m'ins- 
pirer  de  l'épouvante?...  Non!  non!  nullement!.. 
Vous  que  j'ai  vu  tourbillonner,  vous  êtes 
inertes!...  Vous  étiez  comme  du  vent,  vous  voilà 
pétrifiés!...  Vous  viviez  et  je  vous  vois  morts!... 
Ah!  malheureux!...  Incapables  de  logique  et  de 
raison,  tiraillés  à  droite  et  à  gauche  par  cent  pen- 
sées, avançant  un  pied  dans  l'avenir  et  pourtant 
retenus  en  arrière  par  le  passé... 

VOIX  DANS  LA  FOULE  qui  d'abord  stupéfaite 
devient  furieuse. 

Va-t-il  nous  harceler  longtemps  ! . . .  —  Hé  l'anar- 
chiste!... —  On  va  lui  casser  la  figure  s'il  con- 
tinue ! . . . 

LE  FOSSOYEUR  arrogant  et  farouche  il  continue. 

Apathiques  et  sans  émotion...  et  dans  l'impos- 
sibilité de  vous  bouger...  mis  en  mouvement  par 
la  formidable  impulsion  de  l'inconscient. ..  mais  de 


QUATRIÈME   PARTIE  16! 

vous-mêmes  immobiles,  ef  en  contradiction 
la  vie...  quoi,  vais-je  reculer  devant  vous?  i;i  pour 
quelle  cause?...  Commenl  pourrais-je  vous  re- 
douter, vous  qui  n'êtes  rien?...  Serait-il  possible 
que  je  fuie  de  devant  vous,  que  je  force  mon  âme 
à  se  taire!...  ou  que  je  revienne  en  arrière  en  ce 
moment?...  Non.  je  ne  resterai  pas  inerte  quand 
la  baine  s'empare  de  mou  corps  avec  la  puissance 
invincible  d'un.'  mécanique!.., 

i.   ARCHEVÊQUE  dédaigneux,  de  loin,  prêt  à  partir. 
Le  Seigneur,  l'a  dit,  mes  chers  Frères  ei  mes 
chères  sœurs...  Que  celui  par  <[ui  arrive  le  -cau- 
dale en  devienne  à  son  tour  l'objet...  Que  l'ivraie 
mauvaise  soil  coupée  et  l'épi  stérile  détourné  de 

la  bonne  gerbe...    Il  fait  an  geste,  et  les  chantres  se  remet- 
tent en  marche,  le  cortège  -'«-branle  et  cherche   à  sortir  de  la 
place.  L'archevêque,  d'une  dernière  parole,  absout  le  peuple. 
Soyez  bénis!... 

L  V   FOULE  se  ruant  tout  à  coup. 

A  mort  les  compagnons!...  A  mort!  A  mort!... 
LES  COMPAGNONS  but  Le  défensh 

Venez-y  donc!...  Tas  de  coquins!...  plèbe  im- 
bécile!... 

LE  POSSOYEB  R  a  l'archevêque  qui  sort  en  I 
de  le  procession. 

Oui,   tu  as  raison,   vieille  charogne!   arrière! 

i . 


162      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

arrière!...  Cadavre  qui  déjà  ne  marches  plus  que 
parce  que  les  vers  poussent  sans  cesse  ta  pourri- 
ture!... Je  jette  sur  toi  toute  ma  colère  comme 
de  la  terre  sur  un  corps  mort...  Puisse-tu  dispa- 
raître tout  entier,  être  englouti!...  (En  ce  moment  il 
est  frappé,  chassé,  bousculé  par  la  foule.)  Ho  !  Ho  !  les 
lâches!...  vile  populace!...  Peste  odieuse  attachée 
au  flanc  du  monde!...  Ah!  malheur  à  vous  tous! 
malheur  à  vous!... 

(Les  compagnons  sont  acculés  sur  la 
droite,  ils  se  battent,  la  foule  les  meurtrit  à 
coups  de  canne  et  de  poing,  ils  fuient  vers 
la  rue  adjacente  entourés  par  le  peuple  bru- 
tal, furieux.  Pendant  ce  temps  la  procession 
s'est  ébranlée  et  le  long  cortège  conduit 
par  les  chantres  commence  à  quitter  la 
place.  Les  gamins  rient  et  crient  :  à 
mort!  plus  fort  que  les  autres.  C'est  un 
charivari  incroyable.  On  entend  au  loin 
quelques  voix  de  marchands  :  «  Lilas! 
lilas!...  fruits!...  fruits!...  artichauts!...  » 
Les  chantres,  qui  s'en  vont,  s'apprêtent  à 
chanter.) 

LA  FOULE 

A  mort  !  à  mort  !... 

LES  CHANTRES  sortant  par  la  rue  de  gauche. 

Salvum  fac  populum  tnum,  Domine  :  et  benedic 
hœreditati  tuœ...  Et  rege  eos,  et  extolle  illos  iisque 
in  œternum...  Per  singiàos  dies  benedicimus  te... 


QUAI  Il  IL"  ML   PARI  IE 

/:/  laudamus  nomen  Utum  in  seculum  :  et  in  sa  ><- 
lui n  seculi... 

[.■  3  différentes  roia  d--  la  procession 
répètent  :  salvum  fac  ]><>j>>i/i/,h  tuu  .  Do- 
mine, etc.,  perdent  petit  à  petit 
à  mesure  <|ue  le  cortège  s'éloigne  da:  - 
rues  avoisinantes.  La  fonle  acharnée  à  la 
poursuit--  des  compagn 
à  rentrée  de  la  rue  du  fond,  vers  la  droite. 
Elle  bouge.  On  voit  des  bra-  tendus,  des 

;res    écumantes,  des  bouches  vocif' 
trice  ent  à    pu 

comme  s'ils  étaient  près  de  la  place; 
appels  à  la   vie   se  font  plu  mts: 

plus  répétés  :     /  0  .  Va- 

lences fines 

LES  OUVRIÈRES  aux  Fenêtres, criant, Tegardanl  li  querelle. 

Ah!  sont-ils  farces!  sont-ils  drôles!... 

Elles  se  tordent  de  rire,  et  manifestent 
par  des  gestes  les  impressions  que  leur 
font  les  diver-es  péripéties  de  la  rixe  dont 
on  ne  v.dt  pas  les  détails.  Cependant  le 
peuple  revient,  afflue  en  grande  partie  sur 
la  place.  Des  h' .ur^r  ■■  i-  épais  nt  le 

front,  des  femmi  -  -  es  dallent  joyeusement, 
montrent  leurs  habits  d 

.  un  s.d.iat  B'enorgueillif  d'i  voir  reçu  un 
coup  de   batoa  sur  la  face,  et  on  prêtre 
d  «'ii  avoir  d  ,mie.  Kt  dm-  c 
nouie  on  voit  aller  et  \enir.  effaré,  le  caba 
relier. 

\<»t\   DANS  i  A   FOULE  rerenant  sur  la  scène. 

lia  !  Ha!  c'esl  fait! 


464      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

UN  BOURGEOIS  triomphant. 
Hein  !  ça  n'a  pas  beaucoup  traîné  !... 

UNE  COMMÈRE 

Ils  en  ont  reçu  une  volée  !... 

UN  SOLDAT  moDtrant  qu'il  a  un  œil  poché. 
C'est  qu'ils  cognaient  dur  aussi  les  vauriens... 

UN  PRÊTRE  faisant  allusion  à  la  Pouille. 

Cette  femme  qui  était  avec  eux,  elle  se  sou- 
viendra de  l'odeur  de  mon  bâton  !,., 

UN  BOUTIQUIER 

Des  anarchistes!... 

LE  BOUCHER 

Des  malfaiteurs  ! 

LE  TRAITEUR  avec  des  gestes  incohérents. 

Ah  oui!  messieurs,  des  malfaiteurs!...  Vous 
avez  dit  le  mot  juste!...  Figurez-vous  qu'ils  sont 
partis... 

LA  FOULE  intéressée. 

Eh  bien? Eh  bien?... 


QUATRIÈME  PARTIE  165 

LE  TRAITEUR  pleurnichant. 

Ils  sont  partis  sans  me  payer,  mes  bons  mes- 

LA  FOULE  éclatant  de  rire. 

Ali!  ah!...  —  Il  va  pleurer  cet  homme!  — 
Amis!  poussons  des  gémissements!  —  0  musi- 
que joue  un  air  funèbre  !  —  Ha  !  ha  !  holà  !... 

LES   G  A  M  I  NS  entourant  le  marchand  de  vins  en  dansant. 

De  L'argeni  !  de  l'argent  ! 
On  n'en  a  jamais  assez!... 

LES   OUVRIÈRES  aux  fenêtres  reprennent  en  chœur. 

Des  galante  !  des  galants! 

On  en  a  toujours  de  trop  !... 

DES    HOMMES   DANS  LA   FO U LE  se  tournant 
ver-  les  ouvrière?  et  les  saluant. 

Bé  les  belles!  Comment  dites-vous  ça?...  Elles 

sont  jolies  !... 

PREMIEB   JEUNE   HOMME  à  un  autre  d'un  air  moqueur. 

Elles  vous  fonl  des  signes,  mon  cher! 

DEUXIÈME  Ji  i  m:  HOMME  emphatique. 

Lucie  un  Rose,  qui  que  tu  sois,  je  te  l«i  déclare, 
je  t'adore...  Je  t'offre... 


466      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LES  OUVRIÈRES  imitant  le  jeune  homme  toutes  ensemble. 
Mon  cœur!  oui  !  oui  !  on  sait  ! . . .  mais  on  refuse  ! 

(Éclats  de  rire.  La  foule  est  reprise  par 
la  joie  libre  et  vivace  qui  l'avait  déjà  pos- 
sédée avant  l'arrivée  de  la  procession.  Elle 
s'anime,  se  mêle,  se  heurte,  brille  et  braille. 
Les  chants  religieux  sont  maintenant  moins 
perceptibles.  Le  cortège  est  déjà  loin.  Les 
marchands  publics  reviennent  peu  à  peu  sur 
la  place  d'où  les  avait  chassés  la  proces- 
sion. Ils  font  de  nouveau  triompher  la  vie 
au  milieu  du  peuple  exubérant,  jovial» 
bouffon,  alerte,  allègre.) 

UN  MARCHAND  d'un  accent  vociférateur. 

Qui  veut  de  la  noix  de  coco!...  Noix  de  coco!... 

UN  AUTRE  MARCHAND  de  même. 

Des  marguerites  pour  les  bouquets!...  Deux 
sous!  Pas  cher!... 

VOIX  MÊLÉES   DANS  LA  FOULE 

Par  ici!  —  Par  là  les  marchands  !  —  Salut!  — 
Au  revoir!  —  Avez-vous  vu  la  procession?  — 
C'était  féerique... 

UNE  FEMME  montrant  un  gamin  qui  s'enfuit. 

Regardez-moi  ce   morveux!...  Il  est  sale  que 


QUATRIÈME   PARTIE 

c'est  à  le  prendre  et  à  lui  torcher  le  vis    .        Et  il 
fait  des  farces  comme  un  homme  !... 


VOIX  MÊLÉES  DANS  LA  FOULE 

Oh!  oh!  —  Quand  vous  reverrai-je?  —  Le  vi- 
lain !  A  bas  les  pattes!... 

UN  OUVRIER  à  un  autre. 

On  s'en  paie  une  pinte  de  bon  sang,  hein  !  mon 
salaud  !.. 

L'AUTRE  OUVR]  BB 
Ah  !  oui,  alors!...  Ça  c'est  vrai  !. .. 

T.mJi-  que    la   vie   a  repris  aussi    vive 
anse  >ière,   aus-i    abondante,    aussi 

forte    ([u'avant.    un   entend    le   chanl 
bobémesen  monôme,  etoo  les  voit  revenir 
par  la  gauche,    d'un  pas  I    vif, 

bousculant  tout  parmi  le  peuple  épouvanté 
et  amusi 

LES  JEUNES  SENS   K\   MONOME  débouchant 
sur  la  gauche. 

Ohé!  ohé!...  ohé!  ohé!... 

LES  OU  VB  1  ÈB  ES  b  ut  mt  dea  main-. 

Oh!  ma  chère!  les  voilà  encore!  —  Bonjour! 
—  Bonjour!... 


168      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  FOULE  se  dispersant  devant  le  monôme. 
Ah!  —  Attention!... 

LES  JEUNES   GENS   DU   MONOME  chantant  et  courant. 

Parmi  les  horizons 

Des  sons 
Pendent  de  tout  leur  poids. 

La  joie 
Fait  tonner  nos  poitrines... 

LA  FOULE  contente  et  craintive, 

Bon!  bon!.  —  Dehors!  Allez-vous-en!  — 
Amour!  amour!  Ils  n'ont  que  cela  à  la  bouche! 
—  A  la  porte,  les  bohèmes!  Ils  nous  ennuient!... 

(Mais  les  étudiants,  les  artistes  qui  for- 
ment le  monôme  baisent  les  femmes,  les 
saisissent  par  la  taille,  les  font  tourbillon- 
ner. Les  actes  de  la  jubilation  ont  lieu  sur 
la  place,  de  plus  en  plus  gaie,  animée  et 
débordante.) 

L'IVROGNE  rentrant  sur  la  place  se  met  à  rire. 

Eh  bien!...  Il  paraît  que  maintenant,  c'est  per- 


mis de  rigoler!... 


(11  danse  un  pas  tout  seul,  en  titubant, 
fait  des  gestes  grotesques,  désordonnés. 
Une  partie  de  la  foule  l'entoure  en  tumulte 
et  lui  fait  la  révérence.  Le  monôme  circule 
toujours  en  se  livrant  à  mille  fantaisies.) 


QUATRIEME  PARTIE 

LES   BOHÈMES  en  farandole. 

Dansant  une  -arabande  folle  autour  de 
l'ivrogne.) 

0  jours,  saisons,  années, 

Fumé 
Amis,  tuons  le  temps 

Avant 
Que  le  temps  ne  nous  tu<!... 

LA    FOULE  en  chœur  reprenant. 

...  Avant 
Que  le  temps  ne  nous  tue!... 

UNE    DES  OUVRIÈRES  aux  fenêtres  battant  de-  m  un-. 

Ali  !  bien  vrai  !  ce  que  l'on  se  tord!...  C'est  épas- 
trouillant  mes  enfants  : . . . 

Cris,  dan-e,  chant-,  jarasseries  et  ijuo- 
libets.  On  entend  au  loin  des  bruit-  de  fan- 
fare de  temps  à  autre.  Le-  jeunes  boh< 
du  cortège  font  -onner  leurs  instruments. 
Une  vieille  guitare  et  une  flûte  percent  L'es- 
pace de  leurs  sods  faux.  Des  embl 
ment-  -ont  salués  par  la  multitude,  sous 
le  <-ii'l  chaud  de  l'été.  Apothéose  d  allé- 
gresse.) 


CINQUIÈME  PARTIE 

LA  FIN  DE  L'ANGOISSE  DU  CHRIST 
LA  SATISFACTION  DES  PAUVRES 


CINQUIÈME  PARTIE 

LA  FIN  DE  L'ANGOISSE  DU   CHRIST 
LA  SATISFACTION  DES  PAUVRES 


Même  décor  qu'au  troisième  tableau.  Seulement  il  fait 
nuit.  On  distingue  mal  le  plateau,  le  carrefour,  les  routes. 
La  Ville  brille  dans  le  fond,  éclairée  d'un  grand  nombre 
de  feux.  Une  rumeur  de  fanfare  monte  vaguement  dana 
l'espace,  mêlée  à  des  bruits  de  pétards  qui  éclatent  de 
temps  à  autre. 

Les  mendiants  sont  assis  en  rond,  au  second  plan,  vers 
la  droite.  Il-  paraissent  s'entretenir  entre  eux  d'un  ah*  de 
.  qui  contraste  avec  leur  situation.  Us  ne  fonl  pas 
3.  Ils  semblent  tout  à  fait  tranquille 
ne  voit  pas  leurs  s  bscurcis  par  l^s  ténèbres. 

I     <  Ihrist  se  trouve  à  la  pointe  extrême  du  plateau,  dans 
Lion  où  on  l'a  laissé  à  la  tin  du  troisième  tableau. 
Il  semble  o'avoû  pas  bougé.  11  médite  en  ranl  la 

Ville  luisante. 

!-•  soir,  vus  neuf  beui       I  m  pi. -in.  El 

il  tait  Mrs  noir. 

■  pu  reviennent  de  la  Ville  traversent  par  1ns- 
ite  m.  entrant  par  le  chemin  qui  monte,  r 

13 


174       LA  TRAGEDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

la  plupart  un  peu  ivres,  titubent,  rient  fort.  Puis  leurs  pas 
se  perdent  parmi  la  campagne. 

(Le  Christ,  au  commencement  de  l'acte, 
est  assis  dans  une  attitude  de  réflexion.  Il 
se  parle  comme  à  lui-même  d'un  accent 
grave  et  tragique.  Il  considère  l'étendue, 
tour  à  tour,  les  étoiles,  le  ciel,  la  Ville.) 

LE  CHRIST 

comme  s'il  sortait  d'une  profonde  rêverie  intérieure. 

Obscurci  par  une  ombre  horrible,  le  cercle  des 
cieux  commence  à  tourner  dans  Féther,  empor- 
tant dans  sa  rotation  toutes  les  pesantes  constel- 
lations de  l'infini...  0  nuit,  qui  rends  visibles  les 
mondes,  tu  me  découvres  mieux  que  le  jour 
encore  les  raisons  de  ma  destinée  dans  l'univers  ! . . . 
Et  cependant,  ô  globes  dont  la  rotondité  ébranle 
l'espace,  ô  masses  de  glaciers  en  mouvement,  ô 
pointes  brillantes,  ô  blocs  sphériques  qui  circulez 
avec  violence  !...  combien  je  sens  ma  petitesse  en 
votre  présence!...  Mais  également  je  pressens  les 
nécessités  de  l'harmonie...  Je  conçois  les  désirs 
de  ma  planète...  Je  comprends  les  aspirations  des 
choses  obscures...  des  étoiles  et  des  éléments  de 
l'infini...  Et  je  me  dis  que,  parmi  le  système  cos- 
mique, je  fais  ma  tâche  ! . . .  Hélas  !  qui  me  donnera 
la  force  de  la  remplir!...  Et  pour  parvenir  jus- 
qu'au bout  de  ma  fortune,  réussirai-je  à  me  main- 
tenir  dans  l'existence?...  (Il  se  lève,  tend  les  bras  dans 


CINQUIEME   PARTIE  1*75 

l'ombra  <  )  atmosphère,  pénètre  en  moi  !...  A  massez 
vos  ténèbres,  vents  <l<i  la  nuit!...  astres  aigus, 
tourbillonnez  dans  l'étendue!...  Et  que  ma  puis- 
sance soil  accrue, ô  terre!  ô  hi<-u!...   n  fait  quelques 

pas,   revien!   «lu   côté  du  carrefour  en  méditant.)   Car  Voici 

que  J< is  événements  vont  s'accomplir...  que  la 
péripétie  esl  prête...  el  que  le  dénouement  devient 
plus  proche!...  Oh!  il  me  faudra  toute  ma  force 
pour  garder  ma  stabilité  au  milieu  «le  ces  varia- 
tions épouvantables...  J'aurai  besoin  de  toute 
mon  âme,  <>ui.  je  le  sens... 

Il    s'arrête,    comme    plongé    dai 
réflexions.  Il  y  i  on  moment  de  silence. 
Un  pétard  éclate.   Puis   entrent   des   .. 
par  la  route  de  la  ville  montante.  On  les 
t'utcn.l   fredonner:      Laï  ton!...  Lai  tou  la 
la!...  »  II-  sont  vaguement  ivres, 
lourd,  le  pas  copieux  >■[  instable.  En  passant, 
il-  se  heurtent  au  Christ,  qui,  bousculé  de 
cette  sorte,  demeure  calme  et  silencû 

l'N  DES  VILLAGEOIS  on  peu  effrayé,  au  Christ  impassible. 
Bé  !  donc  là  !  l'homme  !... 

L'N  a  i  rii  r.  VI  i.i.  \«.  EOIS  d'un  ton  soupçonneux. 
Qui  ôtes-vous?...  Qu'est-ce  que  vous  faites  là? 

i  r  «  il  i;  I8T  Indifférent,  détaché,  l'esprit  aille 
Rien...  rien  vraiment.. 


170       LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 
TROISIÈME  VILLAGEOIS  le  regardant. 

Celui-là,  je  le  reconnais!...  C'est  le  vagabond 
que  l'on  appelle  Christ!... 

PREMIER  VILLAGEOIS  avec  un  rire  brusque. 

Ah!  oui!...  Et  il  attend  sans  doute  ses  compa- 
gnons!... (Suivant  les  autres  qui  s'en  vont.)  Eh  bien! 
mon  vieux,  sois  patient,  parce  qu'ils  ne  revien- 
dront peut-être  pas  de  sitôt...  On  a  dû  leur 
casser... 

LE  CHRIST  en  sursaut,  comme  sortant  d'un  rêve. 
Hein!...  que  dites-vous?... 

(Il  s'écarte  précipitamment,  le  visage 
effaré  et  sombre.  Il  va  du  côté  de  la  route 
qui  mène  à  la  Ville  et  reste  cà  peu  près  à 
l'entrée,  épiant,  anxieux.  Pendant  ce  temps- 
là,  les  villageois  ont  traversé  le  carrefour; 
ils  se  trouvent  près  des  mendiants;  ils  les 
reconnaissent,  ils  les  interpellent.) 

LES  VILLAGEOIS  apercevant  les  mendiants. 

Hé!  voici  encore  des  amis!... 


(Les  mendiants,  saDS  se  lever,  retournent 
la  tête  vers  les  villageois,  les  voient  va- 
ciller, indécis,  s'amusent  de  leurs  mines 
cramoisies  et  stupides,  de  leur  aspect.) 


CINQUIEME   PARTIE 


171 


PREMIER   VILLAGEOIS 

Salut,  camarades  !... 

DEUXIÈME   VILLAGEOIS 

Ça  va-l-il  toujours  ?... 

LE   .M  ANC  H  OT 

Hé  ;  connue  vous  prenez  soin  de  nou-  !... 

P  R  i:  M  1 1;  R    VILLAGEOIS   cherchant  à  prendre  la  taille 
de  la  bniteu-e. 

On  s'aime  bien,  pas?... 


LA   FEMME   ESTROP1  ÉE 

Vous  êtes  gentil  !...  Donnez-nous  quelque 
chose... 

PREMIER   VILLAGEOIS 

Oh  :   pas  un  liai'd  !... 

DEUXIÈME   VILLAGEOIS 

D'ailleurs  nous  n'avons  plus  rien  !... 

TROISIÈME  VILLAGEOIS 

La  Ville  m  pompé  tous  nos  sous,  les  drainant 
lomme  une  mécanique,  ne  noua  en  laissant  pas  un 
>eul...  Voilà  le  \  rai  !.. 


178      LA  TRAGÉDIE   DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  ricanant 

Bon!  bon!...  on  comprend  vos  façons!...  Vous 
êtes  adroits!...  Quoi!  il  ne  vous  reste  à  présent 
plus  rien  du  tout?. . .  Elles  se  sont  dispersées  toutes 
vos  richesses!...  Pourtant  vous  n'êtes  pas  mal- 
heureux, je  vous  assure!...  Elles  se  sont  fondues 
vos  monnaies!...  Elles  se  sont  transformées  en 
une  joie  invisible,  qui  vous  anime,  qui  alimente 
maintenant  votre  être. . .  C'est  pourquoi  vous  n'êtes 
pas  à  plaindre,  tandis  que  nous... 

PREMIER  VILLAGEOIS 

Oui ,  oui  !  on  connaît  vos  misères  ! . . .  Mais  quoi  ! 
est-ce  le  jour  de  geindre? 

