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Full text of "L'attitude du lyrisme contemporain"

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L'ATTITUDE 
DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 


DU  MEME  AUTEUR 


Paysages  introspectifs,  poèmes,  avec  un  Estai  sur  le 
Symbolisme  (Jouve,  édit.). 

Lettres  a  l'Elue,  roman.  Préface  de  Maurice  Barrés 
(Messein,  édit.). 

Colette  et  Bérénice  (Bibliothèque  de  l'Occident). 

Les  Elégies  et  les  Sonnets  de  Louise   Labé,  précédés 
d'une  notice  (Sansot,  édit.). 

Le  Guignol  Lyonnais.  Préface  de  Jules  Glaretie  (Bloud, 
édit.). 


TANCRÈDE    DE    VISAN 

L'Attitude 

du    Lyrisme    contemporain 


Francis  Vielé-Griffin.  —  Henri  dé  Régnier.  — 
Kmile  Verhaeren.  —  Maurice  Maeterlinck.  — 
Paul  Fort.  —  Adrien  Mithouabd.  —  Robert  de 
Souza.  —  Albert  Mockel.  —  Maurice  Rarrès. 
—  André  Gide.  —  Novalis.  —  H.  Rergson. 


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PARIS 
MKRCVRIi:    DE    FRANCK 

XXVI,   RVR    1)8  CONDK,   XXVI 


WrïVZVAVQH 
SERVICES 
MAY  13  1892 


JUSTIFICATION   DU    TIRAGE 


551 

101/ 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays. 


INTRODUCTION 


Ce  livre,  bien  ou  mal  venu,  est  le  résultat  de 
plusieurs  années  de  méditation. 

Il  ne  se  présente  pourtant,  dans  ma  pensée,  que 
comme  un  entraînement  à  un  ouvrage  plus  con- 
sidérable sur  la  genèse  et  les  tendances  du  lyrisme 
contemporain,  lequel  ouvrage  doit  lui-même  pren- 
dre rang  dans  une  série  d'études  touchant  la 
sensibilité  moderne,  dont  notre  poésie  n'est  qu'une 
manifestation  entre  beaucoup  d'autres. 

Avant  que  soit  menée  à  bien  cette  lourde  tâche, 
sorte  d'essai  collectif  sur  l'esthétique  de  la  fin 
du  xixc  siècle  et  d'analyse  générale  des  conditions 
psychologiques  et  morales  de  l'art  actuel,  j'ai 
voulu  relire,  la  plume  à  la  main,  quelques  œu- 
vres représentatives  et  préciser  ce  vaste  plan. 

Les  réflexions  que  m'a  fournies  cette  lecture 
je  les  offre,  aujourd'hui,  un  peu  éparses  et  sans 
les  trop  appuyer,  en  attendant  de  les  coordonner 
dans  une  synthèse  plus  ample.    Tout  historien, 


D  L  ATTITUDE    DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 

tout  homme  de  science  ne  commence-t-il  pas  par 
tracer  de  nombreuses  monographies  avant  d'ar- 
rêter ses  conclusions? 

J'ai  donc  choisi,  au  hasard,  divers  représen- 
tants de  cette  attitude  lyrique  qui  n'est  plus  le 
romantisme,  et  à  laquelle  s'est  attaché  ce  mot  un 
peu  vague  de  symbolisme,  que  l'usage  a  consacré. 

Mon  dessein  consiste  à  montrer  expérimentale- 
ment: 1°  en  quoi  l'idéal  d'art  des  poètes  en  ques- 
tion diffère  de  l'idéal  d'art  de  la  première  moitié 
du  xixe  siècle  ;  2°  comment  les  poètes  analysés 
ici,  malgré  leur  individualisme  et  leur  origina- 
lité, s'en  réfèrent  tous,  indistinctement,  à  deux  ou 
trois  principes  essentiels  qui  les  réunissent  dans 
une  commune  esthétique  ;  3°  dans  quelle  mesure 
cette  esthétique  fait  partie  des  tendances  direc- 
trices de  notre  mentalité  contemporaine  et  réalise, 
sur  le  plan  lyrique,  l'idéal  commun  aux  diverses 
manifestations  de  Factivité  intellectuelle. 

Par  là  ce  livre  ne  fait  pas,  me  semble-t-il,  dou- 
ble emploi  avec  ceux  d'un  Remy  de  Gourmont  ou 
d'un  Beaunier,  entre  autres. 

Les  deux  Livres  de  Masques  du  premier  et  la 
Poésie  nouvelle  du  second  nous  offraient  des  mo- 
nographies fort  poussées  de  poètes  contemporains. 
J'ai  cru  ajouter  à  ces  précieuses  contributions  en 


INTRODUCTION 


ne  séparant  pas  les  œuvres  que  j'étudie  de  leur 
milieu  ambiant,  en  prouvant  sans  violence  et  au 
moyen  d'exemples  appropriés  que  le  Symbolisme, 
loin  d'être  une  littérature  d'exception,  une  pro- 
duction isolée  sur  le  sol  de  France,  partant  une 
école,  doit  être  envisagé  comme  une  attitude  lyri- 
que générale  en  conformité  avec  l'idéalisme  con- 
temporain. 

Cette  atmosphère  intellectuelle  à  travers  la- 
quelle se  meuvent  nos  poètes,  ces  similitudes 
d'aspirations  lyriques,  ces  concordances  sur  tous 
les  plans  de  la  pensée  :  science,  philosophie,  reli- 
gion, arts  plastiques,  etc.,  seront  plus  minutieu- 
sement décrites  dans  un  autre  ouvrage,  dont  la 
Littérature  de  tout  à  l'heure  de  Charles  Morice 
nous  donne  un  précieux  exemple,  et  conçu  —  au 
point  de  vue  de  la  méthode  seulement  —  selon 
le  Romantisme  français  de  M.  Lasserre.  Mais  je 
crois  que  dès  celui-ci  elles  apparaissent  déjà  clai- 
rement. 

Soit  que  j'analyse  l'idée  de  vie  chez  Francis 
Vielé-Griffin,  l'optique  d'art  chez  Henri  de  Ré- 
gnier, le  pathétique  d'un  Verhaeren,  la  façon  dont 
un  Maeterlinck  nous  suggestionne,  la  manière 
chez  Adrien  Mithouard  et  Paul  Fort  de  continuer 
en  l'élargissant  la  grande  tradition  française,  les 


8  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

acquisitions  de  notre  prosodie  avec  Robert  de 
Souza,  l'aspiration  lyrique  et  les  divers  modes 
d'exaltation  d'après  Albert  Mockel,  Maurice  Bar- 
rés et  André  Gide,  les  rapports  entre  le  roman- 
tisme allemand  et  le  symbolisme  français  à  propos 
de  Novalis,  j'arrive  aux  mêmes  conclusions,  que 
résume  le  chapitre  sur  l'esthétique  contemporaine 
et  la  philosophie  de  M.  Bergson. 

Je  dis  couramment  —  et  courageusement  —  le 
Symbolisme,  la  poésie  symboliste,  etc.  Il  ne  s'agit 
pas,  comme  d'aucuns  l'ont  cru,  de  quelque  bête 
fabuleuse,  mais  d'une  ou  deux  générations  d'ar- 
tistes aux  individualités  bien  tranchées,  qui  se  sont 
réconciliés  dans  le  même  idéal  d'art  et  qui  se 
mirent  tacitement  d'accord,  portés  par  l'air  am- 
biant, sur  quelques  principes  fondamentaux. 

Disons-le  en  passant,  le  mot  a  perdu  la  chose, 
la  lettre  a  tué  l'esprit.  Ce  vocable  symbolisme 
n'était  pas  clair  ;  à  bien  y  réfléchir  les  épithètes 
romantique,  parnassien  ne  Tétaient  pas  davantage. 
Prenant  le  mot  dans  son  sens  étymologique,  cer- 
tains ont  cru  à  une  renaissance  du  genre  le  plus 
désuet  et  détestable  qu'il  soit  en  littérature  :  l'al- 
légorie, alors  qu'on  ne  voulait  lui  faire  signifier 
que  transpositions  d'états  d'âme,  je  dirai  plus  syn- 
thétiquement  conscience  lyrique. 


INTRODUCTION 


Oui,  quel  dessein  poursuivaient  ces  poètes  sinon 
de  nous  donner  un  lyrisme  pur,  j'entends  dépouillé 
d'éléments  parasites  tels  que  éloquence,  didac- 
tisme, etc.,  un  lyrisme  qui  puise  son  essor  dans 
la  vie  même  de  l'âme,  dans  les  songes  intérieurs 
ou  cosmiques,  dans  les  paysages  vus  du  dedans 
et  ramenés  à  des  élans  émotionnels,  dans  les 
spectacles  de  la  nature  perçus  en  fonction  de  l'en- 
thousiasme qu'ils  déchaînent  en  nous  ?  Par  l'ac- 
cumulation d'images  évocatrices,  gracieuses  ou 
pathétiques,  mais  toujours  vivantes  et  suggestives, 
ils  ont  voulu  nous  communiquer  des  vibrations 
profondes,  des  sentiments  lourds  d'émois,  ce  que 
la  nature  dicte  non  à  l'imagination  seule,  mais 
au  cœur  tout  près  d'elle,  nous  faire  participer 
aux  graves  émotions  des  choses,  comme  autant 
de  consciences  confuses  en  qui  nous  nous  mirons, 
nous  amener  à  conjuguer  dans  le  même  rythme 
léger  ou  grandiose,  au  moyen  de  ces  correspon- 
dances dont  parle  Baudelaire,  les  harmonies  du 
monde  considéré  comme  une  âme  spirituelle  et 
les  pulsations  mystérieuses  de  notre  être  ému, 
penché  au  bord  du  temps. 

Par  là  ces  poètes  se  différencient  du  grand 
courant  romantique.  Il  est  de  bon  ton  aujour- 
d'hui d'attaquer  le  romantisme.  On  oublie  trop 


10  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

que  sans  cette  renaissance  de  la  poésie,  au  début 
du  xix*  siècle,  nous  ignorerions  ce  que  c'est  que 
le  lyrisme,  et  qu'il  nous  faudrait  remonter  au 
xvi*  siècle  et  au  Moyen  Age  pour  le  savoir.  A 
dire  le  vrai,  les  symbolistes  continuent  le  roman- 
tisme en  Félargissant.  Il  ne  s'agit  pas  de  révo- 
lution, mais  d'évolution  dont  les  étapes,  depuis 
Beaudelaire,  se  marquent  aisément. 

C'est  une  participation  de  plus  en  plus  étroite 
avec  la  nature  animée,  une  exaltation  non  plus 
seulement  imaginative  et  superficielle,  analytique, 
mais  creusée  en  profondeur  et  synthétique,  un 
retour  aux  «  données  immédiates  »  de  la  cons- 
cience et  de  notre  moi  le  plus  vivant,  une  sorte 
de  panthéisme  évocateur  où  chaque  objet  est 
moins  décrit  que  chanté,  une  plus  intime  et  plus 
vraie  compénétration  de  la  pensée  et  du  senti- 
ment, de  l'idée  manifestée  par  des  images  lyri- 
ques, sensibilisée,  et  du  cœur. 

Tout  ceci,  qu'on  doit  se  garder  d'enfermer  en 
une  formule  trop  stricte,  les  symbolistes  l'ont  plus 
ou  moins  voulu,  tenté,  réalisé.  D'où  la  légitimité 
de  mon  titre:  il  n'y  a  pas  à  proprement  parler 
d'école  symboliste,  mais  une  attitude,  un  idéal 
lyrique  en  conformité  avec  les  autres  tendances 
de  la  vie  moderne. 


INTRODUCTION  1 1 


C'est  de  quoi  Ton  ne  veut  encore  convenir.  Je 
ne  crois  donc  pas  ce  livre  inutile.  On  se  bat  tou- 
jours, après  vingt-cinq  ans  d'affirmations  et  d 'œu- 
vres précises  qu'on  n'a  qu'à  prendre  la  peine  de 
feuilleter,  sur  des  questions  de  personnes  et  non 
sur  des  idées.  C'est  un  peu  décevant.  On  ne  per- 
çoit que  des  écoles  éparpillées  et  s'insultant,et  nul 
ne  songe  à  relever  les  trois  ou  quatre  idées  direc- 
trices qui  commandent  indistinctement  ces  frac- 
tions  ennemies  d'un  même  idéal  d'art.  Les  uns 
ne  pensent   pas  que   soient  conciliables  l'amour 
de  Racine  et  l'amour  de  notre  poésie  contempo- 
raine ;  les  autres  discutent  au  nom  de  principes 
politiques   parfaitement  étrangers  à  la  vie  indé- 
pendante de  l'art.    Aucun  n'entre  dans  le  vif  de 
la  question,  ne  tente  la  synthèse  ou  l'histoire  des 
idées  à  la  fin  du  xixe   siècle,  comme   Brunetière 
le  fit  pour  le  xvne  siècle  ;  et  nul  ne  pratique  pour 
cela  la  méthode  critique  prônée  par  Remy  de  Gour- 
mont,  si  nécessaire  pour  s'assurer  un  jugement 
sain:  la  dissociation  des  idées.  Aux  yeux  d'aucuns 
les  romantiques  sont  tous  anarchistes,  les  parnas- 
siens tous  impassibles,les  symbolistes  tous  obscurs, 
les  «  classiques  »  tous  parfaits. Ces  formules  enfan- 
tines aident  la  mémoire,  mais  ne  correspondent, 
on  s'en  doute  assez,  à  aucune  espèce  de  réalité. 


12  [.'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Quelqu'un  a  écrit  un  jour  que  le  symbolisme 
manquait  de  vie,  que  cette  poésie  se  dissipait  dans 
les  nuages  ou  se  morfondait  dans  un  stérile  nar- 
cissisme. Depuis,  tous  les  critiques  officiels  ont 
renchéri  sur  ce  blâme  et,  sans  se  donner  le  soin 
délire  les  œuvres  incriminées,  Font  répété  urbi 
et  orbi.  Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  cet 
ensemble  et  l'on  serait  mal  venu  d'v  contredire, 
en  montrant  que  précisément  la  réforme  proso- 
dique, la  façon  de  concevoir  le  lyrisme,  l'évolu- 
tion d'une  poésie  plus  intériorisée,  plus  proche 
de  l'âme  des  choses,  plus  palpitante,  plus  idéa- 
liste, c'est-à-dire  plus  immanente  au  réel,  plus 
intuitive,  n'ont  tendu  qu'à  une  plus  large  com- 
préhension de  l'idée  de  vie,  qu'à  un  art  plus 
expressif,  plus  intensément  dynamique. 

On  ne  peut  croire  que  la  hâte  d'innover,  de 
marcher  un  peu  devant  son  siècle,  de  fonder  des 
écoles  doive  priver  les  artistes  de  clairvoyance  et 
de  justice.  Et,  pour  cette  même  raison,  le  sym- 
bolisme, quoique  certains  aient  intérêt  à  nous  le 
faire  croire,  n'est  pas  mort  parce  que,  ainsi  que 
l'écrivait  Francis  Vielé-Griffin  ',  le  lyrisme  con- 
temporain n'a  pas  encore  accompli  toute  sa  courbe. 

1.  Déclaration  en  tête  du  tome  I  de  la  revue  Vers  et  Proue. 


INTRODUCTION  13 


Certes,   cette  attitude  lyrique  fera  place  à  une 
autre,  en  même  temps  que  les   lois  qui  régissent 
la  qualité  de  notre  sensibilité  contemporaine  se 
transformeront,   et    nous   lui   souhaiterons   bon 
voyage  dans  l'histoire  des  idées  mortes,  comme 
nous  accueillerons  avec  transport  la  poésie  nou- 
velle plus  en  harmonie  avec  notre  sensibilité  évo- 
luée. Pour  l'instant  du  moins,  les  œuvres  de  la 
génération  de  1885  ont  tellement  influencé  d'une 
part  le  milieu  ambiant  et,  d'autre  part,  se  trou- 
vent en  si  parfaite  adéquation  à  notre  manière  de 
sentir  actuelle,  que  Ton  ne  croit  pas   outrer  les 
termes  en  faisant  du  symbolisme,  pris  dans  son 
sens  à' attitude  lyrique  ou  à' idéal  déterminés,  et 
de  la  poésie  contemporaine,  deux  mots  synonymes. 
Ceux-là  mêmes  qui  combattent  le  symbolisme  sont 
tellement  imbus,  à  leur  insu,  de  son  esthétique 
générale  qu'on  ne  voit  guère  en  quoi  ils  s'en  dis- 
tinguent l.  Ce  que  je  cherche  ici  c'est  moins  ce 


1.  C'est  ce  qu'a  fort  bien  vu  Gustave  Kahn  «  ...  Et  puis  les 
pauvres  gens  qui  ne  partagent  point  nos  idées  théoriques  sont 
tellement  imbus  de  l'application  pratiquo  que  nous  en  avons 
faite,  ont  absorbé  assez  de  l'influence  de  l'un  ou  l'autre  de 
nous...  que  leur  vers  libéré  et  môme  leur  vers  parnassien  pro. 
fondement  modifié  n'est  plus,  sauf  exception,  l'ancien  vers, 
et  que,  tel  qui  nie  le  symbolisme   se  sert   du  vers  verlainien 


14  l'atïItudj    du  lykismk  contemporain 


qui  divise  les  poètes  contemporains  que  ce  qui 
les  unit,  et  à  réconcilier  d'imaginaires  ennemis1. 
De  cela,  sans  doute,  il  ne  me  sera  tenu  aucun 
compte,  car  à  notre  époque  de  luttes  politiques 
et  de  querelles  de  personnes  on  ne  se  plaît  que 
dans  les  opinions  violentes  et  tranchées.  Le  sim- 
ple spectacle  du  jeu  des  idées  et  les  études  de 
littérature  générale  ont  peu  d'attraits. 

Certes,  il  me  déplairait  qu'on  vit  dans  ce  livre 
plus  de  choses  que  je  n'en  ai  voulu  mettre.  Il 
s'agit  moins  d'un  travail  d'ensemble,  fouillé,  dé- 
finitif, que  de  points  de  repères,  de  réflexions  à 
bâtons  rompus  à  l'occasion  de  diverses  lectures, 
de  matériaux  rassemblés  en  vue  d'un  livre  futur. 

C'est  ainsi  que  j'ai  donné  une  place  relative- 

commc  un  sourd,  que  tel  qui  se  relie  étroitement  au  passé 
développe  et  fait  aboutir  des  conceptions  que  nous  avions 
indiquées.  »  Symbolistes  et  décadents,  Vanier,  p.  10  et  11. 

1.  Sans  doute  je  fais  grand  cas  de  Vlntégralisme,  du  Fulu- 
nisme,  de  l' Un  animisme  et  d'autres  groupements  en  isme.  Si 
je  ne  crois  pas  devoir  encore  en  tenir  compte  dans  une  histoire 
de  la  sensibilité  contemporaine,  c'est  d'abord  que  je  pense  ces 
mouvements  d'idées  beaucoup  trop  près  de  nous  pour  les  juger 
sainement,  c'est  ensuite  qu'ils  n'ont  pas,  à  plus  forte  raison, 
accompli  leur  courbe,  c'est  enfin  que  découlant  tous  du  sym- 
bolisme et  lui  donnant  toutes  ses  conséquences  il  importe 
d'étudier  d'abord  celui-ci,  si  l'on  veut  comprendre  ses  succes- 
seurs. 


INTRODUCTION  15 

ment  minime  à  l'étude  d'un  Régnier,  d'un  Ver- 
haeren,  d'un  Maeterlinck,  dont  les  œuvres  eurent 
de  nombreux  commentateurs  avertis,  pour  ana- 
lyser plus  longuement  certaines  tendances  géné- 
rales à  l'occasion  d'œuvres  moins  familières  aux 
critiques  de  profession. 

Pour  la  même  raison  je  n'ai  pu  parler  de  tous 
les  représentants  officiels  de  l'idéal  symboliste, 
mais  de  quelques-uns  seulement.  Si  ce  livre  était 
plus  qu'une  série  de  méditations  esthétiques,  la 
bride  sur  le  cou,  je  me  serais  certainement  occupé 
d'artistes  tels  que  Paul  Claudel,  Francis  Jammes, 
Saint-Pol  Roux,  René  Ghil,  Gustave  Kahn,  etc., 
dont  l'omission,  dans  un  ouvrage  complet  sur 
l'attitude  lyrique  contemporaine,  serait  chose 
grave. 

Enfin,  qu'on  ne  cesse  de  se  rappeler  que  cha- 
cun de  ces  chapitres  parut  d'abord  sous  forme 
d'articles  '.  J'aurais  pu  les  revoir,  les  faire  plus 
cohérents,  mieux  ordonnés.  Mais  je  courais  le  ris- 
que de  tomber  dans  le  système  et  la  thèse,  en 
voulant  trop  prouver.  Je  les  ai  donc  laissés  dans 
l'état  et  dans  l'ordre  où  ils  virent  le  jour.  De  là 

l.Sur  les  douze  études  dont  se  compose  ce  livre  huit  ont  paru 
dans  Vers  et  Prose,  deux  dans  le  Mercure  de  France;  le  reste, 
par  fragments,  dans  diverses  revues. 


16  L  ATTITUDE    \>U    LYB1SMI     C0NTBMP0BA1M 

des  lourdeurs,  des  redites  fréquentes,  des  idées 
reprises  à  quelques  pages  de  distance,  presque 
dans  les  mêmes  termes,  avec  une  insistance  qu'on 
me  pardonnera  en  y  voyant,  une  fois  de  plus, 
cette  conformité  du  même  idéal  rencontré  chez 
des  écrivains  originaux,  mais  parents  d'une  esthé- 
tique mère. 

Tandis  que  ces  articles  paraissaient  on  fut  frappé 
de  leur  pesanteur,  j'entends  de  leur  pédanterie. 
Reproche  mérité.  Cette  petite  enquête  sur  une 
portion  de  l'âme  contemporaine  n'a  rien  de  folâ- 
tre, rien  d'absolument  drôle.  Pas  de  broderies, 
de  fioritures,  de  groupetti  à  l'occasion  d'oeuvres 
lyriques,  selon  la  manière  habituelle  dont  cer- 
tains critiques  commentent  des  livres  de  vers.  Je 
m'en  excuse  sans  y  rien  pouvoir.  Certes,  je  sais 
goûter  toute  la  douceur  d'un  soir  de  printemps 
et  qu'il  vaut  mieux  vivre  un  beau  spectacle,  un 
ciel  émouvant,  un  paysage  baigné  de  lumière,  que 
disséquer  des  poèmes  et  risquer,  par  une  froide 
opération,  de  les  priver  de  leur  suc.  Mais  quoi  ! 
les  mots  ne  sont  que  des  mots,  et  peut-être  aussi 
que  quelques-uns  ont  la  profondeur  du  cœur. 

A  défaut  de  jeux  d'esprit,  j'ai  cherché  avec 
amour  la  vérité  et  des  raisons  de  croire  en  notre 
époque.  T.     V. 


FRANCIS  VIELÉ-GRIFFIN  ET    L'IDÉE 
DE  VIE 


Introduction.  —  Quelques  mots  sur  l'homme. 

I.  —  Le  symbolisme  c'est  la  «  réintégration  de  l'idée 
dans  la  poésie  ».  L'art  de  Vielé-Griffin  illustre  la 
phrase  de  Brunetière.  — Différence  entre  le  philoso- 
phe et  le  poète  :  l'un  pense  abstrait,  l'autre  concret 
et,  par  le  lyrisme,  rend  l'idée  sensible  au  cœur. 

II.  —  Une  seule  et  grande  idée  chez  Griffai,  celle  de 
Vie  ou  d'activité  créatrice.  Elle  se  décompose  en 
deux  autres  :  idée  de  beauté  et  de  retour  éternel  qui 
constituent  son  système  moral. 

III.  —  Ces  idées  Griffîn  ne  les  analyse  pas,  il  les  chante, 
—  Les  trois  caractères  de  tout  lyrisme  :  la  simpli- 
cité, le  sensualisme,  la  passion.  —  Griffin  et  les  ori- 
gines de  la  chanson  populaire. 

IV.  —  Quelques  mots  sur  sa  forme. 


Dans  cette  étude  et  dans  ses  suites,  il  ne  s'agira 
pas  de  critique  littéraire,  mais  de  constatations. 
Un  poète,  en  tant  qu'il  exprime  le  Cosmos  et 
chante  sa  vision  de  l'univers,  s'affirme  indiscu- 
table. 


18  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Les  œuvres  mortes,  j'entends  celles  qui  s'écar- 
tent des  conditions  de  la  vie  systématiquement, 
celles  que  dessèche  le  jeu  logique  de  l'esprit, 
celles  attardées  aux  arabesques  jolies  et  inuti- 
les, demeureront  pieusement  murées  dans  nos 
mémoires,  —  telles  ces  momies  couvertes  de  ban- 
delettes, à  l'abri  du  souffle  des  jours  dans  leurs 
coffres  de  cèdre. 

Plus  haut  vers  la  lumière,  plus  loin  dans  la  vie, 
il  nous  faut  porter  les  yeux.  Tressaillir  au  con- 
tact de  la  réalité  belle,  à  pleins  poumons  humer 
l'air  de  la  vie,  au  point  qu'un  sang  noir  gonfle 
nos  veines,  penser  le  monde  et  crier  sa  pensée, 
—  ou  simplement  lui  sourire,  — c'est  enlacer  vos 
doigts,  vous  les  héroïques,  les  lyriques,  les  pro- 
sateurs, vous  les  poètes. 

Enfant,  j'allais  au  hasard  par  les  prés,  une 
baguette  flexible  arquée  dans  mes  mains.  Soudain, 
le  bois  de  coudrier  frémissait  vite  :  j'étais  averti. 
Une  source  d'eau  pure  devait  filtrer  en  cet  endroit 
sous  mes  pieds.  En  creusant  les  mottes  fleuries, 
je  la  trouvais.  Ainsi,  sans  savoir,  je  faisais  la  cri- 
tique des  eaux,  car  la  sève  du  bâton  restait  sourde 
à  l'approche  des  mares  croupissantes,  des  flaques 
vertes.  Seule  Fonde  fluente  émotionnait  mes  mains. 
Et  c'est  pourquoi,  musant  à  travers  les  champs 
de  notre  poésie  française,  je  m'arrête  d'instinct, 
sollicité  par  l'œuvre  de  Francis  Vielé-Griffin,  qui 


FRANCIS    VIELE-GHIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIE  19 

murmure  comme  un  ruisseau  bleu  au  bord  de 
mon  esprit. 

Mais  je  me  garderais  d'en  troubler  le  cours. 
Patauger  dans  la  pensée  de  ceux  à  qui  nous  de- 
vons d'être,  serait  un  crime.  Toute  la  fraîcheur 
des  claires  fontaines  ne  brille-t-elle  pas  au  creux 
des  mains  de  l'enfant  altéré  ?  Léger,  je  bois  une 
strophe  et  je  passe.  Or,  voici  que  par  là  j'ai  com- 
munié la  ferveur  du  poète  ;  je  me  sens  lui-même 
et  sa  vie  ;  par  une  seule  goutte  de  beauté  et  d'amour 
son  âme  entière  s'est  transfusée  en  moi,  dont  je 
dirai  le  goût. 

En  tant  que  poète,  l'homme  synthétise  toutes 
les  ondes  mystérieuses  du  monde  dans  le  miroir 
de  son  âme  ;  écho  sonore,  il  polarise  les  rythmes 
de  la  nature  et  les  inscrit  dans  ses  chants.  —  En 
tant  qu'homme,  le  poète  marche  vers  son  devoir 
et  vers  sa  fin,  qui  sont  de  se  réaliser  suivant  le 
bien.  Un  caractère  noble,  une  compréhension  pro- 
fonde du  réel,  voilà  les  réceptacles  de  la  muse. 
Plus  synthétiquement,  si  vous  voulez,  une  pen- 
sée morale,  uue  impression  psychologique  qui, 
réunies,  s'appellent  conscience,  palpitent  dans  un 
vers.  Vielé-Griffin  est  cette  conscience. 

Le  vîtes-vous  jamais  s'attarder  en  de  détesta- 
bles compétitions,  exiger  des  hommes  la  gloire 
vaine  et  le  jour  vain,  se  diminuer  au  mètre  de  la 
mode?  Non,  Fauteur  de  la  Cueille  d'Avril  a  tra- 


20  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

versé,  hautain  et  beau,  les  petitesses  contempo- 
raines, pauvre  de  désirs  comme  un  ascète,  riche 
d'orgueil  légitime,  c'est-à-dire  d'humilité. 

Du  moins  sois  fier,  malgré  les  heures  d'impuissance, 
Exulte  d'être  toi,  puisque  tu  restes  tel, 
Toi,  qui  n'as  pas  rythmant  quelque  réminiscence 
Cherché  le  plagiat  qui  m'eût  fait  immortel  ! 


1 


Dans  la  quinzième  leçon  de  son  Evolution  de 
la  poésie  lyrique  en  France  au  xixe  siècle,  Brune- 
tière,  parlant  de  notre  poésie  contemporaine, 
s'exprime  ainsi  :  «  Le  symbolisme... c'est  tout  sim- 
plement la  réintégration  de  Vidée  dans  la  poésie. 
Un  symboliste  est  tenu  de  penser,  s'il  veut  mériter 
le  nom  de  symboliste,  ou  celui  de  poète  même... 
Tout  symbolisme  suppose  une  idée  sans  le  sup- 
port de  laquelle  il  n'est  qu'un  conte  de  nourrice  ; 
et  toute  symbolique  implique,  ou  exige,  à  vrai 
dire,  une  métaphysique,  j'entends  une  certaine 
conception  des  rapports  de  l'homme  avec  la  nature 
ambiante  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  avec  l'incon- 
naissable. » 

Ces  réflexions  semblent  avoir  été  dictées  à 
notre  grand  critique  par  l'étude   de  l'œuvre  de 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    i/lDEE    DE    VIE  21 


Francis  Vielé-Griffin.  Nul  poète  de  la  génération 
de  85  n'a  autant  contribué  que  Fauteur  des  Cygnes 
à  cette  «  réintégration  de  l'idée  »  dans  la  poésie 
actuelle.  Une  pensée  grave  et  puissante  s'incruste 
en  chacun  de  ses  poèmes.  Un  romantique  peut 
se  livrer  éternellement  au  jeu  de  son  imagination 
fantaisiste  ;  un  parnassien  n'a  nul  besoin  «  d'idée  » 
dans  l'exécution  appliquée  de  ses  images  plasti- 
ques. Si  Ton  entend,  au  contraire,  par  sijmbo- 
lisme,  une  poésie  idéaliste  en  qui  la  pensée  et  le 
sentiment  s'identifient  au  point  de  prendre  corps 
par  un  lyrisme  grandiose  et  évocateur  d'âme,  — 
un  poète,  dit  symboliste,  est  tenu  de  penser  et 
de  faire  passer  dans  ses  pipeaux  le  souffle  même 
de  la  vie. 

De  la  Cueille  d'A  vril  à  Swanhilde,  de  la  Chevau- 
chée a'Yeldis  à  V Amour  sacré  nous  assistons  à  la 
perpétuelle  explosion  d'une  pensée  qui  s'exprime 
par  des  chants  intuitifs,  au  lieu  de  se  fixer  en 
des  raisonnements  discursifs.  C'est  précisément 
en  cette  façon  de  sentir  l'idée  et  de  l'extérioriser 
que  réside  la  différence  entre  un  poème  et  un 
système  philosophique.  Le  philosophe  procède  par 
abstractions  successives,  son  entendement  seul 
fonctionne.  Pour  mieux  juger,  le  savant  fait  taire 
sa  sensibilité,  son  moi  profond,  et  se  concentre 
tout  entier  dans  son  moi  réfléchi,  dans  ses  facul- 
tés d'élaboration.   Un  poème,  par  contre,    déve- 


22  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

loppe  une  pensée,  non  pas  suivant  un  ordre  syl- 
logistique  mais  dynamique.  Le  cœur  trouve  ici  à 
se  satisfaire  autant  que  la  raison.  Il  ne  s'agit  plus 
d'une  pensée  fixée  dans  un  concept  rigide,  mais 
d'une  pensée  en  mouvement,  d'une  pensée  en  ac- 
tion et  vivante. 

Un  philosophe  se  différencie  d'un  poète  en  ceci 
que  l'un  pense  abstrait  tandis  que  l'autre  pense 
lyrique  et  concret.  De  là  parfois  les  difficultés  que 
nous  éprouvons  à  mettre  une  ligne  de  démarca- 
tion entre  certains  philosophes  et  certains  poètes. 
Emportés  par  leur  intuition,  des  hommes  comme 
Fichte,  Schelling  ou  Nietzsche  parviennent  à  faire 
passer  en  nous  de  grands  frissons  lyriques.  De 
leur  côté,  certains  poètes  trop  ratiocinants,  tels 
Sully-Prudhomme,  nous  donnent  dans  certains 
poèmes  l'impression  de  tendre  à  un  didactisme 
un  peu  froid,  par  l'excès  même  de  leur  intellec- 
tualisme. 

La  philosophie  n'est  que  du  pensé,  la  poésie 
est  du  vécu.  L'essence  de  la  poésie  a  été  admi- 
rablement définie  par  ce  même  Brunetière  qui 
voit  en  chaque  poème  «  une  métaphysique  mani- 
festée par  des  images  et  rendue  sensible  au  cœur  ». 
Plus  synthétiquement  nous  dirons  qu'un  poème 
est  en  soi  le  rythme  d'une  vie. 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    l/lDEE    DE    VIE  23 


II 


llestjtrès  difficile  de  décomposer  les  temps  de 
l'inspiration  d'un  poète  en  général  et  de  Vielé- 
Griffin  en  particulier.  Ce  dernier  n'a-t-il  pas  écrit  : 
«  L'art  n'a  pas  de  manière,  nulle  œuvre  ne  livre 
son  secret  qui  est  unique  et  se  confond  en  son 
identité  même  \  »  Par  le  fait  qu'un  poème  est 
l'expression  lyrique  d'une  vie  et  qu'un  vers  s'of- 
fre comme  la  synthèse  d'une  âme  unique,  nous 
éprouvons  quelques  scrupules  à  objectiver,  si  l'on 
peut  dire,  l'enthousiasme  d'un  poète  et  à  réflé- 
chir son  exaltation  intérieure.  La  meilleure  façon 
de  connaître  un  fruit  dans  sa  totalité  est  encore 
d'y  mordre  et  de  vivre  un  instant  sa  saveur  fraî- 
che. Laissons-nous  donc  aller  à  l'empire  des  sug- 
gestions proposées  par  l'auteur  de  Phocas  et  des 
évocations  dont  il  nous  veut  envelopper. 

L'histoire  des  poèmes  de  Vielé-Griffin  se  con- 
fond avec  l'histoire  de  ses  pensées.  A  dire  le  vrai, 
ces  pensées  peuvent  se  ramener  à  l'unité.  L'homme 
de  génie,  suivant  Hello,  est  celui  qui  n'a  qu'une 
idée.  Sous  des  formes  multiples,  dans  les  poèmes 

1.  L'Occident,  février  1902. 


24  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

de  Griffin,  une  seule  pensée  se  trouve  incarnée  : 
Vidée  de  Vie  ou  d'activité  créatrice.  Par  là  Grif- 
fin est  bien  de  son  époque.  Jamais  nous  n'avons 
tant  crié  vers  plus  d'expansion  d'être  ;  jamais 
l'âme  contemporaine  n'a  désiré  d'un  plus  grand 
désir  accroître  ses  puissances;  jamais  l'homme 
n'a  mieux  compris,  d'accord  avec  Nietzsche,  la 
nécessité  de  «  se  surmonter  »,  de  créer  «  de  nou- 
velles valeurs  ». 

Cette  idée  de  vie  ou  d'activité  créatrice  se  ré- 
soud  chez  Vielé  Griffin  en  deux  idées  accessoires, 
l'une  esthétique,  l'autre  morale:  l'idée  de  beauté 
et  celle  de  retour  éternel. 

L'amour  de  l'art,  de  la  beauté  universelle  qui 
fait  pleurer  les  hommes  et  par  le  moyen  de  quoi 
nous  formulons  nos  rêves,  nous  palpons  un  ins- 
tant notre  idéal,  a  toujours  exalté  notre  poète. 
Sans  cesse  il  revient  sur  ce  sujet,  si  bien  qu'en 
son  esprit  l'art  finit  par  s'identifier  à  la  vie,  par 
aspirer  tout  le  réel.  C'est  en  l'art  que  doit  s'opé- 
rer la  complète  réalisation  de  notre  être,  —  rai- 
son et  sentiment,  —  en  l'art  pur,  dégagé  de  toute 
compromission,  de  toute  entrave  factice.  Vielé- 
Griffin  se  permet  de  protester  contre  les  règles 
conventionnelles  fixées  par  l'école  parnassienne, 
parce  qu'une  école  n'est  jamais  qu'une  position, 
qu'un  point  de  vue.  L'art  vrai,  l'art  total  doit  s'im- 
poser, comme  la  plus  noble  manifestation  de  nos 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    l'iDEE    DE    VIE  25 

énergies  latentes,  et  se  rit  des  barrières  derrière 
lesquelles  on  le  veut  enfermer. 

Cette  idée,  Griffin  la  développe  en  maints  pas- 
sages, mais  avec  plus  d'insistance  dans  la  der- 
nière partie  de  la  Clarté  de  Vie,  intitulée  :  En 
Arcadie.  Ici  nous  sommes  en  présence  d'un  art 
poétique  grandiose  qui  plonge  ses  racines  dans 
une  philosophie  de  la  vie.  Voici  Métissa,  ou  le 
mythe  de  la  libération  de  l'art,  La  souveraine  a 
vécu  parmi  les  orgies  de  sa  cour  ionienne  dans 
un  temple  fermé  à  la  lumière  du  jour,  jusqu'à 
Theure  où  le  rideau  de  pourpre  est  déchiré.  Mé- 
tissa, éblouie,  contemple  alors  le  ciel  bleu,  la  mer 
retentissante  et  son  âme  communie  la  nature  : 

Toi,  toute  dressée 

Devant  la  vision, 

Les  mains  levées 

A  l'appel  des  saisons, 

Tes  joues  vives  du  jeune  sang 

Que  bat  ton  cœur  joyeux  à  coups  pressés 

Le  regard  fixe  vers  le  jour  éblouissant, 

Immobile  comme  qui  entend  parler  l'oracle; 

Puis —  comme  une  mère  sur  un  enfant  choyé  — 

Fermant  tes  blancs  bras  triomphants, 

Tout  ton  être  penché  vers  l'infini  spectacle, 

Muette,  tu  voyais  ! 

Abandonnant  le  sanctuaire  de  l' Arcadie  où  d'au- 


26  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

très  «  mornes  fous  d'hiver,  patients  et  séniles  » 
sont  demeurés  pour  «  faire  un  mausolée  au  gazouil- 
lis d'avril  »,  Melissa  rieuse,  symbole  de  la  beauté 
éternelle  et  libre,  suit  le  poète  qui  chante  : 

Faisons  un  hymne  alors  qui  sonne  au  large, 

Ailé  comme  le  vent  au  long  du  golfe  attique, 

Joyeux  comme  le  vent  qui  charge 

De  poussière  nos  oliviers, 

Gai  comme  le  bruit  humide  de  tes  colliers 

Et  svelte  comme  ton  blanc  corps  sans  tunique. 

Voici  le  Chevrier  silencieux  qui  hait  les  mots 
bavards,  les  phrases  inutiles  et  qui  se  tait  pour 
mieux  entendre  la  voix  des  choses,  la  voix  mysté- 
rieuse et  douce  de  tout  ce  qui  nous  entoure  : 

Ne  crois  pas  que  ma  vie  soit  muette  1 
La  chèvre  bêle,  je  souffle  dans  ce  bois, 
La  bise  et  la  brise  en  ces  pins  ont  des  voix 
Qui  dans  la  profondeur  des  âmes  se  prolongent; 
Sous  le  soleil  qui  mord  et  sous  la  pluie  qui  ronge 
La  pierre  même  bruit,  s'effrite  et  croule 
Vers  la  mer  et  le  chant  éternel  qu'elle  roule... 

Pose  l'oreille  contre  terre;  elle  chante,  berger  : 
Si  tu  ne  l'entends  pas,  tu  es  un  étranger; 
Ce  coquillage,  tiens,  écoute-le,  il  gronde; 
Une  voix  harmonieuse  emplit  le  monde! 


27 


Or  tout  cela  a-t-il  le  son  vain  de  leurs  mots? 
Des  mots  dont  tu  vas  faire  une  ode  ? 
Trois  cris  de  flûte  disent  mieux  la  vie 
Que  toutes  les  paroles  d'Hésiode! 
Donc  je  me  tais.  M'as-tu  compris? 

Voici  le  Potier  —  le  parnassien  —  habile  en 
l'art  de  ciseler  les  coupes  : 

Les  vases  qu'il  tourne  et  orne  sont  parfaits, 

De  galbe  pur,  et  quoi  qu'il  trace 

—  Les  petits  groupes  de  déesses  et  de  dieux, 

Des  thyrses  en  trophées, 

Orphée  de  Thrace, 

Les  bacchantes  à  la  dépouille  tigrée, 

La  danse  des  Muses  — 

Tout  satisfait  les  yeux, 

Charme  ou  amuse.  * 

Le  poète  s'assied  auprès  de  cet  aïeul  vénérable 
et  le  regarde  travailler  tout  en  chantant.  Le  potier 
lui  reproche  amicalement  ses  rimes  frêles  et  trop 
faciles,  son  rythme  fuyant, ses  mélodies  promptes. 
Tout  cela,  dit-il  en  substance,  ne  saurait  conduire 
à  l'immortalité, 


Tandis  que  cette  terre  que  je  grave 
Est  telle  qu'elle  brave 
De  sa  beauté  passive 
Le  temps  qui  guette  ; 


28  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Et  —  que  je  meure  ou  que  je  vive, 

Ou  que  l'Hellade  esclave 

S'efFace  et  tombe  dans  l'oubli  — 

Dans  mille  fois  mille  ans  sur  telle  plaine 

Où  sera  morte  Athènes, 

Où  aura  péri  Thèbes, 

Un  soc  lèvera  ma  coupe  demi-pleine 

Des  cendres  des  arrière-neveux  mêlés  à  la  lie 

Des  cendres  qu'ils  y  boiront  dans  mille  années. 

Et  ce  seul  geste  d'éphèbe 

—  'S'en  trouvât-on  que  ce  débris  — 

Dira  au  monde  jeune  qui  nous  fûmes. 

Non,  répond  le  poète,  je  ne  veux  pas  d'une 
«  éternité  passive  »,  je  n'aspire  qu'à  «  l'éternité 
quotidienne  >,  car  la  vie  «  se  réalise  à  l'infini  »  : 

Ce  que  je  prends  aux  brises  de  l'été 

Un  autre  le  prendra  et  s'en  trouvera  riche. 

Les  formes  meurent,  mais  la  même  émotion  qui 
me  pousse  à  chanter  persistera  en  d'autres  et  se 
renouvellera  toujours  : 

Aïeul  I  nous  sommes  la  voix  perpétuelle 

Et  ce  qui  vit  en  nous,  les  éphémères, 

Est  éternel  en  soi,  étant  la  Vie; 

Notre  art  n'est  pas  un  art  de  lignes  et  de  sphères  : 

Nous  sommes,  c'est  assez; 

Soyons,  à  toute  voix! 

Demain  nous  dormirons  où  dort  le  passé  coi. 


FRANCIS    VIELE-GRIFFIN    ET    i/lDÉE    DE    VIE  29 

Mais  l'avenir  harmonieux  sera; 

Ce  dont  nous  fûmes  subsiste, 

Si  bien  que  sur  la  lèvre  des  amants 

Le  mot  :  Toujours  renaît  impérissablement, 

Joyeux  et  triste... 

Kt  le  potier,  devenu  songeur,  brise  sa  coupe. 

Tout  est  joie,  tout  est  beauté  dans  la  nature. 
Le  rêve  du  poète  est  de  pouvoir  chanter  jusqu'aux 
moindres  gestes  des  choses,  d'assortir  son  âme 
aux  plus  tendres  nuances  des  cieux,  de  dérober 
aux  fleurs  leur  parfum,  de  voler  léger  comme  le 
vent  ;  que  ses  poèmes  se  marient  si  bien  à  la  vie 
de  l'univers  qu'ils  s'identifient  au  rythme  de  la 
conscience  universelle  que  symbolise  Melissa  la 
triomphante  : 

Mais  qui  donc  chantera,  Melissa  d'Arcadie, 
L'hymne  que  toute  chose  en  priant  te  dédie? 
Le  sourire  et  le  geste  chaste  que  tu  penches 
Sur  la  fontaine,  émue  au  baiser  de  ta  soif; 
La  clarté  dont  avril  enguirlande  tes  hanches  ; 
Les  roses  dont  l'amour  victorieux  te  coiffe  ; 
Les  pétales  neigeant  leur  frêle  mort  ardente, 
De  tes  cheveux  tout  d'or  limpide  comme  un  vin, 
Vers  le  pli  et  les  fleurs  de  ta  gorge  prudente... 

Ohl  qu'il  sache,  entraînant  d'un  geste  surhumain 
La  joie  de  ta  beauté  vers  l'éternel  demain, 


30  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Lever  le  rythme  ardent  que  ta  pudeur  avive, 
Comme  une  torche  claire  et  sûre,  et  que  l'on  suive  ! 

Une  autre  idée  chère  à  Vielé-Griffin  est  celle, 
avons-nous  dit,  du  retour  éternel,  idée  non  plus 
esthétique  mais  morale.  On  connaît  la  doctrine 
de  Nietzsche  sur  ce  sujet,  doctrine  que  l'auteur  de 
Zarathustra  conçut  à  Sils  Maria  en  août  1881. 
«  Tous  les  états  que  ce  monde  peut  atteindre, 
déclare  Nietzsche,  il  les  a  déjà  atteints,  et  non  pas 
une  fois  seulement,  mais  un  nombre  infini  de  fois. 
Il  en  est  ainsi  de  ce  moment  ;  il  a  été  déjà  une 
fois,  bien  des  fois,  et  de  même  il  reviendra,  toutes 
les  forces  étant  réparties  exactement  comme  au- 
jourd'hui :  et  il  en  est  de  même  du  moment  qui  a 
engendré  celui-ci  et  du  moment  auquel  il  a  donné 
naissance.  Homme  1  toute  ta  vie,  comme  un  sa- 
blier, sera  toujours  retournée  à  nouveau  et  s'écou- 
lera toujours  à  nouveau1...  » 

l.M.  Lichtemberger  a  bien  mis  ce  point  en  valeur:*  L'évo- 
lution universelle  s'accomplit  non  pas  suivant  une  ligne  droite 
infinie,  mais  suivant  un  cercle  immense  dont  chaque  existence 
individuelle  est  un  imperceptible  segment  ;  nous  avons  vécu 
un  nombre  infini  de  fois  notre  vie  dans  ses  moindres  détails  et 
la  revivons  de  même  indéfiniment.  Devenir  conscient  de  cette 
loi  suprême  de  l'existence, l'accepter  non  seulement  sans  révolte, 
sans  horreur,  mais  de  bon  cœur  et  non  seulement  de  bon  cœur, 
mais  avec  un  enthousiasme  joyeux,  c'est  là  le  but  que  Zara- 
thustra montre  à  l'humanité  :  lorsqu'elle  l'aura  atteint, 
1'  *  Homme  »  sera  devenu  «  Surhomme  ». 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    l'iDEE    DE    VIE  31 

Pour  Griffin  la  vie  est  un  grand  recommence- 
ment. Chacun  vit  à  son  instant  toute  l'humanité  ; 
chacun  est  un  fragment  sensible  d'un  être  éternel. 
Comme  le  disait  tout  à  l'heure  le  poète  à  son 
aïeul  parnassien  le  potier,  «  l'éternité  est  quoti- 
dienne »,  «  la  vie  se  réalise  à  l'infini  ».  La  nature 
demeure  éternellement  vierge  ;  les  fleurs  exhalent 
toujours  les  mêmes  parfums;  l'eau  toujours  neuve 
mire  les  mêmes  arbres  ;  ces  routes  que  nous  par- 
courons d'autres  les  ont  suivies  avant  nous,  s'é- 
merveillant  des  mêmes  choses  avec  des  sourires 
identiques  et  des  émotions  semblables.  La  vie 
ramène  de  communs  états  d'âme.  Toute  heure  est 
bonne  et  se  perpétue  en  chacun  de  nous.  La  vieille 
Hellas  n'est  pas  morte  ;  Hélène  surgit  en  toute 
femme  qu'on  aime  ;  nos  lavandières  entre  les 
peupliers  du  bord  de  la  Loire  accomplissent  le 
geste  séculaire  de  Nausicaa  et  sourient  du  même 
sourire  sans  peur  à  Ulysse  nu. 


Ah  1  douleur  l  Si  la  vie  immense 
N'est  pas  en  l'heure,  toute,  et  telle 
Qu'un  mot  d'amour  vaut  l'étincelle 
De  l'astre  ému  des  soirs  d'enfance  ; 
Douleur  !  Si  le  seul  mot  redit 
N'est  pas  le  mot  du  paradis, 
Si  toutes  choses  ne  sont  les  mêmes, 
Kt  s'il  est  de  nouveaux  poèmes... 


32 


ONT!  MPORAIN 


0  jeunesse  du  monde  I  0  rêves  éternellement 
nouveaux  !  0  désirs  anciens  renaissant  selon 
l'heure  !  0  flux  et  reflux  des  marées,  comme  vous 
immortalisez  autour  de  nous  et  en  nous-mêmes 
des  minutes  identiques  ! 

Car  tout  ceci,  depuis  qu'on  chante  des  poèmes 
C'est  la  voix,  en  écho,  d'un  seul  instant  de  Vie, 
Qui  sourd,  enfin  !  et  qui  persiste. 

Une  grande  partie  de  l'œuvre  de  Griffin  n'est 
que  le  commentaire  de  ces  vers  : 

Nous  vivons  à  jamais  dans  ce  que  nous  aimons 

Rien  ne  mourra  de  nous,  rien  n'est  futile  et  vain. 


Et  c'est  surtout  à  la  fin  de  Ux\y.i  et  de  Wieland 
le  Forgeron  que  cette  idée  s'orchestre  et  devient 
le  plus  ample  : 

Hausse-toi  plus  avant,  tu  le  peux,  jusqu'à  voir 

Derrière  le  voile  clair  de  ce  vain  jour  de  mai 

Couronne  juvénile  de  mobile  clarté, 

Que  le  soleil  pose  au  front  gris  de  la  terre  — 

Jusqu'à  voir  dans  la  nuit  radieuse  de  mystère 

Le  tourbillon  sans  fin  des  astres  par  milliers 

Roulant  dans  l'infini,  sur  l'orbite  ployé, 

Réaliser  la  forme  qui  t'éblouit  de  loin 

Du  grand  geste  éternel,  qui  tourne  et  se  rejoint  l 


FRANCIS    YTELEGRIFFIN    ET    l'iDEE    DE    VIE  33 

Mais,  ainsi  que  nous  l'annoncions  au  début, 
l'idée  de  beauté  pure  et  celle  de  retour  éternel  ne 
peuvent  être  qu'arbitrairement  dégagées  et  pour 
les  besoins  de  l'analyse,  d'une  plus  haute  idée  qui 
les  couronne.  Elles  ne  sont  que  les  deux  fûts  sur 
lesquels  s'appuie  la  voûte  de  l'idée  de  Vie  ou 
d'énergie  totale. 

Que  ferions-nous  en  effet  d'une  beauté  morte, 
et  combien  la  cruelle  morale  qui  se  dégage  du 
déterminisme  de  ce  retour  éternel  nous  plongerait 
dans  le  désespoir,  si  nous  n'avions  déjà  en  nous 
Ténergie  du  surhomme  qui  accepte  joyeusement 
de  revivre  un  nombre  illimité  de  fois  chaque 
minute  d'une  triste  vie  ! 

Griffîn,  une  fois  de  plus,  se  rencontre  avec 
Nietzsche.  Suivant  ce  dernier  :  «  Seul  celui-là  se 
réjouira  de  la  doctrine  nouvelle  qui  sait  donner 
un  sens  et  un  but  à  la  vie,  qui  accepte  et  aime  la 
nature  et  la  réalité,  qui  jouit  en  artiste  de  leur 
richesse,  de  leur  beauté,  de  leur  grandeur,  qui 
désire  voir  la  fatalité  réalisée,  par  delà  l'huma- 
nité passée  et  présente,  des  combinaisons  nouvel- 
les, des  formes  nouvelles  d'existence,  plus  grandes 
encore  et  plus  belles,  et  qui,  exalté  par  la  partie 
qu'il  joue  avec  le  hasard,  ne  voyant  dans  ses 
échecs  et  ses  souffrances  qu'un  aiguillon  à  pousser 
plus  loin,  plus  haut,  à  se  dépasser  lui-même,  vou- 
dra,  dans   une    ivresse    d'enthousiasme,  revivre 


34 


encore  et  éternellement,  cette  existence  de  héros 
et  d'artiste  *.  » 

Pour  ces  mêmes  raisons  Griffin  puise  clans  la 
notion  de  vie  magnifiée  l'essence  de  sa  morale,  le 
principe  de  la  beauté  rayonnante  et  universelle. 
Au  reste,  le  caractère  noble  et  fier  du  poète  devait 
confirmer  sa  philosophie. 

Déjà  Comte  dans  sa  Synthèse  subjective  avait 
montré  de  quel  orgueil  doit  se  gonfler  notre  cœur, 
en  face  du  spectacle  grandiose  de  l'existence  sans 
cesse  accrue  en  nous  et  continuée  en  d'autres,  de 
sorte  que  la  mort  n'a  aucune  prise  sur  Y  Homme 
et  ne  termine  rien. 

Ce  fut  un  beau  spectacle,  au  siècle  dernier,  de 
voir  ainsi  l'humanité  revenir  à  la  santé  et  donner 
elle-même  son  sens  à  la  vie,  car  l'homme  est 
«  créateur  de  valeurs  ».  Cette  philosophie  qui 
puise  sa  raison  dans  la  complète  expansion  de 
notre  être  et  qui  a  d'illustres  parrains,  nous  l'ap- 
pelons tantôt  philosophie  de  l'action,  tantôt  impé- 
rialisme. On  a  déduit  de  ses  prémices  une  politi- 
que et  une  sociologie.  Ces  prémices  importent 
seules  ici  et  se  résument  dans  la  glorification  de 
toutes  nos  énergies,  dans  cette  tension  de  tout 
l'être,  dans  cette  vie  «  doublée  et  redoublée  »  dont 


1.  Cf.  René  Bcrthelot.  Évolutionnisme  et  Platonisme,  p.  119. 
Arean.  Paris,  1908. 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIL"  35 

parle  Gobineau  et  qu'incarnent  les  héros  des  Pléia- 
des, ces  «  fils  de  rois  ». 

«  Au  commencement  était  l'Action  »,  dit  Faust. 
Griffin  pense  de  même.  L'essence  du  monde,  la 
substance  des  êtres  n'est  pas  l'intelligence,  mais 
l'activité  ou  la  volonté,  comme  s'exprimerait  Scho- 
penhauer.  Mais  contrairement  à  ce  que  pense  ce 
dernier,  cette  activité,  principe  de  tout,  ne  saurait 
s'exercer  sans  dégager  de  la  joie,  car  à  toute 
fonction  en  exercice  s'attache  un  plaisir. 

Aussi  bien, cette  joie  que  procure  le  sentiment 
en  nous  de  la  vie  qui  s'écoule  n'a  rien  de  commun 
avec  les  voluptés  charnelles.  C'est  une  sorte  d'en- 
thousiasme intérieur,  la  manifestation  d'un  ins- 
tinct profond,  un  frisson  dionysien,  une  ivresse 
d'être,  de  voir,  de  respirer,  de  palper,  de  sentir, 
de  désirer  sans  fin,  de  faire  effort. 

L'effort  est  saint  toujours  qui  glorifie  la  vie. 

Même  la  douleur  est  bonne,  car  elle  est  encore 
une  puissance  d'être  et  se  confond  avec  cette  joie 
sacrée,  latente,  intuitive  qui  bande  perpétuelle- 
ment notre  énergie  du  fond  de  notre  âme.  Griffin 
parle  quelque  part  de  la  douleur  «  éternelle  et 
suave  ».  Il  dit  à  un  jeune  suicidé  de  douze  ans  : 

Et,  certes,  en  la  mort  même  tu  fus  la  vie. 


36  i/attitldi:   du   LYBISMB  contemporain 

La  mort  est  préférable,  en  effet,  à  une  vie  mé- 
diocre et  lâche,  sa  négation  : 

Caria  Vie  est  belle  et  sainte, 

La  Vie  est  joie  et  douleur  et  mystère, 

Et  pour  mourir,  ainsi  que  toi,  sans  crainte, 

Il  faut  aimer  le  rêve  de  la  terre  : 

Ils  en  ont  menti,  ceux  qui  faisaient  d'elle 

Un  peu  de  pain,  un  peu  de  vin  mortels  ; 

Ils  t'ont  tué  trois  fois  ceux  qui  niaient 

L'Amour  et  Dieu  et  ton  humanité  ; 

Mais  s'ils  t'ont  fait  la  vie  selon  leur  honte, 

En  repoussant  leur  vie  ofTerte,  tu  les  domptes. 

Pour  que  l'être  vive  dans  sa  plénitude,  dans 
cet  état  d'extase  triomphant,  pour  qu'il  échappe 
au  pessimisme,  l'homme  doit  élever  sa  volonté  au 
niveau  de  celle  du  monde  entier,  dilater  son  aine 
et  Templir  jusqu'au  bord  d'énergie  bouillante. 
Chacun  se  hausse  jusqu'à  la  vie  par  sa  «  volonté 
de  puissance  >,  sa  force,  son  caractère  ;  plus  nous 
sommes  pleinement  nous-mêmes,  plus  nous  res- 
pirons une  vie  large  et  rythmée.  Que  chacun  donc 
«  exulte  d'être  soi  »  et  développe  en  son  cœur 
ce  qui  rend  l'existence  plus  profonde,  plus  grav^, 
plus  digne  d'être  voulue. 

L'individualisme  de  Griffin  a  donc  pour  point 
de  départ  l'idée  d'activité  et  pour  fin  l'exaltation 
de  la  personne.  Le  poète  ne  pense  se  libérer  des 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIE  37 

contraintes  sociales  par  la  force,  qu'afin  d'affir- 
mer la  beauté  de  l'effort,  le  triomphe  du  moi  qui 
sans  cesse  se  veut  dépasser.  Cette  apostrophe  à 
Saint-Michel  du  Péril  résume  tout  notre  long  dé- 
veloppement : 

La  victoire  est  en  notre  droite, 

Michel,  comme  ta  lance  vermeille 

L'avenir  identique  miroite 

Sur  tes  ailes  qu'il  ensoleille  ; 

Ton  pied  stable  foulant  l'impur 

Est  l'équilibre  joyeux  ; 

Ta  stature  d'or  sur  azur 

Trace  l'ordre  harmonieux  ; 

Et  si  j'ai  compris  ta  face, 

Michel,  et  ton  geste  et  tes  ailes, 

Je  puis  rire  à  la  vie  qui  passe 

Et  sourire  et  la  dire  belle, 

Encore  l 

—  Si  j'ai  compris  ta  face 

Et  le  reflet  de  Dieu  en  elle. 


Pourquoi  Phocas  le  Jardinier,  si  peu  chrétien 
pourtant,  veut-il  mourir  en  m;irtyr?  Parce  qu'il 
voit  une  lâcheté  à  renier  ses  pères  qui  lui  disent  : 
«  Meurs  de  la  mort  que  nous  eussions  choisie  », 
et  qu'il  ne  doit  pas  fléchir  dans  la  volonté  de  ses 
ancêtres. 


38 


On  te  dira  martyr  et  saint,  mais,  tu  le  sais 
Que  tu  meurs  seulement  pour   ne  pas  renier 
La  foi  du  père  de  ton  père  le  jardinier, 
Que  pour  ne  pas  iléchir  il  te  suffit  d'être  homme... 

Dans  Swanhilde  cette  soif  d'être,  cet  impéria- 
lisme transcendant  ne  veut  être  dominé  par  rien, 
même  pas  par  l'amour  et  s'exprime  en  mots  sau- 
vages. 

Dans  la  Partenza,  au  contraire,  les  adieux  à  la 
Touraine  dont  la  beauté  molle  endormait  peu  à 
peu  l'énergie  du  poète,  sont  colorés  de  teintes 
tendres  et  mélancoliques. 

L'Amour  Sacré  est  aussi  un  poème  à  la  gloire 
de  la  volonté.  En  regard  de  l'empire  romain,  force 
brutale  et  sauvage,  le  poète  a  placé  Fêtre  le  plus 
faible  en  apparence,  la  jeune  fille  chrétienne.  Or 
c'est  la  vierge  martyre  qui  triomphe.  Lorsque 
l'individu,  si  chétif  soit-il,  veut  de  tout  son  vouloir, 
il  dompte  des  foules  et  se  découvre  des  réservoirs 
d'énergie  capables  de  briser,  comme  un  torrent, 
les  obstacles  interposés. 


III 


Idées  de  Beauté  et  de  Retour  éternel,  toutes 
deux  servant  d'assises  à  une  plus  haute  idée,  celle 


FRANCIS    VIBLÉ-GRIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIE  39 

de  vie  intense  et  d'activité  totale  forment  l'essence, 
le  substratum  de  la  philosophie  de  Griffin.  Par  là 
nous  sommes  en  droit  d'admirer  l'inspiration  éle- 
vée du  poète  et  de  justifier  la  parole  précitée  que 
le  symbolisme  ou  lyrisme  contemporain  s'appuie 
sur  des  pensées  et  non  sur  l'imagination  seule  ou 
sur  de  simples  descriptions. 

Mais  ces  pensées  Griffin  ne  les  analyse  pas,  — 
c'est  l'œuvre  du  philosophe  de  raisonner  sur  des 
concepts,  —  il  les  vit  et  les  chante.  Milton,  d'après 
Coleridge,  déclare  que  la  poésie  doit  être  «  simple, 
sensueuse  et  passionnée  ».  Cette  définition  exprime 
à  merveille  le  tempérament  de  notre  poète. 

Quand  Milton  dit  que  la  poésie  est  simple,  il 
entend  qu'une  idée  revêt  un  autre  aspect  suivant 
qu'elle  est  exprimée  lyriquement  ou  scientifique- 
ment. Le  savant  décompose  une  idée  en  ses  élé- 
meuts,  la  divise  en  «  autant  de  parcelles  qu'il  se 
pourra  »  et  la  découpe  en  petits  cubes  intellectuels, 
afin  d'étudier  abstraitement  la  forme  de  chacun. 
Le  poète,  au  contraire,  par  le  fait  qu'il  vit  une 
idée  et  qu'il  l'identifie  à  son  âme,  présente  cette 
idée  dans  sa  réalité  psychologique  ou  fondamen- 
tale. Un  état  d'âme  demeure  simple  et  indécompo- 
sable ;  on  ne  peut  l'assimiler  à  un  son  ou  à  une 
couleur  toujours  divisibles.  L'idée  vécue  est  un 
état  d'âme  exprimé  dans  son  unité  pure  et  intui- 
tive. 


40  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

La  poésie,  dit  encore  Milton,  est  sensiicuse.  Le 
savant  s'efforce  de  n'être  dominé  par  aucune  pré- 
férence et  fait  taire  ses  goûts.  Il  rend  l'idée  dans 
un  style  aussi  géométrique  que  possible,  la  pré- 
sente de  façon  schématique,  par  crainte  de  la 
déformer  à  la  lumière  de  Fimagination,  et  la 
dépouille  de  toute  âme.  Le  poète  fait  précisément 
le  contraire.  Il  sait  qu'une  idée  offerte  dans  un 
mot  abstrait  est  une  idée  morte.  Il  la  concrétise 
donc,  lui  donne  une  forme  définie,  l'enveloppe 
d'images,  la  presse  comme  un  fruit.  Pour  Fàme 
lyrique,  Fidée  a  une  saveur  ;  elle  s'adresse  à  tout 
notre  être,  c'est-à-dire  à  nos  sens  comme  à  notre 
raison.  Le  poète  sensibilise  Fidée  et,  pour  mieux 
nous  la  faire  goûter  dans  sa  réalité  dynamique,  il 
nous  la  sert  avec  ses  multiples  suggestions. 

Le  troisième  caractère  de  la  poésie,  suivant 
Milton,  est  la  passion.  Le  philosophe  fait  taire 
les  mouvements  de  son  cœur  ;  le  poète  les  exalte. 
Pour  celui-là  l'idée  est  un  chiffre,  une  équation  ; 
pour  celui-ci  c'est  une  émotion,  un  sentiment, 
quelque  chose  qui  vibre  et  qui  s'élance  comme 
une  fleur.  Chez  le  philosophe  l'idée  est  un  concept  ; 
chez  le  poète  elle  devient  amour  ou  haine,  joie  ou 
douleur,  affection,  désir. 

Ces  trois  caractères  :  simplicité,  idée  sensible 
au  cœur,  passion,  délimitent  les  frontières  du 
lyrisme  contemporain. 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIE  41 

La  poésie  de  Griffin  est  bien  cela  :  simple  je 
veux  dire  une  ;  sensueuse,  j'entends  imagée  et 
concrète,  on  la  sent  voler  autour  de  nous  comme 
un  papillon  dont  on  pourrait  saisir  les  ailes  en 
étendant  la  main  ;  passionnée,  enfin,  ou  ardente, 
chaude  du  soleil  de  la  vie,  tendue  ainsi  qu'un  arc 
qui  jette  des  flèches  dans  les  cœurs. 

Arrêtons-nous  un  instant  pour  admirer  ce  tem- 
pérament de  poète  très  pur  et  la  qualité  de  cette 
sensualité  lyrique,  si  vivante  et  si  fraîche.  Jamais 
de  banalités,  jamais  de  mots  usés  ou  las  d'avoir 
trop  servi  et  vidés  de  leur  sens  jadis  évocateur. 
Le  poète  recrée  l'univers  suivant  sa  vision  person- 
nelle, profondément  originale  et  intuitive.  Il  veut, 
par  un  déploiement  incroyable  d'images  jeunes  et 
sans  fin  renouvelées,  rafraîchir  nos  sensations, 
nous  aider  à  nous  émerveiller  du  moindre  frisson 
des  blés,  du  plus  léger  murmure  des  feuilles.  Son 
émotion,  il  nous  la  communique  dans  sa  beauté 
première,  telle  qu'elle  sourd  de  son  cœur,  en  des 
phrases  qui  font  de  l'air  autour  de  notre  esprit  et 
qui  nous  éventent  doucement  : 

Faisons  un  hymne  alors  qui  sonne  au  large, 

Ailé  comme  le  vent  au  long  du  golfe  attique. 

Joyeux  comme  le  vent  qui  charge 

De  poussière  nos  oliviers, 

Gai  comme  le  bruit  humide  de  tes  colliers 

Et  svelte  comme  ton  blanc  corps  sans  tunique. 


42 


Chaque  chose  est  colorée,  tout  spectacle  dégage 
une  note,  parle  aux  sens  et  chante  ;  nous  soin  mes 
entourés  de  mélodies  et  de  teintes  joyeuses  : 

Si  l'on  écoute  bien, 

Le  silence  est  sonore  comme  un  hymne  ancien 

Que  chanteraient  des  moines  pour  l'éternité  ; 

Et  si  l'on  fixe  l'ombre  longuement, 

Il  y  flotte  de  subites  clartés 

Confusément  ; 

Entends  et  vois  1  . 

Sans  doute,  c'est  ton  sang  qui  chante  en  toi, 

C'est  ton  sang  qui  scintille, 

Et  ton  illusion  est  ta  complice  : 

Toujours  n'est-ii  pas  de  silence  qui  ne  bruisse, 

Toujours  n'est-il  pas  d'ombre  qui  ne  brille. 

La  muse  de  Griffin  se  promène  court  vêtue, 
pieds  nus  sur  l'herbe  humide  ;  elle  rit  à  la  vie, 
cueille  des  gerbes  de  fleurs,  s'avance  vers  nous 
parfumée  de  toutes  les  senteurs  du  printemps,  la 
chair  nacrée,  ruisselante  de  lumière  : 

Le  rythme  de  sa  voix  est  ma  seule  métrique, 
Et  son  pas  alterné  ma  rime  nuancée, 
Mon  idée  est  ce  que  j'ai  lu  dans  ma  pensée, 
Certe,  et  je  n'ai  jamais  rêvé  d'autre  Amérique 
Que  de  baiser  l'or  roux  de  sa  tête  abaissée. 


FRANCIS    VIBLE-GRIFFIN    ET    L'IDEE    DE    VIE  43 

Notre  poète  excelle  à  exalter  l'âme  des  sous- 
bois,  la  limpidité  des  petites  sources,  la  ferveur 
des  blés  qui  courent  dans  le  vent,  les  jeux  des 
rayons  à  travers  les  branches,  et  surtout,  oh  !  sur- 
tout, l'atmosphère  qui  papillote  autour  des  objets, 
la  fluidité  de  Fair  où  baignent  les  paysages  de 
France,  notre  ciel  matinal,  le  rêve  nonchalant  qui 
s'essore  de  la  terre  féconde  : 

Une  ombre  bleue 
Traçait  des  cônes.dentelés 
A  l'Orient  des  meules, 
Sur  l'éteule  ; 
La  plaine  rose  pantelait 
D'un  souffle  maternel  ; 
On  tassait  l'or  réel 
Des  lourds  blés  fauves, 
Sous  le  soleil  de  Dieu. 

Je  m'étonne  qu'on  n'ait  jamais  encore  comparé 
Griffin  à  Corot  ;  avec  Racine,  La  Fontaine  et  nos 
impressionnistes  Monet  et  Sisley  ils  ont  peint,  au 
moyen  de  procédés  différents,  mais  en  somme 
musicaux,  les  harmonies  subtiles  de  nos  sites  fran- 
çais : 

De  l'ombre,  ici,  on  regarde, 

Kntre  les  feuilles  extrêmes  et  la  haie, 

La  longue  plaine  que  garde 


44 


L'arroi  pâle  des  peupliers, 
Là-bas,  où  le  fleuve  s'attarde 
Aux  méandres  familiers. 


Cette  caresse  à  nos  yeux,  ces  murmures  à  nos 
oreilles  sont  bien  de  chez  nous.  L'intelligence  de 
Griffin  a  été  formée  par  les  images  et  les  concerts 
de  nos  plaines  et  de  nos  collines.  L'a-t-on  assez 
remarqué?  l'inspiration  de  Fauteur  de  la  Chevau- 
chée est  essentiellement  française. 

A  ce  propos,  il  n'est  .pas  mauvais  de  s'entendre 
sur  ce  mot  «  français».  Bien  des  critiques  pensent 
que  notre  xvii0  siècle  seul  est  représentatif  de 
notre  tempérament. 

C'est  étrangement  rapetisser  notre  idéal  et  l'âme 
de  notre  race,  dont  les  formes  ou  manifestations 
se  sont  tellement  multipliées  à  travers  les  époques 
de  notre  histoire  littéraire  qu'il  semble  téméraire 
d'affirmer  :  ce  siècle  est  français,  celui-ci  ne  Test 
pas.  Le  génie  de  notre  peuple,  les  qualités  de  no- 
tre intelligence  persistent  au  cours  des  vicissitudes 
des  âges.  Chaque  siècle  nous  contient  et  nous 
résume,  seuls  diffèrent  et  se  transforment  les 
genres  ou  modes  d'expression  en  lesquels  nous 
incarnons  notre  intelligence.  On  prouverait,  je 
pense,  qu'une  cathédrale  nous  exprime  avec  au- 
tant de  vérité  que  le  Discours  de  la  Méthode,  la 
façon  d'exprimer  notre  âme  a  simplement  changé. 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    i/lDEE    DE    VIE  45 

Nous  pouvons  regretter,  par  exemple,  que  le 
xvii'  siècle,  malgré  toutes  ses  richesses  d'art  et 
ses  beautés  littéraires,  ait,  comme  le  disait  Boi- 
leau  à  Brossette,  «  coupé  la  gorge  à  la  poésie  », 
ou  tout  au  moins  étroitement  muré  le  lyrisme 
dans  des  règles  étouffantes.  Certains  ont  le  droit 
de  croire  que  l'expression  de  notre  âme  collective 
fut  plus  énergiquement  rendue  au  Moyen  Age 
entre  autres. 

A  cette  époque  l'architecture  atteint  son  apogée 
et  l'Occident  se  mire  en  la  Cathédrale  avec  satis- 
faction. D'autre  part,  il  faut  avouer  que  si  l'archi- 
tecture  est  à  son  point  de  perfection,  on  n'en 
saurait  dire  autant  de  notre  langue.  Nous  ne  sû- 
mes alors  nous  hausser  jusqu'à  la  réalisation  lit- 
téraire de  notre  France.  Un  seul  monument  se 
dresse  en  face  de  la  Cathédrale  :  la  chanson  po- 
pulaire. C'est  donc  à  celle-ci  que  nous  demande- 
rons notre  inspiration,  à  celle-ci  qui  draine  au 
long  de  ses  laisses  rythmiques  autant  de  vie  et  de 
mouvement  qu'en  contient  une  «  croisée  d'au- 
give  ».  D'où  le  retour  conscient,  à  notre  époque, 
à  cette  chanson  populaire  si  riche   d'àme. 

La  Ronde  de  la  Marguerite,  Wieland  le  For- 
y////,  Y  Amour  sacré  et  tant  d'autres  légendes 
célébrées  par  G  ri  f fin  donnent  un  élan  nouveau  à 
notre  poésie  française.  On  a  su  rendre  à  Gérard 
de  Nerval  tout  l'honneur  qui  lui  revient  d'avoir 

3. 


40  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


découvert  dans  les  ballades  du  Valois  une  mine 
prérieuse  de  lyrisme.  Griffin  ne  s'est  pas  contenté 
d'utiliser  la  veine  populaire  pour  des  reconstitu- 
tions de  mise  en  scène  ou  des  contes  archaïques. 
C'est  par  le  dedans  que  le  poète  de  Clarté  de  Vie 
et  que  la  plupart  des  poètes  novateurs  retrouvè- 
rent d'instinct  le  sens  de  l'art  populaire  «  par  le 
seul  fait  d'une  analogique  manière  de  sentir  »  '. 
Aussi  bien  tout  poussait  Griffin  à  puiser  dans  le 
trésor  du  folklore  :  son  genre  d'esprit  synthéti- 
que, son  inspiration  «  intimiste  »  et  sentimentale, 
mais  surtout  la  fraîcheur  particulière  et  la  sou- 
plesse neuve  de  ses  rythmes. 


IV 


Le  poète  qui  nous  donnera  une  étude  complète 
sur  le  vers  de  Griffin  aura  droit  à  notre  estime. 
Nul  n'est  plus  riche  en  rythmes  que  l'auteur  de 
Phocas  le  Jardinier.  La  raison  en  est  que  ces 
rythmes  ne  sont  pas  choisis  et  arrêtés  au  seuil  de 
la  confection  d'un  poème.  Ils  s'assortissent  suivant 
les  teintes  du  sentiment  exprimé,  se  confondent 


1.  Cf.  Robert  de   Souza.  La  poésie  populaire  et   /<*    ïi/rismc 
senlimental,  p.  44.  Mercure  de  France. 


FRANCIS    VIELE-GRIFFIN    ET    l/lDEE    DE    VIE  47 

au  souffle  de  la  création  intérieure,  enserrent  la 
sensation,  de  viennent  la  projection  même  de  Fâme 
de  l'artiste. 

La  difficulté  du  vers  libre  et  le  maniement  déli- 
cat de  ses  lois  complexes  proviennent  de  ceci  que 
notre  métrique  aujourd'hui  ressortit  de  l'artiste, 
est  l'expression  d'un  tempérament.  Tout  poète  a 
le  droit  de*  créer  sa  prosodie.  Qu'on  ne  voie  pas 
en  ceci  la  preuve  de  notre  anarchie  contemporaine. 
Car  si  l'artiste  est  vraiment  poète,  si  le  goût  des 
siècles  a  façonné  son  intelligence  au  point  d'en 
faire  un  juge  impeccable  et  l'a  dotée  d'un  instinct 
affiné  et  sûr,  inconsciemment  cet  artiste  trouvera 
le  rythme  juste,  celui-là  précisément  qui  corres- 
pond à  son  état  psychologique. 

C'est  le  cas  de  Griffin.  Le  choix  parfait  de  ses 
strophes,  la  justesse  de  son  oreille,  le  maniement 
infaillible  des  accents,  le  dosage  méthodique  des 
syllabes  présentées  avec  leur  valeur  orale,  don- 
nent à  la  strophe  sa  plus  complète  émotion  : 

Hors  le  rire  du  vent  dans  les  hêtres 

Et  la  chute  des  faînes 

En  la  rouille  des  feuilles, 

Hors,  peut-être, 

Le  cor  lointain  qui  pleure  sa  peine, 

Le  silence  est  tel  sur  le  porche  et  le  seuil 

Qu'on  entend  par  le  portail,  ouvert 

Vers  la  forêt  sainte  et  qui  se  recueille, 


48  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


La  prière  basse  des  nonnes  blanches 
Pour  la  vigile  du  dimanche. 

Voici  une  strophe  jaillie  d'une  seule  haleine, 
extraite  du  poème  intitulé  In  memoriam  Stéphane 
Mallarmé  : 

Vous  fûtes  le  seul  homme  peut-être  alors. 

Je  vous  évoque  d'entre  des  millions 

Contre  le  vieux  décor 

Qui  tourne  et  change,  et  que  voici  le  même  encor  : 

Vous  souriez  de  ce  sourire  étrange, 

Et  si  nous  nous  émerveillons 

D'une  chute  d'ange, 

D'une  mort  d'âme, 

D'une  trahison. 

Levant  les  yeux,  nous  nous  voyons 

Debout,  rêveur  et  calme 

Contre  le  vieux  décor... 

—  Maître,  qui  disait  que  vous  étiez  mort  ?... 

Griffin  est  habile  dans  l'art  de  lier  les  sons  de 
même  nature,  afin  de  nous  donner,  en  plus  de 
Témotion  morale,  comme  un  goût  physique  des 
choses  décrites  : 

Car  le  jour  est  joyeux  et  le  fleuve  s'endort  : 
On  y  pourrait  cueillir  le  reflet  des  fleurs  d'or. 


FRANCIS    VIELÉ-GRIFFIN    ET    l'iDEE    DE    VIE  49 


Les  foins  fanent,  l'argile  du  sentier  gerce. 

Fauche  la  faux,  et  fane  la  fourche  1 

La  fleur  est  vive  de  ta  bouche, 

Nos  mains  s'étreignent,  nos  cœurs  s'unissent, 

Tout  l'air  est  ivre,  et  ta  voix  est  douce  ; 

Mes  roses  saignent  entre  tes  lys. 

On  le  voit,  il  n'y  a  pas  d'enjambement  dans  ces 
vers.  Une  des  raisons  du  vers  libre,  en  effet,  est 
de  rendre  à  la  strophe  sa  vérité  et  ses  lois  orga- 
niques. L'enjambement  est  un  «  truc  »,  un  trompe- 
l'œil,  ses  effets  sont  restreints  ;  la  plupart  du  temps 
il  interrompt  la  période  et  arrête  sans  raison  la 
voix  qui  s'y  appuie.  Griffin  l'a  dit  :  «  L'enjambe- 
ment est  la  négation  même  du  vers.  »  Le  vers 
libre  a  horreur  de  l'enjambement.  La  strophe 
analytique  concilie  à  la  fois  Boileau  et  Hugo.  Le 
premier,  par  des  règles  trop  statiques,  arrêtait 
l'élan  du  vers  et,  sous  son  gouvernement  tyran- 
nique,  la  césure  frappa  la  poésie  d'une  monoto- 
nie désespérante.  Le  second,  dans  son  désir  de 
libérer  l'alexandrin,  le  désagrège  au  point  de  le 
rendre  méconnaissable  en  lui  donnant  l'allure 
d'une  petite  prose  essoufflée.  Le  vers  qu'on  nomme 
libre  —  à  tort,  car  il  obéit  à  un  déterminisme 
psychologique  très  sévère  —  est  le  véritable  ins- 
trument et  la  plus  sûre  oxpression  du  lyrisme. 


50  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

On  n'ose  l'avouer  encore.  La  plupart  des  jeu- 
nes poètes,  soit  par  ambition  détestable,  soit  sur- 
tout à  cause  de  leur  terrible  ignorance  coulent  leurs 
pensées  anémiques  dans  une  forme  basse.  Griffin 
a  fait  preuve  d'un  noble  courage  en  prouvant  par 
Fexemple,  quoique  au  détriment  de  récompenses 
académiques,  la  beauté  d'une  forme  d'un  manie- 
ment fort  délicat.  Son  œuvre  nous  sauve  de  la 
honte.  Celui  qui  voudra  l'étudier  en  toute  indé- 
pendance y  puisera  les  lois  d'une  esthétique  ad- 
mirable, capable  de  servir  de  canons  à  plusieurs 
générations.  Gomme  l'écrivait  avec  raison  Jean 
de  Gourmont,  Vielé-Griffin  est  un  précurseur. 


HENRI  DE  RÉGNIER  ET  LA  VISION 
CENTRALE 


I.  —  La  nature  est  un  vaste  réservoir  de  sensations. 
L'artiste  extrait  de  cet  ensemble  et  choisit  ce  qui 
lui  semble  le  plus  représentatif.  Ce  choix  est  dicté 
par  la  vision  du  poète.  D'où  la  possibilité  de  classer 
les  artistes  d'après  leur  mode  de  vision. 

II.  —  Mécanisme  de  la  vision  poétique.  Deux  sortes 
de  visions:  la  vision  périphérique  et  la  vision  cen- 
trale. 

III.  —  Régnier  synthétise  et  résume  en  son  art  ces 
deux  modes  de  vision.  Régnier  tour  à  tour  roman- 
tique, parnassien,  symboliste.  Exemples. 

IV.  —  Son  classicisme  renouvelé. 


I 


Au  bord  de  Fimmensc  réservoir  de  sensations 
et  d'idées  où  s'enclôt  la  nature,  l'artiste,  plus 
longtemps  que  le  vulgaire  capricieux,  demeure 
penché.  Avec  amour,  il  contemple  le  jeu  des  for- 


52  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

mes,  le  tourbillon  des  énergies,  le  rythme  des 
âmes,  toute  l'ombre  des  pensées  éternelles.  At- 
tentif aux  multiples  combinaisons  des  mouvements 
cosmiques,  des  esprits  incarnés,  il  se  repaît  <lu 
spectacle  grandiose  d'une  création  perpétuelle- 
ment continuée.  D'avoir  bu  à  cette  source  géné- 
ratrice une  conscience  harmonieuse  de  l'univers 
physique  et  moral,  Fartiste  s'est  assimilé  un  sur- 
croît de  forces  vives  qu'il  dilatera  en  beauté. 

Or,  pour  vaste  que  soit  la  profondeur  de  son 
regard,  l'artiste  ne  peut  enfermer  sous  sa  pau- 
pière le  déploiement  indéfini  des  horizons  vivants. 
Le  champ  de  sa  vision  est  borné,  et  son  œil,  à 
peu  près  immobile,  n  embrasse  que  des  paysages 
minuscules,  ne  perçpit  que  des  raccourcis.  Nos 
sens  et  notre  conscience,  semblables  à  des  appa- 
reils abstracteurs,  simplifient  le  réel  qui,  de  tous 
côtés,  nous  déborde. 

Dans  l'impossibilité  d'échapper  à  cette  loi  de 
l'esprit,  la  synthèse,  l'artiste  fera  donc  un  choix. 
11  n'extraira  du  réservoir  de  la  nature,  où  les  êtres 
et  les  choses  grouillent  pêle-mêle,  pour  les  ré- 
pandre dans  son  œuvre,  que  les  formes  fran- 
chement représentatives,  les  plus  pures  images, 
les  pensées  cycliques. 

Ce  choix  est  inconsciemment  régi  par  la  vision 
individuelle  du  poète  qui,  par  là,  donne  prise 
au  psychologue  désireux  d'ausculter  des  tempe- 


HBNRI    DE    RÉGNIER   ET    LA    VISION    CENTRALE  53 

raments.  Oui,  je  voudrais  qu'en  toute  étude  d'es- 
thétique appliquée  il  soit  procédé  ainsi,  et  qu'on 
essayât  une  classification  des  poètes  d'après  les 
différents  modes  de  visions  artistiques.  Ce  serait, 
si  je  ne  m'abuse,  une  excellente  adaptation  de  la 
méthode  expérimentale  aux  fonctions  supérieures 
de  l'esprit,  telle  que  l'a  préconisée  M.  Binet  ',  et 
vraiment  objective. 

Il  ne  m'appartient  pas  ici  d'éprouver  l'œuvre 
d'Henri  de  Régnier  à  ce  contact  scientifique. 
J'aurais  besoin  de  tout  un  livre.  Et  puis,  entre 
nous,  je  me  méfie  quand  même  des  psychologues 
qui  couchent  un  talent  sur  leur  table  d'analyse  ; 
ils  laissent  toujours  traîner  dans  quelque  coin 
des  instruments  dont  l'aspect  répugne.  Conten- 
tons-nous donc,  pour  aujourd'hui,  de  tracer  une 
courbe  schématique  de  l'optique  d'art,  où  tout 
naturellement  viendra  s'inscrire  le  noble  talent 
de  l'auteur  à'Aréthusc. 


Il 


Comment  voyons-nous?  Avec  les  yeux  et  avec 
l'esprit,  répondrons-nous  pour   faire  bref.  Mais 


1.  Cf.    A.  Binet.  La  création  littéraire:  portrait  psycholo- 
ffi'inc  ilo  M.  Vaut  Ilervieu.*  L'Année  psychologique»,  10e  année. 


5i  i/attitude  du  lyrisme  contemporain 

pour  peu  qu'on  poursuive  cette  analyse  et  qu'on 
tienne  à  délimiter  la  part#  de   l'œil  et   celle   de 
l'esprit  dans  le  mécanisme  de  la  perception,  on 
est  tout   de  suite  frappé  de  la  prédominance  de 
l'esprit  sur  l'œil   et  de  son  importance.  De  fait, 
l'œil  n'étant  autre  chose  qu'un  sens,  c'est-à-dire 
en  définitive  un  nerf  tendu  de  la  périphérie  au 
centre,  ne   peut   qu'enregistrer   certaines  vibra- 
tions. Il  se  comportera  donc  à  la  manière  d'un 
appareil  chargé   de  recueillir  des   ébranlements 
et  de  les  transmettre.  Or,  l'impression  subie  par 
la  rétine  demeurerait  inefficace,  si  elle  n'était 
élaborée  par  l'esprit  qui  Ja  transforme  en  ima- 
ges. Dans  la  vision,  comme  d'ailleurs  dans  toute 
perception,  l'esprit  joue  donc  un  rôle  plus  pré- 
pondérant que  le  sens  qui  lui  correspond.  Après 
avoir  reçu  de  l'œil  une  quantité  donnée  de  vibra- 
tions, l'esprit  s'empare  de  ces  ébranlements  pour 
leur  imprimer  sa  forme,  les  classer  et  les  résou- 
dre en  objets,  de  même   que  l'appareil   digestif 
ajoute   ses  sucs   aux  aliments   ingurgités,  pour 
collaborer  à  la  formation  du  chyle.   Ainsi,  dans 
le  monde  extérieur,  il  n'y  a  pas  d'objets  qui  nous 
soient   naturellement   donnés.   Le   cosmos   n'est 
qu'une  immense  continuité.  En  regard  placez  l'es- 
prit avec  ses  lois  fondamentales  et  ses  formes  a 
priori;  aussitôt  cette  continuité  va  se  morceler, 
s'organiser  et,  de  cette  chimie  mentale,  la  nature 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  55 

sortira  découpée  en  images  bien  nettes  et  juxta- 
posées. «  Nous  ne  pouvons,  a-t-on  dit,  parler  des 
objets  que  comme  résultat  des  discontinuités  par 
nous-mêmes  introduites  dans  le  cosmos  qui  ne  les 
connaît  pas  l.  » 

Mais  l'esprit  ne  se  contente  pas  d'extraire  du 
monde  extérieur,  par  l'entremise  de  l'œil,  des 
images  ;  il  perçoit  encore  à  l'intérieur  de  lui-même 
des  notions  ou  idées.  Ces  idées  et  ces  images  nous 
constituent  et  nous  déterminent. 

Ainsi  présentée,  cette  analyse  demeure  incom- 
plète. A  creuser  plus  avant  on  s'aperçoit  que  l'es- 
prit remplit  une  seconde  fonction,  celle  d'ani- 
tner  ces  images  et  ces  idées.  Car,  si  l'esprit  s'en 
tenait  à  cette  simple  élaboration  ou  représenta- 
tion de  rapports,  les  images  demeureraient  à 
l'état  brut,  sans  utilité,  et  les  notions, de  pauvres 
abstractions.  Il  faut  que  l'intelligence  vivifie  les 
unes  et  les  autres,  leur  insuffle  sa  puissance  dy- 
namique. L'esprit  va  donc  les  appréhender  dans 
un  acte  simple,  intuitif,  indécomposable  et  les 
pourvoir  de  vie.  Cette  vie  initiale  que  l'esprit  in- 
culque aux  choses  et  aux  idées  dans  le  primat  de 
la  connaissance,  s'offre  comme  un  phénomène  fort 
complexe  qu'il  serait  fastidieux  de  décrire.  Je  ne 


1.    Frédéric  Houssay.    ('ne    étude  des  sciences    naturelles. 
Revue  scientifique  du  26  novembre  1904. 


56  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

puis  que  renvoyer  le  lecteur  aux  remarquables 
travaux  de  M.  Bergson  et  à  une  excellente  étude 
de  M.  Le  Roy  l  sur  ce  sujet.  Qu'il  suffise  de  dire 
que  Fesprit  nécessairement  créateur,  producteur 
d'énergie,  réalité  fondamentale,  pensée-action, 
avant  de  réfléchir  sur  les  données  de  sa  connais- 
sance, se  les  identifie,  les  pense  d'un  seul  coup, 
non  pas  indépendantes  de  l'affirmation  qui  les 
pose,  mais  de  façon  intuitive  et  concrète. 

Est-ce  tout  ?  Non,  car  il  faut  bien  caractériser 
cette  vie  et  la  doter  de  qualités.  A  cette  existence 
primordiale,  indéterminée,  que  Fesprit  confère  à 
tout  ce  qu'il  pense,  dans  Finstant  même  où  il  le 
pense,  s'ajoute  une  seconde  vie,  déterminée,  moins 
incorporelle,  si  j'ose  dire.  Poussés  par  une  ten- 
dance invincible  à  tout  anthropomorphiser,nous 
répugnons  à  concevoir  un  objet  privé  d'âme  et 
une  idée  sans  un  corps  qui  la  soutienne.  Notre 
conscience  va  s'emparer  des  choses  et  des  notions 
pour  les  transformer  une  fois  encore  dans  son 
creuset.  Doués  d'âme  et  de  sentiments,  nous  ne 
pouvons  guère  parler  d'objets,  de  choses,  d'ima- 
ges, sans  doter  ces  images,  ces  choses,  ces  objets 
d'une  âme  et  de  sentiments  identiques,  bref  sans 
créer  le  monde  extérieur  sur  notre  propre  modèle 


1.  Voir  notamment  Le  Roy.  Bulletin  de  la  Société  française 
de  philosophie,  juin  1904. 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  57 

et  à  notre  ressemblance.  Et  inversement,  Fidée 
nue,  l'idée  pure  semble  peu  accessible  à  notre 
mentalité  d'êtres  contingents.  Humanisons-la 
donc,  revêtons-la  d'un  manteau  de  chair,  incar- 
nons-la dans  des  formes  imaginables  et  connues. 

Qu'on  me  pardonne  ce  schème  ennuyeux  mais 
nécessaire,  que  je  résume  dans  la  formule  qui 
suit  : 

1°  Chaque  fois  qu'il  ouvre  les  yeux  sur  la  na- 
ture, l'esprit  du  poète  voit  des  objets  doués  d'une 
âme  semblable  à  la  sienne  ; 

2°  Chaque  fois  qu'il  regarde  en  lui<  le  poète  per- 
çoit des  idées  matérialisées  dans  dès  formes  ou 
images. 

L'intérêt  d'une  pareille  analyse  se  comprend 
aisément.  Elle  permet  en  effet  de  différencier  les 
tempéraments  poétiques  et  de  les  ranger  en  deux 
catégories  distinctes,  suivant  que  les  uns  perçoi- 
vent plutôt  les  formes  et  les  objets,  et  que  les 
autres  s'attachent  de  préférence  aux  idées  géné- 
rales et  aux  notions. 

La  première  catégorie  comprendra  donc  tous 
les  poètes  dont  le  processus  habituel  de  création 
consiste  à  combiner  des  couleurs,  à  profiler  des 
images,  bref  à  décrire.  Le  caractère  franchement 


58  l'attitude  du  lyrismb  contemporain 

plastique  de  leur  poésie  provient  en  définitive  de 
leur  mode  de  vision  que  j'appelle  vision  périphé- 
rique y  c'est-à-dire  qui  tourne  autour  des  choses, 
qui  n'embrasse  que  des  contours,  qui  se  plaît  au 
modelé. 

Dans  la  seconde  catégorie  prendront  place  tous 
ceux  naturellement  orientés  vers  le  monde  des 
notions,  qui  préfèrent  contempler  des  idées  que 
regarder  des  objets.  Placés  par  une  sorte  de  sym- 
pathie intellectuelle  à  l'intérieur  même  des  no- 
tions, ils  perçoivent  d'abord  les  idées,  intuitive- 
ment, dans  leur  intégralité  ;  leur  vision  est  cen- 
trale. 

Qu'on  me  comprenne  bien.  Un  même  poète 
pourra,  dans  son  œuvre,  faire  un  heureux  mélange 
de  cette  double  perception; il  n'en  est  pas  moins 
vrai,  qu'à  l'origine,  ces  deux  modes  de  vision  sont 
parfaitement  différenciés  et  que  l'artiste  manifes- 
tera toujours  ses  préférences  pour  l'un  ou  l'autre 
de  ces  deux  procédés.  Qu'un  naturaliste,  comme 
Zola,  en  qui  s'avère  le  souci  des  formes,  l'amour 
de  l'analyse,  la  hantise  de  la  description,  se  ha- 
sarde à  jeter  un  regard  dans  le  monde  des  idées, 
de  ces  idées  il  ne  verra  que  leur  périphérie,  si 
j'ose  dire,  que  leur  extérieur,  que  leur  enveloppe 
superficielle,  impuissant  qu'il  est  à  penser  ces 
idées  sans  le  secours  des  objets  qui  les  peuvent 
symboliser.  Il  en  sera  de  même  d'un  parnassien. 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  59 

Ce  dernier  pourra  s'efforcer  un  instant  de  des- 
cendre à  l'intérieur  de  son  moi  intellectuel,  il 
remontera  bien  vite  à  la  surface  pour  continuer 
à  décrire  les  formes  qui  lui  sont  chères. 

Au  contraire,  un  intuitif, comme  Wagner,  per- 
cevra d'abord  l'idée,  la  vivra,  s'intériorisera  en 
elle  ;  ce  n'est  qu'ultérieurement  qu'il  appellera 
les  formes  à  son  secours  pour  clicher  ses  concep- 
tions. Ainsi  d'un  symboliste  qui  commence  par 
prendre  possession  au  centre  même  de  l'idée,  qui 
s'identifie  à  elle  par  une  sorte  de  sympathie  intel- 
lectuelle, après  quoi  seulement  il  laisse  son  es- 
prit rayonner,  pousser  des  prolongements  vers 
le  monde  extérieur  pour  y  découvrir  des  images 
propres  à  intensifier  ses  concepts  en  les  rendant 
plus  facilement  imaginables. 

On  ne  peut  donc  s'empêcher  de  reconnaître 
qu'il  existe  entre  ces  deux  classes  d'esprits,  cata- 
logués d'après  leur  mode  de  vision,  une  diffé- 
rence de  nature  et  non  plus  de  degrés.  Toutes 
les  autres  familles  de  poètes  prendront  place  — 
échelonnées  à  plus  ou  moins  de  distance  —  dans 
l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  genres,  sans  qu'il  soit 
possible  de  découvrir  un  troisième  mode  de  vision 
artistique. 

Malgré  l'inévitable  ennui  que  toute  théorie 
esthétique  porte  en  elle,  je  suis  heureux  d'avoir 


60 


pu  exposer  ces  réflexions  à.  l'occasion  d'Henri  <!<> 
Régnier.  Son  œuvre  vient  à  merveille  me  confir- 
mer dans  mes  convictions  et  m'offrir  un  exemple 
précieux  de  ce  double  procédé  d'optique  d'art 
que  j'ai  appelé  la  vision  périphérique  et  la  vision 
centrale. 

J'ai  dit  qu'entre  ces  deux  modes  de  vision 
existe  une  différence  de  nature.  Gela  est  certain 
pour  la  plupart  des  poètes,  mais  Régnier  passe 
avec  tant  d'aisance  de  1,'un  à  l'autre  procédé  qu'il 
déconcerte  —  heureusement  —  la  critique  et 
qu'il  s'enfuit  toujours  devant  les  formules.  La  vé- 
rité est  que  son  talent  offre  une  remarquable  syn- 
thèse des  deux  visions,  un  parfait  équilibre  d'at- 
titudes contraires.  «  Quand  on  me  propose  de 
choisir  entre  deux  choses,  disait  Platon,  je  fais 
comme  les  enfants  qui  prennent  les  deux  à  la 
fois.  »  C'est  bien  ainsi  qu'entend  procéder  Henri 
de  Régnier.  Sa  largeur  d'esprit  brise  toutes  les 
limites  ;  il  prétend  tout  voir,  tout  sentir,  tout 
penser,  sculpter  des  bas-reliefs  et  sertir  des  pier- 
res précieuses,  aussi  bien  que  vivifier  des  rêves 
intérieurs  et  réaliser  des  idées  synthétiques.  En 
sorte  que  le  meilleur  moyen  de  comprendre  en 
sa  totalité  ce  poète  si  complet  est  encore  de  le 
suivre  tout  doucement,  à  petits  pas,  et  de  le  sai- 
sir dans  l'instant  où  il  abandonne  le  procédé  ana- 
lytique pour  la  conception  intuitive.  Nous  le  ver- 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  61 

rons  ainsi  passer  insensiblement  du  dehors  au 
dedans,  je  veux  dire  traverser  les  divers  moments 
de  la  vision  périphérique  pour  s'asseoir  enfin  au 
centre  de  la  sphère  intellectuelle  *. 


III 


Chaque  artiste  prouve  sa  vocation  par  son 
amour  spontané  des  formes,indépendantes  de  leur 
contenu.  Un  peintre,  avant  de  songer  à  la  compo- 
sition d'un  tableau  déterminé, se  plaît  au  jeu  des 
couleurs,  simplement  parce  qu'il  s'agit  de  cou- 
leurs. Il  dira  :  «  Voici  un  bleu  qui  chante,  un 
rouge  pervers  »,  et  son  âme  tressaillira  de  joie. 
Dès  l'abord  un  musicien  écoute  des  sons,  s'en- 
thousiasme pour  certains  accords  ;  l'idée  n'entre 
pas  en  cause  ;  un  plaisir  tout  physique  l'étreint. 
—  Régnier  commença  donc  par  décrire,  heureux 
de  voir  des  lignes  se  combiner,  goûtant  cette 
jouissance  sensuelle  de  la  contemplation  passive. 

1.  Il  est  bien  entendu  que  chez  Régnier  l'analyse  et  la  syn- 
thèse esthétique  se  mêlent  beaucoup  plus  étroitement.  Mais 
pour  la  commodité  de  mon  exposition,je  mo  vois  dans  la  néces- 
sité de  différencier  ces  deux  procédés  de  vision,  de  même  que 
l'étude  du  cœur  en  qui  se  concentre  la  vie  physique  chez 
l'homme,  phénomène  simple,  nous  apprend  à  décomposer  son 
mécanisme  en  deux  moments,  suivant  que  le  cœur  est  en  sys- 
tole ou  en  diastole. 


6|  l'attitude  du  lyrismi:  contemporain 

C'est  le  soir  et  là-bas,  dans  le  ciel  clair  encor, 
Où  l'azur  s'assombrit  d'un  va^ue  crépuscule, 
La  lune  monte  arrondissant  son  disque  d'or, 

C'est  que  chez  Régnier  l'œil,  l'ouïe  et  l'odorat 
sont  très  développés.  A  chaque  instant  il  mène 
paître  ses  sens 

...Dans  l'odeur  des  fruits  et  des  grappes  pressées, 
Dans  le  choc  des  sabots  et  le  heurt  des  talons, 
En  de  fauves  odeurs  de  boucs  et  d'étalons. 

Le  nu  l'attire  au  point  de  l'obséder  ;  dans  Are' 
thuse  notamment,  ce  mot  revient  avec  une  insis- 
tance significative.  Pour  lui  le  murmure  des  flû- 
tes est  perpétuellement  en  éveil  dans  Fair  léger, 
et  la  terre  exhale  sans  fin  un  parfum  de  fruits 
mûrs.  Nous  voici  en  présence  d'un  païen  en  qui 
la  nature  a  mis  toutes  ses  complaisances.  A  ce  su- 
jet on  prononça  le  nom  d'André  Ghénier  ;  on  ne 
se  trompait  qu'à  moitié,  car,  nous  le  verrons  tout 
à  l'heure,  il  y  a  autre  chose  que  des  descriptions 
chez  Régnier  ;  toutefois,  alors  môme  qu'il  aborde 
aux  rivages  de  l'idéologie,  jamais  l'auteur  des 
Médailles  d'Argile  n'oublie  de  situer  ses  abstrac- 
tions dans  un  lieu  clair  et  bien  aéré,  ni  de  mouler 
ses  notions  dans  des  formes  pures.  Je  vois  en  Ré- 
gnier un  illustre  représentant  de  cette  tendance 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  63 

naturaliste  française  dont  notre  xvme  siècle  litté- 
raire nous  donna  les  plus  nombreux  exemples, 
qui  consiste  à  tempérer  les  ardeurs  lyriques  au 
moyen  d'une  imagination  physique  et  tournée 
vers  les  choses,  afin  que  les  facultés  demeurent 
dans  un  heureux  équilibre,  dans  une  dépendance 
harmonieuse. 


Et  j'ai  marché  vers  l'ombre  étroite  des  vallées 
Vertes  d'herbes  et  d'onde  où  dans  les  roseaux  droits 
Tremblait  la  fuite  encor  des  Nymphes  détalées, 
Et  j'ai  suivi  le  long  des  lisières  d'un  bois 
Le  pas  de  quelque  Faune  empreint  aux  fleurs  foulées. 


Ajoutons  vite  que  Régnier  ne  s'en  tient  pas  à 
cette  vue  superficielle,  par  quoi  il  ne  serait  autre 
qu'un  idéal  parnassien.  Faisons  un  pas  de  plus 
dans  notre  analyse  et  regardez  comme  son  imagi- 
nation s'amplifie.  A  présent,  sans  s'écarter  du 
procédé  plastique,  qu'il  n'abandonnera  d'ailleurs 
jamais,  le  poète  s'est  enrichi  d'images  somptueu- 
ses et  rares.  ïl  ne  décrit  plus  un  effet  de  lune 
dans  l'eau  ou  une  fuite  de  centaures,  pour  le  sim- 
ple plaisir  de  décrire  ;  son  esprit  invente  des  for- 
mes chatoyantes,  crée  des  fantômes  éblouissants, 
contemple  des  apothéoses  d'incendies,  froisse  des 
étoffes  lourdes  d'escarboucles. 


64  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Aux  escaliers  d'onyx  un  lé  d'antique  soie, 
Des  paons  veilleurs  rouant  des  gloires  de  saphyr, 
Des  textes  graves  et  des  légendes  de  joie 
Aux  banderoles  brusques  de  pourpre  de  Tyr  ! 

Le  Grec  des  bucoliques  a  fait  place  au  païen 
de  la  Renaissance  hospitalisé  à  la  cour  de  Ludo- 
vic le  More.  Ecoutons-le  clamer  son  rêve  glo- 
rieux : 

Rêve-nous  tes  palais,  tes  jardins,  tes  fontaines 
Et  les  terrasses  d'or  où  bat  la  mer  du  soir 
Et  ta  forêt  magique  où  dans  la  nuit  tu  mènes 
La  Licorne  d'argent,  la  Guivre  et  le  Paon  noir. 

A  la  conception  parnassienne  du  bas-relief  poé- 
tique, se  mêle  donc  une  imagination  romantique 
intense.  Henri  de  Régnier,  tout  en  ouvrant  avec 
soin  des  fers  de  portes  magistrales,  agrandit  ses 
visions  grandioses  à  la  manière  d'un  Théophile 
Gautier  ou  d'un  Gérard  de  Nerval.  Mais  les  ima- 
ges plastiques  et  les  images  somptueuses,  qui  tour 
à  tour  chantournent  sa  strophe,  ressortissent  en- 
core du  procédé  analytique,  accusent  la  même 
vision  périphérique f  ici  plus  complexe,  là  plus 
simple.  Comment  le  poète  s'achemine-t-il  vers 
cette  vision  centrale,  sommet  de  l'art  symboliste? 

Pour  exactes,  pour  colorées  que  soient  les  des- 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  65 

criptions  d'Henri  de  Régnier,  elles  demeureraient 
statiques  et  sans  vie  si  Fauteur  ne  les  animait 
instinctivement,  ne  les  rendait  évocatrices,  — 
suggestives,  si  Ton  y  tient.  11  les  vivifie  en  les 
chargeant  d'états  d'âmes,  en  les  faisant  servir  à 
l'expression  de  ses  propres  sentiments.  Le  point 
de  vue  a  donc  changé  presque.  Pour  qui  étudie- 
rait avec  négligence  l'œuvre  de  Régnier,  cette 
transformation  serait  quand  même  apparente  ;  le 
lecteur  s'apercevrait  au  ton  qui  s'amplifie,  s'étoffe 
d'âme,  qu'il  respire  un  air  plus  subtil,  plus  inef- 
fable. Les  descriptions  sont  demeurées  les  mê- 
mes ;  pourtant  leur  charme  s'est  modifié  dans  le 
sens  de  l'idéalisme.  Après  que  le  peintre  s'est  ca- 
ressé l'œil  aux  couleurs,  il  se  hâte  de  les  éclairer 
à  la  lumière  de  ses  états  psychiques;  après  que  le 
musicien  s'est  complu  aux  modulations  désinté- 
ressées, il  comprend  la  nécessité  de  conférer  aux 
accords  une  valeur  morale  et  d'enfermer  son  âme 
dans  des  sons.  Chacun  des  paysages  de  Régnier 
s'offre  représentatif  d'une  émotion  intérieure,  d'un 
chant  du  cœur. 

Les  fleurs  sont  mortes,  une  à  une,  en  le  vent  rude. 
Voici  l'ombre  et  le  temps  et  j'ai  touché  du  pied 
La  terre  du  silence  et  de  la  solitude. 

Les  mots  éveillent  toujours  des  images,  mais 

4. 


66 


des  images  lyriques  et  non  plus  sensuelles  ;  des 
images  sensibles,  mais  douées  de  conscience, 
comme  fondues  dans  un  précipité  anim^jur. 

