v -fm:?*
-s. i
¥J»
*ai
<** /
■ÊTW
(Dus ïtainmt bas beett purcbaseû from tbe
fiuta beipeatbea bg
JSrs* QLttikzxinv Qtnteitk ]Eumilitxnt
atta appliea ta ibis purpose bg btx busbatta,
pr. ,Alexattaer Mnmiltan jft.<A. (C«.)f
in memorg nf tktit anlg san
gllexan&er €btom ^amîlton,
?.£. («•*.)'
tarba toas Qtttnttv in Jflrencb in Haifeersitg
Collège auriag tbe §ear Î310~î91îf unit
ïvna bitb en tbe ZStï] af ^artlj, 1912,
in Jjis tbirtg-fourtb çear.
3L IVh^
ii
Y\
iV
M
».
?
7
M
\
r* 1
■
*j$k m^
L'ATTITUDE
DU LYRISME CONTEMPORAIN
DU MEME AUTEUR
Paysages introspectifs, poèmes, avec un Estai sur le
Symbolisme (Jouve, édit.).
Lettres a l'Elue, roman. Préface de Maurice Barrés
(Messein, édit.).
Colette et Bérénice (Bibliothèque de l'Occident).
Les Elégies et les Sonnets de Louise Labé, précédés
d'une notice (Sansot, édit.).
Le Guignol Lyonnais. Préface de Jules Glaretie (Bloud,
édit.).
TANCRÈDE DE VISAN
L'Attitude
du Lyrisme contemporain
Francis Vielé-Griffin. — Henri dé Régnier. —
Kmile Verhaeren. — Maurice Maeterlinck. —
Paul Fort. — Adrien Mithouabd. — Robert de
Souza. — Albert Mockel. — Maurice Rarrès.
— André Gide. — Novalis. — H. Rergson.
5q. h ai
PARIS
MKRCVRIi: DE FRANCK
XXVI, RVR 1)8 CONDK, XXVI
WrïVZVAVQH
SERVICES
MAY 13 1892
JUSTIFICATION DU TIRAGE
551
101/
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
INTRODUCTION
Ce livre, bien ou mal venu, est le résultat de
plusieurs années de méditation.
Il ne se présente pourtant, dans ma pensée, que
comme un entraînement à un ouvrage plus con-
sidérable sur la genèse et les tendances du lyrisme
contemporain, lequel ouvrage doit lui-même pren-
dre rang dans une série d'études touchant la
sensibilité moderne, dont notre poésie n'est qu'une
manifestation entre beaucoup d'autres.
Avant que soit menée à bien cette lourde tâche,
sorte d'essai collectif sur l'esthétique de la fin
du xixc siècle et d'analyse générale des conditions
psychologiques et morales de l'art actuel, j'ai
voulu relire, la plume à la main, quelques œu-
vres représentatives et préciser ce vaste plan.
Les réflexions que m'a fournies cette lecture
je les offre, aujourd'hui, un peu éparses et sans
les trop appuyer, en attendant de les coordonner
dans une synthèse plus ample. Tout historien,
D L ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
tout homme de science ne commence-t-il pas par
tracer de nombreuses monographies avant d'ar-
rêter ses conclusions?
J'ai donc choisi, au hasard, divers représen-
tants de cette attitude lyrique qui n'est plus le
romantisme, et à laquelle s'est attaché ce mot un
peu vague de symbolisme, que l'usage a consacré.
Mon dessein consiste à montrer expérimentale-
ment: 1° en quoi l'idéal d'art des poètes en ques-
tion diffère de l'idéal d'art de la première moitié
du xixe siècle ; 2° comment les poètes analysés
ici, malgré leur individualisme et leur origina-
lité, s'en réfèrent tous, indistinctement, à deux ou
trois principes essentiels qui les réunissent dans
une commune esthétique ; 3° dans quelle mesure
cette esthétique fait partie des tendances direc-
trices de notre mentalité contemporaine et réalise,
sur le plan lyrique, l'idéal commun aux diverses
manifestations de Factivité intellectuelle.
Par là ce livre ne fait pas, me semble-t-il, dou-
ble emploi avec ceux d'un Remy de Gourmont ou
d'un Beaunier, entre autres.
Les deux Livres de Masques du premier et la
Poésie nouvelle du second nous offraient des mo-
nographies fort poussées de poètes contemporains.
J'ai cru ajouter à ces précieuses contributions en
INTRODUCTION
ne séparant pas les œuvres que j'étudie de leur
milieu ambiant, en prouvant sans violence et au
moyen d'exemples appropriés que le Symbolisme,
loin d'être une littérature d'exception, une pro-
duction isolée sur le sol de France, partant une
école, doit être envisagé comme une attitude lyri-
que générale en conformité avec l'idéalisme con-
temporain.
Cette atmosphère intellectuelle à travers la-
quelle se meuvent nos poètes, ces similitudes
d'aspirations lyriques, ces concordances sur tous
les plans de la pensée : science, philosophie, reli-
gion, arts plastiques, etc., seront plus minutieu-
sement décrites dans un autre ouvrage, dont la
Littérature de tout à l'heure de Charles Morice
nous donne un précieux exemple, et conçu — au
point de vue de la méthode seulement — selon
le Romantisme français de M. Lasserre. Mais je
crois que dès celui-ci elles apparaissent déjà clai-
rement.
Soit que j'analyse l'idée de vie chez Francis
Vielé-Griffin, l'optique d'art chez Henri de Ré-
gnier, le pathétique d'un Verhaeren, la façon dont
un Maeterlinck nous suggestionne, la manière
chez Adrien Mithouard et Paul Fort de continuer
en l'élargissant la grande tradition française, les
8 l'attitude du lyrisme contemporain
acquisitions de notre prosodie avec Robert de
Souza, l'aspiration lyrique et les divers modes
d'exaltation d'après Albert Mockel, Maurice Bar-
rés et André Gide, les rapports entre le roman-
tisme allemand et le symbolisme français à propos
de Novalis, j'arrive aux mêmes conclusions, que
résume le chapitre sur l'esthétique contemporaine
et la philosophie de M. Bergson.
Je dis couramment — et courageusement — le
Symbolisme, la poésie symboliste, etc. Il ne s'agit
pas, comme d'aucuns l'ont cru, de quelque bête
fabuleuse, mais d'une ou deux générations d'ar-
tistes aux individualités bien tranchées, qui se sont
réconciliés dans le même idéal d'art et qui se
mirent tacitement d'accord, portés par l'air am-
biant, sur quelques principes fondamentaux.
Disons-le en passant, le mot a perdu la chose,
la lettre a tué l'esprit. Ce vocable symbolisme
n'était pas clair ; à bien y réfléchir les épithètes
romantique, parnassien ne Tétaient pas davantage.
Prenant le mot dans son sens étymologique, cer-
tains ont cru à une renaissance du genre le plus
désuet et détestable qu'il soit en littérature : l'al-
légorie, alors qu'on ne voulait lui faire signifier
que transpositions d'états d'âme, je dirai plus syn-
thétiquement conscience lyrique.
INTRODUCTION
Oui, quel dessein poursuivaient ces poètes sinon
de nous donner un lyrisme pur, j'entends dépouillé
d'éléments parasites tels que éloquence, didac-
tisme, etc., un lyrisme qui puise son essor dans
la vie même de l'âme, dans les songes intérieurs
ou cosmiques, dans les paysages vus du dedans
et ramenés à des élans émotionnels, dans les
spectacles de la nature perçus en fonction de l'en-
thousiasme qu'ils déchaînent en nous ? Par l'ac-
cumulation d'images évocatrices, gracieuses ou
pathétiques, mais toujours vivantes et suggestives,
ils ont voulu nous communiquer des vibrations
profondes, des sentiments lourds d'émois, ce que
la nature dicte non à l'imagination seule, mais
au cœur tout près d'elle, nous faire participer
aux graves émotions des choses, comme autant
de consciences confuses en qui nous nous mirons,
nous amener à conjuguer dans le même rythme
léger ou grandiose, au moyen de ces correspon-
dances dont parle Baudelaire, les harmonies du
monde considéré comme une âme spirituelle et
les pulsations mystérieuses de notre être ému,
penché au bord du temps.
Par là ces poètes se différencient du grand
courant romantique. Il est de bon ton aujour-
d'hui d'attaquer le romantisme. On oublie trop
10 l'attitude du lyrisme contemporain
que sans cette renaissance de la poésie, au début
du xix* siècle, nous ignorerions ce que c'est que
le lyrisme, et qu'il nous faudrait remonter au
xvi* siècle et au Moyen Age pour le savoir. A
dire le vrai, les symbolistes continuent le roman-
tisme en Félargissant. Il ne s'agit pas de révo-
lution, mais d'évolution dont les étapes, depuis
Beaudelaire, se marquent aisément.
C'est une participation de plus en plus étroite
avec la nature animée, une exaltation non plus
seulement imaginative et superficielle, analytique,
mais creusée en profondeur et synthétique, un
retour aux « données immédiates » de la cons-
cience et de notre moi le plus vivant, une sorte
de panthéisme évocateur où chaque objet est
moins décrit que chanté, une plus intime et plus
vraie compénétration de la pensée et du senti-
ment, de l'idée manifestée par des images lyri-
ques, sensibilisée, et du cœur.
Tout ceci, qu'on doit se garder d'enfermer en
une formule trop stricte, les symbolistes l'ont plus
ou moins voulu, tenté, réalisé. D'où la légitimité
de mon titre: il n'y a pas à proprement parler
d'école symboliste, mais une attitude, un idéal
lyrique en conformité avec les autres tendances
de la vie moderne.
INTRODUCTION 1 1
C'est de quoi Ton ne veut encore convenir. Je
ne crois donc pas ce livre inutile. On se bat tou-
jours, après vingt-cinq ans d'affirmations et d 'œu-
vres précises qu'on n'a qu'à prendre la peine de
feuilleter, sur des questions de personnes et non
sur des idées. C'est un peu décevant. On ne per-
çoit que des écoles éparpillées et s'insultant,et nul
ne songe à relever les trois ou quatre idées direc-
trices qui commandent indistinctement ces frac-
tions ennemies d'un même idéal d'art. Les uns
ne pensent pas que soient conciliables l'amour
de Racine et l'amour de notre poésie contempo-
raine ; les autres discutent au nom de principes
politiques parfaitement étrangers à la vie indé-
pendante de l'art. Aucun n'entre dans le vif de
la question, ne tente la synthèse ou l'histoire des
idées à la fin du xixe siècle, comme Brunetière
le fit pour le xvne siècle ; et nul ne pratique pour
cela la méthode critique prônée par Remy de Gour-
mont, si nécessaire pour s'assurer un jugement
sain: la dissociation des idées. Aux yeux d'aucuns
les romantiques sont tous anarchistes, les parnas-
siens tous impassibles,les symbolistes tous obscurs,
les « classiques » tous parfaits. Ces formules enfan-
tines aident la mémoire, mais ne correspondent,
on s'en doute assez, à aucune espèce de réalité.
12 [.'attitude du lyrisme contemporain
Quelqu'un a écrit un jour que le symbolisme
manquait de vie, que cette poésie se dissipait dans
les nuages ou se morfondait dans un stérile nar-
cissisme. Depuis, tous les critiques officiels ont
renchéri sur ce blâme et, sans se donner le soin
délire les œuvres incriminées, Font répété urbi
et orbi. Il y a quelque chose de touchant dans cet
ensemble et l'on serait mal venu d'v contredire,
en montrant que précisément la réforme proso-
dique, la façon de concevoir le lyrisme, l'évolu-
tion d'une poésie plus intériorisée, plus proche
de l'âme des choses, plus palpitante, plus idéa-
liste, c'est-à-dire plus immanente au réel, plus
intuitive, n'ont tendu qu'à une plus large com-
préhension de l'idée de vie, qu'à un art plus
expressif, plus intensément dynamique.
On ne peut croire que la hâte d'innover, de
marcher un peu devant son siècle, de fonder des
écoles doive priver les artistes de clairvoyance et
de justice. Et, pour cette même raison, le sym-
bolisme, quoique certains aient intérêt à nous le
faire croire, n'est pas mort parce que, ainsi que
l'écrivait Francis Vielé-Griffin ', le lyrisme con-
temporain n'a pas encore accompli toute sa courbe.
1. Déclaration en tête du tome I de la revue Vers et Proue.
INTRODUCTION 13
Certes, cette attitude lyrique fera place à une
autre, en même temps que les lois qui régissent
la qualité de notre sensibilité contemporaine se
transformeront, et nous lui souhaiterons bon
voyage dans l'histoire des idées mortes, comme
nous accueillerons avec transport la poésie nou-
velle plus en harmonie avec notre sensibilité évo-
luée. Pour l'instant du moins, les œuvres de la
génération de 1885 ont tellement influencé d'une
part le milieu ambiant et, d'autre part, se trou-
vent en si parfaite adéquation à notre manière de
sentir actuelle, que Ton ne croit pas outrer les
termes en faisant du symbolisme, pris dans son
sens à' attitude lyrique ou à' idéal déterminés, et
de la poésie contemporaine, deux mots synonymes.
Ceux-là mêmes qui combattent le symbolisme sont
tellement imbus, à leur insu, de son esthétique
générale qu'on ne voit guère en quoi ils s'en dis-
tinguent l. Ce que je cherche ici c'est moins ce
1. C'est ce qu'a fort bien vu Gustave Kahn « ... Et puis les
pauvres gens qui ne partagent point nos idées théoriques sont
tellement imbus de l'application pratiquo que nous en avons
faite, ont absorbé assez de l'influence de l'un ou l'autre de
nous... que leur vers libéré et môme leur vers parnassien pro.
fondement modifié n'est plus, sauf exception, l'ancien vers,
et que, tel qui nie le symbolisme se sert du vers verlainien
14 l'atïItudj du lykismk contemporain
qui divise les poètes contemporains que ce qui
les unit, et à réconcilier d'imaginaires ennemis1.
De cela, sans doute, il ne me sera tenu aucun
compte, car à notre époque de luttes politiques
et de querelles de personnes on ne se plaît que
dans les opinions violentes et tranchées. Le sim-
ple spectacle du jeu des idées et les études de
littérature générale ont peu d'attraits.
Certes, il me déplairait qu'on vit dans ce livre
plus de choses que je n'en ai voulu mettre. Il
s'agit moins d'un travail d'ensemble, fouillé, dé-
finitif, que de points de repères, de réflexions à
bâtons rompus à l'occasion de diverses lectures,
de matériaux rassemblés en vue d'un livre futur.
C'est ainsi que j'ai donné une place relative-
commc un sourd, que tel qui se relie étroitement au passé
développe et fait aboutir des conceptions que nous avions
indiquées. » Symbolistes et décadents, Vanier, p. 10 et 11.
1. Sans doute je fais grand cas de Vlntégralisme, du Fulu-
nisme, de l' Un animisme et d'autres groupements en isme. Si
je ne crois pas devoir encore en tenir compte dans une histoire
de la sensibilité contemporaine, c'est d'abord que je pense ces
mouvements d'idées beaucoup trop près de nous pour les juger
sainement, c'est ensuite qu'ils n'ont pas, à plus forte raison,
accompli leur courbe, c'est enfin que découlant tous du sym-
bolisme et lui donnant toutes ses conséquences il importe
d'étudier d'abord celui-ci, si l'on veut comprendre ses succes-
seurs.
INTRODUCTION 15
ment minime à l'étude d'un Régnier, d'un Ver-
haeren, d'un Maeterlinck, dont les œuvres eurent
de nombreux commentateurs avertis, pour ana-
lyser plus longuement certaines tendances géné-
rales à l'occasion d'œuvres moins familières aux
critiques de profession.
Pour la même raison je n'ai pu parler de tous
les représentants officiels de l'idéal symboliste,
mais de quelques-uns seulement. Si ce livre était
plus qu'une série de méditations esthétiques, la
bride sur le cou, je me serais certainement occupé
d'artistes tels que Paul Claudel, Francis Jammes,
Saint-Pol Roux, René Ghil, Gustave Kahn, etc.,
dont l'omission, dans un ouvrage complet sur
l'attitude lyrique contemporaine, serait chose
grave.
Enfin, qu'on ne cesse de se rappeler que cha-
cun de ces chapitres parut d'abord sous forme
d'articles '. J'aurais pu les revoir, les faire plus
cohérents, mieux ordonnés. Mais je courais le ris-
que de tomber dans le système et la thèse, en
voulant trop prouver. Je les ai donc laissés dans
l'état et dans l'ordre où ils virent le jour. De là
l.Sur les douze études dont se compose ce livre huit ont paru
dans Vers et Prose, deux dans le Mercure de France; le reste,
par fragments, dans diverses revues.
16 L ATTITUDE \>U LYB1SMI C0NTBMP0BA1M
des lourdeurs, des redites fréquentes, des idées
reprises à quelques pages de distance, presque
dans les mêmes termes, avec une insistance qu'on
me pardonnera en y voyant, une fois de plus,
cette conformité du même idéal rencontré chez
des écrivains originaux, mais parents d'une esthé-
tique mère.
Tandis que ces articles paraissaient on fut frappé
de leur pesanteur, j'entends de leur pédanterie.
Reproche mérité. Cette petite enquête sur une
portion de l'âme contemporaine n'a rien de folâ-
tre, rien d'absolument drôle. Pas de broderies,
de fioritures, de groupetti à l'occasion d'oeuvres
lyriques, selon la manière habituelle dont cer-
tains critiques commentent des livres de vers. Je
m'en excuse sans y rien pouvoir. Certes, je sais
goûter toute la douceur d'un soir de printemps
et qu'il vaut mieux vivre un beau spectacle, un
ciel émouvant, un paysage baigné de lumière, que
disséquer des poèmes et risquer, par une froide
opération, de les priver de leur suc. Mais quoi !
les mots ne sont que des mots, et peut-être aussi
que quelques-uns ont la profondeur du cœur.
A défaut de jeux d'esprit, j'ai cherché avec
amour la vérité et des raisons de croire en notre
époque. T. V.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET L'IDÉE
DE VIE
Introduction. — Quelques mots sur l'homme.
I. — Le symbolisme c'est la « réintégration de l'idée
dans la poésie ». L'art de Vielé-Griffin illustre la
phrase de Brunetière. — Différence entre le philoso-
phe et le poète : l'un pense abstrait, l'autre concret
et, par le lyrisme, rend l'idée sensible au cœur.
II. — Une seule et grande idée chez Griffai, celle de
Vie ou d'activité créatrice. Elle se décompose en
deux autres : idée de beauté et de retour éternel qui
constituent son système moral.
III. — Ces idées Griffîn ne les analyse pas, il les chante,
— Les trois caractères de tout lyrisme : la simpli-
cité, le sensualisme, la passion. — Griffin et les ori-
gines de la chanson populaire.
IV. — Quelques mots sur sa forme.
Dans cette étude et dans ses suites, il ne s'agira
pas de critique littéraire, mais de constatations.
Un poète, en tant qu'il exprime le Cosmos et
chante sa vision de l'univers, s'affirme indiscu-
table.
18 l'attitude du lyrisme contemporain
Les œuvres mortes, j'entends celles qui s'écar-
tent des conditions de la vie systématiquement,
celles que dessèche le jeu logique de l'esprit,
celles attardées aux arabesques jolies et inuti-
les, demeureront pieusement murées dans nos
mémoires, — telles ces momies couvertes de ban-
delettes, à l'abri du souffle des jours dans leurs
coffres de cèdre.
Plus haut vers la lumière, plus loin dans la vie,
il nous faut porter les yeux. Tressaillir au con-
tact de la réalité belle, à pleins poumons humer
l'air de la vie, au point qu'un sang noir gonfle
nos veines, penser le monde et crier sa pensée,
— ou simplement lui sourire, — c'est enlacer vos
doigts, vous les héroïques, les lyriques, les pro-
sateurs, vous les poètes.
Enfant, j'allais au hasard par les prés, une
baguette flexible arquée dans mes mains. Soudain,
le bois de coudrier frémissait vite : j'étais averti.
Une source d'eau pure devait filtrer en cet endroit
sous mes pieds. En creusant les mottes fleuries,
je la trouvais. Ainsi, sans savoir, je faisais la cri-
tique des eaux, car la sève du bâton restait sourde
à l'approche des mares croupissantes, des flaques
vertes. Seule Fonde fluente émotionnait mes mains.
Et c'est pourquoi, musant à travers les champs
de notre poésie française, je m'arrête d'instinct,
sollicité par l'œuvre de Francis Vielé-Griffin, qui
FRANCIS VIELE-GHIFFIN ET L'IDEE DE VIE 19
murmure comme un ruisseau bleu au bord de
mon esprit.
Mais je me garderais d'en troubler le cours.
Patauger dans la pensée de ceux à qui nous de-
vons d'être, serait un crime. Toute la fraîcheur
des claires fontaines ne brille-t-elle pas au creux
des mains de l'enfant altéré ? Léger, je bois une
strophe et je passe. Or, voici que par là j'ai com-
munié la ferveur du poète ; je me sens lui-même
et sa vie ; par une seule goutte de beauté et d'amour
son âme entière s'est transfusée en moi, dont je
dirai le goût.
En tant que poète, l'homme synthétise toutes
les ondes mystérieuses du monde dans le miroir
de son âme ; écho sonore, il polarise les rythmes
de la nature et les inscrit dans ses chants. — En
tant qu'homme, le poète marche vers son devoir
et vers sa fin, qui sont de se réaliser suivant le
bien. Un caractère noble, une compréhension pro-
fonde du réel, voilà les réceptacles de la muse.
Plus synthétiquement, si vous voulez, une pen-
sée morale, uue impression psychologique qui,
réunies, s'appellent conscience, palpitent dans un
vers. Vielé-Griffin est cette conscience.
Le vîtes-vous jamais s'attarder en de détesta-
bles compétitions, exiger des hommes la gloire
vaine et le jour vain, se diminuer au mètre de la
mode? Non, Fauteur de la Cueille d'Avril a tra-
20 l'attitude du lyrisme contemporain
versé, hautain et beau, les petitesses contempo-
raines, pauvre de désirs comme un ascète, riche
d'orgueil légitime, c'est-à-dire d'humilité.
Du moins sois fier, malgré les heures d'impuissance,
Exulte d'être toi, puisque tu restes tel,
Toi, qui n'as pas rythmant quelque réminiscence
Cherché le plagiat qui m'eût fait immortel !
1
Dans la quinzième leçon de son Evolution de
la poésie lyrique en France au xixe siècle, Brune-
tière, parlant de notre poésie contemporaine,
s'exprime ainsi : « Le symbolisme... c'est tout sim-
plement la réintégration de Vidée dans la poésie.
Un symboliste est tenu de penser, s'il veut mériter
le nom de symboliste, ou celui de poète même...
Tout symbolisme suppose une idée sans le sup-
port de laquelle il n'est qu'un conte de nourrice ;
et toute symbolique implique, ou exige, à vrai
dire, une métaphysique, j'entends une certaine
conception des rapports de l'homme avec la nature
ambiante ou, si vous l'aimez mieux, avec l'incon-
naissable. »
Ces réflexions semblent avoir été dictées à
notre grand critique par l'étude de l'œuvre de
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET i/lDEE DE VIE 21
Francis Vielé-Griffin. Nul poète de la génération
de 85 n'a autant contribué que Fauteur des Cygnes
à cette « réintégration de l'idée » dans la poésie
actuelle. Une pensée grave et puissante s'incruste
en chacun de ses poèmes. Un romantique peut
se livrer éternellement au jeu de son imagination
fantaisiste ; un parnassien n'a nul besoin « d'idée »
dans l'exécution appliquée de ses images plasti-
ques. Si Ton entend, au contraire, par sijmbo-
lisme, une poésie idéaliste en qui la pensée et le
sentiment s'identifient au point de prendre corps
par un lyrisme grandiose et évocateur d'âme, —
un poète, dit symboliste, est tenu de penser et
de faire passer dans ses pipeaux le souffle même
de la vie.
De la Cueille d'A vril à Swanhilde, de la Chevau-
chée a'Yeldis à V Amour sacré nous assistons à la
perpétuelle explosion d'une pensée qui s'exprime
par des chants intuitifs, au lieu de se fixer en
des raisonnements discursifs. C'est précisément
en cette façon de sentir l'idée et de l'extérioriser
que réside la différence entre un poème et un
système philosophique. Le philosophe procède par
abstractions successives, son entendement seul
fonctionne. Pour mieux juger, le savant fait taire
sa sensibilité, son moi profond, et se concentre
tout entier dans son moi réfléchi, dans ses facul-
tés d'élaboration. Un poème, par contre, déve-
22 l'attitude du lyrisme contemporain
loppe une pensée, non pas suivant un ordre syl-
logistique mais dynamique. Le cœur trouve ici à
se satisfaire autant que la raison. Il ne s'agit plus
d'une pensée fixée dans un concept rigide, mais
d'une pensée en mouvement, d'une pensée en ac-
tion et vivante.
Un philosophe se différencie d'un poète en ceci
que l'un pense abstrait tandis que l'autre pense
lyrique et concret. De là parfois les difficultés que
nous éprouvons à mettre une ligne de démarca-
tion entre certains philosophes et certains poètes.
Emportés par leur intuition, des hommes comme
Fichte, Schelling ou Nietzsche parviennent à faire
passer en nous de grands frissons lyriques. De
leur côté, certains poètes trop ratiocinants, tels
Sully-Prudhomme, nous donnent dans certains
poèmes l'impression de tendre à un didactisme
un peu froid, par l'excès même de leur intellec-
tualisme.
La philosophie n'est que du pensé, la poésie
est du vécu. L'essence de la poésie a été admi-
rablement définie par ce même Brunetière qui
voit en chaque poème « une métaphysique mani-
festée par des images et rendue sensible au cœur ».
Plus synthétiquement nous dirons qu'un poème
est en soi le rythme d'une vie.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET l/lDEE DE VIE 23
II
llestjtrès difficile de décomposer les temps de
l'inspiration d'un poète en général et de Vielé-
Griffin en particulier. Ce dernier n'a-t-il pas écrit :
« L'art n'a pas de manière, nulle œuvre ne livre
son secret qui est unique et se confond en son
identité même \ » Par le fait qu'un poème est
l'expression lyrique d'une vie et qu'un vers s'of-
fre comme la synthèse d'une âme unique, nous
éprouvons quelques scrupules à objectiver, si l'on
peut dire, l'enthousiasme d'un poète et à réflé-
chir son exaltation intérieure. La meilleure façon
de connaître un fruit dans sa totalité est encore
d'y mordre et de vivre un instant sa saveur fraî-
che. Laissons-nous donc aller à l'empire des sug-
gestions proposées par l'auteur de Phocas et des
évocations dont il nous veut envelopper.
L'histoire des poèmes de Vielé-Griffin se con-
fond avec l'histoire de ses pensées. A dire le vrai,
ces pensées peuvent se ramener à l'unité. L'homme
de génie, suivant Hello, est celui qui n'a qu'une
idée. Sous des formes multiples, dans les poèmes
1. L'Occident, février 1902.
24 l'attitude du lyrisme contemporain
de Griffin, une seule pensée se trouve incarnée :
Vidée de Vie ou d'activité créatrice. Par là Grif-
fin est bien de son époque. Jamais nous n'avons
tant crié vers plus d'expansion d'être ; jamais
l'âme contemporaine n'a désiré d'un plus grand
désir accroître ses puissances; jamais l'homme
n'a mieux compris, d'accord avec Nietzsche, la
nécessité de « se surmonter », de créer « de nou-
velles valeurs ».
Cette idée de vie ou d'activité créatrice se ré-
soud chez Vielé Griffin en deux idées accessoires,
l'une esthétique, l'autre morale: l'idée de beauté
et celle de retour éternel.
L'amour de l'art, de la beauté universelle qui
fait pleurer les hommes et par le moyen de quoi
nous formulons nos rêves, nous palpons un ins-
tant notre idéal, a toujours exalté notre poète.
Sans cesse il revient sur ce sujet, si bien qu'en
son esprit l'art finit par s'identifier à la vie, par
aspirer tout le réel. C'est en l'art que doit s'opé-
rer la complète réalisation de notre être, — rai-
son et sentiment, — en l'art pur, dégagé de toute
compromission, de toute entrave factice. Vielé-
Griffin se permet de protester contre les règles
conventionnelles fixées par l'école parnassienne,
parce qu'une école n'est jamais qu'une position,
qu'un point de vue. L'art vrai, l'art total doit s'im-
poser, comme la plus noble manifestation de nos
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET l'iDEE DE VIE 25
énergies latentes, et se rit des barrières derrière
lesquelles on le veut enfermer.
Cette idée, Griffin la développe en maints pas-
sages, mais avec plus d'insistance dans la der-
nière partie de la Clarté de Vie, intitulée : En
Arcadie. Ici nous sommes en présence d'un art
poétique grandiose qui plonge ses racines dans
une philosophie de la vie. Voici Métissa, ou le
mythe de la libération de l'art, La souveraine a
vécu parmi les orgies de sa cour ionienne dans
un temple fermé à la lumière du jour, jusqu'à
Theure où le rideau de pourpre est déchiré. Mé-
tissa, éblouie, contemple alors le ciel bleu, la mer
retentissante et son âme communie la nature :
Toi, toute dressée
Devant la vision,
Les mains levées
A l'appel des saisons,
Tes joues vives du jeune sang
Que bat ton cœur joyeux à coups pressés
Le regard fixe vers le jour éblouissant,
Immobile comme qui entend parler l'oracle;
Puis — comme une mère sur un enfant choyé —
Fermant tes blancs bras triomphants,
Tout ton être penché vers l'infini spectacle,
Muette, tu voyais !
Abandonnant le sanctuaire de l' Arcadie où d'au-
26 l'attitude du lyrisme contemporain
très « mornes fous d'hiver, patients et séniles »
sont demeurés pour « faire un mausolée au gazouil-
lis d'avril », Melissa rieuse, symbole de la beauté
éternelle et libre, suit le poète qui chante :
Faisons un hymne alors qui sonne au large,
Ailé comme le vent au long du golfe attique,
Joyeux comme le vent qui charge
De poussière nos oliviers,
Gai comme le bruit humide de tes colliers
Et svelte comme ton blanc corps sans tunique.
Voici le Chevrier silencieux qui hait les mots
bavards, les phrases inutiles et qui se tait pour
mieux entendre la voix des choses, la voix mysté-
rieuse et douce de tout ce qui nous entoure :
Ne crois pas que ma vie soit muette 1
La chèvre bêle, je souffle dans ce bois,
La bise et la brise en ces pins ont des voix
Qui dans la profondeur des âmes se prolongent;
Sous le soleil qui mord et sous la pluie qui ronge
La pierre même bruit, s'effrite et croule
Vers la mer et le chant éternel qu'elle roule...
Pose l'oreille contre terre; elle chante, berger :
Si tu ne l'entends pas, tu es un étranger;
Ce coquillage, tiens, écoute-le, il gronde;
Une voix harmonieuse emplit le monde!
27
Or tout cela a-t-il le son vain de leurs mots?
Des mots dont tu vas faire une ode ?
Trois cris de flûte disent mieux la vie
Que toutes les paroles d'Hésiode!
Donc je me tais. M'as-tu compris?
Voici le Potier — le parnassien — habile en
l'art de ciseler les coupes :
Les vases qu'il tourne et orne sont parfaits,
De galbe pur, et quoi qu'il trace
— Les petits groupes de déesses et de dieux,
Des thyrses en trophées,
Orphée de Thrace,
Les bacchantes à la dépouille tigrée,
La danse des Muses —
Tout satisfait les yeux,
Charme ou amuse. *
Le poète s'assied auprès de cet aïeul vénérable
et le regarde travailler tout en chantant. Le potier
lui reproche amicalement ses rimes frêles et trop
faciles, son rythme fuyant, ses mélodies promptes.
Tout cela, dit-il en substance, ne saurait conduire
à l'immortalité,
Tandis que cette terre que je grave
Est telle qu'elle brave
De sa beauté passive
Le temps qui guette ;
28 l'attitude du lyrisme contemporain
Et — que je meure ou que je vive,
Ou que l'Hellade esclave
S'efFace et tombe dans l'oubli —
Dans mille fois mille ans sur telle plaine
Où sera morte Athènes,
Où aura péri Thèbes,
Un soc lèvera ma coupe demi-pleine
Des cendres des arrière-neveux mêlés à la lie
Des cendres qu'ils y boiront dans mille années.
Et ce seul geste d'éphèbe
— 'S'en trouvât-on que ce débris —
Dira au monde jeune qui nous fûmes.
Non, répond le poète, je ne veux pas d'une
« éternité passive », je n'aspire qu'à « l'éternité
quotidienne >, car la vie « se réalise à l'infini » :
Ce que je prends aux brises de l'été
Un autre le prendra et s'en trouvera riche.
Les formes meurent, mais la même émotion qui
me pousse à chanter persistera en d'autres et se
renouvellera toujours :
Aïeul I nous sommes la voix perpétuelle
Et ce qui vit en nous, les éphémères,
Est éternel en soi, étant la Vie;
Notre art n'est pas un art de lignes et de sphères :
Nous sommes, c'est assez;
Soyons, à toute voix!
Demain nous dormirons où dort le passé coi.
FRANCIS VIELE-GRIFFIN ET i/lDÉE DE VIE 29
Mais l'avenir harmonieux sera;
Ce dont nous fûmes subsiste,
Si bien que sur la lèvre des amants
Le mot : Toujours renaît impérissablement,
Joyeux et triste...
Kt le potier, devenu songeur, brise sa coupe.
Tout est joie, tout est beauté dans la nature.
Le rêve du poète est de pouvoir chanter jusqu'aux
moindres gestes des choses, d'assortir son âme
aux plus tendres nuances des cieux, de dérober
aux fleurs leur parfum, de voler léger comme le
vent ; que ses poèmes se marient si bien à la vie
de l'univers qu'ils s'identifient au rythme de la
conscience universelle que symbolise Melissa la
triomphante :
Mais qui donc chantera, Melissa d'Arcadie,
L'hymne que toute chose en priant te dédie?
Le sourire et le geste chaste que tu penches
Sur la fontaine, émue au baiser de ta soif;
La clarté dont avril enguirlande tes hanches ;
Les roses dont l'amour victorieux te coiffe ;
Les pétales neigeant leur frêle mort ardente,
De tes cheveux tout d'or limpide comme un vin,
Vers le pli et les fleurs de ta gorge prudente...
Ohl qu'il sache, entraînant d'un geste surhumain
La joie de ta beauté vers l'éternel demain,
30 l'attitude du lyrisme contemporain
Lever le rythme ardent que ta pudeur avive,
Comme une torche claire et sûre, et que l'on suive !
Une autre idée chère à Vielé-Griffin est celle,
avons-nous dit, du retour éternel, idée non plus
esthétique mais morale. On connaît la doctrine
de Nietzsche sur ce sujet, doctrine que l'auteur de
Zarathustra conçut à Sils Maria en août 1881.
« Tous les états que ce monde peut atteindre,
déclare Nietzsche, il les a déjà atteints, et non pas
une fois seulement, mais un nombre infini de fois.
Il en est ainsi de ce moment ; il a été déjà une
fois, bien des fois, et de même il reviendra, toutes
les forces étant réparties exactement comme au-
jourd'hui : et il en est de même du moment qui a
engendré celui-ci et du moment auquel il a donné
naissance. Homme 1 toute ta vie, comme un sa-
blier, sera toujours retournée à nouveau et s'écou-
lera toujours à nouveau1... »
l.M. Lichtemberger a bien mis ce point en valeur:* L'évo-
lution universelle s'accomplit non pas suivant une ligne droite
infinie, mais suivant un cercle immense dont chaque existence
individuelle est un imperceptible segment ; nous avons vécu
un nombre infini de fois notre vie dans ses moindres détails et
la revivons de même indéfiniment. Devenir conscient de cette
loi suprême de l'existence, l'accepter non seulement sans révolte,
sans horreur, mais de bon cœur et non seulement de bon cœur,
mais avec un enthousiasme joyeux, c'est là le but que Zara-
thustra montre à l'humanité : lorsqu'elle l'aura atteint,
1' * Homme » sera devenu « Surhomme ».
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET l'iDEE DE VIE 31
Pour Griffin la vie est un grand recommence-
ment. Chacun vit à son instant toute l'humanité ;
chacun est un fragment sensible d'un être éternel.
Comme le disait tout à l'heure le poète à son
aïeul parnassien le potier, « l'éternité est quoti-
dienne », « la vie se réalise à l'infini ». La nature
demeure éternellement vierge ; les fleurs exhalent
toujours les mêmes parfums; l'eau toujours neuve
mire les mêmes arbres ; ces routes que nous par-
courons d'autres les ont suivies avant nous, s'é-
merveillant des mêmes choses avec des sourires
identiques et des émotions semblables. La vie
ramène de communs états d'âme. Toute heure est
bonne et se perpétue en chacun de nous. La vieille
Hellas n'est pas morte ; Hélène surgit en toute
femme qu'on aime ; nos lavandières entre les
peupliers du bord de la Loire accomplissent le
geste séculaire de Nausicaa et sourient du même
sourire sans peur à Ulysse nu.
Ah 1 douleur l Si la vie immense
N'est pas en l'heure, toute, et telle
Qu'un mot d'amour vaut l'étincelle
De l'astre ému des soirs d'enfance ;
Douleur ! Si le seul mot redit
N'est pas le mot du paradis,
Si toutes choses ne sont les mêmes,
Kt s'il est de nouveaux poèmes...
32
ONT! MPORAIN
0 jeunesse du monde I 0 rêves éternellement
nouveaux ! 0 désirs anciens renaissant selon
l'heure ! 0 flux et reflux des marées, comme vous
immortalisez autour de nous et en nous-mêmes
des minutes identiques !
Car tout ceci, depuis qu'on chante des poèmes
C'est la voix, en écho, d'un seul instant de Vie,
Qui sourd, enfin ! et qui persiste.
Une grande partie de l'œuvre de Griffin n'est
que le commentaire de ces vers :
Nous vivons à jamais dans ce que nous aimons
Rien ne mourra de nous, rien n'est futile et vain.
Et c'est surtout à la fin de Ux\y.i et de Wieland
le Forgeron que cette idée s'orchestre et devient
le plus ample :
Hausse-toi plus avant, tu le peux, jusqu'à voir
Derrière le voile clair de ce vain jour de mai
Couronne juvénile de mobile clarté,
Que le soleil pose au front gris de la terre —
Jusqu'à voir dans la nuit radieuse de mystère
Le tourbillon sans fin des astres par milliers
Roulant dans l'infini, sur l'orbite ployé,
Réaliser la forme qui t'éblouit de loin
Du grand geste éternel, qui tourne et se rejoint l
FRANCIS YTELEGRIFFIN ET l'iDEE DE VIE 33
Mais, ainsi que nous l'annoncions au début,
l'idée de beauté pure et celle de retour éternel ne
peuvent être qu'arbitrairement dégagées et pour
les besoins de l'analyse, d'une plus haute idée qui
les couronne. Elles ne sont que les deux fûts sur
lesquels s'appuie la voûte de l'idée de Vie ou
d'énergie totale.
Que ferions-nous en effet d'une beauté morte,
et combien la cruelle morale qui se dégage du
déterminisme de ce retour éternel nous plongerait
dans le désespoir, si nous n'avions déjà en nous
Ténergie du surhomme qui accepte joyeusement
de revivre un nombre illimité de fois chaque
minute d'une triste vie !
Griffîn, une fois de plus, se rencontre avec
Nietzsche. Suivant ce dernier : « Seul celui-là se
réjouira de la doctrine nouvelle qui sait donner
un sens et un but à la vie, qui accepte et aime la
nature et la réalité, qui jouit en artiste de leur
richesse, de leur beauté, de leur grandeur, qui
désire voir la fatalité réalisée, par delà l'huma-
nité passée et présente, des combinaisons nouvel-
les, des formes nouvelles d'existence, plus grandes
encore et plus belles, et qui, exalté par la partie
qu'il joue avec le hasard, ne voyant dans ses
échecs et ses souffrances qu'un aiguillon à pousser
plus loin, plus haut, à se dépasser lui-même, vou-
dra, dans une ivresse d'enthousiasme, revivre
34
encore et éternellement, cette existence de héros
et d'artiste *. »
Pour ces mêmes raisons Griffin puise clans la
notion de vie magnifiée l'essence de sa morale, le
principe de la beauté rayonnante et universelle.
Au reste, le caractère noble et fier du poète devait
confirmer sa philosophie.
Déjà Comte dans sa Synthèse subjective avait
montré de quel orgueil doit se gonfler notre cœur,
en face du spectacle grandiose de l'existence sans
cesse accrue en nous et continuée en d'autres, de
sorte que la mort n'a aucune prise sur Y Homme
et ne termine rien.
Ce fut un beau spectacle, au siècle dernier, de
voir ainsi l'humanité revenir à la santé et donner
elle-même son sens à la vie, car l'homme est
« créateur de valeurs ». Cette philosophie qui
puise sa raison dans la complète expansion de
notre être et qui a d'illustres parrains, nous l'ap-
pelons tantôt philosophie de l'action, tantôt impé-
rialisme. On a déduit de ses prémices une politi-
que et une sociologie. Ces prémices importent
seules ici et se résument dans la glorification de
toutes nos énergies, dans cette tension de tout
l'être, dans cette vie « doublée et redoublée » dont
1. Cf. René Bcrthelot. Évolutionnisme et Platonisme, p. 119.
Arean. Paris, 1908.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET L'IDEE DE VIL" 35
parle Gobineau et qu'incarnent les héros des Pléia-
des, ces « fils de rois ».
« Au commencement était l'Action », dit Faust.
Griffin pense de même. L'essence du monde, la
substance des êtres n'est pas l'intelligence, mais
l'activité ou la volonté, comme s'exprimerait Scho-
penhauer. Mais contrairement à ce que pense ce
dernier, cette activité, principe de tout, ne saurait
s'exercer sans dégager de la joie, car à toute
fonction en exercice s'attache un plaisir.
Aussi bien, cette joie que procure le sentiment
en nous de la vie qui s'écoule n'a rien de commun
avec les voluptés charnelles. C'est une sorte d'en-
thousiasme intérieur, la manifestation d'un ins-
tinct profond, un frisson dionysien, une ivresse
d'être, de voir, de respirer, de palper, de sentir,
de désirer sans fin, de faire effort.
L'effort est saint toujours qui glorifie la vie.
Même la douleur est bonne, car elle est encore
une puissance d'être et se confond avec cette joie
sacrée, latente, intuitive qui bande perpétuelle-
ment notre énergie du fond de notre âme. Griffin
parle quelque part de la douleur « éternelle et
suave ». Il dit à un jeune suicidé de douze ans :
Et, certes, en la mort même tu fus la vie.
36 i/attitldi: du LYBISMB contemporain
La mort est préférable, en effet, à une vie mé-
diocre et lâche, sa négation :
Caria Vie est belle et sainte,
La Vie est joie et douleur et mystère,
Et pour mourir, ainsi que toi, sans crainte,
Il faut aimer le rêve de la terre :
Ils en ont menti, ceux qui faisaient d'elle
Un peu de pain, un peu de vin mortels ;
Ils t'ont tué trois fois ceux qui niaient
L'Amour et Dieu et ton humanité ;
Mais s'ils t'ont fait la vie selon leur honte,
En repoussant leur vie ofTerte, tu les domptes.
Pour que l'être vive dans sa plénitude, dans
cet état d'extase triomphant, pour qu'il échappe
au pessimisme, l'homme doit élever sa volonté au
niveau de celle du monde entier, dilater son aine
et Templir jusqu'au bord d'énergie bouillante.
Chacun se hausse jusqu'à la vie par sa « volonté
de puissance >, sa force, son caractère ; plus nous
sommes pleinement nous-mêmes, plus nous res-
pirons une vie large et rythmée. Que chacun donc
« exulte d'être soi » et développe en son cœur
ce qui rend l'existence plus profonde, plus grav^,
plus digne d'être voulue.
L'individualisme de Griffin a donc pour point
de départ l'idée d'activité et pour fin l'exaltation
de la personne. Le poète ne pense se libérer des
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET L'IDEE DE VIE 37
contraintes sociales par la force, qu'afin d'affir-
mer la beauté de l'effort, le triomphe du moi qui
sans cesse se veut dépasser. Cette apostrophe à
Saint-Michel du Péril résume tout notre long dé-
veloppement :
La victoire est en notre droite,
Michel, comme ta lance vermeille
L'avenir identique miroite
Sur tes ailes qu'il ensoleille ;
Ton pied stable foulant l'impur
Est l'équilibre joyeux ;
Ta stature d'or sur azur
Trace l'ordre harmonieux ;
Et si j'ai compris ta face,
Michel, et ton geste et tes ailes,
Je puis rire à la vie qui passe
Et sourire et la dire belle,
Encore l
— Si j'ai compris ta face
Et le reflet de Dieu en elle.
Pourquoi Phocas le Jardinier, si peu chrétien
pourtant, veut-il mourir en m;irtyr? Parce qu'il
voit une lâcheté à renier ses pères qui lui disent :
« Meurs de la mort que nous eussions choisie »,
et qu'il ne doit pas fléchir dans la volonté de ses
ancêtres.
38
On te dira martyr et saint, mais, tu le sais
Que tu meurs seulement pour ne pas renier
La foi du père de ton père le jardinier,
Que pour ne pas iléchir il te suffit d'être homme...
Dans Swanhilde cette soif d'être, cet impéria-
lisme transcendant ne veut être dominé par rien,
même pas par l'amour et s'exprime en mots sau-
vages.
Dans la Partenza, au contraire, les adieux à la
Touraine dont la beauté molle endormait peu à
peu l'énergie du poète, sont colorés de teintes
tendres et mélancoliques.
L'Amour Sacré est aussi un poème à la gloire
de la volonté. En regard de l'empire romain, force
brutale et sauvage, le poète a placé Fêtre le plus
faible en apparence, la jeune fille chrétienne. Or
c'est la vierge martyre qui triomphe. Lorsque
l'individu, si chétif soit-il, veut de tout son vouloir,
il dompte des foules et se découvre des réservoirs
d'énergie capables de briser, comme un torrent,
les obstacles interposés.
III
Idées de Beauté et de Retour éternel, toutes
deux servant d'assises à une plus haute idée, celle
FRANCIS VIBLÉ-GRIFFIN ET L'IDEE DE VIE 39
de vie intense et d'activité totale forment l'essence,
le substratum de la philosophie de Griffin. Par là
nous sommes en droit d'admirer l'inspiration éle-
vée du poète et de justifier la parole précitée que
le symbolisme ou lyrisme contemporain s'appuie
sur des pensées et non sur l'imagination seule ou
sur de simples descriptions.
Mais ces pensées Griffin ne les analyse pas, —
c'est l'œuvre du philosophe de raisonner sur des
concepts, — il les vit et les chante. Milton, d'après
Coleridge, déclare que la poésie doit être « simple,
sensueuse et passionnée ». Cette définition exprime
à merveille le tempérament de notre poète.
Quand Milton dit que la poésie est simple, il
entend qu'une idée revêt un autre aspect suivant
qu'elle est exprimée lyriquement ou scientifique-
ment. Le savant décompose une idée en ses élé-
meuts, la divise en « autant de parcelles qu'il se
pourra » et la découpe en petits cubes intellectuels,
afin d'étudier abstraitement la forme de chacun.
Le poète, au contraire, par le fait qu'il vit une
idée et qu'il l'identifie à son âme, présente cette
idée dans sa réalité psychologique ou fondamen-
tale. Un état d'âme demeure simple et indécompo-
sable ; on ne peut l'assimiler à un son ou à une
couleur toujours divisibles. L'idée vécue est un
état d'âme exprimé dans son unité pure et intui-
tive.
40 l'attitude du lyrisme contemporain
La poésie, dit encore Milton, est sensiicuse. Le
savant s'efforce de n'être dominé par aucune pré-
férence et fait taire ses goûts. Il rend l'idée dans
un style aussi géométrique que possible, la pré-
sente de façon schématique, par crainte de la
déformer à la lumière de Fimagination, et la
dépouille de toute âme. Le poète fait précisément
le contraire. Il sait qu'une idée offerte dans un
mot abstrait est une idée morte. Il la concrétise
donc, lui donne une forme définie, l'enveloppe
d'images, la presse comme un fruit. Pour Fàme
lyrique, Fidée a une saveur ; elle s'adresse à tout
notre être, c'est-à-dire à nos sens comme à notre
raison. Le poète sensibilise Fidée et, pour mieux
nous la faire goûter dans sa réalité dynamique, il
nous la sert avec ses multiples suggestions.
Le troisième caractère de la poésie, suivant
Milton, est la passion. Le philosophe fait taire
les mouvements de son cœur ; le poète les exalte.
Pour celui-là l'idée est un chiffre, une équation ;
pour celui-ci c'est une émotion, un sentiment,
quelque chose qui vibre et qui s'élance comme
une fleur. Chez le philosophe l'idée est un concept ;
chez le poète elle devient amour ou haine, joie ou
douleur, affection, désir.
Ces trois caractères : simplicité, idée sensible
au cœur, passion, délimitent les frontières du
lyrisme contemporain.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET L'IDEE DE VIE 41
La poésie de Griffin est bien cela : simple je
veux dire une ; sensueuse, j'entends imagée et
concrète, on la sent voler autour de nous comme
un papillon dont on pourrait saisir les ailes en
étendant la main ; passionnée, enfin, ou ardente,
chaude du soleil de la vie, tendue ainsi qu'un arc
qui jette des flèches dans les cœurs.
Arrêtons-nous un instant pour admirer ce tem-
pérament de poète très pur et la qualité de cette
sensualité lyrique, si vivante et si fraîche. Jamais
de banalités, jamais de mots usés ou las d'avoir
trop servi et vidés de leur sens jadis évocateur.
Le poète recrée l'univers suivant sa vision person-
nelle, profondément originale et intuitive. Il veut,
par un déploiement incroyable d'images jeunes et
sans fin renouvelées, rafraîchir nos sensations,
nous aider à nous émerveiller du moindre frisson
des blés, du plus léger murmure des feuilles. Son
émotion, il nous la communique dans sa beauté
première, telle qu'elle sourd de son cœur, en des
phrases qui font de l'air autour de notre esprit et
qui nous éventent doucement :
Faisons un hymne alors qui sonne au large,
Ailé comme le vent au long du golfe attique.
Joyeux comme le vent qui charge
De poussière nos oliviers,
Gai comme le bruit humide de tes colliers
Et svelte comme ton blanc corps sans tunique.
42
Chaque chose est colorée, tout spectacle dégage
une note, parle aux sens et chante ; nous soin mes
entourés de mélodies et de teintes joyeuses :
Si l'on écoute bien,
Le silence est sonore comme un hymne ancien
Que chanteraient des moines pour l'éternité ;
Et si l'on fixe l'ombre longuement,
Il y flotte de subites clartés
Confusément ;
Entends et vois 1 .
Sans doute, c'est ton sang qui chante en toi,
C'est ton sang qui scintille,
Et ton illusion est ta complice :
Toujours n'est-ii pas de silence qui ne bruisse,
Toujours n'est-il pas d'ombre qui ne brille.
La muse de Griffin se promène court vêtue,
pieds nus sur l'herbe humide ; elle rit à la vie,
cueille des gerbes de fleurs, s'avance vers nous
parfumée de toutes les senteurs du printemps, la
chair nacrée, ruisselante de lumière :
Le rythme de sa voix est ma seule métrique,
Et son pas alterné ma rime nuancée,
Mon idée est ce que j'ai lu dans ma pensée,
Certe, et je n'ai jamais rêvé d'autre Amérique
Que de baiser l'or roux de sa tête abaissée.
FRANCIS VIBLE-GRIFFIN ET L'IDEE DE VIE 43
Notre poète excelle à exalter l'âme des sous-
bois, la limpidité des petites sources, la ferveur
des blés qui courent dans le vent, les jeux des
rayons à travers les branches, et surtout, oh ! sur-
tout, l'atmosphère qui papillote autour des objets,
la fluidité de Fair où baignent les paysages de
France, notre ciel matinal, le rêve nonchalant qui
s'essore de la terre féconde :
Une ombre bleue
Traçait des cônes.dentelés
A l'Orient des meules,
Sur l'éteule ;
La plaine rose pantelait
D'un souffle maternel ;
On tassait l'or réel
Des lourds blés fauves,
Sous le soleil de Dieu.
Je m'étonne qu'on n'ait jamais encore comparé
Griffin à Corot ; avec Racine, La Fontaine et nos
impressionnistes Monet et Sisley ils ont peint, au
moyen de procédés différents, mais en somme
musicaux, les harmonies subtiles de nos sites fran-
çais :
De l'ombre, ici, on regarde,
Kntre les feuilles extrêmes et la haie,
La longue plaine que garde
44
L'arroi pâle des peupliers,
Là-bas, où le fleuve s'attarde
Aux méandres familiers.
Cette caresse à nos yeux, ces murmures à nos
oreilles sont bien de chez nous. L'intelligence de
Griffin a été formée par les images et les concerts
de nos plaines et de nos collines. L'a-t-on assez
remarqué? l'inspiration de Fauteur de la Chevau-
chée est essentiellement française.
A ce propos, il n'est .pas mauvais de s'entendre
sur ce mot « français». Bien des critiques pensent
que notre xvii0 siècle seul est représentatif de
notre tempérament.
C'est étrangement rapetisser notre idéal et l'âme
de notre race, dont les formes ou manifestations
se sont tellement multipliées à travers les époques
de notre histoire littéraire qu'il semble téméraire
d'affirmer : ce siècle est français, celui-ci ne Test
pas. Le génie de notre peuple, les qualités de no-
tre intelligence persistent au cours des vicissitudes
des âges. Chaque siècle nous contient et nous
résume, seuls diffèrent et se transforment les
genres ou modes d'expression en lesquels nous
incarnons notre intelligence. On prouverait, je
pense, qu'une cathédrale nous exprime avec au-
tant de vérité que le Discours de la Méthode, la
façon d'exprimer notre âme a simplement changé.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET i/lDEE DE VIE 45
Nous pouvons regretter, par exemple, que le
xvii' siècle, malgré toutes ses richesses d'art et
ses beautés littéraires, ait, comme le disait Boi-
leau à Brossette, « coupé la gorge à la poésie »,
ou tout au moins étroitement muré le lyrisme
dans des règles étouffantes. Certains ont le droit
de croire que l'expression de notre âme collective
fut plus énergiquement rendue au Moyen Age
entre autres.
A cette époque l'architecture atteint son apogée
et l'Occident se mire en la Cathédrale avec satis-
faction. D'autre part, il faut avouer que si l'archi-
tecture est à son point de perfection, on n'en
saurait dire autant de notre langue. Nous ne sû-
mes alors nous hausser jusqu'à la réalisation lit-
téraire de notre France. Un seul monument se
dresse en face de la Cathédrale : la chanson po-
pulaire. C'est donc à celle-ci que nous demande-
rons notre inspiration, à celle-ci qui draine au
long de ses laisses rythmiques autant de vie et de
mouvement qu'en contient une « croisée d'au-
give ». D'où le retour conscient, à notre époque,
à cette chanson populaire si riche d'àme.
La Ronde de la Marguerite, Wieland le For-
y////, Y Amour sacré et tant d'autres légendes
célébrées par G ri f fin donnent un élan nouveau à
notre poésie française. On a su rendre à Gérard
de Nerval tout l'honneur qui lui revient d'avoir
3.
40 l'attitude du lyrisme contemporain
découvert dans les ballades du Valois une mine
prérieuse de lyrisme. Griffin ne s'est pas contenté
d'utiliser la veine populaire pour des reconstitu-
tions de mise en scène ou des contes archaïques.
C'est par le dedans que le poète de Clarté de Vie
et que la plupart des poètes novateurs retrouvè-
rent d'instinct le sens de l'art populaire « par le
seul fait d'une analogique manière de sentir » '.
Aussi bien tout poussait Griffin à puiser dans le
trésor du folklore : son genre d'esprit synthéti-
que, son inspiration « intimiste » et sentimentale,
mais surtout la fraîcheur particulière et la sou-
plesse neuve de ses rythmes.
IV
Le poète qui nous donnera une étude complète
sur le vers de Griffin aura droit à notre estime.
Nul n'est plus riche en rythmes que l'auteur de
Phocas le Jardinier. La raison en est que ces
rythmes ne sont pas choisis et arrêtés au seuil de
la confection d'un poème. Ils s'assortissent suivant
les teintes du sentiment exprimé, se confondent
1. Cf. Robert de Souza. La poésie populaire et /<* ïi/rismc
senlimental, p. 44. Mercure de France.
FRANCIS VIELE-GRIFFIN ET l/lDEE DE VIE 47
au souffle de la création intérieure, enserrent la
sensation, de viennent la projection même de Fâme
de l'artiste.
La difficulté du vers libre et le maniement déli-
cat de ses lois complexes proviennent de ceci que
notre métrique aujourd'hui ressortit de l'artiste,
est l'expression d'un tempérament. Tout poète a
le droit de* créer sa prosodie. Qu'on ne voie pas
en ceci la preuve de notre anarchie contemporaine.
Car si l'artiste est vraiment poète, si le goût des
siècles a façonné son intelligence au point d'en
faire un juge impeccable et l'a dotée d'un instinct
affiné et sûr, inconsciemment cet artiste trouvera
le rythme juste, celui-là précisément qui corres-
pond à son état psychologique.
C'est le cas de Griffin. Le choix parfait de ses
strophes, la justesse de son oreille, le maniement
infaillible des accents, le dosage méthodique des
syllabes présentées avec leur valeur orale, don-
nent à la strophe sa plus complète émotion :
Hors le rire du vent dans les hêtres
Et la chute des faînes
En la rouille des feuilles,
Hors, peut-être,
Le cor lointain qui pleure sa peine,
Le silence est tel sur le porche et le seuil
Qu'on entend par le portail, ouvert
Vers la forêt sainte et qui se recueille,
48 l'attitude du lyrisme contemporain
La prière basse des nonnes blanches
Pour la vigile du dimanche.
Voici une strophe jaillie d'une seule haleine,
extraite du poème intitulé In memoriam Stéphane
Mallarmé :
Vous fûtes le seul homme peut-être alors.
Je vous évoque d'entre des millions
Contre le vieux décor
Qui tourne et change, et que voici le même encor :
Vous souriez de ce sourire étrange,
Et si nous nous émerveillons
D'une chute d'ange,
D'une mort d'âme,
D'une trahison.
Levant les yeux, nous nous voyons
Debout, rêveur et calme
Contre le vieux décor...
— Maître, qui disait que vous étiez mort ?...
Griffin est habile dans l'art de lier les sons de
même nature, afin de nous donner, en plus de
Témotion morale, comme un goût physique des
choses décrites :
Car le jour est joyeux et le fleuve s'endort :
On y pourrait cueillir le reflet des fleurs d'or.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET l'iDEE DE VIE 49
Les foins fanent, l'argile du sentier gerce.
Fauche la faux, et fane la fourche 1
La fleur est vive de ta bouche,
Nos mains s'étreignent, nos cœurs s'unissent,
Tout l'air est ivre, et ta voix est douce ;
Mes roses saignent entre tes lys.
On le voit, il n'y a pas d'enjambement dans ces
vers. Une des raisons du vers libre, en effet, est
de rendre à la strophe sa vérité et ses lois orga-
niques. L'enjambement est un « truc », un trompe-
l'œil, ses effets sont restreints ; la plupart du temps
il interrompt la période et arrête sans raison la
voix qui s'y appuie. Griffin l'a dit : « L'enjambe-
ment est la négation même du vers. » Le vers
libre a horreur de l'enjambement. La strophe
analytique concilie à la fois Boileau et Hugo. Le
premier, par des règles trop statiques, arrêtait
l'élan du vers et, sous son gouvernement tyran-
nique, la césure frappa la poésie d'une monoto-
nie désespérante. Le second, dans son désir de
libérer l'alexandrin, le désagrège au point de le
rendre méconnaissable en lui donnant l'allure
d'une petite prose essoufflée. Le vers qu'on nomme
libre — à tort, car il obéit à un déterminisme
psychologique très sévère — est le véritable ins-
trument et la plus sûre oxpression du lyrisme.
50 l'attitude du lyrisme contemporain
On n'ose l'avouer encore. La plupart des jeu-
nes poètes, soit par ambition détestable, soit sur-
tout à cause de leur terrible ignorance coulent leurs
pensées anémiques dans une forme basse. Griffin
a fait preuve d'un noble courage en prouvant par
Fexemple, quoique au détriment de récompenses
académiques, la beauté d'une forme d'un manie-
ment fort délicat. Son œuvre nous sauve de la
honte. Celui qui voudra l'étudier en toute indé-
pendance y puisera les lois d'une esthétique ad-
mirable, capable de servir de canons à plusieurs
générations. Gomme l'écrivait avec raison Jean
de Gourmont, Vielé-Griffin est un précurseur.
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION
CENTRALE
I. — La nature est un vaste réservoir de sensations.
L'artiste extrait de cet ensemble et choisit ce qui
lui semble le plus représentatif. Ce choix est dicté
par la vision du poète. D'où la possibilité de classer
les artistes d'après leur mode de vision.
II. — Mécanisme de la vision poétique. Deux sortes
de visions: la vision périphérique et la vision cen-
trale.
III. — Régnier synthétise et résume en son art ces
deux modes de vision. Régnier tour à tour roman-
tique, parnassien, symboliste. Exemples.
IV. — Son classicisme renouvelé.
I
Au bord de Fimmensc réservoir de sensations
et d'idées où s'enclôt la nature, l'artiste, plus
longtemps que le vulgaire capricieux, demeure
penché. Avec amour, il contemple le jeu des for-
52 l'attitude du lyrisme contemporain
mes, le tourbillon des énergies, le rythme des
âmes, toute l'ombre des pensées éternelles. At-
tentif aux multiples combinaisons des mouvements
cosmiques, des esprits incarnés, il se repaît <lu
spectacle grandiose d'une création perpétuelle-
ment continuée. D'avoir bu à cette source géné-
ratrice une conscience harmonieuse de l'univers
physique et moral, Fartiste s'est assimilé un sur-
croît de forces vives qu'il dilatera en beauté.
Or, pour vaste que soit la profondeur de son
regard, l'artiste ne peut enfermer sous sa pau-
pière le déploiement indéfini des horizons vivants.
Le champ de sa vision est borné, et son œil, à
peu près immobile, n embrasse que des paysages
minuscules, ne perçpit que des raccourcis. Nos
sens et notre conscience, semblables à des appa-
reils abstracteurs, simplifient le réel qui, de tous
côtés, nous déborde.
Dans l'impossibilité d'échapper à cette loi de
l'esprit, la synthèse, l'artiste fera donc un choix.
11 n'extraira du réservoir de la nature, où les êtres
et les choses grouillent pêle-mêle, pour les ré-
pandre dans son œuvre, que les formes fran-
chement représentatives, les plus pures images,
les pensées cycliques.
Ce choix est inconsciemment régi par la vision
individuelle du poète qui, par là, donne prise
au psychologue désireux d'ausculter des tempe-
HBNRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 53
raments. Oui, je voudrais qu'en toute étude d'es-
thétique appliquée il soit procédé ainsi, et qu'on
essayât une classification des poètes d'après les
différents modes de visions artistiques. Ce serait,
si je ne m'abuse, une excellente adaptation de la
méthode expérimentale aux fonctions supérieures
de l'esprit, telle que l'a préconisée M. Binet ', et
vraiment objective.
Il ne m'appartient pas ici d'éprouver l'œuvre
d'Henri de Régnier à ce contact scientifique.
J'aurais besoin de tout un livre. Et puis, entre
nous, je me méfie quand même des psychologues
qui couchent un talent sur leur table d'analyse ;
ils laissent toujours traîner dans quelque coin
des instruments dont l'aspect répugne. Conten-
tons-nous donc, pour aujourd'hui, de tracer une
courbe schématique de l'optique d'art, où tout
naturellement viendra s'inscrire le noble talent
de l'auteur à'Aréthusc.
Il
Comment voyons-nous? Avec les yeux et avec
l'esprit, répondrons-nous pour faire bref. Mais
1. Cf. A. Binet. La création littéraire: portrait psycholo-
ffi'inc ilo M. Vaut Ilervieu.* L'Année psychologique», 10e année.
5i i/attitude du lyrisme contemporain
pour peu qu'on poursuive cette analyse et qu'on
tienne à délimiter la part# de l'œil et celle de
l'esprit dans le mécanisme de la perception, on
est tout de suite frappé de la prédominance de
l'esprit sur l'œil et de son importance. De fait,
l'œil n'étant autre chose qu'un sens, c'est-à-dire
en définitive un nerf tendu de la périphérie au
centre, ne peut qu'enregistrer certaines vibra-
tions. Il se comportera donc à la manière d'un
appareil chargé de recueillir des ébranlements
et de les transmettre. Or, l'impression subie par
la rétine demeurerait inefficace, si elle n'était
élaborée par l'esprit qui Ja transforme en ima-
ges. Dans la vision, comme d'ailleurs dans toute
perception, l'esprit joue donc un rôle plus pré-
pondérant que le sens qui lui correspond. Après
avoir reçu de l'œil une quantité donnée de vibra-
tions, l'esprit s'empare de ces ébranlements pour
leur imprimer sa forme, les classer et les résou-
dre en objets, de même que l'appareil digestif
ajoute ses sucs aux aliments ingurgités, pour
collaborer à la formation du chyle. Ainsi, dans
le monde extérieur, il n'y a pas d'objets qui nous
soient naturellement donnés. Le cosmos n'est
qu'une immense continuité. En regard placez l'es-
prit avec ses lois fondamentales et ses formes a
priori; aussitôt cette continuité va se morceler,
s'organiser et, de cette chimie mentale, la nature
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 55
sortira découpée en images bien nettes et juxta-
posées. « Nous ne pouvons, a-t-on dit, parler des
objets que comme résultat des discontinuités par
nous-mêmes introduites dans le cosmos qui ne les
connaît pas l. »
Mais l'esprit ne se contente pas d'extraire du
monde extérieur, par l'entremise de l'œil, des
images ; il perçoit encore à l'intérieur de lui-même
des notions ou idées. Ces idées et ces images nous
constituent et nous déterminent.
Ainsi présentée, cette analyse demeure incom-
plète. A creuser plus avant on s'aperçoit que l'es-
prit remplit une seconde fonction, celle d'ani-
tner ces images et ces idées. Car, si l'esprit s'en
tenait à cette simple élaboration ou représenta-
tion de rapports, les images demeureraient à
l'état brut, sans utilité, et les notions, de pauvres
abstractions. Il faut que l'intelligence vivifie les
unes et les autres, leur insuffle sa puissance dy-
namique. L'esprit va donc les appréhender dans
un acte simple, intuitif, indécomposable et les
pourvoir de vie. Cette vie initiale que l'esprit in-
culque aux choses et aux idées dans le primat de
la connaissance, s'offre comme un phénomène fort
complexe qu'il serait fastidieux de décrire. Je ne
1. Frédéric Houssay. ('ne étude des sciences naturelles.
Revue scientifique du 26 novembre 1904.
56 l'attitude du lyrisme contemporain
puis que renvoyer le lecteur aux remarquables
travaux de M. Bergson et à une excellente étude
de M. Le Roy l sur ce sujet. Qu'il suffise de dire
que Fesprit nécessairement créateur, producteur
d'énergie, réalité fondamentale, pensée-action,
avant de réfléchir sur les données de sa connais-
sance, se les identifie, les pense d'un seul coup,
non pas indépendantes de l'affirmation qui les
pose, mais de façon intuitive et concrète.
Est-ce tout ? Non, car il faut bien caractériser
cette vie et la doter de qualités. A cette existence
primordiale, indéterminée, que Fesprit confère à
tout ce qu'il pense, dans Finstant même où il le
pense, s'ajoute une seconde vie, déterminée, moins
incorporelle, si j'ose dire. Poussés par une ten-
dance invincible à tout anthropomorphiser,nous
répugnons à concevoir un objet privé d'âme et
une idée sans un corps qui la soutienne. Notre
conscience va s'emparer des choses et des notions
pour les transformer une fois encore dans son
creuset. Doués d'âme et de sentiments, nous ne
pouvons guère parler d'objets, de choses, d'ima-
ges, sans doter ces images, ces choses, ces objets
d'une âme et de sentiments identiques, bref sans
créer le monde extérieur sur notre propre modèle
1. Voir notamment Le Roy. Bulletin de la Société française
de philosophie, juin 1904.
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 57
et à notre ressemblance. Et inversement, Fidée
nue, l'idée pure semble peu accessible à notre
mentalité d'êtres contingents. Humanisons-la
donc, revêtons-la d'un manteau de chair, incar-
nons-la dans des formes imaginables et connues.
Qu'on me pardonne ce schème ennuyeux mais
nécessaire, que je résume dans la formule qui
suit :
1° Chaque fois qu'il ouvre les yeux sur la na-
ture, l'esprit du poète voit des objets doués d'une
âme semblable à la sienne ;
2° Chaque fois qu'il regarde en lui< le poète per-
çoit des idées matérialisées dans dès formes ou
images.
L'intérêt d'une pareille analyse se comprend
aisément. Elle permet en effet de différencier les
tempéraments poétiques et de les ranger en deux
catégories distinctes, suivant que les uns perçoi-
vent plutôt les formes et les objets, et que les
autres s'attachent de préférence aux idées géné-
rales et aux notions.
La première catégorie comprendra donc tous
les poètes dont le processus habituel de création
consiste à combiner des couleurs, à profiler des
images, bref à décrire. Le caractère franchement
58 l'attitude du lyrismb contemporain
plastique de leur poésie provient en définitive de
leur mode de vision que j'appelle vision périphé-
rique y c'est-à-dire qui tourne autour des choses,
qui n'embrasse que des contours, qui se plaît au
modelé.
Dans la seconde catégorie prendront place tous
ceux naturellement orientés vers le monde des
notions, qui préfèrent contempler des idées que
regarder des objets. Placés par une sorte de sym-
pathie intellectuelle à l'intérieur même des no-
tions, ils perçoivent d'abord les idées, intuitive-
ment, dans leur intégralité ; leur vision est cen-
trale.
Qu'on me comprenne bien. Un même poète
pourra, dans son œuvre, faire un heureux mélange
de cette double perception; il n'en est pas moins
vrai, qu'à l'origine, ces deux modes de vision sont
parfaitement différenciés et que l'artiste manifes-
tera toujours ses préférences pour l'un ou l'autre
de ces deux procédés. Qu'un naturaliste, comme
Zola, en qui s'avère le souci des formes, l'amour
de l'analyse, la hantise de la description, se ha-
sarde à jeter un regard dans le monde des idées,
de ces idées il ne verra que leur périphérie, si
j'ose dire, que leur extérieur, que leur enveloppe
superficielle, impuissant qu'il est à penser ces
idées sans le secours des objets qui les peuvent
symboliser. Il en sera de même d'un parnassien.
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 59
Ce dernier pourra s'efforcer un instant de des-
cendre à l'intérieur de son moi intellectuel, il
remontera bien vite à la surface pour continuer
à décrire les formes qui lui sont chères.
Au contraire, un intuitif, comme Wagner, per-
cevra d'abord l'idée, la vivra, s'intériorisera en
elle ; ce n'est qu'ultérieurement qu'il appellera
les formes à son secours pour clicher ses concep-
tions. Ainsi d'un symboliste qui commence par
prendre possession au centre même de l'idée, qui
s'identifie à elle par une sorte de sympathie intel-
lectuelle, après quoi seulement il laisse son es-
prit rayonner, pousser des prolongements vers
le monde extérieur pour y découvrir des images
propres à intensifier ses concepts en les rendant
plus facilement imaginables.
On ne peut donc s'empêcher de reconnaître
qu'il existe entre ces deux classes d'esprits, cata-
logués d'après leur mode de vision, une diffé-
rence de nature et non plus de degrés. Toutes
les autres familles de poètes prendront place —
échelonnées à plus ou moins de distance — dans
l'un ou l'autre de ces deux genres, sans qu'il soit
possible de découvrir un troisième mode de vision
artistique.
Malgré l'inévitable ennui que toute théorie
esthétique porte en elle, je suis heureux d'avoir
60
pu exposer ces réflexions à. l'occasion d'Henri <!<>
Régnier. Son œuvre vient à merveille me confir-
mer dans mes convictions et m'offrir un exemple
précieux de ce double procédé d'optique d'art
que j'ai appelé la vision périphérique et la vision
centrale.
J'ai dit qu'entre ces deux modes de vision
existe une différence de nature. Gela est certain
pour la plupart des poètes, mais Régnier passe
avec tant d'aisance de 1,'un à l'autre procédé qu'il
déconcerte — heureusement — la critique et
qu'il s'enfuit toujours devant les formules. La vé-
rité est que son talent offre une remarquable syn-
thèse des deux visions, un parfait équilibre d'at-
titudes contraires. « Quand on me propose de
choisir entre deux choses, disait Platon, je fais
comme les enfants qui prennent les deux à la
fois. » C'est bien ainsi qu'entend procéder Henri
de Régnier. Sa largeur d'esprit brise toutes les
limites ; il prétend tout voir, tout sentir, tout
penser, sculpter des bas-reliefs et sertir des pier-
res précieuses, aussi bien que vivifier des rêves
intérieurs et réaliser des idées synthétiques. En
sorte que le meilleur moyen de comprendre en
sa totalité ce poète si complet est encore de le
suivre tout doucement, à petits pas, et de le sai-
sir dans l'instant où il abandonne le procédé ana-
lytique pour la conception intuitive. Nous le ver-
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 61
rons ainsi passer insensiblement du dehors au
dedans, je veux dire traverser les divers moments
de la vision périphérique pour s'asseoir enfin au
centre de la sphère intellectuelle *.
III
Chaque artiste prouve sa vocation par son
amour spontané des formes,indépendantes de leur
contenu. Un peintre, avant de songer à la compo-
sition d'un tableau déterminé, se plaît au jeu des
couleurs, simplement parce qu'il s'agit de cou-
leurs. Il dira : « Voici un bleu qui chante, un
rouge pervers », et son âme tressaillira de joie.
Dès l'abord un musicien écoute des sons, s'en-
thousiasme pour certains accords ; l'idée n'entre
pas en cause ; un plaisir tout physique l'étreint.
— Régnier commença donc par décrire, heureux
de voir des lignes se combiner, goûtant cette
jouissance sensuelle de la contemplation passive.
1. Il est bien entendu que chez Régnier l'analyse et la syn-
thèse esthétique se mêlent beaucoup plus étroitement. Mais
pour la commodité de mon exposition,je mo vois dans la néces-
sité de différencier ces deux procédés de vision, de même que
l'étude du cœur en qui se concentre la vie physique chez
l'homme, phénomène simple, nous apprend à décomposer son
mécanisme en deux moments, suivant que le cœur est en sys-
tole ou en diastole.
6| l'attitude du lyrismi: contemporain
C'est le soir et là-bas, dans le ciel clair encor,
Où l'azur s'assombrit d'un va^ue crépuscule,
La lune monte arrondissant son disque d'or,
C'est que chez Régnier l'œil, l'ouïe et l'odorat
sont très développés. A chaque instant il mène
paître ses sens
...Dans l'odeur des fruits et des grappes pressées,
Dans le choc des sabots et le heurt des talons,
En de fauves odeurs de boucs et d'étalons.
Le nu l'attire au point de l'obséder ; dans Are'
thuse notamment, ce mot revient avec une insis-
tance significative. Pour lui le murmure des flû-
tes est perpétuellement en éveil dans Fair léger,
et la terre exhale sans fin un parfum de fruits
mûrs. Nous voici en présence d'un païen en qui
la nature a mis toutes ses complaisances. A ce su-
jet on prononça le nom d'André Ghénier ; on ne
se trompait qu'à moitié, car, nous le verrons tout
à l'heure, il y a autre chose que des descriptions
chez Régnier ; toutefois, alors môme qu'il aborde
aux rivages de l'idéologie, jamais l'auteur des
Médailles d'Argile n'oublie de situer ses abstrac-
tions dans un lieu clair et bien aéré, ni de mouler
ses notions dans des formes pures. Je vois en Ré-
gnier un illustre représentant de cette tendance
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 63
naturaliste française dont notre xvme siècle litté-
raire nous donna les plus nombreux exemples,
qui consiste à tempérer les ardeurs lyriques au
moyen d'une imagination physique et tournée
vers les choses, afin que les facultés demeurent
dans un heureux équilibre, dans une dépendance
harmonieuse.
Et j'ai marché vers l'ombre étroite des vallées
Vertes d'herbes et d'onde où dans les roseaux droits
Tremblait la fuite encor des Nymphes détalées,
Et j'ai suivi le long des lisières d'un bois
Le pas de quelque Faune empreint aux fleurs foulées.
Ajoutons vite que Régnier ne s'en tient pas à
cette vue superficielle, par quoi il ne serait autre
qu'un idéal parnassien. Faisons un pas de plus
dans notre analyse et regardez comme son imagi-
nation s'amplifie. A présent, sans s'écarter du
procédé plastique, qu'il n'abandonnera d'ailleurs
jamais, le poète s'est enrichi d'images somptueu-
ses et rares. ïl ne décrit plus un effet de lune
dans l'eau ou une fuite de centaures, pour le sim-
ple plaisir de décrire ; son esprit invente des for-
mes chatoyantes, crée des fantômes éblouissants,
contemple des apothéoses d'incendies, froisse des
étoffes lourdes d'escarboucles.
64 l'attitude du lyrisme contemporain
Aux escaliers d'onyx un lé d'antique soie,
Des paons veilleurs rouant des gloires de saphyr,
Des textes graves et des légendes de joie
Aux banderoles brusques de pourpre de Tyr !
Le Grec des bucoliques a fait place au païen
de la Renaissance hospitalisé à la cour de Ludo-
vic le More. Ecoutons-le clamer son rêve glo-
rieux :
Rêve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines
Et les terrasses d'or où bat la mer du soir
Et ta forêt magique où dans la nuit tu mènes
La Licorne d'argent, la Guivre et le Paon noir.
A la conception parnassienne du bas-relief poé-
tique, se mêle donc une imagination romantique
intense. Henri de Régnier, tout en ouvrant avec
soin des fers de portes magistrales, agrandit ses
visions grandioses à la manière d'un Théophile
Gautier ou d'un Gérard de Nerval. Mais les ima-
ges plastiques et les images somptueuses, qui tour
à tour chantournent sa strophe, ressortissent en-
core du procédé analytique, accusent la même
vision périphérique f ici plus complexe, là plus
simple. Comment le poète s'achemine-t-il vers
cette vision centrale, sommet de l'art symboliste?