DEUXIÈME  VILLAGEOIS 

Ah  !  parbleu  non  ! . . .  A  la  Ville ,  il  y  a  des  bals . . . 
et  des  fanfares  qui  soulèvent  l'air  et  qui  font  se 
mouvoir  les  rondes  comme  de  grandes  roues...  et 
des  cortèges  de  filles  de  joie  !  enrubannées!...  et 
des  feux  d'artifice  qui  brillent  dans  l'ombre!... 
Ha!  ha!  on  ne  s'y  embête  pas...  je  vous  le  dis... 

L'AVEUGLE  avec  amertume. 

Ici,  ce  n'est  pas  la  même  chose... 

LE  MANCHOTj-enchérissant. 
Bien  sûr  que  oui,  tout  est  bien  différent,  dans 


CINQUIÈME   PARTIE 

cet  endroit1....  On  ne  connaît  pas  le  plaisir,  on 
reste  inerte,  on  ne  peut  pas  bouger,  on  souffre... 
on  a  froid  et  on  se  lamente,  transi,  par  lerre...  On 
ne  mange  que  des  fruits  pourris,  du  pain  amer.., 
On  a  le  fossé  pour  s'étendre  lorsqu'on  est  las 

PREMIER   VILLAGEOIS    tandis   que  les  antre-  -en  vont. 

Veux4u  que  je  te  dise  la  vérité?..  Eh  bien!  tu 
nou^  fatigues  l'esprit  avec  tes  plaintes... 

LA  PEMME   ESTROPIÉE  bondissant  rers  eozi 

Ah!  c'est  comme  ça!...  La   Ville  vous  a  pris 
votre  argent,  mais   votre  impitoyable  stupidité, 

votre  ;i\;irice,  toute-  vos  tares,  elle  ne  VOUS  le-  a 
pas  ôtées...  Mlle  a  opéré  sur  vous  comme  une 
drague  qui  filtre  le  flot  des  bas  fonds,  qui  laisse  la 
hune  ri  retient  au  passage  ce  qui  est  lourd... 

LES   VILLAGEOIS  reviennent  snr  leur-  pas  et  la  battent. 

Comment!  —  (le  sont  là  tes  manières!        Ap- 
prends à  vivre  !... 

LA   I-  i.MM  i:  ESTR0P1  !  I  mt,  meurtrie. 

oh!...    Haï!...   lié  là!   retirez-vous!...   Unîtes 

<pie  vous  êtes  !... 

la  l&chenl  :  la  femme 

pu  ;  -  en  feignant  :  les  villa- 


180      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

geois  la  regardent,  puis  en  riant  ils  s'en 
vont.  Les  mendiants,  d'abord  interdits, 
fout  mine,  lorsque  les  autres  sont  déjà  loin, 
de  les  poursuivre.  Ils  se  dirigent  tous  en 
courant,  en  glapissant,  vers  la  route  de 
droite  ;  on  les  distingue  à  l'entrée,  ils  agitent 
les  bras,  et  vocifèrent.) 


LES  MENDIANTS  tous  ensemble,  sur  le  chemin. 

Que  la  peste  épuise  et  dévore  vos  membres  !  — 
Malotrus  !  —  Hâtez-vous  de  disparaître  !  —  Que 
l'ombre  engloutisse  vos  formes  sans  esprit  !  — 
Marauds  !  —  Misérables  !  —  Vieux  coquins  !  —  Fi- 
chus voleurs  !... 

(A  mesure  que  s'éloignent  les  villageois, 
eux  s'enfoncent  sans  cesse  plus  avant  sur 
la  route,  si  bien  qu'on  ne  les  voit  bientôt 
plus  et  que  leurs  voix  diminuent  petit  à 
petit. 

Par  le  côté  opposé  entrent  pendant  ce 
temps,  terribles,  hagards,  inquiets,  à  tâtons 
hérissés,  Martial,  Élie  le  fossoyeur,  Zacha- 
rian  et  Marie  la  Pouille.  Ils  semblent  fuir  et 
craindre  qu'on  les  suive.  Ils  regardent  de 
temps  à  autre  vers  la  route,  comme  anxieux. 
Ils  cherchent  le  Christ. 

Le  Christ,  qui  guette  leur  arrivée,  les 
aperçoit  et  s'élance  aussitôt  à  leur  ren- 
contre en  poussant  un  cri  prolongé.) 


LE  CHRIST  les  saisissant  l'un  après  l'autre  avec  émotion. 

Ah!  Zacharian!...  Élie!...  Et  toi  Marie!...  Mar- 
tial ! . . .  Que  vous  paraissez  singuliers  ! ...  Et  lamen- 


CINQUIÈME   PARTIE  181 

tables,  suintants  «l'une  rouge  bumidité,  âci 
pleins  de  boue  !  Quelles  choses  avez-vous  accom- 
plies pour  avoir  un  aspect  aussi  étrange?...  Comme 
je  regrette  de  vous  avoir  Laissés  partir!  Qu'ètes- 
vous  allé  faire  à  la  Ville?...  Maintenant,  me  voici 
comme  un  maître  qui.  avant  délaissé  des  servi- 
teurs fidèles,  les  retrouve  après  son  absence  dans 
son  champ  nu  '.... 

LA    POUILLE  «l'un  ton  de  supplication. 

Mon  bon  seigneur  !... 

LE   FOSSOYEUR   sourdement  et  terriblement 

Ce  que  nous  avons  fait  ne  sera  pas  stérile!... 
Oui,  nous  avons  souffert,  et  dan-  quel  but?... 
Nous  nous  sommes  heurtés  à  la  Ville  comme  des 
hommes  passionnés  d'amour  à  des  contradictions 
d'antipathie...  Kl  nous  avons  eu  à  subir  des  coups 
terribles...  Non-  revenons  enduits  de  croule-  de 
sable,  sanglants,  le  manteau  déchiré,  la  lace 
salie...  En  tumulte,  nous  aussi,  nous  avons  com- 
battu... Oui,  à  la  haine  la  violence  correspond... 
et  les  déclarations  de  guerre  ne  provoquent  pas  les 
serments  de  l'amour.  El  non-  nous  sommes  levés 
contre  une  chose  qui  voulait  nous  écraser...  \.\ 
dous  aurons  nous  aussi  notre  tour  de  sain! 
triomphe...  Car  de  même  que  la  vérité  esi  toujours 
beaucoup  plus  puissante  que  mille  erreurs  sur  les- 


182       LA   TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

quelles  elle  l'emporte  par  sa  seule  évidence  et 
qu'elle  broie  sans  effort  dans  les  termes  de  sa  force, 
ainsi  nous  aurons  eu  raison  d'hommes  innombra- 
bles... 0  maître,  je  voudrais  te  rendre  compte  de 
mes  aciions.  Mais  ce  n'est  pas  le  moment...  (il  rit 
en  désignant  la  ville  et  d'un  accent  sinistre  avec  un  geste  de 
menace  qui  fait  blêmir  le  Christ.)  Plus  tard,  on  dira  dans 
la  Ville  que  nous  avons  été  vers  elle  comme  une 
famine.  Nous  l'aurons  en  effet  décimée  comme 
un  crime.  Et  nous  aurons  agi  sur  elle  ainsi  qu'une 
peste...  Et  notre  apothéose  est  prête,  ô  Ville,  ô 
nuit  !... 

(Les  compagnons  sont  silencieux.  Marie 
semble  accablée  et  palpitante.  Quelque 
chose  de  terrible  anime  le  regard  du  fos- 
soyeur. Pendant  qu'il  parle,  le  Christ 
l'écoute  et  attache  sur  lui  ses  yeux  fixes, 
violents.  Il  paraît  découvrir  petit  à  petit 
une  vérité  tragique,  il  pressent  une  catas- 
trophe, il  devient  extrêmement  pâle  et 
sombre.  Puis,  tantôt  il  se  tourne  vers  Mar- 
tial, qu'il  interroge  avec  angoisse,  tantôt 
vers  Zacharian  dont  le  visage  déchiré  et 
sanglant  resplendit  d'une  joie  affreuse,  tan- 
tôt vers  Marie,  qui  baisse  la  tête-  Et,  saisi 
d'un  tressaillement  dont  ses  compagnons 
ne  devinent  pas  la  raison  et  le  sens,  il  se 
tait,  les  cheveux  dressés  de  terreur  et  reste 
ainsi  un  moment  silencieux  en  considérant 
la  Ville  sur  laquelle  planent  les  menaces 
de  la  destinée,  et  toujours  en  fêle  cepen- 
dant. Marie  s'approche  d'un  air  humble  et 
lui  prend  la  main.  11  y  a  une  minute  de 
terrible  anxiété.  Les  mendiants  précisément 
reviennent  par  la  droite  et  s'arrêtent,  sur- 


CINQUIEME   PARTIE 

pri<  h  la  vue  du  groope  singulier  formé 
par  le  Chrisl  'i ri- 1 

aloi  douloureux  et 

un  mouvement  de  d 

LE  CHRIST  empli  dun  effarement  tragique. 

0  maintenant,  je  comprends!...  n  3  com- 

pagnons avec  violence  vers  les  plaint  ibries. 

Suivez-moi!  suivez-moi!  Venez,  venez!... 

Os  se  mettent  tous  eu  marche  et  traver- 
sent le  carrefour.  11-  s  à  travers 
champs.  I  ibles. 
On  1»'-  v,.jt  disparaître  dans 

mendiants  qui  les  regardent  curieu- 
îrnent  alors  le-  un-  vers  les 
autres  <l'un  ;iir  étonné. 

LE  MANCHOT  guognenard. 
Eh  bien!  Quoi?  Sans  nous  dire  bonsoir?... 

LA  FEMME   ESTROPIÉE 

II-  ne  sont  pas  honnêtes,  les  camarades!... 

L'AVEUGLE 

Us  doivent  faire  sans  doute  une  grande  atten- 
tion... Ils  courent  parmi  Les  hautes  ténèbres  sans 
que  l'on  entende  leurs  pas  étouffés!...  Ils  sont 
déjà  loin  dans  les  champs  <m  l'orge  esl  noire  »it 
toisante,  el  dans  lesquels  Le  trèfle  <|ui  embaume 
semble  obscur... 


184       LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU  CHRIST 


(Ici  éclate  un  feu  terrible;  un  bruit  d'ex- 
plosion ébranle  l'air,  une  grande  clarté  se 
répand  jusque  sur  le  platean.  Epouvante 
des  mendiants  qui  d'abord  veulent  fuir  et 
qui  ensuite  se  tournent  vers  la  Ville.  On 
voit  une  flamme  formidable.) 


LE   MANCHOT  après  le  premier  mouvement  d'effroi. 

Ha!  ha!...  En  voilà  une  chose!...  Est-ce  que  tu 

vois?... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  ardemment. 
Oui!...  oui!... 

L'AVEUGLE  curieux. 

Eh  bien?... 

LE  MANCHOT  s'esclaffant. 

Oh!  mes  amis!  La  Bourse  qui  brûle!...  Les 
Banques  qui  flambent!... 

L'AVEUGLE  s'esclaffant  également. 

Rien  que  ça!.... Ce  qu'il  va  faire  chaud!  Tant 
mieux,  dites  donc!  Nous  commencions  à  grelotter 
sur  le  talus...  C'est  qu'il  ne  fait  pas  toujours  bon 
parmi  cette  craie  humide  et  cette  herbe  toute 
glaciale... 


CINQUIÈME   PARTIE 

LE  MANCHOT  regardant  toujours  vers  la  Ville. 

Parbleu!  nous  autres,  nous  allons  bien  nous 
amuser...  Car  qu'est-ce  que  ça  nous  fait  que  la 
Bourse  ><»it  détruite!...  Et  les  Banques!...  Nous 

nuus  en  moquons,  n'est-il  pas  vrai?... 

LA  Y  Ho  LE  sombre  et  dur. 

Belle  fin  de  fête!  Il  fallait  que  chacun  en  eût  sa 
part...  Ceux  de  la  Ville  ont  eu  la  leur,  voilà  la 
nôtre...  Ils  nous  onl  assez  maltraités  pour  L'être 
maintenant...  Il  y  en  aura  parmi  eux  qui  bouge- 
ront comme  des  pailles  au  veut,  oui,  c'esf  cer- 
tain...  Ils  aumut  peur  parce  que  leur-  biens 
vont  disparaître...  Et  nous,  nous  sommes  tran- 
quilles et  en  repos...  Us  ont  fait  de  notre  humble 
état  Je  sujet  répété  de  leurs  railleries.  A  eux  de 
nous  fournir  des  occasions  de  rire!...  A  eux  de 
pousser  des  lamentations  en  se  traînant  sur  les 
chemins,  dans  les  terrains  creux  et  arides,  parmi 
le  sable  Acre  et  inconsistant,  à  travers  les  argiles 
glissantes  et  cramoisies!...  Il-  vont  souffrir  à  leur 
tour  et  non-  les  entendrons  geindre  comme  de 
petits  chiens  qui  appellent  leur  mère...  El  ils  tour- 
neront ver-  non-  leur-  yeux  salés  de  larmes  et  ils 
se  tiendront  dan-  des  poses  de  misérables  el  Ils 
crieront  d'une  vois  acérée  et  plaintive!...  El  c'esl 
non-  qui  seion-  paisibles  parce  que  n'ayant  rien 
nous  ne  perdrons  rien  !... 

L6 


186      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  MANCHOT 

C'est  vrai  que  c'est  notre  tour  de  nous  réjouir 
maintenant...  Et  avec  nous  tous  les  pauvres  de  la 
terre...  Ceux  qui  rôdent  sous  la  nuée  pluvieuse... 
qui  vont  de  pays  en  pays...  qui  n'ont  pas  d'abri 
pour  se  reposer...  qui  implorent  la  pitié  des  gens 
comme  une  divinité  absente  en  laquelle  on  espère 
toujours  un  peu.. .  qui,  réfugiés  dans  les  carrières,  y 
réparentleurs  forces  pour  les  luttes  du  jour...  qui 
vivent  du  produit  de  leurs  vols  ou  bien  des  béné- 
fices de  leur  mendicité  comme  la  rouille  âpre  et 
parasite  dont  les  aliments  sont  fournis  par  la  disso- 
lution des  métaux  corrompus. . .  qui  souffrent  d'être 
à  moitié  usés  par  la  tristesse,  tirant  après  eux  sur  la 
terre  les  portions  pourries  de  leur  pauvre  corps... 
Ah  !  ceux-là  trouveraient  bon  pour  eux  de  voir  cette 
chose...  (Brusquement,  ii  pense  aux  compagnons  et  montrant 
les  flammes.)  Dommage  qu'ils  soient  partis  sitôt  le 
camarades!... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  avec  une  sombre  animation. 

Non  !  Surtout  ne  répète  jamais  une  telle  pa- 
role !...  Ce  n'est  pas  pour  rien,  j'imagine,  qu'ils 
ont  fui  sans  rien  dire,  à  travers  les  plaines  noires... 
Non,  ce  n'est  pas  par  fantaisie...  Est-ce  que  tu 
comprends  ce  que  je  veux  dire  ? 


CINQUIÈME   PARTIE 

LE  .Manchot  stupéfait  et  -ubitement  cal] 

Oui,  oui,  sans  doute... 

L'AVEUG  LE   d'un  ton  de  rêverie  profonde. 

C'est  Lien  possible  en  vérité,  comme  lu  le  dis... 

-■-tent  alors  U>u-  Les  trois  silencieux. 

Il-   regardent    vers    la    Ville,    où  brûle  la 
Bourse,   et  d'où    montent  maintenant   des 
i  .mat ion-  de  terreur,  une  rumeur  con- 
fu-r  de  cris  en  tumulte. 
[Is  oe  Be  parlent  pas,  mais  i  • 
rent  de  temps  à  autre  comme  pour  véri- 
fier leurs  impressions  et  pour  s'apurer  de 
leur  véracité  réciproque.  11-  sool  sembla- 
bief  mine-  à  qui  on  a   confit*  un 
même    secret.   11-    sentent    qu'il-    <r<'icnt 
ton-  le-  trois  la  même  ils  n'osent 
pa-  aller  plus   avant  dans  leur  confe-^-n 
mutuelle. 

1  pendant  le  tempe  de  ces  u-tlexions 
que  de-  vociférations  commentent  à  em- 
plir l'espace  do  côté  du  chemin  qui  vient 
de   la  Ville,    et    bientôt    de    tumultu- 

lesquelles 
d'épouvante,  se  ruent  i 
refour.    De    tous  ,  a   ai- 

unations  •!  effroi  au 
mil  ;i.    On   entend 

:  •  Ah  :...  Ah  :...  ô  douleur  :  quelle 

catastrophe  abominabl<  aen  li  ints 

:if  dans  les  Fossés.  Bntrenl  des 

feu, 

l'i  M  M  i  tenant  un  enfant  qui  pl< 

H"  '.  lin  !...  Au  secours  !  au  secours  ! 


188      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

UN   HOMME   anéanti. 
0  nuit  terrible  !... 

UN  POÈTE  exalté. 

Le  vide  enflammé  du  ciel  présente  un  aspect  de 
fumée,  de  soufre  et  d'or...  Les  chevaux  galopent 
sur  le  pavé  dur;  les  maisons  sont  défoncées... 
Des  groupes  d'hommes  en  furie  ébranlent  toute 
l'étendue...  Et  ils  se  lamentent  dans  la  nuit 
comme  si  on  leur  arrachait  des  quartiers  de  viande 
vive... 

UN  BOURGEOIS  véhément  et  furieux. 

Il  n'y  a  pas  de  soldats. . .  Et  personne  n'est  là  pour 
nous  préserver  !...  On  laisse  s'achever  le  désastre 
comme  s'il  ne  s'agissait  pas  de  la  fortune  natio- 
nale !...  Où  étaient-ils  les  gardes  publics?  Que  fai- 
saient-ils pendant  cet  attentat  ?  N'auraient-ils 
pas  dû  le  prévenir...  et  l'empêcher?... 

(Continuellement  c'est  un  bruit  d'alar- 
mes, le  tocsin  résonne  lugubrement,  la 
foule  envahit  le  carrefour  de  toutes  parts 
et  reste  là,  abattue  ou  violente,  dans  la  dé- 
solation. Arrivent,  précédés  d'une  rumeur 
d'armes  et  de  voix,  des  soldats  entourant 
le  préfet  de  police.  La  multitude  se  tait,  re- 
garde, curieuse  et  accablée.) 


CINQUIÈME   PARTIE 

1. 1     PB  ÉFET  entrant  en  parlant  d'un  accent  rude  et  bref, 
à  ses  soldais. 

C'est  évidemment  un  crime  de  ces  brutes...  Il 
faut  découvrir  leur  piste...  Ils  ont  passé  une 
partie  du  malin  avec  un  aveugle,  un  manchot, 
une   femme...   Od  les  a  vus  tous  ensemble...  IN 

étaient    ici...    Il   interpelle    d'autre-  soldats  et  leur  montre 

le-  route-  à  droite  et  à  gauche.    Ed  attendant,  inspectez 
déjà  l«'s  chemins...  Allez!  allez! 

I.  -  soldats  se  précipitent  dans  le-  di- 
rection- indiquées:  D'autres  fouillent  le 
carrefour  et  ch-rchent  les  mendiants.  Tout 
à  coup,  explosion  de  lumière  vers  un  nou- 
veau point  de  la  Ville.  C'e-f  un  incendie 
qui  éclate.  Mouvement  divers  de  terreur 
dan-  la  foule. 

LA  I  I .  M  M  I  :    ESTROP1  É  E  découvrant  l'horizon, 
d'une  voix  tonnante. 

Toutes  les  casernes  viennent  de  sauter... 

I.  \   PCM   LE  répète  en  un  chirur  hurlant. 

Ha  !  Les  casernes  '.... 

LE   PRÉFET  il  se  retourne  et  aperçoit  l'estropiée,  et  aussitôt 

la  désigne  a  des  --Mat-. 

Aile/,   chercher   cette    femme    là-bas  !...    Ne 
voyez-vous  rien?...   Plusieurs  soldats  vont  en  tumulte 


100      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

du  côté  indiqué  ;  on  les  voit  se  saisir  de  la  femme,  la  bous- 
culer.) Peut-être  tirerai-je  d'elle  quelques  rensei- 
gnements !...  Elle  doit  connaître  quelque  chose... 
Il  faudrait  aussi  retrouver  les  autres  mendiants... 
{Des  soldats  surviennent  poussant  devant  eux  l'estropiée  et 
l'aveugle  qu'ils  ont  rejoints  non  loin  de  là.)  Ah  !  les  voilà  ! . .. 

LA  FOULE  sur  le  passage  des  mendiants. 
Qu'est-ce  que  c'est  ?  —  Gouapes  !  —  Assassins  ! 

LES    SOLDATS  amenant  les  deux  mendiants. 

Ils  rechignent  !  —  Nom  de  Dieu  !  Son  compte 
est  bon  !  —  N'essaie  donc  pas  de  fuir  ou  gare  à 
toi!... 

LE  PRÉFET  montrant  le  peuple. 

Ce  peuple,  avec  ses  hurlements!...  Il  empêche- 
rait la  vérité  de  faire  entendre  ses  paroles  s'il  lui 
prenait  la  fantaisie  d'en  proférer...  (Aux soldats.) 
Chassez  cette  foule!...  N'est-ce  pas  assez  que 
nous  devions  la  supporter  sans  être  encombré 
par  surcroît  de  ses  clameurs?...  Ecartez  cette  vile 
multitude  !  Qu'elle  ne  bouge  plus  !  (Aux  mendiants.) 
Et  vous!  parlez  maintenant  !...  On  a  besoin  de 
vous...  Prenez  une  voix  afin  de  répondre  aux 
questions  que  je  vous  pose... 

LES  MENDIANTS  d'un  accent  humble. 
Oh!  monsieur  le  préfet  peut  être  certain... 


CINQUIÈME   PÀRTIB 

LE  PRÉFET  avec  rudesse. 

Que  vous  me  mentirez  effrontément  !...  Mais 
prenez  garde,  je  vous  le  dis...  Pas  de  traîti 
Sinon  je  vous  livre  à  cette  meute  qui  vont 
clame!...  L'heure  n'esl  pas  «les  mois  Inutiles 
faut  faire  vite... 

LA   FEMME   ESTROPIÉE 

Nous  sommes  tous  deux  aux  ordres  de  mon- 
le  préfet... 

LE  PRÉFET 

Vous  avez  passé  la  journée  sur  ce  plateau?... 

LES   MENDIANTS 

Oui,  monsieur  le  Préfet,  cela  es!  véritable... 

LE    PRÉFET  avec  un  geste  iTimpatience. 

Bon!  bon!  je  sais...  Ce  matin  des  homme- 
s,  venant  de  loin,  des  espèce-  de  -aie- 
bonds...  des  chemineaux...Uu  individu  maig 
jaune  semblait  leur  chef...  Ils  lui  donnent  le  sur- 
nom de  Christ, comme  s'il  L'était... 

L'ESTROPIÉE  virement. 

11  lui  ressemble   un    peu,    ouï,   monsieur   le 

préfet... 


192      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE   PRÉFET  brusque  et  impétueux. 

Il  a  en  effet  une  barbe  rouge...  Mais  vous  y 
êtes...  Ses  compagnons  sont  des  coquins...  Lui 
est  un  gueux...  Il  y  a  avec  eux  une  femme,  une 
sorte  de  fille...  Ils  vous  ont  parlé  un  moment... 
Qu'est-ce  qu'ils  ont  dit?... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  avec  une  irritation  feinte. 

Oui  alors,  ils  nous  ont  causé!...  Ils  nous  ont 
même  bien  embêtés...  Ils  nous  ont  empêchés 
d'exercer  notre  métier...  Ils  nous  ont  exhortés  à 
être  bons  pour  chacun... 

LE  PRÉFtET  en  sursaut. 

Parbleu!...  parbleu!... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  sans  paraître  voir 
l'indignation  du  préfet. 

Ils  nous  ont  dit  qu'il  ne  fallait  pas  convoiter  le 
bien  dautrni,  se  montrer  charitables,  ne  pas  tenir 
aux  choses...  que  les  personnes  qui  possédaient  de 
grands  trésors  seraient  tôt  ou  tard  accablées  de 
maux  immenses... 

LE  PRÉFET  ricanant. 

