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BIBLIOTHECA
SAINT-GEORGES DE BOUHELIER
LA TRAGÉDIE
DU
\0HI1I CHRIST
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1001
J
LA TRAGEDIE
Dl
NOUVEAU CHRIST
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La Route noire (roman) 1 volume.
Eglé ou les Concerts champêtres (poème) . .
Les Éléments d'une Renaissance française. .
L'Hiver en méditation —
Discours sur la Mort de Narcisse
La Vie héroïque des aventuriers, des poètes,
des rois et des artisans 2 —
La Résurrection des Dieux 4 —
DIVERS
La Révolution en marche 4 broch.
L'Annonciation 5 —
EN PRÉPARATION
Les Esclaves (drame).
Le Livre des Lois (poème).
Les Métamorphoses de la terre et du soleil (poème).
La Fête de Belleville (roman).
L'Ouragan dans les hauteurs (roman).
Le Printemps des Héros (études).
Charpentier et lavenir de la musique (étude).
Essai sur le théâtre, le drame et l'acteur (étude).
SAINT-GEORGES DE BOUHELIER
LA TRAGEDIE
DU
NOUVEAU CHRIST
Songez que si un père de fami;
vait à quelle heure doit venir le voleur,
il ne manquerait pas de veiller: de même
tenez-vous donc prêts, car à l'heure que
vous ne pensez pas le Fils <le l'Homme
viendra. »
ÉVANGILE SELON BA1H i MATHIEU.
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EU3ÈNE FASQUELLE. ÉOITEUR
I 1 , RUE DE GRENELLE, 1 I
1901
"^wersifas"
A CAMILLE LEMONNIER
a l'écrivain
et au noble ami du naturisme
ce livre est dédié
De B.
rç
r //as r?^
PRÉFACE
Il se peut que certains lecteurs trouvent trop
accentuée et trop forte celte Tragédie du Nou-
veau Christ, qu'ils monlrent de la répugnance
à en accepter l'intrigue, qu'ils se Froissent de
l'hypothèse sur laquelle elle est fondée, qu'ils
témoignent de quelque surprise à voir un Chris!
en haillons, se plaisant dans une société de
prolétaires, qu'ils nient la légitimité d'une
semblable imagination, qu'ils n'en aimenl
d'ailleurs pas l'esprit el qu'ils en repoussent
jusqu'au sentiment. Toutefois, il <i>t un reproche
auquel je dois échapper : c'esl celui d'excès dans
les ternit'-, de prédisposition à la surabop-
6 PREFACE
dance, de complaisance pour les scènes spécia-
lement vulgaires, de recherche d'effets et d'é-
clats voulus. Si mon drame pèche par quelque
chose, il faut admettre que c'est seulement par
l'exagération de ses parties lyriques, par la
ferveur de la pensée et par le développement
trop grand de l'idéal.
On conviendra en effet qu'étant donné le
sujet auquel je m'étais arrêté, il m'aurait été
difficile de le traiter moins violemment que je
n'ai fait. J'aurais pu introduire mon Christ
dans des endroits abominables, lui attribuer
des aventures extrêmement viles et lui prêter
même au besoin, avec des sentiments odieux,
toutes sortes d'expressions dégoûtantes qui
auraient rendu saisissant mon personnage. Mais
je ne l'ai pas voulu.
Ayant conçu le projet de montrer le Christ
revenant parmi nous, au milieu de notre monde
moderne, à notre époque, je ne me suis pas
laissé entraîner à toutes les extrémités aux-
quelles mes prémices pouvaient me conduire.
PRÉFACE T
Infiniment moins hasardeux, plus timide et
plus circonspect que mon sujet, je me sais
abstenu d'un certain nombre de choses qui
auraient excite sûrement toutes les passions.
Il m'aurait été fort loisible de mener par
exemple mon Christ en quelques vulgaires
mauvais lieux où sa présence eût fait scandale
sans d'ailleurs qu'il y eût de raison pour cela.
J'ai châtié expiés la langue de mon Christ. Il
m'eût été pourtant permis de lui taire pronon-
cer des phrases qui eussent sans doute paru
d'un goût populacier, mais que la vraisemblance
aurail légitimées. Enfin, sur tous les points
possibles, je me suis retenu, réduit, atténué,
autant toutefois que mon sujet me permettait
de le faire. Et ce qu'il était susceptible de com-
porter d'inutile, de vain et de superflu, je l'ai
écarté aussitôt, jugeant qu'il élait préférable
de laisser mes idées elles-mêmes dans l'éclat
scabreux de leur nudité.
Il est néanmoins certain que j'aurais pu agir
d'une façon différente, et sans m'arrèler un
S: PREFACE
instant à la pensée d'un Christ qui irait dans
les bouges ou bien qui exposerait ses diverses
paraboles en paroles pleines d'argot, il m'au-
rait été très commode de provoquer le même
scandale par des moyens plus licites. Quelle
aurait été, en effet, la stupéfaction du public si
j'avais seulement transporté dans l'histoire
contemporaine l'existence du Christ ancien !
Avec quelle tranquillité j'aurais pu concevoir et
écrire les actes les plus extravagants, les plus
cyniques, les plus étranges, les plus imprévus
et les plus baroques ! Car qui donc ignore que
le Christ a vécu, autrefois, comme un pauvre
homme des routes, dont la destinée est errante,
triste et confuse ? Est-ce une circonstance in-
connue que le Christ était secouru par des
femmes d'une basse extraction et qui elles-
mêmes menaient une existence galante? Les
évangiles de Luc, de Mathieu ou de Marc tien-
nent-ils le moins du monde secrète la manière
dont il obtenait sa subsistance ? N'était-ce pas
du produit de vols qu'il alimentait constam-
PRÉFACE 9
ment sa compagnie? Enfin sa société elle-même
de quelles créatures méprisables, tout au moins
par leur condition, était-elle faite?
Ces façons de vivre qui maintenant jette-
raient le discrédit sur la personne du Christ,
je n'aurais pas eu la hardiesse de les attribuer
aujourd'hui à ce héros. Transposées dans
le temps moderne, elles auraient paru inju-
rieuses et elles auraient fait jeter les hauts cris.
Aussi me suis-je abstenu de les reproduire
dans ma tragédie; j'avoue avoir manqué d'au-
dace. Le scandale que je prévoyais m'a effrayé.
De peur de surprendre, d'émouvoir et de
paraître excessif, j'ai laissé de côté les évangiles
antiques, je me suis écarté du Christ qui y est
peint, j'ai dû créer de toutes pièces un drame,
avec son commencement, ses péripéties et sa
fin. Il ma fallu sortir de moi mon Christ nou-
veau, tout entier.
Il est incontestable toutefois que si jamais le
Christ revenait sur la terre, par une In pothèse
incroyable et saisissante, il retrouverait les
10 PREFACE
mêmes outrages, les mêmes incompréhensions,
les mêmes sottises, les mêmes horreurs, la
même vie et la même mort que lorsqu'il y
passa, il y a deux mille ans. Car l'état de guerre
qui existe entre tout héros véritable et l'en-
semble des sociétés est toujours aussi doulou-
reux, aussi aigu, aussi flagrant et aussi fort.
Dans tout héros brûle le désir de vaincre le
monde. Voilà pourquoi, quant au Chrisl, il
serait amené aujourd'hui comme autrefois à
recommencer son action d'hostilité, à opposer
sa vérité à nos erreurs, à contrecarrer l'univers,
à le combattre, à anéantir tout l'amas des ini-
quités effroyables de notre temps, à se jeter de
toute sa force contre les dures nécessités de
notre logique, à persuader et à lutter, à vou-
loir rendre toute chose sublime, à en arracher
les parties de corruption, à découvrir son espé-
rance de tous les jours et à se montrer brut,
terrible, actif, violent, car ce sont là les senti-
ments qu'éprouve tout héros absolu dans sa
nature. Le Christ ancien était complètement
PRÉFACE 11
opposé aux hiérarchies. Il avait L'esprit com-
muniste. Il apportait un évangile de destruc-
tion. N'était-il pas un vrai héros? El quel pou-
vait élre son but? Vaincre d'une manière irré-
sistible tout ce qui nuisait à son développement.
Mais d'autre part comment un sage parvient-il
à accroître sa puissance sur la terre? C'est en
perfectionnant autrui, en s'emparanl de sa
pensée, en l'élargissant (Tune manière extrême.
Le Christ avait donc le désir de détruire les
fausses connaissances, de dissiper une fois pour
toutes les fallacieuses nolions morales qui
étaient alors en honneur, — qui aujourd'hui
prospèrent toujours. — parce que l'humanité
est lourde, parce que la petite terre latin
parce qu'elle ne réussit jamais à s'élever liaul.
parce qu'elle est éprise des plus viles réalil
parce qu'elle a en elle un esprit dont la pesan-
teur la ramène sans cesse en basl C'efsl pour-
quoi ce qu'a l'ail le Christ, il aurai! enco
aujourd'hui à l'accomplir. Il aurait à recom-
mencer son entreprise. Il serait excité eu vain k
12 PRÉFACE
répéter comme autrefois son dur labeur. Il
rencontrerait sur sa route autant d'ignorance et
de haine qu'au temps passé. Son travail serait
également triste et en partie tout au moins sans
résultat. Il provoquerait d'affreux malheurs, il
animerait d'une âme guerrière les hommes
inertes, il les contraindrait à gémir et à frémir,
il les exciterait à la haine et à l'amour, il enfle-
rait la terre de larmes et de soupirs. Et en
somme, ce serait encore pour peu de chose. —
C'est pourtant pour ce peu de chose que nous
luttons! — Car nous aussi nous travaillons
dans la mesure de nos moyens, en vue d'un but
qui nous attire autant d'outrages.
Quoi qu'il en soit, j'ai donc écrit celte tra-
gédie en suivant de fort loin l'histoire et sans
même l'imiter jamais, [car j'ai construit ma
pièce, mon héros et sa vie. Mais les événements,
sous d'autres formes, sont à peu près sem-
blables aux épisodes passés. Avec une rigueur
inflexible, sobrement mais rationnellement, il
m'a fallu créer mon Christ, le montrer en oppo-
PREFACE 13
sition avec le monde, heurté par sa toute-puis-
sante masse et l'ébranlant à son tour, s'en allant
d'ailleurs à la mort à travers des chocs de tem-
pête, parmi du sang, de la fumée cl des té-
nèbres, au milieu d'une nuit convulsive et dans
l'horreur d'une infortune épouvantable.
Quant à la méthode employée pour composer
cet ouvrage, elle est empruntée au théâtre. Va-
riée, fertile en antithèses, susceptible d'expri-
mer la vie dans ses états essentiels qui sont
ceux du sentiment, la forme du théâtre me
semble préférable à toutes les autres formes de
l'art. J'en aime, pour ma part, la rapidité, les
élans, les contrastes tragiques et impétueux.
[es appareils qu'elle autorise, les surabondances
de coloration auxquelles elle peut donner lieu.
A l;i fois morale et divertissante, agissant sur
['esprit el la sensualité, prêtant son cadre dé-
coralif aux passe-temps de la dialectique <it
aux faits les plus raie- ei le- plus spirituels,
14 PREFACE
énorme par sa capacité à représenter des mou-
vements de foules bougeantes, intime parce
qu'en réalité son intérêt provient toujours d'un
combat intérieur et tout psychologique, décou-
vrant l'immense univers avec ses globes, sa
foudre, son ombre, ses feux, ses nuées autour
des personnages, la forme du théâtre est la plus
parfaite, la plus pathétique et la plus sociale.
Elle attribue aux héros une vitalité excessive
qui les précipite sans cesser d'un acte à l'autre.
Elle crée des rencontres de pensées à tout mo-
ment. De plus, elle fournit plus qu'aucun autre
art des prétextes de réjouissance, de déploie-
ment de faste et de magnificence. C'est par là
que le théâtre me semble destiné à devenir une
sorte de temple retentissant et satirique dans
lequel seront célébrées les fêtes de l'Homme.
En tout cas, c'est pour cette raison que j'en ai
emprunté la forme pour constituer la Tragédie
du Nouveau Christ.
Avec ses allures d'opéra, dont ce drame pro-
cède d'ailleurs par instants, avec ses représen-
PRÉFACE
talions de multitude, avec ses intervalle- de
danse, avec ses accès de violence décorative,
cette Tragédie du Nouveau Christ étonnera
peut-être tout d'abord les esprits habitués à ne
voir au théâtre que la description d'un conflit
psychologique.
Mais que l'on comprenne à quelle tache le
théâtre doit être destin»', que l'on admette que
sa mission devient de plus en plus sociale et
religieuse, que l'on conçoive qu'il tend sans
avec une ardeur plus précise à remplacer
et à supplanter les offices des cathédrales, et
alors on reconnaîtra la nécessité absolue, pour
lui, de s'adjoindre tous les cléments de la nature,
Ée se mêler de groupes chantants, de se con-
fondre avec les rites dune religion, d'orga-
niser des harmonies, de choisir pour les expri-
mer les <lals de l'homme les plus graves el les
plus forts, de célébrer et de parer, d'offrir un
sacre et une couronne, d'imiter l'ode et le
poème, de faire alterner dans les temps de son
dialogue tantôt l'exaltation des noces, tantôt
16 PRÉFACE
les effusions funèbres, de tomber parfois dans
la farce populacière, de s'élever souvent dans
l'extase la plus auguste, d'être enfin plein d'ac-
cents orgiaques, liturgiques, délicats, polé-
miques et divins. Convaincu, quant à moi, de
cette nécessité, c'est dans cet esprit et selon
mon goût que j'ai écrit la Tragédie du Nouveau
Christ.
Si le théâtre, comme je le crois, doit prendre
de plus en plus des proportions de temple,
il faut tout d'abord que le drame acquière
un caractère religieux. Il est bon qu'il soit
constitué dans un esprit d'exaltation univer-
selle. Il a pour but de remplacer les offices
maintenant périmés des cathédrales. Conforme
à la nouvelle piété de notre époque, revêtant
les pratiques du culte de la beauté, créé afin
de provoquer toutes les impulsions instinctives
du sentiment, susceptible d'agir sur les sens
par le spectacle plastique des plus purs groupes
humains, le drame aspire dès à présent, et sans
que l'on s'en rende encore un compte exact, à
PRÉFACE 17
représenter l'univers dans son intarissable élan ,
dans la mobilité divine de ses aspects, dans la
perfection renouvelée de ses cadences. Et voilà
comment il me semble appelé, en ^'élargissant
et en s'augmentant, à constituer les mythes
nouveaux, à être une parade erotique et reli-
gieuse, à modifier les lois anciennes de la
morale, à instituer des services propres à satis-
faire l'immense besoin de nos esprits. Pour
le peuple et pour les hommes, le théâtre va
devenir bientôt un lieu de communion et de
célébration.
Ayant conçu un drame, formé dans cetle
pensée — un chant mythique — le livre du
héros de ce temps — il m'a fallu l'exécuter à la
manière d'une œuvre de sainte cérémonie, Ten-
combrer de danses mugissante-, y introduire
le chœur terrible des voix tragiques, l'em-
barrasser d'un tourbillon de nuées obscures !
Une tragédie à forme rituelle, c'est là nulle-
ment ce que j'ai écrit. — Et Ton prétendra
néanmoins qu'un tel ouvrage est sacril
18 PREFACE
Mais peu importe ! — En vérité, dans cette fa-
rouche, forte et tumultueuse Tragédie du Nou-
veau Christ, j'ai mis moi aussi mes prières,
mes réclamations, mes cantiques, mes chants
d'amour. Les héros que j'y ai placés, je les ai
chargés des soupirs du monde entier. En longs
cortèges de rogations j'ai poussé toute ma
troupe hagarde, âpre, en haillons, de misé-
rables qui vont sans cesse, parmi la nuit, le
long des routes, à travers l'ombre, errant sans
autre guides que la faim et la douleur, recevant
du vent dans leurs sacs en guise de pain, enflés
de haine et de souffrance à toute minute ! Ce
sont là les personnages saints qui composent
mes nouveaux cortèges de rogations. Et ceux-là,
ils ont froid et se lamentent. Et ils crient, et ils
ont de l'ombre tout autour d'eux. Ils n'espèrent
plus que dans leur force, car ils en ont. Ils
n'attendent rien d'en haut, ils attendent tout
d'en bas. Tels sont dans la réalité les chantres
de mon théâtre sacré, et de mon drame. Et
ainsi j'ai construit mon temple de l'Homme,
PREFACE i''
avec ses offices célébrés par les acteurs pontifi-
caux et véhéments, avec sa règle et sa mé-
thode, avec son faste et son éclat, avec ses
sanglantes messes d'amour, ses rites ter-
restres !
Ce n'est pas, il faut bien le dire, afin d'appli-
quer un système que j'ai composé ce drame.
C'est excité par la passion que m'inspirent les
hommes misérables et douloureux, c'est exalté
par le désir <l»k répondre à ma propre envie el
à la leur, à notre volonté de beauté dans l'uni-
vers. — Dieu me garde d'obéir jamais à un
système dont je n'aie tiré de moi-même tous les
principes! — Kn vérité, pour constituer, orga-
niser, écrire ce drame, il m'a moins été né«
saire de posséder une méthode d'art que de
ressentir cruellement, profondément toute la
lamentable inquiétude de mon esprit et la mé-
lancolie affreuse des autres homm
Convaincu que c'esl notre devoir d'explorer
20 PRÉFA
et de révéler les souffrances perpétuelles de
l'homme, — sa tristesse, son découragement,
ses menaces, ses vicissitudes, sa condition, —
j'ai donc écrit cette Tragédie du Nouveau Christ,
je lui ai attribué la forme d'un drame, comme
je l'ai déjà dit plus haut, parce que son carac-
tère mythique correspondait au cadre sacré du
vrai théâtre. Je lui ai donné un aspect de spec-
tacle, en même temps lyrique et populaire.
Avec cette œuvre, j'ai voulu faire mon drame
dévot, j'ai entrepris d'exécuter une espèce
d'évangile amer et réjouissant, enfin je me suis
mis en tête, en quelque sorte, de composer un
chant de haine et de ferveur, un poème de sen-
sualité et de pensée, une ode de destruction et
de célébration.
Maintenant, que mon Christ, ses disciples,
mes groupes de mendiants et de femmes soient
décriés et critiqués, dans leur esprit, leurs
expressions et leur aspect, je n'en serai pas
surpris, car ils le seraient davantage encore
s'ils étaient réellement vivants et parmi nous.
PREFACE 21
Ils s'attireraient bien d'autres outrages s'ils
avaient une forme positive et incarnée. Us
seraient autrement haïs, attaqués, poursuivi-,
chassés, vilipendés s'ils exposaient eux-mêmes,
et en réalité, leur doctrine en opposition avec
la nôtre. Et le sort qui attend mon Christ ima-
ginaire, ses compagnons fictifs et ses aides
inventés, ce n'est rien auprès de celui que
construiraient à ce héros, dans le cas où il re-
viendrait au milieu d'elles, la plèbe, la popu-
lace et toute la masse des hommes !
Saint-Georges de Bouieijer.
Décembre 1900.
PERSONNAGES
LE CHRIST.
ÉLIE LE FOSSOYEUR )
ZACHARIAN LE CARRIER C™P*8™»
\ du Christ.
MARTIAL LE MAÇON
EUSÈBE.
THOMAS.
LE CABARETIER.
BARNABE.
LE MANCHOT ,
L'AVEUGLE
LE BOULANGER.
LE BOUCHER.
LE PHARMACIEN.
L'ARCHEVÊQUE.
UN IVROGNE.
DES JEUNES GENS.
UN TRAITEUR.
PREMIER VILLAGEOIS.
DEUXIÈME VILLAGEOIS.
TROISIÈME VILLAGEOIS
PERSONNAGES
LE PRÉFET DE POLICE.
UN BOI TIQI 1ER.
UN OUVRIER.
UN BOURGEOIS.
UN CITADIN.
LE DOYEN.
II. NOTAIRE.
LE GREFFIER.
LE BOURREAU.
MARCHANDS EN PLEIN VENT
CRIE! RS DE JOURNAUX.
C IMELOTS.
CHANTRES RELIGIEUX.
PREMIER GAMIN.
DEUXIÈME GAMIN.
TROISIÈME GAMIN.
SOLDATS.
LES GENS DU VILLAGE.
MARIE LA POUILLE.
ARMANDE.
FLORA.
DOROTHÉE.
LÉONIE.
LA MÈRE.
LA JEUNE FILLE MALADE.
NATHALIE.
I A FEMME ESTROPIÉE, mendiante
L'APPRENTIE.
DES OUVRIÈRES DE MODE.
NOÈMIE.
LISE.
DES BOURGEOIS.
24 PERSONNAGES
DES FILLES GALANTES.
DES PAYSANNES.
DES COMMÈRES.
DES FEMMES DU PEUPLE.
Foule, Poètes, Bohèmes, Paysans,
Boutiquières, Enfants, Artisans,^ Musiciens,
Carabins, Procession de Dévots
ET DE DÉVOTES, CORTÈGE DE MAGISTRATS,
Hommes et Femmes du peuple, etc.
La scène se passe de nos jours. Le décor varie avec le
pays dans lequel la pièce est jouée. Il en représente quel-
ques-uns des sites, un hameau, l'intérieur d'une maison,
un carrefour sur un plateau, une ville, une rue de vdlage,
la place du tribunal dans une cité. Les costumes, la figura-
tion sont également empruntés à la contrée où a lieu
le spectacle. Les titres mêmes des personnages peuvent
être aussi différents, celui d'archevêque par exemple, de
prêtre, etc..
LA TRAGÉDIE
DU NOUVEAU CRRIST
PREMIÈRE PARTIE
CEUX QUE CHRIST VEUT RESSUSCITER
La nuit vient de tomber. On découvre un»' place de vil-
lage. Au premier plan, à droite, un cabaret. Assis devant
les tables «jui sont dressées dehors, «les hommes boivent
largement, rudement. Vêtus d'une façon paysanne, ils ont
l'air d'artisans qui, leur tâche accomplie, essayent d'oublier
les tracas du jour en rigolant de n'importe quoi, quand il
leur plaît. Les uns jouent aux caries, avi i j, Les
autres semblent s'entretenir de choses plaisante-. Ils ont
tous le même aspect brut, calme et rugueux. Ils font «les
gestes d'une grandeur forte. Il- «'datent parfois d'un rire
gras et rauque.
Dans le milieu d»' la place, -ous des arbres
épais, des femmes dansenf gravement, d'un pas sûr, au
son d'un violon et d'une flûte qui grincent. Elles ?ont
parmi le boulingrin. Elles ont ane manière étrange d'é?o
Hier, Elles ne Be préoccupent de rien, paraissent ravies,
_ irdenl ni les hommes, ni la tune, ni la nuit.
Au fond, on distingue des maisons, de vagues bâtisses
26 LA. TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
aux toits plats, qui forment la ligne d'horizon. Quelques-unes
sont encore brillantes au moment où se lève la toile. Mais
elles ne tardent pas à s'éteindre. Bientôt on fermera les
fenêtres et on mettra les persiennes.
C'est la fin d'un soir au village, dans la campagne.
(Musique précipitée et tendre. A la ma-
nière dont les femmes mènent leur danse,
il semble qu'elles accomplissent quelque
rite âpre et grave. Elles circulent lentement
sur la place. Par instant, Tune ou l'autre
d'entre elles prend la parole et chante une
sorte de mélopée. Puis, lorsqu'elle cesse,
une autre reprend, et à son tour récite une
strophe d'un ton très simple et très solennel
à la fois.
De temps à autre un des buveurs leur
adresse un quolibet auquel aucune d'elles
ne répond.)
ARM AN DE elle chante.
0 danse! ô démarche par laquelle s'allège tout
l'être! ô rythme qui crée la perfection dans le
mouvement!... ô transport de la ronde rebondis-
sante!...
(Toutes les femmes tournent d'un élan en
même temps vif et désolé, tandis que la mé-
lodie chante et les excite. Parfois elles se
tordent tout à coup dans les convulsions
d'une cadence forte et orgiaque.
Un des hommes attablés regarde, il les
considère d'une façon goguenarde, il les
montre en grommelant du doigt aux autres
buveurs. Alors ils se mettent tous à rire.
Mais les femmes, comme sans rien en-
tendre, continuent de danser parmi la
place.)
PREMIÈRE PARTIE
l'LOli.V elle chante.
Ébranlant la terre de nos rythmes, comme
si les tempes ornées d'un pampre épais el ver!
nous honorions de nos évolutions la nuit ter-
rible voici que nous tourbillonnons avec 1»'
cercle du large éther...
(— <• Hcl nielle- vont tout le
temps nous embêter?... » crie un des hom-
mes. Les autre» font des geste- comme
pour dire qu'eux aussi il- en ont as
qu'ils voudraient bien être tranquilles, etc.
Le- femme- ne - en soutient pas.
DOROTHÉE elle chante.
Les molles et froides lueurs de la Lune palis-
sent le site dont la surface se découpe tout à
coup comme un glacier... Kl parmi les mousses
délicates de l'étendue où blanchit L'atmo-
sphère du soir, des violettes répandent leur par-
fum rempli de grâce el Les romarins scin-
tillent...
(On entend de- voix irrité*
parmi le groupe dei homme- : ■ Ta
vous, les femmes : — Silène, vont
peut->"'tre répliquer, mai- quelqu'un prend
leur parti . On voit un homme -e lever.
Interpeller ses compagnons, on Burprend
«le- fragments de phrases . ■ Bile n'esl pas
-i gaie leur vie habituelle! Pourquoi d
vouirz-vou- qu'elles n\nent pa- de plaisir] •
L'bomme qui parle e-t mu orbe.
28 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
C'est le fossoyeur du pays, on lui donne le
nom d'Élie. Il engage une discussion que
l'on ne peut pas entendre, et pendant la-
quelle la ronde recommence et se poursuit
de plus belle.)
LEONIE elle chante.
Au lieu de pleurer, ah! dansons!... tandis que
nous pouvons encore mouvoir nos pieds selon
les règles de l'harmonie !... Et plutôt que de
geindre sans cesse, réjouissons-nous...
(Ici entre Marie la Pouille, sorte de rô-
deuse de campagne, à l'aspect violent et
triste. Elle va vers le cabaret. On l'accueille
par des plaisanteries. On devine qu'elle y
répond. Alors les hommes, comme s'ils
étaient harassés de la présence de Léonie,
de Dorothée, de Flora et des autres, se
retournent brusquement vers celle-ci en
criant : « Assez! à la fin!... Assez! assez!... »
sur un ton rythmique, et en battant la
mesure à coup de poings sur les tables.
A ce moment le cercle de la ronde se brise,
et les femmes soudain s'arrêtent de danser.
La sourde irritation qui les animait se
développe, s'accroît et éclate.)
A RM AN DE apostrophant les buveurs.
Eh! bien, quoi? Voyons?
FLORA
, Qu'est-ce qui vous rend si hargneux?...
PREMIERE PARTIE M
(D'un air de défi impétueux, elles se por-
tent toutes ensemble ver- le groupe
villageois qui. eo remaillant et en ricanant.
les regardent venir, violentes et arde:.
THOMAS aux femmes d'un air de mauvaise humeur.
Il y a temps pour tout, dites donc ! . . .
eus i: b E
Il fait nuit !...
THOMAS
La Que menace !...
BDSÈBE
Ce n est plus l'instant des farces ni des jeux !...
DOROTHÉE se campant devant eux.
Oui, oui, pour nous !
A II M AN DE de même.
Car quant à vous, qu'est-ce que vous faites
maintenant ?...
LÉONIE de même.
Vous êtes là à godailler!...
FLORA de m
A boire, des choppes et des verres!... Vous
30 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
trouvez que c'est encore l'heure, n'est-ce pas,
vous autres?...
(— « C'est tapé ! hein, qu'en dites-vous?...»
s'exclame Élie le fossoyeur. Et il se tord,
plein de joie, se moquant de ses compa-
gnons. Mais de ceux-ci la colère s'empare
brusquement.)
EUSÈBE aux femmes.
Sacrées bougresses!...
THOMAS
Que les flammes de l'enfer vous engloutis-
sent ! . . .
LÉON IE saisie de fureur.
Examinez-moi ces hommes-là î... Ils n'ont pas
honte!... C'est de cette façon qu'ils nous trai-
tent!...
A RM AN DE montrant Marie la Pouille.
Oui, tandis qu'avec cette traînée!...
(La Ponille, qui assistait à la querelle, ne
s'en était pas mêlée encore. Sous l'outrage
elle se lève soudain, et d'un mouvement
contracté elle se tourne du côté de Flora et
d'Armande.)
LA POUILLE elle s'avance l'air dédaigneux.
Qu'est-ce qu'elles racontent?...
PREMIERE PARTIE 31
A H .M ANDE. a ver véhémence.
Que nous ne sommes pas comme des bêles...
DOROTHÉE
A qui l'on fait seulement porter les fardeaux
lourd
LÉON1 1 :
Ou»' nous en avons assez d'être rançonne'es et
battues...
FLoKA
Que noua te valons, espèce de pouffiasse!...
LA PODILLE d'un ton de déG.
Vous? Vraiment non! par exemple !..
ARMANDE
Elle prend tous nos sous...
LÊOfl M.
Elle bous vole!
FLORA
Elle nous embête à la lin I...
32 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA POUILLE
Et vous! gueulerez-vous tout le temps?... Et
tout cela parce qu'on les laisse, parce qu'on ne
leur fait pas l'amour!...
DOROTHÉE
Avec ça que ça nous plairait d'avoir tes res-
tes!...
FLORA
Et puis attraper tes saletés, ah! non, alors!...
LA POUILLE transportée de rage.
Putains de femmes ! . . .
(Elle est exaspérée. Les autres aussi.
Elles semblent toutes disposées également
à s'affronter. Elles se tiennent sur la défen-
sive, avec des aspects arrogants et inju-
rieux.)
LE FOSSOYEUR inquiet et stupéfait.
Bon ! en voilà une affaire ! . . .
(Ils font mine, lui et les hommes, de vou-
loir s'interposer. Mais la Pouille les repousse
d'une manière rude.)
LA POUILLE impétueusement.
Eh bien! vous autres! laissez-nous faire!... Je
PREMIÈRE PARTIE 33
saurai me défendre toute seule!... Qu'elles me
touchent donc!...
A RM A N I) E aux liomm
Ils n'ont pas honte de laisser outrager leurs
femmes par cette pourrie!
FLORA
Ils regardent sans rien oser dire...
DOROTHÉE
Ils ne bougent pas...
EUSÈBE se désintéressant, aux femme?.
Pourquoi avoz-vous commencé?... Qu'est-ce
qu'elle faisait?... Vous êtes tombées sur elle
comme des chiennes aboyantes!... A présent elle
se défend... Vous n'avez pas peur, je suppose...
il ricane.) Vous et»'- en nombre!...
LA POUILLE
Ha! ha!... Elles <»ut la frousse, regardez-lei
Tas de salopes!... àEusèbe. I lui, oui, dites-leur doue
ce qu'elles sont!... a Amande, Flora, etc. Croyez-
vous que c'était à moi qu'ils auraient flanqué une
volée!... Vous êtes donc folles!...
34 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LÉONIE
Nous te la ficherons bien nous-mêmes. Tu vas
voir ça!...
LA POUILLE
Ils couchent toutes les nuits avec moi!... Ils
m'aiment, pardi!.. . Ils me disentque je suis jolie...
Eh bien! eh bien!... Vous ne paraissez pas con-
tentes... Et puis après...
AR MANDE exaspérée.
Peut-on dire des choses comme celles-là!...
TOUTES LES FEMMES de même.
Gueuse! — Cochonnerie! — Espèce de rien du
tout! — Horreur de fille!
(Gomme des furies, elles se jettent sur la
Pouille, lui crêpent le chignon, la griffent.
On entend des voix éparse», des cris confus.
Un tumulte se produit parmi la place. Les
hommes regardent la scène en se tordant
de rire.)
VOIX DE LA POUILLE dans le pêle-mêle de la cohue.
Ho! ho! malheur!...
FLORA battant la Pouille.
Ah! tu vas voir qui nous sommes...
PREMIERE PARTIE 35
DOROTHÉE
En as-tu assez? on as-tu assez?
EUSÈBE riant et excitant.
Pour faire ce que veut la colère, elles n'ont pas
besoin d'être frappées et houspillées... Elles vont
toutes seules...
THOMAS
Elles en ont une vivacité!... Et elles lui en
flanquent des coups à la Fouille!...
LE FOSSOYEUR qui a pitié.
Au lieu de les exciter, il sérail bien mieux de
les rendre plus calmes... Elles sont insensi
Voyons donc, empêchez-les...
ifondues ensemble, s'agiippaut les
une» les autre-, la Pouille et les autres
femmes forment comme une agglomération
indivisible. On les voit bouger constam-
ment sans néanmoins >e séparer. El!
transportent d'un endroit à un autre comme
une seule masse. — Le fossoyeur s'avance
c le désir d'intervenir, «le lies contenir.
M i- la Pouille, haletante et violacée, par-
\ irnt justement à t.
LA POUILLE brutale.
Je ne vous redoute pas, Baies lâches!... Vous
36 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
êtes des traînées, toutes, tant que vous êtes... Je
vous connais bien, allez!... Ils m'en ont trop dit-
sur votre compte... Oh! oui, alors!...
(Elle éclate d'un rire sauvage, mais au
même moment, les femmes la bousculent,
lui tombent dessus. On distingue des :
« Aïe!... aïe!... J'ai mal... » Le fossoyeur et
les autres veulent s'interposer, ils sont
frappés, entourés, et en se disputant et
hurlant, tous sont entraînés dans le fond
de la scène, du côté de la rue et des mai-
sons.)
VOIX MÊLÉES DE LA POUILLE, DES HOMMES,
DES FEMMES
Crapules! — Brutes! — Bon, bon! Bouchons-
là! — Approche donc un peu que je voie! — Ils
vont nous battre, à présent! — Séparons-les!
séparons-les ! Ho là là ! c'est épouvantable ! —
Tiens! tiens! Attrape!...
(Devant le tohu-bohu produit par ces vo-
ciférations, ces piétinements de la foule,
les habitants de la place sortent de leur
sommeil. Des lumières passent derrière les
vitres. On voit des gens tout effarés tirer
leur persiennes, ouvrir leur croisées, des
bourgeois, des femmes en bonnet de nuit, etc.
Tous se penchent par les feuêtres pour dé-
couvrir la raison du tumulte, qui a lieu en
bas au pied des maisons, confusément dans
la nuit.)
PREMIERE PARTIE
BOURGEOIS ET BOURGEOISES, aux fenêtres.
Quel tintamarre ils font par là ! —Quoi! qu'esl-
cc qui se passe? — An secours! ■ — Ce doit être
un assassinat! — Non! une querelle de gens
saouls! — Ile là! allez-vous vous taire? — Us
nous empêchent de dormir! — Ce sont des ivro-
gnes. — Donnons-leur à boire. — En voilà un
charivari! Et à cette heure, quel scandale !
(<>n jette des pot» d'urine sur la foule.
Des gen» crient : -« Cochons: vous allez voir
ça! » On ferme vivement les croisée-
groupe de3 gens se battant est entraîné
encore plus avant dans la rue. On entend
ilr- exclamations, des rameurs vagues :
Nom de Diou ! lin', haï! Hélas!... ■ Le
bruit se perd dans la ruelle du f
C'est pendant cette scène que le Christ
entre avec Martial et Zachariao, -es compa-
gnons. Ils viennent par la gauche en cau-
sant. Il- -ont vêtus comme les cnemineaux
des grandes route-. Il- parai— ont las. II-
aperçoivent la foule qui se bat; il» -arrê-
tent surpris d'abord <'t un peu inquiets,
puis poursuivent leur chemin sans inter-
rompre leur entretien el vont vers l'endroit
de la place où se trouvent les tables d
tées.
Personne ne les voil arriver, sauf le e a-
baretier. qui I.-- inspecte, - in- en avoir
l'air, «l'un œil soupçonneux.
LE CHRIST en savançant doucement.
Oui. Zacharian, lu as raison, n. »u» sommes
38 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
leurs ennemis à eux tous, comme la logique est
contraire à la fausse pensée... Et tendus contre
eux par la force de la raison, ils nous sentent dis-
posés à les détruire, c'est-à dire à les réformer, et
ils nous craignent... Ils nous haïssent d'instinct,
sans doute... Ne leur sommes-nous pas opposés
comme la sagesse?... Ne considèrent-ils pas en
nous la justice posée devant eux avec l'impla-
cable évidence d'une chose réelle? Hélas! ce sont
eux qu'il faut plaindre, les malheureux!...
ZACHAR1AN
Seigneur, quelle misère est la nôtre, à nous qui
ne sommes rassemblés que par l'amour, et qui
ne rencontrons partout que de la haine!...
LE CHRIST l'air souriant.
Sans doute, sans doute, mais cependant soyez
tranquilles... car le monde ne peut vivre long-
temps dans le désordre... Les hommes viendront
à nous un'jour... Certes, maintenant, ils forment
le poids lourd, mais je les remuerai malgré leur
masse... Il y a quelque chose en eux qui aspire
aux saintes harmonies de la passion... Et, après
tout, sont-ils plus énormes que l'éther qui roule
sur moi, que je porte sans difficulté, et qu'à chacun
de mes mouvements, je fais bouger d'un bout à
PREMIERE PARTIE
l'autre de l'univers?... Eh bien, je les ébranlerai
tous sans plus d'effort...
(Tout en causant, ils se sont dirig<
l'une des tables du cabaret. A peini
sont-ils assis que l'on voit revenir la Pouille.
luisante de joie et toute déchirée, avec un
groupe d'hommes chantant, lmi-, héris
II- -e tiennent par les bras et s'avancent
d'un pa> joyeux, ivre et lourd.
LA POUILLE secouée d'un gros rire.
Ah! ali! elles m'ont cogné dessus, mais ce n'est
rien. . . Elles en ont reçu une trempée ! Elles n'iront
pas s'en vanter...
EU S Kl! i;
Oui, c'est bien sûr!...
LA POUILLE avec gaieté.
Et maintenant, il est temps de rire!... Amu-
sons-nous!
T II O M A -
( >h ! pour une fois!... En vérité, on le peut bien !...
LA POUILLE d'un air mystérieux
Je vais vous chanter une petite chanson :
D'une v<>ix éraillée et copieuse,
met en effet à chanter très baut.
Qu'il fienne l'aman!
Qui fait mon tourment !
40 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
Dans la nuil,
C'est lui
Que toujours j'attends!...
Hein! est-ce joli ce que je vous récite? Conve-
nez-en!... (Apercevant le Christ et ses compagnons, elle
change tout à coup de ton.) Tiens! qu'est-ce que c'est
que ces gens-là?...
(Elle s'arrête surprise, étonnée, se tourne
vers Eusèbe et les autres, leur montre les
nouveaux venus.)
LE FOSSOYEUR bas.
En effet, les connaissez-vous? Ils ne doivent pas
être du pays, à mon avis...
THOMAS de même.
Ils viennent d'arriver très probablement...
LA POUILLE de même.
' Nom de nom! quelle mine ils ont! Oh là là!
regardez-les!...
LE FOSSOYEUR riant.
Ne te moque pas d'eux, Marie... Peut-être est-il
devant toi (il la parodie) « cet amant que tu at-
tends... »
PREMIÈRE PARTIE il
LA POUILLE déclamant par dérision.
Il est là, je ris;
Je n'ai plus d'ennui.
Et toute pâmée...
Ali! bien non, alors! Ils paraissent trop tristes.
Et puis, vrai, ils n'ont pas l'air riclx-. les mal-
heureux...