Le  crépuscule  pleut  un  deuil  d'heure  et  de  cendre 
Qui  courbe  les  fronts  pâles  de  cheveux  trop  lourds 
Dont  le  poids  mûr  s'effondre  et  croule  et  va  s'épandre 
Sur  la  dalle  où  dorment  les  songes  des  vieux  jours. 


Septembre,  septembre, 

Cueilleur  de  fruits,  teilleur  de  chanvre, 

Aux  clairs  matins,  aux  soirs  de  sang, 

Tu  m'apparais 

Debout  et  beau, 

Sur  l'or  des  feuilles  de  la  forêt, 

Au  bord  de  l'eau, 

En  ta  robe  de  brume  et  de  soie, 

Avec  ta  chevelure  qui  rougeoie 

D'or,  de  cuivre,  de  sang  et  d'ambre, 

Septembre, 

Avec  l'outre  de  peau  obèse 

Qui  charge  ton  épaule  et  pèse 

Et  suinte  à  ses  coutures  vermeilles 

Où  viennent  bourdonner  les  dernières  abeilles  ! 

Et  tout  se  meut,  sourit  ou  pleure,  craint  ou 
espère,  se  pourvoit  de  finalité  à  l'instant  affectif 
de  la  méditation  du  poète.  Pour  le  poète  sym- 
boliste tout  objet  dans  la  nature  est  pathétique. 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  67 

Les  flûtes  de  l'aurore  et  les  cuivres  du  soir 
Ont  chanté  tour  à  tour  au  seuil  de  ton  destin, 
Et  tu  t'es  vu  enfant  et  vieillard  au  miroir 
Sous  la  rose  divine  et  le  laurier  hautain. 

Ces  travaux  d'approche  nous  ont  conduit  au 
centre  de  la  vision  du  poète.  Considérons  un  ins- 
tant un  poème  comme  le  Vase,  Aréthuse,  la  Gar- 
dienne, Les  «  correspondances  »  de  la  pensée  et 
du  symbole  sont  telles  qu'une  sorte  d'union  hy- 
postatique  en  résulte.  11  y  a  ici  toute  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  l'intuition  et  V allégorie.  Le 
poète  ne  s'est  pas  dit  :  «  Je  vais  décrire  un  vase 
imaginaire  sur  les  parois  duquel  je  suis  censé 
sculpter  des  faunes,  des  centaures,  des  nymphes, 
indiquant  ainsi  la  joie  de  la  création  artistique. 
Tandis  que  je  taille  au  marbre  ce  que  j'entends 
bruire,  le  gracieux  cortège  des  divinités  demeure 
en  mon  esprit,  en  sorte  qu'une  fois  la  tâche  ac- 
complie mon  ivresse  mourra  et  le  grand  vase  se 
dressera  nu  dans  ma  solitude  peuplée  ».  Non,  le 
poète  s'est  donné  d'un  seul  coup  sa  vision  anti- 
que. 11  Ta  conçue  vivante,  intégrale  et  immédia- 
tement plastique. 

De  grands  orgueils  rompus  comme  des  éclats  de  glaives 
De  grands  espoirs  tués  comme  des  oiseaux  bleus 
Qui  saignent  par  la  nuit  de  la  mer  et  des  grèves 
Où  luisent  les  torches  des  actes  fabuleux. 


68  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Je  me  trouve  fort  embarrassé  pour  décomposer 
les  moments  d'un  pareil  procédé,  en  soi  indécom- 
posable. Mais  qui  oserait  prétendre  qu'une  sem- 
blable conception  poétique  tient  plus  de  l'analyse 
que  de  la  synthèse  !  Intériorisé  dans  l'objet  de  sa 
pensée  Henri  de  Régnier  ne  s'en  distingue  pas.  La 
strophe,  si  habilement  balancée  semble-t-il,  l'idée 
générale  imprégnée  de  philosophie,  l'image  exacte 
qui  nous  la  fait  palper,  —  tout  cela  n'est  qu'un 
bloc. 

0  frère  taciturne  en  songe  dans  mon  âme, 
Pourquoi  as-tu  vêtu  mon  destin  et  mes  armes 
Où  ton  ombre  à  jamais  est  debout  sur  mes  soirs  ? 
Toi  beau  de  toute  la  Tristesse,  avec  l'Espoir  ! 
En  ton  armure  claire  et  par  ta  face  pâle 
Et  qui,  de  ton  doigt  pur  qu'alourdit  une  opale, 
A  ta  lèvre  où  tout  sourire  s'est  accompli, 
Fais  le  signe  hautain  du  silence  à  l'oubli. 

Dans  la  Cité  des  Eaux  la  méthode  est  flagrante. 
Le  terme  résurrection,  à  l'occasion  du  château  de 
Versailles  et  de  l'auguste  Passé  qui  vêt  de  silence 
les  bosquets  du  parc,  serait  tout  à  fait  impropre. 
C'est  bien  plutôt  le  mot  intususception  qui  con- 
viendrait. Le  poète  s'est  assimilé,  par  une  sorte 
d'endosmose  géniale,l'espritdel'époqueépars  (Lins 
les  jardins;  son  être  adhère  au  lieux  jadis  babil- 
lards  encore    imprégnés  d'âme  ;  une  sympathie 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  69 

magique  lui  fait  vivre  cette  vie  rétrospective,  et 
les  mœurs,  les  pensers,  Yhabitus  du  grand  siècle 
l'enserrent  étroitement  en  leurs  lianes  émotives. 
Chaque  vers  apparaîtra  dès  lors  comme  un  lam- 
beau palpitant  arraché  au  Temps.  Nous  sommes 
loin  de  la  vision  périphérique  :  au  point  de  con- 
tact d'une  conception  et  d'une  perception  l. 


IV 


Sachons  nous  borner.  Il  est  clair  qu'il  me  fau- 
drait accumuler  les  exemples.  Pourtant  tous  ceux 
qui  se  souviennent  des  Mains,  du  Verger,  et  des 
poèmes  les  plus  connus  du  maître  me  compren- 
dront. Mon  analyse  n'a  qu'une  valeur  critique, 
c'est-à-dire  secondaire.  Dans  l'impossibilité  où  je 
suis  de  condenser  en  une  définition  le  talent 
d'Henri  de  Régnier,  force  m'a  été  de  procéder  par 
circonvolutions  et  travaux  d'approche. 

Je  ne  pense  pas  avoir  fait  le  tour  complet  du 
poète, mais  je  crois  bien,  en  le  présentant  comme 
parnassien,comme  romantique  somptueux, comme 
symboliste,  n'avoir  oublié  aucun  des  aspects  dont 
sa  poésie  aime  s'embellir.  Régnier  est  tout  cela 

1.  Comparez,  par  exemple,  le  Satyre  de  Victor  Huço  et  le 
Sang  de  Marsyas  d'Henri  de  Hi'-gnicr. 


70  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

—  et  bien  autre  chose  encore  —  il  est  tout  cela 
mais  pas  dans  Tordre  où  je  l'ai  montré.  Pour 
mieux  comprendre  la  cosmographie  ne  coin- 
mence-t-on  pas  par  supposer  la  terre  immobile  ? 
Peu  m'importe,  au  surplus,  qu'en  tel  ou  tel  ou- 
vrage il  accuse  une  des  trois  tendances  de  pré- 
férence aux  autres.  L'important  est  qu'il  n'a  ja- 
mais cessé  d'être  symboliste,  je  veux  dire  intuitif, 

Qu'Henri  de  Régnier  soit  un  païen,  j'y  souscris 
volontiers,  j'y  vois  même  l'explication  de  son  pes- 
simisme. Qu'il  soit  un  classique,  je  n'y  contredis 
point.  Son  respect  pour  une  tradition  qui  nous  légua 
les  canons  de  la  beauté  éternelle,  j'ose  aller  jus- 
qu'à dire  :  son  naturalisme  bien  français  —  lui  va- 
lurent l'hommage  d'une  telle  épithèle.  Je  tiens  à 
constater  sans  plus  qu'on  peut  demeurer  classitjtic 
sans  être  rétrograde.  Je  veux  que  les  adversaires 
du  symbolisme  —  s'il  en  existe  encore  —  admet- 
tent avec  moi  le  principe  de  l'évolution  des  genres 
et  de  la  poésie  dont  Régnier  est  le  meilleur  exem- 
ple. Sans  heurt,  sans  fracas  il  aérait  les  formes  mé- 
triques surannées,  en  même  temps  qu'il  répudiait 
les  moules  conventionnels  où  se  clichent  nos  pen- 
sées anémiées.  Avec  l'air  de  frapper  des  médail- 
les, de  buriner  des  emblèmes,  de  tracer  des  ins- 
criptions, il  fait    sentir,   rentrer   en  soi,  penser. 

—  Régnier  fait  songer  au  Luxembourg.  On  croit 
ce  jardin,  vu  de  loin,  régulier  et  de  discipline  se- 


HENRI    DE    RÉGNIER    ET    LA    VISION    CENTRALE  71 


vère.  Et  lorsqu'on  s'y  promène  à  l'abandon,  on 
y  découvre  de  délicieux  coins  d'ombre  et  de  mys- 
tère. Je  supplie  les  partisans  de  l'expression  di- 
recte de  bien  vouloir  étudier  la  forme  de  Régnier, 
ses  constructions,  ses  images  toujours  et  néces- 
sairement psychiques.  No*tre  poète  a  trop  le  sens 
de  révocation  pour  parler  un  langage  dépouillé 
d'émoi.  Il  commence  une  pièce  à  la  manière 
alexandrine.  Une  urne,  un  hibou,  une  stèle  et  voilà 
de  purs  tableaux.  Mais  comme  tout  cela  s'élargit 
vite  et  comme  l'intuition  prend  aussitôt  le  dessus  ! 
Idéal  parnassien,  dit-on.  Mais  au  milieu  d'un  poème 
descriptif,  des  vers  comme  celui-ci  retentissent 
au  fond  de  nos  âmes  : 

Le  crépuscule  est  à  genoux  devant  le  soir. 

Je  demande  enfin  à  ceux  qui  prétendraient  voir 
en  Régnier  le  terme  d'une  évolution,  de  bien  ré- 
fléchir si  le  symbolisme,  tel  que  l'auteur  à'Aré- 
thuse  l'a  conçu, n'est  pas  précisément  la  suite  d'une 
tradition  en  même  temps  que  la  vraie  voie  tracée 
à  notre  poésie  française. 

En  Grèce  on  plaçait  des  statues  de  Mercure  sur 
les  routes.  Le  socle  reposait  sur  la  terre  natio- 
nale et  le  dieu,  le  bras  étendu,  indiquait  au  voya- 
geur son  chemin. 


EMILE  YERHAEREN 
ET  LA.    SUGGESTION  PATHÉTIQUE 


I.  — Les  mots  classique,  romantique, symboliste  n'ex- 
priment pas  des  écoles  mais  la  manifestation  d'un 
idéal  déterminé,  en  conformité  avec  les  autres  ten- 
dances du  moment.  —  L'évolution  lyrique  accom- 
plie au  xixe  siècle. 

II.  —  Hugo  et  Verhaeren.  En  quoi  ils  se  ressemblent, 
en  quoi  ils  diffèrent. 

III.  —  Verhaeren  et  la  vision  intérieure.  La  glorifica- 
tion par  le  dedans  de  toutes  les  énergies  de  l'homme 
et  de  la  nature. 


I 


Classique,  romantique,  symboliste,  adjectifs  so- 
nores et  un  peu  lourds  dont  le  sens  ne  sera  jamais 
fixé.  Ils  suggèrent  plus  de  choses  que  ne  semble 
en  contenir  leur  définition  arbitraire,  sans  doute 
parce  qu'ils  sont  moins  synonymes  de  systèmes 
que  d'individualités  glorieuses1.  Lamartine,  Hugo, 

1.  M.  Brunetière  a  bien  mis  cette  vérité    en  valeur  :   «  Le 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE        73 

Musset,  voilà  des  tempéraments  bien  divers,  en- 
core que  tous  trois  rangés  sous  une  même  éti- 
quette. Grifiin,  Régnier,  Verhaeren  ont  également 
assuré  le  triomphe  du  symbolisme,  sans  qu'il  soit 
facile  d'enfermer  ces  maîtres  dans  une  petite  école 
poétique  ;  ou  plutôt,  si  école  il  y  a,  celle-ci  n'en- 
globe pas  seulement  les  poètes  mais  les  «intellec- 
tuels» du  moment  :  un  air  de  famille  relie  les  pen- 
seurs de  chaque  époque.  Ces  appellations  de 
symboliste,  de  romantique,  de  classique  débordent 
leurs  cadres  littéraires,  d'où  la  difficulté  de  défi- 
nir. Toucher  à  un  ordre  de  l'activité  cérébrale, 
c'est  toucher  à  tous  les  autres  à  la  fois,  de  même 
que  le  choc  d'une  note  sur  un  clavier  fait  vibrer 
sourdement  les  autres  cordes. 

Ainsi,  tout  en  restant  l'expression  de  tendances 


matérialisme  et  le  spiritualisme  sont  des  systèmes  ;  le  classi- 
cisme ou  le  romantisme  n'en  sont  point.  Dirai-je  que  s'ils  en 
étaient,  il  n'en  résulterait  pas  que  leur  unité  dût  se  définir  par 
le  génie  d'un  seul  homme  ?  Les  précurseurs  de  Darwin,  tels 
que  Lamarck,  par  exemple,  et  plusieurs  autres,  ont  leur  part 
dans  la  définition  du  Darwinisme  lui-même,  et  surtout  dans 
l'histoire  de  sa  formation.  Mais  le  classicisme  ou  le  roman- 
tisme sont  des  noms  qui  ne  servent,  comme  ceux  de  Renais- 
sance ou  de  Réforme,  qu'à  envelopper  des  simultanéités  ou 
des  successions  de  faits  historiques;  et,  de  plus,  on  remarquera 
qu'au  contraire  des  noms  de  réforme  et  de  renaissance  ceux 
de  classicisme  ou  de  romantisme  n'ont  point  de  signification 
par  eux-mêmes,  d'étymologie  certaine,  qui  en  détermine  le 
contenu,  »  (L'Évolution  de  la,  poésie  lyrique,  t.  I,  p.  170.) 


71  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

littéraires,  ces  mots  de  classique,  de  romantique, 

de  symboliste  disent  une  orientation  déterminée 
de  la  pensée  humaine,  une  inquiétude  morale 
bien  caractérisée,  une  manière  propre  d'envisager 
le  problème  de  la  vie.  Une  perruque  Louis  XIV, 
une  tragédie  de  Racine,  le  Discours  de  la  mé- 
thode, un  portrait  de  Rigaud,  un  sermon  de  Rour- 
daloue,  autant  de  manifestations  sûres  d'un  même 
idéal.  Par  ces  mots  entendons  donc  trois  stades 
d'une  civilisation  marqués  par  la  Révocation  de 
rÉdit  de  Nantes,  la  Déclaration  des  Droits  de 
r Homme,  l'affirmation  de  l'Idéalisme  scientifique 
contemporain.  Même,  on  pourrait,  semble-t-il, 
chercher  à  exprimer  le  sens  du  classicisme,  du 
romantisme,  du  symbolisme  sans  se  placer  sur  le 
terrain  de  la  littérature,  simplement  en  interro- 
geant l'évolution  sociale  du  peuple  français.  On 
se  trouverait  ainsi  en  présence  d'une  société  dont 
l'esprit  a  subi  trois  transformations  capitales  dans 
ses  mœurs  comme  dans  ses  idées.  Ce  serait  un 
curieux  chapitre  de  dynamique  sociale  que  celui 
où  seraient  inscrites  les  courbes  de  l'âme  française 
depuis  la  fin  du  xvie  siècle  jusqu'à  nos  jours. 
Alors  on  saurait  avec  moins  d'imprécision  la  va- 
leur des  mots  en  question. 

Par  contre,  si  délaissant  le  domaine  de  nos 
acquisitions  sociales  et  scientifiques  depuis  trois 
siècles,  nous  ne  considérons  que  celui  de  la  lit- 


EMILE    VERHAERBN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       75 

térature,nous  recommençons  la  même  opération 
par  sa  preuve,  tant  il  est  vrai  qu'une  manifesta- 
tion de  notre  mentalité,  dans  un  temps  donné  et 
dans  un  champ  restreint,  se  trouve  en  corrélation 
parfaite  avec  les  autres  acquisitions  intellectuel- 
les du  même  temps.  Etudier  un  courant  poétique, 
à  une  époque  déterminée  de  notre  histoire,  c'est 
dévoiler  du  même  couples  tendances  de  la  science 
et  de  la  morale. 

Gomme  le  classicisme,  comme  le  romantisme, 
le  symbolisme,  il  faut  qu'on  le  sache,  est  plus 
qu'une  école  d'esthètes  :  une  manière  de  concevoir 
les  questions  contemporaines,  un  mode  de  vision 
à  part  et  pourtant  général,  une  direction  de  la 
pensée,  une  façon  de  traiter,  suivant  les  nécessités 
de  cette  heure,  aussi  bien  la  philosophie,la  science 
physique,  la  biologie  que  l'esthétique.  Je  trouve 
une  correspondance  étroite  entre  la  manière  dont 
M.  Bergson  interprète  la  métaphysique,  M.  Poin- 
caré  la  méthode  d'induction,  M.  Houssaye  les 
sciences  naturelles  d'une  part, —  et  la  façon  dont 
nos  poètes  conçoivent  aujourd'hui  la  poésie. 

La  littérature,  comme  la  sociologie  d'après 
Comte  ',  obéit  donc  à  deux  lois  primordiales,  loi 

1.  On  sait  que  pour  Auguste  Comte  les  phénomènes  sociaux 
ressortissont  de  deux  lois  :  loi  de  coexistence  et  loi  de  succes- 
sion, que  l'auteur  de  la  Philosophie  positive  appelle  loi  de  la 
statique  socUle  et  loi  do  la  dynamique  sociale.  Cette  division 


70  l-'attitude  du   lyrisme  CONTEMPORAIN 


de  coexistence  et  loi  de  succession.  La  première, 
nous  venons  de  le  voir,  détermine  les  connexions 
des  diverses  manifestations  intellectuelles  d'un 
même  temps  :  dans  une  société  toutes  les  acqui- 
sitions de  l'esprit  ont  entre  elles  des  rapports  de 
coordination  nécessaires.  La  seconde  loi,  dont 
il  s'agit  à  présent,  détermine  les  causes  de  l'évo- 
lution intellectuelle  d'un  siècle  à  l'autre.  Un 
«  genre  littéraire  »  ne  se  contente  pas  d'être  cor- 
rélatif aux  aspirations  d'un  temps,  il  marque  en- 
core uneétapedans  la  succession  des  phénomènes 
sociaux.  Par  ainsi,  le  symbolisme,  en  plus  de  sa 
participation  (statique)  à  la  vie  ambiante,  doit  en- 
core être  étudié  dans  sa  formation  (dynamique) 
et  d'après  sa  provenance. 

Or,  de  recherches  objectives  sur  les  origines 
françaises  du  symbolisme,  on  retire  cette  certi- 
tude que  notre  génération  continue  l'évolution 
naturelle  du  romantisme  vers  une  poésie  plus  ly- 
rique et  plus  intérieure.  C'est  sur  quoi  les  criti- 
ques n'ont  pas  assez  insisté  et  tout  reste  encore 
à  faire  du  côté  de  nos  origines.  On  a  vu  que  le 
pâmasse  avait  succédé  au  romantisme  et  l'on 
a  cru  que  celui-là  dérivait  de  celui-ci.  C'est  une 
étrange  erreur.  Les  théories  parnassiennes  con- 


peut  servir  pour  l'étude  d'une  «  école  »  littéraire    qu'on  envi- 
sage tour  à  tour  dans  son  milieu  et  dans  sa  genèse. 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       77 

tredisent  totalement  la  doctrine  de  Hugo.  Bien  loin 
qu'il  fût  l'évolution  naturelle  du  romantisme,  le 
parnasse  a  été  une  réaction  violente,  un  retour 
accusé  vers  la  poésie  impersonnelle.  Au  contraire, 
si  on  définit  la  poésie  romantique  avec  les  roman- 
tiques eux-mêmes  :  «  la  réalisation  de  la  beauté 
par  l'expression  du  caractère  »,  on  voit  que  les 
symbolistes  n'ont  fait  que  reprendre  les  acquisi- 
tions du  romantisme  en  les  approfondissant  et  en 
les  poussant  vers  ['intérieur. 

Nul  mieux  que  Verhaeren  ne  peut  nous  faire 
sentir  cette  évolution.  La  poésie  de  Fauteur  des 
Moines  est  une  poésie  de  transition,  si  j'ose  dire  : 
elle  rétablit  les  communications  entre  le  symbo- 
lisme et  le  romantisme.  Par  elle,  nous  compre- 
nons pourquoi  le  symbolisme  a  réagi  avec  tant 
d'acharnement  contre  l'esthétique  parnassienne 
insoucieuse  de  ses  origines.  Avant  donc  de  carac- 
tériser l'originalité  si  particulière  de  Verhaeren, 
il  importe  de  montrer  comment,  après  avoir  été 
institué  un  des  légataires  les  plus  autorisés  du 
romantisme,  l'auteur  des  Villes  tenlaculaires  a  fait 
fructifier  ce  précieux  dépôt. 


78  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


11 


Tous  ceux  qui  ont  écrit  *  sur  l'œuvre  de  Ver- 
haeren  ont  remarqué  les  affinités  de  ce  beau  génie 
avec  celui  de  Victor  Hugo.  L'un  et  l'autre  possè- 
dent un  don  d'imagination  poussé  à  ses  limites. 
Leur  esprit  est  comme  une  lentille  braquée  sur 
les  êtres,  qui  grossit  démesurément  tout  ce  qui 
passe  dans  son  champ.  M.  Brunetière  a  noté  chez 
Hugo  comme  une  hypertrophie  du  sens  du  mys- 
tère et  de  l'impénétrable, avec  un  pouvoir  magi- 
que de  s'hypnotiser  soi-même.  Ce  tempérament 
de  visionnaire  se  retrouve  chez  l'auteur  des  Cam- 
pagnes hallucinées. 

Pour  se  faire  écouter  il  parlait  par  miracles, 

dit  quelque  part  Verhaeren. C'est  à  lui-même  qu'il 
pensait  sans  doute,  à  son  amour  pour  les  paysa- 
ges ravagés  par  la  tempête,  pour  les  villes  indus- 
trielles du  Nord  qui  semblent  dans  le  soir  vomir 
des  torrents  d'incendies  et  où 

Le  feu  devient  clameur  hurlée  en  flamme 
Vers  les  échos,  vers  les  là-bas. 

1.  Voir  notamment  la  brochure  de  A.  Mockel  sur  Verhaeren 
avec  une  préface  de  Vielé  Griffin. 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE        79 

Ne  s'est-il  pas  peint  encore  dans  ce  cri  ; 
Mon  âme  !  —  est  clamante  et  gémissante  1 

Rien  que  les  titres  choisis  par  Verhaeren  sont 
caractéristiques  de  cette  faculté  de  paroxysme  : 
Les  Débâcles,  les  Flambeaux  noirs,  les  Apparus 
dans  mes  chemins,  les  Campagnes  hallucinées,  les 
Villages  illusoires,  les  Villes  tentaculaires,  etc.. — 
De  son  côté  Hugo  affectionnait  des  titres  comme  : 
la  Trompette  du  jugement,  Voix  basses  dans  les 
ténèbres,  Paroles  de  géant,  Ce  que  dit  la  bouche 
d'ombre. 

On  retrouve  dans  les  Travailleurs  de  la  mer, 
dans  un  chapitre  intitulé:"  A  maison  hantée  habi- 
tant visionnaire,  de  curieux  renseignements  sur  la 
nature  d'imagination  que  Hugo  savait  être  la 
sienne.  «  La  rêverie,  qui  est  la  pensée  à  l'état  de 
nébuleuse,  confine  au  sommeil,  et  s'en  préoccupe 
comme  de  sa  frontière.  L'air  habité  par  des  trans- 
parences vivantes,  ce  serait  le  commencement  de 
l'inconnu  ;  mais  au  delà  s'offre  la  vaste  ouverture 
du  possible.  Là  d'autres  êtres,  là  d'autres  faits. 
Aucun  surnaturalisme,  mais  la  continuation  oc- 
culte de  la  nature  infinie.  » 

Ce  passage  peu  connu  me  semble  une  excel- 
lente analyse  du  tempérament  souvent  apocalyp- 


80  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tique  de  Verhaeren  *.  Chaque  image  choisie  pour 
l'expression  d'un  spectacle  fantastique  est  pous- 
sée à  sa  limite.  Avec  quelle  violence  il  nouspeint  les 
plaisirs  des  matelots  un  jour  de  fête  dans  le  port  ! 

Il  fermente  de  chants  hurlés  et  de  tapages: 

Fenêtre  par  fenêtre,  étage  par  étage, 

Ses  façades  dardent,  de  haut  en  bas, 

Le  vice  —  et,  jusqu'au  fond  des  galetas, 

Brame  Pardeur  et  s'accouplent  les  rages. 

Dans  la  grand'salle,  où  les  marins  affluent, 

Poussant  au-devant  d'eux  quelque  bouffon  des  rues 

Qui  se  convulsé  en  mimiques  obscènes, 

Les  vins  d'écume  et  d'or  bondissent  de  leur  gaine; 

Les  hommes  saouls  braillent  comme  des  fous, 

Les  femmes  se  livrent  —  et  tout  à  coup, 

Les  rutsflambent,lesbrasse  nouent,  les  corps  se  tordent, 

On  ne  voit  plus  que  des  instincts  qui  s'entre-mordent, 

Des  seins  offerts,  des  ventres  pris  —  et  l'incendie 

Des  yeux  hagards  en  des  buissons  de  chair  brandie. 

Voici  la  Révolte  avec  ses  horreurs  et  ses  car- 
nages : 

1.  A  rapprocher  du  passage  où  Fromentin  caractérise  les 
procédés  de  Rembrandt:  «  A  l'imitation  des  choses  [Rembrandt 
a  substitué]  leur  métamorphose  presque  totale:  à  l'observation 
nette,  savante  et  naïve,  des  aperçus  de  visionnaire  et  des  ap- 
paritions si  sincères  que  lui-même  en  est  la  dupe.  Grâce  à  celte 
faculté  de  double  vue  dans  le  surnaturel,  grâce  à  cette  intui- 
tion de  somnambule,  il  a  vu  plus  loin  que  n'importe  qui.  » 


emile  verhaeren  et  la  suggestion  pathétique     81 

La  rue,  en  un  remous  de  pas, 

De  corps  et  d'épaules  d'où  sont  tendus  des  bras 

Sauvagement  ramifiés  vers  la  folie 

Semble  passer  volante, 

Et  ses  fureurs,  au  même  instant,  s'allient 

A  des  haines,  à  des  appels,  à  des  espoirs; 

La  rue  en  or, 

La  rue  en  rouge,  au  fond  des  soirs. 

De  là  plusieurs  conséquences  dont  la  première 
est  Fobsession  de  la  mort,  de  la  mer,  de  l'oura- 
gan, des  vastitudes  désolées,  de  tout  ce  qui  secoue 
profondément  l'être  \ 

Tragique  et  noire  et  légendaire, 
Les  pieds  gluants,  les  gestes  fous, 
La  Mort  balaie  en  un  grand  trou 
La  ville  entière  au  cimetière. 

La  Mort  a  bu  du  sang 

Au  cabaret  des  Trois-Cercueils. 

Comme  un  troupeau  de  bœufs  aveugles 

Avec  effarement,  là-bas,  au  fond  des  soirs, 

L'ouragan  beugle. 

Et  tout  à  coup,  par  au-dessus  des  pignons  noirs, 

Que  dresse,  autour  de  lui,  l'église,  au  crépuscule, 

Rayé  d'éclairs,  le  clocher  brûle. 

1.  Cf.  Albert  de  Bersaucourt.  Conférence  sur  Emile  Ver/iae- 
ren.  Jouve,  1908. 


82  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

J'ai  choisi  ces  citations  au  hasard,  car  il  suffit 
d'ouvrir  un  livre  de  Verhaeren  à  n'importe  quelle 
page  pour  se  rendre  compte  avec  quelle  puissance 
il  nous  communique  ses  terreurs !  : 

Les  grand'routes  tracent  des  croix 

A  l'infini,  à  travers  bois; 

Les  grand'routes  tracent  des  croix  lointaines 

A  l'infini,  à  travers  plaines  ; 

Les  grand'routes  tracent  des  croix 

Dans  l'air  livide  et  froid, 

Où  voyagent  les  vents  déchevelés 

A  l'infini,  par  les  allées. 

Une  seconde  conséquence  est,  ce  que  faute  d'un 
autre  mot  j'appellerais  le  sens  épique  chez  Verhae- 
ren. Cette  attitude  est  rare  parmi  les  symbolistes  : 
nous  ne  la  retrouvons  que  chez  Vielé-Griffin  et 
chez  Claudel,  malgré  le  désir  des  poètes  contem- 
porains de  «  faire  grand  »,  comme  l'a  dit  Beau- 
nier  *.  Ainsi  que  Hugo,  Verhaeren  débute  tou- 
jours par  une  vision  ample,  par  une  annonce 
claironnante  de  son  sujet.  Vous  vous  souvenez 
des  commencements  de  poèmes  de  l'auteur  de  la 
Légende  des  Siècles  tels  que  ceux-ci  : 

1.  Dans  les  Campagnes  hallucinées  sur  dix-huit  pièces  il  y 
en  a  sept  intitulées  Chanson  de  fou. 

2.  A.  Beaunier.  La  Poésie  Nouvelle.  Mercure  de  France. 


BMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       83 

J'eus  un  rêve,  le  mur  des  siècles  m'apparut. 

Tout  étant  vision  sous  les  ténébreux  dômes 
J'aperçus  dans  l'espace  étoile  trois  fantômes. 

Je  vis  dans  la  nuée  un  clairon  monstrueux. 


Comparez-les  avec  ces  débuts  de  poèmes 
Tous  les  chemins  vont  vers  la  "ville. 

Sur  la  ville  dont  les  affres  flamboient, 
Régnent,  sans  qu'on  les  voie, 
Mais  évidentes,  les  idées. 


La  plaine,  au  fond  des  soirs,  s'est  allumée, 
Et  les  tocsins  cassent  leurs  bonds  de  sons, 
Aux  quatre  murs  de  l'horizon. 
—  Une  meule  qui  brûle  1  — 

Le  monde  est  fait  avec  des  astres  et  des  hommes. 


De  part  et  d'autre  nous  assistons,  sans  qu'il  soit 
bien  facile  de  préciser,  à  une  transposition  du 
mode  lyrique  au  mode  épique.  C'est  qu'une  même 
ferveur  panthéistique  enflamme  nos  deux  génies. 
Ils  divinisent  l'objet  de  leur  vision  et  font  surgir 


81  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

de  la  nature  l'âme  universelle  qui  la  meut.  On 
connaît  assez  le  poème  presque  symboliste  de 
Hugo,  le  Satyre,  De  même  Vcrhaeren  a  magnifié 
la  Vie,  la  Force,  la  Puissance  cosmique,  —  et 
aussi  la  Pitié  : 

La  mort,  la  vie  et  leur  ivresse  1 

Oh!  toutes  les  vagues  de  la  mer  ! 

Cercueils  fermés,  berceaux  ouverts, 

Gestes  d'espoir  ou  de  détresse, 

Les  membres  nus,  le  torse  au  clair, 

Je  m'enfonce  soudain,  sous  vos  caresses  rudes, 

Avec  le  désir  fou 

De  m'en  aller,  un  jour,  jusques  au  bout, 

Là-bas,  me  fondre  en  votre  multitude  1 


J'aime  mes  yeux  fiévreux,  ma  cervelle,  mes  nerfs, 
Le  sang  dont  vit  mon  cœur,  dont  vit  mon  torse, 
J'aime  l'homme  et  le  monde  et  j'adore  la  force 
Qui  donne  et  prend  ma  force  à  l'homme  et  l'univers. 


Et  ce  cri  prophétique  ! 

Il  n'est  plus  rien  de  vrai,  puisque  tout  est  divin. 

Ces  quelques  citations  feront  mieux  compren- 
dre que  tout  commentaire  verbeux  l'ampleur  d'es- 


,  EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       85 

prit  de  ce  poète  titanique  capable  de  réaliser  dans 
un  siècle  de  fer  et  de  découvertes  scientifiques 
le  rêve  d'Eschyle  et  de  prédire,  nouveau  Promé- 
thée,  la  naissance  de  la  Babylone  future. 

Penser,  chercher  et  découvrir  sont  ses  exploits. 
Il  emplit  jusqu'aux  bords  son  existence  brève  ; 
Il  n'enfle  aucun  espoir,  il  ne  fausse  aucun  rêve, 
Et  s'il  lui  faut  des  dieux  encore,  —  qu'il  les  soit  1 


Le  cri  de  Faust  n'est  plus  nôtre  !  L'orgueil  des  fronts 
Luit  haut  et  clair,  à  contre-vent,  parmi  nos  routes, 
L'ardeur  est  revenue  en  nous;  morts  sont  les  doutes 
Et  nous  croyons  déjà  ce  que  d'autres  sauront. 


III 


Une  pareille  puissance  créatrice  n'est  pas  sans 
danger.  Hugo  qui  voyait  énorme  n'a  pas  su  évi- 
ter toujours  le  ridicule.  Lorsqu'on  décompose  une 
des  pièces  les  plus  tumultueuses  de  la  Légende 
des  Siècles,  on  romarque  que  souvent,  pour  re- 
prendre une  expression  de  Veuillot,  les  images 
d'Hugo  «  dansent  autour  de  rien».  Lorsque  Flau- 
bert faisait  passer  par  son  «  gueuloir  »  quelques 
vers  tonitruants  de  son  poète  favori,  comme 
ceux-ci  des  Burgraves  qu'il  affectionnait  : 


86 

...  Lorsqu'ils  étaient  en  marche 

Ils  enjambaient  les  ponts  dont  ils  brisaient  les  arches. 

le  bon  géant  normand  ne  trouvait  rien  autre  pour 
exprimer  son  délire  que  de  s'écrier  :  «  C'est 
énorme  1  c'est  énorme  !  »  Si  Verhaeren  va  encore 
plus  loin  dans  l'outrance  que  son  devancier,  il  ne 
sombre  jamais  dans  les  abîmes  du  «  pathos  ».  Il 
a  compris  le  danger  de  broyer  le  lecteur  sous  une 
avalanche  de  mots.  Aussi  préfère-t-il  nous  sug- 
gestionner. 

C'est  ici  qu'éclate  la  différence  entre  le  roman- 
tisme et  le  symbolisme.  Hugo  et  les  poètes  de  sa 
génération  mêlaient  à  leurs  poèmes  des  éléments 
étrangers  au  lyrisme.  Ils  n'étaient  pas  ce  qu'on 
peut  appeler  des  poètes  purs,  c'est-à-dire  dégagés 
des  préoccupations  extérieures.  Leur  poésie  est 
faite  non  seulement  de  lyrisme,  mais  d'éloquence, 
de  desseins  politiques  et  moraux,  de  trucs  oratoi- 
res ;  autant  d'éléments  en  dehors  de  l'essence 
môme  du  lyrisme. 

Verhaeren  est  lyrique  et  rien  que  lyrique. 
Comme  on  l'a  très  bien  dit  :  «  son  but  n'est  ni  de 
nous  intéresser,  ni  d'engendrer  en  nous  la  terreur 
et  la  pitié  :il  ne  veut  qu'exciter  l'enthousiasme  *», 

1.  Cf.  l'article  de  Stefan  Zweig,  traduit  de  l'allemand  par 
Paul  Morisse  et  Henri  Chervet,  intitulé  :  Le  Drame  Ycrhucre- 
nien.  Mercure  de  France.  1er  déc.  1909. 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       87 

enfiévrer  les   hommes,   les   emporter   dans  son 
rythme. 

Toute  la  vie  est  dans  l'essor. 

Par  ce  fait  les  romantiques  incursionnent  né- 
cessairement dans  le  domaine  du  pittoresque  et  de 
Tépisodique.  Ils  manquent  d'intériorité,  Verhae- 
ren,  au  contraire,  en  demandant  au  lyrisme  seul 
ses  motifs  d'inspiration  a  orienté  la  poésie  du 
dehors  au  dedans. 

Pour  les  symbolistes,  loin  que  ce  soient  les  cho- 
ses qui  déterminent  notre  personnalité,  c'est  au 
contraire  notre  personnalité  qui  se  projette  sur 
les  choses  et  qui  les  colore  de  sa  propre  teinte. 
Cette  réforme  qui  constitue  l'essence  de  la  poésie 
contemporaine,  réforme  pressentie  par  Hugo,  a 
de  puissantes  analogies  avec  la  doctrine  de  Kant, 
le  père  de  l'idéalisme  moderne.  Le  célèbre  esthé- 
ticien allemand,  Theodor  Lipps,  a  fondé  sur  le 
môme  principe  toute  sa  fameuse  théorie  de  YEin- 
fiïfllung  ou  intropathie,  ou  pouvoir  qu'a  la  cons- 
cience de  se  projeter  au  dehors  et  de  commu- 
niquer ainsi  à  l'objet  extérieur  notre  activité 
psychique.  Un  jour,  au  moyen  de  ces  analogies 
réelles,  nous  essayerons  de  rattacher  le  symbo- 
lisme à  tout  le  mouvement  intellectuel  du  siècle. 
Pour  l'instant,  comme  nous  l'avons  montré  à  pro- 


88  l'attitude  du    LYRISME   GONTBMPOBAIM 

pos  de  Régnier,  il  suffît  de  déclarer  que  la  vision 
de  Verhaeren  n'est  pas  une  vision  périphérique, 
c'est-à-dire  qui  tourne  autour  des  choses,  mais 
une  vision  centrale,  qui  part  du  cœur  même  des 
phénomènes,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi.  Verhaeren 
décrit  parfois,  mais  le  plus  souvent  il  se  meut, 
semble-t-il,  au  milieu  des  incendies,  des  orgies,des 
révoltes  sanglantes  et  vit  si  intensément  ces  spec- 
tacles terrifiants  que  ceux-ci  ne  nous  apparaissent 
plus  des  spectacles,  mais  des  états  d'âmes  cosmi- 
ques. Autrement  dit  encore,  il  y  a  entre  un  poème 
parnassien  et  un  poème  de  Verhaeren  sur  une 
tempête  la  même  différence  qui  existe  entre  le 
fait  d'imiter  sur  l'orgue  de  Fribourg  les  roule- 
ments du  tonnerre  et  l'évocation  par  la  Sympho- 
nie pastorale  des  émotions  qui  se  passent  dans 
l'âme  des  paysans. 


Par  les  plaines  de  ma  crainte,  tournée  au  Nord, 
Voici  le  vieux  berger  des  Novembres  qui  corne, 
Debout, comme  un  malheur,  au  seuil  du  bercail  morne, 
Qui  corne  au  loin  l'appel  des  troupeaux  de  la  mort. 


L'étable  est  cimentée  avec  mon  vieux  remords, 
Au  fond  de  mes  pays  de  tristesse  sans  borne, 
Qu'un  ruisselet,  bordé  de  menthe  et  de  viorne, 
Lassé  de  ses  flots  lourds,  flétrit,  d'un  cours  retors. 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       89 

Brebis  noires,  à  croix  rouges  sur  les  épaules, 

Et  béliers  couleur  feu  rentrent,  à  coups  de  gaule, 

Gomme  ses  lents  péchés,  en  mon  âme  d'effroi  ; 

Le  vieux  berger  des  Novembres  corne  tempête. 
Dites,  quel  vol  d'éclairs  vient  d'effleurer  ma  tête 
Pour  que,  ce  soir,  ma  vie  ait  eu  si  peur  de  moi  ? 

Au  reste  je  trouve  dans  une  préface  qu'écrivit 
récemment  l'auteur  des  Villages  illusoires  pour 
le  catalogue  d'une  exposition  d'Edmond  Cross 
une  excellente  définition  du  procédé  immanent 
cher  aux  symbolistes.  «  Le  grand  et  pieux  res- 
pect que  vous  avez  montré  pour  la  nature,  la 
franche  et  exigeante  sincérité  dont  vous  fîtes 
preuve  en  l'étudiant  et  l'aimant,  vous  les  voulez 
diriger  à  cette  heure  vers  un  autre  objet  et  vous 
rêvez,  comme  vous  me  l'écriviez,  de  faire  de  vo- 
tre art  non  seulement  la  glorification  de  la  na- 
ture mais  la  glorification  même  dune  vision  inté- 
rieure \  »  On  ne  peut  mieux  indiquer,  je  pense,  le 
passage  du  naturalisme  à  Y  idéalisme. 


l.  Dans  une  lettre  que  Verhaercn  m'écrit  au  sujet  de  cet 
article  je  détache  ces  quelques  lignes  où  le  poète  insiste  sur 
son  modo  personnel  de  vision  :  c  Oui,  je  vois  a  travers  moi- 
même  le  monde.  J'ai  dit  quelque  part: 

El  que  c'est  moi  qui  seul  me  rêve  dans  les  choses. 

«  Le  monde  ne  m'intéresse  qu'autant  qu'il  me  réfléchit,  et  je 
le  glorifie  non  pour  lui-même,  mais  parce  qu'à  certains  mo- 


90 


Je  lui  confesse  tout,  comme  autrefois. 

Bien  qu'elle  sache  aujourd'hui  tout,  d'avance, 

Et  qu'elle  entende  l'âme,  avant  la  voix. 

Je  suis  l'ardent  de  sa  toute  présence, 

Je  la  voudrais  plus  morte  encor 

Pour  l'évoquer,  avec  plus  de  puissance. 

Ou  encore  : 

Je  ne  distingue  plus  le  monde  de  moi-même, 
Je  suis  l'ample  feuillage  et  les  rameaux  flottants, 
Je  suis  le  sol  dont  je  foule  les  cailloux  pâles 
Et  l'herbe  des  fossés  où  soudain  je  m'affale 
Ivre  et  fervent,  hagard,  heureux  et  sanglotant. 

Je  n'ai  pas  cru  devoir  insister  sur  l'influence 
exercée  par  la  race  et  le  milieu  sur  l'œuvre  de 
Verhaeren.  Cette  influence  est  trop  évidente, 
Verhaeren  doit  à  sa  naissance,  à  son  enfance  pas- 
sée en  pleines  Flandres,  cet  amour  de  la  vie  des 
choses,  du  quotidien  de  l'existence,  des  beautés 
fortes  et  rudes  qu'on  retrouve  dans  son  œuvre  en- 
tière. Il  doit  encore  au  caractère  flamand  une  pro- 
pension non  déguisée  au  mysticisme.  11  est  à  re- 
marquer en  effet  combien,  chez  les  peuples  du 

ments  d'exaltation  il  ne  me  semble  être  que  mon  propre  pro- 
longement. » 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       91 

Nord,  le  naturalisme  s'allie  à  l'illumiuisme,  c'est 
pourquoi  Vielé-Griffin,  parlant  des  Moines  de  Ver- 
haeren,  a  pu  dire  avec  justesse  que  ceux-ci  étaient 
forts,  grands,  violents  et  pieux,  A  ce  propos  il  y 
aurait  peut-être  lieu  d'iusister  sur  les  sens  divers 
que  peut  revêtir  le  mot  naturalisme,  11  existe,  par 
exemple,  une  grande  différence  entre  l'auteur  de 
Nana  et  Fauteur  de  Germinal.  Disons  simplement 
que  dans  les  passages  de  son  œuvre  où  Verhae- 
ren  semble  abandonner  la  glorification  de  la  vi- 
sion intérieure  pour  sacrifier  à  des  tendances  plus 
naturalistes,  le  poète  se  sauve  de  la  vulgarité  — 
comme  les  impressionnistes  qu'il  a  bravement 
défendus  —  par  le  lyrisme  de  la  couleur  '. 

1.  M.  Robert  de  la  Sizcranne  a  bien  mis  en  relief  la  réac- 
tion idéaliste  des  impressionnistes  qui,  par  d'autres  côtés, 
tiennent  encore  aux  théories  naturalistes.  Les  impressionnis- 
tes, dit-il,  «  ont  bien  représenté  selon  la  formule  réaliste  les 
spectacles  de  la  vie  moderne,  mais  en  les  éclaboussant  de  tant 
de  couleur,  qu'on  ne  les  reconnaît  plus.  Quand  la  nature  était 
laide,  ils  ont  tâché  de  la  dissimuler  à  l'aide  de  la  nature  même. 
Ils  ont  demandé  au  soleil  d'effacer  les  lignes  disgracieuses 
comme  autrefois  on  l'aurait  demandé  à  l'ombre...  Déjà  Turner, 
dans  son  fameux  Grand  chemin  de  fer  de  l'Ouest,,  avait  trouvé 
le  moyen  de  faire  rentrer  dans  l'art  les  formes  de  l'industrie 
moderne.  Les  impressionnistes  l'ont  suivi.  Il  n'est  besoin  que 
de  voir  à  la  salle  Caillebotte,  au  Luxembourg,  la  Gare  Saint- 
Lazare  de  M.  Monct  ou  son  Pont  de  l'Europe,  pour  constater 
cette  loi...  Si  ces  peintres  méritent  le  nom  d'impressionnistes, 
c'est, qu'en  effet,  ce  qu'ils  cherchèrent  a  reproduire  de  la  nature 
c'était  non    pas  la  substance  qu'elle  annonce,  mais  le  rayon- 


92  l'attitude   du   lyrisme  CONTEMPORAIN 

Ainsi  le  grand  poète  qu'est  Verhaeren  a  su  tirer 
du  romantisme  toutes  ses  conséquences,  toutes 
les  aspirations  qui  y  étaient  incluses.  11  adapta 
aux  nécessités  comme  aux  rêves  contemporains  la 
poésie  française,  en  ajoutant  de  nouvelles  cordes 
à  la  lyre  traditionnelle.  Il  demeure  le  chef  d'un 
des  deux  grands  courants  émanés  de  Victor  Hugo 
qui  ont  abouti  d'une  part  à  la  poésie  lyrique 
intérieure  et  immanente  et,  d'autre  part,  avec  Mo- 
réas, —  par  une  courbe  dont  il  nous  faudra  ana- 
lyser la  trajectoire  —  au  poème  classique, 

Verhaeren  a  donné  raison  —  et  ce  n'est  pas  sa 
moindre  gloire  —  à  ceux  qui  prétendent  qu'on 
peut  chanter  en  vers  les  bienfaits  de  la  civilisa- 
tion et  les  inventions  modernes.  Celui-ci  n'a  pas 
échoué  dans  sa  tâche  en  célébrant  le  Bazar,  la 


nement.  »  (Les  questions  esthétiques  contemporaines,  p.  61  et 
suiv.) 

Rappelez-vous   comment  Verhaeren  parle  des   rails    et   des 
wagons  : 

Par  au-dessus,  passent  les  cabs,  filent  les  roues, 

Roulent  les  trains,  vole  l'effort, 

Jusqu'aux  gares,  dressant,  telles  des  proues 

Immobiles,  de  mille  en  mille,  un  fronton  d'or. 

Les  rails  ramifiés  rampent  sous  terre 

En  des  tunnels  et  des  cratères 

Pour  reparaître  en  réseaux  clairs  d'éclairs 

Dans  le  vacarme  et  la  poussière. 

C'est  la  ville  tentaculaire. 


EMILE    VERHAERLN    ET     LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       93 

Bourse,  le  Chemin  de  fer,  car  il  ne  s'est  pas  atta- 
ché à  décrire  minutieusement  les  effets  de  l'élec- 
tricité à  la  manière  de  Sully-Prudhomme  : 

Un  disque  de  cire  ou  de  verre 
Ose  imiter  le  bras  du  dieu 
En  qui  l'humanité  révère 
L'auteur  du  tonnerre  et  du  feu  1 

non,  il  a  chanté,  à  l'occasion  de  ces  inventions, 
les  louanges  du  progrès.  Il  ne  s'en  est  pas  tenu  à 
un  naturalisme  trivial  ;  il  a  tout  rapporté  à  sa 
vision  centrale.  Par  là  il  créa  de  la  beauté  e;t  fit 
vrai.  Songez  en  quels  termes  il  parle  du  for- 
geron : 

Il  est  l'incassable  entêté 

Qui  vainc  ou  qu'on  assomme, 

Qui  n'a  jamais  lâché  sa  fierté  d'homme 

D'entre  ses  dents  de  volonté  ; 

Qui  veut  tout  ce  qu'il  veut  si  fortement 

Que  son  vouloir  broierait  du  diamant 

1.  Cf.  Stefan  Zweig  :  «  Verhaeren,qui  ne  décrivit  jamais  les 
choses  dans  leur  état  statique,  mais  dans  leur  activité  interne, 
ne  conçoit  l'univers  que  dans  une  agitation  perpétuelle  et  pas- 
sionnelle... C'est  pourquoi  l'enthousiasme  qui  n'est  que  le  sym- 
bole de  la  surélévation,  lui  semble  une  force  plus  puissante 
pour  nous  acheminer  vers  la  conception  d'une  justice  supé- 
rieure que  la  justice  soi-disant  absolue.  »  (Emile  Verhaeren, 
Mercure  de  France,  p.  282.) 


94 


Et  s'en  irait,  au  Tond  des  nuits  profondes, 
Ployer  les  lois  qui  font  rouler  les  mondes. 

Voici  comment  il  se  représente  le  cordier  : 

Avec  ses  pauvres  doigts  qui  sont  prestes  encor, 
Ayant  crainte  parfois  de  casser  le  peu  d'or 
Que  mêle  à  son  travail  la  glissante  lumière, 
Au  long  des  clos  et  des  maisons 
Le  blanc  cordier  visionnaire, 
Attire  à  lui  les  horizons. 

Cette  perpétuelle  création  d'images  lyriques, 
cette  exaltation  intérieure  à  l'occasion  des  événe- 
ments humains  et  des  spectacles  magnifiques  de 
la  nature,  cet  enthousiasme  franc,  cet  amour  de 
la  vie  «  doublée  et  redoublée  »,  comme  dit  Gobi- 
neau, font  de  Verhaeren  un  des  poètes  les  plus 
représentatifs  de  la  mentalité  moderne,  un  de 
ceux  dont  les  chants  synthétisent  le  mieux  les 
tendances  contemporaines.  Cette  œuvre,  dit  fort 
justement  M.  Stefan  Zweig,  est  une  encyclopédie 
poétique  de  notre  temps,  d'où  se  dégage  l'atmos- 
phère spirituelle  de  notre  monde  au  tournant  du 
XX*  siècle. 

Celui  qui  me  lira,  dans  les  siècles,  un  soir 
Troublant  mes  vers,  sous  leur  sommeil    ou  sous  leur 

[cendre 


EMILE    VERHAEREN    ET    LA    SUGGESTION    PATHETIQUE       95 

Et  ranimant  leur  sens  lointain  pour  mieux  comprendre 
Comment  ceux  d'aujourd'hui  s'étaient  armés  d'espoir, 

Qu'il  sache  avec  quel  violent  élan  ma  joie 

S'est,  à  travers  les  cris,  les  révoltes,  les  pleurs, 

Ruée  au  combat  fier  et  mâle  des  douleurs 

Pour  en  tirer  l'amour,  comme  on  conquiert  sa  proie. 

Plus  il  produit,  plus  sa  personnalité  s'accuse. 
On  suit  pas  à  pas  les  phases  caractéristiques  de 
son  évolution  spirituelle  l.  D'abord  plastique  et 
descriptif  dans  les  Mornes  et  les  Flamandes,  le 
lyrisme  de  Verhaeren  s'élargit,  se  gonfle,  en  même 
temps  que  sa  vision  se  creuse  en  profondeur.  A 
travers  les  objets,  les  paysages  grandioses,  les 
actions  héroïques  Verhaeren  discerne  l'âme  du 
monde,  le  creuset  de  toutes  les  énergies  cosmi- 
ques, de  ces  «  forces  tumultueuses»  qui  nous  ré- 
gissent sourdement  et  que  l'homme  parvient  à 
dompter  à  mesure  qu'il  progresse  dans  la  série 
des  temps. 

Oh  1  vous  les  gens,  les  vieilles  gens, 

Qui  regardez  passer  dans  vos  villages 

Les  empereurs  et  les  bergers  et  les  rois  mages 

Et  leurs  bêtes  dont  le  troupeau  les  suit, 

1«  Cf.  Georges  Buissorct.  L' Évolution   idéologique    d'Emile 
Verhaeren.  Mercure  de  France,  1910. 


96  l'attituds  du  lyrisme  contemporain 


Allumez  d'or  vos  cœurs  et  vos  fenêtres 
Pour  voir  enfin,  par  à  travers  la  nuit, 
Ce  qui  depuis  mille  et  mille  ans, 
S'efforce  à  naître. 

Ne  nous  étonnons  pas  qu'on  nomme  Verhaeren 
un  poète  européen.  Rien  de  plus  juste  que  cette 
expression.  «  L'Europe  entière  parle  par  sa  voix, 
et  cette  voix  s'élève  au-dessus  du  siècle  présent1.» 
Déjà  son  œuvre  inspire  un  grand  nombre  d'imi- 
tateurs, elle  est  le  moteur  initial  de  quantités 
d'énergies  lyriques  décidées  à  évoquer  les  inven- 
tions modernes  et,  derrière  ces  inventions,  les 
forces  cosmiques.  Le  Futurisme ,1' Unanimiste,  etc., 
autant  d'attitudes  lyriques  issues  de  cette  person- 
nalité représentative.  Il  fallait  un  poète  puissant, 
visionnaire  et  légèrement  mystique,  pour  rassem- 
bler en  un  faisceau  harmonieux  et  expressif  les 
aspirations  violentes  de  la  conscience  moderne, 
pour  glorifier  l'élan  de  notre  vie  multiple  et  brû- 
lante à  l'orée  du  xxe  siècle.  Emile  Verhaeren  aura 
été  celui-là. 

1.  Stefan  Zw(4g,  op.  cit. 


MAURICE    MAETERLINCK 
ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES 


I.  —  La  réaction  contre  le  naturalisme  et  les  tendances 
idéalistes. 

II.  —  Le  réel  et  la  façon  de  l'atteindre.  —  L'intuition 
et  la  connaissance  lyrique. 

III.  —  Définition  du  mot  symbolisme.  —  En  quoi  ce 
mot  est  bien  et  mal  choisi.  —  Les  images  accumu- 
lées. 


I 


...  Car  c'est  à  l'endroit  où  l'homme  semble  sur 
le  point  de  finir  que  probablement  il  commence. 
Cette  phrase  lumineuse,  suggérée  à  Maurice  Mae- 
terlinck par  l'étude  de  l'œuvre  de  cet  exquis  No- 
valis,  pourrait  être  épinglée  en  lettres  ardentes 
sur  l'oriflamme  de  la  poésie  contemporaine. 

Suivant  les  temps,  le  milieu,  le  moment,  c'est- 
à-dire  suivant  la  mentalité  ambiante,  la  création 
poétique  revêt  telle  ou  telle  forme  plus  détermi- 


98  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

née.  On  conçoit  qu'en  un  siècle  utilitaire  et  gorgé 
de  philosophie,  comme  la  fin  du  xvnr,  la  poésie 
s'alourdisse  pour  se  prêter  aux  enseignements 
didactiques  d'un  Delille,  d'un  Saint-Lambert,  d'un 
Roucher,  et  qu'à  l'époque  du  romantisme  le  vers 
se  fasse  «  l'écho  sonore  »  d'imaginations  vibran- 
tes. L'attitude  parnassienne  correspondait  ;ui 
mouvement  positiviste  créé  par  la  philosophie. 
Une  violente  réaction  ne  tarda  pas  à  se  manifes- 
ter dans  le  domaine  des  lettres,  appuyée  par  la 
faillite  d'une  pseudo-science  et  d'un  rationalisme 
à  courte  vue.  Si  l'on  admet  cette  simple  loi  d'his- 
toire, qui  prouve  l'existence  dans  le  temps  d'un 
large  parallélisme  entre  toutes  les  manifestations 
intellectuelles,  une  coïncidence  heureuse  ne  suf- 
fit pas  à  expliquer  ce  retour  au  lyrisme  subjectif 
dans  le  moment  où  prend  naissance  une  philoso- 
phie plus  aérée,  moins  abstraite,  orientée  vers  nos 
activités  psychiques.  C'est  bien  d'une  compéné- 
tration  entre  les  divers  modes  du  savoir,  d'une 
coexistence  de  pensées  parentes,  d'une  éclosion  de 
rameaux  verdoyants  entés  au  même  tronc,  qu'il 
s'agit. 

Ainsi,  tandis  que  les  méthodes  expérimentales 
trop  étroites  se  découvraient  impropres  à  embras- 
ser le  réel,  tandis  que  la  science  faisait  partielle- 
ment faillite  à  ses  engagements  hardis,  tandis  que 
la  philosophie  réintégrait  dans  son  programme 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES       99 

d'études  des  notions  telles  que  celles  de  finalité, 
de  substance,  de  liberté,  d'homme  centre  du 
monde,  bref  de  personnalisme * ,  —  autant  de  réa- 
lités dédaignées  par  Fancien  intellectualisme 
comme  trop  métaphysiques,  —  nos  symbolistes, 
à  leur  tour,  découvraient  l'âme,  et  la  poésie  des 
états  de  conscience.  L'histoire  de  cette  héroïque 
équipée,  au  sortir  du  naturalisme  oppressé,  vers 
les  rivages  azurés  de  cette  mer  intérieure,  fut  trop 
souvent  contée  pour  que  j'y  insiste,  mais  Fécole 
poétique  contemporaine  a-t-elle  fini  d'acquitter 
sa  dette  de  reconnaissance  aux  initiateurs  du  ly- 
risme actuel  ?  A-t-on  bien  senti  de  quelle  péné- 
trante atmosphère  s'enveloppaient  les  drames  de 
Maeterlinck?  11  se  pourrait  que  l'auteur  des  Serres 
Chaudes  ait  été  le  Jason  de  cette  jeune  armée 
d'Argonautes  inspirés,  partis  sans  retour  à  la  con- 
quête de  leur  moi  transcendant. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  d'analyser  l'œuvre  de  Mae- 
terlinck ;  cela  fut  tenté  plusieurs  fois.  On  a  dit 
tous  les  horizons  dévoilés  par  la  philosophie  et  le 
style  de  notre  auteur.  Son  théâtre  fut  l'objet  de 
quantité  de  diagnostics  justes,  parmi  lesquels  je 
place  en  première  ligne  celui  du  jeune  et  regretté 
Charles  de  Sprimont,  paru  dans  la  revue  belge 
Ditrmdal,  en  juin   1903,  D'autre  part  l'influence 

1.  C'est  le  titre  du  dernier  ouvrage  de  Renouvier. 


100 


L  ATTITUDE    DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 


évidente  du  poète  de  la  Vie  des  Abeilles  sur  notre 
génération  s'arrête  à  la  publication  de  la  Sagesse 
et  la  Destinée.  A  partir  de  1898,  Maeterlinck,  un 
instant  incertain  entre  Ruysbroeck  et  Marc  Aurèle, 
opte  délibérément  pour  l'empereur  romain  et, à  ce 
compte,  délaisse  l'inspiration  mystique  pour  un  ra- 
tionalisme agnostique.  Le  Temple  enseveli  accen- 
tue encore  cette  dernière  tendance,  en  sorte  qu'il 
existe  deux  stades  bien  déterminés  dans  révolu- 
tion de  la  pensée  de  Maeterlinck.  On  peut  avoir 
ses  préférences.  Certains  se  délecteront  à  contem- 
pler la  seconde  face  de  ce  beau  talent.  Si  je  n'en- 
visage que  la  première,  j'ai  aussi  mes  raisons,  que 
l'objet  de  cette  étude  et  mon  souci  d'historien  de 
l'école  symboliste  expliquent  assez.  L'attitude  de 
Maeterlinck,  dans  sa  première  manière,  est  surtout 
une  attitude  lyrique,  commune  par  sa  façon  de 
concevoir  le  réel  et  de  l'extérioriser  aux  plus 
influents  de  nos  poètes  symbolistes.  Préciser  cette 
intuition  de  l'âme,  et  montrer  comment  l'ineffa- 
ble parvient,  au  moyen  d'intégrations  conscien- 
tes, c'est-à-dire  par  l'accumulation  d'images  suc- 
cessives à  s'exprimer,  c'est  mettre  à  jour  tout  le 
mécanisme  de  la  poésie  symboliste. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES        10 1 


ïl 


Cette  conception  que  Maeterlinck  se  fait  de 
l'âme  et  de  la  vie,  puisée  chez  Plotin,  chez  cer- 
tains mystiques  du  Moyen  Age,  chez  des  auteurs 
étrangers,  n'en  reste  pas  moins  originale  et  d'une 
saveur  rare.  Maeterlinck  portait  en  lui  cet  idéa- 
lisme magique  que  certaines  lectures  firent  plus 
vite  éclore,et  sa  naissance  et  son  tempérament  le 
prédisposaient  aux  conceptions  artistiques  d'une 
métaphysique  concrète  et  pourvue  d'images.  A 
l'époque  où  parurent  l'Essai  sur  Ruysbroeck  et 
celui  sur  Novalis,  complétés  par  les  méditations 
du  Trésor  des  Humbles  ,iious  éprouvions  la  secrète 
nécessité  de  cette  parole  nôo -platonicienne,  de- 
puis longtemps  inentendue,  et  de  nous  envoler 
sur  les  ailes  du  rôve,loin  des  charniers  du  natu- 
ralisme. 

Encore  ne  faut-il  pas  trop  parler  des  «  ailes  du 
rôve  »,  puisqu'il  s'agit  ici  de  réalité  et  de  réalité 
totale.  11  existe  divers  sens  du  mot  mysticisme, 
mais  tous  finissent  par  s'équivaloir,  si  l'on  veut 
remonter  jusqu'à  l'absolu  que  chacun  de  ces  sens 
conditionne.  Plotin  parie  quelque  part  de  ceux 
qui  voient  les  yeux  fermés,  ^uffavra  5<|>(v,  c'est-à- 
dire  avec  les  yeux  de  lame.  Le  dictionnaire  de 


102 


l'Académie  définit  le  mot  mysticisme  :  «  doctrine , 
disposition  de  ceux  qui  croient  avoir  des  commu- 
nications directes  avec  Dieu  »,  et  tous  ceux  qui 
écrivirent  sur  la  question  s'accordent,  pour  parler 
de  «  l'union  intime  de  l'âme  avec  le  principe  de 
Funivers1  ».  Bien  que  le  mot  en  question  doive 
en  principe  être  réservé  pour  la  psychologie  des 
saints  catholiques,  il  comporte  en  fait  une  plus 
large  extension,  en  sorte  que  je  ne  vois  nul  incon- 
vénient à  tenir  des  penseurs  libres,  tels  Boeme, 
Novalis,  Saint-Martin,  etc.,  pour  mystiques.  Urne 
même  façon  d'interpréter  le  sens  de  Fexistence 
rapproche  les  uns  et  les  autres.  M.  Récéjac  Fabien 
définie  quand  il  nomme  mysticisme  «  la  tendance 
de  se  rapprocher  de  Fabsolu  moralement  et  par 
voie  de  symboles  »,  et  Maeterlinck  a  soin  de  rap- 
porter cette  phrase  de  Matter,  le  biographe  de 
Claude  de  Saint-Martin  :  «  Le  mysticisme  allant  au 
delà  de  la  science  positive  et  de  la  spéculation 
rationnelle,  a  tout  autant  de  formes  diverses  qu'il 
y  a  de  mystiques  éminents.  Mais  sous  toutes  ses 
formes  il  a  deux  ambitions  qui  sont  les  mêmes  : 
celle  d'arriver  dans  ses  études  métaphysiques  jus- 
qu'à l'intuition,  et  dans  ses  pratiques  morales  jus- 
qu'à la  perfection.  » 

Une  vérité  cachée  est  ce  qui  nous  fait  vivre, 

1.  Cf.  Jules  Pachcu.  Psychologie  des  Mystiques. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES       103 

déclare  Maeterlinck  ;  ce  que  nous  savons  n'est 
pas  intéressant.  Cette  vérité  cachée,  nous  la  pres- 
sentons hors  de  nous  comme  en  nous.  11  suffit 
d'ouvrir  les  yeux  sur  l'univers  pour  apercevoir 
qu'il  ne  porte  pas  en  lui-même  sa  fin  et  qu'il 
plonge  ses  racines  dans  les  régions  du  mystère 
transcendant.  La  nature  enferme  en  ses  arcanes 
quelque  chose  qui  dépasse  la  raison,  un  principe 
irrationnel  que  ne  pénétreront  jamais  les  sciences 
expérimentales,  si  parfaites  qu'on  les  suppose,  car 
différent  est  l'objet  de  ces  dernières  et  la  méthode. 
—  Si  au  lieu  de  regarder  ce  qui  l'environne, 
l'homme  descend  dans  son  âme,  il  découvre  à  la 
lumière  de  l'amour  ou  vivifié  par  la  douleur  son 
moi  ultime  ou  subliminal,  ce  moi  «  plus  profond 
et  plus  inépuisable  que  le  moi  des  passions  et  de 
la  raison  pure  ».  Bientôt  il  ne  se  contente  plus 
d'affirmer  qu'il  existe  «  plus  de  choses  dans  notre 
âme  que  n'en  rêve  notre  philosophie  »  l  et  que 
sous  la  conscience  il  y  a  l'inconscient,  il  se  rend 
compte  que  ce  moi  doit  être  de  même  essence 
que  le  moi  universel  et  que  le  principe  qui  pré- 
side à  l'organisation  cosmique.  Dieu  veut  des 
dieux,  dirait  Fichte. 

Le  sentiment,  ainsi  acquis  par  le  mystique,  de 
la  transcendance  de  la  vie  de  l'univers  et  de  sa 

1.  Emile  Boutroux.  La,  Psychologie  du  Mysticisme,  p.  15. 


101  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

propre  substance,  le  porte  à  s'unir  à  l'absolu  dans 
la  plus  complète  effusion  d'amour.  «  On  dirait 
par  moments  que  c'est  un  souvenir  furtif  mais 
extrêmement  pénétrant,  de  la  grande  unité  pri- 
mitive. »  Tout  prend  un  sens  nouveau,  tout  s'éclaire 
d'une  clarté  magique  ;  le  raisonnement  et  la  pen- 
sée discursive  font  place  à  cette  logique  du  cœur 
indémontrable,  parce  qu'elle  procède  par  intui- 
tions et  par  bonds  dans  l'inconscient,  et  le  senti- 
ment de  l'ineffable  magnifie  notre  humble  vie  en 
l'élevant  du  seuil  des  apparences  jusqu'au  trône 
du  Réel. 

On  aurait  tort  de  croire,  pour  extraordinaire 
que  paraisse  cette  attitude,  que  la  recherche  de 
notre  moi  transcendant  constitue  une  glorieuse 
folie,  une  bienheureuse  exception.  Au  contraire, 
«  augmenter  cette  conscience  transcendantale 
semble  avoir  été  toujours  le  désir  inconnu  et  su- 
prême des  hommes,  et  «  rien  n'est  plus  à  la  por- 
tée de  l'esprit  que  l'infini  ».  Il  suffit,  pour  s'en 
convaincre,  d'observer  l'homme  dans  la  vie  jour- 
nalière. Chacun  de  nos  actes  quotidiens  est  l'ex- 
pression de  cette  conscience  de  l'absolu.  Pour 
l'enfant,  tout  est  vie  et  substance.  Les  procèdes 
théologiques  des  premiers  peuples  rentrent  dans 
cette  catégorie.  Chaque  objet  est  considéré  comme 
le  réceptacle  d'une  force  et  d'une  activité  propre. 
Le  langage  vulgaire  a  conservé  l'indice  de  cette 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES       105 

croyance  lorsqu'il  insuffle  une  âme  aux  moindres 
choses  :  cette  porte  ne  veut  pas  se  fermer  ;  cette 
bûche  ne  veut  pas  brûler.  Depuis,  la  science  est 
venue  avec  son  cortège  de  lois  contingentes  nous 
distraire  de  la  notion  d'essence,  sans  parvenir 
d'ailleurs  à  étouffer  en  nous  la  voix  primordiale 
de  notre  être.  Elle  ne  peut  se  résoudre  à  demeu- 
rer dans  le  relatif  et  le  fini,  tant  l'instinct  de  l'in- 
conditionné et  de  l'infini  nous  tourmente  ;  elle 
n'abandonne  le  merveilleux  que  pour  se  jeter  dans 
la  mythologie  l.  Il  y  aurait  donc  grand  danger  à 
faire  chorus  avec  le  rationalisme  qui  nie  délibé- 
rément toute  une  portion  de  notre  moi,  la  plus 
certaine  comme  la  mieux  sentie.  «  Après  la  sco- 
lastique,  la  méthode  scientifique  a  peut-être  as- 
servi la  Raison  à  des  rigueurs  qui  n'étaient  pas 
faites  pour  elle.  Il  y  aurait  eu  à  conserver  plus 
grande  la  part  des  pensées  naïves  qui  croissent 
mieux  que  partout  ailleurs  dans  la  conscience 
mystique.  Le  éaractère  général  de  notre  civilisa- 
tion s'en  serait  sans  doute  heureusement  res- 
senti*. » 

1.  La  plupart  du  temps  la  science  ne  fait,  au  dire  de  Spen- 
cer et  de  Max  Muller,  qu'abandonner  certains  termes  mytho- 
logiques pour  d'autres  plus  commodes.  Qu'est-ce  que  Yéthery 
Un  simple  mythe  qui  donne  l'explication  des  vibrations  molé- 
culaires. 

2.  E.  Recéjac.  Essai  sur  les  fondements  de  la  connaissance 
mystique,  p.   35. 


106  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

C'est  qu'à  côté  de  la  raison,  surgit  le  sentiment, 
principe  de  vie  et  foyer  de  la  conscience  mystique. 
L'entendement  ne  peut  que  lier  des  rapports, 
accoupler  ses  relations;  il  ne  crée  rien  et  se 
contente  de  démonter  des  engrenages  de  raison- 
nements. «  Ce  n'est  pas  l'idée  qui  engendre  le 
sentiment,  elle  en  est  la  traduction,  l'expression 
dans  la  conscience  claire  *.  »  Le  sentiment,  au 
contraire,  domine,  se  tient  à  l'origine  des  princi- 
pes, lui  seul  nous  permet  d'affirmer  notre  vie  de 
relation  et  de  conclure  sans  arguments.  Par  ses 
intuitions  il  découvre  soudain  de  grands  pans  de 
notre  conscience  subliminale  et  ses  anticipations 
ne  sont  point  menteuses.  Lui  seul  nous  autorise, 
comme  le  dit  quelque  part  Novalis,  à  franchir 
le  Spitzberg  de  la  raison  pure,  die  Spitzberge  der 
reinen  Vernunft.  La  pensée  n'est  qu'un  songe  de 
sentiment,  un  sentiment  éteint,  une  vie  pâle  et 
faible  \  Plus  haut  que  l'entendement  (Vers/and), 
plus  haut  que  la  raison  pure  (  Vernunft),  rayonne 
le  sentiment  (Gemuth),  source  de  toute  croyance. 

Peut-être  n'entendez-vous  pas  les  appels  de 
votre  âme  qui,  du  fond  de  ses  songes,  fait  d'im- 
menses efforts  pour  remuer  un  bras  ou  soulever 


1.  Boutroux,  op.  cit.,  p.  11. 

2.  Cf.  H.  Delacroix.  Novalis.  La  formation  de  Vidèalisme  ma- 
gique. «  Revue  de  métaphysique  et  de  morale  »,  mars  1903. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES       107 

une  paupière?  C'est  que  les  bruits  du  monde,  les 
vaines  querelles,  les  petites  agitations,  les  désirs 
médiocres  étouffent  en  nous  la  palpitation  du 
Verbe.  Il  importe  donc  de  se  taire,  de  faire  en 
soi  un  silence  actif,  afin  d'ouïr  les  enseignements 
de  la  vérité  nue.  «  Dès  que  les  lèvres  dorment, 
les  âmes  se  réveillent.  > 

«  Dès  qu'ils  ne  parlent  plus  les  visages  adorent  »  *. 

«  Nous  ne  parlons  qu'aux  heures  où  nous  ne  vi- 
vons pas,  dans  les  moments  où  nous  ne  voulons 
pas  apercevoir  nos  frères  et  où  nous  nous  sentons 
à  une  grande  distance  de  la  réalité.  Et  dès  que 
nous  .parlons,  quelque  chose  nous  prévient  que 
des  portes  divines  se  ferment  quelque  part.  Aussi 
sommes-nous  très  avares  du  silence,  et  les  plus 
imprudents  d'entre  nous  ne  se  taisent  pas  avec  le 
premier  venu.  » 

Il  ne  suffit  pas  de  se  taire,  si  Ton  désire  écou- 
ter les  avertissements  du  moi  obscur,  il  faut  en- 
core aimer.  «  Aimer  ce  n'est  pas  seulement  avoir 
pitié,  se  sacrifier  intérieurement,  vouloir  aider  et 
rendre  heureux,  c'est  une  chose  mille  fois  plus 
profonde  que  tous  les  mots  humains  les  plus  sua- 
ves. »  L'amour  étant  le  sontiment  le  plus  ineffa- 

1.  Adrien  Mithouard.  Syllogisme,  Occident,  septembro  1902. 


108 


Lie,  celui  où  Fêtre  s'exprime  et  se  donne  tout 
entier,  Fiinion  intime  de  deux  cœurs  dégage  de 
cette  pure  ivresse,  de  ce  contentement  extatique 
je  ne  sais  quelle  musique  d'au-delà  où  Fharmonie 
cosmique  trouve  sa  parfaite  réalisation. 
„  Et  Ton  comprend  aisément  à  présent,  sans  qu'il 
soit  besoin  d'approfondir  le  schème  du  processus 
mystique,  quelle  influence  devaient  exercer  les 
Essais  de  Maeterlinck  sur  les  cerveaux  d'artistes. 
La  vérité  que  beaucoup  cherchaient  à  tâtons  dans 
l'intime  retraite  de  leur  conscience,  l'auteur  des 
Ser?*es  Chaudes  la  faisait  toucher  du  doigt.  Il  n'a- 
vait analysé  en  phrases  caressantes  et  débordan- 
tes de  lyrisme  éthéré  l'attitude  mystique,  que 
pour  mieux  montrer  l'essence  de  l'art  véritable 
et  de  la  poésie  immanente.  Rien  n'approche  au- 
tant du  procédé  mystique  que  l'intuition  poéti- 
que 4.  «  Les  cris  sublimes  des  grands  poèmes  et 
des  grandes  tragédies  ne  sont  autre  chose  que 
des  cris  mystiques  qui  n'appartiennent  pas  à  la 
vie  extérieure  de  ces  poèmes  ou  de  ces  tragédies.» 

1.  Les  ressemblances  psychologiques  de  la  Poésie  et  du  Mys- 
ticisme sont  étroites  et  ce  qui  les  sépare  peut-être  uniquement, 
c'est  la  foi...  Qu'on  nous  permette  d'ajouter  que  ces  deux  états 
de  conscience  se  sont  rencontrés  chez  les  mystiques  insignes. 
François  d'Assise  n'aima  rien  tant  que  les  chants  des  trouba- 
dours, ni  Thérèse  d'Avila,  que  les  romans  de  chevalerie  es- 
pagnols, avant  que  l'un  et  l'autre  fussent  absorbés  dans  la  vie 
contemplative.  Récéjac,  op.  cit.,  p.  99. 


MAURICE    MAETERLINK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES         109 

«  Une  œuvre  ne  vieillit  qu'en  proportion  de  son 
anti  mysticisme.  >  Il  suffirait  de  passer  en  revue 
l'œuvre  des  plus  beaux  génies,  pour  se  convain- 
cre de  la  justesse  de  ces  mots.  A  part  ceux  qui  se 
confinent  dans  la  simple  description  objective  et 
l'étude  photographique  des  aspects  de  la  nature, 
tout  poète  renferme  un  mystique  qui  sommeille. 
Chaque  fois  qu'un  sentiment  puissant, incommu- 
nicable, s'élève  dans  notre  être,  au  point  d'absor- 
ber tous  les  autres  et  de  colorer  nos  moindres 
états  psychiques  de  sa  lumière  immarcessible , 
nous  éprouvons  l'intuition  de  posséder  un  absolu, 
de  participer  au  grand  frisson  de  l'ineffable.  La 
qualité  intensive  de  ce  sentiment  détermine  no- 
tre plus  ou  moins  grand  éloignement  de  la  vie 
sublime  ;  plus  nos  facultés  se  concentrent  sur  les 
pics  éternellement  bleus  de  l'âme,  plus  nous 
nous  rapprochons  du  firmament  de  la  conscience 
universelle.  L'art  n'est,  à  son  plus  haut  degré,  que 
l'expression  positive  de  la  réalité  suprême  et  No- 
valis  eut  raison  d'écrire  :  «  Le  noyau  de  toute  ma 
philosophie,  c'est  l'absolue  réalité  de  la  poésie  ; 
plus  une  chose  est  poétique,  plus  elle  est  vraie.  » 
«  Die  Poésie  ist  das  echt  absolut  Réelle.  Dies  ist 
der  Kern  meiner  Philosophie.  Je  poetischer,  je 
wahrer.  » 

Entreprendre  d'illustrer  par  des  exemples  em- 


110  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


pruntés  aux  drames  de  Maeterlinck  ces  théories 
communes  à  tous  les  poètes  symbolistes,  depuis 
Griffin  et  Verhaeren,  jusqu'à  Francis  James  . 
serait  un  peu  fastidieux.  Il  suffit  d'avoir  montré 
de  quel  élan  le  poète  d'Intérieur  a  poussé  l'ins- 
piration créatrice  contemporaine  vers  des  états 
d'âme  intimes.  Le  romantisme  rehaussait  des 
couleurs  de  son  imagination  un  peu  dévergondée 
la  vision  de  paysages  orientaux  ou  de  spectacles 
épiques  j  le  pâmasse,  par  réaction,  s'éprit  du 
souci  de  faire  plus  vrai  —  ne  pas  confondre  vrai 
et  réel  —  et  cisela  avec  exactitude  sur  des  cou- 
pes ou  des  vases  élégants  des  scènes  historiques 
ou  des  motifs  décoratifs  ;  les  symbolistes,  Mae- 
terlinck en  tête,  ajoutaient  une  troisième  corde 
à  la  lyre  contemporaine  et,  opérant  la  synthèse 
du  rêve  et  de  l'apparence,  s'élevaient  jusqu'au^/ 

1.  Celui-ci  se  défendra-t-il  d'être  'appelé  symboliste  ?  je 
pense  que  non  si  je  définis,  comme  je  l'ai  toujours  fait,  la 
poésie  symboliste  :  une  façon  d'exprimer,  au  moyen  d'images 
successives,  une  intuition  lyrique.  Souvent  il  n'y  a  dans  l'œu- 
vre de  James  qu'une  description  purement  visuelle  de  la  na- 
ture comme  dans  ce  vers  : 

Écoutez  les  stridents  vols  bleus  du  criquet  gris. 

Mais  il  y  a  bien  plus  et  mieux  la  plupart  du  temps,  il  y  a  le 
sentiment  de  la  nature  et,  par  le  fait  que  l'âme  du  poète  de 
Clara  d'Ellébeuse  entre  en  communion  avec  l'.ime  de  la  nature, 
ses  effusions  lyriques  deviennent  des  intuitions  mystiques  à  la 
manière  du  petit  frère  saint  François. 


MAURICE    MAETERLINCK  ET    LES   IMAGES  SUCCESSIVES        111 

en  poussant  vers  les  frontières  inexplorées  du 
moi. 

Etudiez  un  à  un  chacun  des  drames  de  Mae- 
terlinck, vous  verrez  tous  les  personnages  s'agi- 
ter aux  prises  avec  le  destin  et  la  mort,  c'est-à- 
dire  avec  les  deux  plus  redoutables  puissances 
de  l'iavisible.  Les  caractères  se  développent  dans 
le  sens  de  l'activité  intérieure  et  font  juste  les 
gestes  nécessaires  que  commandent  les  diverses 
attitudes  de  l'âme.  Tous  sont  de  pauvres  êtres 
qui  tournent  de  tous  côtés  les  yeux  vers  d'obs- 
curs pressentiments  et,  s'ils  tremblent  autant, 
c'est  qu'ils  ont  conscience  d'être  le  jouet  de  forces 
qui  les  dépassent  infiniment.  En  vain  s'efforcent- 
ils,  à  certaines  minutes  plus  significatives,  d'épe- 
ler  l'énigme  qu'ils  lisent  en  eux,  ils  ne  peuvent 
qu'éprouver  la  présence  extraordinaire  de  leur 
âme  et  le  sentiment  de  l'illimité. Gela  suffit  pour 
notre  enseignement.  Grâce  à  Maurice  Maeter- 
linck, à  sa  façon  de  situer  ses  personnages  au 
centre  du  grand  mystère  de  la  vie,  nous  conce- 
vons la  possibilité  d'un  théâtre  plus  grave,  où 
il  ne  s'agira  plus  d'un  moment  exceptionnel  de 
l'existence,  mais  do  l'existence  elle-même. 


112  l'atTITODK    DU    LfÛISAil     <"\li  MPORÀlN 


III 


J'ai  montré  ailleurs  «  comment  le  mot  symbo- 
lisme, par  quoi  on  indique  l'attitude  de  tout  un 
groupe  de  poètes,  avait  été  à  la  fois  très  mal  et 
très  bien  choisi,  comment  il  ne  s'adressait  qu'aux 
procédés  d'expression  de  cette  école  et  non  pas  à 
ses  modes  d'inspiration.  Les  Symbolistes  ne  sont 
symbolistes  que  dans  leur  forme,  non  dans  le 
fond,  dans  le  sujet  de  leurs  œuvres. 

En  effet,  qu'ils  veuillent  chanter  un  état  de 
conscience  ou  un  paysage,  les  poètes  en  question 
s'efforcent  de  dépasser  les  apparences,  de  des- 
cendre jusqu'à  la  source  du  moi,  de  vivre  le  sen- 
timent de  la  nature.  Leur  vision  n'est  pas  péri- 
phérique, c'est-à-dire  tournée  vers  l'extérieur,  vers 
l'analyse,  vers  le  relatif;  mais  centrale,  j'entends 
intérieure,  synthétique,  absolue. 

Si  je  prends  le  mot  symbole  dans  son  accep- 
tion courante  :  signe  mis  à  la  place  d'une  réalité, 
certains  poètes,  comme  les  parnassiens,  qui  se 
contentent  de  décrire  le  geste  extérieur  d'un  état 
d'âme  ou  les  aspects  relatifs  de  l'univers  sont  des 

1.  Voir  mon  Essai  sur  le  Symbolisme  en  tête  de  Paysages 
inlrospectifs,p.  XXXVIII  et  suiv.,  et  dans  ce  volume,  le  cha- 
pitre intitulé  :  La,  philosophie  de  M,  Bergson. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET   LES    IMAGES    SUCCESSIVES       113 

symbolistes.  Ils  se  gardent  d'exprimer  le  sens  ca- 
ché des  choses,  de  nous  faire  pressentir  l'énigme 
derrière  les  contingences.  Au  contraire,  les  poè- 
tes de  l'école  contemporaine  dits  symbolistes  dé- 
daignent les  signes  pour  s'intérioriser  jusqu'à  la 
réalité.  Ils  ne  procèdent  pas  par  analyse,  mais 
par  synthèse  et  se  réfugient  d'un  bond  dans  l'ab- 
solu. Qu'est-ce  que  leur  intuition  lyrique,  sinon 
une  certaine  certitude  que  les  sens  sont  impuis- 
sants à  fournir  et  que  seul  le  cœur  procure. 

Ainsi  les  poètes  symbolistes  sont  tout  le  con- 
traire des  symbolistes.  Mais  voici  en  quoi  ils  mé- 
ritent cette  appellation. 

L'acte  mystique,  je  veux  dire  l'acte  intuitif,  est 
indivulgable.  Tout  sentiment  profond  est  un  ab- 
solu qui  ne  peut  se  communiquer  à  d'autres  qu'en 
prenant  une  forme  représentative  au  moyen  du 
langage.  S'exprimer  constitue  une  fatale  inadé- 
quation entre  l'intuition  originale  et  l'emploi  du 
vocabulaire  discursif,  intermédiaire  sensible.  Il 
s'établit  donc  une  «  lutte  intéressante  entre  l'in- 
tuition mystique  qui  voudrait  s'achever,  saisir 
l'Être  pur,  et  les  conditions  naturelles  de  la  con- 
naissance qui  ne  permettent  pas  à  la  conscience 
de  se  passer  de  représentations  »  '.  De  là  l'em- 
ploi des  mythes  par  Platon  et  le  recours  à  quan- 

1.  Récéjac,  op.  cit.,  p.  177. 


1 1  1  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tité  d'éléments  figuratifs  dont  l'analogie  est  le 
principal.  «  Ce  genre  d'expression  est  dans  les 
exigences  de  notre  nature.  Il  y  a  des  choses  trop 
complexes,  à  la  fois  trop  étendues  et  trop  indi- 
visibles, pour  qu'elles  puissent  être  présent 
la  conscience  par  des  procédés  dialectiques.  Peut- 
être  aussi  y  a-t-il  des  situations  d'âme  où  nous 
avons  besoin  à  la  fois  de  penser  les  choses,  de 
les  sentir  et  de  les  voir  ?  C'est  donc  pour  répa- 
rer l'insuffisance  du  langage  et  quand  nous  avons 
besoin  d'embrasser  les  choses  avec  toute  l'Aine, 
que  nous  recherchons  les  symboles  :  grâce  à  eux 
seulement  nous  pouvons  arriver  à  cet  état  appelé 
«  mystique  »,  qui  est  la  synthèse  du  cœur,  de  la 
raison  et  des  sens  autour  d'un  objet  assez  parfait 
pour  nous  ravir  tout  entiers  l.  » 

C'est  en  ce  sens  que  les  poètes  en  question 
méritent  le  nom  de  symbolistes  ;  cette  épithète 
leur  convient  à  merveille  si  l'on  fait  allusion  non 
pas  à  leur  mode  d'inspiration,  mais  seulement  à 
leurs  procédés  d'expressions,  et  l'on  comprendra 
mieux  à  présent  la  justesse  de  ma  définition  de 
l'école  symboliste  :  celle  qui, par  le  moyen  d'ima- 
ges successives  extériorise  des  intuitions  lyriques. 

Qu'est-ce  que  le  symbole  ?  M.  Récéjac  dont 
j'ai  mis  si  souvent  à  contribution  le  beau  livre 

1.  Récéjac,  op.  cit.,  p.  177. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES       115 

sur  le  mysticisme  va  nous  répondre  :  «  Le  sym- 
bole n'est  ni  une  image  directe,  ni  un  groupe 
logique  d'images  :  il  ne  représente  pas,  mais  plu- 
tôt il  suggère.  Nous  voulons  dire  par  là  que  le 
symbole  amène  à  l'horizon  de  la  conscience  une 
abondance  d'images  ayant  entre  elles  un  lien  plus 
ou  moins  solide  d'analogie  et  qui  deviennent  pour 
nous  un  objet  *.  » 

Pour  nous  faire  revivre  l'instant  de  leur  sensa- 
tion les  symbolistes,  ne  pouvant  nous  situer  d'un 
coup  dans  leur  propre  intuition,  vont  nous  tirer 
à  eux  doucement,  au  moyen  d'images  accumulées 
et,  par  des  intégrations  successives  dont  le  rôle 
à  chacune  est  d'aider  de  plus  en  plus  à  cette  fu- 
sion entre  l'âme  du  lecteur  et  celle  du  poète,  nous 
identifier  à  leur  propre  émotion. 

L'emploi  instinctif  de  ce  procédé  d'expression 
est  tout  à  l'honneur  des  symbolistes.  Il  faudrait 
tenter  une  analyse  complète  des  métaphores  et 
du  vocabulaire  de  l'école  contemporaine  pour 
prouver  la  nouveauté  de  ce  mode  de  représenta- 
tion. Bien  des  critiques  tomberaient,  entre  autres 
le  reproche  de  manquer  de  précision.  Gomme  l'a 
montré  Mockel,  «  préciser  une  idée,  c'est  la  bor- 
ner et  c'est  enlever  d'avance  au  poème  qui  la  con- 
tient   ce   frémissement    àf illimité  que   donne   le 

1.  Réccjac,  op.  cit.,  p.  141. 


116 


chef-d'œuvre  '  ».  La  méthode  de  certains  pein- 
tres impressionnistes  est  tout  entière  contenue 
dans  ces  lignes  où  Mockel  inconsciemment  fait 
allusion  à  la  théorie  philosophique  du  continu,  si 
féconde  en  conséquences  esthétiques. 

Je  ne  connais  pas  d'œuvres  plus  propres  à  il- 
lustrer la  technique  symboliste  que  le  théâtre  et 
les  Serres  Chaudes  de  Maeterlinck.  Pour  mieux 
empêcher  le  spectateur  d'être  distrait  par  une 
mise  en  scène  trop  arrêtée,  et  dans  le  but  de  nous 
intéresser  exclusivement  au  développement  des 
états  d'âme,  l'auteur  localise  l'action  de  ses  pièces 
dans  des  cadres  féeriques  et  mouvants,  où  nous 
devinons  vaguement  des  canaux  endormis,  des 
moulins  abandonnés,  des  paons  mélancoliques, 
des  castels  hantés,  des  forêts  terrifiantes.  Il  choi- 
sit ses  sujets  dans  la  légende  et  les  fait  vivre  à  une 
époque  indéterminée,  d'accord  avec  Novalis  —  le 
plus  symboliste  des  poètes  romantiques  allemands 
—  qui  voyait  dans  le  conte,  la  fable,  le  mœrchen, 
un  merveilleux  moule  poétique.  «  Ailes  poelische 
muss  mserchenhaft  sein  »,  dit  quelque  part  l'au- 
teur des  Disciples  à  Saïs  \ 

Non  seulement  le  choix  du  sujet,  mais  encore 


1.  Albert  Mockel.  Propos  de  littérature,  p.  34. 

2.  Cf.  le  chapitre  de  ce  livre  Le  romantisme  allemand. 


MAURICE    MAETERLINCK    ET    LES    IMAGES    SUCCESSIVES        117 


tous  les  accessoires,  sites,  événements,  objets 
usuels,  spectacles  extérieurs  nous  renseignent  sur 
l'état  d'âme  des  personnages.  Tout  concourt  à 
renforcer  l'émotion  fondamentale,  converge  vers 
l'expression  morale,  comme  le  voulaient  les  sculp- 
teurs du  Moyen  Age.  Une  vaste  analogie  coor- 
donne les  choses,  les  paysages  et  les  sentiments  ; 
il  semble  que  le  monde  sensible  et  le  monde  psy- 
chique soient  faits  d'une  même  qïialité  et  rien 
n'est  plus  propre  à  nous  suggestionner  que  ces 
perpétuelles  allusions,  par  l'entremise  des  sens,  à 
des  faits  cachés,  plutôt  sentis  que  perçus. 

Voyez  :  tantôt  l'auteur  à' Intérieur  se  plaît  par 
de  singulières  concomitances  à  nous  avertir  du 
malheur.  Un  menuisier  cloue  du  bois,  un  paysan 
fauche  de  l'herbe  et  c'est  l'annonce  de  la  Mort, 
l'implacable  intruse.  Hjalmar,  le  vieux  roi  sen- 
suel poussé  par  sa  femme,  s'introduit  chez  la 
princesse  Maleine.  Au  moment  où  la  jeune  fian- 
cée va  mourir  un  lis  tombe  et  se  brise,  le  chien 
Pluton  gratte  à  la  porte,  le  petit  Allan  joue  à  la 
balle  contre  la  porte  verrouillée,  les  cygnes  qui 
nageaient  sous  les  fenêtres  s'envolent,  sauf  un  qui 
tombe  foudroyé,  une  des  arches  du  pont  s'écroule 
tandis  que  la  croix  de  la  chapelle  choit  dans  le 
fossé  et  que  la  foudre  saccage  le  château.  —  Tan- 
tôt, au  moyen  de  simplifications  habiles,  Maeter- 
linck fait  passer  en  nous  tout  ce  qu'un  état  psychi- 

7. 


118 


que  comporte  d'incommunicable  :  «  Le  carrefour 
des  Quatre-Judas  !  —  Ne  criez  pas  ce  nom  dans 
l'obscurité  »,  et  une  exclamation  déchirante,  un 
Ah  !  ou  un  Hélas  !  comme  en  exhalent  les  héroï- 
nes de  Racine,  contiennent  de  grands  effets  émo- 
tionnels. —  Tantôt,  avec  une  insistance  qu'on 
aurait  tort  d'accuser  de  monotonie,  les  personna- 
ges se  jettent  la  même  phrase  nue,  et  ainsi  est 
atteint  le  maximum  d'intensité  suggestive  avec  le 
minimum  de  procédé.  —  Tantôt,  au  contraire, 
Maeterlinck  accumule  les  images  disparates, 
tourne  et  retourne  une  impression  primitive,  un 
jeu  savant  d'analogies  combinées,  malgré  un  ap- 
parent discord,  en  vue  d'enserrer  cette  impres- 
sion dans  sou  entière  complexité. 

Essuyez  vos  désirs  affaiblis  de  sueurs 
Allez  d'abord  à  ceux  qui  vont  s'évanouir  : 
Ils  ont  Tair  de  célébrer  une  fête  nuptiale  dans  une  cave; 
Ils  ont  l'air  d'entrer  à  midi,  dans  une  avenue  éclairée 
[de  lampes  au  fond  d'un  souterrain  ; 
Ils  traversent,  en  cortège  de  fête,  un  paysage  sembla- 
ble à  une  enfance  d'orphelin. 

ou  encore  : 

Mais  ces  mains  fraîches  et  loyales  ! 

Elles  viennent  offrir  des  fruits  mûrs  aux  mourants  ! 

Elles  apportentde  l'eau  claire  et  froidèen  leurs  paumes! 


MAURICE    MAETERLINCK    ET   LES    IMAGES    SUCCESSIVES       119 

Elles  arrosent  de  lait  les  champs  de  bataille  ! 

Elles  semblent  sortir  d'admirables  forêts  éternellement 

[vierges. 

Cet  emploi  des  images  accumulées  est  d'un 
heureux  effet,  car  l'émotion  du  poète,  pour  être 
communiquée  dans  sa  vérité  mouvante  et  ténue, 
doit  craindre  de  s'enfermer  dans  une  épithète 
nue,  abstraite  ou  trop  rigide.  Une  seule  image 
peut  fixer  cette  émotion  et  l'exprimer  à  peu 
près,  mais  comment  un  qualificatif  représente- 
rait-il totalement  cette  sorte  d'atmosphère  dont 
s'imprègne  chaque  état  d'âme  et  qui  lui  .confère 
une  nuance  propre  ?  Un  état  d'âme  en  effet  n'est 
pas  vraiment  un  état,  un  status,  mais  un  progrès, 
un  processus  dont  on  ne  saurait  rendre  Vécoule- 
ment  qu'au  moyen  d'un  langage  ondoyant  et 
souple. 

M.  Bergson,  dans  un  article  célèbre,  intitulé. 
Introduction  à  la  métaphysique,  a  clairement  ex- 
pliqué les  intentions  de  cette  esthétique.  «  Beau- 
coup d'images  diverses,  écrit-il,  empruntées  à 
des  ordres  de  choses  très  différents,  pourront, 
par  la  convergence  de  leur  action,  diriger  la 
conscience  sur  le  point  précis  où  il  y  a  une  cer- 
taine intuition  à  saisir.  En  choisissant  les  images 
aussi  disparates  que  possible,  on  empêchera  l'une 
quelconque   d'entre  elles  d'usurper  la  place  de 


120 


Fintuition  qu'elle  est  chargée  d'appeler,  puis- 
qu'elle serait  alors  chassée  tout  de  suite  par  ses 
rivales.  En  faisant  qu'elles  exigent  toutes  de 
notre  esprit,  malgré  leurs  différences  d'aspect, 
la  même  espèce  d'attention  et,  en  quelque  sorte, 
le  même  degré  de  tension,  on  accoutumera  peu 
à  peu  la  conscience  à  une  disposition  toute  par- 
ticulière et  bien  déterminée,  celle  précisément 
qu'elle  devra  adopter  pour  s'apparaître  à  elle- 
même  sans  voile.  » 

Maeterlinck  a  bien  illustré  cette  théorie.  Nous 
le  voyons  dans  les  Serres  Chaudes  entasser  à  des- 
sein les  images  pour  mieux  nous  faire  pénétrer 
son  impression  subtile.  Prenons  par  exemple 
cette  pièce  intitulée  Regards.  L'auteur  nous  veut 
parler  des  regards  pauvres  et  las.  Afin  de  nous 
baigner  d'une  ambiance  de  tristesse  et  de  tu<> 
longer  dans  nos  esprits  cette  désolation,  Maeter- 
linck accumule  les  tableaux  appropriés,  qui  tous 
concourent  à  renforcer  l'émotion  première. 

O  ces  regards  pauvres  et  las  I... 

Uy  en  a  qui  semblent  visiter  des  pauvres  un  dimanche; 
Il  y  en  a  comme  des  malades  san3  maison  ; 
Il  y  en  a  comme  des  agneaux  dans  une  prairie  couverte 

[de  linges. 

Dans   la  Bible,  sans   parler  du  Cantique   des 
Cantiques, ou  trouverait  de  fort  nombreux  exem- 


MAURICE    MAETERLINK    ET   LES  IMAGES    SUCCESSIVES       121 

pies  de  ce  procédé  évocateur,  comparable  à  celui 
de  la  «  touche  divisée  »  en  peinture  :  voici  un 
ton  puis  un  autre  ton  côte  à  côte,  dont  l'effet  se 
recompose  dans  l'œil.  Voici  une  image  puis  une 
autre  et  leur  ensemble  constitue  une  vibrante 
émotion.  Le  passage  suivant,  que  j'extrais  du 
Livre  des  Rois  est  des  plus  caractéristique.  L'au- 
teur sacré  semble  essayer  plusieurs  images  et 
chacune  nous  achemine  à  cette  sensation  de 
FinefTable  sur  quoi  se  clôt  ce  passage. 

<  Une  voix  lui  dit  :  «  Sors  et  tiens-toi  devant 
l'Eternel  »  ;  et  en  effet  l'Eternel  passa.  Il  s'éleva 
un  vent  furieux  et  puissant  à  renverser  les  mon- 
tagnes, à  briser  les  rochers  devant  lui,  mais 
l'Eternel  ne  fut  pas  dans  ce  vent  :  après  le  vent 
ce  fut  un  tremblement  de  terre,  mais  l'Eternel  ne 
fut  pas  dans  ce  tremblement  de  terre  ;  alors  ce 
fut  le  feu;  mais  l'Eternel  n'était  pas  dans  ce  feu. 
Mais  après  le  feu,  il  se  fit  un  léger  murmure  dans 
Vair  et,  en  l'entendant,  Elie  se  couvrit  le  visage 
de  son  manteau.  » 

Que  m'importe  après  cola  que,  par  excès  de 
conscience  expressive,  Maeterlinck  soit  tombé 
parfois  dans  des  allégories,  d'ailleurs  gracieuses  : 

A  travers  de  tièdes  forêts, 

Je  vois  les  meutes  de  mes  songes, 

Et  vers  les  cerfs  blancs  des  mensonges, 

Les  jaunes  (lèches  des  regrets. 


129  i/attitudis  du   LYRISME   CONTEMPORAIN' 

Il  suffit  d'avoir  indiqué  bri  èvement  chez  notre 
auteur  la  puissance  toujours  renouvelée  des 
«  représentations  »  psychiques,  le  maniement 
subtil  des  affinités  spirituelles,  la  figuration  lyri- 
que de  ses  conceptions  intuitives,  —  pour  se  ren- 
dre compte  de  quelles  délicates  ressources  jouit 
notre  poésie  moderne.  Aux  artistes  contemporains 
appartient  le  pouvoir  d'user  de  cet  instrument 
infiniment  délicat  et  de  confirmer  le  mot  de  Spi- 
noza :  «  Avec  des  paroles  et  des  images  il  est 
possible  de  former  un  plus  grand  nombre  d'idées 
qu'avec  les  principes  et  les  notions  sur  lesquels 
toute  notre  connaissance  naturelle  est  assise  l.  » 

t,  Spinoza.  Traité  Ihéol.  polit.,  p.   33. 


PAUL    FORT 
ET  LA  SENSIBILITÉ  FRANÇAISE 


I.  —  L'attitude  du  lyrisme  contemporain  se  compose 
d'une  infinité  de  gestes  qui,  dans  leur  variété,  expri- 
ment l'ensemble  d'une  personne  morale  :  le  symbo- 
lisme. Fort  est  un  de  ces  gestes. 

IL  —  Reproche  fait  à  la  poésie  actuelle  :  le  manque 
de  clarté.  Fort  est  la  clarté  même.  Ne  serait-il  donc 
pas  symboliste  ? 

III.  —  Le  symbolisme  est  d'abord  Péclosion  d'un  grand 
souffle  de  liberté.  Fort  et  la  liberté.  —  Le  symbo- 
lisme est  ensuite  un  mode  de  vision  spécial  qui  co- 
lore chaque  objet  à  la  lumière  de  nos  états  d'âme. 
Fort  et  ce  mode  de  vision.  —  Le  symbolisme  est 
enfin  une  esthétique  basée  sur  la  notion  de  vie.  Fort, 
son  panthéisme  et  sa  joie. 

IV.  —  Fort  et  la  sensibilité  française.  Son  classicisme. 

V.  —  Ses  innovations.  Son  rythme. 


I 


Les  diverses  monographies  entreprises  ici  ton- 
dent  à  cette  seule  fin   :  montrer,  au  sein  d'une 


124  l'àttitudi  du   LYRISME  CONTKMPOH AIN 

attitude  lyrique  déterminée,  un  ensemble  d'efforts 
originaux  concourant  à  créer  une  même  menta- 
lité collective. 

Ce  m'est  précisément  une  joie,  à  chaque  nou- 
veau poète  analysé,  de  me  heurter  à  une  indivi- 
dualité irréductible,  sans  sortir  du  périmètre  du 
symbolisme,  en  sorte  que  si  les  paysages  chan- 
gent, la  patrie  intellectuelle  demeure. 

Oui,  la  richesse  du  domaine  poétique  que  nous 
parcourons,  s'étale  dans  la  jeunesse  sans  cesse  re- 
nouvelée de  ses  points  de  vue  et  dans  l'offre  de 
ses  multiples  aspects  :  image  de  cette  douce 
France,  dont  le  climat  tempéré  est  propice  à  l'éclo- 
sion  de  toutes  les  fleurs,  sollicite  quantité  de  ciels. 

Si  le  symbolisme  est  une  attitude  lyrique  pro- 
pre,—  et  par  propre  j'entends  une  disposition  de 
l'esprit  et  du  cœur  qui  ne  soit  ni  celle  des  roman- 
tiques, ni  celle  des  parnassiens,  —  il  est  clair,  en 
effet,  que  cette  attitude  se  compose  d'un  ensem- 
ble de  gestes  qui  tous  concourent  à  son  équili- 
bre. L'unité  dans  la  variété,  telle  pourrait  être  la 
formule  synthétique  de  l'attitude  symboliste, 
après  avoir  été  la  définition  de  Fart  selon  saint 
Thomas. 

Par  unité  ou  attitude  entendons  cette  personne 
morale  qu'on  nomme  symbolisme.  Par  variété 
désignons  les  multiples  talents  dont  s'enorgueil- 
lit notre  poésie  actuelle  et  qui,  au  moyen  de  ges- 


PAUL  FORT  ET    LA    SENSIBILITE  FRANÇAISE  125 

tes  autonomes  et  quand  même  bien  réglés,  mar- 
quent la  même  cadence  harmonieuse. 

Le  symbolisme  c'est  donc,  tendant  vers  une 
attitude  commune,  le  geste  expressif  d'un  Vielé- 
Griffin,  d'un  Henri  de  Régnier,  d'un  Verhaeren, 
d'un  Maeterlinck,  etc.,  etc.,  entre  autres,  —  pour 
ne  parler  ni  des  morts  ni  des  vivants  moins  âgés. 
C'est  enfin  le  geste  noble  et  inspiré  d'un  Paul 
Fort. 

Tandis  que  nous  passions  en  revue  les  acquisi- 
tions lyriques  de  ceux-là,  nous  fûmes  amenés  à 
faire  le  tour  de  cet  état  d'âme  complexe  qui  a 
nom  symbolisme  ;  car  un  état  d'âme  puise  sa  vie 
intuitive  dans  une  série  d'impressions,  d'émotions 
et  de  sentiments,  bref  d'éléments  ou  mieux  de 
processus  qu'il  importe  d'analyser  avant  que  de 
les  synthétiser  en  soi.  Etudier  l'œuvre  d'un  Paul 
Fort,  c'est  avancer  un  peu  plus  loin  encore  dans 
la  connaissance  de  cet  état  lyrique  ;  c'est,  dans 
la  prairie  é maillée  de  fleurs,  humer  le  parfum 
d'une  fleur  nouvelle. 


Il 

Le  propre  des  théories  naissantes,  qui  s'écar- 
tent des  modes  de  penser  conventionnels,  est  de 
n'être  point  comprises  et  de  subir  d'immédiates 


126  l'attitude  du   lyrisme  contemporain 

déformations.  A  défaut  d'autres  exemples,  le  sym- 
bolisme nous  fournirait  de  nombreuses  preuves 
de  la  difficulté  qu'éprouve  la  foule  à  s'adapter  à 
la  vision  originale  qu'on  lui  propose.  Au  sujet  de 
notre  position  prise  dans  le  lyrisme  contempo- 
rain, les  erreurs  semblent  s'être  accumulées  tou- 
tes seules.  C'est  ainsi  que  nul  ne  peut  prévoir  le 
temps  où  l'on  cessera  de  nous  reprocher  notre 
manque  de  clarté. 

Le"  public,  pressé  dans  ses  jugements,  se  passe 
de  confirmations  concluantes.  Il  a  hâte  de  classer 
ses  idées  selon  les  commodités  de  l'action  et 
fausse  ainsi  le  réel.  Il  procède  toujours  du  parti- 
culier au  général  et  sa  logique  est  d'induction 
vulgaire.  Pour  deux  ou  trois  poètes  qui  ont  en 
effet  tenté  sur  le  vocabulaire  de  notre  langue  des 
expériences  un  peu  hardies  et  qui  voulurent  trai- 
ter le  substantif  comme  une  «  fin  en  soi  »,  nous 
eûmes  à  supporter  un  poids  fort  lourd  de  récri- 
minations, d'injures  faciles  ou  de  sales  plaisante- 
ries. Le  symbolisme  ne  serait-il  donc,  comme  ils 
le  prétendent,  qu'une  école  littéraire,  dont  l'ori- 
ginalité foncière  résiderait  dans  un  amour  immo- 
déré de  la  pénombre  et  du  clair-obscur  ?  ou  bien 
aurions-nous  peur  d'être  pris  en  flagrant  délit  de 
mêler  un  vil  alliage  à  quelques  pincées  d'or,  que 
nous  ne  travaillons,  —  disent-ils,  —  que  dans  les 
ténèbres  ? 