Nous  y  venons.... Et  puis  qu'est-ce  qu'ils  ont  dit 

encore?... 


I  [NQUIEME   PARTIE  193 

LA   FEMME   ESTROPIÉE  après  une  pause 

comme  si  elle  cherchait. 

Et  puis?...  c'est  tout! I<*  ne  me  souviens  pas  de 

phrases  notables...  Ils  revenaient  toujours  sur  les 
mêmes  idées...  Ils  avaient  la  manie  de  pérorer... 
Ils  prétendaient  nous  persuader...  mais  sans 
succès!...  Monsieur  le  préfei  comprendra...  nous 
sommes  pauvres...  nous  manquons  de  tout...  Il 
nous  est  difficile  de  croire  qu'il  est  inutile  d'être 
pourvu  de  quelque  bien. 

LE   PRÉFET  l'interrompant  a?ec  impatience. 

Assez!  Cette  femme,  cette  vieille  sorcière,  elle 
vous  incommoderait  ^ans  cesse  de  ses  haran- 
gues i...  Est-ce  que  tu  sais  quelque  chose  d'autre? 
Sois  moins  prolixe!...  Ces  hommes  sont  partis 
vers  la  Ville,  à  part  leur  chef...  Quand  sont-ils 
revenus?...  Qu'ont-.ils  fait?...  Quelle  allure 
avaient-ils?  Réponds!...  <il  vite  '.... 

LA   FEMME   ESTROPIÉE 

Monsieur  le  préfei   m'excusera...  Je  n'ai  rien 

V  1 1 . . . 

LE  PB  il  l'.T  empli  d'une  fureui  subite. 

Infâme  menteuse!...  EJle  se  cache  dans  son 
ignorance  comme  dans  un   trou...  .!<•  t'en  ferai 


104      LA  TRAGÉDIE  BU  NOUVEAU  CHRIST 

sortir  à  coup  de  triques!...  Où  étais-tu?...  Elle 
persiste  à  dissimuler...  Il  t'en  cuira!...  Ah!  ah!  Il 
ne  faut  pas  te  foutre  de  moi!...  (il  se  tourne  vers 
l'aveugle,  qui  cherche  à  se  faire  le  plus  humble  possible.)  Et 
celui-là  !  Pourquoi  demeure-t-il  silencieux?...  (il  le 
secoue  de  ses  mains  brutales,  les  soldats  le  poussent,  le  frap- 
pent même.)  Holà  !  Eh  bien!...  Je  vais  te  réveiller 
comme  un  chien  que  son  maître  appelle  et  qui  se 
terre  ! . . . 

LES  SOLDATS  frappant  l'aveugle. 
Rosse  que  tu  es!... 

L'AVEUGLE 

Ah!...  ah!...  Ho!...  ho!... 

LA  FEMME  ESTROPIÉE  montrant  l'aveugle. 

Monsieur  le  préfet  ne  sait  pas. . .  il  est  aveugle  ! . . . 

LE  PRÉFET  au. comble  de  la  colère. 

Ah!...  lui  aussi!...  Au  moins  il  ne  ment  pas 
comme  toi  !...  (Aux  soldats.  )  Emmenez-  les  !.  . 
Faites-les  vociférer  sous  le  bâton!...  Lorsqu'on 
les  prend  par  la  douceur  ils  ne  disent  rien!... 
Avoir  affaire  à  de  telles  gens  ! . . .  Allons  !  dehors  ! . . . 
Que  peut-on  tirer  d'eux?  Des  plaintes!  Des  lar- 
mes!... Eh  bien!  n'y  manquez  pas!...  Tas  de  co- 
quins !... 


CINQUIÈME   PARTIE 

l.e-  soldats  emmènent  rers  le  rond  du 
;  refour,  où  ils  vont  s'asseoir,  I 
et  l'aveugle  qu  t,  meartris    •  coups 

de  poing: «Oh!... oh!  roua  mail 

Pitié  I  pitié  1...  -  La  foulé  sur  leur  passage  ri- 
cane et  pousse  <le-  clameurs  de  mort.  ! 
vent  sans  cesse  de  nouvelles  troupes  d'hom- 
mes, de  femmes,  d'enfants  au  milieu  de  la 
fureur  et  de  la  consternation  de  la  multi- 
tude.) 


LA   FOULE  exaspérée,  en  une  puissante  cohue. 

Ne  les  laissez  pas  passer!   —  Bandits!        I 
oailli 


i  SE  FEMME  brandissant  son  parapluie, 

Espèces  de  gueux !... 

DES  BOURGEOIS  arrivant  essoufflés,  hagards. 

A-l-on  trouvé  Les  criminels?  Oh!  il  est  temps! 
—  C'est  de  la  faute  de  la  police!  —  Elle  aurait  dû 
prévenir  La  chose!  —  Le  préfet  esl  le  grand  cou- 
pable!... 

D'AUTRES   BOI  RG  BOIS  bas,  craintifs. 

Taiiez-vonsl  —  Il  est  là!  —  Faites  attention... 

i.  \  I ■"«  >i  L  E  les  e  a  les  mi  ndiants. 

A  mort  !  à  mort  I... 


190       LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

(Dans  ce  tumulte  de  vociférations,  de  faces 
écumantes,  de  mouvements  de  colère  tra- 
gique, on  distingue  depuis  quelques  ins- 
tants une  sorte  de  rumeur  dans  une  partie 
éloignée  du  carrefour.  Des  gens  s'agitent, 
lèvent  les  bras,  se  rangent  pour  laisser 
passer  un  individu  en  haillons  qui  parle  à 
la  foule  d'un  air  autoritaire.  C'est  le  man- 
chot. Des  soldats  se  précipitent  vers  lui 
pour  s'emparer  de  sa  personne.  Le  préfet 
tourne  son  attention  de  ce  côté,  en  allant 
et  venant  avec  impatience.) 

LE  MANCHOT  aux  soldats. 

Laissez-moi!  Ne  me  touchez  pas!...  Je  veux 
parler  à  M.  le  préfet!... 

LES  SOLDATS  l'entourant  et  le  bousculant. 

On  la  connaît  celle-là  !  —  Pas  besoin  de  faire  le 
malin!  —  Allons,  avance!... 

LE  PRÉFET  de  loin  à  la  foule. 

Livrez-lui  place!...  (A  des  soldats.)  Et  quant  à 
vous,  faites  taire  cette  populace!...  (il  montre  la 
foule.)  Elle  nous  harcèle  de  ses  cris  tumultueux!... 
Arrière,  là-bas!  Que  cette  canaille  agitée  par  la 
haine  contieune  ses  gestes  !...  Que  toutes  ces  con- 
vulsions soient  apaisées!...  Que  ces  mouvements 
aigus  se  calment!...  J'en  ai  assez!...  (Les  soldats 
repoussent  la  foule  en  rumeur.)  Il  est  temps  de  poser  un 

terme  à  cette  furie  ! . . . 


CINQUIÈME   PARTIE 
LES  SOLDATS    .  la  foule. 

Rangez-vous  !.*.  rangez-vous  !... 

LE  PRÉFET  considérant  la  foule. 

Plèbe  infecte  opposant  à  tout  son  in 
Masse  informe  que  met  en  mouvement  le  moindre 
vent  !...  Que  fait-elle  là  cette  fouir  s  tu  pi  de?  Pour- 
quoi pousse-t-elle  ces  hurlements?...  A  quel  objet 
en  veut-elle?  El  pour  quelle  raison?...  Fll<i  va, 
vient,  s'attaque  à  cette  chose,  défend  celle-ci,  et 
elle  ignore  le  motif  qui  la  fait  agir...  Arracher 
cetle  race  d<i  la  terre,  ce  serait  nous  débarrasser 

d'une  croûte  <le  lèpre!...  (Toujours  traîné,  poussé  par  les 
Bol  lats,  le  manchot  parvient  enfin  jusqu'au  préfet,  qui  le  consi- 
dère avec  une  curiosité  brutale  et  Impérieuse.  ^  oyons-le  à 
présent  cet  homme...  C'est  encore  un  des  men- 
diants... Qu'a-t-il  à  dire?... 

LE  MANCHOT  avec  un  air  décidé. 

Monsieur  le  préfet,  je  vomirais...    Il  cherche 
r  de  rétreinte  dure  des  soldats.  Mais,  d'abord,  qu'ils 
me  lâchent  '.  11-  me  font  mal  !... 

1. 1.  PRÉ  I  ET  m  lifférent  à  sea  plaint 

Pourquoi  t'es-tu  caché?...  Qu'est-ce  que  lu  as 
fait?  Ne  sais-tu  pas  qu'on  l<i  cherche  depuis  1res 
longtemps?.  . 


198      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  MANCHOT  avec  violence,  indigné. 
Moi,  monsieur  le  préfet,  je  me  suis  en  allé?... 
N'est-ce  pas  librement,  au  contraire,  que  j'ai  offert 
mes  services?...  Dès  que  j'ai  su  que  vous  vou- 
liez m'interroger,  je  me  suis  présenté...  Même 
que  ces  sacrés  bougres!...  (il  montre  les  soldats.)  Ils 
me  serrent  comme  dans  un  étau!...  (Les  soldats 
lui  tordent  le  bras  avec  encore  plus  de  force.  Le  manchot  se 
met  à  gémir.)  Aïe  !  aïe  !  Brutes  que  vous  êtes  ! . . 

LES  SOLDATS  ils  le  frappent. 
Brutes!  —  Tiens,  voilà  pour  toi!... 

LA  FOULE  rangée  à  distance. 
Oui  !  oui!  A  mort!... 

LE  PRÉFET  aux  soldats. 

Laissez  cet  homme!...  Le  moyen  de  le  faire 
parler,  ce  n'est  pas  de  le  battre,  sans  cesse,  dans 
l'instant  où  il  vient   d'une   manière   favorable! 

(Les  soldats  s'écartent  du  manchot,  qui  gémit).  Toi,    tu  as 

goûté  du  bâton,  eh  bien!  apprends  que  si  tu 
mens,  ta  peau  entière  sera  raclée  à  coups  d'épi- 
nes!... Ainsi,  agis  donc  à  ta  guise.  Tu  es  pré- 
venu !... 

LE  MANCHOT  il  se  redresse  avec  fierté. 

Je  ne  suis  pas  venu  pour  vous  tromper... 


CINQUIEME   l»Alt  I  LE  !'•'• 


LE  M;  ÉFET  Radoucissant. 


A  la  bonne  heure!  Voilà  qui  plaide  en  ta  fa- 
veur!... 

LE  MANCHOT  il  reprend  un  air  de  défi  ironique. 

Mais,  cela  m'amuse  de  penser  que  '\>-  suis  seul  à 
connaître  un  secrel  dont  vous  voudriez  tous  être 
enrichis:...  El  de  vous  voir  ranges  autour  «le  moi, 
dans  L'attitude  de  L'anxiété  la  plus  cupide!...  Et  de 
mo  dire  que  >i  je  gardais  le  silence... 

LE   PRÉFET  terriblement  impétueux. 

Tu  parles  Lrop...  Pour  dire  des  choses  vaines, 
dénuées  de  sens!..'.  Mais  pas  assez  autrement!... 
Nous  prends-tu  pour  <1«'<  oies  auxquelles  on  jette 
crains  mauvais,  tandis  qu'elles  en  attendent 
d'autres!...  Tu  traînes  trop  en  Longueur,  je  h*  le 
dis...  Pendanl  cria,  les  compagnons  s'enfuient.  Lis 
ne  passent  pas  Leur  temps  à  bavarder  comme 
nous!...  Lis  ont  des  pieds  capables  de  Les  porter 
au  loin,  à  travers  la  durée  et  la  distance.  Il-  en 
disposent  pour  mettre  entre  eux  et  nous  un  large 
espace!...  T'imagines-tu  que  tous  l«i-  êtres  sont 
faibles  comme  toi,  incapables  de  courir  e(  de 
marcher 

LE   M  INCHOT  ri.inmt. 

Bien  sûr  que  je  oe  suis  pas  fort,  étant  perclus  de 


200      LA  TRAGÉDIE  DÛ   NOUVEAU  CHRIST 

maladies,  et  ayant  les  membres  corrompus  par  la 
douleur!  Je  manque  d'adresse  et  je  me  traîne  pé- 
niblement... Mais  néanmoins,  il  me  serait  encore 
possible  de  parvenir  plus  vite  que  vous  au  but 
cherché!...  Car  je  sais  où  ils  sont  les  compa- 
gnons, et  cette  chose  tout  le  monde  l'ignore  en 
vérité!... 

LE  PRÉFET 

Je  te  promets  une  récompense... 

LE  MANCHOT  feignant  une  grande  joie. 

Oh!  monsieur  le  préfet  est  bien  trop  bon!... 

(Il  s'arrête  un  moment,  baisse  la  tête  comme  s'il  cherchait  à 
rappeler  ses  souvenirs,  puis  la  relève,  l'air  narquois.)  Voyons, 

je  ne  veux  pas  vous  faire  longtemps  languir.  Vous 
avez  bien  envie  n'est-ce  pas,  d'être  renseigné  sur 
ces  bandits  de  vagabonds?...  (Le  préfet  fait  un  signe 
d'assentiment.)  Il  est  certain  qu'ils  ont  tous  été  à  la 
Ville  dans  la  journée!...  Sauf  l'un  d'eux  cepen- 
dant, le  Christ  comme  ils  l'appellent,  un  individu 
singulier  qui  est  resté...  Dans  quel  but,  d'ailleurs, 
je  vous  le  demande?... 

LE  PRÉFET  contenant  mal  son  irritation. 

Abrège!  abrège!...  Lorsqu'ils  sont  revenus  ce 
soir... 

LE  MANCHOT  avec  vivacité. 
Je  les  ai  vus!...  Ils  sont  entrés  par  le  chemin 


CINQUIÈME   PARTIE 

qui  monte  Ils  avaient  l'air  de  bêtes  chassées,  in- 
quiètes, meurtries...  Ils  n'ont  pas  fait  de  bruit... 
Je  Les  guettais...  M»1-  camarades,  la  femme  estro- 
piée et  L'aveugle  n'étaient  pas  là...  Us  étaient  all<'< 
sur  la  route,  an  peu...  Donc,  tous  ces  gueux  étaient 
tranquilles,  car  ils  ne  savaient  pas  que  je  les  re- 
gardais... et  le  carrefour  ne  présentait  qu'une 
solitude... 

LE  PRÉFET 

0  Dieu!  achève ra-t- il?  violemment.  Apre-',  après! 
te  dis-je!..,  Ils  sont  parti-!  I)«'  quel  côté?Parquel 
chemin?... 

LE   MANCHOT 

Ne  voulez-vous  rien  savoir  d'autre?  Cela  sans 
plus?... 

LE  PRÉFET 

Oui,  cette  chose-là  seulement!...  \  part  <>  vil 
coquin!  Que  j'aimerais  à  te  faire  fouetter  dans 
L'instant  même!...  Comme  il  ruse  avec  moi!  Quel 
est  son  but?...  Embusqués  derrière  son  vis 
je  vois  lé  désir  de  mentir  et  la  terreur!  Ces  deux 
sentiments  luttent  entre  eux,  se  disputant  d'une 
force  égale  la  possession  complète  de  son  indi- 
vidu... Voilà  pourquoi  il  prend  son  temps!  Il  ne 
sait    pas  encore  ce  <|u*il  va  taire,  -'il  veut   me 

17. 


202      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

mettre  dedans  ou  être  loyal!  Effrayons-le,  c'est  le 
seul  moyen  d'en  tirer  la  vérité!...  (Il  s'adresse  au 
manchot.)  Vas-tu  parler  ou  bien  prends-garde!... 
Malheur  à  toi  !.. . 

LE  MANCHOT  qui  semblait  chercher  dans  ses  souvenirs, 
fait  un  geste  de  protestation  et  d'inquiétude. 

Quel  chemin  ont-ils  pris?...  Où  s'en  sont-ils 
allés?  Ici  OU  là?...  (Il  se  met  à  fredonner.) 

Ce  n'est  ni  vers  le  nord  ni  vers  le  sud, 

Car  le  sage  se  tourne  vers  lui-même, 

Et  l'insensé  au  contraire  prend  une  direction 

Opposée  à  son  âme  et  au  bonheur... 

LE  PRÉFET  il  essaie  de  la  bonté. 
Voyons,  l'ami... 

LE  MANCHOT  comme  près  de  gémir. 

De  quelle  façon  vous  me  traitez!...  Vous  voilà 
irrité  soudain,  mal  disposé  à  mon  égard,  et  pour 
quelle  raison  vraiment?  Parce  que  je  fais  attention 
à  ne  pas  vous  dire  des  choses  fausses?...  Je  ne 
veux  point  vous  induire  en  erreur...  Mais  elle  ne 
ment  guère,  l'autre  chanson  qui  dit  : 

Bien  circonspect  doit  être  l'homme  qui  donne  un  conseil, 
Car  si  son  conseil  est  bon  personne  ne  lui  en  sait  gré, 
Et  s'il  ne  Test  pas  il  en  est  châtié... 


CINQUIÈME  PARTIE  203 

ainsi  qu'il  serait  toujours  Lien  préférable  de 

se  taire  en  toute  circonstance... 

LE    PRÉFET  avec  l'air  de  rire. 

Tua-  un  esprit  facétieux...   A,part.  Il  t'en  cuira 

de  faire  des  bons  mots  avec  moi:  Espèce  d'idiot! 
Me  contraindre  à  languir  de  cette  façon!  Mais  tu 
vas  voir!...   Bant)Je  l'en  prie,  hâte- toi  de  répondre 

à  ma  question... 

Alors  le  manchot  se  décide.  Il  y  a  une 
grande  attente  dans  le  peuple.  Le  pu 
I-  -  soldats  -uivent  le-  mouvement-  du  man- 
chot. Le  manchot  s'avance  un  peu  vers  la 
droite  en  fai-ant  signe  au  préfet  que 
par  là  que  Boni  partis  Les  compagnon-   Il 
montre  une  route  absolument  opposée  à  la 
direction   prir-e   par  Zacharian   et  par   lès 
autres.  Le    visage  du    préfel   s'éclaire  «le 
joie.  La  foule  regarde  d 
tation.) 

LE  MANCHOT  montrant  la  route. 

Regardez  bien)  C'esl  par  là! 

LE  PRÉFET  partagé,  entre  on  deruiei  soupçon 
et  une  grande  esp<  : 

Tu  en  es  sûr?... 


LE  M  tNCHOT  solennel 

Je  le  jure,  monsieur  le  préfet,  en  vérité.. 


204      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

LE  PRÉFET  aux  soldats  avec  un  geste  éclatant. 

Allez,  VOUS  autres  ! . . .  (Les  soldats  se  mettent  en  marche. 
Le  préfet  se  tourne  vers  le  manchot.)  Toi,  maraud,  tu  t'es 
joué  de  moi  pendant  longtemps!  Que  je  ne  te  re- 
trouve jamais!...  Il  m'a  trop  fallu  me  contenir, 
user  d'astuce  et  me  servir  de  stratagènes  afin  de 
te  soustraire  la  vérité...  et  j'ai  dû  étouffer  ma  juste 
irritation  dans  la  crainte  où  j'étais  sans  cesse!... 
(Il  le  bouscule  avec  brutalité  en  s'en  allant.)  Arrière  main- 
tenant! Heureux  pour  toi  que  je  n'ai  pas  de  temps 
à  perdre!...  Allons!  en  marche!... 

(Enorme  flamme  du  côté  de  la  Ville.  Pa- 
nique, mouvements  d'effroi,  bruits  d'explo- 
sion formidable.  C'est  la  cathédrale  qui 
éclate.  La  foule  va  et  vient,  court,  affolée, 
horrible,  éparse  dans  tous  les  sens.  Des 
rumeurs  d'épouvante  remplissent  l'espace 
tandis  que  les  soldats  et  le  préfet  s'en  vont 
suivis  du  peuple  en  tumulte.) 

VOIX  DANS  LA  FOULE,  se  dispersant 
dans  les  ténèbres  rougies  par  l'incendie 

La  cathédrale!...  la  cathédrale!...  la  cathé- 
drale!... 

LE  PRÉFET  dans  le  lointain. 

En  avant  maintenant!  mes  amis!  Nous  allons 
bientôt  retrouver  les  auteurs  de  tous  ces  forfaits 
épouvantables!... 


CINQUIÈME  PARTIE 

Toute  la  multitude  -e  précipite  dans  do 
pêle-mêle  de  cris,  de  plaintes,  de  me- 
nai- missementa  et  de  lamenta- 
tions à  travers  la  route  obscure  et  lugubre. 

I  -  mendiants  délivré-  se  retrouvent  -nr 
la  place  dan-  l'ombre  pourpre,  héri 
de  colère,  battus,  affreux.  Il-  regardent 
tantôt  du  côté  de  la  Ville  «juc  lincendie 
illumine,  et  tantôt  .lu  côt';  du  chemin  dans 
lequel  s'esl  engo'ufl  cohue  enjarmes 

et  furieuse  du  peuple  et  des  soldats,  dont 
on  entend  décroître  le-  pas,  -atténuer  la 
rumeur,  diminuer  le-  éclata  de  voix  petil  à 
petit.  Au  bout  de  quelque  temps,  lea  trois 
mendiant-  restent  seuls  sur  le  plateau  vide. 
Il-  semblent  saisia  alors  «l'une  joie 
ge  qu'expriment  tout  à  coup  leur-  \i- 
jges  ardents,  leurs  gestes  désordonnés, 
leurs  mouvements  impromptus.  Il-  se  tour- 
nent U  -  un-  v.i  -  lea  autre-,  en  éclatant 
soudain  d'un  rire  sinistre.) 


LE    M  INCHOT  avec  un.-  expression  de  haine. 

Et  à  présent,  c'est  à  nous  de  prendre  du  plaisir 
dans  le  spectacle  de  leur  stupidité  errante!...  Les 
Imbéciles!  il-  onl  cru  se  ser\  ir  de  nous  comme  de 
serviteurs  fidèles,  nous  dont  il-  ne  prennent  pas 
soin  cl  qu'ils  u»'  nourrissent  même  pas  avec  «lu 
foin  comme  leurs  bêtes!...  [ls auraient  bien  voulu 
nous  mettre  à  leur  attelage  pour  que  nous  les 
portions  au  but  avec  une  vitesse  plus  grande  et 
plus  -rue:...  [la  sont  sans  perspicacité  et  sans 
esprit!...  Ne  savent-ils  pas  que  ce  qui  les  afflige 
nous  rend  joyeux,  parce  que  la  ruine  de  l'homme 


206      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

puissant  est  une  cause  de  jubilations  pour  l'hum- 
ble être  sans  fortune  et  sans  bonheur?... 


LA  FEMME  ESTROPIEE 

Oui,  oui,  ils  espéraient  que  nous  leur  viendrions 
en  aide!...  Mais  que  n'a-t-il  été  plutôt  en  notre 
pouvoir  de  les  égarer  davantage  encore,  de  les 
précipiter  sur  la  route  de  l'abîme,  d'accroître  et 
de  hâter  leur  destruction  ! . . . 

L'AVEUGLE  d'un  ton  exalté. 

Croule!  Ville  immense!  Disperse-toi!  Et  toi, 
brille,  Ô  foudre!...  (Il  s'approche  de  l'orgue  et  frénétique- 
ment joue  un  air  sonore  tandis  que  le  manchot  et  la  femme 
estropiée  se  mettent  à  danser  sur  le  plateau  rouge). 

Allons,  que  la  danse  vous  secoue  et  vous  fasse 
circuler  avec  fureur!...  Voilà  le  moment  pour 
nous  d'être  heureux!...  (Et  ici,  tout  à  coup,  s'accompa- 

gnant  avec  l'orgue,  il  entame  un  chant  terrible.) 

Le  bon  Dieu  dans  la  m... 
Les  proprios  aussi  : 
Voilà  qui  nous  fait  perdre 
Aujourd'hui  tout  souci!... 

(Puis,  d'un  accent  qui  se  contracte,  il 
reprend  sa  harangue  avec  une  force  crois- 
sante.) 