Elle éclate de rire. Ils vont s'attabler
tous ensemble en faisant de- geste* gros-
siers entre eux. Il y a un moment de
silence. Les compagnons et le Christ
paraissent méditatifs. Le cabaretier - ap-
proche de la Pouille, d'Élie et de- autres,
qui commencent à examiner plu- attenti-
vement les nouveaux venus.)
LE FOSSOYEUR d'un ton gouailleur et désiguant
les étrangers.
Il est indubitable qu'ils paraissent plutôt pau-
vres, et de plus sans gaité aucune... El ils sont
certainement (railleurs. Car, moi, je ae les con-
nais pas, et cependant, il n'en est guère, vous
comprenez... Ayant l'habitude d'inspecter Ions
ceux d'ici pour voir s'ils sont en maladie ou bien
portants...
EUSÈBE ET LES Al II; ES vivement.
Sans doute, sans doute...
I. \ POUILLE, elle regarde à SOD tour.
Oui, oui, tu as raison, le fossoyeur!... Ils on
peuvent Être ni du pays, ni des environs, c'csl
42 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
bien sûr, ... je les aurais vus un jour ou un autre !
Tandis que j'ignore complètement...
EUSÈBE rigolant.
Oh! oh! alors!... si c'est toi-même qui nous
l'affirmes... Nous sommes tranquilles... Mais d'où
diable peuvent-ils venir?... Il y a quelque chose
d'étrange dans ces gens-là!...
LE CABARETIER
Oui, il me semble à moi aussi, comme vous le
dites, qu'il y a quelque chose d'étrange dans ces
gens-là. Ils doivent venir de loin, puisque leurs
bâtons sont usés, et ils portent de vieux sacs de
toile qui paraissent vides... Quoi qu'il en soit, ils
n'ont pas des mines bienveillantes et agréables...
EUSÈBE soudain inquiet.
En effet, est-ce qu'on sait jamais!...
THOMAS
Que font-ils maintenant par ici,... à cette épo-
que de la saison, par une telle nuit?...
LE FOSSOYEUR
Bah! ils font comme vous et moi-même... Ils
PJŒHJÈRE PAIiTIE
vivent le mieux qu'ils peuvent, sans doute... Ils
essaient de jouir de leur force en attendant . . I la !
ha!... lia: haï...
Il rit.
EUSÈBE ET LES AUTRES
-t qu'ils ont l'air Lien fatigués, bien misé-
rable-...
Li: CAlîAHKTI Kl! avec violence. 1
Eh bien, en ce ca^, qu'ils aillent donc pins
loin! Qu'ai -je besoin d'abriter des vagabond»
comme eux! Kst-ce mon métier d'accueillir des
mendiants de cette espèce?... Par cette soirée
sinistre et noire, où court le vent, pourquoi rù-
dent-ils de celle manière sur les chemins?... Ah!
certes, ce n'est pas ma coutume de refuser des
aliments, un domicile el de l'alcool aux gens quj
passent, mais ceux-là onl de telles figures!... Bien
des fois, j'ai ouvert ma porte à toutes sortes de
pauvres colporteurs, de marchands, d'ouvriers
nomade-, et jamais, je puis bien le dire, je ne me
Buis snquifi soit de leur nom. soii de la latitude
BOUS laquelle il< vivaient, suit île quelle emiliee
ils venaient, soit d'autre chose. ~ Cependant, a.i
leur» airs mornjes, ceux-ci m'inquiètent...
44 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE FOSSOYEUR
Ce que vous dites là est bien juste, mais avec
nous tous qui vous entourons, il ne peut exister
pour vous aucun danger...
LA POUILLE
Que voulez-vous qu'il vous arrive? Voyons!
voyons!... Ah! j'en ai vu bien d'autres, je vous
l'affirme . Et est-ce que j'ai jamais eu peur? Et
vous, alors?... Je vais leur poser des questions,
vous allez voir... Et puis, s'ils nous cachent quel-
que chose, je le saurai, parce qu'à moi, vous com-
prenez bien, personne ne ment!...
LE FOSSOYEUR, EUSÈBE, etc.
C'est ça, va leur parler, Marie... On rigolera.
(Marie se lève. Attente et curiosité des
buveurs, qui suivent le manège de Marie,
Marie se dirige vers le Christ d'un air
jovial et assuré. Elle les salue et leur sou-
rit en s'avançant près d'eux.)
LA POUILLE
Bonne nuit, vous autres, je vous donne le
salut! — Vous n'êtes pas honnêtes, camarades! —
Hé! hé! dites donc, voulez-vous me permettre de
m'asseoir près de vous?...
PREMIÈRE l» A UTIL:
MA KTIAL
Parbleu! parbleu!... D'ailleurs, tu en as grand»'
envie, n'est-il pas vrai?...
LA POUILLE en B'asseyant.
haine! je voudrais faire connaissance... Vous
comprenez, ce n'est pas tous les jours que passent
dans ces parages des personnages comme vous.
MARTIAL souriant.
En vérité, paraissons-nous si singuliers?
LA POUILLE
Qu'est-ce que vous faites dans ce pays? Est-ce
que vous le trouvez joli? Il n'est pas beau!... Il
doit vous paraître bien horrible et bien Lugubre.
ZAGHAR1 W
Les autres parties de L'univers sont-elles moins
tristes? Et celle-ci est-elle doue l'objet d'un.'
désolation plus extrême et plus constante?...
Vraiment, nous ne supposions pas...
I. \ Pp! M. M.
Obi mon Dieu, on ne s'y plali guère à L'ordi-
4.
46 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
naire!... Vous ne voulez pas me faire du chagrin.
Mais quoi que vous puissiez me dire, et bien que
j'aie peu voyagé, pourtant, allez, je sais bien qu'il
doit exister, dans l'un des hémisphères du
monde, peut-être très loin, mais quelque part
assurément, un endroit de bonheur et de repos...
Car ce ne serait pas la peine de vivre comme on
le fait chez nous si aucun être ne pouvait con-
naître de la joie un peu au moins, et ici nous n'en
avons pas... ça, c'est certain...
ZACHARIAN
Vous n'êtes donc pas si gaie qu'on aurait pu le
croire, à vous voir tout à l'heure, chantant,
dansant...
LA POUILLE
Il faut bien rire de temps à autre... et puis,
qu'est-ce que nous ferions donc si nous pensions
continuellement à tous les malheurs qui nous sui-
vent, qui constamment sont à nos trousses, qui
nous harcèlent?... Vous-mêmes, ne les chassez-
vous pas de votre esprit? Car, vous aussi, à votre
aspect, on devine que vous n'êtes pas gais, hein,
camarades?... Ce doit être une chose lamentable
que votre vie. Et, d'ailleurs, personne n'est heu-
reux. C'est mon avis... Oui, au milieu de nos
PREMIÈRE PAKTIE i:
Réserves, dans nos greniers, il y a un vu-.' plein
de larmes dont il nous faut vider la coup»' et le
contenu... N'est-ce pas vrai, ce que j<- dis ta, les
compagnons?
ZACHARIAN
Oui, oui, vous exprimez des choses profondes,
et la vérité est visible dans vos paroles... Nous
aussi, comme vous l'avez dit, nous sommes
démunis de bonheur et misérables. Mais ce n'est
pas d'être pauvres qui nous afflige si fort...
Ils tombent tous dan< une méditatioû
profonde. Au début de cette conversation,
les gens du village n'avaient cessé de
ricauer. Petit à petit, le fossoyeur s'est
détaché de leur groupe et a écouté
un intérêt grandissant A la lin. il se trouve
debout près des compagnons et il inter-
vient. La Fouille est. «die aussi, devenue
ieuse et presque triste.
L E POSSOY E I R avec une dureté ^rave.
Non-, ce qui nous rend malheureux, c*esl (Tertre
réduis à vivre ici sm> jamais voir autre chose
que cet horizon vert, cette terré humide et la
rivière pleine de p £6601*6. . . VOUS, -ans iloiite, VOUS
désolés parce oue vous ne parvenez pas à
vottfi établir nulle part... Car vous êtes contraints
à aller d'ici à là, toujours ailleurs, à ce qu'il
48 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
semble, puisque vous passez par ici où personne
ne connaît même votre nom... Quelle diable de
profession exercez-vous?
(Silence. Les compagnons vont répondre,
mais le Christ, à son tour, sort de sa
rêverie.)
LE CHRIST d'un ton enjoué.
Un singulier métier, je vous le dis, et qui n'est
pas semblable au vôtre et qui lui est même con-
traire, parce que nous défaisons ce que vous
faites...
LE FOSSOYEUR riant.
C'est une énigme que vous me proposez? Elle
est obscure... Pour une fois que vous nous parlez,
eh bien, vraiment, c'est réussi, oui, tout à fait!...
Yous voulez vous moquer de moi. Car, quelle
connaissance avez-vous à mon sujet?... Savez-
vousquel est mon emploi?... Alors, dites-donc?...
Qu'est que tout cela signifie, en vérité?
LE CHRIST
En vérité, cela signifie réellement une chose
sérieuse... Mais vous ne me comprenez pas. Et
dans quel but chercherais-je à vous découvrir ce
que je pense?... Faites votre travail comme na-
PREMIÈRE PARTIE
guère, et. pour nous, laissez-nous dans le repos.
Que vous importe que nous soyons ceci ou bien
cela?... Vous êtes un malheureux et moi aussi...
Si je cherchais à vous révéler tout entière- les
choses réelles, et votre ennui, et vos mélancolies,
et les désirs dont vous ne vous rendez pas compte,
vous me haïriez trop bientôt, ou bien vous fré-
miriez, et tout à coup, vous ne voudriez plus
m'abandonner!... Mais restons chacun dans la
p;iix et continuons à nous ignorer complètement
comme autrefois. Tout à l'heure nous repartirons,
et vous, avec des cris violents, vous me poursui-
vrez de ce lieu sur le chemin... Oui, pourquoi
vous dirais- je ce que nous sommes? Si je vous
donnais sur nous-mêmes quelques notions, quelle
sorte d'usage en feriez-vous? Comment vous en
serviriez-vous? A quel emploi les destiner h-/. -
vous? Je vous le demande?... Nous sommes des
gens qui allons d'un bout de la terre à l'autre
bout... Et afin de vous renseigner, que pourrais-je
ajouter de plus? Rien, rien du tout...
LA POUILLE déjà émue.
Oh! je comprends maintenant ce qu'il veul
dire... Vous êtes probablement des chemineaux?
El vuiis vous louez pour une semaine OU DOUT un
mois, à des fermiers qui ont du travail dans les
50 LA TRAGÉDIE BU NOUVEAU CHRIST
champs ou bien à dos entrepreneurs, ou bien à
d'autres... Vous menez une vie de hasard, selon
les temps... Tantôt au nord, tantôt au sud, vous
changez de pays avec les jours... N'est-ce pas là
votre occupation, avouez-le moi?...
LE CHRIST
Elle dit vrai. Oui, c'est bien celte chose que nous
faisons... Nous sommes les ouvriers bons à toutes
les tâches, et non pas seulement à celles-ci, mais
à beaucoup d'autres encore... Et en effet, au
hasard de la vie et de l'époque, nous cheminons
vers telle ou telle latitude. . . Nous ne nous apparte-
nons pas, entendez-vous !... Il n'est personne qui
ne puisse nous utiliser pour quelque ouvrage...
Et ainsi nous aidons les hommes dans les pays...
LA POUILLE avec une pitié attendrie.
Est-ce depuis une longue période d'ans que
vous menez cette existence humble et errante?...
et que vous n'avez pas de domicile? même pas
une grange avec une botte de paille aiguë?... et
que vous avez tout quitté et tout laissé?... et
que vous êtes des étrangers là et ailleurs?... et que
vous n'êtes nulle part chez vous, allant d'une
partie de la terre à celle qui en est le plus éloi-
gnée?... et que vous n'avez plus d'amis, plus de
PRKMIKUi: PARTIE Si
patrie, plus de parenla, plus rien au monde?...
F : 1 1 e B'arrêtfl dans un état d'émotion in-
tense. Elle considère le <;hiist el SM com-
pagnons avec une tri>te--e pleine de com-
passion. Tous wml émas, Bauf les buveur-
du fond, qui ricanent.
LE CHIUST
En effet, voilà l)icn longtemps que nous allons...
Et nous en avons vu des terres dans lesquelles,
malgré toute leur étendue, nous n'avons pas
trouvé un gîte pour nous... E1 il en est passé
beaucoup d'hommes près de nous, dont pas un
seul ne nous a secourus, parmi lesquels il ne
s'en esl pas tevé un avec un air de bienveillance
et d'amitié... El voilà des temps et des temps que
nous marchons...
Là POUILLB
Oh! comme je vous plains, malheureux!... El
moi qui me croyais si misérable !... Mais vous, que
vous êtes dans la peine el la douleur!... D'ail Feurs,
rien qu'à voir votre aspect, il faul bien toui de
suite comprendre voire affliction... Voiei. qu'à
ni. je me trouve comblée de joies !... Quoi !
vous êtes démunis de tout au monde?...
LE CHRIST dan- HO grand élan fraternel.
Je vais te dire, Marie, écoute-moi bien : non-
o2 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
ne sommes pas si pauvres que nous le paraissons.
Car, en somme, nous avons assez pour subsister,
et, puisque cela peut suffire, soyons contents...
Mais, en outre, nous sommes possesseurs de biens
précieux...
LA POUILLE étonnée.
Je vous écoute,... mais je ne comprends pas ce
vous dites...
LE CHRIST souriant.
N'est-ce pas une possession d'un prix inesti-
mable que celle d'une sagesse suffisante pour
vivre en paix?.,. Beaucoup qui ont acquis des
terres d'un vaste espace ne régnent pourtant pas
sur leur corps dont l'étendue est néanmoins^ si
limitée !... Et dans ce cas combien ils sont moins
riches que nous!... Yoilà ce qui fait notre joie,
entendez- VOUS?... (Il se tourne ici vers Marie, avec une
passion subite.) 0 Marie ! ô chère et sainte femme !
ô mon amie ! Je me découvre à vous sans restric-
tion ; et je me laisse aller à vous parler; et vous
êtes savante à présent parce que je me suis révélé
en votre présence!...
EUSÈBE aux autres buveurs.
Eh bien, voyons ! est-ce que vous saisissez, vous
autres?...
PREMIÈRE PARTIE H
I Il u MA S -e tordant de rire.
Bel... fié:... allons!... il veut se moquer do la
Pouille, c'estbien certain !...
(Ils s'esclaffent d un air énorme. La l'auille
semble interdite et regarde le Christ. Le
Christ se lève brusquement et avec tris-
tesse.]
1.1. c. Il lilsï d'un ton sévère.
Pourquoi voulez-vous que je fasse de cette
femme ma dérision? ... Pensez-vous que je la
suppose inférieure à vous ou à moi, ou à quoique
autre?... .le ne sais quelle idée vous vous faites
d'elle, mais moi, je la trouve tristement e( douce-
ment bel!<\.. Cette malheureuse, avec sa face
blanche d'amertume, ses traits que creusent des
tannes salées, son pauvre corps, elle m'inspire
une vénération extrêmement pure... Kt je l'appelle
du nom de sœur, et je lui dis : « Vous m'êtes
précieuse, ma douce .Marie », et je me sens ému
au fond de rame quand je conçois, ne fût-ce que
pendant une minute, huiles ses actions... Ohl
lorsqu'elle court sous l'averse fumeuse et mobile,
parmi les routes, à la recherche de ce maître
inconnu qu'elle ne voit point, mais que tout de
même elle attend à son insu... et lorsqu'elle se
lamente après l'amour... et lorsque, pour vous
54 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
rendre heureux, elle souffre et geint, étant pleine
de douleur et de colère dans l'instant où vous, au
contraire, êtes jubilants... alors je la trouve admi-
rable, je vous le dis...
(La Pouille, pendant ce discours, d'abord
surprise, puis touchée, et enfin au comble
de l'exaltation, s'est jetée aux pieds du
Christ dans une attitude de reconnaissance
excessive. Le fossoyeur paraît rêver. Les
compagnons écoutent d'un air passionné.
Les gens du village font des gestes de mo-
querie à l'adresse du Christ et de Marie.)
THOMAS d'un air entendu.
Bon! bon... je vous comprends maintenant...
C'est votre façon à vous de vous payer une femme. . .
(il rit largement.) Avec des mots vous faites le géné-
reux...
(Les compagnons se dressent, le poing
tendu, comme pour se jeter sur Thomas.)
MARTIAL, ZACHARIAN furieux.
Chiens que vous êtes ! — Charognes!...
THOMAS, EUSÈBE, etc., gouailleurs.
Venez-y donc, vagabonds infectés de poux !
— Avons-nous besoin de vous par ici? — Qu'est-
ce que vous êtes ? Des hommes que la misère rend
enragés !.*...
P-R&MIÈRE l'AHTIE
(Ils sont prêts à bondir. Ils menacent
les compagnons, dont le Christ arrête la
colère par un geste.;
I.K CHRIST immobile et rude.
Vous proférez des paroles outrageantes, niai-
peu importent vos affronts!... Vous voudriez vous
jeter contre nous avec violence comme des piques
aux extrémités d'airain aigu... Vous ries des ma-
chines capables, au moindre choc, de nous
heurter... Et vous oies des formes de la guerre
aux traits perçants... Réservez donc tout»'-
ces tempétueuses véhémences pour d'autres que
nou>.'...
L B FOSSO X E L R avec gravité aux gens du village.
Oui... oui, c'est là la vérité ! Qu'avez-vous
donc?... Ne croyez -v«»u> pas que ces hommes sont
avec nous?... Ho! ne comprenez-vous rien à ce
qu'il- di-eul ?..,
1.1 ski: E haussant les épaules.
Qs oe parlent tous que par périodes obscures
Ils prononcent des paroles épaisses...
Thomas et les antres font des m
ment- d'approbation et Us laissent enten-
dre <in«' le c.tiri-t et Bas cou sont
Ses hommes insensée, stnpides.
56 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST animé dune tristesse violente.
Vous vous hérissez contre nous avec des aspects
opposés et implacables, comme si la même fatalité
ne nous accablait pas d'ailleurs tous également !...
Ne sommes-nous pas semblables par l'infortune
pourtant?... Vous et nous, ne souffrons -no us
pas des mêmes douleurs ?... Ahî certes, si vous
ne posiez pas sur vous un masque épais, comme
on le fait pendant l'époque du carnaval, ne serait-
ce pas une chose visible que nous avons tous à
subir des maux égaux?... Lorsque vous vous mo-
quez d'un homme parce qu'il est triste, ou misé-
rable, ou mal vêtu, dites-vous bien qu'il peut, s'il
le veut, vous prendre à partie au sujet d'une chose
semblable?... Car, chacun, nous avons notre lot,
croyez-le bien... Et vous qui outragez le monde
d'injures amères, vous êtes tous, dans le fond de
l'âme, aussi épouvantablement lugubres que tous
les autres?... Et vous traînez une existence obs-
cure et morne avec la fatigue des années que vous
portez... Vous vivez sur un coin de terre, qui
semble du haut de l'infini d'une étendue encore
moins grande qu'un grain de sable, comme des
insectes qui sautent sous l'herbe, et qui n'ont
jamais découvert la lueur du jour... Ainsi dans la
monotonie la plus aride,, à refaire chaque jour les
mêmes pas et les mêmes œuvres, avec un esprit
PREMIÈRE PARTIE
comparable et accablé, voua passez lamenlable-
menl votre existence... Les uns qui bàtissenl des
maisons avec des pierres, les autres qui équarris-
sent du bois et taillent des planches, et les autres
quipèchenl des poissons d.-m- la rivière, tous agis-
sent [d'une manière constante pour tuer le temps,
pour oublier leur vie intime, pour obscurcir le
plus possible leur conscience vaine... Et voilà com-
ment vous vivez, ô malheureux ! Faibles êtres sans
aucun esprit ! dénués de toul ! inhabitués à la lu-
mière de r univers ! incapahles de soutenir la vue
globes pendant- et inerte-! ayant, sou- Les
yeux, l'effroi stupide de tout ce qui passe devant
vous, à toute minute, avec un bruit de roue
énorme brovant Tel lier !...
Uo ! ho! qu'est-ce qu'il dii là cel homme?...
Qu'est-ce qu'il dit là?...
LE CHRIST dont L'exaltation augmente.
Au lieu de vouloir vous soutenir les uns les au-
tres, pourquoi au contraire cherchez-vous à em-
piéter sur la durée, sur la puissance et sur l'es-
pril de vos voisins?... Comme des hommes qui.
ayant à eux un lopin «le terre Limoneuse,
parent par tous les moyens des bouts de sol I i mi
o8 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
trophes, vous vous dérobez mutuellement vos
biens, vous ne demeurez pas dans vos domaines...
Vous ne les connaissez pas et vous n'avez pas
conscience de vous-mêmes... Cependant ne de-
vriez-vous pas faire tous vos efforts afin de
rendre belle et fertile votre vie propre? N'êtes-
vous pas assez occupés à vous accroître par ]a na-
turelle expansion de votre esprit sans encore em-
ployer votre temps à nuire aux autres?... Ne
serait-il pas suffisant de vous maintenir en har-
monie dans l'univers?... Etn'a-t-on pas assez de
mal à résister continuellement à la seule attrac-
tion du vide qui voudrait bien nous attirer hors
de ce monde?... ou bien au désir qu'a la terre de
nous faire perdre notre équilibre et de nous ré-
duire à tomber dans les ténèbres?... Ah! n'est-il
donc pas difficile, avant toute chose, de demeurer
debout et droit au milieu des métamorphoses de
la nature, au centre des temps, et parmi la marée
horrible des phénomènes?... N'est-ce pas là un
travail assez énorme et qui peut déjà nous coûter
beaucoup de peine?...
LE FOSSOYEUR avec une sorte d'épouvante sacrée.
Oui, oui, sans doute... c'est une chose dure et
difficile que d'exister!...
(Il a quelque chose de terrible. Il consi-
dère tour à tour le Christ, les comragnons
PREMIÈRE PARI II:
et Marie. A--is devant «Je- tabler, l.uvant
et écoutant, Eusèbe et les autres hommes
du village paraissent dans la stupéfaction,
et de temps à autre on le- voit faire des
gestes d'impatience, et île mo<pa
comme de hocher la tête, de montrer Marie
accablée aux pied- du Christ, et le fos-
<ur... A la fin ils interrompent d'un
accent moitié convaincu, moitié ironique.
Il -ÈBE
Bon ! bon ! il ne faut pas nous nuire les uns aux
autres... Mais quoi? nous le savons bien!... El
puis, qu'il nous laisse tranquilles, cet homme-là,
avec ses paroles qui agitent sa barbe aident.'...
LE CHRIST surexcité par la fureur de -a peni
Quoi! vous esl-il possible de dire que vous
vous contentez de vivre comme vous le lait
et que vous n'êtes préoccupés par rien au monde?...
et (|ue vous «Mes très satisfaits lorsque vous avez
mis une pierre sur une autre pierre, élabii que de
deux auxquels on ajoute deux... Non! non!
jamais !...
i: i M.r.i:
Qu'on bous mute la paix avec imite-
choses!. ~. Nous sommes là. Nous désirons fchre
dan- le rep«>-... N'est-ce pas vota avis à «dus
autres?...
60 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
THOMAS violemment.
Oui, oui, parbleu!... Inutile de nous harceler
avec des idées d'un autre monde!... Allons! al-
lons !
(Ils font mine de vouloir boire sans en
écouter davantage et ils parlent entre eux
en riant fortement.)
LE CHRIST de plus en plus exalté.
A votre insu peut-être, mais d'une manière as-
surée, sachez-le, vous êtes attirés par une force
obscure vers les choses qui pour vous sont in-
visibles... Je vous le dis afin que vous preniez
conscience de votre vie... Comme la lune pompe
les eaux, et dans le ciel en nuages épais et amers
arrête leur masse, l'esprit mystérieux de l'espace
élève constamment vos pensées à sa hauteur...
Oui, ainsi au delà du monde des apparences se
haussent les cercles légers de vos méditations, et
vous demandez à connaître la vérité !... Vous êtes
pesants mais seulement par la force de la physi-
que. . . Car pour votre âme elle est gracieuse et déli-
cate!... Quelles raisons vous excitent sans cesse* à
nier ces choses? Pourquoi ne les avouez-vous pas?
En ressentez-vous de la honte? Est-ce donc possi-
ble!... Quoi ! n'êtes-vous qu'un bloc fait de boue,
et animé, capable de se tenir debout tout en se
balançant et en bougeant, mais en aucune sorte
PREMIERE PARTIE 6J
susceptible «le perfectionner son action ei sa
figure ' . Vous êtes lendus par une aspiration
Inexprimable... Gomme une plante perce la croûte
du sol pour voir le jour, vous sortez hors des
sphères grossières de l'existence afin de recon-
naître enfin l'astre idéal!... Vous ne supportez
qu'avec peine l'imposition retentissante des élé-
ments, et de toutes les choses mystérieuses qui
roulent là-haut, et dont l'incessant tourbillon
donne le vertige !... C'est pourquoi, je vous le de-
mande en ce moment : pourquoi, quand je vous
parle ainsi, exhalez-vous des outrages toujours
renouvelés et belliqueux?... Quelle sorte «le mal
vous ai -je la il 2 En quelle façon puis-je VOUS pa-
raître trouhle et obscur? Et comment vous y 'pre-
nez-vous alin de me considérer comme votre en-
nemi
Silence. Marie, agenouillée, montre un
Usage dont la passion secoue les traits
avec violence. Elle ^'approche du Christ et
semble en adoratii-n d vaut lui. Les com-
pagnons regardent alternativement le
Chri-t puis les gêna du village, qui font sem-
blant d<- jouer aux cartes Bans se préoccu-
per de rien d'autre. Le fossoyeur tend le>
bras vers le Christ avec une exaltation
effarée. Le Christ est bou été d'amour.
On voit sa poitrine s'enfler brusquement.)
LE FOSSOI El R d'un air d'amour.
<) maître '.... car de quel aom maintenant vous
62 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
appellerai-je... salut!... Salut désormais sur la
terre du haut en bas!... Yous vous êtes montré
tout entier devant nous tous!... Qu'ils ricanent
ceux qui n'entendent pas ! qui ont les oreilles
pleines de foin ! qui sont inertes !...
(Il regarde seulement du côté d'Eusèbe,
de Thomas et du groupe des buveurs.)
LA POUILLE avec les accents dune joie délirante.
0 nuit! ô terre!... ô roches à pic croulant des
astres ! ô nuages alourdis de pluie froide et
aiguë!... ô vents que tant de fois déjà j'ai sup-
portés pendant mes longues et dures attentes!...
Je vous salue, ô fumantes ombres ! ô courbe du
ciel ! ô parfum de la mer et des montagnes !... Car
ce n'est pas en vain que j'ai gémi !... Et voilà que
j'ai rencontré mon bien-aimé !... J'expirais, et il
m'a rendu à la vraie vie. A présent me voici res-
suscitée !... O héros ! qu'une triple couronne enve-
loppe tes tempes ! Et je te la forgerai moi-même
dans un bronze sombre, j'y mettrai des herbes odo-
rantes et des fleurs rouges!... O prince, toi qui
règnes sur la terre, combien je t'aime!... 11 est
donc vrai que je te contemple à présent, ô noble
Roi !... Tu es venu sans ornement, mais tu
éblouis!... Ah! que je suis heureuse de t'ado-
rer!... Tu es debout en ma présence, toi dont je
BREM1ÈLBE l'A UTIL
n'avais pas cèvé de voir l'image !... Dieu, que Le
monde as! magnifique avec ses tourbillons de
rose-, ses vents flexibles, ses harmonies de i abon-
nements et de ténèbres!... Tu es venu tout éclairer
dans la nuit noire !..
Le Christ vu à elle, lui pose en -ouriant
la main »ur l'épaule. Elle tressaille de>
pieds à la t'te et se tait. Il a près de lu
compagnons, et le fossoyeur. Tous le con-
sidèrent ten lreinent.
Il pousse alors un long cri aigu de bon-
heur.
LE CHIUST calme et souriant.
Il» ! ho ! mes bien-aimés, que vous fttes doux !...
Y<>> mouvements d'amour rendent les sphères
plus harmonieuses, comme si vous leur commu-
niquiez vos saintes cadences!... Pourtant voilà
qu'il faut que je vous parle encore une l'ois!...
Regardez-moi, considérez votre miroir, c'est là
que vous apercevrez tout votre avenir... Ainsi
vous ;i\«'/ donc compris que je ae suis pas un
homme simple qui passe ici. comme beaucoup
d'autre», dont toutes les richesses sont contenues
dan- une besace, el qu'environnent quelques amis
pour le voyage... 0 Marie, Indu»! tn as dit la
vérité, quand tu m'as donné toufl à L'heure le titre
de Prince!... J<i suis venu pour reprendre mon
royaume qu'on m'a volé. Car à présent moi, qui
étais ricin* autrefois, je n'ai plus d'autre trésor que
64 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
vous, mes bien-aimés!... Et voilà que tout mon
empire se borne à vous!... Car, quant au reste,
il m'a été entièrement pris, et j'ai été dépossédé,
si bien que je suis pauvre et nu, ayant perdu
l'une après l'autre toutes mes richesses... Et c'est
pour les reconquérir que nous marchons. . . Aimez-
vous dans les uns et dans les autres, c'est-à-dire
en moi-même et en ceux-ci. . . Ainsi, qu'ils viennent
donc avec moi les êtres qui veulent suivre dans
sa vie le prince proscrit... Ils partageront sa pau-
vreté, ils mendieront le pain et les choses néces-
saires, ils gagneront mal leur subsistance, ils
seront tristes, chassés, repoussés de partout!...
Allons ! il s'agit de marcher dans les ténèbres !
(Il est debout au milieu de l'exaltation
de Marie, d'Élie el de ses compagnons. Ils
forment à eux tous un groupe étrange, et
terriblement passionoé. Le Christ prend son
bâton et se met en marche vers la route de
la campagne, avec Marie qui ne le quitte
pas et qui lui tient la main. Zacharian et
Martial les suivent. Élie hésite un instant,
puis les imite et s'engage avec eux dans la
nuit. Un instant stupéfaits, Eusèbe, le ca-
baretier et les autres se taisent. Ils se lèvent
de la table en tumulte, vont regarder le
chemin du côté où la troupe est partie, ne
voient plus rien et reviennent secoués
d'un rire énorme et effaré tout de même.)
EUSÈBE, THOMAS, etc., s'esclaffant.
Ha! ha! ha! ha!
PREMIÈRE PARTIE 65
LE CABARETIEB
Eh bien. Dieu merci, vraiment!... Nous ne
sommes pas fous comme ces gaillards-là !
Ils emplirent la scène dune tempête; de
rires.)
DEUXIÈME PARTIE
CHRIST REPOUSSÉ PAR LES SIENS
EST SANS PITIÉ
DEUXIÈME PARTIE
CHRIST REPOUSSÉ PAR LES SIENS
EST SANS PITIÉ
Une pièce pauvrement éclairée, dans laquelle deux
vieilles femmes paraissent faire la veillée. Ce sont les deux
sœurs. L'une coud sans rien dire sous la lampe. L'autre a
posé son ouvrage sur la table, et elle tourne ses regards
vers le fond de la salle, dans une chambre adjacente dont
la porte est ouverte. Là on distingue un lit blanc de jeune
tille et Ton comprend qu'il y a quelqu'un de malade.
Les fenêtres de la pièce donnent sur une route ; elles sont
fermées, mais pourtant à travers les vitres il n'est pas dif-
cile de voir dehors.
La campagne s'étend alentour dans un silence désolé. Le
ciel semble plus obscur qu'à l'ordinaire. De temps à autre
passent sur le chemin solitaire les grandes ombres d'une
troupe de rôdeurs.
A. l'intérieur de la pièce on distingue un fusil pendu au
mur.
Quand les vieilles femme- reU-vent la
tète, on devine qu'elles sont Fatiguées
aux gestes qu'elle- ébauchent vaguement.
elles découvrent l'inquiétude qu'elles ont
en elles.)
5.
70 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA MÈRE regardant du côté de la chambre à côté.
Veux-tu, lève-toi un peu, ma sœur, va dans la
chambre... Moi je commence à être si lasse main-
tenant.
NATHALIE avec inquiétude, d'une voix basse.
Non ! je n'ai pas confiance comme loi, tu le sais
bien... Va plutôt regarder toi-même, moi je n'ose
point.
LA MÈRE
Gomment peux-tu dire sans pâlir une chose
semblable? Quelle crainte éprouves-tu dans Ion
cœur quand tu sais que ma pauvre petite ne peut. . .
Ho! ho ! t'imagines-tu encore qu'il est possible...
NATHALIE
Il faut bien dire la vérité comme elle doit être...
Dieu ! pourtant que cela est dur de voir s'affaiblir
peu à peu un être si cher!... Oui, va toute seule
de l'autre côté, moi j'ai peur de ne découvrir
qu'une pauvre chose...
(La mère fait un geste comme pour dire :
tu es folle avec tes idées ! Moi je suis plus
brave que toi, et j'ai une confiance plus
grande... Elle se lève, se dirige du côté de
la chambre, jette un regard à l'intérieur,
et s'arrête aussitôt toute pâle.)
Di: rXIKME PARTIE 71
LA M ERE elle fait entendre un cri perçant.
Ha !... Dieu du ciel !
NATHALIE se levant à demi en sursaut
Eh bien! qu'est-ce que tu as? qu'est-oe que
tu as ?
La mère vient doucement vera 9 1
Et d "une vuix inquiète et voilée elle lui dit
ce qu'elle a vu.)
LA MÈRE avec émotion.
Rien! rien encore!... Mais elle es! toute pale.
étendue, elle ne bouge pas !... Elle a la face creuse
et aiiK-rc... Elle est de la couleur du s<il que L'on
vient d'extraire des carrières marécageuses. Elle
respire mal...
NATHALIE
Je le l'avais bien dit... Quespère-tu donc'?... Tu
sais bien que la maladie lui brûle les os... Il
convient de se faire à oe qui doit venir. Il Tant
être docile et se préparer».. Tu te souviens de ce
que Le médecin a annoncé... Voilà la dernière
nuit qu'elle passe La dernière nuit!
LA Ml.LI.
parle pas de celle manière-là comme si lu
72 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
étais sûre des événements!... Qui t'a appris à
t'exprimer comme tu le fais?... N'as-tu donc plus
confiance en Dieu? Crois-tu que Dieu nous aban-
donne? Ne nous fera-t-il pas miséricorde?... Ou
faudra- t-il que je voie se gonfler le corps de ma
pauvre, de ma malheureuse petite enfant?...
(Elle s'asseoit en gémissant à côté de sa
sœur, près de la table.)
NATHALIE cherchant à la calmer.
Nous verrons bien ce qui aura lieu tout à
l'heure... En attendant, asseyons-nous un peu,
veux-tu?... Il est douloureux de veiller pendant
la nuit... Et nos lamentations sont inutiles, et
toutes nos plaintes ne produisent que du vent
dans l'étendue, et certes, il ne nous sert à rien de
geindre sans cesse... Aie donc plus de calme à
présent parce que cène sont pas nos cris qui arrê-
teront la marche réelle des destinées...
LA MÈRE
Tu es bien sage, mais moi je n'ai point de
raison, oui, je l'avoue... D'ailleurs, ce n'est pas ton
enfant qui est malade... Hélas! hélas! tu ne peux
connaître ma souffrance, c'est bien certain... Toi,
tu t'apprêtes à l'affliction comme si tu allais rece-
voir une étrangère, mais moi je ne puis pas m'y
DEUXIÈME PARTIE
• 1 imposer de môme... Il m'est beaucoup trop dur
d'admettre que c'est cette nuit... Non ! Je ne peux
pas dire la chose, parce que, pour l'instant, elle
n'a point de vérité, parce qu'elle répond à une
angoisse sans nul fondement, et parce qu'en La
définissant je lui donnerais, peut-être la vie, <>h !
Dieu ! oh ! Dieu!...
Ici entre llarnabé, le père; il e>t vieux
et cassé par l'âge. Il a l'air triste et cepen-
dant tranquille. Il revient du jardin. Il
porte un trousseau de clés à la main.
BARNABE dun ton ba>.
Eh hirn.... Dites-moi? Y a-t-il du mieux?...
La mère ne répond que par l'expression
de son visage accablé et se met à rrver
sans paraitre entendre la suit»? de la conver-
sation qui se poursuit d'ailleurs à mi-voix.
NATHALIE
Non !... non du tout!...
H \ K N A BÉ Bans révolte et douloureux pourtant.
Allons!... oui, c'esl bien pour cette nuit... Il
n'y a donc rien à y faire. Il tant attendre... J'ai
fermé la porte de la grange, <it j<i <ni< allé sur la
route pour voir un peu... De grands nuages cou-
rent dans le ciel, pesant do pluie, enflé de tempête
74 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
et de vent, plein de tonnerre!... Je crois que la
nuit qui commence sera terrible...
NATHALIE
As- tu mis les verrous partout?... En cette saison
Il y a souvent des rôdeurs qui viennent de Join,
suivant les chemins solitaires, à travers les plaines
des campagnes, ici ou là !...
BARNABE
J'en ai aperçu justement qui s'en venaient par
la grande route de la commune... Ils semblaient
fatigués par le voyage... Ils n'ont sans doute pas
de demeure, et ils ne savent pas où coucher pen-
dant cette nuit... Et avec cela que l'orage s'apprête
là-haut ! . . . (Subitement il fait un geste vers la fenêtre comme
pour montrer quelque chose.) — Regarde ! les voilà qui
s'avancent sur le chemin !...
(Nathalie se tourne vers la fenêtre et
regarde avec une attention inquiète. Sur la
route obscure on voit distinctement des om-
bres passer, trois ou quatre hommes dans
lesquels on reconnaît le Christ, ses com-
pagnons, puis Marie la Pouille.)
NATHALIE avec étonnement.
Hé ! ne vois-tu pas qu'avec eux se trouve urje
femme!... Ah! bien! ça doivent être d'étranges
*
DEUXIÈME l'A UTIi: 71
gens, de ces vagabond- misérables qui ae craignenl
rien!... \l< vont faire quelque mauvais coup dans
le p;i\
(Sous le coup de la surprise qu'elle éprouve,
elle a parlé assez haut pour être entendue
de la mère, qui relève la tète, brusque-
ment saisie.)
LA M EUE
Taisez- voua!... Pourquoi parlez-vous de celte
façon?... Il ne faut pas faire tant de bruit près des
malades...
E le considère Nathalie et Barnabe d "un
air de reproche et désigne là-bas la chambre
dans laquebe dort la malade. Tou> se tai-
sent Nathalie reprend s<-n ouvrage com-
mencé. Barnabe vient s'asseoir près d'elle,
et la mère poursuit «le nouveau sa rêverie
inquiète, entrecoupée de prières, et à demi
éclairée par le cercle un peu court de la
lueur de la lampe. On entend par insl mt>
le vent souffler dehors avec une violence
contraire. Tout respire alors la mélancolie
d'une attente qui De parait pas devoir finir.
Au boni de quelques minutes c.pendant
N.itha'ie se tourne vers le vieux Barnabe
et recommence encore à causer s roi»
ba —
NAïll \u E désignant La mère qui ne l'entend pas.
La pauvre femme!... Je n'ose pas lui panier de
sa douleur. Il me semble qu'elle ne pourrait pas
être apais iree n'e-i pas ma Bile qui meurt,
mais c'est la sienne, celle qu'elle a composée elle-
76 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
même, dans laquelle elle s'est vue longtemps
vivre et grandir, et qui aurait dû perpétuer son
èireà elle!... Ah! que pourrions-nous donc lui
dire en ce moment?... (Elle fait un geste aecable.,
Est-ce que toutes nos consolatious ne sont pas
vaines et inutiles, pour sa pauvre âme?