PAUL   FORT    ET   LA    SENSIBILITE   FRANÇAISE  127 

Bien  avant  de  lire  les  poètes  contemporains,  il 
importait  de  les  dénigrer  pour  qu'ils  ne  pussent 
goûter,  jeunes,  la  gloire.  Or  je  demande,  aujour- 
d'hui que  la  poésie  dite  symboliste  est  universel- 
lement connue,  sentie,  admirée,  où  nous  pour- 
rions rencontrer  quelque  obscurité  susceptible  de 
nous  arrêter  au  milieu  d'une  lecture.  Sera-ce  dans 
la  Chevauchée  d'Yeldis  au  lyrisme  précis  et  net, 
semblable  à  un  écrin  précieux  dont  on  perçoit 
d'un  seul  coup  tous  les  détails  ;  sera-ce  dans  Are- 
thuse  dont  le  souffle  pur  fait  lever  des  milliers 
de  paysages  clairs  et  d'images  plastiques;  sera-ce 
parmi  ces  Serres  chaudes  où  chaque  fleur  évoque 
un  sentiment,  où  chaque  odeur  procure  une  vi- 
sion d'âme  ;  sera-ce  au  milieu  de  ces  Villes  len- 
laculaires  aux  cris  déchirants  de  joie  furieuse,  aux 
halètements  de  forges,  aux  heurts  crépitants  des 
marteaux  rythmés  par  des  mains  de  géants  ;  sera- 
ce  enfin  dans  Fœuvre  de  Paul  Fort? 

En  voilà  un  du  moins  dont  on  pourra  dire  qu'il 
n'est  point  obscur.  Serait-ce  qu'il  n'est  pas  sym- 
boliste? 

III 

Le  symbolisme,  conformément  à  l'état  des 
esprits  de  la  fin  du  xix°  siècle,  fut  d'abord  Féclo- 
sion  d'un   grand  souffle  de    liberté.  Quelle  joie, 


128 


pour  nos  poètes,  de  respirer  loin  des  sentiers 
battus  du  pâmasse,  dégoûter  jusqu'à  l'exaltation 
le  bonheur  d'être,  de  se  sentir  vivre  parmi  la 
lumière  et  les  caresses  des  choses  1  II  fallait  que 
ce  désir  païen  fût  exaucé  pour  permettre  aux  sym- 
bolistes de  prendre  conscience  d'eux-mêmes  et  de 
la  nature  réfléchie  dans  leur  âme.  Sans  s'être  con- 
certés avec  les  impressionnistes,  et  après  eux,  les 
symbolistes  tentaient  un  grand  effort  pour  s'af- 
franchir de  règles  conventionnelles  et  palpiter  à 
l'unisson  de  la  conscience  de  l'univers.  Artistes 
et  poètes  ne  cherchaient  à  se  libérer  des  visions 
apprises  et  des  lieux  communs  statiques,  en  de- 
hors des  réalités  mouvantes  de  la  vie,  qu'afin 
d'atteindre  à  plus  de  vérité  sincère.  Il  n'importe 
pas  de  rechercher  si  cette  notion  de  vérité  fut 
parfois  mal  comprise  par  les  peintres,  en  qui  le 
souci  trop  direct  de  la  nature  extérieure  et  la 
soumission  trop  absolue  à  l'objet  a  tué  souvent 
l'idée  ;  si  au  contraire  les  symbolistes  en  expri- 
mant moins  les  objets  que  leurs  reflets  sur  la 
surface  d'une  conscience  d'homme, —  sans  jamais 
pourtant  s'écarter  du  réalisme, —  n'ont  pas  mieux 
que  ceux-ci  satisfait  à  la  notion  contemporaine 
de  vérité  immanente.  Constatons  simplement  que, 
sans  aboutir  aux  mêmes  conclusions,  peintres  et 
poètes  sont  partis  d'un  seul  tournant  :  le  sens  de 
la  liberté. 


PAUL    FORT    ET   LA    SENSIBILITÉ    FRANÇAISE  129 

Cet  âpre  désir  de  se  mouvoir  sans  entraves, 
sous  le  ciel  de  la  pensée,  ne  s'est  jamais  plus  ma- 
nifesté que  dans  Fœuvre  de  Paul  Fort. 

Ah  !  comme  l'auteur  de  Coxcomb  méprise  les 
préfaces,  les  manifestes,  les  théories,  les  querelles 
littéraires  !  En  créant  le  genre  lyrique  qui  est 
bien  à  lui,  Fort  a  dédaigné  nous  instruire  sur  son 
métier,  la  qualité  de  son  vers,  le  sens  de  son  ima- 
gination. Dans  son  Roman  de  Louis  XI,  ce  livre 
«  de  bonne  humeur  »,  où  la  psychologie  la  plus 
fine  se  mêle  à  une  vision  toute  personnelle  et  à 
un  talent  narratif  délicieux,  à  peine  le  poète  a-t-il 
jeté  en  note  quelques  mots  d'explication  sur  sa 
prose  rythmée.  Mais  si  nulle  part  vous  n'êtes 
arrêté  par  des  commentaires  ou  des  avant-dire 
théoriques,  en  revanche  vous  trouverez,  servant 
d'exergue  à  plusieurs  de  ses  livres  et  dans  le  cours 
de  toute  son  œuvre,  des  citations  et  des  affirma- 
tions revendiquant  bien  haut  la  liberté,  pour  le 
poète,  du  choix  de  ses  sujets  et  de  son  inspira- 
tion. L'esprit  souffle  où  il  veut  et  nul  n'a  le  droit 
de  chicaner  sur  les  conditions  premières  d'un 
poème.  Voici  de  la  beauté  ;  que  réclamer  de  plus  ? 

En  tête  des  premières  Ballades,Fovt  reproduit 
un  passage  connu  de  la  Préface  des  Orientales, 
tant  il  est  vrai  que  le  romantisme,  comme  le  sym- 
bolisme, comme  tout  courant  lyrique  nouveau, 
débute   toujours  par  des  affirmations  d'indépen- 


130  l'attitude  du  LYRISME  CONTEMPOK  AIN 

dance.  «  L'art  n'a  que  faire  des  lisières,  des 
menottes,  des  bâillons  ;  il  vous  dit  :  va  !  et  vous 
lâche  dans  ce  grand  jardin  de  poésie,  où  il  n'y 
a  pas  de  fruit  défendu...  Le  poète  est  libre.  » 
Dans  le  livre  intitulé  Montagne,  Fort,  en  deux  ou 
trois  aphorismes,  résume  son  art.  «  Je  veux  tout 
le  miroir  et  non  pas  un  éclat. . .  Penser  «  en  troupe  » 
est  indigne  du  poète.  Reste  libre,  c'est  là  ta  pre- 
mière noblesse.  »  Ces  vers  de  Boileau  sont  fié- 
vreusement épingles  au  verso  de  la  première 
page  : 

Quelquefois  dans  sa  course  un  esprit  vigoureux, 
Trop  resserré  par  l'art,  sort  des  bornes  prescrites, 
Et  de  l'art  même  apprend  à  franchir  leurs  limites. 

Certains  pourraient  croire  que  ce  besoin  de 
liberté  en  art  autorise  les  pires  excès.  Penser  cela 
serait  confondre  la  liberté  avec  son  contraire, 
Panarchie.  Au  début  du  symbolisme,  il  faut  le 
reconnaître,  il  y  eut  quelque  confusion  dans  ces 
mots,  tant  la  joie  de  découvrir  l'univers  enchanté 
poussait  les  poètes  à  vouloir  avec  énergie  leur 
délivrance.  Mais  sitôt  que  la  mine  du  parnasse 
eût  sauté,  entraînant  dans  un  grand  fracas  les 
chevilles,  les  trucs,  les  trompe-l'œil  de  l'école 
positiviste  en  poésie,  le  mot  liberté  en  art  ne  si- 
gnifia rien  autre  que  le  pouvoir  de  faire  tout  son 


PAUL  FORT    ET    LA   SENSIBILITE  FRANÇAISE  131 


devoir  de  poète,  de  même  qu'en  morale  le  libre 
arbitre  n'est  exigé  qu'à  seule  fin  de  remplir  sa 
pleine  condition  d'homme  ;  rien  de  plus,  mais 
rien  de  moins. 

Paul  Fort  nous  offre  un  bel  exemple  du  poète 
dont  toute  l'esthétique  tient  d'abord  dans  ce  seul 
mot  :  liberté.  Liberté,  c'est-à-dire  poésie  pure, 
poésie  complète,  poésie  dégagée,  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  elle,  poésie  libre  parce  qu'elle  ne  veut 
vivre  que  de  son  essence,  liberté  de  s'affirmer 
poète  total.  Cette  expression,  ainsi  entendue,  fut 
le  mot  de  passe  auquel  le  symbolisme  a  reconnu 
les  siens. 

Mais  la  liberté  n'est  que  la  condition  première 
de  toute  œuvre  lyrique  ;  cause  nécessaire  et  non 
suffisante  de  la  poésie  contemporaine.  Paul  Fort 
est  encore  et  surtout  symboliste  par  sa  vision  spi- 
rituelle de  l'univers,  par  sa  façon  d'interpréter  la 
nature  suivant  les  réfractions  de  sa  conscience. 

Pour  l'idéalisme  actuel  la  perception  est  une 
synthèse  d'états  de  conscience  et  le  monde  exté- 
rieur n'est  qu'une  collection  de  sensations.  «  Par 
idéalisme,  déclare  M.  Fouillée,  nous  n'entendons 
pas  la  théorie  qui  veut  tout  réduire  à  des  idées... 
Nous  ne  désignons  par  ce  mot  ni  la  négation  des 
objets  extérieurs,  ni  la  représentation  purement 
intellectualiste   du   monde  ;   nous    entendons  la 


132 


représentation  de  toutes  choses  sur  le  type  psy- 
chique, sur  le  modèle  des  faits  de  conscience, 
conçus  comme  seule  révélation  directe  de  la  réa- 
lité... De  là,  chez  les  philosophes  contemporains, 
cet  «  idéalisme  »  dont  le  vrai  nom  serait  plutôt 
le  «  psychisme1.  » 

Le  symbolisme  est  précisément  cette  attitude 
lyrique  qui  consiste  à  imprégner  d'âme  chaque 
paysage  perçu,  à  faire  vivre,  selon  le  rythme  de  la 
conscience,  les  objets  environnants.  Par  ainsi  le 
monde  extérieur  emprunte  la  lumière  de  notre 
être  et  la  nature  se  colore  de  la  nuance  de  notre 
âme.  Les  choses  sont  autant  d'émotions  en  puis- 
sance et  recueillent  notre  propre  exaltation. 

Paul  Fort  n'a  jamais  cessé  de  satisfaire  à  ce 
besoin  d'expansion  par  quoi  nous  communions 
avec  le  cosmos.  Le  second  livre  des  Ballades  fran- 
çaises, Montagne,  s'ouvre  sur  cette  belle  et  pro- 
fonde déclaration  de  foi  : 

Nature,  je  ne  conçois  rien  de  tes  beautés  graves 
que  selon  l'amalgame,  au  miroir  de  mon  cœur,  de  tes 
lignes,  de  tes  matières  impérissables  avec  mes  joies, 
ces  rêves,  et  ma  vie,  ces  douleurs,  —  qu'avec  mon 
cœur,  ou  bien  mon  âme,  périssables 

dans  mes  proses  en  vers,  comme  ils  disent,  les  sages. 

1.  Alfred  Fouillée.  Le  mouvement  idéaliste  et  la  réaction 
contre  la  science  positive,  p.  VI,  Alcan. 


PAUL    FORT    ET  LA    SENSIBILITE   FRANÇAISE  133 

Plus  loin  la  même  idée  est  reprise  et  traitée 
avec  non  moins  d'éclat  : 

Ce  n'est  point  par  ses  cimes  que  la  terre  te  pénè- 
tre, ô  ciel,  ni  par  sa  flore,  captive  malgré  soi,  c'est 
par  l'âme  de  l'homme,  son  âme  volontaire,  et  l'or- 
gueilleux éclat  de  mes  yeux  en  fait  foi... 

et  plus  loin  : 

Car  Dieu  ne  crée  les  choses  que  par  l'âme  de 
l'homme.  Chaque  jour  l'univers  renaît  de  son  émoi. 
Il  en  est  cependant  pour  qui  tout  se  repose,  qui 
regardent  le  ciel...  ne  l'aperçoivent  pas. 

Dans  Lucienne,  «  ce  petit  roman  lyrique  à  bâ- 
tons rompus,  dit  Charles-Henry  Hirsch,  dont  les 
personnages  sont  des  sentiments  et  des  sensa- 
tions »,  nous  retrouvons  les  mêmes  transpositions 
psychiques  : 

Rythmez  de  vos  longs  cils  les  battements  de  mon 
cœur,  croisez  vos  doigts  émus  sur  voire  sein  qui  bat, 
que  votre  émotion  rythme  un  chant  de  triomphe, 
comprenez-vous,  dans  moi  ! 

ou  encore  : 

Vous  êtes  dans  les  fleurs  et  l'air  que  je  respire, 
vous  êles  dans  les  feuilles  et  l'air  que  je  respire,  les 


134  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


blondes  pousses  et  la  feuillée  qui  tombe,  vous  êtes 
dans  l'odeur  des  fruits  que  je  respire,  dans  le  pro- 
fond parfum  de  l'automne  expiré,  et  dans  la  neige 
sur  les  branches,  —ou  la  neige  comme  une  main 
câline  sur  ma  manche. 

Ainsi,  pour  moi,  vous  êtes  l'univers.  Et  c'est  votre 
faiblesse  en  moi. 

ou  enfin  dans  les  premières  Ballades  : 

Contemple,  sois  ta  chose,  laisse  penser  tes 
éprends-toi  de  toi-même  épars  dans  cette  vie.  Laisse 
ordonner  le  ciel  à  tes  yeux,  sans  comprendre,  et  crée 
de  ton  silence  la  musique  des  nuits. 

Bref  c'est  toute  Fœuvre  qu'il  faudrait  citer,  les 
huit  volumes  de  vers  de  ce  magicien  dont  le  cœur 
déborde  d'images  et  dont  les  chants  évoquent 
toute  la  féerie  des  pays  intérieurs.  Fort  a  fait 
sienne  la  parole  d'Aristote  :  «  Le  inonde  est  plein 
d'âmes.  » 

Es-tu  cette  lumière  adorable  éveillée  sur  la  moire 
du  lac,  mon  âme,  entre  les  saules,  et  qui  me  ferait 
croire  que,  doucement  en  moi,  l'œil  du  jour  se  ral- 
lume? —  Mon  âme,  es-tu  ces  bois? 

Symboliste  par  sa  conception  de  poète,  par  sa 
méthode  évocatrice,  Paul  Fort  l'est  encore  par 
ses  idées  sur  la  vie.  Le  symbolisme  ne  se  con- 


PAUL   FORT  ET   LA   SENSIBILITÉ    FRANÇAISE  135 

tente  pas  d'une  esthétique  profonde,  il  se  veut 
encore,  avec  raison,  une  philosophie.  Cette  philo- 
sophie qui  est  celle  de  la  vie,  au  sens  où  l'enten- 
dait  Guyau,  se  résume  en  ces  mots  :  la  lumière  ou 
la  joie. 

11  est  curieux,  en  effet,  de  remarquer  combien 
le  xix*  siècle,  inauguré  par  les  romantiques  sur 
un  mode  mineur  et  débilitant,  s'est  achevé,  grâce 
aux  symbolistes,  sur  un  vigoureux  hymne  de  joie. 
Le  pessimisme  d'un  Chateaubriand,  d'un  Hugo  ou 
d'un  Lamartine  n'a  eu  que  peu  d'écho  dans  nos 
jeunesses.  La  notion  panthéiste  qui  guida  un  Spi- 
noza et  un  Goethe  a  trouvé  ici  son  retentissement. 
Déjà  Vigny  nous  conviait  à  la  sérénité,  à  cette 
sérénité  que  donne  la  connaissance  des  lois  de 
l'univers  et  de  la  destinée  acceptée.  Les  Gœthéens 
diront  :  «  Qu'importent  nos  petites  peines  de  cons- 
cience devant  la  vie  universelle,  l'admirable  ma- 
chine que  rien  ne  peut  détourner  de  son  mouve- 
ment et  de  son  cours1.  »  Cette  attitude  stoïcienne 
a  créé  une  éthique  et  une  méthode  positive  puis- 
santes. En  l'acceptant  nos  poètes  devaient  lui 
faire  subir  une  transformation, non  dans  son  fond, 
mais  dans  sa  forme,  au  risque  de  condamner  la 
poésie  à  tomber  dans  l'atmosphère   irrespirable 


1.  Cf.  Georges   Graffc.    Essai   sur   le  Gœthisme.  Bévue  des 
Idées,  15  octobre  1906. 


136  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

de  la  philosophie.  Ils  conçurent  donc  d'exalter 
jusqu'à  l'enthousiasme  cette  discipline  intellec- 
tuelle. A  force  de  concevoir  la  nature  sur  le  mo- 
dèle de  la  nécessité,  l'univers  nous  est  apparu 
comme  un  ensemble  de  forces  concourant  à  une 
harmonie  et  susceptibles  de  se  dilater  en  beauté. 
Le  fait  d'être,  de  respirer,  de  voir,  de  faire  jouer 
ses  membres  et  fonctionner  ses  organes  constitue 
autant  de  joies.  Dans  notre  participation  à  la  vie 
de  Funivers,  l'orgueil  humain  s'accroît  du  lyrisme 
de  tout  sentir.  Chaque  arbre,  chaque  feuille,  cha- 
que herbe  des  prés  prend  une  nouvelle  raison  de 
susciter  nos  transports  ;  tout  devient  digne  d'être 
magnifié.  D'où,  sans  doute,  le  grand  nombre  de 
livres  aux  titres  exultants  :  Les  Heures  claires, 
Clarté  de  Vie,  Joies,  Entrevisions,  etc.,  etc. 

Ainsi  les  symbolistes,  élevés  dans  la  même 
atmosphère  intellectuelle  que  nos  savants  et  nos 
philosophes,  ont  voulu  faire  un  pas  de  plus  : 
dépasser  la  sérénité,  qui  est  le  procédé  positiviste, 
pour  aller  jusqu'à  la  joie.  Ils  ont  tiré  du  pan- 
théisme autre  chose  que  le  stoïcisme.  Ils  ont 
dépassé  le  réalisme  expérimental  afin  de  dégager 
le  sentiment  de  l'infini  et  de  la  divinité  cachée 
derrière  les  apparences.  Ils  ont  enfin  synthétisé 
le  jeu  des  forces  de  l'univers  dans  cet  instinct 
lyrique,  la  joie  ou  la  libre  expansion  de  nos  puis- 
sances. 


PAUL    FORT    ET   LA    SENSIBILITE   FRANÇAISE  137 

Ainsi  j'allais  songeant  à  cette  loi  première  :  nul 
n'aime  la  Beauté  sans  aimer  la  lumière.  Le  grand 
jour  pénétra  mon  front  rose  de  fièvre  et,  détournant 
son  cours,  vint  rafraîchir  mon  sang,  et  je  croyais, 
fermant  les  yeux  dans  mon  bien-être,  tant  ce  jour 
était  doux,  sa  lumière  parfaite,  que  mon  esprit  voyait, 
au  travers  de  mon  front,  le  ciel  dans  la  prairie  et  le 
ciel  sur  les  monts  ! 

Paul  Fort,  comme  Vielé-Griffin,  comme  Ver- 
haeren,  comme  tant  d'autres,  —  alors  que  pour- 
tant Henri  de  Régnier  et  Maeterlinck  demeurent 
encore  enfermés  dans  le  stoïcisme,  —  n'ont  reven- 
diqué si  haut  les  bienfaits  de  la  liberté  que  pour 
mieux  s'enivrer  aux  sources  de  la  vie  et  baigner 
tous  leurs  sens  dans  la  lumière,  dans  ce  que  Fort 
appelle  la  grande  ivresse. 

Couché  sur  un  gazon  dont  l'herbe  est  encore  chaude 
de  s'être  prélassée  sous  l'haleine  du  jour,  oh:  que  je 
viderais,  ce  soir,  avec  amour,  la  coupe  immense  et 
bleue  où  le  firmament  rôde  1 

Suis-je  Bacchus  ou  Pan?  je  m'enivre  d'espace,  et 
j'apaise  ma  fièvre  à  la  fraîcheur  des  nuits.  La  bouche 
ouverte  au  ciel  où  grelottent  les  arbres,  que  le  ciel 
coule  en  moi  !  que  je  me  fonde  en  lui! 

L'œuvre  de  Paul  Fort  pourrait  porter  en  exer- 
gue ce  vers  du  Livre  des  Visions  : 

8. 


138 


L  ATTITUDE    DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 


La  lumière  est  la  vie  de  toutes  mes  pensées. 

ou  cette  strophe  des  Hymnes  de  Feu  : 

Mais  toute  la  nature  est  au  seuil  de  mon  cœur.  La 
terre  et  le  soleil  ont  la  même  cadence,  rythmée  à 
l'unisson  des  battements  de  ma  vie.  La  lumière  du 
jour  te  pénètre,  ô  ma  vie  !  Elle  s'ajoute  à  moi  comme 
une  récompense,  quand  je  laisse  mes  sens  errer  de 
l'astre  aux  fleurs.  La  terre  et  le  soleil  en  moi  sont 
en  cadence,  et  toute  la  nature  est  entrée  dans  mon 
cœur. 


IV 


Certains  qui,  espérons-le,  savent  mal  lire,  se 
sont  imaginés  que  les  procédés  habituels  à  l'atti- 
tude symboliste  :  la  vision  immanente  des  choses, 
les  images  intuitives,  le  libre  déploiement  de  nos 
transports,  devaient  nécessairement  compliquer 
jusqu'à  l'obscurité  l'expression  de  ces  états  d'âme 
vécus.  J'ai  dit,  au  début  de  cette  étude,  combien, 
une  fois  pour  toutes,  cette  accusation  était  fausse. 
Pour  mieux  renforcer  l'objection,  il  importait 
d'abord  de  prouver  jusqu'à  quel  point  extrême 
Paul  Fort  est  symboliste.  Mais  s'il  est  dûment 
symboliste,  serait-ce  à  présent  qu'il  n'est  point 
clair  ? 


PAUL   FORT    ET   LA  SENSIBILITÉ    FRANÇAISE  139 

Paul  Fort,  né  à  Reims,  a  su  tirer  des  paysages 
de  l'Ile  de  France  un  doux  enseignement.  Sa  sen- 
sibilité semble  avoir  été  façonnée  et  comme  pétrie 
selon  les  manières  pures  —  je  dirais  classiques, 
si  ce  mot  ne  signifiait  souvent  des  contours  trop 
stricts  —  de  notre  race.  Il  a  donc  pu,  sans  con- 
trainte, se  garder  de  Finfluence  norvégienne, 
comme  de  la  conception  pionne  de  l'idéal  mar- 
seillais. 

Dans  ses  Idylles,  antiques  il  n'emprunte  à  la  fable 
ancienne  que  ce  qui  est  éternel  et  ce  qui  alimente 
toute  poésie  :  Famour  de  la  nature.  Or,  par  le  fait 
que  File  de  France  est  comme  une  «  cellule  de 
sagesse  »  f  au  centre  de  l'Occident,  un  poète  qui 
a  accoutumé  de  fréquenter  les  bords  de  la  Marne 
et  de  la  Seine,  se  trouve  admirablement  doué 
pour  sentir  la  légèreté  de  notre  ciel  et  la  grAce 
de  nos  plaines.  De  là,  chez  Fort,  deux  tendances 
constitutives  de  notre  peuple,  qui  savent  se  con- 
cilier dans  un  cœur  ému  :  la  poésie  grave  et  or- 
donnée selon  une  logique  souple  mais  rigou- 
reuse, et  la  poésie  familière,  d'accord  avec  le  rire 
de  nos  bergères  et  la  clarté  du  vin  de  nos  coteaux. 
Dans  les  Ballades  françaises,  dans  Lucienne,  dans 
Paris  sentimental,  dans  los  Hymnes  de  Fctf, nous 
passons  sans  heurt  d'une  ode  de   haut  lyrisme  à 

1.  A.  Mithouard.  Le  traité  de  l'Occident. 


140  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


un  lied  câlin.  C'est  la  chanson  pieuse  du  bour- 
don du  village,  tandis  que  partout  alentour  fris- 
sonnent les  notes  frêles  de  clochettes  aériennes: 

Voici  le  don  de  joie  et  de  pensée  altière  que  verse 
aux  fronts  humains  le  soleil  de  midi,  les  drapeaux 
de  l'été  flottent  sur  les  esprits  et  les  blés  se  déploient 
dans  les  chants  populaires  ! 

et  soudain  le  poète  sourit  malicieusement  : 

Maman  !  le  diable  qui  me  tire  par  les  jambes  !... 
Allons  donc...  —  Oui,  parce  que  le  gros  gendarme  a 
mangé  le  petit  Jésus.  —  Tu  sais,  toi,  si  tu  le  fais 
encore  mourir  une  seule  fois,  celui-là,  je  te  fiche 
une  gifle  !  —  hurle  papa  qui  fait  des  chiffres. 

Le  Français  d'Ile  de  France  ne  quitte  Racine 
que  pour  Jules  Laforgue.  Cette  description  de 
Bullier  est  savoureuse  en  diable  : 

Amours  d'un  soir,  amours  d'un  an,  béguins  d'une 
heure  ou  d'un  moment,  émotionnettes  d'étudiants, 
caprices  des  futurs  notaires,  —  porte-monnaie  et 
sentiment,  ah  !  folies  des  huissiers  enfants  I  si  ça 
durait  la  vie  entière,  ça  ferait-il  plaisir  aux  parents? 
—  Mais  écoutez  cette  misère  :  le  coup  de  foudre,  à 
en  mourir,  de  ce  vieil  aspirant  docteur  pour  la  petite 
Esméralda.  €  Souviens-t'en,  l'on  jouait  EspafU  !... 
Depuis  ce  jour-là,  mon    cœur   saigne...  »  Il    n'en 


PAUL   FORT    ET    LA  SENSIBILITE  FRANÇAISE  141 

mourra  pas  cependant,  il  nous  fera  mourir  plus 
ard,  sous  un  coup  de  foudre  de  son  art.  —  Béguins 
d'une  heure,  amours  d'amants,  porte-monnaie  et  sen- 
timent. Et  les  gros  lots  de  la  déveine  :  ces  glorieuses 
passions  d'un  an,  et  les  collages,  tous  les  collages 
comme  du  beurre  sur  une  tartine  d'enfant,  que  l'on 
se  coupe  chaque  jour  dans  le  pain  mollet  de 
l'amour  ! 

Une  heureuse  disposition  à  l'ironie,  jointe  à  un 
goût  parfait,  à  un  grand  amour  pour  les  pensées 
vigoureuses  dénotent  une  fameuse  organisation 
de  poète.  La  sensibilité  de  Fort  est  de  toute  pre- 
mière qualité  qui  lui  permet  de  vibrer  avec  tous 
les  êtres,  d'entrer  en  contact  avec  chaque  lieu 
évoqué,  d'aiguiser  sa  psychologie  jusqu'à  péné- 
trer les  plus  subtils  sentiments  humains. 

Pour  parvenir  à  se  donner  «  un  cœur  innom- 
brable »,  Fort  nous  indique  malicieusement  sa 
recette  :  la  bêtise.  Jamais  l'auteur  de  Paris  senti- 
mental  ne  manque  de  nous  répéter  :  «  Le  poète 
doit  être  bête.  » 

Ce  n'est  pas  très  intelligent  (on  me  l'a  dit)  les 
poètes.  Ils  sont  trop  bêtes  lorsqu'ils  aiment.  Ce  sont 
les  Bêtes  du  Sentiment. 

Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  l'artiste,  comme  le 
savant,  doit   s'étonner  de    tout   et  posséder  une 


li-2 


âme  assez  naïve,  des  sens  assez  vierges  pour  vivre 
en  perpétuelle  exaltation.  Au  moindre  vent  l'eau 
des  fontaines  se  fronce  ;au  plus  simple  attouche- 
ment des  choses  la  conscience  du  poète  doit 
s'élargir  et  s'étendre  en  ondes  lyriques. 

Nous  saisissons  sur  le  vif  la  raison  pour  laquelle 
Fort  s'est  si  bien  assimilé  les  mœurs  des  simples, 
des  villageois,  des  marins,  des  pâtres,  des  petites 
amoureuses  *.  L'Amour  marin  est  un  livre  unique 
dans  les  annales  de  notre  poésie,  car  les  Amours 
jaunes  de  Corbière,  faites  de  hâtives  notations 
n'atteignent  pas  à  cette  perfection  brutale  ou 
sentimentale  avec  laquelle  s'expriment  les  mate- 
lots de  Y  Amour  marin. 

T'es  pas  la  même  que  moi,  bien  sûr.  T'es  toute  pe- 
tite devant  moi.  Mais  quand  y  te  quitte,  ah  !  tu  gran 
dis  !  t'es  sur  la  mer,  une  grande  figure,  qui  grimpe 
au  ciel,  qui  couvre  tout.   Moi,  je   suis  toujours  moi 


1.  Cf.  Robert  de  Souza  :  «  Rondes  et  pastourelles,  aubades, 
romances  et  guillonnées,  berceuses  et  brunettes,  ballades  nar- 
ratives, complaintes  d'amour,  chansons  de  fêtes  et  de  métiers, 
gwerziou  et  soniou  bretons,  lieds  ou  saltarelles,  il  semble 
qu'aucun  des  modes  lyriques  populaires  ne  soit  absent  du 
livre  de  M.  Fort.  Rendus  dans  leur  rudiment  expressif  de 
langue  et  de  pensée,  ou  transformés,  affinés  de  la  pénétration 
d'une  sensibilité  moderne,  ils  développent  les  broderies  d'un 
art  original  très  savant  sur  la  trame  de  leurs  rythmes  primi- 
tifs. »  (La  poésie  populaire  et  le  lyrisme  sentimental,  p.  91.) 


PAUL    FORT    ET   LA    SENSIBILITE  FRANÇAISE  143 

pour  moi.  Dans  mes  souvenirs,  je  n'grandis  pas. 
J'suis  à  mes  souvenirs.  C'est  déjà  ça,  mignonne  d'a- 
mour 1...  T'es  pas  la  même  que  moi,  c'est  sûr.  T'es 
toute  petite  quand  t'es  devant  moi.  Mais  quand  j'suis 
loin,  que  j'pense  à  toi,  dans  mes  souvenirs  tu  cou- 
vres tout,  la  mer,  le  ciel,  la  nuit,  le  jour  1  Et  ça, 
c'est  trop,  mignonne  d'amour  ! 

Peut-être,  comme  le  remarque  aussi  Robert  de 
Souza,  Fort  est-il  moins  naïf  qu'il  n'en  a  l'air, 
c'est  même  sûr,  car  je  connais  peu  de  livres  où 
la  psychologie  soit  plus  poussée  que  dans  le  Ro- 
man de  Louis  XI.  Ici  le  poète  a  voulu  exprimer 
par  Fhistoire  anecdotique  la  mentalité  d'un  peu- 
ple gouverné  par  «  un  curieux  homme  >.  L'ou- 
vrage s'ouvre  sur  cette  déclaration  de  Hugo  : 
«  L'histoire  dit  bien  quelque  chose  de  tout  cela  : 
mais  ici  j'aime  mieux  croire  au  roman  qu'à 
l'histoire,  parce  que  je  préfère  la  vérité  morale 
à  la  vérité  historique.  >  Ce  qu'un  chartiste  ne 
saurait  nous  donner,  voilà  ce  qu'il  faut  aller 
chercher  chez  Fort.  Il  m'indiffère  de  connaître  la 
liste  exacte  des  événements  accomplis  de  1461  à 
1483,  mais  je  suis  ravi  de  retrouver,  dans  ce  li- 
vre, le  Louis  XI  du  château  de  Péronne,  au  cha- 
peron brodé  de  médailles  de  cuivre  et  d'images 
de  plomb,  occupé  à  des  patenôtes  et,  dans  le 
même  temps,  combinant  une  nouvelle  rus<i  ;  h' 
Louis  XI,  qui  jure  par   la   Pâques-Dieu,  tout  en 


144  l'attitude   du   LYRISME  C0NTB1IP0BAIN 

ayant  peur  du  diable  ;  le  bon  sire,  qui,  craignant 
les  pétards,  fait  tenir  devant  lui  le  vaste  Tristan 
et  qui  allonge  le  bras  entre  les  jambes  du  com- 
père, pour  allumer  le  bûcher  ;  le  fin  renard  s'a- 
musant  à  dessiner  les  gibets  et  qui  lorsque  Com- 
mines  lui  dit  :  «  Sire  vous  blasphémez  !  »  répond  : 

—  Sainte  Marie  1  est-ce  possible  ?...  Vite  alors,  mon 
chapelet  !  Non.  J'ai  encore  quelque  peu  à  pécher.  Je 
m'absoudrai  du  tout  ensemble. 

—  Tiens,  tiens,  serait-ce  à  l'homme  que  je  viens 
de  m'adresser. 

—  Nenni,  c'est  à  la  force. 

Quant  au  mouvement  tempétueux  qui  accom- 
pagne ces  narrations,  aux  dialogues  piquants, 
chargés  de  traits  de  caractère,  aux  personnages 
divers  et  multiples  qui  grouillent  dans  le  récit, 
à  la  variété  extraordinaire  d'images  dont  se  pare 
le  style  descriptif  de  ce  roman  lyrique,  —  il  faut 
se  résigner  à  n'en  rien  dire.  L'analyse  se  refuse 
à  violer  avec  son  sécateur  ce  Paradou  moral,  et 
peut-être  est-ce  le  moment  de  rappeler  la  parole 
de  Bacon  :  «  On  ne  fait  rien  de  beau  par  les  rè- 
gles, mais  par  une  espèce  de  bonheur.  » 

Cette  espèce  de  bonheur  qui  illumine  la  poésie 
de  Fort  nous  la  retrouvons  dans  la  façon  dont  est 
conçue  l'œuvre  intitulée  Coxcomb  ou  l'Homme 
tout  nu  tombé  du  Paradis*  Dieu  a  créé  les  âmes 


PAUL    FORT    ET    LA.   SENSIBILITÉ    FRANÇAISE  l  45 

pour  sa  gloire  et  satisfaire  sou  besoin  d'expan- 
sion. Or  pour  se  conclure,  Dieu  n'a  plus  qu'une 
âme  à  composer.  Cette  âme  entre  les  âmes,  le 
Seigneur  la  laisse  libre  de  se  choisir  elle-même. 
Aussitôt  le  futur  être  humain  se  pare  du  diadème 
de  sept  âmes  d'élite  :  Socrate,  Hamlet,  Triboulet? 
Galilée,  Gonfucius,  César  et  Mahomet.  Dieu  ne 
put  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  Quelle  âme,  oh  l 
quelle  âme  ce  mortel  vient  de  se  composer  !  Cox- 
comb,  crête  du  monde,  on  t'appellera  Coxcomb  ! 
Va,  tu  seras  sans  âge...  Cependant  n'oublie  pas  le 
recensement  dernier.  »  Coxcomb  sent  un  corps 
rose  et  gras  s'attacher  à  son  âme.  Le  Seigneur 
lui  allonge  un  coup  de  pie  1  ;  voici  Coxcomb  en 
route  pour  la  terre,  semant  les  vérités  encloses 
en  ses  sept  âmes. 

Ce  n'est  là  qu'un  prologue  d'une  épopée  bur- 
lesque en  trois  chants,  mais  ce  poème  vibre  d'une 
vie  si  pleine,  si  totale  que  chaque  page  constitue 
un  tableau  définitif,  scène  de  mœurs,  de  carac- 
tère ou  paysage  lyrique,  et  se  suffit  à  lui-même. 
Le  dialogue  des  deux  gendarmes  est  du  plus  cu- 
rieux comique  et  de  la  meilleure  observation.  Le 
passage  suivant,  parmi  mille  autres  est  gracieux 
au  possible  : 

Les  angelots  faisaient  refléter  leurs  menottes  aux 
astres  qui  venaient  reluire  à  ces  clartés,  et  sur  les 


146  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

dalles  bleues  où  leurs  petits  pieds  trottent  jouaient  à 
la  marelle  avec  la  voie  lactée. 

A  côté  d'une  douce  ironie  nous  rencontrons  des 
strophes  de  la  qualité  de  celle-ci  : 

J'ai  beau  faire,  les  sept  ciels  resteront  dans  mes 
yeux  :  leurs  couleurs  éternelles,  suaves  et  magnifi- 
ques, leurs  divines  lumières  flottent  sous  mes  prunel- 
les, quand  je  ferme  pieusement  mes  paupières  catho- 
liques. 


D'un  mot  nous  dirons  que  l'œuvre  de  Paul  Fort 
est  tout  sensibilité.  Cette  sensibilité  est  instinc- 
tive en  ce  sens  qu'elle  jaillit  du  fond  même  do 
l'être  ;  elle  est  aussi  consciente  d'elle-même,  si 
j'ose  dire,  réfléchie,  pénétrée  de  raison  française, 
—  sans  cesser  d'être  folle.  Cet  instinct  et  cette 
conscience  nous  donnent  le  ton  de  la  poésie  po- 
pulaire, du  folklore,  de  la  chanson  rustique,  d'une 
part,  de  la  haute  poésie,  de  l'ode  majestueuse  et 
du  grand  lyrisme,  de  l'autre.  Le  tout  réuni  en  le 
même  artiste  dénote  une  sensibilité  à  la  fois  très 
naïve  et  très  cultivée,  très  libre  et  très  organisée. 

Il  ne  s'agit  donc  plus  d'une  sensibilité  de  ro- 
mantique, c'est-à-dire  particulière  et  maladive, 
mais  d'une  sensibilité  générale  donnant  le  sens 
de  l'universel.  C'est  par  là,  si  l'on  veut  y  prêter 


PAUL    FORT  ET   LA    SENSIBILITE    FRANÇAISE  1 47 

attention,  que  le  symbolisme  se  relie  au  classi- 
cisme. On  a  beaucoup  parlé  de  Moréas,  pas  assez 
de  Fort.  La  poésie  de  celui-ci  remonte  aux  sour- 
ces mêmes  du  lyrisme,  elle  est  donc  aussi  grec- 
que que  française,  c'est-à-dire  complète.  On  a  trop 
peu  admiré  aussi  la  fraîcheur  et  l'abondance  de 
ces  images  qui  recréent,  pour  nos  yeux  avides,  le 
monde  extérieur. 

Revoir  sur  un  versant  la  lune  à  son  déclin  pendre 
ses  glaces  grises  aux  branches  des  sapins,  les  bruyè- 
res lasses  en  gravissant  pleurer  vers  l'aube,  sous  le 
vent,  comme  à  la  dérobée  ;  ô  revoir  les  bouleaux  à 
la  tige  d'argent  s'alanguir  et  coucher  leur  front  sur 
un  torrent,  revoir  l'aiguille  bleue  où  piaule  l'alcyon 
et  que  tache  un  désir  de  végétation,  fleurir  soudain 
dans  l'aube,  d'aiguës  et  d'améthystes,  et  vers  la  cime 
où  l'aigle  et  les  nuages  glissent  se  traîner  lentement 
un  brouillard  orangé...  Au  jour  levant  dans  l'air  ses 
baguettes  magiques,  revoir  des  campanules  et  des 
neiges  dorées,  revoir  tout  un  torrent  briller  comme 
de  l'or,  et  les  myrtilles  noires,  au  souffle  de  l'aurore, 
agiter  leurs  grelots  roses,  et  silencieux... 

Parmi  nos  meilleurs  poètes  contemporains,  Fort 
est  celui  qui  innove  le  plus. 

Sa  poésie  est  comme  de  la  clarté  d'Ile  de  France 
tombant  sur  un  décor.  Cette  clarté  est  si  fine,  si 
légère,  si  ténue  qu'elle  fond  parfois  tous  les  tons 


1  48  L'ATTITUDE   DU    f.YJRISME    CONTEMPORAIN 

dans  une  sorte  de  buée  lunaire  qui  fait  songer 
aux  féeries  anglaises.  Tantôt,  au  contraire,  la  lu- 
mière pénètre  les  objets  et  rend  leurs  contours 
presque  transparents,  si  bien  que  la  nature  appa- 
raît dans  son  plus  joyeux  éclat.  Le  réalisme  poé- 
tique d'un  Wordsworth,  les  images  berceuses  et 
teintées  d'émotion  d'un  Kaets,  les  subtiles  nota- 
tions d'un  Dickens  semblent  s'être  donné  ren- 
dez-vous en  un  cerveau  centre  du  monde  ;  sans 
compter  que  la  poésie  de  l'Intermezzo  y  trouve 
aussi  son  ironique  écho. 

Ai-je  rêvé  de  toi  vraiment?  Il  me  semble.  Oui, 
c'était  charmant.  C'était,  au  reste,  un  rêve  allemand. 

On  ne  juge  un  poète  que  par  comparaison  ;  ce 
sont  donc  des  noms,  des  noms  encore  qu'il  me 
faudrait  accumuler  pour  enserrer  la  personnalité 
si  riche  d'un  Paul  Fort  ;  tout  de  même  je  pense 
que  dans  cette  brillante  symphonie,  la  flûte  de 
Kaets  et  le  hautbois  de  Heine  domineraient  '. 


1.  Si  je  ne  répudiais,  dans  la  série  de  ces  études  qui  ne  sont 
que  de  brèves  notations  et  des  points  de  repère,  tout  dévelop- 
pement facile,  il  demeure  évident  qu'un  parallèle  entre  Fort 
et  Gérard  de  Nerval  s'imposerait. 


PAUL    FORT    ET    LA   SENSIBILITÉ*    FRANÇAISE  149 


Pour  extérioriser  le  rythme  de  cette  pensée  ly- 
rique en  perpétuel  mouvement  il  était  besoin 
d'une  forme  essentiellement  ductile,  qui  clichât 
toutes  les  aspérités  du  sentiment  et  qui  s'adaptât 
à  toutes  ces  transpositions  d'états  d'âme.   Fort 

—  et  c'est  là  un  de  ses  plus  beaux  titres  de  gloire 

—  n'hésita  pas  à  se  créer  un  style  «  pouvant  pas- 
ser, au  gré  de  l'émotion,  de  la  prose  au  vers  et 
du  vers  à  la  prose  ».  Cette  forme,  rappelons-le, 
n'est  bonne  que  pour  Fort.  Notre  poète  a  donc 
raison  de  renvoyer  à  d'autres  les  critiques  ten- 
dant à  prouver  que  son  style  ne  peut  être  géné- 
ralisé. 

Voici  brièvement  réunis  les  avantages  d'un  pa- 
reil style.  Un  vers  chez  Fort  ne  vient  pas  seul,  il 
traîne  avec  lui  sa  strophe  entière.  Je  dis  mal.  Le 
poète  ne  pense  pas  par  alexandrin, mais  par  stro- 
phe; celle-ci  lui  est  donnée  d'un  seul  coup,  par 
intuition,  et  nous  reconnaissons  là  encore  une  des 
meilleures  conquêtes  du  symbolisme. 

En  second  lieu  ce  procédé  est  le  seul  qui  tienne 
compte  des  élisions  naturelles.  Suivant  le  ton  que 


150  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

nous  prenons,  ton  d'émotion,  ton  oratoire,  ton 
ironique,  nous  élidons  naturellement  certaines 
syllabes,  ou  bien  nous  les  renforçons.  La  strophe 
de  Fort  se  présente  toujours  comme  elle  doit  être 
parlée,  et  parlée,  ne  l'oublions  pas,  selon  l'ac- 
cent même  de  l'Ile  de  France. 

Grâce  à  cette  présentation  extérieure  choisie 
par  l'auteur  de  Lucienne,  les  élisions  naturelles 
nous  apparaissent  d'elles-mêmes  et  nous  trouvons 
du  premier  coup  les  plus  fines  toniques  voulues 
par  l'auteur.  L'harmonie  de  cette  musique  se  dé- 
gage toute  seule  sans  fausses  notes.  Ajoutons 
qu'à  moins  qu'un  méridional  ne  veuille  s'en  mê- 
ler, un  acteur  ordinaire  déclamera  avec  plus  de 
facilité  et  de  vérité  des  vers  ainsi  établis  typo- 
graphiquement;  les  yeux  lisent  comme  nous  par- 
lons; l'expérience  faite  avec  des  poèmes  de  Fort, 
disposés  tels  qu'ils  le  sont  dans  ses  livres,  fut 
concluante  \ 

Tout  doucement,  sans  fracas,  âgé  de  trente- 
sept  ans,  ayant  déjà  à  son  actif  d'écrivain  huit 
volumes  de  vers  ou  de  prose  rythmée,  chacun 
d'une  originalité  renouvelée,  Paul  Fort  continue 
son  œuvre  de  clarté  et  de  joyeux  rêve. 


1.  Je  renvoie  pour  plus  de  détails  à  la  très  complète  étude 
de  M.  Louis  Mandin  sur  les  Ballades  Françaises  de  Paul  Fort, 
Vers  el  Prose,  1909. 


PAUL    FORT    ET   LA    SENSIBILITE   FRANÇAISE   /  15 1 

Sans  avoir  jamais  dévié,  sans  avoir  rien  sacri- 
fié à  la  renommée,  Paul  Fort,  il  faut  qu'on  le  sa 
che,  est  parmi  nos  artistes  actuels  un  de  ceux 
qui  remplissent  le  mieux  leurs  engagements  de 
poètes. 


ADRIEN  MITHOUARD  ET  L'OCCIDENT 


I.  —  Mithouard  mérite  une  étude.  On  fut  injuste  en- 
vers lui.  —  Son  enfance,  ses  goûts,  son  organisation 
d'artiste.  —  Bigalume.  Le  musicien. 

II.  —  Son  évolution.  Le  Récital  mystique.  —  L'Iris 
exaspéré.  —  Les  Impossibles  Noces.  —  Le  Pauvre 
Pécheur,  son  chef-d'œuvre.  Inspiration. 

III.  —  Son  vers  et  son  rythme . 

IV.  —  L'œuvre  en  prose. 

Le  Tourment  de  V Unité,  livre  clairvoyant  d'esthéti- 
que générale,  qui  résume  les  tendances  éparses  de 
l'art  contemporain. 

V.  —  Traité  de  V Occident,  le  bréviaire  de  l'esprit 
français.  Ouvrage  capital  où  l'on  définit  l'état  de  no- 
tre sensibilité  et  l'atmosphère  morale  de  notre  pays. 
La  voûte  et  l'idée  de  temps. 

VI. —  Les  Pas  sur  la  Terre. — Les  marches  de  l'Occi- 
dent. 

VIL  —  Conclusion.  L'Occident  doctrine  esthétique 
bien  équilibrée,  qui  répudie  également  la  stérilité 
d'un  humanisme  abstrait  et  l'outrance  des  anarchis- 
tes novateurs. 


Je  me  décidai,  un  beau  jour,  ayant  lu  la  plu- 
part des  textes  de  la  littérature  dite  symboliste, 


ADRIEN    MITHOUARD    ET    l'ûCCIDENT  153 

d'entreprendre  Pétude  des  livres  didactiques  où 
se  trouvent  esquissées  l'histoire,  la  critique,  l'es- 
thétique, je  ne  dis  pas  de  cette  école,  —  il  n'y  a 
pas  d'école  symboliste,  —  mais  de  cette  attitude 
lyrique  contemporaine.  Un  de  mes  plus  grands 
étonnements  —  j'en  éprouvai  plusieurs  —  fut  le 
silence  prudent  qu'ont  gardé  et  que  gardent  en- 
core avec  ensemble  les  plus  ou  moins  autorisés 
de  nos  «donneurs  d'immortalité»  autour  de  l'œu- 
vre, pourtant  significative,  d'Adrien  Mithouard. 
Aucune  anthologie  —  et  Dieu  sait  s'il  en  existe  I 
—  ne  renferme  à  ma  connaissance  des  vers  de 
l'auteur  du  Pauvre  Pécheur.  Aucun  «  livre  de 
masque  »  n'a  daigné  nous  offrir  un  moulage  de 
cette  expressive  et  babillarde  physionomie.  Pour- 
tant le  nom  d'un  homme  qui  s'affirme  tour  à  tour 
poète,  esthéticien,  essaiiste,  directeur  de  revue, 
et  qui,  par  surcroît,  régit,  avec  quel  zèle  !  les  in- 
térêts d'un  gros  arrondissement  de  Paris,  ne  peut 
être  ignoré.  Voilà  une  personnalité  bien  encom- 
brante. Elle  tient  donc  silencieusement  de  la  place 
dans  nos  esprits. 

Oserai-je  avouer  avoir  connu  la  poésie  de  Mi- 
thouard dans  le  même  temps  que  celle  de  Vielé- 
Griffin  et  d'Henri  de  Régnier.  Perdu  dans  un  col- 
lège de  province,  je  trompais  par  la  lecture  de 
la  Cueille  d'Avril  et  des  Poèmes  anciens  et  roma- 
nesques les  heures  banales  d'une  morne  rhétori- 


151  L'ATTITUDE  DU   LYRISME  CONTBMPOH  UN 

que.  Un  ami,  confident  de  mes  goûts  naissants, 
me  fit  don,  je  crois  bien  pour  se  moquer,  de  l'Iris 
exaspéré.  Tout  de  suite  l'étrangetô  de  ce  titre  me 
conquit.  Ainsi  qu'il  arrive  aux  cerveaux  long- 
temps comprimés,  dont  le  mysticisme  vivant  ne 
cherche  que  l'occasion  de  s'essorer,  je  chéris  moins 
ce  livre  à  cause  de  ses  qualités  solides,  que  pour 
l'espèce  de  secousse  nerveuse  qu'il  m'apportait. 
Je  me  réfugiais  alors  dans  l'outrance  et  lisais  au 
hasard  la  jeune  littérature,  vers  quoi  allaient  tous 
mes  rêves  tumultueux.  Etions-nous,  deux  ou  trois 
petits  provinciaux,  mieux  informés  que  ceux  de 
notre  âge,  les  potaches  de  Paris  ?  Je  l'ignore,  et 
n'insiste  que  pour  m'étonner  de  cet  oubli  non 
encore  réparé.  La  critique  peut  se  tromper  sur 
les  destinées  d'un  ouvrage,  elle  se  trompe  jour- 
nellement. Au  moins  devrait-elle  reconnaître  son 
erreur,  lorsque  les  années  sont  venues  fortifier  un 
talent  qui  produit  avec  entêtement  et  qui  se  gran- 
dit à  mesure.  Je  pense  à  Sénèque  le  sage  écri- 
vant :  «  Les  uns  ont  la  réputation,  les  autres  la 
méritent.  »  11  m'est  donc  aussi  doux  de  réparer 
avec  modestie  une  grande  injustice  que  de  mar- 
quer un  apport  original  dans  le  courant  symbo- 
liste au  long  duquel  je  me  complais  à  muser,  en 
feuilletant  l'œuvre  féconde  d'Adrien  Mithouard. 
J'aurais  aimé, pour  les  études  qui  m'intéressent, 
n'avoir  qu'à  dégager  les  conclusions  proposées 


ADRIEN    MITIIOUARD    ET    L'OCCIDENT  155 

par  l'auteur  lui-même.  Cette  tâche  n'est  aisée 
qu'au  terme  d'une  analyse  détaillée,  non  encore 
tentée.  Suivons  donc  pas  à  pas  Mithouard  dans 
Félaboration  journalière  d'une  pensée  en  perpétuel 
mouvement.  Nous  le  verrons  d'abord  se  chercher, 
pousser  des  prolongements  dans  tous  les  domai- 
nes de  l'activité  intellectuelle.  L'heure  viendra 
où,  ayant  trouvé  son  centre,  il  prend  finement 
position  et  édifie  la  profonde  doctrine  de  FOcci- 
dent,  en  laquelle  nos  fiers  instincts  de  naturalis- 
tes et  la  continuité  de  notre  race  s'unissent.  Sans 
différencier  des  qualités  harmonieusement  accou- 
plées, pénétrons  plus  avant  dans  ce  tempérament 
de  poète,  d'esthéticien,  d'essaiiste.  Ainsi  d'une 
ellipse  morale,  image  de  la  vie,  dont  on  parcourt 
les  axes  spirituels,  pour  aboutir  au  foyer  de  Fâme, 
cette  synthèse  rayonnante. 


I 


Je  sais  que  certains  ne  sont  parvenus  que  tard 
à  Fexpression  de  leur  originalité,  comme  une 
graine  ensevelie  sous  le  gel  de  Fhiver,  qui  attend 
le  choc  du  soleil  pour  s'épanouir.  Je  sais  aussi 
que  notre  enfance  chantera  pour  toujours  dans 
notre  avenir,  et  que  nos  jeunes  années  portent 
déjà,  les  mains  hautes,  la  corbeille  fleurie  de  no: 


156  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tre  existence  future.  L'enfance  de  Mithouard  se 
vêt  de  pensées  graves,  et,  tout  de  même  gracieuses, 
joue,  toute  frêle  encore,  dans  un  jardin  solitaire. 
Fils  unique,  confiant  dans  le  bonheur  calme  dont 
l'environnent  les  siens,  il  caresse  tôt  ses  yeux  à  la 
certitude  des  lignes  pures  et  des  harmonies  archi- 
tectoniques.  Le  père  de  Mithouard  était  «  un  mé- 
decin de  maisons  ».  Nous  contemplons,  dans  le 
Traité  de  l'Occident,  un  portrait  achevé  de  cette 
physionomie  sereine.  Il  légua  à  son  fils  cet  esprit 
droit  et  large  qui  constitue  l'homme  libre,  le 
goût  des  choses  belles  et  utiles,  le  sens  exact  des 
proportions  et  l'amour  de  la  plaine  française. 
«  Quand  j'étais  petit,  je  faisais  mes  devoirs  chez 
mon  père  ;  il  rangeait  sa  table,  approchait  la  lampe, 
mettait  un  gros  livre  sur  ma  chaise  et  m'installait 
bien  à  mon  aise.  Car  il  ne  concevait  pas  qu'on 
pût  rien  faire  sans  bien  s'y  mettre.  Puis  il  m'en- 
tourait d'un  tel  silence  que  j'éprouvais  un  grand 
besoin  de  le  remplir  de  toute  la  tension  de  mon 
petit  cerveau.  Une  paix  dévorante  embrasait  la 
pièce  ;  autour  de  cette  lampe,  l'atmosphère  brû- 
lait. L'oisiveté  me  faisait  peur,  qui  m'eût  laissé  en 
proie  à  cette  heure  pesante  où  je  me  sentais  si 
respecté.  »  C'est  assez  dire  que  l'enfant  commença 
à  se  chercher  dans  une  joie  studieuse.  Mais  comme 
la  solitude  et  l'isolement  poussent  d'ordinaire  une 
conscience  catholique   vers  l'idéalisme,  ce  n'est 


157 


que  plus  tard,  au  contact  des  réalités  quotidien- 
nes, que  l'artiste  trouvera  en  lui  cet  équilibre, 
fondement  de  notre  tradition.  Pour  l'instant,  il 
s'ébat  dans  le  mysticisme. 

Au  collège  on  lit  Homère  et  Cicéron  ;  on  s'en- 
tretient avec  les  classiques.  Mithouard  ne  connaî- 
tra que  relativement  tard  les  romantiques,  Hello, 
Mallarmé,  Verlaine.  Ceci  est  à  retenir.  Une  attrac- 
tion secrète,  jointe  à  une  éperdue  frénésie  d'idéal, 
non  un  désir  légitime  d'imiter,  lui  insufflent  le 
goût  des  vers  et  de  la  musique.  Mithouard  puise 
en  son  moi  son  originalité.  Un  seul  poète  lui  est 
familier,  Banville.  Dans  la  lecture  des  Odes  fu- 
nambulesques, Mithouard  apprend  les  rudiments 
d'une  métrique  un  peu  courte,  qu'il  saura  élargir 
pour  se  créer  un  rythme  en  harmonie  avec  sa 
nature  ardente.  Au  reste,  nous  avons  accoutumé 
de  considérer  Banville  comme  un  subtil  jongleur. 
Cette  réputation  de  parnassien  coquet  a  fait  grand 
tort  au  poète  lyrique  et  même  épique.  Mais  un 
collégien  aime  la  gymnastique  et  les  cabrioles. 
Mithouard  écrit  d'abord  une  fantaisie  endiablée 
dans  le  style  des  Odes  funambulesques.  Bigalume 
est  une  scènette  dont  les  personnages  se  compo- 
sent d'un  vieux  pédagogue  radoteur,  d'une  gen- 
tille jeune  fille  romanesque  et  d'un  petit  lutin 
futé. 

Je  n'ignore  pas  le  peu  d'importance  que  Mi- 


158 


thouard  attache  aujourd'hui  à  cet  exercice  proso- 
dique. Aussi  bien,  ce  goût  un  peu  fantasque,  cet 
air  de  ne  pas  avoir  Pair,  cette  joie  amusée  de  con- 
templer ses  propres  pirouettes,  est  une  caracté- 
ristique du  tempérament  de  notre  artiste.  Jamais 
Mithouard  ne  se  départira,  même  au  milieu  d'une 
composition  grave,  de  cette  ironique  attitude. 
Chaque  fois  qu'un  jeu  de  mots  le  démange,  il  faut 
qu'il  nous  le  jette  à  la  figure.  Une  métaphore 
bariolée  vient-elle  se  poser  sur  sa  plume,  soyez 
sûr  qu'aussitôt  il  l'attrape  et  la  pique  sur  son  pa- 
pier comme  un  papillon  aux  ailes  étranges. 

La  Perdition  de  la  Bièvre  l  est  écrite  au  moyen 
d'éblouissantes  associations  d'idées.  La  Divaga- 
tion de  Salomé,  chef-d'œuvre  de  style  «  mallar- 
méen  »,  qui  clôt  dans  l'enthousiasme  un  hymne 
violent  à  l'unité  dynamique  de  l'esprit  et  de  la 
vie,  laisse  échapper  des  phrases  comme  celle-ci  : 
«  Et  vous,  mon  oncle,  prenez  toujours  patience 
et  vous  faites  narrer  l'aventure  de  la  femme  de 
Loth  qui  fut  changée  en  statue.  C'est  une  histoire 
qui  ne  manque  pas  de  sel  »,  ou  comme  cette  autre  : 
«  Et  je  dansais  seulement  pour  ceci  que  je  me 
sentais  des  jambes  à  vexer  Jean  Goujon  »,  ou 
encore;  «  Qui   a  pu  saisir,  isoler,  condamner  à 

1.    La  Perdition  de    h  Bièvre.  Bibliothèque   de  l'Occident. 
Paris.  1906. 


159 


l'éternité  des  palpitations  uniques?  M.  Degas. 
Qui  a  pu  fixer  sur  de  Fespace  les  formes  de  la 
rapidité?  M.  Degas.  Saurait-il  aussi  bien  enten- 
dre la  rotation  des  peuples  ou  l'adolescence  des 
planètes?  Le  Degas  des  planètes  c'est  Dieu  »;  ou 
enfin  :  «  Le  paon  amoureux  qui  danse  la  pavane 
se  doute-t-il  qu'en  faisant  la  roue  devant  sa  bien- 
aimée,  il  darde  anxieusement  sur  toutes  les  cho- 
ses les  vingt  regards  de  son  plumage  vain  —  pas 
si  vain  J  —  le  paon  qui  regarde  le  grand  Pan  !  » 
Délicieuse  habitude  d'un  occidental,  fils  de  notre 
moyen  âge  et  de  nos  cathédrales,  qui  sourit  à  tra- 
vers ses  larmes,  qui  trompe  sa  veine  satirique  à 
mêler  des  gargouilles  ta  la  perspective  d'un  chef- 
d'œuvre.  Heureuse  possession  de  soi  permettant 
de  se  mettre  à  côté  des  choses  pour  mieux  les 
regarder.  Joie  de  vivre  au  milieu  de  la  mobilité 
des  formes,  de  les  comprendre,  de  les  palper,  de 
les  plier  à  son  propre  destin,  de  s'y  adapter  sans 
être  dominé  par  elles. 

Ai-je  dit  qu'entre  temps  Mithouard  s'appliquait 
à  devenir  un  savant  violoniste  ;  non  un  de  ces 
amateurs  de  salons  qui  nous  font  grincer  des 
dents,  mais  un  consciencieux  virtuose?  J'entends 
bien  tenir  compte  comme  il  convient  de  cette  sen- 
sibilité musicale,  pour  la  révélation  du  talent  de 
notre  artiste.  Car  le  violon  est  une  âme  qui  chante, 
qui  rit  ou  pleure  selon  notre  vouloir.  «  Oui,  cette 


160  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

petite  chose  passionnée,  depuis  si  longtemps  pres- 
sée par  un  amoureux  effort,  poussée  d'une  émo- 
tion à  l'autre  jusqu'à  sa  forme,  enferme  vraiment 
en  soi  un  grand  frisson  de  vie.  »  Si  vous  allez 
chez  Mithouard,  vous  trouverez  étages  sur  les 
rayons  d'un  meuble,  cinq  petits  sarcophages  ver- 
nis, où  dorment  pendant  le  jour  des  instruments 
doucement  caressés.  Mais  quand  vient  le  soir,  le 
Stradivarius  ou  FAmati  se  réveillent  sous  les 
mains  expertes  de  celui  qui  se  plaît  à  poursuivre 
son  âme  avec  des  sons.  Ah  !  comme  Mithouard  a 
parlé  religieusement  de  Léon  Reynier  !  Gomme  il 
a  su  comprendre,  à  l'aide  de  sa  science  musicale, 
la  flexibilité  des  rythmes  médiévaux  basés  sur 
l'idée  de  temps,  comme  l'ordonnance  d'une  cathé- 
drale !  Gomme  il  a  su  tirer  pour  l'oreille  une 
métrique  reposant  sur  l'accent,  «c  affranchie  des 
cadences  symétriques  que  la  danse  impose  >, alors 
que  l'auteur  de  Fervaal,  en  véritable  occidental, 
développe  librement,  sans  l'interrompre  par  des 
accords  abstraits,  sa  polyphonie,  sur  «  cette  ryth- 
mique puissante  des  temps  lourds  et  des  temps 
légers  !  »  Et  je  songe  à  la  parole  d'Ingres  : 
«  Un  violoniste  ne  saurait  être  un  malhonnête 
homme.  > 

D'abord  Mithouard  qui  ne  pense  rien  faire  à 
demi,  posséda  chez  lui  un  orgue,  —  un  orgue  et 
aussi  un  billard.  Le  billard  c'est  de  la  logique  en 


! 

I 

ADRIEN   MITHOUARD  ET  i/oCCIDENT  161 

mouvement,  un  jeu  fortifiant  d'intellectuel  prompt 
à  résoudre  le  mystère  de  la  Trinité  au  moyen  de 
trois  billes  entre-choquées.  Le  billard,  c'est  encore 
mieux  que  de  la  raison  fixée,  puisqu'il  y  faut  de  la 
justesse,  de  la  légèreté  et  une  certaine  intuition 
pour  les  coups  compliqués  ;  autant  de  qualités 
propres  à  l'occidental.  Nous  sommes  une  race 
d'honnêtes  joueurs  de  billard.  Et  puis  le  billard 
en  poésie,  c'est  encore  l'influence  de  Banville  qui 
I  reparaît.  Or,  ce  meuble  est  inconfortable  pour  y 
|  dormir  et  quantité  d'amis  y  trouvent  l'occasion 
de  fréquentes  visites.  Mithouard  qui  n'aime  pas  à 
être  dérangé  dans  son  labeur  réfléchi,  alla  donc 
vendre  à  l'hôtel  Drouot  son  tapis  vert.  Il  en  revint 
avec  un  orgue, superbe  occasion  qu'il  saisit...  aux 
tuyaux.  Cet  instrument  dont  «  la  large  poitrine, 
en  continuant  une  voix  toujours  égale,  a  déter- 
miné ce  type  suprême  du  style  lié  dont  les  par- 
ties s'en  vont  d'un  seul  mouvement  comme  les 
quatre  nervures  de  la  voûte  »,  est  seul  capable  de 
remplir  de  son  haleine  inépuisable  une  nef  ogi- 
vale. Encore  une  façon  pour  Mithouard  de  goûter 
la  cathédrale  et  de  s'acheminer  en  mesure  à  mieux 
vivre  une  vie  d'occidental. 

Je  demande  qu'on  ne  me  fasse  pas  grief  de  ces 
détails  accumulés  au  hasard,  semble-t-il.  Préci- 
sément ma  méthode  consiste  à  façonner  cette 
intelligente  physionomie  au  moyen  de  touches  suc- 


162  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


cessives,  de  tons  superposés;  et  vous  verrez  bien 
qu'elle  finira  par  surgir  de  l'ombre. 


II 


Nous  avions  laissé  Mithouard  se  débattre  avec 
son  moi.  Par  suite  de  son  isolement,  il  acquiert 
très  tôt  une  originalité  franche;  par  suite  de  ses 
tendances  catholiques,  il  est  tout  de  suite  enclin 
au  mysticisme.  Plus  tard,  Mithouard  acclimatera 
son  mysticisme  à  un  naturalisme  local  et  devien- 
dra un  des  types  les  plus  représentatifs  de  sa 
race.  Pour  l'instant,  il  dédaigne  le  public  et  confie 
au  papier  des  méditations  passionnées.  Actif  et 
douloureux,  tel  m'apparait  cet  artiste  dans  les 
quatre  livres  de  vers  où  sa  jeunesse  s'est  offerte. 

Le  Récital  mystique  l  est  l'expression  d'un  cer- 
veau, tendu  comme  un  arc,  qui  tire  des  flèches 
enflammées  vers  l'absolu.  Deux  poèmes  de  ce  re- 
cueil eurent  toujours  mes  préférences.  Chaque 
fois  que  je  les  relis  je  me  sens  pénétré  de  la  même 
émotion  indéfinissable. 

Le  Magnolier  est  l'histoire  de  deux  jeunes  gens, 
Balthazar  et  Gilbert,  insatisfaits  de  l'amour  in- 
complet que  nous  donne  la  femme. 

1.  Récital  mystique.  Lcmerre,  Paris,  1893. 


ADRIEN  MITHOUARD   ET   [.'OCCIDENT  163 

L'immense  amour  auquel  l'âme  se  désaltère 
N'est  pas  celui  qu'on  prend  aux  femmes  de  la  terre. 
Elles  ne  savent  pas  nous  aimer  gravement, 
Notre  besoin  d'aimer  s'irrite  en  les  aimant. 

Us  rêvent  d'étancher  dans  uneconsubstantielle 
amitié  la  soif  dévorante  de  leurs  désirs  infinis. 

Amour  plus  recueilli  que  l'amour,  amitié 

Ce  que  mon  âme  attend,  ce  qu'elle  achèterait 

Du  plus  pur  de  son  sang,  c'est  d'éteindre  la  tienne, 

Et  de  la  posséder,  c'est  qu'il  nous  appartienne 

De  nous  appartenir  tous  deux  éperdument, 

De  nous  résorber  l'un  en  l'autre  en  nous  aimant 

Et  d'étreindre  à  jamais  nos  soifs  inassouvies, 

Et  d'identifier  l'essence  de  nos  vies, 

Et  d'en  pleurer  de  joie,  et  de  mettre  en  commun 

Le  sang,  l'être,  l'amour,  et  de  n'être  plus  qu'un  ! 

Je  retrouve  cette  même  conception  mystique 
de  l'amitié  chez  les  premiers  romantiques  alle- 
mands ',  dont  nos  symbolistes  français  se  rappro- 
chent par  tant  de  côtés.  Balthazar  et  Gilbert  se 
sont  assis  sous  les  blanches  ailes  d'un  grand  ma- 

1.  Cf.  le»  effusions  lyriques  de  Frédéric  Schlegcl  et  de  Nova- 
lis.  Voir  notamment  I.  Rouge  :  Frédéric  Schlegel  et  lu  genèse 
du  roman  lis  me  allemand,  p.  17.  Fontcmoing,  Paris,  1904. 


164 


gnolier.  Survient  un  sanglier  affamé  qui  les  ren- 
verse, les  piétine,  les  déchiquette  à  coups  de 
boutoir.  Nos  deux  pèlerins  sont  tombés  sanglants. 

Ils  regardent  avec  une  exquise  langueur 
Sur  le  sol  onduler  la  pourpre  de  leur  cœur. 

Une  même  pensée  leur  vient  :  boire  le  sang  l'un 
de  l'autre,  afin  de  confondre  leur  être  et  de  com- 
munier leur  vie. 

Ils  levèrent  chacun  au  firmament  vermeil 

Leur  coupe  qui  fumait  vers  le  pâle  soleil. 

Et  puisque  ce  breuvage  était  vraiment  eux-mêmes, 

Puisque  l'amour  ressemble,  en  des  heures   suprêmes, 

A  l'Epouvante  assis  au  fond  du  bois  sacré, 

Puisque  boire  ceci  qu'avaient  élaboré 

Leurs  rêves,  leurs  pensées,  leur  amour,  puisque  boire 

C'était  dans  la  forêt  mystérieuse  et  noire 

Pénétrer  plus  avant  que  les  hommes  ne  vont, 

Ils  burent  lentement  leur  coupe  jusqu'au  fond. 

Ainsi  ils  s'endorment  doucement,  heureux  d'avoir 
réalisé  leur  idéal  d'amour. 

Le  Mari  de  la  Forêt  nous  offre  le  même  type 
d'amoureux  assoiffé  d'amour  transcendant. 

Il  n'est  de  plein  bonheur  qu'autant  qu'il  s'y  révèle 
A  chaque  pas  qu'on  fait  quelque  face  nouvelle, 
Et  que  le  plus  grand  cœur  ne  renferme  d'amour 
Que  ce  qu'on  en  voudrait  pour  aimer  un  seul  jour. 


ADRIEN   MITHOUARD  ET    l'oCCIDENT  165 

Il  va  donc  épouser  une  forêt  aux  profondeurs 
incalculables.  Là,  les  feuillages  sans  cesse  variés, 
les  jeux  d'ombre  et  de  lumière  toujours  nouveaux 
forment  une  chose  vivante  en  perpétuel  devenir  ; 
on  n'en  pourra  jamais  consommer  l'attrait. 

Quelle  femme  avait  Pâme  aussi  profonde  ?  Aucune 
Chez  qui  l'immensité  ne  fût  une  lacune. 
En  la  seule  forêt,  il  pourrait  chaque  jour 
Découvrir  des  aspects  ressuscitant  l'amour. 

Le  soir  venu,  Gautier  entreprend  «  d'aimer  et 
d'étreindre  Fimmense  ».  Il  chante  et  la  forêt  re- 
dit son  chant  mille  et  mille  fois  intensifié.  Il  court 
dans  le  vent,  baise  les  mousses,  étreint  les  bou- 
leaux, se  roule  dans  les  ronces.  L'orage  éclate 
furibond.  «  Ce  sont  les  voluptés  de  la  grande 
débauche.  »  Une  louve  le  guette.  Gautier  se  dégage 
des  buissons  crochus.  Il  grimpe  au  sommet  du  plus 
bel  arbre.  Et,  pour  mieux  embrasser  d'un  cœur 
illimité  son  épouse  infinie,  Gautier  se  précipite 
dans  le  sein  des  flots  verts. 

Ce  poème  est  un  des  plus  beaux  symboles  réa- 
lisés que  je  connaisse.  Tout,  la  pensée  intuitive 
et  lyrique,  les  descriptions  immanentes,  c'est-à- 
dire  en  fonction  d'états  d'âme,  les  images  violen- 
tes accumulées,  le  mouvement  fou  qui  fait  perdre 
haleine  à  la  première  lecture,  la  langue  neuve  et 


166 


tourmentée,  tout  concourt  à  l'expression  frénéti- 
que d'une  âme  en  proie  à  l'amour  passionné  et 
délirant  de  la  nature. 

Avec  17m  exaspéré  l  nous  assistons  aux  derniè- 
res convulsions  d'un  romantique  très  évolué.  (>u 
nous  a  trop  habitués  à  considérer  le  symbolisme 
comme  une  déclaration  de  guerre  au  romantisme. 
Cette  vue  ne  semble  juste  que  si  Ton  remplace  le 
mot  romantique  par  celui  de  parnassien.  La  gé- 
nération de  1885  continue  la  voie  tracée  par  Hugo, 
quoi  qu'on  en  ait  dit.  Elle  ne  fait  qu'acclimater  les 
destinées  de  la  poésie  française  aux  exigences  de 
la  mentalité  contemporaine.  Cette  mentalité,  déli- 
bérément idéaliste,  requiert  une  poésie  plus  sou- 
ple et  plus  réelle.  «  C'est  à  lame  que  la  scieucc 
va  se  prendre»,  déclare  Taine. C'est  aussi  à  l'Ame 
que  va  s'adresser  la  poésie,  à  l'âme  et  à  tout  ce 
qui  la  constitue  :  la  conscience  profonde,  l'idée 
incarnée  dans  des  formes  subtiles  qui  l'enserrent 
sans  la  déformer,  la  nature  perçue  du  dedans,  en 
fonction  de  nos  états  psychologiques,  et  non  plus 
considérée  objectivement  comme  procédé  plasti- 
que. Les  premiers  romantiques  français  confon- 
daient trop  souvent  l'âme  avec  l'imagination.  De 
là  leur  poésie  parfois  bien  superficielle. C'est  dans 
le  sens  de  profondeur  qu'il  faut  comprendre  la 

1.  VIris  ex&spéré.  Lemerre,  Paris,  1895. 


ADRIEN  MITHOUARD    ET   L'OCCIDENT  167 

réforme  accomplie  par  les  symbolistes.  Ils  ne 
cherchent  pas  à  enguirlander  de  fleurs  rares  des 
lieux  communs  classiques,  mais  à  creuser  à  Fin- 
térieur  d'eux-mêmes,  pour  faire  jaillir  la  source 
des  émotions  vraies  et  primordiales  qui  dort  dans 
l'intime  de  notre  être.  Les  réformes  métriques 
n'ont  pour  objet  que  d'offrir  un  instrument  lyri- 
que capable  de  rendre,  sans  les  cristalliser  dans 
leurs  modulations  mouvementées,  les  accents 
flexibles  de  nos  polyphonies  psychiques.  Les 
«  jeunes  »  sont  venus  continuer,  en  l'aérant, notre, 
tradition  infiniment  perfectible. 

L'Iris  exaspéré  nous  aide  à  mieux  saisir  chez  un 
poète  original,  influencé  seulement  par  Pambiance 
de  Fépoque  et  du  moment,  le  passage  inconscient 
du  romantisme  d'imagination  au  symbolisme  in- 
tuitif. Rien  que  la  lecture  des  titres  est  significa- 
tive :  L'assassinat  du  Silence  ;  Avoir  bu  les  Etoiles  ; 
L'Avril  voulu;  La  béatitude  des  Pierres  ;  Le  cœur 
du  Temps  ;  LaLiine  aveugle  ;  Les  Tours  douloureu- 
ses lé  De  plus  en  plus  nous  voyons  Mithouard  pro- 

1.  Trouver  un  titre  représentatif  est  une  qualité  rare.  Mi- 
thouard la  possède  à  un  degré  incroyable.  Aux  exemples  que 
je  cite,  puisés  dans  17ri*  exaspéré,  il  faut  ajouter  ceux  des 
autres  recueils,  depuis  le  Récital  mystique  jusqu'au  Traité  de 
l'Occident.  Mithouard  affectionne  les  titres  étranges  et  qui 
font  image,  comme  Y  Ane  crépusculaire, \c  Mari  de  la  Forêt, etc. 
Il  aime  aussi  les  titres  brefs  qui  vous  entrent  dans  l'esprit  au 
moyen  d'un  infinitif  :  Sonner  le  temps,  Déchirer  le  ciel,  etc. 


168  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

mener  son  inspiration  dans  les  «  serres  chaud <>  » 
de  la  conscience  et  dans  le  verger  intérieur  de 
la  vie. 

Le  cœur  énamouré  du  poète  est  mort.  On  l'a 
enseveli  sous  un  ciel  solitaire,  et  à  cette  place  se 
dresse  désespérément  un  iris  blême.  La  plante 
courroucée  et  folle  d'avoir  bu  un  sang  vermeil, 
de  s'être  nourrie  d'une  fièvre  mystique,  de  possé- 
der en  sa  sève  une  âme  éperdue,  tente  l'aventure 
de  se  hausser  jusqu'au  ciel  sur  sa  tige  frêle.  En 
vain  l'iris  se  tord,  profère  à  tous  les  vents  le  cri 
de  son  parfum,  se  tend  de  tout  son  vouloir  vers 
les  étoiles,  sa  corolle  retombe  exténuée  sur  le  sol. 
Mais,  dans  son  désir  exaspéré  de  faire  choir  l'azur, 
la  fleur  sanctifiée  s'est  nuancée  d'une  lueur  d'azur. 
Cette  pièce  donne  le  ton  du  livre  et  contient  toute 
l'essence  du  tempérament  du  poète  en  lutte  avec 
lui-même,  parti  à  la  conquête  de  l'Infini.  Un  idéa- 
lisme subjectif  s'enferme  dans  des  symboles  écla- 
tants et  montre  en  chaque  aspect  de  la  nature 
autant  d'âmes  passionnées. 

Le  ciel  était  de  nuit,  d'astres  et  de  silence. 
Au  fleuve  alors,  où  l'onde  agitait  la  semblance 
Des  paysages  et  des  univers  en  jeu, 
Je  puisai  l'eau  frigide  où  frissonnait  du  feu  : 
Toute  l'immensité  du  ciel  fut  dans  ma  droite. 
Ma  main  pour  de  l'azur  n'était  pas  trop  étroite. 


ADRIEN    MITHOUARD    ET    I/OCCIDENT  169 

Je  maniais  l'abîme,  la  lune,  les  bois, 
Les  soleils  grelottaient  de  fièvre  entre  mes  doigts. 
Et  je  trempai  ma  lèvre  au  ruisseau  de  leur  flamme, 
Et  je  fis  boire  les  étoiles  à  mon  âme. 

Je  ne  sais  pas  d'histoire  plus  tragique  que  celle 
d'une  intelligence  et  d'un  cœur  cherchant  leur 
repos  suprême  dans  l'unité. Cet  espoir  perpétuel- 
lement trompé  de  concilier  des  contraires,  Mi- 
thouard  l'appelle  encore  les  Impossibles  Noces  l. 
Heurt  constaut  de  deux  éléments  qui  ne  peuvent 
se  confondre,  voilà  de  quoi  vit  cette  cathédrale 
«  double  et  contradictoire  ».  Deux  âmes  en  pré- 
sence hurlent  sur  les  murs.  Deux  esprits,  le  triste 
et  le  rieur,  édifient  Péquilibre  des  voûtes  de  leur 
furieux  choc.  L'époux  s'avance  heureux,  rêvant 
«c  des  ciels  purs  et  légers,  des  climats  doux  », 
évoquant  «  l'impassible  beauté  du  temple  athé- 
nien debout  sur  la  cité  ».  L'épouse  vient  lamen- 
table, l'air  dolent,  l'âme  éperdument  souffrante  ; 
et  les  deux  êtres  voudraient  se  joindre,  arracher 
la  tunique 

Qui  les  vêt  en  dedans  de  la  couleur  du  soi. 
Mais  il  leur  faut  subir  Timmarcessible  loi. 
Et  chacune  qui  rit  ou  qui  pleure  de  force 
Consomme,  en  existant,  l'implacable  divorce. 

1.  Les  Impossibles  Noces.  Mercure  de  France.  Paris,  1896. 

10 


170  l'attitude  DU   LïRISMK  contemporain 

La  même  idée  se  retrouve  dans  les  deux  autres 
poèmes.  Les  deux  Foules  sont  mes  ancêtres  et  mes 
fils  qui  me  cernent  de  toutes  parts  comme  un 
voleur. 

Mon  sang  libre  comment  communieraient-elles  ? 

Je  suis  entre  elles  deux  le  portrait  d'union. 

Je  leur  garde  un  instant  lame  que  je  transmets. 

La  Conquête  de  l'Aube  chante  la  résurrection 
des  corps.  Tous  les  hommes  sont  morts  et  peu- 
plent un  immense  navire.  Le  temps  de  la  lumière 
blanche  est  fini.  Alors  l'heure  de  revivre  a  sonné. 
Les  anges  embouchent  la  trompette  de  cuivre. 
Les  morts  se  dressent  épouvantés.  Le  vaisseau 
démarre,  avec  Jésus  au  gouvernail.  Dans  leur 
fuite  vers  les  étoiles,  les  vierges  ressuscitées  s'émer- 
veillent : 

Nous  voici  :  c'est  un  mystère, 
Par  le  ciel  libre  où  nous  montons, 
D'être  faites  de  terre. 
Terre,  nous  emportons 
Un  peu  de  ton  jardin  de  vie  à  nos  sandales. 

La  matière  s'est  sublimisée.  Jadis  Fesprit  pou- 
vait voguer  à  son  gré,  mais  seul,  vers  de  beaux 
horizons  ;  le  corps  avait  toute  la  peine.  Aujour- 
d'hui l'ère  d'épreuve  est  expirée. 


ADRIEN    MITHOUARD    ET  L'OCCIDENT  171 

Et  c'est  l'esprit  qui  porte  à  travers  l'empyrée 

La  pesanteur  d'un  souvenir. 
Il  est  donc  vraiment  juste  et  digne  et  salutaire 

D'honorer  le  chef  et  les  flancs, 
Les  membres  douloureux,  les  os,  les  pieds  sanglants 

Qui  servaient  l'âme  sur  la  terre. 
Sonnez  sur  l'océan  épiscopal,  les  cors  1 

Puisque  l'épreuve  est  terminée, 
La  fête  de  la  chair  dans  l'éternelle  année. 

Voici  l'assomption  des  corps. 

Cette  étonnante  germination  de  vie  mystique 
devait  atteindre  son  épanouissement  dans  le  Pau- 
vre Pécheur  l.  Ici  Mithouard  a  lié  en  un  bouquet 
de  plantes  capiteuses  tout  le  parterre  fleuri  de 
sanglots  de  son  âme  pure  et,  dans  un  bel  élan 
de  ferveur  amoureuse,  a  jeté  aux  pieds  du  Christ, 
principe  de  tout  amour,  cette  gerbe  frissonnante. 
Déjà,  en  ses  autres  recueils,  on  sentait  passer  un 
souffle  catholique,  témoin  cette  délicieuse  Reli- 
que dans  l'Iris  exaspéré.  Mais,  dans  le  Pauvre 
Pécheur,  il  n'est  plus  sujet  de  pièces  détachées. 
L'inspiration  est  une.  Nous  sommes  en  présence 
d'un  poème  composé,  d'un  drame  avec  prélude 
et  conclusion. 

Il  semble  que  de  nos  jours,  étant  donné  le  pe- 
tit nombre  de  poésies   puisées  aux  sources  de 

1.  Le  P&avre  Pécheur.  Mercure  Jo  France.  Paris,  1889. 


172  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

l'Imitation,  la  critique  catholique  ait  dû  saluer 
avec  joie  ce  livre  d'art,  conçu  dans  une  extase 
religieuse,  où  se  mirent  les  effusions  lyriques  du 
petit  frère  saint  François.  Bien  entendu,  ce  fut  le 
contraire  qui  se  produisit,  à  de  rares  exceptions 
près.  L' Univers,  par  l'intermédiaire  d'un  certain 
D'Azambuja,  —  «  abscon  comme  la  lune  »,  a  dit 
de  lui  Villy  —  bégaya  des  sottises  sur  cet  artiste 
outrecuidant,  dont  l'audace  allait  jusqu'à  termi- 
ner une  œuvre  pie  au  moyen  d'une  péroraison 
que  le  journaliste  déclarait  peu  orthodoxe,  prou- 
vant par  le  fait  même  qu'il  n'avait  pas  lu  le  Pauvre 
Pécheur,  à  l'instar  de  ces  catholiques  qui  n'ont 
compris  ni  Verlaine  ni  Huysmans,  pas  plus  qu'ils 
ne  comprendront  l'Amour  sacré  de  Vielé-Griffin. 
Et  pourtant,  j 'ose  le  crier  bien  haut,  depuis  Sagesse 
nous  n'avons  entendu  de  chants  plus  mystique- 
ment catholiques,  plus  spontanément  fervents  que 
ceux  échappés  de  la  bouche  saignante  du  Pauvre 
Pécheur. 

Cette  humble  figure  qui  penche  sa  résignation 
dans  une  eau  sans  reflet  est  empruntée  au  célè- 
bre tableau  de  Puvis  de  Chavannes.  Cette  eau 
grise  est  celle  du  baptême  ;  le  péché  l'a  colorée 
de  cendre.  C'est  en  lui-même  que  le  pauvre  pê- 
cheur pêche.  11  se  tient  morne  devant  le  filet 
de  sa  conscience,  sans  rien  prendre,  et  ne  lève 
pas  même  les  yeux  sur  Marthe.   Quatre  livres  : 


ADRIEN   MITHOUAKD    ET    L'OCCIDENT  173 

celui  de  la  Douleur,  de  l'Amour,  du  Vertige,  de 
la  Folie  renferment  l'âme  dolente  ou  épanouie 
du  pauvre  pécheur.  Mais  les  froids  ciseaux  de 
l'analyse  se  refuseront  toujours  à  disséquer  une 
méditation  vivante,  une  foi  active  où  plongent  les 
racines  d'un  être  en  qui  l'humanité  se  ramifie. 
Tantôt  le  pauvre  pécheur  s'adresse  à  sa  sœur 
d'élection. 

Il  faut  faire  de  la  musique  avec  nos  âmes. 
Brodons  le  contrepoint  palpitant  de  deux  rêves, 
Ourdissons  deux  personnes  d'une  seule  trame, 
Que  ton  angoisse  en  ma  lassitude  s'achève. 

Tantôt  il  donne  libre  cours  à  sa  fougue  impres- 
sionniste et  son  âme  s'identifie,  dans  une  sorte  de 
fureur  panthéiste,  aux  pavots  rouges  qui  saignent 
dans  la  plaine  : 

Sonneurs  de  rouge,  coqs  des  fleurs,  coquelicots, 
Dont  l'éclat  crisse  en  l'or  des  soirs  dominicaux, 
Mon  âme  fraternise  avec  vous. 

Printemps  de  braise,  avril,  bruisse  d'étincelles, 
Phares  vifs  au  soleil  dont  la  flamme  éteint  celle 
Du  jour  qui  par-dessus  vos  transports  s'obscurcit, 
Ma  fauve  ardeur  s'exalte  à  vos  apoplexies. 

Fleurs  brûlantes  où  meurt  sans  trêve  un  cri  suprême, 
Hardi  1  —  Hardi  la  plaine  aiguë  avec  moi-même. 


174  i/attitudk   du  lyrisme  CONTEMPORAIN 


Tantôt  il  dialogue  intérieurement  avec  le  Christ  : 

Qu'elle  est  singulière  votre  voix, 

Lorsqu'elle  parle  en  moi  ! 

Je  n'ose  pas  vous  reconnaître. 

Tantôt  il  s'enfonce  dans  l'ivresse  d'un  vertige 
transcendant  : 

Oui,  mais  ne  plus  tenir  la  terre  sous  ses  pieds, 

Tout  perdre,  dans  le  vide  énorme  se  noyer, 

Rien  qu'on  puisse  palper,  qu'on  frôle,  où  Ton  se  pose, 

Avec  l'inquiétude  alors  d'être  une  chose, 

Puisque  Dieu  nous  a  fait  stables  en  nous  créant, 

Etre  partout  soi-même  en  proie  à  du  néant. 

Etre  fou  de  ne  rien  étreindre  une  minute  ! 

Tantôt  il  pleure  des  mots  simples  : 

Voici  tout  simplement  que  j'ai  perdu  ma  mère. 
Je  vous  offre,  ô  mon  Dieu,  son  parfum  éphémère, 
Parmi  l'or  triomphal  de  cette  Fête-Dieu, 
Et  puis  je  crois  en  vous,  des  larmes  dans  les  yeux. 

Tantôt  il  gémit  sa  faiblesse.  Car  le  pauvre 
pécheur  n'a  pu  soutenir  jusqu'au  soir  «  l'effort 
surhumain  de  vouloir  ».  Il  a  tenté  Dieu,  pensant 
l'étreindre  avec  ses  bras.  La  chair  trop  longtemps 


175 

flagellée  a  parlé,  soudain  accablée  de  désirs  sen- 
suels, et  s'est  désaltérée  d'une  autre  chair. 

J'ai  péché  n'importe  avec  laquelle. 

Je  voulais,  j'étais  fou  1 

Me  libérer  du  poids  de  mon  cœur  n'importe  où. 

Or,  Jésus  se  fait  entendre  une  dernière  fois.  La 
voix  divine  prêche  la  vie  simple  et  Famour  des 
humbles.  En  voulant  palper  le  Verbe  «  dans  la 
terreur  blanche  et  dans  le  délire  »,  le  pauvre  pé- 
cheur a  mésusé  de  ses  forces  viriles.  Personne 
n'a  le  droit  de  s'affranchir  de  soi.  11  lui  faut  mar- 
cher vers  une  autre  vie  et  renaître  «  pour  d'hum- 
bles devoirs  dans  l'aube  frileuse  ».  Quant  à  son 
âme  ancienne,  toute  parfumée  d'extase,  toute 
meurtrie  de  sa  chute  dans  le  mal,  elle  sera  rache- 
tée par  Marthe. 

Tel  est  ce  poème  vécu,  moment  passionné  d'une 
crise  sainte.  Mithouard  a  raison  de  tenir  à  ce  der- 
nier recueil.  Le  Pauvre  Pécheur  est  bien  vraiment 
son  chef-d'œuvre,  l'aboutissement  lyrique  de  tous 
ses  désirs  de  jeune  homme  ;  la  conclusion  d'une 
vie  mystique  en  proie  au  tourment  de  l'Unité.  Et 
j'ai  tout  lieu  de  croire,  hélas  I  que  notre  littérature 
n'enregistrera  pas  de  sitôt  de  pareils  accents. 


176  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


III 


La  pensée  poétique  de  Mithouard  a  su  s'incar- 
ner dans  des  formes  personnelles  qui  disent  à 
quel  point  l'idée  et  l'expression  se  compénètrent 
chez  notre  artiste.  Par  suite  de  son  isolement, 
Mithouard  n'a  pas  su  puiser  ailleurs  que  dans  le 
rythme  de  sa  conscience  les  harmonieuses  et  sub- 
files  cadences  capables  de  clicher  sa  pensée  libre. 
Pour  lui,  comme  pour  tous  les  vrais  poètes  sym- 
bolistes, il  existe  deux  sortes  de  vers  :  le  vers  lu 
et  le  vers  parlé.  L'un  est  conventionnel;  son  do- 
maine abstrait  se  clôt  d'étroites  limites,  totale- 
ment disproportionnées  avec  ia  mobilité  de  nos 
sentiments  contemporains.  L'autre,  le  vers  parlé, 
s'offre  comme  la  réalité  par  excellence  de  nos 
personnes,  les  diverses  pulsations  de  nos  émotions 
concrètes,  le  chant  instinctif  d'un  tempérament, 
la  mesure  libre  et  continue  de  nos  symphonies 
intérieures. 

Malgré  les  récents  travaux  suscités  par  l'emploi 
de  ces  cadences  flexibles,  je  crois  qu'il  est  encore 
impossible  à  cette  heure  d'enfermer  en  des  règles 
fixes  notre  prosodie,  pour  toujours  affranchie  des 
canons  statiques.  On  ne  peut  endiguer  par  des 
lois  stables  le  rythme  individuel  en  quoi  se  loca- 


177 


lise  la  mélodie  de  chaque  poète.  Je  reconnais  en 
ceci  le  charme  de  notre  poésie  française,  comme 
de  toute  beauté.  La  grande  valeur  du  vers  libre 
provient  de  l'habile  et  du  savant  maniement  des 
syllabes  fortes  et  faibles.  Ainsi  nous  jugeons  tout 
de  suite  de  la  bonté  de  tel  ou  tel  poète  dans  la 
façon  dont  il  manie  et  mêle  les  accents.  Ou  le 
vers  libre  est  franchement  insupportable,  s'ap- 
parente à  de  la  prose  médiocre,  ou  il  renforce 
le  rythme  et  martèle  avec  grâce  une  mélodie 
expressive. 

De  fait,  le  vers  français  ne  s'appuie  pas  seule- 
ment sur  le  nombre  des  syllabes.  Ces  syllabes  dif- 
fèrent encore  entre  elles  par  la  qualité  et  le  tim- 
bre. Quoique  moins  marqué  qu'en  latin,  Faccent 
existe  dans  notre  langue.  Interrogez,  pour  vous 
en  convaincre,  l'instrument  de  l'abbé  Rousselot. 
Vous  verrez  que  les  mots  âme  et  femme  n'amè- 
nent point  sur  le  cylindre  enregistreur  le  même 
nombre  de  vibrations  l.  D'indy,  notre  grand  mu- 
sicien occidental,  a  montré,  dans  son  Traité  d'Har- 
monie, tout  le  parti  que  notre  polyphonie  con- 
temporaine tire  des  temps  lourds  et  des  temps  lé- 
gers. Notre  musique  n'est  que  du  mouvement.  Ce 
que  Wagner,  Franck,  d'indy,  Chausson,  Debussy 


1.  Cf.    Robert  de  Souza.    Là  poésie  française  et  l'e   muet. 
(L'Occident.  Nov.  1902.) 


178  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

ont  réalisé  en  musique  :  suppression  de  la  barre 
de  mesure  à  intervalles  réguliers,  —  détestable 
importation  de  la  Renaissance  —  la  symétrie  ré- 
pudiée, ainsi  que  les  morceaux  de  remplissage 
qui  «  font  le  pont  »,  la  poésie  moderne  Ta  incor- 
poré dans  sa  métrique.  Temps  lourds,  temps  lé- 
gers prodigués  avec  goût,  voilà  l'essence  de  notre 
poésie.  C'est  tout  ce  qu'on  en  peut  dire  pour  l'ins- 
tant, si  Ton  ajoute  que  dans  le  corps  de  nos  stro- 
phes analytiques  se  groupent  une  infinité  de  petites 
harmonies  mystérieuses,  impossibles  à  nombrer, 
d'où  naît  la  joie  suggestive  du  poème  '.  Enfin,  le 
rythme  et  la  beauté  de  l'expression  proviennent 
encore  de  la  valeur  historique  des  mots  employés. 
«  Remarquez,  écrit  Mithouard  dans  le  Tourment 
de  r  Unité,  la  vétusté  phosphorescente  de  ces 
vieux  mots  où  se  sont  accumulés  des  siècles  de 
sens,  et  la  beauté  encore  de  ces  mots  abstraits 

1.  C'est  ce  qu'a  fort  bien  rendu  Mithouard  dans  le  Tourment 
de  V Unité.  Parlant  du  Clavecin  bien  tempéré  où  chaque  partie 
est  faite  de  motifs  minuscules  qui  s'organisent  en  groupes,  qui 
se  répondent  et  qui  évoluent  successivement,  l'auteur  ajoute  : 
«  De  cette  incroyable  polyphonie,  les  plus  infimes  détails  sont 
diversement  expressifs,  par  où  se  suggèrent  à  chaque  endroit 
d'autres  éléments  que  ceux  dont  l'œuvre  offre  la  liaison 
étroite,...  tout  cela  se  coordonnant  avec  puissance,  se  massan. 
comme  vers  un  centre  inévitable,  autour  dune  dominante  idée.. 
L'harmonie-mère  d'une  œuvre  emporte  par  conséquent  avec 
elle  un  faisceau  d'harmoniques  qui  la  timbrent  et  qui  l'étoffent, 
en  l'amplifiant  d'une  série  de  correspondances.  » 


ADRIEN   MITHOUARD    ET   l'oCCIDENT  179 

employés  au  pluriel  dans  le  latin  mystique.  C'est 
qu'un  nouvel  usage  les  multiplie  par  eux-mêmes 
et  les  charge  de  richesse.  »  Les  mots  ont  une  âme 
et  une  figure.  L'âme  du  mot  se  révèle  par  un 
heurt  chez  le  lecteur,  elle  déclanche  notre  émo- 
tion et  provoque  la  suggestion  en  nous  colorant 
de  sa  lumière.  La  figure  du  mot  détermine  la  beauté 
de  la  forme,  ses  proportions,  son  harmonie. 

Est-ce  à  dire  que  le  vers  libre  rompe  de  parti 
pris  notre  tradition  poétique  ?  On  se  doute  que 
non,  puisque  l'Occidental  est  l'homme  qui  com- 
prend le  mieux  la  valeur  du  temps,  c'est-à-dire 
de  la  continuité.  Avec  nos  musiciens  contempo- 
rains «  la  mélodie  retourne  à  la  pureté  originelle 
de  l'enfance  barbare  ».  Avec  notre  conception 
dynamique  de  la  poésie  nous  rejoignons  les  lais- 
ses rythmiques  du  moyen  âge.  Notre  oreille  s'est 
affinée,  comme  sensibilisée  à  l'excès,  mais  notre 
vers  parlé  mériterait  la  critique  s'il  oubliait  l'âge 
classique  et  la  persistance  de  certaines  habitudes. 
On  ne  peut  se  débarrasser  des  nécessités  du  vers 
lu.  C'est  ainsi  que  la  rime  pourra  être  assagie  ; 
—  «  si  l'on  n'y  veille  elle  ira  jusqu'où?» —  nous 
allégerons  ses  redondances  sonores  ;  nous  l'esca- 
moterons même  parfois,  afin  de  mieux  marquer 
une  imprécision  voulue  et  l'étendue  indéfinie 
d'un  décor  éployé.  Mais  notre  oreille  guette  son 
retour.  La  rime  demeure  un  élément  indispensa- 


180  l'attitude  DU  LYRISME    CONT!  tfPOH AIN 

ble  du  vers  français.  Et  plus  indispensable  que 
le  reste,  plus  nécessaire  que  jamais  dans  le  ma- 
niement délicat  des  modulations  et  des  tonalités 
le  goût,  seul  vrai  juge. 

La  lecture  des  œuvres  plus  haut  analysées  me 
suggéra  ces  réflexions  sur  la  forme  du  vers  mo- 
derne. Mieux  que  quiconque,  Mithouard  a  su  ré- 
nover notre  métrique,  faire  de  la  mélodie  conti- 
nue^ sans  jamais  froisser  nos  oreilles.  Le  premier 
il  a  tenté  certains  groupements  symétriques  rai- 
sonnés,  auxquels  nos  esthéticiens  n'ont  encore 
prêté  nulle  attention.  Son  vers  n'est  ni  la  strophe 
analytique  de  Griffin,  ni  la  mélopée  de  Verhaeren 
ni  les  laisses  multicolores  de  Kahn,  mais  lui- 
même.  Sans  m'attarder,  je  renvoie  à  la  première 
pièce  de  Y  Iris  exaspéré,  si  curieuse  par  ses  ana- 
pestes et  son  rythme  de  quatorze  pieds,  divisés 
en  4/4/6,  avec  l'accent  de  la  dernière  syllabe. 


Un  iris  lent, 

s'est  élancé 

vers  la  flamme  des  cieux. 
Et  j'ai  livré 

mes  passions, 

ma  chair  toute  sanglante, 
Mes  sens,  mon  cœur, 

pour  la  nourrir, 

à  la  mystique  plante. 


ADRIEN    MITHOUARD    ET    l/oCCIDENT  181 

Qu'on  relise  aussi  dans  le  môme  livre  la  Lime 
aveugle.  Ici  le  vers  de  quatorze  pieds  a  sa  césure 
au  septième,  et  le  premier  hémistiche  ne  trouve 
sa  réalisation,  au  point  de  vue  du  sens  comme 
de  l'harmonie,  que  dans  le  second  hémistiche." 

La  lune  est  un  œil  qui  tâche 

à  s'ouvrir  dans  le  ciel  noir. 
Elle  a  désespérément 

la  convoitise  de  voir. 

On  dirait  d'un  accord  d'abord  altéré  qui,  après 
une  légère  modulation,se  repose  sur  la  dominante. 
Mithouard,  fort  préoccupé  avec  Souza  et  d'au- 
tres des  questions  de  métrique,  a  tenté  de  conci- 
lier la  liberté  de  l'inspiration  intuitive  avec  les 
exigences  rythmiques.  Car  le  problème  prosodi- 
que peut  se  résumer  ainsi  :  trouver  un  rythme 
qui  reproduise  le  rythme  de  notre  émotion  dans 
ses  riches  variétés.  Or  le  rythme  intérieur  sera 
toujours  autrement  complexe  que  le  rythme  du 
langage  écrit,  ces  deux  rythmes  n'ont  pas  le  même 
nombre  de  pulsations,  ni  la  môme  durée.  Si  donc 
nous  voulons  atteindre  un  chimérique  isochro- 
nisme  et  chanter  nos  émotions  dans  un  rythme 
parlé  adéquat  à  notre  état  d'amo  nous  risquons 
de  compliquer  à  l'excès  nos  mètres  lyriques  et 
de  fausser  en  la  subtilisant  la  quantité  d'harmo- 


182 


nie  perceptible  par  l'oreille.  L'énoncé  revient  donc 
à  ceci  :  trouver  un  rythme  satisfaisant  à  la  fois 
aux  exigences  du  vers  lu  et  qui  s'approche  aussi 
le  plus  possible  des  mouvements  intérieurs  de  la 
pensée. 

Ce  rythme  vrai  Mithouard  l'a  cherché.  En  plus 
de  la  question  des  accents  et  de  la  rime  dont  on 
ne  saurait  se  passer  complètement,  Fauteur  du 
Pauvre  Pécheur  pense  réconcilier  la  liberté  du 
rythme  avec  l'harmonie  de  l'oreille.  Le  résultat 
de  ces  recherches  on  nous  l'offre  dans  trois  piè- 
ces intitulées  Le  Temps  blanc,  La  Belle  Tkérence 
et  YArcadie  parues  dans  les  numéros  de  janvier 
et  de  février  1909  de  YOccident.  Ces  poèmes  sont 
fort  curieux.  Chaque  vers  est  divisé  eu  deux  hé- 
mistiches dont  Fun  contient  un  mètre  fixe  et  l'au- 
tre un  mètre  variable.  Dans  La  Belle  Thérence, 
par  exemple,  l'élément  fixe,  formé  de  cinq  sylla- 
bes, est  au  premier  hémistiche. 

La  Belle  Thérence, 

à  qui  j'ai  donné  mon  cœur 
A  de  grands  yeux  gris, 

si  purs  que  j'en  ai  peur, 
Qui  me  font  mourir, 

quand  ils  se  posent  sur  moi, 
Qui  me  font  mourir 

d'émoi. 


ADRIEN  MITHOUARD  ET    L'OCCIDENT  183 

Dans  l'Arcadie,  au  contraire,  le  mètre  libre  se 
trouve  au  premier  hémistiche,  le  second  se  com- 
pose d'un  élément  invariable  qui  assure  le  bon 
fonctionnement  de  l'oreille. 

Quand  Nicolas  Poussin 

passait  dans  la  campagne 
L'immobile  clarté  d'un  beau  jour 

bleuissait  les  montagnes. 
Gomme  on  voit  dans  les  midis  de  juin 

de  lourds  nuages  blancs 
Accumuler  leur  neige  à  même 

un  ciel  étincelant, 
Les  opulents  feuillages 
Arrondissaient  leur  dôme 

au  fond  du  paysage. 

intéressantes  recherches  qui  n'ont  pas  encore, 
que  je  sache,  été  signalées.  L'avenir  nous  dira  ce 
qu'elles  valent. 


IV 


Tout  grand  poète  se  renforce  d'un  esthéticien. 
Notre  main  gauche  n'ignore  Facte  de  notre  main 
droite  qu'afin  de  la  laisser  libre  d'œuvrcr  selon 
son  instinct.  Mais  sitôt  l'œuvre  accomplie,  elle  a 
raison  d'intervenir  et  de  soupeser  les  fruits  éclos 


18  i  l'aTTITUDK   DU    LfRtSMB    CoNTKMl'OHAIN 

de  ce  labeur.  L'artiste  qu'est  Mithouard  se  double 
d'un  critique  avisé .  Délicieux  exemple  d'une  orga- 
nisation délite.  Le  poète  s'abandonne  dans  l'ins- 
tant où  parle  son  démon,  et  sait  tout  de  même 
lui  échapper  pour  le  mieux  contempler. 

Le  Tourment  de  l'Unité  l  est  à  la  fois  un  essai 
critique  des  deux  courants  où  s'abandonnent  sans 
se  mêler  les  sources  de  l'art  actuel,  et  un  exact 
inventaire  de  la  vie  passée  de  l'auteur.  Avant  de 
regarder  sa  jeunesse  s'enfoncer  dans  la  brume  des 
chers  lointains,  Mithouard  ausculte  sa  pensée, 
tâte  le  pouls  de  son  cœur,  résèque  son  cerveau, 
l'allège  de  toute  idéologie.  Gomme  la  crise  tra- 
versée est  commune  à  beaucoup  de  contemporains, 
on  en  profite  pour  détermiuer  les  acquisitions,  la 
mentalité  d'une  période  turbulente  et  féconde. 
Le  titre  de  l'ouvrage  en  indique  assez  la  tendance. 
Cette  unité  divine,  symbole  de  toute  beauté,  que 
Mithouard  rêva  d'étreindre,  il  va  encore  la  pour- 
suivre à  travers  la  multiplicité  de  nos  efforts 
d'artistes.  «Quand  Dieu  fit  l'homme  à  son  image, 
ce  fut  donc  qu'il  lui  inspira  cette  passion  de  re- 
produire l'Unité  divine,  de  vouloir  sans  repos 
restituer  son  auteur  >.  La  Beauté  est  donc  «  une 
sensation  d'unité  que  nous  procure  l'ouvrage  har- 
monieux ».   Quant  à  l'harmonie,   elle   apparaît 

1.  Le  Tourment  de  V Unité.  Mercure  de  France.  Paris,  1901. 


ADRIEN    MITHOUARD    ET    L  OCCIDENT 


185 


«  récriture  de  l'Unité  sur  la  matière.  Le  secret  de 
Fartiste  fut  de  nous  procurer  l'occasion  d'un  in- 
conscient calcul».  L'harmonie  est  faite  de  «  chif- 
fres sensibilisés».  Elle  est  «  l'ivresse  de  totaliser? 
le  délire  des  ensembles,  la  joie  de  la  synthèse  ». 
Les  chefs-d'œuvre  de  l'architecture,  de  la  pein- 
ture, de  la  musique,  de  la  poésie  vérifient  cette 
norme  insaisissable  et  pourtant  rigide.  Or,  l'œuvre 
d'art  commence  où  les  chiffres  finissent.  «  Quoi  de 
plus  fastidieux  qu'une  symétrie,  si  Ton  n'en  fait 
oublier  la  trop  claire  ordonnance  par  la  qualité 
expressive  des  morceaux  ?  »  C'est  pourquoi  les 
hommes  ne  se  satisfont  jamais  «  d'aucune  har- 
monie, à  cause  du  sentiment  qu'ils  ont  de  tout 
ce  qu'elle  rejette  lorsqu'elle  se  limite  ».  Ils  préfè- 
rent «  renoncer  à  la  Beauté  plutôt  que  la  souffrir 
restreinte  et  limitée  »  et  se  réfugient  dans  l'Ex- 
pression. «  L'origine  de  l'expressif,  c'est  d'avoir 
aperçu  qu'il  y  avait  encore  des  éléments  qu'une 
suprême  harmonie  ne  réalisait  pas,  d'avoir  con- 
voité au  delà  quelque  chose  d'inexprimable.  » 
L'expressif  se  confine  dans  l'émotion  et  veut  que 
nous  la  partagions  ;  l'harmonieux  nous  offre  des 
proportions  et  des  lignes.  L'un  nous  parle  du 
dedans,  l'autre  du  dehors  ;  l'un  s'équilibre  dans 
le  temps,  l'autre  dans  l'espace  ;  l'un  fait  rentrer 9 
dans  l'œuvre  toutes  les  parcelles  de  l'univers  que 
l'autre  avait  rejetées.  La  richesse  expressive  d'une 


isr, 


œuvre  d'art  se  reconnaît  à  son  mouvement.  Après 
donc  Y  harmonie  et  l'expression,  M  ithouard  étudie 
le  mouvement,  type  de  l'élément  expressif.  Le 
mouvement  c'est  «  un  équilibre  instable  de  la 
matière  agencée,  une  violence  qui  l'incline  ou  qui 
la  soulève  ».  Le  mouvement  crée  la  beauté  dyna- 
mique, de  quoi  est  fait  l'art  gothique  et  contem- 
porain, par  opposition  à  l'art  statique  ou  harmo- 
nieux des  Grecs  et  des  Romains. 