Oui,  si  tous  les  pauvres  de  ce  monde  pouvaient 


CINQUIÈME   PARTIE 

être  réunis  ici  devant  cette  Ville,  en  présence  de 
>a  destruction,  ils  se  féliciteraient  de  ce  spec- 
tacle. Il-  formeraient  une  ronde  formidable...  Ils 
feraient  retentir  L'espace  de  leur-  clameurs!... 
Car  dan-  toute  chose  il  existe  des  causes  de  plai- 
sirs et  de  souffrances...  Ce  qui  est  pour  certains 
une  catastrophe  est  pour  beaucoup  une  circons- 
tance heureuse...  Et  ainsi  le  même  événement 
apporte  aux  uns  de  la  tristesse  et  aux  autres  une 
raison  de  jouir  de  l'existence...  Provoquant  la 
haine  et  L'amour,  le  destin  heurte  ensemble  par- 
foi»,  tels  des  courants  de  lave  avec  des  torrents 
d'eau,  les  passions  les  plus  éloignées  en  vérité... 
Ainsi,  tandis  que  nous  sommes  là,  à  tirer  de  ce 
rouge  désastre  dès  motifs  de  satisfaction  el  de 
gaîté,  nous  les  pauvre-,  nous  les  va-nu-pieds, 
nous  les  sans  le  sou,  nous  les  gueux,  les  auti 
Lamentent  dans  la  nuit  devant  ces  ruines...  Mais, 
ceux-là,  ils  ont  eu  leur  fête  avec  des  prétextes 
de  plaisirs  à  L'infini,  ht  quanl  à  non-,  il  nous  en 
a  manqué...  Ils  ont  eu  Leur  temps  de  bonheur. 
Et  voilà  que  Le  nôtre  est  arrivé  aussi...  Ils  ont 
connu  un  jour  de  grande  béatitude...  El  il- 
maintenant  dan-  Les  Larmes,  dans  l'horreur,  dans 
le  sang,  dan-  L'ombre  el  dan-  la  mort!...  Qs  est 
juste  que  L'heure  de  la  fête  commence  pour  nous!... 

(L'orgue  <lr  barbarie  exhale  toujou 
chant  de  danse,  liais  l'aYeugle   lai-même 


>08      LA   TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

se  met  à  danser.  Onle  voit  soudain,  sinistre, 
ébaucher  un  pas  de  ballet.  L'estropiée  et 
le  manchot  se  livrent  sur  le  carrefour  à 
des  mouvements  bouffons.  L'allégresse  des 
mendiants  emprunte  au  paysage  quelque 
chose  de  lugubre  et  de  farouche.  Le  ciel 
est  embrasé  du  côté  de  la  Ville,  et  l'obscu- 
rité vers  les  plaines  se  teint  des  grandes  et 
profondes  lueurs  de  l'incendie. 

Au  loin  on  entend,  cependant,  toujours 
de  vagues  rumeurs  d'épouvante  qui  conti- 
nuent à  monter  de  la  Ville.) 


SIXIÈME  PARTIE 

CHRIST  EST  TRAHI  DANS  SON  ESPRIT 
ET  IL  SE  SENT  RESPONSABLE 


SIXIÈME  PARTIE 

CHRIST  EST  TRAHI  DANS  SON  ESPRIT 
ET  IL  SE  SENT  RESPONSABLE 


Le  décor  représente  l'entrée  d'une  rue  de  village,  la  nuit. 
Au  premier  plan,  à  gauche,  une  fontaine  de  pierre  entourée 
d'arbr*  un  banc.  Puis  on  distingue  une  pe 

tir*  de  maisons,  basses  et  noires,  qui  s'enfonce  et  se  perd 
dans  les  ténèbres.  L'ombre  esl  épaisse.  Toul  semble  éteint 
depuis  longtemps. 

On  voit  déboucher  toul  à  coup  en  une  troupe  h  i{ 
et  traînante,  Zacharian    Elie,  Martial  el  Marie,  qui  - 
mit  péniblement,  tandis  que  le  Christ  marche  non  loin 
de  la,  un  peu  ;i  l'écart,  l'air  sombre  ■  •(  pensif. 

Le  silence,  la  paix  familiale,  la  tranquillité  «lu  lieu  où 
iU  entrent,  tout  contraste  avec  l'aspecl  âpre  d< 
gnons.  On  devine  qu'ils  sent  toujours  en  tint»',  qu'ils  ont 
peur,  qu'ils  se  méfient  et  que  l'angoisse  lutte  ••!)  eux  a?ec 
la  fatigue. 

!.-•  Chiot  semble  en  proie  à  des  réflexions  qui  ne  lui 
permettent  pas  de  rien  sentir  de  ces  choses. 

Il  .'>t  environ  trois  heures  'lu  matin. 


i.i  Pouille,  I-'-  compagnons,   le  Christ 
font  quelques  pas  Jusqu'à  l'endroit  de  la 


212      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

fontaine.  Là,  ils  s'arrêtent.  Martial  et  Zaclia- 
rian  vont  s'asseoir  sur  le  banc.  Elie  reste 
debout  à  côté.  Le  Christ  s'accoude  au  fût 
de  pierre  de  la  fontaine  et  ne  prend  pas 
garde  aux  autres.  La  Pouille  au  contraire 
s'en  rapproche,  et  avec  une  voix  gémissante 
et  irritée  elle  commence  à  se  plaindre 
comme  pour  les  menacer.) 

LA   POUILLE  elle  s'adresse  aux  compagnons  seulement. 

N'aura- t-elle  pas  de  terme  enfin  celte  course 
lamentable  parmi  les  ténèbres?...  (Elle  désigne  le 
Christ  avec  pitié.)  0  mon  pauvre  et  bon  maître,  qu'il 
doit  être  las  ! . . .  (Elle  se  tourne  de  nouveau  vers  les  com- 
pagnons.) Quoi  !  être  contraints  de  se  cacher  au 
creux  des  fossés  remplis  d'herbe,  et  dans  les 
champs  marécageux,  derrière  les  haies  aux 
pointes  aiguës  et  agitées!...  Et  courir,  s'en  aller 
sans  fin,  à  perdre  haleine!...  Et  pendant  des 
temps  et  des  temps,  comme  si  l'épouvante  s'était 
mise  à  nous  pousser  par  les  épaules  hors  de  ce 
monde,  se  ruer  aussi  contre  le  vent  et  l'atmo- 
sphère!... Ah!  là-bas  il  y  a  des  hommes  qui 
fuient  d'horreur!  Mais  notre  situation  n'est  pas 
plus  favorable  ! . . . 

(Les  compagnons  font  un  geste  comme 
pour  dire  :  à  quoi  bon  récriminer,  ce  qui 
est  fait  est  fait!...  et  regardent  seulement 
du  côté  du  village,  pour  voir  s'il  n'y  aurait 
pas  là  un  abri  pour  eux.  Brusquement,  Elie 
le  fossoyeur  fait  un  pas  en  avant,  et  indique 


SIXIEME   PARTIE  213 

de  la  main  la  première  mai-on  qu'on  «Ji-- 
tingue  faiblement  à  leutrée  de  la  rue 
étroite  et  silencieu 

LE  FOSSOÏ  EUR  'l'un  ton  décidé. 

Voilà  une  maison  !  Allons  voir!...  Nous  sommes 
loin  maintenant  du  danger,  et  les  gens  qui  nous 
poursuivaient  n'auraient  point  l'idée  de  nous 
découvrir  en  ce!  endroit... 

LA   POUILLE  elle  montre  le  Christ  tristement. 

Il  faut  lui  demander  d'abord!...  Oh!  comme  il 
souffre!... 

LE  FOSSOYE1  R 

Je  n'ose  pas  lui  parler  !  Interroge-le  toi-même  ! . . . 
D'ailleurs,  que  lui  importe  qu'on  fasse  cette 
Chose!...  Il  a  l'air  de  ne  plus  vouloir  nous  dire 
un  mot... 

M  IRTIAL 

Et  puis,  quoi!  ou  en  .1  assez!...  Il  a  plu  sur 
nous  toul  à  L'heure...  La  foudre  a  blanchi  l'air 
obscur...  La  uuée  épaisse  s'esl  répandue  en  nappes 
humides 

LA   POl  ILLE  avec  une  indifférence  brutale. 

El  bien!  agissez  comme  il  vous  plaira!...  I 
voir.'  affaire  après  toul '.... 

18. 


214      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

(Martial,  Elie  et  Zacharian  se  dirigent 
vers  la  maison  sombre.  Une  fois  arrivés  là 
ils  paraissent  se  concerter.  Un  instant,  ils 
examinent  la  façade  plâtreuse  et  terne,  les 
volets  clos.  Et  on  dirait  qu'ils  se  deman- 
dent si  ce  qu'ils  veulent  faire  est  bon  ou 
non.  La  Pouille  les  regarde  avec  anxiété. 
Le  Christ  reste  enfoncé  dans  sa  méditation 
et  ne  s'intéresse  à  aucune  des  actions  des 
compagnons.  A  la  fin,  ceux-ci  se  décident. 
Ils  s'approchent  de  la  porte  et  en  heurtent 
le  marteau.) 


LE   FOSSOYEUR 

Holà!  holà!...  Est-ce  qu'il  y  a  quelqu'un  ici?.  , 
Des  hommes  misérables  se  traînent  sur  la  route, 
confiant  leurs  maux  à  l'hôte  qui  habite  cette 
maison. 

(On  entend  du  bruit  à  l'intérieur  de  la 
demeure.  Une  voix  d'homme  grommelle  : 
Sacré  dié!...  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça.,. 
Les  compagnons  frappent  toujours  de  plus 
en  plus  fort.) 


L'HOMME  à  l'intérieur. 

Qui  va  là?  Voyons!...  Qui  va  là?... 

ZACHARIAN 

Suppliants,  ayant  avec  nous  une  pauvre 
femme,  nous  vous  demandons  à  coucher  dans 
le  grenier,  sur  la  paille,  dans  la  cave,  n'importe 
où,  pourvu  que  ce  soit  sous  une  toiture... 


SIXIEME   PARTIE 

L'HOMME  à  l'intérieur. 

Attende/!...  je  yais  roir!  Oui  êtes-vous  donc'... 

MARTIAL 

(Ju'ii  soit  béni  celui  qui  se  laisse  attendrir  par 
des  prières,  et  qui,  touché  à  cause  des  peines 
d'hommes  étrangers,  s'efforce,  pour  les  guérir,  de 
faire  un  peu  de  bien  !... 

L  homme  apparaît  sur  le  seuil,  il  tient  un 
fusil  d'une  main  et  de  l'autre  une  lampe,  il 
aperçoit  le  groupe  loqueteux,  lugubre,  tra- 
gique des  compagnons;  il  fait  un  _ 
qui  exprime  a  la  fois  la  cob'-re.  le  dédain  et 
la  crainte. 

L ''HOMME  refermant  brusquement  la  porte. 

Ha!  lia!...  tles  chemineaux!  Passez  la  route!... 


I '-compagnons  demeurent  dehors,  stu- 
péfaits et  furieux:  on  distingue  I  l'intérieur 
de  la  maison  un  bruit  de  serrure  qu'on 
boucle  et  de  barre  qu'on  passe  au  travers 
de  lapoi  • 

LE  POSSOTE1  i;  Les  dents  sen 
Canaille!  Canaille!  Salaud  de  bourgeois  411e  tu 

(La  Pouifle,   qui  pendant  la   tin  de  cette 
ne  -Yt.it   rapprochée  des  compagnons, 

!  BUS,    e!  I.lie. 

fers  Martial,  et    ren  Zachariai    qa< 


216      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

tourne  sa  colère.  Exaspérée,  elle  les  arrête 
lorsqu'ils  vont  revenir  vers  le  banc  dans 
l'intention  visible  de  prendre  quelque  re- 
pos; elle  les  considère  tout  à  coup  avec 
des  yeux  brûlants  d'un  courroux  amassé.) 


LA  POUILLE  d'une  voix  désespérée  et  menaçante. 

Où  aller  et  que  faire  maintenant?...  Quel  che- 
min prendre  ?.  .  Est-il  possible  que  nous  ne  trou- 
vions de  refuge  en  aucun  lieu?...  Chassés  de^tous 
les  horizons,  même  lorsque  nous  sommes  incon- 
nus, à  quelles  extrémités  terribles  allons-nous 
être  contraints  et  acculés?...  Hélas!  à  travers  les 
distances,  il  nous  faut  fuir  avec  l'anxiété  à  nos 
trousses  qui  nous  harcèle!...  Pourquoi  n'avez- 
vous  pas  pris  garde  à  mes  conseils? 

LE  FOSSOYEUR   avec  colère.] 

Ne  parle  donc  pas  ainsi,  femme  lâche  !...  Plutôt 
que  de  répandre  des  cris  comme  tu  le  fais,  il  se- 
rait préférable  que  tu  te  taises?... 

ZAGHARIAN 
Est-ce  à  toi  de  nous  faire  des  réprimandes  ? 

LA  POUILLE  s'exaspérant. 

Je  dis  ce  que  je  pense  et  voilà  tout  !...  (Elle  regarde 
le  fossoyeur  d'un  air  de  défi.)  Yide-moi  de  mes  tripes 


SIXIEME    PARTIE  211 

comme  un  pot  de  son  contenu}...  Mais  quanl  à 
garderie  silence,  jamais  je  n'y  consentirai  en  ce 

moment  !... 


LE  FOSSOYEUR  moqueur,  gouaillant. 

C'est  La  (erreur  qui  t'inspire  les  reproches  que 
tu  nous  fais?...  Car,  en  vérité,  tu  as  peur...  Tues 
livide  comme  si  on  t'avail  barbouillée  avec  du 
plâtre!...  Tu  n'es  pas  bien  gaillarde,  avoue-le 
donc?...  Gomme,  dans  un  vase,  une  eau  secouée, 
lu  trembles  dans  l'enveloppe  de  ton  corps  de  fond 
en  comble... 

LA  POU  IL  LE  avec  dédain. 

Nous  verrons  lequel  de  uous  deux  montrera  b4 
plus  de  courage  lorsque  le  temps  d'en  employer 

SCra    venu...    En  attendant,   je   vous  le  di<,   à  toi 

le  fossoyeur  et  à  vous  autres,  vous  avez  tous 
comme  d<i>  hommes  sans  raison,  qui,  portant  des 
torches  allumées,  lesjettenl  sur  leur  propre  per- 
sonne  -ans  discerner  l'action  Insensée  qu'ils  com- 
mettent.. 

/.  \cii  \  i;i  a\ 

Crois-tu  donc  être  seule  à  penser?...  Quel  ton 
prends-tu  !...  T'imagines-tu  que  uous  soyons  plus 

son  que  loi  !... 


218      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  FOSSOYEUR 

Oui  tu  devrais  prendre  garde  à  toi!...  car  tu 
te  laisses  aller  trop  loin  et  tu  ne  mets  pas  de  rete- 
nue dans  tes  discours  !... 

LA  POUILLE   ironique  et  méprisante. 

Avec  vos  mérites  réunis  serait-il  possible  de  for- 
mer l'esprit  d'une  bête  ?...  Non,  je  ne  le  crois  même 
pas  !...  Vous  êtes  des  hommes  stupides,  sans  vo- 
lonté, serviles...  prêts  à  exécuter  des  crimes 
contre  vous-mêmes...  soumis  à  tout  et  principa- 
lement aux  décrets  de  la  colère... 

MARTIAL 

C'est  son  propre  portrait  qu'elle  peint  !... 

LE  FOSSOYEUR 

Sache-le,  la  Pouille,  ce  n'est  pas  à  toi  de  par- 
ler, c'est  à  cet  homme...  (Il  montre  le  Christ  toujours 
indifférent  en  apparence.)  Car  quant  à  toi  tu  n'es  rien 
qu'une  malheureuse  femme,  égale  à  nous... 

LA  POUILLE 

Ne  voyez-vous  pas  par  vous-mêmes  que  le 
héros  dont  vous  parlez  va  être  réduit  à  l'infortune 
la  plus  pénible?...  Et  cela  pourquoi?  A  cause  de 


SIXIEME   PARTIE  219 

vous    seuls!...    Est-ce   que    von»   n'en   avez  pas 
honte?  où  bien  ètes-vous  dénués  de  conscience  à 

ce  point  ?... 

LE  FOSSOYEUR  avec  une  dureté  sévère. 

L'impunité  te  laisse  parler,  la  Fouille,  et  ton 
impudence  naturelle  excite  tes  emportements... 
Et  tu  vocifères  sans  arrêi  parce  qu'on  a  pour 
tes  excès  mêmes  de  l'indulgence...  El  lu  es  si  or- 
gueilleuse que  tu  crois  pouvoir  nous  l'aire  des 
reproches  au  nom  du  maître  qui  demeure  muet  à 
notre  égard...  Car  à  quel  signe  as-tu  découvert  sa 
pensée  encore  obscure?...  Quand  -'est-il  expri- 
mé... Qui  a-t-il  défendu  ou  attaqué?...  Est-ce  toi 
qu'il  a  blâmée  ou  moi?  Ni  l'un  ni  l'autre...  I  -  si 
pourquoi  rentre  dans  le  silence  comme  dans 
un  rôle  lait  pour  toi  et  que  tu  n'aurais  jamais  dû 
quitter... 

moment  que  le  Christ  -ort  de 
-i  méditation,  La  tragédie  intérieure 
-«•M  point  culminanl    et  née  d  in- 

tervention. Il  vienl  la  dénouer.  Il  relève  la 
tête  et  voit  ses  compagnons  opposant  à 
Marié  des  \  i  tr  la  fureur.  Il 

fait  un  mouvement  de  leur  côté.  Et  il 
pousse  un  grand  ci  i  dans  L'ombre,  -'t  les 
autre-  se  retournent,  saisis  chacun  par  une 
inquiétude  <!  (Térente.  Le  Christ  atl 
alors  sur  eui  <i.>-  yeux  sinistres,  il"uk>u- 
reux,  désol 


220      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  CHRIST  qui  jette  une  clameur  aiguë. 

Ah!  calamité  effroyable!...  (il  s'avance  vers  Élie, 
Zacharian  et  Martial  stupéfaits.)  Hélas  !  Hélas  ! 

LES  COMPAGNONS 
Oh!... 

LE  CHRIST 

Qu'est-ce  que  vous  avez  fait,  ô  compagnons!... 
Vous  êtes  allés  trouver  le  peuple  et  vous  l'avez 
anéanti!...  Yous  êtes  passés  sur  lui  comme  un 
vent  de  tempête...  Et  vous  avez  dressé  partout 
l'aspect  hérissé  et  sauvage  de  la  panique!... 

LES  COMPAGNONS 

Seigneur!... 

LE  CHRIST 

Comment  avez-vous  consenti  à  exécuter  les 
desseins  de  votre  furie?...  Quel  charme  a  triom- 
phé de  vos  serments?...  Yous  avez  oublié  notre 
ancien  pacte...  A  quelle  pensée  plus  forte  que 
vous,  ayant  l'inflexibilité  de  la  logique,  avez- 
vous  soumis  tout  votre  être  comme  un  esclave?,.. 

LA  POUILLE  aux  compagnons. 

Yous  entendez!... 


SIXIÈME   PARTIE  221 

LE  CHRIST 

Mais  surtout,  je  voua  le  demande,  pour  quelle 
raison  m'avez-vOus  caché  vos  projets?...  Car  vous 
Les  nourrissiez  depuis  Longtemps...  j<i  l'ai  senti 
bien  des  fois  et  vous  n'avez  jamais  parlé  franche- 
ment!... Sans  doute  est-ce  la  haine  rencontrée 
qui  vous  a  fourni  le  prétexte  de  vos  actions!... 

LES  COMPAGNONS 

Comment  !... 

LE  CIIKIST 

A  la  suite  «1»'  quelles  réflexions  vous  fetes-vous 
métamorphosés  de  cette  manière?...  Vous  ne 
m'en  avez  pas  fait  pari.  Pourquoi,  enfin?...  Ah! 
au  Lieu  de  me  dire  la  vérité,  vous  vous  èl«>-  éloi- 
gnés de  moi  comme  d'un  ennemi!...  D'ailleurs, 
vous  avez  eu  raison  d'agir  ainsi,  car  je  suis  votre 
ennemi,  ô  hommes  de  fer...  6  exécuteurs  des 
pensées  de  la  mort  môme...  vous  en  qui  d'impla- 
cables Lois  sont  incarnées 

LE  BUR  anéanti. 

Que  nous  dis-tu  maintenant,  ù  Maître!... 

MARTIAL  l'.T  ZACHARIAN  de  même. 
Hélas!  Hélas!... 

19 


222      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  CHRIST  qui  les  considère  tous  avec  une  tristesse  cruelle. 

Quel  est-il,  celui  d'entre  vous  qui,  fort  de  ses 
propres  pensées,  n'a  pas  craint  d'exciter  la  haine 
dans  vos  esprits?...  Il  vous  a  étreints  comme  un 
argument  qui  semble  péremptoire  au  premier 
abord.,.  Quel  langage  vous  a-t-il  parlé  pour  s'être 
fait  entendre  mieux  que  moi?... 

LES  COMPAGNONS 

ODieu!... 

LE  CHRIST 

Où  se  trouve-t-il,  le  malheureux  dont  la  per- 
suasion fut  plus  vive  que  ma  sagesse?...  Et  les 
autres,  sans  même  prendre  conseil  auprès  de 
moi!...  Qu'ils  se  nomment  les  uns  et  les  autres, 
qu'ils  viennent  maintenant,  qu'ils  découvrent 
l'étendue  de  leur  stupidité... 

LES  COMPAGNONS 

Eh  bien! 

LE  CHRIST  sans  s'interrompre. 

Qu'ils  crient  d'un  accent  lamentable  en  ma 
présence;  qu'ils  disent  :  «  Oui,  nous,  c'est  vrai, 
Seigneur,  nous  avons  obéi  à  la  colère...  La  fureur 


SIXIEME   PARTIE 

a  saisi  noire  être  e1  elle  a  fait  mouvoir  nos  mem- 
bres débiles...  Et  asservis  aux  ordres  changeants 
de  no<  passions,  nous  en  avons  exécuté  tous  les 
projets...  El  c'est  agités  de  cette  sorte  que  noua 
nous  sommes  rendus  coupables... 

LE  FOSSOTEUB 

Coupables,  Seigneur?... 

LE  CHRIST 

Malédiction!...  A.gir  comme  des  hommes  sans 
raison,  sur  Lesquels  la  méditation  n'a  pas  d'em- 
pire!... Accomplir  les  actes  les  plus  sombres 
avec  toute  la  docilité  de  L'inertie!...  Quoi!  ne 
pas  même  me  renseigner  sur  vos  projets...  Me 
Laisser  dan-  l'incertitude  sur  vos  désirs!.. 

LE  FOSSOTEUB  timide,  efl 

Ne  connaissions-nous  pas  Les  tiens 

LE  CHRIST  (jui  relève  la  tête  et  marche  sur  te  fossoyeur 
■  indignation. 

Oh!  que  dis-tu?... 
LE  FOSSOYEUR  qui  recule  (f abord  et  s'enhardit. 

Ne  pouvions-nous  pas  croire?... 


224      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  CHRIST 
Quoi?  malheureux  ! . . . 

LE  FOSSOYEUR  dont  l'audace  augmente. 

Combien  de  fois  nous  as-tu  répété  que  la  haine 
était  susceptible  de  bons  effets?... 

LE  CHRIST 

Oui,  comme  en  ce  moment  ma  haine  de  vous... 


LE  FOSSOYEUR  rapidement  et  terriblement. 

Nous  avons  cru  exécuter  ta  volonté... 

LE  CHRIST  avec  une  violence  irrésistible. 