Pour exactes, pour colorées que soient les des-
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 65
criptions d'Henri de Régnier, elles demeureraient
statiques et sans vie si Fauteur ne les animait
instinctivement, ne les rendait évocatrices, —
suggestives, si Ton y tient. 11 les vivifie en les
chargeant d'états d'âmes, en les faisant servir à
l'expression de ses propres sentiments. Le point
de vue a donc changé presque. Pour qui étudie-
rait avec négligence l'œuvre de Régnier, cette
transformation serait quand même apparente ; le
lecteur s'apercevrait au ton qui s'amplifie, s'étoffe
d'âme, qu'il respire un air plus subtil, plus inef-
fable. Les descriptions sont demeurées les mê-
mes ; pourtant leur charme s'est modifié dans le
sens de l'idéalisme. Après que le peintre s'est ca-
ressé l'œil aux couleurs, il se hâte de les éclairer
à la lumière de ses états psychiques; après que le
musicien s'est complu aux modulations désinté-
ressées, il comprend la nécessité de conférer aux
accords une valeur morale et d'enfermer son âme
dans des sons. Chacun des paysages de Régnier
s'offre représentatif d'une émotion intérieure, d'un
chant du cœur.
Les fleurs sont mortes, une à une, en le vent rude.
Voici l'ombre et le temps et j'ai touché du pied
La terre du silence et de la solitude.
Les mots éveillent toujours des images, mais
4.
66
des images lyriques et non plus sensuelles ; des
images sensibles, mais douées de conscience,
comme fondues dans un précipité anim^jur.
Le crépuscule pleut un deuil d'heure et de cendre
Qui courbe les fronts pâles de cheveux trop lourds
Dont le poids mûr s'effondre et croule et va s'épandre
Sur la dalle où dorment les songes des vieux jours.
Septembre, septembre,
Cueilleur de fruits, teilleur de chanvre,
Aux clairs matins, aux soirs de sang,
Tu m'apparais
Debout et beau,
Sur l'or des feuilles de la forêt,
Au bord de l'eau,
En ta robe de brume et de soie,
Avec ta chevelure qui rougeoie
D'or, de cuivre, de sang et d'ambre,
Septembre,
Avec l'outre de peau obèse
Qui charge ton épaule et pèse
Et suinte à ses coutures vermeilles
Où viennent bourdonner les dernières abeilles !
Et tout se meut, sourit ou pleure, craint ou
espère, se pourvoit de finalité à l'instant affectif
de la méditation du poète. Pour le poète sym-
boliste tout objet dans la nature est pathétique.
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 67
Les flûtes de l'aurore et les cuivres du soir
Ont chanté tour à tour au seuil de ton destin,
Et tu t'es vu enfant et vieillard au miroir
Sous la rose divine et le laurier hautain.
Ces travaux d'approche nous ont conduit au
centre de la vision du poète. Considérons un ins-
tant un poème comme le Vase, Aréthuse, la Gar-
dienne, Les « correspondances » de la pensée et
du symbole sont telles qu'une sorte d'union hy-
postatique en résulte. 11 y a ici toute la diffé-
rence qui existe entre l'intuition et V allégorie. Le
poète ne s'est pas dit : « Je vais décrire un vase
imaginaire sur les parois duquel je suis censé
sculpter des faunes, des centaures, des nymphes,
indiquant ainsi la joie de la création artistique.
Tandis que je taille au marbre ce que j'entends
bruire, le gracieux cortège des divinités demeure
en mon esprit, en sorte qu'une fois la tâche ac-
complie mon ivresse mourra et le grand vase se
dressera nu dans ma solitude peuplée ». Non, le
poète s'est donné d'un seul coup sa vision anti-
que. 11 Ta conçue vivante, intégrale et immédia-
tement plastique.
De grands orgueils rompus comme des éclats de glaives
De grands espoirs tués comme des oiseaux bleus
Qui saignent par la nuit de la mer et des grèves
Où luisent les torches des actes fabuleux.
68 l'attitude du lyrisme contemporain
Je me trouve fort embarrassé pour décomposer
les moments d'un pareil procédé, en soi indécom-
posable. Mais qui oserait prétendre qu'une sem-
blable conception poétique tient plus de l'analyse
que de la synthèse ! Intériorisé dans l'objet de sa
pensée Henri de Régnier ne s'en distingue pas. La
strophe, si habilement balancée semble-t-il, l'idée
générale imprégnée de philosophie, l'image exacte
qui nous la fait palper, — tout cela n'est qu'un
bloc.
0 frère taciturne en songe dans mon âme,
Pourquoi as-tu vêtu mon destin et mes armes
Où ton ombre à jamais est debout sur mes soirs ?
Toi beau de toute la Tristesse, avec l'Espoir !
En ton armure claire et par ta face pâle
Et qui, de ton doigt pur qu'alourdit une opale,
A ta lèvre où tout sourire s'est accompli,
Fais le signe hautain du silence à l'oubli.
Dans la Cité des Eaux la méthode est flagrante.
Le terme résurrection, à l'occasion du château de
Versailles et de l'auguste Passé qui vêt de silence
les bosquets du parc, serait tout à fait impropre.
C'est bien plutôt le mot intususception qui con-
viendrait. Le poète s'est assimilé, par une sorte
d'endosmose géniale,l'espritdel'époqueépars (Lins
les jardins; son être adhère au lieux jadis babil-
lards encore imprégnés d'âme ; une sympathie
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 69
magique lui fait vivre cette vie rétrospective, et
les mœurs, les pensers, Yhabitus du grand siècle
l'enserrent étroitement en leurs lianes émotives.
Chaque vers apparaîtra dès lors comme un lam-
beau palpitant arraché au Temps. Nous sommes
loin de la vision périphérique : au point de con-
tact d'une conception et d'une perception l.
IV
Sachons nous borner. Il est clair qu'il me fau-
drait accumuler les exemples. Pourtant tous ceux
qui se souviennent des Mains, du Verger, et des
poèmes les plus connus du maître me compren-
dront. Mon analyse n'a qu'une valeur critique,
c'est-à-dire secondaire. Dans l'impossibilité où je
suis de condenser en une définition le talent
d'Henri de Régnier, force m'a été de procéder par
circonvolutions et travaux d'approche.
Je ne pense pas avoir fait le tour complet du
poète, mais je crois bien, en le présentant comme
parnassien,comme romantique somptueux, comme
symboliste, n'avoir oublié aucun des aspects dont
sa poésie aime s'embellir. Régnier est tout cela
1. Comparez, par exemple, le Satyre de Victor Huço et le
Sang de Marsyas d'Henri de Hi'-gnicr.
70 l'attitude du lyrisme contemporain
— et bien autre chose encore — il est tout cela
mais pas dans Tordre où je l'ai montré. Pour
mieux comprendre la cosmographie ne coin-
mence-t-on pas par supposer la terre immobile ?
Peu m'importe, au surplus, qu'en tel ou tel ou-
vrage il accuse une des trois tendances de pré-
férence aux autres. L'important est qu'il n'a ja-
mais cessé d'être symboliste, je veux dire intuitif,
Qu'Henri de Régnier soit un païen, j'y souscris
volontiers, j'y vois même l'explication de son pes-
simisme. Qu'il soit un classique, je n'y contredis
point. Son respect pour une tradition qui nous légua
les canons de la beauté éternelle, j'ose aller jus-
qu'à dire : son naturalisme bien français — lui va-
lurent l'hommage d'une telle épithèle. Je tiens à
constater sans plus qu'on peut demeurer classitjtic
sans être rétrograde. Je veux que les adversaires
du symbolisme — s'il en existe encore — admet-
tent avec moi le principe de l'évolution des genres
et de la poésie dont Régnier est le meilleur exem-
ple. Sans heurt, sans fracas il aérait les formes mé-
triques surannées, en même temps qu'il répudiait
les moules conventionnels où se clichent nos pen-
sées anémiées. Avec l'air de frapper des médail-
les, de buriner des emblèmes, de tracer des ins-
criptions, il fait sentir, rentrer en soi, penser.
— Régnier fait songer au Luxembourg. On croit
ce jardin, vu de loin, régulier et de discipline se-
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE 71
vère. Et lorsqu'on s'y promène à l'abandon, on
y découvre de délicieux coins d'ombre et de mys-
tère. Je supplie les partisans de l'expression di-
recte de bien vouloir étudier la forme de Régnier,
ses constructions, ses images toujours et néces-
sairement psychiques. No*tre poète a trop le sens
de révocation pour parler un langage dépouillé
d'émoi. Il commence une pièce à la manière
alexandrine. Une urne, un hibou, une stèle et voilà
de purs tableaux. Mais comme tout cela s'élargit
vite et comme l'intuition prend aussitôt le dessus !
Idéal parnassien, dit-on. Mais au milieu d'un poème
descriptif, des vers comme celui-ci retentissent
au fond de nos âmes :
Le crépuscule est à genoux devant le soir.
Je demande enfin à ceux qui prétendraient voir
en Régnier le terme d'une évolution, de bien ré-
fléchir si le symbolisme, tel que l'auteur à'Aré-
thuse l'a conçu, n'est pas précisément la suite d'une
tradition en même temps que la vraie voie tracée
à notre poésie française.
En Grèce on plaçait des statues de Mercure sur
les routes. Le socle reposait sur la terre natio-
nale et le dieu, le bras étendu, indiquait au voya-
geur son chemin.
EMILE YERHAEREN
ET LA. SUGGESTION PATHÉTIQUE
I. — Les mots classique, romantique, symboliste n'ex-
priment pas des écoles mais la manifestation d'un
idéal déterminé, en conformité avec les autres ten-
dances du moment. — L'évolution lyrique accom-
plie au xixe siècle.
II. — Hugo et Verhaeren. En quoi ils se ressemblent,
en quoi ils diffèrent.
III. — Verhaeren et la vision intérieure. La glorifica-
tion par le dedans de toutes les énergies de l'homme
et de la nature.
I
Classique, romantique, symboliste, adjectifs so-
nores et un peu lourds dont le sens ne sera jamais
fixé. Ils suggèrent plus de choses que ne semble
en contenir leur définition arbitraire, sans doute
parce qu'ils sont moins synonymes de systèmes
que d'individualités glorieuses1. Lamartine, Hugo,
1. M. Brunetière a bien mis cette vérité en valeur : « Le
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 73
Musset, voilà des tempéraments bien divers, en-
core que tous trois rangés sous une même éti-
quette. Grifiin, Régnier, Verhaeren ont également
assuré le triomphe du symbolisme, sans qu'il soit
facile d'enfermer ces maîtres dans une petite école
poétique ; ou plutôt, si école il y a, celle-ci n'en-
globe pas seulement les poètes mais les «intellec-
tuels» du moment : un air de famille relie les pen-
seurs de chaque époque. Ces appellations de
symboliste, de romantique, de classique débordent
leurs cadres littéraires, d'où la difficulté de défi-
nir. Toucher à un ordre de l'activité cérébrale,
c'est toucher à tous les autres à la fois, de même
que le choc d'une note sur un clavier fait vibrer
sourdement les autres cordes.
Ainsi, tout en restant l'expression de tendances
matérialisme et le spiritualisme sont des systèmes ; le classi-
cisme ou le romantisme n'en sont point. Dirai-je que s'ils en
étaient, il n'en résulterait pas que leur unité dût se définir par
le génie d'un seul homme ? Les précurseurs de Darwin, tels
que Lamarck, par exemple, et plusieurs autres, ont leur part
dans la définition du Darwinisme lui-même, et surtout dans
l'histoire de sa formation. Mais le classicisme ou le roman-
tisme sont des noms qui ne servent, comme ceux de Renais-
sance ou de Réforme, qu'à envelopper des simultanéités ou
des successions de faits historiques; et, de plus, on remarquera
qu'au contraire des noms de réforme et de renaissance ceux
de classicisme ou de romantisme n'ont point de signification
par eux-mêmes, d'étymologie certaine, qui en détermine le
contenu, » (L'Évolution de la, poésie lyrique, t. I, p. 170.)
71 l'attitude du lyrisme contemporain
littéraires, ces mots de classique, de romantique,
de symboliste disent une orientation déterminée
de la pensée humaine, une inquiétude morale
bien caractérisée, une manière propre d'envisager
le problème de la vie. Une perruque Louis XIV,
une tragédie de Racine, le Discours de la mé-
thode, un portrait de Rigaud, un sermon de Rour-
daloue, autant de manifestations sûres d'un même
idéal. Par ces mots entendons donc trois stades
d'une civilisation marqués par la Révocation de
rÉdit de Nantes, la Déclaration des Droits de
r Homme, l'affirmation de l'Idéalisme scientifique
contemporain. Même, on pourrait, semble-t-il,
chercher à exprimer le sens du classicisme, du
romantisme, du symbolisme sans se placer sur le
terrain de la littérature, simplement en interro-
geant l'évolution sociale du peuple français. On
se trouverait ainsi en présence d'une société dont
l'esprit a subi trois transformations capitales dans
ses mœurs comme dans ses idées. Ce serait un
curieux chapitre de dynamique sociale que celui
où seraient inscrites les courbes de l'âme française
depuis la fin du xvie siècle jusqu'à nos jours.
Alors on saurait avec moins d'imprécision la va-
leur des mots en question.
Par contre, si délaissant le domaine de nos
acquisitions sociales et scientifiques depuis trois
siècles, nous ne considérons que celui de la lit-
EMILE VERHAERBN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 75
térature,nous recommençons la même opération
par sa preuve, tant il est vrai qu'une manifesta-
tion de notre mentalité, dans un temps donné et
dans un champ restreint, se trouve en corrélation
parfaite avec les autres acquisitions intellectuel-
les du même temps. Etudier un courant poétique,
à une époque déterminée de notre histoire, c'est
dévoiler du même couples tendances de la science
et de la morale.
Gomme le classicisme, comme le romantisme,
le symbolisme, il faut qu'on le sache, est plus
qu'une école d'esthètes : une manière de concevoir
les questions contemporaines, un mode de vision
à part et pourtant général, une direction de la
pensée, une façon de traiter, suivant les nécessités
de cette heure, aussi bien la philosophie,la science
physique, la biologie que l'esthétique. Je trouve
une correspondance étroite entre la manière dont
M. Bergson interprète la métaphysique, M. Poin-
caré la méthode d'induction, M. Houssaye les
sciences naturelles d'une part, — et la façon dont
nos poètes conçoivent aujourd'hui la poésie.
La littérature, comme la sociologie d'après
Comte ', obéit donc à deux lois primordiales, loi
1. On sait que pour Auguste Comte les phénomènes sociaux
ressortissont de deux lois : loi de coexistence et loi de succes-
sion, que l'auteur de la Philosophie positive appelle loi de la
statique socUle et loi do la dynamique sociale. Cette division
70 l-'attitude du lyrisme CONTEMPORAIN
de coexistence et loi de succession. La première,
nous venons de le voir, détermine les connexions
des diverses manifestations intellectuelles d'un
même temps : dans une société toutes les acqui-
sitions de l'esprit ont entre elles des rapports de
coordination nécessaires. La seconde loi, dont
il s'agit à présent, détermine les causes de l'évo-
lution intellectuelle d'un siècle à l'autre. Un
« genre littéraire » ne se contente pas d'être cor-
rélatif aux aspirations d'un temps, il marque en-
core uneétapedans la succession des phénomènes
sociaux. Par ainsi, le symbolisme, en plus de sa
participation (statique) à la vie ambiante, doit en-
core être étudié dans sa formation (dynamique)
et d'après sa provenance.
Or, de recherches objectives sur les origines
françaises du symbolisme, on retire cette certi-
tude que notre génération continue l'évolution
naturelle du romantisme vers une poésie plus ly-
rique et plus intérieure. C'est sur quoi les criti-
ques n'ont pas assez insisté et tout reste encore
à faire du côté de nos origines. On a vu que le
pâmasse avait succédé au romantisme et l'on
a cru que celui-là dérivait de celui-ci. C'est une
étrange erreur. Les théories parnassiennes con-
peut servir pour l'étude d'une « école » littéraire qu'on envi-
sage tour à tour dans son milieu et dans sa genèse.
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 77
tredisent totalement la doctrine de Hugo. Bien loin
qu'il fût l'évolution naturelle du romantisme, le
parnasse a été une réaction violente, un retour
accusé vers la poésie impersonnelle. Au contraire,
si on définit la poésie romantique avec les roman-
tiques eux-mêmes : « la réalisation de la beauté
par l'expression du caractère », on voit que les
symbolistes n'ont fait que reprendre les acquisi-
tions du romantisme en les approfondissant et en
les poussant vers ['intérieur.
Nul mieux que Verhaeren ne peut nous faire
sentir cette évolution. La poésie de Fauteur des
Moines est une poésie de transition, si j'ose dire :
elle rétablit les communications entre le symbo-
lisme et le romantisme. Par elle, nous compre-
nons pourquoi le symbolisme a réagi avec tant
d'acharnement contre l'esthétique parnassienne
insoucieuse de ses origines. Avant donc de carac-
tériser l'originalité si particulière de Verhaeren,
il importe de montrer comment, après avoir été
institué un des légataires les plus autorisés du
romantisme, l'auteur des Villes tenlaculaires a fait
fructifier ce précieux dépôt.
78 l'attitude du lyrisme contemporain
11
Tous ceux qui ont écrit * sur l'œuvre de Ver-
haeren ont remarqué les affinités de ce beau génie
avec celui de Victor Hugo. L'un et l'autre possè-
dent un don d'imagination poussé à ses limites.
Leur esprit est comme une lentille braquée sur
les êtres, qui grossit démesurément tout ce qui
passe dans son champ. M. Brunetière a noté chez
Hugo comme une hypertrophie du sens du mys-
tère et de l'impénétrable, avec un pouvoir magi-
que de s'hypnotiser soi-même. Ce tempérament
de visionnaire se retrouve chez l'auteur des Cam-
pagnes hallucinées.
Pour se faire écouter il parlait par miracles,
dit quelque part Verhaeren. C'est à lui-même qu'il
pensait sans doute, à son amour pour les paysa-
ges ravagés par la tempête, pour les villes indus-
trielles du Nord qui semblent dans le soir vomir
des torrents d'incendies et où
Le feu devient clameur hurlée en flamme
Vers les échos, vers les là-bas.
1. Voir notamment la brochure de A. Mockel sur Verhaeren
avec une préface de Vielé Griffin.
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 79
Ne s'est-il pas peint encore dans ce cri ;
Mon âme ! — est clamante et gémissante 1
Rien que les titres choisis par Verhaeren sont
caractéristiques de cette faculté de paroxysme :
Les Débâcles, les Flambeaux noirs, les Apparus
dans mes chemins, les Campagnes hallucinées, les
Villages illusoires, les Villes tentaculaires, etc.. —
De son côté Hugo affectionnait des titres comme :
la Trompette du jugement, Voix basses dans les
ténèbres, Paroles de géant, Ce que dit la bouche
d'ombre.
On retrouve dans les Travailleurs de la mer,
dans un chapitre intitulé:" A maison hantée habi-
tant visionnaire, de curieux renseignements sur la
nature d'imagination que Hugo savait être la
sienne. « La rêverie, qui est la pensée à l'état de
nébuleuse, confine au sommeil, et s'en préoccupe
comme de sa frontière. L'air habité par des trans-
parences vivantes, ce serait le commencement de
l'inconnu ; mais au delà s'offre la vaste ouverture
du possible. Là d'autres êtres, là d'autres faits.
Aucun surnaturalisme, mais la continuation oc-
culte de la nature infinie. »
Ce passage peu connu me semble une excel-
lente analyse du tempérament souvent apocalyp-
80 l'attitude du lyrisme contemporain
tique de Verhaeren *. Chaque image choisie pour
l'expression d'un spectacle fantastique est pous-
sée à sa limite. Avec quelle violence il nouspeint les
plaisirs des matelots un jour de fête dans le port !
Il fermente de chants hurlés et de tapages:
Fenêtre par fenêtre, étage par étage,
Ses façades dardent, de haut en bas,
Le vice — et, jusqu'au fond des galetas,
Brame Pardeur et s'accouplent les rages.
Dans la grand'salle, où les marins affluent,
Poussant au-devant d'eux quelque bouffon des rues
Qui se convulsé en mimiques obscènes,
Les vins d'écume et d'or bondissent de leur gaine;
Les hommes saouls braillent comme des fous,
Les femmes se livrent — et tout à coup,
Les rutsflambent,lesbrasse nouent, les corps se tordent,
On ne voit plus que des instincts qui s'entre-mordent,
Des seins offerts, des ventres pris — et l'incendie
Des yeux hagards en des buissons de chair brandie.
Voici la Révolte avec ses horreurs et ses car-
nages :
1. A rapprocher du passage où Fromentin caractérise les
procédés de Rembrandt: « A l'imitation des choses [Rembrandt
a substitué] leur métamorphose presque totale: à l'observation
nette, savante et naïve, des aperçus de visionnaire et des ap-
paritions si sincères que lui-même en est la dupe. Grâce à celte
faculté de double vue dans le surnaturel, grâce à cette intui-
tion de somnambule, il a vu plus loin que n'importe qui. »
emile verhaeren et la suggestion pathétique 81
La rue, en un remous de pas,
De corps et d'épaules d'où sont tendus des bras
Sauvagement ramifiés vers la folie
Semble passer volante,
Et ses fureurs, au même instant, s'allient
A des haines, à des appels, à des espoirs;
La rue en or,
La rue en rouge, au fond des soirs.
De là plusieurs conséquences dont la première
est Fobsession de la mort, de la mer, de l'oura-
gan, des vastitudes désolées, de tout ce qui secoue
profondément l'être \
Tragique et noire et légendaire,
Les pieds gluants, les gestes fous,
La Mort balaie en un grand trou
La ville entière au cimetière.
La Mort a bu du sang
Au cabaret des Trois-Cercueils.
Comme un troupeau de bœufs aveugles
Avec effarement, là-bas, au fond des soirs,
L'ouragan beugle.
Et tout à coup, par au-dessus des pignons noirs,
Que dresse, autour de lui, l'église, au crépuscule,
Rayé d'éclairs, le clocher brûle.
1. Cf. Albert de Bersaucourt. Conférence sur Emile Ver/iae-
ren. Jouve, 1908.
82 l'attitude du lyrisme contemporain
J'ai choisi ces citations au hasard, car il suffit
d'ouvrir un livre de Verhaeren à n'importe quelle
page pour se rendre compte avec quelle puissance
il nous communique ses terreurs ! :
Les grand'routes tracent des croix
A l'infini, à travers bois;
Les grand'routes tracent des croix lointaines
A l'infini, à travers plaines ;
Les grand'routes tracent des croix
Dans l'air livide et froid,
Où voyagent les vents déchevelés
A l'infini, par les allées.
Une seconde conséquence est, ce que faute d'un
autre mot j'appellerais le sens épique chez Verhae-
ren. Cette attitude est rare parmi les symbolistes :
nous ne la retrouvons que chez Vielé-Griffin et
chez Claudel, malgré le désir des poètes contem-
porains de « faire grand », comme l'a dit Beau-
nier *. Ainsi que Hugo, Verhaeren débute tou-
jours par une vision ample, par une annonce
claironnante de son sujet. Vous vous souvenez
des commencements de poèmes de l'auteur de la
Légende des Siècles tels que ceux-ci :
1. Dans les Campagnes hallucinées sur dix-huit pièces il y
en a sept intitulées Chanson de fou.
2. A. Beaunier. La Poésie Nouvelle. Mercure de France.
BMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 83
J'eus un rêve, le mur des siècles m'apparut.
Tout étant vision sous les ténébreux dômes
J'aperçus dans l'espace étoile trois fantômes.
Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.
Comparez-les avec ces débuts de poèmes
Tous les chemins vont vers la "ville.
Sur la ville dont les affres flamboient,
Régnent, sans qu'on les voie,
Mais évidentes, les idées.
La plaine, au fond des soirs, s'est allumée,
Et les tocsins cassent leurs bonds de sons,
Aux quatre murs de l'horizon.
— Une meule qui brûle 1 —
Le monde est fait avec des astres et des hommes.
De part et d'autre nous assistons, sans qu'il soit
bien facile de préciser, à une transposition du
mode lyrique au mode épique. C'est qu'une même
ferveur panthéistique enflamme nos deux génies.
Ils divinisent l'objet de leur vision et font surgir
81 l'attitude du lyrisme contemporain
de la nature l'âme universelle qui la meut. On
connaît assez le poème presque symboliste de
Hugo, le Satyre, De même Vcrhaeren a magnifié
la Vie, la Force, la Puissance cosmique, — et
aussi la Pitié :
La mort, la vie et leur ivresse 1
Oh! toutes les vagues de la mer !
Cercueils fermés, berceaux ouverts,
Gestes d'espoir ou de détresse,
Les membres nus, le torse au clair,
Je m'enfonce soudain, sous vos caresses rudes,
Avec le désir fou
De m'en aller, un jour, jusques au bout,
Là-bas, me fondre en votre multitude 1
J'aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs,
Le sang dont vit mon cœur, dont vit mon torse,
J'aime l'homme et le monde et j'adore la force
Qui donne et prend ma force à l'homme et l'univers.
Et ce cri prophétique !
Il n'est plus rien de vrai, puisque tout est divin.
Ces quelques citations feront mieux compren-
dre que tout commentaire verbeux l'ampleur d'es-
, EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 85
prit de ce poète titanique capable de réaliser dans
un siècle de fer et de découvertes scientifiques
le rêve d'Eschyle et de prédire, nouveau Promé-
thée, la naissance de la Babylone future.
Penser, chercher et découvrir sont ses exploits.
Il emplit jusqu'aux bords son existence brève ;
Il n'enfle aucun espoir, il ne fausse aucun rêve,
Et s'il lui faut des dieux encore, — qu'il les soit 1
Le cri de Faust n'est plus nôtre ! L'orgueil des fronts
Luit haut et clair, à contre-vent, parmi nos routes,
L'ardeur est revenue en nous; morts sont les doutes
Et nous croyons déjà ce que d'autres sauront.
III
Une pareille puissance créatrice n'est pas sans
danger. Hugo qui voyait énorme n'a pas su évi-
ter toujours le ridicule. Lorsqu'on décompose une
des pièces les plus tumultueuses de la Légende
des Siècles, on romarque que souvent, pour re-
prendre une expression de Veuillot, les images
d'Hugo « dansent autour de rien». Lorsque Flau-
bert faisait passer par son « gueuloir » quelques
vers tonitruants de son poète favori, comme
ceux-ci des Burgraves qu'il affectionnait :
86
... Lorsqu'ils étaient en marche
Ils enjambaient les ponts dont ils brisaient les arches.
le bon géant normand ne trouvait rien autre pour
exprimer son délire que de s'écrier : « C'est
énorme 1 c'est énorme ! » Si Verhaeren va encore
plus loin dans l'outrance que son devancier, il ne
sombre jamais dans les abîmes du « pathos ». Il
a compris le danger de broyer le lecteur sous une
avalanche de mots. Aussi préfère-t-il nous sug-
gestionner.
C'est ici qu'éclate la différence entre le roman-
tisme et le symbolisme. Hugo et les poètes de sa
génération mêlaient à leurs poèmes des éléments
étrangers au lyrisme. Ils n'étaient pas ce qu'on
peut appeler des poètes purs, c'est-à-dire dégagés
des préoccupations extérieures. Leur poésie est
faite non seulement de lyrisme, mais d'éloquence,
de desseins politiques et moraux, de trucs oratoi-
res ; autant d'éléments en dehors de l'essence
môme du lyrisme.
Verhaeren est lyrique et rien que lyrique.
Comme on l'a très bien dit : « son but n'est ni de
nous intéresser, ni d'engendrer en nous la terreur
et la pitié :il ne veut qu'exciter l'enthousiasme *»,
1. Cf. l'article de Stefan Zweig, traduit de l'allemand par
Paul Morisse et Henri Chervet, intitulé : Le Drame Ycrhucre-
nien. Mercure de France. 1er déc. 1909.
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 87
enfiévrer les hommes, les emporter dans son
rythme.
Toute la vie est dans l'essor.
Par ce fait les romantiques incursionnent né-
cessairement dans le domaine du pittoresque et de
Tépisodique. Ils manquent d'intériorité, Verhae-
ren, au contraire, en demandant au lyrisme seul
ses motifs d'inspiration a orienté la poésie du
dehors au dedans.
Pour les symbolistes, loin que ce soient les cho-
ses qui déterminent notre personnalité, c'est au
contraire notre personnalité qui se projette sur
les choses et qui les colore de sa propre teinte.
Cette réforme qui constitue l'essence de la poésie
contemporaine, réforme pressentie par Hugo, a
de puissantes analogies avec la doctrine de Kant,
le père de l'idéalisme moderne. Le célèbre esthé-
ticien allemand, Theodor Lipps, a fondé sur le
môme principe toute sa fameuse théorie de YEin-
fiïfllung ou intropathie, ou pouvoir qu'a la cons-
cience de se projeter au dehors et de commu-
niquer ainsi à l'objet extérieur notre activité
psychique. Un jour, au moyen de ces analogies
réelles, nous essayerons de rattacher le symbo-
lisme à tout le mouvement intellectuel du siècle.
Pour l'instant, comme nous l'avons montré à pro-
88 l'attitude du LYRISME GONTBMPOBAIM
pos de Régnier, il suffît de déclarer que la vision
de Verhaeren n'est pas une vision périphérique,
c'est-à-dire qui tourne autour des choses, mais
une vision centrale, qui part du cœur même des
phénomènes, si j'ose m'exprimer ainsi. Verhaeren
décrit parfois, mais le plus souvent il se meut,
semble-t-il, au milieu des incendies, des orgies,des
révoltes sanglantes et vit si intensément ces spec-
tacles terrifiants que ceux-ci ne nous apparaissent
plus des spectacles, mais des états d'âmes cosmi-
ques. Autrement dit encore, il y a entre un poème
parnassien et un poème de Verhaeren sur une
tempête la même différence qui existe entre le
fait d'imiter sur l'orgue de Fribourg les roule-
ments du tonnerre et l'évocation par la Sympho-
nie pastorale des émotions qui se passent dans
l'âme des paysans.
Par les plaines de ma crainte, tournée au Nord,
Voici le vieux berger des Novembres qui corne,
Debout, comme un malheur, au seuil du bercail morne,
Qui corne au loin l'appel des troupeaux de la mort.
L'étable est cimentée avec mon vieux remords,
Au fond de mes pays de tristesse sans borne,
Qu'un ruisselet, bordé de menthe et de viorne,
Lassé de ses flots lourds, flétrit, d'un cours retors.
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 89
Brebis noires, à croix rouges sur les épaules,
Et béliers couleur feu rentrent, à coups de gaule,
Gomme ses lents péchés, en mon âme d'effroi ;
Le vieux berger des Novembres corne tempête.
Dites, quel vol d'éclairs vient d'effleurer ma tête
Pour que, ce soir, ma vie ait eu si peur de moi ?
Au reste je trouve dans une préface qu'écrivit
récemment l'auteur des Villages illusoires pour
le catalogue d'une exposition d'Edmond Cross
une excellente définition du procédé immanent
cher aux symbolistes. « Le grand et pieux res-
pect que vous avez montré pour la nature, la
franche et exigeante sincérité dont vous fîtes
preuve en l'étudiant et l'aimant, vous les voulez
diriger à cette heure vers un autre objet et vous
rêvez, comme vous me l'écriviez, de faire de vo-
tre art non seulement la glorification de la na-
ture mais la glorification même dune vision inté-
rieure \ » On ne peut mieux indiquer, je pense, le
passage du naturalisme à Y idéalisme.
l. Dans une lettre que Verhaercn m'écrit au sujet de cet
article je détache ces quelques lignes où le poète insiste sur
son modo personnel de vision : c Oui, je vois a travers moi-
même le monde. J'ai dit quelque part:
El que c'est moi qui seul me rêve dans les choses.
« Le monde ne m'intéresse qu'autant qu'il me réfléchit, et je
le glorifie non pour lui-même, mais parce qu'à certains mo-
90
Je lui confesse tout, comme autrefois.
Bien qu'elle sache aujourd'hui tout, d'avance,
Et qu'elle entende l'âme, avant la voix.
Je suis l'ardent de sa toute présence,
Je la voudrais plus morte encor
Pour l'évoquer, avec plus de puissance.
Ou encore :
Je ne distingue plus le monde de moi-même,
Je suis l'ample feuillage et les rameaux flottants,
Je suis le sol dont je foule les cailloux pâles
Et l'herbe des fossés où soudain je m'affale
Ivre et fervent, hagard, heureux et sanglotant.
Je n'ai pas cru devoir insister sur l'influence
exercée par la race et le milieu sur l'œuvre de
Verhaeren. Cette influence est trop évidente,
Verhaeren doit à sa naissance, à son enfance pas-
sée en pleines Flandres, cet amour de la vie des
choses, du quotidien de l'existence, des beautés
fortes et rudes qu'on retrouve dans son œuvre en-
tière. Il doit encore au caractère flamand une pro-
pension non déguisée au mysticisme. 11 est à re-
marquer en effet combien, chez les peuples du
ments d'exaltation il ne me semble être que mon propre pro-
longement. »
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 91
Nord, le naturalisme s'allie à l'illumiuisme, c'est
pourquoi Vielé-Griffin, parlant des Moines de Ver-
haeren, a pu dire avec justesse que ceux-ci étaient
forts, grands, violents et pieux, A ce propos il y
aurait peut-être lieu d'iusister sur les sens divers
que peut revêtir le mot naturalisme, 11 existe, par
exemple, une grande différence entre l'auteur de
Nana et Fauteur de Germinal. Disons simplement
que dans les passages de son œuvre où Verhae-
ren semble abandonner la glorification de la vi-
sion intérieure pour sacrifier à des tendances plus
naturalistes, le poète se sauve de la vulgarité —
comme les impressionnistes qu'il a bravement
défendus — par le lyrisme de la couleur '.
1. M. Robert de la Sizcranne a bien mis en relief la réac-
tion idéaliste des impressionnistes qui, par d'autres côtés,
tiennent encore aux théories naturalistes. Les impressionnis-
tes, dit-il, « ont bien représenté selon la formule réaliste les
spectacles de la vie moderne, mais en les éclaboussant de tant
de couleur, qu'on ne les reconnaît plus. Quand la nature était
laide, ils ont tâché de la dissimuler à l'aide de la nature même.
Ils ont demandé au soleil d'effacer les lignes disgracieuses
comme autrefois on l'aurait demandé à l'ombre... Déjà Turner,
dans son fameux Grand chemin de fer de l'Ouest,, avait trouvé
le moyen de faire rentrer dans l'art les formes de l'industrie
moderne. Les impressionnistes l'ont suivi. Il n'est besoin que
de voir à la salle Caillebotte, au Luxembourg, la Gare Saint-
Lazare de M. Monct ou son Pont de l'Europe, pour constater
cette loi... Si ces peintres méritent le nom d'impressionnistes,
c'est, qu'en effet, ce qu'ils cherchèrent a reproduire de la nature
c'était non pas la substance qu'elle annonce, mais le rayon-
92 l'attitude du lyrisme CONTEMPORAIN
Ainsi le grand poète qu'est Verhaeren a su tirer
du romantisme toutes ses conséquences, toutes
les aspirations qui y étaient incluses. 11 adapta
aux nécessités comme aux rêves contemporains la
poésie française, en ajoutant de nouvelles cordes
à la lyre traditionnelle. Il demeure le chef d'un
des deux grands courants émanés de Victor Hugo
qui ont abouti d'une part à la poésie lyrique
intérieure et immanente et, d'autre part, avec Mo-
réas, — par une courbe dont il nous faudra ana-
lyser la trajectoire — au poème classique,
Verhaeren a donné raison — et ce n'est pas sa
moindre gloire — à ceux qui prétendent qu'on
peut chanter en vers les bienfaits de la civilisa-
tion et les inventions modernes. Celui-ci n'a pas
échoué dans sa tâche en célébrant le Bazar, la
nement. » (Les questions esthétiques contemporaines, p. 61 et
suiv.)
Rappelez-vous comment Verhaeren parle des rails et des
wagons :
Par au-dessus, passent les cabs, filent les roues,
Roulent les trains, vole l'effort,
Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues
Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or.
Les rails ramifiés rampent sous terre
En des tunnels et des cratères
Pour reparaître en réseaux clairs d'éclairs
Dans le vacarme et la poussière.
C'est la ville tentaculaire.
EMILE VERHAERLN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 93
Bourse, le Chemin de fer, car il ne s'est pas atta-
ché à décrire minutieusement les effets de l'élec-
tricité à la manière de Sully-Prudhomme :
Un disque de cire ou de verre
Ose imiter le bras du dieu
En qui l'humanité révère
L'auteur du tonnerre et du feu 1
non, il a chanté, à l'occasion de ces inventions,
les louanges du progrès. Il ne s'en est pas tenu à
un naturalisme trivial ; il a tout rapporté à sa
vision centrale. Par là il créa de la beauté e;t fit
vrai. Songez en quels termes il parle du for-
geron :
Il est l'incassable entêté
Qui vainc ou qu'on assomme,
Qui n'a jamais lâché sa fierté d'homme
D'entre ses dents de volonté ;
Qui veut tout ce qu'il veut si fortement
Que son vouloir broierait du diamant
1. Cf. Stefan Zweig : « Verhaeren,qui ne décrivit jamais les
choses dans leur état statique, mais dans leur activité interne,
ne conçoit l'univers que dans une agitation perpétuelle et pas-
sionnelle... C'est pourquoi l'enthousiasme qui n'est que le sym-
bole de la surélévation, lui semble une force plus puissante
pour nous acheminer vers la conception d'une justice supé-
rieure que la justice soi-disant absolue. » (Emile Verhaeren,
Mercure de France, p. 282.)
94
Et s'en irait, au Tond des nuits profondes,
Ployer les lois qui font rouler les mondes.
Voici comment il se représente le cordier :
Avec ses pauvres doigts qui sont prestes encor,
Ayant crainte parfois de casser le peu d'or
Que mêle à son travail la glissante lumière,
Au long des clos et des maisons
Le blanc cordier visionnaire,
Attire à lui les horizons.
Cette perpétuelle création d'images lyriques,
cette exaltation intérieure à l'occasion des événe-
ments humains et des spectacles magnifiques de
la nature, cet enthousiasme franc, cet amour de
la vie « doublée et redoublée », comme dit Gobi-
neau, font de Verhaeren un des poètes les plus
représentatifs de la mentalité moderne, un de
ceux dont les chants synthétisent le mieux les
tendances contemporaines. Cette œuvre, dit fort
justement M. Stefan Zweig, est une encyclopédie
poétique de notre temps, d'où se dégage l'atmos-
phère spirituelle de notre monde au tournant du
XX* siècle.
Celui qui me lira, dans les siècles, un soir
Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur
[cendre
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION PATHETIQUE 95
Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprendre
Comment ceux d'aujourd'hui s'étaient armés d'espoir,
Qu'il sache avec quel violent élan ma joie
S'est, à travers les cris, les révoltes, les pleurs,
Ruée au combat fier et mâle des douleurs
Pour en tirer l'amour, comme on conquiert sa proie.
Plus il produit, plus sa personnalité s'accuse.
On suit pas à pas les phases caractéristiques de
son évolution spirituelle l. D'abord plastique et
descriptif dans les Mornes et les Flamandes, le
lyrisme de Verhaeren s'élargit, se gonfle, en même
temps que sa vision se creuse en profondeur. A
travers les objets, les paysages grandioses, les
actions héroïques Verhaeren discerne l'âme du
monde, le creuset de toutes les énergies cosmi-
ques, de ces « forces tumultueuses» qui nous ré-
gissent sourdement et que l'homme parvient à
dompter à mesure qu'il progresse dans la série
des temps.
Oh 1 vous les gens, les vieilles gens,
Qui regardez passer dans vos villages
Les empereurs et les bergers et les rois mages
Et leurs bêtes dont le troupeau les suit,
1« Cf. Georges Buissorct. L' Évolution idéologique d'Emile
Verhaeren. Mercure de France, 1910.
96 l'attituds du lyrisme contemporain
Allumez d'or vos cœurs et vos fenêtres
Pour voir enfin, par à travers la nuit,
Ce qui depuis mille et mille ans,
S'efforce à naître.
Ne nous étonnons pas qu'on nomme Verhaeren
un poète européen. Rien de plus juste que cette
expression. « L'Europe entière parle par sa voix,
et cette voix s'élève au-dessus du siècle présent1.»
Déjà son œuvre inspire un grand nombre d'imi-
tateurs, elle est le moteur initial de quantités
d'énergies lyriques décidées à évoquer les inven-
tions modernes et, derrière ces inventions, les
forces cosmiques. Le Futurisme ,1' Unanimiste, etc.,
autant d'attitudes lyriques issues de cette person-
nalité représentative. Il fallait un poète puissant,
visionnaire et légèrement mystique, pour rassem-
bler en un faisceau harmonieux et expressif les
aspirations violentes de la conscience moderne,
pour glorifier l'élan de notre vie multiple et brû-
lante à l'orée du xxe siècle. Emile Verhaeren aura
été celui-là.
1. Stefan Zw(4g, op. cit.
MAURICE MAETERLINCK
ET LES IMAGES SUCCESSIVES
I. — La réaction contre le naturalisme et les tendances
idéalistes.
II. — Le réel et la façon de l'atteindre. — L'intuition
et la connaissance lyrique.
III. — Définition du mot symbolisme. — En quoi ce
mot est bien et mal choisi. — Les images accumu-
lées.
I
... Car c'est à l'endroit où l'homme semble sur
le point de finir que probablement il commence.
Cette phrase lumineuse, suggérée à Maurice Mae-
terlinck par l'étude de l'œuvre de cet exquis No-
valis, pourrait être épinglée en lettres ardentes
sur l'oriflamme de la poésie contemporaine.
Suivant les temps, le milieu, le moment, c'est-
à-dire suivant la mentalité ambiante, la création
poétique revêt telle ou telle forme plus détermi-
98 l'attitude du lyrisme contemporain
née. On conçoit qu'en un siècle utilitaire et gorgé
de philosophie, comme la fin du xvnr, la poésie
s'alourdisse pour se prêter aux enseignements
didactiques d'un Delille, d'un Saint-Lambert, d'un
Roucher, et qu'à l'époque du romantisme le vers
se fasse « l'écho sonore » d'imaginations vibran-
tes. L'attitude parnassienne correspondait ;ui
mouvement positiviste créé par la philosophie.
Une violente réaction ne tarda pas à se manifes-
ter dans le domaine des lettres, appuyée par la
faillite d'une pseudo-science et d'un rationalisme
à courte vue. Si l'on admet cette simple loi d'his-
toire, qui prouve l'existence dans le temps d'un
large parallélisme entre toutes les manifestations
intellectuelles, une coïncidence heureuse ne suf-
fit pas à expliquer ce retour au lyrisme subjectif
dans le moment où prend naissance une philoso-
phie plus aérée, moins abstraite, orientée vers nos
activités psychiques. C'est bien d'une compéné-
tration entre les divers modes du savoir, d'une
coexistence de pensées parentes, d'une éclosion de
rameaux verdoyants entés au même tronc, qu'il
s'agit.
Ainsi, tandis que les méthodes expérimentales
trop étroites se découvraient impropres à embras-
ser le réel, tandis que la science faisait partielle-
ment faillite à ses engagements hardis, tandis que
la philosophie réintégrait dans son programme
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 99
d'études des notions telles que celles de finalité,
de substance, de liberté, d'homme centre du
monde, bref de personnalisme * , — autant de réa-
lités dédaignées par Fancien intellectualisme
comme trop métaphysiques, — nos symbolistes,
à leur tour, découvraient l'âme, et la poésie des
états de conscience. L'histoire de cette héroïque
équipée, au sortir du naturalisme oppressé, vers
les rivages azurés de cette mer intérieure, fut trop
souvent contée pour que j'y insiste, mais Fécole
poétique contemporaine a-t-elle fini d'acquitter
sa dette de reconnaissance aux initiateurs du ly-
risme actuel ? A-t-on bien senti de quelle péné-
trante atmosphère s'enveloppaient les drames de
Maeterlinck? 11 se pourrait que l'auteur des Serres
Chaudes ait été le Jason de cette jeune armée
d'Argonautes inspirés, partis sans retour à la con-
quête de leur moi transcendant.
Il ne s'agit pas ici d'analyser l'œuvre de Mae-
terlinck ; cela fut tenté plusieurs fois. On a dit
tous les horizons dévoilés par la philosophie et le
style de notre auteur. Son théâtre fut l'objet de
quantité de diagnostics justes, parmi lesquels je
place en première ligne celui du jeune et regretté
Charles de Sprimont, paru dans la revue belge
Ditrmdal, en juin 1903, D'autre part l'influence
1. C'est le titre du dernier ouvrage de Renouvier.
100
L ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
évidente du poète de la Vie des Abeilles sur notre
génération s'arrête à la publication de la Sagesse
et la Destinée. A partir de 1898, Maeterlinck, un
instant incertain entre Ruysbroeck et Marc Aurèle,
opte délibérément pour l'empereur romain et, à ce
compte, délaisse l'inspiration mystique pour un ra-
tionalisme agnostique. Le Temple enseveli accen-
tue encore cette dernière tendance, en sorte qu'il
existe deux stades bien déterminés dans révolu-
tion de la pensée de Maeterlinck. On peut avoir
ses préférences. Certains se délecteront à contem-
pler la seconde face de ce beau talent. Si je n'en-
visage que la première, j'ai aussi mes raisons, que
l'objet de cette étude et mon souci d'historien de
l'école symboliste expliquent assez. L'attitude de
Maeterlinck, dans sa première manière, est surtout
une attitude lyrique, commune par sa façon de
concevoir le réel et de l'extérioriser aux plus
influents de nos poètes symbolistes. Préciser cette
intuition de l'âme, et montrer comment l'ineffa-
ble parvient, au moyen d'intégrations conscien-
tes, c'est-à-dire par l'accumulation d'images suc-
cessives à s'exprimer, c'est mettre à jour tout le
mécanisme de la poésie symboliste.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 10 1
ïl
Cette conception que Maeterlinck se fait de
l'âme et de la vie, puisée chez Plotin, chez cer-
tains mystiques du Moyen Age, chez des auteurs
étrangers, n'en reste pas moins originale et d'une
saveur rare. Maeterlinck portait en lui cet idéa-
lisme magique que certaines lectures firent plus
vite éclore,et sa naissance et son tempérament le
prédisposaient aux conceptions artistiques d'une
métaphysique concrète et pourvue d'images. A
l'époque où parurent l'Essai sur Ruysbroeck et
celui sur Novalis, complétés par les méditations
du Trésor des Humbles ,iious éprouvions la secrète
nécessité de cette parole nôo -platonicienne, de-
puis longtemps inentendue, et de nous envoler
sur les ailes du rôve,loin des charniers du natu-
ralisme.
Encore ne faut-il pas trop parler des « ailes du
rôve », puisqu'il s'agit ici de réalité et de réalité
totale. 11 existe divers sens du mot mysticisme,
mais tous finissent par s'équivaloir, si l'on veut
remonter jusqu'à l'absolu que chacun de ces sens
conditionne. Plotin parie quelque part de ceux
qui voient les yeux fermés, ^uffavra 5<|>(v, c'est-à-
dire avec les yeux de lame. Le dictionnaire de
102
l'Académie définit le mot mysticisme : « doctrine ,
disposition de ceux qui croient avoir des commu-
nications directes avec Dieu », et tous ceux qui
écrivirent sur la question s'accordent, pour parler
de « l'union intime de l'âme avec le principe de
Funivers1 ». Bien que le mot en question doive
en principe être réservé pour la psychologie des
saints catholiques, il comporte en fait une plus
large extension, en sorte que je ne vois nul incon-
vénient à tenir des penseurs libres, tels Boeme,
Novalis, Saint-Martin, etc., pour mystiques. Urne
même façon d'interpréter le sens de Fexistence
rapproche les uns et les autres. M. Récéjac Fabien
définie quand il nomme mysticisme « la tendance
de se rapprocher de Fabsolu moralement et par
voie de symboles », et Maeterlinck a soin de rap-
porter cette phrase de Matter, le biographe de
Claude de Saint-Martin : « Le mysticisme allant au
delà de la science positive et de la spéculation
rationnelle, a tout autant de formes diverses qu'il
y a de mystiques éminents. Mais sous toutes ses
formes il a deux ambitions qui sont les mêmes :
celle d'arriver dans ses études métaphysiques jus-
qu'à l'intuition, et dans ses pratiques morales jus-
qu'à la perfection. »
Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre,
1. Cf. Jules Pachcu. Psychologie des Mystiques.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 103
déclare Maeterlinck ; ce que nous savons n'est
pas intéressant. Cette vérité cachée, nous la pres-
sentons hors de nous comme en nous. 11 suffit
d'ouvrir les yeux sur l'univers pour apercevoir
qu'il ne porte pas en lui-même sa fin et qu'il
plonge ses racines dans les régions du mystère
transcendant. La nature enferme en ses arcanes
quelque chose qui dépasse la raison, un principe
irrationnel que ne pénétreront jamais les sciences
expérimentales, si parfaites qu'on les suppose, car
différent est l'objet de ces dernières et la méthode.
— Si au lieu de regarder ce qui l'environne,
l'homme descend dans son âme, il découvre à la
lumière de l'amour ou vivifié par la douleur son
moi ultime ou subliminal, ce moi « plus profond
et plus inépuisable que le moi des passions et de
la raison pure ». Bientôt il ne se contente plus
d'affirmer qu'il existe « plus de choses dans notre
âme que n'en rêve notre philosophie » l et que
sous la conscience il y a l'inconscient, il se rend
compte que ce moi doit être de même essence
que le moi universel et que le principe qui pré-
side à l'organisation cosmique. Dieu veut des
dieux, dirait Fichte.
Le sentiment, ainsi acquis par le mystique, de
la transcendance de la vie de l'univers et de sa
1. Emile Boutroux. La, Psychologie du Mysticisme, p. 15.
101 l'attitude du lyrisme contemporain
propre substance, le porte à s'unir à l'absolu dans
la plus complète effusion d'amour. « On dirait
par moments que c'est un souvenir furtif mais
extrêmement pénétrant, de la grande unité pri-
mitive. » Tout prend un sens nouveau, tout s'éclaire
d'une clarté magique ; le raisonnement et la pen-
sée discursive font place à cette logique du cœur
indémontrable, parce qu'elle procède par intui-
tions et par bonds dans l'inconscient, et le senti-
ment de l'ineffable magnifie notre humble vie en
l'élevant du seuil des apparences jusqu'au trône
du Réel.
On aurait tort de croire, pour extraordinaire
que paraisse cette attitude, que la recherche de
notre moi transcendant constitue une glorieuse
folie, une bienheureuse exception. Au contraire,
« augmenter cette conscience transcendantale
semble avoir été toujours le désir inconnu et su-
prême des hommes, et « rien n'est plus à la por-
tée de l'esprit que l'infini ». Il suffit, pour s'en
convaincre, d'observer l'homme dans la vie jour-
nalière. Chacun de nos actes quotidiens est l'ex-
pression de cette conscience de l'absolu. Pour
l'enfant, tout est vie et substance. Les procèdes
théologiques des premiers peuples rentrent dans
cette catégorie. Chaque objet est considéré comme
le réceptacle d'une force et d'une activité propre.
Le langage vulgaire a conservé l'indice de cette
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 105
croyance lorsqu'il insuffle une âme aux moindres
choses : cette porte ne veut pas se fermer ; cette
bûche ne veut pas brûler. Depuis, la science est
venue avec son cortège de lois contingentes nous
distraire de la notion d'essence, sans parvenir
d'ailleurs à étouffer en nous la voix primordiale
de notre être. Elle ne peut se résoudre à demeu-
rer dans le relatif et le fini, tant l'instinct de l'in-
conditionné et de l'infini nous tourmente ; elle
n'abandonne le merveilleux que pour se jeter dans
la mythologie l. Il y aurait donc grand danger à
faire chorus avec le rationalisme qui nie délibé-
rément toute une portion de notre moi, la plus
certaine comme la mieux sentie. « Après la sco-
lastique, la méthode scientifique a peut-être as-
servi la Raison à des rigueurs qui n'étaient pas
faites pour elle. Il y aurait eu à conserver plus
grande la part des pensées naïves qui croissent
mieux que partout ailleurs dans la conscience
mystique. Le éaractère général de notre civilisa-
tion s'en serait sans doute heureusement res-
senti*. »
1. La plupart du temps la science ne fait, au dire de Spen-
cer et de Max Muller, qu'abandonner certains termes mytho-
logiques pour d'autres plus commodes. Qu'est-ce que Yéthery
Un simple mythe qui donne l'explication des vibrations molé-
culaires.
2. E. Recéjac. Essai sur les fondements de la connaissance
mystique, p. 35.
106 l'attitude du lyrisme contemporain
C'est qu'à côté de la raison, surgit le sentiment,
principe de vie et foyer de la conscience mystique.
L'entendement ne peut que lier des rapports,
accoupler ses relations; il ne crée rien et se
contente de démonter des engrenages de raison-
nements. « Ce n'est pas l'idée qui engendre le
sentiment, elle en est la traduction, l'expression
dans la conscience claire *. » Le sentiment, au
contraire, domine, se tient à l'origine des princi-
pes, lui seul nous permet d'affirmer notre vie de
relation et de conclure sans arguments. Par ses
intuitions il découvre soudain de grands pans de
notre conscience subliminale et ses anticipations
ne sont point menteuses. Lui seul nous autorise,
comme le dit quelque part Novalis, à franchir
le Spitzberg de la raison pure, die Spitzberge der
reinen Vernunft. La pensée n'est qu'un songe de
sentiment, un sentiment éteint, une vie pâle et
faible \ Plus haut que l'entendement (Vers/and),
plus haut que la raison pure ( Vernunft), rayonne
le sentiment (Gemuth), source de toute croyance.
Peut-être n'entendez-vous pas les appels de
votre âme qui, du fond de ses songes, fait d'im-
menses efforts pour remuer un bras ou soulever
1. Boutroux, op. cit., p. 11.
2. Cf. H. Delacroix. Novalis. La formation de Vidèalisme ma-
gique. « Revue de métaphysique et de morale », mars 1903.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 107
une paupière? C'est que les bruits du monde, les
vaines querelles, les petites agitations, les désirs
médiocres étouffent en nous la palpitation du
Verbe. Il importe donc de se taire, de faire en
soi un silence actif, afin d'ouïr les enseignements
de la vérité nue. « Dès que les lèvres dorment,
les âmes se réveillent. >
« Dès qu'ils ne parlent plus les visages adorent » *.
« Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vi-
vons pas, dans les moments où nous ne voulons
pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons
à une grande distance de la réalité. Et dès que
nous .parlons, quelque chose nous prévient que
des portes divines se ferment quelque part. Aussi
sommes-nous très avares du silence, et les plus
imprudents d'entre nous ne se taisent pas avec le
premier venu. »
Il ne suffit pas de se taire, si Ton désire écou-
ter les avertissements du moi obscur, il faut en-
core aimer. « Aimer ce n'est pas seulement avoir
pitié, se sacrifier intérieurement, vouloir aider et
rendre heureux, c'est une chose mille fois plus
profonde que tous les mots humains les plus sua-
ves. » L'amour étant le sontiment le plus ineffa-
1. Adrien Mithouard. Syllogisme, Occident, septembro 1902.
108
Lie, celui où Fêtre s'exprime et se donne tout
entier, Fiinion intime de deux cœurs dégage de
cette pure ivresse, de ce contentement extatique
je ne sais quelle musique d'au-delà où Fharmonie
cosmique trouve sa parfaite réalisation.
„ Et Ton comprend aisément à présent, sans qu'il
soit besoin d'approfondir le schème du processus
mystique, quelle influence devaient exercer les
Essais de Maeterlinck sur les cerveaux d'artistes.
La vérité que beaucoup cherchaient à tâtons dans
l'intime retraite de leur conscience, l'auteur des
Ser?*es Chaudes la faisait toucher du doigt. Il n'a-
vait analysé en phrases caressantes et débordan-
tes de lyrisme éthéré l'attitude mystique, que
pour mieux montrer l'essence de l'art véritable
et de la poésie immanente. Rien n'approche au-
tant du procédé mystique que l'intuition poéti-
que 4. « Les cris sublimes des grands poèmes et
des grandes tragédies ne sont autre chose que
des cris mystiques qui n'appartiennent pas à la
vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies.»
1. Les ressemblances psychologiques de la Poésie et du Mys-
ticisme sont étroites et ce qui les sépare peut-être uniquement,
c'est la foi... Qu'on nous permette d'ajouter que ces deux états
de conscience se sont rencontrés chez les mystiques insignes.
François d'Assise n'aima rien tant que les chants des trouba-
dours, ni Thérèse d'Avila, que les romans de chevalerie es-
pagnols, avant que l'un et l'autre fussent absorbés dans la vie
contemplative. Récéjac, op. cit., p. 99.
MAURICE MAETERLINK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 109
« Une œuvre ne vieillit qu'en proportion de son
anti mysticisme. > Il suffirait de passer en revue
l'œuvre des plus beaux génies, pour se convain-
cre de la justesse de ces mots. A part ceux qui se
confinent dans la simple description objective et
l'étude photographique des aspects de la nature,
tout poète renferme un mystique qui sommeille.
Chaque fois qu'un sentiment puissant, incommu-
nicable, s'élève dans notre être, au point d'absor-
ber tous les autres et de colorer nos moindres
états psychiques de sa lumière immarcessible ,
nous éprouvons l'intuition de posséder un absolu,
de participer au grand frisson de l'ineffable. La
qualité intensive de ce sentiment détermine no-
tre plus ou moins grand éloignement de la vie
sublime ; plus nos facultés se concentrent sur les
pics éternellement bleus de l'âme, plus nous
nous rapprochons du firmament de la conscience
universelle. L'art n'est, à son plus haut degré, que
l'expression positive de la réalité suprême et No-
valis eut raison d'écrire : « Le noyau de toute ma
philosophie, c'est l'absolue réalité de la poésie ;
plus une chose est poétique, plus elle est vraie. »
« Die Poésie ist das echt absolut Réelle. Dies ist
der Kern meiner Philosophie. Je poetischer, je
wahrer. »
Entreprendre d'illustrer par des exemples em-
110 l'attitude du lyrisme contemporain
pruntés aux drames de Maeterlinck ces théories
communes à tous les poètes symbolistes, depuis
Griffin et Verhaeren, jusqu'à Francis James .
serait un peu fastidieux. Il suffit d'avoir montré
de quel élan le poète d'Intérieur a poussé l'ins-
piration créatrice contemporaine vers des états
d'âme intimes. Le romantisme rehaussait des
couleurs de son imagination un peu dévergondée
la vision de paysages orientaux ou de spectacles
épiques j le pâmasse, par réaction, s'éprit du
souci de faire plus vrai — ne pas confondre vrai
et réel — et cisela avec exactitude sur des cou-
pes ou des vases élégants des scènes historiques
ou des motifs décoratifs ; les symbolistes, Mae-
terlinck en tête, ajoutaient une troisième corde
à la lyre contemporaine et, opérant la synthèse
du rêve et de l'apparence, s'élevaient jusqu'au^/
1. Celui-ci se défendra-t-il d'être 'appelé symboliste ? je
pense que non si je définis, comme je l'ai toujours fait, la
poésie symboliste : une façon d'exprimer, au moyen d'images
successives, une intuition lyrique. Souvent il n'y a dans l'œu-
vre de James qu'une description purement visuelle de la na-
ture comme dans ce vers :
Écoutez les stridents vols bleus du criquet gris.
Mais il y a bien plus et mieux la plupart du temps, il y a le
sentiment de la nature et, par le fait que l'âme du poète de
Clara d'Ellébeuse entre en communion avec l'.ime de la nature,
ses effusions lyriques deviennent des intuitions mystiques à la
manière du petit frère saint François.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 111
en poussant vers les frontières inexplorées du
moi.
Etudiez un à un chacun des drames de Mae-
terlinck, vous verrez tous les personnages s'agi-
ter aux prises avec le destin et la mort, c'est-à-
dire avec les deux plus redoutables puissances
de l'iavisible. Les caractères se développent dans
le sens de l'activité intérieure et font juste les
gestes nécessaires que commandent les diverses
attitudes de l'âme. Tous sont de pauvres êtres
qui tournent de tous côtés les yeux vers d'obs-
curs pressentiments et, s'ils tremblent autant,
c'est qu'ils ont conscience d'être le jouet de forces
qui les dépassent infiniment. En vain s'efforcent-
ils, à certaines minutes plus significatives, d'épe-
ler l'énigme qu'ils lisent en eux, ils ne peuvent
qu'éprouver la présence extraordinaire de leur
âme et le sentiment de l'illimité. Gela suffit pour
notre enseignement. Grâce à Maurice Maeter-
linck, à sa façon de situer ses personnages au
centre du grand mystère de la vie, nous conce-
vons la possibilité d'un théâtre plus grave, où
il ne s'agira plus d'un moment exceptionnel de
l'existence, mais do l'existence elle-même.
112 l'atTITODK DU LfÛISAil <"\li MPORÀlN
III
J'ai montré ailleurs « comment le mot symbo-
lisme, par quoi on indique l'attitude de tout un
groupe de poètes, avait été à la fois très mal et
très bien choisi, comment il ne s'adressait qu'aux
procédés d'expression de cette école et non pas à
ses modes d'inspiration. Les Symbolistes ne sont
symbolistes que dans leur forme, non dans le
fond, dans le sujet de leurs œuvres.
En effet, qu'ils veuillent chanter un état de
conscience ou un paysage, les poètes en question
s'efforcent de dépasser les apparences, de des-
cendre jusqu'à la source du moi, de vivre le sen-
timent de la nature. Leur vision n'est pas péri-
phérique, c'est-à-dire tournée vers l'extérieur, vers
l'analyse, vers le relatif; mais centrale, j'entends
intérieure, synthétique, absolue.
Si je prends le mot symbole dans son accep-
tion courante : signe mis à la place d'une réalité,
certains poètes, comme les parnassiens, qui se
contentent de décrire le geste extérieur d'un état
d'âme ou les aspects relatifs de l'univers sont des
1. Voir mon Essai sur le Symbolisme en tête de Paysages
inlrospectifs,p. XXXVIII et suiv., et dans ce volume, le cha-
pitre intitulé : La, philosophie de M, Bergson.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 113
symbolistes. Ils se gardent d'exprimer le sens ca-
ché des choses, de nous faire pressentir l'énigme
derrière les contingences. Au contraire, les poè-
tes de l'école contemporaine dits symbolistes dé-
daignent les signes pour s'intérioriser jusqu'à la
réalité. Ils ne procèdent pas par analyse, mais
par synthèse et se réfugient d'un bond dans l'ab-
solu. Qu'est-ce que leur intuition lyrique, sinon
une certaine certitude que les sens sont impuis-
sants à fournir et que seul le cœur procure.
Ainsi les poètes symbolistes sont tout le con-
traire des symbolistes. Mais voici en quoi ils mé-
ritent cette appellation.
L'acte mystique, je veux dire l'acte intuitif, est
indivulgable. Tout sentiment profond est un ab-
solu qui ne peut se communiquer à d'autres qu'en
prenant une forme représentative au moyen du
langage. S'exprimer constitue une fatale inadé-
quation entre l'intuition originale et l'emploi du
vocabulaire discursif, intermédiaire sensible. Il
s'établit donc une « lutte intéressante entre l'in-
tuition mystique qui voudrait s'achever, saisir
l'Être pur, et les conditions naturelles de la con-
naissance qui ne permettent pas à la conscience
de se passer de représentations » '. De là l'em-
ploi des mythes par Platon et le recours à quan-
1. Récéjac, op. cit., p. 177.
1 1 1 l'attitude du lyrisme contemporain
tité d'éléments figuratifs dont l'analogie est le
principal. « Ce genre d'expression est dans les
exigences de notre nature. Il y a des choses trop
complexes, à la fois trop étendues et trop indi-
visibles, pour qu'elles puissent être présent
la conscience par des procédés dialectiques. Peut-
être aussi y a-t-il des situations d'âme où nous
avons besoin à la fois de penser les choses, de
les sentir et de les voir ? C'est donc pour répa-
rer l'insuffisance du langage et quand nous avons
besoin d'embrasser les choses avec toute l'Aine,
que nous recherchons les symboles : grâce à eux
seulement nous pouvons arriver à cet état appelé
« mystique », qui est la synthèse du cœur, de la
raison et des sens autour d'un objet assez parfait
pour nous ravir tout entiers l. »
C'est en ce sens que les poètes en question
méritent le nom de symbolistes ; cette épithète
leur convient à merveille si l'on fait allusion non
pas à leur mode d'inspiration, mais seulement à
leurs procédés d'expressions, et l'on comprendra
mieux à présent la justesse de ma définition de
l'école symboliste : celle qui, par le moyen d'ima-
ges successives extériorise des intuitions lyriques.
Qu'est-ce que le symbole ? M. Récéjac dont
j'ai mis si souvent à contribution le beau livre
1. Récéjac, op. cit., p. 177.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 115
sur le mysticisme va nous répondre : « Le sym-
bole n'est ni une image directe, ni un groupe
logique d'images : il ne représente pas, mais plu-
tôt il suggère. Nous voulons dire par là que le
symbole amène à l'horizon de la conscience une
abondance d'images ayant entre elles un lien plus
ou moins solide d'analogie et qui deviennent pour
nous un objet *. »
Pour nous faire revivre l'instant de leur sensa-
tion les symbolistes, ne pouvant nous situer d'un
coup dans leur propre intuition, vont nous tirer
à eux doucement, au moyen d'images accumulées
et, par des intégrations successives dont le rôle
à chacune est d'aider de plus en plus à cette fu-
sion entre l'âme du lecteur et celle du poète, nous
identifier à leur propre émotion.
L'emploi instinctif de ce procédé d'expression
est tout à l'honneur des symbolistes. Il faudrait
tenter une analyse complète des métaphores et
du vocabulaire de l'école contemporaine pour
prouver la nouveauté de ce mode de représenta-
tion. Bien des critiques tomberaient, entre autres
le reproche de manquer de précision. Gomme l'a
montré Mockel, « préciser une idée, c'est la bor-
ner et c'est enlever d'avance au poème qui la con-
tient ce frémissement àf illimité que donne le
1. Réccjac, op. cit., p. 141.
116
chef-d'œuvre ' ». La méthode de certains pein-
tres impressionnistes est tout entière contenue
dans ces lignes où Mockel inconsciemment fait
allusion à la théorie philosophique du continu, si
féconde en conséquences esthétiques.
Je ne connais pas d'œuvres plus propres à il-
lustrer la technique symboliste que le théâtre et
les Serres Chaudes de Maeterlinck. Pour mieux
empêcher le spectateur d'être distrait par une
mise en scène trop arrêtée, et dans le but de nous
intéresser exclusivement au développement des
états d'âme, l'auteur localise l'action de ses pièces
dans des cadres féeriques et mouvants, où nous
devinons vaguement des canaux endormis, des
moulins abandonnés, des paons mélancoliques,
des castels hantés, des forêts terrifiantes. Il choi-
sit ses sujets dans la légende et les fait vivre à une
époque indéterminée, d'accord avec Novalis — le
plus symboliste des poètes romantiques allemands
— qui voyait dans le conte, la fable, le mœrchen,
un merveilleux moule poétique. « Ailes poelische
muss mserchenhaft sein », dit quelque part l'au-
teur des Disciples à Saïs \
Non seulement le choix du sujet, mais encore
1. Albert Mockel. Propos de littérature, p. 34.
2. Cf. le chapitre de ce livre Le romantisme allemand.
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 117
tous les accessoires, sites, événements, objets
usuels, spectacles extérieurs nous renseignent sur
l'état d'âme des personnages. Tout concourt à
renforcer l'émotion fondamentale, converge vers
l'expression morale, comme le voulaient les sculp-
teurs du Moyen Age. Une vaste analogie coor-
donne les choses, les paysages et les sentiments ;
il semble que le monde sensible et le monde psy-
chique soient faits d'une même qïialité et rien
n'est plus propre à nous suggestionner que ces
perpétuelles allusions, par l'entremise des sens, à
des faits cachés, plutôt sentis que perçus.
Voyez : tantôt l'auteur à' Intérieur se plaît par
de singulières concomitances à nous avertir du
malheur. Un menuisier cloue du bois, un paysan
fauche de l'herbe et c'est l'annonce de la Mort,
l'implacable intruse. Hjalmar, le vieux roi sen-
suel poussé par sa femme, s'introduit chez la
princesse Maleine. Au moment où la jeune fian-
cée va mourir un lis tombe et se brise, le chien
Pluton gratte à la porte, le petit Allan joue à la
balle contre la porte verrouillée, les cygnes qui
nageaient sous les fenêtres s'envolent, sauf un qui
tombe foudroyé, une des arches du pont s'écroule
tandis que la croix de la chapelle choit dans le
fossé et que la foudre saccage le château. — Tan-
tôt, au moyen de simplifications habiles, Maeter-
linck fait passer en nous tout ce qu'un état psychi-
7.
118
que comporte d'incommunicable : « Le carrefour
des Quatre-Judas ! — Ne criez pas ce nom dans
l'obscurité », et une exclamation déchirante, un
Ah ! ou un Hélas ! comme en exhalent les héroï-
nes de Racine, contiennent de grands effets émo-
tionnels. — Tantôt, avec une insistance qu'on
aurait tort d'accuser de monotonie, les personna-
ges se jettent la même phrase nue, et ainsi est
atteint le maximum d'intensité suggestive avec le
minimum de procédé. — Tantôt, au contraire,
Maeterlinck accumule les images disparates,
tourne et retourne une impression primitive, un
jeu savant d'analogies combinées, malgré un ap-
parent discord, en vue d'enserrer cette impres-
sion dans sou entière complexité.
Essuyez vos désirs affaiblis de sueurs
Allez d'abord à ceux qui vont s'évanouir :
Ils ont Tair de célébrer une fête nuptiale dans une cave;
Ils ont l'air d'entrer à midi, dans une avenue éclairée
[de lampes au fond d'un souterrain ;
Ils traversent, en cortège de fête, un paysage sembla-
ble à une enfance d'orphelin.
ou encore :
Mais ces mains fraîches et loyales !
Elles viennent offrir des fruits mûrs aux mourants !
Elles apportentde l'eau claire et froidèen leurs paumes!
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 119
Elles arrosent de lait les champs de bataille !
Elles semblent sortir d'admirables forêts éternellement
[vierges.
Cet emploi des images accumulées est d'un
heureux effet, car l'émotion du poète, pour être
communiquée dans sa vérité mouvante et ténue,
doit craindre de s'enfermer dans une épithète
nue, abstraite ou trop rigide. Une seule image
peut fixer cette émotion et l'exprimer à peu
près, mais comment un qualificatif représente-
rait-il totalement cette sorte d'atmosphère dont
s'imprègne chaque état d'âme et qui lui .confère
une nuance propre ? Un état d'âme en effet n'est
pas vraiment un état, un status, mais un progrès,
un processus dont on ne saurait rendre Vécoule-
ment qu'au moyen d'un langage ondoyant et
souple.
M. Bergson, dans un article célèbre, intitulé.
Introduction à la métaphysique, a clairement ex-
pliqué les intentions de cette esthétique. « Beau-
coup d'images diverses, écrit-il, empruntées à
des ordres de choses très différents, pourront,
par la convergence de leur action, diriger la
conscience sur le point précis où il y a une cer-
taine intuition à saisir. En choisissant les images
aussi disparates que possible, on empêchera l'une
quelconque d'entre elles d'usurper la place de
120
Fintuition qu'elle est chargée d'appeler, puis-
qu'elle serait alors chassée tout de suite par ses
rivales. En faisant qu'elles exigent toutes de
notre esprit, malgré leurs différences d'aspect,
la même espèce d'attention et, en quelque sorte,
le même degré de tension, on accoutumera peu
à peu la conscience à une disposition toute par-
ticulière et bien déterminée, celle précisément
qu'elle devra adopter pour s'apparaître à elle-
même sans voile. »
Maeterlinck a bien illustré cette théorie. Nous
le voyons dans les Serres Chaudes entasser à des-
sein les images pour mieux nous faire pénétrer
son impression subtile. Prenons par exemple
cette pièce intitulée Regards. L'auteur nous veut
parler des regards pauvres et las. Afin de nous
baigner d'une ambiance de tristesse et de tu<>
longer dans nos esprits cette désolation, Maeter-
linck accumule les tableaux appropriés, qui tous
concourent à renforcer l'émotion première.
O ces regards pauvres et las I...
Uy en a qui semblent visiter des pauvres un dimanche;
Il y en a comme des malades san3 maison ;
Il y en a comme des agneaux dans une prairie couverte
[de linges.
Dans la Bible, sans parler du Cantique des
Cantiques, ou trouverait de fort nombreux exem-
MAURICE MAETERLINK ET LES IMAGES SUCCESSIVES 121
pies de ce procédé évocateur, comparable à celui
de la « touche divisée » en peinture : voici un
ton puis un autre ton côte à côte, dont l'effet se
recompose dans l'œil. Voici une image puis une
autre et leur ensemble constitue une vibrante
émotion. Le passage suivant, que j'extrais du
Livre des Rois est des plus caractéristique. L'au-
teur sacré semble essayer plusieurs images et
chacune nous achemine à cette sensation de
FinefTable sur quoi se clôt ce passage.
< Une voix lui dit : « Sors et tiens-toi devant
l'Eternel » ; et en effet l'Eternel passa. Il s'éleva
un vent furieux et puissant à renverser les mon-
tagnes, à briser les rochers devant lui, mais
l'Eternel ne fut pas dans ce vent : après le vent
ce fut un tremblement de terre, mais l'Eternel ne
fut pas dans ce tremblement de terre ; alors ce
fut le feu; mais l'Eternel n'était pas dans ce feu.
Mais après le feu, il se fit un léger murmure dans
Vair et, en l'entendant, Elie se couvrit le visage
de son manteau. »
Que m'importe après cola que, par excès de
conscience expressive, Maeterlinck soit tombé
parfois dans des allégories, d'ailleurs gracieuses :
A travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges,
Les jaunes (lèches des regrets.
129 i/attitudis du LYRISME CONTEMPORAIN'
Il suffit d'avoir indiqué bri èvement chez notre
auteur la puissance toujours renouvelée des
« représentations » psychiques, le maniement
subtil des affinités spirituelles, la figuration lyri-
que de ses conceptions intuitives, — pour se ren-
dre compte de quelles délicates ressources jouit
notre poésie moderne. Aux artistes contemporains
appartient le pouvoir d'user de cet instrument
infiniment délicat et de confirmer le mot de Spi-
noza : « Avec des paroles et des images il est
possible de former un plus grand nombre d'idées
qu'avec les principes et les notions sur lesquels
toute notre connaissance naturelle est assise l. »
t, Spinoza. Traité Ihéol. polit., p. 33.
PAUL FORT
ET LA SENSIBILITÉ FRANÇAISE
I. — L'attitude du lyrisme contemporain se compose
d'une infinité de gestes qui, dans leur variété, expri-
ment l'ensemble d'une personne morale : le symbo-
lisme. Fort est un de ces gestes.
IL — Reproche fait à la poésie actuelle : le manque
de clarté. Fort est la clarté même. Ne serait-il donc
pas symboliste ?
III. — Le symbolisme est d'abord Péclosion d'un grand
souffle de liberté. Fort et la liberté. — Le symbo-
lisme est ensuite un mode de vision spécial qui co-
lore chaque objet à la lumière de nos états d'âme.
Fort et ce mode de vision. — Le symbolisme est
enfin une esthétique basée sur la notion de vie. Fort,
son panthéisme et sa joie.
IV. — Fort et la sensibilité française. Son classicisme.
V. — Ses innovations. Son rythme.
I
Les diverses monographies entreprises ici ton-
dent à cette seule fin : montrer, au sein d'une
124 l'àttitudi du LYRISME CONTKMPOH AIN
attitude lyrique déterminée, un ensemble d'efforts
originaux concourant à créer une même menta-
lité collective.
Ce m'est précisément une joie, à chaque nou-
veau poète analysé, de me heurter à une indivi-
dualité irréductible, sans sortir du périmètre du
symbolisme, en sorte que si les paysages chan-
gent, la patrie intellectuelle demeure.
Oui, la richesse du domaine poétique que nous
parcourons, s'étale dans la jeunesse sans cesse re-
nouvelée de ses points de vue et dans l'offre de
ses multiples aspects : image de cette douce
France, dont le climat tempéré est propice à l'éclo-
sion de toutes les fleurs, sollicite quantité de ciels.
Si le symbolisme est une attitude lyrique pro-
pre,— et par propre j'entends une disposition de
l'esprit et du cœur qui ne soit ni celle des roman-
tiques, ni celle des parnassiens, — il est clair, en
effet, que cette attitude se compose d'un ensem-
ble de gestes qui tous concourent à son équili-
bre. L'unité dans la variété, telle pourrait être la
formule synthétique de l'attitude symboliste,
après avoir été la définition de Fart selon saint
Thomas.
Par unité ou attitude entendons cette personne
morale qu'on nomme symbolisme. Par variété
désignons les multiples talents dont s'enorgueil-
lit notre poésie actuelle et qui, au moyen de ges-
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 125
tes autonomes et quand même bien réglés, mar-
quent la même cadence harmonieuse.
Le symbolisme c'est donc, tendant vers une
attitude commune, le geste expressif d'un Vielé-
Griffin, d'un Henri de Régnier, d'un Verhaeren,
d'un Maeterlinck, etc., etc., entre autres, — pour
ne parler ni des morts ni des vivants moins âgés.
C'est enfin le geste noble et inspiré d'un Paul
Fort.
Tandis que nous passions en revue les acquisi-
tions lyriques de ceux-là, nous fûmes amenés à
faire le tour de cet état d'âme complexe qui a
nom symbolisme ; car un état d'âme puise sa vie
intuitive dans une série d'impressions, d'émotions
et de sentiments, bref d'éléments ou mieux de
processus qu'il importe d'analyser avant que de
les synthétiser en soi. Etudier l'œuvre d'un Paul
Fort, c'est avancer un peu plus loin encore dans
la connaissance de cet état lyrique ; c'est, dans
la prairie é maillée de fleurs, humer le parfum
d'une fleur nouvelle.
Il
Le propre des théories naissantes, qui s'écar-
tent des modes de penser conventionnels, est de
n'être point comprises et de subir d'immédiates
126 l'attitude du lyrisme contemporain
déformations. A défaut d'autres exemples, le sym-
bolisme nous fournirait de nombreuses preuves
de la difficulté qu'éprouve la foule à s'adapter à
la vision originale qu'on lui propose. Au sujet de
notre position prise dans le lyrisme contempo-
rain, les erreurs semblent s'être accumulées tou-
tes seules. C'est ainsi que nul ne peut prévoir le
temps où l'on cessera de nous reprocher notre
manque de clarté.