BARNABE
Le mieux est de rester ainsi sans rien lui dire
11 est bien préférable de ne pas lui parier, sinon
afin de l'exhorter à se préparer à 1 inévitable,
comme une servante qui lorsque la pluie doi tom-
ber dispose des grands vases vides afin de la re-
tenir... Qu'elle accueille la douleur prochaine
sans amertume!...
NATHALIE
Elle se révolte contre ce qui l'attend... Elle ne
veut rien admettre de la réalité... Elle croit qn un
prodige aura lieu comme si c'était encore possible . . .
Elle a toujours été ainsi, elle a toujours mis sa
confiance ailleurs que dans la vie eUe-mème...
Elle refuse d'accepter les choses... Elle les r -
pousse, mais sans pouvoir et sans espoir. Elle
prétend que Christ la sauvera. Mais ou est-il?...
Hélas! pour quelle raison faut-il que nous ne
voulions pas comprendre que la mort, lorsqu elle
entre, ne s'en va jamais seule?...
DEUXIEME PARTIE
BARNABE
Les mères conçoivent difficilement que ce soient
leurs petits enfants qui partent d'abord... Oui,
oui. toi tu ignores cela, niais apprends-le... Vois
comme elle souffre, elle ne prononce plus un»' pa-
role, elle se lient toute seule dans un coin comme
une bote tapie qui a peur dans les ténèbres.'.. Elle
est Lien malheureuse, bien lamentable!... Et nous
aussi nous sommés des âmes pleines d'affliction
parce que rien n'est plus effroyable <iue voir
pleurer !...
NATHALIE
Elle a beau se plaindre et prier, et elle peut
demander sans cesse quelque aide du ciel! Elle
devrait être plussage et se montrer moins dupe...
Oui, elle croit pourtant moins que nous à son
malheur, mais elle en souffre encore tout de même
davantage, car, lorsqu'il sera arrivé, sa désolation
l'emportera sur toute- les autre-, comme les
ombres qui emplissent L'espace avec la nuit n'en
Laissent plus apercevoir d'autres en aucun lieu...
Ne penses-tu pas qu'elle a tort d'espérer comme
elle h> fait?...
BAR V\ BÉ
Il y a tant et tant de JOUXS que Ton attend!...
Oui est-ce qui s'imagine encore que l Ihrist viendra
7
78 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
chasser la mort dans les ténèbres? Et puis est il
possible de croire que quelqu'un s'intéresse à nous
hors de nous-mêmes?... Nous autres, nous avons
reconnu que nous sommes seuls, et que nous
n'avons à attendre d'aide que de nous... Nous
sommes des êtres dans l'univers prédestinés à
vivre sans joie et sans bonheur, contraints à su-
bir la tempête des nuées humides, réduits à
amasser du vent dans nos greniers et qui ne re-
cueillons des biens qu'afin de les rendre à la
mort avec le reste...
(Il fait le geste ironique de l'homme qui
sait que tout est vain. Ici, on entend mar-
cher dehors et on voit de nouveau passer
Christ et ses compagnons sur la route de-
vant la maison.)
NATHALIE avec vivacité.
Écoute!... des pas résonnent sur le chemin...
Ha! Qui est-ce qui passe à cette heure... tan-
dis que s'apprête l'ouragan gonflé de foudre?...
BARNABE allant voir à la fenêtre.
Ce sont encore les mêmes rôdeurs!... Oui, oui,
regarde!... Je les reconnais bien... qu'est-ce qu'ils
font là?. . . Ils ont l'air de guetter on ne sait quoi. . .
Tiens, ils s'arrêtent... Ils inspectent maintenant le
chemin comme s'ils désiraient le sonder avec un
DE1 \ii:mi: partie
but... II»»: Us se tournent vers notre maison, ils
voient la lampe... il- ne se (Imitent pasqim dous
somnn's à tes épierï...
NATHALIE allant voir au--i & la. fenêtre.
Ali Lien:... Bst-ce qu'ils voudraient entrer?...
IN marchent vers la porte du jardin... San< dout<
ils ont cherché un pîte pour s'abriter. Ils n'en ont
pas troové probablement parce que les maisons
«lu village sont toute- fermé
I! A 11 N A B I. d'un air de mon
Qu'ils De cherchent pas à entrer là?... Il ne faut
pas les accueillir... Non ce n'est pas le jour, ni
maintenanl ni jamais!... Des gens comme eux
sont capables de piller et de voler. ..
11 y a un instant d'inquiétude pendant
lequel Barnabe et Nathalie 8€ tai-ent. tout
en suivant du regard le- mouvements du
Chri-t et do compagnons qui se sonl rap-
procfaés de la pnrt»> du jardin, de sorte
quoi no les vert plus, ou devine ce qu'île
peuvent l'aii-- ■ aux démonstrations
l'expression ■ !.• Barnabe et do Nathalie.
l'en tant ce temps, la mère s'est levée et
est allée doucement du côté do la chambre
du fond. Elle se tient sur Le seniJ et
entrer. Elle surveille simplement l'état do
la m ii.ule. Cependant, au boutde quelques
minute- de ce silence attentif et anxieux
il- paraissent ton rer, -an- doute
80 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
que Christ et les compagnons s'écartent et
s'en vont, et Nathalie se retourne vers sa
sœur comme pour lui annoncer qu'elle
peut être en repos).
NATHALIE avec une expression de joie sur la figure.
Voilà qu'ils semblent se concerter... et qu'ils
s'en vont!... Ils nous ont peut-être aperçus der-
rière la vitre... Ils ont eu peur... Pourvu qu'ils
ne reviennent jamais!... Ils heurtent maintenant
la route pierreuse et ils font de grands gestes de
désespoir...
BARNABE montrant son fusil pendu au mur.
Ils ont bien fait de s'en aller, car sans cela!...
NATHALIE tandis qu'elle quitte peu à peu la fenêtre.
Que l'ombre paraît épaisse ce soir!... Mais que
la nature est tranquille! Sous ces ténèbres, d'où
la pluie écumante va sourdre, d'où pendent des
globes, d'où se détachent les masses des ondes
agglomérées, que nous devons sembler petits, et
en effet que nous som mes peu de chose en vérité ! . . .
(Elle revient vers la table autour de
laquelle ils étaient tous réunis tout à
l'heure, et qui les rassemble de nouveau.
La Mère, Barnabe et Nathalie se retrouvent
tous les trois à leur place, mais sous le
coup de l'émotion qu'ils ont eue, ils se sen-
DEI M! .Mi: PARTIE 81
teDt le dé-ir de -entretenir. Le- paroles de
Nathalie les rendent attentif- a ta même
pensée. Il- -ardent quelque- instant
-ilen^e comme s'il- -uivaient chacun dan-
le fond de leur cœur les directions diffé-
rente- que Nathalie y a ouvertes, par -es
paroles, pais il- relèvent lafteet se eonsi-
dèrent un moment avec une expression de
tristesse qui semble, sur chacun d'eux, pir-
ticulière.
B A R N N A I'» É d'un ton de profonde émotion.
Oui. c'est ainsi — il ^' passe des choses tu-
multueuses dans une maison... Et qui est-ce qui
-'•'n doute, mon Dieu! mon Dieu!... C'est que
nous sommes des Êtres aussi infiniment- petit-
que les atomes et considérées d'une certaine
élévation toutes les tragédies intérieures qui nous
ébranlent ne sont pas beaucoup plus visibles que
les drames, peut-être effrayants, dont l'esprit
d'un animalcule es! le théâtre... Voilà ce qu'il
faudrait se dire dans les moments comme celui-ci,
quand nous nous croyons accablés de maux
énormes, et lorsque nous sommes prêts à croire
que les astres couverts de glaciers, les m < »mlf<
épars dans l'étendue, les éléments doivenl être
attentifs à nos larmes et à nos cii^ !.. .
La Mère avee la violence d'une âme en révolte.
T'imagines-tu que tous le- raisonnements du
82 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
monde fassent de l'effet, dans la minute où la pensée
est affligée? où les entrailles se serrent pénible-
ment? où le cœur est lourd d'amertume et de
douleur?... Pour toi, qui n'éprouves à présent
qu'une peine sans force, il n'est pas difficile de
penser que sur terre nous sommes des espèces
d'êtres formés d'un grain de sable, et que par
conséquent nos tristesses sont minimes, et
qu'ainsi il est inutile de tant gémir, et qu'enfin
les étoiles ni la lune de l'éther ne peuvent s'inté-
resser aux maux qui nous passionnent... Mais à
moi que me font toutes ces démonstrations? Quel
effet produisent-elles sur mon esprit? Vraiment,
qu'est-ce que cela me fait que mon être ne soit
pas visible dans l'infini?... Si mon affliction peut
l'emplir, vais-je me dire que mon corps n'en
occupe rien qu'un point?... Et si peu de chose
que je sois, j'ai la faculté d'éprouver un nombre
considérable de sentiments réels... Et parmi le
petit espace où je me meus, je puis ressentir des
passions pour ]es créatures que mon œil y aper-
çoit, m'attacher à leur existence, souffrir de leur
séparation... Hélas! hélas!... 0 mon Dieu! je
vous en conjure, soutenez-moi !
Elle se met à trembler de tout son être,
et cache son visage agité de convulsions
entre ses mains. Tous restent pendant un
moment sans rien dire et n'osant pas
Ui:i XIEME PARTIE
83
parler. Tout à coup on entend dan- la
chambre d'à cot»'- la malade pous-er un
long cri dangoisse.)
LA MA LA 1)1.
Ma mère!... oh! que je souffre! oh! que je
souffre!...
LA HÈB E en sursaut.
Qu'ya-t-il?... Ha!...
(Elle sélance ver- la chambre du fond.
On l'aperçoit qui -e penche ver- sa fille qui
geint. Elle l'entend lui parler d'une voix
douce et brisée. La jeune fille lui répond de
temps ;i autre. Barnabe et Nathalie se sont
levé-, un in-tant il- se rasseoient et tendent
leur- visages douloureux comme poux
écouter ce quî disent à coté la malade et
sa mère.
LA If ÈRE précipitamment et tendrement.
Quoi donc! Qu'est-ce que tu as. ma bien-
aimée?... Regarde-moi, vois, je suis ta mère, ne
gémis plus... Est-ce <[ue tu as beaucoup de mal.'
où souffres-tu?... Voyons, tu vas guérir bientôt...
Tu ne crois pas .'. . . < > ma chère tête, penses-tu que
je te sourirais comme je te lais si je n'avais pas
dans le ciel une grande confiance?... Q toi <| u^ j'ai
nourrie avec mou lait, ô ma douce petite créature,
considère-moi!... Veux-tu, nous allons apaiser
cette grande douleur? Jeté reverrai de nouveau
84 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
comme autrefois, allant d'une belle démarche
dansante parmi les roses, avec ton air d'enfant
joyeux qui aime la vie!...
LA MALADE d'une voix navrée, lamentable.
0 ma mère! ô ma mère! je suis malade!... je ne
me sens pas bien, pas bien du tout!... Ne crois-tu
pas que c'est fini ! ... je suis si faible ! ... Ne penses-tu
pas que je ne me relèverai plus?...
LA MÈRE
Qu'est-ce que tu dis?... Oh! oh! ne parle plus
comme cela!... Tais-toi, mon Dieu!... D'où te
viennent des idées semblables? Toi!... ô mon
âme!... 11 n'y a rien au monde que j'aime autant
que toi!... Tu as la fièvre, oui, c'est cela, tu ne
comprends plus bien ce que tu dis... Tu recom-
mences à être toute sèche... C'est l'excitation de
la nuit qui trouble ta tête... Tu devrais dormir, si
tu peux... Essaie, veux-tu?... Je resterai là, je te
considérerai avec amour. Je te bercerai si tu as
des songes douloureux, ô toi, mon cœur!...
Calme-toi un peu, la nuit est grande autour de
nous... Oublie les choses... (La jeune fille s'endort petit à
petit, elle, ne bouge plus. La mère se tait un instant et la con-
sidère. Puis on l'entend se lamenter à voix presque basse.)
O mon tendre et charmant visage, ô corps dans
DEUXIÈME PARTIE
lequel je respire avec faiblesse, 6 membres que
n'agite plus qu'a peine ma pauvre vie, ô lignes
Légères, <"> Iront où habitent constamment toutes
mes pensées, je souffre en vous et avec vous, ô
monde ! ô terre !.. . Elle ge lèye, Ta sans doute à la fenêtre
dans la chambre, et ensuite elle reprend avec plus de fo^ce.
0 atmosphère que le globe circulaire met en
mouvement! ô pluvieuses brumes de l'horizon!
ô étoiles vertes! ô vous, toute ma vitalité! Mon
Dieu! mon Dieu !...
Klle retombe accablée en sanglotant dou-
aient près <lu lit de -a tille. Il y a un
moment de silence. La malade dort. Le
vent -ouffle avec force dans l'espace som-
bre, au dehor-.
BARNABE avec un geste pour désigner la mère.
Sein! comme c'est lamentable, cette chose!...
El celle tempête! Est-ce que cela ne suffit pas
pour nous rendre tristes?... Oh! qu'il est doulou-
reux d'être là, inerte
\ AT 11 ILIE
El le vent !... Et les gens qui passent '.... Pourvu
que l'orage ne tombe pas!... J'ai peur l J'ai peut-!...
Iïai;\ \ BÉ
Malheureusement, il n'y a pas à en douter. Les
86 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
courants qui traversent l'espace portent la tem-
pête... La foudre menace. Tout à l'heure je l'ai vue
tomber. Tout était noir, et puis tout est devenu
blanc sur l'horizon... Ah! mon Dieu! quelle nuit
d'agonie ! . . . Miséricorde ! . . .
LA MÈRE revenant un doigt sur la bouche.
Il ne faut pas parler... Elle dort... Je reviens
m'asseoir près de vous, parce que je crains que
ma respiration ne fasse du bruit. . . Si vous pouviez
la voir sur son grand lit!... Elle y semble plus
petite encore qu'à l'ordinaire .. Elle a le visage
fixe et blanc, mais c'est à cause de sa grosse fièvre
de tout à l'heure. En dehors de cela elle paraît
mieux...
(Elle s'asseoit. Elle a une figure singu-
lièrement triste et calme à la fois. Nathalie
se rapproche d'elle avec un air de tendresse
effrayée.)
NATHALIE
Restons là... Serrons-nous toutes les deux l'une
contre l'autre... Ne bougeons plus de peur que le
silence se soit troublé... Oui, tenons-nous ainsi
tout près, en attendant!...
LA MÈRE
Oui, ma sœur, ainsi demeurons!... Il faut
DEl MEME PARI II-:
espérer 1»' Seigneur qui doit venir... Vous -
bien qu'il répondra à mes prières... Il exaucera
tons mes désirs... Ayons la cM-rlitu.li' de sa bonté...
Barnabe, Nathalie, ni la ruére ne di>ent
plus rien. Il- -mit assis. Le- deux fem-
me- recommencent A condre. Barnabe j « ■ 1 1 +-
de temps à autre un regard vit- la fenê-
tre. Tout à coup le tonnerre qui éclate
fait trembler la maison du haut en ba-.
Une vitre se brise. Le vent entre dans la
pièce et souffle la lampe. Ténèbres. Tous se
lèvent terrifiés, en jetant un • Ba! d'épou-
vante. Tout ce bruit réveille la malade en
- LUt.
LA MALADE appelant.
Mère !... Mère!... je ^uis toute seule ! qu'est-ce
qu'il y a?
TOUS
Mon Dieu : Mon Dieu I
LA M ldtE qui s'élance vers le fond.
N'ai.' pas peur! Ne crains rien !... Je miï^ ici !
Je m'étais éloignée an peu, ma douce chérie!...
Tu Bais liieu. j'étais à côté, dans la salle, avec
Barnabe et Nathalie... Calme-loi! calme«toi !...
Gomme elle est chaude !...
in deuxième coup de tonnerre retentit.
(AYoi -empan- de Nathalie et de Har-
LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
nabé qui seuls dans la pièce sombre se ser-
rent l'un contre l'autre. On entend la ma-
lade se plaindre et la mère lui répondre
d'un accent bouleversé.)
LA MALADE avec une sorte d'horreur.
Ha! ha!... tiens-toi ici !... ne me quitte pas !...
la mer;e
Je te regarde. J'ai tes mains dans les miennes...
N'aie aucune crainte... C'est un vilain coup de
tonnerre qui heurte l'espace !...
LA MALADE
Je suis dans une grande épouvante... Petite
maman!... Je me sens si débile, si faible! Je ne
puis plus remuer qu'à peine... Il me semble qu'un
noir déluge d'eau tombe sur le toit !...
LA MÈRE
Mon enfant, ne tremble pas ainsi, de cette fa-
çon... Oh ! qu'est-ce que tu as donc? Tu deviens
de plus en plus pâle, tu palpites fort et l'on dirait
que tu te fonds... Ne t'agite pas comme tu le fais,
tâche d'être tranquille !... H y a un grand mouve-
ment d'onde dans les ténèbres... Est-ce que tu
pourrais sommeiller? Essaie encore?...
DEUXIÈME PARTIE 80
LA MALADE
Je ne puis plus !... Oh! à présent je me sens
réellement sans aucune force... Je suis chaude
comme une flamme, et sèche! et vive!... Ah!
mon Dieu, ne me laisse pas là, parle-moi un
peu!... Dis-moi... dis-moi, veux-tu?... ah! ah!
LA MÈRE
Je t'en prie! Ne te donne donc pas tant de mou-
vement !... Dieu ! que cela est dur, pour moi, de
te voir ainsi agitée et convulsive !... Cesse de
bouger de celte manière... Que lu es blanche!...
oh ! que tu es terrible à voir... ah ! douce petit»'. . .
Quoi! vas-tu t'exténuer ainsi? Non ! Non! n'est-ce
pas ?...
LA MALADE
Mère ! oh! reste avec moi! Il pleut, ô nuit !...
A présent je ne sens que trop qu'il va me falloir
te quitter, partir au loin !...
LA MÈRE
Qu'est-ce que tu dis?..,
I. \ M VI.ADE
Il me, semble que je vais mourir, oui. c'esl
cela... Maman, maman, vois comme je me
suis épuisée ! Hélas ! Hélas !... ?sTe pleure donc
s
90 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
point, ne crie pas en poussant une plainte qui me
fait peur... Car où je vais, tu me retrouveras
quelque jour... Dieu ! que je souffre!...
LA MÈRE avec un grand cri.
Elle est retombée sur son lit!... Est-ce que
vraiment... Au secours ! Au secours! Dieu! Dieu !
Seigneur ?...
(Nathalie et Barnabe, qui, pendant toute
cette scène, sont restés avec des airs transis
non loin de la porte du fond, se précipi-
tent pour voir en entendant l'appel de la
mère. Ils entrent dans la pièce, et on les
entend tous parler avec des voix singuliè-
rement douloureuses quoique rassurées.)
NATHALIE dans la chambre de la malade.
Non, non !... elle s'agite, elle remue ! Elle
n'est pas morte !...
LA MÈRE avec exaltation.
Ah! ne prononce jamais ce mot terrible!...
Garde le silence !... Quoi ! est-il donc possible
que... Ah ! non! jamais!... Moi ! je serais donc
déchargée de tous mes biens, et, comme un vase
versé par terre répand ses joyaux hors de lui, je
verrais s'échapper mes trésors rares !... Je ne
veux pas!... Ha! ha! quelle misère dans ma
vie où brillaient tout à l'heure encore de telles
DEUXIEME PARTIE "1
richesses!... Oh! présente, elle disparaîtrait!...
physique je la verrais san< Ame !... ayant toutes les
{'orme- de la vie elle sérail néanmoins froide et
inerte!... Et je me trouverais dépouillée de ma
fortune !... O Dieu ! <> Chris! ! faites-moi miséri-
corde, à moi <jui souffre!...
Elle toml >ui près du lit de la
jeune fille qui semble insensible et qui
commence à râler. Les autres sont à côté
dans l'attitude de la douleur et de l'an
Delmr- i n entend toujours souffler la tem-
pête du vent. Il fait sombre partout,
sauf dans la petite chambre où se tien-
nent maintenant le vieillard et ses deux
compagnes. La première -die est obscure.
Tout à coup, ûi - coups frappés 'branlent
la porte et des voix résonnent dan- [<
lence terrible de cette désolation et de
cette nuit.
Uni;. ! Ilola
VOIX I) Kilo 11 S
(Nathalie se jette dan- la -aile noire en
poussant un cri, Barnabe cour! pour dé-
crocher son fusil, la mère se montre tout
ml éclairé do la chambre
oie. Ils font tous de vagues
pleins d'eflan ment.
TOUS à 1 intérieur
Qu'est-ce qu'il y .1?...
92 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
(On frappe de nouveau avec force, et on
entend un mouvement d'hommes piétinant
sur le pavé de l'escalier à la porte de la
salle noire.)
VOIX DEHORS
Hé ! donc ! les gens ! ouvrez-nous?...
(Nathalie ne répond pas. Barnabe a pris
son fusil et se met près de la porte comme
aux arrêts. Il écoute. La mère se tient tou-
jours sur le seuil clair, dans le fond, et
tourne ses regards tantôt vers la route,
tantôt vers la jeune fille qui râle sans cesse
et commence à délirer. Elle paraît prise à
la fois entre la peur que lui inspirent les
menaces du dehors et l'humble amour
qu'elle éprouve pour l'agonisante.)
BARNABE sourdement et rudement.
Allez-vous-en !...
LÀ MALADE avec une voix pleine d'effroi.
Petite mère !... petite mère !...
VOTXDEHORS plus brutales.
Voyons, vous autres?... vous ne sentez pas
qu'il fait froid !... Il pleut dehors !...
BARNABE
Tant pis pour vous !...
DEUXIEME PARTIE 93
LA MALADE d'un on de supplication.
Maman ! maman !...
LA If ÈRE
Ma pauvre petite ! ...
voix dehors
Nous demandons un gîte... Ktes-vous sans
cœur?...
BARNABE
Foutez le camp... Nous n'avons pas besoin de
vous !... Nous sommes là à veiller quelqu'un qui
va...
LA MERE
lia : ii;. :... Ho! iio :...
VOIX DEHORS
C'est justement parer que vus êtes dans la
douleur que vous devriez partager aussi la no-
tre !... Nous sommes glacés !...
BARNABE
Vous ne m'inspirez pas de compassion... Ko
?urs des rou
oue voua êtes !
deurs des routes!... Vauriens!... Sacrés gueux
94 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA MALADE comme si elle délirait.
0 mère chérie, c'est le Seigneur... Tu ne sais
pas...
LAMÈRE
Ho! qu'est-ce qu'elle dit?... Dieu! le pauvre
petit être !... Hélas !... hélas !
(Elle se met à pleurer silencieusement.
Elle se couvre la figure avec ses mains.)
VOIX DEHORS d'un accent de colère croissante.
Allez-vous nous laisser pourrir sur place comme
des plantes dans une cuve d'eau?... Nous sommes
des malheureux!... La tempête souffle! Il passe
sans cesse des trombes de pluie qui ébranlent
l'air... Nous nous mouvons au-dessus de la terre
comme dans de l'eau...
BARNABE furieux et terrible.
Que l'ouragan vous engloutisse dans ses re-
plis!... Est-ce que vous entendez ce que je dis?...
Si vous étiez des honnêtes gens, vous ne resteriez
pas ainsi à faire du bruit!... Il faut partir, com-
prenez-vous, et tout de suite, parce que j'en ai
assez de vos menaces ! ... Je n'ai pas peur de vous ! . . .
Je ne tremble pas!... Si vous croyez m'intimider
DEUXIEME PARTIE
avec vos cris et vos mouvements, détrompez-
vous!...
L \ MALADE avec un grand désespoir.
Oh! ils n'ont pas pitié!.,. Sec, un -/-moi 1. .
BARNABE au comble de L'exaspération.
Est-ce que vous allez continuer h rester lit?...
Dieu! le vais vous montrer ce que vous êtes!... Si
vous nr partez pas d'ici, je tire sur vous...
Personne ne répond. Il y a une grande
attente anxieu-e. On entend «les voix sour-
dement irritées qui se mélangent confusé-
ment. Des pas sïdoignent. Barnabe et Na-
thalie poussent tous deux un grand -oupir
de soulagement. Ils se rapprochent de la
fenêtre pour voir ce que deviennent les
-. IN le- voient s'en aller sur le chemin
>U8 la pluie. Ce sont le- comp.i.
Marie et le Christ.
• LA MALADE les Lia- tendus.
H ne nie lai--«'/ pas mourir ! ... .V me.. Ha!
ha!...
Bile pousse un grand cri comme si tout
brisait an elle, et elle retombe sui
lit. La tri. re se jette sui la pauvre
toute creuse de bs fille et sanglote con-
vulsivement. Barnabe et Nathalie se préci-
pitent dans la chambre, et au bout de
quelque- instants on les roil appai
sur le seuil, bouleversa
96 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
BARNABE ET NATHALIE
Miséricorde!
LA MÈRE avec un regard extatique.
Christ!... C'était!... Ah!...
(Elle se jette à genoux. Les autres limi-
tent. Tous les trois récitent des prières.
Le tonnerre éclate. Le vent court à travers
la pièce en secouant partout les ténèbres
glacées.)
TROISIÈME PARTIE
LA COLÈRE DES PAUVRES
COMMENCEMENT DE L'ANGOISSE DU CHRIST
TROISIÈME PARTIE
LA COLÈRE DES PAUVRES
COMMENCEMENT DE L'ANGOISSE DU CHRIST
In plateau dominant la Ville. L'endroit est inculte et
rude, traversé de routes, creusé de fossés. La Ville que
l'on découvre de là semble être énorme. Elle occupe toute
l'étendue dans le fond.
On voit des mendiants en haillons; l'un est manchot et
joue de l'orgue, l'autre, aveugle, a les yeux Baignants, H il
y a encore une pauvre et lourde femme qui se traîne en
sautant péniblement à l'aide de béquilles de bois.
Ces trois créatures exposent leurs plaies et leur misère
lamentable, échelonnées le long du rocailleux carrefour
que forment les chemins en se rencontrant dans l«' milieu
du plateau.
Au loin, en bas, des usines d'où s'élèvent de ragu<
mées, des fabriques dent 1rs hauts tuyaux exhalent des
flammes, des églises qui se profilent sur Le ciel terne du
matin, une cathédrale formidable dont la massivité fait
une tache éclatante, découpent ça el là leurs bizarres as
parmi les groupes innombrables des maisons de la Ville
immense.
Ur temps à autre, on entend au lointain des musiques
rs»ti$
BIBLIOTHECA
100 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
de carillons, des fragments de fanfare allègre et fausse, des
bribes de morceaux d'orgue pesants qui arrivent jusqu'à ces
hauteurs, d'ailleurs peu élevées.
On devine qu'une fête se prépare dans la Ville. Il fait grand
jour.
(Au début, il ne passe encore personne
sur la route, et les mendiants sont seuls
dans l'attente, avec un air trisle et hargneux.
La femme estropiée se tient un peu à l'écart,
au bout de la route; elle fait le guet, elle
cherche à distinguer si des gens vont venir.
Le manchot se trouve au milieu du carre-
four. Et il parle à l'aveugle qui l'écoute en
hochant la tête en signe d'approbation.)
LE MANCHOT d'un ton d'irritation sourde.
...Depuis ce matin, avant l'aube, quand les coqs
de ferme en ferme ne s'étaient pas encore répon-
dus, nous sommes là, et dans quel but, je vous le
demande?... Car enfin, qu'avons-nous gagné jus-
qu'à cet instant?... Certes, des processions de vil-
lageois se sont déroulées devant nous, soulevant
la dure poudre de la route, et se dirigeant vers la
Ville avec des richesses dans des sacs; mais que
nous a-t-on donné?... A implorer la pitié, nous
n'avons obtenu que des outrages, et de-ci de-là,
quelques liards de cuivre... Allons, à notre tour
cependant, il serait bien temps de vivre!... Car le
ciel, de violet est devenu gris, et les campagnes
froides à l'aurore se sont peu à peu échauiïées, et
dans l'air s'agglomèrent sans cesse des aro-
TROISIEME PARTIE 101
mat»'-... Et ainsi un jour succède à un jour... EX
un malheur remplace «lo même an autre mal-
L'AVEUG LE
Ha! certainement, cela es! véritable... Il en
passe des gens, el puis d'autres qui veulent bien
donner tous leurs sous pour aider à bâtir des ca-
thédrales (Il fait un geste impétueux), mais quant à en
offrir un seul afin de taire vivre des êtres comme
nous sommes, non. ils n<i le désirent pas
LE MANCHOT dont la colère se fait jour.
I>ien volontiers ils nous laisseraient pourrir sur
terre i... De quelle manière les intéressons-nous?..,
Que sommes-nous pour eux véritablement? Us pen-
sent que nous somme- peu de chose et il- ne nous
considèrent pas comme des hommes dont Ils puis-
sent tirer profit!... Nous ne leur donnons aucune
joie!... Alors pourquoi?... Ba! ils vont s'en payer
maintenant ! Us sont beureux! Ils ont des aspects
d'allégresse qui me font peur!... Car il- sont partis
des villages, de tous côtés, et ils se dirigent vers
la Ville; et est-ce parce que l'on inaugure la
cathédrale, non cela n'esl qu'un prétexte, et ils
ont le désir de jubiler, ils ne se soucient guère
du reste. . Ah ! chienne de terre !...
I
102 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Depuis quelques instants, la femme estro-
piée a quitté son observatoire. Elle a écouté
le manchot. Elle a, elle aussi, un aspect
véhément, sombre et bourru.)
LA FEMME ESTROPIÉE avec impétuosité.
Bon! bon!... qu'est-ce que cela nous fait?...
Plutôt que de nous lamenter, mieux vaut prendre
le plus de plaisir que nous pouvons!... Vous êtes
là à geindre tout le temps! Et puis après?...
Allons! allons! il faut rire à la fin!... C'est bien
permis !.
(En proie à une joie parodiée et brutale
elle s'empare tout à coup de l'aveugle et
elle l'emporte dans une ronde boiteuse
étrangement tragique. L'aveugle se défend,
pousse des cris, et rit. La femme estropiée
se tord en tournant. Le manchot s'esclaffe
et tire de l'orgue de Barbarie un air sur-
aigu et grinçant.)
L'AVEUGLE se débattant.
Ho! ho!... Eh bien, qu'est-ce qui te prend?...
Assez ! assez ! . . .
LA FEMME ESTROPIÉE riant d'une manière brusque.
A la Ville, n'est-ce pas? ils sont tous en joie!...
Veux-tu gémir devant eux afin qu'ils se moquent
de ton affliction?... Oui, oui, ils nous croient la-
mentables et misérables! Eh bien, qu'ils passent
TROISIEME l».\ i; I 11:
donc a présent et qu'il- non- voient '.... 11- n'ont
jamais vu la misère danser, ii- seront peut-être
effrayés de -ou aspect !...
L'A Y E UG I. E parvenant _er.
Ouf!... ouf!... Ah ! bon Dieu !... Je n'en pouvais
plus !...
Il va - i tre le talu>, d'un air
effaré; la femme aui béquilles s'écroule
par terre, 'I»' j ♦ » i e fausse »'t -onore: le man-
■ t fait t * » 1 1 j . . vi r- — t< »iirii«r la roue de l'ar-
gue.
Entrent uue troupe «le vill g
femmes en costumes de dimanche, rouges
comme des briques, de- nommes rustiques
et ép
LA PB M MI ESTROPIÉE
Ali! dommage, vraiment!... ils arrivent trop
lard.
Toutefois le- mendiant- changent sans
tarder de maintien. 11- contrefont aussitôt
1- - mouvements de la plu- grande désola-
tion. D'un accent Lugubre et monotone il-
nietfent à implorer la générosité des
rills Li charité, mes bons n
sieurs ' ■ i Dn petit sou, s'il tous pleut !
\\t i de la compassion! s'écrient il- du
plu- loin qu'Us aperçoivent les villa,
le long du carrefour. Kt 1 orgue se d
mugir. Mais les autre- font d'aboi l le
lourde oreille. Pui-, harcelés, il- s'irrit
104 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES VILLAGEOIS avec des gestes de refus.
Encore de ces sales mendiants ! — Ah ! çà mais !
en verrons-nous encore beaucoup? — Ils encom-
brent la route, ces vagabonds-là !...
LES MENDIANTS d'un ton toujours plus morne.
Mes bons messieurs ! — mes saintes dames î —
cela vous portera bonheur ! — Nous vous béni-
rons dans toutes nos prières
LES VILLAGEOIS les repoussant.
Ya-t-en de là, toi ! Tu nous barres la voie ! —
Hé ! ils nous percent de leurs cris ! — Vous savez
vous ! vous n'aurez rien ! — Pas un liard î — Ils
continuent! — Ah! nom de nom! est-ce que tu
crois que c'est pour vous que nous avons accu-
mulé petit à petit les quelques monnaies dont
maintenant nous disposons?...
(Ils s'en vont par la route qui descend
vers la ville; les mendiants les regardent
partir, et, à mesure qu'ils s'éloignent, leurs
corps se redressent, leurs visages reprennent
l'expression de haine qu'ils avaient tout à
l'heure. L'orgue se tait.)
LE MANCHOT le poing tendu vers les villageois qu'on ne
voit plus.
Non! ce n'est pas pour nous, nous le savons,
TROISIÈME PARTIE 103
qu'ils ont épargne leurs deniers et leur- écusl...
( l'est pour Loire tout le long de leur voyag
pour faire les farauds avec leurs femni<
pour godailler à leur aise de L'aube au soir...
pour rouler leurs fronts pesants dans la saou-
lerie !...
Il Fait un t:e-te de menace dans la direc-
tion delà Ville. L'aveugle, qui écoute, semble
approuver de la tête. Tout à coup la femme
estropiée signale de nouveaux arriva
LA FEMME ESTROPIÉE
Ah ! Ixui Dieu <!<> l>on Dieu ! en voici d'autres
Eh bien, ils tombent Lien véritablement!...
Le manchot -erre les poings sans rien
dire. L'aveugle ricane d'un air sinistre.
Entrent le Christ, Marie et les compagnons.
Il- s'arrêtent à rentrée du carrefour,
loin des mendiant- qni sont de l'autre côté,
et qui le- épient connue prêts à bondir
sur eux.}
LE CHRIST d un ton de lassistude, continuant une
conversation.
Non. je ne me rendrai pas avec vous à la fête,
car qu'irais-je y faire à présent?... Parcette journée
d'été aride el rouge, je préfère rester sur ce ter-
tre d'où l'on aperçoit la Ville tout entière... Je
désire méditer seul... Et vous, pendant ce temps,
allez, je vous envoie ô mes chers compagnons...
106 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
Que la justice réglemente vos actions, comme un
maître donne des ordres, toujours compris, à des
serviteurs capables de les suivre... Je vous atten-
drai sans angoisse, n'est-ce pas?... Je vous de-
mande de me rendre compte seulement de l'état
des esprits qui sont là-bas... J'ai confiance en vous,
mes petits. . . Vous êtes la spirale que j'ai engendrée
en me mouvant sur moi-même, et dont le point
de départ ne peut être ailleurs qu'en moi...
LA FOUILLE
0 Seigneur, ne doutez jamais de notre amour...
Tout ce que nous faisons, c'est d'après vous..,
MARTIAL
Nous nous sommes associés à vous comme
des matières que réunissent des affinités sem-
blables...
ZACHARIAN
Oui, oui, cela est bien vrai... que sommes-nous
en dehors de toi? Est-ce que nous ne sommes pas
dociles à tes désirs?....
LE FOSSOYEUR
Tu es notre premier mouvement, et son motif,
et l'origine de sa raison... Aussi, sois donc tran-
quille, ô mon bon maître...
TIIOIS I CM K PARTIE 103
LE CHRIST
Vous m'êtes attachés, je le sais, mes bien-
aimés... Souvenez-vous que c'est on mon être
invisible que vous avez j>ri» aaissance... Car il
fan! revenir souvent à la cause avant d'établir les
effets et de déterminer l«i- résultats. Faites donc
ain^i... Et dans ce cas, je n'aurai qu'à vous
approuver quoi qu'il arrive... Méfiez- vous de vous-
même, j<i vous le dis... El aujourd'hui plus en-
core qu'eu n'importe quel temps, car je sens qu'il
va se passer des choses 1res grandes... Use tourne
vers la ville., 0 ville, je ne vais pas v.ts toi. mai* je
t'envoie des hommes armés pour te combattre...
car nous ne nous convenons pa-, et il faut que l'un
(!<• uous deux soit diminué... Qui -era-ce, toi ou
moi? Lequel de l'un ou bien de l'autre sera
vaincu?... Tu agiras par la violence, et moi j'aurai
raison de t<»i par la justice '....
Les mendiants, qui. trop loin pour en-
tendre cette conversation, en ont suivi le<
périodes ivec une impatience furien
précipitant a la fin ver- les compagnons
— L'aveugle tai-méme traîné par la femme
e>tropiée — et. avec des mines écumantes,
le- interpellent
LA FEMME ESTROPIÉE avec une grande riolence.
Holà! les hommes.,, donnez-nous «le l'argent...
108 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES COMPAGNONS, ils se retournent, stupéfaits.
Hé bien ! . .. Hé bien ! . . .
LE MANCHOT
Bougre de nom de Dieu ! c'en est assez!...
L'AVEUGLE
Oui, n'ayant attendri personne, jusqu'à pré-
sent...
LA FEMME ESTROPIÉE
Dénués de tout comme nous sommes, infirmes,
et traînant le poids corrompu d'une portion de
notre corps, néanmoins nous n'avons pas peur...
et ni d'autres, ni de vous, nous ne redoutons rien...
quoique vous paraissiez de solides hommes, aidés
encore par surcroît de vos bâtons au bout épineux
et aigu ! . . .
(En présence de celte avalanche de cris,
d'injonctions et d'apostrophes, la troupe des
compagnons semble d'abord excitée à la
colère, mais, la placidité du Christ réfrène
ce premier mouvement. Bientôt, tandis
qu'augmente la violence des mendiants, l'ir-
ritation de Marie, de Zacharian et des autres
s'atténue et se change en une sorte de pitié
bourrue.)
MARTIAL
Eh là! qu'est-ce qui vous prend, dites donc?...
TROISIEME PARI II
LE FOSSOYEUB
Pourquoi nous parlez-vous <1 s cette façon?...
Oui, oui, vous êtes bien à plaindre, mais esl
une raison, parce que vous souffrez, pour...
LA FEMME ESTROPIÉE en rigolant.
IJo ! ho!... comme ils sont doux ceux-là!...
Hein! dès qu'on leur montre de la force, ils ont
la frousse !...
LE M \ NGHOT, d'un air sombre.
Quand notas avons crié : pitié ! ils se sont tordus
de rire, il- nous ont répondu par des injures... \
présent c'est nous qui les menaçons, et voilà qu'ils
modèrent leur ton et qu'ils contiennent leur
colère !...
/. \<:ii.\i!i AN
Vous pouvez vous lever avec violence... el
contre nous qui ne vous avons rien l'ait et donl
vous ignorez les sentiments, von- précipiter tragi-
quement connue si vous étiez des machines de
LA POUILLE
Nous n'en répéterons pas moins que vous êtes
des hommes malheureux <it lamentables !...
HO LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE MANCHOT avec véhémence.
Oui, nous sommes tels!... Mais qu'est-ce donc
que vous comptez faire pour nous rendre la vie
moins triste !... Ho! cela est facile de s'attendrir
sur nous, et de se répandre en paroles de charité,
et d'imiter nos gémissements plus ou moins
bien!... Et pendant ce temps nous tremblons
d'angoisse, et repoussés de partout comme si nous
portions la peste avec nous, avec dégoût chassés
des lieux où nous entrons, nous sommes réduits
à nous traîner sur les chaussées..., dans le limon,
et le long des talus sans herbe !... Eh bien ! vrai-
ment, est-ce qu'il y a là une justice?...