YouS  avez  Cl'U...  (Il  regarde  le  fossoyeur,  et  d'une 
voix  tonnante,  il  l'interpelle.)  0  homme  perfide!...  oui, 
je  te  nomme  ainsi,  quoique  tu  sois  un  de  mes 
compagnons  les  plus  fidèles!...  Car  quand  tu  as 
commis  tes  crimes  tu  as  été  nuisible  à  moi,  et 
plus  contraire  à  mon  bonheur  en  vérité  que  si, 
hypocrite  et  oblique,  tu  m'avais  livré  tout  vivant 
à  mes  ennemis!...  Nous  avons  cru!...  Comment 
oses-tu  parler  un  tel  langage?...  Ne  crains-tu  pas 
que  je  m'élève  contre  ta  prétention  à  cet  égard?... 
Car  présentant  les  choses  réelles  sous  des  traits 
faux,  tu  as  accompli  une  action  abominable!... 


SIXIEME   PARTIE 

v  tressailles-tu  pas,  plein  de  hont<'.  dénué  de 
force,  animé  uniquement  par  un  immense  re- 
gret?... Exécuter  ta  volonté!...  Oh!  est-ce  pos- 
sible?... Traduire  ainsi  mes  sentiments  les  plus 
secret^!...  Interpréter  de  cette  façon  mes  inten- 
tions?... N'est-ce  pas  peindre  blanc  ce  qui  est 
noir,  remplacer  un  terme  négatif  par  un  contraire, 
changer  le  système  d'une  méthode  au  point  de  la 
rendre  discordante  et  erronée,  agir  en  tout  à  cont  re- 
sens de  parti  pris!...  Ta  volonté!...  ta  volonté!...  0 
infortune!...  Se  servir  d'une  telle  expression!... 
Quoi  !  Misérable  !... 

LA   POUILLE  elle  s'approche  du  Christ  comme  pour 
apaiser  son  exaltation  grandissante. 

O  mon  bon  maître!...  Ne  vous  emportez  pas  si 

fort!... 

LE  CHRIST  au  comble  de  la  colère, 

il  repous-e  Marie  brusquement. 

Sainte  colère,  empare-toi  de  moi  !...  A.gite  tout 

mon  être  de  tes  bonds!...  Utilise  toute  ma  force 
à  ton  proiit  !...    Q  se  tourne  ver-  te  fossoyeur,  qui  épii 
mouTementa  avec  anxiété.     \li  !  parler  de  cette  façon- 

là  !...  Quelle  impudence  !... 

Il    POSS01 II  R 

Pourtant  ifetait-il  pas  possible  do  penser  que... 

19. 


226      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE   CHRIST  impétueux,  farouche. 

De  penser  quoi?...  Que  je  serais  content  de 
vous?...  Que  j'approuverais  vos  actions  de  guerre 
et  de  haine?...  Que  j'applaudirais  au  spectacle  de 
la  catastrophe  déchaînée,  ardente,  par  vous?... 
Que  vous  me  sembleriez  plus  chers  quand,  ter- 
ribles, vous  feriez  trembler  la  masse  du  globe?... 
Que  j'attendais  des  choses  féroces  de  l'initiative 
éclatante  de  votre  force?...  Que  je  vous  aimerais 
davantage  !...  (Il  baisse  tout  à  coup  la  voix,  et  d un  accent 
désolé  il  semble  se  parler  à  lui-même,  tandis  que  les  compa- 
gnons consternés  le  considèrent.)  0  lamente-toi,  mon 
pauvre  cœur  ! . . .  Hélas  !  hélas  ! . . . 

(Le  Christ  se  tait  et  paraît  plongé  un 
instant  dans  une  méditation  qui  l'accable. 
La  Pouille  est  près  de  lui  et  le  fixe  de  ses 
yeux  pleins  de  pitié.  Les  compagnons, 
dans  des  attitudes  différentes,  tour  à  tour 
examinent  le  Christ,  le  ciel,  l'ombre  et 
eux-mêmes.  Il  y  a  un  instant  de  silence 
atrocement  contraint.  Le  malentendu  qui 
existait  entre  les  compagnons  et  le  Christ 
est  devenu  visible.  Néanmoins  le  fossoyeur, 
qui  tient  à  se  disculper,  s'approche  du 
Christ,  lui  pose  la  main  sur  l'épaule,  le 
voit  relever  sa  tête  triste  et  douloureuse, 
d'un  mouvement  lent,  comme  au  sortir  d'un 
songe.) 

LE  FOSSOYEUR  avec  une  inquiétude  humble. 

-   Mon  bon  Seigneur...   dans    quelle    exaltation 


SIXIEME  PARTIE  W 

vous  êtes  maintenant!...  Voulez-vous  m'écouter, 
me  prôter  un  pou  d'attention?.  . 

LE   CHJRIST  aJftêraneat 

Oui,  oui,  parle  donc...  tire  des  le'nebres  le- 
causes  obscures...  expose-moi  des  raisons  capables 
de  me  convaincre...  découvre  à  mon  esprit,  qui 
ne  les  connaît  pas.  des  arguments  ayant  L'éclat  do 
L'évidence... 

LE  FOSSOYEUR 

Mon  pauvre  maître... 

LE  CHRIST  .lu  nêau  ton  ironique  et  sombre. 

Kxplique-niui  que  je  suis  un  insensé!...  Je 
t'avais  6hoisi  entre  tous  les  hommes  et  je  te 
is  susceptible  do  prendre  ma  place...  accuse- 
moi  de  témérité  et  définis  mes  erreurs...  Quêtes 
paroles  soientles  prouves  de  mon  ignorance... 
Outrage  ton  père...  Précipite  ton  esprit  contre  le 
mien.  .  Benrte-moi  avec  ton  corps  d'airain  dans 
le  but  de  me  faire  tomber  en  me  frappant  !...  \\\'. 
ah  !  lu  veux  te  disculper?  Eh  bien  !  fais-le  ! 

LE  rOSSOl  ETTR 

Non... 


228       LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  CHRIST  d'un  ton  qui  redevient  épouvantable. 

Ah  !  que  toutes  les  étoiles  se  broient,  mais  parle 
plutôt!  Que  le  globe,  s'il  le  faut,  soit  renversé  ! 
Et  que  l'ordre  du  monde  soit  détruit  par  ta  faute 
seule  !... 

(Menaçant,  le  Christ  s'est  dresssé  dans 
ud  grand  élan  impérieux,  et  il  semble  or- 
donner à  Elie  de  parler.  Celui-ci  le  regarde 
en  tressaillant.  Zacharian  et  Martial  sont 
interdits.  Marie  paraît  être  accablée  et  elle 
lève  vers  le  Christ  une  main  pleine  de 
douceur.  Cette  scène  dure  un  moment  dans 
un  silence  tragique. 

Cependant,  dominé  peu  à  peu  par  le 
Christ,  inquiet,  agité  par  f appréhension 
de  l'irréparable  malheur  qu'il  va  provo- 
quer, après  l'autre  causé  déjà  par  lui,  le 
fossoyeur  courbe  le  visage,  réfléchit  une 
minute,  puis  il  prend  la  parole  au  milieu 
de  ce  cercle  d'hommes  diversement  atten- 
tifs qui  le  regardent.) 


LE  FOSSOYEUR  hésitant,  saccadé. 

Quand  nous  réfléchissons  ou  agissons...  et  dans 
quelque  sens  que  ce  soit,  ô  mon  Seigneur!... 
n'est-ce  pas  à  cause  de  toi  en  vérité?... 


LE  CHRIST,  sarcastique. 

En  vérité?... 


-i  x  1 1  :  m  f:  partie  229 


LE  POSSOYEUB 


N'es-tu  pas  Le  maître  invisible,  présent  en  nous, 
à  tout  instant  et  sans  arrêt? 

LE   CHRIS! 

Qui  en  douterait?... 

LE  FOSSOYEUR 

La  seule  puissance  dont  nous  avons  toujours 
conscience,  c'est  celle  de  ta  pensée  irrésistible... 
Elle  nous  détermine  dans  ceci  et  dans  cela,  elle 
provoque  chacun  de  nos  actes,  et  elle  inspire  nos 
sentiments  les  plu-  divers... 

1.1    CIIIUST 

Et  ceux-là  môme  que  tu  exprimes  en  ce  mo- 
ment ?... 

LE  FOSSOYEUR 

Tu   t'es  emparé  de   notre   être,   tu  règnes   Bur 

lui... 

LE  cm;  IST 

J'ai  été  pour  vous  un  tyran...  Quoi!  rien  «le 
plus? 

LE   POS801  EUB 

0   maître,   lamente-toi.   si   tu    veux...   Jette   des 


230      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 


soupirs,  si  tu  ne  sais  pas  autrement  répandre  ta 
peine...  Mais  il  n'est  pas  bien  de  ta  part  de  nous 
blâmer... 

■ 

LE   CHRIST 

Non,  non!  gémissons  à  présent,,  toi  et  moi- 
même... 

LE   FOSSOYEUR 

Tu  nous  accuses  par  tes  paroles...  tu  nous 
parles  d'un  ton  de  mépris...  tu  te  lèves  contre 
nous  avec  dédain...  Cependant  quelles  raisons 
as-tu  pour  te  conduire  de  cette  manière  à  notre 
égard?  Quelles  actions  avons-nous  commises  dans 
le  but  de  déplaire  à  tes  désirs  ?. . .  En  quoi  sommes- 
nous  coupables  comme  tu  le  dis?  A  mon  tour  je 
t'interrogerai  avec  tristesse... 

LE  CHRIST  ne  surmontant  plus  la  violence  de  sa  colère. 

Malheureux  !  ne  redoutes-tu  pas...  Comment?  tu 
oses...  Que  vais-je  répondre  à  ta  demande  si  inju- 
rieuse?... Est-il  utile  que  je  défende  mes  posi- 
tions?... Oui,  tu  dis  vrai,  j'occupe  ton  être  de  mon 
esprit...  et  je  t'ai  engendré  toi  et  ta  volonté...  Mais 
c'est  par  là  précisément  que  tu  me  parais  cou- 
pable... Tu  t'es  imaginé  posséder  ma  sagesse  parce 
que  je  t'avais  inspiré  quelques  pensées...  Hélas! 
es-tu  semblable  à  moi  en  tous  les  points  pour  pré- 


SIXIÈME   PARTIE 

tendre  agira  ma  place  sans  injustice?...  Me  repré- 
sentes-tu tout  entier  comme  si  nos  doux  un  g 
pouvaienl  confondre  leurs  plan-?...  Es-tu  de  la 
môme  race  que  moi?  du  même  sang?  né  d'un 
père  pareil? Peux-tu  le  croire?!..  Alors,  connu. -ni 
donc  se  fait-il  que  tu  aies  eu  l'audace  de  vouloir 
vivre  même  une  minute  mon  existence? de  rem- 
plir le  rôle  pour  lequel  moi  je  suis  fait?...  de  ré- 
péter les  mots  que  conçoit  particulièrement  mon 
propre  esprit/?...  démettre  ta  volonté  à  accomplir 
mes  vieux?...  El  tu  n'as  pas  eu  un  instant  L'idée 
que  tu  étais  capable  de  te  tromper!...  <>h:  si  tu 
avai-  désiré  te  substituer  a  moi  pour  accomplir 
mes  rêves,  pourquoi  ne  m'as-tu  pas  confié  tes  sen- 
timents, et  pourquoi  n'es-tu  point  venu  auprès 
de  moi  afin  de  me  l'aire  vérifier  leur  équité?  Il  fal- 
lait ne  pas  t'écarter  de  ma  présence,  retourner 
sans  cesse  à  elle,  y  puiser  de  nouvelles  force 
D'ailleurs  ne  te  l'avais-je  pas  dit  :  Ayez  soin  de 
venir  à  moi  à  tout  instant  comme  d'un  terme 
dérivatif  on  va  à  L'étymologie,  <»u  comme  des 
courbes  d'une  spirale  on  re\  ienl  au  point  central... 

LE  FOSSOYE1  R 

<  >  maître,  tes  enseignements... 

MARTIAL 

Tes  paroles  familier 


232      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE   CHRIST 

0  viles  brutes  ,que  vous  êtes!...  Ne  craignez 
donc  pas  à  présent  de  Jes  répéter  ces  discours  dont 
vous  parlez  !...  Qu'ont-ils  de  commun  avec  vos  ac- 
tions?. . .  Quelles  excuses  y  trouverez-vous  en  votre 
faveur?...  Allez- vous  mentir  devant  moi  pour 
m'accabler  de  preuves  dénuées  de  vérité?. . .  N'était- 
ce  pas  toujours  la  justice  que  je  vantais,  elle  que 
je  souhaitais  la  maîtresse  de  vos  esprits,  elle  seule 
que  je  vous  proposais  comme  un  modèle?... 

LE  FOSSOYEUR 

Tu  nous  a  mis  en  face  du  monde  comme  des 
machines  de  guerre  chargées  de  poudre...  Tu 
nous  excitais  constamment  à  manifester  la  puis- 
sance de  nos  désirs.  Tu  provoquais  les  explosions 
de  notre  ardeur...  Tu  voulais  transformer  nos 
gestes  en  mouvements  de  guerre  frénétiques  et 
impétueux... 

MARTIAL 

Oui,  oui,  c'est  vrai... 

LE  CHRIST 

0  infâmes  traîtres  !  qui  êtes-vous  pour  vous 
exprimer  de  cette  manière!...  Ha!  je  vous  re- 
pousse loin  de   moi!...   Dieu!   que   devenir!... 


SIXIÈME   PARUE 

Bafoue-moi  de  ton  souffle  obscur,  vont  de  la 
nuit  î...  ténèbres,  amassez-vous  en  moi  pour  me 
rendre  invisible  à  tous  les  yeux  !...  0  infor- 
tune!... Misérables!  Je  me  traite  ainsi  !...  0  très 
à  plaindre  ! ...  Oui,  dignes  de  commisération 
nous  sommes,  nous  autres  !...  Vous  et  moi,  nous 
pouvons  gémir  sans  injustice!  0  monde,  pour 
quelle  étrange  raison,  dont  la  nécessité  est  in- 
connue, ai-je  voulu  remplir  ma  mission  selon  te< 
lois?...  L'aberration  qui  fut  la  mienne,  je  la  con- 
fesse '. ...  Qu'est-ce  qui  me  forçait  à  agir  comme  je 
l'ai  fait?  à  descendre  sur  la  terre  cruelle,  et,  avec 
l'impétuosité  d'une  vérité,  à  vouloir  ranger  toutes 
les  eboses  dans  la  raison?...  0  ciel!  ô  vide!  ô  noir 
espace  du  firmament  !...  Moi  qui  cherchais  à  aug- 
menter, non  à  détruire,  moi  qui  espérais  embellir, 
non  rendre  ignoble  !...  lia!  ai-je  été  si  peu  com- 
pris?... Il  voile  sa  face  dans  ses  mains  avec  une  sorte  d'éga- 
rement  terrible  et  se  parle  comme  à  lui-même,  presque  en  san- 
glotant   ...  Ho  !  Ho  !  folie  !... 

LE  FOSSOT il  R 

Pourquoi  te  lamenter  ainsi  sans  rien  oppos 
•  guments... 

M  \I1T1  \l. 

Dans  quel  délire  affreux  nous  te  voyons  main- 
tenant ! 


234      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  FOSSOYEUR 

Qu'est-ce  que  tu  as?  Tu  pousses  des  cris  avec 
violence  ?...  Mais  d'abord  tu  devrais  répondre... 
Est-il  vrai  que... 

LE  CHRIST  qui  fait  un  geste  d'horreur 
comme  pour  les  repousser. 

Rien  !  Rien  du  tout  ! . . .  (Il  s'arrête,  la  poitrine  palpi- 
tante, oppressée.)  Il  n'y  a  pas  de  vérité,  entendez- 
vous  ! . . . 

0  vous,  ô  hommes,  cessez  de  me  parler  main- 
tenant !...  Qu'est-ce  que  vous  dites?...  Incon- 
scients ou  non  des  mensonges  que  je  vous  entends 
débiter  sans  honte,  vous  n'en  êtes  pas  moins  res- 
ponsables à  mon  égard!...  Dans  l'un  ou  l'autre 
de  ces  deux  cas  vous  m'êtes  odieux!...  Et  peut- 
être  êtes-vous  plus  coupables  si  vous  agissez  et 
parlez  sans  vraiment  vous  rendre  compte  des 
erreurs  que  vous  faites,  parce  qu'alors  votre 
esprit  est  faux,  dans  son  ensemble,  incapable  de 
juger  du  bien  et  de  nulle  chose,  inaccessible  à  la 
sagesse  et  dans  l'impossibilité  de  rien  concevoir, 
de  découvrir  par  vos  organes  la  vérité!...  Oh! 
jusqu'où  faut-il  remonter  pour  découvrir  la  cause 
première  de  tout  cela  ?...  Ils  ont  cru  que  la  haine 
du  mal  ne  pouvait  se  manifester  que  par  un  mal 
plus  grand  encore!...  Ha!  pauvres  êtres...  O  pla- 
nètes, éthers,  éléments  !  qui  peut  se  vanter  d'aller 


SIXIEME   PARTIE 

contre  vous? et  n'est-ce  pas  pourtant  L'essayer  que 
d'agir  avec  le  désir  de  tout  détruire?...  Voilà  ce 
qu'ils  uni  fait,  ces  homme-  !... 

LE  FOSSOYEUR  irrité. 
Maître!... 

LE    CIIHIST 

Pourquoi  m'avez-vous  écouté?  A  quel  propos 
vous  ai-je  parlé  ?  Qu'est-ce  qui  m'a  attiré  vers 
vous?...  Comment  n'ai-je  pas  lui  loin  de  votre 
présence?...  Quel  rapport  ai-je  eu  avec  vous?... 
Qu'y  ;i-t-il  de  commun  entre  un  homme  et  un 
chien?  Rien  de  plus  qu'entre  vous  et  moi,  c'est 
bien  certain...  Oh  !  laissez-moi  me  lamenter!  j'en 
ai  le  droit!  Vous  m'avez  livré  tout  vivant  au 
monde  entier,  et  chacun  à  présent  me  liait.  C'est 
sur  moi   que   vont   retomber  les   châtiments!... 

Le  fossoyeur  balbutie  quelque  chose  qu'on  n'entend  pas  et  fait 
mine  de  parler.  ...  Non!  non!  ne  m'interrompez 
pas!...  Que  j'emplisse  L'espace  de  mes  cris  épou- 
vantés !... 

u:   F08S0YEUB  avec  c  : 

El   nous  !   pouvons-nous    oui    ou    dou    gémir 
aussi  !... 

I.l    CHRIST 

Oh!... 


236      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  FOSSOYEUR  il  poursuit,  dune  voix  de  haine. 

Quelle  a  été  notre  existence  à  ton  côté?...  Et 
avant  de  t'avoir  connu,  quelle  était-elle?...  Tu  te 
plains  delà  destinée,  et  tu  soupires,  proférant  des 
lamentations  chargées  de  fiel,  et  tu  dis  :  «  Ma  vie 
à  présent  sera  terrible...  et  la  faute  en  est  à  vous 
tous  qui,  en  mon  nom,  avez  commis  un  attentat 
que  je  réprouve  et  dont  je  serai  la  première  vic- 
time... Et  peut-être  as-tu  raison  de  nous  demander 
des  comptes...  Mais,  nous,  tes  compagnons,  que 
tu  accuses,  resterons-nous  sans  répondre  ?  Ne 
nous  est-il  pas  permis  de  pousser  des  cris  per- 
çants ?  Est-il  insensé  de  notre  part  de  nous  tordre 
dans  les  convulsions  de  la  douleur?...  Et  nous 
est-il  défendu  de  protester  en  termes  aigus  de 
notre  bonne  foi?...  Et  d'ailleurs  rentre  en  toi- 
même!...  Examine-nous...  Vois  quelle  destinée 
nous  avons  connue  !  et  combien  de  calamités  nous 
ont  atteints  !  Et  comment  nous  avons  vécu  depuis 
que  nous  suivons  tes  pas  parmi  le  monde  !...  Con- 
sidère l'état  dans  lequel  nous  nous  trouvons... 
Ayant  autrefois  tout  abandonné  afin  de  partager 
tes  lamentables  jours...  excités  par  toi  aux  actions 
les  plus  tragiques  comme  celle  pour  laquelle  à 
présent  tu  nous  nommes  des  noms  les  plus  bas  et 
les  plus  vils...  conduits  à  travers  la  tristesse  et 
l'indigence...  nous  aussi  nous  pouvons  nous  plain- 


SIXIEME  PARTIE 

dre  d'un  ton  violent  !...  Car,  après  tout,  nous  -<>uf- 
frons  et  à  cause  de  loi...  Et  qui  sommes-nous? 
Des  misérables  vagabonds...  rendus  criminels  par 
la  -eule  influence  de  ta  pensée...  qui  peut-être  ne 
t'ont  pas  compris,  niais  dont  l'amour  a  toujours 
été  absolu  à  ton  éganl...  Et  néanmoins,  vilipen- 
dés, outragés,  «liasses  dans  Thorreur  et  les  ténè- 
bres!... Et  par  la  volonté  de  qui?  par  la  tienne 
propre...  Et  cela  il  faut  bien  que  tu  le  reconnais- 
ses... Nous  allons  à  |  résent  subir  des  maui  sans 
nombre,  et  nous  les  aurions  ignorés  si  cependant 
nous  ne  t'avions  jamais  connu . . . 

MARTIAL 

Il  a  raison. .. 

ZAGHARIAN 

Oui.  certainement... 

LA  POUILLE  toute  haletante  et  suppliant.'  aui  compagnons. 

oh  :  ayez  houle  !...  Regrettez  vos  lamentations 
et  vos  reproches  !... 

(Le  Christ,  que  le  discours  du  f<  —  peu 
a  accablé,  s'esl  retiré  un  peu  à  Pécari  è  la 
tin  de  cette  scène  et,  debout  dans  la  nuit, 
il  demeure  silencû  uz.  il  semble  en  pi 
des  réflexions   qui    l'agitent   comme    une 


238       LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

grosse  fièvre.  Il  ne  regarde  rien,  il  lient 
ses  mains  contre  sa  face,  il  tressaille  par 
instant  de  haut  en  bas.  Zacharian,  Martial 
et  Elie  le  considèrent  avec  une  espèce  de 
pitié,  d'irritation.  Marie  se  tient  devant 
eux  d'un  air  de  menace.  A  la  fin,  on  en- 
tend un  grand  cri  ;  une  voix  plaintive, 
sourde  et  sombre,  résonne  dans  les  ombres. 
C'est  le  Christ  qui  commence  à  geindre 
avec  une  sévère  expression  de  majesté. 
Les  autres  l'écoutent,  terrifiés,  surpris, 
effarés,  anéantis  par  la  tristesse,  émus, 
passionnés,  tourmentés  d'angoisses  inti- 
mes, et  ces  divers  sentiments  se  succè- 
dent sur  leurs  figures  à  mesure  que  parle 
le  Christ  qui,  lui,  ne  parait  plus  savoir  qu'ils 
se  trouvent  là.) 


LE   CHRIST  d'une  voix  presque  basse 
qui  s'accentue  peu  à  peu. 