Les  deux  derniers  chapitres  de  cette  première 
partie  confirment  la  théorie  si  profondément 
scientifique,  et  vivante  de  Mithouard,  au  moyen 
d'exemples  choisis  parmi  les  arts  majeurs  de 
la  fin  du  xix8  siècle.  Il  semble  que  l'esthéticien 
ait  tout  vu,  tout  entendu,  tout  feuilleté,  palpé  le 
cerveau  de  chacun  de  ses  contemporains,  épuisé 
leurs  émotions  douloureuses  en  les  pressant  dans 
son  âme.  Mithouard  s'est  créé  un  goût  nuancé  au 
point  de  ne  laisser  échapper  aucune  de  nos  sub- 
tilités, et  la  clarté  logique  extraite  des  œuvres 
qui  l'entourent  s'est  changée  en  un  spectre  d'idées 
qu'à  nouveau  l'auteur  du  Tourment  de  PUnitr  va 
décomposer  au  prisme  de  son  siècle.  Tel  encore 
un  miroir  qui  condenserait  la  lumière  et  la  ren- 
verrait au  foyer  d'où  elle  émane.  Deux  conclu- 
sions s'imposent  :  l'inquiétude  de  l'homme  mo- 
derne qui  a  jeté  un  peu  de  son  A  ne  à  tous  les 
horizons,  mais  qui  se  ressaisit,  ayant  compris  la 


ADRIBN  MITHOUARD  ET  l'oCCIDENT  187 

nécessité  de  se  retremper  à  l'école  de  la  bonne 
difficulté.  Simplifier  en  noblesse,  se  discipliner, 
voilà  le  mystère  des  inflexibles  compositions  qui 
réunit  sous  le  même  idéal  des  hommes  comme 
Mallarmé,  Cézanne,  Jules  Laforgue,  Carrière, Odi- 
lon  Redon,  d'Indy,  Rimbaud,  Chausson,  Gide, 
Rodin,  de  Bussy,  Whistler,  Jammes,  Maurice 
Denis. 

La  seconde  partie  de  cet  admirable  bréviaire 
d'art  saisit  le  dernier  moment  dont  est  faite  la 
beauté.  Après  que  l'artiste  s'est  efforcé  d'enfer- 
mer en  son  œuvre  le  plus  qu'il  peut  de  l'univers  ; 
après  qu'il  y  a  mis  l'ordre  pour  y  faire  régner 
l'harmonie,  il  s'aperçoit  «  que  tout  est  empreint 
d'un  caractère  de  dualisme  ».  «  C'est  que  de  ré- 
duire les  choses  à  deux  clefs,  c'est  toujours  s'ap- 
procher le  plus  de  l'Unité  que  l'on  rêvait  d'at- 
teindre. »  «  La  dernière  étape  de  ce  chemin  qui 
va  de  la  multiplicité  à  l'unité,  c'est  de  passer 
par  les  conceptions  dualistes.  »  Nos  énergies  ma- 
gnétiques se  précipitent  vers  deux  pôles  diffé- 
rents, «  cependant  qu'en  notre  cerveau  deux  hé- 
misphères se  partagent  les  secrets  de  l'esprit  ». 
Ce  dualisme  inné,  Mitliouard  nous  le  montre  chez 
Verlaine,  à  la  fois  cynique  et  religieux,  honio 
duplex,  auteur  de  Sagesse  et  de  Parallèlement;  — 
chez  Hello,  ce  «  Breton  dans  l'Infini  »,ce  Pascal 
du  xix'  siècle  qui  possède  comme  l'autre  une  ex- 


188  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

traordinaire  aptitude  à  considérer  les  extrêmes, 
les  contrastes  supérieurs,  l'idée  pure  de  la  pas- 
sion, la  grandeur  et  la  misère  de  l'homme  ;  —  chez 
saint  François  d'Assise,  mystique  et  naturaliste, 
dont  l'humilité  synthétise  deux  amours  exclusifs, 
celui  du  Christ  et  celui  des  créatures.  Dualisme 
encore  que  cette  désastreuse  affaire  qui  divisa  la 
France  en  deux  camps.  «  Ce  fut  vraiment  la  guerre 
des  méthodes.  »  Bataille  éperdue  entre  les  ana- 
lytiques et  les  synthétiques,  les  expressifs  et  1rs 
harmonieux,  les  dolichocéphales  remuants  et  les 
Celtes  brachycéphales.  «  Deux  pôles  et  puis  du 
mouvement  pour  les  confondre  »,  tels  nous  appa- 
raissent Fart  gothique  et  l'art  impressionniste. 
«  Par  deux  fois  un  mouvement  d'art  provoqué 
par  une  influence  orientale  aboutit  à  nous  mani- 
fester d'irréductibles  Occidentaux.»  Gothiques  et 
impressionnistes  sont  «  des  hommes  de  la  même 
race,  impressionnés  par  le  même  pays  ». 

La  vibration^  «  tressaillement  intime  des  ato- 
mes cherchant  leur  équilibre  »,  voilà  l'inquiétude 
de  la  Beauté.  Et  ce  livre  écrit  dans  l'enthousiasme 
se  termine  par  un  furieux  hymne  en  l'honneur 
de  la  Salomé  occidentale  «  qui  sait  tant  de  cho- 
ses et  qui  danse  devant  l'immortel  Atlantique, 
pour  l'âpre  joie  seulement  d'élancer  des  lignes 
chargées  de  souvenir  et  de  préciser,  bien  qu'avec 
élégance,  des  gestes  voulus  ».  Cette  belle  fille  de 


ADRIEN   MITHOUARD  ET    L'OCCIDENT  189 

souffrance  et  de  silence  «  ne  se  résigne  à  nul  as- 
pect de  tranquillité  finale  et  rêve  d'un  tel  repos 
qu'elle   se  meut  sans  repos  ».   Oh  !  l'admirable 
et  très  lucide  divagation  qui  clôt  une  œuvre  d'éru- 
dition colossale  et  achève  un  geste  flamboyant  ! 
N'ai-je  pas  le  droit  de  m'étonner  une  fois  encore 
de  ne  pas  voir  feuilleter  par  nos  mains  inquiètes 
ce  Tourmentée  l'Unité, résumé  lyrique  d'un  grand 
siècle  expressif.  Tandis  qu'il  écrivait  ce  fiévreux 
manuel,  Mithouard  a  trouvé  son  centre  et  l'orien- 
tation de  sa  vie.  Dans  la  Divagation  de  Salomé 
nous  assistons  aux  dernières  convulsions  de  cet 
iris  exaspéré,  fleur  mystique  d'une  intransigeante 
jeunesse.  Or,  à   déterminer  les  éléments   ethni- 
ques, les  apports  terriens  des  œuvres  d'art  ana- 
lysées, Mithouard  a  reconnu  que  notre  pensée  ne 
prospère  qu'au  moyen  de  nourritures  terrestres. 
A  mesure  qu'une  œuvre  s'élève  dans  le  ciel  de 
l'abstraction,  elle  tire  sur  ses  racines,  épuise  sa 
sève,  d'où  la  facilité  avec  laquelle   nous  pouvons 
l'enfermer  dans  nos  schémas  mathématiques.  Et 
voici  que  Mithouard  s'achemine  vers  plus  de  sé- 
rénité, ayant  compris  la  beauté  de  la  vie  quoti- 
dienne. Nous  allons  le  surprendre  dans  le  Traité 
de  F 'Occident,  au  moment  où  il  prend  position  au 
seuil  d'un  nationalisme  intelligent. 


n. 


190  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


Qu'est-ce  donc  que  cet  homme  occidental  dont 
à  maintes  reprises,  au  cours  de  cette  étude,  nous 
avons  vanté  les  qualités,  sinon  le  type  même  de 
notre  race?  «  Qui  dit  Occident  entend  à  la  fois, 
compris  en  cette  civilisation,  Fart  espagnol,  le 
flamand,  l'allemand, le  hollandais,  l'anglais,  l'ita- 
lien, mais  aussi,  entre  tous  ces  glorieux  rameaux, 
la  souche  française.  »  Une  même  religion,  un  même 
sentiment  chevaleresque,  une  même  conception 
de  la  vie  ont  rendu  solidaires  ces  pays  et  circons- 
crivent une  âme  occidentale.  Mais  de  bonne  heure, 
«  la  sincérité  du  Franc  a  donné  son  allure  à  l'in- 
telligence moderne  ».  Le  vaste  etfort  de  l'Occident 
nous  apparaît  groupé  autour  de  l'intelligence 
française,  «  laquelle  singulièrement  alerte,  mais 
profondément  rationnelle,  semble  faite  d'un  équi- 
libre de  toutes  les  autres.  Une  cellule  de  sagesse 
est  au  milieu:  l'Ile  de  France  ».  Un  instinct  na- 
tional régit  le  tempérament  de  notre  peuple.  Une 
culture  profonde  et  comme  un  lieu  moderne,  «  où 
s'insurgent  suprêmement  la  colère  et  la  verve  de 
l'esprit  >;,nous  détermine.  Notre  raison  française, 
souple  et  expressive,  a  fondé  une  discipline  à  la- 
quelle tous  nos  arts  participent. 


191 


Sans  doute  l'Italie,  «  héritière  et  voisine  à  la 
fois  de  l'ancien  monde,  nous  donna  longtemps  à 
croire,  surtout  depuis  le  xvie  siècle,  que  nous 
n'existions  qu'au  regard  de  l'antique  »,  Or,  pou- 
vions-nous laisser  élever  sur  notre  sol  une  maison 
étrangère?  Notre  génie  français  «  reprit  donc  et 
modifia  si  bien  ce  qu'il  s'était  d'abord  assimilé, 
que  nos  temps  classiques  recommencèrent  la  cons- 
truction ogivale  avec  un  inflexible  et  rationnel 
vouloir  ».  A  tout  prendre, la  Renaissance  manqua 
corrompre  notre  goût  traditionnel  et  nous  empoi- 
sonner d'italianisme.  Je  vois  très  bien  les  dangers 
que  la  Renaissance  traînait  à  sa  suite,  je  com- 
prends moins  ses  bienfaits,  lorsque  je  songe  à 
toute  notre  civilisation  médiévale  et  à  la  logique 
sur  laquelle  s'arc-boutent  nos  cathédrales.  On  dé- 
clare que  l'Italie  nous  infusa  une  sagesse  raison- 
née  dont  l'antiquité  fit  sa  norme.  Parler  un  tel 
langage,  c'est  blasphémer  notre  moyen  âge,  ne 
rien  comprendre  à  notre  intelligence  passionnée 
qui  fixa  sa  mesure  par  la  «  croisée  d'augive  ». 
L'Occidental  est  un  architecte  ;  il  affirme  son 
amour  pour  les  lignes  pures,  en  construisant  une 
voûte  comme  un  Discours  de  la  Méthode, 

Que  si  donc  il  fallait  définir  le  génie  de  l'Occi- 
dent,nous  nous  acheminerions,  à  travers  la  plaine 
française, vers  une  de  ces  majestueuses  cathédra- 
les, nos  vrais  monuments  nationaux,  et  nous  mon- 


192  l'attitude  DU    LYRISME  CONTEMPORAIN 

trerions  sa  voûte.  «  Une  forme  d'art  définit, 
résume  et  commande  toute  l'intellectualité  occi- 
dentale :  la  voûte...  C'est  là  que  l'Occident  se 
reconnaît,  c'est  par  elle  qu'il  débute  ;  elle  est  sa 
première  requête  ;  le  type  qu'il  en  conçoit  est  si 
profondément  conforme  à  son  génie,  que  désor- 
mais toutes  ses  œuvres  ressembleront  à  la  voûte  ; 
c'est  au  pays  de  la  voûte  que  tout  commence.  » 
Ne  nous  faisons  donc  pas  illusion  sur  les  tendan- 
ces de  notre  xvne  siècle.  Il  s'est  mépris  sur  la 
conformité  de  ses  ouvrages  à  l'antique.  En 
croyant  imiter  les  Grecs  et  les  Romains,  «  il  ne 
faisait  que  transporter  dans  les  lettres  cette  pra- 
tique hardie,  juste  et  rigoureuse  de  construire, 
qui  était  française  avant  lui  ».  «  De  l'enseigne- 
ment oriental,  de  l'exemple  hellénique,  de  l'esprit 
latin  il  ne  saurait  plus  désormais  rien  rester  de 
vivant,  sinon  ce  que  l'Occident  s'en  est  assimilé.  » 
Mithouard  nous  le  prouve  en  passant  en  revue 
nos  coutumes,  en  choisissant  les  types  les  plus 
significatifs  de  nos  œuvres  d'art,  en  projetant  de 
la  lumière  sur  les  traits  indélébiles  et  permanents 
de  notre  race.  Par  là  se  précise,  en  une  vaste 
synthèse  harmonieuse,  la  mentalité  d'un  peuple 
honnête,  âpre  ment  naturaliste,  mesuré  quoique 
expressif.  Jamais  on  n'avait  encore  embrassé  d'un 
plus  vaste  regard  une  succession  continue  de 
chefs-d'œuvre  pour  en  mieux  fixer  la  commune 


ADRIEN   MITHOUARD   ET   L  OCCIDENT  193 

origine.  Et  avec  une  tradition  d'art,  c'est  toute 
une  manière  d'être  et  une  morale  qui  s'imposent. 

L'Occidental,  réaliste  dans  sa  logique,  le  sera 
encore  par  sa  piété.  11  enterre  ses  morts.  «  C'est 
vers  la  terre  que  son  instinct  profond  le  porte... 
Il  ouvre  donc  en  elle  un  sillon  pour  y  poser  ses 
morts,  comme  pour  y  mettre  le  blé  de  Fan  futur, 
et  la  terre  reçoit  le  cadavre  ainsi  qu'une  semence.  » 
C'est  qu'une  race  de  constructeurs  sait  le  prix  de 
la  terre  ;  celle-ci  nous  retient  par  les  liens  du 
sang.  L'Occidental,  parce  que  réaliste,  met  à  toute 
heure  de  l'ordre  dans  ses  pensées  et  s'affirme  à 
chaque  instant.  Si,  vous  promenant  avec  Mithouard 
dans  le  Mantois,vous  demandez  votre  chemin  au 
paysan,  au  moment  où  la  route  fait  un  coude,  il 
vous  répondra  :  tout  droit.  «  Tout  droit,  cela 
veut  donc  dire  ici  :  prenez  à  droite  ;  cela  signifie 
de  rester  dans  la  voie  qui  importe,  dans  le  che- 
min de  tous,  dans  l'usage  commun,  dans  la  Route, 
enfin...  Cet  homme  du  peuple  en  tient  pour  les 
idées  générales  :  je  suis  en  Ile-de-France.  »  Or, 
le  clocher  est  notre  affirmation  la  plus  résolue. 
Dès  l'instant  qu'il  tient  fermement  à  son  sol, 
l'Occidental  n'a  pas  peur  de  porter  sa  tête  droit 
dans  le  ciel. 

Bien  mieux,  «  ces  constructeurs  de  clochers 
n'ont  envahi  le  ciel  avec  cette  verve  que  pour  crier 
à  toute   heure  leur  résolution  d'en  bien  user  ». 


19 1 


D'où  la  cloche  qui  d'un  angélus  à  l'autre  mesure 
et  distribue  la  vie  quotidienne.  «  L'Occident  est 
à  savoir  le  pays  du  bon  emploi  du  temps.  »  Notre 
instinct  d'architectes,  notre  amour  pour  la  logi- 
que claire  nous  fît  aussi  créer  l'estampe.  C'est 
parce  que  nous  fûmes  des  constructeurs  que  nous 
sommes  des  graveurs.  La  valeur,  cette  solidité 
de  l'apparence,  nous  permit  de  façonner  des  ima- 
ges avec  simplement  du  blanc  et  du  noir  »  ;  et 
l'on  nous  montre  Fart  de  la  gravure  se  dévelop- 
pant parallèlement  à  ceux  de  la  cathédrale  et  de 
la  musique,  avec  même  délicatesse,  même  science 
de  la  matière  employée.  Enfin  l'Occident  s'est 
façonné  une  religion  et  une  morale  en  harmonie 
avec  sa  raison.  Le  relief  de  notre  esprit  apparaît 
dans  la  façon  dont  la  religion  chrétienne  «  fut 
organisée,  comprise,  sentie,  précisée  et  vécue 
par  nous  ».  Déjà  dans  le  Pauvre  Pécheur  nous 
lisions  ces  vers: 

Beau  Dieu  qu'ont  affirmé  nos  cœurs  d'Occidentaux 

Durs  et  rudes  ainsi  que  les  Océans  vert-. 

Dont  l'œil  universel  à  l'infini  se  perd, 

Beau  Dieu,  les  doigts  levés, que  les  Sculpteurs  d'Amien 

Ont  fait  à  notre  image,  un  peu  capétien. 

Oui,  les  dogmes  que  la  religion  enseigne  et  la 
discipline  qu'elle  impose  sont  marqués  au  sceau 


ADRIEN  MITHOUARD    ET   L*  OCCIDENT  195 

de  notre  caractère  ;  c'est  une  raison  nouvelle 
«  de  nous  regarder  comme  le  peuple  de  Dieu, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait  séculairement  ».  Quant 
à  notre  morale  elle  tient  tout  entière  dans  notre 
vouloir  de  vivre  et  dans  notre  soif  de  certitude. 
Le  sens  de  la  vie  nous  empêche  de  tomber  dans 
l'abstraction  et  de  suivre  notre  logique  jusqu'à 
ses  limites.  Toute  vérité  qu'on  pousse  trop  loin  se 
fausse,  disait  M.  Bergson  dans  un  de  ses  cours. 
C'est  donc  le  bon  sens,  plus  humain,  plus  com- 
plet que  la  raison  pure,  qui  nous  régit.  «  Il  y  a 
aussi  un  sentiment  de  la  vérité.  »  L'Occidental 
est  synthétique,  il  n'analyse  pas  de  menus  faits 
jusqu'à  s'entourer  de  poussière.  Non,  il  incline 
«  vers  les  vastes  conceptions,  vers  les  fortes 
complexités,  vers  les  structurés  et  vers  les  sys- 
tèmes qui  étreignent  une  masse  de  réalités  ». 
Puis,  il  marche,  conscient  de  tout  ce  qu'il  traîne 
avec  soi,  ayant  foi  dans  la  vie  qui  se  prouve  elle- 
même. 

Il  est  mal  aisé  d'exposer  dans  sa  plénitude, de 
suivre  dans  toutes  ses  conséquences  une  pensée 
sans  cesse  en  mouvement.  Si  je  délaisse  l'expo- 
sition pour  résumer,  je  m'aperçois  que  le  Traité 
de  l'Occident  '  est  entièrement  édifié  sur  l'idée  de 
Temps  ;  idée  féconde  entre  toutes  —  propre  au  sys- 

1.  Le  Traité  de  l'Occident.  Perrin,  Paris,  1904. 


196  l'attitude  nu  lyrismr  contemporain 

tème  de  Mithouard  comme  à  la  philosophie  de 
Bergson  —  où  se  confirme  le  génie  de  notre  race. 
Qu'il  s'agisse,  en  effet,  d'une  cathédrale  ou  de 
l'imprimerie,  de  notre  organisation  corporative 
ou  du  sentiment  de  notre  paysage  poussinesque, 
des  sévérités  de  notre  morale  ou  de  la  significa- 
tion de  nos  clochers  »,  chaque  fois  nous  devons 
constater  à  quel  point  est  innée  en  nous  cette 
notion  du  Temps.  Les  anciens  avaient  le  senti- 
ment du  fini  et  rythmaient  leurs  temples  selon 
les  lois  de  l'harmonie.  Les  Occidentaux,  régis  par 
la  religion  chrétienne,  croient  à  l'Infini  et  trou- 
vent leur  équilibre  dans  la  beauté  expressive. 
L'harmonie  des  Grecs  est  faite  avec  de  l'espace, 
des  nombres,  des  racines  ;  elle  est  immobile. 
L'expression,  au .  contraire,  joue  le  rôle  d'un 
moteur  ;  «  elle  est  la  sève,  la  verdeur  et  l'acti- 
vité »  de  nos  œuvres  d'art.  Celles-ci  s'orientent 
dans  le  Temps, comme  la  succession  de  nos  états 
de  conscience.  Une  œuvre  antique  manifeste  le 
bonheur  de  ses  proportions,  une  œuvre  occiden- 
tale montre  une  solidité.  Nous  lisons  l'écriture  du 
temps  sur  nos  cathédrales.  La  ligne  serpentine 
chère  à  Hogarth,  selon  laquelle  s'enroulent  les 
mouvements  de  notre  âme,  et  la  spirale  décora- 
tive animent  les  piliers  de  nos  églises.  Nos  clo- 
ches sonnent  la  fuite  des  heures  et  satisfont  notre 
sens  du  continu.  Notre  poésie  doit  ses  harmonies 


ADRIEN    MITHOUARD   ET   ^OCCIDENT  197 

à  Fagréable  distribution  des  accents.  Notre  lan- 
gue n'est  point  façonnée  comme  celle  de  l'anti- 
que ;  on  ne  peut  appliquer  à  nos  vers  une  men- 
suration sèche  et  abstraite.  Un  poème  groupe  des 
syllabes  appuyées  ou  glissées.  «  Ce  n'est  pas  la 
quantité  qui  crée  le  rythme,  mais  les  coups  que 
nous  frappons.  Il  y  a  dans  nos  poésies  une  clo- 
che de  fer  qui  sonne  éternellement...  La  rime  ma- 
nifeste de  nouveau  et  par  delà  les  séries  accen- 
tuées dont  elle  clôt  et  parachève  les  cycles,  ce 
besoin  d'un  retentissement  périodique  que  mit 
en  nous  le  vieux  culte  du  Temps  ».  Que  dire  de 
notre  musique,  sinon  qu'elle  n'est  autre  chose 
que  «  du  temps  que  notre  passion  stigmatise  et 
diversifie.  » 

La  lecture  du  Cours  de  Composition  musicale 
qu'a  publié  Vincent  d'indy  éclaire  singulièrement 
cette  vue.  J'ajoute  que  toute  la  philosophie  de 
Bergson,  elle-même  basée  sur  l'idée  de  temps, 
corrobore  la  théorie  de  l'auteur  de  ['Etranger. 
Lorsque  nous  voulons  mesurer  la  hauteur  de  plu- 
sieurs sons,  nous  dit  Bergson,  nous  échelonnons 
ceux-ci  suivant  une  ligno  verticale.  C'est  qu'en 
entendant  des  notes  successives,  nous  nous  les 
représentons  comme  des  points  de  l'espace  qu'on 
atteindrait  l'on  après  l'autre  par  des  sauts  brus- 
(jiH's.  Do  plus,  les  notes  aiguës  nous  paraissent 
produire  des  effets  de  résonances  dans  la  tète,  les 


198  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

notes  graves  dans  la  cagethoracique.  Nous  dirons 
alors  que  la  note  est  plus  haute,  parce  que  le 
corps  fait  effort  comme  pour  atteindre  un  objet 
plus  élevé  dans  l'espace.  Or,  c'est  là  une  illusion 
produite  par  l'intrusion  inconsciente  d'un  effort 
musculaire.  Loin  de  différer  par  la  quantité,  les 
diverses  hauteurs  des  sons  ne  se  différencient  que 
par  la  qualité  intensive.  C'est  donc  bien  du  temps 
qui  se  succède  ;  la  ligne  des  sons  doit  être  figu- 
rée horizontalement,  comme  une  continuité  d'états 
de  conscience  4.  De  même  d'Indy  :  «  Les  phéno- 
mènes musicaux  doivent  toujours  être  envisagés 
graphiquement,  dans  le  sens  horizontal  (système 
de  la  mélodie  simultanée)  et  non  dans  le  sens  ver- 
tical, comme  le  fait  la  science  harmonique  telle 
qu'elle  est  enseignée  de  nos  jours.  »  Pour  mieux 
donner  l'impression  du  continu  et  développer  nos 
émotions  dans  leur  pure  durée,  nous  dédaignons 
d'interrompre  une  mélodie  par  des  accords.  Notre 
musique  moderne,  comme  celle  du  moyen  âge, 
hait  la  symétrie,  a  peur  de  s'abstraire  dans  une 
formule  conceptuelle,  se  plaît  aux  dissonances, 
recherche  les  perpétuelles  modulations,  les  ca- 
dences rompues,  les  accords  de  septième  dimi- 
nuée ;  autant  de  facilités  à  nous  mouvoir  dans  le 
flux  de  la  vie. 

1.  H.  Bergson.  Essai  sur  les  données  immédiates  de  la  cons- 
cience, pp.  33  et  suiv. 


ADRIEN   MITHOUARD    UT    L'OCCIDENT  199 

Enfin,  cette  idée  de  temps  fonde  notre  tradition 
tout  entière.  «  Quelle  autre  civilisation  a  toujours 
si  bien  communié  avec  son  passé?  Quels  hommes 
ont  autant  regardé  derrière  eux  ?  »  L'Occident  res- 
semble aune  immense  personne.  Nos  corporations 
se  transmettent  de  père  en  fils  le  trésor  de  leur 
expérience  et  veulent  que  chaque  objet  soit  ouvré 
«  non  par  le  travail  d'un  seul  maître,  mais  par 
la  collaboration  de  dix  générations  d'ouvriers  se 
survivant  à  eux-mêmes.  »  Nous  voici  donc  jaloux 
de  notre  continuité.  Un  Chinois,  un  Arabe,  un 
Hindou  acceptent  mieux  de  s'en  aller  dans  le  tour- 
billon. Nous  autres,  non  pas.  «  C'est  notre  point 
d'honneur  de  persister,  tenaces,  et  tandis  que 
nous  doutons  sans  cesse  si  nous  sommes  bien  au- 
jourd'hui le  même  qui  posa  tel  acte  autrefois, 
c'est  avec  une  ivresse  infinie  que  nous  retrouvons 
tout  à  coup  dans  l'autrefois  ce  quelqu'un  qui  est 
indubitablement  nous-mêmes.  » 


VI 


Le  Traité  de  l'Occident  de  Mithouard  offrait  aux 
artistes  contemporains  une  méthode  et  une  rai- 
son de  vivre. 

Latins  contre  Germains,  classiques  contre  roman- 
tiques, humanistes  contre  régioualistes,  et  le  reste  ; 


j'étais  mal  satisfait  de  ces  antithèses.  A  considérer 
une  plus  vaste  esthétique  et  une  plus  longue  his- 
toire, ce  me  paraissait  là  des  heurts  superficiels,  et 
il  me  sembla  vain  de  m'éterniser  à  battre  ces  briquets. 
Toutes  ces  réactions  momentanées  n'étaient  que  des 
mouvements  d'une  évolution  plus  large.  11  était  quel- 
que chose  de  plus  grand  :  l'unité  de  la  tradition 
occidentale. 

J'ai  vu  dans  l'Occident  unétatde  notre  sensibilité 
et  une  tournure  de  notre  intelligence,  certifiés  par 
des  œuvres,  et  j'ai  tenté  de  le  définir. 

Malgré  les  nombreux  exemples  empruntés  à 
note  histoire  littéraire  et  les  applications  dans  le 
domaine  des  arts,  le  Traité  de  l'Occident,  comme 
son  nom  Findique,  demeure  un  ensemble  de  thè- 
ses, de  principes,  certes  commentés  avec  vie,  de 
propositions,  sinon  didactiques,  du  moins  encore 
spéculatives. 

Restait  d'illustrer  ces  thèses,  d'appliquer  ces 
principes,  de  descendre  dans  la  pratique,  de  faire 
la  preuve  de  l'expérience  par  l'expérience  même. 
C'est  à  quoi  sont  employés  les  deux  derniers  ou- 
vrages de  Mithouard  :  les  Pas  sur  la  Terre  et  les 
Marches  de  l'Occident, 

Les  Pas  sur  la  Terre  nous  promènent  à  travers 
notre  architecture,  nos  paysages,  nos  coutumes, 
nos  objets  sacrés.  Ce  livre  indique  quelle  unité 


ADRllïN  MITHOUARD  ET   l'oCCIDENT  201 

préside  à  notre  vie  française,  quel  parfum  auto- 
nome et  subtiJ  flotte  dans  notre  atmosphère,  pé- 
nètre chacune  de  nos  productions,  nous  révèle 
dans  tout  Puiv^rs. 

«  Il  est  bien  heureux  qu'il  y  ait  sous  nos  pieds 
quelque  chose  de  quoi  nous  ne  pouvons  douter.  » 
Ce  quelque  chose,  c'est  la  terre  maternelle  que 
foulent  nos  pas  éternellement.  En  vain  voudrions- 
nous  descendre  dans  l'antre  des  mines,  habiter 
au  centre  des  contrées  souterraines,  comme  le 
proposait  Tarde,  ou  fixer  notre  séjour  dans  les 
airs  et  parmi  les  nuages,  nous  ne  rapporterions 
de  ces  excursions  aventureuses  que  des  impres- 
sions de  malaise  et  d'effroi.  «  C'est  sur  le  sol  que 
tout  s'organise  et  que  tout  veut  être  considéré.  » 
Il  n'est  pas  de  plus  doux  plaisir  que  celui  d'ar- 
penter la  terre  et  que  de  sentir  ses  pieds  solide- 
ment fixés  sur  le  sol.  La  terre  est  notre  plus  ferme 
certitude.  Pleine  d'un  glorieux  passé,  receleuse 
de  nos  morts  et  de  nos  traditions  continuées,  elle 
nous  fait  vivre  et  nous  charme.  Tout  repose  sur 
le  sol  :  notre  corps,  ainsi  que  les  contreforts  de 
nos  cathédrales. 

Ce  premier  chapitre  qui  donne  son  titre  à  l'ou- 
vrage de  M.  Mithouard  l  et  que  je  résume  sans 


1.  Adrien  Mithouard.    Les  Pas  sur  la  Terre,  1  vol.  in-16. 
Stock,  1908. 


202  l'attitude  du  lyrisme  CONTEMPORAIN 

adresse  est  un  profond  symbole.  Une  grave  et 
saine  philosophie  morale  et  sociale  s'en  dégage 
à  la  lumière  d'une  vivante  esthétique. 


* 


Sous  la  pression  d'un  naturalisme  sans  art  et 
d'un  positivisme  sans  espérance,  nous  pensâmes 
étouffer,  il  y  a  quelque  cinquante  ans.  La  méthode 
expérimentale  et  une  esthétique  purement  visuelle 
ne  pouvaient  pas  ne  pas  être  honorées  après  les 
errements  de  l'imagination  romantique.  Mais 
scientistes  et  parnassiers  ne  tardèrent  pas  à  faire 
preuve  d'exigences  insupportables.  Nous  étions 
donc  entourés  de  cornues  et  de  coupes  ciselées. 

Il  vous  souvient  du  Rheingold  où  les  deux 
géants  entassent  l'or  et  les  boucliers  en  cuivre 
repoussé  sur  la  jeune  Freïa,  jusqu'à  ce  que  la 
déesse  du  printemps  soit  engloutie  sous  ce  funeste 
amoncellement. 

Pareil  malheur  nous  guetta.  Les  chiffres  et  de 
pauvres  chansons  avaient  pris  la  place  de  la  riante 
nature.  Pour  nous  dégager  de  la  mentalité  posi- 
tiviste, il  ne  fallut  rien  moins  qu'une  révolution 
intellectuelle  extrêmement  violente.  La  renais- 
sance idéaliste  de  la  fin  du  xixa  siècle  est  un  fait 
accompli,  enregistré  par  l'histoire  des  idées. 
Cette  réaction,  fort  complexe  dans  ses  origines, 


ADRIEN   MITHOUARD  ET   l'oCCIDKNT  203 

ne  saurait  prêter  ici  matière  à  développements, 
car  dans  la  composition  de  cet  idéalisme  inter- 
viennent des  éléments  allemands,  Scandinaves, 
slaves,  anglo-saxons  dont  le  dosage  d'influence 
reste  à  déterminer. 

Toujours  est-il  que  ce  qui  devait  arriver  arriva. 
D'une  réaction  nous  sautâmes  dans  une  autre. 
Après  avoir  souffert  d'un  excès  de  naturalisme, 
nous  manquâmes  mourir  d'un  excès  d'idéalisme. 
Voici  que  le  pendule  de  notre  esprit  a  sauté  vio- 
lemment de  l'un  à  l'autre  de  ses  pôles  extrêmes. 

Mais  notre  génie  français  ne  saurait  vivre  parmi 
ces  oscillations  folles.  Tôt  ou  tard  il  reprend  Je 
cours  de  son  rythme  sûr  et  traditionnel  qui  fit  sa 
gloire  comme  sa  sagesse.  C'est  donc  la  meilleure 
préoccupation  de  quelques-uns  de  nos  contem- 
porains de  vouloir  discipliner  cet  idéalisme  mo- 
derne selon  les  lois  de  notre  esprit  national.  Cet 
idéalisme  a  sa  nuance  propre  qui  le  distingue  du 
romantisme  et  du  parnasse.  On  lui  a  trouvé  un 
nom  assez  baroque  peut-être,  mais  nous  n'y  pou- 
vons rien.  On  Fa  nommé  symbolisme.  On  entend 
bien  que  cela  ne  signifie  pas  une  petite  école  de 
poètes,  mais  une  mentalité  générale,  une  attitude 
intellectuelle  que  nous  retrouvons  aussi  aisément 
en  science,  en  philosophie,  en  apologétique  qu'en 
esthétique. 

Ce  volume,  Les  Pas  sur  la  Terre ,na  d'autre  fin 


20  i 


que  de  nous  remettre  en  mémoire,  au  moyen 
d'exemples  délicieux,  nos  origines  intellectuelles. 
Notre  type  d'occidental,  Mithouard  l'illumine  de 
sa  prose  chatoyante,  soit  qu'il  nous  raconte  l'his- 
toire de  Saint- Sébastien  «  capitaine  des  archers 
de  Senlis  »,  soit  qu'il  plaide  le  procès  de  Guil- 
bicot,  dit  le  Museur,  lequel  chemineau  s'étant  ar- 
rêté un  soir  d'automne  dans  le  parc  de  Versail- 
les, eut  la  curiosité  d'ouvrir  tous  les  bassins  et 
de  danser,  entouré  des  jets  de  cristal,  aux  sons 
de  la  cornemuse,  trouvant  ainsi,  sans  le  savoir, 
dans  le  miracle  des  eaux,  la  conciliation  de  la 
pierre  et  des  arbres. 

Nous  sommes  loin  de  cette  raison  desséchante 
et  abstraite  où  voudraient  nous  enfermer  de  faux 
classiques;  car  qu'est-ce  qu'une  raison  qu'on  ne 
sent  pas  ?  Vénérons  au  contraire  cette  flamme 
intérieure  qui  nous  éclaire  à  toute  heure  et  qui 
nous  conduit  sans  défaillance,  l'instinct.  «  Gela, 
qui  me  renseigne,  mais  qui  m'échappe,  c'est  la 
raison  de  toute  ma  race,  c'est  la  réflexion  de  tous 
ceux  qui  m'ont  transmis  le  fruit  de  leurs  labours 
dans  l'hérédité,  de  tous  ceux  qui  par  l'éducation 
m'ont  informé  des  résultats  acquis,  et  c'est  aussi 
le  peu  que  j'y  pus  ajouter  moi-même  pendant  des 
années  de  patience  et  de  préparation.  Mon  ins- 
tinct, c'est  le  souvenir  sensible  d'une  foule  de 
déductions  anciennes,  une  provision  de  bon  sens 


205 


que  les  âges  ont  préparée  pour  moi,  enfin  delà 
raison  profondément  assimilée.  » 

Il  n'est  pas  de  plus  douce  discipline  que  celle 
qui  permet  à  chacun  de  vivre  dans  le  libre  épa- 
nouissement de  son  exaltation  lyrique  et  de  de- 
meurer quand  même  dans  les  bornes  d'une  tra- 
dition rafraîchissante.  Cette  discipline  est  à  la 
fois  amour  et  liberté  ;  elle  se  résume  dans  ces 
mots  :  «  Croyez  donc  à  l'Occident  et  faites  vos 
œuvres.  » 

C'est  alors  qu'en  possession  de  sa  méthode  et 
de  ses  preuves,  «  maître  de  sa  pensée  et  de  sa 
joie  »,  Mithouard  éprouve  l'une  et  l'autre  à  Ve- 
nise, marche  byzantine,  et  dans  l'arabe  Andalou- 
sie. Les  Marches  de  l'Occident  l  sont  la  contre- 
épreuve  du  Traité  et  des  Pas  sur  la  Terre,  une 
sorte  de  supplément  d'enquête  et  la  conclusion 
positive  de  cette  féconde  trilogie. 

11  est  salutaire  parfois  de  quitter  son  pays  afin 
d'en  prendre  une  plus  sûre  conscience,  pour  sen- 
tir à  quel  point  on  y  est  attaché.  Parles  heurts, 
les  différences  perçues  en  pays  étranger,  on  sai- 
sit mieux  sa  propre  réalité  et  à  quelle  âme  com- 
mune on  appartient  vraiment. 

1.  Les  Marches  de  l'Occident,  Stock,   1910. 


206  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

A  Venise  et  à  Grenade  (écrit  Mithouard),  les  plus 
belles  surprises  m'y  attendaient,  hormis  de  me  trou- 
ver confondu.  J'achevai  là  de  me  convaincre  et  de 
nous  définir,  où  l'Occident  commence  à  être  disputé 
à  lui-même...  Mais  si  de  la  sorte,  au  contact  de  deux 
civilisations  différentes  et  sous  deux  ciels  divers, 
POccident  accuse  les  limites  de  sa  résistance  par  les 
mêmes  symptômes,  c'est  donc  bien  qu'il  possédait 
en  propre  sa  loi  de  vie. 

Voilà  deux  pays  frontières  parfaitement  aptes 
à  nous  éveiller  à  notre  propre  vie  par  toutes  les 
étrangetés  où  nous  nous  heurtons  dès  l'abord. 
Notre  intelligence  perd  là  son  bel  équilibre,  c'est 
à  quoi  nous  reconnaissons  que  finit  l'Occident  et 
que  s'ouvrent  les  portes  du  Soleil. 

Nous  y  demeurerions  même  entièrement  dépay- 
sés et  n'y  ressentirions  que  des  à-coups,  si  nous 
ne  retrouvions  à  Venise,  comme  en  Espagne,  les 
deux  principes  essentiels  de  notre  civilisation  : 
la  chevalerie  et  la  religion  catholique.  Celle-ci 
trouve  plus  aisément  son  expression  dans  la  pein- 
ture que  dans  la  sculpture.  Alors  que  les  Grecs 
ont  fait  de  la  statuaire  leur  «  art  central  »,  l'Oc- 
cident si  profondément  chrétien  a  cherché  dans 
la  peinture  son  riche  langage.  Or,  Venise  est  la 
ville  des  peintres  par  excellence.  Les  Vénitiens 
sont  exclusivement  intéressés  par  les  teintes  ri- 
ches, les  précieux  éclairages,  les   tons  chauds  ; 


ADRIEN    MITHOUARD   ET    i/oCCIDENT  207 

«  ils  mettent  le  dessin  au  service  de  la  pâte  ».  Ce 
sont  de  francs  ouvriers.  Ils  peignent  le  nu,  évo- 
quent la  chair  avec  ardeur,  et  non  pas  le  nu  mas- 
culin à  la  manière  des  Grecs  qui  préféraient  leurs 
éphèbes,  mais  le  corps  de  la  femme,  les  florissan- 
tes carnations.  Venise  nous  a  révélé  la  peinture 
et  lui  a  assuré  la  primauté  dont  avait  joui  la  sta- 
tuaire dans  le  monde  antique.  A  ce  titre,  cette 
ville  tient  à  l'Occident.  Elle  y  tient  encore  par  sa 
participation  aux  croisades.  Venise  «  fut  en  réalité 
le  garde-côte  de  la  chrétienté  ;  elle  guerroya  sans 
relâche  contre  les  pirates  barbaresques  ;  ses  mœurs 
conservatrices  et  indépendantes,  son  organisation 
traditionnelle,  son  activité  prodigieuse  font  res- 
sortir l'humeur  occidentale  ». 

Mais,  ceci  admis,  quelles  différences  nous  ou- 
vrent les  yeux,  aident  à  nous  distinguer  ! 

Venise  bâtie  sur  pilotis,entourée  d'eau,  dépouil- 
lée de  terre,  ne  saurait  que  choquer  la  mentalité 
d'un  Occidental  habitué  à  palper  du  solide,  à  re- 
poser fièrement  ses  pieds  sur  un  sol  fertile. 

Tous  les  travaux  qui  sortent  des  doigts  vénitiens 
ressemblent  un  peu  à  des  gageures  ;  l'existence  même 
de  la  ville  en  est  une.  Il  faut  qu'on  lui  apporte  tous 
les  jours,  pour  qu'elle  survive,  un  peu  de  la  terre  de 
la  Jérusalem  d'Occident.  Elle  a  dépeuplé  de  leurs 
forêts  les  provinces  voisines  pour  rester  en  équilibre 
sur  le  limon  des  fleuves.  La  Salule  repose  sur  plus 


208 


d'un  million  de  pieux.  11  a  suffi  que  l'eau  fût  boueuse 
pour  que  ces  gens  se  crussent  pourvus  d'un  pays  assez 
solide.  C'est  la  ville  sans  terre. 

Cette  situation  instable  a  eu  sa  principale 
répercussion  dans  l'architecture  où  l'Occident 
excelle  et  par  quoi  il  demande  à  être  jugé.  C'est 
là  qu'on  saisit  les  plus  palpitantes  différences. 
Venise  féerique,  fragile  et  baroque  semble  repo- 
ser sur  de  la  lumière.  Grâce  à  la  pureté  de  ses 
horizons,  à  ses  couchers  de  soleil  sans  poussière, 
elle  a  fait  rendre  à  la  couleur  sa  plus  folle  inten- 
sité. De  là  Fimportance  de  sa  peinture,  mais  aussi  la 
médiocrité  de  son  architecture  qui  réclame  d'hon- 
nêtes matériaux  et  le  mépris  du  trompe-l'œil.  La 
peinture  et  l'architecture  ont  été  créées  pour  vi- 
vre en  d'étroits  rapports.  Lorsque  l'équibre  est 
rompu  et  que  la  peinture  se  lance  dans  l'orgie 
des  couleurs,  la  discipline  architecturale  s'éva- 
nouit. Tous  les  écarts  de  l'imagination  se  donnent 
carrière. 

Ici  les  bâtiments  s'appuient  sur  la  beauté  du 
ciel,  c'est  pourquoi  les  campaniles  édifiés  sur  des 
éponges  chancellent.  On  construit  en  vue  du  plai- 
sir des  yeux,  d'où  la  surcharge  des  façades,  les 
badigeonnages  multiples  et  l'orchestre  criard  des 
ornementations  dissonantes.  De  la  couleur  avant 
toute  chose  et  pour  cela  Venise  préfère  lesverm- 


209 


teries  bariolées,  les  matières  sinon  solides  du  moins 
très  riches,  les  paradoxes  d'architecture,  les  ob- 
jets frêles  et  maniérés. 

Les  Vénitiens  n'ont  nullement  le  respect  du 
temps,  qui  est  notre  caractéristique,  l'Occident 
étant  comme  une  personne  morale  dont  la  fin 
consiste  à  se  continuer.  «  Sur  notre  dernière  motte 
de  terre  donnons-nous  une  fête  »,  disent  ces  ex- 
pansifs  habitants,  ivres  de  mouvement,  de  lu- 
mière et  prompts  à  se  réjouir,  comme  ceux  qui  ne 
se  croyant  pas  en  sécurité  se  jettent  à  corps  perdu 
dans  les  plaisirs  et  vident  d'un  coup  la  coupe  de 
toutes  les  voluptés. 

Venise  est  perpétuellement  en  fête,  fête  des 
sens,  mais  principalement  des  yeux.  Nulle  part 
le  vieux  précepte  oriental  «  puissiez-vous  jouir 
de  vos  yeux  »  ne  fut  mieux  accueilli.  Et  notez 
que  le  mouvement,  la  vie,  la  joie  n'ont  pas  ici 
d'autre  fin  qu'eux-mêmes.  Ah  !  que  dira  le  Celte 
transplanté  dans  ces  rutilants  marécages,  lui  si 
ménager  de  son  temps,  lui  qui  ne  compte  pas  seu- 
lement chaque  heure  en  vue  d'une  action  utile 
et  positive,  mais  qui  entend  que  les  cloches  de 
nos  cathédrales  les  lui  martèlent  pour  mieux  fixer 
leur  bon  emploi  !  Que  diront  nos  statuaires  de- 
vant ces  marbres  baroques  de  l'église  des  Frari 
où  Longhena  a  juché  des  nègres  atlantes,  «  dont 
le  pantalon  de  marbre  blanc  laisse  voir  par  une 

12. 


210  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

déchirure  leurs  genoux  de  marbre  noir,  et  des 
squelettes  de  marbre  noir  qui  secouent  des  lin- 
ceuls de  marbre  blanc  en  vue  d'y  faire  lire  des 
inscriptions  latines.  Et  puis  a-t-on  idée  de  faire 
porter  un  cercueil  par  des  chameaux  »  ?  Que  de 
matière  précieuse  gâchée  en  vue  de  confection- 
ner des  jouets  à  de  grands  enfants  !  Quelle  expan- 
sion, quelle  énergie  dépensée  en  pure  perte  !  Et 
nos  braves  ouvriers  d'art  comprendront-ils  qu'on 
ait  offert  à  Henri  III  une  collation  dont  le  service 
était  en  sucre  ?  C'est  pourquoi  lorsque  le  roi  dé- 
plia sa  serviette  elle  se  brisa  entre  ses  mains.  Et 
ces  verreries,  ces  mobiliers  qui  ne  sont  faits  ni 
pour  boire  ni  pour  s'asseoir  ! 

Cela  vise  à  nous  surprendre,  presque  à  nous  ber- 
ner. Ce  sont  de  mauvaises  farces  qui  rappellent  les 
grossières  plaisanteries  des  jouets  allemands.  Car  en 
quel  autre  lieu  du  monde  eût-on  imaginé  de  faire 
une  chaise  avec  deux  écailles  d'huîtres  dont  l'une 
fournit  le  siège  et  Tautre  le  dossier  ? 

Ah  !  j'attends  ici  nos  architectes  médiévaux  ! 
Écoutons  et  méditons  cette  admirable  page  de 
Mithouard  où  sont  inscrites  les  plus  nobles  ver- 
tus de  l'Occident  : 

La  sagesse  de  la  cathédrale  était  fondée  sur  le  res- 
pect du  sol  et  l'intuition  de  la  race.  Sa  logique  n'ac 


ADRIEN    MITHOUARD   ET    L'OCCIDENT  2  11 


ceptait  que  l'effort  utile.  Par  sa  perfection  intime, 
elle  certifiait  l'accord  des  métiers  et  la  droiture  na- 
turelle des  artisans.  Non  seulement  elle  unissait  en 
toute  réalité  les  hommes  qui  la  bâtissaient  ensemble. 
Mais,  forte  contre  le  temps,  elle  constituait  de  plus, 
un  lien  entre  les  générations  successives,  unanimes 
dans  leur  tradition  et  glorieuses  de  leur  clocher. 
Cette  puissante  maison  de  Dieu  était  la  maison  du 
peuple  tout  entier,  dont  son  envolée  de  pierre  attes- 
tait les  énergies  disciplinées.  Son  autorité  rayonna 
sur  l'Europe...  L'esprit  dont  elle  procédait  était  ce- 
lui de  l'homme  qui  est  devenu  maître  de  sa  force  et 
certain  de  sa  loi.  Cette  bonne  tête-là,  pendant  des 
siècles,  ne  sut  rien  penser  qui  ne  fût  droit  et  fier. 
L'homme  qui  la  portait,  môme  en  des  temps  diffi- 
ciles, vécut  harmonieusement.  Il  éleva  des  châteaux 
et  des  églises,  il  fit  des  tragédies,  de  la  musique  et 
des  tableaux  où  il  traduisait  avec  confiance  la  belle 
ordonnance  de  son  âme. 


Or,  à  Venise  —  «  carton  sur  de  l'eau,  décor 
sur  de  la  vase,  rivage  qui  n'est  pas  le  sol  sur  la 
mer  qui  n'est  pas  la  mer,  caricature  de  la  terre  » 
—  le  goût  inné  de  l'excessif,  do  l'exceptionnel, 
l'intempérance  des  caractères,  le  faste  insolent 
donnent  aux  monuments  un  aspect  «  de  verrerie 
bousculée  sur  un  plateau  ».  Nous  assistons  à  un 
carnaval,  au  «  bal  des  architectures  sur  l'horizon». 
Aucune  sécurité  ne  nous  accueille.  «  Le  fier  Occi- 


212  L'ATTITUDE  DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 


!  dent  qui  demanda  sa  force  à  la  succession  des 
hommes  et  à  la  rude  série  des  jours  se  fond  ici 
comme  un  fantôme  dans  la  lumière.  »  Et  Mi- 
tliouard  évoque,  amusant  symbole,  la  petite  reine 
imaginaire  de  Venise,  la  princesse  Babiole  qui 
circule  partout  «  insaisissable,  au  milieu  d'un 
peuple  de  prestidigitateurs,  sous  un  ciel  presti- 
gieux »,  l'organisatrice  des  fêtes,  la  dispensatrice 
des  sérénades,  «  la  princesse  de  tous  les  riens 
surprenants  et  sympathiques,  dont  les  mains  adroi- 
tes tressent  de  petites  choses  inoffensives  et  sé- 
duisantes ». 

Une  leçon  semblable  nous  attend  à  Grenade. 
«  Le  respect  de  Fhomme,  l'honnêteté  du  travail, 
le  sentiment  de  l'équilibre,  la  juste  entente  des 
réalités,  le  bon  usage,  du  temps,  le  goût  de  l'éner- 
gie »,  qui  sont  les  trésors  moraux  de  l'Occident, 
ne  se  trouvent  pas  en  Espagne  dosés  avec  mesure. 
La  vie  y  est  comme  une  provocation  perpétuelle. 
Des  artistes,  des  guerriers,  des  saints  se  sont  tout 
de  suite  portés  aux  extrêmes.  Lieux  versatiles  où 
l'esprit  ne  trouve  point  sa  paix. 

L'architecture  espagnole  a,  elle  aussi,  son  en- 
seignement. Si  Venise  a  le  placage,  l'Andalousie 
possède  l'arabesque.  On  ne  tient  compte  ni  de  la 
stature  de  l'homme  ni  de  son  habitat.  «  Je  ne  sais 
pas  entendre,  déclare  Mithouard,  une  architec- 


ADRIEN  MITHOUARD  ET    i/oCCIDENT  213 

ture  qui  ne  soit  pas  au  mètre  de  l'homme  et  toute 
pleine  de  sa  vie  et  de  son  pays.  »  Or,  l'Alhambra 
pourrait  tout  aussi  bien  être  plantée  sur  un  pro- 
montoire breton  ou  à  pic  sur  une  vallée  des 
Apennins,  «  mais  on  n'eût  pas  dressé  ici  un  cha- 
piteau de  Saint-Julien-le-Pauvre  ».  Mithouard 
donne  de  l'art  mauresque  une  excellente  explica- 
tion. L'Arabe  nomade  et  habitué  à  l'immensité 
du  désert  n'a  pour  se  distraire  que  lui-même.  Il 
est  ainsi,  dans  la  monotonie  de  ses  jours,  pré- 
destiné aux  spéculations  abstraites.  Il  invente  donc 
l'algèbre,  les  mathématiques,  la  géométrie,  mais 
n'est  pas  constructeur,  parce  qu'il  ne  s'arrête  pas 
longtemps  nulle  part.  Le  point  de  départ  de  son 
rêve  est  une  ligne  qu'il  plie  dans  tous  les  sens, 
dont  il  fait  sortir  les  figures  géométriques  les 
plus  compliquées  et  qui  aboutit  à  l'arabesque, 
aux  ornements  en  stuc,  à  une  architecture  de  bil- 
boquet. 

L'arabesque  ne  saurait  satisfaire  un  Occidental. 
Comment  y  trouverais-je  mon  contentement,  dit 
Mithouard,  «  moi  dont  la  terre  est  émue  par  le 
frisson  des  trembles  et  le  froissement  des  herbes 
au  bord  de  la  rivière...  Mon  pays  est  trop  divers 
pour  que  je  me  résolve  plus  qu'un  instant  à  cet 
exil  dans  l'abstrait,  et  dans  l'angle  de  chaque 
chose  je  cherche  un  soutien.  » 

Sans  doute,  Grenade  olïrede  magnifiques  volup- 


214  l'attitudb   du   lyrisme  CONTBMPOHAIN 

tés,  ainsi  que  Venise,  et  c'est  pourquoi  l'imagi- 
nation déréglée  des  romantiques  a  tant  exalté  ces 
lieux  brûlants.  Mais  la  sagesse  de  l'Occidental 
s'accommode  mal  de  ces  violentes  secousses  et, 
dans  des  pages  pleines  de  passion,  Mithouard  évo- 
que la  touchante  et  tragique  histoire  d'un  jeune 
Breton,  au  cœur  consumé  de  fièvre,  qui  s'élance 
vers  ces  contrées  radieuses,  pensant  y  apaiser  un 
amour  dévorant.  Venu  sous  un  ciel  de  feu  pour 
savoir  la  fin  de  ses  désirs  errants,  Loïc  de  Coëdigo 
n'y  trouve  qu'une  déception  âpre.  Avant  de  se 
résigner,  de  retourner  dans  la  paix,  de  rentrer 
dans  la  discipline  de  son  pays,  il  se  donne  fou- 
gueusement à  la  Marrabaise  Incarnacion,  à  la  bou- 
che saignante,  à  la  lourde  natte  de  cheveux  noirs, 
et  Fétrangle  dans  un  sanglot. 

Ce  parfait  ouvrage  d'artiste  probe,  ce  lucide 
bréviaire  de  nos  réalités  et  de  nos  pures  richesses 
d'Occident  se  ferme  sur  cette  admirable  conclu- 
sion : 


Grenade  offre  une  volupté  suprême,  épuisée  aus- 
sitôt. Nos  premiers  parents,  disent  les  Ecritures,  ne 
purent,  devenus  mortels,  rester  dans  le  Paradis  ter- 
restre, lequel  était  situé  en  Orient.  C'est  dans  notre 
pays  amical  et  voilé  qu'il  y  a  lieu  d'ordonner  notre 
vie,  c'est  selon  la  loi  qu'il  nous  impose  qu'il  convient 
de  régler  nos  sentiments  et  de  concerter  nos  travaux. 


ADRIEN    MITHOUARD   ET  l'oCCIDENT  215 

Un  bonheur  aigu,  fût-ce  dans  le  plus  divin  séjour  du 
monde,  n'est  possible  que  le  temps  d'une  surprise. 


VII 


Les  Marches  de  l'Occident  terminent,  ai-je  dit, 
la  trilogie  dont  le  Traité  de  l'Occident  et  [es  Pas 
sur  la  Terre  composent  les  deux  premières  parties. 
Si  Ton  veut  bien  réfléchir  à  l'unité  de  cette  œuvre, 
à  la  noblesse  de  son  enseignement,  à  sa  largeur 
de  vue,  on  conviendra,  je  pense,  qu'aucune  syn- 
thèse d'idées  ne  fut  tentée  depuis  dix  ans  qui 
passe  celle-ci  en  précision  et  en  harmonie. 

Par  ces  trois  volumes  qui  narrent  la  genèse  de 
la  pensée  française,  et  après  le  Tourment  de 
F  Unité,  Mithouard  se  classe  parmi  nos  critiques 
libres  les  plus  avertis  de  l'heure.  Il  nous  offre  un 
fameux  exemple  d'esprit  organisateur  et  souple, 
de  lyrique  conscient.  J'hésiterais  à  lui  trouver  des 
parents  spirituels,  et  il  faut  bien  avouer  que  parmi 
les  cerveaux  contemporains  plus  ou  moins  étroits, 
tous  inféodés  à  des  partis,  nul  n'atteint  ce  parfait 
équilibre. 

De  fait,  au  moment  où  l'art  semblait  se  libérer 
des  influences  étrangères,  s'évader  de  l'atmos- 
phère d'anarchie  où  il  étouffait,  le  problème  poli- 
tique accapare  les  esprits  les  meilleurs  et,  sous 


216  L'ATTITUDE  DtJ    MIUSME  CONTI  MI'OHAIN 

couleur  de  réformer  la  société  française,  nous 
replonge  dans  les  plus  grossières  ténèbres.  Nous 
allions  nous  entendre, peser  loyalement  les  acqui- 
sitions lyriques  de  la  génération  précédente,  sar- 
cler les  vignes  vierges  du  symbolisme,  grefler  ces 
ceps  trop  sauvages  et  qui,  jusque  dans  leur  sève 
bouillonnaute,  attestent  la  richesse  du  sol  de 
France  —  or,  tout  est  soudain  remis  en  question. 
Nous  assistons  à  quantité  de  combats  singuliers, 
à  une  multitude  d'escarmouches  stériles  entre 
pseudo-classiques  et  pseudo-romantiques.  Chaque 
adversaire  reçoit  autant  de  coups  qu'il  en  donne 
et  la  victoire  n'est  nulle  part.  Bien  mieux,  la  lit- 
térature qui  jusqu'à  ce  temps  requérait,  comme 
vertus  cardinales,  le  désintéressement  et  la  fran- 
chise, se  trouve  amoindrie  et  rejetée  au  second 
plan.  Les  préoccupations  sociales  ont  faussé  les 
meilleurs  manuels  d'art.  Pour  ne  prendre  qu'un 
exemple,  l'intéressante  question  du  vers  libre  nVst 
plus  étudiée  en  elle-même,  mais  en  fonction  de 
telle  ou  telle  politique.  Les  néo-classiques  rejet- 
tent la  strophe  analytique  sous  prétexte  que  le 
xvne  siècle,  qui  était  monarchiste,  ne  Ta  pas  em- 
ployée ;  d'autres  la  défendent,  parce  que  soi-disant 
—  et  bien  à  tort  —  elle  .a  bonne  couleur  moder- 
niste. De  tels  états  d'esprit  seraient  comiques  s'ils 
ne  dénotaient  une  aussi  triste  notion  des  desti- 
nées de  notre  poésie. 


ADRIEN  MITHOUARD    ET    L'OCCIDENT  217 


Seul  ou  presque  seul  au  milieu  des  partis  s'en- 
tre-dévorant,  Mithouard  a  conservé  une  intelli- 
gence lucide  et  un  noble  souci  des  nuances.  Il 
nous  offre  un  magnifique  exemple  de  prudence 
et  de  mesure.  S'il  montre  les  dangers  d'un  roman- 
tisme échevelé,  qui  risque  de  briser  Fharmonie 
entre  notre  sensibilité  et  notre  intelligence,  s'il 
nous  met  en  garde  contre  les  plaisirs  dissolvants 
de  Venise  et  de  Grenade,  il  n'oublie  pas  à  quel 
point  ce  demeurent  pour  nous  deux  villes  d'im- 
portance, «  des  lieux  éminemment  favorables  à  la 
méditation  ». 

Il  se  retourne  donc  contre  les  partisans  d'un 
humanisme  froid  et  d'une  renaissance  latine  dont 
la  logique  étroite  risque  d'étrangler  tout  chant 
lyrique  ;  il  les  convie  à  ne  pas  apporter  «  une 
fougue  trop  romantique  à  nous  libérer  du  roman- 
tisme ».  Certes  celui-ci  fut  une  belle  maladie,  une 
fièvre  salutaire,  le  xvm9  siècle  nous  ayant  desséché 
l'àme  et  le  xvii',  malgré  de  splendides  qualités 
de  fond  et  de  forme,  ayant  ignoré  —  La  Fontaine 
excepté,  bien  entendu  —  la  poésie  lyrique. 

On  peut  dire  que  nos  facultés  nationales,  d'abord 
coordonnées  et  fortifiées  d'une  discipline  harmo- 
nieuse, se  dissocient  vers  la  fin  du  xv*  siècle.  Elles 
s'épanouissent  à  nouveau  d'époque  en  époque, 
mais  les  unes  après  les  autres  et  non  plus  ten- 
dues dans  un  seul  équilibre,  tant  qu'elles  finissent 

13 


218  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

par  se  tourner  les  unes  contre  les  autres.  «  L'art 
classique  et  Fart  romantique  furent  les  deux  moi- 
tiés de  la  cathédrale.  » 

C'est  à  la  reconstruction  de  l'édifice  national 
que  nous  invite  avecpersuasion  Mithouard:  et  que 
les  esprits  méfiants  se  rassurent.  Cet  édifice  natio- 
nal n'est  nullement  une  prison, mais  une  demeure 
bien  aérée  ou  chaque  élan  lyrique  trouve  son 
emploi  et  sa  place.  Ecoutons  notre  auteur  pous- 
ser son  beau  cri  de  ralliement  :  «  La  France  est 
pays  d'unité.  »  Laissons  pseudo-classiques  et 
pseudo-romantiques  se  déchirer  pour  des  motifs 
extra  littéraires. 

A  nous,  aux  artistes  désintéressés,  conscients 
de  leurs  devoirs,  appartient  de  rétablir  par  leurs 
œuvres  Féquilibre  interrompu,  d'aider  à  la  syn- 
thèse, à  la  coordination  harmonieuse  et  vivante 
de  nos  facultés  nationales.  Le  lyrisme  contempo- 
rain s'accommode  mal  des  rapports  abstraits  de 
la  raison  pure,  pas  plus  que  des  courbes  épilep- 
tiques  d'une  sensibilité  dévoyée.  La  prétendue 
clarté  latine  et  le  mirage  jacobin  portent  en  eux 
de  terribles  germes.  Aussi  bien  les  mots  raison 
et  sensibilité  ne  sont  que  des  schèmes  philoso- 
phiques. Nos  vrais  poètes  ne  sacrifient  pas  ceci  à 
cela,  mais,  dans  une  intuition  profonde,  s'efforcent 
de  dire  toute  leur  âme  et  d'ordonner  leurs  poèmes 
selon  l'instinct  de  notre  race  qui  assume  le  plus 


219 


possible  d'humanité, je  veux  dire  qui  marie  joyeu- 
sement la  logique  du  cœur  et  la  spontanéité  de 
l'esprit.  Mithouard  aura  grandement  hâté  cette 
union  en  nous  éveillant  à  une  plus  sûre  conscience 
de  nos  réalités  occidentales. 


ROBERT    DE    SOUZA 
ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE 


I.  —  Poète  et  esthéticien.  Difficulté  pour  la  foule  de 
réconcilier  ces  deux  attitudes  dans  la  même  présence. 

II.  —  Le  poète.  —  L'impressionnisme  de  Fumerolles. 
—  L'idéalisme  constructeur  de  Sources  vers  le 
Fleuve.  —  Son  mètre  et  son  rythme. 

III.  —  Les  conditions  sociales  contemporaines, en  con- 
tradiction avec  une  poésie  nationale,  amènent  le  poète 
à  réfléchir  sur  son  art.  —  La  théorie  n'a  jamais 
étouffé  la  création  lyrique.  —  Les  questions  de 
forme.  Souza  et  la  prosodie.  Le  Rythme  poétique  et 
la  Poétrie. 

IV.  —  Les  questions  de  fond.  L'inspiration  lyrique.  — 
La  poésie  populaire  et  le  lyrisme  sentimental.  —  Où 
nous  en  sommes.  L'examen  de  conscience  de  toute 
une  génération. 

/ 


I 


Aux  yeux  du  public,  il  n'est  pas  bon  qu'un  écri- 
vain s'essaye  dans  plusieurs  genres,  et  manifeste 
un  talent  susceptible  de  réaliser  des  œuvres  «  on- 


ROBERT  DE  SOUZA    ET  NOTRE  EXAMEN    DE  CONSCIENCE       221 

doyantes  et  diverses  ».  L'esprit  de  la  foule  est 
simplificateur. 

Guidés  par  les  nécessités  de  la  vie  qui,  de  plus 
en  plus  orientent  nos  actes  vers  la  pratique,  nous 
avons  besoin  de  classifications  faciles  et  de  juge- 
ments bien  ordonnés.  La  complexité,  comme  la 
contradiction,  nous  répugne.  Nous  nous  portons 
toujours  vers  les  idées  les  plus  générales  et  les 
plus  simples. 

Cette  tendance  de  notre  intelligence  conduit  à 
Finjustice  envers  les  auteurs,  dont  l'activité  trop 
riche  se  dépense  ici  et  là  en  des  travaux  qui,  d'or- 
dinaire, sont  fournis  par  des  familles  d'esprits 
très  différentes.  Nous  aimons  synthétiser  Fœuvre 
d'un  écrivain  dans  une  définition  susceptible  de 
l'exprimer  en  entier.  Tant  pis  si  l'originalité  vaga- 
bonde do  tel  auteur  refuse  d'entrer  dans  le  lit  de 
Procuste  de  nos  concepts. 

«  Entendons-nous  bien,  déclare  le  public  mé- 
thodique. Êtes-vous  poète,  philosophe,  romancier, 
critique  ?  Si  vous  êtes  philosophe,  dites  :  je  suis 
philosophe.  Si  vous  êtes  poète  dites  :  je  suis  poète. 
Mais  n'allez  pas  prétendre  enfermer  à  la  fois  en 
votre  individu  la  mentalité  d'un  poète  et  celle 
d'un  philosophe.  Vous  n'avez  droit  qu'à  la  spé- 
cialité d'un  genre  ;  et  ceci,  pour  les  besoins  de 
notre  esprit  classificatcur.  Bien  mieux,  si  vous  êtes 
poète,  devez-vous  faire  choix  de  tel  ou  tel  genre 


222  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

do  poésie,  vous  cloîtrer  dans  une  «  manière  »  et 
n'en  plus  sortir,  sous  peine  de  nous  dérouter  tota- 
lement. Gomment  se  rappeler  que  Sully  Prud- 
homme  a  écrit  des  livres  d'esthétique,  des  études 
philosophiques,  des  articles  de  sociologie?  Tout 
ceci  est  trop  long,  trop  compliqué.  Appelons  sim- 
plement Sully  Prudhomme  :  le  poète  du  Vase 
brisé,  et  que  le  reste  tombe  en  oubli.  Cherchons 
donc  le  «  vase  brisé  »  de  chaque  artiste,  par  quoi 
il  peut  se  définir.  » 

Après  beaucoup  d'autres,  M.  Robert  de  Souza 
eut  à  se  plaindre  de  cette  façon  simpliste  de  juger 
un  écrivain.  Pour  le  vulgaire,  il  eut  le  grave  tort 
de  ne  point  se  cantonner  dans  un  seul  genre  et 
de  joindre  à  un  talent  incontestable  de  poète  des 
dons  précieux  d'esthéticien.  Ses  études  critiques 
ont  nui  à  sa  réputation  d'artiste  créateur.  Le 
public  ne  pouvant  jamais  envisager  qu'une  seule 
des  faces  de  la  personnalité  d'un  auteur,  a  choisi 
l'esthéticien  et  rejeté  dans  l'ombre  le  poète.  Le 
«  vase  brisé  »  de  M.  de  Souza  c'est  donc,  aux 
yeux  de  la  foule,  l'étude  de  notre  rythmique  fran- 
çaise. 

Le  critique,  placé  au  rond  point  où  convergent 
toutes  les  facultés  d'un  tempérament,  a  le  devoir 
de  réagir  contre  ce  jugement  sommaire  et  de 
parcourir  successivement  toutes  les  avenues  d'un 
talent.  Faisons  donc  une  part   spéciale  au  poète 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   223 

qu'est  Robert  de  Souza  et  parlons  de  ses  créa- 
tions avant  de  visiter  son  atelier.  Peut-être,  en 
montrant  la  part  généreuse  prise  par  l'auteur  de 
Fumerolles  dans  la  rénovation  lyrique  contempo- 
raine, pourrai-je  contribuer  à  situer  Robert  de 
Souza  à  sa  vraie  place  parmi  les  symbolistes  et 
prouver  quelle  reconnaissance  ma  génération,  si 
injuste  envers  ses  aînés,  lui  doit. 


II 


Il  fut  très  peu  écrit  sur  l'œuvre  en  vers  de  ce 
poète  original  et  complexe.  Il  semble  que  la  cu- 
riosité des  critiques  ait  été  entièrement  captée  par 
les  recherches  de  Souza  sur  la  technique  du  vers 
français.  Je  me  réjouirais  de  cet  oubli  qui  me 
permet  une  fois  de  plus  de  m'aventurer  délicieu- 
sement dans  un  sentier  non  foulé,  si  je  n'y  voyais 
la  preuve  d'un  coupable  dédain.  Aussi  bien,  depuis 
ma  folle  entreprise  de  lire  les  pages  consacrées 
par  nos  critiques  patentés  aux  œuvres  symbolis- 
tes, j'ai  perdu  l'habitude  de  m'étonner. 

Fumerolles  parut  en  1894  à  la  librairie  de  l  Art 
indépendant.  Avant  cette  date  Souza  avait  déjà 
composé  deux  livres  de  vers  où  le  poète  s'essayait 
à  des  recherches  harmoniques  et  rythmiques. 
Mécontent  de  ces  réalisations  incomplètes,  Souza 


224  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


jeta  au  feu  ces  deux  recueils  de  gammes  proso- 
diques. Le  voici  donc  en  possession  d'un  doigté 
sûr  et  d'un  excellent  mécanisme. 

Pour  accorder  défi uitive ment  son  instrument 
suivant  le  rythme  de  son  cœur,  Souza  écrit  Fu- 
merolles à  cet  âge  de  demi-jeunesse  où  l'écrivain 
se  sent  déjà  maître  du  glorieux  équilibre  de  ses 
facultés.  Emporté  par  la  verve  créatrice,  et  de 
peur  d'interrompre  la  spontanéité  de  l'inspiration 
dans  son  élan  instinctif,  Souza  compose  Fume- 
rolles en  une  saison.  Sans  vouloir  se  relire  ni  se 
corriger,  le  poète  se  hâte  de  publier  le  livre  frais 
éclos,  avant  que  l'esprit  d'analyse  ait  pu  tarir 
l'intuition  première. 

Ces  poèmes  sont  pourvus  d'une  vie  et  d'une 
originalité  sûres.  Je  crois  pouvoir  affirmer  qu'ils 
ne  ressemblent  en  rien  à  ce  qu'on  publiait  alors. 
S'il  fallait  à  toute  force  trouver  un  air  de  famille 
à  Fumerolles,  je  ne  vois  que  la  poésie  de  Vielé- 
Griffin  qui  puisse  se  rapprocher  de  ces  notations 
sentimentales  et  naturistes,  où  l'âme  de  l'artiste 
s'ébat  dans  l'exaltation  et  semble  papilloter  à  tra- 
vers l'atmosphère  lumineuse  des  choses. 

Fumerolles  ! 

Simples  jeux  de  brumes, 

De  la  bouche  de  la  vie  soufflés... 

Paroles 


ROBERT  DE    SOUZA   ET  NOTRE  EXAMEN    DE    CONSCIENCE       225 

Enroulant,  endormant  la  pensée 

De  volupté... 

Laissons  l'écume 

Du  soufre  fétide  de  la  vie, 

Fumerolles, 

Et  nous  ravissez 

En  les  ascensions 

De  vos  brumes, 

Aux  lumineuses  spires 

Colorées 

De  nos  désirs 

De  nos  passions, 

Et  malgré  le  soufre  de  la  vie, 

De  nos  songeries... 

Spires  aux  vols  et  virevoltes  folles 

Fumerolles, 

Enveloppez- nous 

De  vos  plus  brumeuses  magies, 

Et  de  leurs  denses  vapeurs  vermeilles 

En  les  délices  d'un  vertige, 

Soutenez-nous 

Jusqu'à  nous  porter  avec  vous 

Près  du  soleil  ! 


Vous  souvient-il  que  cette  année  1893  fut  par- 
ticulièrement heureuse  et  tendre.  Le  printemps 
prit  tout  de  suite»  la  place  de  l'hiver  ;  l'été  se  ré- 
veillait un  mois  plus  tôt  et  prolongeait  sa  veillée 
à  travers  un  délicat  d'automne.  La  nature  resplen- 

13. 


226 


dissait  de  vie  joyeuse  ;  les  fleurs  tôt  venues  s'épa- 
nouissaient sans  s'épuiser,  comme  incapables  de 
mourir,  et  c'était,  à  travers  trois  saisons  délicieu- 
ses de  grâce  et  d'éclat  tempéré,  un  chant  uni- 
versel de  jeunesse  et  de  douce  ardeur. 

Or  imaginez  un  poète  vivant  son  amour  au  mi- 
lieu de  ce  concert  harmonieux  de  la  nature.  De 
quelles  chaudes  pulsations  son  cœur  ne  dut-il 
pas  être  agité  !  Quelles  plus  suaves  noces  !  com- 
ment rêver  de  plus  enivrantes  vendanges  !  Le 
monde  extérieur  correspond  si  étroitement  à  la 
qualité  d'âme  de  Partiste,  qu'on  dirait  cette  âme 
et  ce  monde  courbés  sous  le  même  effort  triom- 
phant, tendus  dans  la  même  excitation  lyrique.  Il 
y  a  compénétration  intime  entre  l'hymne  imma- 
nent de  la  nature  et  cette  espèce  d'adoration  qui 
agenouille  le  poète  aux  pieds  de  son  amour.  De 
part  et  d'autre  même  fervente  prière,  même  re- 
cueillement intérieur  l. 

Cet  impressionnisme  sentimental  est  essentielle- 
ment synthétique,  sans  cesser  d'être  concret.  Car 
au  moyen  de  sa  vision  naturiste  le  poète  extério- 
rise ses  plus  profonds  sentiments  et,  dès  qu'il  dit 


1.  J'exprimerai  mieux  ma  pensée  en  reproduisant  ces  lignes 
que  M.  G.  Sarrazin  applique  à  Shelley  *  «  Les  splendeurs  des 
mondes  ont  revêtu  les  couleurs  de  son  âme,  elles  se  sont  fes- 
tonnées des  mdle  arabesques  de  sa  sensibilité.  »  (Gabriel Sar- 
razin. La  Renaissance  de  la  poésie  anglaise.  Perrin,  p.  43.) 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   227 


son  cœur,  c'est  la  nature  ambiante  qu'il  célèbre. 
La  nature  apparaît  à  Souza  un  perpétuel  état 
d'âme  et,  d'autre  part,  chaque  état  d'âme  du  poète 
se  colore  de  toutes  les  nuances  dont  se  vêtent  les 
paysages  environnants. 

Lève-toi,  viens,  et  te  penche,  ombre  blonde  ; 
Laisse  tes  yeux  en  promenade  muser 
A  suivre  au  but  les  arabesques  de  ces  ombres, 
Les  tiges  folles  de  toutes  ces  herbes  dressées, 
Fraîches  encor  au  lumineux  parterre,  les  pensées  ! 

Le  cœur  du  poète  suit  dans  ses  élans  la  qualité 
des  heures  qui  passent.  Tour  à  tour  le  matin  lu- 
mineux, les  chaleurs  lourdes  de  l'après-midi,  la 
douceur  du  crépuscule,  le  mystère  des  nuits  bleu- 
tées teignent  de  leur  nuance  psychique  particu- 
lière les  émotions  de  l'artiste. 

Et  toute  union  n'est   qu'un  essaim  de  minutes  harmo- 

[nieuses. 

On  peut  dire  que  la  réceptivité  du  poète  est  si 
affinée  et  son  identification  avec  les  paysages  si 
étroite  que  Fumerolles  nous  offre  un  des  meil- 
leurs exemples  de  poèmes  symbolistes  où  la  na- 
ture est  vécue  dans  les  diverses  phases  de  son 
intensité. 

Voici  deux  exemples  de  ces  transpositions  im- 


228  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

pressionnistes,  au  moyen  de  quoi  le  poète  accorde 
la  nature  au  ton  de  ses  sentiments,  et  récipro- 
quement ; 

Dans  la  voiture  comme  un  berceau 
Tangue,  au  long  des  routes  de  l'automne, 
La  promenade  de  la  petite  âme 
Si  rosement  tendre  et  blanchement  bonne, 
Malgré  les  présages  de  l'automne... 

Les  plaines  élargissent  ses  yeux  ; 

Le  ciel  uni  bombe  son  front  ; 

Les  branchettes  déplissent  ses  mains  ; 

Les  fines  araignées  du  matin 

Etirent  les  fiis  de  ses  cheveux  ; 

Les  baies  cramoisies  du  chemin 

Grossissent  la  .pulpe  de  ses  lèvres  ; 

Nul  dans  la  nature  ne  la  sèvre 

La  petite  âme  du  matin  ; 

Le  ciel  uni  bombe  son  front  ; 

Les  plaines  élargissent  ses  yeux  !... 

Et  trône,  de  sa  voiture  berceuse  la  conquérante  ! 

La  Bouilloire  est  conçue  sur  le  même  modèle  : 

Ecoute  l'eau  qui  chante  en  captive  du  feu 
Ecoute  les   flammes  qui  chantent,  mais  comme   dra- 
peaux au  vent; 
Susurrante  d'élans  fumeux. 


ROBERT  DE   SOUZA  ET    NOTRE  EXAMEN   DE  CONSCIENCE       229 

Écoute  ma  vie  qui  chante 

En  ton  cœur  loyal  contenue, 

Et  dans  les  flammes  vives  tenue. 

La  bouilloire  est  de  pur  argent, 

Dis  !  sur  des  parois  de  fer  résistantes  ? 

Garde  chaude  la  vie  qui  chante... 

Nous  retrouvons  de  semblables  images  actives 
dans  les  Graines  d'un  jour  et  dans  les  Modula- 
tions sur  la  mer  et  la  nuit.  Mêmes  impressions 
visuelles  retentissant  dans  un  amour  vécu: 

De  plaines  en  plaines  lointaines 
L'éther,  l'éther  est  de  velours; 
L'âme  de  baume  des  tilleuls 
En  un  demi-sommeil  y  mène 
Le  flottement  des  heures  sereines, 
Chaudes  et  assoupies  d'amour. 

L'éther,  l'éther  est  de  velours, 

L'âme  est  de  baume  des  tilleuls  ; 

De  plaines  en  plaines  lointaines, 

Des  heures  alanguies  bercent  la  terre  sereine. 

Nous  sommes  ainsi  en  présence  de  notations 
purement  poétiques,  je  veux  dire  exclusivement 
lyriques,  dégagées  de  tout  souci  oratoire  ou  didac- 
tique. 


230  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Les  Sources  vers  le  Fleuve  accusent  une  tout 
autre  manière.  L'impressionnisme  sentimental  des 
premiers  vers  de  Souza  s'est  changé  en  émotion 
cérébrale  ;  la  sensibilité  du  poète,  si  j'ose  dire, 
s'est  intellectualisée.  Robert  de  Souza  a  donné 
lui-même  une  définition  de  ces  deux  stades  de  la 
création  poétique,  lorsqu'il  a  tenté  une  classifica- 
tion des  symbolistes  en  réalistes  sentimentaux, 
avec  Verlaine  comme  type  initial,  et  en  idéalistes 
constructifs,  dont  Mallarmé  est  l'ancêtre  spiri- 
tuel '  ;  ceux-là  plus  spécialement  naturistes  et  sen- 
suels, ceux-ci  davantage  cérébraux  et  abstraits.  Ou 
plutôt  les  uns  et  les  autres  vivent  bien  d'une  vie 
concrète,  mais  l'émotion  des  premiers  dégage 
d'abord  une  série  de  vibrations  sensitives,  alors 
que  l'intuition  des  seconds  provient  d'idées  ou 
de  représentations  plus  franchement  intellectuel- 
les. Le  lyrisme  de  ceux-là  est  d'ordre  affectif,  il 
est  plutôt  d'ordre  mental  chez  ces  derniers. 

Les  Sources  vers  le  Fleuve  affichent  un  remarqua- 
ble souci  d'unité  dans  la  composition.  Ce  volume, 
je  le  compare  à  une  sonate  développée  en  trois 

1.  «  Le  symbolisme  est  formé  de  deux  affluents  :  cet  «  idéa- 
lisme constructif  »  qui  lui  vient  de  Stéphane  Mallarmé,  et  la 
source  instinctive  de  Paul  Verlaine  qui  lui  donna  le  réalisme 
sentimental.  Ces  eaux  de  nature  adverse  sont  mêlées  dans  le 
même  fleuve,  elles  ne  peuvent  se  désunir,  pas  plus  que  les 
poètes  ne  les  distinguaient  jadis  dans  leurs  bons  jours.»  (Ro- 
bert de  Souza.  Où  nous  en  sommes,  p.  42.) 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   231 

parties  avec,  pour  thème  générateur,  l'idée  de 
vie.  Bien  que  cette  idée  de  vie  circule  à  travers 
tout  le  volume  à  la  manière  d'un  leit-motiv  repris 
en  de  multiples  contrepoints,  le  premier  livre  in- 
titulé Histoires  de  France  est  plus  spécialement 
représentatif  de  la  vie  en  soi.  Les  deux  autres  li- 
vres chantent  les  plus  nobles  modalités  de  la  vie  : 
la  Beauté  et  le  Bonheur.  Avant  chaque  poème 
liminaire  une  maxime  de  La  Bhagavad-Gita 
donne  le  ton  des  trois  parties  dédiées  aux  poètes 
dont  l'inspiration  se  rapproche  le  mieux  de  Fidéal 
rêvé  par  Souza.  Pour  la  Vie  est  offerte  à  Verhae- 
ren,  Pour  la  Beauté  à  Henri  de  Régnier,  à  Vielé- 
Griffin  Pour  le  Bonheur. 

Le  premier  livre,  Histoires  de  France,  synthétise 
l'émotion  cérébrale  du  poète  à  travers  le  temps. 
Il  exprime  quel  enthousiasme  actuel  doit  susciter 
l'évocation  d'âges  héroïques.  «  Jamais  ne  m'a 
manqué  l'existence,  ni  à  toi  non  plus,  ni  à  ces 
princes;  et  jamais  nous  ne  cessons  d'être,  nous 
tous,  dans  l'univers  »,  dit  La  Bhagavad-Gita.  Et 
Souza  de  commenter  cette  phrase  de  la  sagesse 
indoue  au  moyen  de  tableaux  lyriquement  épi- 
ques. Voici  le  Roy  précédé  d'un  cortège  triom- 
phant sonnant  la  trompette  belliqueuse  : 

La  guerre  est  gloire, 
Et  la  mort  est  victoire  ; 


232  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

/ 

La  vie  est  bannière  de  vaillance  ; 

Les  preux  la  suivent  jusqu'en  la  mort  ; 

La  mort  est  gloire? 

Voici  les  preux  étendus  sur  le  gazon  teint  de 
leur  sang,  dont  les  pensers  héroïques  s'attardent 
au  souvenir  de  leur  Dame.  Ces  deux  vaillants,  sur 
le  point  de  contempler  Dieu,  se  communient  avec 
une  fleur,  cette  âme  de  l'univers  : 

Le  Chevalier  de  Gloire  ayant  fiché  en  terre  ; 

Devant  leurs  yeux,  la  croix  de  son  épée, 

Ils  tendirent  au  ciel  l'hommage  de  leur  gant  : 

Et  le  ciel  l'accepta  d'un  long  regard  aimant 

Qui  mit  sur  le  fer  une  lumière 

Puis  l'un,  dans  ses  doigts,  saisissant 

Une  pâquerette  à  la  blanche  couronne  d'hostie, 

Il  la  porta  aux  lèvres  de  l'ami 

Pour  qu'il  eût  goût,  en  trépassant, 

Du  pain  de  vie, 

Et  l'autre,  jusqu'à  sa  blessure  haussant 

Le  menu  calice  d'une  fleur  d'or, 

Il  le  porta  aux  lèvres  de  l'ami, 

L'ayant  empli  d'une  goutte  de  son  sang. 

Et  les  Chevaliers  se  couchèrent 

La  main  dans  la  main  pour  la  mort. 


Voici  la  reine  ivre  de  l'amour  du  jouvenceau. 
Voici  la  bergerette  qui  sera  Jeanne  d'Arc,  écou- 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   233 

tant  déjà  dans  son  extase  de  vierge  le  cliquetis 
des  armures.  Voici  le  souffle  des  grandes  orgues 
qui  fait  tressaillir  l'âme  des  ancêtres  sous  les  voû- 
tes en  ogives.  Voici  enfin  la  Victoire  dressée,  sou- 
veraine, au  seuil  de  l'Eternité.  Dans  un  magnifique 
rappel  de  nos  désastres  de  1870,  le  poète  la  re- 
présente mutilée,  telle  la  Victoire  de  Samothrace, 
mais  s'enlevant  encore,  ailes  déployées,  au-dessus 
de  notre  espoir  : 


Tes  ailes,  toutes  déchirées  du  supplice, 

Ta  robe,  toute  arrachée  en  lambeaux, 

Horreur  !  tu  passes  sans  tête  et  sans  bras, 

Victoire  î 

Jusqu'à  quand,  devant  notre  effroi, 

Passeras-tu  toujours  ainsi  sans  tête  et  sans  bras, 

Victoire  ! 

Gigantesque  éblouissant  oiseau. 

Echappé  d'entre  les  mains  tueuses  d'un  barbare, 

Et  qui  enlève  vers  notre  espoir  encor 

Les  spasmes  d'un  vol  suprême,  aveugle  et  mort. 

Le  second  livre  de  Source  vers  le  Fleuve  chante 
l'Homme  en  face  de  l'idée  de  Beauté.  L'homme 
seul  peut  étcrnisor  la  beauté  qui  passe  et  lui  in- 
suffler une  vie  immuable.  Tel  est  le  sens  de  la 
pièce  appelée  l'Embaumeur.  Le  magicien,  à  qui 
s'est  donnée  la  petite  ballerine,  prépare  l'œuvre 


234  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


de  gloire.  Il  étend  l'amante  nue  sur  la  couche  de 
porphyre,  lui  arrache  le  cœur  et  les  entrailles, 
puis  verse  dans  le  corps  les  essences  et  les  aro- 
mates qui  éloignent  les  stigmates  du  Temps. 

Gloire  à  toi  qui  n'es  plus  fiévreuse  ni  impure  ! 

Ta  poitrine  est  enfin  libre  de  ton  cœur, 

Ton  ventre,  de  tes  entrailles  immondes, 

Et  ta  tête,  des  entendements  qui  nous  torturent, 

O  Vie,  recréée  par  moi  dans  ta  fleur  ! 

Et  des  buissons  de  fleurs  fraîches,  jaillis  du  trou 
où  l'embaumeur  jeta  les  entrailles,  viennent  en- 
chevêtrer leurs  lianes  fléchissantes  au-dessus  du 
corps  immuable,  immortalisé  par  la  vie  supérieure 
de  l'art. 

Le  grand  morceau  de  résistance  de  cette  se- 
conde partie  s'intitule  Le  Voyant  :  long  poème 
un  peu  abstrait  et  allégorique,  mais  charnu  dans 
le  détail  et  riche  de  substance. 

La  fin  du  volume  célèbre  le  bonheur  et  la  joie 
d'être,  l'ivresse  de  se  laisser  emporter  au  fil  du 
fleuve  de  la  vie,  jusqu'à  la  mer  infinie  où  toutes 
les  sources  viennent  s'engloutir,  avec  les  barques 
des  hommes  toujours  en  allées  vers  ailleurs. 

La  forme  de  cet  ouvrage  est  non  moins  curieuse 
par  son  originalité  et  sa  logique  de  composition. 


ROBERT  DE   SOUZA  ET  NOTRE    EXAMEN   DE    CONSCIENCE*    235 

Dans  Sources  vers  le  Fleuve  il  nous  faut  chercher 
les  plus  nombreux  exemples  des  tendances  ryth- 
miques du  symbolisme.  Ce  qu'on  nomme  si  im- 
proprement «  le  vers  libre  »  est  présenté  sous 
son  vrai  jour,  avec  les  multiples  combinaisons 
auxquelles  il  est  susceptible  de  se  plier.  Chaque 
pièce  est  animée  d'un  rythme  homogène  appro- 
prié ;  tant  il  est  vrai  que  le  rythme  est  la  pein- 
ture d'un  mouvement  et  que  chaque  intuition 
poétique  ou  inspiration  lyrique,  pour  être  rendue 
dans  sa  vérité  pure,  doit  être  ■  reproduite  dans 
son  mouvement  intérieur,  dans  son  élan  psychi- 
que. 

C'est  précisément  le  rôle  de  la  «  strophe  ana- 
lytique »,  avec  ses  combinaisons  de  pieds  grecs 
et  de  rappels  métriques,  d'extérioriser  le  rythme 
mente!  du  poète,  avec  autant  d'exactitude  qu'on 
en  peut  souhaiter,  pour  communiquer,  sans  dé- 
formation, à  un  auditeur,  une  impression  vécue. 

La  fameuse  pièce  A  la  Victoire  donne  bien  la 
mesure  de  la  richesse  de  combinaisons  dont  une 
semblable  métrique  est  capable.  Cette  métrique 
sera  étudiée  plus  à  fond  tout  à  l'heure  dans  ses 
éléments  organiques.  Pour  l'instant  relisons  les 
strophes  suivantes.  Nous  nous  sentirons  étrange- 
ment emportés  dans  le  mouvement  mystérieux  et 
puissant  qui  les  anime.  Nous  voyons  fuir  l'cs- 
pace  ;  nous  entendons  les  battements  d'ailes  pré- 


236 


cipités  ;  une  sorte  de  ferveur  dynamique  surgit 
de  ces  vers  : 

Tes  ailes,  ouvertes  en  voile  vers  la  côte, 
Ta  robe,  rejetée  en  voile  dans  tes  ailes, 
Bravé,  le  vent  te  porte,  éternelle, 
Victoire  ! 

Tes  seins  pointent  et  ton  genoux  vers  la  côte, 
Du  même  élan  dont  bat  la  joie  des  ailes, 
Victoire  ! 
Vers  l'attente,  debout  au  rivage,  de  l'espoir... 

Accours  !  —  l'attente  est  longue  dans  la  faute, 
Et  nos  yeux  sondent,  depuis  des  ans,  les  mers. 
Victoire  î 

Accours,  et  rayonne  vers  nous  de  toute  ta  chair 
Du  pas  que  sur  l'eau  même  porte  l'essor  des  ailes^ 

La  dernière  manière  de  Souza,  il  nous  la  faut 
demander  au  poème  publié  en  1906  dans  Vers  et 
Prose  : 

UHéroïde  de  la  Danse  du  Lys,  dédiée  à  la  Loïe 
Fuller,  entoure  d'un  vibrant  lyrisme  le  vol  de 
l'âme  vers  le  rêve,  —  âme,  femme  et  lys,  symbo- 
lisés par  les  captivantes  eurythmies  de  la  célèbre 
danseuse.  D'abord  la  nuit,  un  trou  noir  où  Ton 
perçoit  pourtant  des  choses  qui  tressaillent.  Des 
sons  s'élèvent,  grandissent  : 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTEE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   237 

Une  âme  bouge  qui  remue  l'attente  dans  la  nuit... 

La  charmeuse  apparaît,  venue  de  très  loin  sem- 
ble- t— il,  parmi  les  clignotements  des  lumières: 

Lueur  qui  d'un  voile  tremble, 

D'un  voile  mat  et  fin  qu'on  déplie, 

Nappe  molle  par  des  mains  nouée 

Et  qui  se  détendent  flottantes, 

Gomme  des  feuilles  enrubannées, 

Blanche  nappe  de  l'air  encor  bleu  et  tendre... 

Cette  clarté  monte  comme  une  tige,  s'élance 
dans  l'azur  en  oiseau  de  flammes  : 

Ah! je  le  sens,  c'est  l'instant  déchirant 

Où  le  bulbe  profond  ne  retient  plus  l'élan 

De  la  tige  qui  de  ses  rameaux  cherche  des  ailes. 

La  tige  s'épanouit  en  fleur,  et  de  la  corolle 
jaillit  la  femme  lumineuse  et  ingénue,  pure  et 
rayonnante  de  beauté  : 

Et  ouverte  à  toutes  grâces,  coupe  de  soleil, 

Alléluia,  alléluia, 

Coupe  de  soleil  et  coupe  de  joie. 

0  fleur  royale, 

Gloire  de  siècles  éternels  ! 


238  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Ce  poème  ne  renferme  pas  un  vers,  une  strophe 
qui  n'aient  leur  raison  d'être  numérique.  C'est 
l'aboutissement  logique  le  plus  délibérément 
voulu  de  la  composition  de  l'idée  et  de  la  compo- 
sition rythmique,  l'étroite  identification  de  l'ins- 
piration créatrice  et  de  la  réalisation  verbale. 
L'Héroïde  de  la  Danse  du  Lys  offre  ce  merveilleux 
ensemble  d'être  à  la  fois  un  puissant  exemple  de 
poésie  pure,  de  haut  lyrisme,  —  et  un  véritable 
manuel  de  prosodie  française  en  action. 


III 


Si  Ton  veut  bien  démêler  les  conditions  les  plus 
favorables  au  développement  du  lyrisme,  on  se 
convaincra  sans  peine  de  l'hostilité  du  milieu 
social  contemporain  à  l'éclosion  de  toute  poésie. 
Non  pas  du  tout  que  les  tendances  intellectuel- 
les de  notre  xx*  siècle  soient  en  contradiction  avec 
les  principes  immanents  du  symbolisme.  Bien  au 
contraire,  au  cours  de  précédents  articles,  nous 
constatâmes  dans  les  sciences  et  la  philosophie 
actuelles  des  directions  parallèles  à  celles  que 
poursuivent  nos  poètes.  Une  entente  tacite  s'est 
établie  dans  la  façon  de  comprendre  la  vie,  de 
l'analyser,  de  l'exprimer.  Entre  la  manière  dont 
un  physicien  crée  une  loi  de  physique,  entre  le 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   239 

procédé  intuitif  dont  use  le  philosophe  pour  saisir 
la  conscience  psychologique  dans  son  écoulement 
continu,  dans  sa  pure  durée,  dans  sa  «  qualité  in- 
tensive »  dirait  M.  Bergson,  —  et  ce  que  j'ai 
appelé  la  vision  centrale  de  nos  symbolistes,  qui 
consiste  non  à  décrire  mais  à  exalter  des  états 
d'âme,  —  il  y  a  équivalence. 

Mais  si,  dans  les  divers  ordres  de  manifestations 
intellectuelles,  nous  retrouvons  toujours  la  même 
tendance  directrice,  en  revanche  le  divorce  est 
complet  entre  la  mentalité  commune  et  les  mœurs 
de  Fépoque,  —  chose  étrange  et  bien  digne  d'in- 
téresser un  jour  un  historien  de  la  littérature 
doublé  d'un  psychologue.  Alors  qu'en  général 
les  idées  d'un  temps  demeurent  en  parfaite  cor- 
rélation avec  les  actes  de  l'existence  journalière 
du  même  temps,  à  cette  heure  la  plus  parfaite 
discorde  ne  cesse  de  régner  entre  les  doctrines 
professées  et  leur  réalisation  sur  le  plan  de  l'ex- 
périence. Il  y  a  là  deux  vies  autonomes,  vie  de 
l'esprit  et  action  pratique,  qui  ne  parviennent  ni 
à  s'équilibrer,  ni  à  se  mêler. 

Cette  dissociation  de  deux  états,  état  intellec- 
tuel et  état  moral  de  notre  société,  crée  un  per- 
pétuel malentendu  entre  l'homme  qui  pense  et 
l'homme  qui  agit,  entre  l'artiste  et  la  foule.  Le 
lyrisme,  pour  pénétrer  dans  le  «  gros  public  », 
a  besoin  de  rencontrer  non  seulement  un  esprit 


*2i0  L'ATTITUDIÎ  DU   LYBIfl   I     CONTEMPORAIN 

commun,  mais  une  âme  commune.  Cette  âme  est 
absente  de  la  société  contemporaine,  que  le  con- 
flit de  ses  intérêts  particuliers  intéresse  seul.  En 
place  d'une  nation  homogène,  en  possession  de 
deux  ou  trois  certitudes  fondamentales,  capables 
de  réconcilier  tous  les  cœurs  et  d'accorder  cha- 
que volonté,  nous  nous  heurtons  à  une  quantité 
de  partis  aux  fins  contradictoires,  décidés  à  se 
pulvériser  mutuellement,  réfractaires  à  toute  ag- 
glomération, à  toute  unité  morale. 

Et  qu'on  ne  dise  plus  que  si  le  symbolisme  vé- 
gète, —  ce  qui  est  faux,  —  c'est  qu'il  «  a  fait  son 
temps  »,  c'est  qu'il  ne  correspond  plus  aux  direc- 
tions actuelles  des  esprits.  Jamais  il  n'y  eut  un 
tel  renouveau  de  poètes  décidément  symbolistes 
—  qu'ils  le  veuillent  ou  non,  —  et  jamais  leur 
façon  d'exprimer  la  vie  n'a  si  bien  concordé  avec 
les  autres  acquisitions  intellectuelles  du  moment  \ 
Mais  quoi  ?  quel  poète,  si  génial  soit-il,  oserait  se 
vantera  cette  heure  de  remuer  les  fibres  d'une 
nation,  si  cette  nation  manque  d'âme,  c'est-à-dire 
d'unité?  Qu'il  vienne  donc  celui-là,  parnassien, 
néo-romantique,  intégraliste  —  ou  autre;  qu'il  ose 
enfin  se  montrer,  ce  Paraclet  lyrique  que  l'Aca- 
démie ne  cesse  d'appeler  à  grands  cris  ridicules  ! 


1.  Cf.  mon    article   l'Idéal  symboliste,  Mercure  de  France, 
1G  juillet  1907. 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE  '2  i  [ 

—  Il  nous  dira,  je  pense,  comment  le  public  l'aura 
reçu.  L'expérience  tentée  par  tous  les  jeunes  poè- 
tes de  ma  génération  doit  être  ^concluante,  et  leur 
aveu  d'impuissance  à  communiquer  leur  souffle 
lyrique  même  à  une  très  faible  élite,  —  pour  une 
fois,  —  sera  unanime.  L'air  de  la  société  contem- 
poraine est  irrespirable.  Pégase  attend,  sur  des 
cimes  invisibles,  des  matins  plus  triomphants, 
pour  déchirer  à  nouveau  notre  atmosphère  de  ses 
ailes  voraces.  Souffrons  qu'il  s'oxygène  en  paix  \ 

C'est  du  moins  la  raison  pourquoi  Souza  a  com- 
posé des  livres  de  critique.  Depuis  quelques  an- 
nées aucun  écho  ne  répercute  dans  l'âme  de  la 
foule  les  chants  du  poète.  Etant  donné  la  tour- 
nure des  événements  politiques  et  sociaux,  tout 
élan  lyrique  est  brisé  dans  son  essor. 

L'instant  est  donc  choisi  pour  céder  à  la  réflexion 
le  pas  sur  l'intuition,  pour  faire  son  examen  par- 
ticulier, perfectionner  et  fourbir  sa  lyre  avant 
que  luise  le  jour  glorieux  d'une  renaissance  ly- 
rique. 

Aussi  bien  s'agit-il  d'une  affaire  de  conscience. 
Il  importe  à  tout  artiste  probe,  en  dehors  des 
heures  chaudes  de  création,  de  descendre  en  soi, 
de  s'interroger  sur  sa   technique.  Nul  poète  n'a 

t.  Robert  de  Souza,  en  plus  des  circonstances  politiques 
défavorables,  a  bien  montre  l'hostilité  de  la  presse  et  des  éditeurs 
onvers  les  œuvres  symbolistes.  (Où  nous  en  sommes,  p.  f>2.) 

li 


2t'2 


le  droit  de  jouer  à  cache-cache  avec  sa  méthode 
prosodique,  de  vivre  dans  une  coupable  indiffé- 
rence des  procédés  formels,  d'ignorer  la  qualité 
de  son  instrument. 

A  ce  propos,  nombre  de  poètes  médiocres  rail- 
lent les  théoriciens  du  verbe,  refusent  de  s'ins- 
truire, sous  prétexte  de  sauvegarder  leur  origi- 
nalité. On  connaît  le  lieu  commun:  toute  théorie 
est  inutile  ;  un  poète  qui  réfléchit  ses  créations 
tue  sa  spontanéité. 

A  ceux-ci  qui  cultivent  leur  ignorance  comme 
le  principe  même  de  leur  personnalité,  on  a  vite 
fait  de  répondre  que  connaître  les  lois  de  son 
art  n'a  jamais  nui  a  aucun  artiste.  Un  peintre  ne 
peut  ignorer  le  dessin,  pas  plus  qu'un  composi- 
teur de  musique  les  lois  de  l'harmonie,  ni  qu'un 
poète  la  prosodie.  D'autre  part,  écrire  un  traité 
didactique  n'a  jamais  privé  auctfn  artiste  de  ses 
moyens  de  création,  pour  cette  raison  que  la  théo- 
rie suit  toujours  la  création,  ne  la  précède  pas, 
et  qu'une  esthétique  n'est  autre  chose  qu'une  ex- 
périence fixée,  de  la  logique  sentie. 

Au  fond  cette  question,  ainsi  que  la  question 
latine y  a  été  mal  posée.  C'est  toujours  à  une  ana- 
lyse psychologique  qu'il  faut  nous  en  référer. 
Les  écrivains  méditerranéens  insultent  les  Occi- 
dentaux au  nom  de  je  ne  sais  quel  classicisme 
statique.  La  vérité   est  qu'il  existe  deux  familles 


ROBERT    DE  SOUZA   ET   NOTRE    EXAMEN  DE  CONSCIENCE       243 

d'esprits  :  les  visuels  et  les  intuitifs  ;  ceux-là  des- 
criptifs, plastiques,  apolliniens  si  Ton  préfère  ; 
ceux-ci  dionysiens,  plus  intériorisés,  plus  vivants, 
plus  émotifs.  De  même  en  ce  qui  concerne  les 
rapports  de  la  théorie  et  de  la  pratique  :  certains 
tempéraments  sont  doués  de  facultés  analytiques  ; 
d'autres  demeurent  incapables  d'objectiver  en 
normes  logiques  leurs  représentations.  Ceux-là 
savent  pourquoi  ils  se  plient  aux  canons  de  la 
Beauté; ceux-ci  créent  dans  Finconscience  de  leur 
âme.  L'artiste,  doué  de  cette  précieuse  faculté  de 
contemplation  analytique,  a  le  devoir  de  publier, 
dans  l'intérêt  de  tous  ses  confrères,  le  résultat  de 
ses  opérations. 

En  entreprenant,  à  la  suite  des  Tobler,  des  Becq 
de  Fouquières,des  Théodore  de  Banville,  des  Clair 
Tisseur,  des  Grammont,  des  Guyau,  ses  études  si 
documentées  sur  la  technique  du  vers  français, Bo- 
bert  de  Souza  répondait  au  désir  plus  ou  moins 
avoué  de  tous  les  poètes  contemporains.  Lui  seul, 
grâce  à  ses  studieuses  recherches,  sa  méthode 
scientifique,  ses  connaissances  philologiques,  sa 
fréquentation  des  Gaston  Paris  et  des  Bousselot, 
pouvait  mener  à  bien  une  si  rude  tâche.  La  fin 
poursuivie  par  Souza  est  la  suivante  :  donner  au 
symbolisme  toutes  ses  conséquences  ;  arriver  à 
faire  que  la  poésie  française  resplendisse  dans 
son  éclat  le  plus  pur.«  Jusqu'à  ces  dernières  an- 


2i4  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

nées,  écrit-il  dans  Où  nous  en  sommes,  la  poésie 
en  France  n'avait  jamais  été  complètement  elle- 
même;  elle  ne  se  séparait  guère  de  l'éloquence, 
de  la  philosophie,  ou  de  l'histoire  anecdotiqiu*. 
Une  ode  de  Victor  Hugo  est  encore  un  «  discours  » 
en  trois  points;  un  poème  de  Musset,  un  «  plai- 
doyer »  ;  un  autre  de  Leconte  de  Lisle,  une 
«  narration  »  précise,  documentée.  On  s'est  ef- 
forcé de  donner  à  la  poésie  sa  valeur  d'art  parti- 
culière, indépendante  de  toute  autre  forme  d'ex- 
pression. Là  est  la  découverte  certaine,  absolue, 
du  symbolisme.  » 

C'est  principalement  dans  le  Rythme  poétique 
et  dans  les  études  en  cours  de  publication  dans 
la  noble  revue,  l'Occident,  que  Souza  a  traité  de 
notre  métrique  et  de  ses  conditions.  Dans  la  Poésie 
populaire  et  dans  Où  nous  en  sommes  on  étudie 
plutôt  la  question  de  fond,  d'inspiration  et  de 
réalisation  intellectuelle. 

Le  Rythme  poétique  envisage  le  problème  pro- 
sodique du  point  de  vue  historique.  Les  articles 
de  l'Occident  sont  un  effort  constructeur  et  dog- 
matique vers  une  Poétrie  expérimentale. 

Il  n'entre  pas  dans  mon  dessein  d'analyser  en 
détail  ces  travaux-  Si  l'on  veut  bien  se  rappeler 
mes  précédentes  études,  mon  but  consiste  à  cons* 
tater  la  mentalité  dite  symboliste  chez  ses  princi- 
paux représentants  et  à  dégager,  au  moyen  de 


ROBERT   DE    SOUZA   ET    NOTRE    EXAMEN   DE   CONSCIENCE       215 

monographies,  Fétat  d'âme  collectif  de  cette 
génération.  Résumons  donc  sans  plus  les  idées 
générales  de  poètes  qui  présidèrent  à  l'élabora- 
tion de  cette  technique.  Elles  seules  intéressent 
un  historien  de  la  littérature,  décidé  à  étudier 
Fambiance  intellectuelle  d'une  époque. 

Souza  attache  une  grande  importance  aux 
questions  de  rythme.  Il  a  raison.  Repoussons  une 
fois  pour  toutes  les  railleries  qu'on  n'a  pas  mé- 
nagées aux  esthéticiens  du  symbolisme,  et  gar- 
dons-nous  de  tenir  les  nombreux  débats  soutenus 
à  ce  sujet  pour  luttes  pédantesques.  Sans  qu'on 
s'en  doute,  les  destinées  de  la  poésie  s'y  jouent 
chaque  fois. 

De  même  que  toute  théorie  philosophique,  qui 
n'est  autre  chose  qu'une  systématisation  delà  vie, 
se  résume  dans  une  théorie  de  la  connaissance,  de 
même  toute  renaissance  du  lyrisme  entraîne  né- 
cessairement une  réforme  du  rythme. 