LE FOSSOYEUR d'an air à la fois sombre et joyeux
Ça me plaît ce que vous dites-là !... Non ! non !
ô terre, ô vents, ô univers! il ne peut pas être
nécessaire que tant d'hommes passent leur exis-
tence dans le malheur!... Et au contraire tant
d'autres possèdent de belles maisons, des enclos,
des campagnes fertiles, des motifs de félicité inta-
rissables ! et ils, renferment tous leurs trésors
dans leurs greniers!... et entassant toutes leurs
récoltes petit à petit, ils finissent par rouler leurs
biens dans des barriques!... et dans la vue de
leur puissance, ils puisent toutes leurs satisfac-
tions les plus profondes!... Ha! ceux-là, il se
croient des droits sur l'un ou l'autre, comme si
TROISIEME PARTIE III
nous n'étions pas nous tous des débiteurs natu-
rels!... Malheur à <'u\. car ils accumulenl leurs
richesses en de trop grandes quantités!... El ce-
pendant ils n'en distraient pas une parcelle, afin
de subvenir aux besoins des hommes pauvres. El
leur en soustraire une parti-', même toute petite,
une chose aussi difficile que d'extraire une
perle de la mer, ou que de tirer un diamant d'une
mine de houille!... Oui, un tel étal de la vie
se trouve opposé à toute règle de l'équité!... Il
serait juste de mettre au pill réserves
agglomérées, de les répandre en part- égales
parmi les hommes, et de détruire ces réservoirs
de l'avarice!... Oui, oui. voilà en vérité ce qu'il
faut faire !... Et autrement qui peul se flatter du
nom d'homme, el se croire du courage dans la
poitrine?...
LES MENDIANTS en battant des mains déplaisir.
Bravo! bravo! Oui, ce sont des choses vraies
qu'il dit !... lia raison ! ..
LE FOSSOTEUH
Est-ce que nous supporterons longtemj s
vivre -au- rien, comme de- graines jetées sur la
roche qui ne peuvent tirer d'alentour leur nourri-
ture?...
112! LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE MANCHOT d'un ton décidé.
Et nous aussi, nous en avons assez !... Car ce
n'est pas une vie que nous menons!... Misère de
terre!... Eh quoi! devrons-nous implorer, sans
fin, toujours, afin d'obtenir des subsides qui nous
sont dus?... Sera-ce donc là notre existence à
nous?...
LE FOSSOYEUR
Tolérerons-nous que les riches conservent leurs
fortunes à nos dépens, et les agglutinent dans
les sacs, et environnent leurs champs de haies
d'épines, et posent des pavés sur le seuil de leurs
demeures, et se retirent de notre présence quand
nous passons, et lancent sur nous leurs meutes
de chiens parmi les routes?...
LES COMPAGNONS violemmeot.
Non! Certainement!...
LE MANCHOT.
Ah! jamais plus, à présent, nous ne consenti-
rons à exposer nos plaies pour gagner ce qu'on
nous doit !...
LA FEMME ESTROPIÉE
Trop longtemps nous avons souffert!...
I RQ1SIÉME PARTIE 11:;
1/ \ VEUGLE
Assez nous nous sommes humiliés devant les
hommes !...
LE FOSSOYEUR avec exaltation.
Oui, oui, assez !... Car ce -ont eux qui devraient
lillir de honte en nous voyant... non- misé-
rables! et vous malades el Infestés!... Car il esi
infâme pour les hommes pourvus de bien que
d'autres ne possèdent rien du tout, et soient ré-
duits a la misère la plus abjecte, et aient besoin
ibaisser afin d'obtenir les secours indispen-
sables!... Ah! maintenant nous voulons être
riches, vivre à notre aise, et dussions-nous tout
bouleverser, nous agirons!... Mais nous obtien-
drons ce <|ue nous voulons !...
LE CHRIST il pousse une longue plainte.
0 malheureux !... n se tait un instant et les considère
tons.) Bien plus à plaindre encore que vous ne le
/. avec quelle compassion profonde je vous
envisage maintenant!... Bêlas! voua n'avez donc
aucune intelligence, comme si, en vérité, vous étiez
simplement des blocs de terre muni- d'une faculté
d'action 1... Car enfin, vous êtes ou aveugl
estropiés, ou Infirmes à un poini extrême, el au
lieu de faire de votre âme le centre de vos salis-
ti
114 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
factions dans l'univers, c'est encore à ce corps
inerte que vous attachez le plus d'importance!...
N'est-ce pas une chose extraordinaire qu'étant de
lamentables formes, mal construites, sans force
et sans cohésion, vous préfériez à tous les autres
les plaisirs qui vous viennent de votre être infé-
rieur?... Oui, vous aussi, je vous le dis, vous
mettez votre trésor ailleurs que dans son lieu
véritable!... Et comme si, possédant une terre
aride, vous vous acharniez à la cultiver pour en
tirer des fruits qu'elle ne peut pas donner, vous
vous occupez sans espoir de la partie impure et
stérile de votre être... Et vous ne cherchez en
aucune façon à obtenir de celle qui pourrait être
féconde des richesses bien moins difficiles à ac-
quérir!... Et vous dites, comme si, en effet, cette
masse mal sculptée et sanguine que vous portez
au prix d'un effort continuel était jamais capable
de vous rendre en bonheur ce qu'elle vous prend
en peines : donnez-nous des choses substantielles,
afin de remplir ce ventre et ces flancs, voilà ce
qui nous intéresse, et sauf cela rien ne nous satis-
fait... Et ainsi vous enviez les biens d'autrui...
Et les espaces couverts de blés sollicitent les
désirs de votre vie... Et vous ambitionnez des
joies terrestres ! . . . (Il regarde sévèrement ses compagnons.)
Et vous aussi, vous aimez d'une trop grande pas-
sion les choses du monde!... Mais pourquoi tour-
TROISIÈME PARI IE 115
nez-vous dehors spérances?... Devenez donc
vous-même votre propre Lien!... Que cela seul
vous paraisse désirable qui vous est connu el qui
vous semble stable!... Car sachez-le, l'unique
propriété au monde que chacun doit vouloir
accroître el rendre meilleure, c'est soi-même el
rien de plus, c'esl la portion éternelle de uotre
existence, et aucune autre chose,, en réalité... Et,
quant au reste, peu importe! car les territoires
qui non- environnent, dous ne les connaiss
pas!... El ils ne Boni rien que de vagues matiè-
res! .. Et ils ne peuvent jamais être |
par nnihl... El je vous l'ai dit bien des fois,
qu'est-ce que s'enrichir .l'un espace physique?
c'est s'adjoindre un grain de sable, s'augmenter
d'un peu de poussière, s'étendre «l'une chose sans
consistance et sans durée!... Il est aussi insensé
de vouloir gagner et garder ce qui nous vient de
l'univers que d'avoir le désir de l'occuper... Il
faut comprendre qu'il n'y ;i rien qui nous appar-
tienne en propre, même pas nous, si ce n'esl
pour un temps assez court, et alors le reste esl à
tout le monde!... Car l'existence noua esl prêt»
et les facultés qui forment la conscience, et la force
de mouvoir nos membres de telle ou telle autre
façon, el la puissance d'appliquer le- résolutions
conçues par L'esprit... el les bien- possédés dans
l'univers, et Les domaines limite- par un droit
116 LA TRAGÉDIE DU JXOUVEAU CHRIST
momentané, et les maisons avec leurs murs
contradictoirement opposés les uns aux autres, et
les trésors de grains, de vin ou de farine, et enfin
toutes les choses du monde, quelles qu'elles puis-
sent être!... Et rien n'est un don éternel, mais
simplement le prêt d'un jour ou de plusieurs...
Ainsi, cherchez donc avant tout à vous connaître,
à vous perfectionner sans cesse, à tirer de vous-
mêmes le plus de joies possibles...
(Pendant la fin de ce discours, sont arrivés
des paysans qui se dirigent vers la ville.
Ils aperçoivent les mendiants, les compa-
gnons et Marie, les uns debout, les autres
couchés sur le talus autour du Christ, ils
s'arrêtent d'un air goguenard, se montrent
par des gestes de moquerie ce groupe, sans
en être d'ailleurs aperçus, et d'assez loin
finalement l'apostrophent.)
LES PAYSANS avec force.
Ohé ! ohé !.. . — Dites donc, vous autres ! . . . —
Vous avez du temps à perdre, si vous écoutez ce
qu'il vous raconte!... — On le connaît celui-là?
il se fait appeler le Christ... — Ha! grand vau-
rien !...
(Les compagnons se tournent vers les
paysans qui ont éclaté d'un rire brutal et
rude. Les mendiants les regardent aussi
d'un air irrité et surpris. Marie tend le
poing en signe de menace. Le Christ de-
meure impassible. Une violente dispute
s'engage cependant.)
TROISIEME PAIiTIE HT
LE FOSSOYEUR
Foulez-nous donc la paix. 1rs hommes ! ou sans
cela
LES PAYSANS
Bien quoi ! nous n'avons pas peur!... — Ces! <
vous (jue nous montrerons ce que vous êtes!...
LES .MENDIANTS ET LES COMPAGNONS
Putréfactions douées de mouvement! Saletés
mises sur pattes pour répandre la peste...
L E S PAYSANS ramassant «les pierres pour les jeter.
Ho! ho ' on va voir, sacrés bougres!...
LES MENDIANTS ET LES COMPAGNONS
Incarnations de la sottisej — [Stupidités ayant
forme d'homme !..
LES PAYSANS Lançant [des pierres*
Aboyeurs de route ! — vagabonds! — < )n sait ce
que VOUS valez !...
LES MENhi an PS ET LES COMPAGNONS
Veulent-ils que nous les éborgnions?... — Le
10.
118 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
vil troupeau ! — Ah ! qu'il se dérobe en fuyant de
toutes ses forces ! — Sinon on va casser leurs têtes
comme des terrines pleines de sang !
(Ils prennent des pierres et les jettent
contre les paysans qui se sauvent en tu-
multe par la route en pente vers la ville.
Ils les poursuivent à coups de bâtons et en les
outrageant. On entend une rumeur vague
dans le chemin. Le Christ reste un moment
seul avec Marie. Il lui montre la troupe
qui se bat et vocifère.)
LE CHRIST il désigne les compagnons à Marie.
Eux aussi, ils sont impétueux!... Considère-
les !... Ils ne sont bons qu'un instant! Ils retom-
bent plus vite qu'ils ne croient vers les réalités
les plus obscures!... L'amour ne les possède pas,
la haine constamment s'empare d'eux et les fait
mouvoir à son gré, ainsi qu'une roue...
(Marie sourit tristement. Des pierres tra-
versent l'air, jetées par les paysans et par
les autres. Des voix s'interpellent. Tout à
coup les paysans s'échappent. Et, de loin
on entend l'un d'eux crier vers le Christ:
«Allons, le Chribt, descends donc de ton Gol-
gotha pour voir un peu!...» tandis quun
grand éclat de rire„ résonne au loin. Puis
les compagnons et les mendiants revien-
nent les uns d'un pas solide, les autres
clopinant, en tâtonnant ou avec difficulté.
Le Christ les accueille avec un air d'indul-
gent reproche.)
TROISIÈME PARTIE 118
LE CHRIST faisant allusion aux paysan».
Oui. sans doute! ils m'ont injurié, et vous
nous!... Ils vont néanmoins à la Ville avec Le dé-
sir d'honorer ce qu'ils outragent î... Hélas ! com-
prenez-les, mes bien-aimés... [Is nous repoussent
parce qu'ils ignorent la vérité, ils ne demandent
qu'à la connaître, ils ne cherchent qu'à la décou-
vrirai ils l'accepteront toujours avec joie!... Ils
ne nous sont hostiles que parce qu'ils n<i savent
pas!... C'est leur ignorance bourrée de chardons
qui braille après dous et qui court sur nous !...
et une p rase, b te, la relève, se tourne du côté île
la Ville afin de la considérer et regarde en-uite fixemenl ses
compagnons.) Allons, voici l'heure à présent, et il
va vous falloir quitter ce lieu... Le soleil se tient
au centre de l'espace, et de la jette ses feux ter-
ribles sur la partie de l'univers où non- nous
trouvons maintenant... Lorsqu'il fera nuit, re-
venez, vous me rencontrerez à la même place...
Va, toi, Marie, accompagne-les, car je préfère
rester seul... Tu veilleras un peu sur eux, <le
peur qu'ils n'agissent pas comme il faudrait...
• ix devient grave, Bilieuse.) Adieu, et à ee soir, mes
bien-aim
LES COMP IGNOR - - - d .liant.
A. lieu, ayez confiance en nous
120 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA POUILLE prend la main du Christ et la baise.
0 mon bon bon maître !
(Ils s'en vont et font un geste aux men-
diants qui se sont écartés pendant le dia-
logue et sont allés reprendre leur place le
long de la route. On voit disparaître Marie
et ses compagnons dont la démarche et l'ex-
pression grave sont presque tragiques et
semblent composées et déterminées par le
pressentiment d'une catastrophe. Le Christ
les considère d'un regard triste, il se tait,
puis il s'achemine vers le fond du plateau,
de manière à voir la Ville de plus près, et
comme face à face.)
LE CHRIST
contemplant la Ville et dans un mouvement tragique.
0 désolation mystérieuse ! . . . ô sainte douleur ! . . .
Oui, de m'offrir à vous, ô vous que j'ignore, ô
ensemble infini des choses que l'éclat de l'esprit
rend seul visibles, je conçois aujourd'hui toute
l'amertume !... Quelle responsabilité ai-je dans
l'univers! combien j'en éprouve le poids, et jus-
qu'à quel point elle me pèse maintenant !... Oh !
j'ai présenté bien des fois ma lourde poitrine, tour
à tour, à la pierre écarlate du midi et au trait
perçant de la lune qui brille là-haut, mais jamais
encore avec cette violence je n'ai senti d'une
telle manière et aussi formidablement la force du
nonde m'environner et me frapper !... Où vais-je
TROISIEME PARTIE 121
sur terre ? à quoi rôle suis-je prédestiné? Au mi-
lieu de ce peuple qui se retire Je moi, à qui puis-
je m adresser, mon Dieu ! ... Ha! ha! malheu-
reux ! qu'ai-je à faire ici ou là, en cet endroit plu-
tùl qu'ailleurs, à côté ou beaucoup plus loin?
Quoi est mon but ?... Ne suis-je pas partout soli-
taire et toujours seul, quoique je fasse tous mes
efforts pour rompre cette inégalité épouvanta-
ble?... N'ai-je pas à supporter sans cesse les
outrages tempétueux de l'univers?... Que je de-
meure debout et stable, ou que je m'avance au
contraire, il importe peu!... Combien il m'est
indiffèrent de faire une chose ou bien une autre,
car de toutes celles que j'accomplis il ne résulte
jamais pour moi que des souffrances... Et la vie
me présente toujours la même tristesse... Et la
terre n'est jamais pour moi qu'un lieu d'exil!...
Il voile -a tête île ses mains et semble
entrer dan- une méditation terrible. Les
mendiant- paraissent songer parmi le car-
refour. Au loin, on entend des bribe-
morceau* de musique Foraine qui montent
de la Ville en fête.
QUATRIEME PARTIE
CE QUE FONT LES COMPAGNONS LORSQU'ILS
SONT DANS LA VILLE
QUATRIÈME PARTIE
CE QUE FONT LES COMPAGNONS LORSQU'ILS
SONT DANS LA VILLE
Dans la Ville, une grande place carrée environnée de
maisons. Un découvre, à droite, un marchand de vins, et
à gauche une boutique de boulanger. Au second plan une
rue débouche des deux côtés. Dans le fond s'alignent des
maisons avec des devantures peintes, une boucherie, une
pharmacie; à un premier éta^e un atelier de modes. Tous
ces bâtiments sont épais, coloriés de haut en bas, et décorés
de bannières, posés à pic sur la place. Us semblent pen-
dre de tout leur poids. Par-dessus les toits, au loin,
geot les masses vives d'une cathédrale neuve que Ton
<>it d'une manière distincte.
Sur le seuil de leurs portes se tiennent le boulanger, 1<*
boucher, le pharmacien, énormes, en habit de fête. Le
boulai debout, appuyé contre sa porte. Le bou-
cher «-si sur une 'luise et semble vaguement somnoler. Lé
pharmacien lit le journal.
Derrière les vitres de l'atelier de modes, on distingue
quelques ouvrières, qui cousent, fonl dos chapeaux, tra-
vaillent.
Le marchand de vins place destables, dispose des '
H
126 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
le long du mur de sa boutique, va et vient, court très
affairé, comme en prévision de nombreux clients.
Enveloppant cette place qui n'est animée que par ces
mouvements intimes, un tintamarre formidable roule d'un
bout de la ville à l'autre, de-ci, de-là : des harmonies de
fanfare de temps à autre, les cris longs, aigus et inter-
mittents des marchands de rue dispersés, les bruits de
chansons quelquefois, éparses, mais le plus souvent ren-
forcées par l'effort d'un groupe de voix, telles sont les
musiques qu'on entend, qui tantôt se rapprochent, tantôt
s'éloignent, mais dont l'énorme charivari annonce une fête
éclatante et crée un décor de joie invisible.
(Au moment où la toile se lève, un son
de fanfare retentit au loin. On distingue
des cris fugaces : Les frais bouquets!... les
belles cerises!... que doivent pousser des
marchands errant dans les alentours. Puis
entre une petite apprentie qui se dirige
vers la droite, la mine gaie et le pas leste.
Elle est arrêtée au passage par le bou-
langer qui l'a vue venir, qui lui prend le
bras d'une manière galante, tandis qu'elle
tente de résister et que les deux autres
bourgeois, intéressés par la scène, la
suivent d'un air de gouaillerie.)
LE BOULANGER à l'apprentie en souriant.
Eh ! la jolie fille, dites-moi donc, où courez-
vous de ce pas?... Est-ce à un rendez-vous
d'amour, ou bien ailleurs?...
L'APPRENTIE en se débattant.
Oh! Voyons, assez!...
QUATRIÈME PARTIE 12:
Elle parvient à se dégager el
devant le boucher qui la sais ur.
LE BOUCH ER qui veut la bais
Quelle légèreté, mademoiselle!... A voir votre
bâte, nul doute n'est possible:... <!e qui vous
presse de cette façon ce n«v peut être que le désir
<Ic rejoindre le plus vite possible...
I/A PPRENT1 1: arec un salât
Quelqu'un qui ne soit pas vous!... Oui, vrai-
ment... bien le bonjour!...
Elle lui fait une révérence et sa met à
sauver quand le pharmacien la rattrape.
tandis que le- autre- se tordent de plaisir.
LE l'HAIi.MAt :IEN la baisant.
Comme vous venez vite à moi!... Mille gi
ma charmante, je vous remercie!...
LA PPRENT1 1: exaspérée.
lia! le voyez-vous, le vilain!... Me Lâcherez-
vous?...
11. PHARMAG11 N feigoant la surprise.
Quoi! la belle, vous et'-- faroucbi
12S LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
L'APPRENTIE ironique.
Qui ne le serait avec vous?...
LE PHARMACIEN
Ne l'êtes-vous pas pour tout le monde?...
L'APPRENTIE
Si tous les hommes vous ressemblaient, je le
deviendrais bien vite...
LE PHARMACIEN
Voyez-vous cette impertinente!... Vous oubliez
que je vous tiens et que je ne vous laisserai pas
vous en aller...
L'APPRENTIE énervée et railleuse.
Est-ce donc un si grand plaisir que d'être traité
comme vous l'êtes!...
LE PHARMACIEN il lui baise le cou.
Certes non... mais vous prendre des baisers
est agréable!...
L'APPRENTIE furieuse, trépignant.
Allons! cessez d'agir ainsi, ou bien je crie!...
QUATRIÈME PARTIE 120
LE PHARMACIEN qui continue de l'embrasser.
Que vous le désiriez ou non, je vous en don-
Derai encore!... Un baiser! N'est-ce pas toujours
bon? Encore!... Kncore...
L'APPRENTIE qui pousse de- cri- perçants.
Au secours!... Ali! vous me faites mal!... Oh!
le grossier!...
vociférations emplissent la place.
Brusquement, les Fenêtres de l'atelier de
modes -ont ouvertes, et un groupe d'ou-
vrières >e montre, étonné, amusé, inquiet,
• licrchant à voir ce qui se passe. Elles
aperçoivent le boulanger et le boucher qui
rient violemment autour de la petite
;q>prentie, que baise, malgré ses cris, le
pharmacien vieux et lourd. Elles font aus-
sitôt une inûnité de gestes pour se prendre
mutuellement à témoin de l'indignation
qu'elle- re--entent, et elles se mettent à
interpeller les bourgeoi- qui >e retour-
nent tout à coup, eflarést
LES OUVR1 i.i; ES toute- ensemble.
Hé! regardez !<■- donc, ceux-là! — Comme ils
Boni galants, ma chère! - - Oui .>st-<v qui croi-
rait qu'à Leur âge?... — Quelle touche pour des
Roméo! — Ils n'ont pas Ai- honte! — Au 1061 —
Oui! au lui;:...
itent tonte- de rire devant la
mine déeontite des trois bourgeois, qui ne
11.
130 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
savent que dire. Le pharmacien a lâché
l'apprentie; celle-ci se sauve aussitôt en
faisant un joli pied de nez à l'adresse du
pharmacien, du boucher et du boulanger,
d'abord piteux, puis irrités à cause des
huées continues dont ils sont l'objet. Ils
s'avancent sous les fenêtres de l'atelier de
chapeaux, et, avec des airs de colère
bouffonne, ils essaient de répondre aux
ouvrières.)
LE PHARMACIEN
Vont-elles crier longtemps comme ça?...
LE BOUCHER
De quoi se mêlent-elles?
LE BOULANGER
Qu'est-ce qui leur prend donc!... Qu'elles
s'occupent de leurs affaires!...
UNE OUVRIÈRE les montrant de la main à ses compagnes.
Yoyez-vous ces beaux amoureux!...
TOUTES LES AUTRES avec des rires.
Oh! la la!... Oh! oh! la la!...
LE BOUCHER
Vous n'en diriez peut-être pas tant si nous vous
troussions seulement les jupons!...
QUATRIÈME PARTIE 131
UNE OUVRIÈRE à ses compagnes d'un ton moqueur.
Ils ne se sont donc jamais vus!...
TOUTES LES AUTRES en s'esctaffant
Ah! non par exemple!... Ah! non par
exemple!...
LE BOULANGER
Etes-vous seulement dépucelées?... Examinez-
moi ces mûmes !.. Elles ignorent encore comment
on s'y prend!...
I M! OUYRIÈRE avec violence
El vous!... Vous ne savez plus!... Pensez! il y
a si longtemps qu'ils n'exercent pins!...
TOU T E S I. E s A U T R E S pouffant de joie.
IN ae sauraient plus!... Ils m1 sauraient plus!...
I. E P II \ li M A <: 1 EN furibond, le poing ten.lu.
Auriez- vous autant de hardiesse si vous n'étiez
pas perchées toni en haut?...
TOUTES LES OUVRIÈRES I int.
elle- font dM -iirnes comme pour le^ prier Je venir chez elle-.
Psitt) Psitt!— Allons! montez donc! - Chéri,
par ici. veux-tu? — Décidez-vou- vite! — Est-ce
132 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
que tu m'aimes, dis, mon gros? — Ah ! que vous
êtes long, vous nous faites languir! — Vivent le
plaisir et l'amour! — Vive Fa... (Ici, Tune d'elles aper-
çoit, venant d'entrer sur la place, trois grosses commères écar-
lates qui sont les femmes des boutiquiers.) ...Zut, alors !
les bourgeoises qui viennent!... Pigez-moi çà!...
(Immédiatement, toutes les ouvrières se
retirent des fenêtres avec des mouvements
terrifiés, et elles se rasseoient vite à leurs
tables de couture d'une manière aussitôt
pleine d'attention. Un instant, le silence
se fait. Les trois bourgeois, cramoisis et
anxieux, les bras pendants regardent venir
avec stupeur leurs épouses, qui paraissent
saisies d'une grande colère et qui s'avancent
violemment.)
LES BOURGEOISES avec une élocution véhémente.
Oh ! que font-ils encore là-bas ! — Les grands
vauriens! — Les vieux pendards! — N'aurez-vous
jamais fini de vous dissiper avec de telles filles?
LE PHARMACIEN
Allons! Allons! ne nous harcelez pas de vos
discours!...
LES BOURGEOISES secouant chacune leur mari
par le bras.
Espèces de vilains débauchés!...
QUATRIÈME PARTIE
m
LE PHARMACIEN, LE HOU CHER
ET LE BOULANGES
Nous no vous demandons rion!...
LES BOURGEOISES vociférant et poussant leur- maris
dans le- boutiques.
Vous n'êtes que des luxurieux!...
LE PHARMACIEN ET LES AUTRES
Sommes-nous des hommes que mènent les
tommes à coups de bâton comme des betes de
somme?...
LES BOURGEOISES bousculaut toujours leurs maris.
Est-ce que vous n'êtes pas honteux? — Faire
Linsi les galants un jour de dévotion! — Rentrez
;hez vous, affreux paillards! — Misérables! —
Yaîtres! — Voleurs! — Ivrognes
ainsi chassés, injuriés et maltraités par
leurs femmes, le pharmacien, le boucher et
le boulanger rentrent chacun dan- leur
boutique, tandis que les ouvrières qui sui-
vent la -cène du coin de l'œil, se lèvent
tout à coup en sursaut, et avec des éclats
de rire vont -•• pencher par les renétres
pour mieux regarder et mieux écouter.
LES OUVB il KL s aux renétres.
Ali ! ce que l'on s'amuse!... Ce qu'en se tord!
434 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Elles pouffent véritablement, et c'est
pendant qu'elles rient ainsi qu'entrent
Marie la Pouille et les compagnons. Les
compagnons et Marie s'avancent d'une
manière tranquille en se dirigeant du côté
du marchand de vins. Ils ne voient de la
querelle que la fin et poursuivent leur
chemin. Les petites ouvrières se remettent
au travail. On entend toujours, plus près,
mais obscures, les voix perçantes des mar-
chands, mêlées aux rumeurs des musiques.)
ZACHARIAN désignant le cabaret.
Il me semble que, de cet endroit, nous serons
bien placés pour voir la procession?...
MARTIAL
Puisqu'elle doit passer par cette place, atten-
dons là...
ZACHARIAN au fossoyeur.
N'est-ce pas ton avis?...
LE FOSSOYEUR
Si, si...
ZACHARIAN
Et toi, Marie, qu'en penses-tu?...
LA POUILLE
Où vous voudrez!...
QUATRIEME PARTIE 135
lia vont tous - i--eoir à une table du
cabaret, dehors, sur la place. Le traiteur,
qui lei guette depuis une minute, prêt à
offrir ses services, -e précipite au-devant
d'eux aussitôt.
ZAGH AR1AN au traiteur, d'un ton ironique.
Il n'y a pas encore grand monde, hein, cama-
rade?...
LE TRAITEUB
Oh! la foule ae tardera pas, croyez-le Lien...
En ce moment, elle est ailleurs, parmi les rues
des alentours... partout où passe la procession...
Mais bientôt, c'est la place qui regorgera!...
Z A CHAH 1 AN
Et vous ne vous en plaindrez pas, n'est-il pas
vrai?...
LE TRAITEUB
Parbleu! vous comprenez que des fêtes
comme celle-ci!... L'inauguration d'une cathé-
drale neuve!... 11 se passera beaucoup de temps
avant qu'une pareille chose n'ait encore lieu!...
, LE i OSSOYEUR d'un ton de décision sauvi
Oui, certainement, il se passera beaucoup de
temps
136 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE TRAITEUR
C'est que, voyez-vous, il faut de l'argent pour
bâtir un tel édifice!... Ce n'est pas une petite
affaire que de réunir des sommes formidables,
comme il nous en a fallu afin de venir à bout
d'un projet de cette taille-là!... Mais enfin tous
s'y sont mis... les plus pauvres comme les plus
riches... le denier des moins fortunés a été
accroître la masse des millions formée par les
dons généreux des autres!... Rien n'a été épar-
gné!... Aucune aide n'a été mise de côté... On a
vu un mouvement de foi bien admirable!...
MARTIAL ironique.
Certes, je le crois!...
LE TRAITEUR
Et voilà plus d'un quart de siècle que la cons-
truction a été projetée, mise en train, subissant
sans cesse des temps d'arrêt, mais toujours reprise
avec plus de force, d'activité...
Z A CH A RI AN avec une sourde irritation.
Oui, oui, je sais...
LE TRAITEUR
Vous comprenez quel enthousiasme s'estemparc
QUATRIÈME PARTIE 1:1:
de tout le peuple lorsque l'on a enfin appris que la
cathédrale était terminée, qu'elle allait être inau-
gurée, en grande pompe, solennellement, par M. le
Doyen, l'archevêque, le chapitre... On n'en reve-
nait pas de joie!... Et pourtant voilà que le jour
est arrivé!... De tous les environs, des vill _
des campagnes, des bourgs, de la banlieue, des
villes môme les plus éloignées, les gens qui ont
donné, ne fut-ce qu'un seul centime, sont venus
parmi l'allégresse, heureux du succès de leur entre-
prise... et fiers comme si la cathédrale était à
<'ux'.... Ah! oui, il y <in a en marche, et des mil-
liers!... Les arrivées ont lieu partout... Par les
gares, les bateaux, les routes, de tous côtés, des
multitudes ne cessent d'affluer dans la ville...
C'est un bien beau jour, croyez-moi, et vous allez
en voir des foules de toutes couleurs!... Montrant
des commères, des artisans, des hommes du peuple qui entrent
peu à peu sur la place.) Tenez, voilà que l'on commence
déjà à arriver!... En s'en aiimt.) Excusez-moi!..,
Mais mon métier, vous comprenez,..
La place - • remplit d'ouvriers, de filles
en cheveux, de curieux de toute- BOrtes.
plupart l'asseoient devant les tables,
commencent à boire. Le traiteur va de l'un
à l'autre, allai 1
LE FOSSOl II R il se tourne vers la fou!- 1ère.
Oui, oui... ils sont nombreux les hommes qui
138 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
veulent bien glorifier les héros morts. Mais les
vivants, ils ne les honorent pas. Ils les mécon-
naissent constamment, ils les repoussent !...
(Il se tait soudain pour ne pas se laisser
aller à la violence. Il attache ses regards
sur les gens qui entrent petit à petit et
sans cesser. La place présente maintenant
un aspect de figuration coloriée et scintil-
lante.
Différents marchands s'avancent eux aussi
par les rues de droite et de gauche, tandis
que le peuple les entoure et les appelle.)
PREMIER MARCHAND entrant sur la place.
Qui désire se rafraîchir?... j'ai des limonades,
des boissons glacées !...
DEUXIÈME MARCHAND de même.
Des bouquets verts!... de la lavande !...
TROISIÈME MARCHAND de même.
Achetez des galettes toutes chaudes !... galettes
toutes chaudes!...
VOIX DE LA FOULE appelant les marchands.
Moi ! — Par ici ! — Laissez-moi voir ! . . . — Ne
prenez donc pas toute la place!... — Hé là!
marchand !...
QUATRIÈME PARTIE
Bariolée, bruyante, en rumeur, la foole
rit, remue, braille, regarde, se presse autour
des marchands, dont les cris haletants,
l<'ni.r<= et obsédants -< mblent être des appel-
à la vie la plu- sen-uelle. A partir d<
moment une joie terrestre et emportée en-
vahit la multitude. Les compagnon-
Mari-1 >ont a - ml entrr eux
qu'on les entende. Les petites ouvrière- ?e
mettent à leurs fenêtres.
DNE FEMME DANS la POULE d'un ton irrité.
En voilà un vieux libertin!... Est-ce qu'on tri-
pote ainsi les femmes?...
LA FOULE _;iie et l'air scanda!
Oh ! oh ! où se trouve l'homme? Montrez-nous
le!...
LA FEMME -oufiletant un homme.
C'esl cet ivrogne-là !... Il me pince !
la FOU LE amas
Hé ! hé [... Il ne s'ennuie pas !...
I. \ IL. M M L
Parbleu! je ne dis pas non!... Mais moi!...
rcp.ai--.int 1 ivrogne qui wut ['embias* : BaS les pattes !
voyons!
140 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
L'IVROGNE se jetant sur la femme.
Tu ne veux pas?...
LA FEMME indignée.
Gomment! il ose me tutoyer !...
L'IVROGNE à la foule, il pérore en titubant.
Eh quoi ! . . . C'est ma femme celle-là ! . . . Elle dit
le contraire, mais elle ment !... Toutes les femmes
sont fausses, d'ailleurs, croyez-moi !.'.. Elles chan-
gent comme la glace au feu !... Malheureux ceux
qui s'y fient !... (Il perd son équilibre, manque de tomber).
LA FOULE goguenarde.
Ha ! ha ! très bien !...
L'IVROGNE se reprenant d'une voix grasse, éraillèe.
On est ici pour rire, pas vrai?... Eh bien
alors?... Est-ce que je n'ai pas le droit de dire aux
femmes qu'elles sont belles!... Il y en a des maris
cocus !... Un de plus ou bien un de moins !... Ce
ne serait pas la peine qu'il y en ait tant sur terre
si on n'en profitait pas!... G'est-il pas vrai?...
Nom de Dieu!...
LA FOULE éclatant de rire.
Parbl eu !.. . il a raison ! . . . Bravo ! . . .
<jl ÀTR1ÉME PARTIE 141
L'IYROGNE continuant avec emphase.
Moi! je vais vous dire la chose... oui, vrai-
ment!... On trime assez, on peut bien rire...
Eeinl convenez-en, les amis!... Moi je suis pour
la gaîlé !... Si c'est votre avis, tant mieux, et puis
n'est pas le votre, je m'en bats l'œil !...
Il se met à rire, pâteux, brusquement
LA POULE en joie.
Il est admirable !... Magnifique!... Portons le
en triomphe !... Vive notre Seigneur tonneau !
Des homme- haussent, sur leurs épaules,
Iivrogne qui soufile et halète, et là, hilare,
énorme, écarlate. redondant, il trône au
milieu de la foule dont les cris éclatent de
toutes part< en -on honneur.
IN i) L'Y II 1ER faisant à l'ivrogne de> salutations grotesques.
Salut! Majesté la barrique !
i \ BOURGEOIS de même > inclinant.
Gloire à toi Altesse la tonne !
I N A It I [SAN de mémo, d'un air de respect.
Si nous possédions des pampres rougissants
nous le couronnerions. Bis de Bacchus!..,
LES 01 VRIÈRES i leurs renôtres.
Vival '. Bourrah !...
12.
142 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA FOULE en chœur.
Hourrah ! Hourrah ! . . .
(On transporte l'ivrogne, parmi ces accla-
mations, à travers la place. L'ivrogne,
réjoui et bouffon, considère le peuple avec
dignité. Brusquement arrive en courant
tout un cortège de jeunes gens, bohèmes,
étudiants, artistes, carabins, grisettes, etc.
Formant une sorte de monôme, cette
troupe rapide débouche par la rue de
droite, avec des cris, des chansons, des
instruments qui grincent, des flûtes qui
sonnent. Cette arrivée éclatante, impé-
tueuse, folle, vive et alerte, produit diffé-
rentes impressions sur la foule, qui lâche
l'ivrogne aussitôt et s'écarte avec un effroi
mêlé pourtant de gaieté, pour livrer pas-
sage aux nouveaux venus.)
LES JEUNES GENS DU MONOME arrivant en courant.
Ohé! ohé!... Ohé! ohé!
LA FOULL inquiète, se range devant
Ho! ho!... Prenez garde!... Attention
eux.
!
LES JEUNES GENS DU MONOME
entrant toujours en plus grand nombre.
Place!... Place!... Allons!...
LA FOULE de plus en plus effrayée.
Ils sont fous!... Arrière!... Qu'est-ce qu'ils
font?..
QUATRIEME PARTIE 143
D'autres jeunes gen- après dautres
pénétrent sur la place en chantant et en
criant. Ils bousculent le- hommes, bl
les femmes renversent le- table- et les
chaises, créent un tumulte inattendu et
bariolé. Il- trayersent la place deux fui-
d'un angle à un autre, de manière à for-
mer un mouvement de danse qui serpente.
Il- s'accompagnent d'instruments de mu-
-i<|iie rauque> et aigu-.
L L S .1 E E N E S SENS Dl MON 0 M E chantant.
Voilà' c'est nous qui sçmmes
Les hommes
Les plus joyeux du monde!
La ronde
Bondit quand nou< pas-un-'
LA FoULE les repoussant.
Allez -vous -en!... Dehors, le cortège <!»'>
bohèmes!...
L E S ■! E T N ES GENS 1) U .M I > N 0 M E
En dansant et chantant.
Le temps
Passe comme l'éclair!
Et Lair
[ironie autour de noua
LA Lot LE
àsseï ' Assez!... A la porte '....
144 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES JEUNES GENS DU MONOME
Ébranlant l'air entier,
Nos pieds
Font un bruit de tempête,
Et jettent
La foudre et l'ouragan !
(La foule bouge, roule, lève les bras au
ciel; mais les jeunes gens, loin de la laisser
en paix, se précipitent vers les femmes,
ouvrières, bourgeoises ou autres, les en-
traînent de force dans leur sarabande, et
les font tourbillonner malgré leur résis-
tance, leurs cris d'indignation. On assiste
alors à une scène bouffonne, ardente, cir-
culante, sonore, colorée, tandis que l'on
entend vaguement de temps à autre, soit
des bribes de conversation, soit des accents
de romance, soit des bouts de dialogues
coupés d'exclamations.)
UNE BOURGEOISE que l'on entraîûe.
Haïe! haïe!... Je suffoque!... Laissez-moi!
UNE VOIX DANS LA FOULE
La! la! la!... Ah! quelle affaire!
UN BOHÈME baisant une jeune femme.
Je vous vole un haiser, la helle!
LA JEUNE FEMME
Eh bien le vilain! l'insolent!...
QUATRIÈME PARTIE 145
LE BOHÊME riant.
J'aurais pu vous prendre bien autre cl.
pourtant!...
L\i: COMMÈRE
Je n'en puis plus!... je vais tomber !...
IN BOUTIQUIER à un étudiant.
Eh I>i<'n ! Je vous y prends, vous !...
L'ÉTUDIANT
A quoi? à vous faire cocu... C'est là votre belle
découverte !
LE BOUTIQUIER
Hein!...
L'ÉTUDIANT
Croyez-vous que ce soit la première fois?...
LA POULE
A [a chienlit '. A la chienlit !
UNE VOJX
Je t'aime !
U6 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
PLUSIEURS VOIX
Qu'ils nous fichent la paix à la fin !...
UNE JEUNE OUVRIÈRE à un homme.
Àh ! monsieur, laissez-moi tranquille !...
L'HOMME il l'embrasse.
Moi ! mais pas du tout, mademoiselle !...
DES ROURGEOIS à des jeunes gens.
Débauchés !
LES JEUNES GENS leur répondant.
Bégueules !
LES ROURGEOIS
Sales marmots !
LES JEUNES GENS
Vieillards !
LES ROURGEOIS
Vieux bohèmes !
LES JEUNES GENS
Bourgeois !