Le" public, pressé dans ses jugements, se passe
de confirmations concluantes. Il a hâte de classer
ses idées selon les commodités de l'action et
fausse ainsi le réel. Il procède toujours du parti-
culier au général et sa logique est d'induction
vulgaire. Pour deux ou trois poètes qui ont en
effet tenté sur le vocabulaire de notre langue des
expériences un peu hardies et qui voulurent trai-
ter le substantif comme une « fin en soi », nous
eûmes à supporter un poids fort lourd de récri-
minations, d'injures faciles ou de sales plaisante-
ries. Le symbolisme ne serait-il donc, comme ils
le prétendent, qu'une école littéraire, dont l'ori-
ginalité foncière résiderait dans un amour immo-
déré de la pénombre et du clair-obscur ? ou bien
aurions-nous peur d'être pris en flagrant délit de
mêler un vil alliage à quelques pincées d'or, que
nous ne travaillons, — disent-ils, — que dans les
ténèbres ?
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 127
Bien avant de lire les poètes contemporains, il
importait de les dénigrer pour qu'ils ne pussent
goûter, jeunes, la gloire. Or je demande, aujour-
d'hui que la poésie dite symboliste est universel-
lement connue, sentie, admirée, où nous pour-
rions rencontrer quelque obscurité susceptible de
nous arrêter au milieu d'une lecture. Sera-ce dans
la Chevauchée d'Yeldis au lyrisme précis et net,
semblable à un écrin précieux dont on perçoit
d'un seul coup tous les détails ; sera-ce dans Are-
thuse dont le souffle pur fait lever des milliers
de paysages clairs et d'images plastiques; sera-ce
parmi ces Serres chaudes où chaque fleur évoque
un sentiment, où chaque odeur procure une vi-
sion d'âme ; sera-ce au milieu de ces Villes len-
laculaires aux cris déchirants de joie furieuse, aux
halètements de forges, aux heurts crépitants des
marteaux rythmés par des mains de géants ; sera-
ce enfin dans Fœuvre de Paul Fort?
En voilà un du moins dont on pourra dire qu'il
n'est point obscur. Serait-ce qu'il n'est pas sym-
boliste?
III
Le symbolisme, conformément à l'état des
esprits de la fin du xix° siècle, fut d'abord Féclo-
sion d'un grand souffle de liberté. Quelle joie,
128
pour nos poètes, de respirer loin des sentiers
battus du pâmasse, dégoûter jusqu'à l'exaltation
le bonheur d'être, de se sentir vivre parmi la
lumière et les caresses des choses 1 II fallait que
ce désir païen fût exaucé pour permettre aux sym-
bolistes de prendre conscience d'eux-mêmes et de
la nature réfléchie dans leur âme. Sans s'être con-
certés avec les impressionnistes, et après eux, les
symbolistes tentaient un grand effort pour s'af-
franchir de règles conventionnelles et palpiter à
l'unisson de la conscience de l'univers. Artistes
et poètes ne cherchaient à se libérer des visions
apprises et des lieux communs statiques, en de-
hors des réalités mouvantes de la vie, qu'afin
d'atteindre à plus de vérité sincère. Il n'importe
pas de rechercher si cette notion de vérité fut
parfois mal comprise par les peintres, en qui le
souci trop direct de la nature extérieure et la
soumission trop absolue à l'objet a tué souvent
l'idée ; si au contraire les symbolistes en expri-
mant moins les objets que leurs reflets sur la
surface d'une conscience d'homme, — sans jamais
pourtant s'écarter du réalisme, — n'ont pas mieux
que ceux-ci satisfait à la notion contemporaine
de vérité immanente. Constatons simplement que,
sans aboutir aux mêmes conclusions, peintres et
poètes sont partis d'un seul tournant : le sens de
la liberté.
PAUL FORT ET LA SENSIBILITÉ FRANÇAISE 129
Cet âpre désir de se mouvoir sans entraves,
sous le ciel de la pensée, ne s'est jamais plus ma-
nifesté que dans Fœuvre de Paul Fort.
Ah ! comme l'auteur de Coxcomb méprise les
préfaces, les manifestes, les théories, les querelles
littéraires ! En créant le genre lyrique qui est
bien à lui, Fort a dédaigné nous instruire sur son
métier, la qualité de son vers, le sens de son ima-
gination. Dans son Roman de Louis XI, ce livre
« de bonne humeur », où la psychologie la plus
fine se mêle à une vision toute personnelle et à
un talent narratif délicieux, à peine le poète a-t-il
jeté en note quelques mots d'explication sur sa
prose rythmée. Mais si nulle part vous n'êtes
arrêté par des commentaires ou des avant-dire
théoriques, en revanche vous trouverez, servant
d'exergue à plusieurs de ses livres et dans le cours
de toute son œuvre, des citations et des affirma-
tions revendiquant bien haut la liberté, pour le
poète, du choix de ses sujets et de son inspira-
tion. L'esprit souffle où il veut et nul n'a le droit
de chicaner sur les conditions premières d'un
poème. Voici de la beauté ; que réclamer de plus ?
En tête des premières Ballades,Fovt reproduit
un passage connu de la Préface des Orientales,
tant il est vrai que le romantisme, comme le sym-
bolisme, comme tout courant lyrique nouveau,
débute toujours par des affirmations d'indépen-
130 l'attitude du LYRISME CONTEMPOK AIN
dance. « L'art n'a que faire des lisières, des
menottes, des bâillons ; il vous dit : va ! et vous
lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n'y
a pas de fruit défendu... Le poète est libre. »
Dans le livre intitulé Montagne, Fort, en deux ou
trois aphorismes, résume son art. « Je veux tout
le miroir et non pas un éclat. . . Penser « en troupe »
est indigne du poète. Reste libre, c'est là ta pre-
mière noblesse. » Ces vers de Boileau sont fié-
vreusement épingles au verso de la première
page :
Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des bornes prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir leurs limites.
Certains pourraient croire que ce besoin de
liberté en art autorise les pires excès. Penser cela
serait confondre la liberté avec son contraire,
Panarchie. Au début du symbolisme, il faut le
reconnaître, il y eut quelque confusion dans ces
mots, tant la joie de découvrir l'univers enchanté
poussait les poètes à vouloir avec énergie leur
délivrance. Mais sitôt que la mine du parnasse
eût sauté, entraînant dans un grand fracas les
chevilles, les trucs, les trompe-l'œil de l'école
positiviste en poésie, le mot liberté en art ne si-
gnifia rien autre que le pouvoir de faire tout son
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 131
devoir de poète, de même qu'en morale le libre
arbitre n'est exigé qu'à seule fin de remplir sa
pleine condition d'homme ; rien de plus, mais
rien de moins.
Paul Fort nous offre un bel exemple du poète
dont toute l'esthétique tient d'abord dans ce seul
mot : liberté. Liberté, c'est-à-dire poésie pure,
poésie complète, poésie dégagée, de tout ce qui
n'est pas elle, poésie libre parce qu'elle ne veut
vivre que de son essence, liberté de s'affirmer
poète total. Cette expression, ainsi entendue, fut
le mot de passe auquel le symbolisme a reconnu
les siens.
Mais la liberté n'est que la condition première
de toute œuvre lyrique ; cause nécessaire et non
suffisante de la poésie contemporaine. Paul Fort
est encore et surtout symboliste par sa vision spi-
rituelle de l'univers, par sa façon d'interpréter la
nature suivant les réfractions de sa conscience.
Pour l'idéalisme actuel la perception est une
synthèse d'états de conscience et le monde exté-
rieur n'est qu'une collection de sensations. « Par
idéalisme, déclare M. Fouillée, nous n'entendons
pas la théorie qui veut tout réduire à des idées...
Nous ne désignons par ce mot ni la négation des
objets extérieurs, ni la représentation purement
intellectualiste du monde ; nous entendons la
132
représentation de toutes choses sur le type psy-
chique, sur le modèle des faits de conscience,
conçus comme seule révélation directe de la réa-
lité... De là, chez les philosophes contemporains,
cet « idéalisme » dont le vrai nom serait plutôt
le « psychisme1. »
Le symbolisme est précisément cette attitude
lyrique qui consiste à imprégner d'âme chaque
paysage perçu, à faire vivre, selon le rythme de la
conscience, les objets environnants. Par ainsi le
monde extérieur emprunte la lumière de notre
être et la nature se colore de la nuance de notre
âme. Les choses sont autant d'émotions en puis-
sance et recueillent notre propre exaltation.
Paul Fort n'a jamais cessé de satisfaire à ce
besoin d'expansion par quoi nous communions
avec le cosmos. Le second livre des Ballades fran-
çaises, Montagne, s'ouvre sur cette belle et pro-
fonde déclaration de foi :
Nature, je ne conçois rien de tes beautés graves
que selon l'amalgame, au miroir de mon cœur, de tes
lignes, de tes matières impérissables avec mes joies,
ces rêves, et ma vie, ces douleurs, — qu'avec mon
cœur, ou bien mon âme, périssables
dans mes proses en vers, comme ils disent, les sages.
1. Alfred Fouillée. Le mouvement idéaliste et la réaction
contre la science positive, p. VI, Alcan.
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 133
Plus loin la même idée est reprise et traitée
avec non moins d'éclat :
Ce n'est point par ses cimes que la terre te pénè-
tre, ô ciel, ni par sa flore, captive malgré soi, c'est
par l'âme de l'homme, son âme volontaire, et l'or-
gueilleux éclat de mes yeux en fait foi...
et plus loin :
Car Dieu ne crée les choses que par l'âme de
l'homme. Chaque jour l'univers renaît de son émoi.
Il en est cependant pour qui tout se repose, qui
regardent le ciel... ne l'aperçoivent pas.
Dans Lucienne, « ce petit roman lyrique à bâ-
tons rompus, dit Charles-Henry Hirsch, dont les
personnages sont des sentiments et des sensa-
tions », nous retrouvons les mêmes transpositions
psychiques :
Rythmez de vos longs cils les battements de mon
cœur, croisez vos doigts émus sur voire sein qui bat,
que votre émotion rythme un chant de triomphe,
comprenez-vous, dans moi !
ou encore :
Vous êtes dans les fleurs et l'air que je respire,
vous êles dans les feuilles et l'air que je respire, les
134 l'attitude du lyrisme contemporain
blondes pousses et la feuillée qui tombe, vous êtes
dans l'odeur des fruits que je respire, dans le pro-
fond parfum de l'automne expiré, et dans la neige
sur les branches, —ou la neige comme une main
câline sur ma manche.
Ainsi, pour moi, vous êtes l'univers. Et c'est votre
faiblesse en moi.
ou enfin dans les premières Ballades :
Contemple, sois ta chose, laisse penser tes
éprends-toi de toi-même épars dans cette vie. Laisse
ordonner le ciel à tes yeux, sans comprendre, et crée
de ton silence la musique des nuits.
Bref c'est toute Fœuvre qu'il faudrait citer, les
huit volumes de vers de ce magicien dont le cœur
déborde d'images et dont les chants évoquent
toute la féerie des pays intérieurs. Fort a fait
sienne la parole d'Aristote : « Le inonde est plein
d'âmes. »
Es-tu cette lumière adorable éveillée sur la moire
du lac, mon âme, entre les saules, et qui me ferait
croire que, doucement en moi, l'œil du jour se ral-
lume? — Mon âme, es-tu ces bois?
Symboliste par sa conception de poète, par sa
méthode évocatrice, Paul Fort l'est encore par
ses idées sur la vie. Le symbolisme ne se con-
PAUL FORT ET LA SENSIBILITÉ FRANÇAISE 135
tente pas d'une esthétique profonde, il se veut
encore, avec raison, une philosophie. Cette philo-
sophie qui est celle de la vie, au sens où l'enten-
dait Guyau, se résume en ces mots : la lumière ou
la joie.
11 est curieux, en effet, de remarquer combien
le xix* siècle, inauguré par les romantiques sur
un mode mineur et débilitant, s'est achevé, grâce
aux symbolistes, sur un vigoureux hymne de joie.
Le pessimisme d'un Chateaubriand, d'un Hugo ou
d'un Lamartine n'a eu que peu d'écho dans nos
jeunesses. La notion panthéiste qui guida un Spi-
noza et un Goethe a trouvé ici son retentissement.
Déjà Vigny nous conviait à la sérénité, à cette
sérénité que donne la connaissance des lois de
l'univers et de la destinée acceptée. Les Gœthéens
diront : « Qu'importent nos petites peines de cons-
cience devant la vie universelle, l'admirable ma-
chine que rien ne peut détourner de son mouve-
ment et de son cours1. » Cette attitude stoïcienne
a créé une éthique et une méthode positive puis-
santes. En l'acceptant nos poètes devaient lui
faire subir une transformation, non dans son fond,
mais dans sa forme, au risque de condamner la
poésie à tomber dans l'atmosphère irrespirable
1. Cf. Georges Graffc. Essai sur le Gœthisme. Bévue des
Idées, 15 octobre 1906.
136 l'attitude du lyrisme contemporain
de la philosophie. Ils conçurent donc d'exalter
jusqu'à l'enthousiasme cette discipline intellec-
tuelle. A force de concevoir la nature sur le mo-
dèle de la nécessité, l'univers nous est apparu
comme un ensemble de forces concourant à une
harmonie et susceptibles de se dilater en beauté.
Le fait d'être, de respirer, de voir, de faire jouer
ses membres et fonctionner ses organes constitue
autant de joies. Dans notre participation à la vie
de Funivers, l'orgueil humain s'accroît du lyrisme
de tout sentir. Chaque arbre, chaque feuille, cha-
que herbe des prés prend une nouvelle raison de
susciter nos transports ; tout devient digne d'être
magnifié. D'où, sans doute, le grand nombre de
livres aux titres exultants : Les Heures claires,
Clarté de Vie, Joies, Entrevisions, etc., etc.
Ainsi les symbolistes, élevés dans la même
atmosphère intellectuelle que nos savants et nos
philosophes, ont voulu faire un pas de plus :
dépasser la sérénité, qui est le procédé positiviste,
pour aller jusqu'à la joie. Ils ont tiré du pan-
théisme autre chose que le stoïcisme. Ils ont
dépassé le réalisme expérimental afin de dégager
le sentiment de l'infini et de la divinité cachée
derrière les apparences. Ils ont enfin synthétisé
le jeu des forces de l'univers dans cet instinct
lyrique, la joie ou la libre expansion de nos puis-
sances.
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 137
Ainsi j'allais songeant à cette loi première : nul
n'aime la Beauté sans aimer la lumière. Le grand
jour pénétra mon front rose de fièvre et, détournant
son cours, vint rafraîchir mon sang, et je croyais,
fermant les yeux dans mon bien-être, tant ce jour
était doux, sa lumière parfaite, que mon esprit voyait,
au travers de mon front, le ciel dans la prairie et le
ciel sur les monts !
Paul Fort, comme Vielé-Griffin, comme Ver-
haeren, comme tant d'autres, — alors que pour-
tant Henri de Régnier et Maeterlinck demeurent
encore enfermés dans le stoïcisme, — n'ont reven-
diqué si haut les bienfaits de la liberté que pour
mieux s'enivrer aux sources de la vie et baigner
tous leurs sens dans la lumière, dans ce que Fort
appelle la grande ivresse.
Couché sur un gazon dont l'herbe est encore chaude
de s'être prélassée sous l'haleine du jour, oh: que je
viderais, ce soir, avec amour, la coupe immense et
bleue où le firmament rôde 1
Suis-je Bacchus ou Pan? je m'enivre d'espace, et
j'apaise ma fièvre à la fraîcheur des nuits. La bouche
ouverte au ciel où grelottent les arbres, que le ciel
coule en moi ! que je me fonde en lui!
L'œuvre de Paul Fort pourrait porter en exer-
gue ce vers du Livre des Visions :
8.
138
L ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
La lumière est la vie de toutes mes pensées.
ou cette strophe des Hymnes de Feu :
Mais toute la nature est au seuil de mon cœur. La
terre et le soleil ont la même cadence, rythmée à
l'unisson des battements de ma vie. La lumière du
jour te pénètre, ô ma vie ! Elle s'ajoute à moi comme
une récompense, quand je laisse mes sens errer de
l'astre aux fleurs. La terre et le soleil en moi sont
en cadence, et toute la nature est entrée dans mon
cœur.
IV
Certains qui, espérons-le, savent mal lire, se
sont imaginés que les procédés habituels à l'atti-
tude symboliste : la vision immanente des choses,
les images intuitives, le libre déploiement de nos
transports, devaient nécessairement compliquer
jusqu'à l'obscurité l'expression de ces états d'âme
vécus. J'ai dit, au début de cette étude, combien,
une fois pour toutes, cette accusation était fausse.
Pour mieux renforcer l'objection, il importait
d'abord de prouver jusqu'à quel point extrême
Paul Fort est symboliste. Mais s'il est dûment
symboliste, serait-ce à présent qu'il n'est point
clair ?
PAUL FORT ET LA SENSIBILITÉ FRANÇAISE 139
Paul Fort, né à Reims, a su tirer des paysages
de l'Ile de France un doux enseignement. Sa sen-
sibilité semble avoir été façonnée et comme pétrie
selon les manières pures — je dirais classiques,
si ce mot ne signifiait souvent des contours trop
stricts — de notre race. Il a donc pu, sans con-
trainte, se garder de Finfluence norvégienne,
comme de la conception pionne de l'idéal mar-
seillais.
Dans ses Idylles, antiques il n'emprunte à la fable
ancienne que ce qui est éternel et ce qui alimente
toute poésie : Famour de la nature. Or, par le fait
que File de France est comme une « cellule de
sagesse » f au centre de l'Occident, un poète qui
a accoutumé de fréquenter les bords de la Marne
et de la Seine, se trouve admirablement doué
pour sentir la légèreté de notre ciel et la grAce
de nos plaines. De là, chez Fort, deux tendances
constitutives de notre peuple, qui savent se con-
cilier dans un cœur ému : la poésie grave et or-
donnée selon une logique souple mais rigou-
reuse, et la poésie familière, d'accord avec le rire
de nos bergères et la clarté du vin de nos coteaux.
Dans les Ballades françaises, dans Lucienne, dans
Paris sentimental, dans los Hymnes de Fctf, nous
passons sans heurt d'une ode de haut lyrisme à
1. A. Mithouard. Le traité de l'Occident.
140 l'attitude du lyrisme contemporain
un lied câlin. C'est la chanson pieuse du bour-
don du village, tandis que partout alentour fris-
sonnent les notes frêles de clochettes aériennes:
Voici le don de joie et de pensée altière que verse
aux fronts humains le soleil de midi, les drapeaux
de l'été flottent sur les esprits et les blés se déploient
dans les chants populaires !
et soudain le poète sourit malicieusement :
Maman ! le diable qui me tire par les jambes !...
Allons donc... — Oui, parce que le gros gendarme a
mangé le petit Jésus. — Tu sais, toi, si tu le fais
encore mourir une seule fois, celui-là, je te fiche
une gifle ! — hurle papa qui fait des chiffres.
Le Français d'Ile de France ne quitte Racine
que pour Jules Laforgue. Cette description de
Bullier est savoureuse en diable :
Amours d'un soir, amours d'un an, béguins d'une
heure ou d'un moment, émotionnettes d'étudiants,
caprices des futurs notaires, — porte-monnaie et
sentiment, ah ! folies des huissiers enfants I si ça
durait la vie entière, ça ferait-il plaisir aux parents?
— Mais écoutez cette misère : le coup de foudre, à
en mourir, de ce vieil aspirant docteur pour la petite
Esméralda. € Souviens-t'en, l'on jouait EspafU !...
Depuis ce jour-là, mon cœur saigne... » Il n'en
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 141
mourra pas cependant, il nous fera mourir plus
ard, sous un coup de foudre de son art. — Béguins
d'une heure, amours d'amants, porte-monnaie et sen-
timent. Et les gros lots de la déveine : ces glorieuses
passions d'un an, et les collages, tous les collages
comme du beurre sur une tartine d'enfant, que l'on
se coupe chaque jour dans le pain mollet de
l'amour !
Une heureuse disposition à l'ironie, jointe à un
goût parfait, à un grand amour pour les pensées
vigoureuses dénotent une fameuse organisation
de poète. La sensibilité de Fort est de toute pre-
mière qualité qui lui permet de vibrer avec tous
les êtres, d'entrer en contact avec chaque lieu
évoqué, d'aiguiser sa psychologie jusqu'à péné-
trer les plus subtils sentiments humains.
Pour parvenir à se donner « un cœur innom-
brable », Fort nous indique malicieusement sa
recette : la bêtise. Jamais l'auteur de Paris senti-
mental ne manque de nous répéter : « Le poète
doit être bête. »
Ce n'est pas très intelligent (on me l'a dit) les
poètes. Ils sont trop bêtes lorsqu'ils aiment. Ce sont
les Bêtes du Sentiment.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'artiste, comme le
savant, doit s'étonner de tout et posséder une
li-2
âme assez naïve, des sens assez vierges pour vivre
en perpétuelle exaltation. Au moindre vent l'eau
des fontaines se fronce ;au plus simple attouche-
ment des choses la conscience du poète doit
s'élargir et s'étendre en ondes lyriques.
Nous saisissons sur le vif la raison pour laquelle
Fort s'est si bien assimilé les mœurs des simples,
des villageois, des marins, des pâtres, des petites
amoureuses *. L'Amour marin est un livre unique
dans les annales de notre poésie, car les Amours
jaunes de Corbière, faites de hâtives notations
n'atteignent pas à cette perfection brutale ou
sentimentale avec laquelle s'expriment les mate-
lots de Y Amour marin.
T'es pas la même que moi, bien sûr. T'es toute pe-
tite devant moi. Mais quand y te quitte, ah ! tu gran
dis ! t'es sur la mer, une grande figure, qui grimpe
au ciel, qui couvre tout. Moi, je suis toujours moi
1. Cf. Robert de Souza : « Rondes et pastourelles, aubades,
romances et guillonnées, berceuses et brunettes, ballades nar-
ratives, complaintes d'amour, chansons de fêtes et de métiers,
gwerziou et soniou bretons, lieds ou saltarelles, il semble
qu'aucun des modes lyriques populaires ne soit absent du
livre de M. Fort. Rendus dans leur rudiment expressif de
langue et de pensée, ou transformés, affinés de la pénétration
d'une sensibilité moderne, ils développent les broderies d'un
art original très savant sur la trame de leurs rythmes primi-
tifs. » (La poésie populaire et le lyrisme sentimental, p. 91.)
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 143
pour moi. Dans mes souvenirs, je n'grandis pas.
J'suis à mes souvenirs. C'est déjà ça, mignonne d'a-
mour 1... T'es pas la même que moi, c'est sûr. T'es
toute petite quand t'es devant moi. Mais quand j'suis
loin, que j'pense à toi, dans mes souvenirs tu cou-
vres tout, la mer, le ciel, la nuit, le jour 1 Et ça,
c'est trop, mignonne d'amour !
Peut-être, comme le remarque aussi Robert de
Souza, Fort est-il moins naïf qu'il n'en a l'air,
c'est même sûr, car je connais peu de livres où
la psychologie soit plus poussée que dans le Ro-
man de Louis XI. Ici le poète a voulu exprimer
par Fhistoire anecdotique la mentalité d'un peu-
ple gouverné par « un curieux homme >. L'ou-
vrage s'ouvre sur cette déclaration de Hugo :
« L'histoire dit bien quelque chose de tout cela :
mais ici j'aime mieux croire au roman qu'à
l'histoire, parce que je préfère la vérité morale
à la vérité historique. > Ce qu'un chartiste ne
saurait nous donner, voilà ce qu'il faut aller
chercher chez Fort. Il m'indiffère de connaître la
liste exacte des événements accomplis de 1461 à
1483, mais je suis ravi de retrouver, dans ce li-
vre, le Louis XI du château de Péronne, au cha-
peron brodé de médailles de cuivre et d'images
de plomb, occupé à des patenôtes et, dans le
même temps, combinant une nouvelle rus<i ; h'
Louis XI, qui jure par la Pâques-Dieu, tout en
144 l'attitude du LYRISME C0NTB1IP0BAIN
ayant peur du diable ; le bon sire, qui, craignant
les pétards, fait tenir devant lui le vaste Tristan
et qui allonge le bras entre les jambes du com-
père, pour allumer le bûcher ; le fin renard s'a-
musant à dessiner les gibets et qui lorsque Com-
mines lui dit : « Sire vous blasphémez ! » répond :
— Sainte Marie 1 est-ce possible ?... Vite alors, mon
chapelet ! Non. J'ai encore quelque peu à pécher. Je
m'absoudrai du tout ensemble.
— Tiens, tiens, serait-ce à l'homme que je viens
de m'adresser.
— Nenni, c'est à la force.
Quant au mouvement tempétueux qui accom-
pagne ces narrations, aux dialogues piquants,
chargés de traits de caractère, aux personnages
divers et multiples qui grouillent dans le récit,
à la variété extraordinaire d'images dont se pare
le style descriptif de ce roman lyrique, — il faut
se résigner à n'en rien dire. L'analyse se refuse
à violer avec son sécateur ce Paradou moral, et
peut-être est-ce le moment de rappeler la parole
de Bacon : « On ne fait rien de beau par les rè-
gles, mais par une espèce de bonheur. »
Cette espèce de bonheur qui illumine la poésie
de Fort nous la retrouvons dans la façon dont est
conçue l'œuvre intitulée Coxcomb ou l'Homme
tout nu tombé du Paradis* Dieu a créé les âmes
PAUL FORT ET LA. SENSIBILITÉ FRANÇAISE l 45
pour sa gloire et satisfaire sou besoin d'expan-
sion. Or pour se conclure, Dieu n'a plus qu'une
âme à composer. Cette âme entre les âmes, le
Seigneur la laisse libre de se choisir elle-même.
Aussitôt le futur être humain se pare du diadème
de sept âmes d'élite : Socrate, Hamlet, Triboulet?
Galilée, Gonfucius, César et Mahomet. Dieu ne
put s'empêcher de s'écrier : « Quelle âme, oh l
quelle âme ce mortel vient de se composer ! Cox-
comb, crête du monde, on t'appellera Coxcomb !
Va, tu seras sans âge... Cependant n'oublie pas le
recensement dernier. » Coxcomb sent un corps
rose et gras s'attacher à son âme. Le Seigneur
lui allonge un coup de pie 1 ; voici Coxcomb en
route pour la terre, semant les vérités encloses
en ses sept âmes.
Ce n'est là qu'un prologue d'une épopée bur-
lesque en trois chants, mais ce poème vibre d'une
vie si pleine, si totale que chaque page constitue
un tableau définitif, scène de mœurs, de carac-
tère ou paysage lyrique, et se suffit à lui-même.
Le dialogue des deux gendarmes est du plus cu-
rieux comique et de la meilleure observation. Le
passage suivant, parmi mille autres est gracieux
au possible :
Les angelots faisaient refléter leurs menottes aux
astres qui venaient reluire à ces clartés, et sur les
146 l'attitude du lyrisme contemporain
dalles bleues où leurs petits pieds trottent jouaient à
la marelle avec la voie lactée.
A côté d'une douce ironie nous rencontrons des
strophes de la qualité de celle-ci :
J'ai beau faire, les sept ciels resteront dans mes
yeux : leurs couleurs éternelles, suaves et magnifi-
ques, leurs divines lumières flottent sous mes prunel-
les, quand je ferme pieusement mes paupières catho-
liques.
D'un mot nous dirons que l'œuvre de Paul Fort
est tout sensibilité. Cette sensibilité est instinc-
tive en ce sens qu'elle jaillit du fond même do
l'être ; elle est aussi consciente d'elle-même, si
j'ose dire, réfléchie, pénétrée de raison française,
— sans cesser d'être folle. Cet instinct et cette
conscience nous donnent le ton de la poésie po-
pulaire, du folklore, de la chanson rustique, d'une
part, de la haute poésie, de l'ode majestueuse et
du grand lyrisme, de l'autre. Le tout réuni en le
même artiste dénote une sensibilité à la fois très
naïve et très cultivée, très libre et très organisée.
Il ne s'agit donc plus d'une sensibilité de ro-
mantique, c'est-à-dire particulière et maladive,
mais d'une sensibilité générale donnant le sens
de l'universel. C'est par là, si l'on veut y prêter
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE 1 47
attention, que le symbolisme se relie au classi-
cisme. On a beaucoup parlé de Moréas, pas assez
de Fort. La poésie de celui-ci remonte aux sour-
ces mêmes du lyrisme, elle est donc aussi grec-
que que française, c'est-à-dire complète. On a trop
peu admiré aussi la fraîcheur et l'abondance de
ces images qui recréent, pour nos yeux avides, le
monde extérieur.
Revoir sur un versant la lune à son déclin pendre
ses glaces grises aux branches des sapins, les bruyè-
res lasses en gravissant pleurer vers l'aube, sous le
vent, comme à la dérobée ; ô revoir les bouleaux à
la tige d'argent s'alanguir et coucher leur front sur
un torrent, revoir l'aiguille bleue où piaule l'alcyon
et que tache un désir de végétation, fleurir soudain
dans l'aube, d'aiguës et d'améthystes, et vers la cime
où l'aigle et les nuages glissent se traîner lentement
un brouillard orangé... Au jour levant dans l'air ses
baguettes magiques, revoir des campanules et des
neiges dorées, revoir tout un torrent briller comme
de l'or, et les myrtilles noires, au souffle de l'aurore,
agiter leurs grelots roses, et silencieux...
Parmi nos meilleurs poètes contemporains, Fort
est celui qui innove le plus.
Sa poésie est comme de la clarté d'Ile de France
tombant sur un décor. Cette clarté est si fine, si
légère, si ténue qu'elle fond parfois tous les tons
1 48 L'ATTITUDE DU f.YJRISME CONTEMPORAIN
dans une sorte de buée lunaire qui fait songer
aux féeries anglaises. Tantôt, au contraire, la lu-
mière pénètre les objets et rend leurs contours
presque transparents, si bien que la nature appa-
raît dans son plus joyeux éclat. Le réalisme poé-
tique d'un Wordsworth, les images berceuses et
teintées d'émotion d'un Kaets, les subtiles nota-
tions d'un Dickens semblent s'être donné ren-
dez-vous en un cerveau centre du monde ; sans
compter que la poésie de l'Intermezzo y trouve
aussi son ironique écho.
Ai-je rêvé de toi vraiment? Il me semble. Oui,
c'était charmant. C'était, au reste, un rêve allemand.
On ne juge un poète que par comparaison ; ce
sont donc des noms, des noms encore qu'il me
faudrait accumuler pour enserrer la personnalité
si riche d'un Paul Fort ; tout de même je pense
que dans cette brillante symphonie, la flûte de
Kaets et le hautbois de Heine domineraient '.
1. Si je ne répudiais, dans la série de ces études qui ne sont
que de brèves notations et des points de repère, tout dévelop-
pement facile, il demeure évident qu'un parallèle entre Fort
et Gérard de Nerval s'imposerait.
PAUL FORT ET LA SENSIBILITÉ* FRANÇAISE 149
Pour extérioriser le rythme de cette pensée ly-
rique en perpétuel mouvement il était besoin
d'une forme essentiellement ductile, qui clichât
toutes les aspérités du sentiment et qui s'adaptât
à toutes ces transpositions d'états d'âme. Fort
— et c'est là un de ses plus beaux titres de gloire
— n'hésita pas à se créer un style « pouvant pas-
ser, au gré de l'émotion, de la prose au vers et
du vers à la prose ». Cette forme, rappelons-le,
n'est bonne que pour Fort. Notre poète a donc
raison de renvoyer à d'autres les critiques ten-
dant à prouver que son style ne peut être géné-
ralisé.
Voici brièvement réunis les avantages d'un pa-
reil style. Un vers chez Fort ne vient pas seul, il
traîne avec lui sa strophe entière. Je dis mal. Le
poète ne pense pas par alexandrin, mais par stro-
phe; celle-ci lui est donnée d'un seul coup, par
intuition, et nous reconnaissons là encore une des
meilleures conquêtes du symbolisme.
En second lieu ce procédé est le seul qui tienne
compte des élisions naturelles. Suivant le ton que
150 l'attitude du lyrisme contemporain
nous prenons, ton d'émotion, ton oratoire, ton
ironique, nous élidons naturellement certaines
syllabes, ou bien nous les renforçons. La strophe
de Fort se présente toujours comme elle doit être
parlée, et parlée, ne l'oublions pas, selon l'ac-
cent même de l'Ile de France.
Grâce à cette présentation extérieure choisie
par l'auteur de Lucienne, les élisions naturelles
nous apparaissent d'elles-mêmes et nous trouvons
du premier coup les plus fines toniques voulues
par l'auteur. L'harmonie de cette musique se dé-
gage toute seule sans fausses notes. Ajoutons
qu'à moins qu'un méridional ne veuille s'en mê-
ler, un acteur ordinaire déclamera avec plus de
facilité et de vérité des vers ainsi établis typo-
graphiquement; les yeux lisent comme nous par-
lons; l'expérience faite avec des poèmes de Fort,
disposés tels qu'ils le sont dans ses livres, fut
concluante \
Tout doucement, sans fracas, âgé de trente-
sept ans, ayant déjà à son actif d'écrivain huit
volumes de vers ou de prose rythmée, chacun
d'une originalité renouvelée, Paul Fort continue
son œuvre de clarté et de joyeux rêve.
1. Je renvoie pour plus de détails à la très complète étude
de M. Louis Mandin sur les Ballades Françaises de Paul Fort,
Vers el Prose, 1909.
PAUL FORT ET LA SENSIBILITE FRANÇAISE / 15 1
Sans avoir jamais dévié, sans avoir rien sacri-
fié à la renommée, Paul Fort, il faut qu'on le sa
che, est parmi nos artistes actuels un de ceux
qui remplissent le mieux leurs engagements de
poètes.
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT
I. — Mithouard mérite une étude. On fut injuste en-
vers lui. — Son enfance, ses goûts, son organisation
d'artiste. — Bigalume. Le musicien.
II. — Son évolution. Le Récital mystique. — L'Iris
exaspéré. — Les Impossibles Noces. — Le Pauvre
Pécheur, son chef-d'œuvre. Inspiration.
III. — Son vers et son rythme .
IV. — L'œuvre en prose.
Le Tourment de V Unité, livre clairvoyant d'esthéti-
que générale, qui résume les tendances éparses de
l'art contemporain.
V. — Traité de V Occident, le bréviaire de l'esprit
français. Ouvrage capital où l'on définit l'état de no-
tre sensibilité et l'atmosphère morale de notre pays.
La voûte et l'idée de temps.
VI. — Les Pas sur la Terre. — Les marches de l'Occi-
dent.
VIL — Conclusion. L'Occident doctrine esthétique
bien équilibrée, qui répudie également la stérilité
d'un humanisme abstrait et l'outrance des anarchis-
tes novateurs.
Je me décidai, un beau jour, ayant lu la plu-
part des textes de la littérature dite symboliste,
ADRIEN MITHOUARD ET l'ûCCIDENT 153
d'entreprendre Pétude des livres didactiques où
se trouvent esquissées l'histoire, la critique, l'es-
thétique, je ne dis pas de cette école, — il n'y a
pas d'école symboliste, — mais de cette attitude
lyrique contemporaine. Un de mes plus grands
étonnements — j'en éprouvai plusieurs — fut le
silence prudent qu'ont gardé et que gardent en-
core avec ensemble les plus ou moins autorisés
de nos «donneurs d'immortalité» autour de l'œu-
vre, pourtant significative, d'Adrien Mithouard.
Aucune anthologie — et Dieu sait s'il en existe I
— ne renferme à ma connaissance des vers de
l'auteur du Pauvre Pécheur. Aucun « livre de
masque » n'a daigné nous offrir un moulage de
cette expressive et babillarde physionomie. Pour-
tant le nom d'un homme qui s'affirme tour à tour
poète, esthéticien, essaiiste, directeur de revue,
et qui, par surcroît, régit, avec quel zèle ! les in-
térêts d'un gros arrondissement de Paris, ne peut
être ignoré. Voilà une personnalité bien encom-
brante. Elle tient donc silencieusement de la place
dans nos esprits.
Oserai-je avouer avoir connu la poésie de Mi-
thouard dans le même temps que celle de Vielé-
Griffin et d'Henri de Régnier. Perdu dans un col-
lège de province, je trompais par la lecture de
la Cueille d'Avril et des Poèmes anciens et roma-
nesques les heures banales d'une morne rhétori-
151 L'ATTITUDE DU LYRISME CONTBMPOH UN
que. Un ami, confident de mes goûts naissants,
me fit don, je crois bien pour se moquer, de l'Iris
exaspéré. Tout de suite l'étrangetô de ce titre me
conquit. Ainsi qu'il arrive aux cerveaux long-
temps comprimés, dont le mysticisme vivant ne
cherche que l'occasion de s'essorer, je chéris moins
ce livre à cause de ses qualités solides, que pour
l'espèce de secousse nerveuse qu'il m'apportait.
Je me réfugiais alors dans l'outrance et lisais au
hasard la jeune littérature, vers quoi allaient tous
mes rêves tumultueux. Etions-nous, deux ou trois
petits provinciaux, mieux informés que ceux de
notre âge, les potaches de Paris ? Je l'ignore, et
n'insiste que pour m'étonner de cet oubli non
encore réparé. La critique peut se tromper sur
les destinées d'un ouvrage, elle se trompe jour-
nellement. Au moins devrait-elle reconnaître son
erreur, lorsque les années sont venues fortifier un
talent qui produit avec entêtement et qui se gran-
dit à mesure. Je pense à Sénèque le sage écri-
vant : « Les uns ont la réputation, les autres la
méritent. » 11 m'est donc aussi doux de réparer
avec modestie une grande injustice que de mar-
quer un apport original dans le courant symbo-
liste au long duquel je me complais à muser, en
feuilletant l'œuvre féconde d'Adrien Mithouard.
J'aurais aimé, pour les études qui m'intéressent,
n'avoir qu'à dégager les conclusions proposées
ADRIEN MITIIOUARD ET L'OCCIDENT 155
par l'auteur lui-même. Cette tâche n'est aisée
qu'au terme d'une analyse détaillée, non encore
tentée. Suivons donc pas à pas Mithouard dans
Félaboration journalière d'une pensée en perpétuel
mouvement. Nous le verrons d'abord se chercher,
pousser des prolongements dans tous les domai-
nes de l'activité intellectuelle. L'heure viendra
où, ayant trouvé son centre, il prend finement
position et édifie la profonde doctrine de FOcci-
dent, en laquelle nos fiers instincts de naturalis-
tes et la continuité de notre race s'unissent. Sans
différencier des qualités harmonieusement accou-
plées, pénétrons plus avant dans ce tempérament
de poète, d'esthéticien, d'essaiiste. Ainsi d'une
ellipse morale, image de la vie, dont on parcourt
les axes spirituels, pour aboutir au foyer de Fâme,
cette synthèse rayonnante.
I
Je sais que certains ne sont parvenus que tard
à Fexpression de leur originalité, comme une
graine ensevelie sous le gel de Fhiver, qui attend
le choc du soleil pour s'épanouir. Je sais aussi
que notre enfance chantera pour toujours dans
notre avenir, et que nos jeunes années portent
déjà, les mains hautes, la corbeille fleurie de no:
156 l'attitude du lyrisme contemporain
tre existence future. L'enfance de Mithouard se
vêt de pensées graves, et, tout de même gracieuses,
joue, toute frêle encore, dans un jardin solitaire.
Fils unique, confiant dans le bonheur calme dont
l'environnent les siens, il caresse tôt ses yeux à la
certitude des lignes pures et des harmonies archi-
tectoniques. Le père de Mithouard était « un mé-
decin de maisons ». Nous contemplons, dans le
Traité de l'Occident, un portrait achevé de cette
physionomie sereine. Il légua à son fils cet esprit
droit et large qui constitue l'homme libre, le
goût des choses belles et utiles, le sens exact des
proportions et l'amour de la plaine française.
« Quand j'étais petit, je faisais mes devoirs chez
mon père ; il rangeait sa table, approchait la lampe,
mettait un gros livre sur ma chaise et m'installait
bien à mon aise. Car il ne concevait pas qu'on
pût rien faire sans bien s'y mettre. Puis il m'en-
tourait d'un tel silence que j'éprouvais un grand
besoin de le remplir de toute la tension de mon
petit cerveau. Une paix dévorante embrasait la
pièce ; autour de cette lampe, l'atmosphère brû-
lait. L'oisiveté me faisait peur, qui m'eût laissé en
proie à cette heure pesante où je me sentais si
respecté. » C'est assez dire que l'enfant commença
à se chercher dans une joie studieuse. Mais comme
la solitude et l'isolement poussent d'ordinaire une
conscience catholique vers l'idéalisme, ce n'est
157
que plus tard, au contact des réalités quotidien-
nes, que l'artiste trouvera en lui cet équilibre,
fondement de notre tradition. Pour l'instant, il
s'ébat dans le mysticisme.
Au collège on lit Homère et Cicéron ; on s'en-
tretient avec les classiques. Mithouard ne connaî-
tra que relativement tard les romantiques, Hello,
Mallarmé, Verlaine. Ceci est à retenir. Une attrac-
tion secrète, jointe à une éperdue frénésie d'idéal,
non un désir légitime d'imiter, lui insufflent le
goût des vers et de la musique. Mithouard puise
en son moi son originalité. Un seul poète lui est
familier, Banville. Dans la lecture des Odes fu-
nambulesques, Mithouard apprend les rudiments
d'une métrique un peu courte, qu'il saura élargir
pour se créer un rythme en harmonie avec sa
nature ardente. Au reste, nous avons accoutumé
de considérer Banville comme un subtil jongleur.
Cette réputation de parnassien coquet a fait grand
tort au poète lyrique et même épique. Mais un
collégien aime la gymnastique et les cabrioles.
Mithouard écrit d'abord une fantaisie endiablée
dans le style des Odes funambulesques. Bigalume
est une scènette dont les personnages se compo-
sent d'un vieux pédagogue radoteur, d'une gen-
tille jeune fille romanesque et d'un petit lutin
futé.
Je n'ignore pas le peu d'importance que Mi-
158
thouard attache aujourd'hui à cet exercice proso-
dique. Aussi bien, ce goût un peu fantasque, cet
air de ne pas avoir Pair, cette joie amusée de con-
templer ses propres pirouettes, est une caracté-
ristique du tempérament de notre artiste. Jamais
Mithouard ne se départira, même au milieu d'une
composition grave, de cette ironique attitude.
Chaque fois qu'un jeu de mots le démange, il faut
qu'il nous le jette à la figure. Une métaphore
bariolée vient-elle se poser sur sa plume, soyez
sûr qu'aussitôt il l'attrape et la pique sur son pa-
pier comme un papillon aux ailes étranges.
La Perdition de la Bièvre l est écrite au moyen
d'éblouissantes associations d'idées. La Divaga-
tion de Salomé, chef-d'œuvre de style « mallar-
méen », qui clôt dans l'enthousiasme un hymne
violent à l'unité dynamique de l'esprit et de la
vie, laisse échapper des phrases comme celle-ci :
« Et vous, mon oncle, prenez toujours patience
et vous faites narrer l'aventure de la femme de
Loth qui fut changée en statue. C'est une histoire
qui ne manque pas de sel », ou comme cette autre :
« Et je dansais seulement pour ceci que je me
sentais des jambes à vexer Jean Goujon », ou
encore; « Qui a pu saisir, isoler, condamner à
1. La Perdition de h Bièvre. Bibliothèque de l'Occident.
Paris. 1906.
159
l'éternité des palpitations uniques? M. Degas.
Qui a pu fixer sur de Fespace les formes de la
rapidité? M. Degas. Saurait-il aussi bien enten-
dre la rotation des peuples ou l'adolescence des
planètes? Le Degas des planètes c'est Dieu »; ou
enfin : « Le paon amoureux qui danse la pavane
se doute-t-il qu'en faisant la roue devant sa bien-
aimée, il darde anxieusement sur toutes les cho-
ses les vingt regards de son plumage vain — pas
si vain J — le paon qui regarde le grand Pan ! »
Délicieuse habitude d'un occidental, fils de notre
moyen âge et de nos cathédrales, qui sourit à tra-
vers ses larmes, qui trompe sa veine satirique à
mêler des gargouilles ta la perspective d'un chef-
d'œuvre. Heureuse possession de soi permettant
de se mettre à côté des choses pour mieux les
regarder. Joie de vivre au milieu de la mobilité
des formes, de les comprendre, de les palper, de
les plier à son propre destin, de s'y adapter sans
être dominé par elles.
Ai-je dit qu'entre temps Mithouard s'appliquait
à devenir un savant violoniste ; non un de ces
amateurs de salons qui nous font grincer des
dents, mais un consciencieux virtuose? J'entends
bien tenir compte comme il convient de cette sen-
sibilité musicale, pour la révélation du talent de
notre artiste. Car le violon est une âme qui chante,
qui rit ou pleure selon notre vouloir. « Oui, cette
160 l'attitude du lyrisme contemporain
petite chose passionnée, depuis si longtemps pres-
sée par un amoureux effort, poussée d'une émo-
tion à l'autre jusqu'à sa forme, enferme vraiment
en soi un grand frisson de vie. » Si vous allez
chez Mithouard, vous trouverez étages sur les
rayons d'un meuble, cinq petits sarcophages ver-
nis, où dorment pendant le jour des instruments
doucement caressés. Mais quand vient le soir, le
Stradivarius ou FAmati se réveillent sous les
mains expertes de celui qui se plaît à poursuivre
son âme avec des sons. Ah ! comme Mithouard a
parlé religieusement de Léon Reynier ! Gomme il
a su comprendre, à l'aide de sa science musicale,
la flexibilité des rythmes médiévaux basés sur
l'idée de temps, comme l'ordonnance d'une cathé-
drale ! Gomme il a su tirer pour l'oreille une
métrique reposant sur l'accent, «c affranchie des
cadences symétriques que la danse impose >, alors
que l'auteur de Fervaal, en véritable occidental,
développe librement, sans l'interrompre par des
accords abstraits, sa polyphonie, sur « cette ryth-
mique puissante des temps lourds et des temps
légers ! » Et je songe à la parole d'Ingres :
« Un violoniste ne saurait être un malhonnête
homme. >
D'abord Mithouard qui ne pense rien faire à
demi, posséda chez lui un orgue, — un orgue et
aussi un billard. Le billard c'est de la logique en
!
I
ADRIEN MITHOUARD ET i/oCCIDENT 161
mouvement, un jeu fortifiant d'intellectuel prompt
à résoudre le mystère de la Trinité au moyen de
trois billes entre-choquées. Le billard, c'est encore
mieux que de la raison fixée, puisqu'il y faut de la
justesse, de la légèreté et une certaine intuition
pour les coups compliqués ; autant de qualités
propres à l'occidental. Nous sommes une race
d'honnêtes joueurs de billard. Et puis le billard
en poésie, c'est encore l'influence de Banville qui
I reparaît. Or, ce meuble est inconfortable pour y
| dormir et quantité d'amis y trouvent l'occasion
de fréquentes visites. Mithouard qui n'aime pas à
être dérangé dans son labeur réfléchi, alla donc
vendre à l'hôtel Drouot son tapis vert. Il en revint
avec un orgue, superbe occasion qu'il saisit... aux
tuyaux. Cet instrument dont « la large poitrine,
en continuant une voix toujours égale, a déter-
miné ce type suprême du style lié dont les par-
ties s'en vont d'un seul mouvement comme les
quatre nervures de la voûte », est seul capable de
remplir de son haleine inépuisable une nef ogi-
vale. Encore une façon pour Mithouard de goûter
la cathédrale et de s'acheminer en mesure à mieux
vivre une vie d'occidental.
Je demande qu'on ne me fasse pas grief de ces
détails accumulés au hasard, semble-t-il. Préci-
sément ma méthode consiste à façonner cette
intelligente physionomie au moyen de touches suc-
162 l'attitude du lyrisme contemporain
cessives, de tons superposés; et vous verrez bien
qu'elle finira par surgir de l'ombre.
II
Nous avions laissé Mithouard se débattre avec
son moi. Par suite de son isolement, il acquiert
très tôt une originalité franche; par suite de ses
tendances catholiques, il est tout de suite enclin
au mysticisme. Plus tard, Mithouard acclimatera
son mysticisme à un naturalisme local et devien-
dra un des types les plus représentatifs de sa
race. Pour l'instant, il dédaigne le public et confie
au papier des méditations passionnées. Actif et
douloureux, tel m'apparait cet artiste dans les
quatre livres de vers où sa jeunesse s'est offerte.
Le Récital mystique l est l'expression d'un cer-
veau, tendu comme un arc, qui tire des flèches
enflammées vers l'absolu. Deux poèmes de ce re-
cueil eurent toujours mes préférences. Chaque
fois que je les relis je me sens pénétré de la même
émotion indéfinissable.
Le Magnolier est l'histoire de deux jeunes gens,
Balthazar et Gilbert, insatisfaits de l'amour in-
complet que nous donne la femme.
1. Récital mystique. Lcmerre, Paris, 1893.
ADRIEN MITHOUARD ET [.'OCCIDENT 163
L'immense amour auquel l'âme se désaltère
N'est pas celui qu'on prend aux femmes de la terre.
Elles ne savent pas nous aimer gravement,
Notre besoin d'aimer s'irrite en les aimant.
Us rêvent d'étancher dans uneconsubstantielle
amitié la soif dévorante de leurs désirs infinis.
Amour plus recueilli que l'amour, amitié
Ce que mon âme attend, ce qu'elle achèterait
Du plus pur de son sang, c'est d'éteindre la tienne,
Et de la posséder, c'est qu'il nous appartienne
De nous appartenir tous deux éperdument,
De nous résorber l'un en l'autre en nous aimant
Et d'étreindre à jamais nos soifs inassouvies,
Et d'identifier l'essence de nos vies,
Et d'en pleurer de joie, et de mettre en commun
Le sang, l'être, l'amour, et de n'être plus qu'un !
Je retrouve cette même conception mystique
de l'amitié chez les premiers romantiques alle-
mands ', dont nos symbolistes français se rappro-
chent par tant de côtés. Balthazar et Gilbert se
sont assis sous les blanches ailes d'un grand ma-
1. Cf. le» effusions lyriques de Frédéric Schlegcl et de Nova-
lis. Voir notamment I. Rouge : Frédéric Schlegel et lu genèse
du roman lis me allemand, p. 17. Fontcmoing, Paris, 1904.
164
gnolier. Survient un sanglier affamé qui les ren-
verse, les piétine, les déchiquette à coups de
boutoir. Nos deux pèlerins sont tombés sanglants.
Ils regardent avec une exquise langueur
Sur le sol onduler la pourpre de leur cœur.
Une même pensée leur vient : boire le sang l'un
de l'autre, afin de confondre leur être et de com-
munier leur vie.
Ils levèrent chacun au firmament vermeil
Leur coupe qui fumait vers le pâle soleil.
Et puisque ce breuvage était vraiment eux-mêmes,
Puisque l'amour ressemble, en des heures suprêmes,
A l'Epouvante assis au fond du bois sacré,
Puisque boire ceci qu'avaient élaboré
Leurs rêves, leurs pensées, leur amour, puisque boire
C'était dans la forêt mystérieuse et noire
Pénétrer plus avant que les hommes ne vont,
Ils burent lentement leur coupe jusqu'au fond.
Ainsi ils s'endorment doucement, heureux d'avoir
réalisé leur idéal d'amour.
Le Mari de la Forêt nous offre le même type
d'amoureux assoiffé d'amour transcendant.
Il n'est de plein bonheur qu'autant qu'il s'y révèle
A chaque pas qu'on fait quelque face nouvelle,
Et que le plus grand cœur ne renferme d'amour
Que ce qu'on en voudrait pour aimer un seul jour.
ADRIEN MITHOUARD ET l'oCCIDENT 165
Il va donc épouser une forêt aux profondeurs
incalculables. Là, les feuillages sans cesse variés,
les jeux d'ombre et de lumière toujours nouveaux
forment une chose vivante en perpétuel devenir ;
on n'en pourra jamais consommer l'attrait.
Quelle femme avait Pâme aussi profonde ? Aucune
Chez qui l'immensité ne fût une lacune.
En la seule forêt, il pourrait chaque jour
Découvrir des aspects ressuscitant l'amour.
Le soir venu, Gautier entreprend « d'aimer et
d'étreindre Fimmense ». Il chante et la forêt re-
dit son chant mille et mille fois intensifié. Il court
dans le vent, baise les mousses, étreint les bou-
leaux, se roule dans les ronces. L'orage éclate
furibond. « Ce sont les voluptés de la grande
débauche. » Une louve le guette. Gautier se dégage
des buissons crochus. Il grimpe au sommet du plus
bel arbre. Et, pour mieux embrasser d'un cœur
illimité son épouse infinie, Gautier se précipite
dans le sein des flots verts.
Ce poème est un des plus beaux symboles réa-
lisés que je connaisse. Tout, la pensée intuitive
et lyrique, les descriptions immanentes, c'est-à-
dire en fonction d'états d'âme, les images violen-
tes accumulées, le mouvement fou qui fait perdre
haleine à la première lecture, la langue neuve et
166
tourmentée, tout concourt à l'expression frénéti-
que d'une âme en proie à l'amour passionné et
délirant de la nature.
Avec 17m exaspéré l nous assistons aux derniè-
res convulsions d'un romantique très évolué. (>u
nous a trop habitués à considérer le symbolisme
comme une déclaration de guerre au romantisme.
Cette vue ne semble juste que si Ton remplace le
mot romantique par celui de parnassien. La gé-
nération de 1885 continue la voie tracée par Hugo,
quoi qu'on en ait dit. Elle ne fait qu'acclimater les
destinées de la poésie française aux exigences de
la mentalité contemporaine. Cette mentalité, déli-
bérément idéaliste, requiert une poésie plus sou-
ple et plus réelle. « C'est à lame que la scieucc
va se prendre», déclare Taine. C'est aussi à l'Ame
que va s'adresser la poésie, à l'âme et à tout ce
qui la constitue : la conscience profonde, l'idée
incarnée dans des formes subtiles qui l'enserrent
sans la déformer, la nature perçue du dedans, en
fonction de nos états psychologiques, et non plus
considérée objectivement comme procédé plasti-
que. Les premiers romantiques français confon-
daient trop souvent l'âme avec l'imagination. De
là leur poésie parfois bien superficielle. C'est dans
le sens de profondeur qu'il faut comprendre la
1. VIris ex&spéré. Lemerre, Paris, 1895.
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 167
réforme accomplie par les symbolistes. Ils ne
cherchent pas à enguirlander de fleurs rares des
lieux communs classiques, mais à creuser à Fin-
térieur d'eux-mêmes, pour faire jaillir la source
des émotions vraies et primordiales qui dort dans
l'intime de notre être. Les réformes métriques
n'ont pour objet que d'offrir un instrument lyri-
que capable de rendre, sans les cristalliser dans
leurs modulations mouvementées, les accents
flexibles de nos polyphonies psychiques. Les
« jeunes » sont venus continuer, en l'aérant, notre,
tradition infiniment perfectible.
L'Iris exaspéré nous aide à mieux saisir chez un
poète original, influencé seulement par Pambiance
de Fépoque et du moment, le passage inconscient
du romantisme d'imagination au symbolisme in-
tuitif. Rien que la lecture des titres est significa-
tive : L'assassinat du Silence ; Avoir bu les Etoiles ;
L'Avril voulu; La béatitude des Pierres ; Le cœur
du Temps ; LaLiine aveugle ; Les Tours douloureu-
ses lé De plus en plus nous voyons Mithouard pro-
1. Trouver un titre représentatif est une qualité rare. Mi-
thouard la possède à un degré incroyable. Aux exemples que
je cite, puisés dans 17ri* exaspéré, il faut ajouter ceux des
autres recueils, depuis le Récital mystique jusqu'au Traité de
l'Occident. Mithouard affectionne les titres étranges et qui
font image, comme Y Ane crépusculaire, \c Mari de la Forêt, etc.
Il aime aussi les titres brefs qui vous entrent dans l'esprit au
moyen d'un infinitif : Sonner le temps, Déchirer le ciel, etc.
168 l'attitude du lyrisme contemporain
mener son inspiration dans les « serres chaud <> »
de la conscience et dans le verger intérieur de
la vie.
Le cœur énamouré du poète est mort. On l'a
enseveli sous un ciel solitaire, et à cette place se
dresse désespérément un iris blême. La plante
courroucée et folle d'avoir bu un sang vermeil,
de s'être nourrie d'une fièvre mystique, de possé-
der en sa sève une âme éperdue, tente l'aventure
de se hausser jusqu'au ciel sur sa tige frêle. En
vain l'iris se tord, profère à tous les vents le cri
de son parfum, se tend de tout son vouloir vers
les étoiles, sa corolle retombe exténuée sur le sol.
Mais, dans son désir exaspéré de faire choir l'azur,
la fleur sanctifiée s'est nuancée d'une lueur d'azur.
Cette pièce donne le ton du livre et contient toute
l'essence du tempérament du poète en lutte avec
lui-même, parti à la conquête de l'Infini. Un idéa-
lisme subjectif s'enferme dans des symboles écla-
tants et montre en chaque aspect de la nature
autant d'âmes passionnées.
Le ciel était de nuit, d'astres et de silence.
Au fleuve alors, où l'onde agitait la semblance
Des paysages et des univers en jeu,
Je puisai l'eau frigide où frissonnait du feu :
Toute l'immensité du ciel fut dans ma droite.
Ma main pour de l'azur n'était pas trop étroite.
ADRIEN MITHOUARD ET I/OCCIDENT 169
Je maniais l'abîme, la lune, les bois,
Les soleils grelottaient de fièvre entre mes doigts.
Et je trempai ma lèvre au ruisseau de leur flamme,
Et je fis boire les étoiles à mon âme.
Je ne sais pas d'histoire plus tragique que celle
d'une intelligence et d'un cœur cherchant leur
repos suprême dans l'unité. Cet espoir perpétuel-
lement trompé de concilier des contraires, Mi-
thouard l'appelle encore les Impossibles Noces l.
Heurt constaut de deux éléments qui ne peuvent
se confondre, voilà de quoi vit cette cathédrale
« double et contradictoire ». Deux âmes en pré-
sence hurlent sur les murs. Deux esprits, le triste
et le rieur, édifient Péquilibre des voûtes de leur
furieux choc. L'époux s'avance heureux, rêvant
«c des ciels purs et légers, des climats doux »,
évoquant « l'impassible beauté du temple athé-
nien debout sur la cité ». L'épouse vient lamen-
table, l'air dolent, l'âme éperdument souffrante ;
et les deux êtres voudraient se joindre, arracher
la tunique
Qui les vêt en dedans de la couleur du soi.
Mais il leur faut subir Timmarcessible loi.
Et chacune qui rit ou qui pleure de force
Consomme, en existant, l'implacable divorce.
1. Les Impossibles Noces. Mercure de France. Paris, 1896.
10
170 l'attitude DU LïRISMK contemporain
La même idée se retrouve dans les deux autres
poèmes. Les deux Foules sont mes ancêtres et mes
fils qui me cernent de toutes parts comme un
voleur.
Mon sang libre comment communieraient-elles ?
Je suis entre elles deux le portrait d'union.
Je leur garde un instant lame que je transmets.
La Conquête de l'Aube chante la résurrection
des corps. Tous les hommes sont morts et peu-
plent un immense navire. Le temps de la lumière
blanche est fini. Alors l'heure de revivre a sonné.
Les anges embouchent la trompette de cuivre.
Les morts se dressent épouvantés. Le vaisseau
démarre, avec Jésus au gouvernail. Dans leur
fuite vers les étoiles, les vierges ressuscitées s'émer-
veillent :
Nous voici : c'est un mystère,
Par le ciel libre où nous montons,
D'être faites de terre.
Terre, nous emportons
Un peu de ton jardin de vie à nos sandales.
La matière s'est sublimisée. Jadis Fesprit pou-
vait voguer à son gré, mais seul, vers de beaux
horizons ; le corps avait toute la peine. Aujour-
d'hui l'ère d'épreuve est expirée.
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 171
Et c'est l'esprit qui porte à travers l'empyrée
La pesanteur d'un souvenir.
Il est donc vraiment juste et digne et salutaire
D'honorer le chef et les flancs,
Les membres douloureux, les os, les pieds sanglants
Qui servaient l'âme sur la terre.
Sonnez sur l'océan épiscopal, les cors 1
Puisque l'épreuve est terminée,
La fête de la chair dans l'éternelle année.
Voici l'assomption des corps.
Cette étonnante germination de vie mystique
devait atteindre son épanouissement dans le Pau-
vre Pécheur l. Ici Mithouard a lié en un bouquet
de plantes capiteuses tout le parterre fleuri de
sanglots de son âme pure et, dans un bel élan
de ferveur amoureuse, a jeté aux pieds du Christ,
principe de tout amour, cette gerbe frissonnante.
Déjà, en ses autres recueils, on sentait passer un
souffle catholique, témoin cette délicieuse Reli-
que dans l'Iris exaspéré. Mais, dans le Pauvre
Pécheur, il n'est plus sujet de pièces détachées.
L'inspiration est une. Nous sommes en présence
d'un poème composé, d'un drame avec prélude
et conclusion.
Il semble que de nos jours, étant donné le pe-
tit nombre de poésies puisées aux sources de
1. Le P&avre Pécheur. Mercure Jo France. Paris, 1889.
172 l'attitude du lyrisme contemporain
l'Imitation, la critique catholique ait dû saluer
avec joie ce livre d'art, conçu dans une extase
religieuse, où se mirent les effusions lyriques du
petit frère saint François. Bien entendu, ce fut le
contraire qui se produisit, à de rares exceptions
près. L' Univers, par l'intermédiaire d'un certain
D'Azambuja, — « abscon comme la lune », a dit
de lui Villy — bégaya des sottises sur cet artiste
outrecuidant, dont l'audace allait jusqu'à termi-
ner une œuvre pie au moyen d'une péroraison
que le journaliste déclarait peu orthodoxe, prou-
vant par le fait même qu'il n'avait pas lu le Pauvre
Pécheur, à l'instar de ces catholiques qui n'ont
compris ni Verlaine ni Huysmans, pas plus qu'ils
ne comprendront l'Amour sacré de Vielé-Griffin.
Et pourtant, j 'ose le crier bien haut, depuis Sagesse
nous n'avons entendu de chants plus mystique-
ment catholiques, plus spontanément fervents que
ceux échappés de la bouche saignante du Pauvre
Pécheur.
Cette humble figure qui penche sa résignation
dans une eau sans reflet est empruntée au célè-
bre tableau de Puvis de Chavannes. Cette eau
grise est celle du baptême ; le péché l'a colorée
de cendre. C'est en lui-même que le pauvre pê-
cheur pêche. 11 se tient morne devant le filet
de sa conscience, sans rien prendre, et ne lève
pas même les yeux sur Marthe. Quatre livres :
ADRIEN MITHOUAKD ET L'OCCIDENT 173
celui de la Douleur, de l'Amour, du Vertige, de
la Folie renferment l'âme dolente ou épanouie
du pauvre pécheur. Mais les froids ciseaux de
l'analyse se refuseront toujours à disséquer une
méditation vivante, une foi active où plongent les
racines d'un être en qui l'humanité se ramifie.
Tantôt le pauvre pécheur s'adresse à sa sœur
d'élection.
Il faut faire de la musique avec nos âmes.
Brodons le contrepoint palpitant de deux rêves,
Ourdissons deux personnes d'une seule trame,
Que ton angoisse en ma lassitude s'achève.
Tantôt il donne libre cours à sa fougue impres-
sionniste et son âme s'identifie, dans une sorte de
fureur panthéiste, aux pavots rouges qui saignent
dans la plaine :
Sonneurs de rouge, coqs des fleurs, coquelicots,
Dont l'éclat crisse en l'or des soirs dominicaux,
Mon âme fraternise avec vous.
Printemps de braise, avril, bruisse d'étincelles,
Phares vifs au soleil dont la flamme éteint celle
Du jour qui par-dessus vos transports s'obscurcit,
Ma fauve ardeur s'exalte à vos apoplexies.
Fleurs brûlantes où meurt sans trêve un cri suprême,
Hardi 1 — Hardi la plaine aiguë avec moi-même.
174 i/attitudk du lyrisme CONTEMPORAIN
Tantôt il dialogue intérieurement avec le Christ :
Qu'elle est singulière votre voix,
Lorsqu'elle parle en moi !
Je n'ose pas vous reconnaître.
Tantôt il s'enfonce dans l'ivresse d'un vertige
transcendant :
Oui, mais ne plus tenir la terre sous ses pieds,
Tout perdre, dans le vide énorme se noyer,
Rien qu'on puisse palper, qu'on frôle, où Ton se pose,
Avec l'inquiétude alors d'être une chose,
Puisque Dieu nous a fait stables en nous créant,
Etre partout soi-même en proie à du néant.
Etre fou de ne rien étreindre une minute !
Tantôt il pleure des mots simples :
Voici tout simplement que j'ai perdu ma mère.
Je vous offre, ô mon Dieu, son parfum éphémère,
Parmi l'or triomphal de cette Fête-Dieu,
Et puis je crois en vous, des larmes dans les yeux.
Tantôt il gémit sa faiblesse. Car le pauvre
pécheur n'a pu soutenir jusqu'au soir « l'effort
surhumain de vouloir ». Il a tenté Dieu, pensant
l'étreindre avec ses bras. La chair trop longtemps
175
flagellée a parlé, soudain accablée de désirs sen-
suels, et s'est désaltérée d'une autre chair.
J'ai péché n'importe avec laquelle.
Je voulais, j'étais fou 1
Me libérer du poids de mon cœur n'importe où.
Or, Jésus se fait entendre une dernière fois. La
voix divine prêche la vie simple et Famour des
humbles. En voulant palper le Verbe « dans la
terreur blanche et dans le délire », le pauvre pé-
cheur a mésusé de ses forces viriles. Personne
n'a le droit de s'affranchir de soi. 11 lui faut mar-
cher vers une autre vie et renaître « pour d'hum-
bles devoirs dans l'aube frileuse ». Quant à son
âme ancienne, toute parfumée d'extase, toute
meurtrie de sa chute dans le mal, elle sera rache-
tée par Marthe.
Tel est ce poème vécu, moment passionné d'une
crise sainte. Mithouard a raison de tenir à ce der-
nier recueil. Le Pauvre Pécheur est bien vraiment
son chef-d'œuvre, l'aboutissement lyrique de tous
ses désirs de jeune homme ; la conclusion d'une
vie mystique en proie au tourment de l'Unité. Et
j'ai tout lieu de croire, hélas I que notre littérature
n'enregistrera pas de sitôt de pareils accents.
176 l'attitude du lyrisme contemporain
III
La pensée poétique de Mithouard a su s'incar-
ner dans des formes personnelles qui disent à
quel point l'idée et l'expression se compénètrent
chez notre artiste. Par suite de son isolement,
Mithouard n'a pas su puiser ailleurs que dans le
rythme de sa conscience les harmonieuses et sub-
files cadences capables de clicher sa pensée libre.
Pour lui, comme pour tous les vrais poètes sym-
bolistes, il existe deux sortes de vers : le vers lu
et le vers parlé. L'un est conventionnel; son do-
maine abstrait se clôt d'étroites limites, totale-
ment disproportionnées avec ia mobilité de nos
sentiments contemporains. L'autre, le vers parlé,
s'offre comme la réalité par excellence de nos
personnes, les diverses pulsations de nos émotions
concrètes, le chant instinctif d'un tempérament,
la mesure libre et continue de nos symphonies
intérieures.
Malgré les récents travaux suscités par l'emploi
de ces cadences flexibles, je crois qu'il est encore
impossible à cette heure d'enfermer en des règles
fixes notre prosodie, pour toujours affranchie des
canons statiques. On ne peut endiguer par des
lois stables le rythme individuel en quoi se loca-
177
lise la mélodie de chaque poète. Je reconnais en
ceci le charme de notre poésie française, comme
de toute beauté. La grande valeur du vers libre
provient de l'habile et du savant maniement des
syllabes fortes et faibles. Ainsi nous jugeons tout
de suite de la bonté de tel ou tel poète dans la
façon dont il manie et mêle les accents. Ou le
vers libre est franchement insupportable, s'ap-
parente à de la prose médiocre, ou il renforce
le rythme et martèle avec grâce une mélodie
expressive.
De fait, le vers français ne s'appuie pas seule-
ment sur le nombre des syllabes. Ces syllabes dif-
fèrent encore entre elles par la qualité et le tim-
bre. Quoique moins marqué qu'en latin, Faccent
existe dans notre langue. Interrogez, pour vous
en convaincre, l'instrument de l'abbé Rousselot.
Vous verrez que les mots âme et femme n'amè-
nent point sur le cylindre enregistreur le même
nombre de vibrations l. D'indy, notre grand mu-
sicien occidental, a montré, dans son Traité d'Har-
monie, tout le parti que notre polyphonie con-
temporaine tire des temps lourds et des temps lé-
gers. Notre musique n'est que du mouvement. Ce
que Wagner, Franck, d'indy, Chausson, Debussy
1. Cf. Robert de Souza. Là poésie française et l'e muet.
(L'Occident. Nov. 1902.)
178 l'attitude du lyrisme contemporain
ont réalisé en musique : suppression de la barre
de mesure à intervalles réguliers, — détestable
importation de la Renaissance — la symétrie ré-
pudiée, ainsi que les morceaux de remplissage
qui « font le pont », la poésie moderne Ta incor-
poré dans sa métrique. Temps lourds, temps lé-
gers prodigués avec goût, voilà l'essence de notre
poésie. C'est tout ce qu'on en peut dire pour l'ins-
tant, si Ton ajoute que dans le corps de nos stro-
phes analytiques se groupent une infinité de petites
harmonies mystérieuses, impossibles à nombrer,
d'où naît la joie suggestive du poème '. Enfin, le
rythme et la beauté de l'expression proviennent
encore de la valeur historique des mots employés.
« Remarquez, écrit Mithouard dans le Tourment
de r Unité, la vétusté phosphorescente de ces
vieux mots où se sont accumulés des siècles de
sens, et la beauté encore de ces mots abstraits
1. C'est ce qu'a fort bien rendu Mithouard dans le Tourment
de V Unité. Parlant du Clavecin bien tempéré où chaque partie
est faite de motifs minuscules qui s'organisent en groupes, qui
se répondent et qui évoluent successivement, l'auteur ajoute :
« De cette incroyable polyphonie, les plus infimes détails sont
diversement expressifs, par où se suggèrent à chaque endroit
d'autres éléments que ceux dont l'œuvre offre la liaison
étroite,... tout cela se coordonnant avec puissance, se massan.
comme vers un centre inévitable, autour dune dominante idée..
L'harmonie-mère d'une œuvre emporte par conséquent avec
elle un faisceau d'harmoniques qui la timbrent et qui l'étoffent,
en l'amplifiant d'une série de correspondances. »
ADRIEN MITHOUARD ET l'oCCIDENT 179
employés au pluriel dans le latin mystique. C'est
qu'un nouvel usage les multiplie par eux-mêmes
et les charge de richesse. » Les mots ont une âme
et une figure. L'âme du mot se révèle par un
heurt chez le lecteur, elle déclanche notre émo-
tion et provoque la suggestion en nous colorant
de sa lumière. La figure du mot détermine la beauté
de la forme, ses proportions, son harmonie.
Est-ce à dire que le vers libre rompe de parti
pris notre tradition poétique ? On se doute que
non, puisque l'Occidental est l'homme qui com-
prend le mieux la valeur du temps, c'est-à-dire
de la continuité. Avec nos musiciens contempo-
rains « la mélodie retourne à la pureté originelle
de l'enfance barbare ». Avec notre conception
dynamique de la poésie nous rejoignons les lais-
ses rythmiques du moyen âge. Notre oreille s'est
affinée, comme sensibilisée à l'excès, mais notre
vers parlé mériterait la critique s'il oubliait l'âge
classique et la persistance de certaines habitudes.
On ne peut se débarrasser des nécessités du vers
lu. C'est ainsi que la rime pourra être assagie ;
— « si l'on n'y veille elle ira jusqu'où?» — nous
allégerons ses redondances sonores ; nous l'esca-
moterons même parfois, afin de mieux marquer
une imprécision voulue et l'étendue indéfinie
d'un décor éployé. Mais notre oreille guette son
retour. La rime demeure un élément indispensa-
180 l'attitude DU LYRISME CONT! tfPOH AIN
ble du vers français. Et plus indispensable que
le reste, plus nécessaire que jamais dans le ma-
niement délicat des modulations et des tonalités
le goût, seul vrai juge.
La lecture des œuvres plus haut analysées me
suggéra ces réflexions sur la forme du vers mo-
derne. Mieux que quiconque, Mithouard a su ré-
nover notre métrique, faire de la mélodie conti-
nue^ sans jamais froisser nos oreilles. Le premier
il a tenté certains groupements symétriques rai-
sonnés, auxquels nos esthéticiens n'ont encore
prêté nulle attention. Son vers n'est ni la strophe
analytique de Griffin, ni la mélopée de Verhaeren
ni les laisses multicolores de Kahn, mais lui-
même. Sans m'attarder, je renvoie à la première
pièce de Y Iris exaspéré, si curieuse par ses ana-
pestes et son rythme de quatorze pieds, divisés
en 4/4/6, avec l'accent de la dernière syllabe.
Un iris lent,
s'est élancé
vers la flamme des cieux.
Et j'ai livré
mes passions,
ma chair toute sanglante,
Mes sens, mon cœur,
pour la nourrir,
à la mystique plante.
ADRIEN MITHOUARD ET l/oCCIDENT 181
Qu'on relise aussi dans le môme livre la Lime
aveugle. Ici le vers de quatorze pieds a sa césure
au septième, et le premier hémistiche ne trouve
sa réalisation, au point de vue du sens comme
de l'harmonie, que dans le second hémistiche."
La lune est un œil qui tâche
à s'ouvrir dans le ciel noir.
Elle a désespérément
la convoitise de voir.
On dirait d'un accord d'abord altéré qui, après
une légère modulation,se repose sur la dominante.
Mithouard, fort préoccupé avec Souza et d'au-
tres des questions de métrique, a tenté de conci-
lier la liberté de l'inspiration intuitive avec les
exigences rythmiques. Car le problème prosodi-
que peut se résumer ainsi : trouver un rythme
qui reproduise le rythme de notre émotion dans
ses riches variétés. Or le rythme intérieur sera
toujours autrement complexe que le rythme du
langage écrit, ces deux rythmes n'ont pas le même
nombre de pulsations, ni la môme durée. Si donc
nous voulons atteindre un chimérique isochro-
nisme et chanter nos émotions dans un rythme
parlé adéquat à notre état d'amo nous risquons
de compliquer à l'excès nos mètres lyriques et
de fausser en la subtilisant la quantité d'harmo-
182
nie perceptible par l'oreille. L'énoncé revient donc
à ceci : trouver un rythme satisfaisant à la fois
aux exigences du vers lu et qui s'approche aussi
le plus possible des mouvements intérieurs de la
pensée.
Ce rythme vrai Mithouard l'a cherché. En plus
de la question des accents et de la rime dont on
ne saurait se passer complètement, Fauteur du
Pauvre Pécheur pense réconcilier la liberté du
rythme avec l'harmonie de l'oreille. Le résultat
de ces recherches on nous l'offre dans trois piè-
ces intitulées Le Temps blanc, La Belle Tkérence
et YArcadie parues dans les numéros de janvier
et de février 1909 de YOccident. Ces poèmes sont
fort curieux. Chaque vers est divisé eu deux hé-
mistiches dont Fun contient un mètre fixe et l'au-
tre un mètre variable. Dans La Belle Thérence,
par exemple, l'élément fixe, formé de cinq sylla-
bes, est au premier hémistiche.
La Belle Thérence,
à qui j'ai donné mon cœur
A de grands yeux gris,
si purs que j'en ai peur,
Qui me font mourir,
quand ils se posent sur moi,
Qui me font mourir
d'émoi.
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 183
Dans l'Arcadie, au contraire, le mètre libre se
trouve au premier hémistiche, le second se com-
pose d'un élément invariable qui assure le bon
fonctionnement de l'oreille.
Quand Nicolas Poussin
passait dans la campagne
L'immobile clarté d'un beau jour
bleuissait les montagnes.
Gomme on voit dans les midis de juin
de lourds nuages blancs
Accumuler leur neige à même
un ciel étincelant,
Les opulents feuillages
Arrondissaient leur dôme
au fond du paysage.
intéressantes recherches qui n'ont pas encore,
que je sache, été signalées. L'avenir nous dira ce
qu'elles valent.
IV
Tout grand poète se renforce d'un esthéticien.
Notre main gauche n'ignore Facte de notre main
droite qu'afin de la laisser libre d'œuvrcr selon
son instinct. Mais sitôt l'œuvre accomplie, elle a
raison d'intervenir et de soupeser les fruits éclos
18 i l'aTTITUDK DU LfRtSMB CoNTKMl'OHAIN
de ce labeur. L'artiste qu'est Mithouard se double
d'un critique avisé . Délicieux exemple d'une orga-
nisation délite. Le poète s'abandonne dans l'ins-
tant où parle son démon, et sait tout de même
lui échapper pour le mieux contempler.
Le Tourment de l'Unité l est à la fois un essai
critique des deux courants où s'abandonnent sans
se mêler les sources de l'art actuel, et un exact
inventaire de la vie passée de l'auteur. Avant de
regarder sa jeunesse s'enfoncer dans la brume des
chers lointains, Mithouard ausculte sa pensée,
tâte le pouls de son cœur, résèque son cerveau,
l'allège de toute idéologie. Gomme la crise tra-
versée est commune à beaucoup de contemporains,
on en profite pour détermiuer les acquisitions, la
mentalité d'une période turbulente et féconde.
Le titre de l'ouvrage en indique assez la tendance.
Cette unité divine, symbole de toute beauté, que
Mithouard rêva d'étreindre, il va encore la pour-
suivre à travers la multiplicité de nos efforts
d'artistes. «Quand Dieu fit l'homme à son image,
ce fut donc qu'il lui inspira cette passion de re-
produire l'Unité divine, de vouloir sans repos
restituer son auteur >. La Beauté est donc « une
sensation d'unité que nous procure l'ouvrage har-
monieux ». Quant à l'harmonie, elle apparaît
1. Le Tourment de V Unité. Mercure de France. Paris, 1901.
ADRIEN MITHOUARD ET L OCCIDENT
185
« récriture de l'Unité sur la matière. Le secret de
Fartiste fut de nous procurer l'occasion d'un in-
conscient calcul». L'harmonie est faite de « chif-
fres sensibilisés». Elle est « l'ivresse de totaliser?
le délire des ensembles, la joie de la synthèse ».