Bien  mieux,  tout  ce  qui  nous  entoure  ne  se 
réduit-il  pas  à  la  genèse  d'un  rythme?  Les  corps 
sont  constitués  d'atomes;  ces  derniers  s'associent 
suivant  certains  rythmes  mécaniques  et,  de  leur 
variété  de  composition  résultent  la  position  et  la 
figure  des  objets  dans  l'espace.  Ne  parle-t-on  pas 
de  lois  rythmiques  en  morale  et  en  histoire?  Les 
psychologues  prouvent  la  marche  et  le  retour 
des  passions  au  moyen  de  curieuses  ondulations 


246  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

qui  se  propagent.  On  peut  enfin  définir  une  pé- 
riode poétique  par  le  rythme  choisi.  Moyen  âge, 
Renaissance,  époque  classique,  temps  romanti- 
ques, autant  de  rythmes  différents  qui  nous  per- 
mettent de  dire  l'âge  d'un  poème,  de  le  localiser, 
tout  ainsi  qu'on  reconnaît  l'auteur  d'un  tableau 
à  une  certaine  façon  habituelle  d'associer  rvlh- 
miquement  les  couleurs  \  Bref  on  peut  affirmer 
qu'un  changement  d'activité  intellectuelle  en- 
traîne nécessairement  des  transformations  dans 
le  choix  des  rythmes. 

De  là  certaines  lois  générales  formulées  par 
Souza  dans  la  première  partie  du  Rythmé  poé- 
tique. 

1°  «  En  poésie,  comme  en  musique,  le  rythme 
est  non  pas  le  seul  principal,  mais  le  premier 
agent  du  plaisir  esthétique;  les  autres  n'ont  plus 
le  même  pouvoir  dès  que  l'originalité  de  celui-ci 
est  amoindrie.  » 

2°  «  Notre  poésie  ne  peut  pas  vraiment  possé- 
der toute  sa  force  expressive  sans  un  accord  plus 
parfait  entre  le  sens  et  le  rythme.  » 

3°  Le  rythme  des  romantiques  ne  saurait  nous 
suffire.  Les  réformes  techniques  de  Hugo  ont  sur- 
tout porté  sur  un  changement  de  to?i  en  brisant 


1.  Cf.  sur  ce  dernier  point  le  si  curieux  livre  de  G.  de  Les- 
cluze.  Les  secreis  du  coloris.  Demolin-Claeys.  Bruges,  100  i. 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   2 17 

i 

«  le  grand  niais  d'alexandrin  »,  mais  non  sur  un 
changement  de  mouvement.  D'autre  part,  les  poè- 
mes à  formes  variées  (strophes,  mètres,  rimes) 
sont  impuissants  à  sauvegarder  l'indépendance 
rythmique  des  idées,  à  renouveler  l'intensité  de 
l'impression. 

4°  «  Tout  rythme  a  une  chance  de  durée  d'au- 
tant plus  longue,  que  sa  souplesse  lui  permet  de 
se  prêter  plus  facilement  aux  transformations  pro- 
gressives de  nos  besoins.  » 

Le  problème  revient  donc  à  ceci  :  trouver  un 
rythme  capable  de  clicher  exactement  nos  émo- 
tions, d'exprimer  dans  toutes  leurs  sinuosités  les 
mouvements  de  nos  états  d'âmes  contemporains, 
sans  cesser  d'être  rythme. 

La  seconde  partie  du  Rythme  poétique  étudie 
l'évolution  historique  du  rythme  depuis  le  moyen 
âge  jusqu'au  romantisme.  Cet  historique  de  la 
question  est  un  chef-d'œuvre  de  précision.  Souza 
résume  en  termes  stricts  la  technique  de  six  siè- 
cles et  nous  fait  assister  aux  perfectionnements 
croissants  du  vers. 

Comparées  aux  poésies  du  moyen  âge,  la  force 
de  Ronsard,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  est  plutôt  pau- 
vre  on  combinaisons  rythmiques.  Le  vers  de  celui- 
ci  est  exactement  partagé  en  <1<mix  parties  égales; 
la  fixation  d'une  césure,  à  la  sixième  syllabe  est 
absolue   chez  l'auteur  des  Amours,  alors  qu'au 


2(8  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

moyen  âge  nous  trouvons  quantité  de  vers  de 
douze  syllabes  avec  une  autre  césure  qu'après  le 
sixième  temps,  et  plus  conforme  au  mouvement 
naturel  du  langage. 

Chose  curieuse,  «  c'est  bien  à  Malherbe,  —  le 
regratteur  de  mots  et  de  syllabes,  —  que  l'alexan- 
drin doit  une  existence  plus  expérimentée,  plus 
nette  et  sûre  de  sa  route  ».  Le  maître  de  Racan 
créa  «  un  vers  de  solide  charpente,  où  l'idée  est 
bien  r y th iniquement  soutenue  par  quelques  mots 
serrés  dont  les  accents  toniques  sont  frappés  aux 
meilleures  places  ».  En  somme  c'est  de  Malherbe 
que  «  relève  la  technique  des  écoles  romantiques 
et  parnassiennes.  Ronsard  et  ses  compagnons  n'y 
sont  rythmiquement  pour  rien  ».  Théodore  de 
Banville  n'est  autre  que  le  frère  spirituel  de 
Malherbe. 

Arrive  le  xvii0  siècle  avec  son  fâcheux  censeur, 
Boileau,  et  les  génies  de  Racine  et  de  La  Fon- 
taine, lesquels  portèrent  la  science  du  vers  clas- 
sique à  un  point  dont  l'auteur  du  Lutrin  n'eut 
jamais  l'idée.  Les  Plaideurs  et  les  Fables  offrent 
l'exemple  d'un  alexandrin  rapide,  mouvementé, 
plein  d'audace  pittoresque.  «  Nul  mieux  que 
Racine  n'a  su  allier  le  caractère  des  syllabes,  ou 
plutôt  des  sons  qu'elles  représentent  à  la  nature 
des  sentiments.  »  La  Fontaine,  grâce  à  son  genre 
de  poésie,  use  d'une  variété  infinie  de  rythm    >. 


ROBERT    DE    SOUZA  ET   NOTRE   EXAMEN    DE    CONSCIENCE       249 

Obéissant  à  son  oreille  plus  qu'au  précepte  de 
Boileau  : 

Que  toujours  dans  vos  vers  le  sens  coupant  les  mots 
Suspende  l'hémistiche,  en  marque  le  repos. 

«  il  affaiblit  le  temps  de  repos  de  la  césure  à  la 
sixième  syllabe,  pour  en  faire  profiter  d'autres 
selon  les  cas  ».  Malheureusement  le  Bonhomme  ne 
fut  pas  pris  au  sérieux  par  son  siècle  et  n'eut 
aucune  influence  sur  Voltaire  et  J.-B.  Rousseau. 

«  En  dehors  du  rejet,  Ghénier  n'offre  pas  plus 
de  variété  dans  la  coupe  intérieure  du  vers  que 
les  prédécesseurs  de  La  Fontaine.  » 

Nous  voici  au  vers  romantique.  La  poésie  de 
1830  a  pu  faire  illusion  par  la  variété  de  couleurs 
et  de  sons  dont  s'enrichit  alors  la  langue.  A  tout 
prendre  les  innovations  de  Hugo  sont  peu  de 
chose.  «  On  a  trop  souvent  confondu  la  valeur  de 
son  rythme  avec  la  plénitude  de  sa  puissance  pho- 
nique qui  est  plus  grande,  en  général,  que  celle 
du  vers  classique.  »  Becq  de  Fouquières  Fa  bien 
remarqué  :  «  Le  vers  romantique  n'a  pas  rem- 
placé le  vers  classique,  il  s'est  glissé  dans  ses 
rangs  ;  car  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  dans  les 
œuvres  des  poètes  modernes,  les  trois  quarts  des 
vers,  pour  le  moins,  sont  assujettis  aux  rythmes 
classiques.  » 


250 


L'alexandrin  classique  est  un  vers  à  quatre  me- 
sures. Le  rythme  ternaire  des  romantiques  cons- 
titue un  progrès  indéniable.  Malheureusement  ces 
rythmes  ternaires  encore  timides,  «  disséminés  de 
loin  en  loin  dans  le  courant  d'un  poème  ne  peu- 
vent en  rien  amoindrir,  d'une  façon  durable,  l'in- 
tensité de  monotonie  amenée  par  la  persistance 
des  hémistiches  égaux,  ne  changent  rien  à  la  tota- 
lité de  l'expression  » . 

Après  les  romantiques  deux  courants  prennent 
naissance.  Les  uns  avec  Leconte  de  Lisle  conti- 
nuent Banville  et  les  classiques,  les  autres  suivent 
la  métrique  de  Verlaine.  La  véritable  conquête  de 
l'auteur  de  Sagesse  «  n'est  pas  dans  l'exactitude 
et  la  pluralité  des  rythmes,  elle  est  dans  la  com- 
binaison de  leurs  rapports,  dans  l'harmonie  de 
leurs   successions  ».  Les    ternaires   de    Verlaine 
sont  admirablement  variés,  accouplés  de  façons 
multiples,  entourés  de  binaires  classiques  char- 
gés de  faire  ressortir  leur  complexité.  Verlaine 
a  enfin  «  ressuscité  en  une  vie  multiple  et  toute 
personnelle,  les  rythmes  boiteux,  les  mètres  im- 
pairs de  neuf,  onze  et  treize  syllabes  >.  Loin  d'être 
des  «  écueils  »  rythmiques,  des  singularités,  ces 
rythmes  impairs  sont  «  aussi  appropriés  à  l'ex- 
pression de  certains  états  particuliers  de  l'âme, 
que  le  sont  pour  le  courant  des  idées  poétiques 
les  rythmes  ». 


ROBERT  DE   SOUZA  ET   NOTRE    EXAMEN   DE   CONSCIENCE       25  l 

Souza  ajoute  fort  justement  que  scientifique- 
ment comme  esthétiquement  il  n'y  a  aucune  rai- 
son pour  qu'un  nombre  quelconque  ne  constitue 
pas  un  rythme.  «  Il  suffit  de  savoir  équilibrer 
ses  éléments  constitutifs.  «  Et  Souza  d'écrire  : 
«  Si  Ton  s'est  complu  si  longtemps  à  une  jalouse 
dilection  des  rythmes  purs,  on  le  doit  encore  au 
joug  de  la  symétrie  qui  les  rendait  susceptibles 
d'une  division  en  deux  parties  égales.  De  là,  cette 
épithète  de  boiteux  dont  on  caractérise  les  im- 
pairs parce  que  soi-disant  il  leur  manque  une 
syllabe  des  rythmes  normaux.  Or,  cette  boiterie 
(qui  peut  être  un  charme  sans  doute) n'existe  que 
parce  qu'on  le  veut  bien,  étant  donné  la  fixation 
d'une  césure  faisant  sentir  expressément  cette 
perte  d'une  unité,  par  la  division  en  deux  parties 
fui  ne  peuvent  pas  être  égales,  par  la  brutale 
mise  en  rapport  d'un  nombre  pair  et  d'un  impair 
qui  semble  inachevé  à  côté  de  la  concordance 
parfaite  do  son  voisin.  Et  justement, lorsque  Ver- 
laine réussit  à  animer  ses  vers  impairs  d'une  vie 
personnelle,  c'est  pour  leur  enlever  toute  boiterie, 
pour  ne  leur  laisser  que  l'indépendance  de  l'al- 
lure, un  charme  flottant  ne  rappelant  rien  de  la 
cadence  des  rythmes  pairs.  » 

La  poésie  de  Verlaine  serait  parfaite  si  l'autour 
(VI/iveclives  n'avait  trop  délibérément  mêlé  la 
prose  à  ses  vers.  Verlaine  a  maintes  fois  sacrifié 


'25'2  L'ATTITUDE  DU   LYRISME  CONTB11POBA! H 

au  plaisir  d'amuser,  d'être  spirituel,  en  narrant 
avec  force  détails  d'insignifiantes  aventures.  Le 
vers  chez  lui  fait  des  pieds  de  nez  au  lecteur  et, 
tout  en  se  moquant  de  la  rime,  Verlaine  finit  par 
rejoindre  Banville. 

Les  successeurs  de  Verlaine  ont  su  mettre  en 
pleine  lumière  de  quelle  richesse  rythmique  notre 
poésie  est  capable.  Plusieurs  pourtant,  au  nom 
de  la  liberté,  se  sont  montrés  intransigeants  anar- 
chistes et  se  sont  lancés  à  Faventure  dans  de  gra- 
ves réformes.  «  Ceux-ci,  déclare  Souza,  firent 
une  révolution  arbitraire,  en  considérant  le 
rythme  non  comme  une  dépendance  du  nombre, 
mais  comme  une  libre  part  du  mouvement  infini 
pouvant  prendre  vie  et  forme  sans  autre  élément 
constitutif  que  sa  puissance  d'impulsion.  »  Beau- 
coup de  poètes  perdirent  le  sens  de  l'unité  et  cru- 
rent conserver  un  rythme  en  divisant  arbitraire- 
ment l'alexandrin  ;  en  offrant  «  d'ininterrompues 
successions  non  ponctuées  d'alexandrins  indivisi- 
bles, —  successions  déterminées  par  les  seules 
parités  phoniques  des  rimes  ». 

Les  poètes  contemporains  ont  donc  bien  com- 
pris la  nécessité  de  renouveler  le  rythme  poéti- 
que, mais  trop  timides  ou  trop  hardis,  ils  usent 
encore  de  l'alexandrin  classique  romantisé,  ou 
bien  mêlent  d'étrange  façon  la  prose  à  leurs  vers, 
«  L'enjambement, l'idée  que  ïe  sens  peut  prendre 


ROBERT   DE   SOUZA   ET    NOTRE   EXAMEN   DE    CONSCIENCE       253 

une  route  indépendante  de  celle  du  rythme,  fût-il 
le  plus  complexe  possible,  ajoutée  à  la  préoccu- 
pation d'éthériser  leur  forme  à  l'égal  de  leur 
pensée,  finit  par  égarer  les  novateurs  loin  de  toute 
forme  sensible.  » 

Les  bases  sur  lesquelles  il  serait  possible  d'édi- 
fier des  suites  nouvelles,  infiniment  souples,  de 
réelles  formes  rythmiques,  nous  sont  proposées 
par  Souza  dans  la  troisième  partie  de  son  livre. 

Le  vers  est  un  mètre  numérique  accentué.  Il 
existe  une  dominante  dans  tous  les  arts.  En  poé- 
sie c'est  le  nombre  douze.  De  plus  «  c'est  par 
une  suite  de  répétitions  perceptibles,  mais  non 
nécessairement  symétriques,  que  l'unité  de  nom- 
bre s'acquiert.  »  Le  tort  des  novateurs  fut  de  dé- 
daigner le  nombre  du  vers  et  de  ne  pas  s'inquié- 
ter des  conditions  de  la  perceptibilité  en  usant 
de  successions  de  nombres  quelconques.  Les  lois 
de  l'oreille  se  résument  en  deux  mots:  la  percep- 
tion par  la  répétition.  «  Le  manque  absolu  d'un 
choix  dans  les  balancements  de  nombres  affaiblit 
la  portée  des  accents  toniques  et  rythmiques  ;... 
ce  sont  ces  affaiblissements  irréguliers  et  succes- 
sifs qui  donnent  l'allure  prosée.  » 

De  là  trois  lois  essentielles  que  Souza  formule 
ainsi  : 

1°  «  Le  caractère  d'un  rythme  principal  déli- 
mité par  une  mesure   donnée  dépend  non  dune 

15 


254 


L  ATTITUDE   DU  LYRISME  CONTEMPORAIN 


division  en  larges  groupements  fixes,  mais  de  la 
succession  de  petits  groupes  les  plus  proches  de 
l'unité.  »  Autrement  dit  :  «  Le  mouvement  ryth- 
mique non  seulement  se  précise,  mais  se  nuance 
à  Finfinipar  petites  ondes  successives  différant  les 
unes  des  autres,  quoique  subtilement  liées  entre 
elles.  » 

2°  «  L'obéissance  absolue  à  la  force  de  l'accent 
oratoire  est  de  nécessité  première;  seulement, la 
portée  de  cet  accent  est  dépendante  de  l'intégrité 
du  rythme  principal.  »  L'accent  tonique  en  effet 
n'a  rien  à  voir  «  dans  la  création  par  l'accentua- 
tion de  ces  divisions  du  temps  qui  constituent  la 
vie  du  discours,  le  mouvement  rythmique.  En 
français,  à  considérer  les  mots  isolément,  il  est 
sur  la  dernière  syllabe,  lorsqu'elle  est  sonore,  sur 
Pavant-dernière,  lorsque  la  dernière  est  muette. 
Mais  dans  le  vivant  enchaînement  de  la  phrase, 
cet  ordre  est  à  chaque  instant  détruit  par  la  puis- 
sance irrégulière  de  cette  ponctuation  harmoni- 
que marquée  par  la  diction  naturelle,  qu'on  peut 
appeler  par  extension  :  V accent  oratoire, 

3°  Ce  jeu  des  accents  forts  et  faibles  achève  d'a- 
nimer le  mouvement  rythmique. 

On  le  voit,  Souza  qui  passe  aux  yeux  de  cer- 
tains jeunes  poètes  méditerranéens  pour  un  bar- 
bare assoiffé  de  liberté,  décidé  à  bouleverser 
toutes  les  lois  traditionnelles,  doit  au  contraire 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   255 

être  tenu  pour  un  technicien  sévère  et  rigide.  Le 
premier  mot  du  credo  de  sa  prosodie  est  celui-ci  : 
il  n'y  a  pas  de  vers  libre,  il  ne  peut  y  en  avoir. 
Cette  expression  «  on  est  obligé  de  s'en  servir 
puisqu'elle  a  passé  dans  l'usage,  mais  en  sachant 
bien  qu'elle  est  absurde,  et  d'autant  plus  qu'elle 
semble  donner  le  droit  d'être  libre  au  hasard. 
Or,  il  n'y  a  pas  plus  de  hasard  dans  le  vers  libre 
que  dans  le  plus  rigide  alexandrin  :  il  ne  tend 
qu'à  substituer  une  loi  organique  interne  à  une 
loi  extérieure  mécanique  ». 

Souza  ajoute  encore  dans  Où  nous  en  sommes: 
«  Loin  de  négliger  l'ombre  d'une  racine,  le  vers 
libre  les  ramifie  toutes  et  revivifie  celles  qu'avait 
desséchées  la  Renaissance.  Car  notre  poétique 
ne  date  pas  plus  de  la  Renaissance  que  le  métier 
de  notre  musique,  de  notre  architecture,  de  \ no- 
tre sculpture  ou  de  notre  peinture...  Le  vers  li- 
bre, qui  dégage  des  genres  le  poème,  renoue  la 
tradition  française  du  rythme.  »  Grâce  au  vers 
libre,  nos  poètes  ne  seront  plus  seulement  des 
écrivains,  mais  des  chanteurs. 

Notre  théoricien  complète  à  cette  heure  dans 
YOccident  ses  études,  en  s'acheminant  vers  un 
nouveau  traité  de  Poétrie.  Il  faut  enfin  s'entendre 
sur  l'état  de  la  matière  que  nous  employons,  en 
particulier  déterminer  la  nature  de  syllabes  dou- 
teuses, de  ïe  muet  et  des  diphtongues. 


256  l'attitude  du  lyrisks  contemporain 

Ue  féminin  n'a  pas  la  valeur  syllabique  uni- 
forme qu'on  lui  attribue.  Certes  il  ne  faut  pas  non 
plus  le  considérer  comme  une  simple  résonance 
d'une  consonne  vibrante,  mais  le  regarder  doué 
d'une  constante  mobilité.  La  Phonétique  expéri- 
mentale peut  seule  nous  guider  dans  cette  déli- 
cate détermination  de  la  valeur  de  Ye  muet.  Elle 
fut  créée  par  M.  l'abbé  Rousselot  à  qui  nous  som- 
mes redevables  de  précieuses  inventions  d'appa- 
reils enregistreurs  et  résonateurs.  Robert  de  Souza 
arrive,  après  de  nombreuses  discussions  dont  je 
fais  grâce,  à  ces  conclusions  : 

1°  «  La  pluralité  des  consonnes,  certaines  pla- 
ces d'accents,  une  simple  nécessité  d'insistance 
pousse  à  mettre  des  e  féminins  où  il  n'y  en  a  pas 
et  à  marquer  ceux  qui  existent  dans  la  parole  la 
plus  familière.  L'influence  de  l'écriture,  de  l'œil 
qui  indiquerait  à  l'oreille  des  e  qu'elle  ne  trou- 
verait pas  d'elle-même  n'y  est  pour  rien;  la  dou- 
ceur du  son  intercalaire  de  cet  e  subtil  est  à  la 
base  organique  même  de  la  parole  française,  elle 
est  naturelle  aux  plus  illettrés.  » 

2°  «  En  échange  la  prononciation  distraite  et 
rapide,  les  émotions  vives,  le  langage  usuel  sur 
des  objets  courants,  le  besoin  d'alléger,  de  sim- 
plifier sans  cesse  les  moyens  d'interlocution  dans 
les  rapports  ordinaires,  pousse  à  la  suppression 


ROBERT  DE    SOUZA  ET  NOTRE    EXAMEN  DE  CONSCIENCE       257 

plus  ou  moins  grande,  selon  les  provinces,  des  e 
féminins.  * 

Quant  à  la  définition  du  rythme  général  qui 
doit  clore  cette  aride  exploration  au  pays  de  la  pro- 
sodie française,  voici  celle  qu'on  propose  à  nos 
méditations  : 

Le  rythme  poétique  est  «  une  alternance  de 
groupes  numériques  libres  de  brèves  et  de  lon- 
gues ;  puis  de  groupements  plus  ou  moins  égaux 
et  plus  ou  moins  étendus  de  ces  groupes  détermi- 
nés les  uns  et  les  autres  par  Faccent  tonique 
suivant  le  sens.  » 


IV 


La  Poésie  populaire  et  le  lyrisme  sentimental 
ainsi  que  Où  nous  en  sommes  s'occupent  davan- 
tage, ai-je  dit,  de  la  question  de  fond  et  d'inspi- 
ration. La  Poésie  populaire,  en  particulier,  indi- 
que les  sources  où  puisèrent  les  symbolistes. 

On  a  accusé  ces  derniers  d'obscurité,  alors  que 
leurs  efforts  ont  tendu,  de  toute  leur  foi  lyrique, 
à  la  renaissance  d'une  poésie  rustique,  ingénue 
et  de  prime-saut.  Nul  mieux  que  les  symbolistes, 
dont  les  deux  principes  d'art  sont  inscrits  dans 
ces  mots  :  condensation  et  suggestion,  n'était  à 


258  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


même  de  faire  profiter  l'art  français  du  génie  po- 
pulaire, simplificateur  et  évocateur. 

Que  veulent-ils  en  effet  ?  Substituer  aux  déve- 
loppements oratoires,  aux  procédés  didactiques, 
aux  amplifications  intellectuelles  des  poètes  aca- 
démiques, la  spontanéité  de  l'intuition  et  de  l'en- 
thousiasme, le  sentiment  direct  de  la  nature  vécue, 
l'instant  sublimisé  des  choses  familières  saisies 
dans  leur  mobilité.  Or  le  tour  de  la  poésie  po- 
pulaire, comporte  précisément  cette  simplicité 
émouvante,  que  certains  artistes,  soi-disant  tra- 
ditionnels, ont  odieusement  pastichée.  «  Ceux-ci 
ne  se  sont  pas  aperçus  qu'ils  simplifiaient  moins 
le  cœur  de  la  châtelaine  qu'ils  n'  «  endiman- 
chaient  »  l'esprit  de  la  fermière  ».  Ni  Gabriel  Vi- 
caire ni  Theuriet,  ni  tant  d'autres  qui  peitjnmt 
plus  qu'ils  ne  chantent  et  qui  perçoivent  la  nature 
du  dehors  au  lieu  de  la  vivre  et  de  la  sentir  on- 
doyer en  soi,  n'ont  le  sens  du  folklore.  Rien  n'est 
plus  éloigné  de  la  forme  classique,  de  ce  fameux 
idéal  latin  '  tant  prôné,  que  la  poésie  populaire 

1.  J'ai  plaisir  à  reproduirai  à  ce  sujet  ces  paroles  de  Albert 
Mockel  que  Souza  cite  également  dans  Lu  Poésie  populaire . 
«  Non  seulement  on  est  loin  de  la  verve  naturelle  du  peuple 
dans  la  poésie  lyrique,  mais  on  n'écritpas  même  d'après  tes  tra- 
ditions héroïques  de  la  race.  C'est  là,  je  crois,  un  legs  de  cette 
littérature  latine  qu'une  parenté  de  langage  nous  imposa  trop 
longtemps.  Nous  ne  provenons  certes  pas  uniquement  des  La- 
tins, mais  comme  ils  pèsent  encore  sur  nous!  Rome  faisait  des 


ROBBRT  DB  SOUZA   ET    NOTRE  EXAMEN   DE    CONSCIENCE       259 

où  les  divers  sentiments,  «  les  images  et  motifs 
extérieurs  qui  les  caractérisent  se  succèdent  par 
à-coups,  par  sauts,  sans  explications,  sans  transi- 
tions. Et  la  passion  vive  mange  les  mots,  supprime 
les  pronoms,  les  articles,  tandis  que,  répétant 
au  contraire  de-ci  de-là,  sans  cesse,  l'expression 
significative,  sans  s'inquiéter  de  la  rime  ni  même 
de  l'assonance,  elle  martelle  le  rythme  ou  le 
distend,  au  mieux  de  l'imprévu  lyrique.  » 

Verlaine  par  ses  charmantes  chansons,  d'une 
grâce  si  primitive  remet  en  honneur  la  poésie 
populaire.  «  Ce  sont  bien  les  thèmes  toujours  les 
mêmes,  les  thèmes  jamais  usés  de  Lamartine  et 
de  Musset.  D'où  vient  qu'avec  et  depuis  ces  deux 
grands  poètes  ils  avaient,  dans  leur  expression 
directe,  perdu  toute  force  d'art,  toute  vertu  esthé- 
tique ?  C'est  que  le  «  sentiment  »  inspirateur  s'étant 
enflé,  transformé  en  «  éloquence  >,  avait  faussé, 
magnifiquement  si  l'on  veut,  mais  faussé  sa  spon- 
tanéité primitive  et  cette  simplicité  jamais  dé- 
voyée dans  la  plus  tragique  passion  que  garde 
l'inspiration  populaire.  » 

On  sait  depuis  Pusage  qu'ont  fait  du  lyrisme 
sentimental  nos  meilleurs  poêles  :  Verhaeren, 
Jammes,  Mockel,  Max  Elskamp,  Klingsor,  Mae- 


vers  selon  la  Grèce  et  nous  faisons  des  vers  selon  Home...  » 
(A.  Mockel.  Propos  de  littérature,  p.  122.) 


260  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

terlinck,  Kahn,  Régnier,  Griffin,  Fort,  Bataille, 
Laforgue,  Mauclair.  Les  uns  retrouvent  la  vraie 
ballade,  la  petite  chanson  de  légende  ;  les  autres, 
comme  Laforgue,  opèrent  un  curieux  mélange  de 
formes  naïves,  de  réflexions  de  gavroche  et  d'idées 
philosophiques.  Ceux-ci,  tels  Maeterlinck  et  Ba- 
taille développent  la  chanson  rustique  en  drame 
légendaire  ;  ceux-là  avec  Vielé-Griffin  marient 
heureusement  le  rêve  $  la  vie. 

«  En  reprenant  ainsi  la  voie  de  ses  origines, 
écrit  Souza,  la  poésie  émotive  rentre  autant  que 
la  poésie  transfigurative  dans  le  cercle  des  arts 
dont  le  formalisme  de  l'éloquence  latine  l'avait 
en  France  retirée  :  la  poésie  enfin  est  définitive- 
ment hors  la  littérature.  >  Par  ainsi  nous  retour- 
nons aux  véritables  origines  nationales  de  notre 
poésie  lyrique.  «  C'est  une  retrempe  du  génie 
celte.  » 

Oà  nous  en  sommes  m'apparaît  comme  l'exa- 
men de  conscience  d'une  noble  génération  de 
poètes.  Le  symbolisme  n'est  pas  une  école  mai*  la 
manifestation  du  lyrisme  au  XX'  siècle,  telle  est 
la  conclusion  à  laquelle  nous  sommes  expérimen- 
talement amenés.  Ce  lyrisme  est  d'accord  avec  la 
mentalité  contemporaine,  quoi  qu'on  en  ait  dit, 
et  tous  ceux  qui  l'ont  combattu,  ne  font  que  con- 
firmer par  leurs  œuvres  l'étendue  de  ses  conquê- 
tes. Ce  lyrisme  a  la  passion  du  mouvement,  la 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN  DE  CONSCIENCE   261 

haine  de  l'anecdotique,  le  souci  de  la  fusion  par- 
faite entre  l'idée  et  l'image,  la  soif  de  Fidéalisme, 
d'un  idéalisme  sensibilisé  et  ami  de  la  vie . 

Cet  ouvrage  doit  être  considéré  comme  la  Somme 
abrégée  de  la  poésie  moderne.  Souza  procède  par 
demandes  et  réponses.  Il  expose  les  objections 
une  à  une  et  les  réfute.  Ces  objections,  loin  de  les 
atténuer,  il  prend  plaisir,  on  dirait,  à  les  gros- 
sir, à  les  rendre  graves  et  plus  fortes  que  n'ont 
su  le  concevoir  ni  les  formuler  nos  adversaires. 
Puis  il  les  démolit  dans  le  détail  patiemment, 
s'appliquant  à  ne  rien  laisser  debout  de  leurs  en- 
traves. Il  y  a  dans  cette  méthode  honnête  et  brave, 
je  ne  sais  quoi  de  noble  et  de  grand  dont  on  nous 
a  déshabitués  en  France  depuis  la  mort  de  Brune- 
fière.  Souza  a  su  mettre  à  profit  dans  ce  livre, 
dont  je  parle  peu,  car  il  résume  les  livres  précé- 
dents dont  j'ai  parlé,  —  ses  admirables  qualités 
de  critique  sincère,  d'esthéticien  érudit,  d'artiste 
probe. 

Pour  ces  raisons  *  nous  devions  parler  un  peu 

1.  L'œuvre  do  Souza  ne  s'arrête  pas  à  la  poésie  ni  à  la  tech- 
nique du  vers,  elle  va  jusqu'à  vouloir  doter  notre  vie  entière 
de  beauté.  Frappé  de  la  distance  qui  sépare  les  aspirations  d'un 
poète  de  celles  du  public,  Souza  s'est  oncore  essayé  a  développer 
chez  ce  public  le  sentiment  esthétique  par  tout  co  qui  nous 
entoure.  11  a  donc  réagi  contre  les  idées  fausses  de  progrès, 
contre  le  vandalisme  des  administrations,  contre  lindifférence 
coupable  de  la  foule  en  voulant  sauver,  d'accord  avec  la  Société 

15. 


262 


longuement  de  cet  homme  dont  l'œuvre  est  en- 
tièrement consacrée  à  la  glorification  du  lyrisme 
français,  pur  de  tout  alliage.  Je  ne  sais  pas  de  vie, 
sinon  plus  brillante,  du  moins  plus  généreuse  que 
celle  qui  se  dévoue  en  silence  à  perfectionner  l'ins- 
trument que  certains  utiliseront  un  jour.  Puis- 
sions-nous ne  pas  dédaigner  renseignement  offert 
d'une  main  quelque  peu  rude,  mais  bonne  ;  et 
plaise  aux  poètes  5e  la  génération  qui  vient  de 
méditer  cet  exemple  —  entre  beaucoup  d'autres. 

pour  la  conservation  des  paysages,  les  monuments  et  les  sites 
de  la  vieille  France  qui  parlent  si  tendrement  à  nos  cœurs. 
Soit  dit  en  passant,  cette  esthétique  appliquée  aux  choses  de 
la  vie  et  cette  réalisation  pratique  réfutent,  une  fois  de  plus, 
le  reproche  sans  fondement  que  d'aucuns  font  à  la  génération 
symboliste  d'être  restée  en  dehors  des  réalités  quotidiennes,  et. 
d'avoir  dédaigné  les  problèmes  de  la  beauté  moderne. 


ALBERT    MOCKEL 
ET    L'ASPIRATION    LYRIQUE 


I.  —  L'esthéticien  et  le  poète.  —  Mockel  est  avec 
Souza  un  des  esthéticiens  de  la  poésie  contempo- 
raine. Celui-ci  s'est  plutôt  occupé  des  questions  de 
forme  ;  celui-là  des  doctrines  esthétiques. 

IL —  Mockel  esthéticien. — Qu'est-ce  que  le  lyrisme  ? 
—  Théorie  capitale  de  Y  aspiration.  Ses  caractères  et 
leurs  applications.  —  Mockel,  Sully-Prudhomme, 
Bergson. 

III.  —  Illustration  des  théories  de  Mockel  par  ses 
œuvres.  Sa  poésie  et  Yineffable.  —  La  légende  et  la 
tradition. 

IV.  —  Etude  d'esthétique  comparée. —  Les  Propos  de 
littérature.  Leur  importance.  —  Ce  livre  est  le  miroir 
où  se  reflètent  les  aspirations  lyriques  d'une  généra- 
tion.—  La  méthode  expérimentale.  —  Griffin  et  Ré- 
gnier sont  les  sujets  d'expérience  Analyse  de  leur  art 
qui  symbolise  les  deux  courants  lyriques  contempo- 
rains. 

V.  —  Autres  essais  de  critique  :  Verhaeren,  Van  Ler- 
bergue,  Mallarmé. 


264  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


I 


Je  ne  crois  pas  que  l'œuvre  d'Albert  Mockel 
ait  jamais  inspiré  aux  critiques  de  profession 
cette  étude  d'ensemble  quelle  mérite  et  que  je 
ne  cesse  de  réclamer  depuis  longtemps.  Peu  de 
poètes  de  la  génération  précédente  ont  plus  fait 
pour  expliciter  —  comme  on  dit  —  les  doctrines 
esthétiques  encloses  dans  la  littérature  symbo- 
liste, que  Fauteur  des  Propos  de  littérature.  Et  si 
j'ajoute  que  nul  artiste  n'a  vu  ses  idées  plus  cons 
ciencieusement  pillées  et  démarquées,  au  cours 
de  ces  dernières  années,  on  comprendra,  je  pense, 
la  légitimité  de  ces  pages  et  qu'il  est  juste  de  faire 
une  place  à  part  au  plus  lucide  théoricien  de 
l'attitude  lyrique  contemporaine. 

Lorsqu'il  s'agit  d'exposer  la  doctrine  symboliste, 
les  noms  d'Albert  Mockel  et  de  Robert  de  Souza 
doivent  être  cités  ensemble.  Celui-ci  s'est  parti- 
culièrement occupé  des  questions  de  forme  ;  ce- 
lui-là a  surtout  écrit  sur  le  fond  même  du  lyrisme 
actuel.  Souza  s'est  intéressé  de  préférence  à  la 
métrique  et  à  nos  problèmes  de  rythmique  ;  .Moc- 
kel a  plutôt  traité  de  l'inspiration  du  poète  et  des 
conditions  intérieures  de  création  artistique.  Par 
ainsi  ces  deux  techniciens  se  complètent  aimable- 
ment. 


ALBERT    MOCKEL     ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  265 


Nous  avons  eu  Foccasion  de  parler  en  détail 
de  l'œuvre  de  Souza,il  nous  faut  aujourd'hui  ré- 
sumer Tapport  intellectuel  de  Mockel  dans  la 
mentalité  collective  de  la  génération  symboliste. 

Pour  plus  de  clarté  nous  ferons  deux  parts  de 
cette  œuvre,  distinguant  les  livres  de  poèmes  des 
ouvrages  de  pure  critique.  Mais  est-il  besoin  de 
remarquer  à  quel  point  cette  division  est  arbi- 
traire ?  Sans  systématisation  préconçue,  chaque 
artiste  porte  en  lui  un  faisceau  d'idées  qui  cons- 
titue sa  vie  cérébrale  et  qu'on  retrouve  en  tous 
ses  écrits.  C'est  ce  qu'on  appelle  d'un  terme  un 
peu  grossier  la  manière.  Si  l'exemple  précède  la 
thèse,  si  l'intuition  du  poète  devance  l'analyse 
du  théoricien,  un  poème  contient  en  substance 
une  doctrine  d'art,  celle-là  même  que  l'artiste 
exposera  objectivement  lorsqu'il  passera  de  l'ins- 
piration créatrice  à  la  réflexion  critique.  Une  même 
pensée  guide  donc  l'œuvre  de  Mockel  et  lui  confère 
sa  remarquable  unité.  Poète  ou  théoricien,  ana- 
lyste ou  créateur,  celui-ci  obéit  à  cette  harmonie 
intérieure  dont  s'éclaire  chacun  de  ces  gestes  spi- 
rituels, en  sorte  que  sa  poésie  renferme  déjà  sa 
critique  et  que  celle-ci  explique  celle-là  \ 

l.En  plus  de  ses  deux  livres  de  vers,  Chantefable  et  Clartés, 
en  plus  de  ses  ouvrages  de  critique,  Mockel  prépare  un  nouveau 
volume  de  vers,  La  Flamme  immortelle,  dont  plusieurs  fragments 
ont  piru  en  rovuet.  De  plus,  dans   Vers  et  Prose,  notre  aut  ur 


266  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


II 


«  Rien  de  plus  malaisé  que  de  définir  la  poésie, 
déclare  Mockel,  rien  de  plus  étranger  à  la  poésie 
elle-même, puisqu'elle  est  la  voix  vivante  de  l'âme 
et  que  Fâme  répugne  à  tout  ce  qui  la  borne.  La 
musique  qu'elle  chante  est  illimitée  en  ses  modu- 
lations et  ne  se  laisse  point  réduire  aux  règles 
d'un  traité  l.  <  En  revanche, si  nous  ignorons  ce 
qu'est  la  poésie  en  soi,  nous  pouvons  du  moins 
préciser  ses  manifestations  en  nous-mêmes  et  dé- 
crire l'état  psychologique  de  celui  qui  en  éprouve 
les  ardeurs. 

Cet  état  du  sujet  sous  pression,  cette  aptitude 
propre  à  chanter  se  nomme  d'un  terme  général  : 
Y  exaltation.  Pas  de  lyrisme  sans  cette  préparation 


a  donné  quelques  essais  en  prose  qui  sont  le  commentaire  de 
toute  son  œuvre.  Je  préviens  que  je  puise  mes  citations  aussi 
bien  dans  ces  derniers  écrits  que  dans  l'œuvre  de  Mockel  en 
volumes. 

1.  «  Définir:  figer  une  vague  »,  dit-il  encore  dans  un  fragment 
paru  dans  Vers  et  Prose  sous  ce  titre:  Le  Bréviaire  du  Pauvre. 
«  —  Applaudis-toi  :  Te  voici  maître  enfin  de  la  forme  d'une 
vague...  Mais  la  vague,  où  est-elle?  Et  diras-tu  que  c'est  encore 
une  vague,  ce  que  tu  tiens  là  d'immobile  et  d'inerte,—  où 
rien  n'est  fluide,  où  rien  ne  glisse  et  ne  se  meut,  où  rien  ne  se 
gonfle  et  ne  s'effondre,  ne  se  dresse,  ne  déferle,  n'éclabt  usse... 
où  rien  ne  chante,  où  rien  ne  vit?  » 


ALBERT    MOCKEL    ET     l'aSPIRATION    LYRIQUE  267 

intérieure,  cette  sorte  de  foi  l  que  les  anciens 
nommaient  délire,  furor  poeticus,  que  Boileau  ap- 
pelait «  beau  désordre  »  et  que  les  romantiques 
célébrèrent  sous  les  noms  de  Mazeppa  ou  de  Ga- 
nymède. 

Mais  ['exaltation  est  une  manière  d'être  géné- 
rale, une  façon  d'inquiétude  active.  Si  Ton  descend 
plus  avant  dans  l'analyse  du  sujet  ainsi 'porté 
par  ce  souffle  universel,  ce  vouloir  inconscient, 
cette  tendance  à  plus  de  vie,  on  s'aperçoit  que 
Yexaltation  est  formée  d'une  infinité  d'aspira- 
tions—  comme  la  vague  d'une  multitude  de  gout- 
telettes —  ou  de  puissances  qui,  pour  employer 
le  langage  d'Aristote,  s'efforcent  à  l'acte. 

Ici  Mockel  se  rencontre  avec  une  théorie  chère 
à  Suliy-Prudhomme.  Le  poète  des  Vaines  ten- 
dresses a  remarquablement  analysé  *  ces  élans  de 
cœur  spontanés  par  quoi  se  caractérise  toute  dis- 
position première  au  chant  poétique.  Ce  que 
M.  Sully-Prudhomme  désigne  par  aspiration, 
écrit  un  de  ses  meilleurs  commentateurs, 

est  un  état  mental  dont  il  a  donné  à  mainte  reprise 

1.  N'a-t-on  pas  défini  la  foi  :  c  un  état  lyrique  »  ? 

2.  On  ne  saurait  trop  recommander  la  lecture  des  ouvrages 
théoriques  de  Sully-Prudhomme.  Si  l'on  doit  faire  des  réserves 
sur  la  façon  dont  le  poète  du  Vase  brisé  a  étudié  les  questions 
de  métrique,  on  ne  peut  qu'admirer  la  plupart  de  ses  fines 
analyses  touchant  l'invention  poétique. 


"Jf>S  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

la  description.  Cet  état  est  d'ordre  affectif  ;  il  est  ca- 
ractérisé par  l'apparition  dans  la  conscience  d'émo- 
tions très  fortes  et  très  intimes,  capables  de  déter- 
miner chez  celui  qui  les  éprouve  à  la  fois  une  jouis- 
sance intense,  une  sorte  de  ferveur  religieuse  et  un 
élan  vers  l'action.  Ces  émotions,  d'une  nature  toute 
spéciale,  ne  se  confondent  nullement  avec  les  plai- 
sirs et  les  souffrances  des  sens  non  plus  qu'avec  les 
joies  et  les  peines  suscitées  positivement  chez  une 
personne  sensible  par  des  objets  réels  et  bien  con- 
nus. Elles  ont  un  objet  indéterminé,  lointain,  pres- 
senti, dont  le  sujet  n'aurait  pas  même  une  idée,  s'il 
ne  se  trouvait  dans  cet  état  de  rêve  ou  d'exaltation 
extatique.  D'un  mot,  elles  constituent  Vèlan  vers  l'i- 
déal et  correspondent  assez  bien  à  ce  qu'on  appelle 
d'ordinaire  Vamour  platonique  S 

Déterminer  les  conditions  et  les  caractères  de 
Y  aspiration  c'est,  du  même  coup,  énoncer  les  élé- 
ments constitutifs  de  la  poésie  lyrique. 

Considérée  au  point  de  vue  psychologique,  Vas* 
piration  poétique  est  tout  d'abord  un  état  émo- 
tionnel plus  ou  moins  intense.  Il  porte  l'artiste 
au  désir  d'extérioriser,  d'objectiver  sous  forme 
d'harmonies,  ces  élans  indéterminés  de  l'âme,  et 
de  les  communiquer  à  ses  semblables  par  le 
moyen  de  rythmes  appropriés.  Ce  besoin  de  vi- 

1.  Camille   Héraon.    La   Philosophie    de  Sully-Prudhomme. 
Alcan,  p.  204. 


ALBERT     MOCKBL    ET    L'ASPIRATION    LYRIQUE  269 


der  le  trop-plein  de  son  cœur,  de  laisser  couler 
au  dehors  de  soi,  en  phrases  cadencées,  cette  force 
dont,  à  certaines  heures,  nous  surabondons,  est 
irrésistible  et  aussi  impérieux  que  les  exigences 
physiques  de  la  vie  animale.  Empêcher  un  poète 
de  transcrire  l'émotion  qui  l'agite  serait  aussi 
cruel  que  de  condamner  à  l'immobilité  absolue 
un  être  plein  de  fougue  et  d'ardeur. 

C'est  avouer  que  Y  aspiration  est  essentiellement 
active.  Elle  suscite  chez  l'homme  qu'elle  anime 
un  essor  et  un  effort.  «  Le  ravissement  esthéti- 
que, écrit  Sully-Prudhomme  à  Camille  Hémon, 
n'est  pas  purement  passif  ;  c'est  un  enthousiasme 
qui  fait  aspirer,  tendre  vers  un  idéal  ;  c'est  donc 
un  essor  l.  »  Par  là  ce  ravissement  esthétique  dif- 
fère du  mysticisme  qui  est  un  état  contemplatif. 

Cette  aspiration  a  encore  pour  caractère  d'être 
spontanée.  Elle  participe  en  quelque  sorte  de  la 
genèse  de  l'instinct  et  de  la  connaissance  intuitive, 
partant  elle  s'affirme  d'ordre  affectif.  La  réflexion 
viendra  plus  tard  pour  organiser,  discipliner, 
«  harmoniser  les  aspirations  *  *,  de  façon  qu'il  y 
ait   œuvre  d'art  solide,   mais  à    l'origine,  avant 

1.  Sully-Prudhomme  Lettre  k  Camille  Hémon,  citée  par 
M.  Hémon  dans  son  livre  :  La  Philosophie  de  M.  Sully-Pru- 
dhomme. Alcan,  p.  52. 

2.  Cf.  Albert  Mockel.  Le  Bréviaire  du  Pauvre  et  surtout 
Poésie  et  Idéalité  {Vers  et  Prose,  t.  VII,  et  t.  I). 


270  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

d'avoir  passé  par  les  canons  de  la  Beauté,  l'as- 
piration n'est  qu'un  pur  élan  intérieur  vers  une 
fin  inconnue,  un  état  sentimental  que  le  mot  al- 
lemand sehnsucht  traduit  en  partie.  De  là  vient 
que  tout  poème  s'adresse  d'abord  aux  sens  et,  par 
les  sens  au  cœur,  puis  à  l'intelligence. 

Enfin,  le  propre  de  1! 'aspiration  est  d'être  vague, 
indéfinissable  et  indéterminée.  Le  poète,  sous  la 
poussée  de  cet  élan  lyrique  primitif  ne  cherche 
pas  de  fin  objective  ;  son  état  psychologique,  ca- 
ractérisé par  cette  sorte  de  ravissement  intérieur, 
est  à  lui-même  sa  propre  fin  '.  L'artiste  n'est 
alors  qu'une  pure  tendance  délicieuse,  un  simple 
rêve  vivant.  Alors  que  le  mystique  aspire  à  quel- 
que chose  de  défini,  qui,  dans  l'espèce,  est  de 
posséder  Dieu,  l'idéal  du  poète  demeure  non  per- 
sonnifié. L'artiste  changera  même  souvent  d'idéal, 
il  désirera  telle  femme  après  telle  autre,  il  chan- 
tera soit  l'Amour,  soit  la  Vie.  L'objet  importe 
peu  en  soi  ;  au  contraire,  l'intérêt  réside  dans 
l'état  psychologique  et  les  transformations  inté- 
rieures de  l'âme.  Le  poète  jouit  de  sa  jouissance 
et  aspire  pour  se  donner  la  joie  de  se  sentir  dans 
l'exaltation. 

Dès  lors  se  comprend  l'importance  que  nos 


1.  Kant  définissait  le  Beau  une  finalité  sans  fin,  ce  qui  signifie 
qne  la  Beauté  n'a  d'autre  fin  qu'elle-même. 


ALBERT     MOCKEL    ET    L'ASPIRATION    LYRIQUE  271 

poètes  contemporains  ont  donnée  aux  rythmes 
musicaux  et  polyphoniques.  La  musique  est  Fart 
qui  nous  plonge  le  mieux  dans  l'extase,  qui  nous 
fait  le  plus  sentir  cette  aspiration  indéfinissable 
dont  notre  cœur  est  avide,  qui  laisse  surgir  du 
fond  de  l'inconscient  des  paysages  irréels,  des 
lacs  d'infinitude.  A  vrai  dire,  ni  ces  images  de 
paysages  et  de  lacs  ne  conviennent.  A  ces  minu- 
tes de  songe  et  de  joie  indéterminés  l'être  ne 
voit  rien  :  il  palpite  comme  à  l'approche  d'un 
trouble  inconnu,  il  frissonne,  il  n'est  plus  qu'un 
ensemble  de  vibrations  morales,  une  totale  effu- 
sion d'âme.  Mockel  écrit  : 

Le  propre  des  aspirations  est  d'ignorer  leur  objet 
physique,  ou  de  ne  l'entrevoir  qu'à  l'état  d'image 
vague  et  fondante  parce  qu'il  a  les  caractères  de  ce 
futur  incertain  où  il  est  situé.  Les  aspirations  sont 
illimitées,  étant  peu  définies.  Avec  elles,  sans  le  sa- 
voir nous  vivons  dans  l'avenir.  Et  le  souvenir  lui- 
même,  lorsqu'il  y  a  poésie,  n'est  que  l'image  inverse 
d'une  aspiration  vers  la  beauté  encore  inconnue  qu'on 
espère. 

Il  suffît  d'ailleurs,  pour  connaître  l'idéal  lyri- 
que d'une  époque,  de  rechercher  quelle  idée  une 
génération  d'artistes  s'est  faite  de  l'invention 
poétique. 

Les  romantiques  ont  assign  é  pour  fin  au  poète 


272 


l'exaltation  de  l'imagination.  La  fantaisie, le  choix 
d'images  prestigieuses,  étincelantes,  sont  du  do- 
maine lyrique.  La  préface  des  Orientales  résume 
assez  bien  les  exigences  poétiques  de  1830.  Plus 
soucieux  de  la  «  vérité  dans  l'art  »  les  parnas- 
siens ont  voulu  que  la  poésie,  de  visionnaire  qu'elle 
était,  devînt  visuelle.  L'idéal  du  poète  évoque  un 
idéal  de  peintre  dont  la  formule  serait  :  ut  pictura 
poesis.  La  conséquence  est  l'apparition  d'un  art 
plastique,  minutieusement  descriptif,  porté  par 
une  forme  sonore  et  des  rimes  riches.  Pour  le 
symbolisme  la  vérité  dans  l'art  ne  réside  ni  dans 
l'exaltation  de  l'imagination,  ni  dans  la  descrip- 
tion objective,  mais  dans  l'expression  ou  l'essor 
de  la  personnalité  entière.  Le  poète  n'est  plus 
seulement  un  halluciné  ou  un  objectif,  mais  une 
âme.  Et  dans  cette  âme  s'agitent  des  sentiments 
profonds,  mystérieux,  des  désirs  confus,  des  aspi- 
rations intimes  qui,  appréhendés  dans  des  con- 
cepts ou  enserrés  dans  des  phrases  trop  générales, 
s'évanouissent  ou  demeurent  saisis  dans  une  im- 
mobilité de  mort.  L'âme  complexe  et  vivante, 
réceptacle  de  toutes  nos  sensations,  de  toutes  nos 
émotions,  de  toutes  nos  pensées,  de  tout  nous,  ne 
saurait  ni  être  définie  adéquatement,  ni  être  dé- 
crite de  façon  matérielle.  On  ne  décrit  pas  des 
intuitions  multiples  ;  on  les  chante  : 


ALBERT    MOCKEL    ET     L'ASPIRATION    LYRIQUE  273 

De  la  musique  encore  et  toujours, 
Que  ton  vers  soit  la  chose  envolée 
Qu'on  sent  qui  fuit  d'une  âme  en  allée 
Vers  d'autres  cieux  à  d'autres  amours. 

et  c'est  Y  Art  poétique  de  Verlaine  avec  les  doc- 
trines psychologiques  contemporaines  sur  la  musi- 
que et  l'Inconscient  l. 

Les  anciens  employaient  un  même  mot  pour 
signifier  Pâme  et  le  souffle  ;  ils  disaient  spiritus. 
Précieuse  constatation.  Dans  l'idée  que  les  poètes 
se  font  aujourd'hui  du  lyrisme  les  termes  d'dme 
et  à! aspiration  s'équivalent.  Cette  aspiration  ou 
effusion  psychique  —  première  condition,  non 
suffisante,  mais  nécessaire,  exigée  du  poète  — 
ne  doit  pas  être  confondue  avec  le  désir  ou  Ja 
volonté  qui  supposent  un  but  déterminé.  Il  est 
très  difficile  de  la  définir  d'un  mot,  car  elle  n'est 
pas  un  état,  mais  une  action,  non  une  attitude, 
mais  un  mouvement,  non  l'image  d'une  vague, 
mais  l'image  impossible  à  figurer  de  son  élan. 
Toute  image  la  matérialise,  de  même  que  dans 
le  phénomène  de  la  pesanteur  on  se  représente 
plus  facilement  l'objet  attiré  que  la  force  attrac- 
tive. 

Disons  donc  qu'aspirer  c'est  sentir  sa  conscience 

1.  Cf.  A.  Bazaillas.  Musique  et  Inconscience.  Alcan. 


274  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

s'écouler  dans  le  temps,  dans  la  durée  pure  l. 
Nous  ignorons  l'essence  des  êtres,  la  substance,  la 
chose  en  soi  une  et  immuable.  Notre  connaissance 
étant  humaine,  partant  bornée,  n'appréhende  que 
du  relatif.  Mockel,  ainsi  que  la  plupart  des  psycho- 
logues contemporains  est  phénomêniste .  11  ne  croit 
pas  à  la  permanence  du  caractère,  à  une  vérité 
immuable,  mais  à  des  vérités  mobiles  «  qui  se 
remplacent  selon  les  heures  et  nous  offrent  tour 
à  tour  leurs  motifs  de  vie  ».  Voulons-nous  fixer 
ou  définir  strictement  les  objets  de  ces  vérités, 
nous  faisons  alors  œuvre  de  dialectique,  de  mo- 
rale ou  de  politique.  Mais  l'aspiration  poétique 
procède  de  ce  caractère  de  mobilisme  universel. 
Elle  demeure  indistincte  et  vague.  Ce  serait  lui 
ôter  son  caractère  d'illimité  que  de  vouloir  la 
borner  en  la  précisant. 

Hélas  est-il  en  nous  deux  fois  le  même  songe  *  ! 


1.  Nous  retrouvons  ici  une  idée  chère  à  Bergson  et  d'autant 
plus  précieuse  à  noter  au  point  de  vue  des  rapports  qui  nous 
occupent  entre  l'esthétique  symboliste  et  la  mentalité  contem- 
poraine, que  Mockel  n'a  pas  connu  les  Données  immédiates  de 
la,  conscience.  Nous  aurons  l'occasion,  au  sujet  des  Propos  de 
littérature,  de  remarquer  cette  étroite  corrélation  qui  détruit 
la  légende  selon  laquelle  le  symbolisme  aurait  été  un  hasard, 
un  accident  dans  l'histoire  de  l'évolution  de  la  pensée  française 
à  la  fin  du  xixe  siècle. 

2.  A.  Mockel.  Dialogue  tragique  (  Vers  et  Prose,  t.   IV). 


ALBERT    MOCKEL    ET    l' ASPIRATION    LYRIQUE  275 

Cette  aspiration  est  un  fait  subjectif,  un  phéno- 
mène psychologique  qui  se  déroule  dans  le  temps, 
c'est-à-dire  dans  la  conscience.  Or  qu'est-ce  que 
la  conscience  ?  Une  continuité  d 'écoulement ',  dira 
Bergson,  une  succession  d'états  dont  chacun  an- 
nonce ce  qui  suit  et  contient  ce  qui  précède...  et 
si  solidement  organisés,  si  profondément  animés 
d'une  vie  commune,  qu'on  ne  saurait  dire  où  Fun 
quelconque  d'entre  eux  finit,  où  l'autre  commence. 
En  réalité,  aucun  d'eux  ne  commence  ni  ne  finit, 
mais  tous  se  prolongent  les  uns  dans  les  autres1. 
Le  moi  est  donc  une  sorte  de  continu  perpétuel, 
une  polyphonie  d'états  d'âme,  un  courant  intérieur 
peu  commode  à  imaginer,  car  «  ce  qui  est  durée 
pure  exclut  toute  idée  de  juxtaposition, d'extério- 
rité réciproque  et  d'étendue  ».  Ainsi  l'âme  est 
mobilité,  devenir,  variétés  de  qualités,  et  le  phé- 
nomène intuitif  de  l'aspiration  une  de  ses  plus 
subtiles  manifestations. 

Ces  principes  que  je  résume  un  peu  vite,  en 
attendant  de  les  développer  un  jour,  comptent 
parmi  les  plus  importants  de  l'esthétique  symbo- 
liste. Les  poètes  de  la  génération  de  Mockel  ont 
obscurément  pressenti  le  parti  à  tirer,  au  point 
de  vue  de  l'art,  de  ces  fines  analyses  de  la  cons- 

1  Bergson.  Introduction  k  la  métaphysique  [Revue  de  mé  • 
Uphysique  et  de  morale,  janvier  1903). 


276  l'attitude  nu  lyrisme  contemporain 

cience  considérée  comme  une«  continuité  d'écou- 
lement ».  Avec  Mockel  ils  ont  dit  :  «  L'âme  est  en 
devenir  vers  elle-même...  nous  ne  sommes  p.-.s 
les  mêmes,  au  plus  profond  de  nous,  dans  l'ado- 
lescence et  dans  la  vieillesse  ;  ce  n'est  pas  la  cons- 
cience qui  s'obscurcit  ou  s'éclaire,  c'est  notre 
âme  qui  s'est  renouvelée1.  »  Avec  Bergson  ils  ont 
pensé  qu'en  réalité  «  il  n'y  a  ni  sensations  identi- 
ques ni  goûts  multiples  ;  car  sensations  et  goûts 
m'apparaissent  comme  des  choses  dès  que  je  les 
isole  et  que  je  les  nomme,  et  il  n'y  a  guère  dans 
l'âme  humaine  que  des  progrès  2.  On  comprend 
toute  la  richesse  féconde  d'un  tel  lyrisme,  les  res- 
sources d'une  semblable  esthétique  basée  sur  Je 
rythme  subjectif  et  la  vie  de  conscience.  Ce  qu'ils 
ont  voulu  chanter  c'est  moins  une  chose  que  des 
phénomènes  psychologiques,  moins  une  fin  st cli- 
que qu'un  processus  dynamique,  moins  les  objets 
extérieurs,  qu'à  travers  leur  mirage  mouvant,  un 
ensemble  de  tendances  vitales,  moins  un  conten- 
tement qu'une  succession  ^aspirations  en  perpé- 
tuel recommencement.  D'où  les  titres  assez  signi- 
ficatifs des  livres  de  vers  contemporains  :Le  Cœur 
innombrable,  la  Multiple  Splendeur,  les  Palais  no- 
mades, Entrevisions,  etc.  D'où  ce  désir  de  «  tout 

1.   A.  Mockel.  Propos  de  littérature,  p.  20. 
.  Bergson. Essai  sur  les  Données  immédiates  de  la  conscience, 
p.  89. 


ALBERT     MOCKEL    ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  277 

sentir  »,  cette  joie  de  vie,  ce  besoin  d'émotions 
multiples,  ce  perpétuel  éveil  des  sens,  cette  fa- 
culté de  s'exalter  qui  caractérise  la  poésie  mo- 
derne. 

Que  de  beautés  sommeillent  sur  la  terre;  que  de 
joies  !  écrit  iMockel.  Prends  garde  qu'une  seule  d'en- 
tre elles, si  tu  te  hâtes  de  la  saisir,  ne  te  fasse  oublier 
toutes  les  autres.  Tu  ne  serais  ainsi  que  l'homme 
d'une  seule  chose,  et  quoi  de  plus  misérable  que 
cela  l  ? 

De  son  côté  André  Beaunier  s'exprime  ainsi  à 
propos  de  Gustave  Kahn 8  : 

Si  la  poésie  a  certainement  pour  objet  d'exprimer 
le  monde,  le  rôle  du  poète  consiste  à  éprouver,  avec 
une  ardeur,  une  intensité  et  une  finesse  particulière, 
toutes  les  sensations  que  la  matière  peut  donner,  à 
en  prendre  conscience  et  à  les  exalter  dans  son 
œuvre.  Il  n'y  a  pas  d'analogie  entre  la  complexité 
tumultueuse  et  magnifique  des  sensations  qui  cons- 
tituent le  Cosmos  dans  sa  totalité  et  les  quelques 
pauvres  et  ténues  perceptions  qu'on  en  trouve  dans 
les  poèmes  des  Romantiques  ou  des  Parnassiens...  Il 
faut  donc  que  le  poète  ait  d'abord  «  la  franchise  de 
ses  sensations  »  ;  il  faut  qu'il  accueille  tout  ce  qui 

I.A.  Mockol.  Le  Bréviaire  du  Pauvre  (Vers  et  Prose, t.  VII). 
2.  A.  Beaunier.  La  Partie  nouvelle  [Mercure  de  France,  p.  109). 

16 


278  l'attitude  du  lyrismb  contemporain 

viendra  à  lui,  comme  précieuses  images  émanées  du 
Cosmos. 

Une  telle  conception  ne  saurait  manquer  d'in- 
fluer sur  Festhétique.  Le  poète  représenté  ainsi 
comme  une  série  d'émotions  qui  se  prolongent,  ne 
redoute  rien  tant  que  de  figer  ces  émotions,  que 
d'en  arrêter  Félan  dans  des  formes  trop  rudes. 
La  conséquence  de  ceci,  sur  quoi  il  est  inutile 
d'insister,  mais  qu'on  entrevoit  avec  clarté,  est  la 
doctrine  impressionniste  en  peinture,  avec  tout  ce 
que  cette  doctrine  contient  «  de  continu  »  par  son 
emploi  de  lignes  courbes,  enveloppantes,  expres- 
sives ;  la  sculpture  de  Rodin  si  délibérément  vi- 
vante et  volontairement  «  inachevée  »,  afin  que 
l'esprit  soit  plus  longtemps  suggestionné  ;  la  mu- 
sique contemporaine  avec  ses  modes  diatoniques 
et  sa  théorie  de  la  «  mélodie  continue  »,  ses  ac- 
cords fluides  et  dissonants  qui  évitent  avec  soin 
les  «  résolutions  »  ou  les  «  cadences  parfaites  >  ; 
la  poésie  symboliste  enfin  et  ses  procédés  de 
suggestion,  ses  rythmes  qui  élargissent  l'émotion 
fondamentale  et  la  font  retentir  profondément 
dans  Fàme  du  lecteur,  sa  musique  évocatrice,  ses 
aspirations  infinies  et  qui  s'appellent  entre  elles. 

L'ensemble  de  ces  aspirations  où  s'agite  le  cœur 
d'un  poète  se  nomme  idéal.  Gardons-nous  de  pren- 
dre ce  mot  idéal  pour  un  lieu  métaphysique.  En- 


ALBERT     MOCKEL    ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  279 

tendu  au  sens  lyrique  l'idéal  est  une  forme  d'in- 
tuition, une  représentation  pure  et  subjective,  un 
attribut  de  l'homme.  Manifester  cette  idéalité  ' 
dans  des  rythmes  qui  sont  comme  l'équivalent 
conscient  de  notre  exaltation,  la  notation  musi- 
cale des  pulsations  de  notre  âme  —  c'est  être 
poète.  Et  Mockel  a  donné  la  formule  de  cet  état 
d'âme  lyrique  initial,  indispensable  à  qui  veut 
chanter  en  vers  lorsqu'il  a  dit  :  «  De  tout  ton  être, 
aspire  à  tout  ton  être.  » 


III 


Cette  théorie  de  Y  aspiration,  que  Mockel  est 
peut-être  le  seul,  avec  Sully-Prudhomme,  à  avoir 
analysé  en  détail,  est  le  pivot  de  ses  idées.  Toute 
sa  pensée  tourne  autour  de  ce  point  central.  Sa 
philosophie  lui  est  fournie  par  l'analyse  objec- 
tive du  phénomène  de  l'aspiration.  Celle-ci  étant 
un  perpétuel  élan,  une  tendance   constante,  illi- 

1.  Voilà  pourquoi,  sans  doute,  il  est  impossible  de  donnor 
une  définition  adéquate  du  beau,  car  le  beau  implique  un  élé- 
ment indéterminé,  l'idéal,  qui  est  l'irréalisable  auquel  l'Ame  ne 
peut  que  rôver  et  aspirer  «c  Pour  que  le  beau  pût  être  infini, 
ajoute  Sully-Prudhomme,  il  faudrait  que  l'Ame  connût  par  la 
possession  ce  qu'elle  ne  connaît  que  par  les  vagues  inductions 
de  son  rêve,  d'après  le  peu  qu'elle  possède  actuellement.  » 


280  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

mitée  et  indéfinie,  Mockel  conçoit  l'âme  comme 
une  suite  d'instants,  un  courant  qui  passe  et  se 
transforme,  et  c'est  toute  une  doctrine  phénomé- 
niste  que  nous  pressentons.  La  qualité  de  cette 
aspiration  transportée  sur  le  plan  lyrique  lui  four- 
nit son  esthétique  qui  est  en  substance  l'esthéti- 
que symboliste.  Enfin  la  manifestation  de  cette 
aspiration  dans  un  tempérament  de  poète,  l'ex- 
pression subjective  de  l'exaltation  lyrique  —  c'est 
de  quoi  est  faite  sa  poésie. 

Albert  Mockel  a  publié  deux  livres  de  vers.  A 
l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  un  troisième  volume 
s'achève  avec  ce  titre  :  La  flamme   immortelle, 
où  l'exaltation  intérieure    est  conçue  comme  le 
facteur  de  toute  force,  de  tout  progrès,  de  toute 
beauté,  de  toute  harmonie.  L'aspiration  n'y  sera 
plus  chantée  pour  elle-même  et  de  façon  indivi- 
dualiste, mais  en  fonction  de  l'amour  qu'elle  sus- 
cite et  de  l'harmonie  que  son  action  accroît  dans 
l'univers.  Aspirer  c'est  aimer,  et  d'aspirations  en 
aspirations  le  poète,  à  travers  l'union  fraternelle 
des  cœurs,  s'approche  de  l'idéal  suprême,  de  ce 
Dieu  synthèse  de  nos  transports.   Plusieurs  des 
poèmes  importants  de  La  Flamme  immortelle  ont 
déjà  paru  en  revues.  Tous  nous  parlent. 

do  l'éternel  et  grave  effort 

d'une  Flamme  jamais  étouffée,  qui  veut  être, 


ALBERT    MOCKEL     ET     L'ASPIRATION     LYRIQUE  281 

et  nous  disent  la  secrète  splendeur 

d'un  rêve  que  toujours  d'autres  rêves  prolongent. 

La  pièce  suivante,  Y  Éternelle  Fiancée,  mérite 
d'être  citée  comme  type  des  préoccupations  du 
poète.  L'Éternelle  Fiancée  est  semblable  à  l'ombre 
qui  nous  entoure,  ombre  légère  où  nos  rêves  se 
cristallisent,  où  convergent  nos  aspirations  idéa- 
les. 

Je  t'ai  rêvée,  d'un  grave,  d'un  tendre  souci, 
Sœur  inconnue,  éternelle  Fiancée. 
Je  m'inclinais  vers  toi,  compagne  de  ma  pensée, 
et  lentement  tu  me  parlais,  lentement  ainsi  : 

«  J'apparais,  je  brille,  —  et  m'efface. 

Goûte  mon  amour  décevant, 
mais  ne  me  cherche  pas  :  Ma  trace 
est  pareille  à  du  sable  au  vent. 

Ma  lèvre  invisible  te  touche... 
mais  je  suis  une  ombre  qui  passe, 
et  tous  les  baisers  de  ma  bouche 
sont  comme  une  aile  dans  l'espace... 
Écoute  et  songe  1  je  suis  celle 
qui  dans  la  nuit  t'ouvre  les  yeux. 
Je  suis  le  rayon  merveilleux 
d'un  mystère  qui  se  révèle.  » 


282 


Les  deux  volumes  de  poèmes  qu'a  publiés  Al- 
bert Mockel  s'intitulent  l'un  Chantefable  un  peu 
naïve,  l'autre  Clartés.  Le  premier  parut  en  1891, 
le  second  en  1902.  Chantefable  est  un  poème  phi- 
losophique divisé  en  chapitres.  Lorsque  je  dis 
poème  philosophique  il  faut  tout  de  suite  renon- 
cer à  l'idée  d'un  poème  didactique,  froidement 
conçu,  mais  entendre  une  suite  logique  de  pièces 
de  vers  liées  entre  elles  par  une  grande  idée  sen- 
tie. C'est  cette  idée  vivante  qui  constitue  l'unité 
du  livre  et  l'ordonnance  des  parties.  Oui,  plus 
que  quiconque,  Mockel  a  horreur  de  la  poésie 
abstraite.  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'en  blâmerai.  Un 
poème  s'adresse  d'abord  au  cœur,  est  l'expression 
figurée  d'une  émotion.  Avant  tout,  le  poète  chante 
l'état  d'exaltation  intuitive  où  il  se  trouve,  avant 
de  réfléchir  sur  les  données  de  cette  exaltation  et 
de  la  découper  par  l'analyse.  G'esJ  une  grossière 
erreur  de  penser  que  l'idéaliste  est  celui  qui  ne 
s'attache  qu'aux  idées.  L'exemple  des  mystiques* 
à  défaut  d'autres  preuves,  serait  là  pour  nous  dé- 
tromper, qui  voient  Dieu  par  le  cœur  et  qui  sont 
tout  sensibilité.  De  même  les  trois  quarts  des  poè- 
tes contemporains  puisent  leur  inspiration  dans 
ce  que  Souza  nomme  si  justement  «  le  lyrisme 
sentimental  >,  qui  n'est  autre  qu'un  idéalisme  des 
sens,  une  ivresse  d'être,  une  joie  de  tout  sentir, 
une  contemplation  passionnée.  Verlaine,  Griffin, 


ALBERT    MOCKEL    ET     l' ASPIRATION    LYRIQUE  283 

Kahn  incarnent  bien  cette  attitude  lyrique,  émi- 
nemment expressive,  et  le  culte  des  poètes  con- 
temporains pour  Lamartine  tient  sans  doute  à  ces 
causes. 

Gustave  Kahn  écrivait  :  «  Je  voudrais  voir  mes 
pairs  considérer  leur  premier  travail  intellectuel 
comme  une  première  arrivée  des  barques  char- 
gées d'Inconscient  et  que  de  ses  cargaisons  ines- 
pérées, instinctives  quoique  préparées  par  eux- 
mêmes,  ils  ornent  le  bazar  de  couleurs,  la  salle 
des  fêtes  auxquels  ils  ont  droit  *.  » 

C'est  avouer  que  la  poésie  est  l'expression  du 
moi  profond. 

Oui  je  prendrai  plaisir  aux  vers  qui  réjouissent 
mon  ouïe,  mon  odorat,  mes  yeux  ;  s'ils  ont  la  dou- 
ceur juteuse  d'un  bon  fruit  j'en  goûterai  la  saveur 
avec  gourmandise,  et  s'ils  caressent  ma  chair  j'en 
voudrai  dire  la  volupté.  J'en  saluerai  le  sentiment 
s'ils  me  touchent,  et  l'aride  et  sévère  noblesse  s'ils 
pensent  et  me  font  penser.  Mais  la  Poésie  que  nous 
voulons  chercher  est  plus  que  tout  cela,  elle  est  la 
joie  ineffable  et  vivifiante,  où  la  raison,  le  cœur  et  le 
frémissement  physique  ne  se  distinguent  plus,  où  des 
sens  eux-mêmes  la  pensée  semble  naître,  s'émeut  et 
nous  émeut,  et  se  confond  dans  la  plénitude  harmo- 

1.  Gustave  Kahn.  La,  Vogue,  août  1189. 


284 


nieuse    d'un  cœur  qui  se  dilate  et  d'une  âme  qui 
chante1. 


Qu'on  ne  craigne  donc  pas  non  plus  l'intrusion 
dans  notre  poésie  d'un  sensualisme  purement  im- 
pressionniste. Si  le  lyrisme  moderne  se  définit 
«  le  don  magique  de  s'émerveiller  %  »,  il  est  clair 
que  nos  sens  sont  la  condition  nécessaire,  mais 
non  suffisante  de  toute  exaltation.  L'intuition  ly- 
rique réclame  l'âme  entière  et  ce  n'est  pas  seu- 
lement une  de  nos  facultés  qui  aspire,  mais  notre 
être  complet.  En  même  temps  que  la  nouvelle 
psychologie  se  refusait  à  admettre  la  division  abs- 
traite et  arbitraire  de  nos  trois  facultés,  sensibi- 
lité, intelligence,  volonté,  les  poètes  concevaient 
le  lyrisme  comme  la  synthèse  d'une   multitude 
d'états  de  conscience.  Aussi,  bon  nombre  de  leurs 
ouvrages  sont  moins  une  suite  de  pièces  déta- 
chées qu'un  poème   continu.  Les  livres  s'intitu- 
lent  d'ailleurs  simplement   Poèmes;  il  s'y  agit 
d'une  action  intérieure  à  mille  scènes   diverses, 
d'une  symphonie  à  plusieurs  parties  qui  toutes 
contribuent  à  l'expression  d'une  même  personna- 
lité. 


1.  A.  Mockel.  Poésie  et  Idéalité  (Vers  et  Prose,  t.  I). 

2.  A.  Mockel.  Le  Bréviaire  du  Pauvre  (  Vers  et  Prose,  t.  VII). 
Le  même  a  écrit  :  «  Mon  âme,  c'est  moi  tout  enlier  qui  m'ex- 
prime par  un  chant.  » 


ALBERT     MOCKEL    ET    ^ASPIRATION    LYRIQUE  285 

Une   seule  chose  au  monde,  peut-être,   a  dit 
Mockel,  mérite  qu'on  Fexprime.  Et  celle-là,  c'est 
Y  Ineffable.  L'unité  de  Chantefable  un  peu  naïve 
réside  dans  la  poursuite  de   cet  Ineffable  à  tra- 
vers une  multitude  d'aspirations  naissantes.    Le 
poète  situe  son  sujet  dans  la  vie,  à  l'époque  de 
l'adolescence,  parce  que  c'est  le  moment  des  vel- 
léités incertaines,  des  mouvements  indécis  et  que 
la  «  naïveté  suprême  »,  c'est-à-dire  l'élan  vital  de 
l'inconscient,   y  est  moins  voilée  qu'elle  ne  le 
sera  plus  tard  lorsque  la  mémoire,  surchargée, 
aura  jeté  sur  elle  ces  monceaux  d'images  et  de 
jugements  qui  sont  la  matière  où  s'exerce  notre» 
activité  consciente.  C'est  donc  l'éveil  à  la  vie  et 
aux  désirs,  l'aspiration  vers  l'être  à  travers  les 
perceptions  d'abord  confuses,  à  travers  le  tumulte 
des  rêves  et  de  l'amour.  Chantefable  est  comme 
un  panorama  de  vies  successives,  l'histoire  d'une 
âme  qui  se  cherche  parmi  des  examens  de  cons- 
cience et  des  crises  sentimentales,  qui  s'efforce 
de  prendre  connaissance  de  ses  élans  intérieurs. 
Clartés  semble  la  suite  logique  do  cette  évolu- 
tion d'âme  commencée  dans  Chantefable.  Le  su- 
jet s'est  replié  sur  lui-même.  Il  a  cherché  à  se 
cristalliser   dans    la  contemplation   des   choses, 
mais  il  ne  tarde  pas  à  sentir  que  l'œuvre  n'est 
point  sans  la  vie  et  que  l'art   s'étiole  lorqu'il  veut% 
s'isoler  de  la  nature.  Or  la  nature  est  un  ensem- 


286  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

ble  de  sensations  qui  s'écoulent  et  fuient  sans  fin. 
Pour  communier  la  joie  des  choses,  ce  vaste  con- 
tinu animé  qu'est  l'univers,  il  faut  se  façonner 
une  âme  ductile,  une  sensibilité  affinée,  se  créer 
un  art  souple  qui  ne  momifie  pas  Fimpression, 
mais  qui  soit  cette  impression  même  et  dont  les 
rythmes  expriment  la  mobilité. 

Le  Lied  de  Veau  courante,  un  des  meilleurs 
poèmes  de  Clartés,  chante  l'éphémère  et  cette  fa- 
meuse idée  du  continu  ou  du  temps  psychologi- 
que, centre  de  la  philosophie  introspective  et  de 
l'esthétique  contemporaines.  L'onde  claire  fuit 
«sans  arrêt  et  chante  à  la  forêt  immobile  : 

O  forêt  !  ô  forêt  douce,  tu  me  convies 

aux  lents  repos  de  l'ombre  moussue  et  des  prêles, 

et  la  ramure  s'est  étendue 

comme  une  main  qui  me  caresse  et  me  retient... 

Mais  je  glisse,  je  vais,  je  passe  sous  elle, 
je  glisse,  et  je  vais  mon  oublieuse  vie. 
L'âme  qui  te  mirait,  je  l'ai  déjà  perdue, 
et  mes  yeux  refermés  ne  se  rappellent  rien. 


Un  seul  être  est  vivant  sous  mes  images  fugitives, 
il  ondule  aux  replis  de  mes  lointains  détours... 
O  toi,  dont  j'ai  baigné  les  pieds  las,  le  front  lourd, 
et  la  caresse  des  mains  avides. 


ALBERT    MOCKEL    ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  287 

—  passant  qui  m'écoutes,  mon  frère  1  — 
n'as-tu  pas  vu,  depuis  le  seuil  des  monts  déserts, 
naître  et  renaître  en  moi,  puissant  comme  l'amour, 
l'indomptable  courant  qui  me  porte  à  la  mer  ? 

—  n'as-tu  pas  vu,  force  sans  fin,  rythme  éternel, 
le  désir  qui  me  meut  d'un  élan  immortel  ? 

Ce  désir  qui  meut  tous  les  êtres  «  d'un  élan 
immortel»,  c'est  encore  l'aspiration,  l'amour  qui, 
vers  la  fin  du  livre,  s'orchestre  et  devient  non 
seulement  l'amour  de  l'homme  pour  la  femme, 
mais  le  don  de  soi,  l'harmonisation  d'un  rythme 
particulier  dans  le  rythme  unanime. 

Je  n'insiste  pas  sur  la  qualité  de  ces  deux  volu- 
mes. Mon  but,  on  le  sait,  est  moins  de  faire  ici 
de  la  critique  littéraire  que  l'histoire  des  idées 
esthétiques  et  des  tendances  lyriques  contempo- 
raines. Mockel,  par  sa  thèse  de  l'aspiration  pour- 
suivie à  travers  les  transformations  d'une  âme  en 
perpétuel  devenir,  nous  aura  permis  de  noter  un 
des  plus  curieux  états  d'esprit  poétique  manifesté 
à  la  fin  du  xixe  siècle  et  qui  pourrait  se  formuler 
ainsi  :  le  lyrisme  symboliste  est  un  lyrisme  d'in- 
tuitiou  ou  d'immanence  qui,  au  moyen  de  ryth- 
mes associés,  s'efforce  de  mouler  aussi  étroite- 
ment que  possible  l'inspiration  subjective  du 
poète  sur  les  manifestations  extérieures  de  la  réa- 
lité   mouvante  ;   autrement    dit  :   de   conjuguer 


288  l'attitude  pu  lyrisme  contempokaim 

dans  le  même  transport  la  vie,  qui  est  mobilité, 
continu,  etc.,  avec  l'expression  de  cette  vie  dans 
une  conscience  individuelle.  S'intérioriser  dans 
le  réel  en  mouvement,  exprimer,  non  par  des 
concepts  abstraits,  mais  par  des  intuitions  con- 
crètes, sortes  d'auscultations  psychologiques, 
Fâme  des  choses,  et  pour  cela  tenir  ses  sens  en 
éveil  sur  la  nature,  au  moyen  d'une  certaine  in- 
quiétude de  vie  ou  d'aspirations  constantes,  — 
tels  sont  les  caractères  fondamentaux  et  organi- 
sateurs de  notre  poésie  française  depuis  vingt  ans. 

Les  histoires  en  prose  que  Mockel  a  données 
en  1908  sous  le  titre  Contes  pour  les  enfants  d'hier 
ne  sont  qu'une  transposition  et  une  nouvelle  ap- 
plication du  thème  de  l'aspiration.  Ce  «  don  d'en- 
fance »  que  le  poète  revendique  dans  sa  préface 
n'est  autre  que  le  transport  lyrique  dont  se  pa- 
rent les  œuvres  éternellement  jeunes  et  qui  chan- 
tent des  sentiments  universels,  les  sentiments 
«  ingénument  sensuels  en  leur  liberté  ». 

Quelques  personnes  privilégiées,  écrit  Mockel,  ont 
gardé  dans  l'âge  mûr  une  ûme  candide  et  fraîche 
qui  semble  née  d'hier.  Ayant  vu  maintes  choses  de 
la  vie,  et  connu  ses  douleurs,  elles  ne  sont  plus  naï- 
ves sans  doute,  mais  il  leur  est  resté  la  grâce  la  plus 
délicate  de  cette  naïveté  perdue  :  une  sensibilité  si 


ALBERT    MOCKEL    ET     !>' ASPIRATION    LYRIQUE  2S9 

jeune  encore,  que  des  impressions  très    simples  y 
éveillent  un  soudain  rayonnement. 

En  ces  contes  la  poésie  se  mêle  au  burlesque 
car,  en  vérité,  «  rien  n'est  plus  proche  d'un  chant 
très  lyrique,  qu'un  récit  violemment  burlesque. 
L'un  évoque  en  son  harmonie  la  Beauté,  l'autre 
la  suggère  par  contraste;  et  regardons-y  bien, 
c'est  presque  une  même  chose.  La  Poésie,  en  son 
rythme,  est  comme  une  danse  suspendue  ;  la  farce 
fait  vingt  cabrioles.  Mais  elles  ont  une  pareille  ar- 
deur à  dépasser,  dès  le  premier  saut,  la  vérité  de 
tous  les  jours  qui  va  clopin-clopant  en  ses  miteux 
habits  ;  et  la  légende  leur  prête  son  manteau  flot- 
tant, pour  qu'elles  s'encourent  héler  la  vérité  de 
tous  les  siècles  qui  fuit  toujours  à  l'horizon  ». 

Or  à  travers  les  gestes  des  princesses  fabuleu- 
leuses,  des  princes  charmants  et  des  fées  mysté- 
rieuses, ces  filles  de  l'illusion,  à  travers  «  l'image 
invertie  des  miraculeuses  bulles  d'iris  que  le  son- 
geur s'amuse  à  gonfler  »  nous  découvrons  l'atti- 
tude grave  de  la  vie  spirituelle,  la  constante  aspi- 
ration vers  l'être  et  la  plus  belle  existence. 

Mais  le  choix  de  ces  légendes  est  autrement 
caractéristique.  Mockel,  avec  la  plupart  des  poè- 
tes symbolistes,  y  avoue  «  son  culte  particulier 
pour  les  conceptions  lyriques  d'un  temps  qui  fut 
notre  premier  âge    d'or  ».  C'est  du  moyen   Age 

17 


290 


qu'il  s'agit,  heureuse  époque  qui  vit  peut-être  les 
plus  chères  effusions  de  notre  sentiment  poétique, 
et  «  de  cette  naïveté  lyrique,  souvent  mêlée  d'un 
rien  d'ironie  et  de  satire,  que  le  dogme  de  l'ini- 
tiation latine  n'a  pas  empêchée  de  se  perpétuer 
jusqu'à  nous  ». 

Une  littérature  le  plus  souvent  très  gauche,  par- 
fois aussi  nullement  malhabile,  y  atteint  au  chef- 
d'œuvre  dans  le  Tristan  de  Thomas,  dans  la  chante- 
fable d'Aucassin.  La  forme  a  presque  toujours  de 
lourdes  défaillances,  et  pourtant  le  génie  de  la  langue 
d'oïl  rayonne  alors  au  delà  des  frontières  parce  que 
le  lai  de  V Ombre  comme  les  récits  de  Marie  de  France, 
Amis  et  Amille  avec  le  Chevalier  au  Cygne,  et  la 
Berthe  du  confus  Adenet  aussi  bien  que  l'adroit  et 
précis  Cligès  de  Ghrestien,  —  propagent  autour  d'eux 
le  grand  songe  celtique  et  cette  délicatesse, cette  élé- 
gance mentale  qui  sont  le  fait  traditionnel  de  la  cul- 
ture et  de  l'instinct  français. 

On  a  beaucoup  reproché  au  symbolisme  ses 
allures  révolutionnaires.  Il  s'agit  d'un  manque  de 
documentation  évident.  Les  textes  sont  là  pour 
prouver  un  effort  conscient  en  vue  d'un  retour  à 
Finspiration  nationale.  Par-dessus  le  parnasseles 
poètes  en  cause  ont  voulu  rejoindre  la  tradition 
de  la  race.  Alors  qu'une  fâcheuse  influence  des 
littératures  latines  obligeait  quantité  d'artistes  à 


ALBERT    MOCKEL    ET    ^ASPIRATION    LYRIQUE  291 

chanter  les  héros  d'une  mythologie  froide  et  fer- 
mée à  nos  entendements  d'Occidentaux,  alors 
qu'une  âme  française  se  pliait  sans  souplesse  à 
des  pastiches  de  littératures  étrangères  —  ce  qui 
fait  dire  à  Mockel:  «  En  France  on  n'écrit  pas 
selon  les  croyances  et  les  légendes  françaises  ;  la 
tradition  française  est  d'écrire  selon  Jes  traditions 
des  autres  >  —  tout  un  groupe  de  poètes  s'est 
rencontré  pour  exalter  l'âme  populaire  de  notre 
pays  avec  ses  inventions,  son  folklore,  ses  chan- 
sons naïves,  mais  pleines  de  suc.  Griffin  et  tant 
d'autres  ont  suivi  cette  voie.  Ils  ont  puisé  dans 
le  moyen  âge  «  énorme  et  délicat  ».  Les  réalités 
morales  de  notre  race  les  ont  sollicités  à  ['encontre 
de  ceux  qui  croient,  par  je  ne  sais  quelle  aberration 
de  l'esprit  ou  simplement  par  manque  de  documen- 
tation, que  notre  littérature  date  du  x\T  siècle  l. 
J'ai  idée  qu'un  jour  cette  question  d'inspiration 
lyrique  sera  enûn  résolue  et  que  pleine  justice  sera 
rendue  à  ces  vaillants  défenseurs  de  l'idéal  et  du 
sentiment  de  notre  poésie. 


'  1.  Cf.  entre  autres  études  sur  ce  sujet,  Robert  tic  Sou/a  :  La 
Poésie  populaire  et  le  lyrisme  sentimental  (Mercure  de  France, 
1889),et  les  beaux  livres  d'Adrien  Mithouard:  Le  Tourment  de 
Vunité  et  Le  Traité  de  l  Occident. 


2')"2  i/attitude  du  lyrisme  contemporain 


IV 


Le  plus  considérable  des  ouvrages  critiques  de 
Mockel,  niais  surtout  le  plus  important  au  point 
de  vue  théorique,  est  certainement  celui  intitulé 
Propos  de  littérature.  Nulle  œuvre  dogmatique  ne 
fut,  à  mon  avis,  plus  clairvoyante,  dans  la  genèse 
du  symbolisme,  et  n'eut,  avec  raison,  un  tel  rayon- 
nement. 

Beaucoup  de  poètes  s'ignoraient  encore  à  cette 
date  de  1894,  et,  s'ils  avaient  publié  la  meilleure 
partie  de  leur  œuvre,  tâtonnaient  pour  trouver 
leur  équilibre,  le  fondement  objectif  de  leur  esthé- 
tique. Mockel  vint,  avec  un  sens  remarquable  des 
nécessités  lyriques  du  moment,  apporter  parmi 
de  fines  et  lucides  analyses  une  manière  de  bible 
littéraire  qui  fut  comme  la  conscience  réfléchie 
de  l'attitude  poétique  contemporaine.  Ce  livre 
semble  une  lentille  où  s'agrandissent  en  se  pré- 
cisant les  préoccupations  intuitives  des  artistes  de 
cette  génération. 

Je  n'ai  pas  craint,  en  effet,  de  répéter  souvent  cà 
quel  point  les  symbolistes  se  sont  montrés  d'abord 
ignorants  de  l'œuvre  qu'ils  accomplissaient  col- 
lectivement. L'enquête  de  Huret  de  1891  est  là 
pour  nous  prouver  le  manque  de  clairvoyance  de 


ALBERT    MOCKBL     ET    L'ASPIRATION    LYRIQUE  293 

poètes  pourtant  remarquables,  sur  la  direction 
d'un  mouvement  dont  ils  étaient  eux-mêmes  la 
vitesse.  Qu'on  relise  les  interviews  et  les  manifes- 
tes de  ce  temps;  on  se  convaincra  du  peu  de  rap- 
port entre  les  œuvres  et  les  jugements  sur  les 
œuvres.  Et  si  je  note  cette  contradiction,  —  au 
début  du  romantisme  nous  constatons  le  même 
phénomène  d'inconscience;  le  parnasse,  au  con- 
traire, qui  n'apportait  que  des  réformes  de  détail 
et  non  un  principe  d'art  nouveau,  fut  très  clair- 
voyant —  si  je  note,  dis-je,  cette  contradiction 
c'est  moins  pour  en  triompher  que  pour  louer 
presque  les  premiers  symbolistes  jde  cette  incons- 
cience féconde.  Car  précisément  les  poètes  de 
cette  génération  ont  obéi  sans  le  savoir  à  une 
tendance  intellectuelle  générale  dont  l'atmosphère 
les  baignait  au  point  de  les  priver  d'objectivité 
et  du  don  d'analyse  abstraite.  Preuve  que  ces  œu- 
vres étaient  vraiment  originales  et  non  guidées 
par  des  idées  préconçues  ou  par  un  plan  arrêté 
d'avance,  mais  seulement  par  un  déterminisme 
psychologique,  qu'il  nous  est  possible,  à  nous  qui 
venons  tardivement,  de  constater. 

On  peut  dire  qu'après  Mallarmé,  Kahn  et  Mo- 
rice,  qu'en  même  temps  que  Gide  et  que  Mau- 
clair1,  Mockel  par  ses  Propos  de  littérature  évoil- 

1.  La  première  édition  des  poésies   complètes  de  Mallarmé 
est  de  1887,  mais  ces  poésies  étaient  c  1  <•  j A  connues  de  quelques 


294 


lait  sa  génération,  lui  rendant  sous  forme  de 
critique  synthétique  l'essence  même  de  cette  esthé- 
tique alors  dans  l'air  et  répandue  confusément 
par  l'exemple  et  la  pratique  dans  quantité  de 
livres  de  vers. 

.  Ce  livre  est  un  modèle  du  genre  et  je  ne  sau- 
rais trop  attacher  d'importance  à  la  méthode 
inaugurée  dans  les  Propos  de  littérature,  méthode 
assez  rarement  employée  depuis.  Loin  de  procé- 
der dogmatiquement  et  par  théories  successives 
Mockel  use  du  procédé  le  plus  logique,  le  plus 
vivant,  le  plus  positif  qu'il  soit,  dont  nous-mêmes 
avons  essayé  dans  le  cours  de  ces  études  de  sui- 
vre l'exemple.  Cette  méthode  consiste  à  mettre 
en  présence  deux  poètes,  à  comparer  leur  œuvre, 
à  extraire  de  leurs  poèmes,  sans  violence,  le  coef- 
ficient doctrinal,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  no- 
tions esthétiques  dont  en  l'espèce  les  œuvres  de 
MM.  Henri  de  Régnier  et  Francis  Vicié -Griffiu 
sont  l'illustration. 

Encore  que  la  mode  ne  soit  plus  aux  parallèles 

disciples  et  la  parole  du  maître  eut  plus  d'influence  que  son 
œuvre  écrite.  La  Littérature  de  tout  à  l'heure  de  Morice  est 
de  1889.  Gide  écrit  son  œuvre  Traité  de  Narcisse  en  1892  et 
Mauclair  son  Eleusis  en  1894.  N'oublions  pas  les  études  si  im- 
portantes de  M.  de  Wyzewa  parues  depuis  1885  dans  la  Revue 
u;i<inèrienne  et  la  Revue  indépendante  et  réunies  sous  le  titre 
Nos  Maîtres  en  1895,  et  les  articles  de  Gustave  Kahn  dans  la 
Revue  indépendante  de  1888  et  dans  la  Vogue  en  1889. 


ALBERT     MOCKBL    ET  '  l'aSPIRATION    LYRIQUE  295 

littéraires,  nous  trouvons  dans  cette  façon  de  met- 
tre en  regard  le  tempérament  d'Henri  de  Régnier 
et  celui  de  Vielé-Griffin  de  précieux  enseigne- 
ments techniques  sur  l'attitude  lyrique  à  laquelle 
nous  nous  intéressons.  Ces  deux  poètes,  étudiés 
comme  complément  l'un  de  l'autre,  demeurent 
les  plus  représentatifs  des  tendances  actuelles.il 
s'agit  donc  là  de  critique  expérimentale  et  d'en- 
seignement pris  sur  le  vif. 

Mockel  commence  par  poser  les  conditions  de 
tout  lyrisme  qui  est  à  la  fois  un  besoin  d'expan- 
sion et  le  désir,  pour  le  poète,  de  redécouvrir  le 
monde.  Or  ce  besoin  d'expansion  resterait  à  l'état 
latent  si  le  poète  n'éprouvait  la  nécessité  de 
donner  une  forme  à  ses  aspirations,  de  les  couler 
dans  un  moule  esthétique.  Le  poète  se  double 
donc  d'un  artiste  habile  à  manier  les  rythmes  et 
à  exprimer  lyriquement  ce  qui  tressaille  en  lui. 
Certains  sont  plus  artistes  que  poètes,  d'autres  le 
contraire.  Entendons  par  là  que  ceux-ci,  portés 
par  une  puissante  inspiration,  ne  trouvent  pas 
toujours  des  rythmes  adéquats  à  leur  état  d'âme 
et  sont  plus  malhabiles  à  atteindre  la  perfection 
de  la  forme  que  ceux-là,  moins  doués  au  point  de 
vue  du  génie  créateur,  mais  plus  fins  artisans  et 
plus  disciplinés.  Les  uns  pèchent  par  la  plasti- 
que, les  autres  par  l'enthousiasme  ou  l'invention. 

Ces  considérations  Mockel  les  expérimente,  sur 


296  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

l'œuvre  de  Régnier  et  de  Griffin.  Le  résultat  est 
que  chez  l'auteur  de  la  Gardienne  la  maturité  de  la 
forme  semble  s'être  plus  rapidement  manifestée 
que  chez  celui  des  Cygnes.  «  L'artiste  a  très  vite 
contenu  le  poète,  on  l'aperçoit  dès  les  livres  du 
début,  et  dans  les  Sites  déjà  le  vers  est  nombreux» 
ferme  de  lignes,  enrichi  d'élégantes  images  sa- 
vamment serties  qui  annoncent  l'harmonie  des 
strophes  futures.  Au  contraire  les  premiers  écrits 
de  M.  Vielé-Griffin  manquent  d'une  direction  cer- 
taine, on  les  sent  agités  de  sourds  bouillonne- 
ments qui  hésitent  et  retombent,  le  poète  y  est 
inférieur  à  lui-même  par  la  beauté  réalisée,  mais 
il  y  révèle  de  plus  larges  désirs  qui  longtemps 
cherchent  leur  forme  définitive  et  s'illuminent 
plus  tard,  dans  la  vie  et  dans  le  rythme.  » 

C'est  que  Régnier  et  Griffin  appartiennent  à 
deux  familles  d'esprit  différentes,  partant  le  mode 
de  leur  vision  ne  saurait  être  le  même.  Régnier 
est  pessimiste, sa  philosophie  tient  dans  l'idée  de 
renoncement;  celle  de  Griffin  est  un  élan  yers 
l'action,  FefTort  se  colore  de  joie.  Mockel  a  bien 
résumé  ces  deux  attitudes  en  faisant  ingénieuse- 
ment converser  dans  un  court  dialogue  la  Gar- 
dienne et  Ye£di$.U\me  conseille  le  songe,  l'accep- 
tation de  la  destinée,  la  résignation  douloureuse; 
l'autre  exalte  la  vie,  l'espoir,  l'énergie  rayonnante, 
la  libre  expansion  de  l'être. 


ALBERT     MOCKEL    ET    ^ASPIRATION    LYRIQUE  297 

La  vision  esthétique  de  Régnier  est  plus  objec- 
tive, celle  de  Griffin  plus  subjective.  L'un  con- 
çoit des  tableaux  nets,  précis,  se  complaît  dans 
le  lyrisme  des  idées  générales  ;  sa  poésie  est  donc 
plus  plastique,  plus  disciplinée  que  celle  de  Griffin. 
Ce  dernier  use  de  procédés  plus  subtils.  Ce  qu'il 
veut  extérioriser  c'est  moins  des  notions  simples 
que  la  violence  même  de  ses  transports  et  le  tu- 
multe de  son  âme.  Ses  intuitions  sont  riches  en 
dynamisme,  mais  moins  claires,  car  un  sentiment 
profond  ne  parvient  à  la  parfaite  lumière  de  l'es- 
prit qui  le  réfléchit  que  dépouillé  de  ses  éléments 
complexes,  c'est-à-dire  de  ce  qui  en  fait  sa  puis- 
sance initiale.  Griffin  est  plus  auditif  que  visuel, 
partant  plus  expressif'qu'harmonieux.  Régnier  et 
Griffin  représentent  assez  bien  Fun  Yidéal  apol- 
linieiiy  l'autre  Yidéal  dionysiaque. 

Ces  idées  nous  sont  aujourd'hui  familières,  mais 
rappelons-nous  qu'à  l'époque  où  Mockel  les  ex- 
posait, à  l'occasion  de  ces  deux  grands  poètes, 
elles  étaient  encore  peu  courantes  et  n'avaient  pas 
reçu  de  confirmation  officielle. 

Mockel,  en  cours  de  route,  insiste  avec  raison 
sur  les  rapports  entre  l'allégorie  et  le  symbole. 
L'art  no  saurait  exprimer  l'idée  toute  nue,  privée 
de  son  riche  manteau  de  sensations  enveloppantes. 
11  n'a  pas  pour  but,  comme  la  science,  de  définir. 
•  La  définition  consiste  à  faire  connaître  une  idée 

17. 


298 


par  rénumération  des  éléments  constitutifs.  Défi- 
nir une  chose  c'est  donc  la  disséquer,  l'abstraire 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  L'art,  au  contraire, 
a  pour  fin  de  donner  la  vie  aux  idées,  de  les  mon- 
trer dans  leur  richesse  première,  pourvues  de 
leur  résidu  sentimental  ;  il  ne  saurait  user  de 
procédés  abstracteurs.  Sa  raison  d'être  est  d'at- 
teindre la  Beauté  à  travers  la  Vie,  c'est-à-dire  à 
travers  le  concret.  Or  la  Vie,  cette  forme  de  la 
Beauté,  ne  se  définit  pas.  On  l'évoque  au  moyen 
d'images,  on  ne  peut  l'appréhender  dans  un  con- 
cept simple,  mais  seulement  dans  des  rythmes 
évocateurs.  Exprimer  la  Vie  en  fonction  de  ces 
images  sentimentales  harmonieusement  coordon- 
nées c'est  créer  la  Beauté,  c'est  écrire  un  poème. 

Deux  procédés  sollicitent  l'esprit  pour  couler 
dans  une  forme  perceptible  une  idée  ou  un  sen- 
timent. L'un  s'appelle  l'allégorie,  l'autre  le  sym- 
bole. 

«  L'allégorie,  comme  le  symbole,  dit  Mockel, 
exprime  l'abstrait  par  le  concret.  Symbole  et  allé- 
gorie sont  également  fondés  sur  l'analogie,  et  tous 
deux  contiennent  une  image  développée. 

«  Mais  je  voudrais  appeler  allégorie  l'œuvre 
de  l'esprit  humain  où  l'analogie  est  artificielle  et 
extrinsèque,  et  j'appellerai  symbole  celle  où  l'ana- 
logie apparaît  naturelle  et  intrinsèque.  » 

Passant  sur  les  développements  que  donne  Moc- 


ALBERT    MOCKBL     ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  299 

kel,  pour  nous  attacher  aux  conséquences,  nous 
voyons  que  le  symbole,  par  accumulation  d'ima- 
ges organisées,  donne  le  sens  concret,  lame  de 
ridée  qu'on  veut  représenter  et  faire  vivre  en 
d'autres.  Or  par  le  fait  que  la  Vie  c'est  le  continu 
et  qu'un  sentiment  aux  mille  nuances  déborde 
toujours  l'expression  où  l'on  veut  l'enfermer,  il 
importe  que  ces  procédés  d'expression  soient  évo- 
cateurs  et  suggestifs,  au  risque  de  supprimer  l'im- 
pression d'illimité  que  doit  donner  l'œuvre  d'art 
vraiment  vivante. 

Les  Parnassiens,  dont  l'art  est  équilibré  dans 
l'espace,  n'ont  pas  toujours  compris  cette  loi.  La 
précision  de  leurs  sonnets  a  je  ne  sais  quoi  de 
rigide,»«  l'imagination  s'y  sent  comme  emprison- 
née; le  rêve  y  a  les  ailes  comme  liées.  Les  con- 
tours en  sont  trop  nets,  les  couleurs  trop  écla- 
tantes, l'impression  trop  définitive  !  ». 

Cette  école,  dite  parnassienne,  eut  pour  objectif 
un  idéal  de  sculpteur.  Son  amour  de  la  plastique, 
des  formes  arrêtées  fut  cause  qu'elle  immobilisa 
la  strophe  et  qu'elle  serra  le  dessin  du  vers  jus- 
qu'à étrangler  la  Beauté. 

Mockel  a  peur  d'exagérer  et  de  ne  voir  chez  les 
Parnassiens  que  médiocrité  et  impuissance.  Au 


1.  F.  Brunctière:  L'Evolution  de  la  poésie  lyrique  enFr&ncB 
au  XIX'  siècle,  t.  II,  p.  215. 


300  J ATTITUDE  DU  LYRISME  CONTEMPORAIN 

contraire,  il  reconnaît,  avec  beaucoup  de  justice, 
l'importance  des  réformes  de  cette  école,  après 
l'admirable  élan,  mais  désordonné  des  romanti- 
ques qui  avaient  «  sacrifié  aux  cris  éloquents  de 
la  couleur  la  sobre  et  sûre  argumentation  que  les 
lignes  élèvent  vers  la  Beauté  ».  Même  le  critique, 
chose  rare  pour  l'époque,  célèbre  la  muse  d'An- 
dré Theuriet  comme  elle  le  mérite  «  qui  nous  a 
fait  voir  des  sous-bois  où  la  lumière  est  fraîche 
et  comme  élastique,  qui  nous  a  récité  la  cantilène 
des  ramilles  et  qui  a  bien  aussi,  je  crois,  pressenti 
l'immémoriale  épopée  des  hauts  arbres  ». 

Malgré  tout  la  poésie  symboliste  a  pris  une  au- 
tre route.  Avec  les  progrès  faits  par  la  musique 
à  la  fin  du  xix*  siècle  il  était  impossible  <jue  la 
poésie  ne  transformât  ses  modes  d'expression.  La 
joie  de  la  lumière,  de  la  vie,  du  mouvement 
orienta  le  lyrisme  vers  un  plus  grand  subjecti- 
visme.  La  poésie  n'est  plus  seulement  une  pein- 
ture, mais  une  communication  d'états  d'âme.  Alors 
que  la  sculpture  est  dans  l'espace  ainsi  que  tout 
lyrisme  uniquement  plastique  et  descriptif,  la 
poésie  des  symbolistes  s'inscrit,  dans  le  temps, 
autrement  dit  dans  la  conscience,  le  continu. 

On  sait  les  conséquences  qu'entraîne  une  telle 
attitude  :  la  mobilité  des  rythmes,  un  jeu  plus 
subtil  des  accents,  une  succession  de  vers  harmo- 
nisés non  plus  syllabes  par  syllabes,  mais  selon 


ALBERT     MOCKEL    ET    l'aSPIRATION    LYRIQUE  301 

les  groupes  rythmiques  de  la  phrase.  Là  encore 
les  analogies  avec  la  musique  sont  flagrantes. 
«  Tout  semble  enfin  s'unir  pour  favoriser  le  déve- 
loppement libre  du  rythme.  »  Les  symbolistes  ont 
su  comprendre  que  dans  un  alexandrin  toutes  les 
syllabes  n'ont  pas  une  égale  durée  ;  «  imagine- 
t-on  une  symphonie  composée  tout  entière  de 
noires  ou  de  rondes,  obligatoirement?  >  La  stro- 
phe analytique  a  sa  raison  d'être. 

Mockel  tout  en  montrant  Je  bien  fondé  de  ces 
réformes  reconnaît  les  dangers  d'un  vers  unique- 
ment basé  sur  la  musique  et,  s'il  condamne  l'ex- 
clusivisme des  parnassiens,  il  ne  manque  pas  de 
constater  avec  loyauté  que  notre  poésie  con- 
temporaine en  acquérant  plus  de  mouvement  n'a 
pas  toujours  su  «  en  ordonner  l'harmonie  avec 
assez  de  continuité  ou  de  précision,  et  trop  sou- 
vent encore  les  poètes  nouveaux  ont  oublié  la 
puissance  inattendue  que  peut  donner  à  telle  page 
une  grande  pose  immobile  ».  A  l'art  purement 
expressif  doit  s'allier  l'art  harmonieux  et  c'est 
dans  ce  dosage  méthodique  que  résidera  la  grande 
poésie. 

MM.  dç  Régnier  et  Griffin  nous  donnent  l'exem- 
ple de  ce  que  peut  être  la  poésie  contemporaine 
vue  à  travers  deux  tempéraments  originaux.  €  Si 
le  poète  et  l'artiste  n'existaient  pas  en  chacun 
d'eux,  M.  Griffin  n'aurait  écrit  que  des  songeries 


302  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

sans  forme,  M.  de  Régnier  n'aurait  aligné  que 
de  froides  statues  sans  âme.  »  Seulement  les  poè- 
mes du  premier  sont  plus  spontanés,  ceux  du 
second  plus  objectifs.  «  Cette  tendance  est  la  con- 
séquence nécessaire  de  leurs  prédilections  pour 
certaines  formes  musicales  et  plastiques  ;  leurs 
méthodes  d'art  la  reflètent  aussi.  » 

Désormais  nous  constaterons  deux  courants 
dans  le  lyrisme  contemporain,  celui  qui  se  rap- 
proche de  Griffin  et  celui  qui  continue  Régnier. 
L'un  plus  musical  et  plus  fluide,  s'inspirant  de 
notre  folklore  est  situé  dans  le  temps;  l'autre  plus 
plastique,  créateur  de  belles  formes  harmonieu- 
ses et  inscrit  dans  l'espace  ;  l'un  plus  spontané, 
l'autre  plus  impeccable. 

Cette  étude  d'esthétique  comparée  est  un  véri- 
table effort  pour  dégager  en  140  pages  les  prin- 
cipes directeurs  du  lyrisme  actuel.  Par  ce  très 
succinct  aperçu  on  comprendra  le  service  qu'Al- 
bert Mockel  a  rendu  à  la  poésie  de  son  temps. 


Il  nous  reste  à  parler  de  trois  autres  essais  de 
critique  qu'a  publiés  Mockel.  Nous  le  ferons  très 
brièvement  car  l'essentiel  de  ces  trois  études  est 
déjà  contenu  dans  l'œuvre  précédente  de  notre 


ALBERT     MOCKEL    ET    ^ASPIRATION    LYRIQUE  303 

auteur.  Dans  son  ouvrage  sur  Emile  Verhaeren  et 
dans  celui  sur  Charles  Van  Lerberghe  i  Mockel 
dégnge,selonuneméthodechèreà  Ta ine, le  «carac- 
tère dominateur  »  de  chacun  de  ces  deux  poètes. 
Le  lyrisme  de  Verhaeren  se  résume  dans  cette 
attitude  :  le  paroxysme,  et  chacun  des  poèmes  de 
Van  Lerberghe  incarne  le  sentiment  de  l'ineffable 
ou  de  la  grâce. 