QUATRIÈME PARTIE
LES BOI RGEOI8
: I Liseurs publi
LES JEUNES GENS
Eh '. Allez donc î honnêtes gens
(La joie populaire s'est accrue, par m
ado incessant, jusqu • cet état de
délire où se trouve en ce moment la mul-
titude qui je imuse, se mêle, court,
tournoie, semble ivre, fait cent farc*
femme- ne résistant plus aux homm» ■- qui
les embrassent, parmi on tumulte, un tohu-
bohu, un charivari de fanfare, des cris -le
marchands toujours 1-'- mêmes : limo-
nade, etc., et des bruils d'instruments fo-
rains. L'ail' i comble. La vie
triomphe, avec une expansion -urabon-
dante. L'exaltation de l'amour emporte et
fait tout mouvoir. .Mai- voici qu'on distin-
gue des -un- d'orgue et des chant- au loin,
le- accent- religieux d'une procession. L'n
instant le- rumeurs des chantres se heur-
tent avec le- cris viv ice- . t épar- du peu-
ple. Pois arrivent de- troupe- de gamini
effarés, rouge-, rapides, essoufflés, gamba-
dant.
GAMINS annonçant d'une voil prolongée,
Voici la procession !... la procession...
I. \ POT] LE av. ,■ stupeur.
IL» : lia : lia : la procession !...
148 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Les jeunes gens du monôme lâchent les
femmes dans un mouvement vif et incohé-
rent. Et, reformés en une longue file, ils se
hâlent de disparaître au milieu du tumulte
de la foule en rumeur.)
VOIX MÊLÉES DE LA FOULE ET DES JEUNES GENS
avec des gestes, de salut exagérés.
Au revoir ! — Ohé ! — A bientôt ! — On se
reverra I — Oui ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour!...
LES GAMINS grimpant dans les arbres, se plaçant.
Perchons-nous là haut ! — Salut, citoyens! —
Hé! les belles dames, faites attention! on vous
regarde ! — Oh ! ces nichons ! découvre-moi ça !
quel spectacle ! est-ce assez beau !...
LES OUVRIÈRES aux fenêtres, souriant, jacassant.
Ce qu'on s'amuse ! Ah ! ma chère !... là! là!
que c'est rigolo !...
LA FOULE énervée d'un ton impérieux.
Silence ! Silence !...
(Les sons de l'orgue et les voix des
chantres se rapprochent. Les marchands
qui étaient sur la place se taisent ou s'éloi-
gnent, tandis que décroissent leurs cris:
« Orangeade ! Boissons glacées! » La foule
prend un aspect de dévotion singulière après
\tiu i:\ii: PARTIE
les excès b ichiqtu 9 et
l'heure. Le calme anxieux de L'attente suc-
cède à la furie et au désordre de la j<ùe
populacière. Tout le monde est attentif.
On se prépare à l'arrivée de la procession
en prenant des mines confites, qu'anime
seule pourtant la curios - nce <ians
la foule. On entend dans le lointain la ru-
ini ur d'un Fragment chanté du Te deum :
« Pleni sunt cœli el tel 1
tua -ardent Le peu-
ple avec un air de t tournent
Leurs visages impétueux vers le côté droit
de li h -ne par lequel vu entrer le cortège
religieux.
M A UT l A L sourdement
Qu'est-ce qu'ils veulent Faire parmi nous avec
leurs bannières de couleurs, leurs chants de
mort?...
LE POSSOYEU R arec irritation.
Pourquoi viennent-ils troublernos saintes jubi-
lations?... Plus beaux <it plu- pursque leurs lents
mouvements étaient le- impétueux élans de noire
danse!... Quand tout a L'heure dous circulions,
I niant dos poitrines tour à tour à l<>u- les
côtés de l'horizon, comme afin «le manifester notre
ultime joie, dous rendions vraiment grâce alors
a l'harmonie <■! à la perfection de l'univers!... Oh!
quel témoignage autre que celui-là serions-nous
capables d'apporter spontanément .'... <>ui. par nos
ioO LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
jeux, nos impulsions, nos chants de joie nous
attestions avec ardeur la sincérité religieuse de
notre amour!... Mais eux, qui louent-ils dans
leurs hymnes d'où l'adoration est absente en
vérité? Et, dans leurs subrogations, qui enve-
loppent-ils de leurs transports retentissants?...
Rien de vraiment réel, rien d'existant!...
VOIX DANS LA FOULE autour des compagnons.
Paix donc! Hé l'orateur! Assez! Assez!...
(Les compagnons se taisent. La foule se
range avec un air de respect tandis que se
rapproche la procession dont on entend le
chant plus voisin : Te gloriosus : aposto-
lorurh chorus, te Prophetarum laudatibus
numerum; temartyrum candi tatus ; laudat
exercitus. Les derniers marchands publics
quittent la place en s'en allant par la rue
de gauche).
UN MARCHAND vociférant d'une voix perçante.
Lavande afin de purifier!... Parfum! senteur!...
UN AUTRE MARCHAND de même.
Bouquets de roses ! . . . Deux sous ! . . . Qui veut se
fleurir!...
(Ils s'éloignent sans que personne les
interpelle. Et au même moment on dis-
tingue la tête de la procession).
ni ATlil i:\li: tWRT.'E
ZAGHARIAN montrant les marchands.
Voilà l;i vie <jui s'en va... 5< tournant vers la pro-
ssion. El voici la mort qui entre...
Entrent les chantres, le chapitre qui pré-
cédent la procession en récitant d<
d'un ton rythmique et aigu. Cramoisis,
poi tant - avancent ma-
jestueusement par la droite et emplis
la place de leur- strophes latines. La inul-
titude se pousse, remue, caqueté \ -
ment, • I 0 «le les I
ser. Au loin, comme un dernier appel de
la vie, le cri d'an marchand qui annonce
des : | belles primeurs, ré-
sonne et vibre avec douceur, à peine
perceptible sur la place
LES CHANTR ES débouchant par la rue (W droite.
Teper orbem terrarum : sonda confite tur Et
Patrem, immensœ majestalis... Venerandum tuum
verum, et unicum filium... Sanctus quoque P
clitus spiriluum...
La procession qui arrive petit à petit
-m- ii place et • i w î i si c posée d en
de Femmes de la ville, de religteusi s, de
bou . •■'■tr derriér • les chanta -
Les mêmes phrases •!»• l'hyn
per orbem terrarum Htetur
etc., etc., Sous un dais
marche l'archevêque, vieillard énorme,
ventru, débordant,
152 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
sage la foule se prosterne dévotement; il
fait à droite et à gauche un geste onctueux
de la main répandant sfins cesse des béné-
dictions. Le chapitre suit, le doyen égale-
ment gros et court, et les prêtres de l'ar-
chevêché. Etonnée, ravie, en tumulte, la
multitude, cause, crie, admire, toute réjouie
peu à peu, tandis que chantent les chantres
et comme reprise soudain par une curiosité
mondaine et par le plaisir de voir un spec-
tacle).
VOIX MÊLÉES DANS LA FOULE sourdes, rapides,
acérées, épaisses, grasses, de timbres différents.
Oh ! c'est vraiment admirable ! — Jamais on n'a
vu un spectacle pareil ! — Étes-vous bien placé
pour voir ? — Tout de même on peut être content !
C'est réussi! — Et ce cher M. le Doyen, quelle
joie ce doit être pour lui ! — Ses vœux sont com-
blés ! — Attention, voyons ! Vous me poussez trop !
Vous allez m'écrabouiller! — Regardez donc cette
bannière. — Qui est-ce qui me chatouille par là? —
C'est vous ! bon ! Voilà' une claque ! — Et Mon-
seigneur va-t-il passer? — Est-ce que vous l'aper-
cevez? — Oui, sous le dais d'argent et d'or. —
Ah! quel noble aspect! — Quel maintien su-
perbe !...
LE FOSSOYEUR bas aux compagnons,
il montre l'archevêque par moquerie.
Avec quelle majesté il porte ses excréments!...
QUATRIÈME PARTIE 153
Ne dirait-un pas qu'il en esl lout fier !... Il devrait
faire rouler son ventre comme une tonne pleine
d'immondices... Qu'il est respectable! oui, en
vérité!... Regardez ce peuple bourré <l<> chardon,
cette tourbe infecte el stupide !... Ils se ruent tous
de son cùh'...
LA POUILLE vivement, lui prenant le bra-.
Tais-toi !... tais-toi...
LES Cil A NT H ES maintenant au milieu de la place.
Ils l'ébranlent d'une voil tonnante.
Tu rex glorim Christi : tu Patris sempitern
/ilius... Tu ad liberandum suscepturus hominem,
n un horruisti virginis uterum... Tu, devicto mor-
uleo : uperuisli credentibus régna cœlorum...
(La procession reprend les verset- mo-
notones : Tu rex gloria tu Patrts
et filiut... etc.. El a ces j>a-
roles rythmiques se mêlent les exclama-
tions, le- rumeurs varices de la foule, et
aussi, toujours plus lointaine-, mais b
lantei et avides, également, les voh
marchands qui rôdent dan- la rille : l
etc.
Brouhaha et tohu-bohu sur la place, dé-
bordante maintenant et b 11 i I B.
i N IVROGNE entendant la lin du cantique.
Qui est-ce qui parle <1<> rhum, nom de Dieu?...
Ça me donne une rude en\ ie
13.
154 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA FOULE amusée.
Ha! lia !... C'est noire ivrogne!... 11 ne tient
plus debout !...
LES GAMINS à l'ivrogne.
Dis donc, mon vieux ! ... ça ne va pas ! . . . Prends
mon bâton!...
L'IVROGNE s'adressant à la foule.
Eh bien! eh bien!... En voilà des lascars !...
Ils n'ont point de sentiment!... Ils ne donneraient
même pas à boire à cette pauvre vieille (il montre la
terre.) Elle crève de soif aussi celle-là... (Il se met à
pisser devant la foule.)
LA FOULE en chœur, scandalisée.
Ho ! ho ! ... A la porte ! à la porte ! . . . C'est dé-
goûtant !...
(On pousse l'ivrogne dehors, on le bous-
cule, on lexpulse. Agitation sur la place.)
LES CHANTRES continuant à vociférer pompeusement.
Tu ad dexteram Dei sedes : in gloria P a fris, ju-
dex crederis esse venturus... Tu ercjo quœsumus,
famulis luis subveni : quos pretioso sanguine rede-
misli... Mterna fac cum sanctistuis, in gloria nu-
merari...
(Tu ad dexteram Del sedes, etc., etc..)
QUATRIÈME PARTIE
reprend la procession qui est à pr
pre>«|ue entièrement >ur la place. I. -
bourgeois, énorm< s, gueulent formid ible-
ment; le faus des enfante perce
retendue; la vois vive et aigre des com-
mères se fait entendre. Cependant l'arche-
vêque, précédé du chapitre i t des chantres,
est arrive presque au bout de la place, au
milieu de lernpre — intnt respectueux du
peuple qui s'agenouille sur son passage. Il
s'arrête un instant: on le v..it écarlate et
lourd sous son dais orné. Il fait le _
de bénir et s'apprête à parler. Toute la
procession stationne. La foule anxieus
garde et parait dans l'attente.)
\'<>I\ mêlées dan- la foule.
Oh ! voilà Monseigneur <jui l'ail signe au cor-
tège! — Il esi splendide! — Bein, ma cher
11 a une belle mitre. — Et quelle bague!— Sapristi,
tout de même, c'csf beau des hommes comme
ca ! — Est-ce qu'il va parler ? — Sans doute. — Et
au grand orateur?- - oh : oui, il eu a un
goulot! — Quelle horreur'. — Employer des termes
semblables! — Ecoutez! — écoutez! — il s'ap-
prête, il demande que l'ou se taise! — Oh! quel
plaisir <1<- L'entendre! - Attention! attention!
Silence par là...
chantres cessent leur m< lop e. La
procession demeure bouche bée. Le peuple
Se tait peu a |>. u. Marlial. /. i-han IL
el le fossoyeur tournent la tête du i
L'archevêque avec une d de haine
156 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
et de dédain. L'archevêque lève le bras et
commence à parler.)
L'ARCHE VÊQUE d'un ton solennel et onctueux.
La bénédiction du Seigneur soit avec vous, mes
chers frères et mes très chères sœurs!...
QUELQUES PERSONNES DANS LA FOULE voulant
obtenir le silence.
Chut! chut... On fait du bruit là-bas!...
L'ARCHEVÊQUE poursuivant avec emphase.
C'est par vos soins, c'est par votre attentive
sollicitude, c'est par votre ardente générosité que
notre œuvre a pu être menée à bien... Et nous
vous en louons sincèrement... Cette admirable
et précieuse cathédrale, pour la construction de
laquelle nous avons dû faire tant de fois des
appels nécessaires à votre dévouement...
LE FOSSOYEUR en ricanant, bas et vite.
A votre bourse!...
L'ARCHEVÊQUE sans s'arrêter.
Voilà que nous l'inaugurons au milieu d'une
pompe magnifique, parmi les cortèges d'un peuple
rayonnant, et dans l'exaltation de la piété... Et
QUATRIÈME PARTIE 157
ainsi, vous ave/, consolidé L'Etat, attesté om
de plus votre attachement au Seigneur... Cette
cathédrale je |>ui> dune la considérer comme un
témoignage nouveau...
LE PO&SOYEUR avec une cok'-re contenue.
De votre inertie, race d'esclaves!... troupeau
abject !...
I. ARCHEVÊQUE loin et sans entendre.
De votre fidélité à notre -ai nie religion... Aussi,
je vous le dis, mes très chers frères, e( vous, mes
sœurs bien-aimées, c'esl une grande date que
celle-ci, et qui comptera dans les annales de
notre Église... Il faut donc célébrer votre foi effi-
.. Car à qui sommes-nous redevables de cette
construction admirable, sinon à vous?... Oui,
celle majestueuse cathédrale...
LE FOSSOYEUR ti"un ton violent, presque liant.
Qu'elle tombe en poudre !...
I. \ POUl L 1. 1; bas, ai but.
Prend- garde... Prends garde...
L'ARCHE VÊQI E toujours paisible et pompeux.
Elle esl votre œuvre, elle esl la preuve de votre
138 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
amour inaltérable, elle exprime par la forme de
ses voûtes éclatantes la sainte impulsion de vos
âmes vers le Seigneur!...
LE FOSSOYEUR sourdement et en proie à une fureur
croissante.
Ah! ah! comme il les flatte bien afin de les
conduire mieux...
ZACHARIAN cherchant à l'entraîner.
Tu vas tous nous faire écharper, allons-
nous-en...
LE FOSSOYEUR il se dégage et bondit brusquement
en proie à une exaltation insurmontable.
Non. Non! bon Dieu! Je veux leur dire ce
que j'en pense!... (La foule regarde avec stupeur cet
homme hagard et en haillons qui s'apprête à la haranguer tandis
que l'archevêque et les prêtres, distinguant vaguement cette
scène, essaient d'en comprendre le sens et d'écouter les paroles
que profère le fossoyeur.) Les héros une fois morts, ils
les honorent, parce qu'ils modifient leur pensée,
et parce qu'ils ne les craignent plus... Mais dans
le temps de leur vie, ils les repoussent loin d'eux-
mêmes, ils ne leurs bâtissent point d'asile, ils
les livrent sans cesse aux outrages des popu-
laces...
QUATRIÈME PARTIE
VOIX DANS LA POU LE in it
Oh! oh! — Qu'est-ce qu'il «lit celui-là?... —
C'est lusensé!...
LE FOSSOYEUR d'un ton encore plu> impétueux.
Oui, il- les chassent «lan- les ténèbres, ils se
gardent bien «le leur venir jamais en aide, car
alors ils redoutent leur expansion; la force de
Leur réalité les épouvante.. . Il- n'osent pas lutter
avec eux. II- en ont peur... Ils les savent consti-
tués avec de la violence, pourvu- de membres
pour se défendre el attaquer... et ayant un esprit
eapable d'enfermer et d'anéantir dans un axiome,
comme avec une machine puissante, tout ce qui
fait opposition à leur pensée!...
VOIX DAN- I. v POULE plu> ardentes, plus pressantes.
Il porte la colère à la bouche comme une écume '.
— C'esl un ennemi «le la nation! — La haine s'est
emparée «l«i lui, et, regardez-le, il es! enrag
LE FOSSOYEUR le poing tendu ver- la roule
«l'un ail méprisant,
Et eux] ces hommes indignes de vivre, que
^ont-il- dune'... Il- m'injurient, el il- ne me
comprennent même point!... Craignant tout,
160 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
lâches, serviles, rançonnés par les uns et battus
par les autres, ils n'ont que de la peur dans
leurs poitrines... Ha! oui! pourquoi les redou-
terais-je?... Quoi! moi! je tremblerais de crainte
en leur présence!... 0 stupides masses de
chair!... Obscures créatures sans animation!...
Misérables!... Hommes seulement sensibles à
mes outrages!... Etes- vous capables de m'ins-
pirer de l'épouvante?... Non! non! nullement!..
Vous que j'ai vu tourbillonner, vous êtes
inertes!... Vous étiez comme du vent, vous voilà
pétrifiés!... Vous viviez et je vous vois morts!...
Ah! malheureux!... Incapables de logique et de
raison, tiraillés à droite et à gauche par cent pen-
sées, avançant un pied dans l'avenir et pourtant
retenus en arrière par le passé...
VOIX DANS LA FOULE qui d'abord stupéfaite
devient furieuse.
Va-t-il nous harceler longtemps ! . . . — Hé l'anar-
chiste!... — On va lui casser la figure s'il con-
tinue ! . . .
LE FOSSOYEUR arrogant et farouche il continue.
Apathiques et sans émotion... et dans l'impos-
sibilité de vous bouger... mis en mouvement par
la formidable impulsion de l'inconscient. .. mais de
QUATRIÈME PARTIE 16!
vous-mêmes immobiles, ef en contradiction
la vie... quoi, vais-je reculer devant vous? i;i pour
quelle cause?... Commenl pourrais-je vous re-
douter, vous qui n'êtes rien?... Serait-il possible
que je fuie de devant vous, que je force mon âme
à se taire!... ou que je revienne en arrière en ce
moment?... Non. je ne resterai pas inerte quand
la baine s'empare de mou corps avec la puissance
invincible d'un.' mécanique!..,
i. ARCHEVÊQUE dédaigneux, de loin, prêt à partir.
Le Seigneur, l'a dit, mes chers Frères ei mes
chères sœurs... Que celui par <[ui arrive le -cau-
dale en devienne à son tour l'objet... Que l'ivraie
mauvaise soil coupée et l'épi stérile détourné de
la bonne gerbe... Il fait an geste, et les chantres se remet-
tent en marche, le cortège -'«-branle et cherche à sortir de la
place. L'archevêque, d'une dernière parole, absout le peuple.
Soyez bénis!...
L V FOULE se ruant tout à coup.
A mort les compagnons!... A mort! A mort!...
LES COMPAGNONS but Le défensh
Venez-y donc!... Tas de coquins!... plèbe im-
bécile!...
LE POSSOYEB R a l'archevêque qui sort en I
de le procession.
Oui, tu as raison, vieille charogne! arrière!
i .
162 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
arrière!... Cadavre qui déjà ne marches plus que
parce que les vers poussent sans cesse ta pourri-
ture!... Je jette sur toi toute ma colère comme
de la terre sur un corps mort... Puisse-tu dispa-
raître tout entier, être englouti!... (En ce moment il
est frappé, chassé, bousculé par la foule.) Ho ! Ho ! les
lâches!... vile populace!... Peste odieuse attachée
au flanc du monde!... Ah! malheur à vous tous!
malheur à vous!...
(Les compagnons sont acculés sur la
droite, ils se battent, la foule les meurtrit à
coups de canne et de poing, ils fuient vers
la rue adjacente entourés par le peuple bru-
tal, furieux. Pendant ce temps la procession
s'est ébranlée et le long cortège conduit
par les chantres commence à quitter la
place. Les gamins rient et crient : à
mort! plus fort que les autres. C'est un
charivari incroyable. On entend au loin
quelques voix de marchands : « Lilas!
lilas!... fruits!... fruits!... artichauts!... »
Les chantres, qui s'en vont, s'apprêtent à
chanter.)
LA FOULE
A mort ! à mort !...
LES CHANTRES sortant par la rue de gauche.
Salvum fac populum tnum, Domine : et benedic
hœreditati tuœ... Et rege eos, et extolle illos iisque
in œternum... Per singiàos dies benedicimus te...
QUAI Il IL" ML PARI IE
/:/ laudamus nomen Utum in seculum : et in sa ><-
lui n seculi...
[.■ 3 différentes roia d-- la procession
répètent : salvum fac ]><>j>>i/i/,h tuu . Do-
mine, etc., perdent petit à petit
à mesure <|ue le cortège s'éloigne da: -
rues avoisinantes. La fonle acharnée à la
poursuit-- des compagn
à rentrée de la rue du fond, vers la droite.
Elle bouge. On voit des bra- tendus, des
;res écumantes, des bouches vocif'
trice ent à pu
comme s'ils étaient près de la place;
appels à la vie se font plu mts:
plus répétés : / 0 . Va-
lences fines
LES OUVRIÈRES aux Fenêtres, criant, Tegardanl li querelle.
Ah! sont-ils farces! sont-ils drôles!...
Elles se tordent de rire, et manifestent
par des gestes les impressions que leur
font les diver-es péripéties de la rixe dont
on ne v.dt pas les détails. Cependant le
peuple revient, afflue en grande partie sur
la place. Des h' .ur^r ■■ i- épais nt le
front, des femmi - - es dallent joyeusement,
montrent leurs habits d
. un s.d.iat B'enorgueillif d'i voir reçu un
coup de batoa sur la face, et on prêtre
d «'ii avoir d ,mie. Kt dm- c
nouie on voit aller et \enir. effaré, le caba
relier.
\<»t\ DANS i A FOULE rerenant sur la scène.
lia ! Ha! c'esl fait!
464 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
UN BOURGEOIS triomphant.
Hein ! ça n'a pas beaucoup traîné !...
UNE COMMÈRE
Ils en ont reçu une volée !...
UN SOLDAT moDtrant qu'il a un œil poché.
C'est qu'ils cognaient dur aussi les vauriens...
UN PRÊTRE faisant allusion à la Pouille.
Cette femme qui était avec eux, elle se sou-
viendra de l'odeur de mon bâton !,.,
UN BOUTIQUIER
Des anarchistes!...
LE BOUCHER
Des malfaiteurs !
LE TRAITEUR avec des gestes incohérents.
Ah oui! messieurs, des malfaiteurs!... Vous
avez dit le mot juste!... Figurez-vous qu'ils sont
partis...
LA FOULE intéressée.
Eh bien? Eh bien?...
QUATRIÈME PARTIE 165
LE TRAITEUR pleurnichant.
Ils sont partis sans me payer, mes bons mes-
LA FOULE éclatant de rire.
Ali! ah!... — Il va pleurer cet homme! —
Amis! poussons des gémissements! — 0 musi-
que joue un air funèbre ! — Ha ! ha ! holà !...
LES G A M I NS entourant le marchand de vins en dansant.
De L'argeni ! de l'argent !
On n'en a jamais assez!...
LES OUVRIÈRES aux fenêtres reprennent en chœur.
Des galante ! des galants!
On en a toujours de trop !...
DES HOMMES DANS LA FO U LE se tournant
ver- les ouvrière? et les saluant.
Bé les belles! Comment dites-vous ça?... Elles
sont jolies !...
PREMIEB JEUNE HOMME à un autre d'un air moqueur.
Elles vous fonl des signes, mon cher!
DEUXIÈME Ji i m: HOMME emphatique.
Lucie un Rose, qui que tu sois, je te l«i déclare,
je t'adore... Je t'offre...
466 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES OUVRIÈRES imitant le jeune homme toutes ensemble.
Mon cœur! oui ! oui ! on sait ! . . . mais on refuse !
(Éclats de rire. La foule est reprise par
la joie libre et vivace qui l'avait déjà pos-
sédée avant l'arrivée de la procession. Elle
s'anime, se mêle, se heurte, brille et braille.
Les chants religieux sont maintenant moins
perceptibles. Le cortège est déjà loin. Les
marchands publics reviennent peu à peu sur
la place d'où les avait chassés la proces-
sion. Ils font de nouveau triompher la vie
au milieu du peuple exubérant, jovial»
bouffon, alerte, allègre.)
UN MARCHAND d'un accent vociférateur.
Qui veut de la noix de coco!... Noix de coco!...
UN AUTRE MARCHAND de même.
Des marguerites pour les bouquets!... Deux
sous! Pas cher!...
VOIX MÊLÉES DANS LA FOULE
Par ici! — Par là les marchands ! — Salut! —
Au revoir! — Avez-vous vu la procession? —
C'était féerique...
UNE FEMME montrant un gamin qui s'enfuit.
Regardez-moi ce morveux!... Il est sale que
QUATRIÈME PARTIE
c'est à le prendre et à lui torcher le vis . Et il
fait des farces comme un homme !...
VOIX MÊLÉES DANS LA FOULE
Oh! oh! — Quand vous reverrai-je? — Le vi-
lain ! A bas les pattes!...
UN OUVRIER à un autre.
On s'en paie une pinte de bon sang, hein ! mon
salaud !..
L'AUTRE OUVR] BB
Ah ! oui, alors!... Ça c'est vrai !. ..
T.mJi- que la vie a repris aussi vive
anse >ière, aus-i abondante, aussi
forte ([u'avant. un entend le chanl
bobémesen monôme, etoo les voit revenir
par la gauche, d'un pas I vif,
bousculant tout parmi le peuple épouvanté
et amusi
LES JEUNES SENS K\ MONOME débouchant
sur la gauche.
Ohé! ohé!... ohé! ohé!...
LES OU VB 1 ÈB ES b ut mt dea main-.
Oh! ma chère! les voilà encore! — Bonjour!
— Bonjour!...
168 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA FOULE se dispersant devant le monôme.
Ah! — Attention!...
LES JEUNES GENS DU MONOME chantant et courant.
Parmi les horizons
Des sons
Pendent de tout leur poids.
La joie
Fait tonner nos poitrines...
LA FOULE contente et craintive,
Bon! bon!. — Dehors! Allez-vous-en! —
Amour! amour! Ils n'ont que cela à la bouche!
— A la porte, les bohèmes! Ils nous ennuient!...
(Mais les étudiants, les artistes qui for-
ment le monôme baisent les femmes, les
saisissent par la taille, les font tourbillon-
ner. Les actes de la jubilation ont lieu sur
la place, de plus en plus gaie, animée et
débordante.)
L'IVROGNE rentrant sur la place se met à rire.
Eh bien!... Il paraît que maintenant, c'est per-
mis de rigoler!...
(11 danse un pas tout seul, en titubant,
fait des gestes grotesques, désordonnés.
Une partie de la foule l'entoure en tumulte
et lui fait la révérence. Le monôme circule
toujours en se livrant à mille fantaisies.)
QUATRIEME PARTIE
LES BOHÈMES en farandole.
Dansant une -arabande folle autour de
l'ivrogne.)
0 jours, saisons, années,
Fumé
Amis, tuons le temps
Avant
Que le temps ne nous tu<!...
LA FOULE en chœur reprenant.
... Avant
Que le temps ne nous tue!...
UNE DES OUVRIÈRES aux fenêtres battant de- m un-.
Ali ! bien vrai ! ce que l'on se tord!... C'est épas-
trouillant mes enfants : . . .
Cris, dan-e, chant-, jarasseries et ijuo-
libets. On entend au loin des bruit- de fan-
fare de temps à autre. Le- jeunes boh<
du cortège font -onner leurs instruments.
Une vieille guitare et une flûte percent L'es-
pace de leurs sods faux. Des embl
ment- -ont salués par la multitude, sous
le <-ii'l chaud de l'été. Apothéose d allé-
gresse.)
CINQUIÈME PARTIE
LA FIN DE L'ANGOISSE DU CHRIST
LA SATISFACTION DES PAUVRES
CINQUIÈME PARTIE
LA FIN DE L'ANGOISSE DU CHRIST
LA SATISFACTION DES PAUVRES
Même décor qu'au troisième tableau. Seulement il fait
nuit. On distingue mal le plateau, le carrefour, les routes.
La Ville brille dans le fond, éclairée d'un grand nombre
de feux. Une rumeur de fanfare monte vaguement dana
l'espace, mêlée à des bruits de pétards qui éclatent de
temps à autre.
Les mendiants sont assis en rond, au second plan, vers
la droite. Il- paraissent s'entretenir entre eux d'un ah* de
. qui contraste avec leur situation. Us ne fonl pas
3. Ils semblent tout à fait tranquille
ne voit pas leurs s bscurcis par l^s ténèbres.
I < Ihrist se trouve à la pointe extrême du plateau, dans
Lion où on l'a laissé à la tin du troisième tableau.
Il semble o'avoû pas bougé. 11 médite en ranl la
Ville luisante.
!-• soir, vus neuf beui I m pi. -in. El
il tait Mrs noir.
■ pu reviennent de la Ville traversent par 1ns-
ite m. entrant par le chemin qui monte, r
13
174 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
la plupart un peu ivres, titubent, rient fort. Puis leurs pas
se perdent parmi la campagne.
(Le Christ, au commencement de l'acte,
est assis dans une attitude de réflexion. Il
se parle comme à lui-même d'un accent
grave et tragique. Il considère l'étendue,
tour à tour, les étoiles, le ciel, la Ville.)
LE CHRIST
comme s'il sortait d'une profonde rêverie intérieure.
Obscurci par une ombre horrible, le cercle des
cieux commence à tourner dans Féther, empor-
tant dans sa rotation toutes les pesantes constel-
lations de l'infini... 0 nuit, qui rends visibles les
mondes, tu me découvres mieux que le jour
encore les raisons de ma destinée dans l'univers ! . . .
Et cependant, ô globes dont la rotondité ébranle
l'espace, ô masses de glaciers en mouvement, ô
pointes brillantes, ô blocs sphériques qui circulez
avec violence !... combien je sens ma petitesse en
votre présence!... Mais également je pressens les
nécessités de l'harmonie... Je conçois les désirs
de ma planète... Je comprends les aspirations des
choses obscures... des étoiles et des éléments de
l'infini... Et je me dis que, parmi le système cos-
mique, je fais ma tâche ! . . . Hélas ! qui me donnera
la force de la remplir!... Et pour parvenir jus-
qu'au bout de ma fortune, réussirai-je à me main-
tenir dans l'existence?... (Il se lève, tend les bras dans
CINQUIEME PARTIE 1*75
l'ombra < ) atmosphère, pénètre en moi !... A massez
vos ténèbres, vents <l<i la nuit!... astres aigus,
tourbillonnez dans l'étendue!... Et que ma puis-
sance soil accrue, ô terre! ô hi<-u!... n fait quelques
pas, revien! «lu côté du carrefour en méditant.) Car Voici
que J< is événements vont s'accomplir... que la
péripétie esl prête... el que le dénouement devient
plus proche!... Oh! il me faudra toute ma force
pour garder ma stabilité au milieu «le ces varia-
tions épouvantables... J'aurai besoin de toute
mon âme, <>ui. je le sens...
Il s'arrête, comme plongé dai
réflexions. Il y i on moment de silence.
Un pétard éclate. Puis entrent des ..
par la route de la ville montante. On les
t'utcn.l fredonner: Laï ton!... Lai tou la
la!... » II- sont vaguement ivres,
lourd, le pas copieux >■[ instable. En passant,
il- se heurtent au Christ, qui, bousculé de
cette sorte, demeure calme et silencû
l'N DES VILLAGEOIS on peu effrayé, au Christ impassible.
Bé ! donc là ! l'homme !...
L'N a i rii r. VI i.i. \«. EOIS d'un ton soupçonneux.
Qui ôtes-vous?... Qu'est-ce que vous faites là?
i r « il i; I8T Indifférent, détaché, l'esprit aille
Rien... rien vraiment..
170 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
TROISIÈME VILLAGEOIS le regardant.
Celui-là, je le reconnais!... C'est le vagabond
que l'on appelle Christ!...
PREMIER VILLAGEOIS avec un rire brusque.
Ah! oui!... Et il attend sans doute ses compa-
gnons!... (Suivant les autres qui s'en vont.) Eh bien!
mon vieux, sois patient, parce qu'ils ne revien-
dront peut-être pas de sitôt... On a dû leur
casser...
LE CHRIST en sursaut, comme sortant d'un rêve.
Hein!... que dites-vous?...
(Il s'écarte précipitamment, le visage
effaré et sombre. Il va du côté de la route
qui mène à la Ville et reste cà peu près à
l'entrée, épiant, anxieux. Pendant ce temps-
là, les villageois ont traversé le carrefour;
ils se trouvent près des mendiants; ils les
reconnaissent, ils les interpellent.)
LES VILLAGEOIS apercevant les mendiants.
Hé! voici encore des amis!...
(Les mendiants, saDS se lever, retournent
la tête vers les villageois, les voient va-
ciller, indécis, s'amusent de leurs mines
cramoisies et stupides, de leur aspect.)
CINQUIEME PARTIE
171
PREMIER VILLAGEOIS
Salut, camarades !...
DEUXIÈME VILLAGEOIS
Ça va-l-il toujours ?...
LE .M ANC H OT
Hé ; connue vous prenez soin de nou- !...
P R i: M 1 1; R VILLAGEOIS cherchant à prendre la taille
de la bniteu-e.
On s'aime bien, pas?...
LA FEMME ESTROP1 ÉE
Vous êtes gentil !... Donnez-nous quelque
chose...
PREMIER VILLAGEOIS
Oh : pas un liai'd !...
DEUXIÈME VILLAGEOIS
D'ailleurs nous n'avons plus rien !...
TROISIÈME VILLAGEOIS
La Ville m pompé tous nos sous, les drainant
lomme une mécanique, ne noua en laissant pas un
>eul... Voilà le \ rai !..
178 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA FEMME ESTROPIÉE ricanant
Bon! bon!... on comprend vos façons!... Vous
êtes adroits!... Quoi! il ne vous reste à présent
plus rien du tout?. . . Elles se sont dispersées toutes
vos richesses!... Pourtant vous n'êtes pas mal-
heureux, je vous assure!... Elles se sont fondues
vos monnaies!... Elles se sont transformées en
une joie invisible, qui vous anime, qui alimente
maintenant votre être. . . C'est pourquoi vous n'êtes
pas à plaindre, tandis que nous...
PREMIER VILLAGEOIS
Oui , oui ! on connaît vos misères ! . . . Mais quoi !
est-ce le jour de geindre?
DEUXIÈME VILLAGEOIS
Ah ! parbleu non ! . . . A la Ville , il y a des bals . . .
et des fanfares qui soulèvent l'air et qui font se
mouvoir les rondes comme de grandes roues... et
des cortèges de filles de joie ! enrubannées!... et
des feux d'artifice qui brillent dans l'ombre!...
Ha! ha! on ne s'y embête pas... je vous le dis...
L'AVEUGLE avec amertume.
Ici, ce n'est pas la même chose...
LE MANCHOTj-enchérissant.
Bien sûr que oui, tout est bien différent, dans
CINQUIÈME PARTIE
cet endroit1.... On ne connaît pas le plaisir, on
reste inerte, on ne peut pas bouger, on souffre...
on a froid et on se lamente, transi, par lerre... On
ne mange que des fruits pourris, du pain amer..,
On a le fossé pour s'étendre lorsqu'on est las
PREMIER VILLAGEOIS tandis que les antre- -en vont.
Veux4u que je te dise la vérité?.. Eh bien! tu
nou^ fatigues l'esprit avec tes plaintes...
LA PEMME ESTROPIÉE bondissant rers eozi
Ah! c'est comme ça!... La Ville vous a pris
votre argent, mais votre impitoyable stupidité,
votre ;i\;irice, toute- vos tares, elle ne VOUS le- a
pas ôtées... Mlle a opéré sur vous comme une
drague qui filtre le flot des bas fonds, qui laisse la
hune ri retient au passage ce qui est lourd...
LES VILLAGEOIS reviennent snr leur- pas et la battent.
Comment! — (le sont là tes manières! Ap-
prends à vivre !...
LA I- i.MM i: ESTR0P1 ! I mt, meurtrie.
oh!... Haï!... lié là! retirez-vous!... Unîtes
<pie vous êtes !...
la l&chenl : la femme
pu ; - en feignant : les villa-
180 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
geois la regardent, puis en riant ils s'en
vont. Les mendiants, d'abord interdits,
fout mine, lorsque les autres sont déjà loin,
de les poursuivre. Ils se dirigent tous en
courant, en glapissant, vers la route de
droite ; on les distingue à l'entrée, ils agitent
les bras, et vocifèrent.)
LES MENDIANTS tous ensemble, sur le chemin.
Que la peste épuise et dévore vos membres ! —
Malotrus ! — Hâtez-vous de disparaître ! — Que
l'ombre engloutisse vos formes sans esprit ! —
Marauds ! — Misérables ! — Vieux coquins ! — Fi-
chus voleurs !...
(A mesure que s'éloignent les villageois,
eux s'enfoncent sans cesse plus avant sur
la route, si bien qu'on ne les voit bientôt
plus et que leurs voix diminuent petit à
petit.
Par le côté opposé entrent pendant ce
temps, terribles, hagards, inquiets, à tâtons
hérissés, Martial, Élie le fossoyeur, Zacha-
rian et Marie la Pouille. Ils semblent fuir et
craindre qu'on les suive. Ils regardent de
temps à autre vers la route, comme anxieux.
Ils cherchent le Christ.
Le Christ, qui guette leur arrivée, les
aperçoit et s'élance aussitôt à leur ren-
contre en poussant un cri prolongé.)
LE CHRIST les saisissant l'un après l'autre avec émotion.
Ah! Zacharian!... Élie!... Et toi Marie!... Mar-
tial ! . . . Que vous paraissez singuliers ! ... Et lamen-
CINQUIÈME PARTIE 181
tables, suintants «l'une rouge bumidité, âci
pleins de boue ! Quelles choses avez-vous accom-
plies pour avoir un aspect aussi étrange?... Comme
je regrette de vous avoir Laissés partir! Qu'ètes-
vous allé faire à la Ville?... Maintenant, me voici
comme un maître qui. avant délaissé des servi-
teurs fidèles, les retrouve après son absence dans
son champ nu '....
LA POUILLE «l'un ton de supplication.
Mon bon seigneur !...
LE FOSSOYEUR sourdement et terriblement
Ce que nous avons fait ne sera pas stérile!...
Oui, nous avons souffert, et dan- quel but?...
Nous nous sommes heurtés à la Ville comme des
hommes passionnés d'amour à des contradictions
d'antipathie... Kl nous avons eu à subir des coups
terribles... Non- revenons enduits de croule- de
sable, sanglants, le manteau déchiré, la lace
salie... En tumulte, nous aussi, nous avons com-
battu... Oui, à la haine la violence correspond...
et les déclarations de guerre ne provoquent pas les
serments de l'amour. El non- nous sommes levés
contre une chose qui voulait nous écraser... \.\
dous aurons nous aussi notre tour de sain!
triomphe... Car de même que la vérité esi toujours
beaucoup plus puissante que mille erreurs sur les-
182 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
quelles elle l'emporte par sa seule évidence et
qu'elle broie sans effort dans les termes de sa force,
ainsi nous aurons eu raison d'hommes innombra-
bles... 0 maître, je voudrais te rendre compte de
mes aciions. Mais ce n'est pas le moment... (il rit
en désignant la ville et d'un accent sinistre avec un geste de
menace qui fait blêmir le Christ.) Plus tard, on dira dans
la Ville que nous avons été vers elle comme une
famine. Nous l'aurons en effet décimée comme
un crime. Et nous aurons agi sur elle ainsi qu'une
peste... Et notre apothéose est prête, ô Ville, ô
nuit !...