Les chefs-d'œuvre de l'architecture, de la pein-
ture, de la musique, de la poésie vérifient cette
norme insaisissable et pourtant rigide. Or, l'œuvre
d'art commence où les chiffres finissent. « Quoi de
plus fastidieux qu'une symétrie, si Ton n'en fait
oublier la trop claire ordonnance par la qualité
expressive des morceaux ? » C'est pourquoi les
hommes ne se satisfont jamais « d'aucune har-
monie, à cause du sentiment qu'ils ont de tout
ce qu'elle rejette lorsqu'elle se limite ». Ils préfè-
rent « renoncer à la Beauté plutôt que la souffrir
restreinte et limitée » et se réfugient dans l'Ex-
pression. « L'origine de l'expressif, c'est d'avoir
aperçu qu'il y avait encore des éléments qu'une
suprême harmonie ne réalisait pas, d'avoir con-
voité au delà quelque chose d'inexprimable. »
L'expressif se confine dans l'émotion et veut que
nous la partagions ; l'harmonieux nous offre des
proportions et des lignes. L'un nous parle du
dedans, l'autre du dehors ; l'un s'équilibre dans
le temps, l'autre dans l'espace ; l'un fait rentrer 9
dans l'œuvre toutes les parcelles de l'univers que
l'autre avait rejetées. La richesse expressive d'une
isr,
œuvre d'art se reconnaît à son mouvement. Après
donc Y harmonie et l'expression, M ithouard étudie
le mouvement, type de l'élément expressif. Le
mouvement c'est « un équilibre instable de la
matière agencée, une violence qui l'incline ou qui
la soulève ». Le mouvement crée la beauté dyna-
mique, de quoi est fait l'art gothique et contem-
porain, par opposition à l'art statique ou harmo-
nieux des Grecs et des Romains.
Les deux derniers chapitres de cette première
partie confirment la théorie si profondément
scientifique, et vivante de Mithouard, au moyen
d'exemples choisis parmi les arts majeurs de
la fin du xix8 siècle. Il semble que l'esthéticien
ait tout vu, tout entendu, tout feuilleté, palpé le
cerveau de chacun de ses contemporains, épuisé
leurs émotions douloureuses en les pressant dans
son âme. Mithouard s'est créé un goût nuancé au
point de ne laisser échapper aucune de nos sub-
tilités, et la clarté logique extraite des œuvres
qui l'entourent s'est changée en un spectre d'idées
qu'à nouveau l'auteur du Tourment de PUnitr va
décomposer au prisme de son siècle. Tel encore
un miroir qui condenserait la lumière et la ren-
verrait au foyer d'où elle émane. Deux conclu-
sions s'imposent : l'inquiétude de l'homme mo-
derne qui a jeté un peu de son A ne à tous les
horizons, mais qui se ressaisit, ayant compris la
ADRIBN MITHOUARD ET l'oCCIDENT 187
nécessité de se retremper à l'école de la bonne
difficulté. Simplifier en noblesse, se discipliner,
voilà le mystère des inflexibles compositions qui
réunit sous le même idéal des hommes comme
Mallarmé, Cézanne, Jules Laforgue, Carrière, Odi-
lon Redon, d'Indy, Rimbaud, Chausson, Gide,
Rodin, de Bussy, Whistler, Jammes, Maurice
Denis.
La seconde partie de cet admirable bréviaire
d'art saisit le dernier moment dont est faite la
beauté. Après que l'artiste s'est efforcé d'enfer-
mer en son œuvre le plus qu'il peut de l'univers ;
après qu'il y a mis l'ordre pour y faire régner
l'harmonie, il s'aperçoit « que tout est empreint
d'un caractère de dualisme ». « C'est que de ré-
duire les choses à deux clefs, c'est toujours s'ap-
procher le plus de l'Unité que l'on rêvait d'at-
teindre. » « La dernière étape de ce chemin qui
va de la multiplicité à l'unité, c'est de passer
par les conceptions dualistes. » Nos énergies ma-
gnétiques se précipitent vers deux pôles diffé-
rents, « cependant qu'en notre cerveau deux hé-
misphères se partagent les secrets de l'esprit ».
Ce dualisme inné, Mitliouard nous le montre chez
Verlaine, à la fois cynique et religieux, honio
duplex, auteur de Sagesse et de Parallèlement; —
chez Hello, ce « Breton dans l'Infini »,ce Pascal
du xix' siècle qui possède comme l'autre une ex-
188 l'attitude du lyrisme contemporain
traordinaire aptitude à considérer les extrêmes,
les contrastes supérieurs, l'idée pure de la pas-
sion, la grandeur et la misère de l'homme ; — chez
saint François d'Assise, mystique et naturaliste,
dont l'humilité synthétise deux amours exclusifs,
celui du Christ et celui des créatures. Dualisme
encore que cette désastreuse affaire qui divisa la
France en deux camps. « Ce fut vraiment la guerre
des méthodes. » Bataille éperdue entre les ana-
lytiques et les synthétiques, les expressifs et 1rs
harmonieux, les dolichocéphales remuants et les
Celtes brachycéphales. « Deux pôles et puis du
mouvement pour les confondre », tels nous appa-
raissent Fart gothique et l'art impressionniste.
« Par deux fois un mouvement d'art provoqué
par une influence orientale aboutit à nous mani-
fester d'irréductibles Occidentaux.» Gothiques et
impressionnistes sont « des hommes de la même
race, impressionnés par le même pays ».
La vibration^ « tressaillement intime des ato-
mes cherchant leur équilibre », voilà l'inquiétude
de la Beauté. Et ce livre écrit dans l'enthousiasme
se termine par un furieux hymne en l'honneur
de la Salomé occidentale « qui sait tant de cho-
ses et qui danse devant l'immortel Atlantique,
pour l'âpre joie seulement d'élancer des lignes
chargées de souvenir et de préciser, bien qu'avec
élégance, des gestes voulus ». Cette belle fille de
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 189
souffrance et de silence « ne se résigne à nul as-
pect de tranquillité finale et rêve d'un tel repos
qu'elle se meut sans repos ». Oh ! l'admirable
et très lucide divagation qui clôt une œuvre d'éru-
dition colossale et achève un geste flamboyant !
N'ai-je pas le droit de m'étonner une fois encore
de ne pas voir feuilleter par nos mains inquiètes
ce Tourmentée l'Unité, résumé lyrique d'un grand
siècle expressif. Tandis qu'il écrivait ce fiévreux
manuel, Mithouard a trouvé son centre et l'orien-
tation de sa vie. Dans la Divagation de Salomé
nous assistons aux dernières convulsions de cet
iris exaspéré, fleur mystique d'une intransigeante
jeunesse. Or, à déterminer les éléments ethni-
ques, les apports terriens des œuvres d'art ana-
lysées, Mithouard a reconnu que notre pensée ne
prospère qu'au moyen de nourritures terrestres.
A mesure qu'une œuvre s'élève dans le ciel de
l'abstraction, elle tire sur ses racines, épuise sa
sève, d'où la facilité avec laquelle nous pouvons
l'enfermer dans nos schémas mathématiques. Et
voici que Mithouard s'achemine vers plus de sé-
rénité, ayant compris la beauté de la vie quoti-
dienne. Nous allons le surprendre dans le Traité
de F 'Occident, au moment où il prend position au
seuil d'un nationalisme intelligent.
n.
190 l'attitude du lyrisme contemporain
Qu'est-ce donc que cet homme occidental dont
à maintes reprises, au cours de cette étude, nous
avons vanté les qualités, sinon le type même de
notre race? « Qui dit Occident entend à la fois,
compris en cette civilisation, Fart espagnol, le
flamand, l'allemand, le hollandais, l'anglais, l'ita-
lien, mais aussi, entre tous ces glorieux rameaux,
la souche française. » Une même religion, un même
sentiment chevaleresque, une même conception
de la vie ont rendu solidaires ces pays et circons-
crivent une âme occidentale. Mais de bonne heure,
« la sincérité du Franc a donné son allure à l'in-
telligence moderne ». Le vaste etfort de l'Occident
nous apparaît groupé autour de l'intelligence
française, « laquelle singulièrement alerte, mais
profondément rationnelle, semble faite d'un équi-
libre de toutes les autres. Une cellule de sagesse
est au milieu: l'Ile de France ». Un instinct na-
tional régit le tempérament de notre peuple. Une
culture profonde et comme un lieu moderne, « où
s'insurgent suprêmement la colère et la verve de
l'esprit >;,nous détermine. Notre raison française,
souple et expressive, a fondé une discipline à la-
quelle tous nos arts participent.
191
Sans doute l'Italie, « héritière et voisine à la
fois de l'ancien monde, nous donna longtemps à
croire, surtout depuis le xvie siècle, que nous
n'existions qu'au regard de l'antique », Or, pou-
vions-nous laisser élever sur notre sol une maison
étrangère? Notre génie français « reprit donc et
modifia si bien ce qu'il s'était d'abord assimilé,
que nos temps classiques recommencèrent la cons-
truction ogivale avec un inflexible et rationnel
vouloir ». A tout prendre, la Renaissance manqua
corrompre notre goût traditionnel et nous empoi-
sonner d'italianisme. Je vois très bien les dangers
que la Renaissance traînait à sa suite, je com-
prends moins ses bienfaits, lorsque je songe à
toute notre civilisation médiévale et à la logique
sur laquelle s'arc-boutent nos cathédrales. On dé-
clare que l'Italie nous infusa une sagesse raison-
née dont l'antiquité fit sa norme. Parler un tel
langage, c'est blasphémer notre moyen âge, ne
rien comprendre à notre intelligence passionnée
qui fixa sa mesure par la « croisée d'augive ».
L'Occidental est un architecte ; il affirme son
amour pour les lignes pures, en construisant une
voûte comme un Discours de la Méthode,
Que si donc il fallait définir le génie de l'Occi-
dent,nous nous acheminerions, à travers la plaine
française, vers une de ces majestueuses cathédra-
les, nos vrais monuments nationaux, et nous mon-
192 l'attitude DU LYRISME CONTEMPORAIN
trerions sa voûte. « Une forme d'art définit,
résume et commande toute l'intellectualité occi-
dentale : la voûte... C'est là que l'Occident se
reconnaît, c'est par elle qu'il débute ; elle est sa
première requête ; le type qu'il en conçoit est si
profondément conforme à son génie, que désor-
mais toutes ses œuvres ressembleront à la voûte ;
c'est au pays de la voûte que tout commence. »
Ne nous faisons donc pas illusion sur les tendan-
ces de notre xvne siècle. Il s'est mépris sur la
conformité de ses ouvrages à l'antique. En
croyant imiter les Grecs et les Romains, « il ne
faisait que transporter dans les lettres cette pra-
tique hardie, juste et rigoureuse de construire,
qui était française avant lui ». « De l'enseigne-
ment oriental, de l'exemple hellénique, de l'esprit
latin il ne saurait plus désormais rien rester de
vivant, sinon ce que l'Occident s'en est assimilé. »
Mithouard nous le prouve en passant en revue
nos coutumes, en choisissant les types les plus
significatifs de nos œuvres d'art, en projetant de
la lumière sur les traits indélébiles et permanents
de notre race. Par là se précise, en une vaste
synthèse harmonieuse, la mentalité d'un peuple
honnête, âpre ment naturaliste, mesuré quoique
expressif. Jamais on n'avait encore embrassé d'un
plus vaste regard une succession continue de
chefs-d'œuvre pour en mieux fixer la commune
ADRIEN MITHOUARD ET L OCCIDENT 193
origine. Et avec une tradition d'art, c'est toute
une manière d'être et une morale qui s'imposent.
L'Occidental, réaliste dans sa logique, le sera
encore par sa piété. 11 enterre ses morts. « C'est
vers la terre que son instinct profond le porte...
Il ouvre donc en elle un sillon pour y poser ses
morts, comme pour y mettre le blé de Fan futur,
et la terre reçoit le cadavre ainsi qu'une semence. »
C'est qu'une race de constructeurs sait le prix de
la terre ; celle-ci nous retient par les liens du
sang. L'Occidental, parce que réaliste, met à toute
heure de l'ordre dans ses pensées et s'affirme à
chaque instant. Si, vous promenant avec Mithouard
dans le Mantois,vous demandez votre chemin au
paysan, au moment où la route fait un coude, il
vous répondra : tout droit. « Tout droit, cela
veut donc dire ici : prenez à droite ; cela signifie
de rester dans la voie qui importe, dans le che-
min de tous, dans l'usage commun, dans la Route,
enfin... Cet homme du peuple en tient pour les
idées générales : je suis en Ile-de-France. » Or,
le clocher est notre affirmation la plus résolue.
Dès l'instant qu'il tient fermement à son sol,
l'Occidental n'a pas peur de porter sa tête droit
dans le ciel.
Bien mieux, « ces constructeurs de clochers
n'ont envahi le ciel avec cette verve que pour crier
à toute heure leur résolution d'en bien user ».
19 1
D'où la cloche qui d'un angélus à l'autre mesure
et distribue la vie quotidienne. « L'Occident est
à savoir le pays du bon emploi du temps. » Notre
instinct d'architectes, notre amour pour la logi-
que claire nous fît aussi créer l'estampe. C'est
parce que nous fûmes des constructeurs que nous
sommes des graveurs. La valeur, cette solidité
de l'apparence, nous permit de façonner des ima-
ges avec simplement du blanc et du noir » ; et
l'on nous montre Fart de la gravure se dévelop-
pant parallèlement à ceux de la cathédrale et de
la musique, avec même délicatesse, même science
de la matière employée. Enfin l'Occident s'est
façonné une religion et une morale en harmonie
avec sa raison. Le relief de notre esprit apparaît
dans la façon dont la religion chrétienne « fut
organisée, comprise, sentie, précisée et vécue
par nous ». Déjà dans le Pauvre Pécheur nous
lisions ces vers:
Beau Dieu qu'ont affirmé nos cœurs d'Occidentaux
Durs et rudes ainsi que les Océans vert-.
Dont l'œil universel à l'infini se perd,
Beau Dieu, les doigts levés, que les Sculpteurs d'Amien
Ont fait à notre image, un peu capétien.
Oui, les dogmes que la religion enseigne et la
discipline qu'elle impose sont marqués au sceau
ADRIEN MITHOUARD ET L* OCCIDENT 195
de notre caractère ; c'est une raison nouvelle
« de nous regarder comme le peuple de Dieu,
ainsi que nous l'avons fait séculairement ». Quant
à notre morale elle tient tout entière dans notre
vouloir de vivre et dans notre soif de certitude.
Le sens de la vie nous empêche de tomber dans
l'abstraction et de suivre notre logique jusqu'à
ses limites. Toute vérité qu'on pousse trop loin se
fausse, disait M. Bergson dans un de ses cours.
C'est donc le bon sens, plus humain, plus com-
plet que la raison pure, qui nous régit. « Il y a
aussi un sentiment de la vérité. » L'Occidental
est synthétique, il n'analyse pas de menus faits
jusqu'à s'entourer de poussière. Non, il incline
« vers les vastes conceptions, vers les fortes
complexités, vers les structurés et vers les sys-
tèmes qui étreignent une masse de réalités ».
Puis, il marche, conscient de tout ce qu'il traîne
avec soi, ayant foi dans la vie qui se prouve elle-
même.
Il est mal aisé d'exposer dans sa plénitude, de
suivre dans toutes ses conséquences une pensée
sans cesse en mouvement. Si je délaisse l'expo-
sition pour résumer, je m'aperçois que le Traité
de l'Occident ' est entièrement édifié sur l'idée de
Temps ; idée féconde entre toutes — propre au sys-
1. Le Traité de l'Occident. Perrin, Paris, 1904.
196 l'attitude nu lyrismr contemporain
tème de Mithouard comme à la philosophie de
Bergson — où se confirme le génie de notre race.
Qu'il s'agisse, en effet, d'une cathédrale ou de
l'imprimerie, de notre organisation corporative
ou du sentiment de notre paysage poussinesque,
des sévérités de notre morale ou de la significa-
tion de nos clochers », chaque fois nous devons
constater à quel point est innée en nous cette
notion du Temps. Les anciens avaient le senti-
ment du fini et rythmaient leurs temples selon
les lois de l'harmonie. Les Occidentaux, régis par
la religion chrétienne, croient à l'Infini et trou-
vent leur équilibre dans la beauté expressive.
L'harmonie des Grecs est faite avec de l'espace,
des nombres, des racines ; elle est immobile.
L'expression, au . contraire, joue le rôle d'un
moteur ; « elle est la sève, la verdeur et l'acti-
vité » de nos œuvres d'art. Celles-ci s'orientent
dans le Temps, comme la succession de nos états
de conscience. Une œuvre antique manifeste le
bonheur de ses proportions, une œuvre occiden-
tale montre une solidité. Nous lisons l'écriture du
temps sur nos cathédrales. La ligne serpentine
chère à Hogarth, selon laquelle s'enroulent les
mouvements de notre âme, et la spirale décora-
tive animent les piliers de nos églises. Nos clo-
ches sonnent la fuite des heures et satisfont notre
sens du continu. Notre poésie doit ses harmonies
ADRIEN MITHOUARD ET ^OCCIDENT 197
à Fagréable distribution des accents. Notre lan-
gue n'est point façonnée comme celle de l'anti-
que ; on ne peut appliquer à nos vers une men-
suration sèche et abstraite. Un poème groupe des
syllabes appuyées ou glissées. « Ce n'est pas la
quantité qui crée le rythme, mais les coups que
nous frappons. Il y a dans nos poésies une clo-
che de fer qui sonne éternellement... La rime ma-
nifeste de nouveau et par delà les séries accen-
tuées dont elle clôt et parachève les cycles, ce
besoin d'un retentissement périodique que mit
en nous le vieux culte du Temps ». Que dire de
notre musique, sinon qu'elle n'est autre chose
que « du temps que notre passion stigmatise et
diversifie. »
La lecture du Cours de Composition musicale
qu'a publié Vincent d'indy éclaire singulièrement
cette vue. J'ajoute que toute la philosophie de
Bergson, elle-même basée sur l'idée de temps,
corrobore la théorie de l'auteur de ['Etranger.
Lorsque nous voulons mesurer la hauteur de plu-
sieurs sons, nous dit Bergson, nous échelonnons
ceux-ci suivant une ligno verticale. C'est qu'en
entendant des notes successives, nous nous les
représentons comme des points de l'espace qu'on
atteindrait l'on après l'autre par des sauts brus-
(jiH's. Do plus, les notes aiguës nous paraissent
produire des effets de résonances dans la tète, les
198 l'attitude du lyrisme contemporain
notes graves dans la cagethoracique. Nous dirons
alors que la note est plus haute, parce que le
corps fait effort comme pour atteindre un objet
plus élevé dans l'espace. Or, c'est là une illusion
produite par l'intrusion inconsciente d'un effort
musculaire. Loin de différer par la quantité, les
diverses hauteurs des sons ne se différencient que
par la qualité intensive. C'est donc bien du temps
qui se succède ; la ligne des sons doit être figu-
rée horizontalement, comme une continuité d'états
de conscience 4. De même d'Indy : « Les phéno-
mènes musicaux doivent toujours être envisagés
graphiquement, dans le sens horizontal (système
de la mélodie simultanée) et non dans le sens ver-
tical, comme le fait la science harmonique telle
qu'elle est enseignée de nos jours. » Pour mieux
donner l'impression du continu et développer nos
émotions dans leur pure durée, nous dédaignons
d'interrompre une mélodie par des accords. Notre
musique moderne, comme celle du moyen âge,
hait la symétrie, a peur de s'abstraire dans une
formule conceptuelle, se plaît aux dissonances,
recherche les perpétuelles modulations, les ca-
dences rompues, les accords de septième dimi-
nuée ; autant de facilités à nous mouvoir dans le
flux de la vie.
1. H. Bergson. Essai sur les données immédiates de la cons-
cience, pp. 33 et suiv.
ADRIEN MITHOUARD UT L'OCCIDENT 199
Enfin, cette idée de temps fonde notre tradition
tout entière. « Quelle autre civilisation a toujours
si bien communié avec son passé? Quels hommes
ont autant regardé derrière eux ? » L'Occident res-
semble aune immense personne. Nos corporations
se transmettent de père en fils le trésor de leur
expérience et veulent que chaque objet soit ouvré
« non par le travail d'un seul maître, mais par
la collaboration de dix générations d'ouvriers se
survivant à eux-mêmes. » Nous voici donc jaloux
de notre continuité. Un Chinois, un Arabe, un
Hindou acceptent mieux de s'en aller dans le tour-
billon. Nous autres, non pas. « C'est notre point
d'honneur de persister, tenaces, et tandis que
nous doutons sans cesse si nous sommes bien au-
jourd'hui le même qui posa tel acte autrefois,
c'est avec une ivresse infinie que nous retrouvons
tout à coup dans l'autrefois ce quelqu'un qui est
indubitablement nous-mêmes. »
VI
Le Traité de l'Occident de Mithouard offrait aux
artistes contemporains une méthode et une rai-
son de vivre.
Latins contre Germains, classiques contre roman-
tiques, humanistes contre régioualistes, et le reste ;
j'étais mal satisfait de ces antithèses. A considérer
une plus vaste esthétique et une plus longue his-
toire, ce me paraissait là des heurts superficiels, et
il me sembla vain de m'éterniser à battre ces briquets.
Toutes ces réactions momentanées n'étaient que des
mouvements d'une évolution plus large. 11 était quel-
que chose de plus grand : l'unité de la tradition
occidentale.
J'ai vu dans l'Occident unétatde notre sensibilité
et une tournure de notre intelligence, certifiés par
des œuvres, et j'ai tenté de le définir.
Malgré les nombreux exemples empruntés à
note histoire littéraire et les applications dans le
domaine des arts, le Traité de l'Occident, comme
son nom Findique, demeure un ensemble de thè-
ses, de principes, certes commentés avec vie, de
propositions, sinon didactiques, du moins encore
spéculatives.
Restait d'illustrer ces thèses, d'appliquer ces
principes, de descendre dans la pratique, de faire
la preuve de l'expérience par l'expérience même.
C'est à quoi sont employés les deux derniers ou-
vrages de Mithouard : les Pas sur la Terre et les
Marches de l'Occident,
Les Pas sur la Terre nous promènent à travers
notre architecture, nos paysages, nos coutumes,
nos objets sacrés. Ce livre indique quelle unité
ADRllïN MITHOUARD ET l'oCCIDENT 201
préside à notre vie française, quel parfum auto-
nome et subtiJ flotte dans notre atmosphère, pé-
nètre chacune de nos productions, nous révèle
dans tout Puiv^rs.
« Il est bien heureux qu'il y ait sous nos pieds
quelque chose de quoi nous ne pouvons douter. »
Ce quelque chose, c'est la terre maternelle que
foulent nos pas éternellement. En vain voudrions-
nous descendre dans l'antre des mines, habiter
au centre des contrées souterraines, comme le
proposait Tarde, ou fixer notre séjour dans les
airs et parmi les nuages, nous ne rapporterions
de ces excursions aventureuses que des impres-
sions de malaise et d'effroi. « C'est sur le sol que
tout s'organise et que tout veut être considéré. »
Il n'est pas de plus doux plaisir que celui d'ar-
penter la terre et que de sentir ses pieds solide-
ment fixés sur le sol. La terre est notre plus ferme
certitude. Pleine d'un glorieux passé, receleuse
de nos morts et de nos traditions continuées, elle
nous fait vivre et nous charme. Tout repose sur
le sol : notre corps, ainsi que les contreforts de
nos cathédrales.
Ce premier chapitre qui donne son titre à l'ou-
vrage de M. Mithouard l et que je résume sans
1. Adrien Mithouard. Les Pas sur la Terre, 1 vol. in-16.
Stock, 1908.
202 l'attitude du lyrisme CONTEMPORAIN
adresse est un profond symbole. Une grave et
saine philosophie morale et sociale s'en dégage
à la lumière d'une vivante esthétique.
*
Sous la pression d'un naturalisme sans art et
d'un positivisme sans espérance, nous pensâmes
étouffer, il y a quelque cinquante ans. La méthode
expérimentale et une esthétique purement visuelle
ne pouvaient pas ne pas être honorées après les
errements de l'imagination romantique. Mais
scientistes et parnassiers ne tardèrent pas à faire
preuve d'exigences insupportables. Nous étions
donc entourés de cornues et de coupes ciselées.
Il vous souvient du Rheingold où les deux
géants entassent l'or et les boucliers en cuivre
repoussé sur la jeune Freïa, jusqu'à ce que la
déesse du printemps soit engloutie sous ce funeste
amoncellement.
Pareil malheur nous guetta. Les chiffres et de
pauvres chansons avaient pris la place de la riante
nature. Pour nous dégager de la mentalité posi-
tiviste, il ne fallut rien moins qu'une révolution
intellectuelle extrêmement violente. La renais-
sance idéaliste de la fin du xixa siècle est un fait
accompli, enregistré par l'histoire des idées.
Cette réaction, fort complexe dans ses origines,
ADRIEN MITHOUARD ET l'oCCIDKNT 203
ne saurait prêter ici matière à développements,
car dans la composition de cet idéalisme inter-
viennent des éléments allemands, Scandinaves,
slaves, anglo-saxons dont le dosage d'influence
reste à déterminer.
Toujours est-il que ce qui devait arriver arriva.
D'une réaction nous sautâmes dans une autre.
Après avoir souffert d'un excès de naturalisme,
nous manquâmes mourir d'un excès d'idéalisme.
Voici que le pendule de notre esprit a sauté vio-
lemment de l'un à l'autre de ses pôles extrêmes.
Mais notre génie français ne saurait vivre parmi
ces oscillations folles. Tôt ou tard il reprend Je
cours de son rythme sûr et traditionnel qui fit sa
gloire comme sa sagesse. C'est donc la meilleure
préoccupation de quelques-uns de nos contem-
porains de vouloir discipliner cet idéalisme mo-
derne selon les lois de notre esprit national. Cet
idéalisme a sa nuance propre qui le distingue du
romantisme et du parnasse. On lui a trouvé un
nom assez baroque peut-être, mais nous n'y pou-
vons rien. On Fa nommé symbolisme. On entend
bien que cela ne signifie pas une petite école de
poètes, mais une mentalité générale, une attitude
intellectuelle que nous retrouvons aussi aisément
en science, en philosophie, en apologétique qu'en
esthétique.
Ce volume, Les Pas sur la Terre ,na d'autre fin
20 i
que de nous remettre en mémoire, au moyen
d'exemples délicieux, nos origines intellectuelles.
Notre type d'occidental, Mithouard l'illumine de
sa prose chatoyante, soit qu'il nous raconte l'his-
toire de Saint- Sébastien « capitaine des archers
de Senlis », soit qu'il plaide le procès de Guil-
bicot, dit le Museur, lequel chemineau s'étant ar-
rêté un soir d'automne dans le parc de Versail-
les, eut la curiosité d'ouvrir tous les bassins et
de danser, entouré des jets de cristal, aux sons
de la cornemuse, trouvant ainsi, sans le savoir,
dans le miracle des eaux, la conciliation de la
pierre et des arbres.
Nous sommes loin de cette raison desséchante
et abstraite où voudraient nous enfermer de faux
classiques; car qu'est-ce qu'une raison qu'on ne
sent pas ? Vénérons au contraire cette flamme
intérieure qui nous éclaire à toute heure et qui
nous conduit sans défaillance, l'instinct. « Gela,
qui me renseigne, mais qui m'échappe, c'est la
raison de toute ma race, c'est la réflexion de tous
ceux qui m'ont transmis le fruit de leurs labours
dans l'hérédité, de tous ceux qui par l'éducation
m'ont informé des résultats acquis, et c'est aussi
le peu que j'y pus ajouter moi-même pendant des
années de patience et de préparation. Mon ins-
tinct, c'est le souvenir sensible d'une foule de
déductions anciennes, une provision de bon sens
205
que les âges ont préparée pour moi, enfin delà
raison profondément assimilée. »
Il n'est pas de plus douce discipline que celle
qui permet à chacun de vivre dans le libre épa-
nouissement de son exaltation lyrique et de de-
meurer quand même dans les bornes d'une tra-
dition rafraîchissante. Cette discipline est à la
fois amour et liberté ; elle se résume dans ces
mots : « Croyez donc à l'Occident et faites vos
œuvres. »
C'est alors qu'en possession de sa méthode et
de ses preuves, « maître de sa pensée et de sa
joie », Mithouard éprouve l'une et l'autre à Ve-
nise, marche byzantine, et dans l'arabe Andalou-
sie. Les Marches de l'Occident l sont la contre-
épreuve du Traité et des Pas sur la Terre, une
sorte de supplément d'enquête et la conclusion
positive de cette féconde trilogie.
11 est salutaire parfois de quitter son pays afin
d'en prendre une plus sûre conscience, pour sen-
tir à quel point on y est attaché. Parles heurts,
les différences perçues en pays étranger, on sai-
sit mieux sa propre réalité et à quelle âme com-
mune on appartient vraiment.
1. Les Marches de l'Occident, Stock, 1910.
206 l'attitude du lyrisme contemporain
A Venise et à Grenade (écrit Mithouard), les plus
belles surprises m'y attendaient, hormis de me trou-
ver confondu. J'achevai là de me convaincre et de
nous définir, où l'Occident commence à être disputé
à lui-même... Mais si de la sorte, au contact de deux
civilisations différentes et sous deux ciels divers,
POccident accuse les limites de sa résistance par les
mêmes symptômes, c'est donc bien qu'il possédait
en propre sa loi de vie.
Voilà deux pays frontières parfaitement aptes
à nous éveiller à notre propre vie par toutes les
étrangetés où nous nous heurtons dès l'abord.
Notre intelligence perd là son bel équilibre, c'est
à quoi nous reconnaissons que finit l'Occident et
que s'ouvrent les portes du Soleil.
Nous y demeurerions même entièrement dépay-
sés et n'y ressentirions que des à-coups, si nous
ne retrouvions à Venise, comme en Espagne, les
deux principes essentiels de notre civilisation :
la chevalerie et la religion catholique. Celle-ci
trouve plus aisément son expression dans la pein-
ture que dans la sculpture. Alors que les Grecs
ont fait de la statuaire leur « art central », l'Oc-
cident si profondément chrétien a cherché dans
la peinture son riche langage. Or, Venise est la
ville des peintres par excellence. Les Vénitiens
sont exclusivement intéressés par les teintes ri-
ches, les précieux éclairages, les tons chauds ;
ADRIEN MITHOUARD ET i/oCCIDENT 207
« ils mettent le dessin au service de la pâte ». Ce
sont de francs ouvriers. Ils peignent le nu, évo-
quent la chair avec ardeur, et non pas le nu mas-
culin à la manière des Grecs qui préféraient leurs
éphèbes, mais le corps de la femme, les florissan-
tes carnations. Venise nous a révélé la peinture
et lui a assuré la primauté dont avait joui la sta-
tuaire dans le monde antique. A ce titre, cette
ville tient à l'Occident. Elle y tient encore par sa
participation aux croisades. Venise « fut en réalité
le garde-côte de la chrétienté ; elle guerroya sans
relâche contre les pirates barbaresques ; ses mœurs
conservatrices et indépendantes, son organisation
traditionnelle, son activité prodigieuse font res-
sortir l'humeur occidentale ».
Mais, ceci admis, quelles différences nous ou-
vrent les yeux, aident à nous distinguer !
Venise bâtie sur pilotis,entourée d'eau, dépouil-
lée de terre, ne saurait que choquer la mentalité
d'un Occidental habitué à palper du solide, à re-
poser fièrement ses pieds sur un sol fertile.
Tous les travaux qui sortent des doigts vénitiens
ressemblent un peu à des gageures ; l'existence même
de la ville en est une. Il faut qu'on lui apporte tous
les jours, pour qu'elle survive, un peu de la terre de
la Jérusalem d'Occident. Elle a dépeuplé de leurs
forêts les provinces voisines pour rester en équilibre
sur le limon des fleuves. La Salule repose sur plus
208
d'un million de pieux. 11 a suffi que l'eau fût boueuse
pour que ces gens se crussent pourvus d'un pays assez
solide. C'est la ville sans terre.
Cette situation instable a eu sa principale
répercussion dans l'architecture où l'Occident
excelle et par quoi il demande à être jugé. C'est
là qu'on saisit les plus palpitantes différences.
Venise féerique, fragile et baroque semble repo-
ser sur de la lumière. Grâce à la pureté de ses
horizons, à ses couchers de soleil sans poussière,
elle a fait rendre à la couleur sa plus folle inten-
sité. De là Fimportance de sa peinture, mais aussi la
médiocrité de son architecture qui réclame d'hon-
nêtes matériaux et le mépris du trompe-l'œil. La
peinture et l'architecture ont été créées pour vi-
vre en d'étroits rapports. Lorsque l'équibre est
rompu et que la peinture se lance dans l'orgie
des couleurs, la discipline architecturale s'éva-
nouit. Tous les écarts de l'imagination se donnent
carrière.
Ici les bâtiments s'appuient sur la beauté du
ciel, c'est pourquoi les campaniles édifiés sur des
éponges chancellent. On construit en vue du plai-
sir des yeux, d'où la surcharge des façades, les
badigeonnages multiples et l'orchestre criard des
ornementations dissonantes. De la couleur avant
toute chose et pour cela Venise préfère lesverm-
209
teries bariolées, les matières sinon solides du moins
très riches, les paradoxes d'architecture, les ob-
jets frêles et maniérés.
Les Vénitiens n'ont nullement le respect du
temps, qui est notre caractéristique, l'Occident
étant comme une personne morale dont la fin
consiste à se continuer. « Sur notre dernière motte
de terre donnons-nous une fête », disent ces ex-
pansifs habitants, ivres de mouvement, de lu-
mière et prompts à se réjouir, comme ceux qui ne
se croyant pas en sécurité se jettent à corps perdu
dans les plaisirs et vident d'un coup la coupe de
toutes les voluptés.
Venise est perpétuellement en fête, fête des
sens, mais principalement des yeux. Nulle part
le vieux précepte oriental « puissiez-vous jouir
de vos yeux » ne fut mieux accueilli. Et notez
que le mouvement, la vie, la joie n'ont pas ici
d'autre fin qu'eux-mêmes. Ah ! que dira le Celte
transplanté dans ces rutilants marécages, lui si
ménager de son temps, lui qui ne compte pas seu-
lement chaque heure en vue d'une action utile
et positive, mais qui entend que les cloches de
nos cathédrales les lui martèlent pour mieux fixer
leur bon emploi ! Que diront nos statuaires de-
vant ces marbres baroques de l'église des Frari
où Longhena a juché des nègres atlantes, « dont
le pantalon de marbre blanc laisse voir par une
12.
210 l'attitude du lyrisme contemporain
déchirure leurs genoux de marbre noir, et des
squelettes de marbre noir qui secouent des lin-
ceuls de marbre blanc en vue d'y faire lire des
inscriptions latines. Et puis a-t-on idée de faire
porter un cercueil par des chameaux » ? Que de
matière précieuse gâchée en vue de confection-
ner des jouets à de grands enfants ! Quelle expan-
sion, quelle énergie dépensée en pure perte ! Et
nos braves ouvriers d'art comprendront-ils qu'on
ait offert à Henri III une collation dont le service
était en sucre ? C'est pourquoi lorsque le roi dé-
plia sa serviette elle se brisa entre ses mains. Et
ces verreries, ces mobiliers qui ne sont faits ni
pour boire ni pour s'asseoir !
Cela vise à nous surprendre, presque à nous ber-
ner. Ce sont de mauvaises farces qui rappellent les
grossières plaisanteries des jouets allemands. Car en
quel autre lieu du monde eût-on imaginé de faire
une chaise avec deux écailles d'huîtres dont l'une
fournit le siège et Tautre le dossier ?
Ah ! j'attends ici nos architectes médiévaux !
Écoutons et méditons cette admirable page de
Mithouard où sont inscrites les plus nobles ver-
tus de l'Occident :
La sagesse de la cathédrale était fondée sur le res-
pect du sol et l'intuition de la race. Sa logique n'ac
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 2 11
ceptait que l'effort utile. Par sa perfection intime,
elle certifiait l'accord des métiers et la droiture na-
turelle des artisans. Non seulement elle unissait en
toute réalité les hommes qui la bâtissaient ensemble.
Mais, forte contre le temps, elle constituait de plus,
un lien entre les générations successives, unanimes
dans leur tradition et glorieuses de leur clocher.
Cette puissante maison de Dieu était la maison du
peuple tout entier, dont son envolée de pierre attes-
tait les énergies disciplinées. Son autorité rayonna
sur l'Europe... L'esprit dont elle procédait était ce-
lui de l'homme qui est devenu maître de sa force et
certain de sa loi. Cette bonne tête-là, pendant des
siècles, ne sut rien penser qui ne fût droit et fier.
L'homme qui la portait, môme en des temps diffi-
ciles, vécut harmonieusement. Il éleva des châteaux
et des églises, il fit des tragédies, de la musique et
des tableaux où il traduisait avec confiance la belle
ordonnance de son âme.
Or, à Venise — « carton sur de l'eau, décor
sur de la vase, rivage qui n'est pas le sol sur la
mer qui n'est pas la mer, caricature de la terre »
— le goût inné de l'excessif, do l'exceptionnel,
l'intempérance des caractères, le faste insolent
donnent aux monuments un aspect « de verrerie
bousculée sur un plateau ». Nous assistons à un
carnaval, au « bal des architectures sur l'horizon».
Aucune sécurité ne nous accueille. « Le fier Occi-
212 L'ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
! dent qui demanda sa force à la succession des
hommes et à la rude série des jours se fond ici
comme un fantôme dans la lumière. » Et Mi-
tliouard évoque, amusant symbole, la petite reine
imaginaire de Venise, la princesse Babiole qui
circule partout « insaisissable, au milieu d'un
peuple de prestidigitateurs, sous un ciel presti-
gieux », l'organisatrice des fêtes, la dispensatrice
des sérénades, « la princesse de tous les riens
surprenants et sympathiques, dont les mains adroi-
tes tressent de petites choses inoffensives et sé-
duisantes ».
Une leçon semblable nous attend à Grenade.
« Le respect de Fhomme, l'honnêteté du travail,
le sentiment de l'équilibre, la juste entente des
réalités, le bon usage, du temps, le goût de l'éner-
gie », qui sont les trésors moraux de l'Occident,
ne se trouvent pas en Espagne dosés avec mesure.
La vie y est comme une provocation perpétuelle.
Des artistes, des guerriers, des saints se sont tout
de suite portés aux extrêmes. Lieux versatiles où
l'esprit ne trouve point sa paix.
L'architecture espagnole a, elle aussi, son en-
seignement. Si Venise a le placage, l'Andalousie
possède l'arabesque. On ne tient compte ni de la
stature de l'homme ni de son habitat. « Je ne sais
pas entendre, déclare Mithouard, une architec-
ADRIEN MITHOUARD ET i/oCCIDENT 213
ture qui ne soit pas au mètre de l'homme et toute
pleine de sa vie et de son pays. » Or, l'Alhambra
pourrait tout aussi bien être plantée sur un pro-
montoire breton ou à pic sur une vallée des
Apennins, « mais on n'eût pas dressé ici un cha-
piteau de Saint-Julien-le-Pauvre ». Mithouard
donne de l'art mauresque une excellente explica-
tion. L'Arabe nomade et habitué à l'immensité
du désert n'a pour se distraire que lui-même. Il
est ainsi, dans la monotonie de ses jours, pré-
destiné aux spéculations abstraites. Il invente donc
l'algèbre, les mathématiques, la géométrie, mais
n'est pas constructeur, parce qu'il ne s'arrête pas
longtemps nulle part. Le point de départ de son
rêve est une ligne qu'il plie dans tous les sens,
dont il fait sortir les figures géométriques les
plus compliquées et qui aboutit à l'arabesque,
aux ornements en stuc, à une architecture de bil-
boquet.
L'arabesque ne saurait satisfaire un Occidental.
Comment y trouverais-je mon contentement, dit
Mithouard, « moi dont la terre est émue par le
frisson des trembles et le froissement des herbes
au bord de la rivière... Mon pays est trop divers
pour que je me résolve plus qu'un instant à cet
exil dans l'abstrait, et dans l'angle de chaque
chose je cherche un soutien. »
Sans doute, Grenade olïrede magnifiques volup-
214 l'attitudb du lyrisme CONTBMPOHAIN
tés, ainsi que Venise, et c'est pourquoi l'imagi-
nation déréglée des romantiques a tant exalté ces
lieux brûlants. Mais la sagesse de l'Occidental
s'accommode mal de ces violentes secousses et,
dans des pages pleines de passion, Mithouard évo-
que la touchante et tragique histoire d'un jeune
Breton, au cœur consumé de fièvre, qui s'élance
vers ces contrées radieuses, pensant y apaiser un
amour dévorant. Venu sous un ciel de feu pour
savoir la fin de ses désirs errants, Loïc de Coëdigo
n'y trouve qu'une déception âpre. Avant de se
résigner, de retourner dans la paix, de rentrer
dans la discipline de son pays, il se donne fou-
gueusement à la Marrabaise Incarnacion, à la bou-
che saignante, à la lourde natte de cheveux noirs,
et Fétrangle dans un sanglot.
Ce parfait ouvrage d'artiste probe, ce lucide
bréviaire de nos réalités et de nos pures richesses
d'Occident se ferme sur cette admirable conclu-
sion :
Grenade offre une volupté suprême, épuisée aus-
sitôt. Nos premiers parents, disent les Ecritures, ne
purent, devenus mortels, rester dans le Paradis ter-
restre, lequel était situé en Orient. C'est dans notre
pays amical et voilé qu'il y a lieu d'ordonner notre
vie, c'est selon la loi qu'il nous impose qu'il convient
de régler nos sentiments et de concerter nos travaux.
ADRIEN MITHOUARD ET l'oCCIDENT 215
Un bonheur aigu, fût-ce dans le plus divin séjour du
monde, n'est possible que le temps d'une surprise.
VII
Les Marches de l'Occident terminent, ai-je dit,
la trilogie dont le Traité de l'Occident et [es Pas
sur la Terre composent les deux premières parties.
Si Ton veut bien réfléchir à l'unité de cette œuvre,
à la noblesse de son enseignement, à sa largeur
de vue, on conviendra, je pense, qu'aucune syn-
thèse d'idées ne fut tentée depuis dix ans qui
passe celle-ci en précision et en harmonie.
Par ces trois volumes qui narrent la genèse de
la pensée française, et après le Tourment de
F Unité, Mithouard se classe parmi nos critiques
libres les plus avertis de l'heure. Il nous offre un
fameux exemple d'esprit organisateur et souple,
de lyrique conscient. J'hésiterais à lui trouver des
parents spirituels, et il faut bien avouer que parmi
les cerveaux contemporains plus ou moins étroits,
tous inféodés à des partis, nul n'atteint ce parfait
équilibre.
De fait, au moment où l'art semblait se libérer
des influences étrangères, s'évader de l'atmos-
phère d'anarchie où il étouffait, le problème poli-
tique accapare les esprits les meilleurs et, sous
216 L'ATTITUDE DtJ MIUSME CONTI MI'OHAIN
couleur de réformer la société française, nous
replonge dans les plus grossières ténèbres. Nous
allions nous entendre, peser loyalement les acqui-
sitions lyriques de la génération précédente, sar-
cler les vignes vierges du symbolisme, grefler ces
ceps trop sauvages et qui, jusque dans leur sève
bouillonnaute, attestent la richesse du sol de
France — or, tout est soudain remis en question.
Nous assistons à quantité de combats singuliers,
à une multitude d'escarmouches stériles entre
pseudo-classiques et pseudo-romantiques. Chaque
adversaire reçoit autant de coups qu'il en donne
et la victoire n'est nulle part. Bien mieux, la lit-
térature qui jusqu'à ce temps requérait, comme
vertus cardinales, le désintéressement et la fran-
chise, se trouve amoindrie et rejetée au second
plan. Les préoccupations sociales ont faussé les
meilleurs manuels d'art. Pour ne prendre qu'un
exemple, l'intéressante question du vers libre nVst
plus étudiée en elle-même, mais en fonction de
telle ou telle politique. Les néo-classiques rejet-
tent la strophe analytique sous prétexte que le
xvne siècle, qui était monarchiste, ne Ta pas em-
ployée ; d'autres la défendent, parce que soi-disant
— et bien à tort — elle .a bonne couleur moder-
niste. De tels états d'esprit seraient comiques s'ils
ne dénotaient une aussi triste notion des desti-
nées de notre poésie.
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT 217
Seul ou presque seul au milieu des partis s'en-
tre-dévorant, Mithouard a conservé une intelli-
gence lucide et un noble souci des nuances. Il
nous offre un magnifique exemple de prudence
et de mesure. S'il montre les dangers d'un roman-
tisme échevelé, qui risque de briser Fharmonie
entre notre sensibilité et notre intelligence, s'il
nous met en garde contre les plaisirs dissolvants
de Venise et de Grenade, il n'oublie pas à quel
point ce demeurent pour nous deux villes d'im-
portance, « des lieux éminemment favorables à la
méditation ».
Il se retourne donc contre les partisans d'un
humanisme froid et d'une renaissance latine dont
la logique étroite risque d'étrangler tout chant
lyrique ; il les convie à ne pas apporter « une
fougue trop romantique à nous libérer du roman-
tisme ». Certes celui-ci fut une belle maladie, une
fièvre salutaire, le xvm9 siècle nous ayant desséché
l'àme et le xvii', malgré de splendides qualités
de fond et de forme, ayant ignoré — La Fontaine
excepté, bien entendu — la poésie lyrique.
On peut dire que nos facultés nationales, d'abord
coordonnées et fortifiées d'une discipline harmo-
nieuse, se dissocient vers la fin du xv* siècle. Elles
s'épanouissent à nouveau d'époque en époque,
mais les unes après les autres et non plus ten-
dues dans un seul équilibre, tant qu'elles finissent
13
218 l'attitude du lyrisme contemporain
par se tourner les unes contre les autres. « L'art
classique et Fart romantique furent les deux moi-
tiés de la cathédrale. »
C'est à la reconstruction de l'édifice national
que nous invite avecpersuasion Mithouard: et que
les esprits méfiants se rassurent. Cet édifice natio-
nal n'est nullement une prison, mais une demeure
bien aérée ou chaque élan lyrique trouve son
emploi et sa place. Ecoutons notre auteur pous-
ser son beau cri de ralliement : « La France est
pays d'unité. » Laissons pseudo-classiques et
pseudo-romantiques se déchirer pour des motifs
extra littéraires.
A nous, aux artistes désintéressés, conscients
de leurs devoirs, appartient de rétablir par leurs
œuvres Féquilibre interrompu, d'aider à la syn-
thèse, à la coordination harmonieuse et vivante
de nos facultés nationales. Le lyrisme contempo-
rain s'accommode mal des rapports abstraits de
la raison pure, pas plus que des courbes épilep-
tiques d'une sensibilité dévoyée. La prétendue
clarté latine et le mirage jacobin portent en eux
de terribles germes. Aussi bien les mots raison
et sensibilité ne sont que des schèmes philoso-
phiques. Nos vrais poètes ne sacrifient pas ceci à
cela, mais, dans une intuition profonde, s'efforcent
de dire toute leur âme et d'ordonner leurs poèmes
selon l'instinct de notre race qui assume le plus
219
possible d'humanité, je veux dire qui marie joyeu-
sement la logique du cœur et la spontanéité de
l'esprit. Mithouard aura grandement hâté cette
union en nous éveillant à une plus sûre conscience
de nos réalités occidentales.
ROBERT DE SOUZA
ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE
I. — Poète et esthéticien. Difficulté pour la foule de
réconcilier ces deux attitudes dans la même présence.
II. — Le poète. — L'impressionnisme de Fumerolles.
— L'idéalisme constructeur de Sources vers le
Fleuve. — Son mètre et son rythme.
III. — Les conditions sociales contemporaines, en con-
tradiction avec une poésie nationale, amènent le poète
à réfléchir sur son art. — La théorie n'a jamais
étouffé la création lyrique. — Les questions de
forme. Souza et la prosodie. Le Rythme poétique et
la Poétrie.
IV. — Les questions de fond. L'inspiration lyrique. —
La poésie populaire et le lyrisme sentimental. — Où
nous en sommes. L'examen de conscience de toute
une génération.
/
I
Aux yeux du public, il n'est pas bon qu'un écri-
vain s'essaye dans plusieurs genres, et manifeste
un talent susceptible de réaliser des œuvres « on-
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 221
doyantes et diverses ». L'esprit de la foule est
simplificateur.
Guidés par les nécessités de la vie qui, de plus
en plus orientent nos actes vers la pratique, nous
avons besoin de classifications faciles et de juge-
ments bien ordonnés. La complexité, comme la
contradiction, nous répugne. Nous nous portons
toujours vers les idées les plus générales et les
plus simples.
Cette tendance de notre intelligence conduit à
Finjustice envers les auteurs, dont l'activité trop
riche se dépense ici et là en des travaux qui, d'or-
dinaire, sont fournis par des familles d'esprits
très différentes. Nous aimons synthétiser Fœuvre
d'un écrivain dans une définition susceptible de
l'exprimer en entier. Tant pis si l'originalité vaga-
bonde do tel auteur refuse d'entrer dans le lit de
Procuste de nos concepts.
« Entendons-nous bien, déclare le public mé-
thodique. Êtes-vous poète, philosophe, romancier,
critique ? Si vous êtes philosophe, dites : je suis
philosophe. Si vous êtes poète dites : je suis poète.
Mais n'allez pas prétendre enfermer à la fois en
votre individu la mentalité d'un poète et celle
d'un philosophe. Vous n'avez droit qu'à la spé-
cialité d'un genre ; et ceci, pour les besoins de
notre esprit classificatcur. Bien mieux, si vous êtes
poète, devez-vous faire choix de tel ou tel genre
222 l'attitude du lyrisme contemporain
do poésie, vous cloîtrer dans une « manière » et
n'en plus sortir, sous peine de nous dérouter tota-
lement. Gomment se rappeler que Sully Prud-
homme a écrit des livres d'esthétique, des études
philosophiques, des articles de sociologie? Tout
ceci est trop long, trop compliqué. Appelons sim-
plement Sully Prudhomme : le poète du Vase
brisé, et que le reste tombe en oubli. Cherchons
donc le « vase brisé » de chaque artiste, par quoi
il peut se définir. »
Après beaucoup d'autres, M. Robert de Souza
eut à se plaindre de cette façon simpliste de juger
un écrivain. Pour le vulgaire, il eut le grave tort
de ne point se cantonner dans un seul genre et
de joindre à un talent incontestable de poète des
dons précieux d'esthéticien. Ses études critiques
ont nui à sa réputation d'artiste créateur. Le
public ne pouvant jamais envisager qu'une seule
des faces de la personnalité d'un auteur, a choisi
l'esthéticien et rejeté dans l'ombre le poète. Le
« vase brisé » de M. de Souza c'est donc, aux
yeux de la foule, l'étude de notre rythmique fran-
çaise.
Le critique, placé au rond point où convergent
toutes les facultés d'un tempérament, a le devoir
de réagir contre ce jugement sommaire et de
parcourir successivement toutes les avenues d'un
talent. Faisons donc une part spéciale au poète
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 223
qu'est Robert de Souza et parlons de ses créa-
tions avant de visiter son atelier. Peut-être, en
montrant la part généreuse prise par l'auteur de
Fumerolles dans la rénovation lyrique contempo-
raine, pourrai-je contribuer à situer Robert de
Souza à sa vraie place parmi les symbolistes et
prouver quelle reconnaissance ma génération, si
injuste envers ses aînés, lui doit.
II
Il fut très peu écrit sur l'œuvre en vers de ce
poète original et complexe. Il semble que la cu-
riosité des critiques ait été entièrement captée par
les recherches de Souza sur la technique du vers
français. Je me réjouirais de cet oubli qui me
permet une fois de plus de m'aventurer délicieu-
sement dans un sentier non foulé, si je n'y voyais
la preuve d'un coupable dédain. Aussi bien, depuis
ma folle entreprise de lire les pages consacrées
par nos critiques patentés aux œuvres symbolis-
tes, j'ai perdu l'habitude de m'étonner.
Fumerolles parut en 1894 à la librairie de l Art
indépendant. Avant cette date Souza avait déjà
composé deux livres de vers où le poète s'essayait
à des recherches harmoniques et rythmiques.
Mécontent de ces réalisations incomplètes, Souza
224 l'attitude du lyrisme contemporain
jeta au feu ces deux recueils de gammes proso-
diques. Le voici donc en possession d'un doigté
sûr et d'un excellent mécanisme.
Pour accorder défi uitive ment son instrument
suivant le rythme de son cœur, Souza écrit Fu-
merolles à cet âge de demi-jeunesse où l'écrivain
se sent déjà maître du glorieux équilibre de ses
facultés. Emporté par la verve créatrice, et de
peur d'interrompre la spontanéité de l'inspiration
dans son élan instinctif, Souza compose Fume-
rolles en une saison. Sans vouloir se relire ni se
corriger, le poète se hâte de publier le livre frais
éclos, avant que l'esprit d'analyse ait pu tarir
l'intuition première.
Ces poèmes sont pourvus d'une vie et d'une
originalité sûres. Je crois pouvoir affirmer qu'ils
ne ressemblent en rien à ce qu'on publiait alors.
S'il fallait à toute force trouver un air de famille
à Fumerolles, je ne vois que la poésie de Vielé-
Griffin qui puisse se rapprocher de ces notations
sentimentales et naturistes, où l'âme de l'artiste
s'ébat dans l'exaltation et semble papilloter à tra-
vers l'atmosphère lumineuse des choses.
Fumerolles !
Simples jeux de brumes,
De la bouche de la vie soufflés...
Paroles
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 225
Enroulant, endormant la pensée
De volupté...
Laissons l'écume
Du soufre fétide de la vie,
Fumerolles,
Et nous ravissez
En les ascensions
De vos brumes,
Aux lumineuses spires
Colorées
De nos désirs
De nos passions,
Et malgré le soufre de la vie,
De nos songeries...
Spires aux vols et virevoltes folles
Fumerolles,
Enveloppez- nous
De vos plus brumeuses magies,
Et de leurs denses vapeurs vermeilles
En les délices d'un vertige,
Soutenez-nous
Jusqu'à nous porter avec vous
Près du soleil !
Vous souvient-il que cette année 1893 fut par-
ticulièrement heureuse et tendre. Le printemps
prit tout de suite» la place de l'hiver ; l'été se ré-
veillait un mois plus tôt et prolongeait sa veillée
à travers un délicat d'automne. La nature resplen-
13.
226
dissait de vie joyeuse ; les fleurs tôt venues s'épa-
nouissaient sans s'épuiser, comme incapables de
mourir, et c'était, à travers trois saisons délicieu-
ses de grâce et d'éclat tempéré, un chant uni-
versel de jeunesse et de douce ardeur.
Or imaginez un poète vivant son amour au mi-
lieu de ce concert harmonieux de la nature. De
quelles chaudes pulsations son cœur ne dut-il
pas être agité ! Quelles plus suaves noces ! com-
ment rêver de plus enivrantes vendanges ! Le
monde extérieur correspond si étroitement à la
qualité d'âme de Partiste, qu'on dirait cette âme
et ce monde courbés sous le même effort triom-
phant, tendus dans la même excitation lyrique. Il
y a compénétration intime entre l'hymne imma-
nent de la nature et cette espèce d'adoration qui
agenouille le poète aux pieds de son amour. De
part et d'autre même fervente prière, même re-
cueillement intérieur l.
Cet impressionnisme sentimental est essentielle-
ment synthétique, sans cesser d'être concret. Car
au moyen de sa vision naturiste le poète extério-
rise ses plus profonds sentiments et, dès qu'il dit
1. J'exprimerai mieux ma pensée en reproduisant ces lignes
que M. G. Sarrazin applique à Shelley * « Les splendeurs des
mondes ont revêtu les couleurs de son âme, elles se sont fes-
tonnées des mdle arabesques de sa sensibilité. » (Gabriel Sar-
razin. La Renaissance de la poésie anglaise. Perrin, p. 43.)
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 227
son cœur, c'est la nature ambiante qu'il célèbre.
La nature apparaît à Souza un perpétuel état
d'âme et, d'autre part, chaque état d'âme du poète
se colore de toutes les nuances dont se vêtent les
paysages environnants.
Lève-toi, viens, et te penche, ombre blonde ;
Laisse tes yeux en promenade muser
A suivre au but les arabesques de ces ombres,
Les tiges folles de toutes ces herbes dressées,
Fraîches encor au lumineux parterre, les pensées !
Le cœur du poète suit dans ses élans la qualité
des heures qui passent. Tour à tour le matin lu-
mineux, les chaleurs lourdes de l'après-midi, la
douceur du crépuscule, le mystère des nuits bleu-
tées teignent de leur nuance psychique particu-
lière les émotions de l'artiste.
Et toute union n'est qu'un essaim de minutes harmo-
[nieuses.
On peut dire que la réceptivité du poète est si
affinée et son identification avec les paysages si
étroite que Fumerolles nous offre un des meil-
leurs exemples de poèmes symbolistes où la na-
ture est vécue dans les diverses phases de son
intensité.
Voici deux exemples de ces transpositions im-
228 l'attitude du lyrisme contemporain
pressionnistes, au moyen de quoi le poète accorde
la nature au ton de ses sentiments, et récipro-
quement ;
Dans la voiture comme un berceau
Tangue, au long des routes de l'automne,
La promenade de la petite âme
Si rosement tendre et blanchement bonne,
Malgré les présages de l'automne...
Les plaines élargissent ses yeux ;
Le ciel uni bombe son front ;
Les branchettes déplissent ses mains ;
Les fines araignées du matin
Etirent les fiis de ses cheveux ;
Les baies cramoisies du chemin
Grossissent la .pulpe de ses lèvres ;
Nul dans la nature ne la sèvre
La petite âme du matin ;
Le ciel uni bombe son front ;
Les plaines élargissent ses yeux !...
Et trône, de sa voiture berceuse la conquérante !
La Bouilloire est conçue sur le même modèle :
Ecoute l'eau qui chante en captive du feu
Ecoute les flammes qui chantent, mais comme dra-
peaux au vent;
Susurrante d'élans fumeux.
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 229
Écoute ma vie qui chante
En ton cœur loyal contenue,
Et dans les flammes vives tenue.
La bouilloire est de pur argent,
Dis ! sur des parois de fer résistantes ?
Garde chaude la vie qui chante...
Nous retrouvons de semblables images actives
dans les Graines d'un jour et dans les Modula-
tions sur la mer et la nuit. Mêmes impressions
visuelles retentissant dans un amour vécu:
De plaines en plaines lointaines
L'éther, l'éther est de velours;
L'âme de baume des tilleuls
En un demi-sommeil y mène
Le flottement des heures sereines,
Chaudes et assoupies d'amour.
L'éther, l'éther est de velours,
L'âme est de baume des tilleuls ;
De plaines en plaines lointaines,
Des heures alanguies bercent la terre sereine.
Nous sommes ainsi en présence de notations
purement poétiques, je veux dire exclusivement
lyriques, dégagées de tout souci oratoire ou didac-
tique.
230 l'attitude du lyrisme contemporain
Les Sources vers le Fleuve accusent une tout
autre manière. L'impressionnisme sentimental des
premiers vers de Souza s'est changé en émotion
cérébrale ; la sensibilité du poète, si j'ose dire,
s'est intellectualisée. Robert de Souza a donné
lui-même une définition de ces deux stades de la
création poétique, lorsqu'il a tenté une classifica-
tion des symbolistes en réalistes sentimentaux,
avec Verlaine comme type initial, et en idéalistes
constructifs, dont Mallarmé est l'ancêtre spiri-
tuel ' ; ceux-là plus spécialement naturistes et sen-
suels, ceux-ci davantage cérébraux et abstraits. Ou
plutôt les uns et les autres vivent bien d'une vie
concrète, mais l'émotion des premiers dégage
d'abord une série de vibrations sensitives, alors
que l'intuition des seconds provient d'idées ou
de représentations plus franchement intellectuel-
les. Le lyrisme de ceux-là est d'ordre affectif, il
est plutôt d'ordre mental chez ces derniers.
Les Sources vers le Fleuve affichent un remarqua-
ble souci d'unité dans la composition. Ce volume,
je le compare à une sonate développée en trois
1. « Le symbolisme est formé de deux affluents : cet « idéa-
lisme constructif » qui lui vient de Stéphane Mallarmé, et la
source instinctive de Paul Verlaine qui lui donna le réalisme
sentimental. Ces eaux de nature adverse sont mêlées dans le
même fleuve, elles ne peuvent se désunir, pas plus que les
poètes ne les distinguaient jadis dans leurs bons jours.» (Ro-
bert de Souza. Où nous en sommes, p. 42.)
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 231
parties avec, pour thème générateur, l'idée de
vie. Bien que cette idée de vie circule à travers
tout le volume à la manière d'un leit-motiv repris
en de multiples contrepoints, le premier livre in-
titulé Histoires de France est plus spécialement
représentatif de la vie en soi. Les deux autres li-
vres chantent les plus nobles modalités de la vie :
la Beauté et le Bonheur. Avant chaque poème
liminaire une maxime de La Bhagavad-Gita
donne le ton des trois parties dédiées aux poètes
dont l'inspiration se rapproche le mieux de Fidéal
rêvé par Souza. Pour la Vie est offerte à Verhae-
ren, Pour la Beauté à Henri de Régnier, à Vielé-
Griffin Pour le Bonheur.
Le premier livre, Histoires de France, synthétise
l'émotion cérébrale du poète à travers le temps.
Il exprime quel enthousiasme actuel doit susciter
l'évocation d'âges héroïques. « Jamais ne m'a
manqué l'existence, ni à toi non plus, ni à ces
princes; et jamais nous ne cessons d'être, nous
tous, dans l'univers », dit La Bhagavad-Gita. Et
Souza de commenter cette phrase de la sagesse
indoue au moyen de tableaux lyriquement épi-
ques. Voici le Roy précédé d'un cortège triom-
phant sonnant la trompette belliqueuse :
La guerre est gloire,
Et la mort est victoire ;
232 l'attitude du lyrisme contemporain
/
La vie est bannière de vaillance ;
Les preux la suivent jusqu'en la mort ;
La mort est gloire?
Voici les preux étendus sur le gazon teint de
leur sang, dont les pensers héroïques s'attardent
au souvenir de leur Dame. Ces deux vaillants, sur
le point de contempler Dieu, se communient avec
une fleur, cette âme de l'univers :
Le Chevalier de Gloire ayant fiché en terre ;
Devant leurs yeux, la croix de son épée,
Ils tendirent au ciel l'hommage de leur gant :
Et le ciel l'accepta d'un long regard aimant
Qui mit sur le fer une lumière
Puis l'un, dans ses doigts, saisissant
Une pâquerette à la blanche couronne d'hostie,
Il la porta aux lèvres de l'ami
Pour qu'il eût goût, en trépassant,
Du pain de vie,
Et l'autre, jusqu'à sa blessure haussant
Le menu calice d'une fleur d'or,
Il le porta aux lèvres de l'ami,
L'ayant empli d'une goutte de son sang.
Et les Chevaliers se couchèrent
La main dans la main pour la mort.
Voici la reine ivre de l'amour du jouvenceau.
Voici la bergerette qui sera Jeanne d'Arc, écou-
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 233
tant déjà dans son extase de vierge le cliquetis
des armures. Voici le souffle des grandes orgues
qui fait tressaillir l'âme des ancêtres sous les voû-
tes en ogives. Voici enfin la Victoire dressée, sou-
veraine, au seuil de l'Eternité. Dans un magnifique
rappel de nos désastres de 1870, le poète la re-
présente mutilée, telle la Victoire de Samothrace,
mais s'enlevant encore, ailes déployées, au-dessus
de notre espoir :
Tes ailes, toutes déchirées du supplice,
Ta robe, toute arrachée en lambeaux,
Horreur ! tu passes sans tête et sans bras,
Victoire î
Jusqu'à quand, devant notre effroi,
Passeras-tu toujours ainsi sans tête et sans bras,
Victoire !
Gigantesque éblouissant oiseau.
Echappé d'entre les mains tueuses d'un barbare,
Et qui enlève vers notre espoir encor
Les spasmes d'un vol suprême, aveugle et mort.
Le second livre de Source vers le Fleuve chante
l'Homme en face de l'idée de Beauté. L'homme
seul peut étcrnisor la beauté qui passe et lui in-
suffler une vie immuable. Tel est le sens de la
pièce appelée l'Embaumeur. Le magicien, à qui
s'est donnée la petite ballerine, prépare l'œuvre
234 l'attitude du lyrisme contemporain
de gloire. Il étend l'amante nue sur la couche de
porphyre, lui arrache le cœur et les entrailles,
puis verse dans le corps les essences et les aro-
mates qui éloignent les stigmates du Temps.
Gloire à toi qui n'es plus fiévreuse ni impure !
Ta poitrine est enfin libre de ton cœur,
Ton ventre, de tes entrailles immondes,
Et ta tête, des entendements qui nous torturent,
O Vie, recréée par moi dans ta fleur !
Et des buissons de fleurs fraîches, jaillis du trou
où l'embaumeur jeta les entrailles, viennent en-
chevêtrer leurs lianes fléchissantes au-dessus du
corps immuable, immortalisé par la vie supérieure
de l'art.
Le grand morceau de résistance de cette se-
conde partie s'intitule Le Voyant : long poème
un peu abstrait et allégorique, mais charnu dans
le détail et riche de substance.
La fin du volume célèbre le bonheur et la joie
d'être, l'ivresse de se laisser emporter au fil du
fleuve de la vie, jusqu'à la mer infinie où toutes
les sources viennent s'engloutir, avec les barques
des hommes toujours en allées vers ailleurs.
La forme de cet ouvrage est non moins curieuse
par son originalité et sa logique de composition.
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE* 235
Dans Sources vers le Fleuve il nous faut chercher
les plus nombreux exemples des tendances ryth-
miques du symbolisme. Ce qu'on nomme si im-
proprement « le vers libre » est présenté sous
son vrai jour, avec les multiples combinaisons
auxquelles il est susceptible de se plier. Chaque
pièce est animée d'un rythme homogène appro-
prié ; tant il est vrai que le rythme est la pein-
ture d'un mouvement et que chaque intuition
poétique ou inspiration lyrique, pour être rendue
dans sa vérité pure, doit être ■ reproduite dans
son mouvement intérieur, dans son élan psychi-
que.
C'est précisément le rôle de la « strophe ana-
lytique », avec ses combinaisons de pieds grecs
et de rappels métriques, d'extérioriser le rythme
mente! du poète, avec autant d'exactitude qu'on
en peut souhaiter, pour communiquer, sans dé-
formation, à un auditeur, une impression vécue.
La fameuse pièce A la Victoire donne bien la
mesure de la richesse de combinaisons dont une
semblable métrique est capable. Cette métrique
sera étudiée plus à fond tout à l'heure dans ses
éléments organiques. Pour l'instant relisons les
strophes suivantes. Nous nous sentirons étrange-
ment emportés dans le mouvement mystérieux et
puissant qui les anime. Nous voyons fuir l'cs-
pace ; nous entendons les battements d'ailes pré-
236
cipités ; une sorte de ferveur dynamique surgit
de ces vers :
Tes ailes, ouvertes en voile vers la côte,
Ta robe, rejetée en voile dans tes ailes,
Bravé, le vent te porte, éternelle,
Victoire !
Tes seins pointent et ton genoux vers la côte,
Du même élan dont bat la joie des ailes,
Victoire !
Vers l'attente, debout au rivage, de l'espoir...
Accours ! — l'attente est longue dans la faute,
Et nos yeux sondent, depuis des ans, les mers.
Victoire î
Accours, et rayonne vers nous de toute ta chair
Du pas que sur l'eau même porte l'essor des ailes^
La dernière manière de Souza, il nous la faut
demander au poème publié en 1906 dans Vers et
Prose :
UHéroïde de la Danse du Lys, dédiée à la Loïe
Fuller, entoure d'un vibrant lyrisme le vol de
l'âme vers le rêve, — âme, femme et lys, symbo-
lisés par les captivantes eurythmies de la célèbre
danseuse. D'abord la nuit, un trou noir où Ton
perçoit pourtant des choses qui tressaillent. Des
sons s'élèvent, grandissent :
ROBERT DE SOUZA ET NOTEE EXAMEN DE CONSCIENCE 237
Une âme bouge qui remue l'attente dans la nuit...
La charmeuse apparaît, venue de très loin sem-
ble- t— il, parmi les clignotements des lumières:
Lueur qui d'un voile tremble,
D'un voile mat et fin qu'on déplie,
Nappe molle par des mains nouée
Et qui se détendent flottantes,
Gomme des feuilles enrubannées,
Blanche nappe de l'air encor bleu et tendre...
Cette clarté monte comme une tige, s'élance
dans l'azur en oiseau de flammes :
Ah! je le sens, c'est l'instant déchirant
Où le bulbe profond ne retient plus l'élan
De la tige qui de ses rameaux cherche des ailes.
La tige s'épanouit en fleur, et de la corolle
jaillit la femme lumineuse et ingénue, pure et
rayonnante de beauté :
Et ouverte à toutes grâces, coupe de soleil,
Alléluia, alléluia,
Coupe de soleil et coupe de joie.
0 fleur royale,
Gloire de siècles éternels !
238 l'attitude du lyrisme contemporain
Ce poème ne renferme pas un vers, une strophe
qui n'aient leur raison d'être numérique. C'est
l'aboutissement logique le plus délibérément
voulu de la composition de l'idée et de la compo-
sition rythmique, l'étroite identification de l'ins-
piration créatrice et de la réalisation verbale.
L'Héroïde de la Danse du Lys offre ce merveilleux
ensemble d'être à la fois un puissant exemple de
poésie pure, de haut lyrisme, — et un véritable
manuel de prosodie française en action.
III
Si Ton veut bien démêler les conditions les plus
favorables au développement du lyrisme, on se
convaincra sans peine de l'hostilité du milieu
social contemporain à l'éclosion de toute poésie.
Non pas du tout que les tendances intellectuel-
les de notre xx* siècle soient en contradiction avec
les principes immanents du symbolisme. Bien au
contraire, au cours de précédents articles, nous
constatâmes dans les sciences et la philosophie
actuelles des directions parallèles à celles que
poursuivent nos poètes. Une entente tacite s'est
établie dans la façon de comprendre la vie, de
l'analyser, de l'exprimer. Entre la manière dont
un physicien crée une loi de physique, entre le
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 239
procédé intuitif dont use le philosophe pour saisir
la conscience psychologique dans son écoulement
continu, dans sa pure durée, dans sa « qualité in-
tensive » dirait M. Bergson, — et ce que j'ai
appelé la vision centrale de nos symbolistes, qui
consiste non à décrire mais à exalter des états
d'âme, — il y a équivalence.
Mais si, dans les divers ordres de manifestations
intellectuelles, nous retrouvons toujours la même
tendance directrice, en revanche le divorce est
complet entre la mentalité commune et les mœurs
de Fépoque, — chose étrange et bien digne d'in-
téresser un jour un historien de la littérature
doublé d'un psychologue. Alors qu'en général
les idées d'un temps demeurent en parfaite cor-
rélation avec les actes de l'existence journalière
du même temps, à cette heure la plus parfaite
discorde ne cesse de régner entre les doctrines
professées et leur réalisation sur le plan de l'ex-
périence. Il y a là deux vies autonomes, vie de
l'esprit et action pratique, qui ne parviennent ni
à s'équilibrer, ni à se mêler.
Cette dissociation de deux états, état intellec-
tuel et état moral de notre société, crée un per-
pétuel malentendu entre l'homme qui pense et
l'homme qui agit, entre l'artiste et la foule. Le
lyrisme, pour pénétrer dans le « gros public »,
a besoin de rencontrer non seulement un esprit
*2i0 L'ATTITUDIÎ DU LYBIfl I CONTEMPORAIN
commun, mais une âme commune. Cette âme est
absente de la société contemporaine, que le con-
flit de ses intérêts particuliers intéresse seul. En
place d'une nation homogène, en possession de
deux ou trois certitudes fondamentales, capables
de réconcilier tous les cœurs et d'accorder cha-
que volonté, nous nous heurtons à une quantité
de partis aux fins contradictoires, décidés à se
pulvériser mutuellement, réfractaires à toute ag-
glomération, à toute unité morale.
Et qu'on ne dise plus que si le symbolisme vé-
gète, — ce qui est faux, — c'est qu'il « a fait son
temps », c'est qu'il ne correspond plus aux direc-
tions actuelles des esprits. Jamais il n'y eut un
tel renouveau de poètes décidément symbolistes
— qu'ils le veuillent ou non, — et jamais leur
façon d'exprimer la vie n'a si bien concordé avec
les autres acquisitions intellectuelles du moment \
Mais quoi ? quel poète, si génial soit-il, oserait se
vantera cette heure de remuer les fibres d'une
nation, si cette nation manque d'âme, c'est-à-dire
d'unité? Qu'il vienne donc celui-là, parnassien,
néo-romantique, intégraliste — ou autre; qu'il ose
enfin se montrer, ce Paraclet lyrique que l'Aca-
démie ne cesse d'appeler à grands cris ridicules !
1. Cf. mon article l'Idéal symboliste, Mercure de France,
1G juillet 1907.
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE '2 i [
— Il nous dira, je pense, comment le public l'aura
reçu. L'expérience tentée par tous les jeunes poè-
tes de ma génération doit être ^concluante, et leur
aveu d'impuissance à communiquer leur souffle
lyrique même à une très faible élite, — pour une
fois, — sera unanime. L'air de la société contem-
poraine est irrespirable. Pégase attend, sur des
cimes invisibles, des matins plus triomphants,
pour déchirer à nouveau notre atmosphère de ses
ailes voraces. Souffrons qu'il s'oxygène en paix \
C'est du moins la raison pourquoi Souza a com-
posé des livres de critique. Depuis quelques an-
nées aucun écho ne répercute dans l'âme de la
foule les chants du poète. Etant donné la tour-
nure des événements politiques et sociaux, tout
élan lyrique est brisé dans son essor.
L'instant est donc choisi pour céder à la réflexion
le pas sur l'intuition, pour faire son examen par-
ticulier, perfectionner et fourbir sa lyre avant
que luise le jour glorieux d'une renaissance ly-
rique.
Aussi bien s'agit-il d'une affaire de conscience.
Il importe à tout artiste probe, en dehors des
heures chaudes de création, de descendre en soi,
de s'interroger sur sa technique. Nul poète n'a
t. Robert de Souza, en plus des circonstances politiques
défavorables, a bien montre l'hostilité de la presse et des éditeurs
onvers les œuvres symbolistes. (Où nous en sommes, p. f>2.)
li
2t'2
le droit de jouer à cache-cache avec sa méthode
prosodique, de vivre dans une coupable indiffé-
rence des procédés formels, d'ignorer la qualité
de son instrument.
A ce propos, nombre de poètes médiocres rail-
lent les théoriciens du verbe, refusent de s'ins-
truire, sous prétexte de sauvegarder leur origi-
nalité. On connaît le lieu commun: toute théorie
est inutile ; un poète qui réfléchit ses créations
tue sa spontanéité.
A ceux-ci qui cultivent leur ignorance comme
le principe même de leur personnalité, on a vite
fait de répondre que connaître les lois de son
art n'a jamais nui a aucun artiste. Un peintre ne
peut ignorer le dessin, pas plus qu'un composi-
teur de musique les lois de l'harmonie, ni qu'un
poète la prosodie. D'autre part, écrire un traité
didactique n'a jamais privé auctfn artiste de ses
moyens de création, pour cette raison que la théo-
rie suit toujours la création, ne la précède pas,
et qu'une esthétique n'est autre chose qu'une ex-
périence fixée, de la logique sentie.
Au fond cette question, ainsi que la question
latine y a été mal posée. C'est toujours à une ana-
lyse psychologique qu'il faut nous en référer.
Les écrivains méditerranéens insultent les Occi-
dentaux au nom de je ne sais quel classicisme
statique. La vérité est qu'il existe deux familles
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 243
d'esprits : les visuels et les intuitifs ; ceux-là des-
criptifs, plastiques, apolliniens si Ton préfère ;
ceux-ci dionysiens, plus intériorisés, plus vivants,
plus émotifs. De même en ce qui concerne les
rapports de la théorie et de la pratique : certains
tempéraments sont doués de facultés analytiques ;
d'autres demeurent incapables d'objectiver en
normes logiques leurs représentations. Ceux-là
savent pourquoi ils se plient aux canons de la
Beauté; ceux-ci créent dans Finconscience de leur
âme. L'artiste, doué de cette précieuse faculté de
contemplation analytique, a le devoir de publier,
dans l'intérêt de tous ses confrères, le résultat de
ses opérations.
En entreprenant, à la suite des Tobler, des Becq
de Fouquières,des Théodore de Banville, des Clair
Tisseur, des Grammont, des Guyau, ses études si
documentées sur la technique du vers français, Bo-
bert de Souza répondait au désir plus ou moins
avoué de tous les poètes contemporains. Lui seul,
grâce à ses studieuses recherches, sa méthode
scientifique, ses connaissances philologiques, sa
fréquentation des Gaston Paris et des Bousselot,
pouvait mener à bien une si rude tâche. La fin
poursuivie par Souza est la suivante : donner au
symbolisme toutes ses conséquences ; arriver à
faire que la poésie française resplendisse dans
son éclat le plus pur.« Jusqu'à ces dernières an-
2i4 l'attitude du lyrisme contemporain
nées, écrit-il dans Où nous en sommes, la poésie
en France n'avait jamais été complètement elle-
même; elle ne se séparait guère de l'éloquence,
de la philosophie, ou de l'histoire anecdotiqiu*.
Une ode de Victor Hugo est encore un « discours »
en trois points; un poème de Musset, un « plai-
doyer » ; un autre de Leconte de Lisle, une
« narration » précise, documentée. On s'est ef-
forcé de donner à la poésie sa valeur d'art parti-
culière, indépendante de toute autre forme d'ex-
pression. Là est la découverte certaine, absolue,
du symbolisme. »
C'est principalement dans le Rythme poétique
et dans les études en cours de publication dans
la noble revue, l'Occident, que Souza a traité de
notre métrique et de ses conditions. Dans la Poésie
populaire et dans Où nous en sommes on étudie
plutôt la question de fond, d'inspiration et de
réalisation intellectuelle.
Le Rythme poétique envisage le problème pro-
sodique du point de vue historique. Les articles
de l'Occident sont un effort constructeur et dog-
matique vers une Poétrie expérimentale.