Voici  l'excellente  analyse  qu'on  nous  propose 
de  la  manière  de  Verhaeren  : 

Le  poète  du  paroxysme  ne  s'arrête  presque  jamais 
à  combiner  des  plants  par  étages  savamment  gradués, 
à  modeler  les  courbes  d'un  groupe  sculptural.  Pour- 
tant, c'est  par  ses  plans  heurtés,  les  saillies  de  cou- 
leur, les  images,  qu'il  captive  souvent.  Comme  le 
poète  de  la  suggestion  et  des  paroles  simples,  il  de- 
mande au  lecteur  d'achever  par  son  émotion  la  vision 
qu'il  a  créée.  Mais  l'objet  même  de  cette  vision,  au 
lieu  de  naître  peu  à  peu,  comme  de  l'âme  rajeunie, 
avec  des  silences  et  de  la  musique  épanouie,  s'entasse 
par  blocs  d'ombres  striés  de  térébrantes  lumières. 
C'est  un  cri  dans  la  fumée,  de  la  peur  en  sursaut,  un 
sifflet  déchirant  les  ténèbres  ;  c'est  le  soudain  appel 
d'héroïsme  qui  sonne  la  diane  au  soldat  endormi,  et 
d'un  choc  arraché  à  ses  rêves  l'emporte  avec  des 
hurlements  dans  le  tonnerre  de  la  bataille. 

1.  Albert  Mockel.  Charles  Van  Lerberyhe  (Mercure  de  France, 
1904). 


30 1  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Cela  n'est  point  l'harmonieuse  beauté.  Assurément  ; 
mais  ce  peut  être  le  Sublime. 

Plus  loin  Mockel  écrit  : 

Le  poète  du  paroxysme  est  toujours  subjectif  :  sa 
pensée,  directement  soutenue  par  la  forme,  a  des  à- 
coups  grandioses  plutôt  que  d'architecturales  concep- 
tions; la  Vie  le  préoccupe  avant  la  Foi  d'en  haut;  ce 
qu'il  aime  ou  ce  qu'il  déteste, c'est  surtout  l'humanité 
présente,  et  souvent,  lorsqu'il  songe  aux  choses  d'un 
passé  lointain,  comme  Shakespeare  il  les  restitue 
contemporaines  et  toutes  proches.  Il  a  moins  le  don 
de  la  ligne  que  le  privilège  de  la  couleur  ;  il  se  forge 
un  style  et  méconnaît  le  Style, 

Tout  l'art  de  Verhaeren  est  contenu  en  ces 
deux  citations,  comme  la  fluidité  lyrique  de  Van 
Lerberghe  dans  les  lignes  suivantes  : 

Ce  que  nous  enseigne  Charles  Van  Lerberghe  c'est 
la  puissance  de  la  grâce.  Le  charme  de  ses  vers  est 
unique  ;  le  sentiment  dont  ils  nous  pénètrent  a  une 
sorte  de  plénitude  heureuse  qui  console  le  cœur  en 
appelant  l'âme  vers  la  clarté.  Une  onde  invisible  nous 
rafraîchit,  nous  pacifie. . .  Mais  la  force  des  plus  grands 
peut  seule  se  fléchir  à  une  pareille  douceur,  et  il 
faut  la  sûreté  d'un  incomparable  artiste  pour  faire  de 
la  parole  écrite  cette  chose  lumineuse  et  impondéra- 
ble qui  semble  autour  de  nous  comme  une  poussière 
d'or  suspendue. 


De  fait  l'idéalité  pure  ne  s'est  jamais  mieux 
manifestée  que  dans  les  poèmes  des  Entrevisions 
et  de  la  Chanson  d'Eve.  Van  Lerberghe  «  ne  se 
sent  à  l'aise  qu'avec  les  anges,  les  sirènes  et  les 
jeunes  filles  ».  Cette  poésie  s'attache  «  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  permanent  en  nous,  tout  au  moins 
sous  la  forme  éternelle  du  désir  »  ;  elle  chante 
l'ineffable  dans  la  sérénité  et  le  ravissement  \«et 
cette  puissance  de  la  grâce  que  nous  enseigne  Van 
Lerberghe,  nul  ne  l'a  mieux  évoquée,  dans  ces 
pages  rafraîchissantes,  que  le  critique  avisé  des 
Propos  de  littérature  l. 

Ne  quittons  pas  Mockel  sans  dire  quelques  mots 
de  son  étude  sur  Mallarmé  \  Rien  n'est  plus  déli- 
cat que  de  parler  avec  franchise  de  l'auteur  de 
Divagations.  Les  uns  ont  essayé  de  nous  faire  pren- 
dre Mallarmé  pour  le  plus  grand  génie  des  temps 
modernes  ;  les  autres  l'ont  bassement  attaqué. 
Mockel  a  su  se  garder  de  ces  deux  extrêmes  ridi- 
cules. Son  jugement  est  celui  d'un  critique  sage 

t.  On  pourrait  faire  un  rapprochement  curieux  entre  l'art  de 
Van  Lerberghe  et  les  fines  analyses  que  Bergson  a  données  du 
sentiment  de  la  grâce  dans  ses  Données  immédiates  de  la  con- 
science, page  9  et  dans  sa  Notice  sur  Félix  Ravaisson.  Voir  le 
numéro  de  juin  l!»0i  des  Séance»  et  travaux  de  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques. 

2.  Albert  Mockel.  Stéphane  Mallarmé,  un  héros  (Mercure  de 
France),  1899.  A  rapprocher  de  ce  livre  les  excellentes  études 
de  Théodore  de  WyzeAva  et  de  Camille  Mauclair  sur  Mallarmé. 


306  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

et  consciencieux.  «  Certes,  il  ne  faut  dire  à  per- 
sonne d'imiter  les  poèmes  de  Stéphane  Mallarmé. 
C'est  toujours  folie  d'imiter  un  art,  quel  qu'il  soit, 
et  les  procédés  de  celui-ci  sont  peut-être  dange- 
reux, car  ils  s'associent  à  une  habitude  mentale 
très  particulière.  »  Le  fait  est  que  Mallarmé,  dont 
le  cerveau  fat  très  curieusement  cultivé,  innova 
une  forme  d'art  spéciale,  correspondant  à  son  état 
d'âme  individualiste  et  inquiet.  Cette  forme  d'art 
n'était  bonne  que  pour  lui  ;  pasticher  cette  manière 
serait  s'exposer  à  d'étranges  erreurs. 

Ceci  admis,  on  ne  saurait  trop  défendre  Mal- 
larmé contre  certains  jugements  de  primaires.  Il 
faut  bien  l'avouer,  l'auteur  de  Divagations  nous 
offre  l'image  parfaite  du  poète.  Au  xvir  siècle 
l'artiste,  s'il  n'est  grand  seigneur,  vit  chichement 
au  profit  des  libraires,  ou  s'ingénie  à  trouver  la 
pension  qui  le  doit  nourrir.  Au  xvnr  siècle,  «  la 
poésie  n'y  est  représentée,  ou  guère,  que  par  des 
publicistes  ».  Avec  le  romantisme  une  image  nou- 
velle du  poète  apparaît.  L'artiste  est  un  «  mage  » 
à  la  «  fonction  sublime  »  chargé  de  gouverner  les 
peuples.  Il  se  mêlait  à  cette  «  attitude  royale  » 
beaucoup  de  charlatanisme.  Vint  la  troisième 
République  avec  ses  laideurs,  son  naturalisme,  sa 
haine  de  la  gloire. 

Stéphane  Mallarmé  prit  la  seule  attitude  qui 
convenait  en  regard  d'une  pareille  barbarie.  lia 


ALBERT    MOCKEL    ET     L'ASPIRATION    LYRIQUE  307 

compris  que  son  rôle  n'était  plus  Faction  exté- 
rieure, mais  la  méditation. 

Du  poète  qu'il  voyait  négligé  ou  honni,  il  montra 
sans  colère  toute  la  grandeur  simple ,  toute  la  dignité  ; 
et  toujours  il  offrit,  mais  de  plus  en  plus  loin  à  la 
foule  égarée, l'image  de  cette  Beauté  qu'elle  contient, 
mais  qu'elle  ignore  ou  répudie.  Voilà  ce  que  nous 
certifie  son  art  hermétique  et  distant,  —  reculé  de  ia 
multitude  non  point  certes  par  mépris  pour  elle, mais 
en  vertu  de  l'actuel  devoir  qu'il  s'imposait.  Ce  n'est 
pas,  comme  on  l'a  pu  croire,  un  isolement  farouche. 
C'est  une  solitude  défendue  par  l'inflexible  vaillance 
d'une  foi  qui  est  en  môme  temps  une  logique.  On  n'y 
pourrait  trouver  les  révoltes  familières  à  Barbey 
d'Aurevilly  ;  mais  une  tristesse  infinie  et  sereine,  où 
se  lit  la  fierté  des  résignations  volontaires. 

Oui,  cette  vie  de  sacrifice  volontaire  fut  d'une 
telle  noblesse  qu'elle  force  l'enthousiasme  des  plus 
médiocres  plumitifs  ;  elle  sera  représentative  d'une 
époque  de  l'histoire  des  lettres.  Mockel  a  raison 
de  dire  que  l'homme  dont  nous  parlons  est  un 
héros  et  non  seulemont  par  sa  fierté,  mais  encore 
par  son  cœur.  On  sait  de  quelle  inlassable  bonté 
le  poète  fit  preuve  envers  ses  visiteurs,  ses  amis 
ou  ses  disciples.  On  connaît  ces  fameuses  soirées 
de  la  rue  de  Rome,  où  l'élite  des  lettres  françaises 
venait  écouter  de  religieux  enseignements.  Do  la 


308 


parole  du  maître  se  dégageaient  une  douceur  et 
une  tendresse  mystérieuses  et  ce  héros  très  pur  a 
éveillé  la  jeune  génération  et  l'a  initiée  au  culte 
de  la  Beauté,  non  au  moyen  de  leçons  abstraites, 
de  cours  didactiques,  mais  en  mêlant  à  ses  cau- 
series pleines  d'âme  je  ne  sais  quelle  virile  bonté. 

Chose  curieuse  et  que  Mockel  est,  je  crois,  seul 
à  signaler,  le  reproche  qu'on  peut  adresser  à 
Mallarmé  n'est  pas  d'avoir  été  un  décadent,  mais 
bien,  au  contraire,  d'avoir  exagéré  la  discipline 
classique.  Ce  qui  nous  rend  malaisée  la  compré- 
hension d'un  poème  de  Mallarmé  à  une  première 
lecture,  c'est  peut-être  son  trop  grand  souci  d'or- 
donnance et  de  composition  sévère.  La  pensée  et 
la  volonté  sont  directrices  de  l'œuvre  de  notre 
poète  et  s'associent  étroitement  pour  la  construc- 
tion de  la  strophe.  Cette  logique  est  la  marque 
propre  de  notre  tradition  classique.  Mallarmé  n'a 
pu  pécher  que  par  un  excès  de  concision. 

D'où  la  cause  de  sa  prétendue  obscurité.  Car, 
d'une  part,  s'il  tend  à  un  art  sobre  et  s'il  s'efforce 
de  mettre  en  pratique  la  parole  d'Hello  :  «  Je  rac- 
courcis pour  faire  resplendir  »,  il  ne  développe 
jamais  une  idée  seule,  mais  plusieurs,  les  unes 
par  les  autres,  de  sorte  que  le  sens  «  jaillit  de 
leur  contact,  ou  de  leur  interpénétration  ».  Placé 
au  centre  d'un  jeu  mobile  d'idées  et  d'images, 
Mallarmé  les  envisage  d'ensemble  ;  «  il  les  voit 


309 


toutes  à  la  fois,  et  jusque  dans  leurs  détails.  Et 
lorsqu'il  parle,  ce  n'est  point  pour  nous  les  exposer, 
discursivement  ;  il  nous  les  rappelle  plutôt,  comme 
s'il  épelait  la  confidence  d'une  émotion  que  déjcà 
nous  avions  devinée.  »  Il  est  assez  naturel,  ajoute 
Mockel,  que  cette  forme  de  poésie  soit  demeurée 
obscure  pour  les  lecteurs  pressés. 

Par  ces  quelques  aperçus  et  par  ce  qui  précède 
on  se  rendra  compte  de  Fimportance  documen- 
taire de  Fœuvre  de  Mockel  et  de  la  clairvoyance 
de  son  jugement.  Le  poète  de  Clartés  aura  aus- 
culté Fâme  de  son  époque  et  enregistré  les  plus 
vivantes  aspirations  esthétiques  de  notre  temps. 
A  cette  heure  d'anarchie  littéraire  ces  pages  ne 
paraîtront  peut-être  pas  inutiles  pour  l'histoire  du 
lyrisme  contemporain. 


MAURICE  BARRES 
PROFESSEUR  DE    LYRISME 


I.  —  Complexité  de  l'œuvre  de  Barrés.  Sa  sensibilité 
très  actuelle  est  la  cause  de  son  influence  durable. 
—  Par  sa  façon  de  sentir  c'est  un  poète.  —  Son  mode 
de  vision  et  sa  méthode. 

II.  —  Le  moi  individuel.  La  dilatation  du  dedans.  — 
Deux  sortes  d'inconscients  :  1°  L'inconscient  méta- 
physique, qui  est  une  sorte  d'idéalisme,  où  chacun  de 
nos  états  psycholgiques  devient  un  état  lyrique. 

III.  — Le  moi  collectif  :  2°  L'inconscient  social.  L'exal- 
tation du  nationalisme,  des  idées  de  décentralisation 
de  fédéralisme  qui  donnent  une  âme  commune  à  des 
collectivités  éparses  et  leur  permettent  de  vibrer 
à  l'unisson.  Le  culte  des  héros,  ces  professeurs  de 
lyrisme. 

IV.  —  Méthode  du  lyrisme  de  Barrés  :  procédés  évo- 
cateurs;  la  suggestion;  la  sympathie. 

V.  —  Conciliation  de  Tordre  et  de  la  liberté. 


I 


Jamais  on  ne  se  taira  sur  Barrés.  Son  œuvre 
trouvera  toujours  de  nouveaux  commentateurs. 


MAURICE     BARRES     PROCESSEUR    DE    LYRISME  311 

Ceux-ci,  sans  se  répéter,  ne  cesseront  d'approfon- 
dir une  personnalité  si  riche,  de  tenter  l'esquisse 
d'une  physionomie  si  une  et  pourtant  si  complexe. 
Essaiiste,  romancier,  critique  d'art,  voyageur 
averti,  moraliste,  sociologue,  politicien,  ce  lucide 
amateur  d'âmes  a  usé  de  tous  les  genres  littérai- 
res pour  extérioriser  les  émotions  caractéristiques 
de  son  moi  cultivé. 

Ce  moi  est  représentatif.  J'entends  qu'il  résume 
des  aspirations  collectives  dans  les  ordres  les 
plus  divers  de  Factivité  cérébrale.  Les  uns  van- 
tent sa  politique,  les  autres  sa  vision  d'esthète, 
ceux-ci  son  attitude  intellectuelle,  ceux-là  sa  dis- 
cipline élégante  ;  chacun  trouve  à  se  satisfaire,  et 
ses  plus  mortels  ennemis  ne  lui  pardonnent  pas 
de  les  avoir  poussés  à  trop  Faimer. 

Notons  donc  que  Maurice  Barrés  ne  s'est  pas 
contenté  d'éveiller  la  conscience  d'une  génération. 
Il  a  su  conserver  sur  cette  génération  son  influence 
intellectuelle  et  morale,  et  la  génération  qui  vient 
ne  semble  pas  décidée  —  chose  rare  — à  renier  son 
plus  brillant  éducateur. Si  l'on  veut  bien  songer  que 
le  rythme  des  générations  s'accélère, suivant  une 
fine  remarque  de  Cournot,à  mesure  que  progresse 
la  civilisation  et  que  les  conditions  de  la  vie  sont 
soumises  à  de  plus  en  plus  hâtives  évolutions,  si 
l'on  se  rappelle  qu'un  autour  à  la  mode  ou  qu'un 
directeur  de  conscience  laïque  perd  son  public 


'M'2  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

et  se  voit  renié  par  ses  disciples  après  cinq  où 
dix  ans  d'empire  intellectuel,  —  on  conviendra, 
je  pense,  que  de  l'œuvre  de  Barrés  doit  se  dégager 
un  principe  attractif  d'une  force  peu  commune, 
et  que  l'essence  de  cette  pensée  vivante  répond  à 
des  réalités  aussi  profondes  que  durables. 

Le  rayonnement  de  cette  œuvre  à  travers  nos 
conscience  a  moins  pour  cause  les  idées  de  l'auteur 
que  la  méthode  qui  préside  à  l'exposé  de  ces  idées. 
Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  ici  qu'une  philo- 
sophie n'a  d'influence  qu'en  fonction  de  la  per- 
sonnalité de  son  auteur.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire, 
l'homme  répugne  aux  pensées  abstraites.  Il  a  be- 
soin, pour  les  pénétrer,  de  les  sentir  ;  elles  ne 
s'imposent  qu'incorporées  à  une  vie.  Peut-être  les 
philosophes  n'ont-ils  jamais  fait  que  répéter  les 
mêmes  idées,  mais  ces  idées,  selon  chaque  au- 
auteur,  sont  teintées  de  nuances  diverses,  dues  à 
l'éclairage  particulier  des  sensibilités  qui  les  co- 
lorent et  leur  donnent  des  formes  particulières. 
C'est  cette  projection  d'une  âme  sur  de  la  logique, 
ce  souffle  vivant  par  quoi  les  notions  prennent 
corps,  qu'on  nomme  système. 

Barrés  s'est  mis  tout  entier  dans  son  œuvre. 
L'histoire  de  ses  livres  est  d'abord  l'histoire  de  sa 
vie.  Chacune  de  ses  idées  ne  fait  qu'un  avec  sa 
sensibilité,  d'où  l'influence  de  Barrés.  Il  nous  a 
convaincus  parce  qu'il  nous  a  émus,  et  peut-être 


MAURICE    BARRÉS    PROFESSEUR     DE    LYRISME  3l3 

serions-nous  demeurés  froids  à  ses  raisonnements, 
si  derrière  cette  logique  nous  n'avions  perçu  les 
battements  d'un  cœur.  «  Il  faut  que  je  trouve  des 
images  qui  soient  vivantes  pour  un  petit  garçon 
dans  sa  vie  de  tous  les  jours,  des  images,  enten- 
dez-moi bien,  qui  déchaînent  en  lui  de  la  musi- 
que», écrit  Barrés  dans  les  Amitiés  françaises.  Ce 
que  Barrés  dit  de  l'eufant  s'applique  exactement 
à  l'homme  :«  La  question  n'est  pas  d'apporter  du 
dehors  quelque  chose  à  un  enfant,  mais  d'ébran- 
ler son  émotivité  ».  L'homme  a,  lui  aussi,  besoin 
d'images  vivantes  et  la  musique  que  ces  images 
déchaînent  dans  son  âme  est  autrement  puissante 
et  détermiuante  que  des  syllogismes  accouplés. 

Tel  est  le  secret  de  la  méthode  de  Barrés,  de 
son  prestige,  de  sa  haute  valeur.  11  nous  veut 
émouvoir  d'abord,  nous  faire  sentir  ses  propres 
idées,  nous  élever  in  hymnis  et  canticis,  d'où  la 
justification  de  mon  titre  Barres  professeur  de  ly- 
risme. On  n'a  pas  assez  remarqué  à  quel  point 
l'auteur  de  Y  Homme  libre  est  poète  et  sa  mé- 
thode une  méthode  de  suggestion  ou  de  perpé- 
tuelle exaltation  de  la  sensibilité. 

Tout  portait  Barrés  à  l'expression  d'un  puis- 
sant lyrisme  :  sou  éducation  telle  qu'il  nous  la 
raconte  dans  sa  brochure  sur  Stanislas  de  Guaita  : 
«  Je  n'aurais  pas  passé  les  nuits  de  ma  vingtième 
année  avec  des  poètes,  s'ils  eussent  été   incapa- 

18 


314  L* ATTITUDE  DU  LYRISME   CONTEMPORAIN 

blcs  de  me  donner  la  fièvre  »  ;  son  amour  d  u 
pathétique  et  de  la  mélancolie  ;  son  goût  pour 
les  voyages,  les  paysages,  les  œuvres  d'art  et  les 
minutieuses  notations  de  leurs  concordances  avec 
ses  états  d'âme  ;  sa  nature  méditative  enfin,  qui 
puise  ses  élans  dans  l'analyse. 

Le  lyrisme  de  Barrés  s'affirme  comme  un  des 
plus  captivants  spécimens  du  lyrisme  contempo- 
rain ;  il  diffère  donc  du  romantisme  dans  la  me- 
sure où  nos  poètes  symbolistes  s'en  écartent.  La 
vision  de  nos  poètes  actuels  est  centrale  et  non 
plus  périphérique,  c'est-à-dire  que  nous  avons 
poussé  en  profondeur  toutes  nos  perceptions. 
L'idéalisme  allemand  nous  a  malgré  tout,  influen- 
cés, ainsi  que  les  méthodes  introspectives  de  la 
psychologie,  et  nous  avons  délaissé  l'imagination 
romantique  pour  l'intuition  des  Ravaisson  et  des 
Bergson.  Nous  savons  nous  intérioriser  dans  les 
choses  au  poiat  d'entendre,  par  delà  les  impres- 
sions de  notre  moi  superficiel  et  réfléchi,  les  vi- 
brations de  notre  moi  profond  et  spontané,  direc- 
tement en  contact  avec  l'univers. 

Nous  différons  encore  du  romantisme  dans  la 
façon  de  concevoir  les  devoirs  du  poète.  Le 
temps  est  fini,  Dieu  merci,  des  mages,  des  «  fonc- 
tions sublimes  »,des  «  missions  augustes  ».  Nous 
avons  compris  qu'un  poète  est  bien  petit  en  face 
d'un  industriel  et  que  le  moment  est  venu  de  re- 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR    DE     LYRISME  31 5 

mettre  chacun  en  sa  place.  La  sociologie  s'écrit 
en  prose,  la  science  contredit  chacune  de  nos 
métaphores  \  Le  poète  a  donc  perdu  de  son  or- 
gueil; il  préfère  exalter  ses  propres  états  d'âme, 
et  par  là  créer  de  la  beauté  pure  et  désintéres- 
sée, que  de  jouer  au  conducteur  de  peuples.  S'il 
a  perdu  des  lecteurs,  la  qualité  de  ses  disciples  et 
de  ceux  qui,  à  son  contact,  se  sentent  une  âme 
commune,  a  remplacé  avantageusement  le  nom- 
bre. 

Nous  différons  enfin  des  romantiques  non  seu- 
lement par  notre  procédé  de  vision  et  nos  quali- 
tés d'ordre,  mais  aussi  et  surtout  par  notre  mé- 
thode d'exaltation.  Cette  précieuse  et  très  moderne 
méthode,  due  aux  progrès  de  l'analyse  et  de  la 
critique  subjective,  nous  offre  un  pathétique  con- 
centré que  Stendhal  a  si  merveilleusement  prati- 
qué. Dans  l'ancienne  philosophie  on  disait:  «  Etu- 
diez votre  douleur,  elle  s'évanouira.  »  —  Pas  du 
tout,  déclarons-nous  aujourd'hui;  il  suffit  de  ré- 
fléchir sur  votre  douleur  pour,  au  contraire,  l'in- 
tensifier \ 


1.  Cf.  un  curieux  article  sur  «  la  physique  des  poules  »,  de 
M.  Jules  Sageret,  dans  la  Hevucdu  Mois,  10  juin  1908. 

2.  C'est  pourquoi  un  des  principaux  remèdes  de  la  psycho- 
thérapie, pour  combattre  la  neurasthénie,  consiste  à  distraire 
l'esprit,  afin  de  l'empêcher  de  se  fixer  sur  une  idée  et  d'éviter 
au  cerveau  toute  exaltation, 


316 


Barrés  s'est  fait  notre  porte-parole  en  mettant 
en  formules  la  méthode  de  notre  lyrisme  à  la  fois 
critique  et  intuitif. 

1er  Principe  :  Nous  ne  sommes  jamais  si  heureux 
que  dans  l'exaltation. 

2e  Principe  :  Ce  qui  augmente  beaucoup  le  plaisir 
de  l'exaltation  c'est  de  l'analyser. 

Conséquence:  Il  faut  sentir  le  plus  possible  en  ana- 
lysant le  plus  possible. 

Et  Barrés  d'ajouter  :  «  La  plus  faible  sensation 
atteint  à  nous  fournir  une  joie  considérable  si  nous 
en  exposons  le  détail  à  quelqu'un  qui  nous  com- 
prend à  demi-mot  »,  d'où  le  mode  expressif  de 
suggestion  employé  par  nos  poètes  modernes. 

Ainsi  le  développement  de  l'esprit  d'analyse  et 
de  nos  facultés  critiques,  loin  de  tarir  la  source 
poétique,  la  fait  bouillonner  davantage,  car  pous- 
ser une  idée  en  profondeur,  c'est  toujours  tendre 
au  lyrisme  et,  d'autre  part,  comme  tout  sentiment 
profond  ou  raffiné  est  incommunicable  par  voie 
directe,  nous  nous  servons  d'images  évocatrices 
qui  enveloppent  le  lecteur  dans  notre  propre  at- 
mosphère. 

On  conçoit  donc  les  prédilections  de  Barrés 
pour  les  exercices  spirituels  de  saint  Ignace  :  «Li- 
vre de  sécheresse,  mais  infiniment   fécond  dont 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR     DE    LYRISME  31 7 

la  mécanique  fut  toujourspour  moi  la  plus  trou- 
blante des  lectures.  »  Manrèse,  en  effet,  pousse 
l'analyse  jusqu'aux  limites  les  plus  reculées  du 
moi.  Il  faut  bien,  traquée  par  une  telle  méthode 
de  clairvoyance,  que  la  conscience  ultime  révèle 
son  rythme.  De  ces  dissociations  intérieures  qui 
avivent  toute  sensation  naît  un  fameux  enthou- 
siasme, une  fureur  lyrique  que  chaque  méditation 
exaspère  encore. 

Considérez,  en  plus,  comme  saint  Ignace  pos- 
sède l'art  de  nous  faire  participer  à  ses  émotions. 
On  connaît  les  moyens  qu'il  emploie  pour  nous 
donner  jusqu'à  la  cruauté  la  vision  aiguë  de  la 
mort.  Ces  moyens  sont  tous  des  moyens  de  sug- 
gestion et  d'évocation. 

Ainsi,  de  notre  esprit  critique  actuel,  de  nos 
procédés  d'analyse,  de  nos  manières  de  donner 
la  chasse  à  notre  moi,  de  nos  raffinements  d'in- 
trospection estné  un  lyrisme  très  particulier, très 
profond  par  sa  méthode  d'excitation  intérieure, 
très  vivant  dans  ses  moyens  suggestifs. 

Chose  curieuse,  ce  lyrisme,  quoique  volontaire, 
n'est  pas  moins  spontané.  La  clairvoyance  de  nos 
analyses  n'a  nullement  entamé  lesforces  de  notre 
génie  créateur.  A  la  fois  sujetei  objet  nous  pouvons 
nous  exalter  dans  Le  môme  temps  que  nous  nous 
contemplons.  C'est  dire  que  notre  exaltation  croît 
au  fur  et  à  mesure  qu'une   analyse  plus  poussée 

1K. 


318  L'ATTITUDE  DU  LYRISME  CONTEMPORAIN 

intensifie  nos  émotions.  «  Quelque  jour,  dit  Bar- 
rés, un  statisticien  dressera  la  théorie  des  émo- 
tions, afin  que  l'homme  à  volonté  les  crée  toutes 
en  lui  et  toutes  en  un  même  moment.  »  Il  y  au- 
rait un  traité  complet  de  psychologie  à  écrire  sur 
cette  façon  de  lyrisme  volontaire  et  quand  même 
intuitif.  C'est  en  cette  alliance  que  réside  la  vraie 
force  de  Stendhal  et  ce  qu'on  a  nommé  le  «  bar- 
résisme  »,  Barrés  a  donné  la  formule  définitive 
de  ce  lyrisme  dans  l'Homme  libre  :  «  Le  paradis, 
a-t-il  écrit,  c'est  d'être  clairvoyant  et  fiévreux.  > 
Il  reste  à  entrer  plus  avant  dans  le  détail,  en 
montrant  quel  parti,  du  point  de  vue  lyrique,  Bar- 
rés a  su  tirer  du  moi  individuel  et  du  moi  collec- 
tif. 


II 


Un  des  principes  essentiels  au  lyrime  réside 
dans  le  perpétuel  éveil  des  sensations.  Le  poète, 
qu'il  écrive  en  vers  ou  en  prose,  est  d'abord  un 
«  écho  sonore  ».  L'éducation  de  son  impression- 
nabilité  est  telle  qu'il  n'est  pas  un  spectacle  ou 
un  état  psychologique,  si  banal  soit -il,  qui  ne  se 
prolonge  en  vibrations  lyriquos  S'étonner  de  tout, 
tel  est  le  premier  privilège  de  l'inventeur  de  ryth- 
mes. «  Coupant  sans  cesse  derrière  moi,  je  veux  que 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR    DE    LYRISME  3 19 

chaque  matin  la  vie  réapparaisse  neuve  et  que  tou- 
tes choses  me  soient  un  début  »,ou  encore  :  «  Tout 
m'arrête,  me  parle,  m'écoute,  lout  m'est  un  buis- 
son ardent.  »  Cette  sensibilité  névralgique,  dou- 
loureuse, prête  à  frissonner  au  moindre  souffle, 
Barrés  a  soin  de  la  cultiver  avec  délicatesse,  car 
elle  est  la  source  de  tout  émerveillement.  Tout 
lyrique  porte  en  soi  sa  méthode,  qui  est  de  savoir 
s'exalter  sans  fatigue.  Ainsi  se  distingue  le  vul- 
gaire du  poète.  La  sensibilité  de  l'un  se  lasse  et 
sombre  dans  l'habitude  ;  celle  du  second  demeure 
la  plaie  vive  que  touche  et  qu'irrite  chaque  im- 
pression. Le  lyrique  vit  en  constant  renouvelle- 
ment de  soi.  «  Ma  méthode  de  culture  est  de  créer 
des  sentimentalités  nouvelles  pour  les  projeter 
sur  mon  univers  qui  se  fane  à  l'usage  avec  une 
prodigieuse  rapidité.  »  Cette  sensibilité  sans  cesse 
épanouie  se  nomme  culte  du  moi.  Remarquons 
que  Barrés  dit  culte,  et  non  culture.  Ce  mot  culte 
enferme  déjà  en  lui  un  sens  lyrique,  car  il  n'est 
aucun  culte  sans  exaltation.  Le  fils  de  Thésée  syn- 
thétise, pour  Barrés,  cet  état  bienheureux  de  vie 
où  chaque  émotion  est  dans  sa  fleur  : 

Hippolyte,  figure  primitive  en  qui  parle  toute  la 
nature  et  qui  se  refuse  h  fixer,  c'est-à-dire  à  limiter, 
les  ardentes  inquiétudes  dont  son  cœur  est  rempli  ! 
L'amour,  chez  lui,  ce  n'est  encore   que  se  donner 


320 


passionnément  à  tout  ce  qui  augmente  et  réjouit  son 
être;  il  aime  les  eaux  vives,  les  bois,  la  chasse,  le 
sommeil  réparateur,  et  son  souci  est  moins  de  main- 
tenir son  espèce  que  d'exister. 

Or,  le  plus  sûr  moyen  pour  tenir  ses  sens  en 
perpétuel  éveil  est  de  vouloir  la  pleine  expansion 
de  ses  puissances,  la  parfaite  dilatation  de  son 
âme.  €  Je  m'accuse,  disait  l'Ennemi  des  lois>  de 
désirer  le  libre  essor  de  toutes  nies  facultés  et  de 
donner  son  sens  complet  au  mot  exister.  »  Et 
quel  plus  précieux  stimulant  à  l'existence  totale 
que  le  désir  et  l'amour?  Désirer  d'un  grand  désir 
une  toujours  plus  grande  intensité  de  vie,  c'est 
perpétuellement  «  jeter  du  charbon  sous  sa  sen- 
sibilité ».  «  Quand  comprendras-tu,  lisons-nous 
dans  le  Jardin  de  Bérénice,  qu'une  chose  demeure 
qui  seule  importe,  c'est  que  tu  désires  encore?  » 
Ah!  de  quelle  avide  beauté  sont  les  soupirs  éter- 
nels de  l'humanité  où  passe  le  souffle  inassouvi 
du  désir!  Gomme  nous  les  suivons  passionnément 
à  travers  les  âges,  ces  gestes  tendus  sans  fin  vers 
ce  qui  n'est  pas  la  possession  !  Ce  désir,  primat 
de  l'action,  se  nomme  encore  amour.  Bossuet  avait 
déjà  vu  cette  ressemblance  entre  le  désir  et  l'amour. 
On  définit  vulgairement  Famour:  un  sentiment 
par  lequel  le  cœur  se  porte  vers  un  objet.  Se  por- 
ter, c'est-à-dire,  s'élever,  tendre,  s'exalter,  se  con- 


MAURICE    BABRÈS     PROFESSEUR    DE    LYRISME  321 

sumer  pour,  —  états  lyriques.  Et  dans  l'esprit  de 
Barrés,  par  une  déduction  admirable,  le  péché 
n'est  autre  que  la  froideur,  le  manque  de  désir 
et  d'amour,  un  amoindrissement  de  la  personne, 
l'incapacité  à  souffrir  violence  pour  conquérir  ce 
royaume  fermé  aux  tièdes  :  «  Non  moins  énergi- 
quement  que  firent  les  grands  saints  du  christia- 
nisme, proscrivons  le  péché,  —  le  péché  qui  est 
la  tiédeur,  le  gris,  le  manque  de  fièvre,  —  le  pé- 
ché, c'est-à-dire  tout  ce  qui  contrarie  l'amour.  » 

Caresser  ainsi  sa  sensibilité  jusqu'à  lui  faire  ren- 
dre son  maximum  de  vibrations,  apprendre  à 
s'étonner  avec  joie,  curiosité  du  désir  en  perpé- 
tuel recommencement,  amour  de  l'amour,  —  tels 
sont  les  principes  directeurs  de  ce  culte  du  moi 
qui  n'est  autre  que  le  culte  du  lyrisme  intérieur 
et  la  célébration  émue  de  toute  beauté. 

Cet  élan  vers  plus  d'expansion  d'être  a  d'abord 
conduit  Barrés  à  la  visite  minutieuse  des  grottes 
de  sa  conscience.  Pour  mieux  entendre  les  rumeurs 
de  cette  conscience  et  aviver  ses  propres  émo- 
tions, Barrés  a  voyagé,  demandant  aux  paysages 
et  aux  villes  étrangères  le  coup  de  fouet  qui  ré- 
veille la  sensibilité  engourdie  dans  une  posture 
quotidienne,  tant  il  est  vrai  que,  d'après  les  psy- 
chologues, la  conscience  est  précisément  le  sen- 
timent d'une  différence.  Mutin  cette  intensité  de 
vie  que  son  moi  solitaire    ne  pouvait   indéfini- 


322  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

ment  renouveler,  l'auteur  des  Déracinés  l'a  deman- 
dée à  l'âme  collective,  à  cet  obscur  mais  vivace 
sentiment  qu'est  la  patrie,  aux  héros,  aux  ancêtres 
dont  le  souvenir  et  les  conseils  sûrs  nous  soufflent 
de  l'enthousiasme.  Exaltation  individuelle  ou 
chant  collectif:  lyrisme. 


N'abandonnons  pas  Fanalyse  de  ce  moi  indivi- 
duel tel  que  nous  Ta  suggéré  Barrés,  sans  par- 
ler de  deux  autres  importants  facteurs  du  lyrisme 
subjectif,  je  veux  dire  l'idéalisme  et  la  glorifica- 
tion de  Finconscient,  «  ce  feu  qui  entretient  l'uni- 
vers de  toute  éternité  ». 

Pour  un  moi  qui  vit  loin  des  contingences  et 
qui  se  veut  analyser  avec  quelque  profondeur,  il 
est  difficile  de  se  réfugier  dans  un  autre  système 
que  l'idéalisme,  et  par  idéalisme  gardons-nous 
d'entendre  je  ne  sais  quelle  aspiration  vers  Fau- 
delà.  Prenons  le  mot  avec  le  sens  consacré  par  la 
philosophie  allemande.  Les  choses  ne  sont  que 
des  rapports  entre  nos  sensations.  Si  nous  ces- 
sions de  rêver,  dit  Schopenhauer,  le  monde  des 
apparences  ferait  un  plongeon  dans  le  néant.  Bar- 
rés donne  la  formule  de  ce  subjectivisme  :  «  Il 
n'y  a  pas  un  monde  extérieur,  étranger  et  hété- 
rogène par  rapport  à  la  conscience.  »  Ainsi,  ajoute- 
il,  «  disparaissent  ces  douloureuses  contradictions 


MAURICE     BARRES    PROFESSEUR     DE    LYRISME  323 


de  la  pensée  et  de  Faction  que  les  hommes,  de- 
puis des  siècles,  s'essayent  à  résoudre.  L'action, 
c'est  vouloir  agir  sur  le  monde  extérieur,  et  si 
celui-ci  n'existe  pas,  nous  ne  pouvons  qu'agir  sur 
notre  moi  pour  qu'il  épanouisse  l'unité  naturelle 
des  mille  parts  qui  le  composent.  C'est  la  méthode 
de  la  culture  du  moi.  »  Nulle  contrainte  exté- 
rieure ne  peut  donc  entraver  l'épanouissement 
de  ce  moi,  principe  de  tout  lyrisme.  Le  premier, 
Barres  s'est  expliqué  avec  complaisance  sur  cet 
idéalisme  qui  crée  son  objet,  qui  sculpte  ses  sen- 
sations dans  la  beauté.  «  La  beauté  du  dehors 
jamais  ne  m'émeut  vraiment.  Les  plus  beaux 
spectacles  ne  me  sont  que  des  tableaux  psycho- 
logiques »  ;  ou  encore  :  «  D'ailleurs,  mon  moi  du 
dehors,  que  me  fait  1  Les  actes  ne  comptent  pas  ; 
ce  qui  importe  uniquement,  c'est  mon  moi  du  de- 
dans ;le  Dieu  que  je  construis.  »  Libre  d'entraves, 
le  moi  s'élève  de  la  sorte  aux  plus  hauts  sommets 
des  jouissances  spirituelles  ;  chacun  de  ses  actes 
déchaîne  une  suave  mélodie  dans  le  concert  uni- 
versel. Tel  est  son  pouvoir  qu'il  ne  saurait  se 
mouvoir  que  dans  une  plénitude  d'existence  et 
de  beauté.  Il  ramène  tout  à  lui,  transforme  à 
son  gré  le  cours  de  ses  rêves,  teinte  de  nuances 
les  plus  diverses  sa  propre  vie  et  se  crée  de  per- 
pétuels enchantements.  «  Certains  jours,  si  je  me 
promène,  il  me  semble  qu'en   moi  une  digue  se 


3*24  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

crève  et  qu'ardentes  et  colorées  mes  pensées 
transfigurent  le  monde.  » 

Ce  mépris  des  spectacles  extérieurs,  des  appa- 
rences, Barrés  le  compare  justement  à  l'état  d'Ame 
de  ces  gueux  qui,  dans  la  fameuse  Marche  à  l'Etoile, 
se  rendent  à  Bethléem.  Ceux-ci  ne  voient  rien  que 
leur  rêve,  ayant  les  yeux  fixés  sur  l'astre  étince- 
lant.  Les  peuples  qui  les  regardaient  passer  les 
insultaient,  se  raillaient  de  leur  folie.  Mais  ces 
poètes  de  la  foi  continuaient  leur  chemin,  dédai- 
gneux, passionnés  pour  leur  idéal.  Ainsi  d'un  pen- 
seur qui  suit  sans  défaite  l'épanouissement  de  sa 
conscience,  avec  une  telle  ferveur  que  chacun  de 
ses  états  psychologiques  est  un  état  lyrique." 

Pourtant  il  existe  une  réalité  commune  à  tous. 
Nous  verrons  tout  à  l'heure  qu'à  creuser  dans  les 
sables  mouvants  du  moi  individualiste  Barrés  se 
heurte  au  roc  de  la  collectivité.  De  même,  si  nous 
approfondissons  notre  idée  d'être,  njus  ne  tar- 
dons pas  avoir  que  nous  faisons  partie  de  l'être 
universel.  Nous  subissons,  comme  dit  M.  Fouillée, 
physiquement  et  moralement  l'action  du  tout. 
Nous  voulons  l'univers  et  il  se  veut  en  nous.  Nous 
ne  pouvons  nous  concevoir  pleinement  sans  con- 
cevoir le  tout. 

Cet  être  universel,  ce  moi  supérieur,  Barrés  le 
nomme  l'inconscient,  sorte  de  substance  cachée 
avec  quoi  nous  entrons  en  communion  à  certains 


MAURICE    BARRES     PROFESSEUR    DE    LYliISME  325 

moments  de  ferveur  privilégiée.  L'histoire  de  Bé- 
rénice n'est  autre  que  l'histoire  de  cet  inconscient 
universel,  et  c'est  encore  l'amour  ou  l'exaltation 
intérieure  qui  nous  unit  à  l'être  cosmique.  «  Quand 
je  l'aimais,  dit  l'auteur  des  Trois  statioîis  de  psy- 
chothérapie, n'ai-je  pas  vécu  en  plus  étroite  har- 
monie avec  l'âme  du  monde  qu'aucun  de  ces 
curieux  insatiables  qui  mènent  leur  minutieuse 
enquête  à  travers  les  temps  et  les  pays  ?  »  Phrase 
profonde  !  A  mesure  que  nos  baisers  deviennent 
plus  ardents,  nous  sentons  davantage  en  nous 
les  tressaillements  d'un  monde  inexploré  qui 
s'efforce  vers  la  lumière.  Nombreuses  sont  les 
pages  où  Barrés  a  chanté  l'inconscient  :  «  Une 
passion  dont  tressaille  votre  petit  corps  vous  fait 
vivre  parallèlement  à  l'univers  »,  ou  encore  :  «  On 
voit  s'agiter  en  vous  la  force  même  qui  conduit 
le  monde  »,  ou  encore  :  «  Chacun  des  mouvements 
de  ton  âme  me  révèle  le  sens  de  la  nature  et  ses 
lois.  »  Admirable  symbole  que  cette  tendre  et 
plaintive  Bérénice,  créée  pour  nous  apprendre  la 
simplicité  de  l'unité  universelle  et  pour  nous 
aider  à  fondre  notre  âme  particulière  dans  le 
rythme  cosmique. 

N'est-ce  pas  encore  une  des  plus  sûres  prépara- 
tions à  la  poésie  et  à  l'expression  lyrique  que  ce 
panthéisme  avide  de  tout  sentir,  de  tout  commu- 
nier par  l'intensité  de  nos  états  psychologiques  ? 

13 


326  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

«  Mais  moi-même  je  n'existais  plus,  j'étais  sim- 
plement la  somme  de  tout  ce  que  je  voyais.  »  Et 
comment  parvenons-nous  à  nous  identifier  à  l'uni- 
vers? Avons-nous  besoin  des  raffinements  de  l'in- 
telligence pour  écouter  en  nous  les  mugissements 
de  ce  mystérieux  océan  ?  Non.  «  L'intelligence, 
quelle  petite  chose  à  la  surface  de  nous-mêmes, 
profondément  nous  sommes  des  êtres  actifs.  » 
Entendons  ici  par  action,  spontanéité  et  instinct 
sensible,  car  «  on  ne  connaît  rien  des.  hommes  par 
leurs  raisonnements,  mais  en  s'ingéniant  à  par- 
tager leur  sensibilité  ».  La  raison  ne  saurait  que 
nous  écarter  de  F  universel;  le  inonde,  avant  d'être 
compris,  doit  être  senti.  C'est  bien  là  langage 
de  poète  qui  voit  dans  la  spontanéité  et  Finstinct 
les  plus  sûrs  guides  de  Fêtre.  Les  simples,  les 
ignorants,  les  intuitifs  ont  donc  plus  de  chances 
que  les  savants  d'exprimer  par  leur  vie  l'im- 
manence des  choses  et  d'approcher  plus  près  de 
i  universel. 


En  m'approchant  des  simples, j'ai  vu  comment  sous 
chacun  de  mes  actes  à  l'activité  consciente  collabore 
une  activité  inconsciente,  et  celle-ci  est  la  même 
qu'on  voit  chez  les  animaux  et  chez  les  plantes  ;  je 
lui  ai  simplement  ajouté  la  réflexion. 

Tu  souris,  Simon,  du  mot  simplement...  Il  te  sem- 
ble que  la  puissance  de  notre  réflexion  est  une  grande 


MAURICE     BARRÉS     PROFESSEUR    DE    LYRISME  327 

chose  l  Petite  agitation,  en  vérité,  auprès  de  l'omni- 
science  et  de  l'omnipotence  que  manifeste  dans  sa 
lenteur  l'inconscient. 

Avec  le  secours  de  l'inconscient,  les  animaux  pros- 
pèrent dans  la  vie  et  montent  en  grade,  tandis  que 
notre  raison,  qui  perpétuellement  s'égare,  est,  par 
essence,  incapable  de  faciliter  en  rien  l'aboutissement 
de  l'être  supérieur  que  nous  sommes  en  train  de  de- 
venir et  qu'elle  ne  peut  même  pas  soupçonner.  C'est 
l'instinct  bien  supérieur  à  l'analyse,  qui  fait  l'avenir. 
C'est  lui  seul  qui  domine  les  parties  inexplorées  de 
mon  être,  lui  seul  qui  me  mettra  à  même  de  substi- 
tuer au  moi  que  je  parais  le  moi  auquel  je  m'ache- 
mine, les  yeux  bandés. 

Pour  illustrer  sa  thèse,  Barrés  a  choisi  cette 
petite  Bérénice,  courtisane  simple,  aux  gestes 
harmonieux  et  représentatifs,  façonnée,  à  l'exem- 
ple de  son  midi  mélancolique,  par  des  siècles  de 
sagesse,  douée,  par  les  vertus  d'une  obscure  tra- 
dition locale,  d'un  admirable  et  infaillible  déter- 
minisme, et  s'identifiant  à  l'universel  par  ses  deux 
plus  précieuses  qualités  :  un  instinct  très  juste, 
très  nature,  et  un  cœur  passionné  !.  Cette  gracieuse 

1.  Appréciant  le  Jardin  de  Bérénice,  dans  la  préface  qu'il 
mit  aux  pages  choisies  de  Barres,  M.  Henri  Hrémond  ter- 
mine ainsi  :  c  Idéologie  sans  doute,  mais  idéologie  passionnée, 
mais  humaine,  vivante,  qu'on  ne  saurait  distinguer  de  la  poé- 
sie. » 


328  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

et  fragile  image  nous  fait  songer  à  Parsifal,  «  un 
simple,  un  pur  qu'instruit  son  cœur  »,  digne  frère 
de  Bérénice  dans  Tordre  mystique. 


111 


A  côté  de  cet  inconscient  métaphysique,  que 
Jules  Laforgue  a  si  curieusement  chanté,  il  existe 
un  autre  inconscient,  que  j'appellerais  inconscient 
social.  L'analyse  de  ce  second  inconscient,  où 
Fauteur  de  l'Appel  au  soldat  a  puisé  pour  alimen- 
ter son  lyrisme  non  plus  individuel  mais  collec- 
tif, nous  achemine  à  l'étude  du  second  Barrés,  du 
Barrés  nationaliste.  Nous  verrons  comment,  dans 
cet  enseignement  inné,  inconscient,  immanent  que 
nous  proposent  la  patrie,  les  morts,  la  race,  Bar- 
rés a  su  trouver  de  puissantes  suggestions  lyriques 
et  de  nouveaux  motifs  d'exaltation. 

L'inconscient,  non  plus  de  l'univers  mais  d'une 
nation,  son  centre  de  vie,  son  «  psychisme  infé- 
rieur »,  dirait  le  Dr  Grasset,  réside  dans  l'ob- 
servation naturelle  et  instinctive  des  pratiques 
traditionnelles.  Le  conscient,  au  contraire,  ren- 
ferme l'élite  des  intelligences,  l'ensemble  des 
méthodes  positives  employées  pour  faire  progres- 
ser un  peuple.  Barrés  a  bien  compris,  après  Balzac, 
que  la  réalité  de  l'âme  ne  réside  pas  dans  la  seule 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR     DE    LYRISME  329 

pensée,  et  que  pour  atteindre  à  la  plénitude  de 
l'être,  à  l'épanouissement  de  toutes  ses  puissances, 
—  ce  qui,  ne  l'oublions  pas,  est  toujours  la  fin 
voulue  par  Fauteur  de  Soas  l'œil  des  barbares  — 
il  est  nécessaire  do  connaître  et  d'écouter  cette 
vie  inconsciente  qui  précède  la  vie  sociale  cons- 
ciente. Déjà  dans  le  Jardin  de  Bérénice,  à  côté  de 
l'inconscient  métaphysique,  l'inconscient  social 
se  fait  jour.  Cette  jeune  femme  n'est  pas  seule- 
ment synonyme  de  nature  universelle,  elle  incarne 
aussi  l'âme  plaintive  d'Aigues-Mortes.  «Ce  n'était 
plus  Bérénice  que  je  voyais, mais  l'âme  populaire, 
âme  religieuse,  instinctive  et,  comme  cette  petite 
fille,  pleine  d'un  passé  dont  elle  n'a  pas  con- 
science. » 

Plus  tard  Barrés  s'écriera  :  «  Je  ne  suis  qu'un 
instant  d'un  long  développement  de  mon  Être.» 
Cet  Etre  c'est  l'ensemble  de  nos  traditions,  de 
nos  transports  collectifs,  de  ces  mille  gestes  que 
nous  résumons  en  notre  personne.  De  la  con- 
naissance de  ces  puissances  qui  gouvernent  nos 
pas  avec  une  sagesse  infaillible  naît  une  sorte 
d'ivresse,  de  nouveaux  motifs  d'enthousiasme. 
Enfermé  dans  son  cimetière  lorrain,  Barrés  sent 
soudain  so  dégager  une  inspiration  toute  neuve, 
un  cantique  qui  active  notre  faculté  d'expansion. 

Plus  que  tout  au  monde,  j'ai  cru  aimer  le  musée 


330 


du  Trocadéro,  les  marais  d'Aigues-Mortes,  de  Ra- 
venne  et  de  Venise,  les  paysages  de  Tolède  et  de 
Sparte,  mais  à  toutes  ces  fameuses  désolations,  je 
préfère  maintenant  le  modeste  cimetière  lorrain  où, 
devant  moi,  s'étale  ma  conscience  profonde. 

Fidèle  à  sa  méthode,  qui  consiste  à  descendre 
de  plus  en  plus  en  soi  pour  trouver  de  nouveaux 
éléments  lyriques,  Barrés  voue  à  sa  terre  et  à  ses 
morts  le  culte  qu'il  rendit  jadis  à  sa  conscience 
individuelle. 

On  trouvera  dans  les  Déracinés  >  dans  les  Scènes 
et  doctrines  du  Nationalisme,  dans  l'Appel  au  Sol- 
dat, dans  Au  service  de  l'Allemagne,  dans  les 
Amitiés  françaises,  dans  le  Voyage  de  Sparte 
l'exposé  de  ce  lyrisme  immanent.  Ces  livres  et 
leurs  idées  sont  trop  connus  pour  qu'il  soit  néces- 
saire d'insister.  Disons  simplement  que  le  natio- 
nalisme de  Barrés  (tradition,  patrie,  terre,  morts) 
s'affirme  comme  un  élan  lyrique  intérieur,  comme 
une  sorte  d'inconscient  qui  nous  exalte  en  nous 
livrant  sa  certitude.  Cet  inconscient  aère  notre 
vie  en  lui  donnant  un  sens  ;  il  s'adresse  à  la  sen- 
sibilité plus  qu'à  l'intelligence,  à  l'instinct  pro- 
fond plus  qu'à  la  raison. 

Nous  ne  sommes  pas  les  maîtres  des  pensées  qui 
naissent  en  nous.  Elles  ne  viennent  pas  de  notre  intel- 


MAURICE    BARRES    PROFESSEUR     DE    LYRISME  331 

ligence  ;  elles  sont  des  façons  de  réagir  où  se  tradui- 
sent de  très  anciennes  dispositions  physiologiques. 
Selon  le  milieu  où  nous  sommes  plongés,  nous  éla- 
borons des  jugements  et  des  raisonnements.  La  rai- 
son humaine  est  enchaînée  de  telle  sorte  que  nous 
repassons  tous  dans  les  pas  de  nos  prédécesseurs.  Il 
n'y  a  pas  d'idées  personnelles  ;  les  idées  même  les 
plus  rares,  les  jugements  même  les  plus  abstraits, 
les  sophismes  de  la  métaphysique  la  plus  infatuée 
sont  des  façons  de  sentir  générales  et  se  retrouvent 
chez  tous  les  êtres  de  même  organisme  assiégés  par 
les  mêmes  images. 

Ces  images  suscitent  en  nos  cœurs  de  Fenthou- 
siasme,  elles  aident  à  créer  autour  d'elles  une 
âme  commune,  un  transport  collectif.  Nous  vi- 
brons en  proportion  de  ce  que  nous  sentons.  Que 
sentons-nous  avec  plus  d'intensité,  sinon  les  réa- 
lités de  notre  sol?  Qui  nous  fera  mieux  tressail- 
lir que  la  pensée  de  nos  morts  ?  «  Ils  ne  sont  pas 
nos  morts,  ils  sont  notre  activité  vivante.  » 
Qu'éprouvons-nous  en  face  du  Parthénon?  Une 
émotion  purement  historique,  si  Ton  peut  dire,  des 
impressions  d'archéologues, des  sensations  de  phi- 
losophes qui  retrouvent  en  Grèce  l'expression  de 
la  raison  universelle.  Mais  encore  une  fois,  qu'est- 
ce  qu'une  satisfaction  purement  intellectuelle  ? 
Parlant  d'Athènes,  Barrés  a  au  moins  le  mérite  de 
la  sincérité,  quand  il  écrit  ce  que  beaucoup  pen- 


333  l'attitude  DU  LYMSME  CONTEMPORAIN 

sent  mais  n'osent  formuler,  de  crainte  des  férules 
des  pions  :  «  La  despote,  à  qui  je  sacrifie  de  sûres 
amitiés,  n'est  pas  devenue  ma  parente.  Elle  ne 
tient  que  ma  raison.  Et  qu'est-ce  que  ma  raison, 
qui  me  semble,  à  certains  jours,  une  étrangère, 
une  personne  instruite,  préposée  de  l'extérieur  à 
mon  gouvernement?  Je  conçois,  tant  bien  que 
mal,  l'équilibre  et  l'harmonie  de  cette  civilisation 
grecque  ;  je  ne  l'éprouve  pas.  Même  après  la 
leçon  classique,  je  continuerai  de  produire  un 
romanesque  qui  contracte  et  déchire  le  cœur.  » 
Que  me  fait  un  temple  grec,  si  parfait  soit-il,  en 
face  d'une  flèche  de  cathédrale?  A  Séville,  à 
Venise,  à  Tolède,  Barrés  se  trouvait  déjà  moins 
dépaysé  qu'à  Athènes,  car  la  civilisation  de  l'Oc- 
cident, qui  tient  si  étroitement  notre  cœur  dans 
son  grand  concert  symphonique,  parle  encore 
dans  ces  pays  reculés.  Mais  c'est  au  bord  de  la 
Moselle  et  sous  les  peupliers  de  Lorraine  que  Bar- 
rés écoute  ses  plus  suaves  transports.  Là,  tout 
concourt  à  l'exaltation  de  l'individu  et  du  social 
réconciliés  dans  la  même  harmonie  :  tout  accroît, 
intensifie  la  vie  du  cœur  et  des  sens.  La  parole 
de  Jeanne  d'Arc  est  admirable  de  lyrisme. Gomme 
ses  geôliers  traitaient  de  diaboliques  ses  appari- 
tions, la  jeune  vierge  s'écria  :  «  Si  j'étais  au  mi- 
lieu des  bois,  j'y  entendrais  bien  mes  voix.  » 
Sur  l'idée  du  nationalisme  en  soi  se  greffent 


MAURICE     BARRES     PROFESSEUR     DE    LYRISME  333 

des  idées  accessoires,  capables  de  prolonger  nos 
tressaillements.  C'est  ainsi  que  Fidée  de  décen- 
tralisation n'est  qu'un  autre  élément  d'enthou- 
siasme collectif,  car  c'est  permettre  à  de  petites 
provinces  de  mieux  écouter  leur  moi  autonome, 
leur  vie  intérieure.  C'est  ainsi  que  le  fédéralisme 
nous  propose  encore  des  motifs  d'exaltation,  car 
il  dote  une  collectivité  d'une  âme  commune  et 
réunit  des  éléments  sociaux  en  permettant  à  l'in- 
dividu de  «  s'agréger  selon  des  affinités  instinc- 
tives ».  Qu'on  relise  à  ce  sujet  les  Scènes  et  doc- 
trines du  nationalisme ,  De  Hegel  aux  cantines  du 
Nord  et  les  Lézardes  sur  la  maison. 

Un  dernier  élément  de  poésie  collective  pro- 
posé par  Barrés  est  ce  que  M.  Bremond  nomme 
le  Culte  des  héros.  De  grands  hommes,  en  qui 
s'incarne  l'esprit  de  la  nation,  ou  qui  font  partie 
des  paysages  de  la  petite  patrie,  voilà  encore  de 
quoi  susciter  de  l'enthousiasme. 

Tout  lyrisme  est  un  élan,  donc  une  force.  Char- 
les Levôque  nous  a  donné  une  esthétique  basée 
sur  cette  notion  de  force.  La  force  est  à  la  fois 
harmonie  et  beauté.  Or,  le  héros  est  notre  plus 
belle  harmonie  humaine.  Du  point  de  vue  moral, 
cette  force,  qui  s'exhale  en  beauté,  se  nomme 
énergie.  Barrés  a  merveilleusement  mis  en  lu- 
mière la  physionomie  de  quelques-uns  de  nos 
professeurs  d'énergie. 

19. 


334  l'attitude  du  lybisme  contemporain 

La  page  est  belle  où  Rœmerspacher,  Sturel, 
Saint-Phlin,  Racadot  viennent  solliciter  aux  Inva- 
lides «  la  leçon  exaltante  »  et  demander  «  de 
Félan  ».  La  vertu  profonde  du  héros  réside  en 
ce  don  «  d'électriser  les  hommes  ».  «  Au  contact 
de  Napoléon,  des  mouvements  lyriques  boulever- 
sent l'âme,  qui  ne  peuvent  avoir  que  des  traduc- 
tions lyriques.  »  C'est  que  de  ce  tombeau  ne  monte 
pas  «  le  silence  des  morts,  mais  une  rumeur  hé- 
roïque ;  ce  puits  sous  le  dôme,  c'est  le  clairon 
épique  où  tournoiç  le  souffle  dont  toute  la  jeu- 
nesse a  le  poil  hérissé  ». 

Qu'est-ce  encore  que  Boulanger?  Un  stimulant, 
dit  Sturel.  Le  général  a  échoué,  mais  la  conti- 
nuité des  fièvres  françaises  persiste.  «  Boulan- 
ger n'est  qu'un  incident,  lisons-nous  dans  l'Appel 
au  Soldat,  nous  retrouverons  d'autres  boulangis- 
mes  »,  c'est-à-dire  d'autres  motifs  d'exaltation. 
Quelle  utilité  retirer  d'un  héros  tel  que  Mores? 
Qu'il  nous  serve  à  multiplier  les  hommes,  à  les 
exciter,  à  élargir  l'horizon  du  possible  et  à  for- 
mer des  petits  groupes  sensibles  aux  leçons  de 
choses  de  l'héroïsme.  »  Vous  souvient-il  du  char- 
mant pèlerinage  de  Philippe  sur  la  côte  de  Vau- 
démont  ?  Ici  encore  le  paladin  dans  sa  tour  de 
Brunehaut  parle  un  langage  grandiose,  et  les 
noyers  de  Vaudémont  «  tout  pressés  par  la  vie 
banale,  évoquent  confusément  les  plus  grandes 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR    DE    LYRISME  335 

émotions  historiques  ».  Culte  des  héros,  symboles 
de  l'énergie  vivante,  comme  nous  tressaillons  en 
nos  cœurs,  comme  nous  tendons  éperdument  nos 
bras  vers  ce  passé  triomphant,  comme  nous  sen- 
tons l'enthousiasme  intérieur  nous  hausser  jus- 
qu'au désir  de  réaliser,  nous  aussi,  des  jours  glo- 
rieux, et  quel  magnifique  fleuve  de  lyrisme  bondit 
dans  nos  âmes  !... 


IV 


D'accord  avec  les  esthéticiens  contemporains  l 
qui  veulent  que  la  beauté  soit  sentie  et  comprise 
par  sympathie,  par  communication  subjective, 
Barrés,  nous  fait  participer  à  ses  émotions  par 
suggestion.  Le  procédé  évocateur  qu'il  emploie 
correspond  exactement  à  nos  modes  d'expression 
lyrique  actuels.  Le  poète  qu'est  l'auteur  de  l'En- 
nemi des  lois  commence  par  chercher  pour  lui- 
même  les  caractères,  les  paysages,  les  sentiments 
les  plus  propres  à  émouvoir  son  moi,  à  le  mettre 
sous  pression.  Nous  savons  quels  héros  a  choisis 
Barrés,  quels  tempéraments  s'accordent  le  mieux 
avec  le  sien.  Ce  sont  tous  ceux  qui  sèment  de 
l'enthousiasme  dans  nos  vies.  Les  êtres  incapa- 

1.  Cf.  les  théories  de  Th.  Lipps  et  de  Ucncdclto  Croce. 


330  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


blés  de  lui  donner  des  suggestions,  il  les  nomme 
barbares,  ce  sont  nos  adversaires.  Nous  savons 
quels  paysages  l'excitent,  quelles  villes  avivent 
sa  sensibilité.  Barrés  entreprend  ses  voyages  à 
Venise,  à  Aiguës-Mortes,  à  Tolède,  afin  d'éprou- 
ver de  subtiles  caresses  et  de  sentir  son  cœur  se 
dilater  davantage.  La  race,  la  terre,  les  morts, 
voilà  enfin  les  plus  fortes  suggestions  pour  une 
âme  bien  née  et  qui  a  du  style.  «  Auprès  du  gave 
de  Lourdes,  sur  les  côtes  de  la  Meuse  naissante 
ou  dans  le  fond  de  Port-Royal,  qui  de  nous  sau- 
rait recueillir,  pour  en  augmenter  sa  vie,  la  rêve- 
rie triste,  le  lyrisme  et  l'amour  tels  qu'ils  se 
lèvent  de  ces  terres  sanctifiées?  »  Et  Fauteur  de 
conclure  ainsi:  «  Il  est  des  Lourdes  sur  toute  la 
terre  »,  entendant  par  là  qu'innombrables  sont 
les  lieux  susceptibles  de  nous  offrir  de  fortes  sug- 
gestions et  de  la  poésie  vivante. 

C'est  particulièrement  dans  les  Amitiés  françai- 
ses que  Barrés  nous  propose  une  pédagogie  de 
la  suggestion  lyrique.  Ce  livre  est  un  véritable 
traité  d'éducation  de  l'impressionnabilité,  une 
méthode  d'évocation  intérieure.  Déjà  dans  Un 
homme  libre  Barrés  écrivait  :  «  Deux  êtres  ne  peu- 
vent se  connaître.  Le  langage,  ayant  été  fait  pour 
l'usage  quotidien,  ne  sait  exprimer  que  des  états 
grossiers;  tout  le  vague,  tout  ce  qui  est  sincère, 
n'a  pas  de  mot  pour  s'exprimer.  »  Tout  le  vague, 


MAURICE     BARRÉS    PROFESSEUR    DE     LYRISME  337 

tout  ce  qui  est  sincère,  c'est-à-dire  tout  ce  qui 
vit  profondément  en  nous,  tout  ce  qui  touche  au 
moi  intuitif  est  incommunicable  directement  ;  on 
ne  fait  participer  à  d'autres  ses  sensations  fonda- 
mentales que  par  sympathie,  d'où  ce  beau  mot 
ày  amitié  lorsque  l'affinité  est  humanisée  et  mêlée 
de  tendresse. 

On  sait  comment  Barrés  forme  l'émotivité  de 
Philippe.  Une  lui  enseigne  rien  par  l'intelligence, 
mais  s'adresse  au  cœur  :  «  Le  problème  de  l'ins- 
truction primaire,  c'est  de  leur  donner  [aux  en- 
fants] de  la  beauté,  ou,  plus  exactement,  de  favo- 
riser leur  faculté  innée  d'expansion,  de  les  aider 
pour  qu'ils  dégagent  ce  qu'ils  possèdent  de  nais- 
sance :  un  continuel  enchantement,  le  sens  épique 
et  lyrique,  un  hymne,  un  cantique  ininterrompu.  » 
Le  père  cherche  donc  toutes  les  suggestions  les 
plus  propres  à  pénétrer  l'âme  de  son  fils,  il  lui 
fait  vivre  ses  moindres  enseignements.  Il  ne  lui 
narrera  pas  en  détail  les  épisodes  de  70,  mais 
choisira  deux  ou  trois  faits  bien  ôvocateurs,  sus- 
ceptibles de  laisser  une  trace  profonde  dans  sa 
jeune  imagination.  Ces  faits  le  père  les  rapportera 
en  accumulant  les  scènes  épisodiques  ou  pittores- 
ques, il  s'entourera  de  toutes  les  circonstances 
extérieures  capables  d'aviver  les  émotions  (un 
jour  de  pluie  à  Gérardmer,  l'audition  d'une  mu- 
sique militaire...  etc.).  «  Je  parle,  je  parle,  et  c'est 


338  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

comme  un  chant  où  l'air  vaut  mieux  que  les  paro- 
les. Sans  doute,  à  m'entendre  Philippe  exècre  les 
traîtres,  redoute  les  grossiers  Prussiens,  aime  les 
beaux  soldats  de  la  France,  mais  tout  de  même  il 
enregistre  des  émotions  plus  que  des  documents. 
Après  que  nous  avons  tant  parlé  de  la  guerre,  en 
sait-il  nettement  les  phases?  C'est  douteux, mais 
nous  nous  aimons  davantage  et  il  connaît  très 
sûrement  que  sa  raison  de  vivre,  c'est  la  Revan- 
che. »  Les  pèlerinages  sentimentaux  de  Philippe 
à  Vaudémont,  à  Domrémy,  à  Lourdes  ont  pour 
fin  de  susciter  chez  l'enfant  la  compréhension 
sensible  de  notre  vie  nationale  et  de  peupler  son 
cœur  de  pensées  hautes  et  vibrantes. 

Si  je  berce  le  petit  Philippe  dans  un  demi-rêve  de 
vérité  et  de  poésie,  c'est  pour  former  en  lui  une  dis- 
position insensible  à  recevoir  mon  héritage  comme 
le  plus  beau  des  héritages.  Les  séries  d'images  qui 
l'émeuvent  ou  qui  l'amusent  par  ce  doux  après-midi 
passé  gaîment  en  confiance  avec  moi,  qui  ne  suis  pas 
encore  assombri  de  vieillesse,  lui  demeureront  à 
jamais  aimables  et  fécondes  et,  quand  je  ne  respire- 
rai plus,  mes  meilleures  émotions,  que  je  place  dans 
un  être  tout  perméable,  seront  devenues  son  âme. 
Doucement  j'ébranle  le  vieil  âge  accumulé  dans  ce 
petit  garçon.  Je  me  confonds  dans  une  vie  toute  neuve 
et  dans  un  vieil  héritage.  Je  me  glisse  avec  mes  bou- 
quets, souvenir  de  ma  brève  saison,  dans  la  barque 


MAURICE    BARRÉS    PROFESSEUR    DE    LYRISME  339 

de  l'immortalité  en  même  temps   que  je  m'assure 
d'occuper  le  cœur  de  mon  cœur. 


Nous  avons  noté,  au  début  de  cette  étude,  les 
différences  psychologiques  qui  séparent  nos  poè- 
tes contemporains  des  romantiques.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ces  derniers  demeurent  nos 
véritables  ancêtres  en  ce  qui  concerne  notre  idéal 
lyrique  actuel,  et  que  le  goût  de  Barrés  pour  les 
paysages  mélancoliques,  son  culte  du  moi,  de  la 
personnalité,  son  individualisme,  ses  élans  vers 
la  douleur  et  la  pitié,  sa  perpétuelle  tension  inté- 
rieure attestent  une  étroite  parenté  avec  les  réno- 
vateurs de  la  poésie  au  xix*  siècle.  Même  en  Grèce, 
Barrés  a  le  rare  courage  de  ne  pas  renier  les 
glorieux  éducateurs  de  sa  sensibilité. 

Je  reconnais  les  Grecs  pour  nos  maîtres.  Cepen- 
dant il  faut  qu'ils  m'accordent  l'usage  du  trésor  de 
mes  sentiments.  Avec  tous  mes  pères  romantiques  je 
ne  demande  qu'à  descendre  des  forêts  barbares  et 
qu'à  rallier  la  route  royale,  mais  il  faut  que  les  clas- 
siques à  qui  nous  faisons  soumission  nous  accordent 
les  honneurs  de  la  guerre,    et  qu'en  nous  enrôlant 


340  l'attitude  du  lyrisme  contemporain- 

sous  leur  discipline  parfaite  ils  nous  laissent  nos 
riches  bagages  et  nos  bannières  assez  glorieuses. 

Et  pourquoi  rougirions-nous  de  nos  origines 
littéraires,  alors  qu'en  acceptant  l'héritage  roman- 
tique nous  avons  su  faire  fructifier  les  bonnes 
valeurs  trouvées  en  portefeuille  et  liquider  les 
mauvaises  ?  Le  romantisme  nous  apportait,  parmi 
un  fatras  d'idées  enfantines,  de  sérieuses  aspira- 
tions lyriques.  Restait  à  orner  avec  goût  la  mai- 
son construite  un  peu  vite,  et  surtout  à  en  conso- 
lider les  bases.  L'œuvre  des  lyriques  contemporains 
consiste,  sans  rien  gaspiller  des  trésors  accumu- 
lés par  les  ancêtres,  à  discipliner  l'imagination, 
à  ordonner  la  sensibilité,  à  la  pousser  vers  des 
objets  parfaits,  à  rentrer  dans  la  tradition  fran- 
çaise, à  réconcilier  le  sentiment  et  la  raison  sui- 
vant le  sens  et  la  constitution  de  notre  génie  lit- 
téraire national,  en  donnant  à  la  sensibilité  son 
maximum  d'intensité,  mais  en  faisant  de  celle-ci 
le  prolongement  d'une  intelligence  clairvoyante 
et  sûre. 

L'œuvre  de  Barrés,  comme  l'œuvre  des  symbo- 
listes, —  a-t-on  assez  noté  ce  rapprochement?  — 
réconcilie  des  méthodes  et  des  modes  lyriques 
ennemis.  Magnifique  et  discipline,  dit  avec  sens 
M.  Brémond,  sont  les  deux  mots  qu'on  retrouve 
le  plus  souvent  chez  l'auteur  de  l'Appelait  Sol- 
dat. On  pensa  trop  aisément  en  1830  que  l'ordre 


MAURICE   BARRÉS  PROFESSEUR   DE    LYRISME  341 

classique  et  la  discipline  intellectuelle  entravent 
la  spontanéité.  On  oubliait  que  l'ordre  consiste  à 
accepter  avec  joie  ses  limites  nécessaires  et  à  trou- 
ver dans  cette  nécessité  de  nouvelles  raisons  de 
s'exalter.  «  Ce  que  j'appelle  Lorraine,  ce  que  je 
décris  sous  le  nom  de  Lorraine,  n'est  peut-être 
qu'un  sentiment  très  vif  de  mes  limites.  » 

Il  ne  sert  de  rien  de  vivre  dans  l'absolu  et  de 
rêver  l'existence  future  d'humanités  bienheureuses . 
Mieux  vaut  comprendre  jusqu'à  la  plénitude  les 
bornes  qui  fixent  la  vie  quotidienne  et  admirer  jus- 
qu'à s'en  réjouir  l'étendue  finie  de  notre  sage  do- 
maine. Il  y  a  du  lyrisme,  et  grandiose,  dans  cette 
lucide  acceptation.  C'est  cette  attitude  de  joyeuse 
résignation  qu'on  nomme  gœthisme. 

Le  mot  discipline,  à  le  bien  entendre,  est  donc 
le  terme  final  de  toute  création  poétique.  Disci- 
pline d'abord  pour  s'exalter  et  scruter  son  moi  ; 
discipline  ensuite  pour  saisir  ses  réalités,  s'en 
repaître  et  les  chanter.  De  cette  notion  de  l'or- 
dre est  né  notre  idêo-rêalismc  contemporain  qui 
synthétise  dans  une  fusion  supérieure  et  très 
puissante  l'idéal  romantique  et  l'idéal  classique. 
Cet  idéo-réalisme,  pratiqué  plus  ou  moins  cons- 
ciemment par  nos  poètes  symbolistes,  pourrait  se 
formuler  ainsi  :  Porter  l'univers  en  soi  (idéa- 
lisme) et  soi-même  s'enfermer  volontairement  dans 
une  petite  patrie  (tradition  et  réalisme). 


'M'2  l'attitudi:  du  lyrisme  contemporain 

Telle  est,  en  dernier  ressort,  et  après  tant 
d'autres  assez  belles  que  nous  venons  de  passer 
en  revue,  la  raison  qui  nous  permet  de  voir  en 
Maurice  Barrés  un  professeur  de  lyrisme  non  mé- 
diocre. 


ANDRE  GIDE 
AUTRE  PROFESSEUR  DE  LYRISME 

Introduction, 

I.  —  L'influence  protestante  dans  l'œuvre  d'André 
Gide.  Qu'il  faut  étroitement  la  circonscrire. 

II.  —  L'ironie,  son  emploi  bien  moderne  dans  des 
œuvres  de  haut  lyrisme.  —  Gomment  elle  se  môle  à 
l'intuition  créatrice,  non  pour  la  tuer,  mais  afin  de 
l'intensifier. 

III.  —  Les  trois  temps  de  la  pensée  de  Gide.  —  Que  le 
second  temps  est  le  plus  important  et,  qu'à  y  regar- 
der de  près,  notre  auteur  ne  fait  que  chanter  l'action 
et  la  joie.  L'inquiétude  et  le  désir,  synonymes  de 
plus  d'être. 

IV.  —  Gide  professeur  d'enthousiasme.  Comme  quoi 
il  nous  fournit  une  pédagogie  du  lyrisme  par  sa  mé- 
thode d'exalter  les  sens,  l'intelligence  et  la  volonté. 
—  Que  tout  est  en  fonction  des  sens,  chez  lui,  et  que, 
partant,  sa  philosophie  de  la  vie  est  basée  sur  des 
préceptes  de  lyrisme. 

V. —  Gide  individualiste  :  son  désir  d'être  perpétuel- 
lement autre  et  de  vivre  dans  une  continuelle  inquié- 
tude. La  haine  de  la  satiété.  Le  surhomme. 

VI.  —  Comparaison  obligatoire  avec  la  méthode  de 
Barrés. 


344  l'attitude  du  lybismh  contemporain 

VII.  —  Toute  la  complexité  mentale  de  Gide  résumée 
et  dramatisée  dans  le  mythe  de   Y  Enfant  prodigue. 
Conclusion, 


Certes  le  succès  de  la  Porte  étroite  est  bien  fait 
pour  nous  réjouir.  Je  voudrais  qu'il  eût  pour  résul- 
tat de  pousser  à  mieux  approfondir  l'œuvre  d'An- 
dré Gide.  Beaucoup  ont  crié,  et  avec  raison,  au 
chef-d'œuvre  ;  mais,  si  j'ose  le  dire,  cet  éloge 
dans  leur  bouche  me  navre,  car  il  semble  faire 
fi  des  œuvres  antérieures  de  Fauteur  de  Paludes. 
En  vérité  fallait-il  attendre  ce  temps  pour  voir 
en  Gide  un  profond  penseur  et  un  écrivain  de 
race!  Qu'on  m'entende  bien,  cette  découverte  et 
ces  louanges  tard  venues  ne  vont  pas  sans  quelque 
amertume.  J'aimerais  qu'on  enregistrât  avec  plus 
de  modestie  le  triomphe  de  la  Porte  étroitey  car 
à  travers  ces  clameurs  je  distingue  un  fâcheux 
dédain  pour  quinze  volumes  tous  intéressants  et 
d'aucuns  hors  de  pair. 

»  Aussi  bien  il  y  a  public  et  public.  Dans  la  pré- 
face de  YImmoraliste  je  lis  :  «  Mais  l'intérêt  réel 
d'une  œuvre  et  celui  que  le  public  d'un  jour  y 
porte,  ce  sont  deux  choses  très  différentes.  On  peut 
sans  trop  de  fatuité,  je  crois, préférer  risquer  de 
n'intéresser  point  le  premier  jour,  avec  des  cho- 
ses intéressantes,  que  passionner  sans  lendemain 
un  public  friand  de  fadaises.  »De  crainte  de  «pas- 


ANDRÉ     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  315 

sionner  sans  lendemain  »  Gide  a  cherché  la  pure 
lumière  intérieure,  seule  accessible  aux  gens  de 
foi  et  aux  âmes  de  bonne  volonté,  et  non  l'éclat 
factice  et  tôt  disparu  de  quelques  fusées  folles 
comme  on  en  lance  dans  le  Promet hée  mal  en- 
chaîné pour  amuser  la  foule. 

Plus  un  auteur  accuse  de  richesses  latentes, 
moins  il  a  chance  d'être  compris  et  goûté.  On  se 
plaît  aux  œuvres  légères  qu'il  est  facile  d'épuiser 
d'un  trait  ;  mais  combien  peu  s'attardent  ayant 
vidé  le  contenu  d'une  amphore,  à  contempler  le 
travail  des  parois  tourmentées.  Beaucoup  suivent 
les  grandes  routes  bien  tracées,  plantées  d'arbres 
géométriques  ;  quelques-uns  mettent  leur  joie  à 
se  tailler  un  sentier  dans  la  brousse  ;  l'ombre  ma- 
jestueuse des  forêts  vierges  et  leur  exubérante 
complexité  les  tente  ;  ils  y  endurcissent  leurs 
efforts,  y  palpent  mieux  leur  vigueur.  On  revient 
de  ces  explorations  l'âme  plus  fière,  pour  avoir 
pénétré  jusqu'aux  plus  secrets  enthousiasmes  de 
la  vie. 

L'œuvre  de  Gide  est  extrêmement  féconde,  ori- 
ginale, représentative.  Sa  vision  pittoresque  et 
idéaliste  embrasse  aussi  bien  les  objets  que  les 
idées;  j'entends  qu'à  la  fois  sensuel  et  intellec- 
tuel l'auteur  de  Saïtl  sait  exalter  ses  sens  et  les 
promener  à  travers  le  monde  avec  le  même  trans- 


316  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

port  dont  il  accueille  les  plus  hauts  problèmes  de 
l'esprit.  Sa  curiosité  est  complète  qui  empêche 
de  le  classer  dans  telle  ou  telle  famille  d'artistes. 

Avec  Vielé-Griffîn  et  Claudel  Gide  apparaît 
l'écrivain  le  plus  neuf,  le  plus  personnel  de  notre 
temps.  Il  naquit  de  la  race  des  précurseurs,  de 
ceux  qui  créent  une  mentalité  collective  et  dont 
plusieurs  générations  ressentent  les  vibrations. 
Par  là  enfin  Fœuvre  de  Gide  est  représentative, 
au  même  titre  que  celle  d'un  Barrés.  Plus  que 
d'aucune  autre  on  peut  dire  qu'elle  éveille  et  aussi 
qu'elle  manifeste. 

Vous  connaissez  l'homme  :  sa  probité  intellec- 
tuelle, son  dédain  des  bruits  du  boulevard,  son 
honnêteté  scrupuleuse  qui  a  fait  de  lui  l'écrivain 
le  plus  libre  de  notre  temps,  sa  politesse  raffinée 
derrière  quoi  il  s'abrite  pour  cacher  un  caractère 
fier  et  sauvegarder  une  indépendance  jalouse. 
Après  d'autres1  je  veux  relire  son  œuvre,  la  plume 
à  la  main,  et  marquer  la  place  à  laquelle  Gide  a 
droit  dans  le  stade  du  lyrisme  contemporain. 


1.  Parmi  les  meilleures  études  parues  sur  l'œuvre  d'André 
Gide  il  faut  citer  celles  de  Francis  de  Miomandrc,  de  Dumont 
Wildcn  et  d'Edmund  Gosse. 


ANDRÉ     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  347 


Il  faut  tout  de  suite  prendre  le  taureau  par  les 
cornes,  pour  l'écarter  de  notre  chemin.  En  l'es- 
pèce ce  taureau  c'est  l'influence  protestante. 
Existe-t-elle  vraiment  chez  Gide  et  pèse-t-elle 
sur  son  esprit,  comme  beaucoup  Font  affirmé  avec 
insistance?  J'en  doute,  et  m'étonne  qu'on  ait  dé- 
couvert en  cet  auteur  une  mentalité  de  luthérien 
ou  de  calviniste. 

Au  risque  de  n'être  pas  suivi  je  déclare  qu'au 
sortir  d'une  étude  attentive  de  l'œuvre  de  Gide, 
rien  ne  m'autorise  à  conclure  comme  la  plupart 
des  critiques  sur  ce  point.  Aurais-je  mal  lu?  J'ai 
pourtant  quelques  preuves  à  alléguer. 

La  première  est  a  priori.  Qui  dit  protestantisme 
en  effet  dit  négation  même  de  l'art.  La  religion 
réformée  n'a  jamais  pu  insuffler  le  moindre  ly- 
risme, créer  la  plus  mince  parcelle  de  beauté 
vivante.  Toute  l'histoire  de  l'art  en  témoigne.  Les 
mentalités  juive,  indoue,  chinoise,  musulmane, 
catholique  ont  fourni  de  magnifiques  représenta- 
tions plastiques  ;  l'esprit  protestant,  par  contre, 
est  le  symbole  mémo  de  l'impuissance.  Nul  ne 
contredira  ce  point.  Dès  lors  que  nous  accordons 


3-48  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

à  Gide  le  titre  d'artiste,  nous  refusons,  par  le  fait, 
de  l'appeler  protestant. 

Laissons  cet  argument  trop  facile.  Est-ce  par 
sa  liberté  d'esprit,  son  individualisme  que  l'au- 
teur de  Paludes  donne  prise  à  cette  accusation 
que  je  tiens  pour  grave  ?  Tous  les  esprits  libres 
appartiendraient-ils  donc  au  protestantisme,  et 
l'individualisme  serait-il  la  marque  propre,  j'en- 
tends spécifique  des  calvinistes  ?  Mais  au  con- 
traire le  formalisme  qui  est  bien  cette  fois  un  des 
caractères  «  dominateurs  »  de  la  mentalité  pro- 
testante n'apparalt-il  pas  la  plus  sûre  entrave  à 
la  liberté  de  pensée.  Secouer  une  tradition  pour 
construire  des  schèmes,  il  se  pourrait  que  ce  soit 
bien  là  le  protestantisme,  et  c'est  tout  ce  qu'a 
voulu  Kant  qui  n'est  parvenu  qu'à  enserrer  l'in- 
telligence humaine  dans  de  hautes  et  étroites 
murailles  sans  horizon1. 

Or  Gide  a  horreur  de  l'abstrait,  c'est-à-dire  du 
pensé  qui  ne  serait  pas  aussi  du  senti  et  du  vécu,. 
Il  ne  cherche  pas  à  raréfier  sa  conscience,  mais  à 
l'élargir  jusqu'au  plus  humain,  jusqu'au  concret 
absolu,  alors  qu'un  vrai  protestant  entend  d'abord 
se  rétrécir,  dépouiller  son  âme  de  toutes  ses  riches 


1.  Il  ne  faudrait  pas  beaucoup  pousser  Gide  dans  l'intimité 
pour  qu'il  avoue  que  précisément  les  plus  sévères  critiques  de 
son  œuvre  lui  ont  été  présentées  par  des  protestants. 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  349 

modalités,  dans  un  désir  de  perfection,  je  l'ad- 
mets, mais  du  point  de  vue  de  l'homme  qu'est- 
ce  qu'une  perfection  qui  est  une  fin  en  soi  et  qui 
n'a  pas  d'objet?  Un  pur  concept,  un  flatus  vocis, 
un  «  être  de  raison  ». 

Je  sais  bien  qu'il  y  a  Alissa.  C'est  là  en  effet  la 
seule  physionomie  protestante  dans  Fœuvre  de 
Gide.  Elle  est  la  digne  sœur  de  Kant  cette  déli- 
cate vierge  qui  place  son  effort  dans  le  renonce- 
ment, qui  y  donne  sa  joie  et  qui  s'accuse  même 
de  trouver  du  bonheur  dans  son  sacrifice  sans 
but.  Le  philosophe  de  Kœnigsberg  n'a  pas  trouvé 
de  plus  fidèle  illustration  de  son  impératif  caté- 
gorique '.  Nous  avons  peine,  et  justement,  à  nous 
imaginer  un  devoir  sans  utilité,  une  loi  dépouil- 
lée d'intérêt.  Les  actes  les  plus  sublimes  sont 
toujours  dictés  par  l'intérêt  :  intérêt  supérieur, 
je  le  veux,  comme  l'amour  de  la  patrie,  du  pro- 
chain, de  Dieu,  intérêt  cependant.  L'ivrogne  ne 
renonce  à  boire  qu'en  vue  de  sa  santé,  il  substi- 
tue à  un  plaisir  immédiat  un  intérêt  plus  dura- 
ble. Le  chrétien  sacrifie  la  joie  terrestre  à  un 
bonheur  éternel.  Et  l'acte  d'amour  parfait,  comme 

1.  Schiller  a  bien  vu  le  point  faible  de  la  Critique  de  la  rai- 
son pratique.  Il  a  raillé  aimablement  ce  rigorisme  dans  une 
épigrammo  célèbre  :  «  Je  rends  volontiers  servico  à  mes  amis* 
Hélas  !  Jo  le  fais  avec  plaisir,  et  je  suis  ainsi  rongé  par  l'idée 
que  je  ne  suis  pas  vertueux.  > 

20 


350  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

on  l'appelle  en  théologie,  objectera-t-on?Cet  acte, 
répondrons-nous,  ne  s'adresse  pas  à  un  être  abs- 
trait, mais  à  l'être  le  plus  concret,  le  plus  vi- 
vant par  excellence,  Dieu.  En  ce  sens  Alissa  n'est 
pas  chrétienne  :  son  dévouement  n'a  d'autre  fin 
que  lui-même,  elle  se  perfectionne  pour  rien.  Le 
catholique  c'est  Jérôme. 

Accordons  donc  en  partie  la  Porte  étroite  au 
protestantisme,  ainsi  que  deux  ou  trois  pages  très 
dangereuses  de  Prétextes,  écrites  à  propos  de 
Nietzsche.  Accordons  cela  mais  pas  plus,  car  je 
me  doute  d'où  vient  la  confusion.  Beaucoup  ont 
voulu  voir  dans  Y  inquiétude  de  Gide  un  indice 
en  faveur  du  protestantisme.  A  ce  compte  tous  les 
artistes,  tous  les  poètes,  tous  les  amoureux  d'idéal 
seraient  protestants.  Chercher  ou  désirer  c'est 
être  inquiet.  L'inquiétude  est  le  ferment  du  pro- 
grès et  je  ne  comprends  pas  le  lyrisme  sans  mou- 
vement, sans  tendance  vers,  sans  curiosité,  sans 
aspiration.  Je  trouve  dans  l'étymologie  même  du 
mot  in  quies  le  symbole  de  toute  activité. 

Nous  verrons  comment  l'art  de  Gide,  toute  son 
exaltation  intérieure  procède  de  cette  féconde  in- 
quiétude qui  n'est  autre  que  le  désir  toujours  inas- 
souvi de  comprendre  plus  et  de  sentir  davantage. 
Vous  connaissez  cette  phrase  du  Jardin  d'Epicure 
d'Anatole  France  :  «  Une  chose  surtout  donne  de 
l'attrait  à  la  pensée  des  hommes  ;  c'est  l'inquié- 


ANDRÉ    GIDE     AUTRE    PROFESSEUR     DE    LYRISME  351 

tude.  Un  esprit  qui  n'est  point  anxieux  m'irrite 
et  m'ennuie.  »  Goethe,  de  son  côté,  dans  un  pas- 
sage célébré  de  son  second  Faust,  fait  dire  au 
docteur  :  «  Va  je  ne  cherche  pas  mon  salut  dans 
la  torpeur  !  Le  frémissement  est  la  meilleure  part 
de  l'homme.  Si  cher  que  le  monde  lui  vende  le 
droit  de  sentir  il  a  besoin  de  s'émouvoir  et  de  sen- 
tir profondément  l'immensité .  »  Voilà  tout  Gide. 
Retenons  pour  l'instant  que  le  protestantisme 
n'a  fait  qu'effleurer  cette  intelligence  d'élite  sans 
brûler  sa  fleur,  ni  dessécher  son  suc.  Gide  sem- 
ble faire  signe  aux  protestants,  aux  jansénistes 
plutôt,  encore  que  dans  la  pratique  ces  doctrines 
s'équivalent.  Mais,  ce  qu'il  accorde  d'une  main, 
il  le  reprend  vivement  de  l'autre,  et  alors  nous 
le  voyons  exalter  la  joie  et  les  sens  avec  quelle 
intensité  ! 


II 


Une  chose  frappe  chez  Gide  comme  chez  Bar- 
rés à  qui  j'aime  à  le  comparer  pour  mieux  l'op- 
poser :  une  tendance  marquée  à  l'ironie.  Celle-ci 
se  mêle  à  son  œuvre,  en  fait  partie  intégrante  \ 

1,  Les  Poésies  d'André  Waller,  Paludes,  le  Prométhéc  mal 
enchaîné  sont  entièrement  conçus  selon  cotte  formule. 


352  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Voilà  un  son  bien  nouveau.  Certes  l'ironie  a  été 
maniée  en  tout  temps,  mais  jusqu'à  l'époque  con- 
temporaine elle  était  traitée  à  part,  comme  un 
genre  ou  une  figure  de  rhétorique  qui  ne  trouvait 
sa  place  dans  une  œuvre  sérieuse,  émue,  poéti- 
que, vibrante.  Que  Fironie  et  l'enthousiasme  coha- 
bitent, ce  mariage  très  moderne  ne  nous  choque 
pas  ;  bien  mieux  ce  couple  nous  enchante.  L'iro- 
nie dénote  un  sens  critique  aigu  et  qu'elle  se  mêle 
au  souffle  créateur,  à  l'intuition  lyrique,  voilà  le 
miracle,  car  ceci  devrait  tuer  cela.  Cette  double 
et  contradictoire  attitude  coexistant  dans  le  même 
cerveau  est  le  signe  d'une  possession  de  soi  que 
des  siècles  de  culture,  des  méthodes  scientifiques 
longtemps  pratiquées  et  une  très  sincère,  très 
riche  sensibilité  ont  seuls  rendu  possible.  «  Le 
Paradis,  disait  Barrés,  c'est  d'être  clairvoyant  et 
fiévreux  ».  Excellente  disposition  d'esprit  qui  dé- 
voile tout  un  pan  de  la  tendance  contemporaine. 
Gide  a  une  phrase  significative  dans  ses  Cahiers  : 
«  Intensifier  la  vie  et  garder  l'âme  vigilante.  > 

Dans  ses  livres  les  plus  graves,  les  plus  dou- 
loureux, les  plus  créateurs  l'auteur  de  Paludes  a 
semé  à  pleines  mains  l'ironie.  Au  milieu  d'un  dé- 
veloppement ardu  ou  subtil  il  s'interrompt  pour 
nous  piquer  d'un  fin  aiguillon.  Il  n'y  a  là  aucun 
mauvais  goût,  mais  la  joie  plutôt  de  se  sentir  au- 
dessus  de  son  travail,  de  tâter  sa  belle  santé  et  de 


ANDRE     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  353 

ne  pouvoir  se  défendre  de  montrer  sa  force.  Car 
ici  l'ironie  n'est  nullement  l'indice  de  faiblesse 
ni  d'une  intelligence  de  bossu  qui  se  venge.  Elle 
aide  plus  sûrement  à  la  suggestion  qu'un  long 
commentaire,  elle  va  plus  loin  que  tout,  elle  per- 
met à  un  esprit  critique  et  inquiet  comme  celui 
d'un  Gide,  d'un  Tinan,  d'un  Laforgue,  qui  furent 
aussi  de  grands  lyriques,  de  s'ouvrir  plus  complè- 
tement, ainsi  qu'un  miroir  à  plusieurs  faces,  et  de 
refléter  toute  la  complexité  d'un  problème  humain. 
L'éloquence  continue,  ennuie,  le  lyrisme  trop  sou- 
tenu fatigue  ;  l'ironie  s'y  mêle  non  pour  arrêter 
l'élan  de  l'enthousiasme,  mais  bien  au  contraire 
pour  l'activer,  pour  saler  la  blessure  du  cœur. 
C'est  un  piment  qui  enflamme  et  donne  de  l'appé- 
tit. 


III 


André  Gide  est  un  philosophe  profond,  partant 
un  penseur  que  les  problèmes  moraux  intéressent 
au  premier  chef.  Ne  cherchant  ici  qu'à  démêler 
les  tendances  lyriques  contemporaines,  je  n'étu- 
dierai sa  philosophie  qu'en  tant  que  celle-ci  donne 
prise  à  l'exaltation  poétique  et  propose  une  mé- 
thode d'enthousiasme.  C'est  pourquoi  je  laisserai 
dans  l'ombre  certains  livres  comme  Saut,  le  Roi 

20. 


354  l'attitude  nu  lyrisme  contemporain 

Candaule,  le  Prométhée  mal  enchaîne  pour  met- 
tre en  lumière  celles  des  œuvres  de  Gide  qui  dé- 
gagent le  plus  de  musique  intérieure.  De  ce  point 
de  vue  la  pensée  de  Fauteur  des  Nourritures  ter- 
restres peut  se  décomposer  comme  il  suit. 

Premier  Temps.  —  L'observation  de  la  réalité, 
au  terme  de  laquelle  une  première  conclusion 
s'impose  :  Nous  sommes  terriblement  enfermés. 
Les  livres  de  jeunesse  de  Gide  traitent  tous  plus 
ou  moins  des  exigences  de  la  vie  qui  nous  condi- 
tionne et  qui  pèse  sur  nous  comme  un  invinci- 
ble fardeau.  De  quelque  côté  qu'on  se  tourne,  des 
murs  nous  environnent  ;  impossible  de  fuir  ici  ou 
là  ;  mille  liens  secrets  nous  attachent  à  des  be- 
sognes médiocres.  C'est  le  mot  de  Laforgue  avec 
qui  André  Gide  a  tant  d'affinités  :  «  Oh  1  que  la 
vie  est  quotidienne  !  » 

Cette  impression  d'étouffement,  de  monotonie, 
comme  Gide  a  su  la  rendre  I  Avec  quel  dégoût  il 
nous  parle  de  ces  actions  étroites,  de  ces  gestes 
sans  héroïsme  en  perpétuel  recommencement  ! 
Que  dis-je,  avec  dégoût  ?  Gide  met  une  furieuse 
fièvre  dans  ses  plaintes  ;  une  poignante  émotion 
nous  saisit  à  la  lecture  de  Paludes  et  voici  un 
morceau  de  cette  sombre  éloquence  : 

Que  de  fois,  que  de  fois  j'ai  fait  ce  geste,  comme 
en   un  cauchemar  affreux  où  j'imaginais  le  ciel  de 


ANDRÉ    GIDE    AUTRE    PROFESSEUR     DE    LYRISME  355 

mon  lit  détaché,  tomber,  m'envelopper,  peser  sur  ma 
poitrine,  —  et  presque  debout,  lorsque  je  me  réveil- 
lais —  pour  repousser  de  moi,  à  bras  tendus,  quel- 
ques parois  invisibles  —  ce  geste  d'écarter  quelqu'un 
dont  je  sentais  trop  près  de  moi  l'impure  haleine  — 
de  retenir  à  bras  tendus  des  murs  qui  toujours  se 
rapprochent,  ou  dont  la  pesante  fragilité  branle  et 
chancelle  au-dessus  de  nos  têtes  ;  ce  geste  aussi,  de 
rejeter  des  vêtements  trop  lourds,  des  manteaux,  de 
dessus  nos  épaules.  Que  de  fois,  cherchant  un  peu 
d'air,  suffocant,  j'ai  connu  le  geste  d'ouvrir  des  fe- 
nêtres —  et  je  me  suis  arrêté,  sans  espoir,  parce 
qu'une  fois,  les  ayant  ouvertes... 

—  Vous  avez  pris  froid,  dit  Angèle. 

...  Parce  qu'une  fois,  les  ayant  ouvertes,  j'ai  vu 
qu'elles  donnaient  sur  des  cours  —  ou  sur  d'autres 
salles  voûtées  —  sur  des  cours  misérables,  sans  so- 
leil et  sans  air  —  et  qu'alors,  voyant  cela,  par  dé- 
tresse je  criai  de  toutes  mes  forces  :  Seigneur!  Sei- 
gneur 1  nous  sommes  terriblement  enfermés  1  —  et 
que  ma  voix  me  revint  tout  entière  de  la  voûte.  — 
Angèle  !  Angèle  !  que  ferons-nous  à  présent  ?  Ten- 
terons-nous encore  de  soulever  ces  oppressants  suai- 
res —  ou  nous  accoutumerons-nous  à  ne  plus  respi- 
rer qu'à  peine  —  et  prolonger  ainsi  notre  vie  dans 
cette  tombe? 

Paludes  est  l'histoire  d'un  marais,  celui  dans 
lequel  nous  croupissons.  Il  est  habité  par  Tityre 
symbolede l'homme  normal,*  celui  sur  qui  com- 


356  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

mence  chacun».  Virgile  nous  dit  Tityre  recubans. 
Paludes,  c'est  l'histoire  de  l'homme  couché.  C'est 
aussi  l'histoire  des  animaux  vivant  dans  les  ca- 
vernes ténébreuses  et  qui  perdent  la  vue  à  force 
de  ne  pas  s'en  servir.  Gide  vise  tous  les  médio- 
cres, heureux  de  leur  sort  et  qui  ne  tentent  rien 
pour  s'évader  de  leurs  petites  habitudes.  «  Je  me 
plains,  dit  son  héros,  de  ce  que  personne  ne  se 
plaigne.  L'acceptation  du  mal  l'aggrave,  —  cela 
devient  du  vice,  messieurs,  puisque  l'on  finit  par 
s'y  plaire.  »  Le  passé  pèse  terriblement  sur  nos 
faibles  existences.  Nous  ne  pouvons  plus  rien  faire 
de  spontané,  nous  nous  répétons  éternellement. 
Voilà  le  triste,  voilà  le  désespérant.  Le  héros  de 
Paludes  et  son  amie  Angèle  prennent  enfin  la  ré- 
solution de  faire  un  grand  voyage.  Avec  quelle 
ardeur  ils  bouclent  leurs  malles  et  entassent  dans 
leur  sac  quatre  pains  fourrés,  des  œufs,  du  cer- 
velas, de  la  longe  de  veau  !  Hélas  !  ils  ne  dépas- 
sent pas  Montmorency  et  reviennent  dare  dare 
de  crainte  de  manquer  l'heure  du  Culte. 

Dans  Paludes,  comme  dans  le  Prométhée,  l'iro- 
nie de  Gide  se  donne  libre  carrière.  L'auteur  a 
voulu  nous  rendre  son  héros  méprisable  à  force 
de  résignation  et  d'aboulie.  Mais  sa  peinture  dé- 
passe le  cas  particulier,  elle  exprime  les  traits 
les  plus  misérables  de  notre  pauvre  humanité. 
Les  Poésies  d'André  Wafter  puisent  leur  inspira- 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE     PROFESSEUR    DE    LYRISME  357 

tion  et  leur  mélancolie  à  la  même  source  philo- 
sophique. 

Un  ciel  gris;  de  la  vase  verte, 
Et  de  l'herbe  vert-de-grisée  ; 
Des  brebis,  qui  paissent,  désertes, 
Sur  les  flots  de  l'eau  irisée. 

Un  soleil  qui  se  décolore 

Au  ras  de  l'horizon  flétri, 

Et  notre  tristesse  s'éplore 

En  des  ligues  qu'elle  n'a  pas  apprises. 

L'eau  somnolente  qui  s'égoutte, 
S'écoute  couler.  Un  mouton 
Qui  sans  lever  la  tête  broute 
Entre  les  bancs  de  vase  verte... 

Deuxième  temps.  —  Ennui,  vanité,  monotonie, 
impossibilité  de  s'évader  des  cercles  d'influences 
ancestraies,  voilà  de  quoi  est  faite  la  vie.  Pour- 
tant tous  les  êtres  ne  se  résignent  pas  comme 
Titt/re.  Beaucoup  se  révoltent,  éprouvent  la  né- 
cessité de  franchir  les  remparts,  d'abattre  les 
cloisons.  Le  «  désir  de  sortir  >  n'est  pas  moins 
répandu  que  la  timide  acceptation.  Nous  naissons, 
la  plupart,  avec  le  sens  do  la  rébellion,  c'est-à- 
dire  avec  la  soif  de  l'idéal,  l'aspiration,  l'amour 


358  l'attitude  du  lyiusmb  contemporain 

de  l'imprévu.  Ici  éclate  le  vrai,  le  grand  lyrisme 
de  Gide.  De  cela  surtout  nous  le  devons  remer- 
cier, de  nous  avoir  donné  le  goût  des  espaces,  la 
joie  des  pays  neufs,  l'ardeur  de  la  conquête  sur 
nous-mêmes.  L'homme  est  fait  pour  se  surmonter, 
déclare  Nietzsche,  et  chacun  doit  tendre  au  sur- 
homme. «  Toute  la  vie  est  dans  l'essor  »,  s'écrie 
Verhaeren,  et  Gide  apporte  son  ardeur  individua- 
liste à  faire  lever  en  nous  le  beau,  le  superbe 
désir  à9 être  intensément,  de  nous  élever  toujours 
plus  haut  jusqu'au  plus  fougueux  rayonnement 
de  toute  vie. 

Cette  exaltation  de  l'individu  et  de  ses  puissan- 
ces est  une  des  plus  certaines  caractéristiques  de 
notre  temps.  J'eus  déjà  l'occasion  de  le  constater 
et  bien  d'autres  avant  moi.  Les  artistes  contempo- 
rains, écrit  Mithouard,  «  ne  se  satisfont  jamais 
définitivement  d'aucune  harmonie,  à  cause  du 
sentiment  qu'ils  ont  de  tout  ce  qu'elle  rejette 
lorsqu'elle  se  limite  ».  Belle  expression  d'un  état 
d'âme  collectif  emporté  par  un  enthousiasme 
dévorant.  La  page  d'où  j'extrais  cette  citation 
est  trop  belle  pour  ne  pas  céder  une  fois  de  plus 
au  plaisir  de  la  transcrire  tout  entière. 

Tout  !  Les  grandes  forêts  des  hêtres,  les  Méditer- 
ranées  lumineuses,  les  neiges  alpestres  et  les  plaines 
de  France  1  L'astuce  des  Asiatiques  et  la  naïveté  des 


ANDRÉ     GIDE     AUTRE     PROFESSEUR    DE    LYRISME  359 

Celtes  1  Tout  !  La  froideur  des  pierreries,  la  senteur 
estivale  des  genêts  ensoleillés,  l'eau  brune  des  pays 
morvandiaux,  la  fraîcheur  des  grottes  et  la  tiédeur 
des  vergers  1  Tout  1  La  brume  des  philosophies  alle- 
mandes, l'alticisme  de  Lysias,  les  tabagies  de  Franz 
Hais,  l'invisible  invention  des  planètes,  la  fumée  si 
folle  des  usines,  et  la  clarté  d'un  verre  d'eau,  tout 
enfièvre  la  brûlure  de  ses  curiosités. Comment  admi- 
rer de  gaîté  de  cœur  la  Belle  Ferronnière  tant  que 
subsiste  ailleurs  la  Kermesse  ?  Ce  sont  des  centaines 
de  bras  qu'il  tend  vers  toutes  choses,  c'est  d'un  mil- 
lier de  mains  qu'il  souhaite  les  palper.  Et  si  vous 
tiriez  au  clair  les  derniers  sentiments  qui  se  cachent 
en  lui,  vous  trouveriez  qu'il  n'est  pas  un  seul  homme 
qui  ne  soit  infiniment  inconsolable  à  la  pensée  qu'il 
y  ait  quelque  part,  dans  le  pays  le  plus  reculé  de 
l'univers,  une  petite  source  où  il  n'ait  pas  encore  bu  !  ! 

Cette  faculté  d'expansion  qui  est  en  nous,  Gide 
a  su  la  nourrir,  l'élever,  la  fortifier  par  toutes  les 
suggestions  désirables.  Le  Voyage  d'IJrien  et  les 
Nourritures  terrestres  ne  sont  que  do  perpétuels 
départs,  des  élans  successifs  vers  ailleurs,  vers 
tout  ce  qui  est  autre  et  mieux  que  l'instant  pré- 
sent. «  La  perception,  est-il  dit  dans  Paludes, 
commence  au  changement  de  sensation;  d'où  la 
nécessité  du  voyage.  »  C'est  le  principe  môme  do 

1.  Adrien  Milhouard.  Le  Tourment  de  l'Unilé.  Mercure  de 
France,  Paris,  t901,  p.  68  et  6'.». 


360  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tout  essor,  que  la  philosophie  traduit  par  cette 
formule  :  «  La  conscience  est  le  sentiment  d'une 
différence.  »  Changer  pour  mieux  prendre  cons- 
cience de  soi,  voilà  ce  qui  importe.  Le  lieu  d'ar- 
rivée est  indifférent,  l'essentiel  est  de  partir.  «  Où? 
je  ne  sais  pas...  mais,  cher  ami,  vous  comprenez 
que  si  je  savais  où  je  vais,  et  pour  qu'y  faire,  je 
ne  sortirais  pas  de  ma  peine.  Je  pars  simplement 
pour  partir  ;  la  surprise  même  est  mon  but  — 
l'imprévu—  comprenez- vous?  —  l'imprévu  1  »  Ah  ! 
toute  l'emprise  des  pays  neufs,  des  choses  invues, 
des  paysages  non  encore  contemplés,  des  oiseaux 
étranges,  des  odeurs  nouvelles,  des  mets  goûtés 
avec  curiosité! 

Aurores  I  surprises  des  mers,  lumières  orientales, 
dont  le  rêve  ou  le  souvenir,  la  nuit,  hantait  d'un  désir 
de  voyage  notre  fastidieuse  étude,  —  désirs  de  brises 
et  de  musiques,  qui  dirait  ma  joie  lorsque  enfin,  après 
avoir  marché  longtemps  comme  en  songe  dans  cette 
tragique  vallée,  les  hautes  roches  s'étant  ouvertes, 
une  mer  azurée  s'est  montrée. 

Tel  est  le  magnifique  début  du  Voijagc  d'Urien. 
Et  toutes  les  Nourritures  terrestres  clament  cette 
joie  de  lumière,  ce  perpétuel  accroissement  de 
notre  être  que  Gide  déifie  selon  un  panthéisme 
cher  aux  grands  lyriques. 