(Les compagnons sont silencieux. Marie
semble accablée et palpitante. Quelque
chose de terrible anime le regard du fos-
soyeur. Pendant qu'il parle, le Christ
l'écoute et attache sur lui ses yeux fixes,
violents. Il paraît découvrir petit à petit
une vérité tragique, il pressent une catas-
trophe, il devient extrêmement pâle et
sombre. Puis, tantôt il se tourne vers Mar-
tial, qu'il interroge avec angoisse, tantôt
vers Zacharian dont le visage déchiré et
sanglant resplendit d'une joie affreuse, tan-
tôt vers Marie, qui baisse la tête- Et, saisi
d'un tressaillement dont ses compagnons
ne devinent pas la raison et le sens, il se
tait, les cheveux dressés de terreur et reste
ainsi un moment silencieux en considérant
la Ville sur laquelle planent les menaces
de la destinée, et toujours en fêle cepen-
dant. Marie s'approche d'un air humble et
lui prend la main. 11 y a une minute de
terrible anxiété. Les mendiants précisément
reviennent par la droite et s'arrêtent, sur-
CINQUIEME PARTIE
pri< h la vue du groope singulier formé
par le Chrisl 'i ri- 1
aloi douloureux et
un mouvement de d
LE CHRIST empli dun effarement tragique.
0 maintenant, je comprends!... n 3 com-
pagnons avec violence vers les plaint ibries.
Suivez-moi! suivez-moi! Venez, venez!...
Os se mettent tous eu marche et traver-
sent le carrefour. 11- s à travers
champs. I ibles.
On 1»'- v,.jt disparaître dans
mendiants qui les regardent curieu-
îrnent alors le- un- vers les
autres <l'un ;iir étonné.
LE MANCHOT guognenard.
Eh bien! Quoi? Sans nous dire bonsoir?...
LA FEMME ESTROPIÉE
II- ne sont pas honnêtes, les camarades!...
L'AVEUGLE
Us doivent faire sans doute une grande atten-
tion... Ils courent parmi Les hautes ténèbres sans
que l'on entende leurs pas étouffés!... Ils sont
déjà loin dans les champs <m l'orge esl noire »it
toisante, el dans lesquels Le trèfle <|ui embaume
semble obscur...
184 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Ici éclate un feu terrible; un bruit d'ex-
plosion ébranle l'air, une grande clarté se
répand jusque sur le platean. Epouvante
des mendiants qui d'abord veulent fuir et
qui ensuite se tournent vers la Ville. On
voit une flamme formidable.)
LE MANCHOT après le premier mouvement d'effroi.
Ha! ha!... En voilà une chose!... Est-ce que tu
vois?...
LA FEMME ESTROPIÉE ardemment.
Oui!... oui!...
L'AVEUGLE curieux.
Eh bien?...
LE MANCHOT s'esclaffant.
Oh! mes amis! La Bourse qui brûle!... Les
Banques qui flambent!...
L'AVEUGLE s'esclaffant également.
Rien que ça!.... Ce qu'il va faire chaud! Tant
mieux, dites donc! Nous commencions à grelotter
sur le talus... C'est qu'il ne fait pas toujours bon
parmi cette craie humide et cette herbe toute
glaciale...
CINQUIÈME PARTIE
LE MANCHOT regardant toujours vers la Ville.
Parbleu! nous autres, nous allons bien nous
amuser... Car qu'est-ce que ça nous fait que la
Bourse ><»it détruite!... Et les Banques!... Nous
nuus en moquons, n'est-il pas vrai?...
LA Y Ho LE sombre et dur.
Belle fin de fête! Il fallait que chacun en eût sa
part... Ceux de la Ville ont eu la leur, voilà la
nôtre... Ils nous onl assez maltraités pour L'être
maintenant... Il y en aura parmi eux qui bouge-
ront comme des pailles au veut, oui, c'esf cer-
tain... Ils aumut peur parce que leur- biens
vont disparaître... Et nous, nous sommes tran-
quilles et en repos... Us ont fait de notre humble
état Je sujet répété de leurs railleries. A eux de
nous fournir des occasions de rire!... A eux de
pousser des lamentations en se traînant sur les
chemins, dans les terrains creux et arides, parmi
le sable Acre et inconsistant, à travers les argiles
glissantes et cramoisies!... Il- vont souffrir à leur
tour et non- les entendrons geindre comme de
petits chiens qui appellent leur mère... El ils tour-
neront ver- non- leur- yeux salés de larmes et ils
se tiendront dan- des poses de misérables el Ils
crieront d'une vois acérée et plaintive!... El c'esl
non- qui seion- paisibles parce que n'ayant rien
nous ne perdrons rien !...
L6
186 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE MANCHOT
C'est vrai que c'est notre tour de nous réjouir
maintenant... Et avec nous tous les pauvres de la
terre... Ceux qui rôdent sous la nuée pluvieuse...
qui vont de pays en pays... qui n'ont pas d'abri
pour se reposer... qui implorent la pitié des gens
comme une divinité absente en laquelle on espère
toujours un peu.. . qui, réfugiés dans les carrières, y
réparentleurs forces pour les luttes du jour... qui
vivent du produit de leurs vols ou bien des béné-
fices de leur mendicité comme la rouille âpre et
parasite dont les aliments sont fournis par la disso-
lution des métaux corrompus. . . qui souffrent d'être
à moitié usés par la tristesse, tirant après eux sur la
terre les portions pourries de leur pauvre corps...
Ah ! ceux-là trouveraient bon pour eux de voir cette
chose... (Brusquement, ii pense aux compagnons et montrant
les flammes.) Dommage qu'ils soient partis sitôt le
camarades!...
LA FEMME ESTROPIÉE avec une sombre animation.
Non ! Surtout ne répète jamais une telle pa-
role !... Ce n'est pas pour rien, j'imagine, qu'ils
ont fui sans rien dire, à travers les plaines noires...
Non, ce n'est pas par fantaisie... Est-ce que tu
comprends ce que je veux dire ?
CINQUIÈME PARTIE
LE .Manchot stupéfait et -ubitement cal]
Oui, oui, sans doute...
L'AVEUG LE d'un ton de rêverie profonde.
C'est Lien possible en vérité, comme lu le dis...
-■-tent alors U>u- Les trois silencieux.
Il- regardent vers la Ville, où brûle la
Bourse, et d'où montent maintenant des
i .mat ion- de terreur, une rumeur con-
fu-r de cris en tumulte.
[Is oe Be parlent pas, mais i •
rent de temps à autre comme pour véri-
fier leurs impressions et pour s'apurer de
leur véracité réciproque. 11- sool sembla-
bief mine- à qui on a confit* un
même secret. 11- sentent qu'il- <r<'icnt
ton- le- trois la même ils n'osent
pa- aller plus avant dans leur confe-^-n
mutuelle.
1 pendant le tempe de ces u-tlexions
que de- vociférations commentent à em-
plir l'espace do côté du chemin qui vient
de la Ville, et bientôt de tumultu-
lesquelles
d'épouvante, se ruent i
refour. De tous , a ai-
unations •! effroi au
mil ;i. On entend
: • Ah :... Ah :... ô douleur : quelle
catastrophe abominabl< aen li ints
:if dans les Fossés. Bntrenl des
feu,
l'i M M i tenant un enfant qui pl<
H" '. lin !... Au secours ! au secours !
188 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
UN HOMME anéanti.
0 nuit terrible !...
UN POÈTE exalté.
Le vide enflammé du ciel présente un aspect de
fumée, de soufre et d'or... Les chevaux galopent
sur le pavé dur; les maisons sont défoncées...
Des groupes d'hommes en furie ébranlent toute
l'étendue... Et ils se lamentent dans la nuit
comme si on leur arrachait des quartiers de viande
vive...
UN BOURGEOIS véhément et furieux.
Il n'y a pas de soldats. . . Et personne n'est là pour
nous préserver !... On laisse s'achever le désastre
comme s'il ne s'agissait pas de la fortune natio-
nale !... Où étaient-ils les gardes publics? Que fai-
saient-ils pendant cet attentat ? N'auraient-ils
pas dû le prévenir... et l'empêcher?...
(Continuellement c'est un bruit d'alar-
mes, le tocsin résonne lugubrement, la
foule envahit le carrefour de toutes parts
et reste là, abattue ou violente, dans la dé-
solation. Arrivent, précédés d'une rumeur
d'armes et de voix, des soldats entourant
le préfet de police. La multitude se tait, re-
garde, curieuse et accablée.)
CINQUIÈME PARTIE
1. 1 PB ÉFET entrant en parlant d'un accent rude et bref,
à ses soldais.
C'est évidemment un crime de ces brutes... Il
faut découvrir leur piste... Ils ont passé une
partie du malin avec un aveugle, un manchot,
une femme... Od les a vus tous ensemble... IN
étaient ici... Il interpelle d'autre- soldats et leur montre
le- route- à droite et à gauche. Ed attendant, inspectez
déjà l«'s chemins... Allez! allez!
I. - soldats se précipitent dans le- di-
rection- indiquées: D'autres fouillent le
carrefour et ch-rchent les mendiants. Tout
à coup, explosion de lumière vers un nou-
veau point de la Ville. C'e-f un incendie
qui éclate. Mouvement divers de terreur
dan- la foule.
LA I I . M M I : ESTROP1 É E découvrant l'horizon,
d'une voix tonnante.
Toutes les casernes viennent de sauter...
I. \ PCM LE répète en un chirur hurlant.
Ha ! Les casernes '....
LE PRÉFET il se retourne et aperçoit l'estropiée, et aussitôt
la désigne a des --Mat-.
Aile/, chercher cette femme là-bas !... Ne
voyez-vous rien?... Plusieurs soldats vont en tumulte
100 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
du côté indiqué ; on les voit se saisir de la femme, la bous-
culer.) Peut-être tirerai-je d'elle quelques rensei-
gnements !... Elle doit connaître quelque chose...
Il faudrait aussi retrouver les autres mendiants...
{Des soldats surviennent poussant devant eux l'estropiée et
l'aveugle qu'ils ont rejoints non loin de là.) Ah ! les voilà ! . ..
LA FOULE sur le passage des mendiants.
Qu'est-ce que c'est ? — Gouapes ! — Assassins !
LES SOLDATS amenant les deux mendiants.
Ils rechignent ! — Nom de Dieu ! Son compte
est bon ! — N'essaie donc pas de fuir ou gare à
toi!...
LE PRÉFET montrant le peuple.
Ce peuple, avec ses hurlements!... Il empêche-
rait la vérité de faire entendre ses paroles s'il lui
prenait la fantaisie d'en proférer... (Aux soldats.)
Chassez cette foule!... N'est-ce pas assez que
nous devions la supporter sans être encombré
par surcroît de ses clameurs?... Ecartez cette vile
multitude ! Qu'elle ne bouge plus ! (Aux mendiants.)
Et vous! parlez maintenant !... On a besoin de
vous... Prenez une voix afin de répondre aux
questions que je vous pose...
LES MENDIANTS d'un accent humble.
Oh! monsieur le préfet peut être certain...
CINQUIÈME PÀRTIB
LE PRÉFET avec rudesse.
Que vous me mentirez effrontément !... Mais
prenez garde, je vous le dis... Pas de traîti
Sinon je vous livre à cette meute qui vont
clame!... L'heure n'esl pas «les mois Inutiles
faut faire vite...
LA FEMME ESTROPIÉE
Nous sommes tous deux aux ordres de mon-
le préfet...
LE PRÉFET
Vous avez passé la journée sur ce plateau?...
LES MENDIANTS
Oui, monsieur le Préfet, cela es! véritable...
LE PRÉFET avec un geste iTimpatience.
Bon! bon! je sais... Ce matin des homme-
s, venant de loin, des espèce- de -aie-
bonds... des chemineaux...Uu individu maig
jaune semblait leur chef... Ils lui donnent le sur-
nom de Christ, comme s'il L'était...
L'ESTROPIÉE virement.
11 lui ressemble un peu, ouï, monsieur le
préfet...
192 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE PRÉFET brusque et impétueux.
Il a en effet une barbe rouge... Mais vous y
êtes... Ses compagnons sont des coquins... Lui
est un gueux... Il y a avec eux une femme, une
sorte de fille... Ils vous ont parlé un moment...
Qu'est-ce qu'ils ont dit?...
LA FEMME ESTROPIÉE avec une irritation feinte.
Oui alors, ils nous ont causé!... Ils nous ont
même bien embêtés... Ils nous ont empêchés
d'exercer notre métier... Ils nous ont exhortés à
être bons pour chacun...
LE PRÉFtET en sursaut.
Parbleu!... parbleu!...
LA FEMME ESTROPIÉE sans paraître voir
l'indignation du préfet.
Ils nous ont dit qu'il ne fallait pas convoiter le
bien dautrni, se montrer charitables, ne pas tenir
aux choses... que les personnes qui possédaient de
grands trésors seraient tôt ou tard accablées de
maux immenses...
LE PRÉFET ricanant.
Nous y venons.... Et puis qu'est-ce qu'ils ont dit
encore?...
I [NQUIEME PARTIE 193
LA FEMME ESTROPIÉE après une pause
comme si elle cherchait.
Et puis?... c'est tout! I<* ne me souviens pas de
phrases notables... Ils revenaient toujours sur les
mêmes idées... Ils avaient la manie de pérorer...
Ils prétendaient nous persuader... mais sans
succès!... Monsieur le préfei comprendra... nous
sommes pauvres... nous manquons de tout... Il
nous est difficile de croire qu'il est inutile d'être
pourvu de quelque bien.
LE PRÉFET l'interrompant a?ec impatience.
Assez! Cette femme, cette vieille sorcière, elle
vous incommoderait ^ans cesse de ses haran-
gues i... Est-ce que tu sais quelque chose d'autre?
Sois moins prolixe!... Ces hommes sont partis
vers la Ville, à part leur chef... Quand sont-ils
revenus?... Qu'ont-.ils fait?... Quelle allure
avaient-ils? Réponds!... <il vite '....
LA FEMME ESTROPIÉE
Monsieur le préfei m'excusera... Je n'ai rien
V 1 1 . . .
LE PB il l'.T empli d'une fureui subite.
Infâme menteuse!... EJle se cache dans son
ignorance comme dans un trou... .!<• t'en ferai
104 LA TRAGÉDIE BU NOUVEAU CHRIST
sortir à coup de triques!... Où étais-tu?... Elle
persiste à dissimuler... Il t'en cuira!... Ah! ah! Il
ne faut pas te foutre de moi!... (il se tourne vers
l'aveugle, qui cherche à se faire le plus humble possible.) Et
celui-là ! Pourquoi demeure-t-il silencieux?... (il le
secoue de ses mains brutales, les soldats le poussent, le frap-
pent même.) Holà ! Eh bien!... Je vais te réveiller
comme un chien que son maître appelle et qui se
terre ! . . .
LES SOLDATS frappant l'aveugle.
Rosse que tu es!...
L'AVEUGLE
Ah!... ah!... Ho!... ho!...
LA FEMME ESTROPIÉE montrant l'aveugle.
Monsieur le préfet ne sait pas. . . il est aveugle ! . . .
LE PRÉFET au. comble de la colère.
Ah!... lui aussi!... Au moins il ne ment pas
comme toi !... (Aux soldats. ) Emmenez- les !. .
Faites-les vociférer sous le bâton!... Lorsqu'on
les prend par la douceur ils ne disent rien!...
Avoir affaire à de telles gens ! . . . Allons ! dehors ! . . .
Que peut-on tirer d'eux? Des plaintes! Des lar-
mes!... Eh bien! n'y manquez pas!... Tas de co-
quins !...
CINQUIÈME PARTIE
l.e- soldats emmènent rers le rond du
; refour, où ils vont s'asseoir, I
et l'aveugle qu t, meartris • coups
de poing: «Oh!... oh! roua mail
Pitié I pitié 1... - La foulé sur leur passage ri-
cane et pousse <le- clameurs de mort. !
vent sans cesse de nouvelles troupes d'hom-
mes, de femmes, d'enfants au milieu de la
fureur et de la consternation de la multi-
tude.)
LA FOULE exaspérée, en une puissante cohue.
Ne les laissez pas passer! — Bandits! I
oailli
i SE FEMME brandissant son parapluie,
Espèces de gueux !...
DES BOURGEOIS arrivant essoufflés, hagards.
A-l-on trouvé Les criminels? Oh! il est temps!
— C'est de la faute de la police! — Elle aurait dû
prévenir La chose! — Le préfet esl le grand cou-
pable!...
D'AUTRES BOI RG BOIS bas, craintifs.
Taiiez-vonsl — Il est là! — Faites attention...
i. \ I ■"« >i L E les e a les mi ndiants.
A mort ! à mort I...
190 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Dans ce tumulte de vociférations, de faces
écumantes, de mouvements de colère tra-
gique, on distingue depuis quelques ins-
tants une sorte de rumeur dans une partie
éloignée du carrefour. Des gens s'agitent,
lèvent les bras, se rangent pour laisser
passer un individu en haillons qui parle à
la foule d'un air autoritaire. C'est le man-
chot. Des soldats se précipitent vers lui
pour s'emparer de sa personne. Le préfet
tourne son attention de ce côté, en allant
et venant avec impatience.)
LE MANCHOT aux soldats.
Laissez-moi! Ne me touchez pas!... Je veux
parler à M. le préfet!...
LES SOLDATS l'entourant et le bousculant.
On la connaît celle-là ! — Pas besoin de faire le
malin! — Allons, avance!...
LE PRÉFET de loin à la foule.
Livrez-lui place!... (A des soldats.) Et quant à
vous, faites taire cette populace!... (il montre la
foule.) Elle nous harcèle de ses cris tumultueux!...
Arrière, là-bas! Que cette canaille agitée par la
haine contieune ses gestes !... Que toutes ces con-
vulsions soient apaisées!... Que ces mouvements
aigus se calment!... J'en ai assez!... (Les soldats
repoussent la foule en rumeur.) Il est temps de poser un
terme à cette furie ! . . .
CINQUIÈME PARTIE
LES SOLDATS . la foule.
Rangez-vous !.*. rangez-vous !...
LE PRÉFET considérant la foule.
Plèbe infecte opposant à tout son in
Masse informe que met en mouvement le moindre
vent !... Que fait-elle là cette fouir s tu pi de? Pour-
quoi pousse-t-elle ces hurlements?... A quel objet
en veut-elle? El pour quelle raison?... Fll<i va,
vient, s'attaque à cette chose, défend celle-ci, et
elle ignore le motif qui la fait agir... Arracher
cetle race d<i la terre, ce serait nous débarrasser
d'une croûte <le lèpre!... (Toujours traîné, poussé par les
Bol lats, le manchot parvient enfin jusqu'au préfet, qui le consi-
dère avec une curiosité brutale et Impérieuse. ^ oyons-le à
présent cet homme... C'est encore un des men-
diants... Qu'a-t-il à dire?...
LE MANCHOT avec un air décidé.
Monsieur le préfet, je vomirais... Il cherche
r de rétreinte dure des soldats. Mais, d'abord, qu'ils
me lâchent '. 11- me font mal !...
1. 1. PRÉ I ET m lifférent à sea plaint
Pourquoi t'es-tu caché?... Qu'est-ce que lu as
fait? Ne sais-tu pas qu'on l<i cherche depuis 1res
longtemps?. .
198 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE MANCHOT avec violence, indigné.
Moi, monsieur le préfet, je me suis en allé?...
N'est-ce pas librement, au contraire, que j'ai offert
mes services?... Dès que j'ai su que vous vou-
liez m'interroger, je me suis présenté... Même
que ces sacrés bougres!... (il montre les soldats.) Ils
me serrent comme dans un étau!... (Les soldats
lui tordent le bras avec encore plus de force. Le manchot se
met à gémir.) Aïe ! aïe ! Brutes que vous êtes ! . .
LES SOLDATS ils le frappent.
Brutes! — Tiens, voilà pour toi!...
LA FOULE rangée à distance.
Oui ! oui! A mort!...
LE PRÉFET aux soldats.
Laissez cet homme!... Le moyen de le faire
parler, ce n'est pas de le battre, sans cesse, dans
l'instant où il vient d'une manière favorable!
(Les soldats s'écartent du manchot, qui gémit). Toi, tu as
goûté du bâton, eh bien! apprends que si tu
mens, ta peau entière sera raclée à coups d'épi-
nes!... Ainsi, agis donc à ta guise. Tu es pré-
venu !...
LE MANCHOT il se redresse avec fierté.
Je ne suis pas venu pour vous tromper...
CINQUIEME l»Alt I LE !'•'•
LE M; ÉFET Radoucissant.
A la bonne heure! Voilà qui plaide en ta fa-
veur!...
LE MANCHOT il reprend un air de défi ironique.
Mais, cela m'amuse de penser que '\>- suis seul à
connaître un secrel dont vous voudriez tous être
enrichis:... El de vous voir ranges autour «le moi,
dans L'attitude de L'anxiété la plus cupide!... Et de
mo dire que >i je gardais le silence...
LE PRÉFET terriblement impétueux.
Tu parles Lrop... Pour dire des choses vaines,
dénuées de sens!..'. Mais pas assez autrement!...
Nous prends-tu pour <1«'< oies auxquelles on jette
crains mauvais, tandis qu'elles en attendent
d'autres!... Tu traînes trop en Longueur, je h* le
dis... Pendanl cria, les compagnons s'enfuient. Lis
ne passent pas Leur temps à bavarder comme
nous!... Lis ont des pieds capables de Les porter
au loin, à travers la durée et la distance. Il- en
disposent pour mettre entre eux et nous un large
espace!... T'imagines-tu que tous l«i- êtres sont
faibles comme toi, incapables de courir e( de
marcher
LE M INCHOT ri.inmt.
Bien sûr que je oe suis pas fort, étant perclus de
200 LA TRAGÉDIE DÛ NOUVEAU CHRIST
maladies, et ayant les membres corrompus par la
douleur! Je manque d'adresse et je me traîne pé-
niblement... Mais néanmoins, il me serait encore
possible de parvenir plus vite que vous au but
cherché!... Car je sais où ils sont les compa-
gnons, et cette chose tout le monde l'ignore en
vérité!...
LE PRÉFET
Je te promets une récompense...
LE MANCHOT feignant une grande joie.
Oh! monsieur le préfet est bien trop bon!...
(Il s'arrête un moment, baisse la tête comme s'il cherchait à
rappeler ses souvenirs, puis la relève, l'air narquois.) Voyons,
je ne veux pas vous faire longtemps languir. Vous
avez bien envie n'est-ce pas, d'être renseigné sur
ces bandits de vagabonds?... (Le préfet fait un signe
d'assentiment.) Il est certain qu'ils ont tous été à la
Ville dans la journée!... Sauf l'un d'eux cepen-
dant, le Christ comme ils l'appellent, un individu
singulier qui est resté... Dans quel but, d'ailleurs,
je vous le demande?...
LE PRÉFET contenant mal son irritation.
Abrège! abrège!... Lorsqu'ils sont revenus ce
soir...
LE MANCHOT avec vivacité.
Je les ai vus!... Ils sont entrés par le chemin
CINQUIÈME PARTIE
qui monte Ils avaient l'air de bêtes chassées, in-
quiètes, meurtries... Ils n'ont pas fait de bruit...
Je Les guettais... M»1- camarades, la femme estro-
piée et L'aveugle n'étaient pas là... Us étaient all<'<
sur la route, an peu... Donc, tous ces gueux étaient
tranquilles, car ils ne savaient pas que je les re-
gardais... et le carrefour ne présentait qu'une
solitude...
LE PRÉFET
0 Dieu! achève ra-t- il? violemment. Apre-', après!
te dis-je!.., Ils sont parti-! I)«' quel côté?Parquel
chemin?...
LE MANCHOT
Ne voulez-vous rien savoir d'autre? Cela sans
plus?...
LE PRÉFET
Oui, cette chose-là seulement!... \ part <> vil
coquin! Que j'aimerais à te faire fouetter dans
L'instant même!... Comme il ruse avec moi! Quel
est son but?... Embusqués derrière son vis
je vois lé désir de mentir et la terreur! Ces deux
sentiments luttent entre eux, se disputant d'une
force égale la possession complète de son indi-
vidu... Voilà pourquoi il prend son temps! Il ne
sait pas encore ce <|u*il va taire, -'il veut me
17.
202 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
mettre dedans ou être loyal! Effrayons-le, c'est le
seul moyen d'en tirer la vérité!... (Il s'adresse au
manchot.) Vas-tu parler ou bien prends-garde!...
Malheur à toi !.. .
LE MANCHOT qui semblait chercher dans ses souvenirs,
fait un geste de protestation et d'inquiétude.
Quel chemin ont-ils pris?... Où s'en sont-ils
allés? Ici OU là?... (Il se met à fredonner.)
Ce n'est ni vers le nord ni vers le sud,
Car le sage se tourne vers lui-même,
Et l'insensé au contraire prend une direction
Opposée à son âme et au bonheur...
LE PRÉFET il essaie de la bonté.
Voyons, l'ami...
LE MANCHOT comme près de gémir.
De quelle façon vous me traitez!... Vous voilà
irrité soudain, mal disposé à mon égard, et pour
quelle raison vraiment? Parce que je fais attention
à ne pas vous dire des choses fausses?... Je ne
veux point vous induire en erreur... Mais elle ne
ment guère, l'autre chanson qui dit :
Bien circonspect doit être l'homme qui donne un conseil,
Car si son conseil est bon personne ne lui en sait gré,
Et s'il ne Test pas il en est châtié...
CINQUIÈME PARTIE 203
ainsi qu'il serait toujours Lien préférable de
se taire en toute circonstance...
LE PRÉFET avec l'air de rire.
Tua- un esprit facétieux... A,part. Il t'en cuira
de faire des bons mots avec moi: Espèce d'idiot!
Me contraindre à languir de cette façon! Mais tu
vas voir!... Bant)Je l'en prie, hâte- toi de répondre
à ma question...
Alors le manchot se décide. Il y a une
grande attente dans le peuple. Le pu
I- - soldats -uivent le- mouvement- du man-
chot. Le manchot s'avance un peu vers la
droite en fai-ant signe au préfet que
par là que Boni partis Les compagnon- Il
montre une route absolument opposée à la
direction prir-e par Zacharian et par lès
autres. Le visage du préfel s'éclaire «le
joie. La foule regarde d
tation.)
LE MANCHOT montrant la route.
Regardez bien) C'esl par là!
LE PRÉFET partagé, entre on deruiei soupçon
et une grande esp< :
Tu en es sûr?...
LE M tNCHOT solennel
Je le jure, monsieur le préfet, en vérité..
204 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE PRÉFET aux soldats avec un geste éclatant.
Allez, VOUS autres ! . . . (Les soldats se mettent en marche.
Le préfet se tourne vers le manchot.) Toi, maraud, tu t'es
joué de moi pendant longtemps! Que je ne te re-
trouve jamais!... Il m'a trop fallu me contenir,
user d'astuce et me servir de stratagènes afin de
te soustraire la vérité... et j'ai dû étouffer ma juste
irritation dans la crainte où j'étais sans cesse!...
(Il le bouscule avec brutalité en s'en allant.) Arrière main-
tenant! Heureux pour toi que je n'ai pas de temps
à perdre!... Allons! en marche!...
(Enorme flamme du côté de la Ville. Pa-
nique, mouvements d'effroi, bruits d'explo-
sion formidable. C'est la cathédrale qui
éclate. La foule va et vient, court, affolée,
horrible, éparse dans tous les sens. Des
rumeurs d'épouvante remplissent l'espace
tandis que les soldats et le préfet s'en vont
suivis du peuple en tumulte.)
VOIX DANS LA FOULE, se dispersant
dans les ténèbres rougies par l'incendie
La cathédrale!... la cathédrale!... la cathé-
drale!...
LE PRÉFET dans le lointain.
En avant maintenant! mes amis! Nous allons
bientôt retrouver les auteurs de tous ces forfaits
épouvantables!...
CINQUIÈME PARTIE
Toute la multitude -e précipite dans do
pêle-mêle de cris, de plaintes, de me-
nai- missementa et de lamenta-
tions à travers la route obscure et lugubre.
I - mendiants délivré- se retrouvent -nr
la place dan- l'ombre pourpre, héri
de colère, battus, affreux. Il- regardent
tantôt du côté de la Ville «juc lincendie
illumine, et tantôt .lu côt'; du chemin dans
lequel s'esl engo'ufl cohue enjarmes
et furieuse du peuple et des soldats, dont
on entend décroître le- pas, -atténuer la
rumeur, diminuer le- éclata de voix petil à
petit. Au bout de quelque temps, lea trois
mendiant- restent seuls sur le plateau vide.
Il- semblent saisia alors «l'une joie
ge qu'expriment tout à coup leur- \i-
jges ardents, leurs gestes désordonnés,
leurs mouvements impromptus. Il- se tour-
nent U - un- v.i - lea autre-, en éclatant
soudain d'un rire sinistre.)
LE M INCHOT avec un.- expression de haine.
Et à présent, c'est à nous de prendre du plaisir
dans le spectacle de leur stupidité errante!... Les
Imbéciles! il- onl cru se ser\ ir de nous comme de
serviteurs fidèles, nous dont il- ne prennent pas
soin cl qu'ils u»' nourrissent même pas avec «lu
foin comme leurs bêtes!... [ls auraient bien voulu
nous mettre à leur attelage pour que nous les
portions au but avec une vitesse plus grande et
plus -rue:... [la sont sans perspicacité et sans
esprit!... Ne savent-ils pas que ce qui les afflige
nous rend joyeux, parce que la ruine de l'homme
206 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
puissant est une cause de jubilations pour l'hum-
ble être sans fortune et sans bonheur?...
LA FEMME ESTROPIEE
Oui, oui, ils espéraient que nous leur viendrions
en aide!... Mais que n'a-t-il été plutôt en notre
pouvoir de les égarer davantage encore, de les
précipiter sur la route de l'abîme, d'accroître et
de hâter leur destruction ! . . .
L'AVEUGLE d'un ton exalté.
Croule! Ville immense! Disperse-toi! Et toi,
brille, Ô foudre!... (Il s'approche de l'orgue et frénétique-
ment joue un air sonore tandis que le manchot et la femme
estropiée se mettent à danser sur le plateau rouge).
Allons, que la danse vous secoue et vous fasse
circuler avec fureur!... Voilà le moment pour
nous d'être heureux!... (Et ici, tout à coup, s'accompa-
gnant avec l'orgue, il entame un chant terrible.)
Le bon Dieu dans la m...
Les proprios aussi :
Voilà qui nous fait perdre
Aujourd'hui tout souci!...
(Puis, d'un accent qui se contracte, il
reprend sa harangue avec une force crois-
sante.)
Oui, si tous les pauvres de ce monde pouvaient
CINQUIÈME PARTIE
être réunis ici devant cette Ville, en présence de
>a destruction, ils se féliciteraient de ce spec-
tacle. Il- formeraient une ronde formidable... Ils
feraient retentir L'espace de leur- clameurs!...
Car dan- toute chose il existe des causes de plai-
sirs et de souffrances... Ce qui est pour certains
une catastrophe est pour beaucoup une circons-
tance heureuse... Et ainsi le même événement
apporte aux uns de la tristesse et aux autres une
raison de jouir de l'existence... Provoquant la
haine et L'amour, le destin heurte ensemble par-
foi», tels des courants de lave avec des torrents
d'eau, les passions les plus éloignées en vérité...
Ainsi, tandis que nous sommes là, à tirer de ce
rouge désastre dès motifs de satisfaction el de
gaîté, nous les pauvre-, nous les va-nu-pieds,
nous les sans le sou, nous les gueux, les auti
Lamentent dans la nuit devant ces ruines... Mais,
ceux-là, ils ont eu leur fête avec des prétextes
de plaisirs à L'infini, ht quanl à non-, il nous en
a manqué... Ils ont eu Leur temps de bonheur.
Et voilà que Le nôtre est arrivé aussi... Ils ont
connu un jour de grande béatitude... El il-
maintenant dan- Les Larmes, dans l'horreur, dans
le sang, dan- L'ombre el dan- la mort!... Qs est
juste que L'heure de la fête commence pour nous!...
(L'orgue <lr barbarie exhale toujou
chant de danse, liais l'aYeugle lai-même
>08 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
se met à danser. Onle voit soudain, sinistre,
ébaucher un pas de ballet. L'estropiée et
le manchot se livrent sur le carrefour à
des mouvements bouffons. L'allégresse des
mendiants emprunte au paysage quelque
chose de lugubre et de farouche. Le ciel
est embrasé du côté de la Ville, et l'obscu-
rité vers les plaines se teint des grandes et
profondes lueurs de l'incendie.
Au loin on entend, cependant, toujours
de vagues rumeurs d'épouvante qui conti-
nuent à monter de la Ville.)
SIXIÈME PARTIE
CHRIST EST TRAHI DANS SON ESPRIT
ET IL SE SENT RESPONSABLE
SIXIÈME PARTIE
CHRIST EST TRAHI DANS SON ESPRIT
ET IL SE SENT RESPONSABLE
Le décor représente l'entrée d'une rue de village, la nuit.
Au premier plan, à gauche, une fontaine de pierre entourée
d'arbr* un banc. Puis on distingue une pe
tir* de maisons, basses et noires, qui s'enfonce et se perd
dans les ténèbres. L'ombre esl épaisse. Toul semble éteint
depuis longtemps.
On voit déboucher toul à coup en une troupe h i{
et traînante, Zacharian Elie, Martial el Marie, qui -
mit péniblement, tandis que le Christ marche non loin
de la, un peu ;i l'écart, l'air sombre ■ •( pensif.
Le silence, la paix familiale, la tranquillité «lu lieu où
iU entrent, tout contraste avec l'aspecl âpre d<
gnons. On devine qu'ils sent toujours en tint»', qu'ils ont
peur, qu'ils se méfient et que l'angoisse lutte ••!) eux a?ec
la fatigue.
!.-• Chiot semble en proie à des réflexions qui ne lui
permettent pas de rien sentir de ces choses.
Il .'>t environ trois heures 'lu matin.
i.i Pouille, I-'- compagnons, le Christ
font quelques pas Jusqu'à l'endroit de la
212 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
fontaine. Là, ils s'arrêtent. Martial et Zaclia-
rian vont s'asseoir sur le banc. Elie reste
debout à côté. Le Christ s'accoude au fût
de pierre de la fontaine et ne prend pas
garde aux autres. La Pouille au contraire
s'en rapproche, et avec une voix gémissante
et irritée elle commence à se plaindre
comme pour les menacer.)
LA POUILLE elle s'adresse aux compagnons seulement.
N'aura- t-elle pas de terme enfin celte course
lamentable parmi les ténèbres?... (Elle désigne le
Christ avec pitié.) 0 mon pauvre et bon maître, qu'il
doit être las ! . . . (Elle se tourne de nouveau vers les com-
pagnons.) Quoi ! être contraints de se cacher au
creux des fossés remplis d'herbe, et dans les
champs marécageux, derrière les haies aux
pointes aiguës et agitées!... Et courir, s'en aller
sans fin, à perdre haleine!... Et pendant des
temps et des temps, comme si l'épouvante s'était
mise à nous pousser par les épaules hors de ce
monde, se ruer aussi contre le vent et l'atmo-
sphère!... Ah! là-bas il y a des hommes qui
fuient d'horreur! Mais notre situation n'est pas
plus favorable ! . . .
(Les compagnons font un geste comme
pour dire : à quoi bon récriminer, ce qui
est fait est fait!... et regardent seulement
du côté du village, pour voir s'il n'y aurait
pas là un abri pour eux. Brusquement, Elie
le fossoyeur fait un pas en avant, et indique
SIXIEME PARTIE 213
de la main la première mai-on qu'on «Ji--
tingue faiblement à leutrée de la rue
étroite et silencieu
LE FOSSOÏ EUR 'l'un ton décidé.
Voilà une maison ! Allons voir!... Nous sommes
loin maintenant du danger, et les gens qui nous
poursuivaient n'auraient point l'idée de nous
découvrir en ce! endroit...
LA POUILLE elle montre le Christ tristement.
Il faut lui demander d'abord!... Oh! comme il
souffre!...
LE FOSSOYE1 R
Je n'ose pas lui parler ! Interroge-le toi-même ! . . .
D'ailleurs, que lui importe qu'on fasse cette
Chose!... Il a l'air de ne plus vouloir nous dire
un mot...
M IRTIAL
Et puis, quoi! ou en .1 assez!... Il a plu sur
nous toul à L'heure... La foudre a blanchi l'air
obscur... La uuée épaisse s'esl répandue en nappes
humides
LA POl ILLE avec une indifférence brutale.
El bien! agissez comme il vous plaira!... I
voir.' affaire après toul '....
18.
214 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
(Martial, Elie et Zacharian se dirigent
vers la maison sombre. Une fois arrivés là
ils paraissent se concerter. Un instant, ils
examinent la façade plâtreuse et terne, les
volets clos. Et on dirait qu'ils se deman-
dent si ce qu'ils veulent faire est bon ou
non. La Pouille les regarde avec anxiété.
Le Christ reste enfoncé dans sa méditation
et ne s'intéresse à aucune des actions des
compagnons. A la fin, ceux-ci se décident.
Ils s'approchent de la porte et en heurtent
le marteau.)
LE FOSSOYEUR
Holà! holà!... Est-ce qu'il y a quelqu'un ici?. ,
Des hommes misérables se traînent sur la route,
confiant leurs maux à l'hôte qui habite cette
maison.
(On entend du bruit à l'intérieur de la
demeure. Une voix d'homme grommelle :
Sacré dié!... Qu'est-ce que c'est que ça.,.
Les compagnons frappent toujours de plus
en plus fort.)
L'HOMME à l'intérieur.
Qui va là? Voyons!... Qui va là?...
ZACHARIAN
Suppliants, ayant avec nous une pauvre
femme, nous vous demandons à coucher dans
le grenier, sur la paille, dans la cave, n'importe
où, pourvu que ce soit sous une toiture...
SIXIEME PARTIE
L'HOMME à l'intérieur.
Attende/!... je yais roir! Oui êtes-vous donc'...
MARTIAL
(Ju'ii soit béni celui qui se laisse attendrir par
des prières, et qui, touché à cause des peines
d'hommes étrangers, s'efforce, pour les guérir, de
faire un peu de bien !...
L homme apparaît sur le seuil, il tient un
fusil d'une main et de l'autre une lampe, il
aperçoit le groupe loqueteux, lugubre, tra-
gique des compagnons; il fait un _
qui exprime a la fois la cob'-re. le dédain et
la crainte.
L ''HOMME refermant brusquement la porte.
Ha! lia!... tles chemineaux! Passez la route!...
I '-compagnons demeurent dehors, stu-
péfaits et furieux: on distingue I l'intérieur
de la maison un bruit de serrure qu'on
boucle et de barre qu'on passe au travers
de lapoi •
LE POSSOTE1 i; Les dents sen
Canaille! Canaille! Salaud de bourgeois 411e tu
(La Pouifle, qui pendant la tin de cette
ne -Yt.it rapprochée des compagnons,
! BUS, e! I.lie.
fers Martial, et ren Zachariai qa<
216 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
tourne sa colère. Exaspérée, elle les arrête
lorsqu'ils vont revenir vers le banc dans
l'intention visible de prendre quelque re-
pos; elle les considère tout à coup avec
des yeux brûlants d'un courroux amassé.)
LA POUILLE d'une voix désespérée et menaçante.
Où aller et que faire maintenant?... Quel che-
min prendre ?. . Est-il possible que nous ne trou-
vions de refuge en aucun lieu?... Chassés de^tous
les horizons, même lorsque nous sommes incon-
nus, à quelles extrémités terribles allons-nous
être contraints et acculés?... Hélas! à travers les
distances, il nous faut fuir avec l'anxiété à nos
trousses qui nous harcèle!... Pourquoi n'avez-
vous pas pris garde à mes conseils?