Il n'entre pas dans mon dessein d'analyser en
détail ces travaux- Si l'on veut bien se rappeler
mes précédentes études, mon but consiste à cons*
tater la mentalité dite symboliste chez ses princi-
paux représentants et à dégager, au moyen de
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 215
monographies, Fétat d'âme collectif de cette
génération. Résumons donc sans plus les idées
générales de poètes qui présidèrent à l'élabora-
tion de cette technique. Elles seules intéressent
un historien de la littérature, décidé à étudier
Fambiance intellectuelle d'une époque.
Souza attache une grande importance aux
questions de rythme. Il a raison. Repoussons une
fois pour toutes les railleries qu'on n'a pas mé-
nagées aux esthéticiens du symbolisme, et gar-
dons-nous de tenir les nombreux débats soutenus
à ce sujet pour luttes pédantesques. Sans qu'on
s'en doute, les destinées de la poésie s'y jouent
chaque fois.
De même que toute théorie philosophique, qui
n'est autre chose qu'une systématisation delà vie,
se résume dans une théorie de la connaissance, de
même toute renaissance du lyrisme entraîne né-
cessairement une réforme du rythme.
Bien mieux, tout ce qui nous entoure ne se
réduit-il pas à la genèse d'un rythme? Les corps
sont constitués d'atomes; ces derniers s'associent
suivant certains rythmes mécaniques et, de leur
variété de composition résultent la position et la
figure des objets dans l'espace. Ne parle-t-on pas
de lois rythmiques en morale et en histoire? Les
psychologues prouvent la marche et le retour
des passions au moyen de curieuses ondulations
246 l'attitude du lyrisme contemporain
qui se propagent. On peut enfin définir une pé-
riode poétique par le rythme choisi. Moyen âge,
Renaissance, époque classique, temps romanti-
ques, autant de rythmes différents qui nous per-
mettent de dire l'âge d'un poème, de le localiser,
tout ainsi qu'on reconnaît l'auteur d'un tableau
à une certaine façon habituelle d'associer rvlh-
miquement les couleurs \ Bref on peut affirmer
qu'un changement d'activité intellectuelle en-
traîne nécessairement des transformations dans
le choix des rythmes.
De là certaines lois générales formulées par
Souza dans la première partie du Rythmé poé-
tique.
1° « En poésie, comme en musique, le rythme
est non pas le seul principal, mais le premier
agent du plaisir esthétique; les autres n'ont plus
le même pouvoir dès que l'originalité de celui-ci
est amoindrie. »
2° « Notre poésie ne peut pas vraiment possé-
der toute sa force expressive sans un accord plus
parfait entre le sens et le rythme. »
3° Le rythme des romantiques ne saurait nous
suffire. Les réformes techniques de Hugo ont sur-
tout porté sur un changement de to?i en brisant
1. Cf. sur ce dernier point le si curieux livre de G. de Les-
cluze. Les secreis du coloris. Demolin-Claeys. Bruges, 100 i.
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 2 17
i
« le grand niais d'alexandrin », mais non sur un
changement de mouvement. D'autre part, les poè-
mes à formes variées (strophes, mètres, rimes)
sont impuissants à sauvegarder l'indépendance
rythmique des idées, à renouveler l'intensité de
l'impression.
4° « Tout rythme a une chance de durée d'au-
tant plus longue, que sa souplesse lui permet de
se prêter plus facilement aux transformations pro-
gressives de nos besoins. »
Le problème revient donc à ceci : trouver un
rythme capable de clicher exactement nos émo-
tions, d'exprimer dans toutes leurs sinuosités les
mouvements de nos états d'âmes contemporains,
sans cesser d'être rythme.
La seconde partie du Rythme poétique étudie
l'évolution historique du rythme depuis le moyen
âge jusqu'au romantisme. Cet historique de la
question est un chef-d'œuvre de précision. Souza
résume en termes stricts la technique de six siè-
cles et nous fait assister aux perfectionnements
croissants du vers.
Comparées aux poésies du moyen âge, la force
de Ronsard, quoi qu'on en ait dit, est plutôt pau-
vre on combinaisons rythmiques. Le vers de celui-
ci est exactement partagé en <1<mix parties égales;
la fixation d'une césure, à la sixième syllabe est
absolue chez l'auteur des Amours, alors qu'au
2(8 l'attitude du lyrisme contemporain
moyen âge nous trouvons quantité de vers de
douze syllabes avec une autre césure qu'après le
sixième temps, et plus conforme au mouvement
naturel du langage.
Chose curieuse, « c'est bien à Malherbe, — le
regratteur de mots et de syllabes, — que l'alexan-
drin doit une existence plus expérimentée, plus
nette et sûre de sa route ». Le maître de Racan
créa « un vers de solide charpente, où l'idée est
bien r y th iniquement soutenue par quelques mots
serrés dont les accents toniques sont frappés aux
meilleures places ». En somme c'est de Malherbe
que « relève la technique des écoles romantiques
et parnassiennes. Ronsard et ses compagnons n'y
sont rythmiquement pour rien ». Théodore de
Banville n'est autre que le frère spirituel de
Malherbe.
Arrive le xvii0 siècle avec son fâcheux censeur,
Boileau, et les génies de Racine et de La Fon-
taine, lesquels portèrent la science du vers clas-
sique à un point dont l'auteur du Lutrin n'eut
jamais l'idée. Les Plaideurs et les Fables offrent
l'exemple d'un alexandrin rapide, mouvementé,
plein d'audace pittoresque. « Nul mieux que
Racine n'a su allier le caractère des syllabes, ou
plutôt des sons qu'elles représentent à la nature
des sentiments. » La Fontaine, grâce à son genre
de poésie, use d'une variété infinie de rythm >.
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 249
Obéissant à son oreille plus qu'au précepte de
Boileau :
Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
« il affaiblit le temps de repos de la césure à la
sixième syllabe, pour en faire profiter d'autres
selon les cas ». Malheureusement le Bonhomme ne
fut pas pris au sérieux par son siècle et n'eut
aucune influence sur Voltaire et J.-B. Rousseau.
« En dehors du rejet, Ghénier n'offre pas plus
de variété dans la coupe intérieure du vers que
les prédécesseurs de La Fontaine. »
Nous voici au vers romantique. La poésie de
1830 a pu faire illusion par la variété de couleurs
et de sons dont s'enrichit alors la langue. A tout
prendre les innovations de Hugo sont peu de
chose. « On a trop souvent confondu la valeur de
son rythme avec la plénitude de sa puissance pho-
nique qui est plus grande, en général, que celle
du vers classique. » Becq de Fouquières Fa bien
remarqué : « Le vers romantique n'a pas rem-
placé le vers classique, il s'est glissé dans ses
rangs ; car ce qu'il ne faut pas oublier, dans les
œuvres des poètes modernes, les trois quarts des
vers, pour le moins, sont assujettis aux rythmes
classiques. »
250
L'alexandrin classique est un vers à quatre me-
sures. Le rythme ternaire des romantiques cons-
titue un progrès indéniable. Malheureusement ces
rythmes ternaires encore timides, « disséminés de
loin en loin dans le courant d'un poème ne peu-
vent en rien amoindrir, d'une façon durable, l'in-
tensité de monotonie amenée par la persistance
des hémistiches égaux, ne changent rien à la tota-
lité de l'expression » .
Après les romantiques deux courants prennent
naissance. Les uns avec Leconte de Lisle conti-
nuent Banville et les classiques, les autres suivent
la métrique de Verlaine. La véritable conquête de
l'auteur de Sagesse « n'est pas dans l'exactitude
et la pluralité des rythmes, elle est dans la com-
binaison de leurs rapports, dans l'harmonie de
leurs successions ». Les ternaires de Verlaine
sont admirablement variés, accouplés de façons
multiples, entourés de binaires classiques char-
gés de faire ressortir leur complexité. Verlaine
a enfin « ressuscité en une vie multiple et toute
personnelle, les rythmes boiteux, les mètres im-
pairs de neuf, onze et treize syllabes >. Loin d'être
des « écueils » rythmiques, des singularités, ces
rythmes impairs sont « aussi appropriés à l'ex-
pression de certains états particuliers de l'âme,
que le sont pour le courant des idées poétiques
les rythmes ».
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 25 l
Souza ajoute fort justement que scientifique-
ment comme esthétiquement il n'y a aucune rai-
son pour qu'un nombre quelconque ne constitue
pas un rythme. « Il suffit de savoir équilibrer
ses éléments constitutifs. « Et Souza d'écrire :
« Si Ton s'est complu si longtemps à une jalouse
dilection des rythmes purs, on le doit encore au
joug de la symétrie qui les rendait susceptibles
d'une division en deux parties égales. De là, cette
épithète de boiteux dont on caractérise les im-
pairs parce que soi-disant il leur manque une
syllabe des rythmes normaux. Or, cette boiterie
(qui peut être un charme sans doute) n'existe que
parce qu'on le veut bien, étant donné la fixation
d'une césure faisant sentir expressément cette
perte d'une unité, par la division en deux parties
fui ne peuvent pas être égales, par la brutale
mise en rapport d'un nombre pair et d'un impair
qui semble inachevé à côté de la concordance
parfaite do son voisin. Et justement, lorsque Ver-
laine réussit à animer ses vers impairs d'une vie
personnelle, c'est pour leur enlever toute boiterie,
pour ne leur laisser que l'indépendance de l'al-
lure, un charme flottant ne rappelant rien de la
cadence des rythmes pairs. »
La poésie de Verlaine serait parfaite si l'autour
(VI/iveclives n'avait trop délibérément mêlé la
prose à ses vers. Verlaine a maintes fois sacrifié
'25'2 L'ATTITUDE DU LYRISME CONTB11POBA! H
au plaisir d'amuser, d'être spirituel, en narrant
avec force détails d'insignifiantes aventures. Le
vers chez lui fait des pieds de nez au lecteur et,
tout en se moquant de la rime, Verlaine finit par
rejoindre Banville.
Les successeurs de Verlaine ont su mettre en
pleine lumière de quelle richesse rythmique notre
poésie est capable. Plusieurs pourtant, au nom
de la liberté, se sont montrés intransigeants anar-
chistes et se sont lancés à Faventure dans de gra-
ves réformes. « Ceux-ci, déclare Souza, firent
une révolution arbitraire, en considérant le
rythme non comme une dépendance du nombre,
mais comme une libre part du mouvement infini
pouvant prendre vie et forme sans autre élément
constitutif que sa puissance d'impulsion. » Beau-
coup de poètes perdirent le sens de l'unité et cru-
rent conserver un rythme en divisant arbitraire-
ment l'alexandrin ; en offrant « d'ininterrompues
successions non ponctuées d'alexandrins indivisi-
bles, — successions déterminées par les seules
parités phoniques des rimes ».
Les poètes contemporains ont donc bien com-
pris la nécessité de renouveler le rythme poéti-
que, mais trop timides ou trop hardis, ils usent
encore de l'alexandrin classique romantisé, ou
bien mêlent d'étrange façon la prose à leurs vers,
« L'enjambement, l'idée que ïe sens peut prendre
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 253
une route indépendante de celle du rythme, fût-il
le plus complexe possible, ajoutée à la préoccu-
pation d'éthériser leur forme à l'égal de leur
pensée, finit par égarer les novateurs loin de toute
forme sensible. »
Les bases sur lesquelles il serait possible d'édi-
fier des suites nouvelles, infiniment souples, de
réelles formes rythmiques, nous sont proposées
par Souza dans la troisième partie de son livre.
Le vers est un mètre numérique accentué. Il
existe une dominante dans tous les arts. En poé-
sie c'est le nombre douze. De plus « c'est par
une suite de répétitions perceptibles, mais non
nécessairement symétriques, que l'unité de nom-
bre s'acquiert. » Le tort des novateurs fut de dé-
daigner le nombre du vers et de ne pas s'inquié-
ter des conditions de la perceptibilité en usant
de successions de nombres quelconques. Les lois
de l'oreille se résument en deux mots: la percep-
tion par la répétition. « Le manque absolu d'un
choix dans les balancements de nombres affaiblit
la portée des accents toniques et rythmiques ;...
ce sont ces affaiblissements irréguliers et succes-
sifs qui donnent l'allure prosée. »
De là trois lois essentielles que Souza formule
ainsi :
1° « Le caractère d'un rythme principal déli-
mité par une mesure donnée dépend non dune
15
254
L ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
division en larges groupements fixes, mais de la
succession de petits groupes les plus proches de
l'unité. » Autrement dit : « Le mouvement ryth-
mique non seulement se précise, mais se nuance
à Finfinipar petites ondes successives différant les
unes des autres, quoique subtilement liées entre
elles. »
2° « L'obéissance absolue à la force de l'accent
oratoire est de nécessité première; seulement, la
portée de cet accent est dépendante de l'intégrité
du rythme principal. » L'accent tonique en effet
n'a rien à voir « dans la création par l'accentua-
tion de ces divisions du temps qui constituent la
vie du discours, le mouvement rythmique. En
français, à considérer les mots isolément, il est
sur la dernière syllabe, lorsqu'elle est sonore, sur
Pavant-dernière, lorsque la dernière est muette.
Mais dans le vivant enchaînement de la phrase,
cet ordre est à chaque instant détruit par la puis-
sance irrégulière de cette ponctuation harmoni-
que marquée par la diction naturelle, qu'on peut
appeler par extension : V accent oratoire,
3° Ce jeu des accents forts et faibles achève d'a-
nimer le mouvement rythmique.
On le voit, Souza qui passe aux yeux de cer-
tains jeunes poètes méditerranéens pour un bar-
bare assoiffé de liberté, décidé à bouleverser
toutes les lois traditionnelles, doit au contraire
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 255
être tenu pour un technicien sévère et rigide. Le
premier mot du credo de sa prosodie est celui-ci :
il n'y a pas de vers libre, il ne peut y en avoir.
Cette expression « on est obligé de s'en servir
puisqu'elle a passé dans l'usage, mais en sachant
bien qu'elle est absurde, et d'autant plus qu'elle
semble donner le droit d'être libre au hasard.
Or, il n'y a pas plus de hasard dans le vers libre
que dans le plus rigide alexandrin : il ne tend
qu'à substituer une loi organique interne à une
loi extérieure mécanique ».
Souza ajoute encore dans Où nous en sommes:
« Loin de négliger l'ombre d'une racine, le vers
libre les ramifie toutes et revivifie celles qu'avait
desséchées la Renaissance. Car notre poétique
ne date pas plus de la Renaissance que le métier
de notre musique, de notre architecture, de \ no-
tre sculpture ou de notre peinture... Le vers li-
bre, qui dégage des genres le poème, renoue la
tradition française du rythme. » Grâce au vers
libre, nos poètes ne seront plus seulement des
écrivains, mais des chanteurs.
Notre théoricien complète à cette heure dans
YOccident ses études, en s'acheminant vers un
nouveau traité de Poétrie. Il faut enfin s'entendre
sur l'état de la matière que nous employons, en
particulier déterminer la nature de syllabes dou-
teuses, de ïe muet et des diphtongues.
256 l'attitude du lyrisks contemporain
Ue féminin n'a pas la valeur syllabique uni-
forme qu'on lui attribue. Certes il ne faut pas non
plus le considérer comme une simple résonance
d'une consonne vibrante, mais le regarder doué
d'une constante mobilité. La Phonétique expéri-
mentale peut seule nous guider dans cette déli-
cate détermination de la valeur de Ye muet. Elle
fut créée par M. l'abbé Rousselot à qui nous som-
mes redevables de précieuses inventions d'appa-
reils enregistreurs et résonateurs. Robert de Souza
arrive, après de nombreuses discussions dont je
fais grâce, à ces conclusions :
1° « La pluralité des consonnes, certaines pla-
ces d'accents, une simple nécessité d'insistance
pousse à mettre des e féminins où il n'y en a pas
et à marquer ceux qui existent dans la parole la
plus familière. L'influence de l'écriture, de l'œil
qui indiquerait à l'oreille des e qu'elle ne trou-
verait pas d'elle-même n'y est pour rien; la dou-
ceur du son intercalaire de cet e subtil est à la
base organique même de la parole française, elle
est naturelle aux plus illettrés. »
2° « En échange la prononciation distraite et
rapide, les émotions vives, le langage usuel sur
des objets courants, le besoin d'alléger, de sim-
plifier sans cesse les moyens d'interlocution dans
les rapports ordinaires, pousse à la suppression
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 257
plus ou moins grande, selon les provinces, des e
féminins. *
Quant à la définition du rythme général qui
doit clore cette aride exploration au pays de la pro-
sodie française, voici celle qu'on propose à nos
méditations :
Le rythme poétique est « une alternance de
groupes numériques libres de brèves et de lon-
gues ; puis de groupements plus ou moins égaux
et plus ou moins étendus de ces groupes détermi-
nés les uns et les autres par Faccent tonique
suivant le sens. »
IV
La Poésie populaire et le lyrisme sentimental
ainsi que Où nous en sommes s'occupent davan-
tage, ai-je dit, de la question de fond et d'inspi-
ration. La Poésie populaire, en particulier, indi-
que les sources où puisèrent les symbolistes.
On a accusé ces derniers d'obscurité, alors que
leurs efforts ont tendu, de toute leur foi lyrique,
à la renaissance d'une poésie rustique, ingénue
et de prime-saut. Nul mieux que les symbolistes,
dont les deux principes d'art sont inscrits dans
ces mots : condensation et suggestion, n'était à
258 l'attitude du lyrisme contemporain
même de faire profiter l'art français du génie po-
pulaire, simplificateur et évocateur.
Que veulent-ils en effet ? Substituer aux déve-
loppements oratoires, aux procédés didactiques,
aux amplifications intellectuelles des poètes aca-
démiques, la spontanéité de l'intuition et de l'en-
thousiasme, le sentiment direct de la nature vécue,
l'instant sublimisé des choses familières saisies
dans leur mobilité. Or le tour de la poésie po-
pulaire, comporte précisément cette simplicité
émouvante, que certains artistes, soi-disant tra-
ditionnels, ont odieusement pastichée. « Ceux-ci
ne se sont pas aperçus qu'ils simplifiaient moins
le cœur de la châtelaine qu'ils n' « endiman-
chaient » l'esprit de la fermière ». Ni Gabriel Vi-
caire ni Theuriet, ni tant d'autres qui peitjnmt
plus qu'ils ne chantent et qui perçoivent la nature
du dehors au lieu de la vivre et de la sentir on-
doyer en soi, n'ont le sens du folklore. Rien n'est
plus éloigné de la forme classique, de ce fameux
idéal latin ' tant prôné, que la poésie populaire
1. J'ai plaisir à reproduirai à ce sujet ces paroles de Albert
Mockel que Souza cite également dans Lu Poésie populaire .
« Non seulement on est loin de la verve naturelle du peuple
dans la poésie lyrique, mais on n'écritpas même d'après tes tra-
ditions héroïques de la race. C'est là, je crois, un legs de cette
littérature latine qu'une parenté de langage nous imposa trop
longtemps. Nous ne provenons certes pas uniquement des La-
tins, mais comme ils pèsent encore sur nous! Rome faisait des
ROBBRT DB SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 259
où les divers sentiments, « les images et motifs
extérieurs qui les caractérisent se succèdent par
à-coups, par sauts, sans explications, sans transi-
tions. Et la passion vive mange les mots, supprime
les pronoms, les articles, tandis que, répétant
au contraire de-ci de-là, sans cesse, l'expression
significative, sans s'inquiéter de la rime ni même
de l'assonance, elle martelle le rythme ou le
distend, au mieux de l'imprévu lyrique. »
Verlaine par ses charmantes chansons, d'une
grâce si primitive remet en honneur la poésie
populaire. « Ce sont bien les thèmes toujours les
mêmes, les thèmes jamais usés de Lamartine et
de Musset. D'où vient qu'avec et depuis ces deux
grands poètes ils avaient, dans leur expression
directe, perdu toute force d'art, toute vertu esthé-
tique ? C'est que le « sentiment » inspirateur s'étant
enflé, transformé en « éloquence >, avait faussé,
magnifiquement si l'on veut, mais faussé sa spon-
tanéité primitive et cette simplicité jamais dé-
voyée dans la plus tragique passion que garde
l'inspiration populaire. »
On sait depuis Pusage qu'ont fait du lyrisme
sentimental nos meilleurs poêles : Verhaeren,
Jammes, Mockel, Max Elskamp, Klingsor, Mae-
vers selon la Grèce et nous faisons des vers selon Home... »
(A. Mockel. Propos de littérature, p. 122.)
260 l'attitude du lyrisme contemporain
terlinck, Kahn, Régnier, Griffin, Fort, Bataille,
Laforgue, Mauclair. Les uns retrouvent la vraie
ballade, la petite chanson de légende ; les autres,
comme Laforgue, opèrent un curieux mélange de
formes naïves, de réflexions de gavroche et d'idées
philosophiques. Ceux-ci, tels Maeterlinck et Ba-
taille développent la chanson rustique en drame
légendaire ; ceux-là avec Vielé-Griffin marient
heureusement le rêve $ la vie.
« En reprenant ainsi la voie de ses origines,
écrit Souza, la poésie émotive rentre autant que
la poésie transfigurative dans le cercle des arts
dont le formalisme de l'éloquence latine l'avait
en France retirée : la poésie enfin est définitive-
ment hors la littérature. > Par ainsi nous retour-
nons aux véritables origines nationales de notre
poésie lyrique. « C'est une retrempe du génie
celte. »
Oà nous en sommes m'apparaît comme l'exa-
men de conscience d'une noble génération de
poètes. Le symbolisme n'est pas une école mai* la
manifestation du lyrisme au XX' siècle, telle est
la conclusion à laquelle nous sommes expérimen-
talement amenés. Ce lyrisme est d'accord avec la
mentalité contemporaine, quoi qu'on en ait dit,
et tous ceux qui l'ont combattu, ne font que con-
firmer par leurs œuvres l'étendue de ses conquê-
tes. Ce lyrisme a la passion du mouvement, la
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN DE CONSCIENCE 261
haine de l'anecdotique, le souci de la fusion par-
faite entre l'idée et l'image, la soif de Fidéalisme,
d'un idéalisme sensibilisé et ami de la vie .
Cet ouvrage doit être considéré comme la Somme
abrégée de la poésie moderne. Souza procède par
demandes et réponses. Il expose les objections
une à une et les réfute. Ces objections, loin de les
atténuer, il prend plaisir, on dirait, à les gros-
sir, à les rendre graves et plus fortes que n'ont
su le concevoir ni les formuler nos adversaires.
Puis il les démolit dans le détail patiemment,
s'appliquant à ne rien laisser debout de leurs en-
traves. Il y a dans cette méthode honnête et brave,
je ne sais quoi de noble et de grand dont on nous
a déshabitués en France depuis la mort de Brune-
fière. Souza a su mettre à profit dans ce livre,
dont je parle peu, car il résume les livres précé-
dents dont j'ai parlé, — ses admirables qualités
de critique sincère, d'esthéticien érudit, d'artiste
probe.
Pour ces raisons * nous devions parler un peu
1. L'œuvre do Souza ne s'arrête pas à la poésie ni à la tech-
nique du vers, elle va jusqu'à vouloir doter notre vie entière
de beauté. Frappé de la distance qui sépare les aspirations d'un
poète de celles du public, Souza s'est oncore essayé a développer
chez ce public le sentiment esthétique par tout co qui nous
entoure. 11 a donc réagi contre les idées fausses de progrès,
contre le vandalisme des administrations, contre lindifférence
coupable de la foule en voulant sauver, d'accord avec la Société
15.
262
longuement de cet homme dont l'œuvre est en-
tièrement consacrée à la glorification du lyrisme
français, pur de tout alliage. Je ne sais pas de vie,
sinon plus brillante, du moins plus généreuse que
celle qui se dévoue en silence à perfectionner l'ins-
trument que certains utiliseront un jour. Puis-
sions-nous ne pas dédaigner renseignement offert
d'une main quelque peu rude, mais bonne ; et
plaise aux poètes 5e la génération qui vient de
méditer cet exemple — entre beaucoup d'autres.
pour la conservation des paysages, les monuments et les sites
de la vieille France qui parlent si tendrement à nos cœurs.
Soit dit en passant, cette esthétique appliquée aux choses de
la vie et cette réalisation pratique réfutent, une fois de plus,
le reproche sans fondement que d'aucuns font à la génération
symboliste d'être restée en dehors des réalités quotidiennes, et.
d'avoir dédaigné les problèmes de la beauté moderne.
ALBERT MOCKEL
ET L'ASPIRATION LYRIQUE
I. — L'esthéticien et le poète. — Mockel est avec
Souza un des esthéticiens de la poésie contempo-
raine. Celui-ci s'est plutôt occupé des questions de
forme ; celui-là des doctrines esthétiques.
IL — Mockel esthéticien. — Qu'est-ce que le lyrisme ?
— Théorie capitale de Y aspiration. Ses caractères et
leurs applications. — Mockel, Sully-Prudhomme,
Bergson.
III. — Illustration des théories de Mockel par ses
œuvres. Sa poésie et Yineffable. — La légende et la
tradition.
IV. — Etude d'esthétique comparée. — Les Propos de
littérature. Leur importance. — Ce livre est le miroir
où se reflètent les aspirations lyriques d'une généra-
tion.— La méthode expérimentale. — Griffin et Ré-
gnier sont les sujets d'expérience Analyse de leur art
qui symbolise les deux courants lyriques contempo-
rains.
V. — Autres essais de critique : Verhaeren, Van Ler-
bergue, Mallarmé.
264 l'attitude du lyrisme contemporain
I
Je ne crois pas que l'œuvre d'Albert Mockel
ait jamais inspiré aux critiques de profession
cette étude d'ensemble quelle mérite et que je
ne cesse de réclamer depuis longtemps. Peu de
poètes de la génération précédente ont plus fait
pour expliciter — comme on dit — les doctrines
esthétiques encloses dans la littérature symbo-
liste, que Fauteur des Propos de littérature. Et si
j'ajoute que nul artiste n'a vu ses idées plus cons
ciencieusement pillées et démarquées, au cours
de ces dernières années, on comprendra, je pense,
la légitimité de ces pages et qu'il est juste de faire
une place à part au plus lucide théoricien de
l'attitude lyrique contemporaine.
Lorsqu'il s'agit d'exposer la doctrine symboliste,
les noms d'Albert Mockel et de Robert de Souza
doivent être cités ensemble. Celui-ci s'est parti-
culièrement occupé des questions de forme ; ce-
lui-là a surtout écrit sur le fond même du lyrisme
actuel. Souza s'est intéressé de préférence à la
métrique et à nos problèmes de rythmique ; .Moc-
kel a plutôt traité de l'inspiration du poète et des
conditions intérieures de création artistique. Par
ainsi ces deux techniciens se complètent aimable-
ment.
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 265
Nous avons eu Foccasion de parler en détail
de l'œuvre de Souza,il nous faut aujourd'hui ré-
sumer Tapport intellectuel de Mockel dans la
mentalité collective de la génération symboliste.
Pour plus de clarté nous ferons deux parts de
cette œuvre, distinguant les livres de poèmes des
ouvrages de pure critique. Mais est-il besoin de
remarquer à quel point cette division est arbi-
traire ? Sans systématisation préconçue, chaque
artiste porte en lui un faisceau d'idées qui cons-
titue sa vie cérébrale et qu'on retrouve en tous
ses écrits. C'est ce qu'on appelle d'un terme un
peu grossier la manière. Si l'exemple précède la
thèse, si l'intuition du poète devance l'analyse
du théoricien, un poème contient en substance
une doctrine d'art, celle-là même que l'artiste
exposera objectivement lorsqu'il passera de l'ins-
piration créatrice à la réflexion critique. Une même
pensée guide donc l'œuvre de Mockel et lui confère
sa remarquable unité. Poète ou théoricien, ana-
lyste ou créateur, celui-ci obéit à cette harmonie
intérieure dont s'éclaire chacun de ces gestes spi-
rituels, en sorte que sa poésie renferme déjà sa
critique et que celle-ci explique celle-là \
l.En plus de ses deux livres de vers, Chantefable et Clartés,
en plus de ses ouvrages de critique, Mockel prépare un nouveau
volume de vers, La Flamme immortelle, dont plusieurs fragments
ont piru en rovuet. De plus, dans Vers et Prose, notre aut ur
266 l'attitude du lyrisme contemporain
II
« Rien de plus malaisé que de définir la poésie,
déclare Mockel, rien de plus étranger à la poésie
elle-même, puisqu'elle est la voix vivante de l'âme
et que Fâme répugne à tout ce qui la borne. La
musique qu'elle chante est illimitée en ses modu-
lations et ne se laisse point réduire aux règles
d'un traité l. < En revanche, si nous ignorons ce
qu'est la poésie en soi, nous pouvons du moins
préciser ses manifestations en nous-mêmes et dé-
crire l'état psychologique de celui qui en éprouve
les ardeurs.
Cet état du sujet sous pression, cette aptitude
propre à chanter se nomme d'un terme général :
Y exaltation. Pas de lyrisme sans cette préparation
a donné quelques essais en prose qui sont le commentaire de
toute son œuvre. Je préviens que je puise mes citations aussi
bien dans ces derniers écrits que dans l'œuvre de Mockel en
volumes.
1. « Définir: figer une vague », dit-il encore dans un fragment
paru dans Vers et Prose sous ce titre: Le Bréviaire du Pauvre.
« — Applaudis-toi : Te voici maître enfin de la forme d'une
vague... Mais la vague, où est-elle? Et diras-tu que c'est encore
une vague, ce que tu tiens là d'immobile et d'inerte,— où
rien n'est fluide, où rien ne glisse et ne se meut, où rien ne se
gonfle et ne s'effondre, ne se dresse, ne déferle, n'éclabt usse...
où rien ne chante, où rien ne vit? »
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 267
intérieure, cette sorte de foi l que les anciens
nommaient délire, furor poeticus, que Boileau ap-
pelait « beau désordre » et que les romantiques
célébrèrent sous les noms de Mazeppa ou de Ga-
nymède.
Mais ['exaltation est une manière d'être géné-
rale, une façon d'inquiétude active. Si Ton descend
plus avant dans l'analyse du sujet ainsi 'porté
par ce souffle universel, ce vouloir inconscient,
cette tendance à plus de vie, on s'aperçoit que
Yexaltation est formée d'une infinité d'aspira-
tions— comme la vague d'une multitude de gout-
telettes — ou de puissances qui, pour employer
le langage d'Aristote, s'efforcent à l'acte.
Ici Mockel se rencontre avec une théorie chère
à Suliy-Prudhomme. Le poète des Vaines ten-
dresses a remarquablement analysé * ces élans de
cœur spontanés par quoi se caractérise toute dis-
position première au chant poétique. Ce que
M. Sully-Prudhomme désigne par aspiration,
écrit un de ses meilleurs commentateurs,
est un état mental dont il a donné à mainte reprise
1. N'a-t-on pas défini la foi : c un état lyrique » ?
2. On ne saurait trop recommander la lecture des ouvrages
théoriques de Sully-Prudhomme. Si l'on doit faire des réserves
sur la façon dont le poète du Vase brisé a étudié les questions
de métrique, on ne peut qu'admirer la plupart de ses fines
analyses touchant l'invention poétique.
"Jf>S l'attitude du lyrisme contemporain
la description. Cet état est d'ordre affectif ; il est ca-
ractérisé par l'apparition dans la conscience d'émo-
tions très fortes et très intimes, capables de déter-
miner chez celui qui les éprouve à la fois une jouis-
sance intense, une sorte de ferveur religieuse et un
élan vers l'action. Ces émotions, d'une nature toute
spéciale, ne se confondent nullement avec les plai-
sirs et les souffrances des sens non plus qu'avec les
joies et les peines suscitées positivement chez une
personne sensible par des objets réels et bien con-
nus. Elles ont un objet indéterminé, lointain, pres-
senti, dont le sujet n'aurait pas même une idée, s'il
ne se trouvait dans cet état de rêve ou d'exaltation
extatique. D'un mot, elles constituent Vèlan vers l'i-
déal et correspondent assez bien à ce qu'on appelle
d'ordinaire Vamour platonique S
Déterminer les conditions et les caractères de
Y aspiration c'est, du même coup, énoncer les élé-
ments constitutifs de la poésie lyrique.
Considérée au point de vue psychologique, Vas*
piration poétique est tout d'abord un état émo-
tionnel plus ou moins intense. Il porte l'artiste
au désir d'extérioriser, d'objectiver sous forme
d'harmonies, ces élans indéterminés de l'âme, et
de les communiquer à ses semblables par le
moyen de rythmes appropriés. Ce besoin de vi-
1. Camille Héraon. La Philosophie de Sully-Prudhomme.
Alcan, p. 204.
ALBERT MOCKBL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 269
der le trop-plein de son cœur, de laisser couler
au dehors de soi, en phrases cadencées, cette force
dont, à certaines heures, nous surabondons, est
irrésistible et aussi impérieux que les exigences
physiques de la vie animale. Empêcher un poète
de transcrire l'émotion qui l'agite serait aussi
cruel que de condamner à l'immobilité absolue
un être plein de fougue et d'ardeur.
C'est avouer que Y aspiration est essentiellement
active. Elle suscite chez l'homme qu'elle anime
un essor et un effort. « Le ravissement esthéti-
que, écrit Sully-Prudhomme à Camille Hémon,
n'est pas purement passif ; c'est un enthousiasme
qui fait aspirer, tendre vers un idéal ; c'est donc
un essor l. » Par là ce ravissement esthétique dif-
fère du mysticisme qui est un état contemplatif.
Cette aspiration a encore pour caractère d'être
spontanée. Elle participe en quelque sorte de la
genèse de l'instinct et de la connaissance intuitive,
partant elle s'affirme d'ordre affectif. La réflexion
viendra plus tard pour organiser, discipliner,
« harmoniser les aspirations * *, de façon qu'il y
ait œuvre d'art solide, mais à l'origine, avant
1. Sully-Prudhomme Lettre k Camille Hémon, citée par
M. Hémon dans son livre : La Philosophie de M. Sully-Pru-
dhomme. Alcan, p. 52.
2. Cf. Albert Mockel. Le Bréviaire du Pauvre et surtout
Poésie et Idéalité {Vers et Prose, t. VII, et t. I).
270 l'attitude du lyrisme contemporain
d'avoir passé par les canons de la Beauté, l'as-
piration n'est qu'un pur élan intérieur vers une
fin inconnue, un état sentimental que le mot al-
lemand sehnsucht traduit en partie. De là vient
que tout poème s'adresse d'abord aux sens et, par
les sens au cœur, puis à l'intelligence.
Enfin, le propre de 1! 'aspiration est d'être vague,
indéfinissable et indéterminée. Le poète, sous la
poussée de cet élan lyrique primitif ne cherche
pas de fin objective ; son état psychologique, ca-
ractérisé par cette sorte de ravissement intérieur,
est à lui-même sa propre fin '. L'artiste n'est
alors qu'une pure tendance délicieuse, un simple
rêve vivant. Alors que le mystique aspire à quel-
que chose de défini, qui, dans l'espèce, est de
posséder Dieu, l'idéal du poète demeure non per-
sonnifié. L'artiste changera même souvent d'idéal,
il désirera telle femme après telle autre, il chan-
tera soit l'Amour, soit la Vie. L'objet importe
peu en soi ; au contraire, l'intérêt réside dans
l'état psychologique et les transformations inté-
rieures de l'âme. Le poète jouit de sa jouissance
et aspire pour se donner la joie de se sentir dans
l'exaltation.
Dès lors se comprend l'importance que nos
1. Kant définissait le Beau une finalité sans fin, ce qui signifie
qne la Beauté n'a d'autre fin qu'elle-même.
ALBERT MOCKEL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 271
poètes contemporains ont donnée aux rythmes
musicaux et polyphoniques. La musique est Fart
qui nous plonge le mieux dans l'extase, qui nous
fait le plus sentir cette aspiration indéfinissable
dont notre cœur est avide, qui laisse surgir du
fond de l'inconscient des paysages irréels, des
lacs d'infinitude. A vrai dire, ni ces images de
paysages et de lacs ne conviennent. A ces minu-
tes de songe et de joie indéterminés l'être ne
voit rien : il palpite comme à l'approche d'un
trouble inconnu, il frissonne, il n'est plus qu'un
ensemble de vibrations morales, une totale effu-
sion d'âme. Mockel écrit :
Le propre des aspirations est d'ignorer leur objet
physique, ou de ne l'entrevoir qu'à l'état d'image
vague et fondante parce qu'il a les caractères de ce
futur incertain où il est situé. Les aspirations sont
illimitées, étant peu définies. Avec elles, sans le sa-
voir nous vivons dans l'avenir. Et le souvenir lui-
même, lorsqu'il y a poésie, n'est que l'image inverse
d'une aspiration vers la beauté encore inconnue qu'on
espère.
Il suffît d'ailleurs, pour connaître l'idéal lyri-
que d'une époque, de rechercher quelle idée une
génération d'artistes s'est faite de l'invention
poétique.
Les romantiques ont assign é pour fin au poète
272
l'exaltation de l'imagination. La fantaisie, le choix
d'images prestigieuses, étincelantes, sont du do-
maine lyrique. La préface des Orientales résume
assez bien les exigences poétiques de 1830. Plus
soucieux de la « vérité dans l'art » les parnas-
siens ont voulu que la poésie, de visionnaire qu'elle
était, devînt visuelle. L'idéal du poète évoque un
idéal de peintre dont la formule serait : ut pictura
poesis. La conséquence est l'apparition d'un art
plastique, minutieusement descriptif, porté par
une forme sonore et des rimes riches. Pour le
symbolisme la vérité dans l'art ne réside ni dans
l'exaltation de l'imagination, ni dans la descrip-
tion objective, mais dans l'expression ou l'essor
de la personnalité entière. Le poète n'est plus
seulement un halluciné ou un objectif, mais une
âme. Et dans cette âme s'agitent des sentiments
profonds, mystérieux, des désirs confus, des aspi-
rations intimes qui, appréhendés dans des con-
cepts ou enserrés dans des phrases trop générales,
s'évanouissent ou demeurent saisis dans une im-
mobilité de mort. L'âme complexe et vivante,
réceptacle de toutes nos sensations, de toutes nos
émotions, de toutes nos pensées, de tout nous, ne
saurait ni être définie adéquatement, ni être dé-
crite de façon matérielle. On ne décrit pas des
intuitions multiples ; on les chante :
ALBERT MOCKEL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 273
De la musique encore et toujours,
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.
et c'est Y Art poétique de Verlaine avec les doc-
trines psychologiques contemporaines sur la musi-
que et l'Inconscient l.
Les anciens employaient un même mot pour
signifier Pâme et le souffle ; ils disaient spiritus.
Précieuse constatation. Dans l'idée que les poètes
se font aujourd'hui du lyrisme les termes d'dme
et à! aspiration s'équivalent. Cette aspiration ou
effusion psychique — première condition, non
suffisante, mais nécessaire, exigée du poète —
ne doit pas être confondue avec le désir ou Ja
volonté qui supposent un but déterminé. Il est
très difficile de la définir d'un mot, car elle n'est
pas un état, mais une action, non une attitude,
mais un mouvement, non l'image d'une vague,
mais l'image impossible à figurer de son élan.
Toute image la matérialise, de même que dans
le phénomène de la pesanteur on se représente
plus facilement l'objet attiré que la force attrac-
tive.
Disons donc qu'aspirer c'est sentir sa conscience
1. Cf. A. Bazaillas. Musique et Inconscience. Alcan.
274 l'attitude du lyrisme contemporain
s'écouler dans le temps, dans la durée pure l.
Nous ignorons l'essence des êtres, la substance, la
chose en soi une et immuable. Notre connaissance
étant humaine, partant bornée, n'appréhende que
du relatif. Mockel, ainsi que la plupart des psycho-
logues contemporains est phénomêniste . 11 ne croit
pas à la permanence du caractère, à une vérité
immuable, mais à des vérités mobiles « qui se
remplacent selon les heures et nous offrent tour
à tour leurs motifs de vie ». Voulons-nous fixer
ou définir strictement les objets de ces vérités,
nous faisons alors œuvre de dialectique, de mo-
rale ou de politique. Mais l'aspiration poétique
procède de ce caractère de mobilisme universel.
Elle demeure indistincte et vague. Ce serait lui
ôter son caractère d'illimité que de vouloir la
borner en la précisant.
Hélas est-il en nous deux fois le même songe * !
1. Nous retrouvons ici une idée chère à Bergson et d'autant
plus précieuse à noter au point de vue des rapports qui nous
occupent entre l'esthétique symboliste et la mentalité contem-
poraine, que Mockel n'a pas connu les Données immédiates de
la, conscience. Nous aurons l'occasion, au sujet des Propos de
littérature, de remarquer cette étroite corrélation qui détruit
la légende selon laquelle le symbolisme aurait été un hasard,
un accident dans l'histoire de l'évolution de la pensée française
à la fin du xixe siècle.
2. A. Mockel. Dialogue tragique ( Vers et Prose, t. IV).
ALBERT MOCKEL ET l' ASPIRATION LYRIQUE 275
Cette aspiration est un fait subjectif, un phéno-
mène psychologique qui se déroule dans le temps,
c'est-à-dire dans la conscience. Or qu'est-ce que
la conscience ? Une continuité d 'écoulement ', dira
Bergson, une succession d'états dont chacun an-
nonce ce qui suit et contient ce qui précède... et
si solidement organisés, si profondément animés
d'une vie commune, qu'on ne saurait dire où Fun
quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence.
En réalité, aucun d'eux ne commence ni ne finit,
mais tous se prolongent les uns dans les autres1.
Le moi est donc une sorte de continu perpétuel,
une polyphonie d'états d'âme, un courant intérieur
peu commode à imaginer, car « ce qui est durée
pure exclut toute idée de juxtaposition, d'extério-
rité réciproque et d'étendue ». Ainsi l'âme est
mobilité, devenir, variétés de qualités, et le phé-
nomène intuitif de l'aspiration une de ses plus
subtiles manifestations.
Ces principes que je résume un peu vite, en
attendant de les développer un jour, comptent
parmi les plus importants de l'esthétique symbo-
liste. Les poètes de la génération de Mockel ont
obscurément pressenti le parti à tirer, au point
de vue de l'art, de ces fines analyses de la cons-
1 Bergson. Introduction k la métaphysique [Revue de mé •
Uphysique et de morale, janvier 1903).
276 l'attitude nu lyrisme contemporain
cience considérée comme une« continuité d'écou-
lement ». Avec Mockel ils ont dit : « L'âme est en
devenir vers elle-même... nous ne sommes p.-.s
les mêmes, au plus profond de nous, dans l'ado-
lescence et dans la vieillesse ; ce n'est pas la cons-
cience qui s'obscurcit ou s'éclaire, c'est notre
âme qui s'est renouvelée1. » Avec Bergson ils ont
pensé qu'en réalité « il n'y a ni sensations identi-
ques ni goûts multiples ; car sensations et goûts
m'apparaissent comme des choses dès que je les
isole et que je les nomme, et il n'y a guère dans
l'âme humaine que des progrès 2. On comprend
toute la richesse féconde d'un tel lyrisme, les res-
sources d'une semblable esthétique basée sur Je
rythme subjectif et la vie de conscience. Ce qu'ils
ont voulu chanter c'est moins une chose que des
phénomènes psychologiques, moins une fin st cli-
que qu'un processus dynamique, moins les objets
extérieurs, qu'à travers leur mirage mouvant, un
ensemble de tendances vitales, moins un conten-
tement qu'une succession ^aspirations en perpé-
tuel recommencement. D'où les titres assez signi-
ficatifs des livres de vers contemporains :Le Cœur
innombrable, la Multiple Splendeur, les Palais no-
mades, Entrevisions, etc. D'où ce désir de « tout
1. A. Mockel. Propos de littérature, p. 20.
. Bergson. Essai sur les Données immédiates de la conscience,
p. 89.
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 277
sentir », cette joie de vie, ce besoin d'émotions
multiples, ce perpétuel éveil des sens, cette fa-
culté de s'exalter qui caractérise la poésie mo-
derne.
Que de beautés sommeillent sur la terre; que de
joies ! écrit iMockel. Prends garde qu'une seule d'en-
tre elles, si tu te hâtes de la saisir, ne te fasse oublier
toutes les autres. Tu ne serais ainsi que l'homme
d'une seule chose, et quoi de plus misérable que
cela l ?
De son côté André Beaunier s'exprime ainsi à
propos de Gustave Kahn 8 :
Si la poésie a certainement pour objet d'exprimer
le monde, le rôle du poète consiste à éprouver, avec
une ardeur, une intensité et une finesse particulière,
toutes les sensations que la matière peut donner, à
en prendre conscience et à les exalter dans son
œuvre. Il n'y a pas d'analogie entre la complexité
tumultueuse et magnifique des sensations qui cons-
tituent le Cosmos dans sa totalité et les quelques
pauvres et ténues perceptions qu'on en trouve dans
les poèmes des Romantiques ou des Parnassiens... Il
faut donc que le poète ait d'abord « la franchise de
ses sensations » ; il faut qu'il accueille tout ce qui
I.A. Mockol. Le Bréviaire du Pauvre (Vers et Prose, t. VII).
2. A. Beaunier. La Partie nouvelle [Mercure de France, p. 109).
16
278 l'attitude du lyrismb contemporain
viendra à lui, comme précieuses images émanées du
Cosmos.
Une telle conception ne saurait manquer d'in-
fluer sur Festhétique. Le poète représenté ainsi
comme une série d'émotions qui se prolongent, ne
redoute rien tant que de figer ces émotions, que
d'en arrêter Félan dans des formes trop rudes.
La conséquence de ceci, sur quoi il est inutile
d'insister, mais qu'on entrevoit avec clarté, est la
doctrine impressionniste en peinture, avec tout ce
que cette doctrine contient « de continu » par son
emploi de lignes courbes, enveloppantes, expres-
sives ; la sculpture de Rodin si délibérément vi-
vante et volontairement « inachevée », afin que
l'esprit soit plus longtemps suggestionné ; la mu-
sique contemporaine avec ses modes diatoniques
et sa théorie de la « mélodie continue », ses ac-
cords fluides et dissonants qui évitent avec soin
les « résolutions » ou les « cadences parfaites > ;
la poésie symboliste enfin et ses procédés de
suggestion, ses rythmes qui élargissent l'émotion
fondamentale et la font retentir profondément
dans Fàme du lecteur, sa musique évocatrice, ses
aspirations infinies et qui s'appellent entre elles.
L'ensemble de ces aspirations où s'agite le cœur
d'un poète se nomme idéal. Gardons-nous de pren-
dre ce mot idéal pour un lieu métaphysique. En-
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 279
tendu au sens lyrique l'idéal est une forme d'in-
tuition, une représentation pure et subjective, un
attribut de l'homme. Manifester cette idéalité '
dans des rythmes qui sont comme l'équivalent
conscient de notre exaltation, la notation musi-
cale des pulsations de notre âme — c'est être
poète. Et Mockel a donné la formule de cet état
d'âme lyrique initial, indispensable à qui veut
chanter en vers lorsqu'il a dit : « De tout ton être,
aspire à tout ton être. »
III
Cette théorie de Y aspiration, que Mockel est
peut-être le seul, avec Sully-Prudhomme, à avoir
analysé en détail, est le pivot de ses idées. Toute
sa pensée tourne autour de ce point central. Sa
philosophie lui est fournie par l'analyse objec-
tive du phénomène de l'aspiration. Celle-ci étant
un perpétuel élan, une tendance constante, illi-
1. Voilà pourquoi, sans doute, il est impossible de donnor
une définition adéquate du beau, car le beau implique un élé-
ment indéterminé, l'idéal, qui est l'irréalisable auquel l'Ame ne
peut que rôver et aspirer «c Pour que le beau pût être infini,
ajoute Sully-Prudhomme, il faudrait que l'Ame connût par la
possession ce qu'elle ne connaît que par les vagues inductions
de son rêve, d'après le peu qu'elle possède actuellement. »
280 l'attitude du lyrisme contemporain
mitée et indéfinie, Mockel conçoit l'âme comme
une suite d'instants, un courant qui passe et se
transforme, et c'est toute une doctrine phénomé-
niste que nous pressentons. La qualité de cette
aspiration transportée sur le plan lyrique lui four-
nit son esthétique qui est en substance l'esthéti-
que symboliste. Enfin la manifestation de cette
aspiration dans un tempérament de poète, l'ex-
pression subjective de l'exaltation lyrique — c'est
de quoi est faite sa poésie.
Albert Mockel a publié deux livres de vers. A
l'heure où j'écris ces lignes, un troisième volume
s'achève avec ce titre : La flamme immortelle,
où l'exaltation intérieure est conçue comme le
facteur de toute force, de tout progrès, de toute
beauté, de toute harmonie. L'aspiration n'y sera
plus chantée pour elle-même et de façon indivi-
dualiste, mais en fonction de l'amour qu'elle sus-
cite et de l'harmonie que son action accroît dans
l'univers. Aspirer c'est aimer, et d'aspirations en
aspirations le poète, à travers l'union fraternelle
des cœurs, s'approche de l'idéal suprême, de ce
Dieu synthèse de nos transports. Plusieurs des
poèmes importants de La Flamme immortelle ont
déjà paru en revues. Tous nous parlent.
do l'éternel et grave effort
d'une Flamme jamais étouffée, qui veut être,
ALBERT MOCKEL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 281
et nous disent la secrète splendeur
d'un rêve que toujours d'autres rêves prolongent.
La pièce suivante, Y Éternelle Fiancée, mérite
d'être citée comme type des préoccupations du
poète. L'Éternelle Fiancée est semblable à l'ombre
qui nous entoure, ombre légère où nos rêves se
cristallisent, où convergent nos aspirations idéa-
les.
Je t'ai rêvée, d'un grave, d'un tendre souci,
Sœur inconnue, éternelle Fiancée.
Je m'inclinais vers toi, compagne de ma pensée,
et lentement tu me parlais, lentement ainsi :
« J'apparais, je brille, — et m'efface.
Goûte mon amour décevant,
mais ne me cherche pas : Ma trace
est pareille à du sable au vent.
Ma lèvre invisible te touche...
mais je suis une ombre qui passe,
et tous les baisers de ma bouche
sont comme une aile dans l'espace...
Écoute et songe 1 je suis celle
qui dans la nuit t'ouvre les yeux.
Je suis le rayon merveilleux
d'un mystère qui se révèle. »
282
Les deux volumes de poèmes qu'a publiés Al-
bert Mockel s'intitulent l'un Chantefable un peu
naïve, l'autre Clartés. Le premier parut en 1891,
le second en 1902. Chantefable est un poème phi-
losophique divisé en chapitres. Lorsque je dis
poème philosophique il faut tout de suite renon-
cer à l'idée d'un poème didactique, froidement
conçu, mais entendre une suite logique de pièces
de vers liées entre elles par une grande idée sen-
tie. C'est cette idée vivante qui constitue l'unité
du livre et l'ordonnance des parties. Oui, plus
que quiconque, Mockel a horreur de la poésie
abstraite. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai. Un
poème s'adresse d'abord au cœur, est l'expression
figurée d'une émotion. Avant tout, le poète chante
l'état d'exaltation intuitive où il se trouve, avant
de réfléchir sur les données de cette exaltation et
de la découper par l'analyse. G'esJ une grossière
erreur de penser que l'idéaliste est celui qui ne
s'attache qu'aux idées. L'exemple des mystiques*
à défaut d'autres preuves, serait là pour nous dé-
tromper, qui voient Dieu par le cœur et qui sont
tout sensibilité. De même les trois quarts des poè-
tes contemporains puisent leur inspiration dans
ce que Souza nomme si justement « le lyrisme
sentimental >, qui n'est autre qu'un idéalisme des
sens, une ivresse d'être, une joie de tout sentir,
une contemplation passionnée. Verlaine, Griffin,
ALBERT MOCKEL ET l' ASPIRATION LYRIQUE 283
Kahn incarnent bien cette attitude lyrique, émi-
nemment expressive, et le culte des poètes con-
temporains pour Lamartine tient sans doute à ces
causes.
Gustave Kahn écrivait : « Je voudrais voir mes
pairs considérer leur premier travail intellectuel
comme une première arrivée des barques char-
gées d'Inconscient et que de ses cargaisons ines-
pérées, instinctives quoique préparées par eux-
mêmes, ils ornent le bazar de couleurs, la salle
des fêtes auxquels ils ont droit *. »
C'est avouer que la poésie est l'expression du
moi profond.
Oui je prendrai plaisir aux vers qui réjouissent
mon ouïe, mon odorat, mes yeux ; s'ils ont la dou-
ceur juteuse d'un bon fruit j'en goûterai la saveur
avec gourmandise, et s'ils caressent ma chair j'en
voudrai dire la volupté. J'en saluerai le sentiment
s'ils me touchent, et l'aride et sévère noblesse s'ils
pensent et me font penser. Mais la Poésie que nous
voulons chercher est plus que tout cela, elle est la
joie ineffable et vivifiante, où la raison, le cœur et le
frémissement physique ne se distinguent plus, où des
sens eux-mêmes la pensée semble naître, s'émeut et
nous émeut, et se confond dans la plénitude harmo-
1. Gustave Kahn. La, Vogue, août 1189.
284
nieuse d'un cœur qui se dilate et d'une âme qui
chante1.
Qu'on ne craigne donc pas non plus l'intrusion
dans notre poésie d'un sensualisme purement im-
pressionniste. Si le lyrisme moderne se définit
« le don magique de s'émerveiller % », il est clair
que nos sens sont la condition nécessaire, mais
non suffisante de toute exaltation. L'intuition ly-
rique réclame l'âme entière et ce n'est pas seu-
lement une de nos facultés qui aspire, mais notre
être complet. En même temps que la nouvelle
psychologie se refusait à admettre la division abs-
traite et arbitraire de nos trois facultés, sensibi-
lité, intelligence, volonté, les poètes concevaient
le lyrisme comme la synthèse d'une multitude
d'états de conscience. Aussi, bon nombre de leurs
ouvrages sont moins une suite de pièces déta-
chées qu'un poème continu. Les livres s'intitu-
lent d'ailleurs simplement Poèmes; il s'y agit
d'une action intérieure à mille scènes diverses,
d'une symphonie à plusieurs parties qui toutes
contribuent à l'expression d'une même personna-
lité.
1. A. Mockel. Poésie et Idéalité (Vers et Prose, t. I).
2. A. Mockel. Le Bréviaire du Pauvre ( Vers et Prose, t. VII).
Le même a écrit : « Mon âme, c'est moi tout enlier qui m'ex-
prime par un chant. »
ALBERT MOCKEL ET ^ASPIRATION LYRIQUE 285
Une seule chose au monde, peut-être, a dit
Mockel, mérite qu'on Fexprime. Et celle-là, c'est
Y Ineffable. L'unité de Chantefable un peu naïve
réside dans la poursuite de cet Ineffable à tra-
vers une multitude d'aspirations naissantes. Le
poète situe son sujet dans la vie, à l'époque de
l'adolescence, parce que c'est le moment des vel-
léités incertaines, des mouvements indécis et que
la « naïveté suprême », c'est-à-dire l'élan vital de
l'inconscient, y est moins voilée qu'elle ne le
sera plus tard lorsque la mémoire, surchargée,
aura jeté sur elle ces monceaux d'images et de
jugements qui sont la matière où s'exerce notre»
activité consciente. C'est donc l'éveil à la vie et
aux désirs, l'aspiration vers l'être à travers les
perceptions d'abord confuses, à travers le tumulte
des rêves et de l'amour. Chantefable est comme
un panorama de vies successives, l'histoire d'une
âme qui se cherche parmi des examens de cons-
cience et des crises sentimentales, qui s'efforce
de prendre connaissance de ses élans intérieurs.
Clartés semble la suite logique do cette évolu-
tion d'âme commencée dans Chantefable. Le su-
jet s'est replié sur lui-même. Il a cherché à se
cristalliser dans la contemplation des choses,
mais il ne tarde pas à sentir que l'œuvre n'est
point sans la vie et que l'art s'étiole lorqu'il veut%
s'isoler de la nature. Or la nature est un ensem-
286 l'attitude du lyrisme contemporain
ble de sensations qui s'écoulent et fuient sans fin.
Pour communier la joie des choses, ce vaste con-
tinu animé qu'est l'univers, il faut se façonner
une âme ductile, une sensibilité affinée, se créer
un art souple qui ne momifie pas Fimpression,
mais qui soit cette impression même et dont les
rythmes expriment la mobilité.
Le Lied de Veau courante, un des meilleurs
poèmes de Clartés, chante l'éphémère et cette fa-
meuse idée du continu ou du temps psychologi-
que, centre de la philosophie introspective et de
l'esthétique contemporaines. L'onde claire fuit
«sans arrêt et chante à la forêt immobile :
O forêt ! ô forêt douce, tu me convies
aux lents repos de l'ombre moussue et des prêles,
et la ramure s'est étendue
comme une main qui me caresse et me retient...
Mais je glisse, je vais, je passe sous elle,
je glisse, et je vais mon oublieuse vie.
L'âme qui te mirait, je l'ai déjà perdue,
et mes yeux refermés ne se rappellent rien.
Un seul être est vivant sous mes images fugitives,
il ondule aux replis de mes lointains détours...
O toi, dont j'ai baigné les pieds las, le front lourd,
et la caresse des mains avides.
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 287
— passant qui m'écoutes, mon frère 1 —
n'as-tu pas vu, depuis le seuil des monts déserts,
naître et renaître en moi, puissant comme l'amour,
l'indomptable courant qui me porte à la mer ?
— n'as-tu pas vu, force sans fin, rythme éternel,
le désir qui me meut d'un élan immortel ?
Ce désir qui meut tous les êtres « d'un élan
immortel», c'est encore l'aspiration, l'amour qui,
vers la fin du livre, s'orchestre et devient non
seulement l'amour de l'homme pour la femme,
mais le don de soi, l'harmonisation d'un rythme
particulier dans le rythme unanime.
Je n'insiste pas sur la qualité de ces deux volu-
mes. Mon but, on le sait, est moins de faire ici
de la critique littéraire que l'histoire des idées
esthétiques et des tendances lyriques contempo-
raines. Mockel, par sa thèse de l'aspiration pour-
suivie à travers les transformations d'une âme en
perpétuel devenir, nous aura permis de noter un
des plus curieux états d'esprit poétique manifesté
à la fin du xixe siècle et qui pourrait se formuler
ainsi : le lyrisme symboliste est un lyrisme d'in-
tuitiou ou d'immanence qui, au moyen de ryth-
mes associés, s'efforce de mouler aussi étroite-
ment que possible l'inspiration subjective du
poète sur les manifestations extérieures de la réa-
lité mouvante ; autrement dit : de conjuguer
288 l'attitude pu lyrisme contempokaim
dans le même transport la vie, qui est mobilité,
continu, etc., avec l'expression de cette vie dans
une conscience individuelle. S'intérioriser dans
le réel en mouvement, exprimer, non par des
concepts abstraits, mais par des intuitions con-
crètes, sortes d'auscultations psychologiques,
Fâme des choses, et pour cela tenir ses sens en
éveil sur la nature, au moyen d'une certaine in-
quiétude de vie ou d'aspirations constantes, —
tels sont les caractères fondamentaux et organi-
sateurs de notre poésie française depuis vingt ans.
Les histoires en prose que Mockel a données
en 1908 sous le titre Contes pour les enfants d'hier
ne sont qu'une transposition et une nouvelle ap-
plication du thème de l'aspiration. Ce « don d'en-
fance » que le poète revendique dans sa préface
n'est autre que le transport lyrique dont se pa-
rent les œuvres éternellement jeunes et qui chan-
tent des sentiments universels, les sentiments
« ingénument sensuels en leur liberté ».
Quelques personnes privilégiées, écrit Mockel, ont
gardé dans l'âge mûr une ûme candide et fraîche
qui semble née d'hier. Ayant vu maintes choses de
la vie, et connu ses douleurs, elles ne sont plus naï-
ves sans doute, mais il leur est resté la grâce la plus
délicate de cette naïveté perdue : une sensibilité si
ALBERT MOCKEL ET !>' ASPIRATION LYRIQUE 2S9
jeune encore, que des impressions très simples y
éveillent un soudain rayonnement.
En ces contes la poésie se mêle au burlesque
car, en vérité, « rien n'est plus proche d'un chant
très lyrique, qu'un récit violemment burlesque.
L'un évoque en son harmonie la Beauté, l'autre
la suggère par contraste; et regardons-y bien,
c'est presque une même chose. La Poésie, en son
rythme, est comme une danse suspendue ; la farce
fait vingt cabrioles. Mais elles ont une pareille ar-
deur à dépasser, dès le premier saut, la vérité de
tous les jours qui va clopin-clopant en ses miteux
habits ; et la légende leur prête son manteau flot-
tant, pour qu'elles s'encourent héler la vérité de
tous les siècles qui fuit toujours à l'horizon ».
Or à travers les gestes des princesses fabuleu-
leuses, des princes charmants et des fées mysté-
rieuses, ces filles de l'illusion, à travers « l'image
invertie des miraculeuses bulles d'iris que le son-
geur s'amuse à gonfler » nous découvrons l'atti-
tude grave de la vie spirituelle, la constante aspi-
ration vers l'être et la plus belle existence.
Mais le choix de ces légendes est autrement
caractéristique. Mockel, avec la plupart des poè-
tes symbolistes, y avoue « son culte particulier
pour les conceptions lyriques d'un temps qui fut
notre premier âge d'or ». C'est du moyen Age
17
290
qu'il s'agit, heureuse époque qui vit peut-être les
plus chères effusions de notre sentiment poétique,
et « de cette naïveté lyrique, souvent mêlée d'un
rien d'ironie et de satire, que le dogme de l'ini-
tiation latine n'a pas empêchée de se perpétuer
jusqu'à nous ».
Une littérature le plus souvent très gauche, par-
fois aussi nullement malhabile, y atteint au chef-
d'œuvre dans le Tristan de Thomas, dans la chante-
fable d'Aucassin. La forme a presque toujours de
lourdes défaillances, et pourtant le génie de la langue
d'oïl rayonne alors au delà des frontières parce que
le lai de V Ombre comme les récits de Marie de France,
Amis et Amille avec le Chevalier au Cygne, et la
Berthe du confus Adenet aussi bien que l'adroit et
précis Cligès de Ghrestien, — propagent autour d'eux
le grand songe celtique et cette délicatesse, cette élé-
gance mentale qui sont le fait traditionnel de la cul-
ture et de l'instinct français.
On a beaucoup reproché au symbolisme ses
allures révolutionnaires. Il s'agit d'un manque de
documentation évident. Les textes sont là pour
prouver un effort conscient en vue d'un retour à
Finspiration nationale. Par-dessus le parnasseles
poètes en cause ont voulu rejoindre la tradition
de la race. Alors qu'une fâcheuse influence des
littératures latines obligeait quantité d'artistes à
ALBERT MOCKEL ET ^ASPIRATION LYRIQUE 291
chanter les héros d'une mythologie froide et fer-
mée à nos entendements d'Occidentaux, alors
qu'une âme française se pliait sans souplesse à
des pastiches de littératures étrangères — ce qui
fait dire à Mockel: « En France on n'écrit pas
selon les croyances et les légendes françaises ; la
tradition française est d'écrire selon Jes traditions
des autres > — tout un groupe de poètes s'est
rencontré pour exalter l'âme populaire de notre
pays avec ses inventions, son folklore, ses chan-
sons naïves, mais pleines de suc. Griffin et tant
d'autres ont suivi cette voie. Ils ont puisé dans
le moyen âge « énorme et délicat ». Les réalités
morales de notre race les ont sollicités à ['encontre
de ceux qui croient, par je ne sais quelle aberration
de l'esprit ou simplement par manque de documen-
tation, que notre littérature date du x\T siècle l.
J'ai idée qu'un jour cette question d'inspiration
lyrique sera enûn résolue et que pleine justice sera
rendue à ces vaillants défenseurs de l'idéal et du
sentiment de notre poésie.
' 1. Cf. entre autres études sur ce sujet, Robert tic Sou/a : La
Poésie populaire et le lyrisme sentimental (Mercure de France,
1889),et les beaux livres d'Adrien Mithouard: Le Tourment de
Vunité et Le Traité de l Occident.
2')"2 i/attitude du lyrisme contemporain
IV
Le plus considérable des ouvrages critiques de
Mockel, niais surtout le plus important au point
de vue théorique, est certainement celui intitulé
Propos de littérature. Nulle œuvre dogmatique ne
fut, à mon avis, plus clairvoyante, dans la genèse
du symbolisme, et n'eut, avec raison, un tel rayon-
nement.
Beaucoup de poètes s'ignoraient encore à cette
date de 1894, et, s'ils avaient publié la meilleure
partie de leur œuvre, tâtonnaient pour trouver
leur équilibre, le fondement objectif de leur esthé-
tique. Mockel vint, avec un sens remarquable des
nécessités lyriques du moment, apporter parmi
de fines et lucides analyses une manière de bible
littéraire qui fut comme la conscience réfléchie
de l'attitude poétique contemporaine. Ce livre
semble une lentille où s'agrandissent en se pré-
cisant les préoccupations intuitives des artistes de
cette génération.
Je n'ai pas craint, en effet, de répéter souvent cà
quel point les symbolistes se sont montrés d'abord
ignorants de l'œuvre qu'ils accomplissaient col-
lectivement. L'enquête de Huret de 1891 est là
pour nous prouver le manque de clairvoyance de
ALBERT MOCKBL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 293
poètes pourtant remarquables, sur la direction
d'un mouvement dont ils étaient eux-mêmes la
vitesse. Qu'on relise les interviews et les manifes-
tes de ce temps; on se convaincra du peu de rap-
port entre les œuvres et les jugements sur les
œuvres. Et si je note cette contradiction, — au
début du romantisme nous constatons le même
phénomène d'inconscience; le parnasse, au con-
traire, qui n'apportait que des réformes de détail
et non un principe d'art nouveau, fut très clair-
voyant — si je note, dis-je, cette contradiction
c'est moins pour en triompher que pour louer
presque les premiers symbolistes jde cette incons-
cience féconde. Car précisément les poètes de
cette génération ont obéi sans le savoir à une
tendance intellectuelle générale dont l'atmosphère
les baignait au point de les priver d'objectivité
et du don d'analyse abstraite. Preuve que ces œu-
vres étaient vraiment originales et non guidées
par des idées préconçues ou par un plan arrêté
d'avance, mais seulement par un déterminisme
psychologique, qu'il nous est possible, à nous qui
venons tardivement, de constater.
On peut dire qu'après Mallarmé, Kahn et Mo-
rice, qu'en même temps que Gide et que Mau-
clair1, Mockel par ses Propos de littérature évoil-
1. La première édition des poésies complètes de Mallarmé
est de 1887, mais ces poésies étaient c 1 <• j A connues de quelques
294
lait sa génération, lui rendant sous forme de
critique synthétique l'essence même de cette esthé-
tique alors dans l'air et répandue confusément
par l'exemple et la pratique dans quantité de
livres de vers.
. Ce livre est un modèle du genre et je ne sau-
rais trop attacher d'importance à la méthode
inaugurée dans les Propos de littérature, méthode
assez rarement employée depuis. Loin de procé-
der dogmatiquement et par théories successives
Mockel use du procédé le plus logique, le plus
vivant, le plus positif qu'il soit, dont nous-mêmes
avons essayé dans le cours de ces études de sui-
vre l'exemple. Cette méthode consiste à mettre
en présence deux poètes, à comparer leur œuvre,
à extraire de leurs poèmes, sans violence, le coef-
ficient doctrinal, c'est-à-dire l'ensemble des no-
tions esthétiques dont en l'espèce les œuvres de
MM. Henri de Régnier et Francis Vicié -Griffiu
sont l'illustration.
Encore que la mode ne soit plus aux parallèles
disciples et la parole du maître eut plus d'influence que son
œuvre écrite. La Littérature de tout à l'heure de Morice est
de 1889. Gide écrit son œuvre Traité de Narcisse en 1892 et
Mauclair son Eleusis en 1894. N'oublions pas les études si im-
portantes de M. de Wyzewa parues depuis 1885 dans la Revue
u;i<inèrienne et la Revue indépendante et réunies sous le titre
Nos Maîtres en 1895, et les articles de Gustave Kahn dans la
Revue indépendante de 1888 et dans la Vogue en 1889.
ALBERT MOCKBL ET ' l'aSPIRATION LYRIQUE 295
littéraires, nous trouvons dans cette façon de met-
tre en regard le tempérament d'Henri de Régnier
et celui de Vielé-Griffin de précieux enseigne-
ments techniques sur l'attitude lyrique à laquelle
nous nous intéressons. Ces deux poètes, étudiés
comme complément l'un de l'autre, demeurent
les plus représentatifs des tendances actuelles.il
s'agit donc là de critique expérimentale et d'en-
seignement pris sur le vif.
Mockel commence par poser les conditions de
tout lyrisme qui est à la fois un besoin d'expan-
sion et le désir, pour le poète, de redécouvrir le
monde. Or ce besoin d'expansion resterait à l'état
latent si le poète n'éprouvait la nécessité de
donner une forme à ses aspirations, de les couler
dans un moule esthétique. Le poète se double
donc d'un artiste habile à manier les rythmes et
à exprimer lyriquement ce qui tressaille en lui.
Certains sont plus artistes que poètes, d'autres le
contraire. Entendons par là que ceux-ci, portés
par une puissante inspiration, ne trouvent pas
toujours des rythmes adéquats à leur état d'âme
et sont plus malhabiles à atteindre la perfection
de la forme que ceux-là, moins doués au point de
vue du génie créateur, mais plus fins artisans et
plus disciplinés. Les uns pèchent par la plasti-
que, les autres par l'enthousiasme ou l'invention.
Ces considérations Mockel les expérimente, sur
296 l'attitude du lyrisme contemporain
l'œuvre de Régnier et de Griffin. Le résultat est
que chez l'auteur de la Gardienne la maturité de la
forme semble s'être plus rapidement manifestée
que chez celui des Cygnes. « L'artiste a très vite
contenu le poète, on l'aperçoit dès les livres du
début, et dans les Sites déjà le vers est nombreux»
ferme de lignes, enrichi d'élégantes images sa-
vamment serties qui annoncent l'harmonie des
strophes futures. Au contraire les premiers écrits
de M. Vielé-Griffin manquent d'une direction cer-
taine, on les sent agités de sourds bouillonne-
ments qui hésitent et retombent, le poète y est
inférieur à lui-même par la beauté réalisée, mais
il y révèle de plus larges désirs qui longtemps
cherchent leur forme définitive et s'illuminent
plus tard, dans la vie et dans le rythme. »
C'est que Régnier et Griffin appartiennent à
deux familles d'esprit différentes, partant le mode
de leur vision ne saurait être le même. Régnier
est pessimiste, sa philosophie tient dans l'idée de
renoncement; celle de Griffin est un élan yers
l'action, FefTort se colore de joie. Mockel a bien
résumé ces deux attitudes en faisant ingénieuse-
ment converser dans un court dialogue la Gar-
dienne et Ye£di$.U\me conseille le songe, l'accep-
tation de la destinée, la résignation douloureuse;
l'autre exalte la vie, l'espoir, l'énergie rayonnante,
la libre expansion de l'être.
ALBERT MOCKEL ET ^ASPIRATION LYRIQUE 297
La vision esthétique de Régnier est plus objec-
tive, celle de Griffin plus subjective. L'un con-
çoit des tableaux nets, précis, se complaît dans
le lyrisme des idées générales ; sa poésie est donc
plus plastique, plus disciplinée que celle de Griffin.
Ce dernier use de procédés plus subtils. Ce qu'il
veut extérioriser c'est moins des notions simples
que la violence même de ses transports et le tu-
multe de son âme. Ses intuitions sont riches en
dynamisme, mais moins claires, car un sentiment
profond ne parvient à la parfaite lumière de l'es-
prit qui le réfléchit que dépouillé de ses éléments
complexes, c'est-à-dire de ce qui en fait sa puis-
sance initiale. Griffin est plus auditif que visuel,
partant plus expressif'qu'harmonieux. Régnier et
Griffin représentent assez bien Fun Yidéal apol-
linieiiy l'autre Yidéal dionysiaque.
Ces idées nous sont aujourd'hui familières, mais
rappelons-nous qu'à l'époque où Mockel les ex-
posait, à l'occasion de ces deux grands poètes,
elles étaient encore peu courantes et n'avaient pas
reçu de confirmation officielle.
Mockel, en cours de route, insiste avec raison
sur les rapports entre l'allégorie et le symbole.
L'art no saurait exprimer l'idée toute nue, privée
de son riche manteau de sensations enveloppantes.
11 n'a pas pour but, comme la science, de définir.
• La définition consiste à faire connaître une idée
17.
298
par rénumération des éléments constitutifs. Défi-
nir une chose c'est donc la disséquer, l'abstraire
de tout ce qui n'est pas elle. L'art, au contraire,
a pour fin de donner la vie aux idées, de les mon-
trer dans leur richesse première, pourvues de
leur résidu sentimental ; il ne saurait user de
procédés abstracteurs. Sa raison d'être est d'at-
teindre la Beauté à travers la Vie, c'est-à-dire à
travers le concret. Or la Vie, cette forme de la
Beauté, ne se définit pas. On l'évoque au moyen
d'images, on ne peut l'appréhender dans un con-
cept simple, mais seulement dans des rythmes
évocateurs. Exprimer la Vie en fonction de ces
images sentimentales harmonieusement coordon-
nées c'est créer la Beauté, c'est écrire un poème.
Deux procédés sollicitent l'esprit pour couler
dans une forme perceptible une idée ou un sen-
timent. L'un s'appelle l'allégorie, l'autre le sym-
bole.
« L'allégorie, comme le symbole, dit Mockel,
exprime l'abstrait par le concret. Symbole et allé-
gorie sont également fondés sur l'analogie, et tous
deux contiennent une image développée.
« Mais je voudrais appeler allégorie l'œuvre
de l'esprit humain où l'analogie est artificielle et
extrinsèque, et j'appellerai symbole celle où l'ana-
logie apparaît naturelle et intrinsèque. »
Passant sur les développements que donne Moc-
ALBERT MOCKBL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 299
kel, pour nous attacher aux conséquences, nous
voyons que le symbole, par accumulation d'ima-
ges organisées, donne le sens concret, lame de
ridée qu'on veut représenter et faire vivre en
d'autres. Or par le fait que la Vie c'est le continu
et qu'un sentiment aux mille nuances déborde
toujours l'expression où l'on veut l'enfermer, il
importe que ces procédés d'expression soient évo-
cateurs et suggestifs, au risque de supprimer l'im-
pression d'illimité que doit donner l'œuvre d'art
vraiment vivante.
Les Parnassiens, dont l'art est équilibré dans
l'espace, n'ont pas toujours compris cette loi. La
précision de leurs sonnets a je ne sais quoi de
rigide,»« l'imagination s'y sent comme emprison-
née; le rêve y a les ailes comme liées. Les con-
tours en sont trop nets, les couleurs trop écla-
tantes, l'impression trop définitive ! ».
Cette école, dite parnassienne, eut pour objectif
un idéal de sculpteur. Son amour de la plastique,
des formes arrêtées fut cause qu'elle immobilisa
la strophe et qu'elle serra le dessin du vers jus-
qu'à étrangler la Beauté.
Mockel a peur d'exagérer et de ne voir chez les
Parnassiens que médiocrité et impuissance. Au
1. F. Brunctière: L'Evolution de la poésie lyrique enFr&ncB
au XIX' siècle, t. II, p. 215.
300 J ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
contraire, il reconnaît, avec beaucoup de justice,
l'importance des réformes de cette école, après
l'admirable élan, mais désordonné des romanti-
ques qui avaient « sacrifié aux cris éloquents de
la couleur la sobre et sûre argumentation que les
lignes élèvent vers la Beauté ». Même le critique,
chose rare pour l'époque, célèbre la muse d'An-
dré Theuriet comme elle le mérite « qui nous a
fait voir des sous-bois où la lumière est fraîche
et comme élastique, qui nous a récité la cantilène
des ramilles et qui a bien aussi, je crois, pressenti
l'immémoriale épopée des hauts arbres ».
Malgré tout la poésie symboliste a pris une au-
tre route. Avec les progrès faits par la musique
à la fin du xix* siècle il était impossible <jue la
poésie ne transformât ses modes d'expression. La
joie de la lumière, de la vie, du mouvement
orienta le lyrisme vers un plus grand subjecti-
visme. La poésie n'est plus seulement une pein-
ture, mais une communication d'états d'âme. Alors
que la sculpture est dans l'espace ainsi que tout
lyrisme uniquement plastique et descriptif, la
poésie des symbolistes s'inscrit, dans le temps,
autrement dit dans la conscience, le continu.
On sait les conséquences qu'entraîne une telle
attitude : la mobilité des rythmes, un jeu plus
subtil des accents, une succession de vers harmo-
nisés non plus syllabes par syllabes, mais selon
ALBERT MOCKEL ET l'aSPIRATION LYRIQUE 301
les groupes rythmiques de la phrase. Là encore
les analogies avec la musique sont flagrantes.
« Tout semble enfin s'unir pour favoriser le déve-
loppement libre du rythme. » Les symbolistes ont
su comprendre que dans un alexandrin toutes les
syllabes n'ont pas une égale durée ; « imagine-
t-on une symphonie composée tout entière de
noires ou de rondes, obligatoirement? > La stro-
phe analytique a sa raison d'être.
Mockel tout en montrant Je bien fondé de ces
réformes reconnaît les dangers d'un vers unique-
ment basé sur la musique et, s'il condamne l'ex-
clusivisme des parnassiens, il ne manque pas de
constater avec loyauté que notre poésie con-
temporaine en acquérant plus de mouvement n'a
pas toujours su « en ordonner l'harmonie avec
assez de continuité ou de précision, et trop sou-
vent encore les poètes nouveaux ont oublié la
puissance inattendue que peut donner à telle page
une grande pose immobile ». A l'art purement
expressif doit s'allier l'art harmonieux et c'est
dans ce dosage méthodique que résidera la grande
poésie.
MM. dç Régnier et Griffin nous donnent l'exem-
ple de ce que peut être la poésie contemporaine
vue à travers deux tempéraments originaux. € Si
le poète et l'artiste n'existaient pas en chacun
d'eux, M. Griffin n'aurait écrit que des songeries
302 l'attitude du lyrisme contemporain
sans forme, M. de Régnier n'aurait aligné que
de froides statues sans âme. » Seulement les poè-
mes du premier sont plus spontanés, ceux du
second plus objectifs. « Cette tendance est la con-
séquence nécessaire de leurs prédilections pour
certaines formes musicales et plastiques ; leurs
méthodes d'art la reflètent aussi. »
Désormais nous constaterons deux courants
dans le lyrisme contemporain, celui qui se rap-
proche de Griffin et celui qui continue Régnier.