ANDRÉ     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  361 

Troisième  Temps.  —  L'action  manquée,  l'élan 
qui  tombe.  Après  la  griserie  du  désir  et  de  fou- 
gueux efforts  pour  sortir  de  soi,  pour  devenir  autre' 
et  vivre  une  vie  d'allégresse,  on  comprend  la 
vanité  de  son  effort,  l'exiguïté  de  ses  rêves.  Et 
Ton  revient  à  son  point  de  départ. 

Chaque  livre  de  Gide  se  termine  par  une  cruelle 
expérience,  un  rude  désenchantement.  Dans  Pa- 
ludes  Angèle  et  son  ami,  désireux  de  secouer  leur 
monotone  médiocrité,  partent  en  voyage,  mais 
ils  ne  dépassent  pas  la  banlieue  et  reviennent  plus 
mornes  que  jamais.  Leur  effort  a  piteusement 
avorté.  «  Voici  que  le  tranquille  passé  en  nous 
comme  un  regret  remonte  ».  s'écrient  les  superbes 
Argonautes  du  Voi/age  d'Urien,  Au  terme  de  la 
route,  l'éternel  «  à  quoi  bon  »  apparaît.  Etait-ce 
bien  la  peine  de  quitter  les  algèbres,  les  théodi- 
cées,  de  chères  études  pour  autre  chose,  pour  une 
illusoire  conquête?  «  Voici  que  notre  vaisseau 
s'en  va  s'enliser  dans  la  vase.  Ah  !  vraiment  notre 
histoire  est  mal,  est  bien  mal,  bien  mal  compo- 
sée. » 

L'Enfant  prodigue  après  une  folle  équipée,  dé- 
cidé à  rompre  avec  un  passé  oppresseur,  retourne 
à  la  maison  paternelle.  «  L'enfant  s'avoue  qu'il 
n'a  pas  trouvé  le  bonheur  ni  même  su  prolonger 
bien  longtemps  cette  ivresse  qu'à  défaut  de 
bonheur  il  cherchait.  » 

•2  1 


362  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

Les  derniers  vers  des  Poésies  d'André  Walter 
respirent  le  même  découragement  : 

Je  crois  que  ce  que  nous  avions  de  mieux  à  faire 
Ce  serait  de  tâcher  de  nous  endormir. 

Le  sacrifice  d'Alissa  dans  la  Porte  étroite  sem- 
ble inutile.  La  délicieuse  jeune  fille  s'est  immo- 
lée pour  rien.  L' immoraliste,  parvenu  à  la  joie 
et  à  la  possession  de  ses  transports,  se  prend  à 
douter  devant  la  mort  de  sa  femme.  «  Savoir  se 
libérer  n'est  rien  ;  l'ardu  c'est  savoir  être  libre.  > 
Michel  n'est  parvenu  à  «  se  surmonter  »  que  pour 
mieux  comprendre,  semble-t-il,  ses'limites. 

Voilà  le  schème  et,  si  Ton  ne  connaissait  les 
subtilités,  les  détours  de  la  pensée  de  Gide  il 
semblerait  que  cette  conclusion  soit  le  dernier 
mot  de  sa  philosophie  et  qu'il  faille  définitivement 
accepter  la  doctrine  des  pessimistes. 

Il  n'en  est  rien.  La  théorie  de  Schopenhauer 
roule  autour  de  ce  syllogisme  :  vivre  c'est  agir, 
or  tout  effort  est  pénible,  donc  la  vie  est  mau- 
vaise. On  voit  tout  de  suite  le  point  faible  du  sys- 
tème. Il  est  faux  que  tout  effort  soit  pénible.  La 
joie  réside  au  contraire  dans  l'action  et,  sans 
nous  lancer  dans  des  considérations  métaphysi- 
ques, retenons  seulement    que  la  fin,  l'idée  prc- 


ANDRÉ    GIDE     AUTRE     PROFESSEUR    DE    LYRISME  363 

mière  et  dernière  de  Gide  est  d'exalter  la  puis- 
sance, Faction,  Feffort.  «  Au  commencement  était 
Faction  »,  dit  Faust,  Faction  c'est-à-dire  l'élan,  la 
tendance.  Peu  nous  importe  que  cette  action 
avorte,  soit  ou  non  couronnée  de  succès,  Fessen- 
tiel  est  de  commencer  toujours  des  actions  nou- 
velles. C'est  cette  exaltation  que  préconise  Fœuvre 
de  Gide,  c'est  à  cela  qu'elle  s'attache.  Arriver 
n'est  pas  intéressant,  déclare-t-il  en  substance, 
mais  partir,  commencer  toujours  autre  chose  et, 
quand  même  le  naufrage  nous  attend,  changer  de 
vaisseau,  pointer  sur  une  nouvelle  direction  et 
voguer  encore.  Se  donner  des  raisons  de  repar- 
tir, voilà  l'essentiel. 

On  aurait  donc  tort  de  ranger  Gide  parmi  les 
pessimistes;  Faction  n'est  jamais  manquée  puis- 
qu'on ne  recommence  rien  et  qu'on  s'oriente  tou- 
jours vers  ailleurs.  Disons-le  bien  haut  Gide  est 
à  sa  manière  un  excellent  professeur  d'énergie, 
partant  un  prêtre  du  lyrisme.  Nous  sommes  ter- 
riblement enfermés,  soit,  mais  toute  la  raison 
d'être  de  l'homme  ne  consiste-t-elle  pas  à  «  sor- 
tir >.  L'attitude  de  notre  auteur  est  celle  du  marin 
qui  perpétuellement  lève  l'ancre.  «  Que  jamais 
l'âme  ne  retombe  inactive;  il  la  faut  repaître 
d'enthousiasme.  »  L'enfant  prodigue  revient, 
vaincu  sens  doute,  mais  son  jeune  frère  s'en  va 
tenter  l'aventure  à  son  tour.  «  L'âme  agissante 


M){  L'ATTITUDE  DU  LYBI8M8   CONTI-MI'DHAIN 

voilà  le  désirable  —  et  qu'elle  trouva  son  bonheur 
non  point  dans  le  bonheur,  mais  dans  le  senti- 
ment de  son  activité  violente.  » 

Qu'est-ce  à  dire  sinon  que  vivre  dans  l'exaltation 
et  la  ferveur  est  l'a  et  l'co  de  la  philosophie  de 
Gide.  Par  là  il  nous  offre  les  plus  violentes  et 
précieuses  suggestions  lyriques.  «  La  vie  intense, 
voilà  le  superbe  ».  C'est  donc  une  erreur  de  dire 
qu'il  déprime.  11  ne  désespère  que  les  faibles,  que 
C3uxqui  attendaient  sa  clairvoyance  pour  se  don- 
ner des  raisons  de  mourir.  Marceline  de  Y  Immo- 
raliste est  de  ceux-ci.  «  Elle,  un  rien  de  plaisir  la 
soûlait  ;  un  peu  d'éclat  de  plus  et  elle  ne  le  pou- 
vait plus  supporter.  Ce  qu'elle  appelait  le  bonheur, 
c'est  ce  que  j'appelais  le  repos,  et  moi  je  ne  vou- 
lais ni  ne  pouvais  me  reposer.  »  La  même  Marce- 
line a  trouvé  le  mot  juste  : 

—  Je  vois  bien,  me  dit-elle  un  jour,  —  je  com- 
prends bien  votre  doctrine  —  car  c'est  une  doctrine 
à  présent.  Elle  est  belle,  peut-être  —  puis  elle  ajouta 
plus  bas,  tristement:  mais  elle  supprime  les  faibles. 

—  C'est  ce  quil  faut,  répondis-je  aussitôt  malgré 
moi. 

Michel  au  contraire  a  fait  de  la  vie  «  la  palpi- 
tante découverte  ».  C'est  un  «  fort  »  qui  aime 
l'action  pour  l'action,  qui  sait  peut  être  que  tout, 
au  fond,  est  bien  inutile,  mais  qui  agit  pourtant, 


ANDRE     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  365 

pour  se  dépenser,  pour  goûter  de  multiples  sen- 
sations, s'enrichir  d'une  infinité  de  personnalités, 
jouer. 

Multiplier  les  émotions.  Ne  pas  s'enfermer  en  une 
seule  vie,  en  un  seul  corps  ;  faire  son  âme  hôtesse 
dç  plusieurs.  Savoir  qu'elle  frémisse  aux  émotions 
d'autrui  comme  aux  siennes...  Que  l'admiration  la 
soulève;  plus  altière  elle  sera  et  plus  les  vibrations 
larges.  Les  chimères  plutôt  que  les  réalités  ;  les  ima- 
ginations des  poètes  font  mieux  saillir  la  vérité  idéale, 
cachée  derrière  l'apparence  des  choses. 

Le  lyrisme  comprend  deux  états,  un  état  du 
sujet  qui  veut  atteindre  à  l'acte,  à  la  réalisation  ; 
et  cette  réalisation  même  en  perpétuel  progrès. 
L'état  du  sujet  se  nomme  l'inquiétude  ;  les  mys- 
tiques allemands  ont  un  nom  pour  qualifier  cette 
aspiration  vague,  ce  «  désir  de  sortir  »  :  ils  l'appel- 
lent sehnsucht.  La  réalisation  de  cet  état  est  un 
accroissement  (l'être,  mais  non  un  repos,  car  sitôt 
que  notre  âme  s'est  enrichie  de  quelque  nouvelle 
acquisition  sentimentale  nous  éprouvons  le  besoin 
de  n'en  pas  rester  là  et  d'accroître  notre  trésor. 

Désir  !  je  t'ai  traîné  sur  les  roules  ;  je  t'ai  désolé 
dans  les  champs:  je  l'ai  soûlé  dans  les  grand  villes; 
je  t'ai  soûlé  sans  te  désaltérer;  —  je  t'ai  baigné  dans 
les  nuits  pleines  de  lune  ;  je  t'ai  promené  partout  ; 


366  i/ ATTITUDE  DU  LYRISME  CONTEMPORAIN 

—  je  t'ai  bercé  sur  les  vagues  ;  j'ai  voulu  t'endormir 

sur  les  flots Désir!   Désir!  que  te  ferai-je  ?  que 

veux  tu  donc?  —  Est-ce  que  tu  ne  te  lasseras  pas? 

Et  Féquilibre,  et  la  paix,  objectera-t-on?  Gide 
répondra  avec  Alissa  :  «  On  peut  toujours  conce- 
voir un  meilleur.  C'est  ce  meilleur  qui  seul  im- 
porte »  ;  et  par  une  contradiction  philosophique 
assez  hardie,  Gide  se  représente  le  Paradis  non 
comme  un  sommet  derrière  lequel  il  n'y  aurait 
qu'abîme,  mais  comme  une  succession  perpétuelle 
de  sommets  toujours  plus  élevés,  si  bien  qu'après 
en  avoir  gravi  un  il  faut  en  gravir  un  autre.  Pas 
d'absolu  fixe,  mais  une  continuité  d'ascensions, 
un  éternel  progrès.  Même  dans  le  paradis  Gide 
introduit  l'inquiétude  bienheureuse  et  des  acqui- 
sitions sans  limite.  Cet  infini  indéfini,  répétons-le, 
est  contradictoire,  mais  de  quel  éternel  élan  lyri- 
que il  est  le  fruit  jamais  mur  et  pourtant  en  voie 
constante  de  perfection  ! 

Gide  a  souvent  parlé  de  Nietzsche,  parce  qu'il 
retrouve  précisément  en  l'auteur  de  Zarathoustra 
cet  esprit  inquiet,  avide  d'enthousiasme.  Peu  lui 
importe  que  Nietzsche  démolisse  et  sape,  «  ce 
n'est  point  en  découragé,  c'est  en  féroce  ;  c'est  no- 
blement, glorieusement,  surhumainement  comme 
un  conquérant  neuf  violente  des  choses  vieillies. 
La  ferveur  qu'il  y  met,  il  la  redonne  à  d'autres 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE    PROFESSEUR    DE     LYRISME  367 

pour  construire.  L'horreur  du  repos,  du  confort, 
de  tout  ce  qui  propose  à  la  vie  une  diminution, 
un  engourdissement,  un  sommeil,  c'est  là  ce  qui 
lui  fait  crever  murailles  et  voûtes.  > 

Le  Prométhée  mal  enchaîné  illustre  cette  exal- 
tation. 

Je  n'aime  pas  les  hommes,  s'écrie  le  héros  du 
livre,  j'aime  ce  qui  les  dévore.  »  Chacun  de  nous 
nourrit  un  aigle  en  son  sein,  magnifique  symbole 
du  désir.  Chez  beaucoup  le  désir  est  terne  et  sans 
grandeur,  aussi  la  plupart  du  temps  l'aigle  essen- 
tiel n'est-il  qu'un  vautour  au  plumage  pelé. 

Plus  d'être  !  plus  d'être  !  comme  Goethe  l'en- 
tend dans  son  mehr  Licht,  telle  est  la  devise  d'une 
vie  pathétique.  Que  Philoctète  abandonné  dans 
son  île  se  laisse  voler  son  arc  par  l'astucieux 
Ulysse,  que  Gandaule  tente  une  dangereuse  expé- 
rience, c'est  toujours  en  vue  d'une  libération,  d'un 
accroissement  de  vie,  d'une  plus  totale  richesse 
de  puissances. 

Et  Alissa  ?  Que  préfère-t-elle  au  bonheur?  La 
sainteté  ;  entendons  un  autre  bonheur  plus  par- 
fait, un  sur  bonheur.  L'amour  de  Gérome  ne  la 
saurait  satisfaire  entièrement,  puisqu'elle  devine 
par  delà  un  plaisir  autrement  intense  :  le  sacri- 
fice. Et  pourquoi  ce  sacrifice,  sinon  pour  trou- 
ver Dieu,  c'est-à-dire  l'absolu  réalisé  ?  Dans  la 
Tentative  amoureuse  nous  lisons  : 


36S  l'attitude  du  lyrisme  CONTEMPORAIN 

_ 

Aucunes  choses  ne  méritent  de  détourner  notre 
route  :  embrassons-les  toutes  en  passant  ;  mais  no- 
tre but  est  plus  loin  qu'elles...  Il  n'y  a  pas  des  buts  ; 
les  choses  ne  sont  pas  des  buis  ou  des  obstacles...  No- 
tre but  unique  c'est  Dieu  ;  nous  ne  le  perdrons  pas 
de  vue,  car  on  le  voit  à  travers  chaque  chose. 

«  Où  que  tu  ailles  tu  ne  peux  rencontrer  que 
Dieu,  écrit  Gide  dans  les  Naicrritures.  Dieu, disait 
Ménalque,  c'est  ce  qui  est  devant  nous.  » 

Cette  exaltation  panthéistique  est  une  des  plus 
sures  acquisitions  de  notre  lyrisme  contemporain. 


IV 


Gomment  s'exalter  ?  Quelle  méthode  employer 
pour  déchaîner  en  nous  l'aspiration  lyrique  ? 

De  l'œuvre  de  Gide,  on  peut,  semble-t-il,  ex- 
traire une  discipline,  une  pédagogie  de  l'enthou- 
siasme qui  s'occupe  tour  à  tour  de  nos  sens,  de 
notre  intelligence  et  de  notre  volonté. 

"L'éducation  des  sens,  voilà  ce  dont  se  préoccupe 
d'abord  et  surtout  notre  auteur.  Apprendre  à  sen- 
tir, à  se  laisser  impressionner  par  le  spectacle 
extérieur,  tout  est  là, et  je  ne  connais  pas  de  plus 
puissant  manuel  de  sensualisme  que  les  Nourritu- 
res terrestres.  Le  titre  seul  déjà  indique  le  sujet. 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  369 

Je  voudrais  voir  ce  livre  entre  les  mains  de  cha- 
que artiste  décidé  à  donner  à  sa  conscience  la 
plus  grande  somme  de  perceptions. 

Dans  ce  livre  où  se  trouvent  rassemblées  pêle- 
mêle  les  notations  dont  quelques-unes  seront  uti- 
lisées et  ordonnées  dans  Y  Immoraliste,  Gide  se 
montre  à  nous  comme  un  modèle,  j'allais  dire 
comme  un  médium  extraordinaire  de  réceptivité. 
11  n'est  pas  un  objet  contemplé  qui  ne  caresse  ce 
tempérament  habile  à  enregistrer  tous  les  sons 
de  la  nature,  qui  ne  se  prolonge  en  cette  cons- 
cience à  vif.  Cet  état  psychologique  aigu  ne  sau- 
rait se  comparer  qu'à  celui  d'un  homme  écorché 
que  le  plus  petit  souffle  de  l'atmosphère  fait  tres- 
saillir, comme  un  doigt  promené  sur  une  plaie. 

L'auteur  s'adresse  à  un  disciple  imaginaire,  à 
Nathanaël,  sorte  de  dédoublement  de  sa  propre 
personne  en  qui  il  projette  par  suggestion  tous 
ses  transports,  tout  ce  qu'il  voudrait  être.  Il  lui 
enseignera  la  ferveur,  l'amour,  l'inquiétude,  le 
désir,  le  pathétique.  Une  phrase  hardie  résume 
ce  bréviaire  d'émotions  : 

Une  existence  pathétique,  Nathanaël,  plutôt  que 
la  tranquillité.  Je  ne  souhaite  pas  d'autre  repos  que 
celui  du  sommeil  de  la  mort.  J'ai  peur  que  tout  dé- 
sir, toute  puissance  que  je  n'aurai  pas  satisfaits  du- 
rant ma  vie,  pour  leur  survie  ne    me  tourmentent. 

21. 


370  l'attitude  nu  lyrisme  contemporain 

J'espère  après  avoir  exprimé  sur  celte  terre  tout  ce 
qui  attendait  en  moi,  —  satisfait,  —  mourir  complè- 
tement désespère. 

* 

Voilà  le  problème  posé,  dont  la  formule  der- 
nière sera  celle-ci  :  «  Assumer  le  plus  possible 
d'humanité  ».  Et  voici  comment  Nathanaul  vivra 
«  dans  une  presque  perpétuelle  stupéfaction  pas- 
sionnée »  : 

En  goûtant  à  toutes  les  sources,  à  tous  les  fruits, 
en  humant  toutes  les  voluptés  de  l'air,  en  prome- 
nant ses  pas  sur  tous  les  rivages  frais  et  évoca- 
teurs,  en  se  projetant  dans  tous  les  paysages  de 
l'univers  jusqu'à  ce  que  «  l'œil  devienne  la  chose 
regardée  »  ;  en  sy  intériorisant  dans  les  crépuscu- 
les d'été,  dans  la  lumière  d'Orient,  dans  les  bois 
de  citronniers  de  Gitta  Vecchia  ;  en  se  confiant 
à  chaque  saison  ;  en  devenant  simple  jusqu'à  se 
séparer  de  tout  ce  qui  n'est  pas  indispensable, 
jusqu'à  s'émerveiller  de  la  simple  vue  de  sa  main 
posée  sur  une  table,  jusqu'à  trouver  l'ivresse  dans 
ce  mot  nu  :  être. 

Les  couleurs,  les  sons,  les  odeurs,  les  mets  sa- 
vourés, les  choses  palpées,  —  tous  les  sens  trou- 
vent ici  leur  plus  puissante  exaltation, leur  tension 
totale,  donnent  leur  entier  rendement.  Au  sur- 
plus, un  livre  tel  que  les  Nourritures  terrestres 


ANDRÉ    GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  371 

ne  s'analyse  guère,  mais  se  vit,  et  si  j'ose  dire,  se 
sent,  se  hume  et  se  goûte,  tant  les  évocations  qui 
s'élèvent  de  ces  pages  vous  suggestionnent.  Quel- 
ques citations  au  hasard  : 

...  J'eusse  voulu  goûter  toutes  les  formes  de  la 
vie  ;  celles  des  poissons  et  des  plantes.  Sur  toutes 
joies  des  sens  j'enviais  celles  du  toucher. 

...  A  cet  âge,  mes  pieds  nus  étaient  friands  du  con- 
tact de  la  terre  mouillée,  du  clapot  des  flaques,  de  la 
fraîcheur  ou  de  la  tiédeur  de  la  boue.  —  Je  sais  pour- 
quoi j'aimais  tant  l'eau  et  surtout  les  choses  mouil- 
lés; c'est  que  l'eau  plus  que  l'air  nous  donne  la  sen- 
sation immédiatement  différente  de  ses  températures 
variées.  —  J'aimais  les  souffles  mouillés  de  l'autonne. . . 
Pluvieuse  terre  de  Normandie  !... 

...  S'il  m'arriva  souvent  de  retourner  aux  mômes 
villes,  aux  mêmes  lieux, c'était  pour  y  sentir  un  chan- 
gement de  jour  ou  de  saisons,  plus  sensible  en  des 
lignes  connues  —  et  si,  lorsque  je  vivais  à  Alger,  je 
passais  chaque  fin  de  jour  dans  le  môme  petit  café 
maure,  c'était  pour  percevoir  l'imperceptible  change- 
ment d'un  soir  à  l'autre,  de  chaque  être,  pour  regar- 
der le  temps  modifier,  mais  lentement,  un  môme 
tout  petit  espace. 

...  L'aigle  se  grise  de  son  vol.  Le  rossignol  s'eni- 
vre des  nuits  d'été.  La  plaine  tremble  de  chaleur. 
Nathanaël,  que  toute  émotion  sache  te  devenir  une 
ivresse.  Si  ce  que  tu  manges  ne  te  grise  pas,  c'est 
que  tu  n'avais  pas  assez  faim. 


372  l'attitude  du  lYhismb  contemporain 

...  Le  pain  quo  je  portais  avec  moi,  je  le  gardais 
parfois  jusqu'à  la  demi-défaillance;  alors  il  me  sem- 
blait sentir  moins  étrangement  la  nature  et  qu'elle 
me  pénétrait  mieux  :  c'était  un  afflux  du  dehors;  par 
tous  mes  sens  ouverts,  j'accueillais  sa  présence;  tout 
en  moi  s'y  trouvait  convié. 

...  Je  vivais  dans  la  perpétuelle  attente,  délicieuse, 
de  n'importe  quel  avenir.  Je  m'appris,  comme  des 
questions  devant  les  attendantes  réponses,  à  ce  que 
la  soif  d'en  jouir,  née  devant  chaque  volupté,  en  pré- 
cédât aussitôt  la  jouissance.  Mon  bonheur  venait  de 
ce  que  chaque  source  me  révélait  une  soif,  et  que, 
dans  le  désert  sans  eau,  où  la  soif  est  inépuisable,  j'y 
préférais  encore  la  ferveur  de  ma  fièvre  sous  l'exal- 
tation du  soleil.  Il  y  avait,  au  soir,  des  oasis  délicieu- 
ses, plus  fraîches  encore  d'avoir  été  souhaitées  tout 
le  jour. 

...  C'est  pendant  cet  été  que  j'appris  à  jouir  plus 
particulièrement  des  températures.  Les  paupières  sont 
admirablement  aptes  à  cela.  Je  me  souviens  d'une 
nuit  en  wagon  que  je  passai  devant  la  fenêtre  ou- 
verte, uniquement  à  goûter  l'attouchemeDt  du  souille 
plus  frais;  je  fermais  les  yeux,  non  pour  dormir,  mais 
pour  cela.  La  chaleur  avait  été  durant  tout  le  jour 
étouffante  et,  ce  soir,  l'air  encore  très  tiède  pourtant 
parut  frais  et  comme  liquide  à  mes  paupières  enflam- 
mées. 

Arrêtons-nous,  car  tout  le  livre  y  passerait.  Il 
n'est  pas  dans  l'histoire  de  la  littérature  d'exem- 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  373 

pie  de  volupté  plus  ardente.  Ce  mot  de  volupté, 
Gide  voudrait  le  redire  sans  cesse  et  qu'il  soit 
synonyme  de  bien- être,  voire  d'être,  simplement. 
Et  Ton  s'étonne  que  les  Nourritures  terrestres 
n'aient  pas  eu  plus  d'influence,  et  que  le  petit 
groupe  des  naturistes  qui  s'en  sont  inspirés  ne 
l'aient  pas  mieux  mis  en  valeur.  Seul  Francis 
Janrnes  a  chanté  la  nature  avec  d'aussi  vrais 
transports,  seul  peut-être  avec  Vielé-Griffin  — 
bien  que  ce  rapprochement  paraisse  paradoxal  — 
Jammes  fut  de  ces  âmes  dont  on  nous  parle  dans 
les  Nourritures,  de  ces  âmes  «  jamais  insuffisam- 
ment dénuées,  pour  être  enfin  suffisamment  em- 
plies d'amour  —  d'amour,  d'attente  et  d'espé- 
rance, qui  sont  nos  seules  vraies  possessions  ». 

Des  phrases  comme  celle-ci:  «  Chaque  jour, 
d'heure  en  heure,  je  ne  cherchais  plus  rien  qu'une 
pénétration  toujours  plus  simple  de  la  nature  », 
ou  comme  cette  autre  :  «  Je  voudrais  être  né  dans 
un  temps  où  n'avoir  à  chanter,  poète,  que  sim- 
plement en  les  dénombrant,  toutes  les  choses.  Mon 
admiration  se  serait  posée  successivement  sur  cha- 
cune et  sa  louange  l'eût  démontrée  ;  c'en  eût  été 
la  raison  suffisante  »,  —  de  telles  phrases,  dis-je, 
grosses  d'une  esthétique  neuve,  auraient  dû  faire 
époque.  Hélas  I  trop  pressés  dans  leur  course  à  la 
découverte  de  je  ne  sais  quel  humanisme,  les  jeu- 
nes poètes  n'ont  su  profiter  de  ces  trésors!  Il  faut 


37  i  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

le  répéter  sans  relâche,  parce  que  beaucoup  par- 
lent de  ce  qu'ils  n'ont  pas  lu,  les  Nourritures  ter- 
restres sont  un  des  livres  les  plus  nouveaux,  les 
plus  riches,  les  plus  complets,  les  plus  représen- 
tatifs de  notre  manière  de  sentir  contemporaine. 

Après  l'exaltation  des  sens  vient  celle  de  l'in- 
telligence. Mais  celle-ci,  ainsi  que  la  volonté,  est 
pour  Gide  en  fonction  des  sens  ;  elle  ne  sert  qu'à 
les  mieux  diriger  vers  la  joie,  aussi  doit-elle  se 
dépouiller  de  toute  théorie  qui  entraverait  la  libre 
expansion  de  la  vie.  Je  vois  donc  Fauteur  des 
Nourritures  terrestres  comme  un  pragmatiste  avant 
la  lettre  qui  n'accepte  la  métaphysique  qu'autant 
que  celle-ci  peut  produire  une  excitation  inté- 
rieure, une  griserie  affective. 

Pourtant  Gide  a  fréquenté  les  systèmes.  Les 
multiples  philosophies  Font  tour  à  tour  accueilli. 
Des  livres  comme  les  Cahiers  oV André  Walter  indi- 
quent une  très  forte  culture  et,  s'il  s'est  dans  la 
suite  dépouillé  de  vêtements  trop  pesants,  du 
moins  a-t-il  endossé,  jeune,  plusieurs  robes  lour- 
des et  somptueuses  de  sagesse. 

Une  fois  même,  il  fut  totalement  platonicien 
dans  son  Traité  du  Narcisse.  Un  des  principaux 
mythes  de  Platon  l'a  influencé,  celui  de  la  rémi- 
niscence. Le  fameux  passage  du  Phèdre  se  retrouve 
dans  ce  curieux  petit  livre  dogmatique.  Le  Para- 
dis est  le  jardin  des  Idées,  c'est-à-dire  des  arche- 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE     PROFESSEUR    DE    LYRISME  375 

types  ou  des  formes  parfaites.  Chaque  chose,  dans 
cet  absolu,  est  ce  qu'elle  paraît.  Mais  sur  terre 
où  existent  le  temps  et  l'espace,  l'homme  vit  au 
sein  des  apparences,  c'est-à-dire  des  symboles.  Il 
est  agité  par  quantité  d'actions  contingentes  et 
oublie  que  le  spectacle  extérieur  n'est  qu'une  ma- 
nifestation incomplète  de  la  .vraie  lumière. 

Gomment  retrouver  les  formes  parfaites  derrière 
les  phénomènes  ?  Gomment  faire  surgir  la  Vérité 
pure  des  symboles  qui  l'enveloppent?  En  contem- 
plant. «  L'heure  qui  passe  bouleverse  tout  »  et 
toujours  «  quelque  clameur  importune  surgit,  qui 
bouleverse  et  passe  ».  Le  Poète  est  celui  qui  sait 
regarder.  Il  contemple.  Il  se  penche  sur  les  sym- 
boles et,  silencieux,  descend  profondément  au 
cœur  des  choses.  L'œuvre  d'art  est  un  jardin  où 
«  l'Idée  refleurit  en  sa  pureté  supérieure  ».  Le 
temps  ne  peut  plus  rien  sur  elle.  Dans  le  recueil- 
lement de  sa  contemplation,  l'artiste  manifeste. 
«  Nous  vivons  pour  manifester.  » 

De  multiples  écrans  s'interposent  entre  la  réa- 
lité et  notre  conscience.  Ces  miroirs  mensongers, 
pour  Gide,  ce  sont  les  doctrines  et  les  livres.  Stu- 
diosité  et  vaine  logique,  pesantes  théories  et 
inutiles  cultures,  voilà  les  ennemies,  parce  qu'elles 
suppriment  l'action.  Le  Traité  de  Narcisse  mis  à 
part,  qui  prône  ce  que  Jules  de  Gaultier  appelle 
«  l'attitude  spectaculaire  »,  toute  l'œuvre  de  Gide 


376  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


est  un  effort  vers  la  vie  sentie  '.  Infertile  travail 
sous  la  lampe,  celui  qui  a  connu  le  néant  des  cos- 
mogonies  vous  méprise  ! 

Nous  avons  quitté  nos  livres  parce  qu'ils  nous 
ennuyaient,  parce  qu'un  souvenir  inappelé  de  la  mer 
et  du  ciel  réel  faisait  que  nous  n'avions  plus  foi  dans 
l'étude;  quelque  chose  d'autre  existait  ;  et  quand  les 
brises  balsamiques  et  tièdes  sont  venues  soulever  les 
rideaux  de  nos  fenêtres,  nous  sommes  descendus  mal- 
gré nous  vers  la  plaine  et  nous  nous  sommes  ache- 
minés. —  Nous  étions  las  de  la  pensée,  nous  avions 
envie  d'action  ;  —  avez -vous  vu  comme  nos  âmes  se 
sont  révélées  joyeuses,  lorsque,  prenant  aux  rameurs 

1 .  Si  dans  cette  étude,  comme  dans  les  précédentes,  je  m'at- 
tachais à  autre  chose  qu'à  mettre  en  valeur  la  manière  d'être 
du  lyrisme  contemporain  et  la  f  çon  de  sentir  de  quelques- 
uns  de  nos  auteurs,  j'aurais  aimé  parler  en  détail  du  style  de 
Gide.  Ce  style,  parfois  elliptique  et  d'une  construction  toujours 
savante,  suit  la  pjnsée  de  très  près  et  fait  surgir  du  choc  habile 
des  mots  la  sensation  entière,  sans  la  déformer  ni  l'amoindrir. 
Ce  style  abonde  en  synesthésies  et  donne  à  l'émotion  toutes 
ses  harmoniques.  Des  exemples  comme  les  suivants  —  pris  au 
hasard  —  peignent  assez  l'adéquation  du  fond  et  de  la  forme 
chez  Gide  :  «  Gomme  il  fut  triste,  notre  voyage  !  Le  mot  am- 
loloche  exprime  quelque  chose  de  ça.»  Ou  encore,  parlant  d'un 
fusil  à  air  comprimé,  Gide  écrit  :  «  Je  ne  visais  qu'à  peine  :  je 
me  contentais  de  presser  un  peu  plus,  à  chaque  coup  nouveau, 
la  poire,  —  tant  la  détente  était  facile  ;  —  elle  ne  faisait  pas 
d'autre  bruit  que  celui  dans  les  airs  d'une  chandelle  d'artifice 
à  l'instant  de  son  éclosion  —  ou  que  le  son  plutôt  de  Palmes 
dans  un  vers  de  M.  Mallarmé.  » 


ANDRÉ     GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  377 

les  lourds  avirons,  nous  avons  senti  l'azur  liquide 
résister  î 

Brûlons  les  livres,  brûlons  les  livres,  tel  est  le 
cri  qui  retentit  sans  cesse  à  travers  le  Voyage 
dWrien,  les  Nourritures  et  Y  Immoraliste.  Avec 
l'ardeur  des  «  intellectuels  »  que  des  siècles  de 
culture  ont  jetés  dans  le  raffinement  douloureux 
de  la  pensée  et  qui  sentent  soudain  la  richesse 
inemployée  de  Finstinct,  Gide  découvre  la  vie. 
Un  chant  de  triomphe,  comme  Nietzsche  a  su  en 
pousser,  s'échappe  de  sa  poitrine.  «  Tune  sauras 
jamais  les  efforts  qu'il  nous  a  fallu  faire  pour 
nous  intéresser  à  la  vie  ;  mais  maintenant  qu'elle 
nous  intéresse,  ce  sera  comme  toute  chose  —  pas- 
sionnément. >  Cette  «  palpitante  découverte  »  delà 
vie  instruit  mieux  Michel  que  je  ne  sais  quel  traité 
de  morale.  Il  met  toute  son  énergie  à  mépriser 
«  cet  être  secondaire,  appris,  que  l'instruction 
avait  dessiné  par-dessus  ».  Et  les  Argonautes  du 
Voyage  d!\Jrien  ne  sont  guère  attendris  par  cette 
«  chère  tëllis  qui  nous  attendait  sur  la  pelouse, 
assise  sous  un  pommier  »,  mangeant  sous  son 
ombrelle  couleur  cerise  une  salade  d'cscarole  en 
lisant  les  Prolégomènes  ta  \pute  métaphysique 
future. 

Savoir  se  passer  de  l'intelligence,  lorsque  celle- 
ci  est  entachée  de  connaissances  fardées,  voilà  le 


37 B  l'attitudk  du  lyrisme  contemporain 

vrai  progrès  et  la  vérité.  Peut-être  faut-il  être 
très  compliqué  pour  redevenir  simple  et  avoir 
souffert  ces  épreuves  d'étouffante  culture  artifi- 
cielle, pour  aspirer  à  nouveau  à  «  l'être  authen- 
tique »,  au  «  vieil  homme  dont  parle  l'Ecriture.  » 
Ainsi  l'éducation  de  l'intelligence  consiste  à  grat- 
ter le  vernis  d'une  fausse  civilisation,  pour  mettre 
à  nu  l'homme  fruste,  le  moi  premier,  fondamen- 
tal, libre  encore  de  surcharges.  Et  nous  voyons 
comment  cette  méthode  se  rattache  à  la  thèse 
sensualiste  de  Gide.  L'intelligence  empêche  de 
sentir,  d'agir,  d'être  simple.  Elle  doit  être  con- 
damnée dans  la  mesure  où  elle  est  un  obstacle  à 
la  joie,  une  barrière  à  la  manifestation  du  divin 
à  travers  tout. 

Dans  un  tel  système,  la  volonté  est  très  déve- 
loppée, puisque  l'énergie,  l'action,  l'effort  nous 
apparaissent  comme  les  vrais  mobiles  delà  joie. 
La  puissance  de  caractère  et  la  belle  possession 
de  soi  permettent  de  guider  ses  plaisirs  et  de  re- 
jeter ce  qui  amoindrit  une  âme.  Nous  savons  que 
le  devoir  nous  commande  de  rechercher  «  le  meil- 
leur »,  mais  ce  meilleur  n'est  pas  toujours  le  de- 
voir le  plus  aisé.  Il  en  est  des  plaisirs  parfaits 
comme  du  paradis.  Ils  souffrent  violence  et  seuls 
les  cœurs  bien  trempés  les  conquièrent.  On  re- 
connaît la  fierté  d'ua  tempérament  à  sa  résistance, 


ANDRÉ     GIDE    AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME         379 

pense  Gide.  C'est  pourquoi,  dans  le  Voyage  d'U- 
rie?i,  nous  voyons  les  douze  compagnons  résister 
aux  délices  offertes  par  une  reine  séductrice.  Ils 
se  plaisent  à  exalter  leurs  désirs  et  à  ne  pas  les 
satisfaire,  afin  de  se  grandir  dans  leur  propre 
conscience.  Michel  résiste  aux  sollicitations  d'une 
vie  conventionnelle.  Toute  son  énergie  se  tend, 
s'emploie  à  se  créer  de  nouvelles  raisons  d'être,  à 
renverser,  comme  dit  Nietzsche,  Tordre  des  va- 
leurs. Alissa  lutte  jusqu'au  désespoir.  Elle  n'ac- 
cepte rien  qui  ne  soit  un  déchirement,  une  con- 
quête de  sa  volonté. 

Résister,  remonter  le  courant  banal  des  choses 
apprises,  donner  à  chacun  de  ses  sens  son  plus 
intense  développement,  telle  est  la  raison  d'être 
de  l'homme  supérieur.  Et  l'on  voit  assez  claire- 
ment, à  présent,  alors  même  que  l'action  vers  la- 
quelle on  s'élance  vous  échappe,  à  quel  point 
Gide  se  sépare  de  Schopenhauer  et  de  tous  les 
pessimistes.  Son  œuvre  entière  déchaîne  de  l'en- 
thousiasme, est  conçue  selon  la  plus  intense  joie, 
a  pour  fin  d'évoquer  la  vie  totale. 

Que  dis-lu  de  la  nuit?  Que  dis-tu  de  la  nuit. sen- 
tinelle? —  Je  vois  une  génération  qui  monte,  et  je 
vois  une  génération  qui  descend.  Je  vois  une  énorme 
génération  qui  monte,  qui  monte  tout  armée,  tout 
armée  do  joie  vers  la  vie. 


380  l'attitudk  du  i.vni-Mi:  CONTEMPORAIN 

Une  telle  doctrine  de  vie  suppose  des  caractè- 
res bien  trempés  et  cette  plénitude  que  donne  la 
santé.  «  La  tristesse,  dit  avec  raison  Alissa,  est 
un  état  de  péché  que  je  ne  connaissais  plus,  que 
je  hais,  dont  je  veux  dêcompliquer  mon  âme.  > 
Ah! la  santé,  comme  elle  déborde  de  cette  œuvre! 
comme  elle  se  veut,  à  travers  des  livres  comme 
les  Nourritures  ou  Yhnmoraliste,  énorme,  tumul- 
tueuse, invincible  !  Il  y  a  des  souffles  d'épopée 
barbare  à  travers  ces  pages  où  tout  le  soleil,  tout 
le  murmure  des  plages,  toute  la  fraîcheur  des 
nuits  d'Alger,  tout  le  mystère  des  forêts  babil- 
lardes  trouvent  leur  expression. 


.  Dans  un  numéro  de  la  Nouvelle  Revue  fran- 
çaise où  Gide  continue  sa  série  des  Lettres  à  An* 
gèle  sous  ce  titre  Journal  sans  date  je  lis  :  «  Je 
ne  sens  rien  de  vrai  que  seul.  Et  c'est  peut-être 
aussi  pourquoi  j'ai  si  grand  peur  de  Féloquence. 
Je  n'écoute  un  auteur  que  lorqu'il  pourrait  me 
dire  :  «  J'ai  versé  telle  larme  pour  toi.  »  Et  moi- 
même  lorsque  j'écris,  je  ne  m'adresse  jamais  qu'à 
quelqu'un  à  moins  que,  comme  je  fais  ce  soir, 
à  personne.  » 

Sous  ce  vêtement  ironique  se  cache  un  de  nos 


ANDRÉ    GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  381 

plus  fougueux  individualistes,  et  Ton  s'en  doute 
assez  par  ce  qui  précède.  Gide  est  lui-même 
l'homme  de  sa  culture  et  de  ses  réflexions.  Aucune 
doctrine  n'est  utile  si  Ton  ne  Fa  d'abord  expéri- 
mentée sur  soi  et  chaque  être  doit  à  son  tour  aus- 
culter la  vie,  se  façonner  la  tête  et  le  cœur.  C'est 
pourquoi  aucun  maître  n'est  susceptible  de  nous 
enseigner  le  bonheur.  On  est  chacun  l'artisan  de 
sa  joie;  les  conseils  d'autrui  ne  sauraient  nous 
solliciter  lorsque  notre  conscience  demeure  muette 
et  ne  trouve  pas  elle-même  et  seule  son  plus 
grand  bien. 

L'individualisme  de  Gide  tient  dans  ces  deux 
préceptes  :  ne  te  souviens  pas;  n'imite  pas.  Le 
souvenir  est  une  faute  pour  qui  prétend  vivre  ly- 
riquement  et  dans  un  perpétuel  enthousiasme, 
car  la  mémoire  empêche  d'arriver  l'avenir  et  fait 
empiéter  le  passé.  Ainsi  s'exprime  Ménalque  dans 
Y  Immoraliste, 


C'est  du  parfait  oubli  d'hier  que  je  crée  la  nou- 
velleté  de  chaque  heure.  Jamais,  d'avoir  été  heu- 
reux, ne  suffit.,.  Je  n'aime  pas  regarder  eu  arrière, 
et  j'abandonne  au  loin  mon  passé  comme  l'oiseau, 
pour  s'envoler,  quitte  son  ombre.  Ah  !  Michel,  toute 
joie  nous  attend  toujours,  mais  veut  toujours  trouver 
la  couche  vide,  être  la  seule,  et  qu'on  arrive  à  elle 
comme  un  veuf.  —  Ah!   Michel  !    toute  joie  est  pa- 


382  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

reille  à  cette  manne  du  désert  qui  se  corrompt 
d'un  jour  à  l'autre  ;  elle  est  pareille  à  Veau  delà 
source  Amélès  qui,  raconte  Platon,  ne  se  pouvait 
garder  dans  aucun  vase...  Que  chaque  instant  em- 
porte tout  ce  qu'il  avait  apporté. 

On  retrouve  ici  cette  haine  de  la  satiété,  ce 
goût  pour  de  perpétuels  départs, cette  chasse  sans 
arrêt  au  bonheur  jamais  le  même.  Voilà  pourquoi 
le  souvenir  qui  pourrait  figer  le  désir,  risquer 
d'assouvir  notre  faim  et  notre  soif,  nous  rassasier 
et  partant  nous  priver  de  joies  neuves,  est  con- 
damné . 

Anathème  contre  celui  qui  regarde  en  arrière, 
et  anathème  contre  le  servile  imitateur  dont  les 
actes  seraient  clichés  sur  autrui.  Imiter  c'est  ré- 
pudier son  état  d'âme  original  pour  emprunter  la 
sensibilité  d'autrui.  Si  captivante,  si  charmeuse 
que  soit  la  leçon  d'un  maître,  cette  leçon  ne 
vaut  que  pour  ce  maître.  Une  seule  leçon  est  pro- 
fitable, celle  qui  dit  :  soyez  vous-même.  Et  pour 
donner  plus  de  poids  à  sa  méthode  d'exaltation  Mé- 
nalque  ou  Gide  s'écrie  : 

...  Quand  tu  m'auras  lu,  jette  ce  livre  —  et  sors.  Je 
voudrais  qu'il  t'eût  donné  le  désir  de  sortir  —  sortir 
de  n'importe  où,  de  ta  chambre,  de  ta  pensée,  de  ta 
ville,  de  ta  famille.  N'emporte  pas  mon  livre  avec  toi. 


ANDRÉ  GIDE   AUTRE   PROFESSEUR  DE   LYRISME  383 


Ainsi  débutent  les  Nourritures  terrestres  et  citer 
la  conclus^  n  de  ce  parfait  manuel  d'individua- 
lisme vaudra  mieux  que  tout  commentaire  : 

...  Quitte-moi  ;  maintenant  tu  m'importunes  ;  tu 
me  retiens  ;  l'amour  que  je  me  suis  surfait  pour  toi 
m'occupe  trop.  Je  suis  las  de  feindre  d'éduquer  quel- 
qu'un d'autre.  Quand  ai-je  dit  que  je  te  voulais  pa- 
reil à  moi  ? —  C'est  parce  que  tu  diffères  de  moi  que 
je  t'aime  ;  je  n'aime  en  toi  que  ce  qui  diffère  de  moi. 
Eduquer  !  —  Qui  donc  éduquerais-je  que  moi-môme  ? 
Nathanaël,  te  le  diraisje  ?  je  me  suis  interminable- 
ment éduqué.  Je  continue.  Je  ne  m'estime  jamais 
que  dans  ce  que  je  pourrais  faire. 

Nathanaël,  jette  mon  livre  ;  ne  t'y  satisfait  point. 
Ne  crois  pas  que  ta  vérité  puisse  être  trouvée  par 
quelque  autre  ;  plus  que  de  tout,  aie  honte  de  cela. 
...Jette  mon  livre;  dis-toi  bien  que  ce  n'est  là  qu'une 
des  mille  postures  possibles  en  face  de  la  vie,  cher- 
che la  tienne. 

Durs  et  secs  conseils,  semble-t-il,  et  pourtant 
avec  quelle  éloquence  déchirante,  de  quel  brû- 
lant amour  ils  nous  pénètrent  !  Car  Gide  prétend 
nous  donner  mieux  qu'un  système  clos  :  une  mé- 
thode, la  chose  intéressante  de  chaque  philoso- 
phie, surtout  lorsque  cette  méthode  a  pour  fin 
de  nous  débarrasser  de  tous  les  systèmes,  qui 
sont  autant  do  refuges  pour  l'esprit  étroit.  Il  veut 


38  i  i/ ATTITUDE   DU    LYRISME  CONTEMPORAIN 


chaque  homme  tellement  heureux  qu'un  bonheur 
tout  fait,  un  «  patron  »  de  bonheur,  nous  soit 
odieux.  C'est  un  bonheur  à  notre  mesure  qu'il 
nous  faut,  et  que  chacun  le  taille  selon  ses  rêves, 
les  uns  ajusté,  les  autres  ample. 

Ces  conseils  ne  les  dédaignons  pas.  Plus  que 
jamais  nous  en  avons  besoin.  De  bas  politi- 
ciens, d'odieux  philanthropes  voudraient  nous 
plonger  dans  la  plus  abjecte  médiocrité.  Gide  a 
compris  le  danger.  Sans  doute  il  admire  en  la 
foule  «  le  trouble  réservoir  des  énergies  futu- 
res», mais  il  entend  bien  que  l'artiste  se  distingue 
de  cette  foule,  et  qu'il  ne  se  courbe  pas  devant 
elle.  Ne  parlez  pas  de  sublime  contagion.  «  Les 
maladies  seules  sont  contagieuses,  et  rien  d'exquis 
ne  se  propage  par  contact...  Sympathiser  avec  la 
foule,  c'est  déchoir.  » 

Nous  comprenons  parla  à  quel  point  les  artis- 
tes contemporains  détestent  le  théâtre.  Alors  que 
l'œuvre  d'art  ne  s'adresse  qu'à  des  gens  de  goût, 
c'est-à  dire  qu'à  une  élite,  une  pièce  est  «  faite 
pour  être  jouée  »,  pour  être  livrée  en  pâture  à  la 
foule  qui,  suivant  l'observation  de  tous  les  socio- 
logues, rabaisse  toujours  l'intelligence  de  chacune 
des  unités  qui  la  composent.  Comme  l'écrit  Gide, 
«  quand  je  suis  dans  la  foule,  j'en  fais  partie,  et 
c'est  parce  que  je  sais  ce  que  j'y  deviens  que  je 
hais  la  foule  ». 


ANDRÉ  GIDE    AUTRE    PROFESSEUR   DE   LYRISME  385 

Allons-nous  donc  exalter  l'individualisme  et 
fabriquer  des  usines  de  surhommes  ?  A  Dieu  ne 
plaise,  répondra  Gide.  L'individualisme  a  ses  dan- 
gers, dont  le  plus  grave  est  de  nous  offrir  des 
orgueilleux  chétifs  et  des«  fils  de  roi  »  manques. 
Craignons  les  ratés  de  l'individualisme  autant 
que  tous  les  autres  ratés.  MaxStirner  en  voulant 
faire  de  chaque  individu  l'unique  et  en  préten- 
dant nous  élever  tous  au  rang  du  surhomme  a 
manqué  son  but,  à  moins  que  Tégoïsme  bien  en- 
tendu soit  le  summum  de  la  civilisation. 

Pourquoi  formuler  l'individualisme,  lisons  nous 
dans  les  Lettres  à  Angèle?  «  Il  n'y  a  pas  d'indi- 
vidualisme qui  tienne  :  les  grands  individus  n'ont 
nul  besoin  des  théories  qui  les  protègent  :  ils  sont 
vainqueurs.  »  un  grand  nombre  d'hommes  nais- 
sent médiocres,  sots,  canailles.  Gobineau  dans 
un  roman  admirable,  les  Pléiades,  pense  que  le 
nombre  des  hommes  qui  méritent  de  vivre  en 
Europe  est  de  trois  mille,  encore  ce  chiffre  lui 
semble-t-il,  avec  raison,  très  exagéré.  Gide  a  bien 
compris  «  qu'une  théorie  qui  chercherait  à  pro- 
duire le  plus  grand  nombre  possible  d'individus 
diminuerait  chacun  pour  tous,  et  tendrait  à  se 
rapprocher  du  socialisme.  »  «  Tous  individus  : 
plus  d'individus,  s'écrie-t-il.  Ah  I  pour  l'amour  de 
moi  1  pas  d'individualisme  1!!  > 

Ne  favorisons  en  rien  de  malheureuses  éclosions. 

23 


386  l'attitude  du  lyrisme  CONTl  Ml  ORA0 

Si  l'un  de  nous  a  été  créé  pour  devenir  surhomme, 
rien  ne  saura  Fempêcher  de  triompher,  ni  les 
luttes  à  soutenir,  ni  les  embûches  de  la  vie,  ni 
notre  épouvante.  11  sortira  vainqueur.  Ne  plai- 
gnons pas  non  plus  le  grand  homme.  «  S'il  est 
authentique,  il  saura  toujours  bien  s'en  tirer.  » 
Pour  obtenir  quelques  sujets  d'élite  il  faut  «  for- 
cer à  la  médiocrité  beaucoup  d'autres  et  tâcher 
d'y  contraindre  même  celui-là  ».  Et  Gide  conclut 
ainsi  :  «  Par  pitié  pas  d'individualisme  !  par  pitié 
pour  les  individus.  N'encouragez  jamais  les  grands 
hommes  ;  et  pour  les  autres  :  découragez  !  dé- 
couragez 1...  » 


VI 


Cette  doctrine  se  trouve  être  aux  antipodes  de 
celle  d'un  Barrés,  et  il  y  aurait  grand  profit  à  ten- 
ter un  parallèle  entre  ces  deux  esprits  supérieurs 
si  dissemblables,  qui  représentent  chacun  une 
superbe  attitude  intellectuelle.  Ils  eurent,  du 
reste,  entre  eux  une  polémique  demeurée  dans 
nos  mémoires.  L'un  voyait  dans  le  «  déracine- 
ment »  la  raison  d'être  du  progrès  et  de  la  force  ; 
l'autre  vantait  «  l'enracinement  »  comme  une  né- 
cessité socialoet  trouvait  dans  la  fameuse  formule 


ANDRE   GIDE  AUTRE   PROFESSEUR   DE  LYRISME  387 

«  ma  terre  et  mes  morts  »  le  symbole  de  toute 
vie  harmonieuse. 

Les  comparaisons  vinrent  à  la  rescousse  des 
deux  loyaux  combattants.  Barrés  alléguait  l'arbre 
de  Taine,  Gide  s'entourait  des  livres  de  botani- 
que, nous  parlait  de  repiquage  et  prouvait  qu'un 
arbre  n'acquiert  toute  sa  beauté  qu'après  être 
sorti  d'une  pépinière  et  avoir  été  transplanté  trois 
ou  quatre  fois.  Pour  Barrés  il  faut  se  souvenir, 
adhérer  à  une  tradition  ;  pour  Gide  il  importe  de 
vivre  dans  l'inquiétude,  de  désirer  sans  fin,  de  ne 
pas  retourner  la  tête.  «  J'aime,  écrit  celui-ci,  tout 
ce  qui  met  l'homme  en  demeure,  ou  de  périr,  ou 
d'être  grand.  »  Le  déracinement  contraint  Raca- 
dot  à  l'originalitç.  «  Par  contre,  plus  l'être  est 
faible,  plus  il  répugne  à  l'étrange,  au  change- 
ment ;  car  la  plus  légère  idée  nouvelle,  la  plus 
petite  modification  de  régime  nécessite  de  lui  une 
vertu,  un  effort  d'adaptation  qu'il  ne  va  peut-être 
pas  pouvoir  fournir.  Mais  qu'est-ce  à  dire?  sinon 
qu'il  est  trop  faible  ;  allons  I  tant  pis  I  qu'il  s'en- 
racine et  que  ce  soit  toujours  tant  mieux  pour 
lui.  » 

—  Comment,  objectait  Barrés,  comment  vivre 
sans  épine  dorsale  ou  se  traîner  perpétuellement 
sur  des  sables  mouvants?  Il  nous  faut  toucher  du 
solide,  nous  asseoir  «  au  point  exact  que  récla- 
ment nos  yeux  tels  que  nous  les  firent  les  siècles, 


388  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

au  point  d'où  toutes  choses  se  disposent  à  la  me- 
sure d'un  Français  ».  Aussi  bien  c'est  une  erreur 
de  penser  être  libres,  nous  sommes  conditionnes 
par  une  longue  hérédité.  Nos  ancêtres  nous  ap- 
prirent certains  gestes  en  harmonie  avec  l'ensem- 
ble  de  nos  réalités.  Vouloir  se  passer  de  la  tra- 
dition c'est  risquer  de  s'égarer  en  de  vaines 
solitudes.  «  La  raison  humaine  est  enchaînée  de 
telle  sorte  que  nous  repassons  tous  dans  les  pas 
de  nos  prédécesseurs.  »  Et  tant  mieux,  car  on 
refait  plus  facilement  l'acte  déjà  accompli  avant 
nous.  La  tradition  nous  apporte  des  trésors  où  il 
n'y  a  qu'à  puiser,  alors  qu'il  peut  être  très  dan- 
gereux de  s'embarquer  dans  des  steppes  inconnus 
pour  en  découvrir  de  nouveaux.  Grâce  à  nos  ancê- 
tres nous  naissons  déjà  pourvus  d'habitudes  très 
fines,  qui  simplifient  notre  tâche. 

Telle  est  la  position  de  cet  intéressant  paral- 
lèle qu'il  serait  aisé  de  développer  dans  la  ma- 
nière classique,  comme  un  aimable  discours  latin. 
Il  suffit  ici  de  l'avoir  indiqué  et  de  savoir  qu'on 
peut  renvoyer  dos  à  dos  les  deux  grands  adver- 
saires. Peut-être  même  les  réconcilierions-nous 
en  leur  accordant  à  chacun  un  point,  par  exem- 
ple en  déclarant  qu'il  n'y  a  aucun  danger  à  tirer 
à  gauche  et  à  droite,  le  plus  loin  possible,  et  à 
faire  de  nombreuses  incursions  dans  l'individua- 
lisme pourvu  qu'on  ne  perde  jamais  le  fil  d'Ariane 


ANDRÉ  GIDE   AUTRE   PROFESSEUR    DE    LYRISME  383 

de  la  tradition.  Ajoutons  le  plus  d'anneaux  pos- 
sible à  notre  chaîne  séculaire,  sans  la  briser. 

Mais  l'intérêt  de  la  question  n'est  pas  là  pour 
nous  en  ce  moment.  Gide  et  Barrés  ont  également 
raison  si  on  les  juge  chacun  comme  ils  désirent 
être  jugés,  l'un  du  point  de  vue  individualiste  ? 
Fautre  du  point  de  vue  social.  Sans  doute  l'atti- 
tude de  Gide  est  la  plus  dangereuse,  mais  il  rai- 
sonne en  artiste,  non  en  sociologue,  ne  l'oublions 
pas. 

Or  dans  cette  étude  comme  dans  les  précéden- 
tes on  ne  s'occupe  pas  des  résultats,  mais  des 
moyens  proposés,  non  des  solutions  mais  des  ma- 
nières de  sentir.  La  méthode  de  Barrés  et  celle 
de  Gide  nous  donnent  l'une  et  l'autre  de  puissan- 
tes suggestions  lyriques  ;  voilà  l'essentiel.  Ne 
choisissons  donc  pas,  aimons-les.  Des  deux  atti- 
tudes contraires  dont  l'une  consiste  à  accepter 
avec  joie  ses  limites,  et  à  trouver  de  l'exaltation 
dans  ce  sage  renoncement,  et  dont  l'autre  pré- 
tend vouloir  les  franchir  au  nom  de  la  même 
exaltation,  se  dégage  un  bel  enthousiasme.  Gela 
suffit. 


Vil 


Chaque  auteur,  qu'il  le  veuille  ou  non,  commet 
une  fois  dans  son  existence  une  page  où  toute  sa 


390  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

vie,  toute  sa  mentalité  se  résume.  Sans  doute  cha- 
cun de  ses  ouvrages  résume  à  sa  manière  sa  phi- 
losophie et  ses  transports,  mais  ils  ne  sont  le 
plus  souvent  que  le  développement  particulier 
d'un  état  d'âme.  Il  faut  avoir  pénétré  toutes  les 
phases  de  sa  pensée  pour  découvrir  cette  page 
cyclique  où  un  tempérament  se  découvre  soudain 
complet,  total. 

Il  semblait  qu'on  ne  pourrait  jamais  trouver, 
cette  page  type  dans  l'œuvre  de  Gide,  dont  l'ex- 
trême complexité  est  en  dehors  de  toute  formule 
et  dont  on  doit  dire  que  tout  l'art  consiste  préci- 
sément à  briser  les  barrières  des  définitions.  Ne 
l'acculerons-nous  pas  en  un  coin  d'où  il  ne  puisse 
s'échapper,  où  nous  pdurrons  prendre  enfin  sa 
mesure  ? 

Eh  bien  il  existe  de  lui  une  œuvre  où  sa  com- 
plexité s'est  admirablement  résumée  ;  drame  à 
cinq  personnages  qui  indiquent  tour  à  tour  une 
attitude  possible,  et  en  chacun  desquels  Gide  a 
fait  tenir  son  expérience  de  la  vie  et  ses  désirs. 
Je  veux  parler  de  YEnfant  prodigue,  délicieux  et 
profond  commentaire  de  la  parabole  de  l'Evan- 
gile. D'autres  livres  de  Gide  sont  plus  longs,  plus 
complexes,  aucun  n'atteint  cette  condensation 
lumineuse,  ce  riche  raccourci  d'une  pensée  à  la 
limite  de  son  développement. 

On  sait  le  parti  que  Gide  a  tiré  de  cet  apolo- 


ANDRÉ  GIDE    AUTRE  PROFESSEUR    DE   LYRI5ME  391 

gue.  Voici  d'abord  l'Enfant  prodigue  en  haillons, 
repentant,  heurtant  le  seuil  de  la  maison  pater- 
nelle, découragé.  Le  vieux  père  lui  ouvre  ses 
bras  défaillants.  Il  le  gronde  d'abord  puis  s'atten- 
drit. Ce  premier  dialogue  est  d'une  beauté  hau- 
taine qui  émeut  profondément. 

—  Pourquoi  m'as-tu  quitté,  crie  le  père,  n'étais-tu 
pas  bien  ici? 

Et  le  fils  reprend  : 

—  Parce  que  la  Maison  m'enfermait.  La  Maison, 
ce  n'est  pas  vous,  mon  Père. 

—  Fallait-il  la  misère  pour  te  pousser  à  revenir  à 
moi? 

—  Je  ne  sais  ;  je  ne  sais.  C'est  dans  l'aridité  du 
désert  que  j'ai  le  mieux  aimé  ma  soif...  Au  prix  de 
tous  mes  biens,  j'avais  acheté  la  ferveur. 

L'Enfant  prodigue  avoue  que  c'est  la  faim,  la 
lâcheté  et  la  maladie  qui  Pont  fait  revenir.  Si  le 
veau  gras  lui  a  paru  bon,  le  goût  sauvage  des 
glands  doux  demeure  malgré  tout  dans  sa  bou- 
che. «  Rien  n'en  saurait  couvrir  la  saveur.  » 

Le  père  lui  parle  à  présent  plus  doucement.  Ses 
premières  paroles  de  colère  lui  étaient  dictées 
par  son  fils  aîné  qui  fait  ici  la  loi  et  qui  repré- 


3)2  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

sente  l'ordre  strict,  la  vertu  orgueilleuse,  la  dis- 
cipline implacable. 

Il  vient  justement  ce  frère  aîné  gourmander  son 
cadet.  Il  trouve  que  la  leçon  du  père  fut  trop  va- 
gue. Il  accuse  l'Enfant  prodigue  d'avoir  écouté 
son  instinct.  Tout  ce  qui  se  distingue  de  l'ordre, 
dit-il,  est  fruit  ou  semence  d'orgueil.  La  règle  de 
la  tradition  il  l'imposera  à  son  frère  si  ce  der- 
nier ne  se  soumet  pas. 

—  Songe  à  ce  qui  serait  advenu  si  j'avais  comme 
toi  délaissé  la  Maison  du  Père. 

Et  l'Enfant  prodigue  de  répondre  : 

—  Je  sentais  trop  que  la  Maison  n'est  pas  tout 
l'univers.  Moi-même  je  ne  suis  pas  tout  entier  dans 
celui  que  vous  voulez  que  je  sois.  J'imaginais  mal- 
gré moi  d'autres  cultures,  d'autres  terres,  et  des  rou- 
tes pour  y  courir,  des  routes  non  tracées  ;  j'imaginais 
en  moi  l'être  neuf  que  je  sentais  s'y  élancer.  Je 
m'évadai.    . 


Langage  ailé  que  ne  comprend  guère  le  dépo- 
sitaire du  devoir  abstrait,  étroit  et  triste.  Comment 
entendrait-il  le  cœur  vagabond  celui  qui  ne  fut 
jamais  tenté  et  qui  n'a  pas  senti  en  soi  le  désir 
«  de  réaliser  sa  dissemblance  ».  Tout  en  le  fai- 


ANDRÉ   GIDE  AUTRE   PROFESSEUR    DE   LYRISME  393 

sant  parler  d'une  façon  très  sage  et  raisonnable, 
Gide  nous  rend  hostile  ce  frère  aîné,  symbole  de 
la  médiocrité,  image  des  êtres  qui  ne  sont  jamais 
«  partis  »,  qui  n'ont  su,  aux  dépends  de  quelques 
sacrifices,  «  se  surmonter  »,  se  créer  une  riche  et 
multiple  personnalité. 

La  mère  douce  et  les  mains  pleines  de  pardon 
accueille  son  fils  avec  transport.  Elle  n'a  jamais 
désespéré.  Elle  priait  et  savait  bien  que  son  chéri 
reviendrait.  Elle  le  câline  et  pourtant  s'émeut, 
car  son  plus  jeune  fils  montre  déjà  les  goûts  du 
prodigue.  Il  rêve,  se  tient  sur  le  plus  haut  point 
du  jardin,  d'où  l'on  peut  voir  le  pays,  écoute  les 
histoires  du  porcher.  La  mère  laisse  échapper  ce 
cri  :  «  Un  jour  il  partira.  »  Que  du  moins  l'Enfant 
prodigue  le  raisonne,  lui  apprenne  quelle  triste 
expérience  l'attend.  De  lui  il  écoutera  la  leçon. 

Je  lui  parlerai,  répond  le  voyageur  errant,  et 
nous  le  trouvons  le  lendemain  soir  dans  la  cham- 
bre du  frère  puîné.  Ce  dernier  le  reçoit  durement 
d'abord,  car  on  a  interrompu  son  rêve  et  puis  il 
craint  qu'on  ne  lui  parle  du  frère  aîné  qu'il  haït. 
Peu  à  peu  il  s'abandonne,  raconte  ses  désirs,  ses 
transports,  sa  soif  d'inconnu. 


—  Je  t'ai  vu  l'avancer  couvert  de  gloire. 

—  Hélas  !  j'étais  couvert  alors  de  haillons. 


3'>t  L'ATTITUDE    DU    LYRISME   CONTEMPORAIN 

Peu  importe;  comme  il  envie  l'Enfant  prodi- 
gue, comme  il  souhaite  ses  folles  aventures  !  Il  lui 
crie  : 

—  Mon  frère  !  je  suis  celui  que  tu  étais  en  partant. 

—  Je  voudrais  t'épargner  le  retour:  mais  en  t'épar- 
gnant  le  départ. 

—  Non,  non,  ne  me  dis  pas  cela:  non  ce  n'est  pas 
cela  que  tu  veux  dire.  Toi  aussi,  n'est-ce  pas,  c'est 
comme  un  conquérant  que  tu  partis. 

Le  dialogue  se  poursuit  poignant,  sublime. 
«  Ce  que  tu  n'as  pu  faire  je  le  tenterai  »,  dit  le 
frère  puîné,  «  toi  tu  as  failli,  et  moi,  je  partirai, 
je  vais  partir  ».  Emu  l'Enfant  prodigue  sent  tous 
ses  rêves  de-  conquête  et  de  liberté  lui  revenir 
avec  le  goût  du  désert  et  la  soif  des  espaces.  Non, 
non  il  ne  retiendra  pas  son  jeune  disciple.  Il  l'em- 
brasse et  élève  la  lampe  pour  qu'il  se  sauve  plus 
vite  «  Allons  !  embrasse-moi,  mon  jeune  frère  ; 
tu  emportes  tous  mes  espoirs.  Sois  fort  ;  oublie- 
nous;  oublie-moi.  Puisses-tu  ne  pas  revenir...  » 

Troublant  exemple  mais  qui  enferme  en  son 
émotion  déchirante  l'art  subtil,  sobre  de  Gide, 
sans  amplification  et  nulle  emphase,  donnant  le 
maximum  d'intensité  avec  le  minimum  de  moyens, 
—  et  sa  doctrine  lyrique  et  individualiste.  Etrange 
Enfant   prodigue    qui    revient  résigné,  mais  qui 


ANDRÉ    GIDE     AUTRE    PROFESSEUR    DE    LYRISME  395 

regrette  déjà  les  âpres  grenades  sauvages  et  qui 
s'accuse,  malgré  les  leçons  du  frère  aîné,  d'avoir 
failli.  Plus  inquiétant  encore  ce  petit  cœur  du 
frère  puîné  aux  battements  fous,  ivre  de  vie,  insa- 
tiable, qui  veut  rompre  avec  toutes  ses  attaches 
pour  se  créer  une  personnalité  neuve,  complète, 
pour  adorer  éperdument  toute  chose.  Ah! comme 
nous  nous  doutons  que  c'est  à  ce  dernier  que  vont 
tous  les  vœux  de  Gide,  malgré  le  désenchantement 
probable  au  terme  du  voyage  manqué! 

Bergson  définit  Fâme  «  l'agitation  inquiète  de 
la  vie  ».  Tout  le  lyrisme  de  Gide  est  contenu  dans 
cette  admirable  formule.  C'est  en  ce  sens  qu'il 
faut  entendre  son  cri  «  assumer  le  plus  possible 
d'humanité  »,  car  comment  réaliserait-on  son  moi 
complet  si  l'on  ne  goûtait  pas  «  les  multiples  atti- 
tudes de  la  vie  ?  » 

Gide  pourrait  reprendre  pour  son  compte  la 
parole  d'Axel:  «  Je  n'instruis  pas,  j'éveille.  »  Il 
suffit  qu'il  ait  éveillé  en  quelques  âmes  lyriques 
contemporaines  l'immense  désir  d'être,  d'être 
intensément,  totalement,  pour  avoir  mérité  d'être 
classé  parmi  les  maîtres  les  plus  puissants  de 
l'heure.  Sans  doute  ne  donne -t-il  son  secret  qu'à 
la  longue  et  semblable  à  «c  ces  sécrétions  résineuses 
qui  ne  consentent  à  livrer  leur  parfum  qu'échauf- 
fées par  la  main  qui  les  tient  »,  mais  une  fois 
qu'on  a  pénétré  son  enseignement  ému  et  si  pal- 


3U6  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

pitant,  est-il  impossible  de  se  défendre  de  l'aimer, 
sinon  de  l'approuver. 

Lyncéusl  Descend  de  la  tour,  à  présent.  Le  jour 
naît.  Descend  dans  ta  plaine.  Regarde  de  plus  près 
chaque  chose.  Lyncéus,  viens  !  approche-toi.  Voici 
le  jour  et  nous  y  croyons. 


LE  ROMA.NTISME    ALLEMAND 
ET    LE   SYMBOLISME   FRANÇAIS 


Un  article  de  M.  Jean  Thorel. 

I.  —  Le  romantisme  allemand  et  le  romantisme  fran- 
çais, leurs  différences. 

L'un  puise  son  esthétique  dans  une  théorie  métaphysi- 
que, l'idéalisme.  Fichte  et  ses  disciples,  Novalis. 
L'autre  n'a  guère  d'autre  principe  que  la  liberté  dans 
Fart  et  l'exaltation  de  l'imagination.  —  Ignorance  de 
Hugo  et  des  romantiques  français  en  ce  qui  concerne 
la  littérature  allemande. 

II.  —  Le  romantisme  allemand  et  le  symbolisme  fran- 
'  çais,  leurs  ressemblances. 

Même  réaction  contre  le  naturalisme  ;  même  fondement 
esthétique  :  l'idéalisme  et  l'intuition  ;  même  désir 
d'exprimer  l'ineffable  ;  mêmes  recherches  rythmiques 
et  réformes  prosodiques;  même  amour  du  folklore  et 
de  la  chanson  populaire  ;  même  propension  à  l'ironie 
et  à  la  religiosité. 

En  parcourant  la  collection  des  Entretiens  poli- 
tiques et  littéraires,  une  des  plus  intéressantes  re- 
vues de  la  génération  symboliste,  mon  attention 

23 


398  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

fut  attirée  par  une  étude  signée  Jean  Thorel.  Cet 
article,  paru  en  septembre  1801,  s'intitule  :  les 
Romantiques  allemands  et  les  Symbolistes  fran- 
çais. C'était  le  temps  où  les  critiques  officiels  affi- 
chaient un  beau  dédain  pour  les  manifestations 
poétiques  contemporaines.  Brunetière  seul  venait 
de  résumer  avec  clairvoyance  et  impartialité  les 
principes  esthétiques  de  la  jeune  école,  dans  un 
remarquable  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes 
qui  forma  depuis  l'avant-dernier  'chapitre  du 
tome  II  de  l'Évolution  lyrique. 

S'en  tenant  aux  conclusions  de  réminent  criti- 
que, M.  Jean  Thorel  se  propose  de  montrer  «  là 
ressemblance  frappante  que  présente  le  mouve- 
ment littéraire  qui  eut  un  retentissement  considé- 
rable en  Allemagne  à  la  fin  du  siècle  dernier  et 
au  commencement  de  celui-ci  ».  L'auteur  com- 
pare l'esthétique  du  romantisme  allemand  aux 
principes  d'art  enclos  dans  les  œuvres  de  nos 
modernes  lyriques,  et  dégage  les  points  communs 
entre  ces  deux  attitudes  littéraires.  Il  est  étrange 
que  cette  étude  qui,  étant  donné  la  période  trou- 
blée où  elle  parut,  atteste  une  lucidité  de  juge- 
ment peu  commune  et  une  sage  modération,  — 
n'ait  pas  été  plus  souvent  citée  et  commentée.  Nul 
autre  que  Jean  Thorel,  en  effet,  n'a  tenté  un  rap- 
prochement qui  me  semble  s'imposer.  Je  voudrais, 
puisque  l'occasion  se  présente,  marquer  à  mon 


Le  romantisme  allemand  et  le  symbolisme  français     399 

tour  l'étroit  rapport  qui  unit  dans  la  même  con- 
ception lyrique  les  poètes  de  la  génération  de 
Novalis  et  nos  symbolistes  français. 


I 


Les  symbolistes  diffèrent  de  Hugo  et  de  ses  dis- 
ciples précisément  dans  la  mesure  où  ils  se  rap- 
prochent des  contemporains  de  Novalis.  C'est 
avouer  qu'entre  le  romantisme  français  et  le  ro- 
mantisme allemand  il  n'existe  guère  que  des  oppo- 
sitions et  la  plupart  fondamentales.  Aujourd'hui 
que  Fhistoire  des  littératures  comparées  a  fait 
de  grands  progrès,  on  commence  à  s'en  rendre 
compte. 

Les  romantiques  français  n'ont  connu  ni  les  ro- 
mantiques allemands  ni  le  romantisme  allemand  ; 
je  veux  dire  ni  les  hommes  d'outre-Rhin  ni  leurs 
doctrines. 

De  fait,  pour  la  génération  de  1830,  quels  sont 
les  romantiques  allemands  ?Gœthe  et  Schiller.  Or, 
ni  l'auteur  de  Werther  ni  celui  des  /irigands  ne 
font  partie  do  la  période  qu'on  nomme  communé- 
ment le  romantisme  allemand.  Ils  appartiennent 
tous  deux  à  cette  époque  de  transition  connue 
sous  le  nom  de  Sturm  and  Drang,  qui  réagit  con- 
tre le  rationalisme,  YAufklœrung,  et  qui  prépare 


400 


L  ATTITUDE    DU    LYIUSMK    l'.ONTK.Ml'OMAIN 


le  vrai  romantisme.  Aussi  bien  Gœthe  et  Schiller 
sont  des  classiques  et  la  génération  allemande  de 
1795,  après  les  avoir  pris  pour  modèles,  les  aban- 
donne. 

Cette  génération  de  1795  se  compose  princi- 
palement de  Novalis,  de  Tieck,  des  Schlegel.  Ce 
brillant  triumvirat  se  met  d'abord  à  la  remorque 
de  Gœthe.  Le  Wilhelm  Meister  de  celui-ci  eut 
une  profonde  influence  sur  Fauteur  à' Henri  dOf- 
terdingen  l.  Influence  d'ailleurs  brève.  Les  jeunes 
romantiques  ne  tardent  pas  à  se  sentir  mal  à  Taise 
avec  la  grandeur  un  peu  froide  de  Gœthe  l'Olym- 
pien. Novalis  finit  par  traiter  Wilhelm  Meister 
de  «  Candide  dirigé  contre  la  poésie  ».  La  plu- 
part des  œuvres  de  Gœthe  apparaissent  aux  ro- 
mantiques allemands  douées  des  qualités  «  qui 
caractérisent  les  marchandises  des  Anglais,  très 
simples,  élégantes,  commodes  et  durables  >.  Si 
Wilhelm  Meister  est  qualifié  «  d'évangile  d'éco- 
nomie politique  »,  les  poésies  de  Schiller  sont,  à 
leur  tour,  appelées  «  de  jolies  superfluités  ». 

C'est  que  l'idéal  d'art  des  jeunes  romantiques 
d'outre -Rhin  est  fort  élevé.  Tout  en  reconnais- 
sant à  Gœthe  et  à  Schiller  des  qualités  poétiques 
éminentes,  ces  réformateurs  intransigeants  aspi- 


1.  MM.   Georges  Polti  et  Paul  Morisse  nous  ont  donné-une 
«bonne  traduction  française  du  roman  de  Novalis. 


LE  ROMANTISME  ALLEMAND  ET  LE  SYMBOLISME  FRANÇAIS       401 

rent  à  un  lyrisme  plus  évocateur,  plus  subjectif, 
plus  inspiré  et,  pour  tout  dire,  plus  intuitif.  En- 
tre la  réalité  et  la  poésie,  pour  Novalis,  en  qui 
s'incarne  tout  le  romantisme,  il  n'est  pas  de  dif- 
férence. Plus  une  chose  est  poétique,  déclare- 
t-il,  plus  elle  est  vraie.  La  poésie  est  le  réel  ab- 
solu. «  Die  poésie  ist  das  œcht  absolut  Réelle.  Dies 
ist  der  Kern  meiner  Philosophie.  Je  poetische,  je 
wahrer.  »  Cette  conception  de  la  poésie  repose 
elle-même  sur  une  doctrine  métaphysique  et  une 
critique  de  la  connaissance. 

Ce  qui  caractérise  en  effet  le  romantisme  alle- 
mand, c'est  l'influence  exercée  par  la  philosophie 
sur  les  lettres.  En  1794,  Fichte  professe  et  publie 
sa  Théorie  de  la  science.  Cet  ouvrage  est  une  date 
dans  l'histoire  du  romantisme.  Les  jeunes  poètes 
jusque-là  oscillent  entre  Gœthe  et  Schiller.  Mal 
satisfaits  du  lyrisme  un  peu  didactique  et  pure- 
ment intellectuel  de  l'un  et  de  l'autre,  ils  trou- 
vent dans  la  Wissenschaftslehre  la  synthèse  de 
leurs  aspirations  inconscientes.  Fichte  fut  le  Berg- 
son de  sa  génération. 

Par  son  idéalisme  absolu  et  suggestif,  la  Wis- 
senschaflslere  libère  le  moi  de  toutes  les  contrain- 
tes, de  toutes  les  entraves  contingentes.  La  na- 
ture, les  choses,  c'est  l'esprit  qui  s'objective  en 
prenant  conscience  de  lui-même,  mais  la  «  chose 
en  soi  »   niée  par  Kant,  c'est  le  moi*  subjectif, 


402 


créateur  de  tout,  souverain  maître.  Par  ainsi  le 
moi,  la  personne  acquièrent  une  puissance  illi- 
mitée. «  Ge  qui  est  primitif,  irréductible,  absolu, 
c'est  le  Moi,  déclare  M.  Spenlé  *,  qui  paraphrase 
Fichte  ;  le  monde  sensible  n'existe  qu'autant 
qu'il  s'oppose  à  ce  moi  et  le  limite.  » 

Cette  métaphysique  qui  biffe  résolument  la  réa- 
lité extérieure  et  qui  donne  au  moi  créateur  une 
autonomie  absolue  fut  accueillie  avec  enthou- 
siasme. «  Qu'on  suive,  déclare  M.  Rouge  %  l'évo- 
lution de  Frédéric  Schlegel  le  critique,  de  Baa- 
der  le  physicien,  de  Novalis  le  poète,  ou  de 
Schleiermacher  le  théologien,  on  les  voit  tous 
tourmentés  d'une  même  soif  de  connaissance  to- 
tale, absolue,  définitive.  »  La  formule  de  la  nou- 
velle esthétique  était  trouvée.  Il  s'agissait,  pour 
la  jeune  génération,  avide  de  poésie,  de  mettre 
à  la  place  des  vieux  concepts  rationalistes  un 
idéalisme  intérieur,  un  moi  profond  qui  porlc  <  n 
lui  sa  foi,  sorte  de  démiurge  capable  de  tout 
éclairer  de  sa  lumière  propre. 

La  doctrine  de  Fichte  mettait  aussi  en  déroute 
le  vieil  intellectualisme  abstrait  et  proposait  une 
nouvelle  théorie  de  la  connaissance,  très  féconde 

1.  E.  Spenlé.  Novalis.  Essai  sur  l'idéalisme  romantique  en 
Allemagne.  Hachette. 

2.  Rouge.  Frédéric  Schlegel  et  la  genèse  du  romantisme 
allemand.  Fontemoing. 


LE    ROMANTISME   ALLEMAND  ET  LE   SYMBOLISME  FRANÇAIS       403 

en  aperçus  lyriques  de  toute  nature.  Fichte,  avec 
Jacobi,  distingue  entre  l'entendement  (Verstand), 
faculté  improductrrce,  inerte  de  l'esprit,  déclare 
l'auteur  de  la  Doctrine  de  la  Science,  réceptacle 
de  tout  ce  qui  est  et  sera  déterminé  par  la  raison, 
—  et  la  raison  (Vernunft),  «  sorte  de  faculté 
métaphysique,  supra-sensible  et  supra-intellec- 
tuelle »,qui  se  rapproche  fort  de  ce  que  M.  Berg- 
son nomme  intuition, 

A  leur  tour,  Novalis  et  les  romantiques  alle- 
mands marquent  quelle  différence  de  nature  et 
non  plus  de  degré  sépare  l'entendement  discur- 
sif ou  faculté  d'assembler  des  rapports  et  l'acti- 
vité créatrice  de  l'esprit.  «  Kant  n'est  plus  à  la 
hauteur  »,  écrit  l'auteur  des  Hymnes  à  la  Nuit, 
et  il  ajoute  :  «  Il  ne  serait  pas  impossible  que 
Fichte  fût  l'inventeur  d'une  manière  toute  nou- 
velle de  penser  qui  n'a  pas  encore  de  nom  dans 
la  langue  courante.  Peut-être  l'inventeur  lui- 
môme  n'est-il  pas  sur  son  propre  instrument 
l'exécutant  le  plus  habile  et  le  plus  ingénieux, 
encore  que  je  n'affirme  pas  la  chose.  Mais  il  est 
vraisemblable  qu'il  se  rencontrera  des  hommes 
qui  sauront  mieux  «  fichtiser  »  que  Fichte  »  (die 
weit  besser  fichtisiren  vverden,  als  Fichte). 

En  parlant  ainsi  Novalis  songeait  à  lui-même 
et  à  ses  amis  qui  cherchaient  l'essence  de  la  poé- 
sie dans  l'exaltation  du  moi  et  l'intuitionnisme  ou 


404 


L  ATTITUDE    DU    LYRISME   CONTEMPORAIN 


idéalisme  intégral.  Bientôt,  en  effet,  la  philoso- 
phie protestante  de  Fichte,  son  retour  à  un  ratio- 
nalisme ahstrait  ne  satisfont  plus  les  jeunes  ro- 
mantiques. On  se  tourne  alors  vers  Jacobi  et 
Schelling,  dont  la  doctrine  prête  davantage  aux 
applications  lyriques.  Les  poètes  de  1795  ne  se 
contentent  pas  de  tourner  en  ridicule  ce  que  No- 
valis  nomme  «  l'intellect  pétrifiant  »  ;  ils  rem- 
placent le  mot  Vermmft  par  celui  de  Gemiïth.  Au 
centre  du  moi  ils  installent  le  cœur,  avec  tout  ce 
que  ce  mot  comporte  de  sens  intuitif  et  émotion- 
nel. Parti  de  la  philosophie  de  Fichte,  Novalis  en 
vient  à  diviniser  le  moi  esthétique,  à  en  faire  la 
substance  de  toute  réalité.  «  Son  génie  poétique 
exige  que  le  fond  de  la  Nature  soit  Génie  et  Poé- 
sie »,  déclare  M.  Delacroix  l.  Entendue  de  la  sorte, 
la  poésie,  émanatiou  du  moi  subjectif  et  sentiment 
pur,  doit  nous  mener  plus  près  de  l'âme  des  cho- 
ses que  ne  le  fait  l'intelligence  constructive. 

Cet  idéalisme  transcendant,  de  caractère  émo- 
tionnel et  diffus,  ce  subjectivisme  poétique,  cet 
intuitionnisme  lyrique  est  la  base  de  l'esthétique 
romantique  d'outre-Rhin.  Et  l'on  voit  à  présent 
quel  abîme  sépare  nos  poètes  de  1830  des  artistes 
de  1795. 


1.  H.  Delacroix.  Novalis.  La  formation  de   Vidéal  magique. 
Bévue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1903. 


LE  ROMANTISME   ALLEMAND  ET  LE  SYMBOLISME  FRANÇAIS       405 

Outre  que  le  romantisme  français  n'a  pas  connu 
les  hommes  et  les  œuvres  d'outre-Rhin,  il  a  tota- 
lement ignoré  les  doctrines  du  romantisme  alle- 
mand. Sans  doute  l'école  de  1830  exalte  aussi 
l'individualisme  et  le  sentiment  poétique,  mais  il 
manquera  toujours  à  l'esthétique  de  Hugo  ce  fon- 
dement métaphysique  qui  constitue  l'originalité 
du  romantisme  allemand.  Lorsque  Nova  lis  parle 
du  sentiment,  il  entend  une  lumière  supérieure 
à  la  clarté  de  la  raison,  capable  d'éclairer  les  pro- 
fondeurs de  notre  moi  absolu  et  de  faire  rayon- 
ner en  notre  esprit  les  plus  hauts  sommets  de 
FÊtre.  Il  s'agit  là  d'une  faculté  nouvelle,  source 
de  connaissance  immédiate,  dont  le  fondement 
est  métaphysique  et  qui  a  pour  but  de  révéler 
l'inconnaissable.  Cette  théorie  fait  le  fond  de  la 
philosophie  de  Jacobi. 

Au  contraire,  lorsque  Hugo  parle  du  sentiment, 
il  entend  ce  mot  dans  un  sens  beaucoup  plus 
simple  et  purement  affectif.  Les  deux  romantis- 
mes  combattent  l'un  et  l'autre  au  nom  de  la  na- 
ture, mais  pour  les  Allemands  la  nature  c'est 
Pintuition  et  l'âme  ;  pour  Hugo  il  ne  s'agit  que 
d'une  réaction  contre  l'idéal  classique  et  de  faire 
entrer  dans  l'art  Je  concept  de  liberté.  Les  roman- 
tiques français  n'ont  jamais  cherché  à  étayer  leur 
esthétique  sur  un  système  spéculatif  ou  sur  une 
théorie  de  la  connaissance.  Ils  traduisent  le  mot 

2.1. 


406  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

sentiment  par  celui  d'imagination  et  ne  s'effor- 
cent pas  d'identifier  dans  la  même  substance 
l'idéal  et  le  réel.  Le  sentiment  n'est  pour  eux  que 
l'expression  de  la  fantaisie  individuelle,  le  pou- 
voir de  suivre  librement  les  caprices  de  l'esprit 
et  d'en  marquer  les  arabesques. 

La  répugnance  bien  connue  des  Français  pour 
toute  spéculation  métaphysique  un  peu  poussée 
interdisait  à  nos  poètes  de  1830  la  compréhension 
de  l'esthétique  allemande.  A  ce  propos,  le  livre 
de  M""  de  Staël  apparaît  une  exception  dans 
l'histoire  littéraire  du  début  du  xixe  siècle.  Encore 
que  De  l'Allemagne  soit  un  livre  de  vulgarisation 
et  qu'on  puisse  le  comparer  aux  interviews  d'un 
Jules  Huret,  par  exemple,  cet  ouvrage,  beaucoup 
trop  fort,  bien  trop  riche  d'idées  spéculatives,  ne 
pouvait  être  assimilé  d'un  trait  par  les  cerveaux 
primesautiers  de  nos  poètes.  Le  livre  impres- 
sionna par  les  détails,  bien  plus  que  par  le  fond 
même  des  théories  exposées.  Nos  romantiques 
français  ne  virent  dans  le  mouvement  littéraire 
allemand  que  l'exaltation  du  gothique  et  qu'un 
retour  enthousiaste  aux  légendes  du  moyen  âge. 
Toute  la  partie  essentielle,  c'est-à-dire  la  philo- 
sophie transcendante  du  moi,  la  méthode  intui- 
tive et  Tidéalisme  lyricjue  leur  échappa. 

Par  romantisme  allemand  le  cénacle  de  Hugo 
entend  Gœthe  et  Schiller  qui  ne  sont  plus  roman- 


LE    ROMANTISME  ALLEMAND  ET  LE   SYMBOLISME  FRANÇAIS       407 

tiques,  encore  les  connaît-on  fort  mal.  On  a  des 
notions,  il  est  vrai,  de  leur  théâtre,  et  c'est  bien 
sur  notre  théâtre  que  l'influence  allemande  se  fait 
sentir.  Nous  sommes,  à  ce  point  de  vue,  créan- 
ciers d'un  Schiller,  vulgarisé  à  cette  époque  par 
Camille  Jordan.  Mais  que  dire  de  Faust  que  Ben- 
jamin Constant  appelle  une  «  dérision  »  et  que 
Mm'  de  Staël  nomme  «  un  rêve  »  ?  Quant  à  la  poé- 
sie allemande,  elle  est  entièrement  ignorée. 

Ainsi  donc,  entre  1820  et  1830,  comme  le  re- 
marque M.  Texte*,  la  littérature  allemande  est 
moins  pour  la  France  un  objet  d'imitation  qu'un 
instrument  d'émancipation.  On  n'entend  rien  à 
l'esprit  germain,  mais  on  sent  obscurément  que 
cette  littérature  étrangère  apporte  des  sentiments 
nouveaux  ;  aussi  l'aime-t-on  plus  qu'on  ne  la 
comprend. 

Ce  n'est  qu'après  1830  que  nous  acquérons  quel- 
ques notions  de  littérature  comparée  et  qu'on  lit 
la  poésie  lyrique  allemande,  grâce  à  Henri  Heine. 
Or,  ce  dernier  avait  plus  de  goût  pour  les  Fran- 
çais que  pour  ses  compatriotes,  aussi  les  a-t-il 
franchement  calomniés,  et  n'a-t-il  offert  à  nos 
poètes  qu'une  caricature  grossière  du  premier 
romantisme. 

Un  seul  Allemand  a  agi  sur  le  cénacle  de  Vic- 

1.  Joseph  Texte.  Étude»  de  littérature  européenne.  Colin. 


inS  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tor  Hugo  :  Hoffmann,  qui  ne  fait  d'ailleurs  pas 
partie  de  la  génération  de  Novalis.  Cet  homme 
étrange,  dont  la  vie  s'était  écoulée  entre  l'alcool 
et  le  rêve,  semblait  le  digne  fils  de  cette  Allema- 
gne qu'un  critique  a  appelée  la  patrie  des  hallu- 
cinations. «  Mieux  que  tout  autre,  écrit  M.  Texte, 
son  inquiet  génie  répondait  à  l'idée  que  se  fai- 
saient les  Nerval,  les  Musset,  de  l'inspiration  poé- 
tique. Personne  n'avait  mieux  réalisé  l'idéal  du 
poète  purement  sensitif,  de  celui  qui  passe  sa  vie 
dans  une  perpétuelle  oscillation  de  l'ironie  au 
mysticisme,  du  sarcasme  au  baquet  de  Mesmer  * .  » 
Ces  qualités  ne  pouvaient  manquer  d'enchanter 
nos  poètes,  alors  épris  de  fantastique  ;  aussi  peu 
de  livres  ont  eu  chez  nous,  à  cette  époque,  la 
vogue  des  Contes  d'Hoffmann. 

Somme  toute,  le  romantisme  français  ne  doit 
presque  rien  au  véritable  romantisme  allemand. 
Il  lui  a  emprunté  son  goût  pour  l'étrange,  son 
amour  du  gothique  et  de  la  légende,  mais  là  s'ar- 
rêtent ses  emprunts.  Les  poètes  de  1795  demeu- 
rèrent inconnus  en  France.  Jamais  les  contempo- 
rains de  Hugo  ne  se  seraient  entendus  avec 
Novalis,  disciple  de  Fichte  et  de  Schelling,  et 
n'auraient  accepté  cette  idée  de  l'auteur  des  Hym- 
nes à  la  Nuit  :  «  La  distinction  de  la  philosophie 

1.  J.  Texte,  op    cit.,  p.  23 î. 


I.E  ROMANTISME   ALLEMAND  ET   LE  SYMBOLISME  FRANÇAIS      409 

et  de  la  poésie  n'est  qu'apparente,  et  à  leur  com- 
mun préjudice.  »  Les  deux  esthétiques  ne  se  corn- 
pénètrent  pas. 


II 


Notre  génération  poétique  de  1885,  sans  avoir 
connu  à  fond  le  romantisme  allemand,  en  a  eu 
pourtant  des  notions  exactes.  C'est  à  cette  épo- 
que seulement  qu'il  faut  chercher  Finfluence 
exercée  en  France  par  Novalis  et  ses  contempo- 
rains 

Les  romantiques  allemands,  comme  nos  moder- 
nes symbolistes,  luttent  avec  la  même  énergie 
contre  un  rationalisme  étroit  et  un  positivisme 
anti-poétique.  Au  sortir  de  Fatmosphère  étouf- 
fante du  xvme  siècle  et  du  matérialisme  de  YAuf- 
klœrung,  les  jeunes  esprits  sentaient  le  besoin  de 
s'aérer,  de  respirer  plus  librement.  L'intellectua- 
lisme avait  réduit  sous  sa  loi  tous  les  élans  de 
l'âme  ;  le  cœur  ne  devait  pas  tarder  à  prendre 
sa  revanche.  De  même,  en  Franco,  le  natura- 
lisme d'un  Zola  et  le  positivisme  parnassien  sem- 
blent vouloir  tout  envahir  et  nous  déshabituer  du 
lyrisme  pur.  La  réforme  opérée  par  les  symbo- 
listes dans  le  domaine  poétique  fut  d'abord  une 
réaction  très  vive  contre  l'idéal,  un  peu  bas,  en 


410 


vogue  à  la  fin  du  xixe  siècle.  Ceci  est  trop  évi- 
dent et  connu  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insis- 
ter. Ajoutons  toutefois  que  le  parallélisme  qu'on 
observe  dans  les  tendances  intellectuelles  de  la 
période  romantique  se  retrouve  aussi  de  nos 
jours.  La  réaction  contre  l'intellectualisme  se 
produit  en  Allemagne  non  seulement  dans  la  poé- 
sie, mais  encore  dans  la  philosophie  avec  Fichte, 
Schelling  et  Jacobi.  Chez  nous  on  observe  cette 
même  direction  de  Fesprit  dans  tous  les  ordres 
de  Factivité  cérébrale,  dans  les  sciences  abstrai- 
tes, par  exemple,  avec  un  Poincaré,  dans  les 
sciences  naturelles  avec  un  Houssaye,  dans  la  mé- 
taphysique et  la  psychologie  avec  un  Boutroux 
et  surtout  un  Bergson,  le  Fichte  de  notre  géné- 
ration, répétons-le. 

Le  fondement  esthétique  du  symbolisme  re- 
pose, comme  celui  du  romantisme  allemand,  sur 
les  assises  de  l'idéalisme  transcendant.  On  se  rap- 
pelle les  principes  mille  fois  exposés  du  lyrisme 
contemporain  :  la  nature  est  un  état  d'âme; nous 
sommes  des  réceptacles  de  sensations  et  d'ima- 
ges que  nous  projetons  en  dehors  de  nous  par  des 
intuitions  immédiates  ;  les  choses  nous  intéres- 
sent moins  en  elles-mêmes  que  selon  les  vibra- 
tions de  notre  conscience  à  leur  occasion  ;  un 
paysage  est  notre  moi  qui  chante  de  certaine 
façon,  etc..  Dans  son  article  M.  Jean  Thorel  a 


LE  ROMANTISME  ALLEMAND  ET  LE   SYMBOLISME  FRANÇAIS       4i  1 

bien  noté  cette  influence  de  l'idéalisme,  entendu 
dans  son  sens  allemand,  et  non  plus  comme  une 
vague  aspiration  de  l'au-delà,  sur  notre  généra- 
*  tion.  «  Ce  que  la  Revue  Wagnérienne  et  la  Revue 
Indépendante,  écrit-il,  appelaient  philosophie  et 
littérature  wagnériennes,  ce  n'était  autre  chose 
que  l'idéalisme  fichtéen.  »  La  Revue  Wagnérienne 
en  effet,  —  dont  il  serait  curieux  de  dépouiller 
la  collection  —  eut  sur  les  poètes  symbolistes 
une  grande  autorité,  grâce  au  talent  si  averti  de 
M.  Téodor  de  Wyzevva.  De  plus,  les  deux  plus 
authentiques  ancêtres  du  symbolisme,  Villiers  de 
TIsIe-Adam  et  Stéphane  Mallarmé,  ont  toujours 
été  de  purs  fichtéens.  «  M.  Mallarmé,  écrivait 
M.  de  Wyzewa,  admet  la  réalité  du  monde,  mais 
il  Fadmet  comme  une  réalité  de  fiction.  Pour 
lui,  la  nature,  avec  ses  chatoyantes  féeries  et  les 
sociétés  humaines  effarées,  n'est  qu'un  rêve  de 
Pâme,  réel  certes,  mais  tous  les  rêves  ne  sont-ils 
point  réels,  et  notre  âme  est-elle  autre  chose 
qu'un  atelier  d'incessantes  fictions,  souveraine- 
ment joyeuses  lorsque  nous  avons  conscience  que 
c'est  nous  qui  les  créons?  »  D'autre  part,  Claire 
Lenoir  et  Axel  sont  pleins  de  phrases  fichtéen- 
nes  telles  que  :  «  Dieu  n'est  que  la  projection  de 
mon  esprit,  comme  toutes  choses  ;  je  ne  puis 
sortir  de  mon  esprit...  Tu  possèdes  l'être  réel 
de  toutes   choses  en  ta  pure  volonté...  Tu  n'es 


412 


que  ce  que  tu  penses...  Tu  crois  apprendre,  tu  te 
retrouves  ;  Funivers  n'est  qu'un  prétexte  à  ce 
développement  de  toute  conscience.  »  «  Pour  qui 
sait,  ajoute  M.  Jean  Thorel,  que  toute  l'oeuvre  de 
Villiers  de  FIsle-Adam,  comme  celle  de  M.  Sté- 
phane Mallarmé  sont  en  chaque  instant  péné- 
trées de  ce  sentiment  que  nous  venons  de  leur 
voir,  il  sera  facile  de  découvrir  des  traces  conti- 
nuelles de  l'importance  qu'eut  leur  autorité  sur 
la  plupart  des  symbolistes.  »  Rappelons  aussi 
pour  mémoire  que  la  première  traduction  des 
oeuvres  de  Novalis  est  due  à  Maeterlinck  et  que 
dans  le  Trésor  des  Humbles  se  trouve  un  brillant 
commentaire  de  l'idéalisme  allemand. 

Cet  idéalisme  dans  les  œuvres  symbolistes  n'est 
plus  un  simple  élan  sentimental,  mais  revêt  bien 
le  caractère  d'une  doctrine  définie,  qui  repose, 
comme  chez  Fichte  et  ses  disciples  littéraires, 
sur  une  théorie  de  la  connaissance.  A  côté  de 
l'intelligence  discursive,  les  poètes  contemporains 
admettent,  de  façon  plus  ou  moins  consciente, une 
faculté  lyrique  ayant  son  activité  propre  et  per- 
mettant d'avoir  de  l'univers  une  sorte  de  vision 
centrale  et  directe.  Cette  faculté,  que  les  Alle- 
mands nomment  Einfùhlung  et  qui  correspond 
à  ce  que  Bergson  appelle  intuition,  permet  au 
poète  de  penser  d'un  coup  tout  son  poème,  de 
s'intérioriser  dans  l'objet  de  son  chant,  jusqu'à 


LE  ROMANTISME    ALLEMAND  ET  LE    SYMBOLISME   FRANÇAIS       413 

cequeFexpression  de  ce  chant  soit  son  âme  même 
vécue  dans  le  temps  de  sa  conscience. 

D'autre  part  Fobjet  de  la  poésie  pour  les  ro- 
mantiques allemands,  comme  pour  les  symbolis- 
tes, est  d'exprimer  l'inexprimable,  tous  les  rap- 
ports secrets  qui  unissent  les  paysages  à  une  vie 
d'homme,  les  correspondances  intimes  entre  les 
objets  divers  qui  nous  entourent  et  notre  moi, 
l'ambiance  mystérieuse  où  baignent  nos  senti- 
ments, l'harmonieux  concert  et  les  polyphonies 
multiples  qui  se  jouent  dans  le  silence  de  nous- 
mêmes.  Novalis  se  proposait  précisément  dans 
ses  Hymnes  à  la  Nuit  de  chanter  ce  qui  échappe 
à  toute  représentation.  Les  symbolistes,  de  même, 
ont  voulu  dire  la  réalité  qui  se  dérobe  derrière 
les  phénomènes,  les  modulations  que  le  sentiment 
de  l'inconnaissable  déchaîne  en  nous. 

Rendre  ainsi  le  moi  à  la  «  volupté  vagabonde 
du  rêve  »,  c'était  de  part  et  d'autre  donner  d'a- 
bord comme  objet  à  la  poésie  la  poésie  même,  la 
poésie  dépouillée  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle, 
Fart  oratoire,  l'éloquence,  etc..  pour  n'accueillir 
que  des  pensées  et  des  sentiments  purement  lyri- 
ques et  repousser  une  esthétique  naturaliste  — 
je  ne  dis  pas  naturiste  —  c'est-à-dire  étroite,  in- 
complète, trop  plastique,  trop  formelle.  C'était 
aussi  parler  un  langage  éminemment  suggestif  et 
évocateur.  Les  romantiques  reprochaient  à  Gœ- 


414  L* ATTITUDE  DU    LYRISME    CONTEMPORAIN 

the  et  à  Schiller  de  couper  les  ailes  au  rêve,  de 
l'enfermer  dans  des  concepts  rigides,  de  perdre 
en  profondeur,  comme  l'écrit  M.  Jean  Thorel, 
«  tout  ce  qu'on  gagne  en  délimitation  »,  de  re- 
venir vers  le  fini,  alors  que  le  devoir  du  poète 
est  de  chercher  l'infini. Le  grief  fondamental  des 
symbolistes  contre  l'école  parnassienne  est  qu'elle 
ne  parvient  que  rarement  «  à  rien  suggérer  au 
delà  de  ce  qu'elle  dit,  ce  qui  la  met  par  consé- 
quent dans  l'impossibilité  d'exprimer  »  le  mys- 
tère des  bois,  la  joie  des  matins  clairs,  le  parfum 
particulier  de  tel  sentiment,  la  vie  latente  de 
l'âme  universelle. 

D'où  ici  et  là  un  désir  légitime  de  combinai- 
sons harmonieuses  plus  fines,  plus  discrètes,  plus 
matérielles.  M.  Jean  Thorel  écrit  avec  beaucoup 
d 'à-propos  : 


...  L'école  romantique  allemande  fut  maintes  fois 
appelée  école  musicale  par  les  critiques  d'outre-Rhin, 
qui  ne  manquèrent  pas  de  relever,  comme  il  nous 
serait  facile  à  nous-mêmes  de  le  faire  pour  les  sym- 
bolistes, l'abondance  d'oeuvres  dont  le  titre  est  em- 
prunté aux  termes  en  usage  dans  la  musique.  Et 
sans  doute  faut-il  croire  que  ces  préoccupations  ont 
prêté  un  charme  réel  à  l'œuvre  des  romantiques  al- 
lemands puisque  le  critique  Hettner,  que  ses  préfé- 
rences personnelles  ont  engagé  à  juger  le  groupe 


LE   ROMANTISME  ALLEMAND  ET  LE  SYMBOLISME  FRANÇAIS      4l5 

romantique  avec  un  peu  de  sévérité  s'est  vu  contraint, 
voulant  être  impartial,  d'avouer  que  tout  justement 
à  cause  de  cette  base  musicale  sur  quoi  elle  se  fonde, 
cette  poésie  vient  faire  vibrer  nos  cœurs  d'une  ma- 
nière saisissante  et  si  profonde,  si  gracieusement 
rieuse  ou  si  émouvante,  qu'on  a  peine  à  imaginer 
que  puisse  jamais  parvenir  à  un  résultat  aussi  in- 
tense une  poésie  plus  plastique,  fût-ce  même  celle 
des  plus  grands  poètes.  » 


De  la  musique  encore  et  toujours 
Que  ton  vers  soit  la  chose  envolée... 


s'écria  Verlaine  sûr  d'être  entendu  de  sa  généra- 
tion. Un  lyrisme  ainsi  compris,  une  poésie  d'états 
d'âme  où  s'unissent  les  rapports  secrets  du  sen- 
sible et  de  Tintelligible,  où  Ton  veut  atteindre 
l'essence  dont  les  manifestations  se  jouent  à  la 
surface  des  choses  »,  réclament  des  modes  d'ex- 
pression plus  souples  et  variés,  un  langage  moins 
objectif,  des  termes,  si  j'ose  dire,  plus  immanents, 
des  images  entièrement  recréées  qui  clichent 
sans  la  figer  la  sensation.  D'où  les  réformes  mé- 
triques tentées  par  les  romantiques  allemands 
et*les  symbolistes.  M.  Sponlé,  dans  son  très  éru- 
dit  ouvrage  sur  Novalis,  fait  remarquer  que  le 
troisième  en  entier  et  le  début  du  quatrième  des 
Hymnes  à  la  Nuit  sont  écrits  en  prose  rythmée. 


416  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

De  cette  prose  rythmée,  ajoute  le  critique  l,  on 
voit  se  dégager  peu  à  peu  une  forme  lyrique  dif- 
férente :  le  vers  libre.  Et  M.  Spenlé  nous  cite 
une  très  intéressante  lettre  de  Novalis  adressée 
à  Schlegel  en  janvier  1798.  Novalis  rêve  d'un 
rythme  plus  malléable  et  d'une  métrique  plus 
subtile. 

La  poésie,  dit-il,  semble  ici  se  relâcher  de  ses  exi- 
gences, devenir  plus  docile  et  plus  souple.  Mais  celui 
qui  tentera  l'expérience  dans  ce  genre  s'apercevra 
bien  vite  combien  cela  est  difficile  à  réaliser  sous 
celte  forme.  Cette  poésie  plus  large  (dièse  erweiterte 
Poésie)  est  précisément  le  problème  le  plus  élevé  du 
compositeur  poète,  un  problème  qui  ne  peut  être  ré- 
solu que  par  approximation  et  qui  est  déjà  du  do- 
maine de  la  poésie  supérieure...  Ici  s'ouvre  un  champ 
illimité,  un  domaine  vraiment  infini.  On  pourrait  ap- 
peler cette  poésie  supérieure  :  la  poésie  de  l'Infini. 

Les  symbolistes  ont,  à  leur  tour,  cherché  un 
rythme  en  adéquation  avec  leur  esthétique,  «  un 
rythme  basé  réellement  sur  les  sensations  audi- 
tives produites  par  la  lecture  normale  du  vers,  et 
une  combinaison  plus  consciente,  sinon  plus  sa- 
vante, des  effets  d'harmonie  qu'on  ne  remarquait 
guère  jusqu'ici  qu'à  la  rime,  et  que  pourtant  il 

1.  Cf.  E  Spenlé,  op.  cit  ,  p.  84. 


\ 


LE  ROMANTISME  ALLEMAND  ET  LE  SYMBOLISME  FRANÇAIS       4i7 

serait  facile  d'analyser  dans  leur  belle  complexité 
chez  les  grands  poètes  antérieurs  qui  les  ont  pro- 
duits, tous  d'instinct  et  par  la  seule  vertu  de 
leur  génie  *  ».  On  sait  la  fortune  du  vers  libre  et 
à  quel  point  nos  poètes  l'utilisèrent.  La  réforme 
prosodique  est,  sinon  un  fait  accompli,  du  moins 
passé  en  usage  dans  le  lyrisme  contemporain. 
La  pensée  ne  doit  plus  s'astreindre  à  une  forme 
poétique  préétablie,  mais  créer  son  propre  mou- 
vement, son  rythme  exact,  ses  accents  variés,  ses 
temps  forts  et  faibles  qui  dessinent  sa  grâce  si- 
nueuse et  son  dynamisme  intérieur. 