Ils  n'ont  rien  compris,  rien  !...  Hélas  !...  11  y  a 
eu  un  temps  naguère  où  j'étais  leur  rédempteur. 
Ils  me  considéraient  comme  tel.  Alors  ils  se  féli- 
citaient de  mon  empire...  A  présent,  ils  m'accu- 
sent... Voilà  la  vie!...  Ils  n'ont  d'ailleurs  peut- 
être  pas  tort...  Oui,  après  tout  !...  Pourquoi  donc 
les  ai-je  détournés  de  leur  passé?...  J'ai  mis  en 
eux,  sans  m'occuper  des  résultats,  des  idées  qui 
ont  engendré  ces  maux  affreux...  Comme  dans 
une  terre  non  faite  pour  eux  des  germes  ne  se 
développent  pas  bien,  les  sentiments  que  je  nour- 
ris n'ont  pu  que  dépérir  ailleurs  qu'en  moi... 
Ces  hommes,  ils  étaient  plutôt  bons  et  plutôt  ten- 


SIXIEME   PARTIE 

dres...  [(sauraient  pu  vivre  eu  repos...  ei  réali- 
ser du  bonheur  tout  autour  d'eux...  Mais  pour- 
quoi ai-je  été  ;i  lenr  remontre  ?...  Comment  ai-j<' 
pu  croire  une  minute  que  non-  étions  laits  pour 
agir  huis    discordance  ?...    De   quelles  pensé 
trop    forlcs   pour   eux,    les    ai-je   chargés?...    Hé 
suis-je  jamais  préoccupé  des  différences  fonda- 
mentales qui  nous  séparent?...  Je  me  suis  con- 
duit avec  eux  d'une  manière  véritablement  ex- 
traordinaire...   Us  disent    vrai...  J'ai   coopéré    à 
leurs  travaux...  Maintenant  il  m'en  faut  prendre 
ma  part  ..  Leurs  revendications  sont  légitimes... 
Il  es1  certain  que  je  me  sens  coupable  pour  eux  ai 
que  je  devrais  prendre  leur  place  dans  tous  leurs 
acte-...  Ayant  voulu  les  diriger,  non  pas  à  mon 
profit,  sans  doute,  mais  pour  leur  bien,  je  leur  ai 
imposé  une  courbe  tellement  différente  de  la  leur 
qu'ils  n'<>nt  pas  tardé  à   reprendre  celle-ci  après 
avoir  subi  celle-là  avec  souffrance...  Non  comme 
un  astre  mis  dans  son  orbe  par  la  puissance  des 
Lois  cosmiques,  art  maintenu  là  ï  cause  de  leur 
eil'ri  constant,  mais  comme  une  pierre  précipitée 
dans  les  espaces,  je  leur  ai  imprimé  une  subite 
direction  qui,  étant  contraire  à  la  leur,  n'a  pas 
duré...  Bêlas!    Bêlas!   en   vérité,  il-   son!  trop 
lourd-  !...Ilsne  possèdent  point  de  finesse,  de  h 
reté...  Il-  sont  accablés  par  leur  densité...  ei  leur 
volume  Les  rejette  toujours  vers  la  terre  en  peu  de 


240       LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

temps, . .  Ils  ne  peuvent  pas  s'élever  trop  haut  sans, 
tout  aussitôt,  retomber  comme  s'ils  subissaient 
l'attraction  qu'exerce  sur  tous  les  corps  physiques 
la  sphère  terrestre...  Ils  ne  s'élancent  hors  de  leur 
zone  que  pour  y  revenir  sans  retard  avec  une 
violence  plus  constante  et  plus  pénible...  Appel- 
lerai-je  incapacité  originelle  cet  esprit  d'inertie 
obscure,  ce  manque  de  légèreté  morale,  cette 
impuissance  à  demeurer  dans  les  hauteurs?...  0 
hommes,  trop  pesante  est  la  masse  que  vous 
portez  !...  Ah  !  malheureux  !...  En  vérité,  ils 
sont  conduits  par  la  lourdeur  qui  est  leur  loi 
particulière,  qui  règle  et  domine  leur  esprit,  qui 
les  fait  mouvoir  constamment,  ici  ou  là...  Et  cette 
fatalité  agite  leur  vie...  Et  cette  nécessité  crée 
leur  destin...  Et  il  n'y  a  rien  à  y  faire...  Et 
c'est  ainsi...  Ho  !  Ho!  tout  sera  donc  semblable 
pour  eux  et  moi  ! ...  Il  y  a  des  temps  et  des  temps, 
j'ai  essayé  de  leur  transmettre  une  force  d'action 
capable  d'amoindrir  leur  mortelle  hérédité,  une 
puissance  d'esprit  pathétique  susceptible  de  lutter 
avec  leur  apathie...  mais  mon  effort  a  été  vain... 
Et  je  n'ai  pas  pu  réussir...  Et  après  un  premier 
essai  il  faut  toujours  recommencer  le  même  tra- 
vail... C'est  pourquoi,  ces  hommes  misérables, 
je  les  plains!...  Ils  sont  destinés  à  la  mort  et 
aux  ténèbres!...  Ils  s'agitent  tristement  dans  un 
cercle  de  douleurs...  Et  ils  ne  voient  jamais  le 


SIXIEME  PAIITIE  241 

jour...  Ils  ne  savent  ni  rire  ni  se  jouer...  Il-  son! 
inertes...  La  noire  terre  les  tire  par  le^  pieds,  à 
tout  instant...  Oui,  voilà  la  réalité,  le  globe  appelle 

ces  pauvres  êtres,  il  influe  sut-  eux  constamment, 
il  les  empêche  de  s'agrandir,  il  les  ramène  >un> 
cesse    à    des    petits   spectacles...    A  ce  moment  le 

Christ  devient  formidable.  Les  cheveux  hérissés,  -anglants, 
le  vi>age  terrible,  les  mains  convulsivement  agitée-  et  tendues 
dans  les  ténèbre-,  il  s'avance  vers  Klie,  Martial  et  Zacharian 
que  l'épouvante  cloue  surplace  et  il  [es  repou— e  biu-quement 
comme  pour  les  cha>«er  loin  de  lui.    Que    faiteS-VOUS  là? 

Pourquoi  êtes-vous  encore  ici?...  Ah  !...  mal  heu- 
reux!...Que  le  désespoir  m'englouti^-e  dans  ses 


LA  POUILLE  -uppliante,  égarer. 

(  I  mon  bon  maître  !... 

LE  cil  RIST  bu  comble  de  l'exaltation. 

Non!  non!  Un  mauvais  maître,  vous  dis-je!... 
Car  qu'ai-je  doue  fait?...  Ne  Buis-je  pas  L'unique 
responsable  de  toul  ce  mal?... 

Le  Chi  isl  se  précipite  dan-  la  rue  dé- 
Berte  et  silencieuse,  il  est  agité  d'an 
furieux,  il  s'élance  comme  un  insensé  et  va 
heurter  les  portes  t. ait  en  rociféranl  La 
Pouille  U"  -uit  d'abord  des  yeui  avec  effroi. 
Pois  elle   fait  un  |  1 i 


242      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

hagarde,  comme  dans  l'attente;  les  compa- 
gnons observent  la  même  attitude,  mais 
on  devine  à  leurs  gestes  qu'ils  sont  aussi 
inquiets  pour  eux  que  pour  le  Christ.) 


LE  CHRIST  allant  de  maison  en  maison,  d'une  voix 
farouche. 

0  hommes!  vous  êtes  dans  le  repos,  tandis  que 
s'accomplissent  les  catastrophes!...  Levez-vous! 
Ouvrez  tous  vos  portes!...  Venez  voir  le  plus 
lamentable  de  tous  les  êtres!...  Holà!...  holà!... 


(Brouhaha.  Les  gens  ouvrent  les  portes, 
les  fenêtres,  jettent  des  regards  curieux 
et  effarés  vers  la  rue.  On  entend  de  vagues 
rumeurs.  Des  voix  disent  :  «  Qu'est-ce  qui 
se  passe?...  —  En  voilà  un  tintamarre!  — 
Il  y  a  un  fou  par  ici...  »  En  tumulte,  des 
hommes  sortent  de  leurs  maisons,  armés 
de  fourches,  de  fusils,  et  se  dirigent  vers  le 
Christ.) 


LES  GENS  DU  VILLAGE  autour  du  Christ. 

Sacré  nom  de  sacré  nom!  —  Il  gueule  fort,  ce 
cochon-là!  —  Ce  qu'il  se  démène!  —  Attention!... 

(Ils  se  jettent  sur  le  Christ,  qui,  d'ailleurs, 
ne  fait  aucune  résistance.  Ils  le  saisissent, 
le  bousculent  parmi  des  hurlements  épou- 
vantables. La  Pouille  bondit  hors  des  té- 
nèbres dans  un  dernier  sacrifice. 

Elie,  Zacharian  et  Martial  se  sont  enfuis.) 


SIXIEME    PARTIE 
LA   POUILLE  elle  -e  précipite  en  criant,  comme  égarée. 

Kmparez-vous  de  moi'....  Seigneur!...  Je  suis 

au>-i  coupable  que  lui...  IIu!  ho!  1 1 * : h t - 

LES  GENS  Dl    VILLAGE  ils  se  mettent  &  lier  les  membres 
de  Marie  et  du  Chri-t. 

Et  celle-là!...  qu'est-ce  qui  lui  prend!  —  Elle 

écume!  —  Prônez  garde,  il  faut  les  attacher!  — 
Ave/-vous  des  cordes?  —  Il  est  probable  que  ce 
sont  de  dangereux  coquins.  —  On  va  les  mettre 
sous  le  verrou.  —  Xous  verrons  demain  ce  qu'il 
faut  en  faire  —  C'est  égal,,  c'est  singulier  un 
réveil  comme  celui-là.  —  Ils  sont  bien  garrottés? 
Bon,  bon.  —  Allons!  En  marche!... 

La  troupe  des  paysans  entraine  le  Chri>t 
et  Marie,  qui  sont  accablés  par  le  grand 
effort  qu'ils  viennent  de  faire.  Muets  el 
couverts  d'une  sueur  sombre,  on  les  voit 
partir,  pou----  et  conduits  dans  un  tohu- 
bohu  farouche  d'arme-  et  de  i 


SEPTIÈME  PARTIE 

LE  CHRIST  AU  MILIEU  DE  LA  FOULE 
PASSION  ET  MORT 


21 


SEPTIÈME  PARTIE 

LE  CHRIST  AU  MILIEU  DE  LA  FOULE 
PASSION  ET  MORT 


Dans  li  Ville,  la  place  du  tribunal.  —  A  gauche,  au  pre- 
mier plan,  une  rue.  Puis,  le  palais  de  justice,  ('norme  édi- 
fice qui  dresse  sa  façade,  décorée  de  colonnades,  avec  one 
solide  plate-forme  à  laquelle  conduit  un  vaste  escalier  don- 
nant de  plain-pied  sur  la  place.  —  A  droite,  des  maisons 
profilent  leur  silhouette.  —  Dans  le  fond,  une  rue  allant 
vers  la  droite  par  des  circuits  qui  en  prolongent  la  per- 
spective.  —  Quelques  arbres,  de-ci,  de-là. 

On  découvre  une  foule  bariolôe  et  citadine  dont  la  mobi- 
lité d'aspect  reflète  les  variations  de  sentiment.  Tour  à 
tour  elle  parait  inquiète  ou  menaçante.  Elle  se  modifie 
sans  a  sible  a  la  moindre  impression,  - 

houle,  subitement.  Cette  foule  se  presse  but  la  pla< 
garde  -ans  cessé  fers  le  palais,   se  1»'  montre  du  doigt, 
manifeste  à  tout  instant  une  impatiente  anxiété. 

Deux  soldats  se  tiennent,  l'arme  an  poing,  au  bas  de 
l'escalier  monumental. 

Aux  fenêtres  des  maisons,  on  voit  quelques  curieux. 

Dan-  les  arbres,  des  gamins  s.-  sont  perchés,  el  de  là, 
par  intervalle,  lancent  des  quolibets  à  La  multitude. 

il  est  manifeste  que  m  monde  n*est  pas  rassemblé  la 


.248      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

pour  une  chose  futile.  Et,  en  effet,  ce  que  le  peuple  attend, 
c'est  la  fin  du  procès  intenté  au  Christ  et  à  Marie,  que  Ton 
est  en  train  de  juger  à  l'intérieur  du  palais  de  justice.  De 
là  les  mouvements  d'inquiétude,  la  tension  des  physiono- 
mies, l'air  de  nervosité  fiévreuse  qu'ont  les  bourgeois,  les 
ouvriers,  les  femmes  et  toute  la  populace  réunis  sur  la 
place  du  tribunal, 

(Au  lever  du  rideau,  on  voit  deux  jeunes 
femmes  d'une  mise  élégante  et  d'une  mine 
jolie,  qui  entrent  d'un  pas  rapide  par  la 
rue  de  droite,  en  causant  avec  une  extrême 
animation.) 


NOÉM1E  en  entrant,  à  sa  compagne. 

Nous  sommes  arrivées  à  temps,  n'est-ce  pas, 
Lise?... 

LISE 

Oui...  Ah!  tu  m'as  fait  courir!... 

NOÉMIE 

C'est  que  je  veux   être  le  plus  près  possible 

pour  la  voir,  cette  femme...  (Avec  une  moue  de  dégoût.) 

Cette  Pouille... 

LISE 

Une  bien  vile  créature,  ma  Noémie... 

NOÉMIE 

Penses-tu  qu'elle  puisse  être  autrement!...  Elle 


SEPTIÈME   PARTIE  249 

couchait  avec    tous  les   hommes...    Une    de 
gueuses  qui  rôdent  la  nuit  dans  les  ruelles  lou- 
ches... El  Dieu  sait  dans  quel  but,  hélas!...  Ces! 
enrayant  !... 

LISE 

D'ailleurs,  n'est-ce  pas  la  digne  compagne... 

NO  I.MI  E  avec  vivacité. 

Je  voudrais  pouvoir  leur  cracher  à  la  figure!... 
(Elle  s'arrête.)  Ici,  n'est-ce  pas,  nous  nous  trouverons 
assez  près  d'eux?... 

LISI 

Oui.  Noémie,  restons  la...  Nous  aurons  -ans 
doute  des  heures  à  attendre  avant  que  la  con- 
damnation Soi!  proclamée...  (Elle  montre  un  arbre  non 

loin  d'elle.,  Au  besoin,  non-  nous  appuierons... 

NOÉMIE 

Je  ne  vois  pas  où  nous  pourrions  être  mieui 
qu'ici... 

i  N  G  \MI\  Bnr  la  lu-anche  de  L'arbre  à  côté  d'elles. 
Bé!  mesdames  "...  Là  où  je  <uis;... 

Lise  et    Noémie  relevant   la  t 

venl  le  gamin  qui  fait  danser  la  branche. 
Elles  se  reculent,  Baisies  île  craiot 

.1. 


250      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LISE  ET  NOÉMIE  avec  frayeur. 

Oh!...  là-haut! 

LE  GAMIN  emphatique. 

Près   du    ciel...   avec    les  oiseaux!...   Je   suis 
poète!... 

NOÉMIE 

Prenez  garde  au  moins...  Si  la  branche  cas- 
sait!... 

LE  GAMIN  galant. 

En  tombant  je  vous  baiserai... 

NOÉMIE 

Ah!  l'horreur!... 

LISE 

L'impertinent!... 


DEUXIEME  GAMIN  chantonnant  dans  un  autre  arbre. 
Ohé!  Evohé!..>. 

TROISIÈME  GAMIN  comme  pour  lui  répondre. 

Laïtou!  La  la!  Tra  la  la!  La  la!... 

(La  foule,  amusée,  tourne  ses  regards  vers 
lesgamiûs  qui  se  balancent  sur  les  branches, 

.1 


SEPTIEME    PARTIE 

rient,  font  de-  mine-  baroques,  menacent 
de  s'écrouler  >ur  les  personne-  qui  -e  trou- 
rent  BOUS  le-  arbre-. 

L  A    I  OUL  E  commençant  à  <*tre  inquiète. 

Faites  attention,  hé,  les  mûmes!... 

PB  E  M  1  E  R  G  AMI  X  «1  un  air  farceur. 
Pas  de  danger!... 

1>  IL  l  X  1  KM  K   GAMIN  de  m-'me. 

Qui  veut  des  places?... 

TROISIÈME  GAMIN  de  même. 
Bonnes  et  j>;i-  chères!... 

VOIX   DANS   I.  \    POULE 

Qu'ils  se  tiennent  tranquille-,  les  gosses!...  — 
IN  vont  faire  cas-^i  tes  branches... 

I  \    GAMIN  .i  ne  gnste  commère  qui  -e  trouve 
au-de--ous  de  lui,  au  pieil  de  l'arbre. 

Hah!...  h  je  tombe,  la  grosse  mère,  ce  sera  -m 
un  bon  matelas!... 

I  \  COMMÈRE  réToltée,  rorie 

.le  le  fesserai  le  cul.  vaurien!...  I!l  tu  verras 
comme  i         _     ■!... 


252      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 


LES  GAMINS  rigolant. 

Ho!   vraiment!...   —  Viens  donc  par  ici!   — 
Qu'on  voie  un  peu  !... 


VOIX  DANS  LA  FOULE  excitant  et  en  cadence. 

Montera!  Montera  pas!...  — Montera!  Montera 
pas!...  — Montera!  Mon... 

(Agitation.  La  commère  devient  écarlate 
et  tend  le  poing.  Les  gamins  s'amusent  dans 
les  arbres,  s'agitent,  remuent.  Tout  à  coup, 
l'un  d'entre  eux  tombe.  La  commère  le 
prend  sous  le  bras  et  lui  administre  une 
fessée.) 


LA  COMMÈRE  tandis  que  le  gamin  battu  cherche  à  fuir. 

Tiens!    voilà    pour    toi!...    Vas-y    mettre    de 

l'huile... 

(Le  gamin  se  sauve  à  travers  la  place  ;  la 
foule  éclate  de  rire'  sur  son  passage  et  lui 
adresse  des  quolibets  que  l'on  devine  plutôt 
qu'on  ne  les  entend.  L'hilarité  est  générale. 

Tout  à  coup  on  distingue  les  échos  d'une 
discussion  qui  vient  d'éclater  entre  deux 
hommes,  et  dont  les  termes  ne  tardent  pas 
à  devenir  très  vifs.) 

UN  BOUTIQUIER  indigné  à  un  ouvrier. 

Quoi!...  Vous  avez  cette  audace!...  C'est  à  notre 
ennemi  à  tous  que  vous  accordez  des  excuses 
semblables!... 


SEPTIEME   PARTIE 

L"Ol'  V  B  I  I  H  héritant,  inquiet. 

Moi?..,  aucunement  !... 

LE   BOUT1QU1  ER  haussant  le  ton. 
Cependant,  n'avez-vous  pas  dit... 

L'OUVRIER  le  baissant  de  même. 
Je  prétends... 

LE   BOUTIQUIER  d'autant  plus  hardi. 

Oui.  oui,  il  voudrait  rétracter!...  Il  n'es!  plus 
temps  ... 

VOIX   DANS  LA   POULE 
Qu'est-ce  qui  se  passe?... 

L'OUVRIER  au  peuple,  timidement. 

Simplement... 

LE   BOUTIQU1  ER  emphatique. 

Il  -•■  passe  une  chose  effroyable  à  raconter... 

Quoi!  Ici  même!...  au  milieu  de  u < - 1 1  ^  accablés 
par  ses  forfaits...  oser  faire  le  panégyrique  de 
leur  auteur !... 

VOIX   l>  INS   LA  FOULE  d  inte. 

Comment?...  —  Ha  :  ha !... 


254       LA  TRAGEDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 

LE  BOUTIQUIER  il  désigne  l'ouvrier  au  peuple. 

Cet  homme-là,  citoyens...  qu'il  ne  craigne  point 
de  répéter  les  apologies  qu'il  faisait  de  crimes 
odieux?...  Qu'il  manifeste  encore  une  fois  son 
admiration  pour  des  êtres  qui  en  vérité  sont  la 
honte  du  genre  humain!... 

LA  FOULE  irritée,  avec  violence. 

Nous  ne  supporterons  pas  cela!...  —  Non! 
non  !  jamais!... 

L'OUVRIER  il  cherche  à  se  défendre. 

Je  suis  un  ouvrier... 

LE  BOUTIQUIER  de  plus  en  plus  menaçant. 

Audace  inouïe  ! . . .  (A  l'ouvrier.)  0  misérable  !  te  tai- 
ras-tu?... Crains  de  subir  le  sort  qui  attend  tes 
héros!...  Si  seulement  tu  disais  un  mot  en  sa 
faveur,  le  peuple  que  tu  blâmes  t'écraserait 
comme  sous  une  roue!... 

L'OUVRIER  protestant  de  son  mieux. 

Cependant  n'est-ce  pas  là  un  droit?...  Nepuis-je 
pas  dire  toute  ma  pensée  en  liberté?... 

LE  BOUTIQUIER  triomphant,  il  s'adresse  à  la  foule. 

Vous  l'entendez  !  vous  l'entendez  !... 


SEPTIÈME   PARTIE 

LA  FOULE  dont  la  colère  grossit. 
Oui  !  oui  !  dehors  '. 

L'OUVRIEB 

Je  ne  loue  pas... 

L  A    F  '  »  L"  L  E  -e  jetant  -ur  l'ouvrier. 

Assez!  traître  !  A  la  porte!  Qu'il  crève  '.... 

Des  cannes  se  lèvent  >ur  l'ouvrier.  Des 
poing- -i-  tendent  vers  lui.  I»  tout 

empreints  d'une  violence  trag  tour- 

nent de  -  n  côté.  Une  grande  rumeur  se 
produit.  Haras  et  fouaillé,  le  mal- 

heureux se  débat,  cherche  à  se  soustraire 
aux  coups,  mais  en  un  in-tant  il  e-t  entraîné. 
pou>sé  par  la  foule  hors  de  là,  dun>  la  rue 
avoisinante.  ou  se  porte  dans  un  lourd  tu- 
multe d'hommes  en  fureur  toute  une  partie 
de  la  fouir. 

PREMIER  '.  AMI  \  suivant  la  -cène  du  haut  d'un  arl 
Oh  !  la  la  !  qu'est-ce  qu'ils  en  l'ont  !... 

DEUXIEME  GAMIN  de  même  et  se  tordant. 

Il  ifni  restera  plus  qu'une  sale  marmelad 

TROISIÈME  GAMIN  de  même  et  poussant 

Mes  .mu-    ils  l'extermineront  !... 


256       LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
TOUS   LES  GAMINS  ensemble  en  éclatant  de  rire. 

Quelle  bouillie!  Oh!  quelle  bouillie  !... 

UN  CITOYEN  solennel,  il  revient  de  la  rue  de  droite 
où  la  bagarre  a  lieu.. 

C'est  une  indignité  !  une  infamie  ! . . .  Il  n'est  pas 
permis  de  parler  ainsi!...  Faire  l'éloge  de  ces 
coquins  !...  Ah  !  mon  Dieu!  où  allons-nous? Dans 
quelle  époque  vivons-nous?... 

(Sur  la  scène  à  moitié  désertée  par  la 
foule  qui  continue  à  gesticuler  dans  le  fond, 
entrent  en  galopant  et  en  vociférant  des 
marchands  de  journaux  de  l'après-midi.  Us 
annoncent  les  nouvelles  du  jour.  Ils  em- 
plissent la  place  de  leurs  voix  perçantes. 
Leurs  déclamations  aiguës  attirent  l'atten- 
tion du  peuple  et  le  ramènent  sur  la  place 
tout  suant,  tout  échauffé  et  tout  épars.) 

UN  CAMELOT  courant  sur  la  place. 

Le  Conseiller  du  Citoijen!  Yient  de  paraître!... 
vient  de  paraître!...  Le  procès  des  anarchistes! 
Graves  révélations  à  l'audience!,..  Dernières  nou- 
velles!... 

LA  FOULE  revenant  en  tumulte  avide,  criante. 

Par  ici  !  —  Le  Conseiller? —  Donnez-le-moi?  — 
Laissez-moi  lire  !... 


SEPTIÈME   PARTIE 

I  \    A  LTR  L   C  \ ML LOT  entrant  rapidement. 

Les   Informations  du  jour  .'...    Le  journal   du 
gouvernement!...  La  quatorzième  édition!... 

LA   FOULE  se  disputant  les  journaux. 

A  moi!  —  A  moi  !...  —  Jetez-moi  les  Informa- 
tions!—  Deux  SOUS?   —Voilà!... 

IN  A.UTB  E  CA  KfELOT  accourant  par  la  rue  de  gauche. 

Qui  veul  le  lire?...  Le  Cocardier!..,  L«<  résul- 
tats «lu  procès!...  Lf<  accidents  sensationnels!... 

l..\   POULE  entoure  le-  camelots  et  leur  arrache  le-  feuilles. 

Le  Cocardier! —  Le  Cocardier! —  Là!  — Ici!  — 
Vous  me  bousculez  !  —  Les  Informations , attrapez  '. 

—  Haï  donc!...  Vous    me  marchez  dessus  '....  — 
Attention!  Hein!  Ne  m'empêchez  pas  de  passer? 