L'un plus musical et plus fluide, s'inspirant de
notre folklore est situé dans le temps; l'autre plus
plastique, créateur de belles formes harmonieu-
ses et inscrit dans l'espace ; l'un plus spontané,
l'autre plus impeccable.
Cette étude d'esthétique comparée est un véri-
table effort pour dégager en 140 pages les prin-
cipes directeurs du lyrisme actuel. Par ce très
succinct aperçu on comprendra le service qu'Al-
bert Mockel a rendu à la poésie de son temps.
Il nous reste à parler de trois autres essais de
critique qu'a publiés Mockel. Nous le ferons très
brièvement car l'essentiel de ces trois études est
déjà contenu dans l'œuvre précédente de notre
ALBERT MOCKEL ET ^ASPIRATION LYRIQUE 303
auteur. Dans son ouvrage sur Emile Verhaeren et
dans celui sur Charles Van Lerberghe i Mockel
dégnge,selonuneméthodechèreà Ta ine, le «carac-
tère dominateur » de chacun de ces deux poètes.
Le lyrisme de Verhaeren se résume dans cette
attitude : le paroxysme, et chacun des poèmes de
Van Lerberghe incarne le sentiment de l'ineffable
ou de la grâce.
Voici l'excellente analyse qu'on nous propose
de la manière de Verhaeren :
Le poète du paroxysme ne s'arrête presque jamais
à combiner des plants par étages savamment gradués,
à modeler les courbes d'un groupe sculptural. Pour-
tant, c'est par ses plans heurtés, les saillies de cou-
leur, les images, qu'il captive souvent. Comme le
poète de la suggestion et des paroles simples, il de-
mande au lecteur d'achever par son émotion la vision
qu'il a créée. Mais l'objet même de cette vision, au
lieu de naître peu à peu, comme de l'âme rajeunie,
avec des silences et de la musique épanouie, s'entasse
par blocs d'ombres striés de térébrantes lumières.
C'est un cri dans la fumée, de la peur en sursaut, un
sifflet déchirant les ténèbres ; c'est le soudain appel
d'héroïsme qui sonne la diane au soldat endormi, et
d'un choc arraché à ses rêves l'emporte avec des
hurlements dans le tonnerre de la bataille.
1. Albert Mockel. Charles Van Lerberyhe (Mercure de France,
1904).
30 1 l'attitude du lyrisme contemporain
Cela n'est point l'harmonieuse beauté. Assurément ;
mais ce peut être le Sublime.
Plus loin Mockel écrit :
Le poète du paroxysme est toujours subjectif : sa
pensée, directement soutenue par la forme, a des à-
coups grandioses plutôt que d'architecturales concep-
tions; la Vie le préoccupe avant la Foi d'en haut; ce
qu'il aime ou ce qu'il déteste, c'est surtout l'humanité
présente, et souvent, lorsqu'il songe aux choses d'un
passé lointain, comme Shakespeare il les restitue
contemporaines et toutes proches. Il a moins le don
de la ligne que le privilège de la couleur ; il se forge
un style et méconnaît le Style,
Tout l'art de Verhaeren est contenu en ces
deux citations, comme la fluidité lyrique de Van
Lerberghe dans les lignes suivantes :
Ce que nous enseigne Charles Van Lerberghe c'est
la puissance de la grâce. Le charme de ses vers est
unique ; le sentiment dont ils nous pénètrent a une
sorte de plénitude heureuse qui console le cœur en
appelant l'âme vers la clarté. Une onde invisible nous
rafraîchit, nous pacifie. . . Mais la force des plus grands
peut seule se fléchir à une pareille douceur, et il
faut la sûreté d'un incomparable artiste pour faire de
la parole écrite cette chose lumineuse et impondéra-
ble qui semble autour de nous comme une poussière
d'or suspendue.
De fait l'idéalité pure ne s'est jamais mieux
manifestée que dans les poèmes des Entrevisions
et de la Chanson d'Eve. Van Lerberghe « ne se
sent à l'aise qu'avec les anges, les sirènes et les
jeunes filles ». Cette poésie s'attache « à ce qu'il
y a de plus permanent en nous, tout au moins
sous la forme éternelle du désir » ; elle chante
l'ineffable dans la sérénité et le ravissement \«et
cette puissance de la grâce que nous enseigne Van
Lerberghe, nul ne l'a mieux évoquée, dans ces
pages rafraîchissantes, que le critique avisé des
Propos de littérature l.
Ne quittons pas Mockel sans dire quelques mots
de son étude sur Mallarmé \ Rien n'est plus déli-
cat que de parler avec franchise de l'auteur de
Divagations. Les uns ont essayé de nous faire pren-
dre Mallarmé pour le plus grand génie des temps
modernes ; les autres l'ont bassement attaqué.
Mockel a su se garder de ces deux extrêmes ridi-
cules. Son jugement est celui d'un critique sage
t. On pourrait faire un rapprochement curieux entre l'art de
Van Lerberghe et les fines analyses que Bergson a données du
sentiment de la grâce dans ses Données immédiates de la con-
science, page 9 et dans sa Notice sur Félix Ravaisson. Voir le
numéro de juin l!»0i des Séance» et travaux de l'Académie des
Sciences morales et politiques.
2. Albert Mockel. Stéphane Mallarmé, un héros (Mercure de
France), 1899. A rapprocher de ce livre les excellentes études
de Théodore de WyzeAva et de Camille Mauclair sur Mallarmé.
306 l'attitude du lyrisme contemporain
et consciencieux. « Certes, il ne faut dire à per-
sonne d'imiter les poèmes de Stéphane Mallarmé.
C'est toujours folie d'imiter un art, quel qu'il soit,
et les procédés de celui-ci sont peut-être dange-
reux, car ils s'associent à une habitude mentale
très particulière. » Le fait est que Mallarmé, dont
le cerveau fat très curieusement cultivé, innova
une forme d'art spéciale, correspondant à son état
d'âme individualiste et inquiet. Cette forme d'art
n'était bonne que pour lui ; pasticher cette manière
serait s'exposer à d'étranges erreurs.
Ceci admis, on ne saurait trop défendre Mal-
larmé contre certains jugements de primaires. Il
faut bien l'avouer, l'auteur de Divagations nous
offre l'image parfaite du poète. Au xvir siècle
l'artiste, s'il n'est grand seigneur, vit chichement
au profit des libraires, ou s'ingénie à trouver la
pension qui le doit nourrir. Au xvnr siècle, « la
poésie n'y est représentée, ou guère, que par des
publicistes ». Avec le romantisme une image nou-
velle du poète apparaît. L'artiste est un « mage »
à la « fonction sublime » chargé de gouverner les
peuples. Il se mêlait à cette « attitude royale »
beaucoup de charlatanisme. Vint la troisième
République avec ses laideurs, son naturalisme, sa
haine de la gloire.
Stéphane Mallarmé prit la seule attitude qui
convenait en regard d'une pareille barbarie. lia
ALBERT MOCKEL ET L'ASPIRATION LYRIQUE 307
compris que son rôle n'était plus Faction exté-
rieure, mais la méditation.
Du poète qu'il voyait négligé ou honni, il montra
sans colère toute la grandeur simple , toute la dignité ;
et toujours il offrit, mais de plus en plus loin à la
foule égarée, l'image de cette Beauté qu'elle contient,
mais qu'elle ignore ou répudie. Voilà ce que nous
certifie son art hermétique et distant, — reculé de ia
multitude non point certes par mépris pour elle, mais
en vertu de l'actuel devoir qu'il s'imposait. Ce n'est
pas, comme on l'a pu croire, un isolement farouche.
C'est une solitude défendue par l'inflexible vaillance
d'une foi qui est en môme temps une logique. On n'y
pourrait trouver les révoltes familières à Barbey
d'Aurevilly ; mais une tristesse infinie et sereine, où
se lit la fierté des résignations volontaires.
Oui, cette vie de sacrifice volontaire fut d'une
telle noblesse qu'elle force l'enthousiasme des plus
médiocres plumitifs ; elle sera représentative d'une
époque de l'histoire des lettres. Mockel a raison
de dire que l'homme dont nous parlons est un
héros et non seulemont par sa fierté, mais encore
par son cœur. On sait de quelle inlassable bonté
le poète fit preuve envers ses visiteurs, ses amis
ou ses disciples. On connaît ces fameuses soirées
de la rue de Rome, où l'élite des lettres françaises
venait écouter de religieux enseignements. Do la
308
parole du maître se dégageaient une douceur et
une tendresse mystérieuses et ce héros très pur a
éveillé la jeune génération et l'a initiée au culte
de la Beauté, non au moyen de leçons abstraites,
de cours didactiques, mais en mêlant à ses cau-
series pleines d'âme je ne sais quelle virile bonté.
Chose curieuse et que Mockel est, je crois, seul
à signaler, le reproche qu'on peut adresser à
Mallarmé n'est pas d'avoir été un décadent, mais
bien, au contraire, d'avoir exagéré la discipline
classique. Ce qui nous rend malaisée la compré-
hension d'un poème de Mallarmé à une première
lecture, c'est peut-être son trop grand souci d'or-
donnance et de composition sévère. La pensée et
la volonté sont directrices de l'œuvre de notre
poète et s'associent étroitement pour la construc-
tion de la strophe. Cette logique est la marque
propre de notre tradition classique. Mallarmé n'a
pu pécher que par un excès de concision.
D'où la cause de sa prétendue obscurité. Car,
d'une part, s'il tend à un art sobre et s'il s'efforce
de mettre en pratique la parole d'Hello : « Je rac-
courcis pour faire resplendir », il ne développe
jamais une idée seule, mais plusieurs, les unes
par les autres, de sorte que le sens « jaillit de
leur contact, ou de leur interpénétration ». Placé
au centre d'un jeu mobile d'idées et d'images,
Mallarmé les envisage d'ensemble ; « il les voit
309
toutes à la fois, et jusque dans leurs détails. Et
lorsqu'il parle, ce n'est point pour nous les exposer,
discursivement ; il nous les rappelle plutôt, comme
s'il épelait la confidence d'une émotion que déjcà
nous avions devinée. » Il est assez naturel, ajoute
Mockel, que cette forme de poésie soit demeurée
obscure pour les lecteurs pressés.
Par ces quelques aperçus et par ce qui précède
on se rendra compte de Fimportance documen-
taire de Fœuvre de Mockel et de la clairvoyance
de son jugement. Le poète de Clartés aura aus-
culté Fâme de son époque et enregistré les plus
vivantes aspirations esthétiques de notre temps.
A cette heure d'anarchie littéraire ces pages ne
paraîtront peut-être pas inutiles pour l'histoire du
lyrisme contemporain.
MAURICE BARRES
PROFESSEUR DE LYRISME
I. — Complexité de l'œuvre de Barrés. Sa sensibilité
très actuelle est la cause de son influence durable.
— Par sa façon de sentir c'est un poète. — Son mode
de vision et sa méthode.
II. — Le moi individuel. La dilatation du dedans. —
Deux sortes d'inconscients : 1° L'inconscient méta-
physique, qui est une sorte d'idéalisme, où chacun de
nos états psycholgiques devient un état lyrique.
III. — Le moi collectif : 2° L'inconscient social. L'exal-
tation du nationalisme, des idées de décentralisation
de fédéralisme qui donnent une âme commune à des
collectivités éparses et leur permettent de vibrer
à l'unisson. Le culte des héros, ces professeurs de
lyrisme.
IV. — Méthode du lyrisme de Barrés : procédés évo-
cateurs; la suggestion; la sympathie.
V. — Conciliation de Tordre et de la liberté.
I
Jamais on ne se taira sur Barrés. Son œuvre
trouvera toujours de nouveaux commentateurs.
MAURICE BARRES PROCESSEUR DE LYRISME 311
Ceux-ci, sans se répéter, ne cesseront d'approfon-
dir une personnalité si riche, de tenter l'esquisse
d'une physionomie si une et pourtant si complexe.
Essaiiste, romancier, critique d'art, voyageur
averti, moraliste, sociologue, politicien, ce lucide
amateur d'âmes a usé de tous les genres littérai-
res pour extérioriser les émotions caractéristiques
de son moi cultivé.
Ce moi est représentatif. J'entends qu'il résume
des aspirations collectives dans les ordres les
plus divers de Factivité cérébrale. Les uns van-
tent sa politique, les autres sa vision d'esthète,
ceux-ci son attitude intellectuelle, ceux-là sa dis-
cipline élégante ; chacun trouve à se satisfaire, et
ses plus mortels ennemis ne lui pardonnent pas
de les avoir poussés à trop Faimer.
Notons donc que Maurice Barrés ne s'est pas
contenté d'éveiller la conscience d'une génération.
Il a su conserver sur cette génération son influence
intellectuelle et morale, et la génération qui vient
ne semble pas décidée — chose rare — à renier son
plus brillant éducateur. Si l'on veut bien songer que
le rythme des générations s'accélère, suivant une
fine remarque de Cournot,à mesure que progresse
la civilisation et que les conditions de la vie sont
soumises à de plus en plus hâtives évolutions, si
l'on se rappelle qu'un autour à la mode ou qu'un
directeur de conscience laïque perd son public
'M'2 l'attitude du lyrisme contemporain
et se voit renié par ses disciples après cinq où
dix ans d'empire intellectuel, — on conviendra,
je pense, que de l'œuvre de Barrés doit se dégager
un principe attractif d'une force peu commune,
et que l'essence de cette pensée vivante répond à
des réalités aussi profondes que durables.
Le rayonnement de cette œuvre à travers nos
conscience a moins pour cause les idées de l'auteur
que la méthode qui préside à l'exposé de ces idées.
Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'une philo-
sophie n'a d'influence qu'en fonction de la per-
sonnalité de son auteur. Quoi qu'on en puisse dire,
l'homme répugne aux pensées abstraites. Il a be-
soin, pour les pénétrer, de les sentir ; elles ne
s'imposent qu'incorporées à une vie. Peut-être les
philosophes n'ont-ils jamais fait que répéter les
mêmes idées, mais ces idées, selon chaque au-
auteur, sont teintées de nuances diverses, dues à
l'éclairage particulier des sensibilités qui les co-
lorent et leur donnent des formes particulières.
C'est cette projection d'une âme sur de la logique,
ce souffle vivant par quoi les notions prennent
corps, qu'on nomme système.
Barrés s'est mis tout entier dans son œuvre.
L'histoire de ses livres est d'abord l'histoire de sa
vie. Chacune de ses idées ne fait qu'un avec sa
sensibilité, d'où l'influence de Barrés. Il nous a
convaincus parce qu'il nous a émus, et peut-être
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 3l3
serions-nous demeurés froids à ses raisonnements,
si derrière cette logique nous n'avions perçu les
battements d'un cœur. « Il faut que je trouve des
images qui soient vivantes pour un petit garçon
dans sa vie de tous les jours, des images, enten-
dez-moi bien, qui déchaînent en lui de la musi-
que», écrit Barrés dans les Amitiés françaises. Ce
que Barrés dit de l'eufant s'applique exactement
à l'homme :« La question n'est pas d'apporter du
dehors quelque chose à un enfant, mais d'ébran-
ler son émotivité ». L'homme a, lui aussi, besoin
d'images vivantes et la musique que ces images
déchaînent dans son âme est autrement puissante
et détermiuante que des syllogismes accouplés.
Tel est le secret de la méthode de Barrés, de
son prestige, de sa haute valeur. 11 nous veut
émouvoir d'abord, nous faire sentir ses propres
idées, nous élever in hymnis et canticis, d'où la
justification de mon titre Barres professeur de ly-
risme. On n'a pas assez remarqué à quel point
l'auteur de Y Homme libre est poète et sa mé-
thode une méthode de suggestion ou de perpé-
tuelle exaltation de la sensibilité.
Tout portait Barrés à l'expression d'un puis-
sant lyrisme : sou éducation telle qu'il nous la
raconte dans sa brochure sur Stanislas de Guaita :
« Je n'aurais pas passé les nuits de ma vingtième
année avec des poètes, s'ils eussent été incapa-
18
314 L* ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
blcs de me donner la fièvre » ; son amour d u
pathétique et de la mélancolie ; son goût pour
les voyages, les paysages, les œuvres d'art et les
minutieuses notations de leurs concordances avec
ses états d'âme ; sa nature méditative enfin, qui
puise ses élans dans l'analyse.
Le lyrisme de Barrés s'affirme comme un des
plus captivants spécimens du lyrisme contempo-
rain ; il diffère donc du romantisme dans la me-
sure où nos poètes symbolistes s'en écartent. La
vision de nos poètes actuels est centrale et non
plus périphérique, c'est-à-dire que nous avons
poussé en profondeur toutes nos perceptions.
L'idéalisme allemand nous a malgré tout, influen-
cés, ainsi que les méthodes introspectives de la
psychologie, et nous avons délaissé l'imagination
romantique pour l'intuition des Ravaisson et des
Bergson. Nous savons nous intérioriser dans les
choses au poiat d'entendre, par delà les impres-
sions de notre moi superficiel et réfléchi, les vi-
brations de notre moi profond et spontané, direc-
tement en contact avec l'univers.
Nous différons encore du romantisme dans la
façon de concevoir les devoirs du poète. Le
temps est fini, Dieu merci, des mages, des « fonc-
tions sublimes »,des « missions augustes ». Nous
avons compris qu'un poète est bien petit en face
d'un industriel et que le moment est venu de re-
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 31 5
mettre chacun en sa place. La sociologie s'écrit
en prose, la science contredit chacune de nos
métaphores \ Le poète a donc perdu de son or-
gueil; il préfère exalter ses propres états d'âme,
et par là créer de la beauté pure et désintéres-
sée, que de jouer au conducteur de peuples. S'il
a perdu des lecteurs, la qualité de ses disciples et
de ceux qui, à son contact, se sentent une âme
commune, a remplacé avantageusement le nom-
bre.
Nous différons enfin des romantiques non seu-
lement par notre procédé de vision et nos quali-
tés d'ordre, mais aussi et surtout par notre mé-
thode d'exaltation. Cette précieuse et très moderne
méthode, due aux progrès de l'analyse et de la
critique subjective, nous offre un pathétique con-
centré que Stendhal a si merveilleusement prati-
qué. Dans l'ancienne philosophie on disait: « Etu-
diez votre douleur, elle s'évanouira. » — Pas du
tout, déclarons-nous aujourd'hui; il suffit de ré-
fléchir sur votre douleur pour, au contraire, l'in-
tensifier \
1. Cf. un curieux article sur « la physique des poules », de
M. Jules Sageret, dans la Hevucdu Mois, 10 juin 1908.
2. C'est pourquoi un des principaux remèdes de la psycho-
thérapie, pour combattre la neurasthénie, consiste à distraire
l'esprit, afin de l'empêcher de se fixer sur une idée et d'éviter
au cerveau toute exaltation,
316
Barrés s'est fait notre porte-parole en mettant
en formules la méthode de notre lyrisme à la fois
critique et intuitif.
1er Principe : Nous ne sommes jamais si heureux
que dans l'exaltation.
2e Principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir
de l'exaltation c'est de l'analyser.
Conséquence: Il faut sentir le plus possible en ana-
lysant le plus possible.
Et Barrés d'ajouter : « La plus faible sensation
atteint à nous fournir une joie considérable si nous
en exposons le détail à quelqu'un qui nous com-
prend à demi-mot », d'où le mode expressif de
suggestion employé par nos poètes modernes.
Ainsi le développement de l'esprit d'analyse et
de nos facultés critiques, loin de tarir la source
poétique, la fait bouillonner davantage, car pous-
ser une idée en profondeur, c'est toujours tendre
au lyrisme et, d'autre part, comme tout sentiment
profond ou raffiné est incommunicable par voie
directe, nous nous servons d'images évocatrices
qui enveloppent le lecteur dans notre propre at-
mosphère.
On conçoit donc les prédilections de Barrés
pour les exercices spirituels de saint Ignace : «Li-
vre de sécheresse, mais infiniment fécond dont
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 31 7
la mécanique fut toujourspour moi la plus trou-
blante des lectures. » Manrèse, en effet, pousse
l'analyse jusqu'aux limites les plus reculées du
moi. Il faut bien, traquée par une telle méthode
de clairvoyance, que la conscience ultime révèle
son rythme. De ces dissociations intérieures qui
avivent toute sensation naît un fameux enthou-
siasme, une fureur lyrique que chaque méditation
exaspère encore.
Considérez, en plus, comme saint Ignace pos-
sède l'art de nous faire participer à ses émotions.
On connaît les moyens qu'il emploie pour nous
donner jusqu'à la cruauté la vision aiguë de la
mort. Ces moyens sont tous des moyens de sug-
gestion et d'évocation.
Ainsi, de notre esprit critique actuel, de nos
procédés d'analyse, de nos manières de donner
la chasse à notre moi, de nos raffinements d'in-
trospection estné un lyrisme très particulier, très
profond par sa méthode d'excitation intérieure,
très vivant dans ses moyens suggestifs.
Chose curieuse, ce lyrisme, quoique volontaire,
n'est pas moins spontané. La clairvoyance de nos
analyses n'a nullement entamé lesforces de notre
génie créateur. A la fois sujetei objet nous pouvons
nous exalter dans Le môme temps que nous nous
contemplons. C'est dire que notre exaltation croît
au fur et à mesure qu'une analyse plus poussée
1K.
318 L'ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
intensifie nos émotions. « Quelque jour, dit Bar-
rés, un statisticien dressera la théorie des émo-
tions, afin que l'homme à volonté les crée toutes
en lui et toutes en un même moment. » Il y au-
rait un traité complet de psychologie à écrire sur
cette façon de lyrisme volontaire et quand même
intuitif. C'est en cette alliance que réside la vraie
force de Stendhal et ce qu'on a nommé le « bar-
résisme », Barrés a donné la formule définitive
de ce lyrisme dans l'Homme libre : « Le paradis,
a-t-il écrit, c'est d'être clairvoyant et fiévreux. >
Il reste à entrer plus avant dans le détail, en
montrant quel parti, du point de vue lyrique, Bar-
rés a su tirer du moi individuel et du moi collec-
tif.
II
Un des principes essentiels au lyrime réside
dans le perpétuel éveil des sensations. Le poète,
qu'il écrive en vers ou en prose, est d'abord un
« écho sonore ». L'éducation de son impression-
nabilité est telle qu'il n'est pas un spectacle ou
un état psychologique, si banal soit -il, qui ne se
prolonge en vibrations lyriquos S'étonner de tout,
tel est le premier privilège de l'inventeur de ryth-
mes. « Coupant sans cesse derrière moi, je veux que
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 3 19
chaque matin la vie réapparaisse neuve et que tou-
tes choses me soient un début »,ou encore : « Tout
m'arrête, me parle, m'écoute, lout m'est un buis-
son ardent. » Cette sensibilité névralgique, dou-
loureuse, prête à frissonner au moindre souffle,
Barrés a soin de la cultiver avec délicatesse, car
elle est la source de tout émerveillement. Tout
lyrique porte en soi sa méthode, qui est de savoir
s'exalter sans fatigue. Ainsi se distingue le vul-
gaire du poète. La sensibilité de l'un se lasse et
sombre dans l'habitude ; celle du second demeure
la plaie vive que touche et qu'irrite chaque im-
pression. Le lyrique vit en constant renouvelle-
ment de soi. « Ma méthode de culture est de créer
des sentimentalités nouvelles pour les projeter
sur mon univers qui se fane à l'usage avec une
prodigieuse rapidité. » Cette sensibilité sans cesse
épanouie se nomme culte du moi. Remarquons
que Barrés dit culte, et non culture. Ce mot culte
enferme déjà en lui un sens lyrique, car il n'est
aucun culte sans exaltation. Le fils de Thésée syn-
thétise, pour Barrés, cet état bienheureux de vie
où chaque émotion est dans sa fleur :
Hippolyte, figure primitive en qui parle toute la
nature et qui se refuse h fixer, c'est-à-dire à limiter,
les ardentes inquiétudes dont son cœur est rempli !
L'amour, chez lui, ce n'est encore que se donner
320
passionnément à tout ce qui augmente et réjouit son
être; il aime les eaux vives, les bois, la chasse, le
sommeil réparateur, et son souci est moins de main-
tenir son espèce que d'exister.
Or, le plus sûr moyen pour tenir ses sens en
perpétuel éveil est de vouloir la pleine expansion
de ses puissances, la parfaite dilatation de son
âme. € Je m'accuse, disait l'Ennemi des lois> de
désirer le libre essor de toutes nies facultés et de
donner son sens complet au mot exister. » Et
quel plus précieux stimulant à l'existence totale
que le désir et l'amour? Désirer d'un grand désir
une toujours plus grande intensité de vie, c'est
perpétuellement « jeter du charbon sous sa sen-
sibilité ». « Quand comprendras-tu, lisons-nous
dans le Jardin de Bérénice, qu'une chose demeure
qui seule importe, c'est que tu désires encore? »
Ah! de quelle avide beauté sont les soupirs éter-
nels de l'humanité où passe le souffle inassouvi
du désir! Gomme nous les suivons passionnément
à travers les âges, ces gestes tendus sans fin vers
ce qui n'est pas la possession ! Ce désir, primat
de l'action, se nomme encore amour. Bossuet avait
déjà vu cette ressemblance entre le désir et l'amour.
On définit vulgairement Famour: un sentiment
par lequel le cœur se porte vers un objet. Se por-
ter, c'est-à-dire, s'élever, tendre, s'exalter, se con-
MAURICE BABRÈS PROFESSEUR DE LYRISME 321
sumer pour, — états lyriques. Et dans l'esprit de
Barrés, par une déduction admirable, le péché
n'est autre que la froideur, le manque de désir
et d'amour, un amoindrissement de la personne,
l'incapacité à souffrir violence pour conquérir ce
royaume fermé aux tièdes : « Non moins énergi-
quement que firent les grands saints du christia-
nisme, proscrivons le péché, — le péché qui est
la tiédeur, le gris, le manque de fièvre, — le pé-
ché, c'est-à-dire tout ce qui contrarie l'amour. »
Caresser ainsi sa sensibilité jusqu'à lui faire ren-
dre son maximum de vibrations, apprendre à
s'étonner avec joie, curiosité du désir en perpé-
tuel recommencement, amour de l'amour, — tels
sont les principes directeurs de ce culte du moi
qui n'est autre que le culte du lyrisme intérieur
et la célébration émue de toute beauté.
Cet élan vers plus d'expansion d'être a d'abord
conduit Barrés à la visite minutieuse des grottes
de sa conscience. Pour mieux entendre les rumeurs
de cette conscience et aviver ses propres émo-
tions, Barrés a voyagé, demandant aux paysages
et aux villes étrangères le coup de fouet qui ré-
veille la sensibilité engourdie dans une posture
quotidienne, tant il est vrai que, d'après les psy-
chologues, la conscience est précisément le sen-
timent d'une différence. Mutin cette intensité de
vie que son moi solitaire ne pouvait indéfini-
322 l'attitude du lyrisme contemporain
ment renouveler, l'auteur des Déracinés l'a deman-
dée à l'âme collective, à cet obscur mais vivace
sentiment qu'est la patrie, aux héros, aux ancêtres
dont le souvenir et les conseils sûrs nous soufflent
de l'enthousiasme. Exaltation individuelle ou
chant collectif: lyrisme.
N'abandonnons pas Fanalyse de ce moi indivi-
duel tel que nous Ta suggéré Barrés, sans par-
ler de deux autres importants facteurs du lyrisme
subjectif, je veux dire l'idéalisme et la glorifica-
tion de Finconscient, « ce feu qui entretient l'uni-
vers de toute éternité ».
Pour un moi qui vit loin des contingences et
qui se veut analyser avec quelque profondeur, il
est difficile de se réfugier dans un autre système
que l'idéalisme, et par idéalisme gardons-nous
d'entendre je ne sais quelle aspiration vers Fau-
delà. Prenons le mot avec le sens consacré par la
philosophie allemande. Les choses ne sont que
des rapports entre nos sensations. Si nous ces-
sions de rêver, dit Schopenhauer, le monde des
apparences ferait un plongeon dans le néant. Bar-
rés donne la formule de ce subjectivisme : « Il
n'y a pas un monde extérieur, étranger et hété-
rogène par rapport à la conscience. » Ainsi, ajoute-
il, « disparaissent ces douloureuses contradictions
MAURICE BARRES PROFESSEUR DE LYRISME 323
de la pensée et de Faction que les hommes, de-
puis des siècles, s'essayent à résoudre. L'action,
c'est vouloir agir sur le monde extérieur, et si
celui-ci n'existe pas, nous ne pouvons qu'agir sur
notre moi pour qu'il épanouisse l'unité naturelle
des mille parts qui le composent. C'est la méthode
de la culture du moi. » Nulle contrainte exté-
rieure ne peut donc entraver l'épanouissement
de ce moi, principe de tout lyrisme. Le premier,
Barres s'est expliqué avec complaisance sur cet
idéalisme qui crée son objet, qui sculpte ses sen-
sations dans la beauté. « La beauté du dehors
jamais ne m'émeut vraiment. Les plus beaux
spectacles ne me sont que des tableaux psycho-
logiques » ; ou encore : « D'ailleurs, mon moi du
dehors, que me fait 1 Les actes ne comptent pas ;
ce qui importe uniquement, c'est mon moi du de-
dans ;le Dieu que je construis. » Libre d'entraves,
le moi s'élève de la sorte aux plus hauts sommets
des jouissances spirituelles ; chacun de ses actes
déchaîne une suave mélodie dans le concert uni-
versel. Tel est son pouvoir qu'il ne saurait se
mouvoir que dans une plénitude d'existence et
de beauté. Il ramène tout à lui, transforme à
son gré le cours de ses rêves, teinte de nuances
les plus diverses sa propre vie et se crée de per-
pétuels enchantements. « Certains jours, si je me
promène, il me semble qu'en moi une digue se
3*24 l'attitude du lyrisme contemporain
crève et qu'ardentes et colorées mes pensées
transfigurent le monde. »
Ce mépris des spectacles extérieurs, des appa-
rences, Barrés le compare justement à l'état d'Ame
de ces gueux qui, dans la fameuse Marche à l'Etoile,
se rendent à Bethléem. Ceux-ci ne voient rien que
leur rêve, ayant les yeux fixés sur l'astre étince-
lant. Les peuples qui les regardaient passer les
insultaient, se raillaient de leur folie. Mais ces
poètes de la foi continuaient leur chemin, dédai-
gneux, passionnés pour leur idéal. Ainsi d'un pen-
seur qui suit sans défaite l'épanouissement de sa
conscience, avec une telle ferveur que chacun de
ses états psychologiques est un état lyrique."
Pourtant il existe une réalité commune à tous.
Nous verrons tout à l'heure qu'à creuser dans les
sables mouvants du moi individualiste Barrés se
heurte au roc de la collectivité. De même, si nous
approfondissons notre idée d'être, njus ne tar-
dons pas avoir que nous faisons partie de l'être
universel. Nous subissons, comme dit M. Fouillée,
physiquement et moralement l'action du tout.
Nous voulons l'univers et il se veut en nous. Nous
ne pouvons nous concevoir pleinement sans con-
cevoir le tout.
Cet être universel, ce moi supérieur, Barrés le
nomme l'inconscient, sorte de substance cachée
avec quoi nous entrons en communion à certains
MAURICE BARRES PROFESSEUR DE LYliISME 325
moments de ferveur privilégiée. L'histoire de Bé-
rénice n'est autre que l'histoire de cet inconscient
universel, et c'est encore l'amour ou l'exaltation
intérieure qui nous unit à l'être cosmique. « Quand
je l'aimais, dit l'auteur des Trois statioîis de psy-
chothérapie, n'ai-je pas vécu en plus étroite har-
monie avec l'âme du monde qu'aucun de ces
curieux insatiables qui mènent leur minutieuse
enquête à travers les temps et les pays ? » Phrase
profonde ! A mesure que nos baisers deviennent
plus ardents, nous sentons davantage en nous
les tressaillements d'un monde inexploré qui
s'efforce vers la lumière. Nombreuses sont les
pages où Barrés a chanté l'inconscient : « Une
passion dont tressaille votre petit corps vous fait
vivre parallèlement à l'univers », ou encore : « On
voit s'agiter en vous la force même qui conduit
le monde », ou encore : « Chacun des mouvements
de ton âme me révèle le sens de la nature et ses
lois. » Admirable symbole que cette tendre et
plaintive Bérénice, créée pour nous apprendre la
simplicité de l'unité universelle et pour nous
aider à fondre notre âme particulière dans le
rythme cosmique.
N'est-ce pas encore une des plus sûres prépara-
tions à la poésie et à l'expression lyrique que ce
panthéisme avide de tout sentir, de tout commu-
nier par l'intensité de nos états psychologiques ?
13
326 l'attitude du lyrisme contemporain
« Mais moi-même je n'existais plus, j'étais sim-
plement la somme de tout ce que je voyais. » Et
comment parvenons-nous à nous identifier à l'uni-
vers? Avons-nous besoin des raffinements de l'in-
telligence pour écouter en nous les mugissements
de ce mystérieux océan ? Non. « L'intelligence,
quelle petite chose à la surface de nous-mêmes,
profondément nous sommes des êtres actifs. »
Entendons ici par action, spontanéité et instinct
sensible, car « on ne connaît rien des. hommes par
leurs raisonnements, mais en s'ingéniant à par-
tager leur sensibilité ». La raison ne saurait que
nous écarter de F universel; le inonde, avant d'être
compris, doit être senti. C'est bien là langage
de poète qui voit dans la spontanéité et Finstinct
les plus sûrs guides de Fêtre. Les simples, les
ignorants, les intuitifs ont donc plus de chances
que les savants d'exprimer par leur vie l'im-
manence des choses et d'approcher plus près de
i universel.
En m'approchant des simples, j'ai vu comment sous
chacun de mes actes à l'activité consciente collabore
une activité inconsciente, et celle-ci est la même
qu'on voit chez les animaux et chez les plantes ; je
lui ai simplement ajouté la réflexion.
Tu souris, Simon, du mot simplement... Il te sem-
ble que la puissance de notre réflexion est une grande
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 327
chose l Petite agitation, en vérité, auprès de l'omni-
science et de l'omnipotence que manifeste dans sa
lenteur l'inconscient.
Avec le secours de l'inconscient, les animaux pros-
pèrent dans la vie et montent en grade, tandis que
notre raison, qui perpétuellement s'égare, est, par
essence, incapable de faciliter en rien l'aboutissement
de l'être supérieur que nous sommes en train de de-
venir et qu'elle ne peut même pas soupçonner. C'est
l'instinct bien supérieur à l'analyse, qui fait l'avenir.
C'est lui seul qui domine les parties inexplorées de
mon être, lui seul qui me mettra à même de substi-
tuer au moi que je parais le moi auquel je m'ache-
mine, les yeux bandés.
Pour illustrer sa thèse, Barrés a choisi cette
petite Bérénice, courtisane simple, aux gestes
harmonieux et représentatifs, façonnée, à l'exem-
ple de son midi mélancolique, par des siècles de
sagesse, douée, par les vertus d'une obscure tra-
dition locale, d'un admirable et infaillible déter-
minisme, et s'identifiant à l'universel par ses deux
plus précieuses qualités : un instinct très juste,
très nature, et un cœur passionné !. Cette gracieuse
1. Appréciant le Jardin de Bérénice, dans la préface qu'il
mit aux pages choisies de Barres, M. Henri Hrémond ter-
mine ainsi : c Idéologie sans doute, mais idéologie passionnée,
mais humaine, vivante, qu'on ne saurait distinguer de la poé-
sie. »
328 l'attitude du lyrisme contemporain
et fragile image nous fait songer à Parsifal, « un
simple, un pur qu'instruit son cœur », digne frère
de Bérénice dans Tordre mystique.
111
A côté de cet inconscient métaphysique, que
Jules Laforgue a si curieusement chanté, il existe
un autre inconscient, que j'appellerais inconscient
social. L'analyse de ce second inconscient, où
Fauteur de l'Appel au soldat a puisé pour alimen-
ter son lyrisme non plus individuel mais collec-
tif, nous achemine à l'étude du second Barrés, du
Barrés nationaliste. Nous verrons comment, dans
cet enseignement inné, inconscient, immanent que
nous proposent la patrie, les morts, la race, Bar-
rés a su trouver de puissantes suggestions lyriques
et de nouveaux motifs d'exaltation.
L'inconscient, non plus de l'univers mais d'une
nation, son centre de vie, son « psychisme infé-
rieur », dirait le Dr Grasset, réside dans l'ob-
servation naturelle et instinctive des pratiques
traditionnelles. Le conscient, au contraire, ren-
ferme l'élite des intelligences, l'ensemble des
méthodes positives employées pour faire progres-
ser un peuple. Barrés a bien compris, après Balzac,
que la réalité de l'âme ne réside pas dans la seule
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 329
pensée, et que pour atteindre à la plénitude de
l'être, à l'épanouissement de toutes ses puissances,
— ce qui, ne l'oublions pas, est toujours la fin
voulue par Fauteur de Soas l'œil des barbares —
il est nécessaire do connaître et d'écouter cette
vie inconsciente qui précède la vie sociale cons-
ciente. Déjà dans le Jardin de Bérénice, à côté de
l'inconscient métaphysique, l'inconscient social
se fait jour. Cette jeune femme n'est pas seule-
ment synonyme de nature universelle, elle incarne
aussi l'âme plaintive d'Aigues-Mortes. «Ce n'était
plus Bérénice que je voyais, mais l'âme populaire,
âme religieuse, instinctive et, comme cette petite
fille, pleine d'un passé dont elle n'a pas con-
science. »
Plus tard Barrés s'écriera : « Je ne suis qu'un
instant d'un long développement de mon Être.»
Cet Etre c'est l'ensemble de nos traditions, de
nos transports collectifs, de ces mille gestes que
nous résumons en notre personne. De la con-
naissance de ces puissances qui gouvernent nos
pas avec une sagesse infaillible naît une sorte
d'ivresse, de nouveaux motifs d'enthousiasme.
Enfermé dans son cimetière lorrain, Barrés sent
soudain so dégager une inspiration toute neuve,
un cantique qui active notre faculté d'expansion.
Plus que tout au monde, j'ai cru aimer le musée
330
du Trocadéro, les marais d'Aigues-Mortes, de Ra-
venne et de Venise, les paysages de Tolède et de
Sparte, mais à toutes ces fameuses désolations, je
préfère maintenant le modeste cimetière lorrain où,
devant moi, s'étale ma conscience profonde.
Fidèle à sa méthode, qui consiste à descendre
de plus en plus en soi pour trouver de nouveaux
éléments lyriques, Barrés voue à sa terre et à ses
morts le culte qu'il rendit jadis à sa conscience
individuelle.
On trouvera dans les Déracinés > dans les Scènes
et doctrines du Nationalisme, dans l'Appel au Sol-
dat, dans Au service de l'Allemagne, dans les
Amitiés françaises, dans le Voyage de Sparte
l'exposé de ce lyrisme immanent. Ces livres et
leurs idées sont trop connus pour qu'il soit néces-
saire d'insister. Disons simplement que le natio-
nalisme de Barrés (tradition, patrie, terre, morts)
s'affirme comme un élan lyrique intérieur, comme
une sorte d'inconscient qui nous exalte en nous
livrant sa certitude. Cet inconscient aère notre
vie en lui donnant un sens ; il s'adresse à la sen-
sibilité plus qu'à l'intelligence, à l'instinct pro-
fond plus qu'à la raison.
Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui
naissent en nous. Elles ne viennent pas de notre intel-
MAURICE BARRES PROFESSEUR DE LYRISME 331
ligence ; elles sont des façons de réagir où se tradui-
sent de très anciennes dispositions physiologiques.
Selon le milieu où nous sommes plongés, nous éla-
borons des jugements et des raisonnements. La rai-
son humaine est enchaînée de telle sorte que nous
repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs. Il
n'y a pas d'idées personnelles ; les idées même les
plus rares, les jugements même les plus abstraits,
les sophismes de la métaphysique la plus infatuée
sont des façons de sentir générales et se retrouvent
chez tous les êtres de même organisme assiégés par
les mêmes images.
Ces images suscitent en nos cœurs de Fenthou-
siasme, elles aident à créer autour d'elles une
âme commune, un transport collectif. Nous vi-
brons en proportion de ce que nous sentons. Que
sentons-nous avec plus d'intensité, sinon les réa-
lités de notre sol? Qui nous fera mieux tressail-
lir que la pensée de nos morts ? « Ils ne sont pas
nos morts, ils sont notre activité vivante. »
Qu'éprouvons-nous en face du Parthénon? Une
émotion purement historique, si Ton peut dire, des
impressions d'archéologues, des sensations de phi-
losophes qui retrouvent en Grèce l'expression de
la raison universelle. Mais encore une fois, qu'est-
ce qu'une satisfaction purement intellectuelle ?
Parlant d'Athènes, Barrés a au moins le mérite de
la sincérité, quand il écrit ce que beaucoup pen-
333 l'attitude DU LYMSME CONTEMPORAIN
sent mais n'osent formuler, de crainte des férules
des pions : « La despote, à qui je sacrifie de sûres
amitiés, n'est pas devenue ma parente. Elle ne
tient que ma raison. Et qu'est-ce que ma raison,
qui me semble, à certains jours, une étrangère,
une personne instruite, préposée de l'extérieur à
mon gouvernement? Je conçois, tant bien que
mal, l'équilibre et l'harmonie de cette civilisation
grecque ; je ne l'éprouve pas. Même après la
leçon classique, je continuerai de produire un
romanesque qui contracte et déchire le cœur. »
Que me fait un temple grec, si parfait soit-il, en
face d'une flèche de cathédrale? A Séville, à
Venise, à Tolède, Barrés se trouvait déjà moins
dépaysé qu'à Athènes, car la civilisation de l'Oc-
cident, qui tient si étroitement notre cœur dans
son grand concert symphonique, parle encore
dans ces pays reculés. Mais c'est au bord de la
Moselle et sous les peupliers de Lorraine que Bar-
rés écoute ses plus suaves transports. Là, tout
concourt à l'exaltation de l'individu et du social
réconciliés dans la même harmonie : tout accroît,
intensifie la vie du cœur et des sens. La parole
de Jeanne d'Arc est admirable de lyrisme. Gomme
ses geôliers traitaient de diaboliques ses appari-
tions, la jeune vierge s'écria : « Si j'étais au mi-
lieu des bois, j'y entendrais bien mes voix. »
Sur l'idée du nationalisme en soi se greffent
MAURICE BARRES PROFESSEUR DE LYRISME 333
des idées accessoires, capables de prolonger nos
tressaillements. C'est ainsi que Fidée de décen-
tralisation n'est qu'un autre élément d'enthou-
siasme collectif, car c'est permettre à de petites
provinces de mieux écouter leur moi autonome,
leur vie intérieure. C'est ainsi que le fédéralisme
nous propose encore des motifs d'exaltation, car
il dote une collectivité d'une âme commune et
réunit des éléments sociaux en permettant à l'in-
dividu de « s'agréger selon des affinités instinc-
tives ». Qu'on relise à ce sujet les Scènes et doc-
trines du nationalisme , De Hegel aux cantines du
Nord et les Lézardes sur la maison.
Un dernier élément de poésie collective pro-
posé par Barrés est ce que M. Bremond nomme
le Culte des héros. De grands hommes, en qui
s'incarne l'esprit de la nation, ou qui font partie
des paysages de la petite patrie, voilà encore de
quoi susciter de l'enthousiasme.
Tout lyrisme est un élan, donc une force. Char-
les Levôque nous a donné une esthétique basée
sur cette notion de force. La force est à la fois
harmonie et beauté. Or, le héros est notre plus
belle harmonie humaine. Du point de vue moral,
cette force, qui s'exhale en beauté, se nomme
énergie. Barrés a merveilleusement mis en lu-
mière la physionomie de quelques-uns de nos
professeurs d'énergie.
19.
334 l'attitude du lybisme contemporain
La page est belle où Rœmerspacher, Sturel,
Saint-Phlin, Racadot viennent solliciter aux Inva-
lides « la leçon exaltante » et demander « de
Félan ». La vertu profonde du héros réside en
ce don « d'électriser les hommes ». « Au contact
de Napoléon, des mouvements lyriques boulever-
sent l'âme, qui ne peuvent avoir que des traduc-
tions lyriques. » C'est que de ce tombeau ne monte
pas « le silence des morts, mais une rumeur hé-
roïque ; ce puits sous le dôme, c'est le clairon
épique où tournoiç le souffle dont toute la jeu-
nesse a le poil hérissé ».
Qu'est-ce encore que Boulanger? Un stimulant,
dit Sturel. Le général a échoué, mais la conti-
nuité des fièvres françaises persiste. « Boulan-
ger n'est qu'un incident, lisons-nous dans l'Appel
au Soldat, nous retrouverons d'autres boulangis-
mes », c'est-à-dire d'autres motifs d'exaltation.
Quelle utilité retirer d'un héros tel que Mores?
Qu'il nous serve à multiplier les hommes, à les
exciter, à élargir l'horizon du possible et à for-
mer des petits groupes sensibles aux leçons de
choses de l'héroïsme. » Vous souvient-il du char-
mant pèlerinage de Philippe sur la côte de Vau-
démont ? Ici encore le paladin dans sa tour de
Brunehaut parle un langage grandiose, et les
noyers de Vaudémont « tout pressés par la vie
banale, évoquent confusément les plus grandes
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 335
émotions historiques ». Culte des héros, symboles
de l'énergie vivante, comme nous tressaillons en
nos cœurs, comme nous tendons éperdument nos
bras vers ce passé triomphant, comme nous sen-
tons l'enthousiasme intérieur nous hausser jus-
qu'au désir de réaliser, nous aussi, des jours glo-
rieux, et quel magnifique fleuve de lyrisme bondit
dans nos âmes !...
IV
D'accord avec les esthéticiens contemporains l
qui veulent que la beauté soit sentie et comprise
par sympathie, par communication subjective,
Barrés, nous fait participer à ses émotions par
suggestion. Le procédé évocateur qu'il emploie
correspond exactement à nos modes d'expression
lyrique actuels. Le poète qu'est l'auteur de l'En-
nemi des lois commence par chercher pour lui-
même les caractères, les paysages, les sentiments
les plus propres à émouvoir son moi, à le mettre
sous pression. Nous savons quels héros a choisis
Barrés, quels tempéraments s'accordent le mieux
avec le sien. Ce sont tous ceux qui sèment de
l'enthousiasme dans nos vies. Les êtres incapa-
1. Cf. les théories de Th. Lipps et de Ucncdclto Croce.
330 l'attitude du lyrisme contemporain
blés de lui donner des suggestions, il les nomme
barbares, ce sont nos adversaires. Nous savons
quels paysages l'excitent, quelles villes avivent
sa sensibilité. Barrés entreprend ses voyages à
Venise, à Aiguës-Mortes, à Tolède, afin d'éprou-
ver de subtiles caresses et de sentir son cœur se
dilater davantage. La race, la terre, les morts,
voilà enfin les plus fortes suggestions pour une
âme bien née et qui a du style. « Auprès du gave
de Lourdes, sur les côtes de la Meuse naissante
ou dans le fond de Port-Royal, qui de nous sau-
rait recueillir, pour en augmenter sa vie, la rêve-
rie triste, le lyrisme et l'amour tels qu'ils se
lèvent de ces terres sanctifiées? » Et Fauteur de
conclure ainsi: « Il est des Lourdes sur toute la
terre », entendant par là qu'innombrables sont
les lieux susceptibles de nous offrir de fortes sug-
gestions et de la poésie vivante.
C'est particulièrement dans les Amitiés françai-
ses que Barrés nous propose une pédagogie de
la suggestion lyrique. Ce livre est un véritable
traité d'éducation de l'impressionnabilité, une
méthode d'évocation intérieure. Déjà dans Un
homme libre Barrés écrivait : « Deux êtres ne peu-
vent se connaître. Le langage, ayant été fait pour
l'usage quotidien, ne sait exprimer que des états
grossiers; tout le vague, tout ce qui est sincère,
n'a pas de mot pour s'exprimer. » Tout le vague,
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 337
tout ce qui est sincère, c'est-à-dire tout ce qui
vit profondément en nous, tout ce qui touche au
moi intuitif est incommunicable directement ; on
ne fait participer à d'autres ses sensations fonda-
mentales que par sympathie, d'où ce beau mot
ày amitié lorsque l'affinité est humanisée et mêlée
de tendresse.
On sait comment Barrés forme l'émotivité de
Philippe. Une lui enseigne rien par l'intelligence,
mais s'adresse au cœur : « Le problème de l'ins-
truction primaire, c'est de leur donner [aux en-
fants] de la beauté, ou, plus exactement, de favo-
riser leur faculté innée d'expansion, de les aider
pour qu'ils dégagent ce qu'ils possèdent de nais-
sance : un continuel enchantement, le sens épique
et lyrique, un hymne, un cantique ininterrompu. »
Le père cherche donc toutes les suggestions les
plus propres à pénétrer l'âme de son fils, il lui
fait vivre ses moindres enseignements. Il ne lui
narrera pas en détail les épisodes de 70, mais
choisira deux ou trois faits bien ôvocateurs, sus-
ceptibles de laisser une trace profonde dans sa
jeune imagination. Ces faits le père les rapportera
en accumulant les scènes épisodiques ou pittores-
ques, il s'entourera de toutes les circonstances
extérieures capables d'aviver les émotions (un
jour de pluie à Gérardmer, l'audition d'une mu-
sique militaire... etc.). « Je parle, je parle, et c'est
338 l'attitude du lyrisme contemporain
comme un chant où l'air vaut mieux que les paro-
les. Sans doute, à m'entendre Philippe exècre les
traîtres, redoute les grossiers Prussiens, aime les
beaux soldats de la France, mais tout de même il
enregistre des émotions plus que des documents.
Après que nous avons tant parlé de la guerre, en
sait-il nettement les phases? C'est douteux, mais
nous nous aimons davantage et il connaît très
sûrement que sa raison de vivre, c'est la Revan-
che. » Les pèlerinages sentimentaux de Philippe
à Vaudémont, à Domrémy, à Lourdes ont pour
fin de susciter chez l'enfant la compréhension
sensible de notre vie nationale et de peupler son
cœur de pensées hautes et vibrantes.
Si je berce le petit Philippe dans un demi-rêve de
vérité et de poésie, c'est pour former en lui une dis-
position insensible à recevoir mon héritage comme
le plus beau des héritages. Les séries d'images qui
l'émeuvent ou qui l'amusent par ce doux après-midi
passé gaîment en confiance avec moi, qui ne suis pas
encore assombri de vieillesse, lui demeureront à
jamais aimables et fécondes et, quand je ne respire-
rai plus, mes meilleures émotions, que je place dans
un être tout perméable, seront devenues son âme.
Doucement j'ébranle le vieil âge accumulé dans ce
petit garçon. Je me confonds dans une vie toute neuve
et dans un vieil héritage. Je me glisse avec mes bou-
quets, souvenir de ma brève saison, dans la barque
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 339
de l'immortalité en même temps que je m'assure
d'occuper le cœur de mon cœur.
Nous avons noté, au début de cette étude, les
différences psychologiques qui séparent nos poè-
tes contemporains des romantiques. Il n'en est
pas moins vrai que ces derniers demeurent nos
véritables ancêtres en ce qui concerne notre idéal
lyrique actuel, et que le goût de Barrés pour les
paysages mélancoliques, son culte du moi, de la
personnalité, son individualisme, ses élans vers
la douleur et la pitié, sa perpétuelle tension inté-
rieure attestent une étroite parenté avec les réno-
vateurs de la poésie au xix* siècle. Même en Grèce,
Barrés a le rare courage de ne pas renier les
glorieux éducateurs de sa sensibilité.
Je reconnais les Grecs pour nos maîtres. Cepen-
dant il faut qu'ils m'accordent l'usage du trésor de
mes sentiments. Avec tous mes pères romantiques je
ne demande qu'à descendre des forêts barbares et
qu'à rallier la route royale, mais il faut que les clas-
siques à qui nous faisons soumission nous accordent
les honneurs de la guerre, et qu'en nous enrôlant
340 l'attitude du lyrisme contemporain-
sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos
riches bagages et nos bannières assez glorieuses.
Et pourquoi rougirions-nous de nos origines
littéraires, alors qu'en acceptant l'héritage roman-
tique nous avons su faire fructifier les bonnes
valeurs trouvées en portefeuille et liquider les
mauvaises ? Le romantisme nous apportait, parmi
un fatras d'idées enfantines, de sérieuses aspira-
tions lyriques. Restait à orner avec goût la mai-
son construite un peu vite, et surtout à en conso-
lider les bases. L'œuvre des lyriques contemporains
consiste, sans rien gaspiller des trésors accumu-
lés par les ancêtres, à discipliner l'imagination,
à ordonner la sensibilité, à la pousser vers des
objets parfaits, à rentrer dans la tradition fran-
çaise, à réconcilier le sentiment et la raison sui-
vant le sens et la constitution de notre génie lit-
téraire national, en donnant à la sensibilité son
maximum d'intensité, mais en faisant de celle-ci
le prolongement d'une intelligence clairvoyante
et sûre.
L'œuvre de Barrés, comme l'œuvre des symbo-
listes, — a-t-on assez noté ce rapprochement? —
réconcilie des méthodes et des modes lyriques
ennemis. Magnifique et discipline, dit avec sens
M. Brémond, sont les deux mots qu'on retrouve
le plus souvent chez l'auteur de l'Appelait Sol-
dat. On pensa trop aisément en 1830 que l'ordre
MAURICE BARRÉS PROFESSEUR DE LYRISME 341
classique et la discipline intellectuelle entravent
la spontanéité. On oubliait que l'ordre consiste à
accepter avec joie ses limites nécessaires et à trou-
ver dans cette nécessité de nouvelles raisons de
s'exalter. « Ce que j'appelle Lorraine, ce que je
décris sous le nom de Lorraine, n'est peut-être
qu'un sentiment très vif de mes limites. »
Il ne sert de rien de vivre dans l'absolu et de
rêver l'existence future d'humanités bienheureuses .
Mieux vaut comprendre jusqu'à la plénitude les
bornes qui fixent la vie quotidienne et admirer jus-
qu'à s'en réjouir l'étendue finie de notre sage do-
maine. Il y a du lyrisme, et grandiose, dans cette
lucide acceptation. C'est cette attitude de joyeuse
résignation qu'on nomme gœthisme.
Le mot discipline, à le bien entendre, est donc
le terme final de toute création poétique. Disci-
pline d'abord pour s'exalter et scruter son moi ;
discipline ensuite pour saisir ses réalités, s'en
repaître et les chanter. De cette notion de l'or-
dre est né notre idêo-rêalismc contemporain qui
synthétise dans une fusion supérieure et très
puissante l'idéal romantique et l'idéal classique.
Cet idéo-réalisme, pratiqué plus ou moins cons-
ciemment par nos poètes symbolistes, pourrait se
formuler ainsi : Porter l'univers en soi (idéa-
lisme) et soi-même s'enfermer volontairement dans
une petite patrie (tradition et réalisme).
'M'2 l'attitudi: du lyrisme contemporain
Telle est, en dernier ressort, et après tant
d'autres assez belles que nous venons de passer
en revue, la raison qui nous permet de voir en
Maurice Barrés un professeur de lyrisme non mé-
diocre.
ANDRE GIDE
AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME
Introduction,
I. — L'influence protestante dans l'œuvre d'André
Gide. Qu'il faut étroitement la circonscrire.
II. — L'ironie, son emploi bien moderne dans des
œuvres de haut lyrisme. — Gomment elle se môle à
l'intuition créatrice, non pour la tuer, mais afin de
l'intensifier.
III. — Les trois temps de la pensée de Gide. — Que le
second temps est le plus important et, qu'à y regar-
der de près, notre auteur ne fait que chanter l'action
et la joie. L'inquiétude et le désir, synonymes de
plus d'être.
IV. — Gide professeur d'enthousiasme. Comme quoi
il nous fournit une pédagogie du lyrisme par sa mé-
thode d'exalter les sens, l'intelligence et la volonté.
— Que tout est en fonction des sens, chez lui, et que,
partant, sa philosophie de la vie est basée sur des
préceptes de lyrisme.
V. — Gide individualiste : son désir d'être perpétuel-
lement autre et de vivre dans une continuelle inquié-
tude. La haine de la satiété. Le surhomme.
VI. — Comparaison obligatoire avec la méthode de
Barrés.
344 l'attitude du lybismh contemporain
VII. — Toute la complexité mentale de Gide résumée
et dramatisée dans le mythe de Y Enfant prodigue.
Conclusion,
Certes le succès de la Porte étroite est bien fait
pour nous réjouir. Je voudrais qu'il eût pour résul-
tat de pousser à mieux approfondir l'œuvre d'An-
dré Gide. Beaucoup ont crié, et avec raison, au
chef-d'œuvre ; mais, si j'ose le dire, cet éloge
dans leur bouche me navre, car il semble faire
fi des œuvres antérieures de Fauteur de Paludes.
En vérité fallait-il attendre ce temps pour voir
en Gide un profond penseur et un écrivain de
race! Qu'on m'entende bien, cette découverte et
ces louanges tard venues ne vont pas sans quelque
amertume. J'aimerais qu'on enregistrât avec plus
de modestie le triomphe de la Porte étroitey car
à travers ces clameurs je distingue un fâcheux
dédain pour quinze volumes tous intéressants et
d'aucuns hors de pair.
» Aussi bien il y a public et public. Dans la pré-
face de YImmoraliste je lis : « Mais l'intérêt réel
d'une œuvre et celui que le public d'un jour y
porte, ce sont deux choses très différentes. On peut
sans trop de fatuité, je crois, préférer risquer de
n'intéresser point le premier jour, avec des cho-
ses intéressantes, que passionner sans lendemain
un public friand de fadaises. »De crainte de «pas-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 315
sionner sans lendemain » Gide a cherché la pure
lumière intérieure, seule accessible aux gens de
foi et aux âmes de bonne volonté, et non l'éclat
factice et tôt disparu de quelques fusées folles
comme on en lance dans le Promet hée mal en-
chaîné pour amuser la foule.
Plus un auteur accuse de richesses latentes,
moins il a chance d'être compris et goûté. On se
plaît aux œuvres légères qu'il est facile d'épuiser
d'un trait ; mais combien peu s'attardent ayant
vidé le contenu d'une amphore, à contempler le
travail des parois tourmentées. Beaucoup suivent
les grandes routes bien tracées, plantées d'arbres
géométriques ; quelques-uns mettent leur joie à
se tailler un sentier dans la brousse ; l'ombre ma-
jestueuse des forêts vierges et leur exubérante
complexité les tente ; ils y endurcissent leurs
efforts, y palpent mieux leur vigueur. On revient
de ces explorations l'âme plus fière, pour avoir
pénétré jusqu'aux plus secrets enthousiasmes de
la vie.
L'œuvre de Gide est extrêmement féconde, ori-
ginale, représentative. Sa vision pittoresque et
idéaliste embrasse aussi bien les objets que les
idées; j'entends qu'à la fois sensuel et intellec-
tuel l'auteur de Saïtl sait exalter ses sens et les
promener à travers le monde avec le même trans-
316 l'attitude du lyrisme contemporain
port dont il accueille les plus hauts problèmes de
l'esprit. Sa curiosité est complète qui empêche
de le classer dans telle ou telle famille d'artistes.
Avec Vielé-Griffîn et Claudel Gide apparaît
l'écrivain le plus neuf, le plus personnel de notre
temps. Il naquit de la race des précurseurs, de
ceux qui créent une mentalité collective et dont
plusieurs générations ressentent les vibrations.
Par là enfin Fœuvre de Gide est représentative,
au même titre que celle d'un Barrés. Plus que
d'aucune autre on peut dire qu'elle éveille et aussi
qu'elle manifeste.
Vous connaissez l'homme : sa probité intellec-
tuelle, son dédain des bruits du boulevard, son
honnêteté scrupuleuse qui a fait de lui l'écrivain
le plus libre de notre temps, sa politesse raffinée
derrière quoi il s'abrite pour cacher un caractère
fier et sauvegarder une indépendance jalouse.
Après d'autres1 je veux relire son œuvre, la plume
à la main, et marquer la place à laquelle Gide a
droit dans le stade du lyrisme contemporain.
1. Parmi les meilleures études parues sur l'œuvre d'André
Gide il faut citer celles de Francis de Miomandrc, de Dumont
Wildcn et d'Edmund Gosse.
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 347
Il faut tout de suite prendre le taureau par les
cornes, pour l'écarter de notre chemin. En l'es-
pèce ce taureau c'est l'influence protestante.
Existe-t-elle vraiment chez Gide et pèse-t-elle
sur son esprit, comme beaucoup Font affirmé avec
insistance? J'en doute, et m'étonne qu'on ait dé-
couvert en cet auteur une mentalité de luthérien
ou de calviniste.
Au risque de n'être pas suivi je déclare qu'au
sortir d'une étude attentive de l'œuvre de Gide,
rien ne m'autorise à conclure comme la plupart
des critiques sur ce point. Aurais-je mal lu? J'ai
pourtant quelques preuves à alléguer.
La première est a priori. Qui dit protestantisme
en effet dit négation même de l'art. La religion
réformée n'a jamais pu insuffler le moindre ly-
risme, créer la plus mince parcelle de beauté
vivante. Toute l'histoire de l'art en témoigne. Les
mentalités juive, indoue, chinoise, musulmane,
catholique ont fourni de magnifiques représenta-
tions plastiques ; l'esprit protestant, par contre,
est le symbole mémo de l'impuissance. Nul ne
contredira ce point. Dès lors que nous accordons
3-48 l'attitude du lyrisme contemporain
à Gide le titre d'artiste, nous refusons, par le fait,
de l'appeler protestant.
Laissons cet argument trop facile. Est-ce par
sa liberté d'esprit, son individualisme que l'au-
teur de Paludes donne prise à cette accusation
que je tiens pour grave ? Tous les esprits libres
appartiendraient-ils donc au protestantisme, et
l'individualisme serait-il la marque propre, j'en-
tends spécifique des calvinistes ? Mais au con-
traire le formalisme qui est bien cette fois un des
caractères « dominateurs » de la mentalité pro-
testante n'apparalt-il pas la plus sûre entrave à
la liberté de pensée. Secouer une tradition pour
construire des schèmes, il se pourrait que ce soit
bien là le protestantisme, et c'est tout ce qu'a
voulu Kant qui n'est parvenu qu'à enserrer l'in-
telligence humaine dans de hautes et étroites
murailles sans horizon1.
Or Gide a horreur de l'abstrait, c'est-à-dire du
pensé qui ne serait pas aussi du senti et du vécu,.
Il ne cherche pas à raréfier sa conscience, mais à
l'élargir jusqu'au plus humain, jusqu'au concret
absolu, alors qu'un vrai protestant entend d'abord
se rétrécir, dépouiller son âme de toutes ses riches
1. Il ne faudrait pas beaucoup pousser Gide dans l'intimité
pour qu'il avoue que précisément les plus sévères critiques de
son œuvre lui ont été présentées par des protestants.
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 349
modalités, dans un désir de perfection, je l'ad-
mets, mais du point de vue de l'homme qu'est-
ce qu'une perfection qui est une fin en soi et qui
n'a pas d'objet? Un pur concept, un flatus vocis,
un « être de raison ».
Je sais bien qu'il y a Alissa. C'est là en effet la
seule physionomie protestante dans Fœuvre de
Gide. Elle est la digne sœur de Kant cette déli-
cate vierge qui place son effort dans le renonce-
ment, qui y donne sa joie et qui s'accuse même
de trouver du bonheur dans son sacrifice sans
but. Le philosophe de Kœnigsberg n'a pas trouvé
de plus fidèle illustration de son impératif caté-
gorique '. Nous avons peine, et justement, à nous
imaginer un devoir sans utilité, une loi dépouil-
lée d'intérêt. Les actes les plus sublimes sont
toujours dictés par l'intérêt : intérêt supérieur,
je le veux, comme l'amour de la patrie, du pro-
chain, de Dieu, intérêt cependant. L'ivrogne ne
renonce à boire qu'en vue de sa santé, il substi-
tue à un plaisir immédiat un intérêt plus dura-
ble. Le chrétien sacrifie la joie terrestre à un
bonheur éternel. Et l'acte d'amour parfait, comme
1. Schiller a bien vu le point faible de la Critique de la rai-
son pratique. Il a raillé aimablement ce rigorisme dans une
épigrammo célèbre : « Je rends volontiers servico à mes amis*
Hélas ! Jo le fais avec plaisir, et je suis ainsi rongé par l'idée
que je ne suis pas vertueux. >
20
350 l'attitude du lyrisme contemporain
on l'appelle en théologie, objectera-t-on?Cet acte,
répondrons-nous, ne s'adresse pas à un être abs-
trait, mais à l'être le plus concret, le plus vi-
vant par excellence, Dieu. En ce sens Alissa n'est
pas chrétienne : son dévouement n'a d'autre fin
que lui-même, elle se perfectionne pour rien. Le
catholique c'est Jérôme.
Accordons donc en partie la Porte étroite au
protestantisme, ainsi que deux ou trois pages très
dangereuses de Prétextes, écrites à propos de
Nietzsche. Accordons cela mais pas plus, car je
me doute d'où vient la confusion. Beaucoup ont
voulu voir dans Y inquiétude de Gide un indice
en faveur du protestantisme. A ce compte tous les
artistes, tous les poètes, tous les amoureux d'idéal
seraient protestants. Chercher ou désirer c'est
être inquiet. L'inquiétude est le ferment du pro-
grès et je ne comprends pas le lyrisme sans mou-
vement, sans tendance vers, sans curiosité, sans
aspiration. Je trouve dans l'étymologie même du
mot in quies le symbole de toute activité.
Nous verrons comment l'art de Gide, toute son
exaltation intérieure procède de cette féconde in-
quiétude qui n'est autre que le désir toujours inas-
souvi de comprendre plus et de sentir davantage.
Vous connaissez cette phrase du Jardin d'Epicure
d'Anatole France : « Une chose surtout donne de
l'attrait à la pensée des hommes ; c'est l'inquié-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 351
tude. Un esprit qui n'est point anxieux m'irrite
et m'ennuie. » Goethe, de son côté, dans un pas-
sage célébré de son second Faust, fait dire au
docteur : « Va je ne cherche pas mon salut dans
la torpeur ! Le frémissement est la meilleure part
de l'homme. Si cher que le monde lui vende le
droit de sentir il a besoin de s'émouvoir et de sen-
tir profondément l'immensité . » Voilà tout Gide.
Retenons pour l'instant que le protestantisme
n'a fait qu'effleurer cette intelligence d'élite sans
brûler sa fleur, ni dessécher son suc. Gide sem-
ble faire signe aux protestants, aux jansénistes
plutôt, encore que dans la pratique ces doctrines
s'équivalent. Mais, ce qu'il accorde d'une main,
il le reprend vivement de l'autre, et alors nous
le voyons exalter la joie et les sens avec quelle
intensité !
II
Une chose frappe chez Gide comme chez Bar-
rés à qui j'aime à le comparer pour mieux l'op-
poser : une tendance marquée à l'ironie. Celle-ci
se mêle à son œuvre, en fait partie intégrante \
1, Les Poésies d'André Waller, Paludes, le Prométhéc mal
enchaîné sont entièrement conçus selon cotte formule.
352 l'attitude du lyrisme contemporain
Voilà un son bien nouveau. Certes l'ironie a été
maniée en tout temps, mais jusqu'à l'époque con-
temporaine elle était traitée à part, comme un
genre ou une figure de rhétorique qui ne trouvait
sa place dans une œuvre sérieuse, émue, poéti-
que, vibrante. Que Fironie et l'enthousiasme coha-
bitent, ce mariage très moderne ne nous choque
pas ; bien mieux ce couple nous enchante. L'iro-
nie dénote un sens critique aigu et qu'elle se mêle
au souffle créateur, à l'intuition lyrique, voilà le
miracle, car ceci devrait tuer cela. Cette double
et contradictoire attitude coexistant dans le même
cerveau est le signe d'une possession de soi que
des siècles de culture, des méthodes scientifiques
longtemps pratiquées et une très sincère, très
riche sensibilité ont seuls rendu possible. « Le
Paradis, disait Barrés, c'est d'être clairvoyant et
fiévreux ». Excellente disposition d'esprit qui dé-
voile tout un pan de la tendance contemporaine.
Gide a une phrase significative dans ses Cahiers :
« Intensifier la vie et garder l'âme vigilante. >
Dans ses livres les plus graves, les plus dou-
loureux, les plus créateurs l'auteur de Paludes a
semé à pleines mains l'ironie. Au milieu d'un dé-
veloppement ardu ou subtil il s'interrompt pour
nous piquer d'un fin aiguillon. Il n'y a là aucun
mauvais goût, mais la joie plutôt de se sentir au-
dessus de son travail, de tâter sa belle santé et de
ANDRE GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 353
ne pouvoir se défendre de montrer sa force. Car
ici l'ironie n'est nullement l'indice de faiblesse
ni d'une intelligence de bossu qui se venge. Elle
aide plus sûrement à la suggestion qu'un long
commentaire, elle va plus loin que tout, elle per-
met à un esprit critique et inquiet comme celui
d'un Gide, d'un Tinan, d'un Laforgue, qui furent
aussi de grands lyriques, de s'ouvrir plus complè-
tement, ainsi qu'un miroir à plusieurs faces, et de
refléter toute la complexité d'un problème humain.
L'éloquence continue, ennuie, le lyrisme trop sou-
tenu fatigue ; l'ironie s'y mêle non pour arrêter
l'élan de l'enthousiasme, mais bien au contraire
pour l'activer, pour saler la blessure du cœur.
C'est un piment qui enflamme et donne de l'appé-
tit.
III
André Gide est un philosophe profond, partant
un penseur que les problèmes moraux intéressent
au premier chef. Ne cherchant ici qu'à démêler
les tendances lyriques contemporaines, je n'étu-
dierai sa philosophie qu'en tant que celle-ci donne
prise à l'exaltation poétique et propose une mé-
thode d'enthousiasme. C'est pourquoi je laisserai
dans l'ombre certains livres comme Saut, le Roi
20.
354 l'attitude nu lyrisme contemporain
Candaule, le Prométhée mal enchaîne pour met-
tre en lumière celles des œuvres de Gide qui dé-
gagent le plus de musique intérieure. De ce point
de vue la pensée de Fauteur des Nourritures ter-
restres peut se décomposer comme il suit.
Premier Temps. — L'observation de la réalité,
au terme de laquelle une première conclusion
s'impose : Nous sommes terriblement enfermés.
Les livres de jeunesse de Gide traitent tous plus
ou moins des exigences de la vie qui nous condi-
tionne et qui pèse sur nous comme un invinci-
ble fardeau. De quelque côté qu'on se tourne, des
murs nous environnent ; impossible de fuir ici ou
là ; mille liens secrets nous attachent à des be-
sognes médiocres. C'est le mot de Laforgue avec
qui André Gide a tant d'affinités : « Oh 1 que la
vie est quotidienne ! »
Cette impression d'étouffement, de monotonie,
comme Gide a su la rendre I Avec quel dégoût il
nous parle de ces actions étroites, de ces gestes
sans héroïsme en perpétuel recommencement !
Que dis-je, avec dégoût ? Gide met une furieuse
fièvre dans ses plaintes ; une poignante émotion
nous saisit à la lecture de Paludes et voici un
morceau de cette sombre éloquence :
Que de fois, que de fois j'ai fait ce geste, comme
en un cauchemar affreux où j'imaginais le ciel de
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 355
mon lit détaché, tomber, m'envelopper, peser sur ma
poitrine, — et presque debout, lorsque je me réveil-
lais — pour repousser de moi, à bras tendus, quel-
ques parois invisibles — ce geste d'écarter quelqu'un
dont je sentais trop près de moi l'impure haleine —
de retenir à bras tendus des murs qui toujours se
rapprochent, ou dont la pesante fragilité branle et
chancelle au-dessus de nos têtes ; ce geste aussi, de
rejeter des vêtements trop lourds, des manteaux, de
dessus nos épaules. Que de fois, cherchant un peu
d'air, suffocant, j'ai connu le geste d'ouvrir des fe-
nêtres — et je me suis arrêté, sans espoir, parce
qu'une fois, les ayant ouvertes...
— Vous avez pris froid, dit Angèle.
... Parce qu'une fois, les ayant ouvertes, j'ai vu
qu'elles donnaient sur des cours — ou sur d'autres
salles voûtées — sur des cours misérables, sans so-
leil et sans air — et qu'alors, voyant cela, par dé-
tresse je criai de toutes mes forces : Seigneur! Sei-
gneur 1 nous sommes terriblement enfermés 1 — et
que ma voix me revint tout entière de la voûte. —
Angèle ! Angèle ! que ferons-nous à présent ? Ten-
terons-nous encore de soulever ces oppressants suai-
res — ou nous accoutumerons-nous à ne plus respi-
rer qu'à peine — et prolonger ainsi notre vie dans
cette tombe?
Paludes est l'histoire d'un marais, celui dans
lequel nous croupissons. Il est habité par Tityre
symbolede l'homme normal,* celui sur qui com-
356 l'attitude du lyrisme contemporain
mence chacun». Virgile nous dit Tityre recubans.
Paludes, c'est l'histoire de l'homme couché. C'est
aussi l'histoire des animaux vivant dans les ca-
vernes ténébreuses et qui perdent la vue à force
de ne pas s'en servir. Gide vise tous les médio-
cres, heureux de leur sort et qui ne tentent rien
pour s'évader de leurs petites habitudes. « Je me
plains, dit son héros, de ce que personne ne se
plaigne. L'acceptation du mal l'aggrave, — cela
devient du vice, messieurs, puisque l'on finit par
s'y plaire. » Le passé pèse terriblement sur nos
faibles existences. Nous ne pouvons plus rien faire
de spontané, nous nous répétons éternellement.
Voilà le triste, voilà le désespérant. Le héros de
Paludes et son amie Angèle prennent enfin la ré-
solution de faire un grand voyage. Avec quelle
ardeur ils bouclent leurs malles et entassent dans
leur sac quatre pains fourrés, des œufs, du cer-
velas, de la longe de veau ! Hélas ! ils ne dépas-
sent pas Montmorency et reviennent dare dare
de crainte de manquer l'heure du Culte.
Dans Paludes, comme dans le Prométhée, l'iro-
nie de Gide se donne libre carrière. L'auteur a
voulu nous rendre son héros méprisable à force
de résignation et d'aboulie. Mais sa peinture dé-
passe le cas particulier, elle exprime les traits
les plus misérables de notre pauvre humanité.
Les Poésies d'André Wafter puisent leur inspira-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 357
tion et leur mélancolie à la même source philo-
sophique.
Un ciel gris; de la vase verte,
Et de l'herbe vert-de-grisée ;
Des brebis, qui paissent, désertes,
Sur les flots de l'eau irisée.
Un soleil qui se décolore
Au ras de l'horizon flétri,
Et notre tristesse s'éplore
En des ligues qu'elle n'a pas apprises.
L'eau somnolente qui s'égoutte,
S'écoute couler. Un mouton
Qui sans lever la tête broute
Entre les bancs de vase verte...
Deuxième temps. — Ennui, vanité, monotonie,
impossibilité de s'évader des cercles d'influences
ancestraies, voilà de quoi est faite la vie. Pour-
tant tous les êtres ne se résignent pas comme
Titt/re. Beaucoup se révoltent, éprouvent la né-
cessité de franchir les remparts, d'abattre les
cloisons. Le « désir de sortir > n'est pas moins
répandu que la timide acceptation. Nous naissons,
la plupart, avec le sens do la rébellion, c'est-à-
dire avec la soif de l'idéal, l'aspiration, l'amour
358 l'attitude du lyiusmb contemporain
de l'imprévu. Ici éclate le vrai, le grand lyrisme
de Gide. De cela surtout nous le devons remer-
cier, de nous avoir donné le goût des espaces, la
joie des pays neufs, l'ardeur de la conquête sur
nous-mêmes. L'homme est fait pour se surmonter,
déclare Nietzsche, et chacun doit tendre au sur-
homme. « Toute la vie est dans l'essor », s'écrie
Verhaeren, et Gide apporte son ardeur individua-
liste à faire lever en nous le beau, le superbe
désir à9 être intensément, de nous élever toujours
plus haut jusqu'au plus fougueux rayonnement
de toute vie.
Cette exaltation de l'individu et de ses puissan-
ces est une des plus certaines caractéristiques de
notre temps. J'eus déjà l'occasion de le constater
et bien d'autres avant moi. Les artistes contempo-
rains, écrit Mithouard, « ne se satisfont jamais
définitivement d'aucune harmonie, à cause du
sentiment qu'ils ont de tout ce qu'elle rejette
lorsqu'elle se limite ». Belle expression d'un état
d'âme collectif emporté par un enthousiasme
dévorant. La page d'où j'extrais cette citation
est trop belle pour ne pas céder une fois de plus
au plaisir de la transcrire tout entière.
Tout ! Les grandes forêts des hêtres, les Méditer-
ranées lumineuses, les neiges alpestres et les plaines
de France 1 L'astuce des Asiatiques et la naïveté des
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 359
Celtes 1 Tout ! La froideur des pierreries, la senteur
estivale des genêts ensoleillés, l'eau brune des pays
morvandiaux, la fraîcheur des grottes et la tiédeur
des vergers 1 Tout 1 La brume des philosophies alle-
mandes, l'alticisme de Lysias, les tabagies de Franz
Hais, l'invisible invention des planètes, la fumée si
folle des usines, et la clarté d'un verre d'eau, tout
enfièvre la brûlure de ses curiosités. Comment admi-
rer de gaîté de cœur la Belle Ferronnière tant que
subsiste ailleurs la Kermesse ? Ce sont des centaines
de bras qu'il tend vers toutes choses, c'est d'un mil-
lier de mains qu'il souhaite les palper. Et si vous
tiriez au clair les derniers sentiments qui se cachent
en lui, vous trouveriez qu'il n'est pas un seul homme
qui ne soit infiniment inconsolable à la pensée qu'il
y ait quelque part, dans le pays le plus reculé de
l'univers, une petite source où il n'ait pas encore bu ! !
Cette faculté d'expansion qui est en nous, Gide
a su la nourrir, l'élever, la fortifier par toutes les
suggestions désirables. Le Voyage d'IJrien et les
Nourritures terrestres ne sont que do perpétuels
départs, des élans successifs vers ailleurs, vers
tout ce qui est autre et mieux que l'instant pré-
sent. « La perception, est-il dit dans Paludes,
commence au changement de sensation; d'où la
nécessité du voyage. » C'est le principe môme do
1. Adrien Milhouard. Le Tourment de l'Unilé. Mercure de
France, Paris, t901, p. 68 et 6'.».