LE FOSSOYEUR avec colère.]
Ne parle donc pas ainsi, femme lâche !... Plutôt
que de répandre des cris comme tu le fais, il se-
rait préférable que tu te taises?...
ZAGHARIAN
Est-ce à toi de nous faire des réprimandes ?
LA POUILLE s'exaspérant.
Je dis ce que je pense et voilà tout !... (Elle regarde
le fossoyeur d'un air de défi.) Yide-moi de mes tripes
SIXIEME PARTIE 211
comme un pot de son contenu}... Mais quanl à
garderie silence, jamais je n'y consentirai en ce
moment !...
LE FOSSOYEUR moqueur, gouaillant.
C'est La (erreur qui t'inspire les reproches que
tu nous fais?... Car, en vérité, tu as peur... Tues
livide comme si on t'avail barbouillée avec du
plâtre!... Tu n'es pas bien gaillarde, avoue-le
donc?... Gomme, dans un vase, une eau secouée,
lu trembles dans l'enveloppe de ton corps de fond
en comble...
LA POU IL LE avec dédain.
Nous verrons lequel de uous deux montrera b4
plus de courage lorsque le temps d'en employer
SCra venu... En attendant, je vous le di<, à toi
le fossoyeur et à vous autres, vous avez tous
comme d<i> hommes sans raison, qui, portant des
torches allumées, lesjettenl sur leur propre per-
sonne -ans discerner l'action Insensée qu'ils com-
mettent..
/. \cii \ i;i a\
Crois-tu donc être seule à penser?... Quel ton
prends-tu !... T'imagines-tu que uous soyons plus
son que loi !...
218 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE FOSSOYEUR
Oui tu devrais prendre garde à toi!... car tu
te laisses aller trop loin et tu ne mets pas de rete-
nue dans tes discours !...
LA POUILLE ironique et méprisante.
Avec vos mérites réunis serait-il possible de for-
mer l'esprit d'une bête ?... Non, je ne le crois même
pas !... Vous êtes des hommes stupides, sans vo-
lonté, serviles... prêts à exécuter des crimes
contre vous-mêmes... soumis à tout et principa-
lement aux décrets de la colère...
MARTIAL
C'est son propre portrait qu'elle peint !...
LE FOSSOYEUR
Sache-le, la Pouille, ce n'est pas à toi de par-
ler, c'est à cet homme... (Il montre le Christ toujours
indifférent en apparence.) Car quant à toi tu n'es rien
qu'une malheureuse femme, égale à nous...
LA POUILLE
Ne voyez-vous pas par vous-mêmes que le
héros dont vous parlez va être réduit à l'infortune
la plus pénible?... Et cela pourquoi? A cause de
SIXIEME PARTIE 219
vous seuls!... Est-ce que von» n'en avez pas
honte? où bien ètes-vous dénués de conscience à
ce point ?...
LE FOSSOYEUR avec une dureté sévère.
L'impunité te laisse parler, la Fouille, et ton
impudence naturelle excite tes emportements...
Et tu vocifères sans arrêi parce qu'on a pour
tes excès mêmes de l'indulgence... El lu es si or-
gueilleuse que tu crois pouvoir nous l'aire des
reproches au nom du maître qui demeure muet à
notre égard... Car à quel signe as-tu découvert sa
pensée encore obscure?... Quand -'est-il expri-
mé... Qui a-t-il défendu ou attaqué?... Est-ce toi
qu'il a blâmée ou moi? Ni l'un ni l'autre... I - si
pourquoi rentre dans le silence comme dans
un rôle lait pour toi et que tu n'aurais jamais dû
quitter...
moment que le Christ -ort de
-i méditation, La tragédie intérieure
-«•M point culminanl et née d in-
tervention. Il vienl la dénouer. Il relève la
tête et voit ses compagnons opposant à
Marié des \ i tr la fureur. Il
fait un mouvement de leur côté. Et il
pousse un grand ci i dans L'ombre, -'t les
autre- se retournent, saisis chacun par une
inquiétude <! (Térente. Le Christ atl
alors sur eui <i.>- yeux sinistres, il"uk>u-
reux, désol
220 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST qui jette une clameur aiguë.
Ah! calamité effroyable!... (il s'avance vers Élie,
Zacharian et Martial stupéfaits.) Hélas ! Hélas !
LES COMPAGNONS
Oh!...
LE CHRIST
Qu'est-ce que vous avez fait, ô compagnons!...
Vous êtes allés trouver le peuple et vous l'avez
anéanti!... Yous êtes passés sur lui comme un
vent de tempête... Et vous avez dressé partout
l'aspect hérissé et sauvage de la panique!...
LES COMPAGNONS
Seigneur!...
LE CHRIST
Comment avez-vous consenti à exécuter les
desseins de votre furie?... Quel charme a triom-
phé de vos serments?... Yous avez oublié notre
ancien pacte... A quelle pensée plus forte que
vous, ayant l'inflexibilité de la logique, avez-
vous soumis tout votre être comme un esclave?,..
LA POUILLE aux compagnons.
Yous entendez!...
SIXIÈME PARTIE 221
LE CHRIST
Mais surtout, je voua le demande, pour quelle
raison m'avez-vOus caché vos projets?... Car vous
Les nourrissiez depuis Longtemps... j<i l'ai senti
bien des fois et vous n'avez jamais parlé franche-
ment!... Sans doute est-ce la haine rencontrée
qui vous a fourni le prétexte de vos actions!...
LES COMPAGNONS
Comment !...
LE CIIKIST
A la suite «1»' quelles réflexions vous fetes-vous
métamorphosés de cette manière?... Vous ne
m'en avez pas fait pari. Pourquoi, enfin?... Ah!
au Lieu de me dire la vérité, vous vous èl«>- éloi-
gnés de moi comme d'un ennemi!... D'ailleurs,
vous avez eu raison d'agir ainsi, car je suis votre
ennemi, ô hommes de fer... 6 exécuteurs des
pensées de la mort môme... vous en qui d'impla-
cables Lois sont incarnées
LE BUR anéanti.
Que nous dis-tu maintenant, ù Maître!...
MARTIAL l'.T ZACHARIAN de même.
Hélas! Hélas!...
19
222 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST qui les considère tous avec une tristesse cruelle.
Quel est-il, celui d'entre vous qui, fort de ses
propres pensées, n'a pas craint d'exciter la haine
dans vos esprits?... Il vous a étreints comme un
argument qui semble péremptoire au premier
abord.,. Quel langage vous a-t-il parlé pour s'être
fait entendre mieux que moi?...
LES COMPAGNONS
ODieu!...
LE CHRIST
Où se trouve-t-il, le malheureux dont la per-
suasion fut plus vive que ma sagesse?... Et les
autres, sans même prendre conseil auprès de
moi!... Qu'ils se nomment les uns et les autres,
qu'ils viennent maintenant, qu'ils découvrent
l'étendue de leur stupidité...
LES COMPAGNONS
Eh bien!
LE CHRIST sans s'interrompre.
Qu'ils crient d'un accent lamentable en ma
présence; qu'ils disent : « Oui, nous, c'est vrai,
Seigneur, nous avons obéi à la colère... La fureur
SIXIEME PARTIE
a saisi noire être e1 elle a fait mouvoir nos mem-
bres débiles... Et asservis aux ordres changeants
de no< passions, nous en avons exécuté tous les
projets... El c'est agités de cette sorte que noua
nous sommes rendus coupables...
LE FOSSOTEUB
Coupables, Seigneur?...
LE CHRIST
Malédiction!... A.gir comme des hommes sans
raison, sur Lesquels la méditation n'a pas d'em-
pire!... Accomplir les actes les plus sombres
avec toute la docilité de L'inertie!... Quoi! ne
pas même me renseigner sur vos projets... Me
Laisser dan- l'incertitude sur vos désirs!..
LE FOSSOTEUB timide, efl
Ne connaissions-nous pas Les tiens
LE CHRIST (jui relève la tête et marche sur te fossoyeur
■ indignation.
Oh! que dis-tu?...
LE FOSSOYEUR qui recule (f abord et s'enhardit.
Ne pouvions-nous pas croire?...
224 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST
Quoi? malheureux ! . . .
LE FOSSOYEUR dont l'audace augmente.
Combien de fois nous as-tu répété que la haine
était susceptible de bons effets?...
LE CHRIST
Oui, comme en ce moment ma haine de vous...
LE FOSSOYEUR rapidement et terriblement.
Nous avons cru exécuter ta volonté...
LE CHRIST avec une violence irrésistible.
YouS avez Cl'U... (Il regarde le fossoyeur, et d'une
voix tonnante, il l'interpelle.) 0 homme perfide!... oui,
je te nomme ainsi, quoique tu sois un de mes
compagnons les plus fidèles!... Car quand tu as
commis tes crimes tu as été nuisible à moi, et
plus contraire à mon bonheur en vérité que si,
hypocrite et oblique, tu m'avais livré tout vivant
à mes ennemis!... Nous avons cru!... Comment
oses-tu parler un tel langage?... Ne crains-tu pas
que je m'élève contre ta prétention à cet égard?...
Car présentant les choses réelles sous des traits
faux, tu as accompli une action abominable!...
SIXIEME PARTIE
v tressailles-tu pas, plein de hont<'. dénué de
force, animé uniquement par un immense re-
gret?... Exécuter ta volonté!... Oh! est-ce pos-
sible?... Traduire ainsi mes sentiments les plus
secret^!... Interpréter de cette façon mes inten-
tions?... N'est-ce pas peindre blanc ce qui est
noir, remplacer un terme négatif par un contraire,
changer le système d'une méthode au point de la
rendre discordante et erronée, agir en tout à cont re-
sens de parti pris!... Ta volonté!... ta volonté!... 0
infortune!... Se servir d'une telle expression!...
Quoi ! Misérable !...
LA POUILLE elle s'approche du Christ comme pour
apaiser son exaltation grandissante.
O mon bon maître!... Ne vous emportez pas si
fort!...
LE CHRIST au comble de la colère,
il repous-e Marie brusquement.
Sainte colère, empare-toi de moi !... A.gite tout
mon être de tes bonds!... Utilise toute ma force
à ton proiit !... Q se tourne ver- te fossoyeur, qui épii
mouTementa avec anxiété. \li ! parler de cette façon-
là !... Quelle impudence !...
Il POSS01 II R
Pourtant ifetait-il pas possible do penser que...
19.
226 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST impétueux, farouche.
De penser quoi?... Que je serais content de
vous?... Que j'approuverais vos actions de guerre
et de haine?... Que j'applaudirais au spectacle de
la catastrophe déchaînée, ardente, par vous?...
Que vous me sembleriez plus chers quand, ter-
ribles, vous feriez trembler la masse du globe?...
Que j'attendais des choses féroces de l'initiative
éclatante de votre force?... Que je vous aimerais
davantage !... (Il baisse tout à coup la voix, et d un accent
désolé il semble se parler à lui-même, tandis que les compa-
gnons consternés le considèrent.) 0 lamente-toi, mon
pauvre cœur ! . . . Hélas ! hélas ! . . .
(Le Christ se tait et paraît plongé un
instant dans une méditation qui l'accable.
La Pouille est près de lui et le fixe de ses
yeux pleins de pitié. Les compagnons,
dans des attitudes différentes, tour à tour
examinent le Christ, le ciel, l'ombre et
eux-mêmes. Il y a un instant de silence
atrocement contraint. Le malentendu qui
existait entre les compagnons et le Christ
est devenu visible. Néanmoins le fossoyeur,
qui tient à se disculper, s'approche du
Christ, lui pose la main sur l'épaule, le
voit relever sa tête triste et douloureuse,
d'un mouvement lent, comme au sortir d'un
songe.)
LE FOSSOYEUR avec une inquiétude humble.
- Mon bon Seigneur... dans quelle exaltation
SIXIEME PARTIE W
vous êtes maintenant!... Voulez-vous m'écouter,
me prôter un pou d'attention?. .
LE CHJRIST aJftêraneat
Oui, oui, parle donc... tire des le'nebres le-
causes obscures... expose-moi des raisons capables
de me convaincre... découvre à mon esprit, qui
ne les connaît pas. des arguments ayant L'éclat do
L'évidence...
LE FOSSOYEUR
Mon pauvre maître...
LE CHRIST .lu nêau ton ironique et sombre.
Kxplique-niui que je suis un insensé!... Je
t'avais 6hoisi entre tous les hommes et je te
is susceptible do prendre ma place... accuse-
moi de témérité et définis mes erreurs... Quêtes
paroles soientles prouves de mon ignorance...
Outrage ton père... Précipite ton esprit contre le
mien. . Benrte-moi avec ton corps d'airain dans
le but de me faire tomber en me frappant !... \\\'.
ah ! lu veux te disculper? Eh bien ! fais-le !
LE rOSSOl ETTR
Non...
228 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST d'un ton qui redevient épouvantable.
Ah ! que toutes les étoiles se broient, mais parle
plutôt! Que le globe, s'il le faut, soit renversé !
Et que l'ordre du monde soit détruit par ta faute
seule !...
(Menaçant, le Christ s'est dresssé dans
ud grand élan impérieux, et il semble or-
donner à Elie de parler. Celui-ci le regarde
en tressaillant. Zacharian et Martial sont
interdits. Marie paraît être accablée et elle
lève vers le Christ une main pleine de
douceur. Cette scène dure un moment dans
un silence tragique.
Cependant, dominé peu à peu par le
Christ, inquiet, agité par f appréhension
de l'irréparable malheur qu'il va provo-
quer, après l'autre causé déjà par lui, le
fossoyeur courbe le visage, réfléchit une
minute, puis il prend la parole au milieu
de ce cercle d'hommes diversement atten-
tifs qui le regardent.)
LE FOSSOYEUR hésitant, saccadé.
Quand nous réfléchissons ou agissons... et dans
quelque sens que ce soit, ô mon Seigneur!...
n'est-ce pas à cause de toi en vérité?...
LE CHRIST, sarcastique.
En vérité?...
-i x 1 1 : m f: partie 229
LE POSSOYEUB
N'es-tu pas Le maître invisible, présent en nous,
à tout instant et sans arrêt?
LE CHRIS!
Qui en douterait?...
LE FOSSOYEUR
La seule puissance dont nous avons toujours
conscience, c'est celle de ta pensée irrésistible...
Elle nous détermine dans ceci et dans cela, elle
provoque chacun de nos actes, et elle inspire nos
sentiments les plu- divers...
1.1 CIIIUST
Et ceux-là môme que tu exprimes en ce mo-
ment ?...
LE FOSSOYEUR
Tu t'es emparé de notre être, tu règnes Bur
lui...
LE cm; IST
J'ai été pour vous un tyran... Quoi! rien «le
plus?
LE POS801 EUB
0 maître, lamente-toi. si tu veux... Jette des
230 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
soupirs, si tu ne sais pas autrement répandre ta
peine... Mais il n'est pas bien de ta part de nous
blâmer...
■
LE CHRIST
Non, non! gémissons à présent,, toi et moi-
même...
LE FOSSOYEUR
Tu nous accuses par tes paroles... tu nous
parles d'un ton de mépris... tu te lèves contre
nous avec dédain... Cependant quelles raisons
as-tu pour te conduire de cette manière à notre
égard? Quelles actions avons-nous commises dans
le but de déplaire à tes désirs ?. . . En quoi sommes-
nous coupables comme tu le dis? A mon tour je
t'interrogerai avec tristesse...
LE CHRIST ne surmontant plus la violence de sa colère.
Malheureux ! ne redoutes-tu pas... Comment? tu
oses... Que vais-je répondre à ta demande si inju-
rieuse?... Est-il utile que je défende mes posi-
tions?... Oui, tu dis vrai, j'occupe ton être de mon
esprit... et je t'ai engendré toi et ta volonté... Mais
c'est par là précisément que tu me parais cou-
pable... Tu t'es imaginé posséder ma sagesse parce
que je t'avais inspiré quelques pensées... Hélas!
es-tu semblable à moi en tous les points pour pré-
SIXIÈME PARTIE
tendre agira ma place sans injustice?... Me repré-
sentes-tu tout entier comme si nos doux un g
pouvaienl confondre leurs plan-?... Es-tu de la
môme race que moi? du même sang? né d'un
père pareil? Peux-tu le croire?!.. Alors, connu. -ni
donc se fait-il que tu aies eu l'audace de vouloir
vivre même une minute mon existence? de rem-
plir le rôle pour lequel moi je suis fait?... de ré-
péter les mots que conçoit particulièrement mon
propre esprit/?... démettre ta volonté à accomplir
mes vieux?... El tu n'as pas eu un instant L'idée
que tu étais capable de te tromper!... <>h: si tu
avai- désiré te substituer a moi pour accomplir
mes rêves, pourquoi ne m'as-tu pas confié tes sen-
timents, et pourquoi n'es-tu point venu auprès
de moi afin de me l'aire vérifier leur équité? Il fal-
lait ne pas t'écarter de ma présence, retourner
sans cesse à elle, y puiser de nouvelles force
D'ailleurs ne te l'avais-je pas dit : Ayez soin de
venir à moi à tout instant comme d'un terme
dérivatif on va à L'étymologie, <»u comme des
courbes d'une spirale on re\ ienl au point central...
LE FOSSOYE1 R
< > maître, tes enseignements...
MARTIAL
Tes paroles familier
232 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST
0 viles brutes ,que vous êtes!... Ne craignez
donc pas à présent de Jes répéter ces discours dont
vous parlez !... Qu'ont-ils de commun avec vos ac-
tions?. . . Quelles excuses y trouverez-vous en votre
faveur?... Allez- vous mentir devant moi pour
m'accabler de preuves dénuées de vérité?. . . N'était-
ce pas toujours la justice que je vantais, elle que
je souhaitais la maîtresse de vos esprits, elle seule
que je vous proposais comme un modèle?...
LE FOSSOYEUR
Tu nous a mis en face du monde comme des
machines de guerre chargées de poudre... Tu
nous excitais constamment à manifester la puis-
sance de nos désirs. Tu provoquais les explosions
de notre ardeur... Tu voulais transformer nos
gestes en mouvements de guerre frénétiques et
impétueux...
MARTIAL
Oui, oui, c'est vrai...
LE CHRIST
0 infâmes traîtres ! qui êtes-vous pour vous
exprimer de cette manière!... Ha! je vous re-
pousse loin de moi!... Dieu! que devenir!...
SIXIÈME PARUE
Bafoue-moi de ton souffle obscur, vont de la
nuit î... ténèbres, amassez-vous en moi pour me
rendre invisible à tous les yeux !... 0 infor-
tune!... Misérables! Je me traite ainsi !... 0 très
à plaindre ! ... Oui, dignes de commisération
nous sommes, nous autres !... Vous et moi, nous
pouvons gémir sans injustice! 0 monde, pour
quelle étrange raison, dont la nécessité est in-
connue, ai-je voulu remplir ma mission selon te<
lois?... L'aberration qui fut la mienne, je la con-
fesse '. ... Qu'est-ce qui me forçait à agir comme je
l'ai fait? à descendre sur la terre cruelle, et, avec
l'impétuosité d'une vérité, à vouloir ranger toutes
les eboses dans la raison?... 0 ciel! ô vide! ô noir
espace du firmament !... Moi qui cherchais à aug-
menter, non à détruire, moi qui espérais embellir,
non rendre ignoble !... lia! ai-je été si peu com-
pris?... Il voile sa face dans ses mains avec une sorte d'éga-
rement terrible et se parle comme à lui-même, presque en san-
glotant ... Ho ! Ho ! folie !...
LE FOSSOT il R
Pourquoi te lamenter ainsi sans rien oppos
• guments...
M \I1T1 \l.
Dans quel délire affreux nous te voyons main-
tenant !
234 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE FOSSOYEUR
Qu'est-ce que tu as? Tu pousses des cris avec
violence ?... Mais d'abord tu devrais répondre...
Est-il vrai que...
LE CHRIST qui fait un geste d'horreur
comme pour les repousser.
Rien ! Rien du tout ! . . . (Il s'arrête, la poitrine palpi-
tante, oppressée.) Il n'y a pas de vérité, entendez-
vous ! . . .
0 vous, ô hommes, cessez de me parler main-
tenant !... Qu'est-ce que vous dites?... Incon-
scients ou non des mensonges que je vous entends
débiter sans honte, vous n'en êtes pas moins res-
ponsables à mon égard!... Dans l'un ou l'autre
de ces deux cas vous m'êtes odieux!... Et peut-
être êtes-vous plus coupables si vous agissez et
parlez sans vraiment vous rendre compte des
erreurs que vous faites, parce qu'alors votre
esprit est faux, dans son ensemble, incapable de
juger du bien et de nulle chose, inaccessible à la
sagesse et dans l'impossibilité de rien concevoir,
de découvrir par vos organes la vérité!... Oh!
jusqu'où faut-il remonter pour découvrir la cause
première de tout cela ?... Ils ont cru que la haine
du mal ne pouvait se manifester que par un mal
plus grand encore!... Ha! pauvres êtres... O pla-
nètes, éthers, éléments ! qui peut se vanter d'aller
SIXIEME PARTIE
contre vous? et n'est-ce pas pourtant L'essayer que
d'agir avec le désir de tout détruire?... Voilà ce
qu'ils uni fait, ces homme- !...
LE FOSSOYEUR irrité.
Maître!...
LE CIIHIST
Pourquoi m'avez-vous écouté? A quel propos
vous ai-je parlé ? Qu'est-ce qui m'a attiré vers
vous?... Comment n'ai-je pas lui loin de votre
présence?... Quel rapport ai-je eu avec vous?...
Qu'y ;i-t-il de commun entre un homme et un
chien? Rien de plus qu'entre vous et moi, c'est
bien certain... Oh ! laissez-moi me lamenter! j'en
ai le droit! Vous m'avez livré tout vivant au
monde entier, et chacun à présent me liait. C'est
sur moi que vont retomber les châtiments!...
Le fossoyeur balbutie quelque chose qu'on n'entend pas et fait
mine de parler. ... Non! non! ne m'interrompez
pas!... Que j'emplisse L'espace de mes cris épou-
vantés !...
u: F08S0YEUB avec c :
El nous ! pouvons-nous oui ou dou gémir
aussi !...
I.l CHRIST
Oh!...
236 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE FOSSOYEUR il poursuit, dune voix de haine.
Quelle a été notre existence à ton côté?... Et
avant de t'avoir connu, quelle était-elle?... Tu te
plains delà destinée, et tu soupires, proférant des
lamentations chargées de fiel, et tu dis : « Ma vie
à présent sera terrible... et la faute en est à vous
tous qui, en mon nom, avez commis un attentat
que je réprouve et dont je serai la première vic-
time... Et peut-être as-tu raison de nous demander
des comptes... Mais, nous, tes compagnons, que
tu accuses, resterons-nous sans répondre ? Ne
nous est-il pas permis de pousser des cris per-
çants ? Est-il insensé de notre part de nous tordre
dans les convulsions de la douleur?... Et nous
est-il défendu de protester en termes aigus de
notre bonne foi?... Et d'ailleurs rentre en toi-
même!... Examine-nous... Vois quelle destinée
nous avons connue ! et combien de calamités nous
ont atteints ! Et comment nous avons vécu depuis
que nous suivons tes pas parmi le monde !... Con-
sidère l'état dans lequel nous nous trouvons...
Ayant autrefois tout abandonné afin de partager
tes lamentables jours... excités par toi aux actions
les plus tragiques comme celle pour laquelle à
présent tu nous nommes des noms les plus bas et
les plus vils... conduits à travers la tristesse et
l'indigence... nous aussi nous pouvons nous plain-
SIXIEME PARTIE
dre d'un ton violent !... Car, après tout, nous -<>uf-
frons et à cause de loi... Et qui sommes-nous?
Des misérables vagabonds... rendus criminels par
la -eule influence de ta pensée... qui peut-être ne
t'ont pas compris, niais dont l'amour a toujours
été absolu à ton éganl... Et néanmoins, vilipen-
dés, outragés, «liasses dans Thorreur et les ténè-
bres!... Et par la volonté de qui? par la tienne
propre... Et cela il faut bien que tu le reconnais-
ses... Nous allons à | résent subir des maui sans
nombre, et nous les aurions ignorés si cependant
nous ne t'avions jamais connu . . .
MARTIAL
Il a raison. ..
ZAGHARIAN
Oui. certainement...
LA POUILLE toute haletante et suppliant.' aui compagnons.
oh : ayez houle !... Regrettez vos lamentations
et vos reproches !...
(Le Christ, que le discours du f< — peu
a accablé, s'esl retiré un peu à Pécari è la
tin de cette scène et, debout dans la nuit,
il demeure silencû uz. il semble en pi
des réflexions qui l'agitent comme une
238 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
grosse fièvre. Il ne regarde rien, il lient
ses mains contre sa face, il tressaille par
instant de haut en bas. Zacharian, Martial
et Elie le considèrent avec une espèce de
pitié, d'irritation. Marie se tient devant
eux d'un air de menace. A la fin, on en-
tend un grand cri ; une voix plaintive,
sourde et sombre, résonne dans les ombres.
C'est le Christ qui commence à geindre
avec une sévère expression de majesté.
Les autres l'écoutent, terrifiés, surpris,
effarés, anéantis par la tristesse, émus,
passionnés, tourmentés d'angoisses inti-
mes, et ces divers sentiments se succè-
dent sur leurs figures à mesure que parle
le Christ qui, lui, ne parait plus savoir qu'ils
se trouvent là.)
LE CHRIST d'une voix presque basse
qui s'accentue peu à peu.
Ils n'ont rien compris, rien !... Hélas !... 11 y a
eu un temps naguère où j'étais leur rédempteur.
Ils me considéraient comme tel. Alors ils se féli-
citaient de mon empire... A présent, ils m'accu-
sent... Voilà la vie!... Ils n'ont d'ailleurs peut-
être pas tort... Oui, après tout !... Pourquoi donc
les ai-je détournés de leur passé?... J'ai mis en
eux, sans m'occuper des résultats, des idées qui
ont engendré ces maux affreux... Comme dans
une terre non faite pour eux des germes ne se
développent pas bien, les sentiments que je nour-
ris n'ont pu que dépérir ailleurs qu'en moi...
Ces hommes, ils étaient plutôt bons et plutôt ten-
SIXIEME PARTIE
dres... [(sauraient pu vivre eu repos... ei réali-
ser du bonheur tout autour d'eux... Mais pour-
quoi ai-je été ;i lenr remontre ?... Comment ai-j<'
pu croire une minute que non- étions laits pour
agir huis discordance ?... De quelles pensé
trop forlcs pour eux, les ai-je chargés?... Hé
suis-je jamais préoccupé des différences fonda-
mentales qui nous séparent?... Je me suis con-
duit avec eux d'une manière véritablement ex-
traordinaire... Us disent vrai... J'ai coopéré à
leurs travaux... Maintenant il m'en faut prendre
ma part .. Leurs revendications sont légitimes...
Il es1 certain que je me sens coupable pour eux ai
que je devrais prendre leur place dans tous leurs
acte-... Ayant voulu les diriger, non pas à mon
profit, sans doute, mais pour leur bien, je leur ai
imposé une courbe tellement différente de la leur
qu'ils n'<>nt pas tardé à reprendre celle-ci après
avoir subi celle-là avec souffrance... Non comme
un astre mis dans son orbe par la puissance des
Lois cosmiques, art maintenu là ï cause de leur
eil'ri constant, mais comme une pierre précipitée
dans les espaces, je leur ai imprimé une subite
direction qui, étant contraire à la leur, n'a pas
duré... Bêlas! Bêlas! en vérité, il- son! trop
lourd- !...Ilsne possèdent point de finesse, de h
reté... Il- sont accablés par leur densité... ei leur
volume Les rejette toujours vers la terre en peu de
240 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
temps, . . Ils ne peuvent pas s'élever trop haut sans,
tout aussitôt, retomber comme s'ils subissaient
l'attraction qu'exerce sur tous les corps physiques
la sphère terrestre... Ils ne s'élancent hors de leur
zone que pour y revenir sans retard avec une
violence plus constante et plus pénible... Appel-
lerai-je incapacité originelle cet esprit d'inertie
obscure, ce manque de légèreté morale, cette
impuissance à demeurer dans les hauteurs?... 0
hommes, trop pesante est la masse que vous
portez !... Ah ! malheureux !... En vérité, ils
sont conduits par la lourdeur qui est leur loi
particulière, qui règle et domine leur esprit, qui
les fait mouvoir constamment, ici ou là... Et cette
fatalité agite leur vie... Et cette nécessité crée
leur destin... Et il n'y a rien à y faire... Et
c'est ainsi... Ho ! Ho! tout sera donc semblable
pour eux et moi ! ... Il y a des temps et des temps,
j'ai essayé de leur transmettre une force d'action
capable d'amoindrir leur mortelle hérédité, une
puissance d'esprit pathétique susceptible de lutter
avec leur apathie... mais mon effort a été vain...
Et je n'ai pas pu réussir... Et après un premier
essai il faut toujours recommencer le même tra-
vail... C'est pourquoi, ces hommes misérables,
je les plains!... Ils sont destinés à la mort et
aux ténèbres!... Ils s'agitent tristement dans un
cercle de douleurs... Et ils ne voient jamais le
SIXIEME PAIITIE 241
jour... Ils ne savent ni rire ni se jouer... Il- son!
inertes... La noire terre les tire par le^ pieds, à
tout instant... Oui, voilà la réalité, le globe appelle
ces pauvres êtres, il influe sut- eux constamment,
il les empêche de s'agrandir, il les ramène >un>
cesse à des petits spectacles... A ce moment le
Christ devient formidable. Les cheveux hérissés, -anglants,
le vi>age terrible, les mains convulsivement agitée- et tendues
dans les ténèbre-, il s'avance vers Klie, Martial et Zacharian
que l'épouvante cloue surplace et il [es repou— e biu-quement
comme pour les cha>«er loin de lui. Que faiteS-VOUS là?
Pourquoi êtes-vous encore ici?... Ah !... mal heu-
reux!...Que le désespoir m'englouti^-e dans ses
LA POUILLE -uppliante, égarer.
( I mon bon maître !...
LE cil RIST bu comble de l'exaltation.
Non! non! Un mauvais maître, vous dis-je!...
Car qu'ai-je doue fait?... Ne Buis-je pas L'unique
responsable de toul ce mal?...
Le Chi isl se précipite dan- la rue dé-
Berte et silencieuse, il est agité d'an
furieux, il s'élance comme un insensé et va
heurter les portes t. ait en rociféranl La
Pouille U" -uit d'abord des yeui avec effroi.
Pois elle fait un | 1 i
242 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
hagarde, comme dans l'attente; les compa-
gnons observent la même attitude, mais
on devine à leurs gestes qu'ils sont aussi
inquiets pour eux que pour le Christ.)
LE CHRIST allant de maison en maison, d'une voix
farouche.
0 hommes! vous êtes dans le repos, tandis que
s'accomplissent les catastrophes!... Levez-vous!
Ouvrez tous vos portes!... Venez voir le plus
lamentable de tous les êtres!... Holà!... holà!...
(Brouhaha. Les gens ouvrent les portes,
les fenêtres, jettent des regards curieux
et effarés vers la rue. On entend de vagues
rumeurs. Des voix disent : « Qu'est-ce qui
se passe?... — En voilà un tintamarre! —
Il y a un fou par ici... » En tumulte, des
hommes sortent de leurs maisons, armés
de fourches, de fusils, et se dirigent vers le
Christ.)
LES GENS DU VILLAGE autour du Christ.
Sacré nom de sacré nom! — Il gueule fort, ce
cochon-là! — Ce qu'il se démène! — Attention!...
(Ils se jettent sur le Christ, qui, d'ailleurs,
ne fait aucune résistance. Ils le saisissent,
le bousculent parmi des hurlements épou-
vantables. La Pouille bondit hors des té-
nèbres dans un dernier sacrifice.
Elie, Zacharian et Martial se sont enfuis.)
SIXIEME PARTIE
LA POUILLE elle -e précipite en criant, comme égarée.
Kmparez-vous de moi'.... Seigneur!... Je suis
au>-i coupable que lui... IIu! ho! 1 1 * : h t -
LES GENS Dl VILLAGE ils se mettent & lier les membres
de Marie et du Chri-t.
Et celle-là!... qu'est-ce qui lui prend! — Elle
écume! — Prônez garde, il faut les attacher! —
Ave/-vous des cordes? — Il est probable que ce
sont de dangereux coquins. — On va les mettre
sous le verrou. — Xous verrons demain ce qu'il
faut en faire — C'est égal,, c'est singulier un
réveil comme celui-là. — Ils sont bien garrottés?
Bon, bon. — Allons! En marche!...
La troupe des paysans entraine le Chri>t
et Marie, qui sont accablés par le grand
effort qu'ils viennent de faire. Muets el
couverts d'une sueur sombre, on les voit
partir, pou---- et conduits dans un tohu-
bohu farouche d'arme- et de i
SEPTIÈME PARTIE
LE CHRIST AU MILIEU DE LA FOULE
PASSION ET MORT
21
SEPTIÈME PARTIE
LE CHRIST AU MILIEU DE LA FOULE
PASSION ET MORT
Dans li Ville, la place du tribunal. — A gauche, au pre-
mier plan, une rue. Puis, le palais de justice, ('norme édi-
fice qui dresse sa façade, décorée de colonnades, avec one
solide plate-forme à laquelle conduit un vaste escalier don-
nant de plain-pied sur la place. — A droite, des maisons
profilent leur silhouette. — Dans le fond, une rue allant
vers la droite par des circuits qui en prolongent la per-
spective. — Quelques arbres, de-ci, de-là.
On découvre une foule bariolôe et citadine dont la mobi-
lité d'aspect reflète les variations de sentiment. Tour à
tour elle parait inquiète ou menaçante. Elle se modifie
sans a sible a la moindre impression, -
houle, subitement. Cette foule se presse but la pla<
garde -ans cessé fers le palais, se 1»' montre du doigt,
manifeste à tout instant une impatiente anxiété.
Deux soldats se tiennent, l'arme an poing, au bas de
l'escalier monumental.
Aux fenêtres des maisons, on voit quelques curieux.
Dan- les arbres, des gamins s.- sont perchés, el de là,
par intervalle, lancent des quolibets à La multitude.
il est manifeste que m monde n*est pas rassemblé la
.248 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
pour une chose futile. Et, en effet, ce que le peuple attend,
c'est la fin du procès intenté au Christ et à Marie, que Ton
est en train de juger à l'intérieur du palais de justice. De
là les mouvements d'inquiétude, la tension des physiono-
mies, l'air de nervosité fiévreuse qu'ont les bourgeois, les
ouvriers, les femmes et toute la populace réunis sur la
place du tribunal,
(Au lever du rideau, on voit deux jeunes
femmes d'une mise élégante et d'une mine
jolie, qui entrent d'un pas rapide par la
rue de droite, en causant avec une extrême
animation.)
NOÉM1E en entrant, à sa compagne.
Nous sommes arrivées à temps, n'est-ce pas,
Lise?...
LISE
Oui... Ah! tu m'as fait courir!...
NOÉMIE
C'est que je veux être le plus près possible
pour la voir, cette femme... (Avec une moue de dégoût.)
Cette Pouille...
LISE
Une bien vile créature, ma Noémie...
NOÉMIE
Penses-tu qu'elle puisse être autrement!... Elle
SEPTIÈME PARTIE 249
couchait avec tous les hommes... Une de
gueuses qui rôdent la nuit dans les ruelles lou-
ches... El Dieu sait dans quel but, hélas!... Ces!
enrayant !...
LISE
D'ailleurs, n'est-ce pas la digne compagne...
NO I.MI E avec vivacité.
Je voudrais pouvoir leur cracher à la figure!...
(Elle s'arrête.) Ici, n'est-ce pas, nous nous trouverons
assez près d'eux?...
LISI
Oui. Noémie, restons la... Nous aurons -ans
doute des heures à attendre avant que la con-
damnation Soi! proclamée... (Elle montre un arbre non
loin d'elle., Au besoin, non- nous appuierons...
NOÉMIE
Je ne vois pas où nous pourrions être mieui
qu'ici...
i N G \MI\ Bnr la lu-anche de L'arbre à côté d'elles.
Bé! mesdames "... Là où je <uis;...
Lise et Noémie relevant la t
venl le gamin qui fait danser la branche.
Elles se reculent, Baisies île craiot
.1.
250 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LISE ET NOÉMIE avec frayeur.
Oh!... là-haut!
LE GAMIN emphatique.
Près du ciel... avec les oiseaux!... Je suis
poète!...
NOÉMIE
Prenez garde au moins... Si la branche cas-
sait!...
LE GAMIN galant.
En tombant je vous baiserai...
NOÉMIE
Ah! l'horreur!...
LISE
L'impertinent!...
DEUXIEME GAMIN chantonnant dans un autre arbre.
Ohé! Evohé!..>.
TROISIÈME GAMIN comme pour lui répondre.
Laïtou! La la! Tra la la! La la!...
(La foule, amusée, tourne ses regards vers
lesgamiûs qui se balancent sur les branches,
.1
SEPTIEME PARTIE
rient, font de- mine- baroques, menacent
de s'écrouler >ur les personne- qui -e trou-
rent BOUS le- arbre-.
L A I OUL E commençant à <*tre inquiète.
Faites attention, hé, les mûmes!...
PB E M 1 E R G AMI X «1 un air farceur.
Pas de danger!...
1> IL l X 1 KM K GAMIN de m-'me.
Qui veut des places?...
TROISIÈME GAMIN de même.
Bonnes et j>;i- chères!...
VOIX DANS I. \ POULE
Qu'ils se tiennent tranquille-, les gosses!... —
IN vont faire cas-^i tes branches...
I \ GAMIN .i ne gnste commère qui -e trouve
au-de--ous de lui, au pieil de l'arbre.
Hah!... h je tombe, la grosse mère, ce sera -m
un bon matelas!...
I \ COMMÈRE réToltée, rorie
.le le fesserai le cul. vaurien!... I!l tu verras
comme i _ ■!...
252 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES GAMINS rigolant.
Ho! vraiment!... — Viens donc par ici! —
Qu'on voie un peu !...
VOIX DANS LA FOULE excitant et en cadence.
Montera! Montera pas!... — Montera! Montera
pas!... — Montera! Mon...
(Agitation. La commère devient écarlate
et tend le poing. Les gamins s'amusent dans
les arbres, s'agitent, remuent. Tout à coup,
l'un d'entre eux tombe. La commère le
prend sous le bras et lui administre une
fessée.)
LA COMMÈRE tandis que le gamin battu cherche à fuir.
Tiens! voilà pour toi!... Vas-y mettre de
l'huile...
(Le gamin se sauve à travers la place ; la
foule éclate de rire' sur son passage et lui
adresse des quolibets que l'on devine plutôt
qu'on ne les entend. L'hilarité est générale.
Tout à coup on distingue les échos d'une
discussion qui vient d'éclater entre deux
hommes, et dont les termes ne tardent pas
à devenir très vifs.)
UN BOUTIQUIER indigné à un ouvrier.
Quoi!... Vous avez cette audace!... C'est à notre
ennemi à tous que vous accordez des excuses
semblables!...
SEPTIEME PARTIE
L"Ol' V B I I H héritant, inquiet.
Moi?.., aucunement !...
LE BOUT1QU1 ER haussant le ton.
Cependant, n'avez-vous pas dit...
L'OUVRIER le baissant de même.
Je prétends...
LE BOUTIQUIER d'autant plus hardi.
Oui. oui, il voudrait rétracter!... Il n'es! plus
temps ...
VOIX DANS LA POULE
Qu'est-ce qui se passe?...
L'OUVRIER au peuple, timidement.
Simplement...
LE BOUTIQU1 ER emphatique.