Un  autre  rapprochement  s'impose  :  le  goût 
commun  des  romantiques  allemands  et  des  sym- 
bolistes pour  la  légende,  le  folklore,  la  chanson 
populaire,  la  fable,  ce  que  les  poètes  d'outre-Rhin 
nomment  le  Maerchen.  Si  ce  dernier  revêt  de 
préférence  le  caractère  du  mythe  platonicien 
chez  Novalis  et  ses  émules,  le  Maerchen  emprunte 
davantage  chez  nos  poètes  son  inspiration  aux 
sources  populaires,  aux  chants  naïfs  du  Moyen 
Age  ou  de  nos  provinces.  Ce  qui,  selon  Schlegel, 
donnait  le  plus  de  valeur  à  la  poésie  antique, 
c'était  la  beauté  des  mythes  qu'elle  avait  enfan- 
tés; et  le  poète  qu'il  prisait  le  plus  de  l'antiquité 
c'était  Dante,   à    cause   du    merveilleux   monde 

J.  Cf.  Jean  Thorel,  op.  cit.,  p.  105. 


418  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

d'images  et  de  légendes  qu'il  avait  su  créer  K  On 
trouvera  dans  le  livre  de  M.  Robert  de  Souza  : 
la  Poésie  populaire  et  le  lyrisme  sentimental,  l'es- 
sentiel des  préoccupations  lyriques  de  nos  poètes 
modernes  à  ce  sujet.  Tous,  plus  ou  moins,  mais 
tous  ont  cru  bon  d'aller  se  retremper  à  la  source 
du  mythe  populaire  et  d'y  puiser  une  inspiration 
plus  fraîche  et  plus  libre.  Alors  que  les  parnas- 
siens ne  se  servaient  de  ces  légendes  «  que  coin  me 
d'ornements  agréables,  sans  avoir  conscience  de 
leur  sens  profond  »  ',  les  symbolistes  y  ont  dé- 
couvert une  précieuse  mine  de  rêve,  et  de  vérité 
sentimentale  intense.  L'humanité  dans  sa  jeu- 
nesse fut  attentive  au  mystère  des  choses,  et  ce 
mystère,  ce  sentiment  de  l'ineffable,  elle  l'exprima 
dans  ses  chansons  souples,  dans  ses  complaintes 
pleines  de  fraîcheur  et  d'âme.  En  retournant  aux 
origines  du  lyrisme  pur,  dépouillé  d'artifice,  le 
symbolisme  nous  a  libérés  d'une  poésie  factice, 
nous  a  fait  revivre  des  heures  bienheureuses. 
L'illusion  a  extrait  de  l'Inconscient  une  poésie 
sentimentale  et  très  prenante. 

1.  Novalis  écrit  de  son  côté  :  <  Le  Maerchen  est  comme  un 
rôve  épars  ;  un  ensemble  de  merveilleuses  choses  et  d*événe- 
raents,  une  fantaisie  musicale,  les  sons  harmonieux  d'une  harpe 
d'Eole,  la  nature  même.  »  Il  dit  encore  :  c  Ailes  poetische 
rnuss  m<erchenhaft  sein.  » 

2.  Cf.  A  Beaunier.  La  Poésie  Nouvelle.  (Mercure  de  France, 
p.  22.) 


Le  romantisme  allemand  et  le  symbolisme  français     419 

Il  importe  de  signaler  encore  deux  points  de 
contact  entre  la  mentalité  des  romantiques  alle- 
mands et  celle  des  symbolistes,  je  veux  parler  de 
Tironie  et  du  sentiment  religieux. 

L'ironie  est  presque  un  dogme  dans  l'esthéti- 
que de  Novalis  et  surtout  chez  Schlegel,  elle  fait 
partie  intégrante  du  rêve,  car  «  l'humour  nous 
présente,  dans  un  alliage  imprévu,  la*  nature 
mêlée  à  l'esprit,  le  conscient  uni  à  l'automatique, 
tous  deux  à  la  fois  contrastants  et  identiques  ». 
M.  Spenlé  ajoute  :  «  L'ironie  romantique,  issue, 
comme  le  pessimisme,  de  l'idéalisme  philosophi- 
que, est  donc  l'intuition  d'une  contradiction 
initiale  de  l'Être,  le  sentiment  de  l'universelle 
illusion  ».  Ne  prenons  pas  le  monde  au  sérieux, 
dit  en  substance  Novalis,  car  il  n'est  qu'un  en- 
semble de  phénomènes,  de  symboles,  derrière 
lesquels  se  cache  la  réalité.  Il  importe  que  l'artiste 
demeure  au-dessus  de  son  œuvre,  la  domine,  et 
qu'on  sente  qu'il  joue.  Si  l'auteur  des  Disciples  à 
Sais  s'est  attaqué  au  Wilhclm  Meister  de  Gœthe 
et  a  cru  le  dépasser  par  son  Henri  d'Ofterdingcn, 
il  a  commencé  par  l'aimer  passionnément.  Ce 
qu'il  admire  tout  d'abord  dans  le  célèbre  roman, 
c'est  justement  l'art  de  traiter  avec  la  môme  iro- 
nie les  faits  vulgaires  et  les  faits  importants  et 
d'employer  une  forme  capricieuse  et  imprévue. 

Victor  Hugo,  dans  sa  théorie  du  grotesque,  n'a 


420  l'attitude  du  lyrisme  contempoh ai\ 

nullement  pressenti  ce  genre  d'humour  où  les 
larmes  et  le  rire  se  mêlent  de  façon  si  vivante  et 
cruelle.  «  L'humour,  dit  Hettner,  est  le  plus  bel 
enfant  de  la  douleur  et  de  la  mélancolie.  »  La 
génération  symboliste  a  bien  vu  tout  le  parti  à 
tirer  de  cette  attitude  curieuse  et  difficile  à  défi- 
nir. Villiers  de  Flsle-Adam,  Rimbaud,  Jules  La- 
forgue ,*Verlaine  et  bien  d'autres  ont  mêlé  de  façon 
étroite  l'ironie  au  lyrisme  et  semblent  donner 
raison  à  cette  phrase  de  ïieck  :  «  L'ironie  est  le 
parachèvement  de  toute  œuvre  d'art,  c'est  cet 
esprit  sublimé  qui  plane  à  Taise  sur  le  tout  et 
joue  librement  avec  lui.»  Mais  si  l'ironie  allemande, 
comme  toute  l'esthétique  d'outre-Rhin,  repose  sur 
une  conception  métaphysique,  il  faudrait  peut-être 
chercher  les  causes  de  l'humour  symboliste  dans 
une  réaction  légitime  contre  le  sentimentalisme 
veule  de  notre  époque  où  les  idées  philanthropi- 
ques ont  fait  d'énormes  ravages.  «  Pour  éloigner 
le  bourgeois,  dit  Jules  Laforgue,  se  cuirasser  d'un 
peu  de  fumisme  extérieur  »,  et  le  bourgeois  c'est 
la  société  larmoyante  contemporaine,  cette  «  vaste 
entreprise  de  pâtes  alimentaires  »,  c'est  la  démo- 
cratie humanitaire  et  bête,  devant  laquelle  le 
poète  a  peur  de  s'abandonner.  Ces  causes  de  notre 
ironie  actuelle  seraient  curieuses  à  approfc  »dir. 
Notons  seulement  au  passage  la  note  très  parti- 
culière, le  son  très  neuf  de  cette  ironie  introduite 


LE  ROMANTISME  ALLEMAND  ET   LE  SYMBOLISME   FRANÇAIS       421 

dans  notre  lyrisme  et  faisant  corps  avec  lui.  Un 
excellent  critique  allemand,  M.  Paul  Renier,  nous 
dit  M.  Jean  Thorel,  dans  une  étude  sur  les  ten- 
dances actuelles  de  notre  littérature,  a  très  bien 
établi  la  différence  entre  l'humour  contemporain 
et  l'ironie  d'un  Heine,  par  exemple.  «  Dans  Heine, 
le  sentiment,  la  fantaisie  et  Fironie  dominent 
chacun  à  son  tour,  Vun  chassant  Vautre  :  chez 
Laforgue,  au  contraire,  les  trois  ennemis  sont  ré- 
conciliés et  s'en  vont  constamment  la  main  dans 
la  main,  sans  qu'aucun  cesse  un  seul  instant  de 
faire  sa  partie  dans  le  concert  de  l'œuvre.  » 

Quaut  au  sentiment  religieux,  on  pressent  que 
nous  devions  le  retrouver  chez  les  romantiques 
allemands  et  nos  poètes  contemporains,  car  il 
découle  des  principes  que  nous  avons  reconnus 
communs  à  ces  deux  générations.  Une  telle  façon 
de  concevoir  le  lyrisme  :  intuition,  subjectivisme, 
évocation  d'une  réalité  intérieure  a  de  grandes 
ressemblances  avec  le  phénomène  psychologique 
décrit  sous  le  nom  de  foi,  et  que  certains  auteurs 
ont  défini  un  «  état  lyrique  ».  Cette  esthétique  est 
propice  aux  élans  de  l'Ame  et  développe  chez 
l'artiste  une  sorte  ({'aspiration  plus  ou  moins  mys- 
tique. 

On  sait  que,  pour  Novalis,  l'intuition  ou  la  foi 
surpasse  en  dignité  la  raison.  Chaque  romantique 
voulut  avoir  ses  visions,  ses  extases,  ses  révéla- 

21 


422  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

tions.  C'est  le  triomphe  des  sectes  d'illuministos 
et  (Tésotériques.  L'influence  de  Boehme  est  pal- 
pable dans  les  œuvres  de  la  génération  de  1795. 
Un  mot  résume  ce  mouvement  idéaliste  :  la  reli- 
giosité, qui  éveille  «  la  .nostalgie  de  nous  perdre 
et  de  nous  dissoudre  dans  quelque  chose  de  plus 
grand  que  nous  ».  Schleiermacher,  écrivait  Nova- 
lis,  «  a  annoncé  une  sorte  d'amour  de  la  religion, 
une  religion  esthétique,  presque  une  religion  à 
l'usage  de  l'artiste  qui  a  le  culte  de  la  beauté  et 
de  l'idéal  ».  De  cette  époque  datent  les  Hymnes 
spirituelles  de  Novalis,  les  effusions  de  Schlegel, 
de  Tieck  et  de  Schelling,  l'école  allemande  de 
peinture,  dite  école  chrétienne,  qui  donne  comme 
unique  fondement  à  l'art  l'inspiration,  laquelle 
n'est  possible  qu'à  ceux  qui  ont  la  foi. 

Ce  courant  spiritualiste  existe  d'une  façon  ca- 
ractérisée chez  les  symbolistes.  Il  serait  facile  de 
réunir  mille  traces  de  religiosité  dans  les  œuvres 
de  notre  époque. Il  suffit  de  rappeler  les  premiers 
ouvrages  de  Maeterlinck,  ses  traductions  de  Ruys- 
broeck,son  Trésor  des  Humbles  imprégné  de  mys- 
ticité ;  les  élévations  spirituelles  de  Verlaine  dans 
Sagesse  ;  les  prières  de  Max  Elskamp  ;  •"'  imour 
divin  de  Vielé-Griffin  ;  l'ésotérisme  d'un  Voiliers 
de  l'Isle-Adam,  etc.,  autant  de  réalisations  sur 
le  plan  sentimental  des  idées  esthétiques  ac- 
tuelles.- 


LE   ROMANTISME  ALLBMAND  ET  LE   SYMBOLISME  FRANÇAIS      423 

Ces  quelques  rapprochements  entre  les  roman- 
tiques allemands  et  les  poètes  de  la  génération  de 
1885  aident  à  mieux  saisir  le  parallélisme  de  deux 
esthétiques  développées  à  près  d'un  siècle  de  dis- 
tance. Il  a  fallu  chez  nous  une  double  réaction  : 
et  contre  le  romantisme  de  1830  trop  superficiel, 
trop  purement  imaginatif,  et  contre  Fattitude  po- 
sitiviste des  parnassiens,  pour  amener  notre  poé- 
sie à  une  plus  profonde  compréhension  des  lois 
du  lyrisme.  Ainsi,  l'histoire  littéraire  nous  offre 
mille  corsi  et  ricorsi  entre  le  naturalisme  et  l'idéa- 
lisme interprétés  selon  le  génie  des  races  et  le 
goût  particulier  des  générations  ;  de  même  qu'à 
une  époque  musicale  où  l'harmonie  prédomine, 
succède  une  autre,  amie  de  la  mélodie.  Chaque 
idéal  d'art  est  représentatif  d'une  manière  géné- 
rale de  penser.  En  s'acheminant  dans  la  voie  que 
nous  avons  indiquée,  à  la  suite  du  romantisme 
allemand,  mais  en  imprimant  aux  œuvres  le  ca- 
chet de  notre  esprit  national,  le  lyrisme  contem- 
porain dévoile  tout  un  pan  de  l'âme  moderne. 
L'avenir  dira  combien  de  temps  durera  et  quelles 
œuvres  honoreront  cette  mentalité. 


LA    PHILOSOPHIE   DE    M.    BERGSON 
ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN 


Personnalité  de  M.  Bergson.  L'opportunité  de  sa  doc- 
trine et  ses  correspondances  avec  le  lyrisme  con- 
temporain. 

I.  —  Critique  bergsonienne  des  théories  mécanistes. 
La  réaction  symboliste  contre  le  naturalisme  parnas- 
sien accuse  les  mêmes  préoccupations, 

II.  —  Bergson  et  les  symbolistes  combattent  l'ancien 
intellectualisme  et  l'abstraction. 

Deux  sortes  de  conscience.  A  travers  les  formes  con- 
ventionnelles des  concepts  Bergson  et  symbolistes 
discernent  une  vie  plus  riche,  plus  intérieure,  un  moi 
fondamental,  concret  et  dynamique. 

III.  —  Même  méthode  créatrice:  l'intuition.  A  *  ce 
propos  en  quoi  le  mot  symbolisme  est  mal  et  bien 
choisi.  —  Le  langage  et  les  images  accumulées. 

IV.  —  Résumé  et  conclusion. 


L'influence  de  la  philosophie  de  M.  Bergson  sur 
ma  génération  n'est  comparable  qu'à  celle  exer- 
cée par  Descartes  sur  Malebranche  ou  par  Hume 
sur  Kant.  Si  Ton  préfère  une  image  plus  rappro- 


LA  PHILOSOPHIE   ET   LE   LYRISME  CONTEMPORAIN         425 

chée,  je  dirai  que  les  Données  immédiates  de  la 
Conscience  et  Matière  et  Mémoire  jouèrent  à  Forée 
du  xx*  siècle,  un  rôle  analogue  à  celui  qu'eut 
Y  Allemagne  de  Mme  de  Staël  sur  les  premiers  ro- 
mantiques français. 

Du  fond  de  nos  lycées  et  de  nos  collèges,  où 
nous  achevions  d'assez  pauvres  études,  la  nou- 
veauté de  cette  doctrine  vivante,  riche  de  sens 
concret  et  présentée  avec  grâce  nous  faisait  pal- 
piter d'émotion,  au  sortir  de  lectures  desséchan- 
tes. Mais  ce  ne  fut  qu'une  fois  émancipés  du  bac- 
calauréat et  en  quête  des  lauriers  suprêmes  — 
licence  et  agrégation  —  que  notre  esprit  plus 
exercé,  plus  exigeant  aussi,  goûta  tout  le  charme 
de  ces  délicates  et  profondes  analyses  psycholo- 
giques, toute  la  saveur  d'une  métaphysique  «  po- 
sitive »,  dégagée  d'intellectualisme. 

Dans  le  silence  studieux  de  nos  chambres 
d'étudiants,  tandis  que  dos  fronts  s'inclinaient 
sous  la  lumière  dorée  de  la  petite  lampe  fami- 
lière, cette  philosophie,  intérieure  ainsi  qu'un 
poème  et,  si  j'ose  dire,  symphonique,  troublait 
délicieusement  nos  esprits,  comme  l'haleine  du 
printemps  qui  nous  arrivait  du  Luxembourg  par 
nos  fenêtres  ouvertes. 

A  l'âge  où  les  idées  pénètrent  dans  l'esprit  sous 
forme  d'enthousiasmes,  ces  notions  dynamiques 
de  durée  qualitative,  de  continu  hétérogène,  d'é- 

2i. 


426 


tats  de  conscience  multiples  et  mobiles,  opposées 
à  celles  d'espace  homogène  et  quantitatif,  de  réel 
fractionné,  statique  et  privé  de  vie  —  nous  four- 
nissaient de  nouveaux  motifs  d'exaltation,  et  très 
nobles. 

Car  derrière  ces  mots  techniques  que  j'énu- 
mère  à  dessein  se  levaient  des  horizons  immenses, 
de  splendides  paysages  d'âme.  Cette  fleur  de  l'in- 
telligence, que  Kant  avait  desséchée  de  son  souffle 
épais,  s'épanouissait  soudain  en  nos  cœurs  à  la 
parole  timide  mais  ardente  de  notre  maître  du 
Collège  de  France. 

La  philosophie  de  Bergson  demande  en  effet 
à  être  entendue,  commentée  de  la  bouche  même 
de  son  auteur.  Elle  acquiert  alors  sa  pleine  va- 
leur. Nous  étions  une  demi-douzaine  de  fidèles  à 
nous  donner  rendez-vous  dans  cette  petite  salle 
mal  éclairée,  presque  un  sanctuaire.  Bergson  en- 
trait rapidement  —  on  l'eût  dit  pressé  —  comme 
un  dompteur,  un  dompteur  très  simple.  Il  était 
tout  petit  mais,  derrière  cette  pauvre  chaire  en 
bois  sale,  il  semblait  très  grand,  avec  son  cou 
tendu  et  sa  tête  d'oiseau  jetée  en  avant,  comme 
attirée  par  l'aimant  de  nos  sympathies  Assis  sur 
des  bancs  inconfortables,  des  bancs  d'enfants  de 
chœur,  nous  servant  de  nos  genoux  pour  pupitres, 
nous  écoutions  dans  un  recueillement  religieux 
cette  petite  voix  pincée  qui  retentissait  jusqu'au 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LE  LYRISME   CONTEMPORAIN         427 

fond  de  nos  vies  inquiètes.  Ah  !  de  quelle  soif 
nous  l'aspirions  cette  parole  ruisselante  de  poé- 
sie I  Car  si  la  plupart  des  philosophes  écrivent 
bien,  beaucoup  parlent  mal;  et  nous  qui  ne  navi- 
guions à  travers  les  doctrines  que  pour  atterrir 
au  port  de  la  littérature  hautaine  et  grave,  de  la 
littérature  à  idées,  munis  d'un  bagage  copieux 
de  méthodes  —  nous  ne  pouvions  demeurer  indif- 
férents à  l'expression  d'une  pensée  qui  se  voulait 
poétique  pour  être  plus  vraie. 

Les  yeux  concentrés  dans  sa  vision  intérieure, 
Bergson  parlait  sans  notes,  sans  aucun  papier, 
tantôt  pétrissant  un  minuscule  mouchoir,  tantôt 
joignant  ses  mains  et  les  portant  en  avant  avec 
le  geste  d'un  baigneur  qui  veut  plonger  dans  des 
cerveaux.  Les  mots  s'échappaient,  admirablement 
associés,  faisaient  lever  sous  leurs  métaphores 
élégantes  et  subtiles  des  tourbillons  de  pensées 
évocatrices,  des  effluves  de  suggestions.  Oui,  il 
faut  s'être  laissé  prendre  par  ces  aspirations  ré- 
gulières qui  vous  tirent  l'âme  du  corps,  qui  déga- 
gent le  moi  profond  de  ses  gangues  et  qui  le  font 
surgir  des  abîmes  de  la  conscience  1 

Hélas!  la  mode  est  venue  vicier  l'air  de  ces 
agapes  spirituelles.  Le  snobisme  a  envahi  la  pau- 
vre salle  magnifique.  A  présent  celui  qui,  le  ven- 
dredi, n'arrive  pas  une  bonne  demi-heure  avant 
l'ouverture  du  cours,  ne   peut  s'asseoir  sur  ces 


128  l'attitude  du  lyrisme  contempou  un 

bancs  d'église  de  village.  Une  foule  élégante  se 
presse,  s'étouffe,  et  le  va-et-vient  continuel  des 
entrées  et  des  sorties,  le  battement  des  portes 
ont  chassé  le  bon  recueillement  d'autrefois.  A 
peine  trois  ou  quatre  étudiantes  à  lorgnon,  aux 
robes  limées,  plaquées  sur  des  corps  d'enfant, 
les  cheveux  en  bandeaux,  les  mains  sales  se  ha- 
sardaient-elles jadis  à  nos  côtés.  Aujourd'hui  c'est 
toute  une  théorie  de  jupes  de  soie,  de  face-à- 
mains  dédaigneux,  de  chapeaux  de  théâtre  et  de 
parfums  blasphématoires.  On  va  au  cours  de 
M.  Bergson  comme  on  se  rend  à  une  conférence 
au  théâtre  Fœmina,  non  pour  entendre  mais  pour 
être  vu. 

Cette  vogue  indiscrète  ne  laisse  pas  d'énerver 
l'auteur  des  Données  immédiates  de  la  Conscience, 
Combien  de  fois,  dans  l'intimité,  ne  s'est-il  plaint 
de  cette  affluence  de  badauds  qui  lui  fait  regret- 
ter l'enseignement  ésotérique  des  Grecs.  «  Parmi 
les  problèmes  qui  me  préoccupent  le  plus,  nous 
a-t-il  dit  souvent,  celui-ci  n'est  pas  un  des  moins 
obscurs  :  à  savoir  ce  que  peuvent  comprendre  à 
ma  philosophique  de  jeunes  bourgeoises  à  la  cer- 
velle d'oiseau.  » 

11  en  est  de  la  doctrine  bergsonienne  comme 
de  la  dramaturgie  de  Wagner  ou  des  polyphonies 
de  Pelleas.  On  ne  saurait  rien  retirer  de  profitable 
de   Tristan,  ni  goûter  aucune  joie  à  la  musique 


LA    PHILOSOPHIE   ET   LE   LYRISME   CONTEMPORAIN  429 

de  Debussy  sans  une  longue  initiation  et  une  con- 
naissance approfondie  des  processus  de  l'har- 
monie moderne.  Matière  et  mémoire  suppose  la 
familiarité  de  Kant,  de  l'idéalisme  allemand  que 
combat  Bergson,  et  des  psychologies  contempo  - 
raines  qu'il  développe.  Peut-être  les  délicates 
mondaines  qui  affrontent  un  lointain  voyage  sur 
la  rive  gauche  et  qui  débarquent  au  Collège  de 
France,  éprouveraient-elles  quelque  embarras  à 
nous  résumer  la  thèse  du  paralogisme  psycho- 
physiologique '  ! 

N'empêche  que  cette  insistance  à  braver  les 
dangers  de  la  rue  des  Écoles  et  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  cette  affluence  qui  rappelle  —  pardon 
du  rapprochement  —  les  plus  beaux  jours  de 
l'éloquence  de  Victor  Cousin,  cette  hâte  à  utiliser 
la  philosophie  bergsonienne  et  à  l'employer 
comme  confirmation  de  quantité  d'attitudes  intel- 
lectuelles contemporaines  —  est  un  symptôme 
assez  éclatant  de  l'opportunité  d'une  telle  doc- 
trine. Elle  correspond  évidemment  à  une  men- 
talité générale  et,  présentée  à  son  heure,  devient 

1.  Celte  thèse  est  la  clef  de  voûte  de    l'édifice    bergsonien 
elle  est  d'une  compréhension  assez   subtile  et    demande   une 
connaissance  approfondie  de  Matière  et  Mémoire.  M.  Bergson 
en  fit    le    sujet  d'une   importante   communication  au  Congrès 
international  de  Philosophie  A  (ionève  en  1904. 


Î30  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

le  refuge  d'une  multitude  d'esprits.  Chacun  en 
prend  ce  qui  lui  plaît  :  certains  s'en  servent  pour 
rabaisser  les  prétentions  exagérées  des  mathé- 
maticiens à  courte  vue  ;  d'autres  —  et  bien  à 
tort  —  prétendent  extraire  de  la  philosophie  de 
Bergson  une  nouvelle  méthode  d'apologétique  ; 
d'autres  —  ces  derniers  avec  raison  —  en  profi- 
tent pour  se  livrer  à  une  analyse  plus  minutieuse 
des  faits  de  conscience1. 

De  mon  côté,  je  fus  je  crois  le  premier  à  si- 
gnaler l'étroit  rapport  de  la  psychologie  bergso- 
nienne  et  de  l'esthétique  symboliste*.  Lorsqu'on 
étudie  de  près  les  manifestes  du  symbolisme  et 
les  théories  exposées  par  les  auteurs  mêmes  de 
ce  revival  lyrique  dans  quantités  de  petites  revues, 
on  est  étonné  de  la  faiblesse  de  certains  de  leurs 
arguments  et  de  la  contradiction  trop  fréquente 
entre  les  doctrines  et  les  œuvres.  Rien  que  le 
fait  d'avoir  considéré  Moréas  comme  le  chef  du 
Symbolisme  prouve  assez  l'espèce  d'inconscience 
dans  laquelle  ont  vécu  les  promoteurs  du  mou- 
vement   en    question    et   leur    impossibilité    de 

1.  Parmi  ceux-ci  citons  M.  Emile  Lubac,  Esquisse  d'un 
Système  de  Psychologie  rationnelle.  Alcan,  1904;  M.  H.  Lu- 
quet,  Idées  générales  de  Psychologie.  Alcan,  1906;  et  M.  A. 
Ghide  avec  ses  deux  volumes,  Vidée  de  Rythme  et  le  Mobilisme 
moderne. 

2.  Cf.  mon  Essai  sur  le  Symbolisme  en  tête  de  me»  Paysa- 
ges introspectifs.  Jouve,  1904. 


LA  PHILOSOPHIE   ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  431 

calculer  la  portée  esthétique  de  leur  œuvre.  11  en 
est  ainsi  à  toutes  les  époques  littéraires,  et  je  ne 
pense  pas  qu'au  début  du  romantisme  les  poètes 
de  1820  aient  vu  nettement  la  réforme  qu'ils  pré- 
paraient. On  subit  un  courant  qui  vous  entraîne, 
plus  qu'on  ne  l'analyse  ;  ce  n'est  qu'après  quel- 
ques années  qu'on  parvient  à  la  pleine  lucidité 
d'un  effort  collectif,  qu'on  prend  une  claire  cons- 
cience du  chemin  parcouru. 

La  jeune  génération  actuelle,  moins  engagée 
dans  la  lutte,  plus  impartiale  donc,  et  qui  apporte 
à  l'étude  des  œuvres  aînées  des  méthodes  criti- 
ques plus  éprouvées,  n'a  pas  peu  contribué  à 
«  expliciter  »  l'esthétique  contenue  dans  l'œuvre 
d'un  Régnier,  d'un  Griffin,  d'un  Verhaeren,etc,  et 
à  dégager,  à  la  lumière  des  réalités  contemporai- 
nes, le  fondement  objectif  enclos  dans  toute  mani- 
festation intellectuelle. 

Les  gestes  les  plus  essentiels  de  l'attitude  lyri- 
que nommée  Symbolisme  résument  avec  une  telle 
insistance  la  physionomie  de  la  pensée  bergso- 
nienne,  que  définir  celle  ci  c'est  parler  de  ceux- 
là.  Il  sera  assez  intéressant  do  montrer,  à  ceux 
qui  considèrent  le  symbolisme  comme  une  men- 
talité anarchiste,  sans  cohésion  et  privée  de  raci- 
nes, que  la  substance  de  cette  doctrine  lyrique 
est  renfermée  dans  les  Données  immédiates  de  la 
Conscience y  et  que,  sur  ces  deux  plans  parallèles, 


■\.\-2  l/ATTITlDI-;  DU  LYRISME  GONTBMPOBAIN 

plan  esthétique  et  plan  spéculatif,  nous  retrou- 
vons la  même  orientation  intellectuelle. 

A  dire  le  vrai,  l'annonce  d'un  tel  parallélisme 
n'a  rien  de  surprenant.  J'ai  assez  insisté  dans 
mes  précédentes  études  sur  cette  «  température 
morale  »  dont  parle  Taine,  qu'on  constate  à  la 
même  époque  dans  les  différents  ordres  de  l'ac- 
tivité mentale  et  qui  est  «  l'état  général  de  l'es- 
prit et  des  mœurs  environnantes  »,  pour  que 
cette  loi  de  déterminisme  psychologique  ne  soit 
pas,  une  fois  encore,  constatée  ici.  A  une  tendance 
poétique  donnée  correspond  dans  le  même  temps 
une  tendance  philosophique.  Tantôt  celle-ci  pré- 
cède, tantôt  celle-là  prend  les  devants,  mais  tou- 
jours la  direction  observée  à  une  époque  dans 
une  branche  de  l'activité  spirituelle  se  vérifie 
aussi  dans  toutes  les  autres. 

Userait  facile  d'accumuler  les  exemples.  M.  Lan- 
son  l  a  fort  bien  montré  l'intense  corrélation  qui 
existe  entre  la  psychologie  d'un  héros  de  Cor- 
neille et  la  pure  doctrine  cartésienne.  Entre  le 
Discours  de  la  Méthode  et  l'Art  poétique  de  Boileau 
il  n'y  a  qu'une  différence  de  présentation.  Plus 
près  de  nous,  cette  rencontre  de  la  poésie  et  de 
la  philosophie  se  peut  aisément  marquer.  A  l'éveil 


1.  Cf.  Hommes  et  Livres  et  Revue  de  Métaphysique  et  de  Mo- 
rale, juillet  1896. 


LA  PHILOSOPHIE   ET  LE   LYRISME  CONTEMPORAIN  433 

du  positivisme  des  Comte,  des  Littré  a  corres- 
pondu en  littérature  l'épanouissement  du  natura- 
lisme et  du  parnasse.  La  critique  de  Taine,  la 
poésie  de  Leconte  de  Lisle,  le  roman  de  Flaubert, 
l'esthétique  de  Courbet  se  fortifient  d'une  atmo- 
sphère commune. 

Plus  près  encore  et  pour  l'objet  qui  nous  oc- 
cupe, historiquement  la  philosophie  de  Bergson, 
après  celle  de  Ravaisson,  réagit  contre  le  méca- 
nisme de  Spencer,  pour  les  mêmes  causes  qui 
poussèrent  les  symbolistes  à  se  dégager  de  la 
forme  parnassienne.  Théoriquement,  c'est-à-dire 
par  une  analyse  sommaire  de  la  doctrine  bèrgso- 
nienne  et  des  préoccupations  esthétiques  des  sym- 
bolistes, nous  essayerons  de  mettre  en  lumière 
la  similitude  des  fins  spéculatives  et  lyriques  au 
début  du  xx*  siècle. 


La  philosophie  de  Bergson  »  est  tout  d'abord 

1.  Il  roste  bien  entendu  que,  me  plaçant  au  seul  point  de  vue 
de  l'histoire  de  la  mentalité  lyrique  contemporaine,  je  n'ai  pas 
résumé  toute  la  philosophie  de  M.  Bergson,  mais  effleuré  seu- 
lement dans  cette  philosophie  les  thèses  les  plus  capables  d'in_ 
firmer  l'esthétique  symboliste.  A  descendre  dans  le  détail  cette 
philosophie  est  autrement  complexe  et  M.  Bergson  pardonnera 


131 


une  critique  du  mécanisme  de  Spencer,  des  thèses 
associationistes,  déterministes  et  intellectualistes 
—  pardon  pour  ces  ismes  ou  istes  nécessaires. 

Le  système  de  Spencer  qui  prétend  réduire  à 
Punitélcs  faits  cosmologiques,  biologiques  et  psy- 
chologiques a  joui  d'une  grande  vogue.  Rien  ne 
rassure  autant  notre  esprit  géométrique,  avide  de 
certitudes,  qu'une  doctrine  simplificatrice  qui 
cherche  à  expliquer,  selon  le  même  principe,  les 
multiples  énigmes  de  Fêtre.  Le  savoir  totalement 
unifié,  voilà  ce  qui  attire  l'effort  des  monistes. 

Mais  cette  attitude  intellectualiste  ne  fausse- 
t-elle  pas  le  réel  plus  complexe,  et  les  faits  cosmo- 
logiques, biologiques  et  psychologiques  ne  res- 
sortissent-ils  pas  chacun  de  principes  inconcilia- 
bles entre  eux  et  irréductibles  ? 

Maine  de  Biran,  Ravaisson  ont  pensé  ainsi,  et 
M.  Bergson  qui,  en  l'espèce,  oppose  à  l'esprit  géo- 
métrique Fesprit  de  finesse  a  bien  montré  au  nom 
d'une  méthode  plus  minutieuse  (distinction  du 
temps  spacial  et  du  temps  psychologique)  '  Fim- 

à  un  de  ses  anciens  élèves  d'avoir  laissé  inexplorées  plusieurs 
avenues  curieuses  de  son  système  pour  prendre  au  plus  court 
et,  par  des  chemins  de  traverse,  arriver  tout  de  suite  au  point 
de  rencontre  de  deux  belles  routes  où  souffle  un  même  air 
captivant. 

1.  Toute  la  philosophie  de  Bergson  repose  sur  une  analyse 
de  l'idée  de  temps.  «  Le  concept  de  la  durée  pure,  hétérogène, 
dont  les  moments  s'interpénétrent,  est  la  ba9e,  l'idée  géniale  et 


LA   PHILOSOPHIE  ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  435 

possibilité  de  ramener  un  processus  vital  au  fonc- 
tionnement d'une  machine.  Au  principe  de  révo- 
lution spencérienne,  c'est-à-dire  de  la  persistance 
de  la  force  ou  de  la  persistance  de  l'identité,  Berg- 
son oppose  la  notion  du  changement  réel  qui 
exclut  la  causalité  physique  où  le  même  produit 
le  même.  D'où  le  titre  de  son  dernier  volume  : 
l'Évolution  créatrice. 

L'associationisme  donne  prise  à  une  critique 
semblable,  qui  tend  à  ramener  l'intelligence  à 
une  sorte  d'atomisme  psychologique.  Dans  cette 
théorie  on  considère  l'esprit  comme  découpé  en 
cubes,  qui  pénètrent  les  uns  dans  les  autres  et 
forment  ainsi  de  multiples  combinaisons,  assez 
semblables  aux  dessins  d'une  savante  mosaïque. 

Tout  autre  apparaît,  avec  raison,  à  Bergson,  le 
jeu  de  la  conscience.  Une  analyse  attentive  de  nos 
états  psychologiques  montre  que  nous  vivons  dans 
la  durée,  c'est-à-dire  dans  une  création  incessante 
de  nous-mêmes.  L'esprit  n'est  pas  formé  par  l'ad- 
dition d'éléments  conscients  ;  il  est  vivant  et  ne 
saurait  se  comparer  qu'à  «  une  continuité  d'écou- 
lement ».  «  11  est  illusoire,  dès  lors,  de  chercher 
à  construire  l'àme  du  dehors,  parla  juxtaposition 
d'éléments  qui  ne  peuvent  être  que  des  états  fixés, 


nouvelle  que  Bergson  a  introduite  dans  la  philosophie.  »  (G.  Da- 
tault,  Mercure  de  France,  16  mars  1908.) 


436  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

automatisés  l.  »  La  vie  psychologique  n'est  pas 
une  poussière  d'atomes,  mais,  dit  Bergson,  «  une 
succession  d'états  dont  chacun  annonce  ce  qui 
suit  et  contient  ce  qui  précède...  En  réalité, 
aucun  d'eux  ne  commence  ni  ne  finit,  mais  tous 
se  prolongent  les  uns  dans  les  autres...  Il  n'y  a 
pas  deux  moments  identiques  chez  le  même  être 
conscient...  Une  conscience  qui  aurait  deux  mo- 
ments identiques  serait  une  conscience  sans  mé- 
moire... Il  faudra  donc  évoquer  l'image  d'un  spec- 
tre aux  mille  nuances,  avec  des  dégradations 
insensibles  qui  font  qu'on  passe  d'une  nuance  à 
l'autre.  Un  courant  de  sentiment  qui  traverserait 
le  spectre  en  se  teignant  tour  à  tour  de  chacune 
de  ses  nuances  éprouverait  des  changements  gra- 
duels dont  chacun  annoncerait  le  suivant  et  résu- 
merait en  lui  ceux  qui  le  précèdent.  >  Le  déve- 
loppement de  notre  moi  qui  est  durée  pure  «  exclut 
toute  idée  de  juxtaposition,  d'extériorité  récipro- 
que, d'étendue  ». 

Le  déterminisme,  intimement  lié  aux  théories 
mécaniques  de  la  matière,  suppose  l'univers  régi 
par  des  lois  nécessaires  et  immuables,  et  la  vie 
commandée  par  un  enchaînement   rigoureux  de 


1.  Cf.  Georges  Dwelshauvcrs.  Raison  et  intuition  :ctude  sur 
la  philosophie  de  M.  Bergson  {Belgique  artistique  et  littéraire, 
novembre,  décembre  ly05  et  avril  19i)6). 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LE   LYRISME  CONTEMPORAIN  437 

phénomènes.  ïl  conçoit  la  conscience,  ainsi  que 
le  monde,  comme  un  amas  d'atomes  doués  de 
mouvements.  Or  tout  un  groupe  de  savants  et 
de  philosophes  s'est  levé,  il  y  a  quelques  années, 
pour  protester  contre  la  «  rationalisation  pro- 
gressive du  réel  ».  Sans  entrer  dans  le  détail  il 
suffit  de  rappeler  le  livre  de  M.  Boutroux,  La 
Contingence  des  Lois  de  la  Nature  ;  les  travaux  de 
MM.  Poincaré,  Milhaud,  Le  Roy,  Wilbois,  etc. 
M.  Bergson  a  porté  les  derniers  coups  au  matéria- 
lisme, en  montrant  que  s'il  y  a,  à  la  rigueur,  pa- 
rallélisme entre  un  état  cérébral  et  un  état  psy- 
chologique, on  ne  peut,  à  aucun  titre,  conclure 
à  la  correspondance  entre  ces  deux  sortes  de  phé- 
nomènes, de  nature  parfaitement  différente.  A 
supposer,  en  effet,  que  la  position  et  la  vitesse  de 
chaque  atome  soient  connues,  cela  n'entraîne  nul- 
lement notre  vie  psychologique  à  la  même  fatalité. 

C'est  que  la  vie  vécue  par  la  conscience  n'est 
pas  la  même  que  celle  qui  glisse  sur  les  atomes 
sans  y  rien  changer.  11  y  a  une  différence  fonda- 
mentale entre  le  monde  externe  et  l'interne,  entre 
la  durée  vraie  et  l'apparente.  L'une  est  qualité 
pure,  l'autre  quantité.  Les  états  psychologiques 
procèdent  de  celle-là  ;  ils  ne  se  juxtaposent  pas, 
mais  se  compénètrent,  se  fondent  ensemble  dans 
un  perpétuel  progrès  dynamique. 

Les  partisans  du  déterminisme  ne  triomphent 


438  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

qu'en  découpant  arbitrairement  les  faits  de  cons- 
cience, en  les  abstrayant  les  uns  des  autres,  c'est- 
à-dire  en  les  projetant  dans  l'espace  partant  en 
les  dénaturant,  puisqu'ils  s'écoulent  dans  la  pure 
durée.  Or  Bergson  a  montré  qu'une  science,  dé- 
cidée à  ne  pas  fausser  la  réalité  intérieure  de  la 
conscience,  doit  concevoir  chaque  état  psycholo- 
gique comme  représentant  l'âme  entière,  car  tout 
le  contenu  de  celle-ci  se  reflète  en  eux.  Dire  que 
l'âme  se  détermine  sous  l'influence  de  l'un  de 
ces  sentiments,  c'est  reconnaître  qu'elle  se  déter- 
mine elle-même,  puisque  chacun  de  nos  actes  n'est 
pas  une  portion  de  nous,  mais  notre  personnalité 
entière. 

Nous  voici  loin,  semble-t-il,  du  symbolisme. 
Pourtant,  de  ces  préliminaires,  il  est  déjà  possi- 
ble de  voir  quels  principes  esthétiques  vont  se 
dégager. 

Toute  doctrine  philosophique  contient,  en  effet, 
dans  ses  conclusions,  une  opinion  sur  le  beau.  Le 
matérialisme  enclôt  l'art  dans  certaines  formules 
en  corrélation  parfaite  avec  tout  son  système. 
L'idéalisme,  de  son  côté,  s'en  référera,  dans  ses 
jugements  esthétiques,  à  l'ensemble  de  sa  doctrine. 
Si  de  la  philosophie  bergsonienne  on  dégage  les 
idées  propres  à  édifier,  sur  les  mêmes  principes, 
une  science  du  hçau  —  comme  on  le   fit,  par 


LA  PHILOSOPHIE   ET  LB  LYRISME  CONTEMPORAIN  439 

exemple,  pour  la  philosophie  de  Descartes  *  — 
on  se  trouve  précisément  exprimer  les  idées  es- 
thétiques que  les  symbolistes  illustrèrent. 

Car  ne  nous  y  trompons  pas,  la  réaction  spiri- 
tualiste  ou  idéaliste  qui  s'est  opérée  vers  1885 
contre  le  parnasse,  correspond,  sur  un  plan  pa- 
rallèle, à  la  réaction  de  la  philosophie  de  Berg- 
son, contre  le  mécanisme,  Fassociationisme  et  le 
déterminisme  dont  nous  venons  de  parler. 

Qu'était-ce,  en  somme,  que  l'attitude  parnas- 
sienne, sinon,  dans  Tordre  esthétique,  une  sorte 
de  positivisme  naturaliste?  Les  partisans  de  cette 
esthétique  s'en  sont  tenus  à  des  descriptions  bien 
faites,  à  de  scrupuleuses  notations  extérieures. 
Vivant,  si  l'on  peut  dire,  à  la  superficie  de  leur 
être,  ils  ont  moins  pénétré  à  l'intérieur  de  leur 
moi  continu  que  cousu  bout  à  bout  des  analyses 
grossières  d'états  d'âme.  Semblables  aux  associa- 
tionistes,  ils  ont  considéré  l'art  comme  un  ensem- 
ble de  jolis  cubes  délicatement  peints  dont  Pas- 
semblage  suffit  à  créer  une  œuvre  d'art.  Avec 
des  atomes  de  beau,  ils  voulurent  reconstituer  une 
beauté  vivante.  Or,  on  ne  passe  pas  du  mécanisme 
à  la  vie;  par  uno  semblable  méthode  on  n'abou- 
lit  qu'à  une  sorte  d'automatisme  do  l'art. 

La  même  critique  s'adresse  aux  peintres  dits 

I.  Cf.  Kranlz.  lissai  sur  VEithètiqu*  de  Descartes. 


440  l'attitude  du  lyrismi:  contemporain 

académiques  qui,  s'inspirant  des  principes  de 
Pestalozzi,  vont  du  simple  au  composé  et  dessi- 
nent les  contours  des  formes  vivantes,  soit  en  cons- 
crivant  à  leur  modèle  (supposé  plat)  une  figure 
rectiligne  imaginaire  sur  laquelle  ils  s'assurent 
des  points  de  repère,  soit  en  remplaçant  provi- 
soirement les  courbes  du  modèle  par  des  courbes 
géométriques  sur  lesquelles  ils  reviennent  ensuite 
pour  faire  les  retouches  nécessaires1. 

Cette  méthode,  dit  fort  bien  Ravaisson,  ne  peut 
apprendre  qu'à  dessiner  des  figures  géométriques, 
et  alors  autant  se  servir  d'instruments  appropriés. 
Jamais,  par  ce  moyen,  on  ne  saisit  le  mouvement 
propre  de  la  forme  vivante,  l'expression  de  la 
personne.  «  En  partant  du  géométrique  on  peut 
aller  aussi  loin  qu'on  voudra  dans  le  sens  de  la 
complication  sans  se  rapprocher  jamais  des  cour- 
bes par  lesquelles  s'exprime  la  vie.  »  Du  mécani- 
que on  ne  peut  passer  au  vivant  par  voie  de  com- 
position   . 

1.  Cf.  Bergson.  Notice  sur  la  Vie  et  les  Œuvres  de  M.  Fé- 
lix Ravaisson.  (  Séances  et  Travaux  de  V  Académie  des  Sciences 
morales  et  politiques,  juin  1904.) 

2.  Citons  comme  commentaire  cette  admirable  page  de  Berg- 
son extraite  de  sa  notico  sur  Ravaisson:  «  11  y  a,  dans  le  Traité 
de  Peinture  de  Léonard  de  Vinci,  une  page  que  M.  Ravaisson 
aimait  à  citer.  C'est  celle  où  il  est  dit  que  L'être  vivant  se  carac- 
térise par  la  ligne  onduleusc  ou  serpentine,  que  chaque  être  a 
sa  manière  propre  de  serpenter,  et  que  l'objet  de  l'art  est  de 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  441 

Au  rebours  de  la  conception  atomistique  des 
parnassiens,  poètes  ou  peintres,  les  symbolistes 
ont  compris,  comme  l'enseigne  Bergson,  que  si 
le  mécanisme  est  impuissant  à  expliquer  la  vie, 
en  revanche  la  vie  explique  tout  le  reste.  Placez- 
vous  au  centre  de  la  conscience,  de  là  vous  avez 
une  vue  d'ensemble  de  tous  les  phénomènes  de 
l'univers.  Ils  ont  vu  que  l'art  ne  consiste  pas 

à  prendre  par  le  menu  chacun  des  traits  du  modèle 
pour  les  reporter  sur  la  toile  et  en  reproduire, portion 


rendre  ce  serpentement  individuel.  «  Le  secret  do  l'art  de  des- 
«  siner  est  de  découvrir  dans  chaque  objet  la  manière  particu- 
«  Hère  dont  se  dirige  à  travers  toute  son  étendue,  telle  qu'une 
<  vague  centrale  qui  se  déploie  en  vagues  superficielles,  une 
«  certaine  ligne  flexueuse  qui  est  comme  son  axe  générateur.» 
(Ravaisson.  Article  Dessin  du  Dictionnaire  pédagogique.)  Cette 
ligne  peut  d'ailleurs  n'être  aucune  des  lignes  visibles  de  la 
figure.  Elle  n'est  pas  plus  ici  que  là,  mais  elle  donne  la  clef  de 
tout.  Elle  est  moins  perçue  par  l'œil  que  pensée  par  l'esprit. 
«  La  peinture,  disait  Léonard  do  Vinci,  est  chose  mentale.  » 
Et  il  ajoutait  que  c'est  l'âme  qui  a  fait  le  corps  a  son  image... 
Arrôtons-nous  devant  le  portrait  de  Mona  Lisa  ou  même  devant 
celui  de  Lucrczia  Crivelli:  ne  nous  semble-t-il  pas  que  les  lignes 
visibles  de  la  figure  remontent  vers  un  centre  virtuel  situé  der- 
rière la  toile,  où  se  découvrirait  tout  d'un  coup,  ramassé  en 
un  seul  mot,  le  secret  que  nous  n'aurons  jamais  fini  de  lire 
phrase  par  phrase  dans  l'énigmatique  physionomie  :  c'est  là 
que  le  peintre  s'est  placé.  C'est  en  développant  une  vision 
mentale  simple,  concentrée  en  ce  point,  qu'il  a  retrouvé  trait 
pour  trait,  le  modèle  qu'il  avait  sous  les  yeux,  reproduisant  a 
sa  manière  l'effort  générateur  de  la  nature.  » 

25. 


442  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 


par  portion  la  matérialité.  Il  [l'art]  ne  consiste  pas 
non  plus  à  figurer  je  ne  sais  quel  type  impersonnel 
et  abstrait,  où  le  modèle  qu'on  voit  et  qu'on  touche 
vient  se  dissoudre  en  une  vague  idéalité.  L'art  vrai 
vise  à  rendre  l'individualité  du  modèle,  et  pour  cela 
il  va  chercher  derrière  les  lignes  qu'on  voit  le  mou- 
vement que  l'œil  ne  voit  pas  derrière  le  mouvement 
lui-même  quelque  chose  de  plus  secret  encore,  l'in- 
tention originelle,  l'aspiration  fondamentale  de  la 
personne,  pensée  simple  qui  équivaut  à  la  richesse 
indéfinie  des  formes  et  des  couleurs. 

Les  symbolistes  ont  mis  en  pratique,  sans  le 
savoir,  ces  préceptes  de  haute  psychologie.  Au 
lieu  de  décrire ,  d'analyser,  ils  se  sont  placés  au 
centre  même  de  la  vie,  c'est-à-dire  à  l'intérieur  de 
la  conscience.  La  poésie  symboliste,  ainsi  que  la 
philosophie  de  Bergson  et  que  la  tendance,  d'ail- 
leurs générale  des  esthétiques  contemporaines, 
est  un  acheminement  à  l'intériorité,  un  effort  pour 
tout  réduire  aux  états  psychologiques  et  à  la  y  uti- 
lité, ne  considérant  pas  les  faits  de  conscience 
qui  se  succèdent,  comme  des  quantités  douées  de 
mesure  et  de  grandeur,  mais  comme  des  progrès. 

Lorsqu'on  jette  une  pierre  dans  un  lac,  on 
n'aperçoit  que  des  ondulations  et  des  cercles  ;  la 
pierre  a  disparu  ;  il  ne  reste  plus  de  perceptible 
que  les  frissons  de  la  surface  liquide.  De  même 
lorsqu'un  objet,  un  paysage,  une  parcelle  do  la 


LA   PHILOSOPHIE  ET  LE   LYRISME  CONTEMPORAIN  443 

nature  pénètre  dans  notre  conscience,  nous  voyons 
moins  cette  portion  du  monde,  ce  paysage,  cet 
objet  que  les  modulations  de  notre  conscience 
et  les  vibrations  de  notre  moi  à  l'occasion  de  ces 
spectacles.  Ce  sont  ces  vibrations  et  modulations 
internes  qu'expriment  les  poètes  symbolistes,  à 
l'occasion  des  paysages  contemplés,  alors  que  les 
parnassiens  ou  naturalistes  décrivent  avant  tout 
les  spectacles  extérieurs  des  formes,  et  non  des 
états  d'âme. 


II 


Qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'à  travers  les  critiques 
de  détail  portées  par  Bergson  et  les  symbolistes 
contre  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'attitude  parnas- 
sienne en  philosophie  ou  en  poésie,  il  faut  distin- 
guer une  réaction  plus  générale  contre  l'ancien 
rationalisme  ou  intellectualisme.  Celui-ci  prétend 
tout  réduire  à  des  combinaisons  de  lois  imperson- 
nelles, entourer  le  monde  et  La  vie  dans  un  réseau 
de  mailles  logiques  et  d'idées  abstraites. 

Or  la  philosophie  de  Bergson  est  un  effort  pour 
rompre  le  corset  de  fer  du  concept  pur  et  pour 
dégager  <le  cette  anoure  rigide  1<"  corps  môme  «lu 
Réel  mouvant.  Plus  une  idée  est  générale,  plus 
elle  est  abstraite  et  vide,  déclare  Bergson  dans 


444  l'attitude  dl*  lyrisme  contemporain 


sa  célèbre  Notice  sur  Ravaisson.  D'abstraction  en 
abstraction,  de  généralité  en  généralité,  on  s'ache- 
mine au  pur  néant. 

Il  est  de  fait  que  notre  esprit  simplificateur 
préfère,  pour  les  besoins  de  Faction,  palper  une 
collection  de  minerais  que  se  promener  dans  les 
cavernes  d'une  mine  qui  contient  toutes  les  riches- 
ses. L'intelligence  est,  jusqu'à  un  certain  point, 
comme  le  résidu  de  la  vie,  et  l'idée,  un  appau- 
vrissement du  réel.  Mais  Faction  nous  réclame, 
les  nécessités  de  la  société  sont  là.  Plutôt  que  de 
prendre,  à  chacun  de  nos  actes,  conscience  de  no- 
tre vie  intérieure,  nous  préférons  recourir  à  des 
idées  arrêtées,  palpables,  cataloguées  dans  notre 
esprit.  Notre  pensée  est  comme  Midas  qui  chan- 
geait tout  en  or  :  elle  solidifie  ce  qu'elle  touche. 

Autrement  dit,  la  vie  est  mobilité,  écoulement, 
sentiment  d'un  accroissement  graduel,  sympho* 
nique.  La  Vie  c'est  le  continu.  Mais  en  face  du 
vécu  se  dresse  lepensé.  La  Pensée  n'a  pas  le  môme 
rythme  que  la  Vie,  elle  ne  peut  la  suivre  dans 
tous  ses  détours,  ses  crochets,  ses  méandres.  Elle 
contracte  donc  en  une  seule  les  pulsations  de  la 
Vie.  La  Pensée  est  discontinue.  Le  problème  pour 
Bergson,  comme  pour  les  symbolistes,  consiste  à 
rétablir  la  continuité  de  la  Vie,  rompue  par  l'abs- 
traction des  intellectualistes,  philosophes  ratio- 
nalistes ou  poètes  parnassiens. 


LA    PHILOSOPHIE  ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  445 

Il  faudrait  remonter  jusqu'à  Descartes,  le  père 
de  Tintellectualisme  moderne,  pour  saisir  sur  le 
vif  Terreur  de  cette  esthétique  combattue  par  les 
symbolistes.  Déjà  Boileau  avouait  à  Brossette  que 
l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode  avait  «  coupé 
la  gorge  à  la  poésie  ».Mais  Descartes, c'est  toute 
l'esthétique  du  xvii8  siècle  en  puissance.  L'idéal 
du  grand  siècle  pourrait  s'intituler  «  l'idéal  des 
idées  claires  ».  Tant  que  l'esprit  d'un  Racine  de- 
meura assez  souple  pour  éviter  de  se  plier  aux 
lois  desséchantes  de  Y  Art  poétique  ou  du  Discours, 
la  poésie  jeta  un  bel  éclat.  Mais  le  formalisme  ne 
devait  pas  tarder  à  prendre  le  dessus  et  c'est  Vol- 
taire. 

,  Il  y  avait  grand  danger,  en  effet,  à  suivre  à  la 
lettre  les  préceptes  de  Descartes  et  de  Boileau.  Le 
rôve  du  premier  était  d'enchaîner  la  vie  sous  la 
domination  du  concept  et  des  notions  simples.  Le 
second  ne  faisait  que  reporter  cet  idéal  abstrait 
en  poésie.  L'Art  poétique  n'est  que  le  Discours 
de  la  Méthode  rimé,  et  toute  la  méthode  carté- 
sienne Boileau  la  résume  ainsi  : 

Ce  que  Ton  conçoit  bien  s'énonce  clairement 

Or,  il  est  fort  peu  de  choses  qui  se  conçoivent 
avec  clarté.  Mettre  ce  précepte  en  pratique  c'était 
se  vouer  aux  idées  générales  et  abstraites,  à  l'art 


•41:6  l'attitude  du  lteismb  contbmposaxn 

statique  et  purement  formel.  Il  est  tant  d'états  de 
conscience  —  les  plus  précieux  et  les  plus  riches 
—  qui  se  «  conçoivent  »  mal  !  Tous  les  sentiments 
particuliers,  les  passions  profondes,  l'âme  de  la 
vie,  ces  sources  vives  du  lyrisme,  demeurent  tou- 
jours troubles  et  leur  profondeur  n'est  point  per- 
cée par  les  rayons  de  l'intelligence.  Repousser 
ces  élans  intérieurs,  c'est  priver  la  poésie  de  toute 
originalité.  Les  accueillir,  c'est  se  vouer  à  quel- 
que obscurité  peut-être,  mais  aussi  à  des  formes 
plus  expressives  du  beau. 

Ne  craignons  pas  de  l'avouer,  faire  intervenir 
au  nom  des  «  idées  claires  »  la  quantité  dans  la 
conscience,  alors  qu'elle  est  un  processus,  un  en- 
semble de  qualités,  remplacer  le  dynamisme  de. 
la  vie  par  le  mécanisme  du  concept  discontinu, 
c'est  tuer  la  poésie  pure,  pour  ne  laisser  place  qu'à 
l'art  oratoire  ou  au  poème  didactique. 

Les  Romantiques  semblent  l'avoir  compris,  mais 
leur  erreur  fut  de  tenter  une  réforme  superficielle. 
Dédaignant  de  descendre  jusqu'au  dynamisme  de 
la  vie  et  de  créer  un  art  en  conformité  avec  les 
exigences  de  l'âme  humaine,  ils  s'arrêtèrent  à  la 
couche  première,  à  l'imagination  et  prirent  le 
fantastique  et  l'horrible  pour  synonymes  de  pro- 
fondeur. 

Les  parnassiens  —  et  par  ce  mot  il  serait  bon 
d'entendre  tous  les  intellectualistes  —  émus  dus 


LA  PHILOSOPHIE   ET  LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  447 

exagérations  de  leurs  prédécesseurs  opérèrent  une 
conversion  en  arrière  et  retournèrent  à  l'abstrac- 
tion et  au  concept  ;  j'entends  par  là  que  leur 
objectivité  étroite  les  empêcha  de  voir  qu'à  côté 
du  monde  extérieur  il  existe  le  domaine  subjectif 
de  l'âme.  Ils  ne  chantèrent  que  le  premier,  sui- 
vant des  harmonies  habiles,  mais  conventionnelles 
et  sans  étendue,  oubliant  que  le  second  est  du 
ressort  de  l'intuition.  Si  bien  qu'au  lieu  de  sensi- 
biliser des  idées  pour  les  rendre  plus  vivantes, 
ce  qui  est  toute  la  réforme  de  l'esthétique  con- 
temporaine, ils  ont  intellectualisé  des  sentiments, 
les  dépouillant  ainsi  Je  toute  leur  sève  créatrice. 

11  était  donné  à  ceux  que  nous  appelons  d'un 
terme  très  général  quoique  obscur,  les  symbolis- 
tes, de  mettre  en  pratique  avant  la  lettre  les  en- 
seignements de  Bergson,  en  s'intériorisant  dans  le 
Réel,  en  ne  solidifiant  plus  la  réalité  mouvante, 
mais  en  s'efîorçant  de  l'exprimer  en  fonctions  de 
son  mouvement  qui  est  le  rythme  môme  de  l'âme. 
Des  réformes  techniques  en  devaient  découler 
dont  il  nous  faudra  reparler,  et  qui  sont  le  vers 
libre,  la  mélodie  continue  des  Debussystes,  l'ina- 
chevé expressif  et  évocateur  des  sculpteurs,  l'im- 
portance donnée  aux  valeurs  et  au  coloris  par 
les  peintres. 

J'ai  eu  jadis  l'occasion  de  remarquer  qu'une  ré- 
novation philosophique  ou  artistique  se  fait  tou- 


iiS  l'attitude  nu  lyrisme  contemporain 

jours  au  nom  de  l'idée  de  Vie.  C'est  au  nom  de 
la  vie  que  romantiques  ont  demandé  la  liberté 
dans  l'art  et  que  parnassiens  ont  réclamé  pour 
l'objectivité  de  la  vision  esthétique. 

A  leur  tour  bergsoniens  et  symbolistes  luttent 
au  nom  de  cette  même  idée,  comme  autrefois  Wa- 
gner lorsqu'il  attaqua  la  musique  italienne.  Mais 
au  lieu  de  s'en  tenir  aux  apparences,  aux  phéno- 
mènes simples  et  extérieurs,  à  de  superficielles 
analyses  de  cette  notion,  au  lieu  de  choisir,  de  ne 
pomper  de  la  vie  que  le  résidu  intellectuel  ou 
social,  ces  derniers  prennent  de  la  vie,  si  j'ose 
dire,  la  vie  même.  Ils  n'extraient  pas  d'elle  telle 
ou  telle  qualité  pour  l'enfermer  dans  un  concept 
directeur  ;  ils  poussent  en  profondeur  leurs  ana- 
lyses psychologiques  jusqu'au  dynamisme  de  la 
conscience,  jusqu'à  cette  nappe  ultime  d'où  flue 
le  réel  mouvant.  Le  mouvement  de  la  vie  n'est 
plus  saisi  du  dehors,  mais  du  dedans  de  la  cons- 
cience. Au  mécanisme  de  la  pensée  réfléchie  ils 
opposent  le  perpétuel  devenir  du  moi  intégral. 

Voilà  des  notions  bien  lourdes  pour  saisir  dans 
leur  vol  les  ailes  du  lyrisme  contemporain.  Je 
prie  encore  une  fois  qu'on  m'excuse  de  tout  cet 
étalage  pédant.  Je  suis  bien  d'accord  qu'un  beau 
vers  se  goûte  comme  un  bon  fruit,  mais  si,  dé- 
passant la  sensation  première,  nous  nous  effor- 
çons de  la  réfléchir  en  nous,  de  l'analyser,  de  voir 


LA  PHILOSOPHIE  ET   LE   LYRISME  CONTEMPORAIN  449 

clair  dans  ce  qu'on  entend  par  lyrisme,  les  diffi- 
cultés augmentent  avec  la  complexité  du  phéno- 
mène de  l'inspiration,  et  pour  distiller,  si  j'ose 
dire,  la  fleur  de  notre  lyrisme,  il  est  besoin 
d'alambics  assez  compliqués. 

Mais  reprenons  notre  propos.  Je  parlais  de  moi 
intégral.  Derrière  ces  mots  pesants  se  cache  une' 
riche  réalité,  la  vie  même.  Les  psychologues  con- 
temporains distinguent  en  effet  deux  sortes  de 
conscience  :  la  conscience  réfléchie  et  la  conscience 
spontanée, la  première  se  trouve  comme  à  la  sur- 
face de  l'être  et  travaille  sur  une  matière  qu'elle 
ne  crée  pas  ;  elle  a  pour  mission  de  réfléchir  les 
données  immédiates  et  forme  une  sorte  de  préci- 
pité psychologique  qu'on  pourrait  appeler  d'un 
terme  général,  le  pensé.  Au-dessous  du  pensé  se 
trouve  le  vécu,  la  spontanéité  ou  conscience  im- 
médiate. C'est  celle-ci  qui  parle  lorsque  nous 
créons  et  c'est  elle  qui  constitue  le  fondement  de 
l'être.  Un  artiste  serait  très  embarrassé  de  dire 
comment  il  a  écrit  tel  poème,  l'idée  comme  la 
strophe  qui  l'enveloppe  se  sont  présentées  tout  à 
coup  alors  qu'il  y  pensait  le  moins  ;  ce  n'est  que 
plus  tard  qu'il  a  réfléchi  sa  création  première, 
mais  cette  création  dans  sa  forme  intuitive  est 
bien  l'œuvre  de  la  conscience  spontanée. 

Si  l'on  préfère,  le  moi  nous  apparaît  sous  deux 
aspects  bien  différents  suivant  qu'on  l'étudié  de 


450 


I-  ATTITUDE    DU    LYRISME   CONTEMPORAIN 


l'extérieur  ou  de  Pintérieur.  Vu  de  l'extérieur  le 
moi  réfracté  est  net,  précis,  mais  impersonnel, 
privé  de  couleur  et  de  personnalité.  Ainsi  abstrait 
pour  le  mieux  appréhender  dans  les  limites  de 
l'intelligence,  ce  moi  «  n'est  que  l'ombre  du  moi 
projeté  dans  l'espace  homogène  ». 

Si  nous  descendons  dans  les  couches  profondes 
de  l'être,  nous  découvrons  un  autre  moi  tout  dif- 
férent du  premier.  A  la  place  d'états  psycholo- 
giques inertes,  juxtaposés  ou  isolés  par  l'intelli- 
gence, nous  entrons  en  contact  avec  un  moi 
confus,  il  est  vrai,  et  en  quelque  sorte  inexpri- 
mable «  parce  que  le  langage  ne  saurait  le  saisir 
sans  en  fixer  la  mobilité,  ni  l'adapter  à  sa  forme 
banale  »,  mais  un  moi  premier ■,  qui  s'écoule  dans 
la  pure  durée  et  qui  est  comme  le  flux  delà  vie, 
un  moi  concret  qui  n'est  plus  une  chose,  mais  un 
progrès,  C'ost  ce  moi  ultime,  ce  subliminal  self, 
cette  sorte  de  courant1,  qui  draine  nos  impres- 
sions les  plus  profondes,  que  les  symbolistes  ont 
voulu  exprimer  lyriquement. 

Le  parnassien,  comme  le  philosophe  rationaliste, 
ne  saisit  que  le  premier  de  ces  deux  moi,  tout  en 
surface  et  facile  à  immobiliser,  à  clicher  sur  des 
concepts.    Partant    on    n'atteint   ainsi    que    des 


1.  Cf.  un  article  de' W.James  dans  la  Revue  de  Philosophie, 
intitulé  Le  Courant  de  la  Conscience,  mai  1907. 


LA  PHILOSOPHIE  ET   LE   LYRISME    CONTEMPORAIN  451 

états  d'âme  extérieurs  et  superficiels;  des  sen- 
timents privés  de  leur  complexité  originelle  et  ré- 
duits à  de  purs  schèmes.  Le  symboliste  s'attaque 
au  second  moi  beaucoup  plus  intérieur  et  per- 
sonnel :  plus  intérieur  puisque  ce  moi  est  le  moi 
vécu  ou  la  vie  même  qui  se  déroule  ;  plus  per- 
sonnel car  une  émotion  ainsi  contemplée  à  sa 
source  revêt  nécessairement  un  caractère  parti- 
culariste  et  individuel.  Ma  douleur  n'est  pas  la 
vôtre.  «  Il  n'y  a  pas  dans  la  forêt  deux  feuilles 
qui  soient  identiques.  A  chaque  individu  corres- 
pond un  ton  particulier  dans  les  sentiments  et 
les  pensées  qui  le  rend  irréductibleà  tout  autre l,  » 
L'esthétique  contemporaine  est  basée  sur  cet  ef- 
fort consistant  à  pousser  en,  profondeur  notre 
exaltation  lyrique. 


Ili 


Comment  atteindre  ce  moi  fondamental?  Quelle 
méthode  employer?  Nous  avons  vu  que  le  rai- 
sonnement est  impuissant  seul  à  nous  révéler  la 
réalité  vivante.  D'autre  part  l'analyse  ne  pénètre 
jamais  à  r intérieur  de  la  réalité,  mais  tourne  au- 

1.  Cf.  un  excellent  article  de  Gcorgos  Aimel  intitulé  Indivi- 
dualisme et  Philosophie  he rrj sortie nnc.  (Revue  de  Philosophie, 
juin  1908.) 


152  i/attitude  du  lyrisme  contemporain 

tour  d'elle  ou  n'est  que  sa  projection.  Saisir  quel- 
que chose  par  analyse,  dit  Bergson,  c'est  saisir 
du  dehors,  par  description  ou  analogie, car  «  ana- 
lyser consiste  à  exprimer  une  chose  en  fonction 
de  ce  qui  n'est  pas  elle  ».  Il  n'est  qu'une  façon 
profonde  de  ne  pas  trahir  le  moi,  de  l'exprimer 
sans  le  déformer,  qui  est  d'employer  la  méthode 
intuitive.  Par  l'intuition  en  effet  on  s'identifie  à 
la  chose  qu'on  veut  rendre,  on  la  vit,  on  ne  fait 
qu'un  avec  elle,  on  la  possède  du  dedans.  <  On 
appelle  intuition  cette  espèce  de  sympathie  intel- 
lectuelle par  laquelle  on  se  transporte  à  l'inté- 
rieur d'un  objet  pour  coïncider  avec  ce  qu'il  a 
d'unique  et  par  conséquent  d'inexprimable. . .  Dans 
son  désir  éternellement  inassouvi  d'embrasser 
l'objet  autour  duquel  elle  est  condamnée  à  tour- 
ner, l'analyse  multiplie  sans  fin  les  points  de  vue 
pour  compléter  la  représentation  toujours  incom- 
plète... Mais  l'intuition,  si  elle  est  possible,  est  un 
acte  simple.  »  M.  Bergson  nous  donne,  dans  un 
exemple  frappant,  la  différence  entre  l'analyse  et 
l'intuition,  qui  est  en  même  temps  la  différence 
entre  deux  esthétiques. 

Toutes  les  photographies  d'une  ville  prises  de  tous 
les  points  de  vue  possibles  auront  beau  se  compléter 
indéfiniment  les  unes  les  autres,  elles  n'équivaudront 
point  à  cet  exemplaire  en  relief  qui  est  la  ville  où 


LA  PHILOSOPHIE  ET   LE  LYRISME  CONTEMPORAIN  453 

l'on  se  promène.  Toutes  les  traductions  d'un  poème 
dans  toutes  les  langues  possibles  auront  beau  ajouter 
des  nuances  et,  par  une  espèce  de  retouche  mutuelle, 
en  se  corrigeant  l'une  l'autre,  donner  une  image  de 
plus  en  plus  fidèle  du  poème  qu'elles  traduisent,  ja- 
mais elles  ne  rendront  le  sens  intérieur  de  l'original. 

Je  me  suis  efforcé  jadis  d'illustrer  aussi  cette 
théorie.  J'ai  supposé  une  forêt  regardée  du  point 
de  vue  de  V analyse  et  du  point  de  vue  de  V intui- 
tion. Dans  le  premier  cas  on  décrit  la  forêt,  on 
en  note  les  colorations,  on  décompose  et  recom- 
pose des  formes,  bref  on  voit  la  forêt  de  Fexté- 
rieur.  Dans  la  seconde  hypothèse  on  s'efforce  de 
sentir  la  forêt,  de  la  vivre  en  quelque  sorte,  de 
se  mêler  à  son  souffle,  de  communier  par  une 
sorte  de  panthéisme  immanent  son  ardeur,  de 
devenir  la  forêt  en  l'identifiant  à  son  état  d'âme. 

Il  me  semble  que  l'œuvre  des  symbolistes  a 
précisément  consisté  à  introniser  un  lyrisme  d'in- 
tuition et,  par  une  sorte  de  panthéisme  organi- 
sateur, à  se  placer  à  l'intérieur  des  choses,  à  nous 
donner  une  vision  centrale  des  objets  conçus  en 
fonction  d'états  d'âme  '. 

1.  On  comprend  aussi  la  prédilection  des  symbolistes  pour 
la  musique,  alors  que  les  parnassiens  se  tournaient  de  préfet- 
renco  vers  la  peinture,  parce  que  seule  la  musique,  comme 
le  dit  Schopenhauer,  est  capable  de  dévoiler  lo  plus  profond 
de  nous-mêmes. 


454 


Et  c'est  ici  qu'éclate  l'impropriété  du  moi 
symbolisme  et  qu'il  faut  encore  insister. 

On  ne  choisit  pas  l'étiquette  qu'on  veut.  Celle- 
ci  fut  imposée  au  plus  fort  de  la  lutte.  Entre 
symbolisme  et  décadent  il  n'y  avait  pas  à  hésiter. 
Au  surplus  si  les  poètes  de  cette  attitude  lyrique 
n'avaient  pas  tant  répété  ce  qu'ils  entendaient 
par  «  symbolisme  »,  il  serait  plus  facile  de  les 
comprendre  ;  leurs  œuvres  valent  mieux  que  leurs 
théories. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  appellation  est  défec- 
tueuse, car  elle  ne  dit  que  la  moitié  de  ce  qu'elle 
signifie.  Je  crois  bien  avoir  été  le  premier  à  mon- 
trer d'un  peu  près  en  quoi  ce  mot  de  symbo- 
lisme est  à  la  fois  mal  et  bien  choisi.  Je  m'étonne 
qu'on  n'ait  pas  insisté  davantage  sur  ce  point,  de 
nombreuses  équivoques  et  de  pures  querelles  de 
mots  auraient  été  évitées. 

Le  mot  symbolisme  est  on  ne  peut  plus  mal 
choisi,  car  il  signifie  tout  le  contraire  de  ce  qu'ont 
prétendu  faire  les  poètes  de  cette  génération. 

Qu'est-ce  qu'un  symbole  ?  Un  signe  mis  à  la 
place  d'une  réalité.  Or  les  poètes  contemporains 
s'en  réfèrent  à  la  réalité,  au  vivant  intérieur  et 
non  aux  apparences,  aux  signes  extérieurs  des 
choses.  Ce  sont  les  analystes  —  en  l'espèce  les 
parnassiens  —  qui,  au  contraire,  travaillent  sur 
du  relatif,  des  symboles.  Ils  tournent  autour  des 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LE  LYRISME  CONTEMPORAIN 


455 


choses  sans  jamais  y  pénétrer.  Au  lieu  de  s'in- 
corporer ]a  substance  même  de  l'objet,  son  inté- 
rieur, ils  le  ramènent  par  des  descriptions  à 
d'autres  éléments  déjà  connus  et,  comme  les 
algébristes,  substituent  au  réel  des  signes,  idées 
abstraites  ou  formes  visuelles.  Décrire  c'est  ana- 
lyser et  analyser  c'est  user  de  comparaisons, 
exprimer  symboliquement.  «  Toute  analyse  est 
ainsi,  écrit  Bergson,  une  traduction,  un  dévelop- 
pement en  symboles,  une  représentation  prise  de 
points  de  vue  successifs.  > 

Au  contraire  nos  poètes  prétendus  symbolistes 
n'analysent  pas,  ils  prennent  une  vision  concrète 
ou  centrale  des  choses,  leur  esthétique  consiste  à 
«  posséder  une  réalité  absolument,  au  lieu  de  la 
reconnaître  relativement  ;  à  se  placer  en  elle,  au 
lieu  d'adopter  des  points  de  vue  sur  elle  ;  à  en 
avoir  Y  intuition  plutôt  que  d'en  faire  Y  analyse  ; 
à  la  saisir  en  dehors  de  toute  expression,  traduc- 
tion ou  représentation  symbolique  ». 

Le  poète  actuel  avec  toute  son  âme,  pénètre  à 
travers  les  phénomènes  jusqu'au  cœur  du  réel 
qui  est  sa  conscience  spontanée,  sans  le  secours 
d'une  dialectique.  Par  de  là  les  objets  il  aperçoit 
sa  propre  personne  dans  son  écoulement  à  travers 
le  temps,  son  moi  qui  dure.  L'esthétique  symbo- 
liste, comme  hi  philosophie  bergsonienne,  est 
donc  celle  qui  prétend  se  passer  de  symboles* 


456 


Y  parvient-elle  ?  Non,  et  de  même  que  nous 
venons  de  voir  comment  et  pourquoi  ce  mot  <lr 
symbolisme  est  mal  choisi,  il  faut  montrer  à 
présent  en  quel  sens  au  contraire  il  est  bien 
choisi. 

L'esthétique  symboliste  est  une  esthétique  in- 
tuitive, c'est-à-dire  qui  puise  sa  source  dans  le 
moi  profond,  dans  la  conscience  immédiate  et 
non  réfléchie,  une  esthétique  qui  tend  à  la  libre 
expression  d'états  d'âme  multiples. 

Or,  comment  objectiver  ses  états  d'âme,  com- 
muniquer à  d'autres  la  qualité  de  ses  sentiments, 
extérioriser  ses  émotions  fondamentales  ?  Force 
nous  est,  si  nous  voulons  parler  autrement  que 
par  exclamations  ou  onomatopées,  d'employer  le 
langage  et  de  substituer  en  quelque  sorte  au  sen- 
timent original,  unique,  indécomposable,  un 
schème  qui  rende  aux  autres  perceptible,  en  l'ap- 
pauvrissant, notre  état  psychologique.  «  Le  mot 
aux  contours  bien  arrêtés,  le  mot  brutal,  qui  em- 
magasine ce  qu'il  y  a  de  stable,  de  commun  et 
par  conséquent  d'impersonnel  dans  les  impres- 
sions de  l'humanité,  écrase  ou  tout  au  moins  re- 
couvre les  impressions  délicates  et  fugitives  de 
notre  conscience  individuelle.  »  Chacun  de  nous 
a  sa  manière  d'aimer,  de  haïr,  et  cet  amour  et 
cette  haine  reflètent  sa  personnalité  entière.  Le 
langage  désigne  pourtant  ces  états  d'âme  par  les 


LA  PHILOSOPHIE   ET   LE   LYRISME   CONTEMPORAIN  457 

mêmes  mots  pour  tous.  La  conscience  demeure 
incommensurable  avec  le  langage. 

Alors  que  Fintuition  nous  plonge  dans  le  réel, 
le  langage  nous  en  écarte.  Le  langage  est  un  ap- 
pareil abstracteur  qui  fixe  des  mouvements  et 
qui  transforme  en  signes  la  vie  de  la  conscience. 
Sitôt  qu'on  pénètre  à  l'intérieur  de  la  réalité  vi- 
vante Fexpression,  quelque  creusée  ou  raffinée 
qu'elle  soit,  transforme  le  moi  dynamique,  en 
moi  statique,  arrête  l'écoulement  de  la  conscience 
et  change  la  source  fluente  de  nos  émotions  en 
bloc  de  marbre  froid  et  dur.  Il  n'y  a  pas  de  mots 
pour  exprimer  directement  les  sensations  élémen- 
taires. 

D'où  la  nécessité  d'accumuler  les  images,  pour 
trahir  le  moins  possible  l'émotion  fondamentale, 
pour  l'exprimer  dans  toute  sa  fraîcheur  première. 
D'où  l'emploi  obligatoire  du  symbole,  afin  d'ache- 
miner peu  à  peu  le  lecteur  au  point  où  son  esprit 
coïncidera  avec  le  nôtre. 


Nulle  image,  dit  Bergson,  ne  remplacera  l'intuition 
de  la  durée,  mais  beaucoup  d'images  diverses,  em- 
pruntées à  des  ordres  de  choses  très  différents,  pour- 
ront, par  la  convergence  de  leur  action,  diriger  la 
conscience  sur  le  point  précis  où  il  y  a  une  certaine 
intuition  à  saisir.  En  choisissant  les  images  aussi 
disparates  que  possible,  on  empêchera  l'une  quel- 


458  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

conque  d'entre  elles  d'usurper  la  place  de  l'intuition 
qu'elle  est  chargée  d'appeler,  puisqu'elle  serait  alors 
chassée  tout  de  suite  par  ses  rivales.  En  faisant 
qu'elles  exigent  toutes  de  notre  esprit,  malgré  leurs 
différences  d'aspect,  la  même  espèce  d'attention  et, 
en  quelque  sorte,  le  même  degré  de  tension,  on  ac- 
coutumera peu  à  peu  la  conscience  à  une  disposition 
toute  particulière  et  bien  déterminée,  celle  précisé- 
ment qu'elle  devra  adopter  pour  s'apparaître  à  elle- 
même  sans  voile  *. 

C'est  donc  au  moyen  de  suggestions  perpétuel- 
les, d'évocations,  dô  transpositions,  en  variant 
sans  cesse  sa  palette  et  ses  tonalités,  et  grâce  à 
des  harmonies  successives,  à  de  savants  travaux 
d'approche  que  le  poète  contemporain  parvient 
à  extérioriser  son  émotion  et  à  la  rendre  commu- 
nicable.  «  L'artiste  vise  à  nous  faire  éprouver  ce 
qu'il  ne  saurait  nous  faire  comprendre...  Si  les 
sons  musicaux  agissent  plus  puissamment  sur  nous 
que  ceux  de  la  nature,  c'est  que  la  nature  se  borne 

1.  Cf.  Récéjac.  Essai  sur  les  Fondements  de  la  Connaissance 
mystique,  n  Les  symboles,  plus  intimes  qu'aucune  sorte  de 
signes,  sont  des  analogies  créées  spontanément  par  la  cons- 
cience pour  se  dire  à  elle-même  les  choses  qui  n'ont  pas 
d'objectivité  empirique...  H  y  a  dos  choses  trop  complexes,  à 
la  fois  trop  étendues  et  trop  indivisibles,  pour  qu'elles  puissent 
être  présentées  à  la  conscience  par  des  procédés  dialectiques... 
C'est  donc  pour  réparer  l'insuffisance  du  langage  et  quand  nous 
avons  besoin  d'embrasser  les  choses  avec  toute  l'âme  que  nous 
recherchons  les  symboles.  » 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LE  LYRISME   CONTEMPORAIN  459 

à  exprimer  des  sentiments,  au  lieu  que  la  musique 
nous  les  suggère.  » 

On  voit  à  présent  de  quelle  manière  et  en  quel 
sens  ce  mot  de  symbolisme  est  mal  et  bien  choisi. 
Il  est  mal  choisi  en  tant  que  procédé  de  création 
ou  d'invention  poétique.  Ce  qui  caractérise  l'in- 
vention lyrique  contemporaine  c'est  ce  désir  de 
s'intérioriser  dans  les  choses  au  moyen  de  l'intui- 
tion, de  s'identifier  le  plus  possible  avec  le  réel 
au  moyen  de  ce  que  j'ai  appelé  «  la  vision  cen- 
trale >.  Il  n'y  a  donc  pas  ici  signe  mis  à  la  place 
d'une  réalité.  C'est  le  moi  lui-même  qui  se  chante 
directement  comme  un  absolu. 

Mais  pour  chanter  ce  moi  ou  cet  absolu  de  la 
conscience  le  langage  est  nécessaire,  c'est  alors 
que  le  signe  ou  symbole  intervient,  en  tant  que 
'procédé  d'expression  seulement.  Le  parnassien 
pense  par  symboles  ou  signes.  Le  poète  «  symbo- 
liste »  pense  directement  et  le  symbole  ne  devient 
qu'une  manière  détournée  et  pourtant  nécessaire 
de  se  faire  entendre.  Il  y  a  donc  deux  temps  très 
différents  dans  le  lyrisme  actuel  qu'il  importait 
de  dégager,  le  temps  de  l'invention  poétique  et  le 
temps  de  l'expression  de  cette  invention  :  l'état 
lyrique  et  la  forme  de  cet  état.  D'où  la  définition 
provisoire  que  j*ai  proposée  ailleurs f  :  Le  si/mbo- 

1.  Cf.  mon  article  inlitulr  :  l'Idrnl  si/mhnlislc.  (Mercure   de 


460  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

hsme  ou  attitude  poétique  contemporaine  se  sert 
d'images  successives  ou  accumulées  pour  extério- 
riser une  intuition  lyrique. 


IV 


Résumons-nous.  «  En  appelant  Idée  une  cer- 
taine assurance  de  facile  intelligibilité  et  Ame  une 
certaine  inquiétude  de  vie,  un  invisible  courant 
porte  la  philosophie  moderne  à  hausser  FAme 
au-dessus  de  Fidée  »,  déclare  Bergson. 

Les  symbolistes  ont  exécuté  leur  œuvre  comme 
s'ils  pensaient  de  même  et  nous  avons  vu,  par  la 
rapide  et  incomplète  recension  des  principales 
thèses  bergsoniennes,  la  possibilité  de  déterminer 
le  fondement  objectif  de  Festhétique  symboliste. 

S'il  est  en  effet  une  philosophie  qui  facilite 


France,  15  juillet  1907.)  Il  ne  s'agit,  bien  entendu,  que  d'une 
définition  provisoire.  Définit-on  le  romantisme  ou  la  poésie  du 
parnasse?  11  s'agit  surtout  d'une  ambiance,  d'une  atmosphère 
commune  ou,  si  l'on  préfère,  d'une  mentalité  générale.  Une 
seule  définition  ne  suffit  pas  pour  résumer  une  multitude  de 
tempéraments.  Mais  tous  ces  tempéraments  appartiennent  à 
des  degrés  divers  à  la  môme  famille  d'esprits  et  lui  emprun- 
tent quelques  traits.  Ce  n'est  que  par  des  monographies  suc- 
cessives et  des  analyses  patiemment  conduites  du  genre  de 
celles  entreprises  ici  qu'on  parviendra  à  dégager  le  «  caractère 
dominateur  t  d'une  génération. 


LA  PHILOSOPHIE  ET  LE   LYRISME  CONTEMPORAIN  46  1 

Fexaltation  lyrique  et  qui  puisse  être  revendi- 
quée par  nos  poètes  actuels,  c'est  bien  celle-ci  : 
philosophie  de  l'intuition  qui  unit  dans  la  même 
synthèse  les  méthodes  introspectives  des  psycho- 
logues modernes  et  les  procédés  lyriques  contem- 
porains, qui  fait  découler  de  la  même  source  les 
efforts  du  philosophe  pour  s'intérioriser  de  plus 
en  plus  dans  le  réel  de  la  conscience  et  de  la  pure 
durée,  et  les  inventions  de  l'artiste  créateur,  pen- 
ché sur  son  moi  et  interprétant  le  monde  exté- 
rieur en  fonction  d'états  d'âme. 

La  philosophie  intellectualiste  est  délaissée  par 
Bergson  comme  figeant  la  conscience  et  toutes 
les  riches  polyphonies  de  l'âme  dans  les  attitudes 
conventionnelles.  L'âme  et  la  vie  sont  rétablies 
dans  leur  vraie  position  non  plus  comme  des 
quantités  nombrables  et  mesurables,  mais  comme 
de  vraies  qualités  qui  progressent,  se  fondent 
entre  elles  dans  un  perpétuel  devenir. 

L'esthétique  contemporaine  est  de  même  une 
esthétique  de  la  qualité  où  le  moi  fondamental, 
les  états  d'âme  premiers,  la  conscience  dans  ses 
données  immédiates  sont  appréhendés  et  extério- 
risés en  chants  lyriques. 

Ces  qualités  constituent  la  vie  de  l'être,  qui  dé- 
borde l'intelligence  et  qui  ne  peut  être  enclose 
en  des  concepts.  A  l'attitude  statique  des  parnas- 
siens, les  symbolistes  opposent  une  attitude  dyna- 

26. 


462  l'attitude  du  lybisbib  contemporain 

mique,  une  esthétique  du  mouvement  et  expres- 
sive, une  tendance  lyrique  dionysiaque. 

La  vie  étant  devenir  et  progrès  perpétuel,  le 
moi  se  recrée  sans  cesse,  partant  évite  tout  ce  qui 
pourrait  arrêter  son  élan.  De  là  cette  idée  du  con- 
tinu si  féconde,  qui  domine  toute  l'esthétique 
actuelle,  depuis  la  musique  moderne  où  les 
«  résolutions  »,  les  cadences  parfaites  sont  évi- 
tées, où  les  accords  complexes  sont  accueillis 
favorablement,  plus  malléables,  plus  susceptibles 
de  jeter  la  conscience  dans  des  routes  diverses 
et  toujours  nouvelles,  jusqu'à  la  peinture  habile 
à  rendre  les  fondus,  les  tons  de  transition,  les 
harmonies  symphoniques,  en  passant  par  Ja 
sculpture  qui  fait  parfois  inachevé  pour  faire  plus 
continu,  afin  que  l'esprit  ait  plus  de  part  à  l'in- 
terprétation du  chef-d'œuvre  et  s'évade  vers  un 
lyrisme  plus  évocateur*. 

De  son  côté  la  poésie  évite  avec  soin  les  con- 
tours trop  arrêtés,  les  rimes  trop  riches,  non  pas 
certes  par  amour  de  l'imprécision,  mais  afin  qu'on 
sente  palpiter  en  elle  plus  de  choses  que  nos 
pauvres  mots  ne  sont  capables  d'en  exprimer  et 
afin  d'étendre  le  décor,  de  l'élargir  à  l'infini. 

Et  l'on  voit  tout  de  suite,  grâce  à  cette  théorie 


1.  Quel  bel  article  on  pourrait  écrire  sous  ce  titre  :  Rerrjson 
et  fiodîn  ! 


LA  PHI  LOSbPHIE  ET  LE    LYRISME  CONTEMPORAIN         463 

du  continu,  quelle  amélioration  peut  apporter  à 
l'expression  de  sentiments  complexes  la  strophe 
analytique  et  le  vers  libre.  Alors  que  le  vers  par- 
nassien oriente  la  sensation  vers  Fimmobile  et  la 
projette  dans  l'espace,  le  vers  libre,  basé  sur  les 
accents  de  la  langue  et  les  pulsations  de  l'âme 
ou  mouvements  des  sentiments,  donne  seul  la 
véritable  expression,  l'allure  de  nos  états  psycho- 
logiques qui  s'écoulent  dans  le  temps  et  la  durée 
pure. 

On  aurait  tort  de  prendre  le  vers  libre  pour 
une  lâcheté,  et  de  penser  qu'ainsi  on  évite  les  pré- 
tendues difficultés  des  règles  de  notre  prosodie. 
C'est  précisément  le  contraire.  Rien  n'est  plus 
facile  pour  des  virtuoses  que  d'écrire  au  courant 
de  la  plume  des  poèmes  en  vers  réguliers,  il  suf- 
fit d'un  peu  d'habitude  et  de  quelque  métier.  On 
arrivera  même  à  bâcler  ainsi  des  livres  très  hono- 
*  râbles,  des  sonnets  parfaitement  harmonieux  et 
ensoleillés  au  dernier  vers.  Le  vers  libre  suppose 
une  oreille  autrement  fine  et  un  goût  autrement 
sûr.  Dira-t-on  qu'il  est  plus  aisé  de  faire  du  De- 
bussy que  du  Rossini? 

L'esthétique  symboliste  suppose  un  conscien- 
cieux effort  pour  se  replacer  dans  le  temps  qui 
s'écoule,  pour  saisir  la  qualité  intensive  des  émo- 
tions, bref  pour  rendre  avec  sincérité  l'élan  pre- 
mier de  l'âme.  Symbolistes,  musiciens,  peintres. 


464  l'attitude  du  lyrisme  contemporain 

contemporains  savent  assez  la  peine  qu'ils  eurent 
à  triompher  de  la  routine  vulgaire.  Il  y  aura  tou- 
jours un  public  prêt  à  préférer, à  la  richesse  mou- 
vante de  la  vie,  des  concepts  bien  définis,  des  por- 
tions de  réel  éteint,  délimitées  par  des  lignes 
géométriques  dont  l'esprit  se  satisfait  mais  inca- 
pables de  remplir  le  cœur. 

Enfin  cette  esthétique  du  mouvement,  de  l'ex- 
pression, de  la  qualité,  qui  puise  dans  l'état  psy- 
chologique l'essence  de  son  lyrisme,  a  besoin 
d'une  méthode  propre  qui  n'est  ni  l'analyse,  ni  la 
description,  mais  l'intuition,  sorte  de  vision  cen- 
trale qui  devient  le  rythme  même  changeant  et 
vécu  des  choses,  des  objets,  des  paysages.  Sous 
cette  forme  l'intuition  est  incommunicable,  car 
elle  ne  réfléchit  pas,  elle  est  action,  cœur,  moi. 
Force  est  donc  à  l'artiste  de  chercher  des  formes, 
des  images  capables  d'extérioriser  cette  intuition, 
de  l'exprimer  dans  sa  jeunesse  et  fraîcheur.  D'où 
la  suggestion,  les  procédés  évocateurs,  et  cette 
sorte  d'atmosphère  lyrique  où  le  poète  maintient 
le  lecteur  comme  pour  l'endormir,  l'hypnotiser  en 
quelque  manière  et  lui  infuser  sa  propre  person- 
nalité. 

Sans  trop  s'en  rendre  compte,  les  symbolistes 
se  trouvent  en  conformité  de  vue  non  seulement 
avec  la  philosophie  d'un  Bergson,  qui  pourtant 
à  elle  seule  contient  en  puissance  toute  l'esthéti- 


LA  PHILOSOPHIE  ET   LE  LYRISME  CONTEMPORAIN         465 

que  contemporaine,  mais  avec  les  doctrines  les 
plus  récentes  des  esthéticiens  étrangers. 

Pour  Benedetto  Groce  le  beau  est  un  phéno- 
mène subjectif.  «  Le  beau,  dit-il  en  substance, 
n'appartient  pas  aux  choses,  ce  n'est  pas  un  fait 
physique  ;  il  appartient  à  l'activité  de  l'homme, 
à  l'énergie  spirituelle  \  >  L'art  et  le  beau  rési- 
dent dans  une  intuition  du  concret  et  de  l'indi- 
viduel, c'est-à-dire  de  la  vie  même,  par  opposi- 
tion à  la  science  qui  s'élabore  avec  des  notions 
intellectuelles  et  abstraites,  avec  des  concepts. 

Th.  Lipps  emploie  un  langage  un  peu  différent 
de  l'esthéticien  italien,  mais  la  théorie  de  Fé mi- 
nent psychologue  de  Munich  atteint  le  même 
résultat.  La  beauté  est  un  état  d'Ame  dont  l'objet 
perçu  ou  contemplé  est  l'occasion  et  que  nous 
projetons  en  lui  selon  un  phénomène  que  Fauteur 
nomme  Einfùhlung  '.Il  s'agit  d'une  sorte  d'iden- 
tification ou  de  projection  de  mon  être  sentant 
dans  l'objet  de  ma  contemplation,  si  bien  que 
mon  moi  et  que  le  paysage  que  je  chante  n'ar- 
rivent à  faire  plus  qu'un  seul  être  actif. 

Ils  ont  donc  tort  ceux  qui  prétendent  que  Fes- 


1.  H.  Crocc.  Esthétique  comme  Science  de  l'Expression  et 
Linguistique  générale.  Traduit  sur  la  2#  éd.  italienne  par 
11.  Higot.  Giard,  1901. 

*J.  Th.  Lipps.  /Eslhctik,  Psychologie  des  Schœnen  und  der 
Kunsl.  Lcopold  Vols,  Leipzig. 


466  l'attitude  du  lyhismk  contemporain 

thétique  contemporaine  méprise  la  vie,  s'écarte 
du  réel.  Peu  de  poètes  ont  fait  plus  d'efforts, 
au  contraire,  pour  s'approcher  davantage  de  la 
vie  et  du  réel  absolu.  Ils  auront  rendu  à  l'esprit 
son  autonomie  souveraine  et  à  l'état  d'âme  son 
activité  lyrique.  Ils  se  seront  écartés  avec  courage 
du  «  tout  fait  »,  de  l'abstrait,  voulant  exprimer  le 
ruisseau  avec  ses  murmures,  le  matin  avec  ses 
brumes  et  ses  fraîcheurs,  la  forêt  avec  son  mys- 
tère, la  joie  et  la  douleur  dans  leur  spontanéité 
vivante  et  leurs  accents  vrais.  Au  vers  de  Baude- 
laire, un  maître  pourtant  : 

Je  hais  le  mouvement  qui  déplace  les  lignes 

ils  ont  substitué  cet  autre  de  Vielé-Griffin,  plus 
en  harmonie  avec  les  désirs  troublés  de  l'Ame  con- 
temporaine : 

Notre  art  n'est  pas  un  art  de  lignes  et  de  sphères. 


TABLÉ 

Pages 
Introduction 5 

FRANCIS  VIELÉ-GRIFFIN  ET   L'IDÉE   DE    VIE 

Introduction.  —  Quelques  mots  sur  l'homme.  — 
I.  Le  symbolisme  c'estla«  réintégration  de  l'idée 

,  dans  la  poésie  ».  L'art  de  Vielé-Griffin  illustre 
la  phrase  do  Brunetière.  —  Différence  entre  le 
philosophe  et  le  poète  :  l'un  pense  abstrait, 
l'autre  concret  et,  par  le  lyrisme,  rend  l'idée  sen- 
sible au  cœur.  —  IL  Une  seule  et  grande  idée 
chez  Griffin,  celle  de  Vie  ou  d'activité  créatrice. 
Elle  se  décompose  en  deux  autres  :  idée  de 
beauté  et  de  retour  éternel  qui  constituent  son 
système  moral.  —  III.  Ces  idées  Griffin  ne  les 
analyse  pas,  il  les  chante.  —  Les  trois  caractè- 
res de  tout  lyrisme  :  la  simplicité,  le  sensua- 
lisme, la  passion.  —  Grifiin  et  les  origines  de 
la  chanson  populaire.  —  IV.  Quelques  mots  sur 
sa  formé 17 


168  TABLB 


HENRI  DE  RÉGNIER  ET  LA  VISION  CENTRALE 

I.  La  nature  est  un  vaste  réservoir  de  sensations. 
L'artiste  extrait  de  cet  ensemble  et  choisit  ce 
qui  lui  semble  le  plus  représentatif.  Ce  choix 
est  dicté  par  la  vision  du  poète.  D'où  la  possi- 
bilité de  classer  les  artistes  d'après  leur  mode 
de  vision.  — .  II.  Mécanisme  de  la  vision  poé- 
tique. Deux  sortes  de  visions  :  la  vision  péri- 
phérique et  la  vision  centrale.  —  III.  Régnier 
synthétise  et  résume  en  son  art  ces  deux  mo- 
des de  vision.  Régnier  tour  à  tour  romantique, 
parnassien,  symboliste.  Exemples.  —  IV.  Son 
classicisme  renouvelé 51 


EMILE  VERHAEREN  ET  LA  SUGGESTION 
PATHÉTIQUE 

I.  Les  mots  classique,  romantique,  symboliste 
n'expriment  pas  des  écoles  mais  la  manifesta- 
tion d'un  idéal  déterminé,  en  conformité  avec 
les  autres  tendances  du  moment.  —  L'évolu- 
tion lyrique  accomplie  au  xix°  siècle.  —  II. 
Hugo  et  Verhaeren.  En  quoi  ils  se  ressemblent, 
en  quoi  ils  diffèrent.  —  III.  Verhaeren  et  la 
vision  intérieure.  La  glorification  par  le  dedans 
de  toutes  les  énergies  de  l'homme  et  de  la  na- 
ture  72 


TABLE  469 


MAURICE  MAETERLINCK  ET  LES  IMAGES 
SUCCESSIVES 

I.  —  La  réaction  contre  le  naturalisme  et  les 
tendances  idéalistes.  —  II.  Le  réel  et  la  façon 
de  l'atteindre.  —  L'intuition  et  la  connaissance 
lyrique.  —  III.  Définition  du  mot  symbolisme. 
—  En  quoi  ce  mot  est  bien  et  mal  choisi.  — 
Les  images  accumulées 97 


PAUL   FORT  ET   LA  SENSIBILITÉ  FRANÇAISE 

I.  L'attitude  du  lyrisme  contemporain  se  compose 
d'une  infinité  de  gestes  qui,  dans  leur  variété, 
expriment  l'ensemble  d'une  personne  morale  : 
le  symbolisme.  Fort  est  un  de  ces  gestes.  — 
II.  Reproche  fait  à  la  poésie  actuelle  :1e  manque 
de  clarté.  Fort  est  la  clarté  même.  Ne  serait-il 
donc  pas  symboliste  ?  —  III.  Le  symbolisme 
est  d'abord  l'éclosion  d'un  grand  souffle  de  li- 
berté. Fort  et  la  liberté.  —  Le  symbolisme  est 
ensuite  un  mode  de  vision  spécial  qui  colore 
chaque  objet  à  la  lumière  de  nos  états  d'âme. 
Fort  et  ce  mode  de  vision.  —  Le  symbolisme 
est  enfin  une  esthétique  basée  sur  la  notion  de 
vie.  Fort, son  panthéisme  et  sa  joie.  —  IV.  Fort 
et  la  sensibilité  française.  Son  classicisme.  — 
V.  Ses  innovations.  Son  rylhmc 123 

27 


470  TABLE 


ADRIEN   MITHOUARD   ET   L'OCCIDENT 

I.  Mithouard  mérite  une  étude.  On  fut  injuste  en- 
vers lui.  —  Son  enfance,  ses  goûts,  son  orga- 
nisation d'artiste.  —  Bigalume.  Le  musicien. 
—  II.  Son  évolution.  Le  Récital  mystique.  — 
Vlris  exaspéré.  —  Les  Impossibles  Noces.  — 
Le  Pauvre  Pécheur,  son   chef-d'œuvre.    Ins- 
piration.   —  III.  Son  vers   et  son  rythme.  — 
IV.  L'œuvre  en  prose.  Le  Tourment  de  V unité, 
livre    clairvoyant    d'esthétique   générale,    qui 
résume  les  tendances  éparses  de  l'art  contem- 
porain. —  V.  Traité  de  VOccident,  le  bréviaire 
de   l'esprit  français.   Ouvrage    capital  où  l'on 
définit  l'état  de  notre  sensibilité  et  l'atmosphère 
morale  de  notre  pays.  La  voûte   et  l'idée  de 
temps.  —  VI.  Les  Pas  sur  la  terre. —  Les  mar- 
ches de  VOccident.  —  VII.  Conclusion.  VOc- 
cident  doctrine  esthétique  bien  équilibrée,  qui 
répudie  également  la  stérilité  d'un  humanisme 
abstrait  et  l'outrance  des  anarchistes  novateurs.     152 


ROBERT  DE  SOUZA  ET  NOTRE  EXAMEN 
DE  CONSCIENCE 

I.  Poète  et   esthéticien.  Difficulté  pour  la  foule 
de  réconcilier  ces  deux  attitudes  dans  la  même 


TABLE  471 


présence. — II.  Le  poète.  —  L'impressionnisme 
de  Fumerolles.  —  L'idéalisme  constructeur  de 
Sources  vers  le  Fleuve.  —   Son  mètre  et  son 
rythme.  —  III.  Les  conditions  sociales  contem- 
poraines, en  contradiction  avec  une  poésie  na- 
tionale, amènent  le   poète  à  réfléchir  sur  son 
art.  —  La  théorie   n'a  jamais  étouffé   la  créa- 
tion lyrique.  —  Les  questions  de  forme.  Souza 
et  la  prosodie.  Le  Rythme  poétique  et  la  Poé- 
trie,  —  IV.  Les  questions  de  fond.  L'inspira- 
tion lyrique.  —  La  poésie  populaire  et  le  ly- 
risme   sentimental.     Où    nous    en     sommes. 
L'examen  de  conscience  de  toute  une  généra- 
tion  220 


ALBERT   MOCKEL  ET  L'ASPIRATION  LYRIQUE 

I.  L'esthéticien  et  le  poète.  —  Mockel  est  avec 
Souza  un  des  esthéticiens  de  la  poésie  contem- 
poraine. Celui-ci  s'est  plutôt  occupé  des  ques- 
tions de  forme  ;  celui-là  des  doctrines  esthéti- 
ques. —  II.  Mockel  esthéticien.  —  Qu'est-ce' 
que  le  lyrisme  ?  —  Théorie  capitale  de  Vaspi- 
ration.  Ses  caractères  et  leurs  applications.  — 
Mockel, Sully-Prudhomme,  Bergson.  —  III.  Il- 
lustration des  théories  de  Mockel  par  ses  œu- 
vres. Sa  poésie  de  V  Ineffable.  —  La  légende  et 
la  tradition.  —  IV.  fttude  d'esthétique  compa- 
rée.—  Les  Propos  de  littérature.  Leur  impor- 


•172  TABLE 

tance.  —  Ce  livre  est  le  miroir  où  se  reflètent 
les  aspirations  lyriques  d'une  génération.  —  La 
méthode  expérimentale.  —  Griffin  et  Régnier 
sont  les  sujets  d'expérience.  Analyse  de  leur 
art  qui  symbolise  les  deux  courants  lyriques 
contemporains.  —  V.  Autres  essais  de  criti- 
que :  Verhaeren,  Van  Lerbergue,  Mallarmé     .     263 


MAURICE  RARRÈS  PROFESSEUR  DE  LYRISME 

I.  Complexité  de  l'œuvre  de  Rarrès.Sa  sensibilité 
très  actuelle  est  la  cause  de  son  influence  du- 
rable. —  Par  sa  façon  de  sentir  c'est  un  poète. 
—  Son  mode  de  vision  et  sa  méthode.  —  II.  Le 
moi  individuel.  La  dilatation  du  dedans.  — 
Deux  sortes  d'inconscients  :  1°  L'inconscient 
métaphysique,  qui  est  une  sorte  d'idéalisme,  où 
chacun  de  nos  états  psychologiques  devient 
un  état  lyrique.  —  III.  Le  moi  collectif  : 
2°  L'inconscient  social.  L'exaltation  du  natio- 
nalisme, des  idées  de  décentralisation,  de  fédé- 
ralisme qui  donnent  une  âme  commune  à  des 
collectivités  éparses  et  leur  permettent  de  vi- 
brer à  l'unisson.  Le  culte  des  héros,  ces  pro- 
fesseurs de  lyrisme.  —  IV.  Méthode  du  lyrisme 
de  Rarrès:  procédés  évocateurs;  la  suggestion; 
la  sympathie.  —  V.  Conciliation  de  l'ordre  et 
de  la  liberté 310 


TABLE 


473 


ANDRÉ    GIDE    AUTRE    PROFESSEUR 
DE    LYRISME 

Introduction.  —  I.  L'influence  protestante  dans 
l'œuvre  d'André  Gide.  Qu'il  faut  étroitement 
la  circonscrire.  —  II.  L'ironie,  son  emploi  bien 
moderne  dans  des  œuvres  de  haut  lyrisme.  — 
Gomment  elle  se  mêle  à  l'intuition  créatrice, 
non  pour  la  tuer,  mais  afin  de  l'intensifier.  — 
III.  Les  trois  temps  de  la  pensée  de  Gide.  — 
Que  le  second  temps  est  le  plus  important  et, 
qu'à  y  regarder  de  près,  notre  auteur  ne  fait 
que  chanter  l'action  et  la  joie.  L'inquiétude  et 
le  désir,  synonymes  de  plus  d'être.  —  IV.  Gide 
professeur  d'enthousiasme.  Commequoi  il  nous 
fournit  une  pédagogie  du  lyrisme  par  sa  mé- 
thode d'exalter  les  sens,  l'intelligence  et  la  vo- 
lonté. —  Que  tout  est  en  fonction  des  sens, 
chez  lui,  et  que,  partant,  sa  philosophie  de  la 
vie  est  basée  sur  des  préceptes  de  lyrisme.  — 
V.  Gide  individualiste  :  son  désir  d'être  perpé- 
tuellement autre  et  de  vivre  dans  une  conti- 
nuelle inquiétude.  La  haine  de  la  satiété.  Le 
surhomme. — VI. Comparaison  obligatoire  avec 
la  méthode  de  Barrés.  —  VII.  Toute  la  com- 
plexité mentale  de  Gide  résumée  et  dramatisée 
dans  le  mythe  de  V Enfant  prodiyue.  —  Con- 
clusion   ...     343 


474  TABLE 


LE  ROMANTISME    ALLEMAND 
ET   LE    SYMBOLISME    FRANÇAIS 

Un  article  de  M.  Jean  Thorel.  —  I.  Le  roman- 
tisme allemand  et  le  romantisme  français,  leurs 
différences.  L'un  puise  son  esthétique  dans  une 
théorie  métaphysique,  l'idéalisme.  Fichte  et 
ses  disciples,  Novalis.  L'autre  n'a  guère  d'au- 
tre principe  que  la  liberté  dans  l'art  et  l'exal- 
tation de  l'imagination. —  Ignorance  de  Hugo 
et  des  romantiques  français  en  ce  qui  concerne 
la  littérature  allemande. —  IL  Le  romantisme 
allemand  et  le  symbolisme  français,  leurs  res- 
semblances. —  Même  réaction  contre  le  natu- 
ralisme ;  même  fondement  esthétique  :  l'idéa- 
lisme et  l'intuition  ;  même  désir  d'exprimer 
l'ineffable  ;  mêmes  recherches  rythmiques  et 
réformes  prosodiques  ;  même  amour  du  fol- 
klore et  de  la  chanson  populaire  ;  même  pro- 
pension à  l'ironie  et  à  la  religiosité     ....     397 


LA    PHILOSOPHIE    DE    M.   BERGSON 
ET   LE    LYRISME    CONTEMPORAIN 

Personnalité  de  M.  Bergson.  L'opportunité  de  sa 
doctrine  et  ses  correspondances  avec  le  lyrisme 
contemporain.  —  I.  Critique  bergsonienne  des 


TABLE  475 


théories  mécanistes.  La  réaction  symboliste 
contre  le  naturalisme  parnassien  accuse  les 
mêmes  préoccupations.  —  II.  Bergson  et  les  sym- 
bolistes combattent  l'ancien  intellectualisme  et 
l'abstraction.  Deux  sortes  de  conscience.  A  tra- 
vers les  formes  conventionnelles  des  concepts 
Bergson  et  symbolistes  discernent  une  vie  plus 
riche,  plus  intérieure,  un  moi  fondamental, 
concret  et  dynamique.  —  111.  Même  méthode 
créatrice  :  l'intuition.  A  ce  propos,  en  quoi  le 
mot  symbolisme  est  mal  et  bien  choisi.  —  Le 
langage  et  les  images  accumulées.  —  IV.  Ré- 
sumé et  conclusion 424 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 
le  dix  mai  rail  neuf  cent  onze 

PAR 

Ch.  colin 

A     MAYENNE 

pour  le 
MERGVRË 

DE 

FRANCE 


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1911 


Visan,  Tancrède  de 

L'attitude  du  lyrisme 
contemporain 


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CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  UBRARY 


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