360 l'attitude du lyrisme contemporain
tout essor, que la philosophie traduit par cette
formule : « La conscience est le sentiment d'une
différence. » Changer pour mieux prendre cons-
cience de soi, voilà ce qui importe. Le lieu d'ar-
rivée est indifférent, l'essentiel est de partir. « Où?
je ne sais pas... mais, cher ami, vous comprenez
que si je savais où je vais, et pour qu'y faire, je
ne sortirais pas de ma peine. Je pars simplement
pour partir ; la surprise même est mon but —
l'imprévu— comprenez- vous? — l'imprévu 1 » Ah !
toute l'emprise des pays neufs, des choses invues,
des paysages non encore contemplés, des oiseaux
étranges, des odeurs nouvelles, des mets goûtés
avec curiosité!
Aurores I surprises des mers, lumières orientales,
dont le rêve ou le souvenir, la nuit, hantait d'un désir
de voyage notre fastidieuse étude, — désirs de brises
et de musiques, qui dirait ma joie lorsque enfin, après
avoir marché longtemps comme en songe dans cette
tragique vallée, les hautes roches s'étant ouvertes,
une mer azurée s'est montrée.
Tel est le magnifique début du Voijagc d'Urien.
Et toutes les Nourritures terrestres clament cette
joie de lumière, ce perpétuel accroissement de
notre être que Gide déifie selon un panthéisme
cher aux grands lyriques.
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 361
Troisième Temps. — L'action manquée, l'élan
qui tombe. Après la griserie du désir et de fou-
gueux efforts pour sortir de soi, pour devenir autre'
et vivre une vie d'allégresse, on comprend la
vanité de son effort, l'exiguïté de ses rêves. Et
Ton revient à son point de départ.
Chaque livre de Gide se termine par une cruelle
expérience, un rude désenchantement. Dans Pa-
ludes Angèle et son ami, désireux de secouer leur
monotone médiocrité, partent en voyage, mais
ils ne dépassent pas la banlieue et reviennent plus
mornes que jamais. Leur effort a piteusement
avorté. « Voici que le tranquille passé en nous
comme un regret remonte ». s'écrient les superbes
Argonautes du Voi/age d'Urien, Au terme de la
route, l'éternel « à quoi bon » apparaît. Etait-ce
bien la peine de quitter les algèbres, les théodi-
cées, de chères études pour autre chose, pour une
illusoire conquête? « Voici que notre vaisseau
s'en va s'enliser dans la vase. Ah ! vraiment notre
histoire est mal, est bien mal, bien mal compo-
sée. »
L'Enfant prodigue après une folle équipée, dé-
cidé à rompre avec un passé oppresseur, retourne
à la maison paternelle. « L'enfant s'avoue qu'il
n'a pas trouvé le bonheur ni même su prolonger
bien longtemps cette ivresse qu'à défaut de
bonheur il cherchait. »
•2 1
362 l'attitude du lyrisme contemporain
Les derniers vers des Poésies d'André Walter
respirent le même découragement :
Je crois que ce que nous avions de mieux à faire
Ce serait de tâcher de nous endormir.
Le sacrifice d'Alissa dans la Porte étroite sem-
ble inutile. La délicieuse jeune fille s'est immo-
lée pour rien. L' immoraliste, parvenu à la joie
et à la possession de ses transports, se prend à
douter devant la mort de sa femme. « Savoir se
libérer n'est rien ; l'ardu c'est savoir être libre. >
Michel n'est parvenu à « se surmonter » que pour
mieux comprendre, semble-t-il, ses'limites.
Voilà le schème et, si Ton ne connaissait les
subtilités, les détours de la pensée de Gide il
semblerait que cette conclusion soit le dernier
mot de sa philosophie et qu'il faille définitivement
accepter la doctrine des pessimistes.
Il n'en est rien. La théorie de Schopenhauer
roule autour de ce syllogisme : vivre c'est agir,
or tout effort est pénible, donc la vie est mau-
vaise. On voit tout de suite le point faible du sys-
tème. Il est faux que tout effort soit pénible. La
joie réside au contraire dans l'action et, sans
nous lancer dans des considérations métaphysi-
ques, retenons seulement que la fin, l'idée prc-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 363
mière et dernière de Gide est d'exalter la puis-
sance, Faction, Feffort. « Au commencement était
Faction », dit Faust, Faction c'est-à-dire l'élan, la
tendance. Peu nous importe que cette action
avorte, soit ou non couronnée de succès, Fessen-
tiel est de commencer toujours des actions nou-
velles. C'est cette exaltation que préconise Fœuvre
de Gide, c'est à cela qu'elle s'attache. Arriver
n'est pas intéressant, déclare-t-il en substance,
mais partir, commencer toujours autre chose et,
quand même le naufrage nous attend, changer de
vaisseau, pointer sur une nouvelle direction et
voguer encore. Se donner des raisons de repar-
tir, voilà l'essentiel.
On aurait donc tort de ranger Gide parmi les
pessimistes; Faction n'est jamais manquée puis-
qu'on ne recommence rien et qu'on s'oriente tou-
jours vers ailleurs. Disons-le bien haut Gide est
à sa manière un excellent professeur d'énergie,
partant un prêtre du lyrisme. Nous sommes ter-
riblement enfermés, soit, mais toute la raison
d'être de l'homme ne consiste-t-elle pas à « sor-
tir >. L'attitude de notre auteur est celle du marin
qui perpétuellement lève l'ancre. « Que jamais
l'âme ne retombe inactive; il la faut repaître
d'enthousiasme. » L'enfant prodigue revient,
vaincu sens doute, mais son jeune frère s'en va
tenter l'aventure à son tour. « L'âme agissante
M){ L'ATTITUDE DU LYBI8M8 CONTI-MI'DHAIN
voilà le désirable — et qu'elle trouva son bonheur
non point dans le bonheur, mais dans le senti-
ment de son activité violente. »
Qu'est-ce à dire sinon que vivre dans l'exaltation
et la ferveur est l'a et l'co de la philosophie de
Gide. Par là il nous offre les plus violentes et
précieuses suggestions lyriques. « La vie intense,
voilà le superbe ». C'est donc une erreur de dire
qu'il déprime. 11 ne désespère que les faibles, que
C3uxqui attendaient sa clairvoyance pour se don-
ner des raisons de mourir. Marceline de Y Immo-
raliste est de ceux-ci. « Elle, un rien de plaisir la
soûlait ; un peu d'éclat de plus et elle ne le pou-
vait plus supporter. Ce qu'elle appelait le bonheur,
c'est ce que j'appelais le repos, et moi je ne vou-
lais ni ne pouvais me reposer. » La même Marce-
line a trouvé le mot juste :
— Je vois bien, me dit-elle un jour, — je com-
prends bien votre doctrine — car c'est une doctrine
à présent. Elle est belle, peut-être — puis elle ajouta
plus bas, tristement: mais elle supprime les faibles.
— C'est ce quil faut, répondis-je aussitôt malgré
moi.
Michel au contraire a fait de la vie « la palpi-
tante découverte ». C'est un « fort » qui aime
l'action pour l'action, qui sait peut être que tout,
au fond, est bien inutile, mais qui agit pourtant,
ANDRE GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 365
pour se dépenser, pour goûter de multiples sen-
sations, s'enrichir d'une infinité de personnalités,
jouer.
Multiplier les émotions. Ne pas s'enfermer en une
seule vie, en un seul corps ; faire son âme hôtesse
dç plusieurs. Savoir qu'elle frémisse aux émotions
d'autrui comme aux siennes... Que l'admiration la
soulève; plus altière elle sera et plus les vibrations
larges. Les chimères plutôt que les réalités ; les ima-
ginations des poètes font mieux saillir la vérité idéale,
cachée derrière l'apparence des choses.
Le lyrisme comprend deux états, un état du
sujet qui veut atteindre à l'acte, à la réalisation ;
et cette réalisation même en perpétuel progrès.
L'état du sujet se nomme l'inquiétude ; les mys-
tiques allemands ont un nom pour qualifier cette
aspiration vague, ce « désir de sortir » : ils l'appel-
lent sehnsucht. La réalisation de cet état est un
accroissement (l'être, mais non un repos, car sitôt
que notre âme s'est enrichie de quelque nouvelle
acquisition sentimentale nous éprouvons le besoin
de n'en pas rester là et d'accroître notre trésor.
Désir ! je t'ai traîné sur les roules ; je t'ai désolé
dans les champs: je l'ai soûlé dans les grand villes;
je t'ai soûlé sans te désaltérer; — je t'ai baigné dans
les nuits pleines de lune ; je t'ai promené partout ;
366 i/ ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
— je t'ai bercé sur les vagues ; j'ai voulu t'endormir
sur les flots Désir! Désir! que te ferai-je ? que
veux tu donc? — Est-ce que tu ne te lasseras pas?
Et Féquilibre, et la paix, objectera-t-on? Gide
répondra avec Alissa : « On peut toujours conce-
voir un meilleur. C'est ce meilleur qui seul im-
porte » ; et par une contradiction philosophique
assez hardie, Gide se représente le Paradis non
comme un sommet derrière lequel il n'y aurait
qu'abîme, mais comme une succession perpétuelle
de sommets toujours plus élevés, si bien qu'après
en avoir gravi un il faut en gravir un autre. Pas
d'absolu fixe, mais une continuité d'ascensions,
un éternel progrès. Même dans le paradis Gide
introduit l'inquiétude bienheureuse et des acqui-
sitions sans limite. Cet infini indéfini, répétons-le,
est contradictoire, mais de quel éternel élan lyri-
que il est le fruit jamais mur et pourtant en voie
constante de perfection !
Gide a souvent parlé de Nietzsche, parce qu'il
retrouve précisément en l'auteur de Zarathoustra
cet esprit inquiet, avide d'enthousiasme. Peu lui
importe que Nietzsche démolisse et sape, « ce
n'est point en découragé, c'est en féroce ; c'est no-
blement, glorieusement, surhumainement comme
un conquérant neuf violente des choses vieillies.
La ferveur qu'il y met, il la redonne à d'autres
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 367
pour construire. L'horreur du repos, du confort,
de tout ce qui propose à la vie une diminution,
un engourdissement, un sommeil, c'est là ce qui
lui fait crever murailles et voûtes. >
Le Prométhée mal enchaîné illustre cette exal-
tation.
Je n'aime pas les hommes, s'écrie le héros du
livre, j'aime ce qui les dévore. » Chacun de nous
nourrit un aigle en son sein, magnifique symbole
du désir. Chez beaucoup le désir est terne et sans
grandeur, aussi la plupart du temps l'aigle essen-
tiel n'est-il qu'un vautour au plumage pelé.
Plus d'être ! plus d'être ! comme Goethe l'en-
tend dans son mehr Licht, telle est la devise d'une
vie pathétique. Que Philoctète abandonné dans
son île se laisse voler son arc par l'astucieux
Ulysse, que Gandaule tente une dangereuse expé-
rience, c'est toujours en vue d'une libération, d'un
accroissement de vie, d'une plus totale richesse
de puissances.
Et Alissa ? Que préfère-t-elle au bonheur? La
sainteté ; entendons un autre bonheur plus par-
fait, un sur bonheur. L'amour de Gérome ne la
saurait satisfaire entièrement, puisqu'elle devine
par delà un plaisir autrement intense : le sacri-
fice. Et pourquoi ce sacrifice, sinon pour trou-
ver Dieu, c'est-à-dire l'absolu réalisé ? Dans la
Tentative amoureuse nous lisons :
36S l'attitude du lyrisme CONTEMPORAIN
_
Aucunes choses ne méritent de détourner notre
route : embrassons-les toutes en passant ; mais no-
tre but est plus loin qu'elles... Il n'y a pas des buts ;
les choses ne sont pas des buis ou des obstacles... No-
tre but unique c'est Dieu ; nous ne le perdrons pas
de vue, car on le voit à travers chaque chose.
« Où que tu ailles tu ne peux rencontrer que
Dieu, écrit Gide dans les Naicrritures. Dieu, disait
Ménalque, c'est ce qui est devant nous. »
Cette exaltation panthéistique est une des plus
sures acquisitions de notre lyrisme contemporain.
IV
Gomment s'exalter ? Quelle méthode employer
pour déchaîner en nous l'aspiration lyrique ?
De l'œuvre de Gide, on peut, semble-t-il, ex-
traire une discipline, une pédagogie de l'enthou-
siasme qui s'occupe tour à tour de nos sens, de
notre intelligence et de notre volonté.
"L'éducation des sens, voilà ce dont se préoccupe
d'abord et surtout notre auteur. Apprendre à sen-
tir, à se laisser impressionner par le spectacle
extérieur, tout est là, et je ne connais pas de plus
puissant manuel de sensualisme que les Nourritu-
res terrestres. Le titre seul déjà indique le sujet.
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 369
Je voudrais voir ce livre entre les mains de cha-
que artiste décidé à donner à sa conscience la
plus grande somme de perceptions.
Dans ce livre où se trouvent rassemblées pêle-
mêle les notations dont quelques-unes seront uti-
lisées et ordonnées dans Y Immoraliste, Gide se
montre à nous comme un modèle, j'allais dire
comme un médium extraordinaire de réceptivité.
11 n'est pas un objet contemplé qui ne caresse ce
tempérament habile à enregistrer tous les sons
de la nature, qui ne se prolonge en cette cons-
cience à vif. Cet état psychologique aigu ne sau-
rait se comparer qu'à celui d'un homme écorché
que le plus petit souffle de l'atmosphère fait tres-
saillir, comme un doigt promené sur une plaie.
L'auteur s'adresse à un disciple imaginaire, à
Nathanaël, sorte de dédoublement de sa propre
personne en qui il projette par suggestion tous
ses transports, tout ce qu'il voudrait être. Il lui
enseignera la ferveur, l'amour, l'inquiétude, le
désir, le pathétique. Une phrase hardie résume
ce bréviaire d'émotions :
Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que
la tranquillité. Je ne souhaite pas d'autre repos que
celui du sommeil de la mort. J'ai peur que tout dé-
sir, toute puissance que je n'aurai pas satisfaits du-
rant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent.
21.
370 l'attitude nu lyrisme contemporain
J'espère après avoir exprimé sur celte terre tout ce
qui attendait en moi, — satisfait, — mourir complè-
tement désespère.
*
Voilà le problème posé, dont la formule der-
nière sera celle-ci : « Assumer le plus possible
d'humanité ». Et voici comment Nathanaul vivra
« dans une presque perpétuelle stupéfaction pas-
sionnée » :
En goûtant à toutes les sources, à tous les fruits,
en humant toutes les voluptés de l'air, en prome-
nant ses pas sur tous les rivages frais et évoca-
teurs, en se projetant dans tous les paysages de
l'univers jusqu'à ce que « l'œil devienne la chose
regardée » ; en sy intériorisant dans les crépuscu-
les d'été, dans la lumière d'Orient, dans les bois
de citronniers de Gitta Vecchia ; en se confiant
à chaque saison ; en devenant simple jusqu'à se
séparer de tout ce qui n'est pas indispensable,
jusqu'à s'émerveiller de la simple vue de sa main
posée sur une table, jusqu'à trouver l'ivresse dans
ce mot nu : être.
Les couleurs, les sons, les odeurs, les mets sa-
vourés, les choses palpées, — tous les sens trou-
vent ici leur plus puissante exaltation, leur tension
totale, donnent leur entier rendement. Au sur-
plus, un livre tel que les Nourritures terrestres
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 371
ne s'analyse guère, mais se vit, et si j'ose dire, se
sent, se hume et se goûte, tant les évocations qui
s'élèvent de ces pages vous suggestionnent. Quel-
ques citations au hasard :
... J'eusse voulu goûter toutes les formes de la
vie ; celles des poissons et des plantes. Sur toutes
joies des sens j'enviais celles du toucher.
... A cet âge, mes pieds nus étaient friands du con-
tact de la terre mouillée, du clapot des flaques, de la
fraîcheur ou de la tiédeur de la boue. — Je sais pour-
quoi j'aimais tant l'eau et surtout les choses mouil-
lés; c'est que l'eau plus que l'air nous donne la sen-
sation immédiatement différente de ses températures
variées. — J'aimais les souffles mouillés de l'autonne. . .
Pluvieuse terre de Normandie !...
... S'il m'arriva souvent de retourner aux mômes
villes, aux mêmes lieux, c'était pour y sentir un chan-
gement de jour ou de saisons, plus sensible en des
lignes connues — et si, lorsque je vivais à Alger, je
passais chaque fin de jour dans le môme petit café
maure, c'était pour percevoir l'imperceptible change-
ment d'un soir à l'autre, de chaque être, pour regar-
der le temps modifier, mais lentement, un môme
tout petit espace.
... L'aigle se grise de son vol. Le rossignol s'eni-
vre des nuits d'été. La plaine tremble de chaleur.
Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une
ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c'est
que tu n'avais pas assez faim.
372 l'attitude du lYhismb contemporain
... Le pain quo je portais avec moi, je le gardais
parfois jusqu'à la demi-défaillance; alors il me sem-
blait sentir moins étrangement la nature et qu'elle
me pénétrait mieux : c'était un afflux du dehors; par
tous mes sens ouverts, j'accueillais sa présence; tout
en moi s'y trouvait convié.
... Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse,
de n'importe quel avenir. Je m'appris, comme des
questions devant les attendantes réponses, à ce que
la soif d'en jouir, née devant chaque volupté, en pré-
cédât aussitôt la jouissance. Mon bonheur venait de
ce que chaque source me révélait une soif, et que,
dans le désert sans eau, où la soif est inépuisable, j'y
préférais encore la ferveur de ma fièvre sous l'exal-
tation du soleil. Il y avait, au soir, des oasis délicieu-
ses, plus fraîches encore d'avoir été souhaitées tout
le jour.
... C'est pendant cet été que j'appris à jouir plus
particulièrement des températures. Les paupières sont
admirablement aptes à cela. Je me souviens d'une
nuit en wagon que je passai devant la fenêtre ou-
verte, uniquement à goûter l'attouchemeDt du souille
plus frais; je fermais les yeux, non pour dormir, mais
pour cela. La chaleur avait été durant tout le jour
étouffante et, ce soir, l'air encore très tiède pourtant
parut frais et comme liquide à mes paupières enflam-
mées.
Arrêtons-nous, car tout le livre y passerait. Il
n'est pas dans l'histoire de la littérature d'exem-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 373
pie de volupté plus ardente. Ce mot de volupté,
Gide voudrait le redire sans cesse et qu'il soit
synonyme de bien- être, voire d'être, simplement.
Et Ton s'étonne que les Nourritures terrestres
n'aient pas eu plus d'influence, et que le petit
groupe des naturistes qui s'en sont inspirés ne
l'aient pas mieux mis en valeur. Seul Francis
Janrnes a chanté la nature avec d'aussi vrais
transports, seul peut-être avec Vielé-Griffin —
bien que ce rapprochement paraisse paradoxal —
Jammes fut de ces âmes dont on nous parle dans
les Nourritures, de ces âmes « jamais insuffisam-
ment dénuées, pour être enfin suffisamment em-
plies d'amour — d'amour, d'attente et d'espé-
rance, qui sont nos seules vraies possessions ».
Des phrases comme celle-ci: « Chaque jour,
d'heure en heure, je ne cherchais plus rien qu'une
pénétration toujours plus simple de la nature »,
ou comme cette autre : « Je voudrais être né dans
un temps où n'avoir à chanter, poète, que sim-
plement en les dénombrant, toutes les choses. Mon
admiration se serait posée successivement sur cha-
cune et sa louange l'eût démontrée ; c'en eût été
la raison suffisante », — de telles phrases, dis-je,
grosses d'une esthétique neuve, auraient dû faire
époque. Hélas I trop pressés dans leur course à la
découverte de je ne sais quel humanisme, les jeu-
nes poètes n'ont su profiter de ces trésors! Il faut
37 i l'attitude du lyrisme contemporain
le répéter sans relâche, parce que beaucoup par-
lent de ce qu'ils n'ont pas lu, les Nourritures ter-
restres sont un des livres les plus nouveaux, les
plus riches, les plus complets, les plus représen-
tatifs de notre manière de sentir contemporaine.
Après l'exaltation des sens vient celle de l'in-
telligence. Mais celle-ci, ainsi que la volonté, est
pour Gide en fonction des sens ; elle ne sert qu'à
les mieux diriger vers la joie, aussi doit-elle se
dépouiller de toute théorie qui entraverait la libre
expansion de la vie. Je vois donc Fauteur des
Nourritures terrestres comme un pragmatiste avant
la lettre qui n'accepte la métaphysique qu'autant
que celle-ci peut produire une excitation inté-
rieure, une griserie affective.
Pourtant Gide a fréquenté les systèmes. Les
multiples philosophies Font tour à tour accueilli.
Des livres comme les Cahiers oV André Walter indi-
quent une très forte culture et, s'il s'est dans la
suite dépouillé de vêtements trop pesants, du
moins a-t-il endossé, jeune, plusieurs robes lour-
des et somptueuses de sagesse.
Une fois même, il fut totalement platonicien
dans son Traité du Narcisse. Un des principaux
mythes de Platon l'a influencé, celui de la rémi-
niscence. Le fameux passage du Phèdre se retrouve
dans ce curieux petit livre dogmatique. Le Para-
dis est le jardin des Idées, c'est-à-dire des arche-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 375
types ou des formes parfaites. Chaque chose, dans
cet absolu, est ce qu'elle paraît. Mais sur terre
où existent le temps et l'espace, l'homme vit au
sein des apparences, c'est-à-dire des symboles. Il
est agité par quantité d'actions contingentes et
oublie que le spectacle extérieur n'est qu'une ma-
nifestation incomplète de la .vraie lumière.
Gomment retrouver les formes parfaites derrière
les phénomènes ? Gomment faire surgir la Vérité
pure des symboles qui l'enveloppent? En contem-
plant. « L'heure qui passe bouleverse tout » et
toujours « quelque clameur importune surgit, qui
bouleverse et passe ». Le Poète est celui qui sait
regarder. Il contemple. Il se penche sur les sym-
boles et, silencieux, descend profondément au
cœur des choses. L'œuvre d'art est un jardin où
« l'Idée refleurit en sa pureté supérieure ». Le
temps ne peut plus rien sur elle. Dans le recueil-
lement de sa contemplation, l'artiste manifeste.
« Nous vivons pour manifester. »
De multiples écrans s'interposent entre la réa-
lité et notre conscience. Ces miroirs mensongers,
pour Gide, ce sont les doctrines et les livres. Stu-
diosité et vaine logique, pesantes théories et
inutiles cultures, voilà les ennemies, parce qu'elles
suppriment l'action. Le Traité de Narcisse mis à
part, qui prône ce que Jules de Gaultier appelle
« l'attitude spectaculaire », toute l'œuvre de Gide
376 l'attitude du lyrisme contemporain
est un effort vers la vie sentie '. Infertile travail
sous la lampe, celui qui a connu le néant des cos-
mogonies vous méprise !
Nous avons quitté nos livres parce qu'ils nous
ennuyaient, parce qu'un souvenir inappelé de la mer
et du ciel réel faisait que nous n'avions plus foi dans
l'étude; quelque chose d'autre existait ; et quand les
brises balsamiques et tièdes sont venues soulever les
rideaux de nos fenêtres, nous sommes descendus mal-
gré nous vers la plaine et nous nous sommes ache-
minés. — Nous étions las de la pensée, nous avions
envie d'action ; — avez -vous vu comme nos âmes se
sont révélées joyeuses, lorsque, prenant aux rameurs
1 . Si dans cette étude, comme dans les précédentes, je m'at-
tachais à autre chose qu'à mettre en valeur la manière d'être
du lyrisme contemporain et la f çon de sentir de quelques-
uns de nos auteurs, j'aurais aimé parler en détail du style de
Gide. Ce style, parfois elliptique et d'une construction toujours
savante, suit la pjnsée de très près et fait surgir du choc habile
des mots la sensation entière, sans la déformer ni l'amoindrir.
Ce style abonde en synesthésies et donne à l'émotion toutes
ses harmoniques. Des exemples comme les suivants — pris au
hasard — peignent assez l'adéquation du fond et de la forme
chez Gide : « Gomme il fut triste, notre voyage ! Le mot am-
loloche exprime quelque chose de ça.» Ou encore, parlant d'un
fusil à air comprimé, Gide écrit : « Je ne visais qu'à peine : je
me contentais de presser un peu plus, à chaque coup nouveau,
la poire, — tant la détente était facile ; — elle ne faisait pas
d'autre bruit que celui dans les airs d'une chandelle d'artifice
à l'instant de son éclosion — ou que le son plutôt de Palmes
dans un vers de M. Mallarmé. »
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 377
les lourds avirons, nous avons senti l'azur liquide
résister î
Brûlons les livres, brûlons les livres, tel est le
cri qui retentit sans cesse à travers le Voyage
dWrien, les Nourritures et Y Immoraliste. Avec
l'ardeur des « intellectuels » que des siècles de
culture ont jetés dans le raffinement douloureux
de la pensée et qui sentent soudain la richesse
inemployée de Finstinct, Gide découvre la vie.
Un chant de triomphe, comme Nietzsche a su en
pousser, s'échappe de sa poitrine. « Tune sauras
jamais les efforts qu'il nous a fallu faire pour
nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu'elle
nous intéresse, ce sera comme toute chose — pas-
sionnément. > Cette « palpitante découverte » delà
vie instruit mieux Michel que je ne sais quel traité
de morale. Il met toute son énergie à mépriser
« cet être secondaire, appris, que l'instruction
avait dessiné par-dessus ». Et les Argonautes du
Voyage d!\Jrien ne sont guère attendris par cette
« chère tëllis qui nous attendait sur la pelouse,
assise sous un pommier », mangeant sous son
ombrelle couleur cerise une salade d'cscarole en
lisant les Prolégomènes ta \pute métaphysique
future.
Savoir se passer de l'intelligence, lorsque celle-
ci est entachée de connaissances fardées, voilà le
37 B l'attitudk du lyrisme contemporain
vrai progrès et la vérité. Peut-être faut-il être
très compliqué pour redevenir simple et avoir
souffert ces épreuves d'étouffante culture artifi-
cielle, pour aspirer à nouveau à « l'être authen-
tique », au « vieil homme dont parle l'Ecriture. »
Ainsi l'éducation de l'intelligence consiste à grat-
ter le vernis d'une fausse civilisation, pour mettre
à nu l'homme fruste, le moi premier, fondamen-
tal, libre encore de surcharges. Et nous voyons
comment cette méthode se rattache à la thèse
sensualiste de Gide. L'intelligence empêche de
sentir, d'agir, d'être simple. Elle doit être con-
damnée dans la mesure où elle est un obstacle à
la joie, une barrière à la manifestation du divin
à travers tout.
Dans un tel système, la volonté est très déve-
loppée, puisque l'énergie, l'action, l'effort nous
apparaissent comme les vrais mobiles delà joie.
La puissance de caractère et la belle possession
de soi permettent de guider ses plaisirs et de re-
jeter ce qui amoindrit une âme. Nous savons que
le devoir nous commande de rechercher « le meil-
leur », mais ce meilleur n'est pas toujours le de-
voir le plus aisé. Il en est des plaisirs parfaits
comme du paradis. Ils souffrent violence et seuls
les cœurs bien trempés les conquièrent. On re-
connaît la fierté d'ua tempérament à sa résistance,
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 379
pense Gide. C'est pourquoi, dans le Voyage d'U-
rie?i, nous voyons les douze compagnons résister
aux délices offertes par une reine séductrice. Ils
se plaisent à exalter leurs désirs et à ne pas les
satisfaire, afin de se grandir dans leur propre
conscience. Michel résiste aux sollicitations d'une
vie conventionnelle. Toute son énergie se tend,
s'emploie à se créer de nouvelles raisons d'être, à
renverser, comme dit Nietzsche, Tordre des va-
leurs. Alissa lutte jusqu'au désespoir. Elle n'ac-
cepte rien qui ne soit un déchirement, une con-
quête de sa volonté.
Résister, remonter le courant banal des choses
apprises, donner à chacun de ses sens son plus
intense développement, telle est la raison d'être
de l'homme supérieur. Et l'on voit assez claire-
ment, à présent, alors même que l'action vers la-
quelle on s'élance vous échappe, à quel point
Gide se sépare de Schopenhauer et de tous les
pessimistes. Son œuvre entière déchaîne de l'en-
thousiasme, est conçue selon la plus intense joie,
a pour fin d'évoquer la vie totale.
Que dis-lu de la nuit? Que dis-tu de la nuit. sen-
tinelle? — Je vois une génération qui monte, et je
vois une génération qui descend. Je vois une énorme
génération qui monte, qui monte tout armée, tout
armée do joie vers la vie.
380 l'attitudk du i.vni-Mi: CONTEMPORAIN
Une telle doctrine de vie suppose des caractè-
res bien trempés et cette plénitude que donne la
santé. « La tristesse, dit avec raison Alissa, est
un état de péché que je ne connaissais plus, que
je hais, dont je veux dêcompliquer mon âme. >
Ah! la santé, comme elle déborde de cette œuvre!
comme elle se veut, à travers des livres comme
les Nourritures ou Yhnmoraliste, énorme, tumul-
tueuse, invincible ! Il y a des souffles d'épopée
barbare à travers ces pages où tout le soleil, tout
le murmure des plages, toute la fraîcheur des
nuits d'Alger, tout le mystère des forêts babil-
lardes trouvent leur expression.
. Dans un numéro de la Nouvelle Revue fran-
çaise où Gide continue sa série des Lettres à An*
gèle sous ce titre Journal sans date je lis : « Je
ne sens rien de vrai que seul. Et c'est peut-être
aussi pourquoi j'ai si grand peur de Féloquence.
Je n'écoute un auteur que lorqu'il pourrait me
dire : « J'ai versé telle larme pour toi. » Et moi-
même lorsque j'écris, je ne m'adresse jamais qu'à
quelqu'un à moins que, comme je fais ce soir,
à personne. »
Sous ce vêtement ironique se cache un de nos
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 381
plus fougueux individualistes, et Ton s'en doute
assez par ce qui précède. Gide est lui-même
l'homme de sa culture et de ses réflexions. Aucune
doctrine n'est utile si Ton ne Fa d'abord expéri-
mentée sur soi et chaque être doit à son tour aus-
culter la vie, se façonner la tête et le cœur. C'est
pourquoi aucun maître n'est susceptible de nous
enseigner le bonheur. On est chacun l'artisan de
sa joie; les conseils d'autrui ne sauraient nous
solliciter lorsque notre conscience demeure muette
et ne trouve pas elle-même et seule son plus
grand bien.
L'individualisme de Gide tient dans ces deux
préceptes : ne te souviens pas; n'imite pas. Le
souvenir est une faute pour qui prétend vivre ly-
riquement et dans un perpétuel enthousiasme,
car la mémoire empêche d'arriver l'avenir et fait
empiéter le passé. Ainsi s'exprime Ménalque dans
Y Immoraliste,
C'est du parfait oubli d'hier que je crée la nou-
velleté de chaque heure. Jamais, d'avoir été heu-
reux, ne suffit.,. Je n'aime pas regarder eu arrière,
et j'abandonne au loin mon passé comme l'oiseau,
pour s'envoler, quitte son ombre. Ah ! Michel, toute
joie nous attend toujours, mais veut toujours trouver
la couche vide, être la seule, et qu'on arrive à elle
comme un veuf. — Ah! Michel ! toute joie est pa-
382 l'attitude du lyrisme contemporain
reille à cette manne du désert qui se corrompt
d'un jour à l'autre ; elle est pareille à Veau delà
source Amélès qui, raconte Platon, ne se pouvait
garder dans aucun vase... Que chaque instant em-
porte tout ce qu'il avait apporté.
On retrouve ici cette haine de la satiété, ce
goût pour de perpétuels départs, cette chasse sans
arrêt au bonheur jamais le même. Voilà pourquoi
le souvenir qui pourrait figer le désir, risquer
d'assouvir notre faim et notre soif, nous rassasier
et partant nous priver de joies neuves, est con-
damné .
Anathème contre celui qui regarde en arrière,
et anathème contre le servile imitateur dont les
actes seraient clichés sur autrui. Imiter c'est ré-
pudier son état d'âme original pour emprunter la
sensibilité d'autrui. Si captivante, si charmeuse
que soit la leçon d'un maître, cette leçon ne
vaut que pour ce maître. Une seule leçon est pro-
fitable, celle qui dit : soyez vous-même. Et pour
donner plus de poids à sa méthode d'exaltation Mé-
nalque ou Gide s'écrie :
... Quand tu m'auras lu, jette ce livre — et sors. Je
voudrais qu'il t'eût donné le désir de sortir — sortir
de n'importe où, de ta chambre, de ta pensée, de ta
ville, de ta famille. N'emporte pas mon livre avec toi.
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 383
Ainsi débutent les Nourritures terrestres et citer
la conclus^ n de ce parfait manuel d'individua-
lisme vaudra mieux que tout commentaire :
... Quitte-moi ; maintenant tu m'importunes ; tu
me retiens ; l'amour que je me suis surfait pour toi
m'occupe trop. Je suis las de feindre d'éduquer quel-
qu'un d'autre. Quand ai-je dit que je te voulais pa-
reil à moi ? — C'est parce que tu diffères de moi que
je t'aime ; je n'aime en toi que ce qui diffère de moi.
Eduquer ! — Qui donc éduquerais-je que moi-môme ?
Nathanaël, te le diraisje ? je me suis interminable-
ment éduqué. Je continue. Je ne m'estime jamais
que dans ce que je pourrais faire.
Nathanaël, jette mon livre ; ne t'y satisfait point.
Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par
quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela.
...Jette mon livre; dis-toi bien que ce n'est là qu'une
des mille postures possibles en face de la vie, cher-
che la tienne.
Durs et secs conseils, semble-t-il, et pourtant
avec quelle éloquence déchirante, de quel brû-
lant amour ils nous pénètrent ! Car Gide prétend
nous donner mieux qu'un système clos : une mé-
thode, la chose intéressante de chaque philoso-
phie, surtout lorsque cette méthode a pour fin
de nous débarrasser de tous les systèmes, qui
sont autant do refuges pour l'esprit étroit. Il veut
38 i i/ ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
chaque homme tellement heureux qu'un bonheur
tout fait, un « patron » de bonheur, nous soit
odieux. C'est un bonheur à notre mesure qu'il
nous faut, et que chacun le taille selon ses rêves,
les uns ajusté, les autres ample.
Ces conseils ne les dédaignons pas. Plus que
jamais nous en avons besoin. De bas politi-
ciens, d'odieux philanthropes voudraient nous
plonger dans la plus abjecte médiocrité. Gide a
compris le danger. Sans doute il admire en la
foule « le trouble réservoir des énergies futu-
res», mais il entend bien que l'artiste se distingue
de cette foule, et qu'il ne se courbe pas devant
elle. Ne parlez pas de sublime contagion. « Les
maladies seules sont contagieuses, et rien d'exquis
ne se propage par contact... Sympathiser avec la
foule, c'est déchoir. »
Nous comprenons parla à quel point les artis-
tes contemporains détestent le théâtre. Alors que
l'œuvre d'art ne s'adresse qu'à des gens de goût,
c'est-à dire qu'à une élite, une pièce est « faite
pour être jouée », pour être livrée en pâture à la
foule qui, suivant l'observation de tous les socio-
logues, rabaisse toujours l'intelligence de chacune
des unités qui la composent. Comme l'écrit Gide,
« quand je suis dans la foule, j'en fais partie, et
c'est parce que je sais ce que j'y deviens que je
hais la foule ».
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 385
Allons-nous donc exalter l'individualisme et
fabriquer des usines de surhommes ? A Dieu ne
plaise, répondra Gide. L'individualisme a ses dan-
gers, dont le plus grave est de nous offrir des
orgueilleux chétifs et des« fils de roi » manques.
Craignons les ratés de l'individualisme autant
que tous les autres ratés. MaxStirner en voulant
faire de chaque individu l'unique et en préten-
dant nous élever tous au rang du surhomme a
manqué son but, à moins que Tégoïsme bien en-
tendu soit le summum de la civilisation.
Pourquoi formuler l'individualisme, lisons nous
dans les Lettres à Angèle? « Il n'y a pas d'indi-
vidualisme qui tienne : les grands individus n'ont
nul besoin des théories qui les protègent : ils sont
vainqueurs. » un grand nombre d'hommes nais-
sent médiocres, sots, canailles. Gobineau dans
un roman admirable, les Pléiades, pense que le
nombre des hommes qui méritent de vivre en
Europe est de trois mille, encore ce chiffre lui
semble-t-il, avec raison, très exagéré. Gide a bien
compris « qu'une théorie qui chercherait à pro-
duire le plus grand nombre possible d'individus
diminuerait chacun pour tous, et tendrait à se
rapprocher du socialisme. » « Tous individus :
plus d'individus, s'écrie-t-il. Ah I pour l'amour de
moi 1 pas d'individualisme 1!! >
Ne favorisons en rien de malheureuses éclosions.
23
386 l'attitude du lyrisme CONTl Ml ORA0
Si l'un de nous a été créé pour devenir surhomme,
rien ne saura Fempêcher de triompher, ni les
luttes à soutenir, ni les embûches de la vie, ni
notre épouvante. 11 sortira vainqueur. Ne plai-
gnons pas non plus le grand homme. « S'il est
authentique, il saura toujours bien s'en tirer. »
Pour obtenir quelques sujets d'élite il faut « for-
cer à la médiocrité beaucoup d'autres et tâcher
d'y contraindre même celui-là ». Et Gide conclut
ainsi : « Par pitié pas d'individualisme ! par pitié
pour les individus. N'encouragez jamais les grands
hommes ; et pour les autres : découragez ! dé-
couragez 1... »
VI
Cette doctrine se trouve être aux antipodes de
celle d'un Barrés, et il y aurait grand profit à ten-
ter un parallèle entre ces deux esprits supérieurs
si dissemblables, qui représentent chacun une
superbe attitude intellectuelle. Ils eurent, du
reste, entre eux une polémique demeurée dans
nos mémoires. L'un voyait dans le « déracine-
ment » la raison d'être du progrès et de la force ;
l'autre vantait « l'enracinement » comme une né-
cessité socialoet trouvait dans la fameuse formule
ANDRE GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 387
« ma terre et mes morts » le symbole de toute
vie harmonieuse.
Les comparaisons vinrent à la rescousse des
deux loyaux combattants. Barrés alléguait l'arbre
de Taine, Gide s'entourait des livres de botani-
que, nous parlait de repiquage et prouvait qu'un
arbre n'acquiert toute sa beauté qu'après être
sorti d'une pépinière et avoir été transplanté trois
ou quatre fois. Pour Barrés il faut se souvenir,
adhérer à une tradition ; pour Gide il importe de
vivre dans l'inquiétude, de désirer sans fin, de ne
pas retourner la tête. « J'aime, écrit celui-ci, tout
ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou
d'être grand. » Le déracinement contraint Raca-
dot à l'originalitç. « Par contre, plus l'être est
faible, plus il répugne à l'étrange, au change-
ment ; car la plus légère idée nouvelle, la plus
petite modification de régime nécessite de lui une
vertu, un effort d'adaptation qu'il ne va peut-être
pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce à dire? sinon
qu'il est trop faible ; allons I tant pis I qu'il s'en-
racine et que ce soit toujours tant mieux pour
lui. »
— Comment, objectait Barrés, comment vivre
sans épine dorsale ou se traîner perpétuellement
sur des sables mouvants? Il nous faut toucher du
solide, nous asseoir « au point exact que récla-
ment nos yeux tels que nous les firent les siècles,
388 l'attitude du lyrisme contemporain
au point d'où toutes choses se disposent à la me-
sure d'un Français ». Aussi bien c'est une erreur
de penser être libres, nous sommes conditionnes
par une longue hérédité. Nos ancêtres nous ap-
prirent certains gestes en harmonie avec l'ensem-
ble de nos réalités. Vouloir se passer de la tra-
dition c'est risquer de s'égarer en de vaines
solitudes. « La raison humaine est enchaînée de
telle sorte que nous repassons tous dans les pas
de nos prédécesseurs. » Et tant mieux, car on
refait plus facilement l'acte déjà accompli avant
nous. La tradition nous apporte des trésors où il
n'y a qu'à puiser, alors qu'il peut être très dan-
gereux de s'embarquer dans des steppes inconnus
pour en découvrir de nouveaux. Grâce à nos ancê-
tres nous naissons déjà pourvus d'habitudes très
fines, qui simplifient notre tâche.
Telle est la position de cet intéressant paral-
lèle qu'il serait aisé de développer dans la ma-
nière classique, comme un aimable discours latin.
Il suffit ici de l'avoir indiqué et de savoir qu'on
peut renvoyer dos à dos les deux grands adver-
saires. Peut-être même les réconcilierions-nous
en leur accordant à chacun un point, par exem-
ple en déclarant qu'il n'y a aucun danger à tirer
à gauche et à droite, le plus loin possible, et à
faire de nombreuses incursions dans l'individua-
lisme pourvu qu'on ne perde jamais le fil d'Ariane
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 383
de la tradition. Ajoutons le plus d'anneaux pos-
sible à notre chaîne séculaire, sans la briser.
Mais l'intérêt de la question n'est pas là pour
nous en ce moment. Gide et Barrés ont également
raison si on les juge chacun comme ils désirent
être jugés, l'un du point de vue individualiste ?
Fautre du point de vue social. Sans doute l'atti-
tude de Gide est la plus dangereuse, mais il rai-
sonne en artiste, non en sociologue, ne l'oublions
pas.
Or dans cette étude comme dans les précéden-
tes on ne s'occupe pas des résultats, mais des
moyens proposés, non des solutions mais des ma-
nières de sentir. La méthode de Barrés et celle
de Gide nous donnent l'une et l'autre de puissan-
tes suggestions lyriques ; voilà l'essentiel. Ne
choisissons donc pas, aimons-les. Des deux atti-
tudes contraires dont l'une consiste à accepter
avec joie ses limites, et à trouver de l'exaltation
dans ce sage renoncement, et dont l'autre pré-
tend vouloir les franchir au nom de la même
exaltation, se dégage un bel enthousiasme. Gela
suffit.
Vil
Chaque auteur, qu'il le veuille ou non, commet
une fois dans son existence une page où toute sa
390 l'attitude du lyrisme contemporain
vie, toute sa mentalité se résume. Sans doute cha-
cun de ses ouvrages résume à sa manière sa phi-
losophie et ses transports, mais ils ne sont le
plus souvent que le développement particulier
d'un état d'âme. Il faut avoir pénétré toutes les
phases de sa pensée pour découvrir cette page
cyclique où un tempérament se découvre soudain
complet, total.
Il semblait qu'on ne pourrait jamais trouver,
cette page type dans l'œuvre de Gide, dont l'ex-
trême complexité est en dehors de toute formule
et dont on doit dire que tout l'art consiste préci-
sément à briser les barrières des définitions. Ne
l'acculerons-nous pas en un coin d'où il ne puisse
s'échapper, où nous pdurrons prendre enfin sa
mesure ?
Eh bien il existe de lui une œuvre où sa com-
plexité s'est admirablement résumée ; drame à
cinq personnages qui indiquent tour à tour une
attitude possible, et en chacun desquels Gide a
fait tenir son expérience de la vie et ses désirs.
Je veux parler de YEnfant prodigue, délicieux et
profond commentaire de la parabole de l'Evan-
gile. D'autres livres de Gide sont plus longs, plus
complexes, aucun n'atteint cette condensation
lumineuse, ce riche raccourci d'une pensée à la
limite de son développement.
On sait le parti que Gide a tiré de cet apolo-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRI5ME 391
gue. Voici d'abord l'Enfant prodigue en haillons,
repentant, heurtant le seuil de la maison pater-
nelle, découragé. Le vieux père lui ouvre ses
bras défaillants. Il le gronde d'abord puis s'atten-
drit. Ce premier dialogue est d'une beauté hau-
taine qui émeut profondément.
— Pourquoi m'as-tu quitté, crie le père, n'étais-tu
pas bien ici?
Et le fils reprend :
— Parce que la Maison m'enfermait. La Maison,
ce n'est pas vous, mon Père.
— Fallait-il la misère pour te pousser à revenir à
moi?
— Je ne sais ; je ne sais. C'est dans l'aridité du
désert que j'ai le mieux aimé ma soif... Au prix de
tous mes biens, j'avais acheté la ferveur.
L'Enfant prodigue avoue que c'est la faim, la
lâcheté et la maladie qui Pont fait revenir. Si le
veau gras lui a paru bon, le goût sauvage des
glands doux demeure malgré tout dans sa bou-
che. « Rien n'en saurait couvrir la saveur. »
Le père lui parle à présent plus doucement. Ses
premières paroles de colère lui étaient dictées
par son fils aîné qui fait ici la loi et qui repré-
3)2 l'attitude du lyrisme contemporain
sente l'ordre strict, la vertu orgueilleuse, la dis-
cipline implacable.
Il vient justement ce frère aîné gourmander son
cadet. Il trouve que la leçon du père fut trop va-
gue. Il accuse l'Enfant prodigue d'avoir écouté
son instinct. Tout ce qui se distingue de l'ordre,
dit-il, est fruit ou semence d'orgueil. La règle de
la tradition il l'imposera à son frère si ce der-
nier ne se soumet pas.
— Songe à ce qui serait advenu si j'avais comme
toi délaissé la Maison du Père.
Et l'Enfant prodigue de répondre :
— Je sentais trop que la Maison n'est pas tout
l'univers. Moi-même je ne suis pas tout entier dans
celui que vous voulez que je sois. J'imaginais mal-
gré moi d'autres cultures, d'autres terres, et des rou-
tes pour y courir, des routes non tracées ; j'imaginais
en moi l'être neuf que je sentais s'y élancer. Je
m'évadai. .
Langage ailé que ne comprend guère le dépo-
sitaire du devoir abstrait, étroit et triste. Comment
entendrait-il le cœur vagabond celui qui ne fut
jamais tenté et qui n'a pas senti en soi le désir
« de réaliser sa dissemblance ». Tout en le fai-
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 393
sant parler d'une façon très sage et raisonnable,
Gide nous rend hostile ce frère aîné, symbole de
la médiocrité, image des êtres qui ne sont jamais
« partis », qui n'ont su, aux dépends de quelques
sacrifices, « se surmonter », se créer une riche et
multiple personnalité.
La mère douce et les mains pleines de pardon
accueille son fils avec transport. Elle n'a jamais
désespéré. Elle priait et savait bien que son chéri
reviendrait. Elle le câline et pourtant s'émeut,
car son plus jeune fils montre déjà les goûts du
prodigue. Il rêve, se tient sur le plus haut point
du jardin, d'où l'on peut voir le pays, écoute les
histoires du porcher. La mère laisse échapper ce
cri : « Un jour il partira. » Que du moins l'Enfant
prodigue le raisonne, lui apprenne quelle triste
expérience l'attend. De lui il écoutera la leçon.
Je lui parlerai, répond le voyageur errant, et
nous le trouvons le lendemain soir dans la cham-
bre du frère puîné. Ce dernier le reçoit durement
d'abord, car on a interrompu son rêve et puis il
craint qu'on ne lui parle du frère aîné qu'il haït.
Peu à peu il s'abandonne, raconte ses désirs, ses
transports, sa soif d'inconnu.
— Je t'ai vu l'avancer couvert de gloire.
— Hélas ! j'étais couvert alors de haillons.
3'>t L'ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
Peu importe; comme il envie l'Enfant prodi-
gue, comme il souhaite ses folles aventures ! Il lui
crie :
— Mon frère ! je suis celui que tu étais en partant.
— Je voudrais t'épargner le retour: mais en t'épar-
gnant le départ.
— Non, non, ne me dis pas cela: non ce n'est pas
cela que tu veux dire. Toi aussi, n'est-ce pas, c'est
comme un conquérant que tu partis.
Le dialogue se poursuit poignant, sublime.
« Ce que tu n'as pu faire je le tenterai », dit le
frère puîné, « toi tu as failli, et moi, je partirai,
je vais partir ». Emu l'Enfant prodigue sent tous
ses rêves de- conquête et de liberté lui revenir
avec le goût du désert et la soif des espaces. Non,
non il ne retiendra pas son jeune disciple. Il l'em-
brasse et élève la lampe pour qu'il se sauve plus
vite « Allons ! embrasse-moi, mon jeune frère ;
tu emportes tous mes espoirs. Sois fort ; oublie-
nous; oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir... »
Troublant exemple mais qui enferme en son
émotion déchirante l'art subtil, sobre de Gide,
sans amplification et nulle emphase, donnant le
maximum d'intensité avec le minimum de moyens,
— et sa doctrine lyrique et individualiste. Etrange
Enfant prodigue qui revient résigné, mais qui
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR DE LYRISME 395
regrette déjà les âpres grenades sauvages et qui
s'accuse, malgré les leçons du frère aîné, d'avoir
failli. Plus inquiétant encore ce petit cœur du
frère puîné aux battements fous, ivre de vie, insa-
tiable, qui veut rompre avec toutes ses attaches
pour se créer une personnalité neuve, complète,
pour adorer éperdument toute chose. Ah! comme
nous nous doutons que c'est à ce dernier que vont
tous les vœux de Gide, malgré le désenchantement
probable au terme du voyage manqué!
Bergson définit Fâme « l'agitation inquiète de
la vie ». Tout le lyrisme de Gide est contenu dans
cette admirable formule. C'est en ce sens qu'il
faut entendre son cri « assumer le plus possible
d'humanité », car comment réaliserait-on son moi
complet si l'on ne goûtait pas « les multiples atti-
tudes de la vie ? »
Gide pourrait reprendre pour son compte la
parole d'Axel: « Je n'instruis pas, j'éveille. » Il
suffit qu'il ait éveillé en quelques âmes lyriques
contemporaines l'immense désir d'être, d'être
intensément, totalement, pour avoir mérité d'être
classé parmi les maîtres les plus puissants de
l'heure. Sans doute ne donne -t-il son secret qu'à
la longue et semblable à «c ces sécrétions résineuses
qui ne consentent à livrer leur parfum qu'échauf-
fées par la main qui les tient », mais une fois
qu'on a pénétré son enseignement ému et si pal-
3U6 l'attitude du lyrisme contemporain
pitant, est-il impossible de se défendre de l'aimer,
sinon de l'approuver.
Lyncéusl Descend de la tour, à présent. Le jour
naît. Descend dans ta plaine. Regarde de plus près
chaque chose. Lyncéus, viens ! approche-toi. Voici
le jour et nous y croyons.
LE ROMA.NTISME ALLEMAND
ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS
Un article de M. Jean Thorel.
I. — Le romantisme allemand et le romantisme fran-
çais, leurs différences.
L'un puise son esthétique dans une théorie métaphysi-
que, l'idéalisme. Fichte et ses disciples, Novalis.
L'autre n'a guère d'autre principe que la liberté dans
Fart et l'exaltation de l'imagination. — Ignorance de
Hugo et des romantiques français en ce qui concerne
la littérature allemande.
II. — Le romantisme allemand et le symbolisme fran-
' çais, leurs ressemblances.
Même réaction contre le naturalisme ; même fondement
esthétique : l'idéalisme et l'intuition ; même désir
d'exprimer l'ineffable ; mêmes recherches rythmiques
et réformes prosodiques; même amour du folklore et
de la chanson populaire ; même propension à l'ironie
et à la religiosité.
En parcourant la collection des Entretiens poli-
tiques et littéraires, une des plus intéressantes re-
vues de la génération symboliste, mon attention
23
398 l'attitude du lyrisme contemporain
fut attirée par une étude signée Jean Thorel. Cet
article, paru en septembre 1801, s'intitule : les
Romantiques allemands et les Symbolistes fran-
çais. C'était le temps où les critiques officiels affi-
chaient un beau dédain pour les manifestations
poétiques contemporaines. Brunetière seul venait
de résumer avec clairvoyance et impartialité les
principes esthétiques de la jeune école, dans un
remarquable article de la Revue des Deux Mondes
qui forma depuis l'avant-dernier 'chapitre du
tome II de l'Évolution lyrique.
S'en tenant aux conclusions de réminent criti-
que, M. Jean Thorel se propose de montrer « là
ressemblance frappante que présente le mouve-
ment littéraire qui eut un retentissement considé-
rable en Allemagne à la fin du siècle dernier et
au commencement de celui-ci ». L'auteur com-
pare l'esthétique du romantisme allemand aux
principes d'art enclos dans les œuvres de nos
modernes lyriques, et dégage les points communs
entre ces deux attitudes littéraires. Il est étrange
que cette étude qui, étant donné la période trou-
blée où elle parut, atteste une lucidité de juge-
ment peu commune et une sage modération, —
n'ait pas été plus souvent citée et commentée. Nul
autre que Jean Thorel, en effet, n'a tenté un rap-
prochement qui me semble s'imposer. Je voudrais,
puisque l'occasion se présente, marquer à mon
Le romantisme allemand et le symbolisme français 399
tour l'étroit rapport qui unit dans la même con-
ception lyrique les poètes de la génération de
Novalis et nos symbolistes français.
I
Les symbolistes diffèrent de Hugo et de ses dis-
ciples précisément dans la mesure où ils se rap-
prochent des contemporains de Novalis. C'est
avouer qu'entre le romantisme français et le ro-
mantisme allemand il n'existe guère que des oppo-
sitions et la plupart fondamentales. Aujourd'hui
que Fhistoire des littératures comparées a fait
de grands progrès, on commence à s'en rendre
compte.
Les romantiques français n'ont connu ni les ro-
mantiques allemands ni le romantisme allemand ;
je veux dire ni les hommes d'outre-Rhin ni leurs
doctrines.
De fait, pour la génération de 1830, quels sont
les romantiques allemands ?Gœthe et Schiller. Or,
ni l'auteur de Werther ni celui des /irigands ne
font partie do la période qu'on nomme communé-
ment le romantisme allemand. Ils appartiennent
tous deux à cette époque de transition connue
sous le nom de Sturm and Drang, qui réagit con-
tre le rationalisme, YAufklœrung, et qui prépare
400
L ATTITUDE DU LYIUSMK l'.ONTK.Ml'OMAIN
le vrai romantisme. Aussi bien Gœthe et Schiller
sont des classiques et la génération allemande de
1795, après les avoir pris pour modèles, les aban-
donne.
Cette génération de 1795 se compose princi-
palement de Novalis, de Tieck, des Schlegel. Ce
brillant triumvirat se met d'abord à la remorque
de Gœthe. Le Wilhelm Meister de celui-ci eut
une profonde influence sur Fauteur à' Henri dOf-
terdingen l. Influence d'ailleurs brève. Les jeunes
romantiques ne tardent pas à se sentir mal à Taise
avec la grandeur un peu froide de Gœthe l'Olym-
pien. Novalis finit par traiter Wilhelm Meister
de « Candide dirigé contre la poésie ». La plu-
part des œuvres de Gœthe apparaissent aux ro-
mantiques allemands douées des qualités « qui
caractérisent les marchandises des Anglais, très
simples, élégantes, commodes et durables >. Si
Wilhelm Meister est qualifié « d'évangile d'éco-
nomie politique », les poésies de Schiller sont, à
leur tour, appelées « de jolies superfluités ».
C'est que l'idéal d'art des jeunes romantiques
d'outre -Rhin est fort élevé. Tout en reconnais-
sant à Gœthe et à Schiller des qualités poétiques
éminentes, ces réformateurs intransigeants aspi-
1. MM. Georges Polti et Paul Morisse nous ont donné-une
«bonne traduction française du roman de Novalis.
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 401
rent à un lyrisme plus évocateur, plus subjectif,
plus inspiré et, pour tout dire, plus intuitif. En-
tre la réalité et la poésie, pour Novalis, en qui
s'incarne tout le romantisme, il n'est pas de dif-
férence. Plus une chose est poétique, déclare-
t-il, plus elle est vraie. La poésie est le réel ab-
solu. « Die poésie ist das œcht absolut Réelle. Dies
ist der Kern meiner Philosophie. Je poetische, je
wahrer. » Cette conception de la poésie repose
elle-même sur une doctrine métaphysique et une
critique de la connaissance.
Ce qui caractérise en effet le romantisme alle-
mand, c'est l'influence exercée par la philosophie
sur les lettres. En 1794, Fichte professe et publie
sa Théorie de la science. Cet ouvrage est une date
dans l'histoire du romantisme. Les jeunes poètes
jusque-là oscillent entre Gœthe et Schiller. Mal
satisfaits du lyrisme un peu didactique et pure-
ment intellectuel de l'un et de l'autre, ils trou-
vent dans la Wissenschaftslehre la synthèse de
leurs aspirations inconscientes. Fichte fut le Berg-
son de sa génération.
Par son idéalisme absolu et suggestif, la Wis-
senschaflslere libère le moi de toutes les contrain-
tes, de toutes les entraves contingentes. La na-
ture, les choses, c'est l'esprit qui s'objective en
prenant conscience de lui-même, mais la « chose
en soi » niée par Kant, c'est le moi* subjectif,
402
créateur de tout, souverain maître. Par ainsi le
moi, la personne acquièrent une puissance illi-
mitée. « Ge qui est primitif, irréductible, absolu,
c'est le Moi, déclare M. Spenlé *, qui paraphrase
Fichte ; le monde sensible n'existe qu'autant
qu'il s'oppose à ce moi et le limite. »
Cette métaphysique qui biffe résolument la réa-
lité extérieure et qui donne au moi créateur une
autonomie absolue fut accueillie avec enthou-
siasme. « Qu'on suive, déclare M. Rouge % l'évo-
lution de Frédéric Schlegel le critique, de Baa-
der le physicien, de Novalis le poète, ou de
Schleiermacher le théologien, on les voit tous
tourmentés d'une même soif de connaissance to-
tale, absolue, définitive. » La formule de la nou-
velle esthétique était trouvée. Il s'agissait, pour
la jeune génération, avide de poésie, de mettre
à la place des vieux concepts rationalistes un
idéalisme intérieur, un moi profond qui porlc < n
lui sa foi, sorte de démiurge capable de tout
éclairer de sa lumière propre.
La doctrine de Fichte mettait aussi en déroute
le vieil intellectualisme abstrait et proposait une
nouvelle théorie de la connaissance, très féconde
1. E. Spenlé. Novalis. Essai sur l'idéalisme romantique en
Allemagne. Hachette.
2. Rouge. Frédéric Schlegel et la genèse du romantisme
allemand. Fontemoing.
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 403
en aperçus lyriques de toute nature. Fichte, avec
Jacobi, distingue entre l'entendement (Verstand),
faculté improductrrce, inerte de l'esprit, déclare
l'auteur de la Doctrine de la Science, réceptacle
de tout ce qui est et sera déterminé par la raison,
— et la raison (Vernunft), « sorte de faculté
métaphysique, supra-sensible et supra-intellec-
tuelle »,qui se rapproche fort de ce que M. Berg-
son nomme intuition,
A leur tour, Novalis et les romantiques alle-
mands marquent quelle différence de nature et
non plus de degré sépare l'entendement discur-
sif ou faculté d'assembler des rapports et l'acti-
vité créatrice de l'esprit. « Kant n'est plus à la
hauteur », écrit l'auteur des Hymnes à la Nuit,
et il ajoute : « Il ne serait pas impossible que
Fichte fût l'inventeur d'une manière toute nou-
velle de penser qui n'a pas encore de nom dans
la langue courante. Peut-être l'inventeur lui-
môme n'est-il pas sur son propre instrument
l'exécutant le plus habile et le plus ingénieux,
encore que je n'affirme pas la chose. Mais il est
vraisemblable qu'il se rencontrera des hommes
qui sauront mieux « fichtiser » que Fichte » (die
weit besser fichtisiren vverden, als Fichte).
En parlant ainsi Novalis songeait à lui-même
et à ses amis qui cherchaient l'essence de la poé-
sie dans l'exaltation du moi et l'intuitionnisme ou
404
L ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
idéalisme intégral. Bientôt, en effet, la philoso-
phie protestante de Fichte, son retour à un ratio-
nalisme ahstrait ne satisfont plus les jeunes ro-
mantiques. On se tourne alors vers Jacobi et
Schelling, dont la doctrine prête davantage aux
applications lyriques. Les poètes de 1795 ne se
contentent pas de tourner en ridicule ce que No-
valis nomme « l'intellect pétrifiant » ; ils rem-
placent le mot Vermmft par celui de Gemiïth. Au
centre du moi ils installent le cœur, avec tout ce
que ce mot comporte de sens intuitif et émotion-
nel. Parti de la philosophie de Fichte, Novalis en
vient à diviniser le moi esthétique, à en faire la
substance de toute réalité. « Son génie poétique
exige que le fond de la Nature soit Génie et Poé-
sie », déclare M. Delacroix l. Entendue de la sorte,
la poésie, émanatiou du moi subjectif et sentiment
pur, doit nous mener plus près de l'âme des cho-
ses que ne le fait l'intelligence constructive.
Cet idéalisme transcendant, de caractère émo-
tionnel et diffus, ce subjectivisme poétique, cet
intuitionnisme lyrique est la base de l'esthétique
romantique d'outre-Rhin. Et l'on voit à présent
quel abîme sépare nos poètes de 1830 des artistes
de 1795.
1. H. Delacroix. Novalis. La formation de Vidéal magique.
Bévue de Métaphysique et de Morale, mars 1903.
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 405
Outre que le romantisme français n'a pas connu
les hommes et les œuvres d'outre-Rhin, il a tota-
lement ignoré les doctrines du romantisme alle-
mand. Sans doute l'école de 1830 exalte aussi
l'individualisme et le sentiment poétique, mais il
manquera toujours à l'esthétique de Hugo ce fon-
dement métaphysique qui constitue l'originalité
du romantisme allemand. Lorsque Nova lis parle
du sentiment, il entend une lumière supérieure
à la clarté de la raison, capable d'éclairer les pro-
fondeurs de notre moi absolu et de faire rayon-
ner en notre esprit les plus hauts sommets de
FÊtre. Il s'agit là d'une faculté nouvelle, source
de connaissance immédiate, dont le fondement
est métaphysique et qui a pour but de révéler
l'inconnaissable. Cette théorie fait le fond de la
philosophie de Jacobi.
Au contraire, lorsque Hugo parle du sentiment,
il entend ce mot dans un sens beaucoup plus
simple et purement affectif. Les deux romantis-
mes combattent l'un et l'autre au nom de la na-
ture, mais pour les Allemands la nature c'est
Pintuition et l'âme ; pour Hugo il ne s'agit que
d'une réaction contre l'idéal classique et de faire
entrer dans l'art Je concept de liberté. Les roman-
tiques français n'ont jamais cherché à étayer leur
esthétique sur un système spéculatif ou sur une
théorie de la connaissance. Ils traduisent le mot
2.1.
406 l'attitude du lyrisme contemporain
sentiment par celui d'imagination et ne s'effor-
cent pas d'identifier dans la même substance
l'idéal et le réel. Le sentiment n'est pour eux que
l'expression de la fantaisie individuelle, le pou-
voir de suivre librement les caprices de l'esprit
et d'en marquer les arabesques.
La répugnance bien connue des Français pour
toute spéculation métaphysique un peu poussée
interdisait à nos poètes de 1830 la compréhension
de l'esthétique allemande. A ce propos, le livre
de M"" de Staël apparaît une exception dans
l'histoire littéraire du début du xixe siècle. Encore
que De l'Allemagne soit un livre de vulgarisation
et qu'on puisse le comparer aux interviews d'un
Jules Huret, par exemple, cet ouvrage, beaucoup
trop fort, bien trop riche d'idées spéculatives, ne
pouvait être assimilé d'un trait par les cerveaux
primesautiers de nos poètes. Le livre impres-
sionna par les détails, bien plus que par le fond
même des théories exposées. Nos romantiques
français ne virent dans le mouvement littéraire
allemand que l'exaltation du gothique et qu'un
retour enthousiaste aux légendes du moyen âge.
Toute la partie essentielle, c'est-à-dire la philo-
sophie transcendante du moi, la méthode intui-
tive et Tidéalisme lyricjue leur échappa.
Par romantisme allemand le cénacle de Hugo
entend Gœthe et Schiller qui ne sont plus roman-
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 407
tiques, encore les connaît-on fort mal. On a des
notions, il est vrai, de leur théâtre, et c'est bien
sur notre théâtre que l'influence allemande se fait
sentir. Nous sommes, à ce point de vue, créan-
ciers d'un Schiller, vulgarisé à cette époque par
Camille Jordan. Mais que dire de Faust que Ben-
jamin Constant appelle une « dérision » et que
Mm' de Staël nomme « un rêve » ? Quant à la poé-
sie allemande, elle est entièrement ignorée.
Ainsi donc, entre 1820 et 1830, comme le re-
marque M. Texte*, la littérature allemande est
moins pour la France un objet d'imitation qu'un
instrument d'émancipation. On n'entend rien à
l'esprit germain, mais on sent obscurément que
cette littérature étrangère apporte des sentiments
nouveaux ; aussi l'aime-t-on plus qu'on ne la
comprend.
Ce n'est qu'après 1830 que nous acquérons quel-
ques notions de littérature comparée et qu'on lit
la poésie lyrique allemande, grâce à Henri Heine.
Or, ce dernier avait plus de goût pour les Fran-
çais que pour ses compatriotes, aussi les a-t-il
franchement calomniés, et n'a-t-il offert à nos
poètes qu'une caricature grossière du premier
romantisme.
Un seul Allemand a agi sur le cénacle de Vic-
1. Joseph Texte. Étude» de littérature européenne. Colin.
inS l'attitude du lyrisme contemporain
tor Hugo : Hoffmann, qui ne fait d'ailleurs pas
partie de la génération de Novalis. Cet homme
étrange, dont la vie s'était écoulée entre l'alcool
et le rêve, semblait le digne fils de cette Allema-
gne qu'un critique a appelée la patrie des hallu-
cinations. « Mieux que tout autre, écrit M. Texte,
son inquiet génie répondait à l'idée que se fai-
saient les Nerval, les Musset, de l'inspiration poé-
tique. Personne n'avait mieux réalisé l'idéal du
poète purement sensitif, de celui qui passe sa vie
dans une perpétuelle oscillation de l'ironie au
mysticisme, du sarcasme au baquet de Mesmer * . »
Ces qualités ne pouvaient manquer d'enchanter
nos poètes, alors épris de fantastique ; aussi peu
de livres ont eu chez nous, à cette époque, la
vogue des Contes d'Hoffmann.
Somme toute, le romantisme français ne doit
presque rien au véritable romantisme allemand.
Il lui a emprunté son goût pour l'étrange, son
amour du gothique et de la légende, mais là s'ar-
rêtent ses emprunts. Les poètes de 1795 demeu-
rèrent inconnus en France. Jamais les contempo-
rains de Hugo ne se seraient entendus avec
Novalis, disciple de Fichte et de Schelling, et
n'auraient accepté cette idée de l'auteur des Hym-
nes à la Nuit : « La distinction de la philosophie
1. J. Texte, op cit., p. 23 î.
I.E ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 409
et de la poésie n'est qu'apparente, et à leur com-
mun préjudice. » Les deux esthétiques ne se corn-
pénètrent pas.
II
Notre génération poétique de 1885, sans avoir
connu à fond le romantisme allemand, en a eu
pourtant des notions exactes. C'est à cette épo-
que seulement qu'il faut chercher Finfluence
exercée en France par Novalis et ses contempo-
rains
Les romantiques allemands, comme nos moder-
nes symbolistes, luttent avec la même énergie
contre un rationalisme étroit et un positivisme
anti-poétique. Au sortir de Fatmosphère étouf-
fante du xvme siècle et du matérialisme de YAuf-
klœrung, les jeunes esprits sentaient le besoin de
s'aérer, de respirer plus librement. L'intellectua-
lisme avait réduit sous sa loi tous les élans de
l'âme ; le cœur ne devait pas tarder à prendre
sa revanche. De même, en Franco, le natura-
lisme d'un Zola et le positivisme parnassien sem-
blent vouloir tout envahir et nous déshabituer du
lyrisme pur. La réforme opérée par les symbo-
listes dans le domaine poétique fut d'abord une
réaction très vive contre l'idéal, un peu bas, en
410
vogue à la fin du xixe siècle. Ceci est trop évi-
dent et connu pour qu'il soit nécessaire d'insis-
ter. Ajoutons toutefois que le parallélisme qu'on
observe dans les tendances intellectuelles de la
période romantique se retrouve aussi de nos
jours. La réaction contre l'intellectualisme se
produit en Allemagne non seulement dans la poé-
sie, mais encore dans la philosophie avec Fichte,
Schelling et Jacobi. Chez nous on observe cette
même direction de Fesprit dans tous les ordres
de Factivité cérébrale, dans les sciences abstrai-
tes, par exemple, avec un Poincaré, dans les
sciences naturelles avec un Houssaye, dans la mé-
taphysique et la psychologie avec un Boutroux
et surtout un Bergson, le Fichte de notre géné-
ration, répétons-le.
Le fondement esthétique du symbolisme re-
pose, comme celui du romantisme allemand, sur
les assises de l'idéalisme transcendant. On se rap-
pelle les principes mille fois exposés du lyrisme
contemporain : la nature est un état d'âme; nous
sommes des réceptacles de sensations et d'ima-
ges que nous projetons en dehors de nous par des
intuitions immédiates ; les choses nous intéres-
sent moins en elles-mêmes que selon les vibra-
tions de notre conscience à leur occasion ; un
paysage est notre moi qui chante de certaine
façon, etc.. Dans son article M. Jean Thorel a
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 4i 1
bien noté cette influence de l'idéalisme, entendu
dans son sens allemand, et non plus comme une
vague aspiration de l'au-delà, sur notre généra-
* tion. « Ce que la Revue Wagnérienne et la Revue
Indépendante, écrit-il, appelaient philosophie et
littérature wagnériennes, ce n'était autre chose
que l'idéalisme fichtéen. » La Revue Wagnérienne
en effet, — dont il serait curieux de dépouiller
la collection — eut sur les poètes symbolistes
une grande autorité, grâce au talent si averti de
M. Téodor de Wyzevva. De plus, les deux plus
authentiques ancêtres du symbolisme, Villiers de
TIsIe-Adam et Stéphane Mallarmé, ont toujours
été de purs fichtéens. « M. Mallarmé, écrivait
M. de Wyzewa, admet la réalité du monde, mais
il Fadmet comme une réalité de fiction. Pour
lui, la nature, avec ses chatoyantes féeries et les
sociétés humaines effarées, n'est qu'un rêve de
Pâme, réel certes, mais tous les rêves ne sont-ils
point réels, et notre âme est-elle autre chose
qu'un atelier d'incessantes fictions, souveraine-
ment joyeuses lorsque nous avons conscience que
c'est nous qui les créons? » D'autre part, Claire
Lenoir et Axel sont pleins de phrases fichtéen-
nes telles que : « Dieu n'est que la projection de
mon esprit, comme toutes choses ; je ne puis
sortir de mon esprit... Tu possèdes l'être réel
de toutes choses en ta pure volonté... Tu n'es
412
que ce que tu penses... Tu crois apprendre, tu te
retrouves ; Funivers n'est qu'un prétexte à ce
développement de toute conscience. » « Pour qui
sait, ajoute M. Jean Thorel, que toute l'oeuvre de
Villiers de FIsle-Adam, comme celle de M. Sté-
phane Mallarmé sont en chaque instant péné-
trées de ce sentiment que nous venons de leur
voir, il sera facile de découvrir des traces conti-
nuelles de l'importance qu'eut leur autorité sur
la plupart des symbolistes. » Rappelons aussi
pour mémoire que la première traduction des
oeuvres de Novalis est due à Maeterlinck et que
dans le Trésor des Humbles se trouve un brillant
commentaire de l'idéalisme allemand.
Cet idéalisme dans les œuvres symbolistes n'est
plus un simple élan sentimental, mais revêt bien
le caractère d'une doctrine définie, qui repose,
comme chez Fichte et ses disciples littéraires,
sur une théorie de la connaissance. A côté de
l'intelligence discursive, les poètes contemporains
admettent, de façon plus ou moins consciente, une
faculté lyrique ayant son activité propre et per-
mettant d'avoir de l'univers une sorte de vision
centrale et directe. Cette faculté, que les Alle-
mands nomment Einfùhlung et qui correspond
à ce que Bergson appelle intuition, permet au
poète de penser d'un coup tout son poème, de
s'intérioriser dans l'objet de son chant, jusqu'à
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 413
cequeFexpression de ce chant soit son âme même
vécue dans le temps de sa conscience.
D'autre part Fobjet de la poésie pour les ro-
mantiques allemands, comme pour les symbolis-
tes, est d'exprimer l'inexprimable, tous les rap-
ports secrets qui unissent les paysages à une vie
d'homme, les correspondances intimes entre les
objets divers qui nous entourent et notre moi,
l'ambiance mystérieuse où baignent nos senti-
ments, l'harmonieux concert et les polyphonies
multiples qui se jouent dans le silence de nous-
mêmes. Novalis se proposait précisément dans
ses Hymnes à la Nuit de chanter ce qui échappe
à toute représentation. Les symbolistes, de même,
ont voulu dire la réalité qui se dérobe derrière
les phénomènes, les modulations que le sentiment
de l'inconnaissable déchaîne en nous.
Rendre ainsi le moi à la « volupté vagabonde
du rêve », c'était de part et d'autre donner d'a-
bord comme objet à la poésie la poésie même, la
poésie dépouillée de tout ce qui n'est pas elle,
Fart oratoire, l'éloquence, etc.. pour n'accueillir
que des pensées et des sentiments purement lyri-
ques et repousser une esthétique naturaliste —
je ne dis pas naturiste — c'est-à-dire étroite, in-
complète, trop plastique, trop formelle. C'était
aussi parler un langage éminemment suggestif et
évocateur. Les romantiques reprochaient à Gœ-
414 L* ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
the et à Schiller de couper les ailes au rêve, de
l'enfermer dans des concepts rigides, de perdre
en profondeur, comme l'écrit M. Jean Thorel,
« tout ce qu'on gagne en délimitation », de re-
venir vers le fini, alors que le devoir du poète
est de chercher l'infini. Le grief fondamental des
symbolistes contre l'école parnassienne est qu'elle
ne parvient que rarement « à rien suggérer au
delà de ce qu'elle dit, ce qui la met par consé-
quent dans l'impossibilité d'exprimer » le mys-
tère des bois, la joie des matins clairs, le parfum
particulier de tel sentiment, la vie latente de
l'âme universelle.
D'où ici et là un désir légitime de combinai-
sons harmonieuses plus fines, plus discrètes, plus
matérielles. M. Jean Thorel écrit avec beaucoup
d 'à-propos :
... L'école romantique allemande fut maintes fois
appelée école musicale par les critiques d'outre-Rhin,
qui ne manquèrent pas de relever, comme il nous
serait facile à nous-mêmes de le faire pour les sym-
bolistes, l'abondance d'oeuvres dont le titre est em-
prunté aux termes en usage dans la musique. Et
sans doute faut-il croire que ces préoccupations ont
prêté un charme réel à l'œuvre des romantiques al-
lemands puisque le critique Hettner, que ses préfé-
rences personnelles ont engagé à juger le groupe
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 4l5
romantique avec un peu de sévérité s'est vu contraint,
voulant être impartial, d'avouer que tout justement
à cause de cette base musicale sur quoi elle se fonde,
cette poésie vient faire vibrer nos cœurs d'une ma-
nière saisissante et si profonde, si gracieusement
rieuse ou si émouvante, qu'on a peine à imaginer
que puisse jamais parvenir à un résultat aussi in-
tense une poésie plus plastique, fût-ce même celle
des plus grands poètes. »
De la musique encore et toujours
Que ton vers soit la chose envolée...
s'écria Verlaine sûr d'être entendu de sa généra-
tion. Un lyrisme ainsi compris, une poésie d'états
d'âme où s'unissent les rapports secrets du sen-
sible et de Tintelligible, où Ton veut atteindre
l'essence dont les manifestations se jouent à la
surface des choses », réclament des modes d'ex-
pression plus souples et variés, un langage moins
objectif, des termes, si j'ose dire, plus immanents,
des images entièrement recréées qui clichent
sans la figer la sensation. D'où les réformes mé-
triques tentées par les romantiques allemands
et*les symbolistes. M. Sponlé, dans son très éru-
dit ouvrage sur Novalis, fait remarquer que le
troisième en entier et le début du quatrième des
Hymnes à la Nuit sont écrits en prose rythmée.
416 l'attitude du lyrisme contemporain
De cette prose rythmée, ajoute le critique l, on
voit se dégager peu à peu une forme lyrique dif-
férente : le vers libre. Et M. Spenlé nous cite
une très intéressante lettre de Novalis adressée
à Schlegel en janvier 1798. Novalis rêve d'un
rythme plus malléable et d'une métrique plus
subtile.
La poésie, dit-il, semble ici se relâcher de ses exi-
gences, devenir plus docile et plus souple. Mais celui
qui tentera l'expérience dans ce genre s'apercevra
bien vite combien cela est difficile à réaliser sous
celte forme. Cette poésie plus large (dièse erweiterte
Poésie) est précisément le problème le plus élevé du
compositeur poète, un problème qui ne peut être ré-
solu que par approximation et qui est déjà du do-
maine de la poésie supérieure... Ici s'ouvre un champ
illimité, un domaine vraiment infini. On pourrait ap-
peler cette poésie supérieure : la poésie de l'Infini.
Les symbolistes ont, à leur tour, cherché un
rythme en adéquation avec leur esthétique, « un
rythme basé réellement sur les sensations audi-
tives produites par la lecture normale du vers, et
une combinaison plus consciente, sinon plus sa-
vante, des effets d'harmonie qu'on ne remarquait
guère jusqu'ici qu'à la rime, et que pourtant il
1. Cf. E Spenlé, op. cit , p. 84.
\
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 4i7
serait facile d'analyser dans leur belle complexité
chez les grands poètes antérieurs qui les ont pro-
duits, tous d'instinct et par la seule vertu de
leur génie * ». On sait la fortune du vers libre et
à quel point nos poètes l'utilisèrent. La réforme
prosodique est, sinon un fait accompli, du moins
passé en usage dans le lyrisme contemporain.
La pensée ne doit plus s'astreindre à une forme
poétique préétablie, mais créer son propre mou-
vement, son rythme exact, ses accents variés, ses
temps forts et faibles qui dessinent sa grâce si-
nueuse et son dynamisme intérieur.