Il -•■ passe une chose effroyable à raconter...
Quoi! Ici même!... au milieu de u < - 1 1 ^ accablés
par ses forfaits... oser faire le panégyrique de
leur auteur !...
VOIX l> INS LA FOULE d inte.
Comment?... — Ha : ha !...
254 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE BOUTIQUIER il désigne l'ouvrier au peuple.
Cet homme-là, citoyens... qu'il ne craigne point
de répéter les apologies qu'il faisait de crimes
odieux?... Qu'il manifeste encore une fois son
admiration pour des êtres qui en vérité sont la
honte du genre humain!...
LA FOULE irritée, avec violence.
Nous ne supporterons pas cela!... — Non!
non ! jamais!...
L'OUVRIER il cherche à se défendre.
Je suis un ouvrier...
LE BOUTIQUIER de plus en plus menaçant.
Audace inouïe ! . . . (A l'ouvrier.) 0 misérable ! te tai-
ras-tu?... Crains de subir le sort qui attend tes
héros!... Si seulement tu disais un mot en sa
faveur, le peuple que tu blâmes t'écraserait
comme sous une roue!...
L'OUVRIER protestant de son mieux.
Cependant n'est-ce pas là un droit?... Nepuis-je
pas dire toute ma pensée en liberté?...
LE BOUTIQUIER triomphant, il s'adresse à la foule.
Vous l'entendez ! vous l'entendez !...
SEPTIÈME PARTIE
LA FOULE dont la colère grossit.
Oui ! oui ! dehors '.
L'OUVRIEB
Je ne loue pas...
L A F ' » L" L E -e jetant -ur l'ouvrier.
Assez! traître ! A la porte! Qu'il crève '....
Des cannes se lèvent >ur l'ouvrier. Des
poing- -i- tendent vers lui. I» tout
empreints d'une violence trag tour-
nent de - n côté. Une grande rumeur se
produit. Haras et fouaillé, le mal-
heureux se débat, cherche à se soustraire
aux coups, mais en un in-tant il e-t entraîné.
pou>sé par la foule hors de là, dun> la rue
avoisinante. ou se porte dans un lourd tu-
multe d'hommes en fureur toute une partie
de la fouir.
PREMIER '. AMI \ suivant la -cène du haut d'un arl
Oh ! la la ! qu'est-ce qu'ils en l'ont !...
DEUXIEME GAMIN de même et se tordant.
Il ifni restera plus qu'une sale marmelad
TROISIÈME GAMIN de même et poussant
Mes .mu- ils l'extermineront !...
256 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
TOUS LES GAMINS ensemble en éclatant de rire.
Quelle bouillie! Oh! quelle bouillie !...
UN CITOYEN solennel, il revient de la rue de droite
où la bagarre a lieu..
C'est une indignité ! une infamie ! . . . Il n'est pas
permis de parler ainsi!... Faire l'éloge de ces
coquins !... Ah ! mon Dieu! où allons-nous? Dans
quelle époque vivons-nous?...
(Sur la scène à moitié désertée par la
foule qui continue à gesticuler dans le fond,
entrent en galopant et en vociférant des
marchands de journaux de l'après-midi. Us
annoncent les nouvelles du jour. Ils em-
plissent la place de leurs voix perçantes.
Leurs déclamations aiguës attirent l'atten-
tion du peuple et le ramènent sur la place
tout suant, tout échauffé et tout épars.)
UN CAMELOT courant sur la place.
Le Conseiller du Citoijen! Yient de paraître!...
vient de paraître!... Le procès des anarchistes!
Graves révélations à l'audience!,.. Dernières nou-
velles!...
LA FOULE revenant en tumulte avide, criante.
Par ici ! — Le Conseiller? — Donnez-le-moi? —
Laissez-moi lire !...
SEPTIÈME PARTIE
I \ A LTR L C \ ML LOT entrant rapidement.
Les Informations du jour .'... Le journal du
gouvernement!... La quatorzième édition!...
LA FOULE se disputant les journaux.
A moi! — A moi !... — Jetez-moi les Informa-
tions!— Deux SOUS? —Voilà!...
IN A.UTB E CA KfELOT accourant par la rue de gauche.
Qui veul le lire?... Le Cocardier!.., L«< résul-
tats «lu procès!... Lf< accidents sensationnels!...
l..\ POULE entoure le- camelots et leur arrache le- feuilles.
Le Cocardier! — Le Cocardier! — Là! — Ici! —
Vous me bousculez ! — Les Informations , attrapez '.
— Haï donc!... Vous me marchez dessus '.... —
Attention! Hein! Ne m'empêchez pas de passer?
— Vous! je vais vous casser la gueule ! — Venez-y
Discussion. Brouhaha. Rumeurs Les bour.
;\ riers, les femme- obU<
milles a la volée, crient, se bouacu
leni. développent brusquement leurs joui
naux et s.- mettent à en dévorer toutes U-
colonni b. Les c tmelots ayant Ui ré tout c •
qu'il- pouvaient vendre, recommencent
leur- galopade effrénée à travers la ville,
'•■ut .1.- la place en hurlant et e:i
mt.
2:>8 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LES CAMELOTS tout en s'en allant.
Le Conseiller du citoyen! — Les Informations!
— Vingtième édition! — Le Cocardier! — L'Of-
ficiel! — Incidents! — Achetez! — Les nou-
velles! — Vient de paraître!...
(Leurs voix éraillées et rauques décrois-
sent petit à petit dans les rues adjacentes
et aux alentours. Bientôt on ne les entend
plus. Il y a alors un grand silence sur la
scène. Tout le monde lit. Les regard tendus
et avides parcourent les pages des journaux
et sans doute n'y trouvent rien, car à la
curiosité exprimée tout à l'heure par tous,
succède bientôt un air d'impatience inutile,
puis le dépit se manifeste par des gestes
vaguement irrités, et enfin c'est une sorte
de colère consternée.
Au bout de quelques instants un homme
en aborde un autre, chacun tenant à la
main un journal froissé, déplié.)
UN HOMME l'air déconcerté.
Eh bien! quelles nouvelles?...
L'AUTRE d'un ton furieux.
Rien!... Et vois?..
LE PREMIER avec éclat.
C'est tout à fait la même chose!...
SEPTIÈME PARTIE
l'N CITADIN qui déchiffre -on journal lentement
et à voix haute.
A quatre heures, rien de nouveau ne s'était
encore passé... Le redoutable compagnon con-
serve toujours Je même silence au sujet de
complices éventuels... La fille Marie dite la
Pouille, refuse de répondre à toutes les questions
positives qu'on lui adresse... Ils ne parlent l'un
et L'autre que pour faire des déclarations \ -
n'intéressant pas !•■ procès, et tout»'- «le théorie
pure. Le procès suit donc son cours. » il s'arrête,
regarde la foule avec l'air de dire : hein, voilà comment on dous
vole! et comme pour l'en prendre à témoin. El voilà tout!...
Rien de plus!... Pas d'autre incident que cela!
I ?BS\ admirable!... Puis tout à coup il >e repn-nd. Ah !
si. pardon! Et il poursuit sa lecture. • Aussitôt leur
condamnation, laquelle ne t'ait pas de doute, les
accusés seront exécutés... Mais nous l<i -axions
déjà...
PLDSIE1 RS PERSONNES DANS LA FOI
jetant, déchirant leur- journaux.
Quels canards] — Toujours la même chose! —
s\ dégoûtant !...
i \ BOURGEOIS triomphant, retentissant; il brandit
les Informations parmi la fouir.
Ah : Ah :... J'ai une nouvelle considérable!...
00 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
VOIX DANS LA FOULE
Dites ! — Qu'est-ce que c'est? — Qu'est-ce que
c'est?...
LES GAMINS toujours dans les arbres.
Ne nous laissez pas languir!...
LE BOURGEOIS qui monte sur un banc et se met à lire les
Informations de manière à être entendu de l'assistance.
« ... A la suite d'une décision prise au Conseil
des ministres, réunis en séance extraordinaire, il
a été résolu que les courageux et bons citoyens
qui ont procédé à l'arrestation du redoutable
compagnon qui a pris le nom de Christ, et de la
terrible Marie la Pouille...
LA FOULE haletante, angoissée.
Plus haut! Plus haut!...
LE BOURGEOIS renforçant sa voix qui devient tonnante
et poursuivant avec gravité et fierté.
« ... Qui ont procédé à l'arrestation du redou-
table compagnon qui a pris le nom de Christ et
de la terrible Marie la Pouille, dans les circon-
stances dangereuses que l'on sait, seraient dé-
corés à titre exceptionnel, pour services rendus
au pays... En conséquence les nommés... »
SEPTIÈME PARTIE 261
LA POULE applaudissant.
Bon ! Bon ! C'est très bien ! ... Ah ! A h !.. .
LE BoURGHolS il cesse de lire, maU toujours redondant
et magnifique, il s'adresse à la multitude.
Je vous propose, mes chers concitoyens,
puisque nous voilà réunis ici, rie pousser une
acclamation en l'honneur des hardis et loyaux
patriotes qui, au péril de leur vie, ont accompli
L'acte héroïque pour lequel ils sont justement
récompensés...
L A P 0 U L E enthousiasmée.
Bravo! Bravo!...
LES GAMINS
Uipp ! Hipp! Hurrah!...
Le bourgeois ra descendre de son banc
au milieu <le l'acclamation populaire, lors-
qu'il aperçoil Monsieur Le Doyen qui entre
accompagné de Monsieur le Notaire, et qui
Dtlretiennenl l'un et l'autre de l'air sé-
rieux, restrictif el circonspecl qui convient
a leur dignité el B leur goût.
LE BOURGEOIS comme pour avertir la foule.
Voici Monsieur le Doyen !...
262 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
SUR TOUS LES RANGS DE LA FOULE avec des tons
différents de curiosité «t de respect.
Monsieur le Doyen ! . . . — Monsieur le Doyen
(Le silence se fait presque instantané-
ment dans la foule qui se tourne vers les
deux nouveaux venus, se rangeant sur leur
passage, regardant cependant de préférence
Monsieur le Doyen avec une pitié empreinte
d'une grande vénération. Monsieur le Doyen
et Monsieur le Notaire continuent de causer
sans paraître s'apercevoir de l'émotion et
du mouvement que provoque leur arrivée.)
MONSIEUR LE DOYEN avec onction.
Croyez-moi, afin d'en venir à bout, ce ne sont
pas des raisonnements qui peuvent rien faire...
LE NOTAIRE approbatif.
Certainement, Monsieur le Doyen... Et puisque
ces hommes sont en guerre avec la société entière,
que celle-ci se défende par n'importe quel
moyen!...
LE DOYEN
C'est mon avis même que vous exprimez. (Repre-
nant sa pensée avec vivacité.) II. serait certes très
agréable de discuter, de répondre à des théories
par des raisons, d'entrer dans des controverses
SEPTIÈME PARTIE
capables d'éclairer l'opinion publique, mais, en la
circonstance présente...
LE NOTAI HE l'interrompant.
Il faut avanl tout agir fort et vite... Couper la
plante dans sa racine... Je vous comprends!...
L I . i > < » V E N comme pour s'excu-tr.
Nous avons affaire à des brut.'?, n'est-ce pas?...
LE NOTAIRE
( )U '. sans aucun doute, Monsieur le Doyen '.... Un
homme qui ose prendre le saint nom du Christ!...
Et une femme comme cette Marie!... Eh bien,
voulez-vous mon opinion franche : c'est peu de
ne condamner de telles gens qu'à l'échafaud '....
LE DOYEN comme s'il voulait se disculper.
Vous connaissez mon esprit de modération...
Je suis pour l'ordre et voilà tout!... Le notaire fait
tinieut. la roule approuva par un murmure.)
Alui-, en présence de doctrines qui prêchent la
haine de l'État, de la morale établie, des lois
tituées, de la religion, que voulez-vous que je
pense?... 11 faudrait Frapper fermement, faire un
ilpie !...
264 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE NOTAIRE d'un air détaché.
Il y avait autrefois des tortures à l'infini...
(Rétractant sa pensée secrète.^ Certes, je n'approuve pas
les moyens violents!...
LE DOYEN avec douceur.
Oh!... évidemment!... moi non plus...
LE NOTAIRE d'autant plus affirmatif qu'il vient
de l'être moins.
Mais, en de certaines occasions, la force des
châtiments est un mal nécessaire...
LE DOYEN sentencieux.
C'est agir pour le bien de tous que d'empêcher
un être humain, en lui inspirant une crainte salu-
taire, d'exécuter des attentats qui sont pour lui et
ses victimes d'affreux malheurs!...
LE NOTAIRE dans un élan.
Je suis fier, Monsieur le Doyen, de vous voir
exposer si bien toute ma pensée...
LE DOYEN
Que voulez-vous!... il faut convenir qu'il y a
une lacune dans la législation... (La foule qui l'écoute
SEPTIEME PARTIE
montre par -on approbation qu'elle devine ce qu'il va dire.
C'est bien certain... certains crimes devraient
être punis d'une façon tout à l'ait particulière...
LE NOTAIRE achevant la pensé* du doyen.
L'hérésie . par exemple , l'attentat politique
lèsent la nation tout entière et les principes qui
font la base des sociétés... Est-il juste <[ifils ne
soient punis que d'une manière ordinaire!... Au-
trefois il y avait les supplices de l'estrapade, de
la roue, de L'écartèlement, et combien d'autres!...
Croyez-vous, Monsieur le Doyen, qu'aucune per-
sonne s'opposerait au rétablissement de ces châ-
timents...
QUELQUES BOURGEOIS appuyant, -"enhardissant
à parler au Doyen.
Aucun honnête citoyen. — Certainement, Mon-
sieur Le Doyen ! — Ah : sans nul doute!...
LE DOYEN comme touché au cœur par cette
manifestation de la Bympathie du peuple.
Oui, mes amis... Evidemment!... je vous
mercie... je vous remercie...
LE NOTAIRE qui élève la rois et •'adresse ans assistants.
N'est-ce pas, mes chers concitoyens, que vous
266 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
trouvez beaucoup trop faible... insuffisante pour
des forfaits si effroyables... une condamnation à
la peine de mort?...
DE NOMBREUSES VOIX DANS LA FOULE
Oui ! — Oui ! — Ce n'est pas assez ! . . .
LE DOYEN dans une émotion croissante.
Mes bons... mes chers amis!... En vérité...
LE NOTAIRE parlant dune voix forte.
Des crimes terrifiants qui nous atteignent tous...
l'incendie de la Bourse, des Banques, de la
caserne... et, attentat insensé! l'explosion de la
cathédrale que vous aviez tous aidé à construire...
avec vos deniers... sou par sou, péniblement...
tout cela puni comment? comme un meurtre sans
plus d'importance que tous les autres!... (il regarde 1
la foule avec force et fait un geste indigné.) Qu'est-ce que
vous dites de cela?...
LA FOULE
Il a raison! — Ne laissons pas faire une telle
chose! — Oui, oui, c'est vrai!...
LE DOYEN de plu3 en plus attendri et ému.
Comme ils sont fidèles à la religion!... Ah! ah!
SEPTIÈME PARTIE
combien je les aime!... Comment les remercierai-
je? Oh ! vraiment, vraimenl !...
LE NOTAIRE bas au doyen, montrant le peu]
Parlez-leur, Monsieur le Doyen... Us seront
tout à i'.iil sensibles à cet honneur...
D'AUTRES BOURGEOIS d'un ton respectueux.
Dites-nous quelques mots, Monsieur le Doyen...
Le Doyen, que ravisi dément ces
témoignages, ne présente plus aucune
listance; il cède aux objurgations; il ra
bisser péniblement sur un banc q
trouve li. Une grande attention l'entoure.
VOIX SI R TOUS LES H INGS DE L \ FOU l.i:
Monsieur le Doyen va parler! — Silence! Si-
lence !...
LE DOYEN -iprèa une pause, commençant d'une voii émue.
Mes fidèles... in<'< tendres... mes sincères
amis!... .!<• ne -aurai- comment vous dire lé
plaisir que m'inspire la vue de votre attache-
ment à nos lois... I ne grande consolation dans
une telle catastrophe... la destruction complète
de uotre belle cathédrale...
i \ FOI LE enthousiasmée.
\ >us la rebâtirons! — Non- la rebâtirons!
268 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE DOYEN prêt à pleurer s'essuie les yeux, défaillant.
Les braves créatures!... Ah! vraiment!... je
suis trop touché pour parler!... Je vous disais
donc, mes fidèles amis... que je suis heureux de
penser à tout ce que vos âmes renferment de foi
dévote... Et quelle réjouissance c'est pour moi,
dans ma misère, que vous soyez prêts à châtier...
avec une violence invincible... les misérables qui
veulent nous anéantir tous!...
PLUSIEURS BOURGEOIS
Oui! oui! qu'ils soient exterminés!
DES FEMMES
Arrachons-leur les entrailles !
LES GAMINS dans les arbres, avec exaltation.
Vive Monsieur le Doyen! Vive Monsieur le
Doyen!...
LA FOULE répétant dans un délire d'enthousiasme.
Vive Monsieur le Doyen! Vive Monsieur le
Doyen !...
LE DOYEN toujours debout sur son banc est accablé
par l'émotion de la reconnaissance.
Oh! mon Dieu!... Je n'ai plus de force... (il fait
SEP1 1 1 : M I : PARTIE
tes vers la foule comme pour lui montrer sa gratitude.
Les bonnes âmes!... Merci !... Merci!...
(A ce moment, fanfare de trompettes » t
de tambours. — La porte du tribunal
-"livre entre les colonnades de la ton
Entouré de soldats, de greffiers, da bour-
reau et de- huissiers, on voit le Christ
apparaître au haut de- marches de 1 •
lier, sut la plate-forme. La Rouille est A
coté de lui. A leur vue, il se fait un grand
tumulte. La foule tourne subitement
eux l'aspect formidable de sa hain-
Doyen, qui se trouve toujours sur le banc,
reste là, affale et effaré, tremblant don ne
sait quelle émotion, face ;i face avec le
groupe formé par Marie, le Christ et le
tribunal.
Dans le tohu-bohu produit, ce qui domine
au premier abord, c'e-t la stupeur.
Puis le greffier s'avance un peu jusqu'à
l'extrémité de la terra--.'; il considère le
peuple, tandis qu'un roulement de tambour
se fait entendre. Il mont<e le Christ paie
et calme, Marie, dont la face demeure lix.'
el véhémente, et, d'un geste au peuple, il
semble les offrir comme une proie à des
bêtes taaves.
LE GREFFIER d'une roix retentissante.
Voilà l'homme!... Voilà la femme !...
(Alors, dm- un élan furieux, toute cette
foule se rue en hurlant contre la bai
de soldats qui gardent l'entrée de l'escalier
du tribunal. Pêle-mêle, hérissée, rouge,
Banglante, féroce, tenda t dans le ridé
270 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
des poings de menace, la multitude s'amasse
et s'ébranle en tumulte parmi la place em-
plie de cris et de rumeurs.)
LA FOULE se portant du côté du tribunal.
Au supplice! — Pas à l'échafaud! — Qu'on
nous les livre!...
UNE FEMME qu'on repousse, écumante de rage.
Pourquoi m'empêche-t-on de passer?... Laissez-
moi cracher sur ces gueules ignobles...
LA FOULE
A la boucherie !
UN HOMME interpellant le Christ et Marie.
Lâches!... Ils ne nous répondent même pas!...
UN GAMIN apostrophe la Pouille, gouailleur.
La Pouille ! tes poux vont mourir!... Qu'est-ce
qu'ils deviendront sans toi !
LA FOULE
A l'eau! les brutes! les crapules!
UNE COMMÈRE les montrant en ricanant.
Regardez-les trembler de peur!... Ils sont agités
SEPTIEME PARTIE
dans leur peau comme de l'eau dans une
sine!... Jls n'oseraienl pas descendre tout seuls
sans les soldats!
NOÉM1E se précipitant vers l'escalier.
Je veux leur crever la ligure!... raie est repo
par les soldats, elle trépigne. J'irai ! j'irai '.
I. \ FOI LE
A l'abattoir! A l'abattoir!.. . qu'oïl lesécharpe!...
Et c'esl une eobue affreuse i
d'hommes, de femmes et 'l'enfant- même
qui vocifèrent, profèrent des menace- dé-
nièrent en masse au pied
du palais dan- niir folk «le cri-. «1
bons, daltitn
La PouiUe, a li On, e-t • on la
voit tendre soudain le poing dans la direc-
tion du peuple dont la v« hémence redouble
tût.
LA POUI l.l. i: avec impétuosité.
Chiens! chiens d'esclaves !...
I. \ l<'l LE
Lapidons-la! Lapidons-la I
il BOl] ni; i:ai forçant la Poui lire.
Allons! femell<
272 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LE CHRIST se tourne avec tristesse vers le bourreau.
Pourquoi touchez-vous à cette femme?...
N'est-ce pas assez...
LE BOURREAU le souffletant.
Tiens voilà pour ta face de m... ! En veux-tu
d'autres?...
(Le Christ demeure impassible, mais cette
intervention du bourreau change en délire
de joie la furie âpre de la foule. A la place
des cris de mort on entend tout à coup un
grand éclat de rire. C'est le peuple qui se
réjouit de l'outrage fait au Christ par le
bourreau.)
LA FOULE transportée de bonheur et battant des mains.
Hein! ce qu'il est beau! — Ha! Ha! Ha! —
Bravo, le bourreau! — Bravo, le bourreau!...
(La détente subite qui vient de se pro-
duire fait que le peuple se calme, cesse de
hurler, ne se précipite plus avec violence
comme pour escalader les marches du tri-
bunal. On se montre le Christ suant et tout
sanglant, la Pouille dont l'œil fixe est chargé
de haine. On s'interpelle avec des mines de
joie énorme.
Brusquement, roulement de tambour,
bruit de trompette. Et le greffier s'apprête
à lire la sentence du tribunal.)
LE GREFFIER à voix très haute lisant.
« Citoyens !...
SEPTIÈME PARTIE
VOIX DANS I. \ POULE
Chul par ici !
LE GREFFIER poursuirant sa lecture.
Par ordre du tribunal, il voua est l'ait savoir
que l'individu dit le Christ et la fille Marie, dite
la P ouille, s'étanf reconnus coupables de l'in-
cendie de la Bourse...
VOIX DAN- LA FOULE
il.»:...
LE G li EFF1 i:i: - me s'interrompre.
«... Des banques nationales, de la cathé-
drale...
VOIX DANS LA FOULE
lia:
\l TRES VOIX DANS l-A POU LE
Silence ! — Silence !
1. 1. GH 1. 1 r i r. i; qui continue d'une roi* tonnante.
« ... Forfaits Inouïs, qui <n\\[ des attentats i
L'ordre, à la religion <'i aux loi-, onl été con-
damnés à la pein.' de mort [turc et simple, i
274 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
ment de tambour.) Le présent décret sera exécuté
aussitôt la sentence rendue, en présence du
peuple et sur l'heure, à la place sise près de celle
du tribunal de justice. Telle est la loi. »
LA FOULE sifflant le greffier.
Hou! Hou! Hou! Hou!
UNE VOIX
Nous n'acceptons pas ce jugement!
UNE AUTRE VOIX
Il nous faut. . .
LA FOULE
Dehors le greffier! — A bas la justice!...
(Marie et le Christ se mettent en marche
et, parmi des soldats, des huissiers, des
gardes, descendent l'escalier, allant vers la
place où les guette, les attend, les épie dans
une immense agitation la foule sauvage.)
LES SOLDATS écartant et repoussant le peuple.
Place! — Allons donc!...
LA FOULE éclatant, se pressant en cohue au pied
des marches du palais.
A mort! A mort!
SEPTIÈME PA HUI-
LA POUILLE elle considère la multitude, elle tressaille de
tout -on corps, pui- elle lance une plainte lament
Malheureux! Quelles paroles horribles pro-
noncez-vous!... Car au lieu de heurter, entre
elles, de telles images, -i. bêlas! vous étiea capa-
bles de pleurer des êtres, chers à vous, dans 1m
douleur... voilà le moment, au contraire, où vous
répandriez des larmes pleines d'amertume!... Oui.
le vi ilé de pleurs chauds comme la mer.
vous vous lamenteriez sans i hurlant et
ébranlant l'espace de chants funèbres... En effet,
de tous vos parents, le plus prochain vous allez
le perdre tout à L'heure en vérité !... Ei à eau
de vous ei pour vous' il va rouler son fronl san-
glant dans les ténèbres!... IIo! entiez de sanglots
vos dures poitrine-!... Trainez-vous sur la terre,
ah! misérables:,.. Faites retentir l'air résonnant!
agitez de vos convulsions l'espace terrible !...
DNI BOURGEOISE jetant une pierre contre Marie.
Pose cette pierre sur ta Langue, qui remue
trop!...
Marie est blessée lu •
E1U- -t> <■>. uvre de ses detn mains «
mi—.int. Le peuple, de n»>u\eui. ••xulte,
(oie, applaudit, tout
soudain, <>u plutôt n un
grand élan d'à
276 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA FOULE se tordant, heureuse.
Ha! ha! ha!...
LES SOLDAIS ouvrant un passage au cortège.
Arrière! arrière!...
(Eclate un son de fanfare. Marche funèbre.
— Alors, lassées et exaltées, mises d'ail-
leurs en joie par la scène précédente, et enfin
subissant soudain l'influence de la musique,
les femmes forment deux groupes paral-
lèles à gauche et à droite, séparés par le
cortège qui commence à traverser la place,
et c'est à une danse frénétique, lascive,
agitée, bondissante, qu'elles se livrent par
un mouvement brusque et imprévu.
Gomme pour témoigner du bonheur que
leur inspire la mort du Christ et de Marie,
et ne trouvant plus que ce moyen-là, elles
s'élancent, d'un pas cadencé et pathétique,
avec une expression de luxure furieuse et
triste dans toutes leurs attitudes.
Le peuple bat des mains et répète son
long cri de mort sur le passage du cortège.
Marie et le Christ marchent solennelle-
ment, graves et pensifs, mais le visage
illuminé.)
UNE FEMME d'une voix rythmée et véhémente.
Ce n'est pas avec des plaintes que nous vous
ferons cortège jusqu'à l'endroit de la mort... mais
dans les cercles de fer d'une ronde... agitée par
la haine, avec violence... nous vous envelopperons
SEPTIÈME PARTIE
l'un et l'autre... en vou< présentant de imites
parts... l'aspect tragique pour vous de notre jubi-
lation ;...
•idis «lu'ellr» parle, toutes les antres
circulent SOT leui - - —
On entend des sons de trompettes. — I.- -
applaudissements u peuple exci-
tent la passion des femmes jusque U
Marie se tourne vers le Christ, lui met la
main sur l'épaule et le consi 1ère tout en
s'avançant. — Le Christ, avec une inexpri-
mable émotion. mêlée dune ironie tendre,
contemple toute cette fuule bougeante et
hurlante.
LE CHRIST s'adressent à la foule, qui n'interrompt
ni >• - battements de mains, ni sa dai.-
0 fêm s!... ô hommes!... ô vous qui m'êtes
chers, malgré tout... ù malheureux!... Ne croyez
hc ;i présent un spectacle d'affliction pour
moi... parce que. soulevant cette poussière lerne...
par les transports d'une danse furieuse... vous
semblez vous réjouir de ma disparition!... Mais,
au contraire, je vous considère >an> tristesse...
car j'aime à voir toute chose céder à l'impétueuse
cadence des sphères... H par l'obéissance ;i la
nature, chacun s'alléger du fardeau de sa lour-
deur!... ()r, que faites-vous, Binon de bondir avec
grâce... bien moins pesants que tout ;i l'heure:.,
et harmonieux comme vous ne Tries que « l;i 1 1
jeux '.. ..
8 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
UNE VOIX DANS LA FOULE
Ferme donc la gueule !
LE CHRIST
0 lamentables êtres!... ô vous, errants!... et
qui ne savez plus ! ... ah ! vous, sur lesquels les lois
saintes n'ont plus d'effet!... quand réglerez- vous
votre vie comme vos jeux mêmes !... En effet, par
votre héroïque et brillante danse, que faites-vous,
sinon, à présent, de rendre témoignage en faveur
de l'existence, et d'attester la perfection de l'uni-
vers?...
UNE VOIX DANS LA FOULE
Faut-il lui poser un cadenas de fer?...
LE CHRIST
N'imitez-vous pas en tournant les transports
giratoires des globes?... Quel autre moyen possé-
dez-vous de reconnaître leur harmonie et leur
beauté?... Femmes, soyez légères sur la terre,
comme celle-ci Test elle-même sur l'air!... Et cir-
culez à sa surface qui tourne aussi!... De cette
manière, du haut en bas de l'infini, tout suivra
un mouvement semblable... en gardant l'aspect
immobile de l'harmonie!...
SEPTIEME PARTIE
UNE VOIX DANS LA POULE
Nous avons assez de Ion éloquence!
UNE AUTRE VOIX
Va-t-il nous embêter longtemps? Allons là-bas!
LE CHRIST
Faites de votre vie une fête... <s> femmes, ô vous
autres qui, bêlas!... ne soulevez jamais sans effort
la masse épaisse de votre corps... qui, étant boue,
un jour ou l'autre sera poussière!... Elancez-vous,
comme si le rythme obscur du monde s'emparait
de votre rire entier... et, tout à coup, le douait
d'un impétueux mouvement de rotation!...
UNE FEMME
Ah '. de quoi le félici les-tu quand, possédées par
la fureur... et provoquées aux danses de guerre
l'entourant d'un anneau terrible «pie rien ne
rompt... non- t'escortons en bondissant jusqu'à la
mort?...
il CHRIST
Faites de votre vie une fête... même funèbre...
même cruelle... même triste... mais empreinte
d'un cérémonial resplendissant...
280 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
UNE VOIX DANS LA FOULE
Assez ! . . . qu'on lui casse la bouche ! . . .
UN HOMME
Fourrez-lui du plomb dedans...
UN AUTRE qui veut arriver jusqu'au Christ et est bousculé » I
par les soldats.
Ne m'empêchez pas de passer!... que je plonge
mes mains dans son ventre fumant!...
UN AUTRE à l'homme que les soldats repoussent.
Pense donc!... tu attraperais la lèpre si tu
approchais de cette crapule-là !...
(Cependant les femmes continuent tou-
jours leur sarabande. La musique les mène,
dirige leurs pas, courbe leurs membres, les
pétrit dans une sorte de convulsion or-
giaque. Le Christ se tait et semble rêver.
La Pouille, qui l'a écouté parler tout à
l'heure avec une sorte de ravissement,
commence à son tour un discours qui est
un chant mélancolique de dévotion et de
noce.
Péniblement le cortège avance toujours
au milieu de la foule, parmi la place.
Le Christ ne regarde plus que Marie, et
celle-ci ne voit plus que celui-là.)
SEPTIÈME PAR Ni: 281
I.A POUILLE au Christ, avec une exaltation d'amour.
Au milieu de ces cris horrible- de malédiction
et de mort... je me félicite de pouvoir te glorifier.
ge!... ô rédempteur!... ô noble héros!... El
tandis qu'ils t'outragent, ces malheureux !... igno-
rant ta beauté impérissable, cachée à eux comme
un diamant que recouvre un bloc de houille
ii lire... 6 mon maître! moi je te célèbre en gé-
missant !..
LE CHRIST avec tendi
Hélas ! je pleure sur toi ! oh infortunée !...
L \ POULE poussant toujours >»>u long cri.
A mort!... Tuez-les dans Les lalrin
I.A POUILLE <1 un ton d'humilité passionnée.
Moi, je le dis, étant toute seule à le connaître
parmi tout ce peuple qui t'entoure : je t'ai aimé,
o mon seigneur!... et cela dès le premier jour
que je l'ai vu!... El voilà qu'à présent, sans autre
appui au monde... j<> le rends témoignage i<i.
attestant la parfaite splendeur de la beauté...
i. E CH R i si troc une émotion pieui
0 cher visage ! ô repos ! ô asile sacré!...
282 LA TRAGEDIE DU NOUVEAU CHRIST
LA POUILLE s'exlatant davantage encore.
0 prince!... qu'est devenu ton vaste empire?...
Réduit à mon unique personne, ton royaume est
bien diminué et bien petit!... Qu'as-tu fait de tes
possessions?... De quelle manière, ô conquérant,
as-tu pu être chassé de tes domaines?... En moi
seule, ô roi admirable, tu règnes toujours!...
Ah! qui te considère encore, ô misérable!... Que
je te plains! Et quel respect m'inspire ta peine !..
Mendiant, en exil, sans soutien ni serviteur,
n'ayant même plus ton sac de toile, et démuni de
ton bâton, ah ! que fais-tu?... Les pierres, qui ne
devraient servir qu'à représenter ton visage inal-
térable, sont utilisées, ô mon Dieu, pour te
frapper ! . . .
LA FOULE haletante et furieuse.
A mort! — Arrachons-lui les couilles!... —
Crevons leur peau ! ...
LA POUILLE de plus en plus délicate et tendre.
Et cependant, ô homme!... ô tête divine!...
tu es plus précieux et plus rare que toute la pro-
fusion des perles que porte la mer. . . Et un nombre
infini de grâces est en toi-même... que ne voient
pas les yeux de chair, mais que l'esprit aperçoit...
SEPTIÈM B PAIiTIi:
comme sous l'écorce noire de la terre sonl enfon-
toutes sortes <le belles pierre- délicat
0 mystérieux!... ô inconnu !... ôgloir ke!...
A ton- invisible el pour moi si éclatant!.,
quelle bénédiction spéciale m'est-il donné di
dorer, ù mon béros !...
LE CHRIS1 nt Marie avec douceur.
Voilà que lu fes élancée, ô âme Légère !... et qu'à
moi tu t'es découverte.., el tu as connu par
l'amour la vie réelle! <> courbes de la pureté...
ù perfection !... ô se que crée la passion !...
6 délices d'être à tes côtés, 6 tendre femme!...
ù pressentiment de la gloire que me révèlent la
seule confiance «le ta pensée el l'espérance unique
que lu as mise en moi !... Voilà qu'à cause de toi
je me sens plus tranquille.:. <il saris effroi au
milieu de la haine tourbillonnante, je ne tremble
\.\ POUILLE dans un traospori irrésistible.
Tu es beau, comme l'est un épom le joui
>s !... ù bien-aimé ! ô apparition merveil-
leuse!... o toi qu'aimerail à mon insu la portion
Inconsciente <le mou être existant, si mon esprit,
avec ses facultés précises, avec ses aptitudes les
plus élevées, avec sa sensibilité la mieux voj an le.
284 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
ne te rendait sans cesse justice de toutes façons!...
0 prophète cher et vénérable!... ô victorieux!...
Qu'est-ce que tu pourrais redouter de l'univers?...
N'es-tu pas sûr de ton triomphe, ô mon sauveur?...
Car avec moi n'as-tu pas rendu à la vie toutes
sortes d'êtres, qui, comme moi, accablés, inertes,
étaient dénués d'animation, gisaient sur une
terre d'ignorance et de ténèbres?... Et vois, ne
te célèbrent-elles pas, sans s'en rendre compte,
toutes ces créatures qui t'entourent d'une ronde
de joie?...
LA FOULE monotone, exaltée de haine.
Etripons-les!... étripons-les!... A mort!...
LE CHRIST souriant et majestueux.
Oui, je le sais... soulevés par une force mysté-
rieuse et invisible, que ne dompte aucune volonté. . .
tous ces êtres misérables, ils me saluent... Ainsi
les sphères, qui, dans l'éther, ne se heurtent
point... mais composent l'harmonie céleste que
tu entends... bondissantes, environnent sans cesse
le soleil saint... Et qu'elles en aient conscience
ou non... mues par Dieu même... elles lui rendent
grâces d'une manière adorable et continuelle...
parce que c'est dans son sein qu'elles puisent la
vie!...
SEPTIÈME PARTIE
Arrivée a l'extrémité de la place, parmi
l;i con-tante menace de la foule, et ac<
pagnée de la danse de- femmes, <|ui devient
maintenant plus molle et plus fun>
brusquement Marie, connue si elle perce-
vait le lieu du supplice, et elle le distu
en effet à peu de distance, lève le- bras
vers le ciel, jette - -ur
toutes les choses, et ivec un grand
tremblement dans tons ses membre-, elle
se met a pousser une plainte aiguë, tandis
que la foule redouble et que la
musique prend un accent lent et tragique.
LA POULE avec une furie accrue subitement.
A mort !... A mort !... A morl !... A mort!...
LA POUILLE elle se met à gémir d'une voix lamentable et
jante comme -i. en pré-enre «le la mort, elle regrettait
soudain de quitter l'existence.
0 terre!... ô nue!... o Luisante <it accablante
foudre!... ô fruits !... ô Lumières que le venl rend
convulsives !... Ô globes!... ô toutes les choses de
L'univers î...
LA P01 M
\ mort!... A mort!... A mort ! A mort!
LE CHRIST il s'arrête également comme saisi
d'un transport terrible.
O mort! voici «loin- le moment!... Considère
286 LA TRAGÉDIE DU NOUVEAU CHRIST
que je suis tranquille et sans terreur !... Nuit ! je
ne te crains pas, ô noir espace!... Constellations
rocheuses, mises en mouvement par l'irrésistible
impulsion de la logique, je vais vous connaître
mieux encore et de plus près !... O éléments dont
se compose mon existence et qui m'avez fourni,
chacun, une de mes forces!... Terre nourricière,
mers pleines de sel, et toi, ôfeu! principe moteur,
substance qui pénètre en mon être et crée ma
vie!... O choses dont mon corps s'est formé et mon
esprit!... vous allez maintenant vous répandre de
tous côtés... et disséminées par la mort qui désa-
grège... revenir à votre origine même dans l'uni-
vers!-.. Ainsi je vais vous restituer, ô saintes
essences!... O lune, anges ténébreux de l'air, vent
et clarté! sans gémir je retourne vers vous, et,
impassible, je crie : Je suis prêt à vous rendre ce
que je vous dois... parce que j'ai fait ma tâche,
comme vous, selon ma force... Et n'ayant aucune
inquiétude sur la manière dont j'ai accompli ma
mission... je garde ma foi première... fixée en
moi et douée de la stabilité de la raison... En
effet, je me suis versé dans vos esprits... ô hom-
mes! et despote invisible j'y habite, comme dans
la matière loge insaisissable et certaine la loi de
vie... Et résistant, vous ne m'expulserez pas hors
de vous-mêmes... Et lorsque les germes supé-
rieurs que j'ai déposés dans votre être auront
SEPTIÈME l'Ali 1 II:
mûri, alors je L'embarrasserai bien <!<■ ma ;
sonne. . Et je vous dominerai longtemps, 6 races
vivantes, parce qae mystérieuse comme les vœui
de la nature, ma pensée orientera la vôtre vers où
je vais... Kl voilà pourquoi, à présent, j<i suis prêt
h abandonner toutes les parcelles de ma puis-
sance resplendissante... à les rendre au vaste
univers, à l«i- perdre dans ton ombre, ô terre '.
dans ton vide enflammé, ô ciel!... et dan- ton
tourbillon profond, ô sphère qui circules sans
ir...
Eternité '....
(Repri-e de la rc. Musique
sourde, religieuse et large. Le c<>rt
remet en marche. Le Christ lève la tête et
regarde majestueusement devant lui. Il
prend Marie par la main el la mène comme
une épouse. La danse lente et ardente des
femmes recommence, s'accélère, bonditdans
le fond de la place empli-- de foule. Le peuple
• des cris de mort, auxquels l< s
de la trompette <'t des tambours Imposent
l'harmonie d'un rythme héroïque. Eosuite
rideau.)
- !.. Muu:nu.r\
j
Extrait du Catalogne de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
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