—  Vous!  je  vais  vous  casser  la  gueule  !  —  Venez-y 


Discussion.  Brouhaha.  Rumeurs  Les  bour. 
;\ riers,  les  femme-  obU< 
milles  a  la  volée,  crient,  se   bouacu 
leni.  développent  brusquement  leurs  joui 
naux  et  s.-  mettent  à  en  dévorer  toutes  U- 
colonni  b.  Les  c  tmelots  ayant  Ui  ré  tout  c  • 
qu'il-    pouvaient    vendre,   recommencent 
leur-  galopade  effrénée  à  travers  la  ville, 

'•■ut    .1.-    la  place    en    hurlant   et    e:i 
mt. 


2:>8      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 


LES  CAMELOTS  tout  en  s'en  allant. 

Le  Conseiller  du  citoyen!  —  Les  Informations! 
—  Vingtième  édition!  —  Le  Cocardier!  —  L'Of- 
ficiel! —  Incidents!  —  Achetez!  —  Les  nou- 
velles! —  Vient  de  paraître!... 

(Leurs  voix  éraillées  et  rauques  décrois- 
sent petit  à  petit  dans  les  rues  adjacentes 
et  aux  alentours.  Bientôt  on  ne  les  entend 
plus.  Il  y  a  alors  un  grand  silence  sur  la 
scène.  Tout  le  monde  lit.  Les  regard  tendus 
et  avides  parcourent  les  pages  des  journaux 
et  sans  doute  n'y  trouvent  rien,  car  à  la 
curiosité  exprimée  tout  à  l'heure  par  tous, 
succède  bientôt  un  air  d'impatience  inutile, 
puis  le  dépit  se  manifeste  par  des  gestes 
vaguement  irrités,  et  enfin  c'est  une  sorte 
de  colère  consternée. 

Au  bout  de  quelques  instants  un  homme 
en  aborde  un  autre,  chacun  tenant  à  la 
main  un  journal  froissé,  déplié.) 

UN  HOMME  l'air  déconcerté. 
Eh  bien!  quelles  nouvelles?... 

L'AUTRE  d'un  ton  furieux. 

Rien!...  Et  vois?.. 

LE  PREMIER  avec  éclat. 

C'est  tout  à  fait  la  même  chose!... 


SEPTIÈME   PARTIE 

l'N   CITADIN  qui  déchiffre  -on  journal  lentement 
et  à  voix  haute. 

A  quatre  heures,  rien  de  nouveau  ne  s'était 
encore  passé...  Le  redoutable  compagnon  con- 
serve  toujours  Je  même  silence  au  sujet  de 
complices  éventuels...  La  fille  Marie  dite  la 
Pouille,  refuse  de  répondre  à  toutes  les  questions 
positives  qu'on  lui  adresse...  Ils  ne  parlent  l'un 
et  L'autre  que  pour  faire  des  déclarations  \  - 
n'intéressant  pas  !•■  procès,  et  tout»'-  «le  théorie 
pure.  Le  procès  suit  donc  son  cours.  »  il  s'arrête, 
regarde  la  foule  avec  l'air  de  dire  :  hein,  voilà  comment  on  dous 
vole!  et  comme  pour  l'en  prendre  à  témoin.    El  voilà  tout!... 

Rien  de  plus!...  Pas  d'autre  incident  que  cela! 

I  ?BS\  admirable!...    Puis  tout  à  coup  il  >e  repn-nd.    Ah  ! 

si.  pardon!    Et  il  poursuit  sa  lecture.    •  Aussitôt  leur 

condamnation,  laquelle  ne  t'ait  pas  de  doute,  les 
accusés  seront  exécutés...  Mais  nous  l<i  -axions 
déjà... 

PLDSIE1  RS   PERSONNES   DANS  LA   FOI 

jetant,  déchirant  leur-  journaux. 

Quels  canards]  —  Toujours  la  même  chose!  — 

s\  dégoûtant  !... 

i  \   BOURGEOIS  triomphant,  retentissant;  il  brandit 

les  Informations  parmi  la  fouir. 

Ah  :  Ah  :...  J'ai  une  nouvelle  considérable!... 


00      LA  TRAGÉDIE   DU   NOUVEAU   CHRIST 
VOIX  DANS  LA  FOULE 

Dites  !  —  Qu'est-ce  que  c'est?  —  Qu'est-ce  que 
c'est?... 

LES  GAMINS  toujours  dans  les  arbres. 
Ne  nous  laissez  pas  languir!... 

LE  BOURGEOIS  qui  monte  sur  un  banc  et  se  met  à  lire  les 
Informations  de  manière  à  être  entendu  de  l'assistance. 

«  ...  A  la  suite  d'une  décision  prise  au  Conseil 
des  ministres,  réunis  en  séance  extraordinaire,  il 
a  été  résolu  que  les  courageux  et  bons  citoyens 
qui  ont  procédé  à  l'arrestation  du  redoutable 
compagnon  qui  a  pris  le  nom  de  Christ,  et  de  la 
terrible  Marie  la  Pouille... 

LA  FOULE  haletante,  angoissée. 

Plus  haut!  Plus  haut!... 

LE  BOURGEOIS  renforçant  sa  voix  qui  devient  tonnante 
et  poursuivant  avec  gravité  et  fierté. 

«  ...  Qui  ont  procédé  à  l'arrestation  du  redou- 
table compagnon  qui  a  pris  le  nom  de  Christ  et 
de  la  terrible  Marie  la  Pouille,  dans  les  circon- 
stances dangereuses  que  l'on  sait,  seraient  dé- 
corés à  titre  exceptionnel,  pour  services  rendus 
au  pays...  En  conséquence  les  nommés...  » 


SEPTIÈME   PARTIE  261 

LA   POULE  applaudissant. 

Bon  !  Bon  !  C'est  très  bien  ! ...  Ah  !  A  h  !.. . 

LE  BoURGHolS  il  cesse  de  lire,  maU  toujours  redondant 
et  magnifique,  il  s'adresse  à  la  multitude. 

Je  vous  propose,  mes  chers  concitoyens, 
puisque  nous  voilà  réunis  ici,  rie  pousser  une 
acclamation  en  l'honneur  des  hardis  et  loyaux 
patriotes  qui,  au  péril  de  leur  vie,  ont  accompli 
L'acte  héroïque  pour  lequel  ils  sont  justement 
récompensés... 

L  A   P  0  U  L  E  enthousiasmée. 
Bravo!  Bravo!... 

LES  GAMINS 

Uipp  !  Hipp!  Hurrah!... 

Le  bourgeois  ra  descendre  de  son  banc 
au  milieu  <le  l'acclamation  populaire,  lors- 
qu'il aperçoil  Monsieur  Le  Doyen  qui  entre 
accompagné  de  Monsieur  le  Notaire,  et  qui 

Dtlretiennenl  l'un  et  l'autre  de  l'air  sé- 
rieux, restrictif  el  circonspecl  qui  convient 

a  leur  dignité   el   B  leur  goût. 

LE  BOURGEOIS  comme  pour  avertir  la  foule. 
Voici  Monsieur  le  Doyen  !... 


262      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

SUR  TOUS  LES   RANGS   DE    LA  FOULE   avec  des  tons 
différents  de  curiosité  «t  de  respect. 


Monsieur  le  Doyen  ! . . .  —  Monsieur  le  Doyen 


(Le  silence  se  fait  presque  instantané- 
ment dans  la  foule  qui  se  tourne  vers  les 
deux  nouveaux  venus,  se  rangeant  sur  leur 
passage,  regardant  cependant  de  préférence 
Monsieur  le  Doyen  avec  une  pitié  empreinte 
d'une  grande  vénération.  Monsieur  le  Doyen 
et  Monsieur  le  Notaire  continuent  de  causer 
sans  paraître  s'apercevoir  de  l'émotion  et 
du  mouvement  que  provoque  leur  arrivée.) 


MONSIEUR  LE  DOYEN  avec  onction. 

Croyez-moi,  afin  d'en  venir  à  bout,  ce  ne  sont 
pas  des  raisonnements  qui  peuvent  rien  faire... 

LE  NOTAIRE  approbatif. 

Certainement,  Monsieur  le  Doyen...  Et  puisque 
ces  hommes  sont  en  guerre  avec  la  société  entière, 
que  celle-ci  se  défende  par  n'importe  quel 
moyen!... 

LE  DOYEN 

C'est  mon  avis  même  que  vous  exprimez.  (Repre- 
nant sa  pensée  avec  vivacité.)  II.  serait  certes  très 
agréable  de  discuter,  de  répondre  à  des  théories 
par  des  raisons,  d'entrer  dans  des  controverses 


SEPTIÈME  PARTIE 

capables  d'éclairer  l'opinion  publique,  mais,  en  la 
circonstance  présente... 

LE    NOTAI  HE  l'interrompant. 

Il  faut  avanl  tout  agir  fort  et  vite...  Couper  la 
plante  dans  sa  racine...  Je  vous  comprends!... 

L  I .  i  >  <  »  V  E  N  comme  pour  s'excu-tr. 

Nous  avons  affaire  à  des  brut.'?,  n'est-ce  pas?... 

LE  NOTAIRE 

(  )U  '.  sans  aucun  doute,  Monsieur  le  Doyen  '....  Un 
homme  qui  ose  prendre  le  saint  nom  du  Christ!... 
Et  une  femme  comme   cette  Marie!...  Eh  bien, 

voulez-vous  mon  opinion  franche  :  c'est  peu  de 
ne  condamner  de  telles  gens  qu'à   l'échafaud  '.... 

LE  DOYEN  comme  s'il  voulait  se  disculper. 

Vous  connaissez  mon  esprit  de  modération... 
Je  suis  pour  l'ordre  et  voilà  tout!...  Le  notaire  fait 
tinieut.  la  roule  approuva  par  un  murmure.) 
Alui-,  en  présence  de  doctrines  qui  prêchent  la 
haine  de  l'État,  de  la  morale  établie,  des  lois 
tituées,  de  la  religion,  que  voulez-vous  que  je 
pense?...  11  faudrait  Frapper  fermement,  faire  un 

ilpie  !... 


264      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LE  NOTAIRE  d'un  air  détaché. 

Il  y  avait   autrefois   des  tortures  à   l'infini... 

(Rétractant  sa  pensée  secrète.^  Certes,  je  n'approuve  pas 

les  moyens  violents!... 

LE  DOYEN  avec  douceur. 
Oh!...  évidemment!...  moi  non  plus... 

LE  NOTAIRE  d'autant  plus  affirmatif  qu'il  vient 
de  l'être  moins. 

Mais,  en  de  certaines  occasions,  la  force  des 
châtiments  est  un  mal  nécessaire... 

LE  DOYEN  sentencieux. 

C'est  agir  pour  le  bien  de  tous  que  d'empêcher 
un  être  humain,  en  lui  inspirant  une  crainte  salu- 
taire, d'exécuter  des  attentats  qui  sont  pour  lui  et 
ses  victimes  d'affreux  malheurs!... 

LE  NOTAIRE  dans  un  élan. 

Je  suis  fier,  Monsieur  le  Doyen,  de  vous  voir 
exposer  si  bien  toute  ma  pensée... 

LE  DOYEN 

Que  voulez-vous!...  il  faut  convenir  qu'il  y  a 
une  lacune  dans  la  législation...  (La  foule  qui  l'écoute 


SEPTIEME   PARTIE 

montre    par  -on  approbation  qu'elle  devine   ce   qu'il  va  dire. 

C'est  bien  certain...  certains  crimes  devraient 
être  punis  d'une  façon  tout  à  l'ait  particulière... 

LE  NOTAIRE  achevant  la  pensé*  du  doyen. 

L'hérésie  .   par  exemple  ,   l'attentat    politique 

lèsent  la  nation  tout  entière  et  les  principes  qui 
font  la  base  des  sociétés...  Est-il  juste  <[ifils  ne 
soient  punis  que  d'une  manière  ordinaire!...  Au- 
trefois il  y  avait  les  supplices  de  l'estrapade,  de 
la  roue,  de  L'écartèlement,  et  combien  d'autres!... 
Croyez-vous,  Monsieur  le  Doyen,  qu'aucune  per- 
sonne  s'opposerait  au  rétablissement  de  ces  châ- 
timents... 

QUELQUES    BOURGEOIS  appuyant,  -"enhardissant 
à  parler  au  Doyen. 

Aucun  honnête  citoyen.  —  Certainement,  Mon- 
sieur Le  Doyen  !  —  Ah  :  sans  nul  doute!... 

LE   DOYEN  comme  touché  au  cœur  par  cette 
manifestation  de  la  Bympathie  du  peuple. 

Oui,  mes  amis...  Evidemment!...  je  vous 
mercie...  je  vous  remercie... 

LE  NOTAIRE  qui  élève  la  rois  et  •'adresse  ans  assistants. 

N'est-ce  pas,  mes  chers  concitoyens,  que  vous 


266      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

trouvez  beaucoup  trop  faible...  insuffisante  pour 
des  forfaits  si  effroyables...  une  condamnation  à 
la  peine  de  mort?... 

DE  NOMBREUSES  VOIX  DANS  LA  FOULE 

Oui  !  —  Oui  !  —  Ce  n'est  pas  assez  ! . . . 

LE  DOYEN  dans  une  émotion  croissante. 
Mes  bons...  mes  chers  amis!...  En  vérité... 

LE  NOTAIRE  parlant  dune  voix  forte. 

Des  crimes  terrifiants  qui  nous  atteignent  tous... 
l'incendie  de  la  Bourse,  des  Banques,  de  la 
caserne...  et,  attentat  insensé!  l'explosion  de  la 
cathédrale  que  vous  aviez  tous  aidé  à  construire... 
avec  vos  deniers...  sou  par  sou,  péniblement... 
tout  cela  puni  comment?  comme  un  meurtre  sans 
plus  d'importance  que  tous  les  autres!...  (il  regarde  1 
la  foule  avec  force  et  fait  un  geste  indigné.)  Qu'est-ce  que 
vous  dites  de  cela?... 

LA  FOULE 

Il  a  raison!  —  Ne  laissons  pas  faire  une  telle 
chose!  —  Oui,  oui,  c'est  vrai!... 

LE  DOYEN  de  plu3  en  plus  attendri  et  ému. 

Comme  ils  sont  fidèles  à  la  religion!...  Ah!  ah! 


SEPTIÈME   PARTIE 

combien  je  les  aime!...  Comment  les  remercierai- 
je?  Oh  !  vraiment,  vraimenl  !... 

LE  NOTAIRE  bas  au  doyen,  montrant  le  peu] 

Parlez-leur,   Monsieur  le    Doyen...    Us  seront 
tout  à  i'.iil  sensibles  à  cet  honneur... 

D'AUTRES  BOURGEOIS  d'un  ton  respectueux. 
Dites-nous  quelques  mots,  Monsieur  le  Doyen... 

Le  Doyen,  que  ravisi  dément  ces 

témoignages,    ne    présente    plus    aucune 
listance;  il  cède  aux  objurgations;  il  ra 
bisser  péniblement  sur  un  banc  q 
trouve  li.  Une  grande  attention  l'entoure. 

VOIX  SI  R  TOUS  LES  H  INGS  DE  L  \  FOU  l.i: 

Monsieur  le  Doyen  va  parler!  —  Silence!  Si- 
lence !... 

LE  DOYEN  -iprèa  une  pause,  commençant  d'une  voii  émue. 
Mes  fidèles...  in<'<  tendres...  mes  sincères 
amis!...  .!<•  ne  -aurai-  comment  vous  dire  lé 
plaisir  que  m'inspire  la  vue  de  votre  attache- 
ment à  nos  lois...  I  ne  grande  consolation  dans 
une  telle  catastrophe...  la  destruction  complète 
de  uotre  belle  cathédrale... 

i  \  FOI  LE  enthousiasmée. 
\  >us  la  rebâtirons!  —  Non-  la  rebâtirons! 


268      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LE  DOYEN  prêt  à  pleurer  s'essuie  les  yeux,  défaillant. 

Les  braves  créatures!...  Ah!  vraiment!...  je 
suis  trop  touché  pour  parler!...  Je  vous  disais 
donc,  mes  fidèles  amis...  que  je  suis  heureux  de 
penser  à  tout  ce  que  vos  âmes  renferment  de  foi 
dévote...  Et  quelle  réjouissance  c'est  pour  moi, 
dans  ma  misère,  que  vous  soyez  prêts  à  châtier... 
avec  une  violence  invincible...  les  misérables  qui 
veulent  nous  anéantir  tous!... 

PLUSIEURS  BOURGEOIS 

Oui!  oui!  qu'ils  soient  exterminés! 

DES  FEMMES 

Arrachons-leur  les  entrailles  ! 

LES  GAMINS  dans  les  arbres,  avec  exaltation. 

Vive  Monsieur  le  Doyen!  Vive  Monsieur  le 
Doyen!... 

LA  FOULE  répétant  dans  un  délire  d'enthousiasme. 

Vive  Monsieur  le  Doyen!  Vive  Monsieur  le 
Doyen  !... 

LE  DOYEN  toujours  debout  sur  son  banc  est  accablé 
par  l'émotion  de  la  reconnaissance. 

Oh!  mon  Dieu!...  Je  n'ai  plus  de  force...  (il  fait 


SEP1  1 1  :  M  I :  PARTIE 

tes  vers  la  foule  comme  pour  lui  montrer  sa  gratitude. 
Les  bonnes  âmes!...  Merci  !...  Merci!... 

(A  ce  moment,  fanfare  de  trompettes  »  t 
de    tambours.    —    La    porte    du    tribunal 
-"livre  entre  les  colonnades  de  la  ton 
Entouré  de  soldats,  de  greffiers,  da  bour- 
reau et   de-    huissiers,   on    voit   le   Christ 
apparaître  au  haut  de-  marches  de  1  • 
lier,  sut  la  plate-forme.   La  Rouille  est  A 
coté  de  lui.  A  leur  vue,  il  se  fait  un  grand 
tumulte.  La  foule  tourne  subitement 
eux    l'aspect   formidable  de    sa  hain- 
Doyen,  qui  se  trouve  toujours  sur  le  banc, 
reste  là,  affale  et  effaré,  tremblant  don  ne 
sait  quelle  émotion,    face  ;i   face   avec  le 
groupe   formé   par  Marie,    le   Christ  et  le 
tribunal. 

Dans  le  tohu-bohu  produit,  ce  qui  domine 
au  premier  abord,  c'e-t  la  stupeur. 

Puis  le  greffier  s'avance  un  peu  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  terra--.';  il  considère  le 
peuple,  tandis  qu'un  roulement  de  tambour 
se  fait  entendre.  Il  mont<e  le  Christ  paie 
et  calme,  Marie,  dont  la  face  demeure  lix.' 
el  véhémente,  et,  d'un  geste  au  peuple,  il 
semble  les  offrir  comme  une  proie  à  des 
bêtes  taaves. 


LE  GREFFIER  d'une  roix  retentissante. 

Voilà  l'homme!...  Voilà  la  femme  !... 

(Alors,  dm-  un  élan  furieux,  toute  cette 

foule   se   rue  en  hurlant   contre   la  bai 

de  soldats  qui  gardent  l'entrée  de  l'escalier 
du  tribunal.  Pêle-mêle,  hérissée,  rouge, 
Banglante,   féroce,    tenda  t   dans   le   ridé 


270      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

des  poings  de  menace,  la  multitude  s'amasse 
et  s'ébranle  en  tumulte  parmi  la  place  em- 
plie de  cris  et  de  rumeurs.) 

LA  FOULE  se  portant  du  côté  du  tribunal. 

Au  supplice!  —  Pas  à   l'échafaud!  —  Qu'on 
nous  les  livre!... 

UNE  FEMME  qu'on  repousse,  écumante  de  rage. 

Pourquoi m'empêche-t-on  de  passer?... Laissez- 
moi  cracher  sur  ces  gueules  ignobles... 

LA  FOULE 

A  la  boucherie  ! 

UN  HOMME  interpellant  le  Christ  et  Marie. 

Lâches!...  Ils  ne  nous  répondent  même  pas!... 

UN  GAMIN  apostrophe  la  Pouille,  gouailleur. 

La  Pouille  !  tes  poux  vont  mourir!...  Qu'est-ce 
qu'ils  deviendront  sans  toi  ! 

LA  FOULE 

A  l'eau!  les  brutes!  les  crapules! 

UNE  COMMÈRE  les  montrant  en  ricanant. 

Regardez-les  trembler  de  peur!...  Ils  sont  agités 


SEPTIEME  PARTIE 

dans  leur  peau  comme  de  l'eau  dans  une 
sine!...  Jls  n'oseraienl  pas  descendre  tout  seuls 
sans  les  soldats! 

NOÉM1E  se  précipitant  vers  l'escalier. 

Je  veux  leur  crever  la  ligure!...   raie  est  repo 
par  les  soldats,  elle  trépigne.   J'irai  !  j'irai  '. 

I.  \   FOI  LE 

A  l'abattoir!  A  l'abattoir!.. .  qu'oïl  lesécharpe!... 

Et  c'esl  une  eobue  affreuse  i 
d'hommes,  de  femmes  et  'l'enfant-  même 
qui  vocifèrent,  profèrent  des  menace-  dé- 
nièrent en  masse  au  pied 
du    palais   dan-    niir    folk   «le   cri-.   «1 
bons,  daltitn 

La  PouiUe,  a  li  On,  e-t  •  on  la 

voit  tendre  soudain  le  poing  dans  la  direc- 
tion du  peuple  dont  la  v«  hémence  redouble 

tût. 

LA   POUI  l.l.  i:  avec  impétuosité. 
Chiens!  chiens  d'esclaves  !... 

I.  \    l<'l  LE 

Lapidons-la!  Lapidons-la  I 

il    BOl]  ni;  i:ai   forçant  la  Poui  lire. 

Allons!  femell< 


272       LA  TRAGEDIE  DU   NOUVEAU  CHRIST 

LE  CHRIST  se  tourne  avec  tristesse  vers  le  bourreau. 

Pourquoi     touchez-vous     à     cette     femme?... 
N'est-ce  pas  assez... 

LE  BOURREAU  le  souffletant. 

Tiens  voilà  pour  ta  face  de  m...  !  En  veux-tu 
d'autres?... 

(Le  Christ  demeure  impassible,  mais  cette 
intervention  du  bourreau  change  en  délire 
de  joie  la  furie  âpre  de  la  foule.  A  la  place 
des  cris  de  mort  on  entend  tout  à  coup  un 
grand  éclat  de  rire.  C'est  le  peuple  qui  se 
réjouit  de  l'outrage  fait  au  Christ  par  le 
bourreau.) 

LA  FOULE  transportée  de  bonheur  et  battant  des  mains. 

Hein!  ce  qu'il  est  beau!  —  Ha!  Ha!  Ha!  — 
Bravo,  le  bourreau!  —  Bravo,  le  bourreau!... 

(La  détente  subite  qui  vient  de  se  pro- 
duire fait  que  le  peuple  se  calme,  cesse  de 
hurler,  ne  se  précipite  plus  avec  violence 
comme  pour  escalader  les  marches  du  tri- 
bunal. On  se  montre  le  Christ  suant  et  tout 
sanglant,  la  Pouille  dont  l'œil  fixe  est  chargé 
de  haine.  On  s'interpelle  avec  des  mines  de 
joie  énorme. 

Brusquement,  roulement  de  tambour, 
bruit  de  trompette.  Et  le  greffier  s'apprête 
à  lire  la  sentence  du  tribunal.) 

LE  GREFFIER  à  voix  très  haute  lisant. 
«  Citoyens  !... 


SEPTIÈME   PARTIE 

VOIX   DANS   I.  \   POULE 
Chul  par  ici  ! 

LE   GREFFIER  poursuirant  sa  lecture. 

Par  ordre  du  tribunal,  il  voua  est  l'ait  savoir 
que  l'individu  dit  le  Christ  et  la  fille  Marie,  dite 
la  P ouille,  s'étanf  reconnus  coupables  de  l'in- 
cendie de  la  Bourse... 