Un autre rapprochement s'impose : le goût
commun des romantiques allemands et des sym-
bolistes pour la légende, le folklore, la chanson
populaire, la fable, ce que les poètes d'outre-Rhin
nomment le Maerchen. Si ce dernier revêt de
préférence le caractère du mythe platonicien
chez Novalis et ses émules, le Maerchen emprunte
davantage chez nos poètes son inspiration aux
sources populaires, aux chants naïfs du Moyen
Age ou de nos provinces. Ce qui, selon Schlegel,
donnait le plus de valeur à la poésie antique,
c'était la beauté des mythes qu'elle avait enfan-
tés; et le poète qu'il prisait le plus de l'antiquité
c'était Dante, à cause du merveilleux monde
J. Cf. Jean Thorel, op. cit., p. 105.
418 l'attitude du lyrisme contemporain
d'images et de légendes qu'il avait su créer K On
trouvera dans le livre de M. Robert de Souza :
la Poésie populaire et le lyrisme sentimental, l'es-
sentiel des préoccupations lyriques de nos poètes
modernes à ce sujet. Tous, plus ou moins, mais
tous ont cru bon d'aller se retremper à la source
du mythe populaire et d'y puiser une inspiration
plus fraîche et plus libre. Alors que les parnas-
siens ne se servaient de ces légendes « que coin me
d'ornements agréables, sans avoir conscience de
leur sens profond » ', les symbolistes y ont dé-
couvert une précieuse mine de rêve, et de vérité
sentimentale intense. L'humanité dans sa jeu-
nesse fut attentive au mystère des choses, et ce
mystère, ce sentiment de l'ineffable, elle l'exprima
dans ses chansons souples, dans ses complaintes
pleines de fraîcheur et d'âme. En retournant aux
origines du lyrisme pur, dépouillé d'artifice, le
symbolisme nous a libérés d'une poésie factice,
nous a fait revivre des heures bienheureuses.
L'illusion a extrait de l'Inconscient une poésie
sentimentale et très prenante.
1. Novalis écrit de son côté : < Le Maerchen est comme un
rôve épars ; un ensemble de merveilleuses choses et d*événe-
raents, une fantaisie musicale, les sons harmonieux d'une harpe
d'Eole, la nature même. » Il dit encore : c Ailes poetische
rnuss m<erchenhaft sein. »
2. Cf. A Beaunier. La Poésie Nouvelle. (Mercure de France,
p. 22.)
Le romantisme allemand et le symbolisme français 419
Il importe de signaler encore deux points de
contact entre la mentalité des romantiques alle-
mands et celle des symbolistes, je veux parler de
Tironie et du sentiment religieux.
L'ironie est presque un dogme dans l'esthéti-
que de Novalis et surtout chez Schlegel, elle fait
partie intégrante du rêve, car « l'humour nous
présente, dans un alliage imprévu, la* nature
mêlée à l'esprit, le conscient uni à l'automatique,
tous deux à la fois contrastants et identiques ».
M. Spenlé ajoute : « L'ironie romantique, issue,
comme le pessimisme, de l'idéalisme philosophi-
que, est donc l'intuition d'une contradiction
initiale de l'Être, le sentiment de l'universelle
illusion ». Ne prenons pas le monde au sérieux,
dit en substance Novalis, car il n'est qu'un en-
semble de phénomènes, de symboles, derrière
lesquels se cache la réalité. Il importe que l'artiste
demeure au-dessus de son œuvre, la domine, et
qu'on sente qu'il joue. Si l'auteur des Disciples à
Sais s'est attaqué au Wilhclm Meister de Gœthe
et a cru le dépasser par son Henri d'Ofterdingcn,
il a commencé par l'aimer passionnément. Ce
qu'il admire tout d'abord dans le célèbre roman,
c'est justement l'art de traiter avec la môme iro-
nie les faits vulgaires et les faits importants et
d'employer une forme capricieuse et imprévue.
Victor Hugo, dans sa théorie du grotesque, n'a
420 l'attitude du lyrisme contempoh ai\
nullement pressenti ce genre d'humour où les
larmes et le rire se mêlent de façon si vivante et
cruelle. « L'humour, dit Hettner, est le plus bel
enfant de la douleur et de la mélancolie. » La
génération symboliste a bien vu tout le parti à
tirer de cette attitude curieuse et difficile à défi-
nir. Villiers de Flsle-Adam, Rimbaud, Jules La-
forgue ,*Verlaine et bien d'autres ont mêlé de façon
étroite l'ironie au lyrisme et semblent donner
raison à cette phrase de ïieck : « L'ironie est le
parachèvement de toute œuvre d'art, c'est cet
esprit sublimé qui plane à Taise sur le tout et
joue librement avec lui.» Mais si l'ironie allemande,
comme toute l'esthétique d'outre-Rhin, repose sur
une conception métaphysique, il faudrait peut-être
chercher les causes de l'humour symboliste dans
une réaction légitime contre le sentimentalisme
veule de notre époque où les idées philanthropi-
ques ont fait d'énormes ravages. « Pour éloigner
le bourgeois, dit Jules Laforgue, se cuirasser d'un
peu de fumisme extérieur », et le bourgeois c'est
la société larmoyante contemporaine, cette « vaste
entreprise de pâtes alimentaires », c'est la démo-
cratie humanitaire et bête, devant laquelle le
poète a peur de s'abandonner. Ces causes de notre
ironie actuelle seraient curieuses à approfc »dir.
Notons seulement au passage la note très parti-
culière, le son très neuf de cette ironie introduite
LE ROMANTISME ALLEMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 421
dans notre lyrisme et faisant corps avec lui. Un
excellent critique allemand, M. Paul Renier, nous
dit M. Jean Thorel, dans une étude sur les ten-
dances actuelles de notre littérature, a très bien
établi la différence entre l'humour contemporain
et l'ironie d'un Heine, par exemple. « Dans Heine,
le sentiment, la fantaisie et Fironie dominent
chacun à son tour, Vun chassant Vautre : chez
Laforgue, au contraire, les trois ennemis sont ré-
conciliés et s'en vont constamment la main dans
la main, sans qu'aucun cesse un seul instant de
faire sa partie dans le concert de l'œuvre. »
Quaut au sentiment religieux, on pressent que
nous devions le retrouver chez les romantiques
allemands et nos poètes contemporains, car il
découle des principes que nous avons reconnus
communs à ces deux générations. Une telle façon
de concevoir le lyrisme : intuition, subjectivisme,
évocation d'une réalité intérieure a de grandes
ressemblances avec le phénomène psychologique
décrit sous le nom de foi, et que certains auteurs
ont défini un « état lyrique ». Cette esthétique est
propice aux élans de l'Ame et développe chez
l'artiste une sorte ({'aspiration plus ou moins mys-
tique.
On sait que, pour Novalis, l'intuition ou la foi
surpasse en dignité la raison. Chaque romantique
voulut avoir ses visions, ses extases, ses révéla-
21
422 l'attitude du lyrisme contemporain
tions. C'est le triomphe des sectes d'illuministos
et (Tésotériques. L'influence de Boehme est pal-
pable dans les œuvres de la génération de 1795.
Un mot résume ce mouvement idéaliste : la reli-
giosité, qui éveille « la .nostalgie de nous perdre
et de nous dissoudre dans quelque chose de plus
grand que nous ». Schleiermacher, écrivait Nova-
lis, « a annoncé une sorte d'amour de la religion,
une religion esthétique, presque une religion à
l'usage de l'artiste qui a le culte de la beauté et
de l'idéal ». De cette époque datent les Hymnes
spirituelles de Novalis, les effusions de Schlegel,
de Tieck et de Schelling, l'école allemande de
peinture, dite école chrétienne, qui donne comme
unique fondement à l'art l'inspiration, laquelle
n'est possible qu'à ceux qui ont la foi.
Ce courant spiritualiste existe d'une façon ca-
ractérisée chez les symbolistes. Il serait facile de
réunir mille traces de religiosité dans les œuvres
de notre époque. Il suffit de rappeler les premiers
ouvrages de Maeterlinck, ses traductions de Ruys-
broeck,son Trésor des Humbles imprégné de mys-
ticité ; les élévations spirituelles de Verlaine dans
Sagesse ; les prières de Max Elskamp ; •"' imour
divin de Vielé-Griffin ; l'ésotérisme d'un Voiliers
de l'Isle-Adam, etc., autant de réalisations sur
le plan sentimental des idées esthétiques ac-
tuelles.-
LE ROMANTISME ALLBMAND ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS 423
Ces quelques rapprochements entre les roman-
tiques allemands et les poètes de la génération de
1885 aident à mieux saisir le parallélisme de deux
esthétiques développées à près d'un siècle de dis-
tance. Il a fallu chez nous une double réaction :
et contre le romantisme de 1830 trop superficiel,
trop purement imaginatif, et contre Fattitude po-
sitiviste des parnassiens, pour amener notre poé-
sie à une plus profonde compréhension des lois
du lyrisme. Ainsi, l'histoire littéraire nous offre
mille corsi et ricorsi entre le naturalisme et l'idéa-
lisme interprétés selon le génie des races et le
goût particulier des générations ; de même qu'à
une époque musicale où l'harmonie prédomine,
succède une autre, amie de la mélodie. Chaque
idéal d'art est représentatif d'une manière géné-
rale de penser. En s'acheminant dans la voie que
nous avons indiquée, à la suite du romantisme
allemand, mais en imprimant aux œuvres le ca-
chet de notre esprit national, le lyrisme contem-
porain dévoile tout un pan de l'âme moderne.
L'avenir dira combien de temps durera et quelles
œuvres honoreront cette mentalité.
LA PHILOSOPHIE DE M. BERGSON
ET LE LYRISME CONTEMPORAIN
Personnalité de M. Bergson. L'opportunité de sa doc-
trine et ses correspondances avec le lyrisme con-
temporain.
I. — Critique bergsonienne des théories mécanistes.
La réaction symboliste contre le naturalisme parnas-
sien accuse les mêmes préoccupations,
II. — Bergson et les symbolistes combattent l'ancien
intellectualisme et l'abstraction.
Deux sortes de conscience. A travers les formes con-
ventionnelles des concepts Bergson et symbolistes
discernent une vie plus riche, plus intérieure, un moi
fondamental, concret et dynamique.
III. — Même méthode créatrice: l'intuition. A * ce
propos en quoi le mot symbolisme est mal et bien
choisi. — Le langage et les images accumulées.
IV. — Résumé et conclusion.
L'influence de la philosophie de M. Bergson sur
ma génération n'est comparable qu'à celle exer-
cée par Descartes sur Malebranche ou par Hume
sur Kant. Si Ton préfère une image plus rappro-
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 425
chée, je dirai que les Données immédiates de la
Conscience et Matière et Mémoire jouèrent à Forée
du xx* siècle, un rôle analogue à celui qu'eut
Y Allemagne de Mme de Staël sur les premiers ro-
mantiques français.
Du fond de nos lycées et de nos collèges, où
nous achevions d'assez pauvres études, la nou-
veauté de cette doctrine vivante, riche de sens
concret et présentée avec grâce nous faisait pal-
piter d'émotion, au sortir de lectures desséchan-
tes. Mais ce ne fut qu'une fois émancipés du bac-
calauréat et en quête des lauriers suprêmes —
licence et agrégation — que notre esprit plus
exercé, plus exigeant aussi, goûta tout le charme
de ces délicates et profondes analyses psycholo-
giques, toute la saveur d'une métaphysique « po-
sitive », dégagée d'intellectualisme.
Dans le silence studieux de nos chambres
d'étudiants, tandis que dos fronts s'inclinaient
sous la lumière dorée de la petite lampe fami-
lière, cette philosophie, intérieure ainsi qu'un
poème et, si j'ose dire, symphonique, troublait
délicieusement nos esprits, comme l'haleine du
printemps qui nous arrivait du Luxembourg par
nos fenêtres ouvertes.
A l'âge où les idées pénètrent dans l'esprit sous
forme d'enthousiasmes, ces notions dynamiques
de durée qualitative, de continu hétérogène, d'é-
2i.
426
tats de conscience multiples et mobiles, opposées
à celles d'espace homogène et quantitatif, de réel
fractionné, statique et privé de vie — nous four-
nissaient de nouveaux motifs d'exaltation, et très
nobles.
Car derrière ces mots techniques que j'énu-
mère à dessein se levaient des horizons immenses,
de splendides paysages d'âme. Cette fleur de l'in-
telligence, que Kant avait desséchée de son souffle
épais, s'épanouissait soudain en nos cœurs à la
parole timide mais ardente de notre maître du
Collège de France.
La philosophie de Bergson demande en effet
à être entendue, commentée de la bouche même
de son auteur. Elle acquiert alors sa pleine va-
leur. Nous étions une demi-douzaine de fidèles à
nous donner rendez-vous dans cette petite salle
mal éclairée, presque un sanctuaire. Bergson en-
trait rapidement — on l'eût dit pressé — comme
un dompteur, un dompteur très simple. Il était
tout petit mais, derrière cette pauvre chaire en
bois sale, il semblait très grand, avec son cou
tendu et sa tête d'oiseau jetée en avant, comme
attirée par l'aimant de nos sympathies Assis sur
des bancs inconfortables, des bancs d'enfants de
chœur, nous servant de nos genoux pour pupitres,
nous écoutions dans un recueillement religieux
cette petite voix pincée qui retentissait jusqu'au
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 427
fond de nos vies inquiètes. Ah ! de quelle soif
nous l'aspirions cette parole ruisselante de poé-
sie I Car si la plupart des philosophes écrivent
bien, beaucoup parlent mal; et nous qui ne navi-
guions à travers les doctrines que pour atterrir
au port de la littérature hautaine et grave, de la
littérature à idées, munis d'un bagage copieux
de méthodes — nous ne pouvions demeurer indif-
férents à l'expression d'une pensée qui se voulait
poétique pour être plus vraie.
Les yeux concentrés dans sa vision intérieure,
Bergson parlait sans notes, sans aucun papier,
tantôt pétrissant un minuscule mouchoir, tantôt
joignant ses mains et les portant en avant avec
le geste d'un baigneur qui veut plonger dans des
cerveaux. Les mots s'échappaient, admirablement
associés, faisaient lever sous leurs métaphores
élégantes et subtiles des tourbillons de pensées
évocatrices, des effluves de suggestions. Oui, il
faut s'être laissé prendre par ces aspirations ré-
gulières qui vous tirent l'âme du corps, qui déga-
gent le moi profond de ses gangues et qui le font
surgir des abîmes de la conscience 1
Hélas! la mode est venue vicier l'air de ces
agapes spirituelles. Le snobisme a envahi la pau-
vre salle magnifique. A présent celui qui, le ven-
dredi, n'arrive pas une bonne demi-heure avant
l'ouverture du cours, ne peut s'asseoir sur ces
128 l'attitude du lyrisme contempou un
bancs d'église de village. Une foule élégante se
presse, s'étouffe, et le va-et-vient continuel des
entrées et des sorties, le battement des portes
ont chassé le bon recueillement d'autrefois. A
peine trois ou quatre étudiantes à lorgnon, aux
robes limées, plaquées sur des corps d'enfant,
les cheveux en bandeaux, les mains sales se ha-
sardaient-elles jadis à nos côtés. Aujourd'hui c'est
toute une théorie de jupes de soie, de face-à-
mains dédaigneux, de chapeaux de théâtre et de
parfums blasphématoires. On va au cours de
M. Bergson comme on se rend à une conférence
au théâtre Fœmina, non pour entendre mais pour
être vu.
Cette vogue indiscrète ne laisse pas d'énerver
l'auteur des Données immédiates de la Conscience,
Combien de fois, dans l'intimité, ne s'est-il plaint
de cette affluence de badauds qui lui fait regret-
ter l'enseignement ésotérique des Grecs. « Parmi
les problèmes qui me préoccupent le plus, nous
a-t-il dit souvent, celui-ci n'est pas un des moins
obscurs : à savoir ce que peuvent comprendre à
ma philosophique de jeunes bourgeoises à la cer-
velle d'oiseau. »
11 en est de la doctrine bergsonienne comme
de la dramaturgie de Wagner ou des polyphonies
de Pelleas. On ne saurait rien retirer de profitable
de Tristan, ni goûter aucune joie à la musique
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 429
de Debussy sans une longue initiation et une con-
naissance approfondie des processus de l'har-
monie moderne. Matière et mémoire suppose la
familiarité de Kant, de l'idéalisme allemand que
combat Bergson, et des psychologies contempo -
raines qu'il développe. Peut-être les délicates
mondaines qui affrontent un lointain voyage sur
la rive gauche et qui débarquent au Collège de
France, éprouveraient-elles quelque embarras à
nous résumer la thèse du paralogisme psycho-
physiologique ' !
N'empêche que cette insistance à braver les
dangers de la rue des Écoles et de la rue Saint-
Jacques, cette affluence qui rappelle — pardon
du rapprochement — les plus beaux jours de
l'éloquence de Victor Cousin, cette hâte à utiliser
la philosophie bergsonienne et à l'employer
comme confirmation de quantité d'attitudes intel-
lectuelles contemporaines — est un symptôme
assez éclatant de l'opportunité d'une telle doc-
trine. Elle correspond évidemment à une men-
talité générale et, présentée à son heure, devient
1. Celte thèse est la clef de voûte de l'édifice bergsonien
elle est d'une compréhension assez subtile et demande une
connaissance approfondie de Matière et Mémoire. M. Bergson
en fit le sujet d'une importante communication au Congrès
international de Philosophie A (ionève en 1904.
Î30 l'attitude du lyrisme contemporain
le refuge d'une multitude d'esprits. Chacun en
prend ce qui lui plaît : certains s'en servent pour
rabaisser les prétentions exagérées des mathé-
maticiens à courte vue ; d'autres — et bien à
tort — prétendent extraire de la philosophie de
Bergson une nouvelle méthode d'apologétique ;
d'autres — ces derniers avec raison — en profi-
tent pour se livrer à une analyse plus minutieuse
des faits de conscience1.
De mon côté, je fus je crois le premier à si-
gnaler l'étroit rapport de la psychologie bergso-
nienne et de l'esthétique symboliste*. Lorsqu'on
étudie de près les manifestes du symbolisme et
les théories exposées par les auteurs mêmes de
ce revival lyrique dans quantités de petites revues,
on est étonné de la faiblesse de certains de leurs
arguments et de la contradiction trop fréquente
entre les doctrines et les œuvres. Rien que le
fait d'avoir considéré Moréas comme le chef du
Symbolisme prouve assez l'espèce d'inconscience
dans laquelle ont vécu les promoteurs du mou-
vement en question et leur impossibilité de
1. Parmi ceux-ci citons M. Emile Lubac, Esquisse d'un
Système de Psychologie rationnelle. Alcan, 1904; M. H. Lu-
quet, Idées générales de Psychologie. Alcan, 1906; et M. A.
Ghide avec ses deux volumes, Vidée de Rythme et le Mobilisme
moderne.
2. Cf. mon Essai sur le Symbolisme en tête de me» Paysa-
ges introspectifs. Jouve, 1904.
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 431
calculer la portée esthétique de leur œuvre. 11 en
est ainsi à toutes les époques littéraires, et je ne
pense pas qu'au début du romantisme les poètes
de 1820 aient vu nettement la réforme qu'ils pré-
paraient. On subit un courant qui vous entraîne,
plus qu'on ne l'analyse ; ce n'est qu'après quel-
ques années qu'on parvient à la pleine lucidité
d'un effort collectif, qu'on prend une claire cons-
cience du chemin parcouru.
La jeune génération actuelle, moins engagée
dans la lutte, plus impartiale donc, et qui apporte
à l'étude des œuvres aînées des méthodes criti-
ques plus éprouvées, n'a pas peu contribué à
« expliciter » l'esthétique contenue dans l'œuvre
d'un Régnier, d'un Griffin, d'un Verhaeren,etc, et
à dégager, à la lumière des réalités contemporai-
nes, le fondement objectif enclos dans toute mani-
festation intellectuelle.
Les gestes les plus essentiels de l'attitude lyri-
que nommée Symbolisme résument avec une telle
insistance la physionomie de la pensée bergso-
nienne, que définir celle ci c'est parler de ceux-
là. Il sera assez intéressant do montrer, à ceux
qui considèrent le symbolisme comme une men-
talité anarchiste, sans cohésion et privée de raci-
nes, que la substance de cette doctrine lyrique
est renfermée dans les Données immédiates de la
Conscience y et que, sur ces deux plans parallèles,
■\.\-2 l/ATTITlDI-; DU LYRISME GONTBMPOBAIN
plan esthétique et plan spéculatif, nous retrou-
vons la même orientation intellectuelle.
A dire le vrai, l'annonce d'un tel parallélisme
n'a rien de surprenant. J'ai assez insisté dans
mes précédentes études sur cette « température
morale » dont parle Taine, qu'on constate à la
même époque dans les différents ordres de l'ac-
tivité mentale et qui est « l'état général de l'es-
prit et des mœurs environnantes », pour que
cette loi de déterminisme psychologique ne soit
pas, une fois encore, constatée ici. A une tendance
poétique donnée correspond dans le même temps
une tendance philosophique. Tantôt celle-ci pré-
cède, tantôt celle-là prend les devants, mais tou-
jours la direction observée à une époque dans
une branche de l'activité spirituelle se vérifie
aussi dans toutes les autres.
Userait facile d'accumuler les exemples. M. Lan-
son l a fort bien montré l'intense corrélation qui
existe entre la psychologie d'un héros de Cor-
neille et la pure doctrine cartésienne. Entre le
Discours de la Méthode et l'Art poétique de Boileau
il n'y a qu'une différence de présentation. Plus
près de nous, cette rencontre de la poésie et de
la philosophie se peut aisément marquer. A l'éveil
1. Cf. Hommes et Livres et Revue de Métaphysique et de Mo-
rale, juillet 1896.
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 433
du positivisme des Comte, des Littré a corres-
pondu en littérature l'épanouissement du natura-
lisme et du parnasse. La critique de Taine, la
poésie de Leconte de Lisle, le roman de Flaubert,
l'esthétique de Courbet se fortifient d'une atmo-
sphère commune.
Plus près encore et pour l'objet qui nous oc-
cupe, historiquement la philosophie de Bergson,
après celle de Ravaisson, réagit contre le méca-
nisme de Spencer, pour les mêmes causes qui
poussèrent les symbolistes à se dégager de la
forme parnassienne. Théoriquement, c'est-à-dire
par une analyse sommaire de la doctrine bèrgso-
nienne et des préoccupations esthétiques des sym-
bolistes, nous essayerons de mettre en lumière
la similitude des fins spéculatives et lyriques au
début du xx* siècle.
La philosophie de Bergson » est tout d'abord
1. Il roste bien entendu que, me plaçant au seul point de vue
de l'histoire de la mentalité lyrique contemporaine, je n'ai pas
résumé toute la philosophie de M. Bergson, mais effleuré seu-
lement dans cette philosophie les thèses les plus capables d'in_
firmer l'esthétique symboliste. A descendre dans le détail cette
philosophie est autrement complexe et M. Bergson pardonnera
131
une critique du mécanisme de Spencer, des thèses
associationistes, déterministes et intellectualistes
— pardon pour ces ismes ou istes nécessaires.
Le système de Spencer qui prétend réduire à
Punitélcs faits cosmologiques, biologiques et psy-
chologiques a joui d'une grande vogue. Rien ne
rassure autant notre esprit géométrique, avide de
certitudes, qu'une doctrine simplificatrice qui
cherche à expliquer, selon le même principe, les
multiples énigmes de Fêtre. Le savoir totalement
unifié, voilà ce qui attire l'effort des monistes.
Mais cette attitude intellectualiste ne fausse-
t-elle pas le réel plus complexe, et les faits cosmo-
logiques, biologiques et psychologiques ne res-
sortissent-ils pas chacun de principes inconcilia-
bles entre eux et irréductibles ?
Maine de Biran, Ravaisson ont pensé ainsi, et
M. Bergson qui, en l'espèce, oppose à l'esprit géo-
métrique Fesprit de finesse a bien montré au nom
d'une méthode plus minutieuse (distinction du
temps spacial et du temps psychologique) ' Fim-
à un de ses anciens élèves d'avoir laissé inexplorées plusieurs
avenues curieuses de son système pour prendre au plus court
et, par des chemins de traverse, arriver tout de suite au point
de rencontre de deux belles routes où souffle un même air
captivant.
1. Toute la philosophie de Bergson repose sur une analyse
de l'idée de temps. « Le concept de la durée pure, hétérogène,
dont les moments s'interpénétrent, est la ba9e, l'idée géniale et
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 435
possibilité de ramener un processus vital au fonc-
tionnement d'une machine. Au principe de révo-
lution spencérienne, c'est-à-dire de la persistance
de la force ou de la persistance de l'identité, Berg-
son oppose la notion du changement réel qui
exclut la causalité physique où le même produit
le même. D'où le titre de son dernier volume :
l'Évolution créatrice.
L'associationisme donne prise à une critique
semblable, qui tend à ramener l'intelligence à
une sorte d'atomisme psychologique. Dans cette
théorie on considère l'esprit comme découpé en
cubes, qui pénètrent les uns dans les autres et
forment ainsi de multiples combinaisons, assez
semblables aux dessins d'une savante mosaïque.
Tout autre apparaît, avec raison, à Bergson, le
jeu de la conscience. Une analyse attentive de nos
états psychologiques montre que nous vivons dans
la durée, c'est-à-dire dans une création incessante
de nous-mêmes. L'esprit n'est pas formé par l'ad-
dition d'éléments conscients ; il est vivant et ne
saurait se comparer qu'à « une continuité d'écou-
lement ». « 11 est illusoire, dès lors, de chercher
à construire l'àme du dehors, parla juxtaposition
d'éléments qui ne peuvent être que des états fixés,
nouvelle que Bergson a introduite dans la philosophie. » (G. Da-
tault, Mercure de France, 16 mars 1908.)
436 l'attitude du lyrisme contemporain
automatisés l. » La vie psychologique n'est pas
une poussière d'atomes, mais, dit Bergson, « une
succession d'états dont chacun annonce ce qui
suit et contient ce qui précède... En réalité,
aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous
se prolongent les uns dans les autres... Il n'y a
pas deux moments identiques chez le même être
conscient... Une conscience qui aurait deux mo-
ments identiques serait une conscience sans mé-
moire... Il faudra donc évoquer l'image d'un spec-
tre aux mille nuances, avec des dégradations
insensibles qui font qu'on passe d'une nuance à
l'autre. Un courant de sentiment qui traverserait
le spectre en se teignant tour à tour de chacune
de ses nuances éprouverait des changements gra-
duels dont chacun annoncerait le suivant et résu-
merait en lui ceux qui le précèdent. > Le déve-
loppement de notre moi qui est durée pure « exclut
toute idée de juxtaposition, d'extériorité récipro-
que, d'étendue ».
Le déterminisme, intimement lié aux théories
mécaniques de la matière, suppose l'univers régi
par des lois nécessaires et immuables, et la vie
commandée par un enchaînement rigoureux de
1. Cf. Georges Dwelshauvcrs. Raison et intuition :ctude sur
la philosophie de M. Bergson {Belgique artistique et littéraire,
novembre, décembre ly05 et avril 19i)6).
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 437
phénomènes. ïl conçoit la conscience, ainsi que
le monde, comme un amas d'atomes doués de
mouvements. Or tout un groupe de savants et
de philosophes s'est levé, il y a quelques années,
pour protester contre la « rationalisation pro-
gressive du réel ». Sans entrer dans le détail il
suffit de rappeler le livre de M. Boutroux, La
Contingence des Lois de la Nature ; les travaux de
MM. Poincaré, Milhaud, Le Roy, Wilbois, etc.
M. Bergson a porté les derniers coups au matéria-
lisme, en montrant que s'il y a, à la rigueur, pa-
rallélisme entre un état cérébral et un état psy-
chologique, on ne peut, à aucun titre, conclure
à la correspondance entre ces deux sortes de phé-
nomènes, de nature parfaitement différente. A
supposer, en effet, que la position et la vitesse de
chaque atome soient connues, cela n'entraîne nul-
lement notre vie psychologique à la même fatalité.
C'est que la vie vécue par la conscience n'est
pas la même que celle qui glisse sur les atomes
sans y rien changer. 11 y a une différence fonda-
mentale entre le monde externe et l'interne, entre
la durée vraie et l'apparente. L'une est qualité
pure, l'autre quantité. Les états psychologiques
procèdent de celle-là ; ils ne se juxtaposent pas,
mais se compénètrent, se fondent ensemble dans
un perpétuel progrès dynamique.
Les partisans du déterminisme ne triomphent
438 l'attitude du lyrisme contemporain
qu'en découpant arbitrairement les faits de cons-
cience, en les abstrayant les uns des autres, c'est-
à-dire en les projetant dans l'espace partant en
les dénaturant, puisqu'ils s'écoulent dans la pure
durée. Or Bergson a montré qu'une science, dé-
cidée à ne pas fausser la réalité intérieure de la
conscience, doit concevoir chaque état psycholo-
gique comme représentant l'âme entière, car tout
le contenu de celle-ci se reflète en eux. Dire que
l'âme se détermine sous l'influence de l'un de
ces sentiments, c'est reconnaître qu'elle se déter-
mine elle-même, puisque chacun de nos actes n'est
pas une portion de nous, mais notre personnalité
entière.
Nous voici loin, semble-t-il, du symbolisme.
Pourtant, de ces préliminaires, il est déjà possi-
ble de voir quels principes esthétiques vont se
dégager.
Toute doctrine philosophique contient, en effet,
dans ses conclusions, une opinion sur le beau. Le
matérialisme enclôt l'art dans certaines formules
en corrélation parfaite avec tout son système.
L'idéalisme, de son côté, s'en référera, dans ses
jugements esthétiques, à l'ensemble de sa doctrine.
Si de la philosophie bergsonienne on dégage les
idées propres à édifier, sur les mêmes principes,
une science du hçau — comme on le fit, par
LA PHILOSOPHIE ET LB LYRISME CONTEMPORAIN 439
exemple, pour la philosophie de Descartes * —
on se trouve précisément exprimer les idées es-
thétiques que les symbolistes illustrèrent.
Car ne nous y trompons pas, la réaction spiri-
tualiste ou idéaliste qui s'est opérée vers 1885
contre le parnasse, correspond, sur un plan pa-
rallèle, à la réaction de la philosophie de Berg-
son, contre le mécanisme, Fassociationisme et le
déterminisme dont nous venons de parler.
Qu'était-ce, en somme, que l'attitude parnas-
sienne, sinon, dans Tordre esthétique, une sorte
de positivisme naturaliste? Les partisans de cette
esthétique s'en sont tenus à des descriptions bien
faites, à de scrupuleuses notations extérieures.
Vivant, si l'on peut dire, à la superficie de leur
être, ils ont moins pénétré à l'intérieur de leur
moi continu que cousu bout à bout des analyses
grossières d'états d'âme. Semblables aux associa-
tionistes, ils ont considéré l'art comme un ensem-
ble de jolis cubes délicatement peints dont Pas-
semblage suffit à créer une œuvre d'art. Avec
des atomes de beau, ils voulurent reconstituer une
beauté vivante. Or, on ne passe pas du mécanisme
à la vie; par uno semblable méthode on n'abou-
lit qu'à une sorte d'automatisme do l'art.
La même critique s'adresse aux peintres dits
I. Cf. Kranlz. lissai sur VEithètiqu* de Descartes.
440 l'attitude du lyrismi: contemporain
académiques qui, s'inspirant des principes de
Pestalozzi, vont du simple au composé et dessi-
nent les contours des formes vivantes, soit en cons-
crivant à leur modèle (supposé plat) une figure
rectiligne imaginaire sur laquelle ils s'assurent
des points de repère, soit en remplaçant provi-
soirement les courbes du modèle par des courbes
géométriques sur lesquelles ils reviennent ensuite
pour faire les retouches nécessaires1.
Cette méthode, dit fort bien Ravaisson, ne peut
apprendre qu'à dessiner des figures géométriques,
et alors autant se servir d'instruments appropriés.
Jamais, par ce moyen, on ne saisit le mouvement
propre de la forme vivante, l'expression de la
personne. « En partant du géométrique on peut
aller aussi loin qu'on voudra dans le sens de la
complication sans se rapprocher jamais des cour-
bes par lesquelles s'exprime la vie. » Du mécani-
que on ne peut passer au vivant par voie de com-
position .
1. Cf. Bergson. Notice sur la Vie et les Œuvres de M. Fé-
lix Ravaisson. ( Séances et Travaux de V Académie des Sciences
morales et politiques, juin 1904.)
2. Citons comme commentaire cette admirable page de Berg-
son extraite de sa notico sur Ravaisson: « 11 y a, dans le Traité
de Peinture de Léonard de Vinci, une page que M. Ravaisson
aimait à citer. C'est celle où il est dit que L'être vivant se carac-
térise par la ligne onduleusc ou serpentine, que chaque être a
sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 441
Au rebours de la conception atomistique des
parnassiens, poètes ou peintres, les symbolistes
ont compris, comme l'enseigne Bergson, que si
le mécanisme est impuissant à expliquer la vie,
en revanche la vie explique tout le reste. Placez-
vous au centre de la conscience, de là vous avez
une vue d'ensemble de tous les phénomènes de
l'univers. Ils ont vu que l'art ne consiste pas
à prendre par le menu chacun des traits du modèle
pour les reporter sur la toile et en reproduire, portion
rendre ce serpentement individuel. « Le secret do l'art de des-
« siner est de découvrir dans chaque objet la manière particu-
« Hère dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une
< vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une
« certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur.»
(Ravaisson. Article Dessin du Dictionnaire pédagogique.) Cette
ligne peut d'ailleurs n'être aucune des lignes visibles de la
figure. Elle n'est pas plus ici que là, mais elle donne la clef de
tout. Elle est moins perçue par l'œil que pensée par l'esprit.
« La peinture, disait Léonard do Vinci, est chose mentale. »
Et il ajoutait que c'est l'âme qui a fait le corps a son image...
Arrôtons-nous devant le portrait de Mona Lisa ou même devant
celui de Lucrczia Crivelli: ne nous semble-t-il pas que les lignes
visibles de la figure remontent vers un centre virtuel situé der-
rière la toile, où se découvrirait tout d'un coup, ramassé en
un seul mot, le secret que nous n'aurons jamais fini de lire
phrase par phrase dans l'énigmatique physionomie : c'est là
que le peintre s'est placé. C'est en développant une vision
mentale simple, concentrée en ce point, qu'il a retrouvé trait
pour trait, le modèle qu'il avait sous les yeux, reproduisant a
sa manière l'effort générateur de la nature. »
25.
442 l'attitude du lyrisme contemporain
par portion la matérialité. Il [l'art] ne consiste pas
non plus à figurer je ne sais quel type impersonnel
et abstrait, où le modèle qu'on voit et qu'on touche
vient se dissoudre en une vague idéalité. L'art vrai
vise à rendre l'individualité du modèle, et pour cela
il va chercher derrière les lignes qu'on voit le mou-
vement que l'œil ne voit pas derrière le mouvement
lui-même quelque chose de plus secret encore, l'in-
tention originelle, l'aspiration fondamentale de la
personne, pensée simple qui équivaut à la richesse
indéfinie des formes et des couleurs.
Les symbolistes ont mis en pratique, sans le
savoir, ces préceptes de haute psychologie. Au
lieu de décrire , d'analyser, ils se sont placés au
centre même de la vie, c'est-à-dire à l'intérieur de
la conscience. La poésie symboliste, ainsi que la
philosophie de Bergson et que la tendance, d'ail-
leurs générale des esthétiques contemporaines,
est un acheminement à l'intériorité, un effort pour
tout réduire aux états psychologiques et à la y uti-
lité, ne considérant pas les faits de conscience
qui se succèdent, comme des quantités douées de
mesure et de grandeur, mais comme des progrès.
Lorsqu'on jette une pierre dans un lac, on
n'aperçoit que des ondulations et des cercles ; la
pierre a disparu ; il ne reste plus de perceptible
que les frissons de la surface liquide. De même
lorsqu'un objet, un paysage, une parcelle do la
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 443
nature pénètre dans notre conscience, nous voyons
moins cette portion du monde, ce paysage, cet
objet que les modulations de notre conscience
et les vibrations de notre moi à l'occasion de ces
spectacles. Ce sont ces vibrations et modulations
internes qu'expriment les poètes symbolistes, à
l'occasion des paysages contemplés, alors que les
parnassiens ou naturalistes décrivent avant tout
les spectacles extérieurs des formes, et non des
états d'âme.
II
Qu'est-ce à dire, sinon qu'à travers les critiques
de détail portées par Bergson et les symbolistes
contre ce qu'on pourrait appeler l'attitude parnas-
sienne en philosophie ou en poésie, il faut distin-
guer une réaction plus générale contre l'ancien
rationalisme ou intellectualisme. Celui-ci prétend
tout réduire à des combinaisons de lois imperson-
nelles, entourer le monde et La vie dans un réseau
de mailles logiques et d'idées abstraites.
Or la philosophie de Bergson est un effort pour
rompre le corset de fer du concept pur et pour
dégager <le cette anoure rigide 1<" corps môme «lu
Réel mouvant. Plus une idée est générale, plus
elle est abstraite et vide, déclare Bergson dans
444 l'attitude dl* lyrisme contemporain
sa célèbre Notice sur Ravaisson. D'abstraction en
abstraction, de généralité en généralité, on s'ache-
mine au pur néant.
Il est de fait que notre esprit simplificateur
préfère, pour les besoins de Faction, palper une
collection de minerais que se promener dans les
cavernes d'une mine qui contient toutes les riches-
ses. L'intelligence est, jusqu'à un certain point,
comme le résidu de la vie, et l'idée, un appau-
vrissement du réel. Mais Faction nous réclame,
les nécessités de la société sont là. Plutôt que de
prendre, à chacun de nos actes, conscience de no-
tre vie intérieure, nous préférons recourir à des
idées arrêtées, palpables, cataloguées dans notre
esprit. Notre pensée est comme Midas qui chan-
geait tout en or : elle solidifie ce qu'elle touche.
Autrement dit, la vie est mobilité, écoulement,
sentiment d'un accroissement graduel, sympho*
nique. La Vie c'est le continu. Mais en face du
vécu se dresse lepensé. La Pensée n'a pas le môme
rythme que la Vie, elle ne peut la suivre dans
tous ses détours, ses crochets, ses méandres. Elle
contracte donc en une seule les pulsations de la
Vie. La Pensée est discontinue. Le problème pour
Bergson, comme pour les symbolistes, consiste à
rétablir la continuité de la Vie, rompue par l'abs-
traction des intellectualistes, philosophes ratio-
nalistes ou poètes parnassiens.
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 445
Il faudrait remonter jusqu'à Descartes, le père
de Tintellectualisme moderne, pour saisir sur le
vif Terreur de cette esthétique combattue par les
symbolistes. Déjà Boileau avouait à Brossette que
l'auteur du Discours de la Méthode avait « coupé
la gorge à la poésie ».Mais Descartes, c'est toute
l'esthétique du xvii8 siècle en puissance. L'idéal
du grand siècle pourrait s'intituler « l'idéal des
idées claires ». Tant que l'esprit d'un Racine de-
meura assez souple pour éviter de se plier aux
lois desséchantes de Y Art poétique ou du Discours,
la poésie jeta un bel éclat. Mais le formalisme ne
devait pas tarder à prendre le dessus et c'est Vol-
taire.
, Il y avait grand danger, en effet, à suivre à la
lettre les préceptes de Descartes et de Boileau. Le
rôve du premier était d'enchaîner la vie sous la
domination du concept et des notions simples. Le
second ne faisait que reporter cet idéal abstrait
en poésie. L'Art poétique n'est que le Discours
de la Méthode rimé, et toute la méthode carté-
sienne Boileau la résume ainsi :
Ce que Ton conçoit bien s'énonce clairement
Or, il est fort peu de choses qui se conçoivent
avec clarté. Mettre ce précepte en pratique c'était
se vouer aux idées générales et abstraites, à l'art
•41:6 l'attitude du lteismb contbmposaxn
statique et purement formel. Il est tant d'états de
conscience — les plus précieux et les plus riches
— qui se « conçoivent » mal ! Tous les sentiments
particuliers, les passions profondes, l'âme de la
vie, ces sources vives du lyrisme, demeurent tou-
jours troubles et leur profondeur n'est point per-
cée par les rayons de l'intelligence. Repousser
ces élans intérieurs, c'est priver la poésie de toute
originalité. Les accueillir, c'est se vouer à quel-
que obscurité peut-être, mais aussi à des formes
plus expressives du beau.
Ne craignons pas de l'avouer, faire intervenir
au nom des « idées claires » la quantité dans la
conscience, alors qu'elle est un processus, un en-
semble de qualités, remplacer le dynamisme de.
la vie par le mécanisme du concept discontinu,
c'est tuer la poésie pure, pour ne laisser place qu'à
l'art oratoire ou au poème didactique.
Les Romantiques semblent l'avoir compris, mais
leur erreur fut de tenter une réforme superficielle.
Dédaignant de descendre jusqu'au dynamisme de
la vie et de créer un art en conformité avec les
exigences de l'âme humaine, ils s'arrêtèrent à la
couche première, à l'imagination et prirent le
fantastique et l'horrible pour synonymes de pro-
fondeur.
Les parnassiens — et par ce mot il serait bon
d'entendre tous les intellectualistes — émus dus
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 447
exagérations de leurs prédécesseurs opérèrent une
conversion en arrière et retournèrent à l'abstrac-
tion et au concept ; j'entends par là que leur
objectivité étroite les empêcha de voir qu'à côté
du monde extérieur il existe le domaine subjectif
de l'âme. Ils ne chantèrent que le premier, sui-
vant des harmonies habiles, mais conventionnelles
et sans étendue, oubliant que le second est du
ressort de l'intuition. Si bien qu'au lieu de sensi-
biliser des idées pour les rendre plus vivantes,
ce qui est toute la réforme de l'esthétique con-
temporaine, ils ont intellectualisé des sentiments,
les dépouillant ainsi Je toute leur sève créatrice.
11 était donné à ceux que nous appelons d'un
terme très général quoique obscur, les symbolis-
tes, de mettre en pratique avant la lettre les en-
seignements de Bergson, en s'intériorisant dans le
Réel, en ne solidifiant plus la réalité mouvante,
mais en s'efîorçant de l'exprimer en fonctions de
son mouvement qui est le rythme môme de l'âme.
Des réformes techniques en devaient découler
dont il nous faudra reparler, et qui sont le vers
libre, la mélodie continue des Debussystes, l'ina-
chevé expressif et évocateur des sculpteurs, l'im-
portance donnée aux valeurs et au coloris par
les peintres.
J'ai eu jadis l'occasion de remarquer qu'une ré-
novation philosophique ou artistique se fait tou-
iiS l'attitude nu lyrisme contemporain
jours au nom de l'idée de Vie. C'est au nom de
la vie que romantiques ont demandé la liberté
dans l'art et que parnassiens ont réclamé pour
l'objectivité de la vision esthétique.
A leur tour bergsoniens et symbolistes luttent
au nom de cette même idée, comme autrefois Wa-
gner lorsqu'il attaqua la musique italienne. Mais
au lieu de s'en tenir aux apparences, aux phéno-
mènes simples et extérieurs, à de superficielles
analyses de cette notion, au lieu de choisir, de ne
pomper de la vie que le résidu intellectuel ou
social, ces derniers prennent de la vie, si j'ose
dire, la vie même. Ils n'extraient pas d'elle telle
ou telle qualité pour l'enfermer dans un concept
directeur ; ils poussent en profondeur leurs ana-
lyses psychologiques jusqu'au dynamisme de la
conscience, jusqu'à cette nappe ultime d'où flue
le réel mouvant. Le mouvement de la vie n'est
plus saisi du dehors, mais du dedans de la cons-
cience. Au mécanisme de la pensée réfléchie ils
opposent le perpétuel devenir du moi intégral.
Voilà des notions bien lourdes pour saisir dans
leur vol les ailes du lyrisme contemporain. Je
prie encore une fois qu'on m'excuse de tout cet
étalage pédant. Je suis bien d'accord qu'un beau
vers se goûte comme un bon fruit, mais si, dé-
passant la sensation première, nous nous effor-
çons de la réfléchir en nous, de l'analyser, de voir
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 449
clair dans ce qu'on entend par lyrisme, les diffi-
cultés augmentent avec la complexité du phéno-
mène de l'inspiration, et pour distiller, si j'ose
dire, la fleur de notre lyrisme, il est besoin
d'alambics assez compliqués.
Mais reprenons notre propos. Je parlais de moi
intégral. Derrière ces mots pesants se cache une'
riche réalité, la vie même. Les psychologues con-
temporains distinguent en effet deux sortes de
conscience : la conscience réfléchie et la conscience
spontanée, la première se trouve comme à la sur-
face de l'être et travaille sur une matière qu'elle
ne crée pas ; elle a pour mission de réfléchir les
données immédiates et forme une sorte de préci-
pité psychologique qu'on pourrait appeler d'un
terme général, le pensé. Au-dessous du pensé se
trouve le vécu, la spontanéité ou conscience im-
médiate. C'est celle-ci qui parle lorsque nous
créons et c'est elle qui constitue le fondement de
l'être. Un artiste serait très embarrassé de dire
comment il a écrit tel poème, l'idée comme la
strophe qui l'enveloppe se sont présentées tout à
coup alors qu'il y pensait le moins ; ce n'est que
plus tard qu'il a réfléchi sa création première,
mais cette création dans sa forme intuitive est
bien l'œuvre de la conscience spontanée.
Si l'on préfère, le moi nous apparaît sous deux
aspects bien différents suivant qu'on l'étudié de
450
I- ATTITUDE DU LYRISME CONTEMPORAIN
l'extérieur ou de Pintérieur. Vu de l'extérieur le
moi réfracté est net, précis, mais impersonnel,
privé de couleur et de personnalité. Ainsi abstrait
pour le mieux appréhender dans les limites de
l'intelligence, ce moi « n'est que l'ombre du moi
projeté dans l'espace homogène ».
Si nous descendons dans les couches profondes
de l'être, nous découvrons un autre moi tout dif-
férent du premier. A la place d'états psycholo-
giques inertes, juxtaposés ou isolés par l'intelli-
gence, nous entrons en contact avec un moi
confus, il est vrai, et en quelque sorte inexpri-
mable « parce que le langage ne saurait le saisir
sans en fixer la mobilité, ni l'adapter à sa forme
banale », mais un moi premier ■, qui s'écoule dans
la pure durée et qui est comme le flux delà vie,
un moi concret qui n'est plus une chose, mais un
progrès, C'ost ce moi ultime, ce subliminal self,
cette sorte de courant1, qui draine nos impres-
sions les plus profondes, que les symbolistes ont
voulu exprimer lyriquement.
Le parnassien, comme le philosophe rationaliste,
ne saisit que le premier de ces deux moi, tout en
surface et facile à immobiliser, à clicher sur des
concepts. Partant on n'atteint ainsi que des
1. Cf. un article de' W.James dans la Revue de Philosophie,
intitulé Le Courant de la Conscience, mai 1907.
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 451
états d'âme extérieurs et superficiels; des sen-
timents privés de leur complexité originelle et ré-
duits à de purs schèmes. Le symboliste s'attaque
au second moi beaucoup plus intérieur et per-
sonnel : plus intérieur puisque ce moi est le moi
vécu ou la vie même qui se déroule ; plus per-
sonnel car une émotion ainsi contemplée à sa
source revêt nécessairement un caractère parti-
culariste et individuel. Ma douleur n'est pas la
vôtre. « Il n'y a pas dans la forêt deux feuilles
qui soient identiques. A chaque individu corres-
pond un ton particulier dans les sentiments et
les pensées qui le rend irréductibleà tout autre l, »
L'esthétique contemporaine est basée sur cet ef-
fort consistant à pousser en, profondeur notre
exaltation lyrique.
Ili
Comment atteindre ce moi fondamental? Quelle
méthode employer? Nous avons vu que le rai-
sonnement est impuissant seul à nous révéler la
réalité vivante. D'autre part l'analyse ne pénètre
jamais à r intérieur de la réalité, mais tourne au-
1. Cf. un excellent article de Gcorgos Aimel intitulé Indivi-
dualisme et Philosophie he rrj sortie nnc. (Revue de Philosophie,
juin 1908.)
152 i/attitude du lyrisme contemporain
tour d'elle ou n'est que sa projection. Saisir quel-
que chose par analyse, dit Bergson, c'est saisir
du dehors, par description ou analogie, car « ana-
lyser consiste à exprimer une chose en fonction
de ce qui n'est pas elle ». Il n'est qu'une façon
profonde de ne pas trahir le moi, de l'exprimer
sans le déformer, qui est d'employer la méthode
intuitive. Par l'intuition en effet on s'identifie à
la chose qu'on veut rendre, on la vit, on ne fait
qu'un avec elle, on la possède du dedans. < On
appelle intuition cette espèce de sympathie intel-
lectuelle par laquelle on se transporte à l'inté-
rieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a
d'unique et par conséquent d'inexprimable. . . Dans
son désir éternellement inassouvi d'embrasser
l'objet autour duquel elle est condamnée à tour-
ner, l'analyse multiplie sans fin les points de vue
pour compléter la représentation toujours incom-
plète... Mais l'intuition, si elle est possible, est un
acte simple. » M. Bergson nous donne, dans un
exemple frappant, la différence entre l'analyse et
l'intuition, qui est en même temps la différence
entre deux esthétiques.
Toutes les photographies d'une ville prises de tous
les points de vue possibles auront beau se compléter
indéfiniment les unes les autres, elles n'équivaudront
point à cet exemplaire en relief qui est la ville où
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 453
l'on se promène. Toutes les traductions d'un poème
dans toutes les langues possibles auront beau ajouter
des nuances et, par une espèce de retouche mutuelle,
en se corrigeant l'une l'autre, donner une image de
plus en plus fidèle du poème qu'elles traduisent, ja-
mais elles ne rendront le sens intérieur de l'original.
Je me suis efforcé jadis d'illustrer aussi cette
théorie. J'ai supposé une forêt regardée du point
de vue de V analyse et du point de vue de V intui-
tion. Dans le premier cas on décrit la forêt, on
en note les colorations, on décompose et recom-
pose des formes, bref on voit la forêt de Fexté-
rieur. Dans la seconde hypothèse on s'efforce de
sentir la forêt, de la vivre en quelque sorte, de
se mêler à son souffle, de communier par une
sorte de panthéisme immanent son ardeur, de
devenir la forêt en l'identifiant à son état d'âme.
Il me semble que l'œuvre des symbolistes a
précisément consisté à introniser un lyrisme d'in-
tuition et, par une sorte de panthéisme organi-
sateur, à se placer à l'intérieur des choses, à nous
donner une vision centrale des objets conçus en
fonction d'états d'âme '.
1. On comprend aussi la prédilection des symbolistes pour
la musique, alors que les parnassiens se tournaient de préfet-
renco vers la peinture, parce que seule la musique, comme
le dit Schopenhauer, est capable de dévoiler lo plus profond
de nous-mêmes.
454
Et c'est ici qu'éclate l'impropriété du moi
symbolisme et qu'il faut encore insister.
On ne choisit pas l'étiquette qu'on veut. Celle-
ci fut imposée au plus fort de la lutte. Entre
symbolisme et décadent il n'y avait pas à hésiter.
Au surplus si les poètes de cette attitude lyrique
n'avaient pas tant répété ce qu'ils entendaient
par « symbolisme », il serait plus facile de les
comprendre ; leurs œuvres valent mieux que leurs
théories.
Quoi qu'il en soit, cette appellation est défec-
tueuse, car elle ne dit que la moitié de ce qu'elle
signifie. Je crois bien avoir été le premier à mon-
trer d'un peu près en quoi ce mot de symbo-
lisme est à la fois mal et bien choisi. Je m'étonne
qu'on n'ait pas insisté davantage sur ce point, de
nombreuses équivoques et de pures querelles de
mots auraient été évitées.
Le mot symbolisme est on ne peut plus mal
choisi, car il signifie tout le contraire de ce qu'ont
prétendu faire les poètes de cette génération.
Qu'est-ce qu'un symbole ? Un signe mis à la
place d'une réalité. Or les poètes contemporains
s'en réfèrent à la réalité, au vivant intérieur et
non aux apparences, aux signes extérieurs des
choses. Ce sont les analystes — en l'espèce les
parnassiens — qui, au contraire, travaillent sur
du relatif, des symboles. Ils tournent autour des
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN
455
choses sans jamais y pénétrer. Au lieu de s'in-
corporer ]a substance même de l'objet, son inté-
rieur, ils le ramènent par des descriptions à
d'autres éléments déjà connus et, comme les
algébristes, substituent au réel des signes, idées
abstraites ou formes visuelles. Décrire c'est ana-
lyser et analyser c'est user de comparaisons,
exprimer symboliquement. « Toute analyse est
ainsi, écrit Bergson, une traduction, un dévelop-
pement en symboles, une représentation prise de
points de vue successifs. >
Au contraire nos poètes prétendus symbolistes
n'analysent pas, ils prennent une vision concrète
ou centrale des choses, leur esthétique consiste à
« posséder une réalité absolument, au lieu de la
reconnaître relativement ; à se placer en elle, au
lieu d'adopter des points de vue sur elle ; à en
avoir Y intuition plutôt que d'en faire Y analyse ;
à la saisir en dehors de toute expression, traduc-
tion ou représentation symbolique ».
Le poète actuel avec toute son âme, pénètre à
travers les phénomènes jusqu'au cœur du réel
qui est sa conscience spontanée, sans le secours
d'une dialectique. Par de là les objets il aperçoit
sa propre personne dans son écoulement à travers
le temps, son moi qui dure. L'esthétique symbo-
liste, comme hi philosophie bergsonienne, est
donc celle qui prétend se passer de symboles*
456
Y parvient-elle ? Non, et de même que nous
venons de voir comment et pourquoi ce mot <lr
symbolisme est mal choisi, il faut montrer à
présent en quel sens au contraire il est bien
choisi.
L'esthétique symboliste est une esthétique in-
tuitive, c'est-à-dire qui puise sa source dans le
moi profond, dans la conscience immédiate et
non réfléchie, une esthétique qui tend à la libre
expression d'états d'âme multiples.
Or, comment objectiver ses états d'âme, com-
muniquer à d'autres la qualité de ses sentiments,
extérioriser ses émotions fondamentales ? Force
nous est, si nous voulons parler autrement que
par exclamations ou onomatopées, d'employer le
langage et de substituer en quelque sorte au sen-
timent original, unique, indécomposable, un
schème qui rende aux autres perceptible, en l'ap-
pauvrissant, notre état psychologique. « Le mot
aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui em-
magasine ce qu'il y a de stable, de commun et
par conséquent d'impersonnel dans les impres-
sions de l'humanité, écrase ou tout au moins re-
couvre les impressions délicates et fugitives de
notre conscience individuelle. » Chacun de nous
a sa manière d'aimer, de haïr, et cet amour et
cette haine reflètent sa personnalité entière. Le
langage désigne pourtant ces états d'âme par les
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 457
mêmes mots pour tous. La conscience demeure
incommensurable avec le langage.
Alors que Fintuition nous plonge dans le réel,
le langage nous en écarte. Le langage est un ap-
pareil abstracteur qui fixe des mouvements et
qui transforme en signes la vie de la conscience.
Sitôt qu'on pénètre à l'intérieur de la réalité vi-
vante Fexpression, quelque creusée ou raffinée
qu'elle soit, transforme le moi dynamique, en
moi statique, arrête l'écoulement de la conscience
et change la source fluente de nos émotions en
bloc de marbre froid et dur. Il n'y a pas de mots
pour exprimer directement les sensations élémen-
taires.
D'où la nécessité d'accumuler les images, pour
trahir le moins possible l'émotion fondamentale,
pour l'exprimer dans toute sa fraîcheur première.
D'où l'emploi obligatoire du symbole, afin d'ache-
miner peu à peu le lecteur au point où son esprit
coïncidera avec le nôtre.
Nulle image, dit Bergson, ne remplacera l'intuition
de la durée, mais beaucoup d'images diverses, em-
pruntées à des ordres de choses très différents, pour-
ront, par la convergence de leur action, diriger la
conscience sur le point précis où il y a une certaine
intuition à saisir. En choisissant les images aussi
disparates que possible, on empêchera l'une quel-
458 l'attitude du lyrisme contemporain
conque d'entre elles d'usurper la place de l'intuition
qu'elle est chargée d'appeler, puisqu'elle serait alors
chassée tout de suite par ses rivales. En faisant
qu'elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs
différences d'aspect, la même espèce d'attention et,
en quelque sorte, le même degré de tension, on ac-
coutumera peu à peu la conscience à une disposition
toute particulière et bien déterminée, celle précisé-
ment qu'elle devra adopter pour s'apparaître à elle-
même sans voile *.
C'est donc au moyen de suggestions perpétuel-
les, d'évocations, dô transpositions, en variant
sans cesse sa palette et ses tonalités, et grâce à
des harmonies successives, à de savants travaux
d'approche que le poète contemporain parvient
à extérioriser son émotion et à la rendre commu-
nicable. « L'artiste vise à nous faire éprouver ce
qu'il ne saurait nous faire comprendre... Si les
sons musicaux agissent plus puissamment sur nous
que ceux de la nature, c'est que la nature se borne
1. Cf. Récéjac. Essai sur les Fondements de la Connaissance
mystique, n Les symboles, plus intimes qu'aucune sorte de
signes, sont des analogies créées spontanément par la cons-
cience pour se dire à elle-même les choses qui n'ont pas
d'objectivité empirique... H y a dos choses trop complexes, à
la fois trop étendues et trop indivisibles, pour qu'elles puissent
être présentées à la conscience par des procédés dialectiques...
C'est donc pour réparer l'insuffisance du langage et quand nous
avons besoin d'embrasser les choses avec toute l'âme que nous
recherchons les symboles. »
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 459
à exprimer des sentiments, au lieu que la musique
nous les suggère. »
On voit à présent de quelle manière et en quel
sens ce mot de symbolisme est mal et bien choisi.
Il est mal choisi en tant que procédé de création
ou d'invention poétique. Ce qui caractérise l'in-
vention lyrique contemporaine c'est ce désir de
s'intérioriser dans les choses au moyen de l'intui-
tion, de s'identifier le plus possible avec le réel
au moyen de ce que j'ai appelé « la vision cen-
trale >. Il n'y a donc pas ici signe mis à la place
d'une réalité. C'est le moi lui-même qui se chante
directement comme un absolu.
Mais pour chanter ce moi ou cet absolu de la
conscience le langage est nécessaire, c'est alors
que le signe ou symbole intervient, en tant que
'procédé d'expression seulement. Le parnassien
pense par symboles ou signes. Le poète « symbo-
liste » pense directement et le symbole ne devient
qu'une manière détournée et pourtant nécessaire
de se faire entendre. Il y a donc deux temps très
différents dans le lyrisme actuel qu'il importait
de dégager, le temps de l'invention poétique et le
temps de l'expression de cette invention : l'état
lyrique et la forme de cet état. D'où la définition
provisoire que j*ai proposée ailleurs f : Le si/mbo-
1. Cf. mon article inlitulr : l'Idrnl si/mhnlislc. (Mercure de
460 l'attitude du lyrisme contemporain
hsme ou attitude poétique contemporaine se sert
d'images successives ou accumulées pour extério-
riser une intuition lyrique.
IV
Résumons-nous. « En appelant Idée une cer-
taine assurance de facile intelligibilité et Ame une
certaine inquiétude de vie, un invisible courant
porte la philosophie moderne à hausser FAme
au-dessus de Fidée », déclare Bergson.
Les symbolistes ont exécuté leur œuvre comme
s'ils pensaient de même et nous avons vu, par la
rapide et incomplète recension des principales
thèses bergsoniennes, la possibilité de déterminer
le fondement objectif de Festhétique symboliste.
S'il est en effet une philosophie qui facilite
France, 15 juillet 1907.) Il ne s'agit, bien entendu, que d'une
définition provisoire. Définit-on le romantisme ou la poésie du
parnasse? 11 s'agit surtout d'une ambiance, d'une atmosphère
commune ou, si l'on préfère, d'une mentalité générale. Une
seule définition ne suffit pas pour résumer une multitude de
tempéraments. Mais tous ces tempéraments appartiennent à
des degrés divers à la môme famille d'esprits et lui emprun-
tent quelques traits. Ce n'est que par des monographies suc-
cessives et des analyses patiemment conduites du genre de
celles entreprises ici qu'on parviendra à dégager le « caractère
dominateur t d'une génération.
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 46 1
Fexaltation lyrique et qui puisse être revendi-
quée par nos poètes actuels, c'est bien celle-ci :
philosophie de l'intuition qui unit dans la même
synthèse les méthodes introspectives des psycho-
logues modernes et les procédés lyriques contem-
porains, qui fait découler de la même source les
efforts du philosophe pour s'intérioriser de plus
en plus dans le réel de la conscience et de la pure
durée, et les inventions de l'artiste créateur, pen-
ché sur son moi et interprétant le monde exté-
rieur en fonction d'états d'âme.
La philosophie intellectualiste est délaissée par
Bergson comme figeant la conscience et toutes
les riches polyphonies de l'âme dans les attitudes
conventionnelles. L'âme et la vie sont rétablies
dans leur vraie position non plus comme des
quantités nombrables et mesurables, mais comme
de vraies qualités qui progressent, se fondent
entre elles dans un perpétuel devenir.
L'esthétique contemporaine est de même une
esthétique de la qualité où le moi fondamental,
les états d'âme premiers, la conscience dans ses
données immédiates sont appréhendés et extério-
risés en chants lyriques.
Ces qualités constituent la vie de l'être, qui dé-
borde l'intelligence et qui ne peut être enclose
en des concepts. A l'attitude statique des parnas-
siens, les symbolistes opposent une attitude dyna-
26.
462 l'attitude du lybisbib contemporain
mique, une esthétique du mouvement et expres-
sive, une tendance lyrique dionysiaque.
La vie étant devenir et progrès perpétuel, le
moi se recrée sans cesse, partant évite tout ce qui
pourrait arrêter son élan. De là cette idée du con-
tinu si féconde, qui domine toute l'esthétique
actuelle, depuis la musique moderne où les
« résolutions », les cadences parfaites sont évi-
tées, où les accords complexes sont accueillis
favorablement, plus malléables, plus susceptibles
de jeter la conscience dans des routes diverses
et toujours nouvelles, jusqu'à la peinture habile
à rendre les fondus, les tons de transition, les
harmonies symphoniques, en passant par Ja
sculpture qui fait parfois inachevé pour faire plus
continu, afin que l'esprit ait plus de part à l'in-
terprétation du chef-d'œuvre et s'évade vers un
lyrisme plus évocateur*.
De son côté la poésie évite avec soin les con-
tours trop arrêtés, les rimes trop riches, non pas
certes par amour de l'imprécision, mais afin qu'on
sente palpiter en elle plus de choses que nos
pauvres mots ne sont capables d'en exprimer et
afin d'étendre le décor, de l'élargir à l'infini.
Et l'on voit tout de suite, grâce à cette théorie
1. Quel bel article on pourrait écrire sous ce titre : Rerrjson
et fiodîn !
LA PHI LOSbPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 463
du continu, quelle amélioration peut apporter à
l'expression de sentiments complexes la strophe
analytique et le vers libre. Alors que le vers par-
nassien oriente la sensation vers Fimmobile et la
projette dans l'espace, le vers libre, basé sur les
accents de la langue et les pulsations de l'âme
ou mouvements des sentiments, donne seul la
véritable expression, l'allure de nos états psycho-
logiques qui s'écoulent dans le temps et la durée
pure.
On aurait tort de prendre le vers libre pour
une lâcheté, et de penser qu'ainsi on évite les pré-
tendues difficultés des règles de notre prosodie.
C'est précisément le contraire. Rien n'est plus
facile pour des virtuoses que d'écrire au courant
de la plume des poèmes en vers réguliers, il suf-
fit d'un peu d'habitude et de quelque métier. On
arrivera même à bâcler ainsi des livres très hono-
* râbles, des sonnets parfaitement harmonieux et
ensoleillés au dernier vers. Le vers libre suppose
une oreille autrement fine et un goût autrement
sûr. Dira-t-on qu'il est plus aisé de faire du De-
bussy que du Rossini?
L'esthétique symboliste suppose un conscien-
cieux effort pour se replacer dans le temps qui
s'écoule, pour saisir la qualité intensive des émo-
tions, bref pour rendre avec sincérité l'élan pre-
mier de l'âme. Symbolistes, musiciens, peintres.
464 l'attitude du lyrisme contemporain
contemporains savent assez la peine qu'ils eurent
à triompher de la routine vulgaire. Il y aura tou-
jours un public prêt à préférer, à la richesse mou-
vante de la vie, des concepts bien définis, des por-
tions de réel éteint, délimitées par des lignes
géométriques dont l'esprit se satisfait mais inca-
pables de remplir le cœur.
Enfin cette esthétique du mouvement, de l'ex-
pression, de la qualité, qui puise dans l'état psy-
chologique l'essence de son lyrisme, a besoin
d'une méthode propre qui n'est ni l'analyse, ni la
description, mais l'intuition, sorte de vision cen-
trale qui devient le rythme même changeant et
vécu des choses, des objets, des paysages. Sous
cette forme l'intuition est incommunicable, car
elle ne réfléchit pas, elle est action, cœur, moi.
Force est donc à l'artiste de chercher des formes,
des images capables d'extérioriser cette intuition,
de l'exprimer dans sa jeunesse et fraîcheur. D'où
la suggestion, les procédés évocateurs, et cette
sorte d'atmosphère lyrique où le poète maintient
le lecteur comme pour l'endormir, l'hypnotiser en
quelque manière et lui infuser sa propre person-
nalité.
Sans trop s'en rendre compte, les symbolistes
se trouvent en conformité de vue non seulement
avec la philosophie d'un Bergson, qui pourtant
à elle seule contient en puissance toute l'esthéti-
LA PHILOSOPHIE ET LE LYRISME CONTEMPORAIN 465
que contemporaine, mais avec les doctrines les
plus récentes des esthéticiens étrangers.
Pour Benedetto Groce le beau est un phéno-
mène subjectif. « Le beau, dit-il en substance,
n'appartient pas aux choses, ce n'est pas un fait
physique ; il appartient à l'activité de l'homme,
à l'énergie spirituelle \ > L'art et le beau rési-
dent dans une intuition du concret et de l'indi-
viduel, c'est-à-dire de la vie même, par opposi-
tion à la science qui s'élabore avec des notions
intellectuelles et abstraites, avec des concepts.
Th. Lipps emploie un langage un peu différent
de l'esthéticien italien, mais la théorie de Fé mi-
nent psychologue de Munich atteint le même
résultat. La beauté est un état d'Ame dont l'objet
perçu ou contemplé est l'occasion et que nous
projetons en lui selon un phénomène que Fauteur
nomme Einfùhlung '.Il s'agit d'une sorte d'iden-
tification ou de projection de mon être sentant
dans l'objet de ma contemplation, si bien que
mon moi et que le paysage que je chante n'ar-
rivent à faire plus qu'un seul être actif.
Ils ont donc tort ceux qui prétendent que Fes-
1. H. Crocc. Esthétique comme Science de l'Expression et
Linguistique générale. Traduit sur la 2# éd. italienne par
11. Higot. Giard, 1901.
*J. Th. Lipps. /Eslhctik, Psychologie des Schœnen und der
Kunsl. Lcopold Vols, Leipzig.
466 l'attitude du lyhismk contemporain
thétique contemporaine méprise la vie, s'écarte
du réel. Peu de poètes ont fait plus d'efforts,
au contraire, pour s'approcher davantage de la
vie et du réel absolu. Ils auront rendu à l'esprit
son autonomie souveraine et à l'état d'âme son
activité lyrique. Ils se seront écartés avec courage
du « tout fait », de l'abstrait, voulant exprimer le
ruisseau avec ses murmures, le matin avec ses
brumes et ses fraîcheurs, la forêt avec son mys-
tère, la joie et la douleur dans leur spontanéité
vivante et leurs accents vrais. Au vers de Baude-
laire, un maître pourtant :
Je hais le mouvement qui déplace les lignes
ils ont substitué cet autre de Vielé-Griffin, plus
en harmonie avec les désirs troublés de l'Ame con-
temporaine :
Notre art n'est pas un art de lignes et de sphères.
TABLÉ
Pages
Introduction 5
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN ET L'IDÉE DE VIE
Introduction. — Quelques mots sur l'homme. —
I. Le symbolisme c'estla« réintégration de l'idée
, dans la poésie ». L'art de Vielé-Griffin illustre
la phrase do Brunetière. — Différence entre le
philosophe et le poète : l'un pense abstrait,
l'autre concret et, par le lyrisme, rend l'idée sen-
sible au cœur. — IL Une seule et grande idée
chez Griffin, celle de Vie ou d'activité créatrice.
Elle se décompose en deux autres : idée de
beauté et de retour éternel qui constituent son
système moral. — III. Ces idées Griffin ne les
analyse pas, il les chante. — Les trois caractè-
res de tout lyrisme : la simplicité, le sensua-
lisme, la passion. — Grifiin et les origines de
la chanson populaire. — IV. Quelques mots sur
sa formé 17
168 TABLB
HENRI DE RÉGNIER ET LA VISION CENTRALE
I. La nature est un vaste réservoir de sensations.
L'artiste extrait de cet ensemble et choisit ce
qui lui semble le plus représentatif. Ce choix
est dicté par la vision du poète. D'où la possi-
bilité de classer les artistes d'après leur mode
de vision. — . II. Mécanisme de la vision poé-
tique. Deux sortes de visions : la vision péri-
phérique et la vision centrale. — III. Régnier
synthétise et résume en son art ces deux mo-
des de vision. Régnier tour à tour romantique,
parnassien, symboliste. Exemples. — IV. Son
classicisme renouvelé 51
EMILE VERHAEREN ET LA SUGGESTION
PATHÉTIQUE
I. Les mots classique, romantique, symboliste
n'expriment pas des écoles mais la manifesta-
tion d'un idéal déterminé, en conformité avec
les autres tendances du moment. — L'évolu-
tion lyrique accomplie au xix° siècle. — II.
Hugo et Verhaeren. En quoi ils se ressemblent,
en quoi ils diffèrent. — III. Verhaeren et la
vision intérieure. La glorification par le dedans
de toutes les énergies de l'homme et de la na-
ture 72
TABLE 469
MAURICE MAETERLINCK ET LES IMAGES
SUCCESSIVES
I. — La réaction contre le naturalisme et les
tendances idéalistes. — II. Le réel et la façon
de l'atteindre. — L'intuition et la connaissance
lyrique. — III. Définition du mot symbolisme.
— En quoi ce mot est bien et mal choisi. —
Les images accumulées 97
PAUL FORT ET LA SENSIBILITÉ FRANÇAISE
I. L'attitude du lyrisme contemporain se compose
d'une infinité de gestes qui, dans leur variété,
expriment l'ensemble d'une personne morale :
le symbolisme. Fort est un de ces gestes. —
II. Reproche fait à la poésie actuelle :1e manque
de clarté. Fort est la clarté même. Ne serait-il
donc pas symboliste ? — III. Le symbolisme
est d'abord l'éclosion d'un grand souffle de li-
berté. Fort et la liberté. — Le symbolisme est
ensuite un mode de vision spécial qui colore
chaque objet à la lumière de nos états d'âme.
Fort et ce mode de vision. — Le symbolisme
est enfin une esthétique basée sur la notion de
vie. Fort, son panthéisme et sa joie. — IV. Fort
et la sensibilité française. Son classicisme. —
V. Ses innovations. Son rylhmc 123
27
470 TABLE
ADRIEN MITHOUARD ET L'OCCIDENT
I. Mithouard mérite une étude. On fut injuste en-
vers lui. — Son enfance, ses goûts, son orga-
nisation d'artiste. — Bigalume. Le musicien.
— II. Son évolution. Le Récital mystique. —
Vlris exaspéré. — Les Impossibles Noces. —
Le Pauvre Pécheur, son chef-d'œuvre. Ins-
piration. — III. Son vers et son rythme. —
IV. L'œuvre en prose. Le Tourment de V unité,
livre clairvoyant d'esthétique générale, qui
résume les tendances éparses de l'art contem-
porain. — V. Traité de VOccident, le bréviaire
de l'esprit français. Ouvrage capital où l'on
définit l'état de notre sensibilité et l'atmosphère
morale de notre pays. La voûte et l'idée de
temps. — VI. Les Pas sur la terre. — Les mar-
ches de VOccident. — VII. Conclusion. VOc-
cident doctrine esthétique bien équilibrée, qui
répudie également la stérilité d'un humanisme
abstrait et l'outrance des anarchistes novateurs. 152
ROBERT DE SOUZA ET NOTRE EXAMEN
DE CONSCIENCE
I. Poète et esthéticien. Difficulté pour la foule
de réconcilier ces deux attitudes dans la même
TABLE 471
présence. — II. Le poète. — L'impressionnisme
de Fumerolles. — L'idéalisme constructeur de
Sources vers le Fleuve. — Son mètre et son
rythme. — III. Les conditions sociales contem-
poraines, en contradiction avec une poésie na-
tionale, amènent le poète à réfléchir sur son
art. — La théorie n'a jamais étouffé la créa-
tion lyrique. — Les questions de forme. Souza
et la prosodie. Le Rythme poétique et la Poé-
trie, — IV. Les questions de fond. L'inspira-
tion lyrique. — La poésie populaire et le ly-
risme sentimental. Où nous en sommes.
L'examen de conscience de toute une généra-
tion 220
ALBERT MOCKEL ET L'ASPIRATION LYRIQUE
I. L'esthéticien et le poète. — Mockel est avec
Souza un des esthéticiens de la poésie contem-
poraine. Celui-ci s'est plutôt occupé des ques-
tions de forme ; celui-là des doctrines esthéti-
ques. — II. Mockel esthéticien. — Qu'est-ce'
que le lyrisme ? — Théorie capitale de Vaspi-
ration. Ses caractères et leurs applications. —
Mockel, Sully-Prudhomme, Bergson. — III. Il-
lustration des théories de Mockel par ses œu-
vres. Sa poésie de V Ineffable. — La légende et
la tradition. — IV. fttude d'esthétique compa-
rée.— Les Propos de littérature. Leur impor-
•172 TABLE
tance. — Ce livre est le miroir où se reflètent
les aspirations lyriques d'une génération. — La
méthode expérimentale. — Griffin et Régnier
sont les sujets d'expérience. Analyse de leur
art qui symbolise les deux courants lyriques
contemporains. — V. Autres essais de criti-
que : Verhaeren, Van Lerbergue, Mallarmé . 263
MAURICE RARRÈS PROFESSEUR DE LYRISME
I. Complexité de l'œuvre de Rarrès.Sa sensibilité
très actuelle est la cause de son influence du-
rable. — Par sa façon de sentir c'est un poète.
— Son mode de vision et sa méthode. — II. Le
moi individuel. La dilatation du dedans. —
Deux sortes d'inconscients : 1° L'inconscient
métaphysique, qui est une sorte d'idéalisme, où
chacun de nos états psychologiques devient
un état lyrique. — III. Le moi collectif :
2° L'inconscient social. L'exaltation du natio-
nalisme, des idées de décentralisation, de fédé-
ralisme qui donnent une âme commune à des
collectivités éparses et leur permettent de vi-
brer à l'unisson. Le culte des héros, ces pro-
fesseurs de lyrisme. — IV. Méthode du lyrisme
de Rarrès: procédés évocateurs; la suggestion;
la sympathie. — V. Conciliation de l'ordre et
de la liberté 310
TABLE
473
ANDRÉ GIDE AUTRE PROFESSEUR
DE LYRISME
Introduction. — I. L'influence protestante dans
l'œuvre d'André Gide. Qu'il faut étroitement
la circonscrire. — II. L'ironie, son emploi bien
moderne dans des œuvres de haut lyrisme. —
Gomment elle se mêle à l'intuition créatrice,
non pour la tuer, mais afin de l'intensifier. —
III. Les trois temps de la pensée de Gide. —
Que le second temps est le plus important et,
qu'à y regarder de près, notre auteur ne fait
que chanter l'action et la joie. L'inquiétude et
le désir, synonymes de plus d'être. — IV. Gide
professeur d'enthousiasme. Commequoi il nous
fournit une pédagogie du lyrisme par sa mé-
thode d'exalter les sens, l'intelligence et la vo-
lonté. — Que tout est en fonction des sens,
chez lui, et que, partant, sa philosophie de la
vie est basée sur des préceptes de lyrisme. —
V. Gide individualiste : son désir d'être perpé-
tuellement autre et de vivre dans une conti-
nuelle inquiétude. La haine de la satiété. Le
surhomme. — VI. Comparaison obligatoire avec
la méthode de Barrés. — VII. Toute la com-
plexité mentale de Gide résumée et dramatisée
dans le mythe de V Enfant prodiyue. — Con-
clusion ... 343
474 TABLE
LE ROMANTISME ALLEMAND
ET LE SYMBOLISME FRANÇAIS
Un article de M. Jean Thorel. — I. Le roman-
tisme allemand et le romantisme français, leurs
différences. L'un puise son esthétique dans une
théorie métaphysique, l'idéalisme. Fichte et
ses disciples, Novalis. L'autre n'a guère d'au-
tre principe que la liberté dans l'art et l'exal-
tation de l'imagination. — Ignorance de Hugo
et des romantiques français en ce qui concerne
la littérature allemande. — IL Le romantisme
allemand et le symbolisme français, leurs res-
semblances. — Même réaction contre le natu-
ralisme ; même fondement esthétique : l'idéa-
lisme et l'intuition ; même désir d'exprimer
l'ineffable ; mêmes recherches rythmiques et
réformes prosodiques ; même amour du fol-
klore et de la chanson populaire ; même pro-
pension à l'ironie et à la religiosité .... 397
LA PHILOSOPHIE DE M. BERGSON
ET LE LYRISME CONTEMPORAIN
Personnalité de M. Bergson. L'opportunité de sa
doctrine et ses correspondances avec le lyrisme
contemporain. — I. Critique bergsonienne des
TABLE 475
théories mécanistes. La réaction symboliste
contre le naturalisme parnassien accuse les
mêmes préoccupations. — II. Bergson et les sym-
bolistes combattent l'ancien intellectualisme et
l'abstraction. Deux sortes de conscience. A tra-
vers les formes conventionnelles des concepts
Bergson et symbolistes discernent une vie plus
riche, plus intérieure, un moi fondamental,
concret et dynamique. — 111. Même méthode
créatrice : l'intuition. A ce propos, en quoi le
mot symbolisme est mal et bien choisi. — Le
langage et les images accumulées. — IV. Ré-
sumé et conclusion 424
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le dix mai rail neuf cent onze
PAR
Ch. colin
A MAYENNE
pour le
MERGVRË
DE
FRANCE
/
■JS
*%.
>ȴ*'
\
-4?
a*
IL
!'
m
PQ
A39
V5
1911
Visan, Tancrède de
L'attitude du lyrisme
contemporain
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO UBRARY
i
I
2