VOIX   DAN-   LA   FOULE 

il.»:... 

LE  G  li  EFF1  i:i:  -  me  s'interrompre. 

«...    Des    banques   nationales,    de    la    cathé- 
drale... 


VOIX   DANS    LA    FOULE 


lia: 


\l  TRES   VOIX   DANS   l-A   POU  LE 
Silence  !  —  Silence  ! 

1. 1.  GH  1. 1  r  i  r.  i;  qui  continue  d'une  roi*  tonnante. 

«  ...  Forfaits  Inouïs,  qui  <n\\[  des  attentats  i 
L'ordre,  à  la  religion  <'i  aux  loi-,  onl  été  con- 
damnés à  la  pein.'  de  mort  [turc  et  simple,    i 


274      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

ment  de  tambour.)  Le  présent  décret  sera  exécuté 
aussitôt  la  sentence  rendue,  en  présence  du 
peuple  et  sur  l'heure,  à  la  place  sise  près  de  celle 
du  tribunal  de  justice.  Telle  est  la  loi.  » 

LA  FOULE  sifflant  le  greffier. 

Hou!  Hou!  Hou!  Hou! 

UNE  VOIX 

Nous  n'acceptons  pas  ce  jugement! 

UNE  AUTRE  VOIX 

Il  nous  faut. . . 

LA  FOULE 

Dehors  le  greffier!  —  A  bas  la  justice!... 

(Marie  et  le  Christ  se  mettent  en  marche 
et,  parmi  des  soldats,  des  huissiers,  des 
gardes,  descendent  l'escalier,  allant  vers  la 
place  où  les  guette,  les  attend,  les  épie  dans 
une  immense  agitation  la  foule  sauvage.) 

LES   SOLDATS  écartant  et  repoussant  le  peuple. 
Place!  —  Allons  donc!... 

LA  FOULE  éclatant,  se  pressant  en  cohue  au  pied 
des  marches  du  palais. 

A  mort!  A  mort! 


SEPTIÈME  PA  HUI- 
LA  POUILLE  elle  considère  la  multitude,  elle  tressaille  de 

tout  -on  corps,  pui-  elle  lance  une  plainte  lament 

Malheureux!  Quelles  paroles  horribles  pro- 
noncez-vous!... Car  au  lieu  de  heurter,  entre 
elles,  de  telles  images,  -i.  bêlas!  vous  étiea  capa- 
bles de  pleurer  des  êtres,  chers  à  vous,  dans  1m 
douleur...  voilà  le  moment,  au  contraire,  où  vous 
répandriez  des  larmes  pleines  d'amertume!...  Oui. 
le  vi  ilé  de  pleurs  chauds  comme  la  mer. 

vous  vous   lamenteriez    sans    i  hurlant   et 

ébranlant  l'espace  de  chants  funèbres...  En  effet, 
de  tous  vos  parents,  le  plus  prochain  vous  allez 
le  perdre  tout  à  L'heure  en  vérité  !...  Ei  à  eau 
de  vous  ei  pour  vous'  il  va  rouler  son  fronl  san- 
glant dans  les  ténèbres!...  IIo!  entiez  de  sanglots 
vos  dures  poitrine-!...  Trainez-vous  sur  la  terre, 
ah!  misérables:,..  Faites  retentir  l'air  résonnant! 
agitez  de  vos  convulsions  l'espace  terrible  !... 

DNI  BOURGEOISE  jetant  une  pierre  contre  Marie. 

Pose   cette  pierre  sur  ta   Langue,   qui   remue 
trop!... 

Marie  est  blessée    lu   • 

E1U-  -t>  <■>. uvre  de  ses  detn  mains  « 

mi—.int.    Le   peuple,    de    n»>u\eui.    ••xulte, 

(oie,  applaudit,  tout 
soudain,  <>u  plutôt  n  un 

grand  élan  d'à 


276      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
LA  FOULE  se  tordant,  heureuse. 

Ha!  ha!  ha!... 

LES  SOLDAIS  ouvrant  un  passage  au  cortège. 
Arrière!  arrière!... 

(Eclate  un  son  de  fanfare.  Marche  funèbre. 
—  Alors,  lassées  et  exaltées,  mises  d'ail- 
leurs en  joie  par  la  scène  précédente,  et  enfin 
subissant  soudain  l'influence  de  la  musique, 
les  femmes  forment  deux  groupes  paral- 
lèles à  gauche  et  à  droite,  séparés  par  le 
cortège  qui  commence  à  traverser  la  place, 
et  c'est  à  une  danse  frénétique,  lascive, 
agitée,  bondissante,  qu'elles  se  livrent  par 
un  mouvement  brusque  et  imprévu. 

Gomme  pour  témoigner  du  bonheur  que 
leur  inspire  la  mort  du  Christ  et  de  Marie, 
et  ne  trouvant  plus  que  ce  moyen-là,  elles 
s'élancent,  d'un  pas  cadencé  et  pathétique, 
avec  une  expression  de  luxure  furieuse  et 
triste  dans  toutes  leurs  attitudes. 

Le  peuple  bat  des  mains  et  répète  son 
long  cri  de  mort  sur  le  passage  du  cortège. 

Marie  et  le  Christ  marchent  solennelle- 
ment, graves  et  pensifs,  mais  le  visage 
illuminé.) 

UNE  FEMME  d'une  voix  rythmée  et  véhémente. 

Ce  n'est  pas  avec  des  plaintes  que  nous  vous 
ferons  cortège  jusqu'à  l'endroit  de  la  mort...  mais 
dans  les  cercles  de  fer  d'une  ronde...  agitée  par 
la  haine,  avec  violence...  nous  vous  envelopperons 


SEPTIÈME  PARTIE 

l'un  et  l'autre...  en  vou<  présentant  de  imites 
parts...  l'aspect  tragique  pour  vous  de  notre  jubi- 
lation ;... 

•idis  «lu'ellr»  parle,  toutes  les  antres 
circulent   SOT  leui  -  -    — 

On  entend  des  sons  de  trompettes.  —   I.-  - 
applaudissements  u  peuple  exci- 

tent la  passion  des  femmes  jusque  U 
Marie  se  tourne  vers  le  Christ,  lui  met  la 
main  sur  l'épaule  et  le  consi  1ère  tout  en 
s'avançant.  —  Le  Christ,  avec  une  inexpri- 
mable émotion.  mêlée  dune  ironie  tendre, 
contemple  toute  cette  fuule  bougeante  et 
hurlante. 


LE  CHRIST  s'adressent  à  la  foule,  qui  n'interrompt 
ni  >•  -  battements  de  mains,  ni  sa  dai.- 

0  fêm s!...  ô  hommes!...  ô  vous  qui  m'êtes 

chers,  malgré  tout...  ù  malheureux!...  Ne  croyez 
hc  ;i  présent  un  spectacle  d'affliction  pour 
moi...  parce  que.  soulevant  cette  poussière  lerne... 
par  les  transports  d'une  danse  furieuse...  vous 
semblez  vous  réjouir  de  ma  disparition!...  Mais, 
au  contraire,  je  vous  considère  >an>  tristesse... 
car  j'aime  à  voir  toute  chose  céder  à  l'impétueuse 
cadence  des  sphères...  H  par  l'obéissance  ;i  la 
nature,  chacun  s'alléger  du  fardeau  de  sa  lour- 
deur!... ()r,  que  faites-vous,  Binon  de  bondir  avec 
grâce...  bien  moins  pesants  que  tout  ;i  l'heure:., 
et  harmonieux  comme  vous  ne  Tries  que  « l;i 1 1 
jeux  '.. .. 


8      LA  TRAGÉDIE  DU   NOUVEAU   CHRIST 


UNE  VOIX  DANS  LA  FOULE 


Ferme  donc  la  gueule  ! 


LE  CHRIST 

0  lamentables  êtres!...  ô  vous,  errants!...  et 
qui  ne  savez  plus  ! ...  ah  !  vous,  sur  lesquels  les  lois 
saintes  n'ont  plus  d'effet!...  quand  réglerez- vous 
votre  vie  comme  vos  jeux  mêmes  !...  En  effet,  par 
votre  héroïque  et  brillante  danse,  que  faites-vous, 
sinon,  à  présent,  de  rendre  témoignage  en  faveur 
de  l'existence,  et  d'attester  la  perfection  de  l'uni- 
vers?... 

UNE  VOIX  DANS  LA  FOULE 

Faut-il  lui  poser  un  cadenas  de  fer?... 

LE  CHRIST 

N'imitez-vous  pas  en  tournant  les  transports 
giratoires  des  globes?...  Quel  autre  moyen  possé- 
dez-vous de  reconnaître  leur  harmonie  et  leur 
beauté?...  Femmes,  soyez  légères  sur  la  terre, 
comme  celle-ci  Test  elle-même  sur  l'air!...  Et  cir- 
culez à  sa  surface  qui  tourne  aussi!...  De  cette 
manière,  du  haut  en  bas  de  l'infini,  tout  suivra 
un  mouvement  semblable...  en  gardant  l'aspect 
immobile  de  l'harmonie!... 


SEPTIEME   PARTIE 
UNE  VOIX   DANS   LA  POULE 

Nous  avons  assez  de  Ion  éloquence! 

UNE  AUTRE   VOIX 

Va-t-il  nous  embêter  longtemps?  Allons  là-bas! 

LE  CHRIST 

Faites  de  votre  vie  une  fête...  <s>  femmes,  ô  vous 
autres  qui,  bêlas!...  ne  soulevez  jamais  sans  effort 
la  masse  épaisse  de  votre  corps...  qui,  étant  boue, 

un  jour  ou  l'autre  sera  poussière!...  Elancez-vous, 
comme  si  le  rythme  obscur  du  monde  s'emparait 
de  votre  rire  entier...  et,  tout  à  coup,  le  douait 
d'un  impétueux  mouvement  de  rotation!... 

UNE  FEMME 

Ah  '.  de  quoi  le  félici les-tu  quand,  possédées  par 
la  fureur...  et  provoquées  aux  danses  de  guerre 
l'entourant    d'un   anneau   terrible    «pie   rien   ne 
rompt...  non-  t'escortons  en  bondissant  jusqu'à  la 

mort?... 

il    CHRIST 

Faites  de  votre  vie  une  fête...  même  funèbre... 
même  cruelle...  même  triste...  mais  empreinte 
d'un  cérémonial  resplendissant... 


280      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 
UNE  VOIX  DANS  LA  FOULE 

Assez  ! . . .  qu'on  lui  casse  la  bouche  ! . . . 

UN  HOMME 

Fourrez-lui  du  plomb  dedans... 

UN  AUTRE  qui  veut  arriver  jusqu'au  Christ  et  est  bousculé      »  I 
par  les  soldats. 

Ne  m'empêchez  pas  de  passer!...  que  je  plonge 
mes  mains  dans  son  ventre  fumant!... 

UN  AUTRE  à  l'homme  que  les  soldats  repoussent. 

Pense  donc!...   tu   attraperais  la  lèpre   si   tu 
approchais  de  cette  crapule-là  !... 


(Cependant  les  femmes  continuent  tou- 
jours leur  sarabande.  La  musique  les  mène, 
dirige  leurs  pas,  courbe  leurs  membres,  les 
pétrit  dans  une  sorte  de  convulsion  or- 
giaque. Le  Christ  se  tait  et  semble  rêver. 
La  Pouille,  qui  l'a  écouté  parler  tout  à 
l'heure  avec  une  sorte  de  ravissement, 
commence  à  son  tour  un  discours  qui  est 
un  chant  mélancolique  de  dévotion  et  de 
noce. 

Péniblement  le  cortège  avance  toujours 
au  milieu  de  la  foule,  parmi  la  place. 

Le  Christ  ne  regarde  plus  que  Marie,  et 
celle-ci  ne  voit  plus  que  celui-là.) 


SEPTIÈME   PAR  Ni:  281 

I.A   POUILLE  au  Christ,  avec  une  exaltation  d'amour. 

Au  milieu  de  ces  cris  horrible-  de  malédiction 
et  de  mort...  je  me  félicite  de  pouvoir  te  glorifier. 

ge!...  ô  rédempteur!...  ô  noble  héros!...  El 
tandis  qu'ils  t'outragent,  ces  malheureux  !...  igno- 
rant ta  beauté  impérissable,  cachée  à  eux  comme 
un  diamant  que  recouvre  un  bloc  de  houille 
ii  lire...  6  mon  maître!  moi  je  te  célèbre  en  gé- 
missant !.. 

LE  CHRIST  avec  tendi 

Hélas  !  je  pleure  sur  toi  !  oh  infortunée  !... 

L  \   POULE  poussant  toujours  >»>u  long  cri. 
A  mort!...  Tuez-les  dans  Les  lalrin 

I.A  POUILLE  <1  un  ton  d'humilité  passionnée. 

Moi,  je  le  dis,  étant  toute  seule  à  le  connaître 
parmi  tout  ce  peuple  qui  t'entoure  :  je  t'ai  aimé, 
o  mon  seigneur!...  et  cela  dès  le  premier  jour 
que  je  l'ai  vu!...  El  voilà  qu'à  présent,  sans  autre 
appui  au  monde...  j<>  le  rends  témoignage  i<i. 
attestant  la  parfaite  splendeur  de  la  beauté... 

i.  E  CH  R  i  si    troc  une  émotion  pieui 
0  cher  visage  !  ô  repos  !  ô  asile  sacré!... 


282      LA  TRAGEDIE  DU  NOUVEAU  CHRIST 

LA  POUILLE  s'exlatant  davantage  encore. 

0  prince!...  qu'est  devenu  ton  vaste  empire?... 
Réduit  à  mon  unique  personne,  ton  royaume  est 
bien  diminué  et  bien  petit!...  Qu'as-tu  fait  de  tes 
possessions?...  De  quelle  manière,  ô  conquérant, 
as-tu  pu  être  chassé  de  tes  domaines?...  En  moi 
seule,  ô  roi  admirable,  tu  règnes  toujours!... 
Ah!  qui  te  considère  encore,  ô  misérable!...  Que 
je  te  plains!  Et  quel  respect  m'inspire  ta  peine  !.. 
Mendiant,  en  exil,  sans  soutien  ni  serviteur, 
n'ayant  même  plus  ton  sac  de  toile,  et  démuni  de 
ton  bâton,  ah  !  que  fais-tu?...  Les  pierres,  qui  ne 
devraient  servir  qu'à  représenter  ton  visage  inal- 
térable, sont  utilisées,  ô  mon  Dieu,  pour  te 
frapper  ! . . . 

LA  FOULE  haletante  et  furieuse. 

A  mort!  —  Arrachons-lui  les  couilles!...  — 
Crevons  leur  peau  ! ... 

LA  POUILLE  de  plus  en  plus  délicate  et  tendre. 

Et  cependant,  ô  homme!...  ô  tête  divine!... 
tu  es  plus  précieux  et  plus  rare  que  toute  la  pro- 
fusion des  perles  que  porte  la  mer. . .  Et  un  nombre 
infini  de  grâces  est  en  toi-même...  que  ne  voient 
pas  les  yeux  de  chair,  mais  que  l'esprit  aperçoit... 


SEPTIÈM  B  PAIiTIi: 

comme  sous  l'écorce  noire  de  la  terre  sonl  enfon- 

toutes  sortes  <le  belles  pierre-  délicat 
0 mystérieux!...  ô  inconnu  !...  ôgloir  ke!... 

A  ton-  invisible  el  pour  moi  si  éclatant!., 
quelle  bénédiction  spéciale  m'est-il  donné  di 
dorer,  ù  mon  béros  !... 


LE   CHRIS1  nt  Marie  avec  douceur. 

Voilà  que  lu  fes  élancée,  ô  âme  Légère  !...  et  qu'à 
moi  tu  t'es  découverte..,  el  tu  as  connu  par 
l'amour  la  vie  réelle!  <>  courbes  de  la  pureté... 
ù  perfection  !...  ô  se  que  crée  la  passion  !... 

6  délices  d'être  à  tes  côtés,  6  tendre  femme!... 
ù  pressentiment  de  la  gloire  que  me  révèlent  la 
seule  confiance  «le  ta  pensée  el  l'espérance  unique 
que  lu  as  mise  en  moi  !...  Voilà  qu'à  cause  de  toi 
je  me  sens  plus  tranquille.:.  <il  saris  effroi  au 
milieu  de  la  haine  tourbillonnante,  je  ne  tremble 

\.\   POUILLE  dans  un  traospori  irrésistible. 

Tu  es  beau, comme  l'est  un  épom  le  joui 
>s  !...  ù  bien-aimé  !  ô  apparition  merveil- 
leuse!... o  toi  qu'aimerail  à  mon  insu  la  portion 
Inconsciente  <le  mou  être  existant,  si  mon  esprit, 
avec  ses  facultés  précises,  avec  ses  aptitudes  les 
plus  élevées,  avec  sa  sensibilité  la  mieux  voj  an  le. 


284      LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

ne  te  rendait  sans  cesse  justice  de  toutes  façons!... 
0  prophète  cher  et  vénérable!...  ô  victorieux!... 
Qu'est-ce  que  tu  pourrais  redouter  de  l'univers?... 
N'es-tu  pas  sûr  de  ton  triomphe,  ô  mon  sauveur?... 
Car  avec  moi  n'as-tu  pas  rendu  à  la  vie  toutes 
sortes  d'êtres,  qui,  comme  moi,  accablés,  inertes, 
étaient  dénués  d'animation,  gisaient  sur  une 
terre  d'ignorance  et  de  ténèbres?...  Et  vois,  ne 
te  célèbrent-elles  pas,  sans  s'en  rendre  compte, 
toutes  ces  créatures  qui  t'entourent  d'une  ronde 
de  joie?... 

LA  FOULE  monotone,  exaltée  de  haine. 
Etripons-les!...  étripons-les!...  A  mort!... 

LE  CHRIST  souriant  et  majestueux. 

Oui,  je  le  sais...  soulevés  par  une  force  mysté- 
rieuse et  invisible,  que  ne  dompte  aucune  volonté. . . 
tous  ces  êtres  misérables,  ils  me  saluent...  Ainsi 
les  sphères,  qui,  dans  l'éther,  ne  se  heurtent 
point...  mais  composent  l'harmonie  céleste  que 
tu  entends...  bondissantes,  environnent  sans  cesse 
le  soleil  saint...  Et  qu'elles  en  aient  conscience 
ou  non...  mues  par  Dieu  même...  elles  lui  rendent 
grâces  d'une  manière  adorable  et  continuelle... 
parce  que  c'est  dans  son  sein  qu'elles  puisent  la 
vie!... 


SEPTIÈME  PARTIE 

Arrivée  a  l'extrémité  de  la  place,  parmi 
l;i  con-tante  menace  de  la  foule,  et  ac< 
pagnée  de  la  danse  de-  femmes,  <|ui  devient 
maintenant   plus   molle   et    plus    fun> 
brusquement  Marie,  connue  si  elle    perce- 
vait le  lieu  du  supplice,  et  elle  le  distu 
en  effet  à  peu  de  distance,   lève  le-   bras 
vers  le    ciel,  jette  -  -ur 

toutes  les  choses,  et  ivec  un  grand 
tremblement  dans  tons  ses  membre-,  elle 
se  met  a  pousser  une  plainte  aiguë,  tandis 
que  la   foule  redouble  et  que  la 

musique  prend  un  accent  lent  et  tragique. 


LA   POULE  avec  une  furie  accrue  subitement. 
A  mort  !...  A  mort  !...  A  morl  !...  A  mort!... 

LA   POUILLE  elle  se  met  à  gémir  d'une  voix  lamentable  et 
jante  comme  -i.  en  pré-enre  «le  la  mort,  elle  regrettait 
soudain  de  quitter  l'existence. 

0  terre!...  ô  nue!...  o  Luisante  <it  accablante 
foudre!...  ô  fruits  !...  ô  Lumières  que  le  venl  rend 
convulsives  !...  Ô  globes!...  ô  toutes  les  choses  de 
L'univers  î... 

LA    P01   M 

\  mort!...  A  mort!...  A  mort  !  A  mort! 

LE  CHRIST  il  s'arrête  également  comme  saisi 
d'un  transport  terrible. 

O  mort!  voici  «loin-  le  moment!...  Considère 


286       LA  TRAGÉDIE  DU  NOUVEAU   CHRIST 

que  je  suis  tranquille  et  sans  terreur  !...  Nuit  !  je 
ne  te  crains  pas,  ô  noir  espace!...  Constellations 
rocheuses,  mises  en  mouvement  par  l'irrésistible 
impulsion  de  la  logique,  je  vais  vous  connaître 
mieux  encore  et  de  plus  près  !...  O  éléments  dont 
se  compose  mon  existence  et  qui  m'avez  fourni, 
chacun,  une  de  mes  forces!...  Terre  nourricière, 
mers  pleines  de  sel,  et  toi,  ôfeu!  principe  moteur, 
substance  qui  pénètre  en  mon  être  et  crée  ma 
vie!...  O  choses  dont  mon  corps  s'est  formé  et  mon 
esprit!...  vous  allez  maintenant  vous  répandre  de 
tous  côtés...  et  disséminées  par  la  mort  qui  désa- 
grège... revenir  à  votre  origine  même  dans  l'uni- 
vers!-.. Ainsi  je  vais  vous  restituer,  ô  saintes 
essences!...  O  lune,  anges  ténébreux  de  l'air,  vent 
et  clarté!  sans  gémir  je  retourne  vers  vous,  et, 
impassible,  je  crie  :  Je  suis  prêt  à  vous  rendre  ce 
que  je  vous  dois...  parce  que  j'ai  fait  ma  tâche, 
comme  vous,  selon  ma  force...  Et  n'ayant  aucune 
inquiétude  sur  la  manière  dont  j'ai  accompli  ma 
mission...  je  garde  ma  foi  première...  fixée  en 
moi  et  douée  de  la  stabilité  de  la  raison...  En 
effet,  je  me  suis  versé  dans  vos  esprits...  ô  hom- 
mes! et  despote  invisible  j'y  habite,  comme  dans 
la  matière  loge  insaisissable  et  certaine  la  loi  de 
vie...  Et  résistant,  vous  ne  m'expulserez  pas  hors 
de  vous-mêmes...  Et  lorsque  les  germes  supé- 
rieurs  que  j'ai   déposés  dans   votre  être  auront 


SEPTIÈME   l'Ali  1  II: 

mûri,  alors  je  L'embarrasserai  bien  <!<■  ma  ; 
sonne. .  Et  je  vous  dominerai  longtemps,  6  races 
vivantes,  parce  qae  mystérieuse  comme  les  vœui 
de  la  nature,  ma  pensée  orientera  la  vôtre  vers  où 
je  vais...  Kl  voilà  pourquoi,  à  présent,  j<i  suis  prêt 
h  abandonner  toutes  les  parcelles  de  ma  puis- 
sance resplendissante...  à  les  rendre  au  vaste 
univers,  à  l«i-  perdre  dans  ton  ombre,  ô  terre  '. 
dans  ton  vide  enflammé,  ô  ciel!...  et  dan-  ton 
tourbillon  profond,  ô  sphère  qui  circules  sans 
ir... 
Eternité  '.... 


(Repri-e  de  la  rc.  Musique 

sourde,  religieuse  et  large.  Le  c<>rt 
remet  en  marche.  Le  Christ  lève  la  tête  et 
regarde  majestueusement  devant  lui.  Il 
prend  Marie  par  la  main  el  la  mène  comme 
une  épouse.  La  danse  lente  et  ardente  des 
femmes  recommence,  s'accélère,  bonditdans 
le  fond  de  la  place  empli--  de  foule.  Le  peuple 

•  des  cris  de  mort,  auxquels  l<  s 
de  la  trompette  <'t  des  tambours  Imposent 
l'harmonie  d'un  rythme  héroïque.  Eosuite 
rideau.) 


-     !..   Muu:nu.r\ 


j 


Extrait  du  Catalogne  de  la  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

à  Ifr.  KO  le  volume 
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University  of  Ottowc 

Dote  due 


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C^SM^UgE  TRAGEDIE  DU 

ACC#  L240900 


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